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MASARYKOVA UNIVERZITA Filozofická fakulta

Ústav románských jazyků a literatur

MAGISTERSKÁ DIPLOMOVÁ PRÁCE

2020 Bc. Lenka Berková MASARYKOVA UNIVERZITA Filozofická fakulta

Ústav románských jazyků a literatur Francouzský jazyk a literatura

Bc. LENKA BERKOVÁ Analyse comparative de contes fantastiques

chez Jacques Cazotte, Théophile Gautier et Prosper Mérimée

Magisterská diplomová práce

Vedoucí práce: prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.

2020 Prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala samostatně s využitím uvedených pramenů a literatury.

V Praze dne 3.7.2020 Bc. Lenka Berková Remerciements

Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à Monsieur le Professeur PhDr. Petr Kyloušek, CSc. pour son soutien constant et ses conseils précieux.

J’aimerais également exprimer ma sincère reconnaissance à tous mes proches qui m’ont encouragée à poursuivre mon chemin. Table des matières

Introduction ...... 8 1. Au cœur du ...... 10 1.1. Vers la notion générale du fantastique 10 1.2. Le défi de la définition du fantastique 11 1.2.1. Louis Vax 12 1.2.2. 14 1.2.3. Joël Malrieu 15 1.2.4. Jiří Šrámek 17 1.2.5. Gilbert Millet et Denis Labbé 18 1.3. Les frontières du fantastique 19 1.3.1. Merveilleux 19 1.3.2. Étrange 20 1.3.3. Fantasy 20 1.3.4. Science-fiction 21 2. Structure du récit fantastique ...... 22 2.1. Modèle narratif 24 2.2. Typologie des personnages 28 3. La perspective narrative ...... 30 3.1. Qui parle ? 30 3.1.1. L’aspect narratif selon Šrámek 30 3.1.2. La relation entre le narrateur et la diégèse 32 3.1.3. La vie intérieure des personnages 32 3.2. Le point de vue : qui voit ? 33 3.3. L’armature fantastique selon Lise Morin 35 3.4. La notion du double 36 3.5. L’espace-temps dans les contes fantastiques 37 4. Présentation des auteurs et leurs œuvres choisis ...... 40 4.1. Jacques Cazotte (1719 – 1792) 40 4.1.1. Le Diable amoureux (1772) 42 4.2. Théophile Gautier (1811 – 1872) 43 4.2.1. La Cafetière (1831) 45 4.2.2. Omphale (1834) 46 4.2.3. La Morte amoureuse (1836) 47 4.2.4. Le Pied de momie (1840) 47 4.2.5. Arria Marcella (1852) 48 4.3. Prosper Mérimée (1803 – 1870) 49 4.3.1. Vision de Charles XI (1829) 51 4.3.2. Les Âmes du purgatoire (1834) 51 4.3.3. La Vénus d’Ille (1837) 52 4.3.4. Lokis (1869) 53 5. Analyse comparative ...... 55 5.1. La structure des récits fantastiques et leurs fonctions 55 5.1.1. Signes et Tentation 56 5.1.2. Initiation et les initiateurs 57 5.1.3. Manifestation du fantastique 58 5.1.4. Doute et Confirmation du fantastique 58 5.1.5. Lutte / Acceptation 59 5.1.6. Explication 59 5.1.7. Victoire / Défaite 60 5.2. Typologie des personnages 60 5.2.1. Héros 61 5.2.2. Personnages fantastiques 62 5.2.3. Adjuvants et Opposants 65 5.3. La perspective narrative 66 5.3.1. Qui parle ? 66 5.3.2. Qui voit ? 74 5.4. L’espace-temps dans les récits fantastiques 78 5.4.1. L’espace-temps chez Cazotte 78 5.4.2. L’espace-temps chez Gautier 80 5.4.3. L’espace-temps chez Mérimée 84 5.4.4. Motifs liés à l’espace-temps 86 5.5. L’ambiguïté narrative 90 5.5.1. Motifs liés à l’ambiguïté narrative 96 Conclusion ...... 98 Liste des abréviations utilisées ...... 106 Bibliographie ...... 107 Primaire 107 Secondaire 107 Sitographie 109 Pour Tom, l’amour de ma vie

« Personne ne peut savoir

si le monde est fantastique ou réel,

et non plus s’il existe une différence

entre rêver et vivre.] »

― Jorge Luis Borges Introduction

« Dans le grand ciel littéraire,

le fantastique brille de tous ses feux

et de tous ses artifices. »

― Lise Morin

La présence des effets étranges, mystérieux et surnaturels dans la littérature attire et éveille l’attention des lecteurs depuis toute éternité. Il s’agit non seulement des contes de fée chez nos enfants, mais aussi des légendes antiques, médiévales ou des histoires insolites, soit des siècles passés, soit celles de nos contemporains. De nos jours, nous pouvons observer la popularité des aventures telles que celles de Harry Potter ou des récits d’épouvante et des histoires d’horreurs. Nous sommes toujours également fascinée par ce type de lecture, c’est la raison pourquoi nous nous intéressons également à la littérature fantastique qui nous laisse toujours perplexe et qui nous oblige en même temps à réfléchir sur la nature de ce que nous avons lu.

Le sujet de notre mémoire de maîtrise porte sur l’analyse comparative de contes fantastiques de trois auteurs français du dix-huitième et surtout du dix-neuvième siècle : Jacques Cazotte, Théophile Gautier et Prosper Mérimée. Il se compose de deux parties principales. La partie liminaire est théorique et elle est divisée en trois chapitres consacrés à la notion et à la définition du fantastique, à la structure du récit fantastique, y compris la perspective narrative. La partie analytique comporte la présentation des auteurs choisis et l’analyse comparative de leurs textes.

Pour la construction de notre corpus des contes, nous avons choisi le roman Le Diable amoureux de Jacques Cazotte, cinq contes fantastiques de Théophile Gautier : La Cafetière, Omphale, La Morte amoureuse, Le Pied de momie et Arria Marcella, et finalement quatre contes de Prosper Mérimée : Vision de Charles XI, Les Âmes du purgatoire, La Vénus d’Ille et Lokis. Quels sont les critères de ce choix ? On a exclu les contes qui n’appartiennent pas à l’univers fantastique selon les critères de Šrámek publiés dans sa Morphologie du conte fantastique : tel a été le cas de La Pipe d’opium, La Toison d’or, Mateo Falcone, Carmen, Colomba, etc. Puisque Šrámek compte dans son corpus dix

8 | P a g e contes de Gautier et seulement trois de Mérimée, nous n’avons choisi de Gautier que ceux qui sont cités dans l’œuvre de Gilbert Millet et Denis Labbé : Le fantastique. Au contraire nous avons ajouté un conte de Mérimée présent également chez Millet et Labbé, mais manquant chez Šrámek : Les Âmes du purgatoire, afin d’avoir à peu près le même nombre de contes de chacun de ces deux auteurs pour faciliter notre recherche.

Avant tout, nous nous posons les questions suivantes : Comment le fantastique se propage-t-il chez ces trois auteurs ? Quelles sont les stratégies de l’introduction et de la mise en marche du fantastique ? Y a-t-il des similitudes et des différences remarquables dans les manifestations du fantastique ? Pour pouvoir répondre à ces questions, nous devons construire un appareil méthodologique pertinent. Pour cela, nous présenterons d’abord la notion du fantastique en essayant de faire un tour des conceptions et de leur définitions diverses et nous chercherons également ses frontières avec les genres voisins. Ensuite, nous nous concentrerons sur la structure narrative du récit fantastique, ainsi que sur la typologie des personnages. De plus, nous examinerons la perspective narrative des contes fantastiques en se concentrant d’abord sur la question qui parle ? et puis, qui voit ? C’est-à-dire sur la position du narrateur et sur la focalisation et leur rôle dans le récit fantastique. D’ailleurs, il nous semble nécessaire d’étudier le contexte spatio-temporel des contes et la fonction qu’il joue dans la mise en marche du fantastique. Finalement, nous procéderons à l’analyse comparative elle-même, basée sur la comparaison des notions présentées dans la partie théorique.

9 | P a g e 1. Au cœur du fantastique

Avant de commencer de nous plonger dans l’analyse elle-même, il nous faut d’abord nous consacrer à la notion générale du fantastique.

1.1. Vers la notion générale du fantastique

De nos jours, le mot « fantastique » est une sorte de mot passe-partout. Nous pouvons entendre : « Ma vie est fantastique ! » ou « Ma Renault est fantastique ! » Le mot est à la bouche des parents en liesse devant les premiers pas de leur bébé, des randonneurs admirant la beauté d’un paysage ou d’un étudiant venant de réussir son examen.1 Tout le monde peut emprunter le mot « fantastique » en désignant sa joie ayant vécu une expérience satisfaisante ou enrichissante. D’ailleurs, il est étonnant de voir les locuteurs francophones employer des termes inappropriés à titre de superlatifs ou pour exprimer une émotion forte.2 C’est également le cas du mot « fantastique ». Nous allons exposer pourquoi.

Au point de vue étymologique, ce mot a été emprunté au latin phantasticus qui signifie « imaginaire, irréel », en grec φ α ν τ α σ τ ι κ ο ́ ς3. L’adjectif « fantastique » a été utilisé déjà au Moyen Âge, cependant il n’avait pas toujours la même signification qu’aujourd’hui. L’un des plus vieux emplois est noté par Godefroy et porte le sens de « possédé » : « Duquel (couteau) il se tua de ses propres mains pro grant courroux et ire et comme fantastique et demoniacle. »4 La proximité du mot démoniacle est ici remarquable.5 Le mot fantastique se rapporte également au verbe grec phantasein qui signifie « faire voir en apparence, donner illusion, se montrer, apparaître »6 et ce mot a

1 PRINCE, Nathalie, La littérature fantastique, 2e éd. , Armand Colin 2015, p. 8

2 LAFLAMME, Steve, Initiation au fantastique : éléments de définition, In: La littérature fantastique, Québec français (139), 2005, pp. 34 – 38 [en ligne], consulté le 27 mai 2020, disponible sur : https:// www.erudit.org/fr/revues/qf/2005-n139-qf1180867/51264ac/

3 Portail lexical, entrée : fantastique [en ligne], consulté le 3 février 2016, disponible sur : http://www.cnrtl.fr/ etymologie/fantastique

4 Dictionnaire Godefroy, entrée : fantastique [en ligne], consulté le 6 février 2016, disponible sur : http:// micmap.org/dicfro/search/dictionnaire-godefroy/fantastique

5 STEINMETZ, Jean-Luc, La littérature fantastique, 2e éd. corrigé, Presses Universitaire de France 1993, p. 4

6 Ibid., p. 3

10 | P a g e encore donné fantasia : « l’apparition » et phantasma : « le spectre, le fantôme. »7 Nous pouvons remarquer que l’apparition et le surnaturel s’y réunissent dans une même origine.8

En France, l’adjectif fantastique a été utilisé pour la première fois par le critique littéraire Jean-Jacques Ampère pour désigner avec audace l’œuvre de E.T.A. Hofmann dans son article paru le 7 février 1828 dans Le Globe. Toutefois, c’était plutôt pour exprimer sa stupeur devant ses œuvres, car on peut les désigner de préférence comme liées à la fantaisie qu’au fantastique.9 Au fur et à mesure, la notion du fantastique commençait à être utilisée en accord avec la fameuse citation de G.W.F. Hegel : « ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel. »10 formulée dans la Préface de son œuvre Principes de la philosophie du droit. Voyons que c’est à partir de là que l’opposition entre le réel et l’irréel s’est constituée et que le terme fantastique commence à être lié à la fiction ou à l’imagination. Cependant ce n’est qu’au début du XXe siècle que les théoriciens ont commencé à employer l’adjectif fantastique dans le sens contemporain.11

1.2. Le défi de la définition du fantastique

S’il est difficile en général de définir un genre littéraire, postuler une définition du genre fantastique passe pour une tâche dure par excellence. Les théoriciens se noient dans une immense quantité de définitions du fantastique, car aucune parmi elles n’a encore été acceptée comme suffisamment satisfaisante.12 Franz Hellens convient que « le fantastique n’est […] jamais fixé en son principe. »13 Et Nathalie Prince évoque l’idée de

7 STEINMETZ, Jean-Luc, La littérature…, Op. cit., p. 4

8 PRINCE, Nathalie, La littérature…, Op. cit., p. 13

9 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie fantastické povídky, 1. vyd. Brno, Masarykova univerzita 1993, pp. 5 – 6

10 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard 1940 [en ligne], consulté le 28 mai 2020, disponible sur : http://philotextes.info/spip/IMG/pdf/hegel_- _principes_de_la_philosophie_du_droit.pdf, p. 41

11 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 6

12 LEŽATKOVÁ, Klára, L’écriture fantastique d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, Brno, Masarykova univerzita 2006, p. 15 [en ligne], consulté le 6 février 2016, disponible sur : https://is.muni.cz/th/mgimi/

13 HELLENS, Franz, Le fantastique réel, Bruxelles, Labor 1991, p. 9

11 | P a g e Jean Fabre : « la littérature fantastique est une littérature dans laquelle le théoricien se perd plus qu’il ne se trouve. »14

Néanmoins, afin de pouvoir mieux comprendre le fantastique lui-même, il est tout à fait nécessaire de faire un petit tour des diverses conceptions du fantastique en mentionnant quelques-unes. Nous allons nous laisser guider par l’ordre diachronique.

1.2.1. Louis Vax

Plusieurs études issues d’une approche thématique ont été élaborées par Louis Vax, Roger Caillois, Jacques Goimard, et d’autres. Ils ont essayé de dresser la liste des motifs typiques pour le fantastique en caractérisant les personnages (vampires, fantômes, sorciers, etc.), les événements (pacte avec le diable, statue revenue à la vie, malédiction) ou les sentiments du héros (horreur). Cependant selon Šrámek on peut leur reprocher l’inconséquence ou l’incohérence de leurs critères. En outre, certains sont trop libéraux, car ils ne distinguent pas par exemple le fantastique de la science-fiction.15 Remarquons une de ces études publiée dans les années soixante par Louis Vax. Dans son œuvre La Séduction de l’étrange (1965) il aborde la question des motifs littéraires et leur forme dans le récit fantastique. Il est fidèle à sa conception déjà traitée dans L’art est la littérature fantastique où il mentionne : « Le motif importe moins que la façon dont on l’utilise. »16 Il va plus loin en disant que « le fantastique est forme, ses motifs ne sont que matière. »17 Cela veut dire que les motifs constituent ce par quoi se construit le récit et le fantastique en est la forme. Il ajoute que les motifs se manifestent uniquement à l’intérieur du récit fantastique complet. Il n’existe pas de motifs qui soient fantastiques en soi, cela revient à dire qu’un motif devient fantastique à partir du moment où il a été conçu comme tel :

« Un motif n’est pas fantastique s’il n’a été expressément voulu tel. Indéterminé au départ, polyvalent à l’arrivée, le motif du chat ne se fait fantastique qu’à l’intérieur de ce petit monde qu’est un conte fantastique. Détail curieux : à l’intérieur d’un récit fantastique, le chat peut jouer un rôle rassurant, « anti-

14 PRINCE, Nathalie, La littérature…, Op. cit., p. 12

15 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 11

16 VAX, Louis, L’art est la littérature fantastique, Paris, Presse Universitaires de France 1963, p. 24

17 VAX, Louis, La séduction de l’étrange, 2e éd. Paris, Presse Universitaires de France 1987, p. 74

12 | P a g e fantastique ». Pour parler comme les grammairiens, le fantastique adhère moins à la nature du motif qu’il n’en est une fonction. »18

Ainsi, le fantastique dépend de la manière dont le motif est présenté, mais il constitue également le point de départ par lequel le motif devient fantastique. Par cela Vax est arrivé à la distinction entre le motif et le thème qui se trouvent dans une relation dynamique :

« Le motif est une image. Comme tel, il ne s’épuise pas dans la signification qui, saisie, rendrait inutile le mot qui la désigne. Il est polyvalent, possède de multiples facettes. [...] Loin de fusionner dans quelque « sens commun » de notre conscience et de notre cerveau, ces données fragmentaires rayonnent de la chose qui n’en est pas la synthèse, mais l’origine. [...] Derrière chacune de ses significations fragmentaires que notre esprit isole, nous devinons la présence confuse de toutes les autres. [...] Mais ces interprétations, loin d’épuiser un motif, semblent sortir de lui, parce qu’il les renferme et les dépasse. Des thèmes divers naissent d’un motif commun. Et inversement, un thème unique s’épanche en motifs divers : la femme menaçante est sorcière, tigresse, vampire, statue étrangleuse, fantôme invisible… »19

Vax précise également que ces motifs et thèmes doivent être traités d’une perspective originale, sinon le récit risque de produire un effet éloigné de celui voulu au début : « Le « fond » du motif, ce n’est pas l’indétermination d’un mot, mais la détermination provisoire de ce mot dans une œuvre [...] Les meilleurs motifs sont les plus indéterminés. »20 Le motif, généralement considéré comme fantastique, peut ne pas l’être dans une œuvre comique, ainsi qu’un objet ordinaire peut devenir le mécanisme d’enclenchement d’un récit fantastique.

Il faut noter que le fantastique et le motif sont interdépendants : il n’y a pas de récit fantastique sans motif fantastique voulu comme tel et il n’y a pas de motifs qui soient fantastiques sans que le fantastique n’y ait déjà pointé son nez. Vax conclut en précisant qu’il n’existe pas de « fond » fantastique, mais plutôt une forme dans laquelle le temps et l’espace sont conjointement liés, et où un motif courant devient la matière fantastique du

18 VAX, Louis, La séduction…, Op. cit., p. 61

19 Ibid., p. 78

20 Ibid., p. 79

13 | P a g e récit.21 « Le fantastique renaît tout entier et tout neuf dans chaque récit nouveau comme l’amour dans chaque nouvelle aventure. »22 Nous trouvons intéressante cette relation d’interdépendance entre les motifs et la forme du texte que Vax considère comme l’élément constitutif du fantastique.

1.2.2. Tzvetan Todorov

À l’approche thématique fait suite l’approche structuraliste de Tzvetan Todorov. En guise de critique qu’il adresse à l’approche thématique, il met en évidence le fait qu’on ne peut pas considérer comme fantastique chaque texte où le motif fantastique apparait.23 Dans son œuvre Introduction à la littérature fantastique (1970), considérée comme une des plus importantes en la matière et souvent citée comme référence, Todorov se donne pour objectif d’établir une définition du fantastique. Pour cela, il définit le fantastique par la façon dont il est perçu. Selon lui il dépendrait donc moins de la présence des événements surnaturels que de la manière dont le héros et par la suite le lecteur les perçoivent. Il explique qu’en lisant le texte avec la présence des éléments insolites ou inexplicables, le lecteur se voit obligé de choisir entre deux solutions : associer ce fait aux lois et représentations connues ou bien s’il s’agit selon lui de la fiction, admettre l’existence des événements surnaturels en modifiant sa représentation du monde.24

Todorov prend pour point de départ cette proclamation : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »25 Il va plus loin en ajoutant trois conditions nécessaires pour la constitution du fantastique :

« D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués. Ensuite, cette hésitation peut être ressentie également par un personnage ; ainsi le rôle de lecteur est pour ainsi dire confié à un personnage et dans le même temps l’hésitation se trouve représentée, elle devient un des thèmes de l’œuvre ; dans le

21 VAX, Louis, La séduction…, Op. cit., p. 88

22 Ibid., p. 249

23 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 16

24 STEINMETZ, Jean-Luc, La littérature…, Op. cit., pp. 13 – 14

25 TODOROV, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil 1970, p. 29

14 | P a g e cas d’une lecture naïve, le lecteur réel s’identifie avec le personnage. Enfin, il importe que le lecteur adopte une certaine attitude à l’égard du texte : il refusera aussi bien l’interprétation allégorique que l’interprétation « poétique ». Ces trois exigences n’ont pas une valeur égale. La première et la troisième constituent véritablement le genre ; la seconde peut ne pas être satisfaite. »26

Résumons que la première condition de la constitution du fantastique est l’hésitation du lecteur entre la nature réelle ou surnaturelle des événements évoqués, la deuxième condition veut que cette hésitation puisse être produite par un personnage avec lequel le lecteur s’identifie et la dernière exige une certaine attitude du lecteur envers le texte en refusant son interprétation allégorique ainsi que poétique. De plus, Todorov ajoute que le fantastique ne dure que le temps de cette incertitude et de cette hésitation. Dès que le lecteur opte pour l’une ou l’autre possibilité, le fantastique glisse dans le merveilleux (s’il admet l’existence de nouvelles lois de la nature) ou dans l’étrange (s’il décide que les lois de la réalité restent intactes).27

Par la suite, Todorov souligne les procédés langagiers qui soutiennent le fantastique : « L’ambiguïté tient aussi à l’emploi de deux procédés d’écriture qui pénètre le texte entier [...] : l’imparfait et la modalisation ».28 Cette dernière consiste dans l’utilisation des locutions introductives qui, sans changer le sens de la phrase, modifient la relation entre l’énoncé et le sujet de l’énonciation, par exemple à l’instant de « j’ai vu », on utilise « j’ai cru voir ». Cependant selon Šrámek cette affirmation n’est pas tout à fait juste. Nous allons en parler dans le chapitre La perspective narrative.29

Il faut aussi mentionner que la définition de Todorov était toujours très discutée et plusieurs théoriciens y ont réagi ou l’ont surmontée, par exemple Gilbert Millet et Denis Labbé, ce que nous verrons dans la suite.30

1.2.3. Joël Malrieu

La conception suivante que nous voudrions rappeler est celle de Joël Malrieu. Dans son œuvre Le fantastique (1992) il prend pour objectif de le décrire en tenant

26 TODOROV, Tzvetan, Introduction…, Op. cit., pp. 37 – 38

27 Ibid., p. 46

28 Ibid., p. 42

29 Voir infra, p. 30

30 Voir infra, p. 18

15 | P a g e compte de son évolution interne et historique et de sa structure formelle précise. Il suppose que si l’on admet l’existence d’un genre fantastique, on doit également admettre que les ouvrages y appartenant présentent « une réelle unité, d’ordre sémantique, stylistique ou structural. »31 Il ajoute qu’il faut prendre en considération que le fantastique évolue selon les époques et qu’il n’est pas le même d’un pays à l’autre.32

Il note que personne ne pense à assimiler le fantastique ou surnaturel. Comme la plupart de ses prédécesseurs, il souligne le fait que le fantastique doit s’ancrer dans le réel. Il ajoute : « Pour qu’un tel effet de réel soit possible, il faut qu’il corresponde à ce que le lecteur intègre comme appartenant à son réel possible. »33 Pour aller plus loin, il proclame que le fantastique est avant tout une réflexion sur le réel en citant la lettre de Fiodor Dostoïevski « J’ai mon opinion particulière sur la réalité dans l’art et ce que la plupart des écrivains considère presque fantastique et exceptionnel constitue pour moi parfois l’essentiel de la réalité. »34 Il conclut que le fantastique n’est pas une approche du surnaturel comme cela semblerait, mais bien celle du réel.35

Par ailleurs, Malrieu déclare que le genre fantastique repose sur la confrontation de deux éléments : un personnage et un élément perturbateur. Peu importe s’il s’agit d’un fantôme, d’une statue qui s’anime ou de n’importe quel être surnaturel, car ce ne sont que des représentations différentes d’une même chose. De plus, cet élément n’a pas besoin d’être d’origine surnaturelle, ni d’être extérieur au personnage, il peut bien être identique à celui-ci. Malrieu souligne que « toutes ces manifestations ont pour point commun de perturber profondément l’équilibre intellectuel du personnage »36 et par ce dérangement influencer les cadres de pensée du lecteur. D’après Malrieu, ces manifestations de n’importe quelle forme peuvent être désignées sous le terme générique de « phénomène ». Il conclut que « tout le récit fantastique peut donc être ramené à un schéma simple qui fait intervenir un personnage et un phénomène. »37 Il précise qu’« un phénomène désigne tout fait extérieur qui se manifeste à la conscience par l’intermédiaire

31 MALRIEU, Joël, Le fantastique, Paris, Hachette 1992, p. 3

32 Ibidem

33 Ibid., p. 37

34 DOSTOÏEVSKI, Fiodor, Lettre à N.N. Strakhov In: MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., pp. 37 – 38

35 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 38

36 Ibid., p. 48

37 Ibidem

16 | P a g e des sens, toute expérience intérieure qui se manifeste à la conscience. »38 autrement dit en se servant d’une définition du Dictionnaire Hachette « tout ce qui apparaît comme remarquable, nouveau, extraordinaire ».39

En outre, Malrieu accentue la relation entre le phénomène et le personnage où le phénomène est moins important, parce que « le récit fantastique se fonde principalement sur la révélation progressive par le personnage d’une réalité jusqu’alors inconnue. »40 Cependant, le phénomène et le personnage ne peuvent pas exister qu’en fonction de l’autre, même si leur relation est ambiguë, parce que c’est le rapport d’attirance ou de répulsion qui s’installe entre eux.41 Le protagoniste ne sait que choisir. Cette influence du phénomène sur le personnage permettrait l’intégration du fantastique dans le récit.

Dans le chapitre L’espace-temps dans les contes fantastiques on va évoquer le point de vue de Malrieu en traitant les deux catégories constitutives du récit fantastique.42

1.2.4. Jiří Šrámek

Dans son ouvrage Morfologie fantastické povídky (1993), Jiří Šrámek met en relief la vraisemblance du récit. Selon lui, le conte fantastique consiste en deux composantes qui ont la même valeur : l’une réaliste, représentant le monde tel que nous le connaissons, et qui est rationnellement admissible et semble comme probable, et l’autre fantastique, qui perturbe le système homogène du récit en y introduisant des éléments insolites. Cela produit une ambiguïté du message qui est nécessaire et constitutive pour le récit fantastique.43

Suivant la voie structurale de Todorov et en s’inspirant de Vladimir Propp, il construit un modèle narratif du conte fantastique basé sur la relation d’action entre le protagoniste et le fantastique en énumérant neuf fonctions : signes, tentation, initiation, manifestation du fantastique, doute, confirmation du fantastique, lutte ou acceptation, explication du fantastique, victoire ou défaite.44 Nous les exposerons en détail dans le

38 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 48

39 Ibidem

40 Ibid., pp. 68 – 69

41 Ibid., pp. 99 – 100

42 Voir infra, p. 37

43 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 7, 14, 83

44 Ibid., p. 31

17 | P a g e chapitre La structure du récit fantastique.45 Cette approche offre ainsi un certain « mode d’emploi » pour analyser le récit fantastique dont nous nous servirons dans la partie analytique de notre mémoire.46

1.2.5. Gilbert Millet et Denis Labbé

Dans leur œuvre Le fantastique (2005), Millet et Labbé examinent la définition de Todorov : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »47 Ils la désignent comme réductrice en lui reprochant le fait qu’elle exclut du fantastique des œuvres où toute hésitation est absente, car selon eux « le personnage [...] ne balance pas entre l’acceptation ou non de ce qu’il voit. Il vit cette irruption. »48 De plus, la définition de Todorov souligne une émotion qui se dégage du texte et non le texte lui-même et propose une équation trop simple : fantastique = hésitation. Au contraire de Todorov, ils désignent le fantastique plutôt comme « la rupture », car celui-ci s’oppose au quotidien et à l’image qu’on se fait de la réalité. « Il est une claque donnée aux règles établies. Qui dit fantastique dit déséquilibre, port-à-faux. »49

De plus, ils constatent que le fantastique implique à la fois le récit et le lecteur en étant un échange ou bien un passage de témoin entre les angoisses des personnages, de l’auteur et du lecteur. Ils vont encore plus loin : « [...] le fantastique permet de saisir les émotions premières telles que la peur et l’amour, flirtant avec la mort et la vie pour mieux faire saisir au lecteur et au personnage son rapport au monde. »50

Comme leurs précurseurs, ils insistent sur le fait que le réel est la base de tout récit fantastique en ajoutant que le surnaturel n’y est pas indispensable et que le fantastique peut introduire d’autres formes de déséquilibre.51 Ils ajoutent que « le fantastique est un genre de transgressions, c’est-à-dire qu’il aime jouer avec les normes, les

45 Voir infra, p. 22

46 Voir infra, p. 55

47 TODOROV, Tzvetan, Introduction…, Op. cit., p. 29

48 MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique, Paris, Belin 2005, p. 8

49 Ibid., pp. 8 – 9

50 Ibid., p. 10

51 Ibid., pp. 11, 14

18 | P a g e limites et les lois de notre réalité, de nos sociétés et de nos religions » et que la peur est l’une des émotions essentielles générées par celui-ci.52

Ils concluent en postulant la définition suivante :

« Le fantastique est l’inconcevable devenu réalité. [...] il est lié à une forme de malaise, qui va de la simple appréhension à la terreur la plus profonde. Derrière la façade du réel, percent les éléments d’un autre univers. De l’idéalisme à la notion de transcendance, en passant par l’éventualité de l’inexistence de notre monde ou de la surnature, le fantastique est une réalité qui se dérobe. »53

Pour conclure cette partie où nous venons de traiter la définition du fantastique, nous pouvons apercevoir que les approches des théoriciens différents sont assez diverses, néanmoins il est possible d’y retrouver des signes communs : Pour la manifestation du fantastique, il est bien nécessaire que celui-ci s’inscrive dans le cadre réel, familier au personnage qui en est témoin afin que le récit soit perçu comme réel et probable par son lecteur. Puis, dans ce cadre apparaît un phénomène insolite ou étrange qui peut souvent venir du registre surnaturel, cependant cette condition n’est pas obligatoire. Et la troisième marque importante est la relation entre le phénomène insolite est le personnage qui en est témoin et qui provoque chez le personnage une sorte de malaise.

Après avoir abordé la notion de la définition du fantastique, il nous faut encore examiner ses frontières par rapport au genres voisins.

1.3. Les frontières du fantastique

Il existe plusieurs genres qui possèdent les frontières en commun avec le fantastique. Le premier d’entre eux est le merveilleux dont le fantastique est issu.

1.3.1. Merveilleux

Quand nous parlons du merveilleux, il nous vient automatiquement à l’esprit l’univers des contes de fée ou des légendes portés au fil des siècles par la tradition orale ou ceux réécrits ou imaginés par des écrivains comme , Charles Perrault ou les frères Grimm. Nous distinguons deux types de merveilleux – le chrétien qui comporte les éléments surnaturels du christianisme comme Dieu ou les anges, etc. et

52 MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique…, Op. cit., pp. 18, 22

53 Ibid., p. 11

19 | P a g e le païen qui trouve ses racines dans les mythes et légendes grecs, égyptiens ou autres. Dans le merveilleux il existe de nombreux personnages surnaturels tels que fées, lutins, dragons, etc. dont tout le monde est très bien familier. Le surnaturel y est omniprésent. Ce qui est différent du fantastique, c’est la perspective, car le surnaturel dans le merveilleux est crédible et en général accepté tout entier par l’auditoire auquel il est destiné. De plus, il a souvent le caractère rassurant, ne remet pas en question l’ordre du monde et les personnages peuvent ressentir une sorte de peur « naturelle », non inquiétante. Ce n’est pas le cas du fantastique, où le phénomène surnaturel ou insolite bouleverse notre réalité quotidienne en provoquant les sentiments du malaise. Entre autre, il s’ensuit que le merveilleux ne se déroule pas dans la même réalité spatiale et temporelle que la nôtre. Il commence souvent par l’expression « Il était une fois… » contrairement au fantastique, ou l’espace et le temps sont souvent précisément définis et datés.54

1.3.2. Étrange

Un autre genre limitrophe est celui de l’étrange décrit par Todorov. Dans sa définition du fantastique il constate que le fantastique n’est présent que pendant la période d’hésitation du lecteur face aux événements insolites. Dès que celui-ci décide pour l’une ou l’autre possibilité, le fantastique glisse dans l’étrange, s’il décide que les lois de la réalité restent intactes.55 Cela veut dire que quand le lecteur trouve une explication rationnelle d’un élément insolite qu’il croyait être surnaturel, nous nous trouvons dans l’étrange.

1.3.3. Fantasy

La fantasy semble être un mélange de certaines caractéristiques du fantastique et de certaines du merveilleux, cependant il y a une grande différence par rapport au fantastique et comme au cas du merveilleux, c’est le monde imaginaire où se déroule l’histoire. De plus, les personnages y sont dotés de pouvoirs surnaturels (la magie, la sorcellerie, etc.) qui ne les déstabilisent pas, au contraire ils les aident à mieux vivre dans leurs univers. Voici une définition de la fantasy rédigée par Sprague de Camp :

« Il s’agit d’une historie d’action et d’aventure qui se déroule dans un monde plus ou moins imaginaire, où la magie a cours, où la science et la technique

54 MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique…, Op. cit., pp. 29 – 31

55 Voir supra, p. 15

20 | P a g e modernes n’ont pas encore été découvertes. Le décor peut être la Terre, telle qu’on peut imaginer qu’elle a été il y a des millénaires, ou qu’elle sera dans un lointain futur, ou bien une autre dimension. »56

En outre, la fantasy met en scène également de nombreuses scènes de combat généralement du Bien cotre le Mal. Ainsi, il ne possède pas le caractère tout à fait rassurant comme le merveilleux. Finalement, la fantasy ne joue pas sur la transgression comme le fantastique.57

1.3.4. Science-fiction

Le dernier genre que nous voulons mentionner est la science-fiction. Comme le fantastique s’oppose à l’esprit des lumières et des rationalistes, la science-fiction le réaffirme, car elle donne une explication logique et rationnelle aux phénomènes qui peuvent paraître insolites aux yeux du lecteur en démasquant le surnaturel auquel elle ajoute une solution raisonnable afin d’éviter le malaise que le surnaturel peut engendrer. De plus, contrairement au fantastique, la science-fiction ne déstabilise pas le lecteur, mais fournit une vision lucide de l’univers ambiant. La science-fiction est un genre progressiste qui donne une justification logique par la science ou par la technologie aux phénomènes étranges ou insolites qu’il décrit.58

56 SPRAGUE DE CAMP In: MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique…, Op. cit., p. 32

57 MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique…, Op. cit., pp. 31 – 33

58 Ibid., pp. 33 – 36

21 | P a g e 2. Structure du récit fantastique

Plusieurs théoriciens ont tenté de déterminer la typologie canonique du fantastique. Selon Jiří Šrámek, il existe trois voies méthodologiques fondamentales : historique, thématique et structurale.59 D’après lui, la voie historique se manifeste comme primaire, car elle nous permet de déterminer le champ de notre recherche. L’œuvre Le conte fantastique en France de Pierre-Georges Castex représente le travail fondamental de cette voie. Sa conception est développée par Marcel Schneider dans La littérature fantastique en France qui a construit le précis de l’évolution de la thématique fantastique. Grâce à la méthode historique, les théoriciens ont dressé le corpus des textes où certains marques du genre peuvent être repérés.60

Cependant le mérite principal dans l’élaboration de la définition pertinente s’attribue d’après Šrámek à l’approche thématique et structurale. Les théoriciens comme Roger Callois, Louis Vax, ou Roger Bozetto ont essayé de suivre la voie thématique pour relever les motifs typiques du fantastique : les personnages (vampires, fantômes, monstres, sorciers...), les événements (pacte avec le diable, statue revenue à la vie, malédiction…) et les sentiments des héros (horreur, peur etc.), mais la simple existence d’un thème fantastique n’est pas suffisante pour déterminer un texte au genre précis.61

C’était Tzvetan Todorov au début des années soixante-dix qui a souligné l’importance de la voie structurale en attirant l’attention sur le fait que nous ne pouvons pas considérer un texte comme fantastique automatiquement, dès que nous rencontrons un motif qui révèle le mystérieux. Todorov accentue la nécessité de prendre en considération le rapport structural. Cette approche respecte les critères thématiques de base et s’appuie sur le corpus de textes défini historiquement, mais il souligne surtout la place et le rôle de ces motifs dans la structure concrète des actions.62

Cette approche a pourtant été réalisée dans le domaine du conte fantastique russe par Vladimir Propp qui a présenté la morphologie du conte basée sur le comportement

59 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie fantastické povídky, Op. cit., p. 15

60 Ibidem

61 Ibid., pp. 11 – 16

62 Ibid., p. 16

22 | P a g e des personnages dans son œuvre Morfologija skazki. Afin de réaliser cette recherche, il s’est servi d’une centaine de contes russes.63

Quant au fantastique français, celui-ci a été défini à l’aide des approches généralisantes, soit historiques, soit thématiques. Il manquait une analyse structurale. La première analyse de ce genre, inspirée par les analyses morphologiques de Vladimir Propp et basée sur un corpus bien défini, a été effectuée par Jiří Šrámek qui l’a publié sous le nom de Morfologie fantastické povídky. Jiří Šrámek développe l’idée de Tzvetan Todorov sur l’importance de l’approche structurale en soulignant :

« V případě fantastické povídky nenacházíme hlavní a rozhodující signály v jazyce, ani ve stylu, ani v tématu. Jsou diskrétně umístěné a uspořádané v klíčových bodech narativní struktury, jelikož se především vztahují na organizaci syžetu jako celku. »64

Jiří Šrámek signale que la morphologie du genre se fonde surtout sur la configuration du récit65 et non sur des analogies superficielles thématiques et formelles.66 Le récit est compris comme le concept narratologique qui désigne l’ensemble des motifs et leur organisation, c’est-à-dire des unités minimales de l’histoire racontée, dans l’ordre où ils apparaissent dans le récit. Le récit s’oppose à la fable, qui correspond à la chronologie reconstituée de ces mêmes motifs. En tant que mise en intrigue, le récit transforme la fable en texte, qui est sa matière première. Il est le résultat de la manipulations des motifs.67 Nous pouvons constater que le récit est ici le moyen, comment les motifs ou les éléments thématiques sont arrangés dans le texte. À l’exemple donné par Propp, Jiří Šrámek a élaboré une sorte de modèle morpho- sémantique du conte fantastique, basé sur l’examen comparatif du corpus de quatre-vingts contes fantastiques français du XIXe siècle. Il propose trois catégories fondamentales qui contiennent des principes théoriques de la structure du genre mentionné, à savoir le

63 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 49 – 50

64 « Dans le cas d’un conte fantastique, nous ne trouvons pas des signes essentiels et déterminants ni dans la langue, ni dans le style, ni dans le thème. Ils sont discrètement situés et disposés à des points clés de la structure narrative, car ils concernent principalement l’organisation du récit dans son ensemble. » (notre traduction) Ibid., p. 122

65 Nous utilisons le terme « récit » comme équivalente français approximatif du terme « syžet » en tchèque.

66 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 51

67 VAN GORP, Hendrik, DELABALISTA, Dirk, D’HULST, Lieven, GHESQUIERE, Rita, GRUTMAN, Rainier et LEGROS, Georges, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion 2005, p. 459

23 | P a g e modèle narratif et la typologie des personnages que nous allons traiter dans les sous- chapitres suivants.

2.1. Modèle narratif

Nous avons déjà constaté que la simple présence des éléments fantastiques dans le texte selon Šrámek ne suffit pas à bien définir le fantastique.68 En plus, ce n’est ni l’espace, ni le temps, mais le personnage qui constitue la catégorie fondamentale. Les protagonistes sont exposés à l’influence immédiate du fantastique à laquelle ils réagissent activement, ils sont alors les témoins authentiques du récit fantastique, c’est la raison pour laquelle ils jouent le rôle essentiel dans la construction du modèle narratif du conte fantastique. C’est à travers le héros et sa perception de la réalité que le fantastique s’introduit et se développe.69

La relation entre le protagoniste et le fantastique est définie par un modèle structurel assez strict qui compte neuf fonctions dont deux (7 et 9) se présentent comme des fonctions antonymiques doubles.70 Pour faciliter notre analyse, nous allons marquer chaque fonction par son abréviation : 1. Le héros du conte fantastique devient témoin des signes avant-coureurs qui annoncent un événement insolite. Cette fonction est appelée signes (S).

Ces signes sont perçus par les sens – principalement par la vue ou l’ouïe et toutes ces perceptions inexplicables et incompréhensibles du héros aident à susciter sa conscience et touchent intégralement sa personnalité en évoquant en lui des sentiments tels que l’étonnement, la curiosité, le désir, l’attente ou la crainte.71 2. Le protagoniste commence à porter de l’intérêt vif au mystère qui l’entoure. Nous parlons de la tentation (T) qui renforce l’effet des signes en maintenant l’ambiance mystérieuse. Cette tentation peut ne pas être provoquée que par le héros, mais également par un autre personnage présent dans le récit. 72

68 voir supra p. 22

69 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 48 – 49

70 Ibid., p. 51

71 Ibid., pp. 51 – 59

72 Ibid., pp. 51, 59 – 60

24 | P a g e 3. Le héros trouve une source de renseignement qui l’initie au mystère – soit il rencontre une personne qui l’introduit au mystère qui l’attire, soit il trouve une autre source de renseignement – un objet, un document ou généralement un texte ou un rêve qui le met plus précisément au courant de l’essentiel du mystère = initiation (I). Cette fonction intensifie la tension avant l’entrée attendue du fantastique. C’est souvent à travers un nouveau personnage qui entre dans l’événement et qui est bien informé sur le fantastique.73

4. Le héros devient le témoin direct, généralement actif et immédiat du fantastique et il prend conscience du phénomène incroyable = manifestation du fantastique (MF). Cette fonction de la manifestation du fantastique constitue le point culminant du récit et elle est obligatoire. Après avoir analysé les quatre- vingts récits fantastiques français, Jiří Šrámek constate que cette étape a une distribution absolue mais qu’elle peut être parfois seulement mentionnée, c ́est-à- dire qu’elle se déroule « derrière la scène. »74 Cette fonction se distingue des précédentes par la clarté avec laquelle le fantastique se fait reconnaître. Si, jusque-là, le réel prédominait dans la description des choses et des événements, à partir de ce moment, c’est le fantastique qui devient déterminant.75

5. Le protagoniste commence à se méfier, il doute des événements dont il a été témoin et il cherche une explication rationnelle de ces événements = doute (D). Au premier regard il semble que cette fonction diminue l’effet de l’élément fantastique, néanmoins la réalité est différente. Elle maintient ou renforce l’élément fantastique en préparant son retour proche.76 Il faut également souligner que le doute est une fonction narrative et que celle-ci ne s’introduit que par le comportement ou par la réaction du protagoniste et ne se rapporte pas à la hésitation du lecteur désignée par Tzvetan Todorov comme la condition nécessaire à l’émergence du fantastique.77 Il faut aussi ajouter que cette fonction

73 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 51, 60 – 63

74 Ibid., p. 67

75 Ibid., pp. 63 – 67

76 Ibid., pp. 51, 67

77 Ibid., p. 69

25 | P a g e n’est pas obligatoire, car certains héros ne doutent pas. Cependant elle est étroitement liée à la fonction suivante, par laquelle elle est démentie.78

6. C’est la confirmation du fantastique (CF) qui finit par imposer l’idée de la présence du surnaturel, car le protagoniste est de nouveau le témoin du fantastique ou bien il est confronté avec les traces de celui-ci dans la réalité au point qu’il n’en doute plus. Il faut noter que la distribution de ces deux fonctions (D, CF) est la même, elles ne peuvent pas être présentes séparément. De plus, elles contribuent au maintien ou à la gradation du fantastique, même après son point culminant qui est la manifestation du fantastique. Cette réapparition du surnaturel peut se produire plusieurs fois et d’une façon plus intense ou peut être prouvée par le témoignage d’autres personnages ou par les traces matérielles.79

7. Il est compréhensible que le héros adopte une attitude envers le fantastique déjà révélé et il peut y réagir activement. Il choisit entre la lutte (L), si le fantastique le met en danger, ou l’acceptation (A), s’il lui est profitable. Par ces fonctions ce sont les motifs intérieurs du comportement du héros qui apparaissent et par lesquels le récit fantastique est psychologisé. Quant à l’acceptation, il faut également noter qu’il s’agit d’une attitude active du héros qui vise à collaborer avec le fantastique et non d’une attitude passive ou d’une soumission simple au fantastique.80

8. Le héros découvre un fait qui explique le fantastique d’une manière claire et raisonnable et il apporte un éclaircissement rationnel = explication (E). Les explications les plus courantes sont les suivantes : l’erreur ou l’intention (le plus souvent des personnages), la fraude ou la plaisanterie, le rêve ou l’influence de drogues, etc. Il existe aussi une explication potentielle, présentée comme une option. En fait, il s’agit d’une explication fausse, car elle tente de classer le fantastique dans un système, cependant elle n’y arrive pas. Elle renforce au contraire le fantastique. 9. Pour accomplir le récit, il y a la dernière fonction : le héros profite du fantastique bénéfique ou il combat le fantastique maléfique = victoire (V) ou il perd ou n’arrive pas à en profiter = défaite (Df)

78 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 51, 67 – 70

79 Ibid., pp. 51, 70 – 72

80 Ibid., pp. 51, 72 – 75

26 | P a g e Parmi ces neuf fonctions seules la quatrième – la manifestation du fantastique et la neuvième – la victoire / la défaite sont obligatoires, c’est-à-dire sont présentes dans tous les contes fantastiques analysés par Šrámek. La nécessité de la première dans le modèle narratif résulte du fait que chaque conte fantastique doit avoir la thématique qui peut être décrite comme fantastique. La présence du deuxième ressort du caractère extraordinaire de l’expérience du protagoniste, car il s’agit du récit accompli en pointe, par le dénouement dramatique. La distribution des autres obéit à la thématique choisie.81

En ce qui concerne l’ordre de ces fonctions, il ne s’impose pas nécessairement. Il correspond à la logique courante de l’événement fantastique. Seule la dernière fonction – la victoire / la défaite doit se manifester après la manifestation du fantastique. Il en est de même pour l’explication qui ne peut pas se trouver au début du récit, sinon tout l’effet du fantastique s’évanouit.82 Il faut aussi souligner l’importance de l’incipit car c’est là que le réel et le fil des événements habituels sont entamés pour céder, plus tard, à la manifestation du fantastique. Souvent on peut y noter la motivation subjective – les sentiments comme désir, amour, passion, ou l’ambition excessive, la peur liée à la mauvaise conscience qui prédisposent le héros au fantastique. Ou bien, le narrateur lui-même se réfère à la nature mystérieuse des événements qui vont se dévoiler, ou il y a un objet étrange qui va se manifester comme la porte d’entrée du fantastique. La situation initiale prépare l’atmosphère appropriée en coopération étroite avec la première fonction narrative – avec les signes. Ils ont une tâche commune, c’est-à-dire préparer l’entourage spécifique pour l’entrée du fantastique dans l’événement réel. En ce qui concerne les signes, ils sont étroitement liés à l’activité du protagoniste, de l’autre côté les éléments de l’incipit ne se rapportent pas directement à celle-ci. Malgré leur diversité, ils ont un point commun important – ils s’efforcent de créer l’environnement réaliste et en même temps dans cette image de la réalité ils sous-entendent l’arrivée du fantastique.83 Après avoir construit ce modèle narratif, Šrámek constate que l’auteur du conte fantastique ne veut pas détruire les idées généralement valables sur le monde ambiant, il a devant lui la tâche d’introduire le fantastique dans l’événement du conte qui est conçu comme l’imitation de la réalité. Il montre les faits fantastiques comme insolites, mais

81 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 52

82 Ibid., pp. 52, 75

83 Ibid., pp. 54 – 57

27 | P a g e toutefois réels, hors de la compréhension courante du monde. Si nous les acceptions, un récit fantastique deviendrait logique et réel. Ce fait qui s’oppose au système habituel, il l’a décrit comme « une anomalie. »84 Il explique que les auteurs suivent certaines lois du la structure du récit afin de trouver le moyen comment introduire cette anomalie dans le système.85

2.2. Typologie des personnages

D’après Šrámek qui est issu de la nomenclature de Propp et Greimas, nous pouvons distinguer dans le conte fantastique cinq actants 86 :

1. Le héros – il s’agit du personnage sur lequel tout le récit est centré et à travers les yeux duquel le fantastique est perçu et vécu. Il est souvent présent dans toutes les fonctions, cependant sa sphère d’action est délimitée surtout dans les suivantes : signes, tentation, doute, lutte / acceptation, explication et victoire / défaite. De plus, dans (S), (T), (D), (V/Df), son rôle est primordial et privilégié.87 Le héros est décrit comme le personnage courant qui a « le droit au roman. »88

2. L’initiateur, comme l’appellation le suggère, apparaît généralement dans la fonction initiation, mais il peut se signaler déjà dans la fonction tentation et de nouveau apparaître dans la fonction lutte / acceptation.89

3. Le personnage fantastique se manifeste dans la fonction manifestation du fantastique, mais peut également réapparaitre dans les fonctions confirmation et lutte / acceptation. Il est le plus étroitement lié à l’élément constitutif du genre et pénètre dans l’image du monde réel. Le personnage fantastique classique est le diable ou vampire. Nous pouvons également faire face aux hommes-animaux, vampires, fantômes, sirènes, décédés, statues réanimés ou parties du corps humain, etc.90

84 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 83 – 85

85 Ibid., pp. 83 – 85

86 Ibid., pp. 87 – 88

87 Ibid., p. 88

88 Ibid., p. 95

89 Ibid., pp. 96 – 98

90 Ibid., pp. 98 – 104

28 | P a g e 4. Le rôle de l’adjuvant est d’aider le héros dans sa lutte contre le fantastique ou dans son acceptation. Il est introduit dans la fonction lutte / acceptation, mais nous pouvons le trouver aussi dans explication (si c’est lui qui l’apporte) ou dans victoire / défaite. Ce sont également les initiateurs ou les personnages fantastiques qui peuvent aider le héros, cependant le vraie adjuvant est un personnage nouvellement introduit et non-qualifié pour le fantastique qui opte pour la cause du héros. Il faut noter que l’optique qui décide du caractère du rôle, celui de l’adjuvant ou de l’opposant, ne dépend pas de la perspective immédiate du héros qui est souvent limitée et erronée.91

5. L’opposant comme le dernier actant représente pour le héros un obstacle dans sa lutte contre le fantastique ou son acceptation de celui-ci. Il figure aussi dans la fonction lutte / acceptation, mais peut intervenir également dans victoire / défaite.92

91 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 104 – 105

92 Ibid., pp. 105 – 106

29 | P a g e 3. La perspective narrative

En ce qui concerne la perspective narrative, elle constitue la clé de voûte du récit fantastique. Pour que l’ambiguïté constitutive entre le fantastique et le réel soit maintenue, une stratégie narrative s’offre. Il nous semble important de révéler l’approche de la narratologie contemporaine qui s’est développée dès la fin des années 1970 où la narratologie passe de la simple description des faits structuraux (comme l’étude de Propp traitée dans le chapitre précédent) à la prise en compte de la communication en replaçant le discours narratif dans une stratégie de communication. Parmi les ouvrages les plus signifiants appartiennent Figures III de Gérard Genette (1972) ou Narratologie de Mieke Bal (1977) où les auteurs mettent l’accent sur la complexité de l’énonciation narrative.93

3.1. Qui parle ?

Premièrement, nous voulons présenter la situation narrative selon Šrámek en mentionnant différents niveaux de la narration, puis nous nous concentrerons sur les relations entre le narrateur et la diégèse.94 Ensuite, nous nous arrêterons sur la perception de la vie intérieure des personnages selon Dorrit Cohn. Finalement, nous présenterons les différents points de vue sur la focalisation en terminant par l’étude de Lise Morin qui nous montre comment ces notions peuvent être utiles et signifiantes pour le fantastique.

3.1.1. L’aspect narratif selon Šrámek

Selon Šrámek, une place importante appartient à la distinction entre le narrateur (celui qui raconte l’historie) et le narrataire (le destinataire auquel l’histoire est destinée et à qui le narrateur s’adresse) qui est apparu au XXe siècle introduit par A.-J. Greimas.95 Louis Vax proclame que le conte fantastique exige en général le narrateur-témoin qui est souvent identique au héros.96 Ou il s’agit d’un témoin oculaire qui rapporte l’histoire du

93 ADAM, Jean-Michel et REVAZ, Françoise, L’analyse des récits, Paris, Seuil 1996, p. 10

94 Le terme diégèse est souvent utilisé dans l’analyse du récit comme un équivalent d’histoire, cependant elle couvre plutôt l’univers spatio-temporel de celle-là. In: VAN GORP, Hendrik, DELABALISTA, Dirk, D’HULST, Lieven, GHESQUIERE, Rita, GRUTMAN, Rainier et LEGROS, Georges, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion 2005, p. 142

95 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 110, 118

96 Ibidem

30 | P a g e héros. Le narrateur raconte ses témoignages en assurant l’authenticité de la manifestation du surnaturel. Cependant il ne se trouve pas au-dessus du fantastique qu’il n’arrive pas à comprendre. Dans son récit où il se stylise en posture autobiographique, il met souvent explicitement en relief la véracité du récit raconté et il se fait passer pour un serviteur de la vérité.97 Dans les contes fantastiques nous pouvons distinguer le narrateur qui raconte l’histoire à la première personne qui est un peu plus courant et le narrateur à la troisième personne. Dans cette catégorie Šrámek inclut également le narrateur indéfini (on, nous). Néanmoins cette distinction entre le récit narré à la première ou à la troisième personne ne joue pas de rôle important dans la constitution du fantastique.98

Ce qui occupe une place éminente dans les contes fantastiques d’après Šrámek, c’est la construction du « récit dans récit » ou autrement dit « la narration secondaire » où le narrateur avec le narrataire paraissent comme des personnages. Imaginons que le narrateur primaire qui raconte l’histoire donne la parole au personnage qui est déjà introduit dans le récit et qui devient le narrateur secondaire. Ces narrateurs secondaires qui reçoivent la parole dans ce récit encadré se stylisent dans la position des gens qui confient aux lecteurs leur propre expérience et tentent de les impressionner.99

Nous voulons y ajouter que cette construction du récit dans récit ainsi que les notions des narrateurs primaire et secondaire correspondent aux niveaux d’enchâssement de la narration décrits par Genette où le narrateur primaire est dit extradiégétique qui voit l’action depuis l’extérieur du monde fictif et le narrateur secondaire auquel il cède la parole et qui est désigné comme intradiégétique, puisqu’il est le protagoniste de la diégèse enchâssante, cela veut dire qu’il se confond avec un personnage dans l’histoire.100

Selon Šrámek la technique du récit dans récit permet de souligner non seulement la présence du narrateur, mais également celle du narrataire à qui le narrateur s’adresse et qui peut stimuler la narration. Le narrataire devient le partenaire silencieux du narrateur dans l’entretien. Il peut activement influencer le procès de la narration ou il a la possibilité d’y intervenir. Sa présence dans le texte aide à créer le récit fantastique en

97 ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., pp. 111, 114

98 Ibid., pp. 110 – 111

99 Ibid., pp. 114 – 118

100 ADAM, Jean-Michel et REVAZ, Françoise, L’analyse des récits, Paris, Seuil 1996, pp. 80 – 81

31 | P a g e influençant le choix et l’ordre des motifs et la composition du sujet. Il peut également donner l’impulsion au déclenchement de la narration.101

Il nous semble utile de remarquer que, selon Šrámek, il ne s’agit pas des procédés langagiers qui créent l’ambiguïté sémantique, mais de la confrontation de ces deux systèmes, celui du fantastique est celui du réel, réalisée sur le plan thématique. Le langage des narrateurs des contes fantastiques est tout à fait cohérent et continu, cela veut dire que leur syntaxe, logique et conforme à la norme, s’appuie sur une argumentation rationnelle.102

3.1.2. La relation entre le narrateur et la diégèse

À la distinction des niveaux d’enchâssement des narrations Genette ajoute la distinction des narrateurs selon leur relation à la diégèse. Il distingue le narrateur hétérodiégétique qui ne participe pas à l’histoire et son opposé, le narrateur homodiégétique qui est un des personnages du récit. Le niveau de la participation du narrateur homodiégétique peut être divers. Il peut être soit le témoin-participant de l’histoire à laquelle il ne participe que marginalement, soit le personnage principal de l’histoire que l’on appelle autodiégétique.103

3.1.3. La vie intérieure des personnages

Afin d’exposer la parole des personnages, les auteurs se servent généralement du discours direct. Au contraire, le discours indirect est la parole de base des narrateurs. Afin d’utiliser le discours direct, il faut que le narrateur soit homodiégétique. Mais comment faire parler le personnage afin qu’il soit perçu et entendu par le lecteur, mais sans que les autres personnages l’entendent ? Nous voulons présenter l’étude de Dorrit Cohn qui a distingué trois types de moyens comment présenter les pensées silencieuses des personnages104 :

1. Le monologue interne rapporté représente la citation directe des pensées du personnage à la première personne qui ne sont pas perceptibles par les autres

101 ŠRÁMEK, Jiří Morfologie…, Op. cit., pp. 115 – 118

102 Ibid., pp. 120 – 121

103 ADAM, Jean-Michel et REVAZ, Françoise, L’analyse…, Op. cit., p. 81 – 82

104 KUBÍČEK, Tomáš, HRABAL, Jiří et BÍLEK, Petr A., Naratologie, Strukturální analýza vyprávění, Praha, Dauphin 2013, pp. 141 – 144

32 | P a g e personnages. Le narrateur peut parler soit à la première, soit à la troisième personne.

2. Le monologue narrativisé coïncide avec le discours indirect libre où les pensées du personnage sont racontées à la troisième personne, mais en possédant des traits distinctifs de la parole subjective d’un personnage. Ce stratagème n’utilise pas de verbes introducteurs. 3. Le psycho-récit caractérise le narrateur qui nous transmet les mouvements de la vie intérieure du personnage que celui-ci cache en lui-même ou qu’il n’a pas nécessairement verbalisés. Le narrateur ne reproduit pas précisément les pensées du personnage, mais il plutôt décrit d’une façon détaillée ses états mentaux en utilisant les verbes introducteurs de la pensée ou de la conscience.105

3.2. Le point de vue : qui voit ?

La diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif – un « mode ». C’est Gérard Genette qui l’a distingué de la « voix » dans son œuvre Figures III en introduisant la notion de la focalisation.

1. Focalisation zéro : le narrateur n’adopte pas de point de vue particulier et offre au lecteur une information complète. Tous les deux sont omniscients, ils en savent plus qu’aucun personnage de la diégèse. Il s’agit du récit classique.

2. Focalisation externe : les acteurs ne sont vus que de l’extérieur, sans aucun accès à leurs pensées. Le lecteur perçoit le récit comme un spectateur au théâtre en sachant moins de choses que les personnages. Il s’agit d’une forme de « vision du dehors » où aucun point de vue particulier n’est exposé.

3. Focalisation interne : le narrateur restreint cette fois l’information au point de vue d’un seul (focalisation interne fixe) ou de plusieurs (focalisation interne variable) personnages.106

Un autre point de vue sur la focalisation a été élaboré par Mieke Bal qui dans son ouvrage Narratologie reprend les grandes lignes de la théorie développée par Gérard Genette en démontrant ses limites. Elle lui a reproché l’incohérence des critères de sa typologie, car au cas de la focalisation interne, le personnage qui voit est le sujet de la

105 KUBÍČEK, Tomáš, HRABAL, Jiří et BÍLEK, Petr A., Naratologie…, Op. cit., pp. 141 – 144

106 ADAM, Jean-Michel et REVAZ, Françoise, L’analyse…, Op. cit., p. 84 – 85

33 | P a g e focalisation, contrairement à la focalisation externe, c’est le personnage qui est perçu, cela veut dire que celui-ci est un objet de la focalisation. En plus, elle met en doute la focalisation zéro en constatant que chaque diégèse est forcément focalisée.107 Pour elle, la focalisation se rattache plutôt à l’idée de vision qu’à une simple restriction de champ impliquée par l’adoption d’un point de vue dans la diégèse. Elle distingue trois instances narratives où chacune d’elles réalise le passage d’un plan à un autre :

1. l’acteur qui utilise l’action comme matériau, en fait l’histoire

2. le focalisateur qui sélectionne les actions et choisit les angles sous lesquels il les présente, en fait le récit 3. le narrateur qui met le récit en parole – il en fait le texte narratif.

Selon Bal, chaque instance s’adresse à un destinataire situé sur le même plan, c’est à dire que l’acteur s’adresse à un autre acteur, le focalisateur à un « spectateur » – l’objet indirect de la focalisation, et le narrateur s’adresse à un lecteur hypothétique.108 Cela veut dire que le narrateur répond à la question qui parle ?, contrairement au focalisateur qui répond à la question qui voit ?

De plus, elle différencie les sujets des objets de la narration et de la focalisation. Le sujet de la narration est le narrateur, l’objet de celle-ci le narré, tandis que le sujet et l’objet de la focalisation deviennent le focalisateur et le focalisé. Le narré est donc l’énoncé, c’est-à-dire les paroles de la narration.109 Le focalisé consiste en tout ce qui est présenté par la description. Il peut être perceptible ou imperceptible, un focalisé perceptible étant « [...] ce qui peut être perçu – par la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût – par un spectateur hypothétique, et ce qui ne peut pas l’être. »110 D’ailleurs, le focalisé peut aussi bien être un personnage, un objet, un lieu, etc. L’observation de ce jeu entre le focalisateur et le focalisé pourrait révéler certaines stratégies propres à la mise en place du fantastique.

Ainsi, Bal ne différencie que deux types de la focalisation : externe, où le focalisateur se trouve hors de la diégèse et interne où le focalisateur fait parti de la diégèse.

107 KUBÍČEK, Tomáš, HRABAL, Jiří et BÍLEK, Petr A., Naratologie…, Op. cit., pp. 161 – 163

108 BAL, Mieke, Narratologie : Les instances du récit, Paris, Klincksieck 1977, pp. 32 – 33

109 Ibid., p. 35

110 Ibid., p. 38

34 | P a g e 3.3. L’armature fantastique selon Lise Morin

Afin d’étudier la question du point de vue appliqué au contexte du fantastique nous présentons l’étude de Lise Morin qui dans son œuvre La nouvelle fantastique québécoise de 1960 à 1985, basée sur 16 nouvelles fantastiques canadiennes de la deuxième moitié du XXe siècle, élabore la notion d’« armature fantastique qui comprend la focalisation, la narration et l’inscription d’une figure de rationalité. »111 Elle met à jour des interactions entre ces trois composantes en relevant l’objectivité et la subjectivité narrative.

Il faut mentionner que dans son ouvrage elle reprend la notion générale de la critique que la vraisemblance du récit fantastique « constitue la pierre d’achoppement des fantastiqueurs. »112 Après avoir constaté que ce thème avait été si peu étudié, elle vérifie son hypothèse que les écrivains fantastiques adoptent des stratégies persuasives dans lesquelles la subjectivité et l’objectivité occupent une place primordiale. Tout ce qui semble partiel relève de la subjectivité, ainsi que tout ce qui semble procéder d’une démarche rationnelle est réputé comme objectif. Elle ajoute que :

« De ces deux stratégies, objective et subjective, nulle n’est supérieure à l’autre : à chacune ses atouts et ses inconvénients. Du reste, aucun texte ne peut se réclamer de la seule objectivité ou de la seule subjectivité. Les auteurs jouent sur les deux tableaux à la fois, essayant tantôt de gagner le cœur du lecteur par des notations subjectives, et tantôt son intellect au moyen de passages objectifs. »113

Selon Morin, il existe trois types d’acteurs auxquels nous pouvons attribuer la narration : un je-acteur, un je-témoin-ami-ou-proche et un il extradiégétique. Le je-acteur, puisqu’il prend part à l’histoire racontée, est empreint de subjectivité. Il authentifie le récit et facilite l’identification avec le narrateur. Ainsi, malgré l’effet de véracité qu’une narration à la première personne provoque, elle suscite également la méfiance : « je- acteur d’un récit fantastique ne peut jamais se disculper d’une accusation de folie. »114 Le je-témoin-ami-ou-proche est plus objectif puisqu’il ne fait pas partie de l’histoire qu’il décrit. De cette façon, la crédibilité du témoignage est plus grande, cependant « le

111 MORIN, Lise, La nouvelle fantastique québécoise de 1960 à 1985, Québec, Nuit blanche 1997, p. 24

112 Ibid., p. 80

113 Ibid., pp. 80 – 81

114 PONNAU, Gwanhaël In : MORIN, Lise, La nouvelle…, Op. cit., p. 94

35 | P a g e récepteur n’épouse pas aussi étroitement les vues du narrateur »115 en gênant l’identification du lecteur avec le héros. Le il-extradiégétique médiatise fortement le récit. De ce fait, l’effet d’objectivité est accru et il « rend l’inadmissible acceptable. »

Quant à la focalisation, elle donne lieu à trois possibilités : « La conscience qui oriente la connaissance de l’histoire peut être celle de l’acteur du drame, celle d’un informateur de seconde main, ami ou proche du protagoniste, ou celle d’un narrateur- il »116 en soulignant que « le point de vue « avec » reste une composante majeure de l’effet fantastique ».117 Cela veut dire que dans le récit fantastique la focalisation est souvent interne, car elle permet de suivre les pensées des personnages. La présence d’un personnage rationnel constitue le dernier paramètre fondamental de l’armature fantastique. Il est essentiel pour apporter un certain crédit au texte et participe à la création d’un effet d’objectivité : « Elle oblitère quelque peu la subjectivité du texte et, dans le cas du récit à la première personne, apporte une certaine crédibilité à un témoignage qui, sans cela, en serait singulièrement dépourvu »118. Cette figure rationnelle « [...] adopte le comportement du lecteur sceptique. »119

Morin conclut que sa notion de l’armature fantastique ne signifie pas que ces trois fonctions narratives sont propres aux œuvres fantastiques, mais que celles-ci « peuvent contribuer à renforcer la vraisemblance d’un texte, car elles mettent certains acteurs en position d’autorité. »120

La notion de l’armature fantastique est celle que nous voudrions également examiner dans notre corpus de contes.

3.4. La notion du double

À l’instar du fantastique, il peut être difficile de postuler la définition du double. La dualité existe de toute éternité. Adam et Ève, Caïn et Abel, Vendredi et Robinson, Astérix et Obélix, et d’autres. Le dualisme philosophique travaille la pensée occidentale

115 MORIN, Lise, La nouvelle…, Op. cit., p. 94

116 Ibid., p. 95

117 Ibidem

118 Ibid., p. 96

119 Ibid., p. 97

120 Ibidem

36 | P a g e depuis Platon, pas seulement des oppositions classiques matières/esprit, bien/mal, mais aussi l’apparence/l’être, etc. Le double se tient à l’origine de tout.121 « On pourrait parler de « double psychologique », puisqu’il concerne de moi, ou de « double fantastique », puisque sa manifestation est perçue comme une anomalie dans l’ordre des choses. »122 Pour aller plus loin, Pierre Jourde et Paolo Tortonese expliquent dans leur ouvrage Visages du double que le double est « le thème fantastique par excellence »123 ce qui coïncide avec la rupture provoquée par le fantastique dans notre réalité : « rien ne peut mieux signifier la rupture de l’équilibre rationaliste que l’irruption sur scène du double, ce moi qui se montre instantanément comme un non-moi. »124 Ainsi, le double efface l’opposition entre le moi et le monde, car le moi est placé dans la réalité : « Le double incarne cette idée que le moi n’est plus maître en sa propre maison. »125 Par exemple, l’apparition d’un diable qui est un être à la fois humain et non humain c’est le fait où le double joue un rôle important dans le fantastique.126 De plus, le double n’est pas seulement un moi identique, il peut être également opposé, représentant mon négatif, ma partie mortelle, ma part diabolique ou ce que je voudrais être.127 Enfin, il faut remarquer aussi la liaison du double à l’amour. Les protagonistes sont souvent victimes du dédoublement de la femme aimée ou d’une double figure amoureuse – la femme réelle ou la fantastique.128 Nous voudrions examiner la présence de la notion du double dans notre corpus des contes.

3.5. L’espace-temps dans les contes fantastiques

Les théoriciens s’entendent que l’espace et le temps dans les contes fantastiques sont généralement dépeints comme l’entourage réaliste per definitionem. Nous avons déjà mentionné que selon Šrámek, ce n’est ni l’espace, ni le temps, mais le personnage qui constitue la catégorie fondamentale. En outre, il ajoute que l’espace et le temps prennent

121 JOURDE, Pierre, TORTONESE, Paolo, Visages du double, Paris, Armand Colin 2005, pp. 3 – 4

122 Ibid., p. 3

123 Ibid., p. 39

124 Ibidem

125 PRINCE, Nathalie, La littérature, Op. cit., p. 94

126 JOURDE, Pierre, TORTONESE, Paolo, Visages…, Op. cit., p. 41

127 PRINCE, Nathalie, La littérature, Op. cit., p. 94

128 Ibid., p. 96

37 | P a g e souvent partie de l’environnement qui est conçu comme réaliste et ce n’est que sur cet arrière-plan que les éléments fantastiques sont introduits dans l’histoire.129 En outre, Vax propose que « l’espace fantastique est une variété de l’espace vécu. »130

D’ailleurs, Šrámek constate qu’en aucun cas, le conte fantastique n’a pas son chronotype spécial qui impliquerait automatiquement la mise en place du fantastique. Cependant il remarque qu’il existe des chronotypes qui peuvent aider le récit fantastique, par exemple la nuit. La nuit est étroitement liée aux thèmes fantastiques classiques comme l’onirisme ou le vampirisme. Mais la simple présence de la nuit ne peut pas être la condition de l’émergence du fantastique.131 Malrieu ajoute que la nuit empêche de mesurer le temps, ce qui est la raison pour laquelle elle favorise l’introduction du fantastique.132

Labbé et Millet précisent que dans un récit fantastique l’espace et le temps sont souvent précisément définis et datés.133 La même opinion est présentée par Malrieu. Il constate que le récit fantastique joue sur trois espaces-temps : le nôtre, représenté par le narrateur, celui du personnage et celui du phénomène.134

Dans l’espace-temps du narrateur les points de repère temporels ont beau paraître imprécis, ils sont toujours assez nombreux pour permettre de dater avec précision la narration. De plus, le moment du récit coïncide presque toujours avec celui de sa parution. Parallèlement, le lieu dans lequel se trouve le narrateur correspond à notre univers familier. Également, l’espace-temps occupé par le personnage est de la même nature que celui du narrateur. Pour que le fantastique puisse apparaître en tant que crédible, l’espace-temps du personnage est des plus familiers et des plus ordinaires. Le lieu où se trouve le personnage n’est ni magique, ni lié à interdit, il est déterminé, connu est presque toujours fréquenté, c’est assez souvent une ville. Cependant, il est rare que le personnage vive son expérience fantastique dans son cadre naturel. Il se trouve souvent dans un monde qui n’est pas fait pour lui. De plus, le lieu du personnage présente certains traits étranges. L’espace, dans lequel interviennent le narrateur et aussi le phénomène, est

129 ŠRÁMEK, Jiří Morfologie…, Op. cit., p. 49

130 VAX, Louis, La séduction…, Op. cit., p. 196

131 ŠRÁMEK, Jiří Morfologie…, Op. cit., p. 49

132 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 124

133 MILLET, Gilbert et LABBÉ, Denis, Le fantastique…, Op. cit., p. 31

134 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 115

38 | P a g e un lieu de passage entre le monde des vivants et celui des morts. De plus, « dans la littérature fantastique, en effet, le temps se trouve toujours lié à la dégénérescence et à la décomposition. »135 Il n’est pas rare que les personnages vivent imaginairement hors de notre temps par leurs goûts ou obligations. Il en résulte que le temps du personnage n’est pas vraiment le nôtre. « Tout est en place alors pour que s’opère la bascule du personnage dans l’univers atemporel du phénomène. »136

En ce qui concerne le phénomène, il apparaît d’un seul coup, sans raison apparente, sans avoir une origine connue. « Il appartient à un passé lointain, mythique, que l’on croyait à tout jamais disparu, et qui surgit brutalement dans le présent du personnage, dans toute sa splendeur originelle. »137 Dans les contes fantastiques, le passé n’est jamais mort et ne cesse d’entrer en coup de vent dans le présent. Le temps ne joue aucun rôle pour le phénomène. De plus, le phénomène est en contradiction avec notre représentation linéaire du temps qui est fondée sur l’irréversibilité. Malrieu constate que le phénomène échappe aux lois. Il conclut : « Ce n’est pas l’espace du phénomène qui est inquiétant, c’est son rapport au temps. »138 Au contraire, le lieu du phénomène est le symbole de la permanence.

D’ailleurs, Malrieu ajoute que le temps est toujours subjectif et celui du personnage est plus important, car l’expérience fantastique est un essai de s’échapper du temps.139 Cependant, le personnage ne peut pas vraiment y arriver. Une seule possibilité s’impose : la narration.140

Est-ce également le cas dans notre corpus des contes ? Nous examinerons quelles sont les différences par rapport à la présentation du temps et de l’espace chez nos trois auteurs.

135 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 118

136 Ibid., p. 119

137 Ibid., p. 120

138 Ibid., p. 121

139 Ibid., p. 124

140 Ibid., p. 130

39 | P a g e 4. Présentation des auteurs et leurs œuvres choisis

Le fantastique s’est constitué au XVIIIe siècle, issu du merveilleux, en réaction contre l’esprit des lumières et l’emprise de la raison. Ensuite, son épanouissement en France réside au XIXe siècle et il est accompagné par le romantisme qui est marqué par la volonté d’explorer toutes les possibilités de l’art afin d’exprimer les extases et les tourments du cœur et de l’âme et qui oppose le sentiment contre la raison.

Dans ce chapitre, nous allons présenter les trais principaux de la vie de nos auteurs choisis, ainsi que leurs contes fantastiques qui constituent notre corpus à analyser. Nous mettons l’accent sur la structure du récit fantastique en indiquant les différentes fonctions selon Šrámek. Rappelons les abréviations utilisées : Signes (S), Tentation (T), Initiation (I), Manifestation du fantastique (MF), Doute (D), Confirmation du fantastique (CF), Lutte (L) / Acceptation (A), Explication (E), Victoire (V) / Défaite (Df).

4.1. Jacques Cazotte (1719 – 1792)

Jacques Cazotte est né le 7 octobre 1719 à dans une famille bourgeoise de négociants en vin et de propriétaires de terres et où son père était greffier. Il a passé ses études de droit après avoir fait son éducation chez les jésuites. En 1740, il est entré dans l’administration de la marine et dans les années qui suivent il a commencé à écrire ses premières œuvres littéraires. Puis en 1747, il est passé en Martinique comme contrôleur des Îles du Vent. En 1750, il a rencontré Elisabeth Roignon, une belle créole, qu’il épousera en 1761 et dont il aura trois enfants.

En 1752, pendant son congé qu’il est venu passer à Paris, il a participé à la fameuse querelle dite des Bouffons entre les partisans de la musique française et ceux de la musique italienne.141 Il a publié alors sa contribution à la querelle avec La Guerre de l’opéra où il a défendu la musique française devant l’invasion de la musique italienne.142 Après son retour en Martinique, lors de l’attaque de Saint Pierre par les Anglais en 1759, il a contribué puissamment par son zèle et son activité à rendre leurs efforts

141 Almanach de la francophonie, de la presse, de la littérature, de l’éducation, de l’environnement et des modèles juridiques depuis 2004 [en ligne], consulté le 16 avril 2016, disponible sur : http://www.fbls.net/ litterature.htm

142 TUREK, Petr, O autorovi, In: CAZZOTTE, Jacques, Zamilovaný ďábel, 1re éd. Praha, Mladá Fronta 2001, p. 219

40 | P a g e inutiles. Sa santé ayant notablement souffert de l’influence du climat, il a obtenu un nouveau congé. Il est arrivé dans sa patrie au moment de la mort de son frère qui l’avait institué héritier.143 Après son retour en France, il a habité tour à tour, avec sa femme et ses trois enfants, Paris et le château de Pierry, entouré d’un vignoble près d’Epernay. en se consacrant à la littérature.144 Au moment où il a quitté la colonie, il avait cédé au père La Valette, supérieur de la mission des jésuites en Martinique, tout ce qu’il possédait dans cette île et en avait reçu en paiement des lettres de change sur la compagnie des jésuites. Les supérieurs du Père La Valette à Paris ont refusé d’acquitter, alléguant que cette spéculation n’avait pas été autorisée par eux. Cazotte menacé de perdre 50 000 écus c’est-à-dire le fruit du travail de toute sa vie, a dû leur intenter un long et retentissant procès qu’il a fini par gagner. Cazotte était aimé dans la société pour sa gaité, sa conversation spirituelle et la franchise de ses manières. En même temps la facilité qu’il avait à composer était étonnante.145

En 1762, il a publié un poème en douze chants et en prose Ollivier, remarquable par la présence d’épisodes magiques et fort bien accueillie. En 1768, il est élu à l’académie de Dijon.

En 1772, il a publié Le Diable Amoureux, considéré comme son chef-d’œuvre.

En 1775, une transformation s’est opérée dans l’esprit de Cazotte. Attiré de tout temps par les sciences occultes, il est devenu l’un des adeptes de la secte des martinistes et il s’est adonné, dans sa retraite de Pierry, en compagnie de sa fille et de ses deux fils, qu’il avait également initiés, à toutes les pratiques des illuminés. Fervent royaliste, il a formulé ses inquiétudes sur la marche des événements dans une correspondance intime adressée à son ami Pouteau.

En 1791, iI a échappé de justesse aux massacres de Septembre, grâce au dévouement de sa fille Elisabeth Cazotte qui a réussi à émouvoir la foule.

En 1792, sa correspondance est devenue le motif de l’arrestation de Cazotte qui est resté fidèle à Louis XVI. Il est arrêté dans son château de Pierry puis conduit en détention à Paris. Il a été traduit devant le Tribunal révolutionnaire pour trahison envers la

143 DE FELLER, François Xavier, Bibliographie universelle ou dictionnaire historique des hommes qui se sont fait un nom par leur génie, leurs talents, leurs vertus, leurs erreurs ou leurs crimes depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, Nouvelle édition Lille, Lefort 1838, p. 124, [en ligne], consulté le 16 avril 2016, disponible sur: https://books.google.cz/books?id=YB1HWvGKu1IC&hl=cs&pg=PP7

144 Almanach… [en ligne] Op. cit.

145 DE FELLER, François Xavier, Bibliographie universelle…, Op. cit., pp. 124-125

41 | P a g e République. Ses lettres à Pouteau sont la seule charge qu’on a pu relever contre lui, mais elle a suffi pour provoquer une sentence de mort.146

Le 25 septembre 1792 avant son exécution, Cazotte a trouvé un moyen de s’entretenir pendant une heure avec un ecclésiastique avant de marcher au supplice. Ayant demandé une plume et du papier, il a écrit ces mots : « Ma femme, mes enfants, ne me pleurez pas, ne m’oubliez pas, mais souvenez-vous surtout de ne jamais offenser Dieu. » Il a donné le message à l’ecclésiastique avec une boucle de ses cheveux qu’il l’a prié de remettre à sa fille comme un gage de sa tendresse.147 Ce jour-là, il est guillotiné à l’âge de 73 ans en prononçant : « Je meurs fidèle à Dieu et à mon Roi » qui est la reprise de la formule martiniste : « Deo et Regi fideles ».148

Cazotte était un grand opposant de la pensée de l’Âge des lumières et il est considéré comme le précurseur du récit fantastique.

4.1.1. Le Diable amoureux (1772)

Cette œuvre de Jacques Cazotte est souvent considérée comme le premier grand récit du fantastique classique en France. Présentons-en d’abord l’action en mettant l’accent sur les fonctions constitutives de la structure du conte fantastique.

Un soir, un jeune homme, Alvare, capitaine aux gardes du roi de Naples, assiste à un débat des amis qui ont discuté sur la cabale. (Incipit) Son vieil ami flamand, Soberano, lui fait découvrir le mystère de cette science occulte, car il ne sait rien sur ce sujet (I). Curieux et fortement attiré par l’occultisme (T), Alvare décide de convoquer le diable aux ruines de Portici en compagnie de trois amis. Le diable lui apparaît d’abord sous forme d’une tête d’un chameau, puis d’un épagneul et enfin sous forme d’un jeune page Biondetto (MF). Il organise pour lui et ses amis un grand régal. Rentré chez lui, Alvare ne sait pas quoi faire avec ce jeune page, sur lequel il apprend finalement qu’il s’agit d’une femme. Il semble qu’il n’ait pas d’autre possibilité que d’accepter ses services. Ils partent pour Venise, où Alvare s’efforce de résister aux séductions de Biondetta dont il tombe amoureux. Il tente d’oublier sa nature diabolique en cherchant des explications rationnelles sur son origine. (D) Elle lui dit qu’elle est une sorte de fée – sylphide (l’esprit de l’air) et veut l’épouser. Il décide enfin de présenter Biondetta à sa mère pour avoir son

146 Almanach… [en ligne] Op. cit.

147 DE FELLER, François Xavier, Bibliographie universelle…, Op. cit., p. 125

148 Almanach…, [en ligne] Op. cit.

42 | P a g e accord avec le mariage. Biondetta fait tout pour l'accompagner. (L) En chemin vers l’Espagne, ils s’arrêtent pour participer à une noce et ils passent la nuit ensemble. Au moment ultime, Biondetta jette son masque pour rappeler : « Je suis le diable. »149 Dans la lumière des cornes de gros limaçons Alvare aperçoit de nouveau la tête de chameau. (CF) Le lendemain, Biondetta a disparu et Alvare arrive chez sa mère. Il lui raconte ses aventures insolites et apprend que la plus grande partie ne pouvait pas être vraie et que ce n’était peut-être qu’un songe. (V, E)

4.2. Théophile Gautier (1811 – 1872)

Théophile Gautier est né à Tarbes dans les Hautes-Pyrénées le 31 août 1811. Il n’avait que trois ans lorsque sa famille s’est installée à Paris. Malgré son jeune âge, il éprouvait de la nostalgie et s’habituait mal à son nouvel environnement. Plus tard, il évoquera les « montagnes bleues » dans sa propre biographie : « Le souvenir des silhouettes de montagnes bleues qu’on découvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux d’eaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent la ville en tous sens, ne m’est jamais sorti de la tête et m’a souvent attendri aux heures songeuses. »150 Parmi ses premières grandes passions on note l’admiration pour Robinson Crusoé, il rêvait donc de devenir marin, avant de se passionner pour le théâtre, notamment pour la peinture des décors. Il a étudié au lycée Louis-le-Grand et au collège Charlemagne où il s’est lié, pour la vie, avec Gérard de Nerval. À cette époque, il s’intéressait aux poètes latins tardifs dont la langue étrange le fascinait.151 Il fréquentait un atelier de peinture avant de se consacrer à la poésie et à la littérature. Le 27 juin 1829, son ami Gérard de Nerval l’a présenté à qui allait devenir son « maître » en littérature. Cette rencontre avec le chef de file de l’école romantique a décidé de son orientation définitive vers l’écriture et la poésie. Le 25 février 1830, Théophile Gautier a figuré en bonne place au Théâtre-Français,

149 CAZOTTE, Jacques, Le Diable Amoureux, Paris, Plonn 1871 [en ligne], consulté le 17 janvier 2016, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Diable_amoureux, p. 267

150 GAUTIER, Théophile, Théophile Gautier par lui-même In: L’Illustration du 9 mars 1867 [en ligne], consulté le 22 mai 2020, disponible sur : http://www.theophilegautier.fr/biographie-theophile- gautier-par-lui-meme/

151 GAUTIER, Théophile, Théophile Gautier… [en ligne], Op. cit.

43 | P a g e lors de la première représentation du drame Hernani. Lors de la bataille d’Hernani il se fait le défenseur de Hugo.152

À part Victor Hugo dont il était un profond admirateur, il est devenu également ami de Balzac, de Dumas père et, plus tard, de Baudelaire qui lui dédiera ses Fleurs du mal. Dès 1834, il a fait partie du Petit Cénacle de l’impasse du Doyenné.153

Pour illustrer sa personnalité, nous nous servons de la citation de Jean-Louis Vaudoyer :

« Par une singulière malchance, la légende de Théophile Gautier est fausse entièrement. On peut très bien la résumer ainsi : « Romantisme et impassibilité. » Cette légende est de plus, on le voit, contradictoire. […] Il n’y a jamais de littérature confidentielle chez Gautier, et […] l’élément passion est presque absent de son œuvre. […] C’est qu’il a toujours préféré la sensibilité de l’esprit à la sensibilité du sentiment. […] Gautier est un des rares poètes français du XIXe siècle, qui, pour exprimer des idées poétiques, emploient le mot juste et une forme parfaite. […] Et Théophile Gautier, répète la légende imbécile, n’avait point de cœur! Mais c’est un héros, et, pour tout écrivain, sa vie et son œuvre restent un double modèle. »154

En 1836, Théophile Gautier a livré de nombreux articles pour la presse parisienne, grâce à Honoré de Balzac il a commencé à publier dans La Chronique de Paris. Il y a publié des nouvelles comme La Morte amoureuse et La Chaîne d’or et des critiques d’art. La même année il a effectué des voyages avec Nerval en Belgique et en Hollande. En 1940 il a voyagé en Espagne. Son Voyage en Espagne, publié sous le titre de Tra Los Montes en 1843, une sorte de carnets d’impressions vigoureuses, est marqué par la fraîcheur du regard, l’étonnement de la vision et le souci toujours excité de la justesse du dire. Ces visions donnent lieu à de nouveaux vers, España, qui ont paru dans le recueil Poésies complètes en 1845.155

152 NADAUX, Marc, Théophile Gautier [en ligne], consulté le 22 mai 2020, disponible sur : http://www. 19e.org/personnages/france/G/gautier.htm

153 Bibliographie de Théophile Gautier [en ligne], consulté le 22 mai 2020, disponible sur : http:// www.theophilegautier.fr/biographie-theophile-gautier-11-48/

154 VAUDOYER, Jean-Louis, dans La Revue Hebdomadaire, 2 septembre 1911, In: Encyclopédie de L’Agora, entrée : Théophile Gautier [en ligne], consulté le 22 mai 2020, disponible sur : http://agora.qc.ca/Dossiers/ Theophile_Gautier

155 Bibliographie de Théophile Gautier… [en ligne], Op. cit.

44 | P a g e En 1841, Théophile Gautier est tombé amoureux de Carlotta Grisi, une ballerine de l’Opéra de Paris. Il lui a écrit le livret de l’opéra Giselle où elle a obtenu le rôle principal. Après trois années d’union pendant laquelle les deux amants menaient grand train, c’est avec Ernesta, cantatrice et sœur de cette dernière, qu’il s’est lié. Le couple a eu deux filles : Judith et Estelle. En 1857 ils ont quitté Paris et ils se sont installés à Neuilly- sur-Seine dans une petite maison où il aimait recevoir ses amis littéraires. Au salon littéraire de la princesse Mathilde, dont il est nommé bibliothécaire, Gautier rencontre également des écrivains comme Prosper Mérimée ou les Goncourt. À cette époque Gautier faisait figure de chef d’école.

Élu en 1862 président de la Société nationale des Beaux-Arts, Gautier était entouré d’un comité composé des peintres les plus prestigieux comme Eugène Delacroix, ou Édouard Manet. Cette élection à un poste en vue a provoqué l’envie d’une partie des littérateurs moins connus, Aussi a-t-il échoué à être admis à l’Académie française, malgré ses quatre candidatures.

Théophile Gautier est décédé le 23 octobre 1872 dans sa maison de Neuilly, d’une maladie de cœur, et il est inhumé au cimetière de Montmartre à Paris.156

Figure marquante de la vie littéraire du XIXe siècle, Gautier abordait autant la critique d’art que le conte fantastique ou le récit historique. Grâce à sa théorie de « l’art pour l’art », il est surtout connu pour être le maître du mouvement poétique du Parnasse.157

Dans notre corpus des contes nous avons choisi des contes fantastiques (selon nous) les plus typiques : La Cafetière (1831), Omphale (1834), La Morte amoureuse (1836), Le Pied de momie (1840) et Arria Marcella (1852).

4.2.1. La Cafetière (1831)

Le narrateur raconte son séjour qu’il a passé en Normandie avec deux de ses amis chez leur hôte. Le premier soir après leur arrivée tardive, il se met au lit dans sa chambre. Dès qu’il y entre, il ressent un frisson étrange comme s’il n’y était pas seul. (S) Il veut s’endormir, cependant il ne peut pas. (T) : « Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient

156 NADAUX, Marc, Théophile Gautier… [en ligne], Op. cit.

157 Encyclopédie Larousse, entrée : Théophile Gautier [en ligne], consulté le 22 mai 2020, disponible sur : https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Th%C3%A9ophile_Gautier/120969

45 | P a g e violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir. »158 Tout à coup, le meuble, l’accessoire de la chambre, même une cafetière, près de son lit prennent vie et commencent à bouger. (MF) Il ne comprend pas du tout ce qu’il voit (D), et cela d’autant moins que les personnages peints sur les tableaux, représentant les ancêtres de son hôte, sortent de leurs cadres et se mettent à danser après une tasse de café. (CF) Ensuite, il s’aperçoit d’une jeune femme, Angéla, d’une beauté divine assise seule dans un fauteuil, c’est un coup de foudre. Elle l’a appelé Théodore et il ne sait pas comment elle peut connaître son nom. Il se précipite vers elle en lui demandant de danser. Après une danse vive et surnaturelle pendant laquelle il se sent merveilleux (A), ils s’assoient et à l’aube, Angéla tombe par terre. Il veut l’aider à se mettre debout, mais elle disparaît, ainsi que toute sa vision. La seule chose qui demeure est une cafetière brisée par terre à la place d’Angéla. Il est saisi par la peur et s’évanouit. (Df) Le lendemain, il se trouve dans un habit ridicule entre ses amis. Il croit avoir rêvé, néanmoins en désignant les traits d’Angéla, il apprend qu’il s’agissait de la sœur de son hôte et qu’elle est décédée après une maladie suite à un bal, il y a deux ans. (I)

4.2.2. Omphale (1834)

Le narrateur, jeune homme de dix-sept ans qui vient de sortir du collège, arrive chez son oncle qui le loge dans un vieux pavillon. Dans sa chambre, il se trouve une tapisserie représentant une scène mythologique – « Hercule filant aux pieds d’Omphale »159 d’une beauté extraordinaire. Un soir, quand il est sur le point de se coucher, il a l’impression que les yeux d’Omphale ont remué. (S) Il commence à avoir peur et tente de ne pas la regarder. Un autre soir, après un rêve étrange, un coup de vent venant de la fenêtre ouverte agite la tapisserie. Le narrateur n’ose pas regarder Omphale qui, tout à coup, se détache du mur en lui adressant la parole. Elle est la marquise de T. et ne lui veut pas de mal. Finalement, elle lui annonce qu’elle l’aime. (MF) Ils sont interrompus et le narrateur doute de ce qu’il a vu : « En effet, les rideaux étaient ouverts ; moi qui croyais n’avoir fait qu’un rêve, je fus très étonné, car j’étais sûr qu’on les avait fermés le soir. »160 (D) Ensuite, il examine la tapisserie, cependant il ne trouve rien

158 GAUTIER, Théophile, Contes humoristiques, Paris, G. Charpentier 1880 [en ligne], consulté le 7 février 2016, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_humoristiques, p. 251

159 GAUTIER, Théophile, Nouvelles, Paris, Lemerre 1897 [en ligne], consulté le 17 janvier 2016, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Nouvelles_de_Th%C3%A9ophile_Gautier, p. 298

160 Ibid., pp. 305 – 306

46 | P a g e d’extraordinaire, sauf plusieurs fils rompus autour des pieds d’Omphale ce qui lui donne l’espoir. (T) Après, la marquise vient chaque nuit et ils deviennent amoureux. (CF, A) Néanmoins, il devient de plus en plus fatigué pendant les journées et son oncle qui connaît bien la marquise T. (I) laisse mettre la tapisserie au grenier et le renvoie chez ses parents. (Df) Après la mort de son oncle et la vente de ses biens, il trouve cette tapisserie auprès d’un marchand de bric-à-brac, mais avant de pouvoir la racheter, un Anglais le dévance.

4.2.3. La Morte amoureuse (1836)

Pendant son ordination, Romuald aperçoit une jeune femme d’une beauté surnaturelle et s’enflamme d’une passion dévorante. Il entend la voix qui lui promet de le rendre plus heureux que le Dieu dans le paradis. (S) Il s’agit d’une courtisane, Clarimonde. Romuald devient prêtre dans un petit village. Un jour, un homme vient pour demander une extrême-onction pour sa maîtresse. En arrivant trop tard, Romuald reconnaît Clarimonde qui vient de mourir. Il est attiré par sa beauté et ne s’empêche pas de l’embrasser. (T) Elle se lève et lui dit qu’ils sont unis et qu’elle viendra le voir. (MF) Romuald s’évanouit. Puis, il songe avoir rêvé. (D) L’abbé Sérapion l’averti qu’elle n’est pas morte pour la première fois et qu’elle est une vampire diabolique. (I) Cependant, il ne prend pas en considération ces avertissements et Clarimonde vient le voir pendant son rêve. (CF) À partir de ce jour-là, il commence à mener une double vie : l’une de gentilhomme et d’amant de Clarimonde pendant la nuit, et l’autre de prêtre pendant la journée. Plus tard, il découvre que Clarimonde est vraiment une vampire, cependant il n’arrive pas à résister à ses séductions, pourtant épuisé de cette double vie. (L) Enfin, l’abbé Sérapion lui montre le corps de Clarimonde au cimetière pour mettre fin à ses rêves. (E, V) Il finit par ces instructions : « Voilà, frère, l’histoire de ma jeunesse. Ne regardez jamais une femme, et marchez toujours les yeux fixés en terre, car, si chaste et si calme que vous soyez, il suffit d’une minute pour vous faire perdre l’éternité. »161

4.2.4. Le Pied de momie (1840)

Le narrateur cherche chez un marchand de bric-à-brac à Paris une œuvre d’art qui puisse lui servir du presse-papier sur son bureau. Finalement, il achète un pied d’une momie (Incipit) qui est - selon le marchand – celui de la princesse égyptienne Hermonthis. Le marchand ajoute : « Le vieux pharaon ne sera pas content, il aimait sa fille,

161 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 412

47 | P a g e ce cher homme »162 (I) Après le dîner avec ses amis, le narrateur rentre dans son appartement et ressent une odeur forte d’un parfum oriental. (S) Pendant la nuit, attiré par une impression étrange (T), il rêve que le pied commence à sautiller et puis, que la princesse, bien triste, vient chercher son pied dans son appartement. Le narrateur le lui rend. (MF) Pour le remercier, la princesse échange son pied contre une petite figurine de l’Isis, la conductrice des âmes, de pâte verte qu’elle portait à son cou. Ensuite elle emmène miraculeusement son bienfaiteur à la maison de son père (A), le pharaon Xixouthros, qui voudrait le remercier. Le narrateur demande la main de la princesse, cependant le pharaon refuse, car sa fille a trente siècles et le narrateur n’a que vingt-sept ans. (Df) En expliquant qu’il est immortel, le pharaon lui serre la main, et le narrateur se réveille. C’est en effet son ami qui essayait de le réveiller. Il pense avoir rêvé (D) En se levant, il remarque que sur son bureau, à la place d’un pied de momie acheté la veille, se trouve la figurine de pâte verte échangée par la princesse. (CF)

4.2.5. Arria Marcella (1852)

Trois jeunes amis voyagent en Italie à Pompéi. Lors d’une visite au Musée archéologique national de Naples, l’un d’entre eux, Octavien, voit dans la vitrine une empreinte noire d’un sein d’une femme pompéienne dont il tombe amoureux. (Incipit, T) Le soir, après la journée passée dans la ville morte et un dîner bien arrosé, Octavien décide de prendre un peu de l’air à Pompéi. Il croit entendre des voix et voir des ombres. (S) Tout d’abord il pense que ses amis ont eu la même idée que lui mais enfin, il se rend compte qu’il se promène dans l’antique Pompéi sous le règne de l’empereur Titus sur laquelle ne sont pas encore passées les cendres et la lave du Vésuve. (MF) Il croit être victime d’une hallucination (D), cependant le soleil avec ses ombres à l’heure de minuit le persuade qu’« un prodige inconcevable le reportait, lui, Français du dix-neuvième siècle, au temps de Titus, non en esprit, mais en réalité […] »163 (CF) La ville s’anime et les habitants, entre autre l’accueillant Rufus Holconius avec qui il commence à discuter en latin, se rendent tous au théâtre. Pendant la représentation, Octavien aperçoit une jeune femme qu’il avait vue au musée, prisonnière de la cendre. Sa servante vient lui dire : « ma maîtresse vous aime, suivez-moi. »164 (A) La femme s’appelle Arria Marcella et lui

162 GAUTIER, Théophile, Romans et Contes, Paris, A. Lemerre 1897 [en ligne], consulté le 17 janvier 2016, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Romans_et_Contes_de_Th%C3%A9ophile_Gautier, p. 439

163 Ibid., p. 320

164 Ibid., p. 333

48 | P a g e explique que son amour et son désir lui ont rendu la vie : « On n’est véritablement morte que quand on n’est plus aimée ».165 (I) Octavien lui promet de l’aimer jusqu’à la fin de sa vie. Ensuite, c’est son père, Arrius Domèdes qui entre. Il reproche à sa fille de ne pas laisser les vivants tranquilles et prononce une formule d’exorcisme. De la jeune femme il ne reste que des os et de la cendre, Octavien s’évanouit. Le lendemain matin, il est réveillé par ses amis et il constate que peut-être ce n’était qu’un rêve. (E) Finalement, il se marie avec une Anglaise, mais ne cesse jamais d’aimer sa belle antique et d’être marqué par la mélancolie. (Df)

4.3. Prosper Mérimée (1803 – 1870)

Prosper Mérimée est né le 28 septembre 1803 à Paris dans une famille bourgeoise. Son père était peintre et professeur reconnu, spécialiste des écoles flamande et italienne.166 En 1823 Prosper Mérimée a obtenu sa licence en droit, mais doué pour la musique et les langues, il jouait également du piano et maîtrisait l’arabe, le russe, le grec et l’anglais. Il était l’un des premiers traducteurs de la langue russe en français.167 Il aimait voyager : au cours de sa vie il s’est rendu plusieurs fois en Angleterre, en Espagne, en Corse et ailleurs. Dans les années 1820, il a commencé à fréquenter les salons littéraires parisiens où il a rencontré de nombreux personnages littéraires, parmi lesquels dont il est devenu un ami.168

Passionné par le théâtre espagnol, il a développé l’idée d’une mystification – en 1825 il a publié une pièce nommée le Théâtre de Clara Gazul. Cette œuvre a été présentée comme l’ouvrage de Clara Gazul, une célèbre comédienne espagnole. De plus, il y a ajouté son traducteur imaginaire – Monsieur Joseph Lestrange. La pièce a été également complétée par des notes explicatives, une biographie imaginée ou un portrait de la comédienne fait par Delécluze. C’était en réalité Prosper Mérimée lui-même, représenté avec une mantille, épaules nues et une croix d’or autour du cou. Ces détails

165 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 337

166 Almanach… [en ligne] Op. cit.

167 Site du Ministère français de la culture sur Mérimée [en ligne], consulté le 17 mai 2016, disponible sur: http://www.merimee.culture.fr/

168 Almanach… [en ligne] Op. cit.

49 | P a g e précis ont aidé à rendre la fiction vraisemblable. L’œuvre a excité la curiosité de la jeunesse lettrée.169

En 1827, Mérimée a rencontré Emilie Lacoste qui est devenue sa maîtresse. Il a persévéré dans la supercherie en publiant La Guzla (ce qui est anagramme de Gazul). Ce recueil de chants populaires a été publié sous le nom d’un certain Hyacinthe Maglanovitch (cependant comme pour l’ouvrage de Théâtre de Clara Gazul, c’est Mérimée qui en est l’auteur).

En 1829, il a publié La Chronique du règne de Charles IX, un roman historique centré sur les guerres de religion déroulées au XVIe siècle. Il a fréquenté le Cénacle sous la direction de Victor Hugo. C’étaient les années de création intense.

En 1830, il a voyagé pour la première fois en Espagne et il y a rencontré le comte de Montijo. Sa fille Eugénie était la future épouse de l’empereur Napoléon III. C’est le début de son amitié avec la mère et la famille de la future impératrice qui n’a alors que quatre ans.170

En 1831, il est entré dans les bureaux ministériels et il est devenu en 1834 inspecteur général des monuments historiques. Il a effectué alors de nombreux voyages d’inspection à travers la France et a confié à l’architecte Eugène Viollet-le-Duc la restauration d’édifices en péril comme la basilique de Vézelay en 1840, la cathédrale Notre-Dame de Paris en 1843 ou la Cité de Carcassonne à partir de 1853. Il a publié alors moins de textes littéraires pour se consacrer à des travaux d’historien et d’archéologue en initiant, à partir de 1842, un classement des monuments historiques auquel rend hommage « la base Mérimée » qui a été créée en 1978.171

En 1831, il a écrit deux premières Lettres d’Espagne. En 1833 il a vécu une liaison courte avec . Puis en 1836, c’était le début de sa liaison avec Valentine Delessert.

En 1844, il est élu membre de l’Académie française. En 1845 il a publié Carmen. Cette nouvelle n’a connu qu’un faible succès à cette époque. Elle a attendu sa gloire et elle est devenue célèbre une trentaine d’années plus tard, grâce à Bizet qui a rédigé son opéra en 1875.

169 Site… sur Mérimée… [en ligne] Op. cit.

170 Almanach… [en ligne] Op. cit.

171 Site… sur Mérimée… [en ligne] Op. cit.

50 | P a g e En 1854, Mérimée a rompu avec Madame Delessert. À partir de 1857 jusqu’à sa mort, il a séjourné en hiver à Cannes, pour soigner ses difficultés respiratoires. En 1858, il a fait faire à Napoléon III et à l’impératrice Eugénie sa fameuse dictée. Ils ont fait 54 et 90 fautes.172

Souffrant d’asthme, Prosper Mérimée est décédé le 23 septembre 1870 vers 23 heures lors d’un de ses nombreux séjours à Cannes.

L’œuvre littéraire de Prosper Mérimée relève d’« une esthétique du peu », son écriture se caractérise par la rapidité et l’absence de développements, qui créent une narration efficace et un réalisme fonctionnel adaptés au genre de la nouvelle.173

Ses contes fantastiques que nous avons choisi à analyser sont selon nous les plus typiques : Vision de Charles XI (1829), Les Âmes du purgatoire (1834), La Vénus d’Ille (1837) et Lokis (1869).

4.3.1. Vision de Charles XI (1829)

Le roi Charles XI de Suède de caractère dur, touché par le décès de sa femme Ulrique-Éléonore, voit un soir par la fenêtre de son cabinet une salle des États dans son palais, éclairée par une lumière étrange. (S) Le roi, fortement attiré par ce fait insolite, veut aller chercher l’origine de cette lumière. (T) En compagnie de ses trois sujets, il rentre dans cette pièce mystérieusement décorée en noir. Ils y trouvent une assemblée immense devant un tribunal et un cadavre sanglant sur le trône. Ensuite, ils sont témoins de l’exécution par la décapitation d’un jeune homme dont la tête roule jusqu’aux pieds du roi et tache de sang sa pantoufle. (MF) Un vieillard l’avertit que le sang coulera cinq règnes après le sien. Après cette annonce, toute la vision disparaît. Seule la tache reste comme preuve de ce qu’il a vu. Il décide de rédiger un message décrivant sa vision et signé par ses compagnons. Enfin, nous nous apprenons qu’il s’agit du cadavre du roi Gustave III qui va mourir de cette façon dans l’avenir. (Df)

4.3.2. Les Âmes du purgatoire (1834)

Don Juan est le fils tant attendu de don Carlos de Maraña comte honorable de Séville. Il veut faire de lui un chevalier brave tandis que sa mère rêve d’un fils pieux. Dans son enfance, il est impressionné par un tableau effroyable des Âmes du purgatoire qui

172 Almanach… [en ligne] Op. cit.

173 Site… sur Mérimée… [en ligne] Op. cit.

51 | P a g e représente les tourments infligés à des pécheurs. (Incipit) Cependant, à l’université de Salamanque il devient ami de don Garcia qui l’initie à tous les maux et vices. Ils séduisent deux sœurs, doña Fausta et doña Teresa, ne les considérant que comme une sorte de divertissement. Enfin, don Juan n’est plus attiré par doña Teresa et les deux hommes décident de s’échanger. Don Juan insiste sur doña Fausta, mais elle refuse est se met à crier. Son père don Alonso de Ojeda la tue par une balle destinée à don Juan. Ensuite, c’est don Juan qui tue celui-ci. Les amis s’enfuient et s’engagent dans I’armée espagnole de Flandre, où leur capitaine, au moment de mourir, remet ses biens à don Juan pour qu’il fasse célébrer des messes pour son âme. Toutefois, Don Juan perd tout l’argent au jeu. En rentrant il aperçoit le cadavre de son capitaine qui est mort dans des douleurs affreuses. (Incipit) Après la mort de don Garcia, qui a été tué, don Juan revient en Espagne. Dans son château paternel il revoit le vieux tableau des Âmes du purgatoire qui le terrifie de nouveau aussi vivement qu’auparavant. (S) Mais il poursuit sa vie débauchée et décide de séduire une nonne. Il rencontre une nonne dans l’église et ce n’est personne d’autre que doña Teresa. Il l’oblige à s’évader de l’abbaye, mais en l’attendant, il aperçoit une étrange procession de funérailles, par laquelle il est inexplicablement attiré. (T) Il demande qui est le décédé et il entend son propre nom. (MF) Il commence à se méfier et pense avoir mal entendu, alors il répète sa question plusieurs fois. (D) La réponse est la même. Le prêtre lui explique que la procession est formée par les âmes du purgatoire rachetées par des prières de sa mère qui prient pour son âme. Il voit également son ami don Garcia et leur capitaine en compagnie d’un grand serpent qui viennent le chercher dans le cercueil. (CF) Après, il s’évanouit. Il change complètement sa vie, décide de faire pénitence, entre dans les ordres, vend ses biens et fait construire un hôpital. (A, V) Un jour, un étranger, sous le nom de don Pedro de Ojeda, vient venger son père et ses sœurs. Il le provoque en duel et don Juan le tue. Ensuite, il reste dans un monastère jusqu’à sa mort. Pour son épitaphe, il choisit : « Ci-gît le pire homme qui fut au monde. »174

4.3.3. La Vénus d’Ille (1837)

Le narrateur, un archéologue parisien, arrive à llle dans les Pyrénées-Orientales chez M. de Peyrehorade, un antiquaire de province qui doit lui montrer des ruines anciennes de la région. Il apprend de son guide, que M. Alphonse, le fils de son hôte, va se marier. En outre, une très belle statue de Vénus romaine de cuivre a été exhumée dans

174 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba et autres contes et nouvelles, Paris, Charpentier 1845 [en ligne], consulté le 17 mai 2020, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Colomba_et_autres_contes_et_nouvelles, p. 260

52 | P a g e son jardin. M. de Peyrehorade, passionné d’antiquités, en est fier, mais sa femme veut en faire une cloche, car la statue est considérée par le peuple comme une idole maléfique à cause de son regard méchant. De plus, elle est tombée sur l’ouvrier qui l’a découverte en lui brisant la jambe. (Incipit) Plus tard, le narrateur voit un vandale qui jette une pierre sur cette statue, mais à sa consternation, il la reçoit de retour. (S) Le lendemain matin, le narrateur admire la beauté de la statue et en même temps il est troublé par l’expression méchante de son visage en bronze. Il aperçoit également une marque blanche au-dessus du sein de la Vénus et une trace semblable sur les doigts de sa main droite, comme si elle avait jeté la pierre. (T) D’autant plus, sur la stèle figure une inscription, « Cave amantem. » invitant à se méfier de son amour. (I) Vendredi, dit « jour de Vénus, » est la journée choisie pour les noces. Alphonse se lance dans une partie de paume contre un Aragonais, et, pour jouer à son aise, il place sa bague de diamants, destinée pour sa fiancée, au doigt de la statue. L’Aragonais, battu, promet de se venger. Après les noces, au moment de reprendre sa bague, Alphonse, tout effrayé, ne peut pas la retirer, car la statue la retient dans son doigt replié. Il a peur d’être son époux. (S) Après une fête de noces très abondante et une nuit agitée, la maison s’éveille dans les cris : Alphonse a été tué. (MF) Sa mariée raconte qu’elle a vu un grand fantôme verdâtre serrant son mari. Le narrateur va dans le jardin pour vérifier que la statue se trouve sur sa place. Il y trouve des empreintes de pas dans deux directions opposées menant vers le terrain de jeu de paume où se trouve la statue. (D) Il se souvient d’avoir entendu des pas lourds montant et descendant des escaliers. La bague de diamants a été trouvé à côté du cadavre. (CF) Le narrateur n’arrive pas à comprendre ce crime. (Df) Quelques mois plus tard, il apprend que M. Peyrehorade est mort lui aussi et que Mme de Peyrehorade a finalement décidé de faire fondre la statue pour en faire une cloche, mais « depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois ».175

4.3.4. Lokis (1869)

Le narrateur, Wittembach, professeur de linguistique d’origine allemande, raconte l’histoire de sa mission en Lituanie. Il s’y est rendu pour étudier les langues anciennes, car il veut traduire la Bible en « jmoude ». Il est accueilli dans la maison du comte Michel Szémioth. Sa curiosité est suscitée par la personnalité changeante et excentrique du comte. (T) Dès son arrivée, il est témoin d’une série de signes qui indiquent une certaine anomalie étrange. Par exemple, son attention est attirée par la maladie de la mère du

175 MÉRIMÉE, Prosper, La Vénus d’Ille, éd. Le Livre de Poche, Paris, Librairie Générale Française 1994, p. 63

53 | P a g e comte, devenue folle quelques jours après son mariage, à la suite d’une grande terreur provoquée par l’attaque d’un ours. Le comte Szémioth parle de son amie Mlle Iwinska d’une façon bizarre en soulignant sa pâleur comme si elle n’avait pas de sang dans ses veines. En outre, tous les animaux ont peur du comte. De plus, dans la forêt ils rencontrent une sorcière qui vante la force du comte et lui prédit qu’il peut devenir roi des animaux, car il a des griffes et des dents. (S, I) Le professeur est toujours plus attiré par l’étrangeté du comte. (T) Finalement, le professeur assiste au mariage du comte avec Mlle Iwinska. Le lendemain matin, on trouve Mme Iwinska morte : « Ce n’est pas une lame d’acier […] qui a fait cette plaie... C’est une morsure ! »176 Le comte Szémioth a disparu et personne ne l’a plus revu. (MF, Df) Finalement, le professeur explique que le titre Lokis signifie « ours » en lituanien et que son sous-titre « Michel avec Lokis, tous les deux les mêmes » signifie que le comte Michel, en lithuanien Miszka, était d’une moitié un homme et d’une autre un ours. Il ne nous reste qu’à supposer que c’était suite au viol de la comtesse par un ours.

176 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières nouvelles de Prosper Mérimée, Paris, Michel Lévy frères 1874 [en ligne], consulté le 17 mai 2020, disponible sur https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:M%C3%A9rim%C3%A9e_- _Derni%C3%A8res_nouvelles_de_Prosper_M%C3%A9rim%C3%A9e,_1874.djvu, p. 119

54 | P a g e 5. Analyse comparative

Dans cette partie du travail, nous chercherons et comparerons les traits fantastiques, ainsi que les procédés de leur mise en marche dans chacun des contes fantastiques choisis de notre corpus de dix contes, en mettant l’accent sur les similitudes ou bien sur les différences parmi nos trois auteurs. Nous allons observer la structure du récit selon les fonctions de Šrámek. Ensuite, nous allons nous concentrer sur les personnages et leurs pensées, sur le narrateur – qui parle, ainsi que sur la focalisation – qui voit, en mettant l’accent sur la notion de l’armature fantastique selon Morin. Puis, nous allons examiner le temps et l’espace qui doivent être réels pour que le fantastique fonctionne bien. En dernier lieu, nous allons traiter de l’ambiguïté narrative créée entre la réalité et le fantastique, en observant également les motifs.

5.1. La structure des récits fantastiques et leurs fonctions

En ce qui concerne la structure des récits fantastiques étudiés, nous avons observé la présence des fonctions dans les contes fantastiques selon Šrámek,177 en les indiquant lors de leur présentation dans le chapitre précédent. Ensuite, nous avons dressé le tableau suivant.178 Si la présence d’une fonction nous semblait discutable, nous l’avons mise entre parenthèses. Quant aux titres des contes, nous nous sommes servie aussi de leurs siglaisons : Cazotte : Le Diable amoureux (D.a.), Gautier : La Cafetière (C.), Omphale (O.), La Morte amoureuse (M.a.), Le Pied de momie (P.m.), Arria Marcella (A.M.), Mérimée : Vision de Charles XI (V.Ch.), Les Âmes du purgatoire (A.p.), La Vénus d’Ille (V.I.) et Lokis (L.).

Tableau 1 : Les fonctions des récits fantastiques selon Šrámek

S T I MF D CF A/L E V/Df

D.a. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ L (❖) V

C. ❖ ❖ (❖) ❖ ❖ ❖ A Df

177 Voir supra, p. 22

178 Rappelons les abréviations des fonctions utilisées : Signes (S), Tentation (T), Initiation (I), Manifestation du fantastique (MF), Doute (D), Confirmation du fantastique (CF), Lutte (L) / Acceptation (A), Explication (E), Victoire (V) / Défaite (Df).

55 | P a g e S T I MF D CF A/L E V/Df

O. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ A Df

M.a. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ L (❖) V

P.m. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ A Df

A.M. ❖ ❖ (❖) ❖ ❖ ❖ A (❖) Df

V.Ch. ❖ ❖ ❖ Df

A.p. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ (A) (❖) V

V.I. ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ ❖ Df

L. ❖ ❖ (❖) ❖ Df

À partir de ce tableau nous pouvons observer que la distribution des fonctions est presque à 100% chez Cazotte et Gautier dont les récits suivent la structure classique des contes fantastiques. Cependant chez Mérimée, la distribution n’est complète que dans les fonctions : (S), (T), (MF) et (V/Df).

5.1.1. Signes et Tentation

La présence des (S) et (T) en est également presque à 100% chez tous les trois auteurs. Il n’y a pas de fonction (S) dans Le Diable amoureux, mais elle y est remplacée par l’initiation de Soberano. Ce fait peut nous montrer l’importance de la mise en marche du fantastique. Pour que celui-ci s’insère bien dans le récit, les héros observent les signes étranges ou insolites par lesquels ils sont attirés. Par exemple dans La Cafetière le narrateur ressent un frisson étrange comme s’il n’y était pas seul. (S) Il veut s’endormir, cependant il ne peut pas. (T) : « Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir. »179 Dans Omphale le narrateur a l’impression que les yeux d’Omphale ont remué. (S) Puis, il espère la revoir. (T) Romuald dans la La Morte amoureuse entend la voix qui lui promet de le rendre plus heureux que le Dieu dans le paradis. (S) Plus tard, il est attiré par la morte Clarimonde d’une beauté divine et ne s’empêche pas de l’embrasser. (T). Le narrateur dans Le Pied de momie en entrant dans son appartement et ressent une odeur forte d’un parfum oriental. (S) Plus tard dans la nuit il éprouve une impression étrange que son âme se réveille. (T) Dans Arria Marcella, Octavien tombe amoureux de l’empreinte de cendre vue dans la vitrine (S) et pendant sa

179 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 251

56 | P a g e promenade dans la nuit il voit des ombres et entend des voix (S). Dans la Vision de Charles XI, le roi Charles XI voit une partie de son palais éclairée par une lumière étrange (S) et puis, attiré par cette lumière, il veut aller chercher sa source. (T) Don Juan dans Les Âmes du purgatoire ressent une peur horrifiante auprès du tableau des Âmes du purgatoire. Pendant qu’il voit une étrange procession, il veut partir, mais il est inexplicablement attiré par celle-ci. (T) Dans La Vénus d’Ille ou Lokis, les signes jalonnent le chemin de tout le récit et attirent les héros jusqu’à la (MF). Dans La Vénus d’Ille, le narrateur voit un vandale qui jette une pierre sur la statue de Vénus et qui la reçoit de retour. (S) Plus tard, Vénus retient la bague de M. Alphonse dans son doigt replié. (S) Quant aux (S) dans Lokis, il y a de nombreuses allusions concernant la personnalité et le comportement du comte Michel, dont nous parlerons dans le sous-chapitre suivant.180

Conformément à Šrámek, nous pouvons constater que les (S) sont très étroitement liés aux perceptions sensorielles des héros. Ils voient, entendent ou ressentent des faits étranges qui préparent l’arrivée du fantastique, en provoquant les sentiments de la peur ou bien de l’amour. Chez Mérimée la présence des (S) se répète plusieurs fois jusqu’à la (MF). Suivant les (S), la fonction (T) approfondit davantage les sentiments et l’attirance éprouvés par les héros.

5.1.2. Initiation et les initiateurs

La fonction (I) est plus fréquente chez Cazotte et Gautier que chez Mérimée. Il y a l’initiateur : Soberano dans Le Diable amoureux, Abbé Sérapion dans La Morte amoureuse, l’oncle du narrateur dans Omphale, le marchand dans Le Pied de momie (Dans La Cafetière, nous pouvons prendre pour l’initiateur également l’hôte de Théodore qui l’informe après son expérience étrange sur la mort de sa sœur Angèle.), ou bien chez Mérimée dans La Vénus d’Ille, il s’agit des inscriptions sur la statue de Vénus. Dans Lokis, le seul conte de Mérimée où on peut considérer comme l’initiateur le docteur Froeber qui initie le professeur à l’histoire étrange de la famille, ainsi que la sorcière rencontrée dans la forêt qui fait référence à un ours, en parlant du comte Michel. Or le professeur ne la comprend pas et pense qu’elle est folle. Ou bien dans Arria Marcella, c’est le personnage fantastique, Arria Marcella, qui initie Octavien au mystère en lui expliquant que c’est sa passion ou son amour qui lui a rendu la vie.

180 Voir infra, p. 60

57 | P a g e Nous voulons également noter que les initiateurs ne disent pas tout ce qu’ils savent sur le fantastique aux héros (Soberano, Abbé Sérapion, l’oncle, le marchand), cependant ils peuvent avoir le lien étroit qui peut être perçu comme des (S), par exemple le marchand dans Le Pied de momie : « […] ce vieux drôle avait un air si profondément rabbinique et cabalistique qu’on l’eût brûlé sur la mine, il y a trois siècles. »181 Gautier y fait référence à l’époque de la vie de la princesse Hermonthis, le personnage fantastique.

5.1.3. Manifestation du fantastique

Quant à la manifestation du fantastique, la fonction obligatoire dans tous les contes selon Šrámek,182 il nous semble important d’observer le temps et l’espace qui encadrent cette fonction, c’est-à-dire la mise en marche du fantastique dont nous traiterons dans le chapitre L’espace-temps dans les récits fantastique,183 ainsi que les personnages fantastiques dont nous parlerons de plus près dans le sous-chapitre suivant.184

5.1.4. Doute et Confirmation du fantastique

Le doute et la confirmation du fantastique sont les fonctions ayant selon Šrámek la même distribution, car elles ne peuvent pas exister l’une sans l’autre. Dans notre corpus, nous les avons trouvées dans tous les contes de Cazotte et Gautier, cependant seulement dans la moitié des contes de Mérimée. Les héros chez Gautier pensent très souvent avoir rêvé suite aux événements surnaturels dont ils sont témoins : Le narrateur de La Cafetière face à l’équipement bougeant de la pièce, le narrateur d’Omphale après la descente d’Omphale de la tapisserie, Romuald après son voyage nocturne chez Clarimonde morte dans La Morte amoureuse, le narrateur du Pied de momie qui observe le pied de momie qui est en train de s’agiter ou Octavien face à Pompéi antique sous le soleil au temps réel du minuit. Cependant la présence du fantastique est finalement confirmée, le fantastique revient ou continue avec la plus grande intensité. Chez Cazotte, Alvare cherche une explication rationnelle de l’origine de Biondetta et réfléchit sur la moquerie de ses amis. Chez Mérimée, nous n’avons trouvé ces fonctions que dans Les Âmes du purgatoire et La

181 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 436

182 Voir supra, p. 25

183 Voir infra, p. 78

184 Voir infra, p. 60

58 | P a g e Vénus d’Ille.Don Juan dans Les Âmes du purgatoire s’interroge plusieurs fois sur le nom du décédé en pensant avoir mal entendu son propre nom. Et dans La Vénus d’Ille, le narrateur cherche les traces du tueur de M. Alphonse dans le jardin en examinant la statue et trouve la bague à côté de son lit.

Nous pouvons constater que le doute chez Gautier est assez étroitement lié au rêve – c’est un motif romantique. Par contre chez Mérimée, le doute soit n’est pas présent, soit il est lié plutôt à la confirmation inévitable du fait surnaturel qui ne peut pas être supprimé, surtout dans La Vénus d’Ille

5.1.5. Lutte / Acceptation

En ce qui concerne la lutte ou l’acceptation, elles sont également présentes presque uniquement chez Cazotte ou Gautier et absentes chez Mérimée. Chez Cazotte et Gautier, il s’agit surtout de l’acceptation de la présence de la femme fantastique que les narrateurs adorent (c’est le cas de : La Cafetière, Omphale, P.m, Arria Marcella) ou de la lutte avec celle-ci, car son caractère est méchant, même si les héros l’aiment (c’est le cas de : Le Diable amoureux et La Morte amoureuse).

5.1.6. Explication

Dans notre corpus l’explication est plutôt rare. Comme le doute, l’explication la plus courante est un rêve – Alvare dans Le Diable amoureux pense avoir rêvé, également Octavien dans Arria Marcella, ou Romuald dans La Morte amoureuse :

« De cette vie somnambulique il m’est resté des souvenirs d’objets et de mots dont je ne puis pas me défendre, et, quoique je ne sois jamais sorti des murs de mon presbytère, on dirait plutôt, à m’entendre, un homme ayant usé de tout et revenu du monde, qui est entré en religion et qui veut finir dans le sein de Dieu des jours trop agités, qu’un humble séminariste qui a vieilli dans une cure ignorée, au fond d’un bois et sans aucun rapport avec les choses du siècle. »185

Il est également remarquable que cette explication sur le caractère des événements surnaturels se trouve déjà au début du récit, sans que l’effet fantastique de celui-ci s’évanouisse.

Au contraire, les explications dans les contes de Mérimée ne sont pas présentes. Le seul conte où on peut parler de l’explication sont Les Âmes du purgatoire, où on

185 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 364

59 | P a g e pourrait sous-entendre que don Juan a été victime de ses propres remords suite à sa vie désordonnée.

5.1.7. Victoire / Défaite

La deuxième fonction avec la distribution obligatoire est la victoire ou bien la défaite. Conformément à Šrámek,186 (Df) prédomine notablement sur (V) dans notre corpus de contes. (V) n’est présente que dans les trois contes où le héros gagne et se libère du fantastique maléfique : Alvare se libère du diable Biondetta chez Cazotte, Romuald de la vampire Clarimonde chez Gautier et don Juan change sa vie vers le bien chez Mérimée. Sa victoire est un peu différente, il ne se libère pas du fantastique maléfique, parce que la manifestation du fantastique l’aide, grâce à celui-ci il change sa vie, il se libère de sa mauvaise vie précédente. Il pourrait sembler qu’il avait perdu face aux événements surnaturels, mais il nous semble plutôt que finalement il a gagné en retour sa vie pieuse que sa mère lui avait appris. C’est la raison pour laquelle on a choisi (V).

5.2. Typologie des personnages

En ce qui concerne la typologie des personnages, nous avons observé les contes dans notre corpus et dressé le tableau suivant, en indiquant la présence des personnages selon la typologie de Šrámek187 : héros, initiateur, personnage fantastique, adjuvant et opposant :

Tableau 2 : Typologie des personnages dans les récits fantastiques selon Šrámek

Personnage Héros Inicitateur Adjuvant Opposant fantastique

D.a. ❖ ❖ ❖ ❖ (❖)

C. ❖ (❖) ❖

O. ❖ ❖ ❖

M.a. ❖ ❖ ❖ ❖

P.m. ❖ ❖ ❖

A.M. ❖ (❖) ❖ ❖

V.Ch. ❖ ❖ (❖)

186 Cf. ŠRÁMEK, Jiří, Morfologie…, Op. cit., p. 78

187 Voir supra, p. 28

60 | P a g e Personnage Héros Inicitateur Adjuvant Opposant fantastique

A.p. ❖ ❖ (❖) (❖)

V.I. ❖ ❖

L. ❖ (❖) ❖

Nous avons déjà parlé des initiateurs dans le sous-chapitre précédent en constatant qu’ils sont presque absents chez Mérimée, à la différence de Cazotte et Gautier.188 À cet endroit, nous nous concentrerons sur les héros, personnages fantastiques et enfin sur les adjuvants ou opposants.

Avant de commencer, nous voulons aussi remarquer que la distribution de tous les types des personnages n’est complète que chez Cazotte.

5.2.1. Héros

En ce qui concerne les héros, il s’agit uniquement des hommes, chez Cazotte et Gautier surtout assez jeunes : Alvare, capitaine espagnol aux gardes du roi de Naples qui a vingt-cinq ans (Le Diable amoureux), Théodore (La Cafetière), le narrateur de dix-sept ans (Omphale), Romuald, qui est devenu prêtre à vingt-quatre ans (La Morte amoureuse), le narrateur parisien de vingt-sept ans (Le Pied de momie) et Octavien, le Français, le plus jeune des trois amis (Arria Marcella). Également, ils sont tous présentés comme les contemporains par rapport à l’époque de la parution des contes où on les rencontre. Chez Gautier, ils sont français. Par contre chez Mérimée, il s’agit des hommes plus âgés, ou plutôt plus respectables au titre de leur métier ou leur fonction : le roi suédois Charles XI (Vision de Charles XI), don Juan de Maraña, comte de Séville (Les Âmes du purgatoire), un archéologue parisien (La Vénus d’Ille) et le professeur allemand Wittembach (Lokis). En ce qui concerne le roi ou don Juan, nous pouvons voir qu’il s’agit des personnages historiques. De plus, la plupart d’entre eux ne sont pas français.

Ce qui nous semble intéressant, c’est le fait qu’on ne connaît pas souvent les noms des personnages principaux, par exemple dans Omphale, Le Pied de momie, ou La Vénus d’Ille, ou, on ne l’apprend que vers la moitié de l’historie (La Cafetière, La Morte amoureuse), quand il est introduit par un autre personnage, par exemple dans La Cafetière, par Angéla, le personnage fantastique : « Quand l’aiguille sera là, nous verrons,

188 Voir supra, p. 57

61 | P a g e mon cher Théodore. »,189 ou par l’initiateur/l’adjuvant : « Romuald, mon ami, il se passe quelque chose d’extraordinaire en vous, me dit Sérapion au bout de quelques minutes de silence […] »190

Nous avons vu dans l’étude de Lise Morin et de son armature fantastique191 que les auteurs balancent entre la subjectivité et l’objectivité dans leurs histoires en frappant au cœur du lecteur qui peut mieux s’identifier avec le protagoniste du récit ou à sa raison grâce à l’introduction d’éléments objectifs et raisonnables qui mettent en relief la vraisemblance de ce récit : « Les auteurs jouent sur les deux tableaux à la fois, essayant tantôt de gagner le cœur du lecteur par des notations subjectives, et tantôt son intellect au moyen de passages objectifs. »192

Il nous semble que par ce manque des noms des héros les auteurs veulent insister sur la subjectivité pour permettre aux lecteurs de mieux s’identifier avec les protagonistes.

Au contraire, les héros plus respectables chez Mérimée coïncident avec la notion du personnage rationnel, comme une des composantes de l’armature fantastique de Morin en renforçant l’objectivité et la vraisemblance du récit. C’est le cas du narrateur dans La Vénus d’Ille, un archéologue parisien, ainsi que du professeur Wittembach dans Lokis. Ils sont dépeints comme assez instruits, cultivés, célèbres, rationnels et dignes de confiance. Leur présence en tant que narrateurs assure l’authenticité du récit fantastique. De plus, le narrateur de La Vénus d’Ille ne confirme pas les événements fantastiques, il ne reste que des signes insistants sur le narrataire d’une manière adroite afin de créer une ambiguïté entre la réalité connue et familière au narrataire et le fait fantastique qui paraît enfin assez vraisemblable.

5.2.2. Personnages fantastiques

Quant aux personnages fantastiques, contrairement aux héros masculins chez Cazotte et Gautier, il s’agit presque uniquement des femmes « mortes » : diable déguisé en Biondetta (Le Diable amoureux), Angéla, sœur décédée de l’hôte de Théodore (La Cafetière), marquise de T. de la tapisserie, vêtue comme Omphale (Omphale), vampire Clarimonde (La Morte amoureuse), princesse Hermonthis, fille du pharaon égyptien (Le

189 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., pp. 305 – 306

190 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 377

191 Voir supra, pp. 35 – 36

192 MORIN, Lise, La nouvelle…, Op. cit., pp. 80 – 81

62 | P a g e Pied de momie), et Arria Marcella, la jeune femme pompéienne (Arria Marcella). Toutes les femmes sont liées au passé. Nous pouvons observer le lien entre l’élément masculin et féminin, entre la vie et la mort, ou bien entre le présent et le passé. Rappelons la citation de Malrieu sur le phénomène fantastique : « Il appartient à un passé lointain, mythique, que l’on croyait à tout jamais disparu, et qui surgit brutalement dans le présent du personnage, dans toute sa splendeur originelle. »193 De plus, les personnages fantastiques représentent les femmes aimées par les héros, le motif de l’amour malheureux y est omniprésent.

Remarquons aussi les autres personnages ou motifs fantastiques : Dans La Cafetière, il y a tous les autres personnages des tableaux, le meuble et les accessoires de la chambre – par exemple la cafetière ou la pendule personnifiée qui donne des ordres aux personnages, ainsi qu’à Angéla : « Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera. »194 Dans Le Pied de momie, il y a le pied de la princesse qui s’anime, ainsi que le pharaon et son peuple, dans Arria Marcella, les habitants de Pompéi antique.

En ce qui concerne les personnages fantastiques chez Mérimée, nous pouvons observer la différence. Dans Vision de Charles XI et Les Âmes du purgatoire, il s’agit des personnages de la vision du futur. Dans Vision de Charles XI ce sont les personnages de la vision de Charles XI qui participent au procès avec le meurtrier du roi Gustave III, tandis que dans Les Âmes du purgatoire, les personnages fantastiques sont les âmes du purgatoire, présentes aux funérailles de don Juan dans l’avenir, ainsi que don Garcia et le capitaine morts avec un serpent. Quant à La Vénus d’Ille, il y a la statue du Vénus qui s’anime en se vengeant et tuant M. Alphonse. Enfin dans Lokis, c’est le comte Michel Szémioth qui est le personnage fantastique, même s’il est présenté pendant presque toute l’histoire comme un être humain. Néanmoins, les nombreuses allusions sur la dualité de sa personnalité sont omniprésentes, par exemple celle sur son regard :

« Son regard avait quelque chose d’étrange. [...] Son regard était perçant [...] Le comte me regardait fixement avec son regard singulier. Quelque chose d’indéfinissable, à la fois timide et farouche, qui produisait une impression presque pénible, quand on n’y était habitué »195

193 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 120

194 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 251

195 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières… Op. cit., pp. 31, 31, 37

63 | P a g e Puis, il y a des références sur le lien probable entre le comte et un ours, ainsi que sa fascination par le sang :

« Tu seras leur roi, non pas lui ; tu es grand, tu es fort, tu as griffes et dents… »196

« Mlle Iwinska poussa un petit cri, rougit beaucoup et alla tomber sur un canapé d’un air boudeur, en se plaignant qu’il l’eût serrée comme un ours qu’il était. »197

« - Bien fraîche !... bien blanche !... Le professeur ne sait ce qu’il dit... Le cheval ne vaut rien... Quel morceau friand !… Puis il se mit à mordre à belles dents le coussin »198

« Sa beauté est merveilleuse !... Monsieur le professeur, le sang qui est sous cette peau doit être meilleur que celui d’un cheval ?... Qu’en pensez-vous ? »199

Notons aussi le cri de la comtesse mère, devenue folle au jour du mariage du comte avec Mlle Iwinska : « - A l’ours ! criait-elle d’une voix aiguë ; à l’ours ! des fusils !... Il emporte une femme ! tuez-le ! Feu ! feu ! »200

Ensuite, sa tentation répétée de boire du sang de cheval, ou bien ses propres questions sur la dualité du caractère :

« - Comment expliquez-vous, monsieur le professeur, me dit-il brusquement vers la fin du dîner, comment expliquez-vous la dualité ou la duplicité de notre nature ?… […] Votre meilleur ami est là. L’idée vous vient de lui mettre une balle dans la tête. Vous avez la plus grande horreur d’un assassinat, et pourtant vous en avez la pensée. »201

Pour conclure, nous avons observé que les personnages fantastiques chez Mérimée ne sont pas des femmes comme chez Cazotte et Gautier, il s’agit soit des visions

196 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières… Op. cit., p. 61

197 Ibid., p. 74

198 Ibid., p. 89

199 Ibid., pp. 99 – 100

200 Ibid., p. 110

201 Ibid., pp. 94 – 96

64 | P a g e dans l’avenir (Vision de Charles XI, Les Âmes du purgatoire), soit d’une statue qui s’anime (La Vénus d’Ille), ou bien d’un homme-ours (Lokis).

5.2.3. Adjuvants et Opposants

La présence des adjuvants ou des opposants n’est pas trop fréquente dans notre corpus des contes. Les deux ne sont présents que dans Le Diable amoureux, où l’adjuvant est la mère d’Alvare à laquelle il s’adresse pour ne pas succomber aux séductions de Biondetta. Comme l’opposant nous pouvons considérer Olympia qui est amoureuse d’Alvare et qui essaie de tuer Biondetta à cause de sa jalousie, cependant elle n’a pas le rapport direct au fantastique. Chez Gautier, il y a l’abbé Sérapion dans La Morte amoureuse qui peut être l’initiateur et l’adjuvant en même temps, car il aide Romuald à finir sa double vie somnambule. Celui-ci peut être également considéré comme le personnage rationnel assurant l’authenticité du récit selon l’armature fantastique de Morin. Quant à l’opposant, nous avons trouvé sa présence dans Arria Marcella : Arrius Domèdes, le père d’Arria Marcella, est fâché qu’elle se soit laissé rendre la vie par Octavien, car celui-ci n’appartient pas à son époque. Le père termine l’émergence du fantastique, ainsi que sa vie surnaturelle en prononçant la formule de l’exorcisme.

Chez Mérimée, la présence des adjuvants ou des opposants n’est pas claire. Cependant, dans Vision de Charles XI, les compagnons du roi Charles XI peuvent être pris pour adjuvants, car ils lui assurent l’authenticité de la scène vécue. De plus, ils peuvent également être pris pour des personnages rationnels assurant authenticité du récit selon Morin, car il s’agit du médecin Baumgarten et du comte Brahé. Ou bien dans Les Âmes du purgatoire, c’est la mère de don Juan qui l’aide par sa piété et ses prières contre la vie de vices, et pour cela, elle peut être considérée comme un adjuvant. Sa position dans le récit est semblable à la mère d’Alvare dans Le Diable amoureux Par contre, don Garcia, l’ami proche de don Juan, peut être pris pour un opposant, car il l’incite au mal. Son caractère diabolique est noté dès le début de l’histoire :

« […] don Diego Navarro avait un fils qui […] tomba malade d’une maladie grave et si étrange, que les médecins ne savaient quel remède y apporter. […] Désespéré, […] il dit un jour en regardant une image de saint Michel : – Puisque tu

65 | P a g e ne peux pas sauver mon fils, je veux voir si celui qui est là sous tes pieds n’aura pas plus de pouvoir. […] Et cet enfant… c’est don Garcia ! »202

5.3. La perspective narrative

Dans cette partie du travail, nous allons nous concentrer sur l’examen de la perspective narrative dans les contes étudiés. Nous allons observer qui parle, c’est-à-dire le narrateur et sa position par rapport à la diégèse, le niveau d’enchâssement de la narration, ainsi que comment les auteurs transmettent les pensées intérieures des personnages aux lecteurs. De plus, nous examinerons la présence du narrataire dans les récits. Enfin, nous répondrons à la question qui voit en examinant la focalisation.

5.3.1. Qui parle ?

Pour montrer clairement la position du narrateur par rapport à la diégèse, ainsi que le niveau d’enchâssement de la narration, nous avons construit le tableau suivant en nous servant de la typologie de Genette :

Tableau 3 : La position du narrateur dans les récits fantastiques selon Genette

Hétéro- Homodiégét. – Homodiégét. – Extradiégétique Intradiégétique diégétique Auto. Témoin

D.a. ❖

C. ❖

O. ❖ (❖) (❖)

M.a. ❖ ❖ ❖

P.m. ❖

A.M. ❖

V.Ch. ❖

A.p. ❖

V.I. ❖

L. ❖ ❖ ❖

Pour aller plus loin, nous voulons montrer la vie intérieure des personnages et pour cela, nous avons dressé le tableau suivant selon l’étude de Cohn :

202 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., pp. 200 – 201

66 | P a g e Tableau 4 : La vie interne des personnages selon Cohn

Monologue interne Monologue narrativisé Psycho-récit

D.a. ❖

C. ❖

O. ❖

M.a. ❖

P.m. ❖

A.M. ❖

V.Ch. ❖

A.p. ❖

V.I. ❖

L. ❖

Chez Cazotte et Gautier, nous pouvons remarquer que la position des narrateurs est presque toujours homodiégétique et plus précisément autodiégétique, car il s’agit des protagonistes qui racontent leurs histoires. Le récit est raconté à la 1ère personne. De plus, si nous observons le rapport avec la typologie des personnages selon Šrámek, il s’agit des héros qui ont vécu des événements fantastiques. Il y a un seul cas, chez Gautier de Arria Marcella, où le narrateur est hétérodiégétique et le récit est raconté à la 3e personne.

En ce qui concerne la vie intérieure des personnages, Cazotte et Gautier utilisent le monologue interne rapporté pour transmettre les pensées des personnages aux lecteurs. Dans Arria Marcella, c’est le psycho-récit dont Gautier se sert pour relever les pensées d’Octavien.

Voyons la situation de plus près à l’aide des exemples : Dans Le Diable amoureux, Cazotte, pour raconter son récit, n’utilise pas seulement la 1ère personne du narrateur autodiégétique, mais aussi souvent le temps du présent : « Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. »203 Voici les pensées intérieures d’Alvare face à l’événement fantastique – l’apparition de la tête de chameau : « La révolution s’opère, je

203 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., p. 121

67 | P a g e me rend maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre. »204 De plus, Cazotte se sert assez souvent du monologue interne rapporté :

« S’il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n’y tiendrai pas ; amenons le dénoûment, s’il est possible. »205

« Courage, Alvare, continuai-je ; il y a d’autres cours, d’autres souverains que celui de Naples ; ceci doit te corriger si tu n’es pas incorrigible, et tu te conduiras mieux. »206

Continuons avec les exemples de Gautier, de La Cafetière, ou la position autodiégétique du narrateur à la 1ère personne du passé et son monologue interne rapporté presque dans le conte entier met en relief les sentiments de la peur ou de l’amour :

« Jamais de la vie je n’avais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs tressaillaient comme des ressorts d’acier, mon sang coulait dans mes artères en torrent de lave, et j’entendais battre mon cœur comme une montre accrochée à mes oreilles. »207

« […] mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et l’infini ; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées d’Angéla se révélant à moi sans qu’elle eût besoin de parler ; car son âme brillait dans son corps comme une lampe d’albâtre, et les rayons partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part. »208

Observons la position du narrateur dans Arria Marcella, le seul cas hétérodiégétique chez Gautier. Elle est spéciale, car le narrateur ne fait pas partie du récit, cependant il se présente à la 1ère personne du pluriel :

204 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., pp. 115 – 116

205 Ibid., p. 149

206 Ibid., p. 157

207 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 257

208 Ibid., p. 258

68 | P a g e « […] nous n’écrivons pas des impressions de voyage sur Naples, mais le simple récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie. »209

« On n’est véritablement morte que quand on n’est plus aimée […] L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme rentrait dans les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes pas loin de partager. »210

Il nous semble qu’il s’agit de l’auteur qui se présente comme le personnage du récit et à la fois il se cache sous la forme de « nous » pour évoquer les pensées objectives et, en même temps, il interpelle le narrataire en évoquant l’impression qu’il fait partie du récit lui aussi ce qui renforce l’identification du narrataire avec cette histoire. Par ces procédés, le narrateur rend le récit plus vraisemblable.

En ce qui concerne Mérimée, la position des narrateurs et assez différente. Dans la moitié de nos contes de Mérimée, le narrateur est hétérodiégétique (Vision de Charles XI et Les Âmes du purgatoire), il raconte souvent à la 3ème personne au passé, tandis que dans la deuxième moitié, le narrateur est homodiégétique, au contraire de Cazotte et Gautier, il est le témoin-participant oculaire des événements fantastiques qu’il n’est pas vécus lui-même, il se sert donc de la 1ère personne au passé.

Cependant, dans les deux contes, où la position du narrateur est hétérodiégétique, il y a la partie liminaire où il est présenté à la 1ère personne. Dans Vision de Charles XI, le narrateur inconnu fait référence à un document authentique signé par plusieurs personnes qui devrait assurer la vraisemblance de ce récit : « Un procès-verbal en bonne forme, revêtu des signatures de quatre témoins dites de foi, voilà ce qui garantit l’authenticité du fait que je vais raconter. »211 Puis, le narrateur se cache pendant tout le récit jusqu’à la fin, où il nous raconte les circonstances de la mort du meurtrier de Gustave III en insistant sur la réalité de la vision de Charles XI.

En ce qui concerne Les Âmes du purgatoire, le narrateur est aussi hétérodiégétique et le récit est raconté à la 3ème personne, sauf le début qui est la seule partie plus longue où le narrateur est présenté à la 1ère personne :

209 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 299

210 Ibid., p. 337

211 MÉRIMÉE, Prosper, Mateo Falcone et autres nouvelles, éd. Le Livre de Poche, Paris, Librairie Générale Française 1995, p. 52

69 | P a g e « Cicéron dit quelque part, c’est, je crois, dans son traité De la nature des dieux, qu’il y a eu plusieurs Jupiters, »212

« J’ai tâché de faire à chaque don Juan la part qui lui revient dans leur fond commun de méchancetés et de crimes. »213

Il est également présent de temps en temps dans le récit sous forme d’un rappel au déjà dit du texte ou aux renseignements antérieurement fournis :

« Pendant cette opération, qui dura moins à faire qu’à raconter, Don Garcia se défendait avec succès contre ses deux adversaires, qui n’eurent pas plutôt vu leur chef sur le carreau qu’ils prirent la fuite à toutes jambes »214

« Le soir que j’ai dit, don Juan, étant venu au rendez-vous d’assez mauvaise humeur, revit le signe en question, qui lui parut encore plus grand que les autres fois. »215

Nous voulons également remarquer que le narrateur insiste aussi sur la vraisemblance du récit, comme le narrateur de Vision de Charles XI :

« Don Juan, ce fils tant désiré, et le héros de cette véridique histoire, fut gâté par son père et par sa mère, comme devait l’être l’unique héritier d’un grand nom et d’une grande fortune. »216

De ce fait se trouvant dans les deux contes, comme dans Arria Marcella, nous pouvons voir que le narrateur se présente comme le protagoniste du récit, même s’il reste plutôt caché dans la plupart du récit.

Quant aux pensées intérieures des personnages dans Vision de Charles XI et Les Âmes du purgatoire, il y a des points de vue des héros sous forme du psycho-récit, dans Vision de Charles XI de plusieurs protagonistes, soit du roi Charles : « Puis, fâché intérieurement de sa dureté, il se leva et fit un tour dans la chambre pour cacher une émotion dont il rougissait. »,217 soit des autres, par exemple du médecin :

212 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., p. 191

213 Ibid., p. 210

214 Ibid., p. 192

215 Ibid., p. 219

216 Ibid., p. 193

217 MÉRIMÉE, Prosper, Mateo Falcone…, Op. cit., p. 54

70 | P a g e « Le comte et le concierge le suivaient de près ; le médecin Baumgarten était un peu en arrière, partagé entre la crainte de rester seul et celle de s’exposer aux suites d’une aventure qui s’annonçait d’une façon assez étrange. »218

Dans Les Âmes du purgatoire, il y a des pensées du personnage principal – don Juan :

« Don Juan, rentré dans sa chambre, se jeta tout habillé sur son lit. Il passa la nuit sans dormir, ne pensant qu’au meurtre qu’il venait de commettre, et surtout à ses conséquences. Chaque fois qu’il entendait dans la rue le bruit des pas d’un homme, il s’imaginait que la justice venait l’arrêter. »219

Dans les deux contes où la position du narrateur est homodiégétique (La Vénus d’Ille et Lokis), racontée à la 1ère personne au passé, le narrateur est un témoin-participant oculaire des faits fantastiques et comme chez Cazotte et Gautier, il y a souvent des monologues internes rapportés, par exemple dans La Vénus d’Ille un archéologue parisien raconte :

« J’allais demander un parapluie, lorsqu’une réflexion m’arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivre ! Peut-être, d’ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux ! et le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux os et d’attraper un bon rhume. »220

Dans Lokis, le narrateur est le professeur Wittembach lui-même. Comme dans Vision de Charles XI, il se sert d’un document authentique, son propre journal, ce qui renforce également la vraisemblance du récit :

« Théodore, dit M. le professeur Wittembach, veuillez me donner ce cahier relié en parchemin, sur la seconde tablette, au-dessus du secrétaire ; non pas celui- ci, mais le petit in-octavo. C’est là que j’ai réuni toutes les notes de mon journal de 1866, du moins celles qui se rapportent au comte Szémioth. »221

218 MÉRIMÉE, Prosper, Mateo Falcone…, Op. cit., p. 55

219 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., pp. 214 – 215

220 MÉRIMÉE, Prosper, La Vénus…, Op. cit., p. 55

221 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières…, Op. cit., p. 6

71 | P a g e Pour relever les pensées du personnage-narrateur, l’auteur se sert souvent du monologue interne rapporté :

« Cette anecdote me troubla un peu. J’étais bien assuré de ne pas avoir de balle dans la tête ; mais, quand je considérais la taille élevée, la carrure herculéenne de mon compagnon, ses bras nerveux couverts d’un noir duvet, je ne pouvais m’empêcher de reconnaître qu’il était parfaitement en état de m’étrangler avec ses mains, s’il faisait un mauvais rêve. Toutefois, je me gardai de lui montrer la moindre inquiétude […] »222

Nous voulons noter que nous n’avons pas trouvé d’exemples du monologue narrativisé ou du discours indirect libre, il y a souvent le monologue interne rapporté dans la plupart des contes narrés à la 1ère personne ou, dans le reste, il s’agit du psycho-récit que les auteurs utilisent pour nous transmettre les pensées intérieures des protagonistes.

Ensuite, nous avons observé le niveau d’enchâssement de la narration. Comme nous l’avons déjà relevé, selon Šrámek, dans les contes fantastiques nous pouvons trouver souvent le « récit dans récit »,223 ou bien le narrateur extradiégétique qui cède la parole au narrateur intradiégétique selon Genette. Cependant, nous devons constater que ce type de récit n’est pas trop fréquent dans notre corpus des contes ou il n’est que sous-entendu. Le véritable récit dans récit est le cas de Lokis de Mérimée, où le narrateur, le professeur Wittembach, lit ses propres notes sur sa mission en Lituanie à Théodore et Adélaïde. Il est ainsi en même temps le narrateur extradiégétique et aussi intradiégétique, car il lit son journal – il cède la parole à lui-même. En outre, dans Lokis, il ne faut pas oublier plusieurs récits dans récit racontés par le docteur Froeber au professeur Wittembach, par exemple l’histoire de l’attaque sur la comtesse Szémioth par un ours après laquelle elle est devenue folle.

En ce qui concerne Gautier, il y a le cas du récit dans récit par exemple dans La Morte amoureuse où le narrateur Romuald qui a soixante-six ans raconte l’histoire de sa jeunesse quand il avait vingt-quatre ans. Nous pouvons observer le même fait dans Omphale où le narrateur raconte aussi l’histoire de sa jeunesse :

« En ce temps-là j’étais fort jeune, ce qui ne veut pas dire que je sois très vieux aujourd’hui, […] j’étais en vérité un assez joli garçon. J’avais les yeux les plus

222 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières…, Op. cit., pp. 87 – 88

223 Voir supra, p. 31

72 | P a g e beaux du monde, […] une chevelure brune et bouclée que j’ai encore, et dix-sept ans que je n’ai plus. »224

Cependant tous les contes où le narrateur est homodiégétique peuvent paraître comme ce type de récit, car les narrateurs racontent leurs propres souvenirs, c’est-à-dire une historie qu’ils ont vécue ou dont ils ont été témoins auparavant.

Passons à la notion du narrataire. Sa présence dans les récits est assez fréquente chez Gautier et Mérimée dans notre corpus des contes. Nous avons déjà évoqué l’utilisation de « nous » pour désigner le narrateur dans Arria Marcella, par lequel l’auteur implique le narrataire en attirant son attention. Un autre exemple où le narrateur s’adresse à ses lectrices se trouve dans Omphale :

« Il ne serait peut-être pas inutile, pour rendre plus vraisemblable l’invraisemblable histoire que je vais raconter, d’apprendre à mes belles lectrices qu’à cette époque j’étais en vérité un assez joli garçon. »225

Dans La Morte amoureuse, Romuald en tant que narrateur s’adresse à un « frère ». Nous pouvons imaginer qu’il s’agit d’un prêtre plus jeune que lui auquel il raconte l’expérience de sa vie :

« Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. »226

« Ce que je dis là est pour vous montrer combien ce qui m’est arrivé ne devait pas m’arriver, et de quelle fascination inexplicable j’ai été la victime. »227

« Je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ces défaites et sur ces victoires intérieures toujours suivies de rechutes plus profondes, et je passerai sur-le-champ à une circonstance décisive. »228

Ou bien dans Le Pied de momie, le narrateur s’adresse au narrataire :

224 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., pp. 299, 301

225 Ibid., p. 301

226 Ibid., p. 363

227 Ibid., p. 365

228 Ibid., p. 383

73 | P a g e « Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau, dans quelques-unes de ces boutiques devenues si nombreuses depuis qu’il est de mode d’acheter des meubles anciens […] »229

Ainsi que chez Mérimée, dans Les Âmes du purgatoire le narrateur s’adresse au narrataire :

« Je ne m’arrêterai pas à les raconter ; qu’il suffise au lecteur de savoir que, lorsqu’ils voyaient une jolie femme, tous les moyens leur étaient bons pour l’obtenir. »230

Tout cela met en relief l’interpellation du narrataire auquel le narrateur s’adresse pour le rendre témoin du récit narré en faisant appel direct au lecteur, comme dans cette partie, ou bien en l’interpellant d’une façon indirecte.

5.3.2. Qui voit ?

Il nous semble utile de percevoir également dans notre corpus des contes la notion de la focalisation, c’est-à-dire répondre à la question : qui voit ? Pour cela, nous nous sommes servie de la distinction des différents types de focalisateurs selon Morin231 en dressant le tableau suivant :

Tableau 5 : La focalisation des récits fantastiques selon Morin

interne – acteur de interne – informateur de externe – narrateur-il drame seconde main

D.a. ❖

C. ❖

O. ❖

M.a. ❖

P.m. ❖

A.M. ❖ ❖

V.Ch. ❖

A.p. ❖ ❖

229 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 433

230 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., pp. 229 – 230

231 Voir supra, p. 36

74 | P a g e interne – acteur de interne – informateur de externe – narrateur-il drame seconde main

V.I. ❖

L. ❖

En ce qui concerne la notion de la focalisation, dans la plupart des contes fantastiques de notre corpus, elle est étroitement liée aux personnages principaux car ce sont eux qui voient. C’est à travers leurs yeux que le lecteur perçoit le récit. Le narrateur est ainsi à la fois focalisateur, ils se confondent. La focalisation chez Cazotte et Gautier est alors interne fixe, ou selon Morin acteur de drame, car les récits nous sont présentés à travers les yeux des héros. Il s’agit d’une des composantes appartenant à l’armature fantastique de Morin qui dit que la focalisation interne est la plus fréquente dans le récit fantastique.232 C’est surtout pour accentuer la subjectivité qui permet au lecteur, ou plus précisément au narrataire, de pouvoir s’identifier avec le héros.

Dans Le Diable amoureux, c’est le narrataire qui se pose les mêmes questions que le personnage principal, Alvare, qui raconte l’histoire, sur l’origine de Biondetta dont il est tombé amoureux en essayant de se convaincre qu’elle est tout à fait réelle :

« Mille grâces répandues dans la figure, l’action, le son de la voix, ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j’entendais. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me paraît un songe me disais-je ; mais la vie humaine est-elle autre chose ? Je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout.

Je l’ai vue de mes yeux, attendant tout secours de l’art, arriver presque jusqu’aux portes de la mort, en passant par tous les termes de l’épuisement et de la douleur.

L’homme fut un assemblage d’un peu de boue et d’eau. Pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d’un arc-en-ciel condensés ? Où est le possible ?… Où est l’impossible ? »233

Ainsi que dans quatre contes de Gautier (La Cafetière, Omphale, La Morte amoureuse et Le Pied de momie), le narrateur coïncide avec le focalisateur et la

232 Voir supra, p. 36

233 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., pp. 200 – 201

75 | P a g e focalisation est alors interne fixe, car ce sont les héros qui racontent et en même temps focalisent leur récit. On perçoit leur histoire, ainsi que les événements fantastiques à travers leurs yeux. Ce fait aide l’émergence du fantastique, car le lecteur peut bien s’identifier avec le protagoniste du récit.

Chez Gautier, le seul cas différent est Arria Marcella Dans ce conte c’est au début le narrateur hétérodiégétique, présent sous forme de « nous », qui focalise le récit :

« Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule, le fit tressaillir comme un homme surpris dans son secret. Évidemment Octavien n’avait entendu venir ni Max ni Fabio. »234

Le mot « évidemment » dans cet extrait laisse également entrevoir que le narrateur n’est pas omniscient en décrivant ce qu’il voit. Cependant plus tard, la focalisation change et même si le narrateur reste hétérodiégétique à la 3e personne, c’est le personnage principal, Octavien, qui devient le focalisateur et c’est lui qui voit, donc nous percevons l’histoire à travers ses yeux. Ainsi, la focalisation change à interne fixe au moment où il entre dans Pompéi antique, c’est-à-dire où le fantastique commence à émerger :

« Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de vagues formes humaines dans l’ombre […] » 235

« En passant devant une maison qu’il avait remarquée pendant le jour et sur laquelle la lune donnait en plein, il vit, dans un état d’intégrité parfaite, un portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance […] Cette restauration étrange, faite de l’après-midi au soir par un architecte inconnu, tourmentait beaucoup Octavien, sûr d’avoir vu cette maison le jour même dans un fâcheux état de ruine. »236

« Octavien tira sa montre ; elle marquait minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, il poussa le ressort de la répétition ; la sonnerie tinta douze fois : il était bien minuit, et cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans l’azur de plus en plus lumineux ; le soleil se levait. »237

234 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 298

235 Ibid., p. 317

236 Ibid., pp. 318 – 319

237 Ibid., p. 320

76 | P a g e La focalisation interne fixe à travers les yeux d’Octavien continue jusqu’au bout du récit. Observons par exemple le moment où il aperçoit Arria Marcella :

« […] mais Octavien n’écoutait plus et ne regardait plus. Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir une créature d’une beauté merveilleuse. À dater de ce moment, les charmants visages qui avaient attiré son œil s’éclipsèrent comme les étoiles devant Phœbé ; tout s’évanouit, tout disparut comme dans un songe ; un brouillard estompa les gradins fourmillants de monde, et la voix criarde des acteurs semblait se perdre dans un éloignement infini. » 238

Quant à la focalisation chez Mérimée, il y a les deux contes de notre corpus où le récit est focalisé de l’extérieur par le narrateur-il, il s’agit de Vision de Charles XI et Les Âmes du purgatoire. Dans Vision de Charles XI le focalisateur ne fait pas partie de la diégèse et le récit ressemble aux documents historiques traitant d’un événement historique précisément décrit. Il n’y a pas d’accent particulier sur le point de vue, les événements sont décrits par un narrateur hétérodiégétique qui décrit le comportement, ainsi que les sentiments des protagonistes, comme nous l’avons déjà dit dans le sous- chapitre précédent. Tandis que dans Les Âmes du purgatoire l’histoire est aussi racontée du point de vue du narrateur-il qui est souvent caché, ce qui est remarquable, c’est le passage vers la focalisation interne fixe au moment de la manifestation du fantastique, comme chez Gautier dans Arria Marcella Cet événement étrange que don Juan a subi nous est raconté de son point de vue à l’aide du psycho-récit :

« Tout à coup une musique lugubre et solennelle vint frapper son oreille. Il distingua sans peine les chants que l’Église a consacrés aux enterrements. […] À ce spectacle, don Juan éprouva d’abord cette espèce de dégoût que l’idée de la mort inspire à un épicurien. […] Il lui semblait entendre les chœurs des anges au jugement dernier. Enfin, faisant un effort, il saisit la main d’un prêtre qui passait près de lui. Cette main était froide comme du marbre.239

Dans les deux derniers contes de Mérimée – La Vénus d’Ille et Lokis, la focalisation est interne, mais conformément à la typologie de Morin, ce focalisateur est l’informateur de seconde main, ami ou proche du protagoniste, car le focalisateur

238 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 330

239 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., pp. 249 – 251

77 | P a g e coïncide avec le narrateur qui est témoin-participant oculaire des événements surnaturels. Voici un exemple de La Vénus d’Ille, où le narrateur est troublé devant l’air de la Vénus : « Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. »240 Dans Lokis regardons l’exemple de la fin de l’histoire où le professeur, accompagné des autres personnages, trouve la comtesse tuée. Il nous montre la focalisation interne du point de vue du professeur :

« L’inquiétude du valet de chambre m’avait gagné. Nous montâmes tous les trois avec lui. Devant la porte, nous trouvâmes la femme de chambre de la jeune comtesse tout effarée, assurant que quelque malheur devait être arrivé, car la fenêtre de madame était toute grande ouverte. Je me rappelai avec effroi ce corps pesant tombé devant ma fenêtre. »241

5.4. L’espace-temps dans les récits fantastiques

Dans ce sous-chapitre, nous allons observer l’espace et le temps dans notre corpus des contes comme les deux catégories constitutives du récit fantastique. Nous avons déjà dit que l’espace-temps y est d’habitude dépeint comme réel et familier au lecteur pour que le fantastique puisse s’insérer.242 Pour observer les différences, ainsi que les similitudes dans notre corpus, nous allons observer l’espace-temps du narrateur et du personnage en le comparant à celui du phénomène fantastique et en observant surtout l’espace-temps au moment de la manifestation du fantastique (MF).

5.4.1. L’espace-temps chez Cazotte

En ce qui concerne Cazotte, l’espace-temps du narrateur et à la fois du personnage dans Le Diable amoureux est entièrement réel. L’histoire se déroule en Italie et puis sur le chemin d’Espagne, dans des villes et lieux bien connus, cependant il n’y a pas beaucoup de descriptions précises concernant les lieux où l’histoire se passe, il n’y a que des noms des villes assez bien connus, par exemple Naples, Venise, la Brenta, ou bien des villes sur le chemin vers l’Espagne : Turin, Lyon, Estrémadure, etc. Quant au temps,

240 MÉRIMÉE, Prosper, La Vénus…, Op. cit., p. 34

241 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières…, Op. cit., p. 118

242 Voir supra, p. 37

78 | P a g e comme il le faut pour un récit fantastique, il est bien daté par rapport au personnage principal : « J’étais à vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples. »243 Ce qu’il faut noter, c’est le mouvement et le déplacement incessants qui donnent la dynamique au récit. Nous pouvons noter le même effet dans les autres contes de notre corpus, par exemple dans La Morte amoureuse dont on va parler dans la suite.

Contrairement à l’espace réel du récit entier, l’espace réel au moment de (MF) est chez Cazotte assez bien décrit, dépeint avec beaucoup de détails précis :

« Ces restes des monuments les plus augustes écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m’étaient pas ordinaires. […] Nous avançons dans les ruines, et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu’aucune lumière extérieure n’y pouvait pénétrer. »244

Nous pouvons remarquer un effet similaire au moment de (CF) – la description détaillée de l’espace réel, ainsi que le fantastique :

« […] nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré : un lit qui n’en a pas quatre de largeur, une table et deux sièges en font l’ameublement. »245

« À l’instant l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons ; leurs cornes, qu’ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement. »246

En ce qui concerne la représentation du temps au moment de (MF), ainsi que (CF), il s’agit de la nuit. Les détails temporels très précis ne sont pas présents, cependant nous pouvons les trouver. Pour (MF), il s’agit de vendredi, puis également pour (CF), le narrateur évoque que la durée de cette expérience était assez courte ou il révèle le manque de temps plusieurs fois au cas de (CF) :

243 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., p. 105

244 Ibid., p. 116

245 Ibid., pp. 259 – 260

246 Ibid., pp. 270 – 271

79 | P a g e « Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l’intérieur de ma caverne. »247 « Un moment après, la table et le buffet s’arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal […] »248

« […] Il ne me donne pas le temps de revenir à […] On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière […] »249

Nous voulons noter que tous ces détails précis dans la description du contexte spatio-temporel au moment de l’émergence du fantastique peuvent soutenir la vraisemblance du récit, car ils évoquent le réel ce qui est familier au lecteur.

5.4.2. L’espace-temps chez Gautier

En ce qui concerne Gautier, la représentation de l’espace-temps du narrateur et du personnage est un peu plus différente que chez Cazotte, surtout par rapport au fait qu’on ne connait pas toujours le lieu réel précis où l’histoire se déroule. Dans La Cafetière, c’était « l’année dernière » en Normandie où Théodore a passé une nuit avec ses amis dans la maison de leur hôte, dans Omphale, c’était à l’époque de dix-sept ans du narrateur dans la petite maison de son oncle « donnant d’un côté sur la triste rue des Tournelles et de l’autre sur le triste boulevard Saint-Antoine »250, même s’il n’est pas explicitement dit où, l’auteur fait référence à ces rues de Paris près de la Bastille. Une allusion semblable est faite dans Le Pied de momie où le narrateur en faisant référence à « l’argot parisien »251 du marchand de bric-à-brac situe cette histoire à Paris, au moment de ses vingt-sept ans. En ce qui concerne La Morte amoureuse, l’auteur ne nous donne que des initiales des toponymes des lieux réels : la ville de S., la cure de C. Quant au contexte temporel, l’histoire se déroule plus de quarante an plus tôt, car Romuald qui a soixante-six ans raconte l’histoire de sa jeunesse, quand il avait vingt-quatre ans. Le seul conte où le lieu est précisément connu est Arria Marcella qui se déroule à Pompéi au XIXe siècle :

247 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., p. 119

248 Ibid., p. 126

249 Ibid., p. 270

250 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 295

251 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 433

80 | P a g e « Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français du dix-neuvième siècle, au temps de Titus, non en esprit, mais en réalité, ou faisait revenir à lui, du fond du passé, une ville détruite avec ses habitants disparus ; car un homme vêtu à l’antique venait de sortir d’une maison voisine. »252

En ce qui concerne l’espace-temps au moment de (MF), il s’agit souvent de la chambre pendant la nuit : la chambre d’hôte dans La Cafetière, de l’oncle dans Omphale, de l’appartement du narrateur à Paris dans Le Pied de momie, et celle du prêtre dans la cure de C. dans La Morte amoureuse La seule différence est également Arria Marcella où (MF) se déroule également pendant la nuit, mais dehors, dans la ville morte de Pompéi. De plus, il y a l’espace-temps du phénomène fantastique - l’Egypte dans Le Pied de momie, le château de Clarimonde et Venise dans La Morte amoureuse et le transfert dans le temps dans Arria Marcella

Ce qu’il faut noter, c’est l’idée du mouvement ou du déplacement comme chez Cazotte. Premièrement, il y a le passage de l’espace réel à l’espace où le fantastique est mis en place, par exemple dans La Cafetière, le fantastique s’insère après le voyage en Normandie, dans Omphale suite à l’arrivée du narrateur chez son oncle, dans P.m. après l’entrée du narrateur dans son appartement, ou bien dans Arria Marcella à la suite du chemin de Naples à Pompéi, où il n’y a pas seulement la frontière entre le réel et le fantastique, mais également la frontière entre le temps du présent et celui du passé, représentée par exemple par le contraste de la station de train à Pompéi :

« Les trois amis descendirent à la station de Pompeï, en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne que présentent naturellement à l’esprit ces mots : Station de Pompeï. Une ville gréco-romaine et un débarcadère de railway ! »253

De plus, remarquons la situation spatio-temporelle de La Morte amoureuse où le mouvement et le déplacement incessants créent le véritable labyrinthe pour le lecteur, ce qui renforce la dynamique du récit. En même temps le lecteur peut se sentir perdu dans les lieux imprécis en suivant le mouvement incessant entre le réel et le fantastique : L’histoire commence dans le séminaire et l’église dans la ville de S., puis nous suivons le chemin de Romuald accompagné par l’abbé Sérapion dans la cure de C., ainsi que les

252 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 320

253 Ibid., p. 300

81 | P a g e passages par la forêt en route pour le château de Clarimonde, ou bien dans le grand palais sur la Canaleio à Venise, et enfin au cimetière. En outre, Romuald évoque dès le début l’idée de l’illusion : « J’ai été pendant plus de trois ans le jouet d’une illusion singulière et diabolique. »254 Cela finit par la création du monde parallèle de la « vie » de Romuald avec Clarimonde qui se déroule dans un rêve, renforcé par la présence d’un lieu bien connu – la ville de Venise. De plus, à cause de l’omission du traitement de la vie réelle de Romuald comme prêtre, le lecteur ne sait plus ce qui est vraiment fantastique ou ce qui est réel.

Ce qui est remarquable dans certains contes de Gautier, c’est la représentation du temps réel précis au moment de (MF) évoquée à l’aide de la pendule : Dans C., il y a la pendule qui sonne toute la nuit chaque heure de onze heures jusqu’à « l’heure indiquée »255 où Angéla peut commencer à danser avec Théodore, de plus, cette pendule est personnifiée et donne des ordres à Angéla. Également dans Omphale, il y a le temps réel décrit en détail, même si on ne sait pas l’heure exacte :

« La pendule sonna un quart ; la vibration fut longue à s’éteindre ; on aurait dit un soupir. Les pulsations du balancier, qu’on entendait parfaitement, ressemblaient à s’y méprendre au cœur d’une personne émue. »256

Dans Arria Marcella, nous pouvons aussi observer la mention du temps précis au moment de (MF) :

« Octavien tira sa montre ; elle marquait minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, il poussa le ressort de la répétition ; la sonnerie tinta douze fois : il était bien minuit, et cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans l’azur de plus en plus lumineux ; le soleil se levait. »257

Un autre fait chez Gautier qu’il n’est pas possible d’omettre, ce sont les descriptions longues, très détaillées, vives et assez souvent colorées qui évoquent des lieux, paysages ou bien des personnages apparaissant dans ses contes. Ce fait est peut-être lié à sa passion pour la peinture des décors258, car il prend ses œuvres pour une véritable

254 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 363

255 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 256

256 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 302

257 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 320

258 Voir supra, p. 43

82 | P a g e toile, par laquelle il transmet à son lecteur le récit entier minutieusement dépeint. Observons, comme exemple, le cas de Arria Marcella où la ville de Pompéi et son paysage entourant y compris le Vésuve, sont précisément décrits à l’aide des couleurs, ce qui représente le style de l’écriture riche et très détaillée, pleine de descriptions, assez typique pour Gautier :

« La ville ressuscitée, ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant. Le Vésuve découpait dans le fond son cône sillonné de stries de laves bleues, roses, violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard, presque imperceptible dans la lumière, encapuchonnait la crête écimée de la montagne ; au premier abord, on eût pu le prendre pour un de ces nuages qui, même par les temps les plus sereins, estompent le front des pics élevés. En y regardant de plus près, on voyait de minces filets de vapeur blanche sortir du haut du mont comme des trous d’une cassolette, et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan, d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement sa pipe, et sans l’exemple de Pompeï ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas cru d’un caractère plus féroce que Montmartre ; de l’autre côté, de belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches de femme, arrêtaient l’horizon ; et plus loin la mer, qui autrefois apportait les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la ville, tirait sa placide barre d’azur. »259

Dans cet extrait, nous pouvons remarquer le brouillard qui souligne le passage entre la réalité et le rêve, ou bien la personnification du volcan de bonne humeur ou des collines rappelant la figure féminine. Tous ces détails réels précis renforcent vivement la vraisemblance du récit.

En outre, nous voulons mentionner le temps du phénomène dans les récits fantastiques qui est atemporel selon Malrieu260 ce que nous pouvons confirmer à l’aide de l’exemple de La Cafetière où Théodore l’affirme lui-même en décrivant le moment qu’il a passé avec Angéla :

« Je n’avais plus aucune idée de l’heure ni du lieu ; le monde réel n’existait plus pour moi, et tous les liens qui m’y attachent étaient rompus […] »261

259 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 301

260 Voir supra, p. 39

261 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 258

83 | P a g e De plus, selon Malrieu, le personnage veut souvent échapper au temps. Nous avons déjà dit qu’il se trouve souvent dans un monde qui n’est pas fait pour lui.262 C’est également le cas d’Octavien dans Arria Marcella :

« […] l’empreinte recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes excitait chez Octavien des élans insensés vers un idéal rétrospectif ; il tentait de sortir du temps et de la vie, et de transposer son âme au siècle de Titus. »263

Contrairement à Cazotte et Gautier, la représentation du temps de (MF) chez Mérimée dans tous les contes de notre corpus (Vision de Charles XI, Les Âmes du purgatoire, La Vénus d’Ille et Lokis) est bien différente, car l’événement fantastique est unique et ne dure qu’un moment court et précis, souvent derrière la scène, et s’insère toujours vers la fin de l’histoire. Tandis que le fantastique dans les contes de Cazotte et Gautier se manifeste souvent dès le début du conte et perdure jusqu’à la fin. Nous pouvons dire que le réel encadre l’événement fantastique, même si celui-ci est récurrent (comme par exemple dans Omphale, ou bien dans La Morte amoureuse où le fantastique récurrent perdure pendant trois ans). Regardons l’exemple dans La Cafetière où le fantastique se manifeste presque dès le début du conte qui est introduit d’une façon réelle et finit par une explication partielle de l’origine du personnage fantastique Angéla. L’histoire fantastique est encadrée par le réel et la manifestation du fantastique dure presque le conte entier. Nous pouvons observer le même effet dans tous les autres contes de Gautier (Omphale, Le Pied de momie, La Morte amoureuse et Arria Marcella), ainsi que chez Cazotte dans Le Diable amoureux

5.4.3. L’espace-temps chez Mérimée

Passons à l’espace-temps dans les contes de Mérimée : Dans Vision de Charles XI l’espace-temps du narrateur et du personnage est bien décrit. Le récit commence : « À la fin d’une soirée d’automne »264 et nous nous trouvons dans le château de Charles XI. Dans Les Âmes du purgatoire, l’histoire se déroule surtout en Espagne dans des lieux connus et familiers au narrataire - à Sevilla, Salamanca, etc. Le temps n’est pas explicitement défini, on ne sait pas quand cette histoire est précisément datée, cependant nous pouvons deviner du plus grand essor de l’université à Salamanca qu’il s’agit du XVIe

262 Voir supra, p. 37

263 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 316

264 MÉRIMÉE, Prosper, Mateo Falcone…, Op. cit., p. 52

84 | P a g e siècle. Ainsi que l’espace-temps dans La Vénus d’Ille est réel, typique pour le récit fantastique. L’histoire se déroule dans un petit village – à Ille dans les Pyrénées-Orientales, l’espace est alors assez familier. En ce qui concerne le temps, il n’y a pas de datation précise du moment où l’histoire se passe, nous savons seulement que c’était pendant trois jours et demi : du mercredi soir jusqu’au samedi et que le mariage a eu lieu vendredi. Dans Lokis, l’histoire se déroule en 1866 en Lituanie, surtout au siège de la famille Szémioth à Médintiltas où le professeur Wittembach a passé son séjour.

En ce qui concerne l’espace-temps au moment de (MF) chez Mérimée, dans Vision de Charles XI, la vision fantastique se passe dans une salle des États du château de Charles XI dans la nuit et l’auteur évoque la durée précise de la vision – environ dix minutes, sur laquelle les participants s’entendent bien. Ce qui est remarquable, c’est la galerie devant la salle des États qui paraît étrange et inquiétante, parce que personne n’a ordonné son décor noir. Ce fait joue le caractère de (S) préparant la mise en place du fantastique. Dans Les Âmes du purgatoire, le fantastique se manifeste dans le moment où don Juan attend doña Teresa pour la séduire, ce qui est souligné par la mention du temps : « En ce moment l’horloge de l’église sonna un coup : c’était l’heure fixée pour l’enlèvement de Teresa. »265 C’est le même effet que nous avons pu remarquer chez Gautier par exemple avec la pendule dans La Cafetière ou Omphale L’évocation du temps, nous pouvons l’observer également dans La Vénus d’Ille et Lokis, même si le fantastique se déroule « derrière la scène » pendant la nuit : Le narrateur dans La Vénus d’Ille évoque des pas lourds à cinq heures du matin, en pensant qu’ils ont appartenu à un ivrogne, ce qui coïncide avec la narration postérieure de madame Alphonse qui témoigne qu’elle a vu la statue de la Vénus serrant et tuant son mari :

« Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement. […] Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendus avant de m’endormir. Cela me parut singulier. »266

De plus, le même procédé est présent dans Lokis où le professeur Wittembach décrit ses souvenirs précis de la nuit où le meurtre de la comtesse s’est passé :

265 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., p. 183

266 MÉRIMÉE, Prosper, La Vénus…, Op. cit., pp. 56 – 57

85 | P a g e « Lorsque je m’éveillai, l’horloge du château sonnait trois heures. La nuit était claire, bien que la lune fût un peu voilée par une légère brume. J’essayai de retrouver le sommeil ; je ne pus y parvenir. Selon mon usage en pareille occasion, je voulus prendre un livre et étudier, mais je ne pus trouver les allumettes à ma portée. Je me levai et j’allais tâtonnant dans ma chambre, quand un corps opaque, très gros, passa devant ma fenêtre, et tomba avec un bruit sourd dans le jardin. »267 Puis le matin, il se souvient : « Je me rappelai avec effroi ce corps pesant tombé devant ma fenêtre. »268

Contrairement à Gautier, Mérimée n’utilise pas de descriptions longues et détaillées, son style est beaucoup plus bref, mais en même temps non moins efficace, ce qui est illustré par la caractéristique de Jean Freustié :

« L’écriture est brève, élégante, précise. [...] Comme presque toujours dans Mérimée, une sorte d’ironie non exprimée enveloppe le tragique, comme si l’auteur voulait en dernière analyse, mais en toute dernière, montrer qu’il ne croit pas plus que nous à l’incroyable histoire qu’il nous raconte. Le fantastique souriant est une spécialité mériméenne allant de pair avec l’horreur du drame dont il est inséparable. »269

Mérimée lui-même caractérise la création du conte fantastique de la façon suivante :

« On sait la recette d’un bon conte fantastique : commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible, et le lecteur se trouvera en plein fantastique avant qu’il se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui. »270

5.4.4. Motifs liés à l’espace-temps

Malgré les différences que nous avons relevées, ce qui est identique pour tous les trois auteurs, c’est (MF) uniquement pendant la nuit. Même si selon Šrámek le fantastique

267 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières…, Op. cit., p. 116 – 117

268 Ibid., p. 118

269 FREUSTIÉ, Jean, Prosper Mérimée (1803-1870) : le nerveux hautain Paris, Hachette 1982 [en ligne], consulté le 29 juin 2020, disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3364225q, p. 253

270 MÉRIMÉE, Prosper, Études de littérature russe, Tomme 2, Paris, H. Champion 1932 [en ligne], consulté le 29 juin 2020, disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96941915, pp. 10 – 11

86 | P a g e n’a pas son chronotype spécial271, dans notre corpus des contes le fantastique s’introduit dans tous les cas pendant la nuit.

En outre, nous voulons mentionner le fait que selon Malrieu, le phénomène fantastique renvoie au passé, dont on a traité dans le chapitre théorique L’espace-temps dans les contes fantastiques272 : « Il appartient à un passé lointain, mythique, que l’on croyait à tout jamais disparu, et qui surgit brutalement dans le présent du personnage, dans toute sa splendeur originelle. »273 Dans notre corpus nous voulons souligner le conte de Arria Marcella, où Octavien a été transféré à l’époque romaine il y a une trentaine de siècles où le latin a été une langue vivante. Cependant le motif du passé lointain est présent également dans les autres contes de Gautier où on trouve les femmes mortes comme personnages fantastiques, ou bien le diable chez Cazotte. Chez Mérimée, il y a le passé lointain présent déjà comme le temps du déroulement de l’histoire dans Vision de Charles XI ou bien dans Les Âmes du purgatoire : Ce conte est inspiré par le mythe de Don Juan qui est déjà entre autre traité par Molière. C’est la raison pourquoi il y a aussi des signes du merveilleux. Nous avons déjà dit que la partie fantastique n’est pas longue, il s’agit de la vision des funérailles de don Juan. Ceci peut avoir également un rapport avec la fonction (E) qui n’est pas explicitement présente, car l’origine de la vision de don Juan n’est pas expliquée, cependant nous pouvons sous-entendre qu’il s’agit de ses propres remords dus à sa vie mauvaise qui l’assaillent. À la suite, il change complètement sa vie. Le motif du passé mythique nous pouvons le trouver également dans La Vénus d’Ille, car le personnage fantastique est la déesse romaine, la Vénus.

Ce qui nous semble également important de mentionner, c’est le temps du récit fantastique par rapport à la parution du conte. Nous avons dit que selon Malrieu, il coïncide presque toujours avec sa parution.274 Dans notre corpus des contes, ce n’est pas tout à fait vrai. Surtout dans la moitié des contes de Mérimée qui se déroulent au passé (Vision de Charles XI et Les Âmes du purgatoire). Par contre chez Cazotte et Gautier c’est valable.

Finalement, il y a deux faits liés à la représentation de l’espace, c’est la lumière et la musique qui apparaissent au moment de (MF). Commençons par la lumière qui joue le

271 Voir supra, p. 38

272 Voir supra, p. 37

273 MALRIEU, Joël, Le fantastique…, Op. cit., p. 120

274 Voir supra, p. 38

87 | P a g e rôle important dans la plupart des contes de notre corpus. Observons les exemples du Diable amoureux au moment de (MF) et (CF) :

« À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre […] »275

« À l’instant l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons ; leurs cornes, qu’ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement. »276

Passons aux exemples chez Gautier :

La Cafetière : « Tout à coup le feu prit un étrange degré d’activité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j’avais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d’une façon singulière […] »277

Omphale : « La lune donnait sur les carreaux et projetait dans la chambre sa lueur bleue et blafarde. De grandes ombres, des formes bizarres, se dessinaient sur le plancher et sur les murailles. »278

La Morte amoureuse : « Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à circuler sous cette mate pâleur ; […] La lampe s’éteignit et je tombai évanoui sur le sein de la belle morte. »279

Le Pied de momie : « Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur si calme parut se troubler, les boiseries craquaient furtivement ; la bûche enfouie sous la cendre lançait tout à coup un jet de gaz bleu […] »280

275 CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., p. 119

276 Ibid., pp. 270 – 271

277 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 251

278 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 302

279 Ibid., pp. 389 – 391

280 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 442

88 | P a g e Arria Marcella : « Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère ; de vagues teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune ; le ciel s’éclaircissait sur les bords ; on eût dit que le jour allait paraître. […] il était bien minuit, et cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans l’azur de plus en plus lumineux ; le soleil se levait. »281

Également chez Mérimée nous pouvons trouver le motif de la lumière. Dans Vision de Charles XI déjà comme la fonction constitutive (S) quand Charles XI l’a vue de sa fenêtre et puis au moment de (MF) : « La grande salle était éclairée par une infinité de flambeaux. »282 Nous pouvons remarquer la lumière également dans Les Âmes du purgatoire : « Deux longues files de pénitents portant des cierges allumés […] »283 Dans La Vénus d’Ille et Lokis la (MF) se déroule derrière la scène, cependant dans Lokis, il y a aussi la lumière au moment de (MF) : « La nuit était claire, bien que la lune fût un peu voilée par une légère brume. »284

Dans tous ces extraits nous pouvons voir que la lumière sous toutes ces formes joue un rôle important qui accompagne (MF) se déroulant pendant la nuit, car elle incite les sens du narrataire. Le même effet est produit par la musique qui souligne l’effet du fantastique. Nous avons trouvé un exemple chez tous les trois auteurs : Dans Le Diable amoureux Biondetta, déguisée en signora Fiorentina, joue de la harpe. Dans La Cafetière Théodore et Angéla dansent aux sons de la musique jouée par les musiciens de la tapisserie du concert italien. Dans Les Âmes du purgatoire, don Juan est attiré par la procession étrange : « Tout à coup une musique lugubre et solennelle vint frapper son oreille. Il distingua sans peine les chants que l’Église a consacrés aux enterrements. »285

281 GAUTIER, Théophile, Romans…, Op. cit., p. 320

282 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., p. 281

283 Ibid., p. 249

284 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières…, Op. cit., p. 116

285 MÉRIMÉE, Prosper, Colomba…, Op. cit., p. 249

89 | P a g e 5.5. L’ambiguïté narrative

Dans ce chapitre, nous voulons traiter de l’ambiguïté créée entre le réel et le fantastique comme la caractéristique principale de la littérature fantastique.

Commençons par la notion théorique de l’ambiguïté. Selon Rachel Bouvet, nous distinguons deux types de l’ambiguïté : l’ambiguïté verbale qui se situe au niveau du mot ou de la phrase et l’ambiguïté narrative se situant au niveau du texte entier.286 C’est celle qui nous intéresse dans les récits fantastiques. De plus, Bouvet distingue deux types de l’ambiguïté narrative : l’ambiguïté narrative disjonctive où deux versions du même événement s’excluent mutuellement et l’ambiguïté narrative polysémique où il coexiste plusieurs significations du même incident, mais qui ne s’excluent pas nécessairement.287 Nous allons observer comment l’ambiguïté narrative est créée dans notre corpus de contes. En ce qui concerne Cazotte dans Le Diable amoureux, l’ambiguïté constitutive pour la mise en place du fantastique est liée au contexte spatio-temporel, ainsi qu’au personnage, car c’est là qu’elle se produit : le cadre spatio-temporel du récit semble au narrataire assez familier et c’est dans ce contexte que s’insère Biondetta comme le personnage surnaturel d’origine diabolique. Si elle n’était pas d’origine fantastique, il s’agirait d’une véritable histoire d’amour. Le narrataire s’identifie bien avec les doutes d’Alvare et se pose les mêmes questions avec lui sur la nature de ces événements en oscillant entre la réalité et un songe. Car, comme le soulignent Millet et Labbé288 – par la maîtrise de Cazotte, l’inconcevable est devenu réalité. Le diable sous forme d’une jeune femme gracieuse semble comme réel et qui a également failli mourir.289

Nous voulons aussi accentuer le rapport entre le héros et le phénomène selon Malrieu qui – rappelons-le – dit : « c’est le rapport d’attirance ou de répulsion qui s’installe entre eux, le protagoniste ne sait que choisir. »290 Ce rapport peut souligner l’ambiguïté narrative, car il est ambigu lui-même. Dans Le Diable amoureux c’est le

286 BOUVET, Rachel, Étranges récits, étranges lectures, Essai sur l’effet fantastique, Québec, Presses de l’Université du Québec 2007, p. 84

287 Ibid., pp. 84 – 85

288 Voir supra, p. 19

289 Cf. CAZOTTE, Jacques, Le Diable…, Op. cit., pp. 188 – 196

290 Voir supra, p. 17

90 | P a g e rapport entre Alvare et Biondetta qui nous semble être exactement un bon exemple d’attirance et de répulsion en même temps : Alvare est fortement attiré par Biondetta, mais au contraire il se méfie tout le temps et cherche l’aide chez sa mère, car il sait dans un coin de l’âme que son origine n’est pas réelle, même s’il tente de l’ignorer. Nous pouvons également trouver un rapport ambigu similaire entre Romuald et Clarimonde dans La Morte amoureuse Passons à l’analyse de l’ambiguïté chez Gautier. Dans La Cafetière, le fantastique s’insère dans le réel presque du début de l’histoire comme dans Le Diable amoureux et de la même façon que dans celui-ci : on commence à avoir l’impression de s’identifier avec Théodore – le personnage principal dont les aventures peuvent être réelles parce qu’elles semblent comme telles. En suivant l’amour d’Alvare pour Biondetta qui tente d’oublier son origine diabolique nous avons la même impression qu’en lisant du coup de foudre de Théodore qui s’enflamme pour Angéla et oublie complètement la réalité. Nous pouvons dire que la façon de (MF) est dépeinte comme ayant l’air tout à fait réelle, si nous oubliions son origine, le fantastique disparaitrait.

Dans La Cafetière, remarquons également que l'auteur veut souligner la vraisemblance du récit par le fait opposé à la revendication de la véracité. Il le fait en soulignant l’inconcevable : « Oh ! non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l’on me prendrait pour un fou. »291 De plus, il semble qu’il veuille aussi souligner qu’il ne s’agit pas d’un simple rêve :

« Jamais, même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté à mes yeux ; une peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux d’un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu’un caillou au fond d’un ruisseau. »292

Nous pouvons observer un effet similaire dans Le Diable amoureux et La Cafetière, et aussi dans Omphale, où Omphale apparaît comme un être humain décrit comme parfaitement réel. Cependant, il y a aussi l’oncle du narrateur qui confirme le fantastique en rendant impossible l’explication par un rêve. En outre, nous pouvons y trouver

291 GAUTIER, Théophile, Contes…, Op. cit., p. 252

292 Ibid., p. 255 — 256

91 | P a g e également les traits autobiographiques qui selon Šrámek renforcent la vraisemblance du récit293 en même temps que l’ambiguïté narrative :

« Si le bonhomme avait pu prévoir que j’embrasserais celle de conteur fantastique, nul doute qu’il ne m’eût mis à la porte et déshérité irrévocablement […] »294

Dans La Morte amoureuse, c’est le personnage fantastique d’une vampire, Clarimonde, avec lequel le fantastique émerge dans le récit. Ce qui est important, c’est le doute incessant et l’oscillation entre le rêve et la réalité du héros et avec lui du narrataire qui aide le récit fantastique. De plus, il y a le témoignage de la gouvernante Barbara qui avoue avoir vu l’homme qui avait emmené Romuald après la nuit passée au château de Clarimonde au moment de sa réanimation. De plus, observons les exemples qui soulignent la nature réelle des événements vécus par Romuald ce qui renforce également l’ambiguïté narrative créée :

« Je n’avais pas même essayé de repousser le tentateur ; la fraîcheur de la peau de Clarimonde pénétrait la mienne, et je me sentais courir sur le corps de voluptueux frissons. »295

« Une chose remarquable, c’est que je n’éprouvais aucun étonnement d’une aventure aussi extraordinaire, et, avec cette facilité que l’on a dans la vision d’admettre comme fort simples les événements les plus bizarres, je ne voyais rien là que de parfaitement naturel. »296

Quant au Pied de momie, nous trouvons le même effet dans l’apparition surnaturelle de la princesse Hermionthis. Mais ce qui est remarquable, c’est la statue d’Isis qui reste à la place du pied de momie acheté par le narrateur la veille. Ce fait souligne d’une manière assez forte l’ambiguïté narrative créée, car il rend impossible l’explication que le narrateur a seulement rêvé. Dans Arria Marcella, Octavien est transporté dans le passé à Pompéi antique, cependant les personnages fantastiques (Arria Marcella et Arrius Diomèdes) savent qu’il

293 Voir supra, p. 31

294 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 299

295 Ibid., p. 396

296 Ibid., p. 397

92 | P a g e ne s’agit pas de la réalité « normale », mais suscitée par le désir et la passion d’Octavien qui leur a rendu la vie.

Par contre, dans les contes de Mérimée, nous assistons à la vision de l’avenir, à la présence de don Juan à son propre enterrement, à une statue qui s’anime et à un homme- ours à l’aide de qui l’ambiguïté narrative est créée. Ainsi, il s’agit des faits explicitement surnaturels qui ne peuvent pas être facilement considérés comme réels.

Dans Vision de Charles XI, l’ambiguïté émerge de la confrontation entre la description réelle d’un soir ordinaire du roi Charles XI et sa vision fantastique. Le roi est dans son propre palais confronté à la surprise fantastique sans avoir vraiment la possibilité d’y échapper. De plus, le narrateur insiste sur sa véracité, car il y a la tache de sang qui a persisté sur la pantoufle du roi et que « personne ne s’est avisé d’élever des doutes sur son authenticité. »297 Il ajoute encore une sorte de serment du roi : « […] si ce que je viens de relater […] n’est pas l’exacte vérité, je renonce à tout espoir d’une meilleure vie […] »298 Nous pouvons imaginer que le narrateur souligne, à l’intention du narrataire, que cette vision a été réelle et qu’il ne s’agit pas d’une hallucination – la seule raisonnable possibilité qui puisse l’exprimer. La tache de sang sur la pantoufle de Charles XI qui est restée comme (CF) produit le même effet que la statue d’Isis dans Le Pied de momie

Quant à ce conte, rappelons encore l’interdépendance du motif et du fantastique selon Vax : « Un motif n’est pas fantastique, s’il n’a été expressément voulu tel. […] Le fantastique dépend de la manière dont le motif est présenté. »299 C’est exactement le cas de la pantoufle du roi, où un motif ordinaire – la tache sur la pantoufle, devient fantastique, car elle ne peut pas être d’origine réelle. Il nous semble que cela aide aussi à créer l’ambiguïté narrative. Cette interdépendance du motif et du fantastique, nous pouvons la trouver également dans les contes de Gautier, par exemple dans La Cafetière, où il y a un motif ordinaire – la cafetière brisée qui est devenue fantastique en possédant les traits d’Angéla ou bien dans Le Pied de momie la statue d’Isis inexplicablement apparue à la place du pied de momie. Ce qui est également remarquable, ce sont les motifs des œuvres d’arts qui apparaissent surtout dans les contes de Gautier et Mérimée et qui constituent les motifs initiaux du récit fantastique et en sont souvent le titre, par exemple : le pied de momie égyptien, la tapisserie d’Hercule et Omphale ou Pompéi en

297 MÉRIMÉE, Prosper, Mateo Falcone…, Op. cit., p. 59

298 Ibidem

299 Voir supra, p. 12 – 13

93 | P a g e tant que patrimoine chez Gautier, le tableau des âmes du purgatoire et la statue romaine de la Vénus chez Mérimée.

Dans Les Âmes du purgatoire, l’ambiguïté entre le réel et le fantastique est accomplie par l’assistance de don Juan à son propre enterrement. Comme dans Le Diable amoureux, nous voulons souligner la relation entre le personnage et le phénomène, voire l’influence de celui-ci sur le personnage, car dans ce récit, l’événement fantastique joue un rôle important dans le changement du héros qui entre dans les ordres en faisant pénitence pour le reste de sa vie. D’ailleurs, il y le personnage de don Garcia qui semble avoir le caractère diabolique en séduisant don Juan au mal, même si ce n’est pas explicitement confirmé car il est présenté comme un être humain.

Quant à l’ambiguïté dans La Vénus d’Ille, elle réside sûrement dans la présence d’une statue qui s’anime pour se venger. Cependant le narrateur ne l’affirme pas d’une manière explicite puisque lui-même n’en est jamais le témoin direct. D’ailleurs, nous voulons souligner la présence des (S) omniprésents dans l’histoire dès le début, qui envisagent le caractère méchant de la statue, de même que le fait qu’elle peut être vivante, ce qui renforce l’ambiguïté narrative :

« Dédain, ironie, cruauté se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. »300

« Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai [...] »301

De plus, le caractère maléfique de la Vénus persiste, même si elle se trouve sous forme d’une cloche.

Finalement, dans Lokis, l’ambiguïté est produite par l’insertion progressive des (S) qui culminent par le meurtre de Mlle Iwinska.

En ce qui concerne ce conte, nous voulons également mentionner la notion du double comme le thème fantastique dont nous avons traité dans la partie théorique302 et qui peut également souligner l’ambiguïté narrative. Dans Lokis, c’est la personnalité du comte Michel Szémiothe qui est double. Il est présenté comme un homme, cependant

300 MÉRIMÉE, Prosper, La Vénus…, Op. cit., p. 34

301 Ibid., p. 37

302 Voir supra, p. 36

94 | P a g e nous pouvons trouver de nombreuses allusions à l’autre moitié de son existence où il est ours. Nous les avons mentionnées en parlant des personnages fantastiques303, cependant nous voulons encore une fois souligner ses propres questions philosophiques sur la dualité de notre nature :

« - Comment expliquez-vous, monsieur le professeur, me dit-il brusquement vers la fin du dîner, comment expliquez-vous la dualité ou la duplicité de notre nature ?… […] Votre meilleur ami est là. L’idée vous vient de lui mettre une balle dans la tête. Vous avez la plus grande horreur d’un assassinat, et pourtant vous en avez la pensée. »304

Cet extrait nous montre sa peur du dédoublement de son caractère. Nous pouvons également trouver un effet similaire chez Gautier dans La Morte amoureuse, où Romuald se rend compte du dédoublement de sa vie et de sa personnalité. Il veut s’y opposer, cependant il n’y arrive pas, ainsi que le comte Szémiothe. Observons des exemples de La Morte amoureuse :

« […] je ne vivais plus dans moi, mais dans elle et par elle. »305

« Morte ou vivante, statue ou femme, ombre ou corps, sa beauté était toujours la même. »306

« Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais m’expliquer : c’est que le sentiment du même moi existât dans deux hommes si différents.307

De plus, le thème du double est omniprésent dans les récits fantastiques comme une opposition constante entre la vie et la mort (dans tous les contes de Cazotte et de Gautier), entre le présent et le passé (surtout dans Arria Marcella), mais également comme le rapport entre un personnage vivant au présent et un phénomène sortant du passé, ou bien dans notre corpus de contes également entre les hommes en tant que héros – narrateurs et les femmes d’origine surnaturelle en tant que personnages fantastiques séduisant les hommes.

303 Voir supra, p. 62

304 MÉRIMÉE, Prosper, Dernières… Op. cit., pp. 94 – 96

305 GAUTIER, Théophile, Nouvelles…, Op. cit., p. 374

306 Ibid., p. 395

307 Ibid., p. 402

95 | P a g e Revenons à la notion de l’ambiguïté narrative. Dans nos contes, nous voulons distinguer l’ambiguïté narrative disjonctive dans les contes où il existe une explication par un rêve, une vision, une hallucination, une illusion, etc. ou par l’acceptation de l’univers surnaturel, les deux explications s’excluant mutuellement. Il s’agit des contes : Le Diable amoureux de Cazotte, La Cafetière, La Morte amoureuse, Arria Marcella de Gautier et Les Âmes du purgatoire de Mérimée. Dans ces contes, le narrataire ne cesse pas de se demander si le protagoniste n’a fait que rêver ou s’il a réellement vécu son aventure. Dans les contes suivants, il s’agit plutôt de l’ambiguïté narrative polysémique, car l’explication n’est pas si simple et il existe chaque fois plusieurs possibilités : Omphale et Le Pied de momie de Gautier, Vision de Charles XI, La Vénus d’Ille et Lokis de Mérimée. Dans ces contes, la frontière séparant le rêve de la réalité finit par s’estomper à cause d’un certain élément inexplicable : la confirmation de l’existence des aventures avec la marquise T. par l’oncle du narrateur dans Omphale qui rend impossible un simple rêve, l’apparition de la statue d’Isis à la place du pied de momie dans Le Pied de momie, la tache de sang tenace sur la pantoufle du roi dans Vision de Charles XI, et la mort inexplicable dans La Vénus d’Ille et Lokis, qui mène le lecteur vers l’explication surnaturelle, cependant celle-ci n’est jamais confirmée et laisse la porte ouverte à d’autres hypothèses possibles.

Pour conclure, nous pouvons remarquer que chez Gautier et Cazotte, c’est l’ambiguïté narrative disjonctive qui prédomine dans leurs contes, tandis que chez Mérimée, c’est l’ambiguïté narrative polysémique qui joue le rôle principal dans ses contes.

5.5.1. Motifs liés à l’ambiguïté narrative

Finalement, il nous semble important de noter les motifs qui aident à créer l’ambiguïté entre le réel et le fantastique. Il s’agit surtout du motif de la peur lié assez souvent à celui de l’amour ce qui est très fréquent dans notre corpus des contes. La peur peut être suscitée par la présence des personnages fantastiques tels que le diable (Le Diable amoureux), la vampire (La Morte amoureuse), l’homme-ours (Lokis), par les faits surnaturels comme les objets d’art ou les personnages sur le tableau qui s’animent (La Cafetière, Omphale, Le Pied de momie, La Vénus d’Ille), mais également par les visions du futur ou du passé, ou bien par le transfert dans le temps (Arria Marcella, Vision de Charles XI, Les Âmes du purgatoire). C’est Nathalie Prince qui définit le fantastique à l’aide de la peur :

96 | P a g e « Le fantastique est littérature de la peur ; entendons une littérature qui fait surgir dans un réel mimétique un élément de perturbation pour que ce décalage, ce bouleversement, ce scandale suscite et provoque un sentiment de terreur ou d’inquiétude. Mais dans cette définition, qui comme telle entend produire une constante (le fantastique = peur devant un objet déstabilisant), persiste une inconnue, une variable : c’est la peur, à tout le moins l’objet de la peur, l’idéologie qui habite la réalité à partir de laquelle l'objet va faire décalage et va provoquer la peur. […] La peur est tout à la fois ce qui détermine le fantastique et ouvre sa définiront à d’infinies déclinaison, aussi infinies que le sont les objets de peur. »308

Ce qui est encore présent dans la plupart des contes de notre corpus, c’est le motif de l’amour présent chez tous les trois auteurs, même s’il domine chez Gautier. Cependant, il possède toujours des traits étranges, car souvent il échappe à la réalité et n’a jamais d’issue heureuse, il s’agit alors de l’amour malheureux. Les protagonistes sont séduits et tombent amoureux des personnages fantastiques d’origine diabolique, vampirique, des œuvres d’arts ranimées, ou mortes. Il y a aussi le motif de la vengeance pour l’amour (La Vénus d’Ille), ou bien de l’amour qui ne gagne pas sur le phénomène fantastique (Lokis). Le seul amour qui n’est pas toujours malheureux, c’est l’amour maternel qui aide les héros face au fantastique maléfique (Le Diable amoureux, Les Âmes du purgatoire).

308 PRINCE, Nathalie, La littérature…, Op. cit., pp. 37 – 38

97 | P a g e Conclusion

« On n’est véritablement morte

que quand on n’est plus aimée. »

― Théophile Gautier

Notre mémoire de maîtrise a pour objet l’analyse comparative des contes fantastiques de trois auteurs français du dix-huitième et surtout du dix-neuvième siècle : Jacques Cazotte, Théophile Gautier et Prosper Mérimée.

Pour atteindre nos objectifs, nous avons construit un corpus de dix contes fantastiques : Le Diable amoureux de Jacques Cazotte, cinq contes fantastiques de Théophile Gautier : La Cafetière, Omphale, La Morte amoureuse, Le Pied de momie et Arria Marcella, et finalement quatre contes de Prosper Mérimée : Vision de Charles XI, Les Âmes du purgatoire, La Vénus d’Ille et Lokis. Nous avons tenté de choisir les contes les plus typiques des trois auteurs en nous s’inspirant des critères de Jiří Šrámek publiés dans sa Morphologie du conte fantastique.

Pour poursuivre notre recherche, nous nous sommes posé les questions suivantes : Comment le fantastique se propage-t-il chez ces trois auteurs ? Quelles sont les stratégies de l’introduction et de la mise en marche du fantastique ? Y a-t-il des similitudes et des différences remarquables dans les manifestations du fantastique ? Pour pouvoir y répondre, nous avons construit un appareil méthodologique : Après avoir examiné différentes approches de la notion et la définition du fantastique en nous laissant guider par l’ordre diachronique, nous avons cherché ses frontières en le distinguant des genres voisins, tels que le merveilleux, l’étrange, la fantasy ou la science-fiction.

Soulignons l’origine du mot « fantastique » qui est lié étymologiquement à l’apparition et au surnaturel et qui, au fur et à mesure, a conduit à l’utilisation contemporaine basée sur l’opposition entre le réel et l’irréel. Dans l’approche thématique de Louis Vax, nous avons relevé son affirmation de l’interdépendance du motif et du fantastique. Suite à l’approche thématique, nous avons mentionné l’approche structuraliste de Tzvetan Todorov qui définit le fantastique à l’aide de sa perception : c’est l’hésitation éprouvée par le lecteur entre la nature réelle ou surnaturelle des faits évoqués

98 | P a g e qui présente la condition nécessaire de la constitution du fantastique. Son étude est assez souvent prise pour référence, elle est largement discutée et plusieurs théoriciens y ont réagi ou l’ont surmontée. La théorie de Joël Malrieu nous a fourni plusieurs appuis, notamment la notion du phénomène fantastique et le rapport du protagoniste à celui-ci. De plus, Malrieu a étudié le contexte spatio-temporel des contes fantastiques en différenciant l’espace-temps du narrateur, du protagoniste et du phénomène dont nous nous sommes également servie dans notre recherche afin de montrer la fonction qu’il joue dans la mise en marche du fantastique. L’étude suivante est celle de Jiří Šrámek qui a mis en relief la vraisemblance du récit et qui a distingué deux composantes de la même valeur : l’une réaliste et l’autre fantastique qui perturbe le système homogène du récit en y introduisant des éléments insolites ainsi que l’ambiguïté qui est nécessaire et constitutive pour le récit fantastique. La dernière étude dont on a traité est celle de Gilbert Millet et Denis Labbé qui désignent le fantastique comme la rupture qui s’oppose au quotidien et à l’image qu’on se fait de la réalité en insistant sur sa base réelle : selon eux, c’est l’inconcevable qui est devenu réalité.

Dans le deuxième chapitre de notre mémoire, nous avons présenté l’étude de Jiří Šrámek consacrée à la structure narrative du conte fantastique et à la typologie des personnages. Selon lui, la structure du récit fantastique est basée sur la relation d’action entre le protagoniste et le fantastique et elle est déterminée par neuf fonctions : signes, tentation, initiation, manifestation du fantastique, doute, confirmation du fantastique, lutte ou acceptation, explication du fantastique, victoire ou défaite. À la suite de cette distinction, Šrámek a défini cinq types d'actants dans les récits fantastiques : héros, initiateur, personnages fantastique, adjuvant et opposant. Son approche nous a offert un mode d’emploi pour notre analyse comparative.

Le troisième chapitre est consacré à la perspective narrative des contes fantastiques où nous nous sommes concentrée sur les questions qui parle ? et qui voit ? C’est-à-dire sur la position du narrateur par rapport à la diégèse, ainsi que sur la focalisation et leur rôle dans le récit fantastique. D’abord, nous avons présenté l’importance du narrataire à qui le narrateur s’adresse et, conjointement, la stratégie narrative du récit dans récit, les deux notions qui jouent un rôle important dans les récits fantastiques selon Šrámek, car elles accentuent la vraisemblance de ces récits comme la première condition de la crédibilité du récit fantastique. Celle-ci est liée à une autre considération, à savoir le rapport entre le narrateur et la diégèse selon Gérard Genette qui

99 | P a g e distingue le narrateur hétérodiégétique qui ne participe pas à l’histoire et son opposé, le narrateur homodiégétique qui est l’un des personnages du récit. Ce dernier peut être soit le témoin-participant de l’histoire à laquelle il ne participe que marginalement, soit le personnage principal de l’histoire que l’on appelle autodiégétique. Ensuite, nous avons présenté l’étude de Dorrit Cohn qui a différencié trois types de moyens servant à présenter les pensées silencieuses des personnages : monologue interne rapporté, monologue narrativisé et psycho-récit. Cette notion nous a semblé très importante dans les contes fantastiques, car l’accès aux pensées internes des protagonistes permet et facilite au lecteur l’identification avec le héros, ce qui constitue également la condition nécessaire à la mise en marche du fantastique.

Puis, nous avons pris en considération différents points de vue sur la focalisation : celui de Gérard Genette, de Mieke Bal et finalement de Lise Morin qui a élaboré la notion de l’armature fantastique dont nous nous sommes servie dans notre analyse. Cette notion comprend la focalisation, la narration et l’inscription d’une figure de rationalité. Morin constate que les contes fantastiques balancent entre la subjectivité et l’objectivité et frappent au cœur du lecteur qui peut mieux s’identifier avec le protagoniste du récit ou à sa raison si des éléments objectifs et raisonnables mettent en relief la vraisemblance. À propos de la focalisation, elle distingue : acteur de drame, informateur de seconde main, ami ou proche du protagoniste et narrateur-il en ajoutant que, dans le récit fantastique, la focalisation est souvent interne, car elle permet de suivre les pensées intérieures des personnages.

Dans le quatrième chapitre nous avons introduit la partie analytique par la présentation des traits principaux de la vie de nos trois auteurs, ainsi que de leurs œuvres choisies qui constituent notre corpus des contes. Nous avons mis l’accent sur la structure du récit fantastique en indiquant les différentes fonctions selon Šrámek ce qui nous a aidé comme le point de départ dans notre analyse. Quant à l’analyse comparative, occupant le cinquième chapitre, elle est basée sur la comparaison des notions présentées dans la partie théorique. Dans dix contes choisis, nous avons examiné la structure narrative, la typologie des personnages, la perspective narrative, l’espace-temps et l’ambiguïté narrative en soulignant les motifs qui y apparaissent.

Afin de pouvoir examiner et comparer la structure des contes de notre corpus, nous avons dressé un tableau où nous avons indiqué les fonctions selon Šrámek. À partir

100 | P a g e de cela, nous avons observé que la distribution des fonctions est presque à 100% chez Cazotte et Gautier qui suivent la structure classique des contes fantastiques, tandis que chez Mérimée, la distribution n’est complète que dans les fonctions signes, tentation, manifestation du fantastique et victoire/défaite. Il en résulte que ces fonctions représentent une base constitutive du fantastique.

En ce qui concerne les signes qui sont très étroitement liés aux perceptions sensorielles des héros, ils peuvent apparaître soit une fois, comme dans la plupart des contes de Gautier, soit les auteurs sèment adroitement de petits mystères inquiétants, afin que le lecteur se trouve en plein fantastique avant de se rendre compte que le monde réel reste loin derrière lui, ce qui est la spécialité de Mérimée. En outre, il faut noter que les signes sont remplacés par l’initiation dans Le Diable amoureux de Cazotte. Ensuite, les signes suscitent la tentation active éprouvée par les protagonistes face aux événements surnaturels dans tous les dix contes de notre corpus. Quant aux fonctions initiation, doute, confirmation du fantastique, lutte/acceptation, explication, elles prédominent chez Cazotte et Gautier. C’est là que nous avons trouvé la différence principale dans la structure des contes dans notre corpus.

Nous pouvons constater que Cazotte et Gautier se servent souvent de la plupart des fonctions afin de construire le récit fantastique, tandis que Mérimée suit la structure plus simple et il base la création de ses récits sur la répétition des signes tout en évitant l’explication qui n’est présente explicitement dans aucun de ses contes.

Nous avons remarqué un effet similaire également dans la typologie des personnages où Cazotte et Gautier introduisent l’initiateur presque dans tous les contes, tandis que chez Mérimée, il ne peut être perçu que dans Lokis en tant que sorcière, mais sa présence est discutable, car le héros ne la comprend pas.

Bien qu’il existe des similitudes dans la représentation des héros – il s’agit uniquement des hommes, il y a aussi des différences. Chez Cazotte et Gautier, il s’agit de jeunes hommes, tandis que chez Mérimée, ils sont plus âgés ou plus respectables grâce à leur métier ou leur fonction ce qui souligne l’objectivité et la vraisemblance du récit selon l’armature fantastique de Morin. Au contraire, Gautier adopte la stratégie différente en mettant l’accent sur la subjectivité et en renforçant l’identification du lecteur au héros, car on ne connaît pas souvent le nom des protagonistes, ou, on ne l’apprend que vers la moitié de l’historie.

101 | P a g e Il y a également une différence quant aux personnages fantastiques. Chez Cazotte et Gautier ce sont presque uniquement des femmes « mortes » ou liées au passé, en revanche, chez Mérimée il s’agit soit des personnages de la vision du futur, soit des personnages fantastiques – une statue qui s’anime ou un homme-ours.

Afin d’analyser la perspective narrative, nous avons essayé de répondre aux questions : qui voit ? et qui parle ? en examinant le narrateur et sa position par rapport à la diégèse et la notion de la focalisation, en tant qu’élément constitutif du récit fantastique.

La position du narrateur chez Cazotte et Gautier est presque toujours autodiégétique car le narrateur coïncide avec le héros. De plus, nous avons remarqué chez Cazotte qu’il raconte pas seulement à la 1ère personne, mais aussi au présent. Chez Gautier, la seule différence se trouve dans Arria Marcella qui est un peu spécial, car le narrateur hétérodiégétique se présente à la 1ère personne du pluriel ce qui interpelle le narrataire en évoquant l’impression qu’il fait partie du récit lui aussi.

Par contre, chez Mérimée, dans la première moitié de ses contes, le narrateur est hétérodiégétique, tandis que dans la deuxième, il est homodiégétique, mais comme témoin-participant. Cependant, dans les deux contes, où la position du narrateur est hétérodiégétique, il y a une partie liminaire où il est présenté à la 1ère personne. Ce qu’il faut noter chez Mérimée, c’est aussi la présence du document authentique ou qui souligne la vraisemblance du récit, dans Vision de Charles XI et Lokis, ou bien le cas du récit dans récit dans Lokis qui aide le fantastique.

C’est le type d’accès à la vie interne des personnages qui correspond avec le rapport du narrateur à la diégèse. Les narrateurs homodiégétiques se servent du monologue interne rapporté et les hétérodiégétiques du psycho-récit. Nous pouvons voir que cette possibilité d’accéder aux pensées intérieures est vraiment nécessaire afin que le fantastique puisse bien s’insérer dans le récit chez tous les trois auteurs.

En ce qui concerne la notion du narrataire, elle est fréquente dans les récits de Gautier et Mérimée. Ils s’adressent au lecteur pour le rendre témoin du récit narré en faisant un appel direct à lui, ou bien en l’interpellant d’une façon indirecte. À propos de la notion de la focalisation, dans la plupart des contes de notre corpus, elle est étroitement liée aux héros car ce sont eux qui voient. C’est à travers leurs yeux que le lecteur perçoit le récit. Le narrateur est ainsi à la fois focalisateur, ils se confondent. La localisation est alors interne fixe ou bien acteur de drame chez Cazotte ou Gautier, ce qui accentue la subjectivité qui permet au narrataire de mieux s’identifier avec

102 | P a g e le héros. Dans Arria Marcella le narrateur hétérodiégétique sous forme de « nous » focalise le récit au début de l’histoire, mais plus tard, au moment où le fantastique commence à émerger, la focalisation change en interne fixe, car c’est le héros, Octavien, qui devient le focalisateur et nous percevons l’histoire à travers ses yeux.

Chez Mérimée la focalisation dans les contes où le narrateur est hétérodiégétique reste externe, c’est-à-dire le récit est focalisé par le narrateur-il conformément à la typologie de Morin. Cependant dans Les Âmes du purgatoire, il y a le même effet que dans Arria Marcella – le passage à la focalisation interne fixe au moment de la manifestation du fantastique. Dans les deux derniers contes de Mérimée – La Vénus d’Ille et Lokis, la focalisation est interne, ou l’informateur de seconde main, ami ou proche du protagoniste selon Morin, car le focalisateur coïncide avec le narrateur qui est témoin- participant oculaire des événements surnaturels. En concluant l’examen de la focalisation, nous pouvons constater qu’elle répond à la position du narrateur dans la diégèse, cependant la place privilégiée reste à la focalisation interne fixe, car, comme l’accès aux pensées des protagonistes, la possibilité de voir la situation à travers leurs yeux favorise et aide l’émergence du fantastique. Cette « vision avec » du narrateur, ce « je », commun à tous, imposent le même point de vue au lecteur.

Bien que l’espace-temps dans les récits fantastiques doive être dépeint par définition comme réel et familier au lecteur, nous avons trouvé des différences, ainsi que des similitudes. Nous avons observé à la fois l’espace-temps du narrateur et du personnage qui est tout à fait réel chez tous les trois auteurs, mais aussi l’espace-temps du phénomène, et surtout celui au moment de la manifestation du fantastique.

Chez Gautier, l’espace-temps du narrateur et du personnage n’est pas si précis par rapport au réel, comme chez les deux autres auteurs : nous ne connaissons pas le lieu ou le temps précis du déroulement de l’histoire ou ils ne sont que sous-entendus, cependant, comme chez Cazotte, nous sommes familiers de l’âge des protagonistes. Or, chez Gautier, c’est le caractère spatial du personnage et aussi du phénomène qui est toujours minutieusement dépeint en couleurs, ce qui est vraiment sa spécialité.

Dans l’espace-temps du narrateur et du personnage, nous avons découvert le mouvement et le déplacement incessants dans Le Diable amoureux de Cazotte, et surtout dans La Morte amoureuse, soulignés par l’utilisation des initiales des noms des lieux, ou

103 | P a g e bien le passage de l’espace réel à l’espace où le fantastique est mis en place dans tous les contes de Gautier.

En ce qui concerne l’espace-temps du phénomène, nous pouvons confirmer le point de vue de Malrieu : celui-ci est souvent atemporel et lié au passé, ou bien il est lié au héros qui veut souvent échapper au temps. Nous l’avons montré à l’aide des exemples de notre corpus.

La plus grande similitude dans notre corpus des contes, contrairement à Šrámek qui dit que le fantastique ne possède pas son chronotype spécial, c’est l’espace-temps au moment de la manifestation du fantastique qui se déroule uniquement pendant la nuit dans tous les dix contes de notre corpus. De plus, il y a les effets de la lumière présents dans la plupart des contes qui mettent en relief la rupture au moment de la manifestation du fantastique, ou bien la musique qui y apparaît aussi.

En même temps, nous avons trouvé une grande différence concernant le moment de la manifestation du fantastique : chez Cazotte est Gautier le fantastique, décrit en tant que réel, perdure souvent tout au long du conte entier, ou presque, encadré par le vrai réel, tandis que chez Mérimée c’est un événement unique qui ne dure qu’un moment court et précis, souvent derrière la scène, et s’insère toujours vers la fin de l’histoire.

De plus, il y a la représentation du temps réel précis au moment de la manifestation du fantastique évoquée par exemple à l’aide de la pendule chez Gautier ou de la simple mention de l’heure exacte chez Mérimée qui souligne la vraisemblance du récit.

En outre, quant à la parution du conte qui doit coïncider avec l’espace-temps du récit, ce n’est valable que chez Cazottte et Gautier, contrairement à Mérimée où l’histoire se déroule au passé dans la moitié de ses contes de notre corpus.

Tous ces détails précis dans la description du contexte spatio-temporel au moment de l’émergence du fantastique peuvent soutenir la vraisemblance du récit, car ils évoquent le réel qui est bien familier au lecteur. Néanmoins, les auteurs balancent entre la précision des descriptions détaillées et leur omission pour persuader leurs lecteurs de la vraisemblance de leurs récits. Nous avons consacré la dernière partie du cinquième chapitre à la notion de l’ambiguïté narrative comme la caractéristique principale de la littérature fantastique. Nous y avons présenté l’étude de Rachel Bouvet qui distingue l’ambiguïté narrative

104 | P a g e disjonctive où deux versions du même événement s’excluent mutuellement et l’ambiguïté narrative polysémique où plusieurs significations du même incident il coexiste sans s’exclure nécessairement. En décrivant la construction de l’ambiguïté narrative entre le réel et le fantastique, nous sommes arrivée à la constatation que dans les contes de Cazotte et Gautier, c’est l’ambiguïté narrative disjonctive qui prédomine, tandis que chez Mérimée, c’est la polysémique qui a la majorité, car à l’aide d’un peu d’obscurité insérée dans l’univers réel, il gagne le cœur de son lecteur en laissant la porte ouverte à son imagination. C’est la raison pour laquelle nous avons apprécié ses contes La Vénus d’Ille et Lokis qui pour nous constituent le chefs-d’œuvre dans notre corpus.

Nous y avons également accentué le rapport d’attirance ou de répulsion entre le héros et le phénomène, selon Malrieu, dont nous avons trouvé les exemples dans notre corpus (Le Diable amoureux, La Morte amoureuse) et aussi, l’interdépendance du motif et du fantastique selon Vax qui montre que le motif n’est pas fantastique s’il n’a pas été expressément voulu comme tel, par exemple la tache sur la pantoufle du roi (Vision de Charles XI), la cafetière (La Cafetière), petite statue d’Isis (Le Pied de momie), etc. Ce fait est également lié aux œuvres d’arts qui apparaissent surtout dans les contes de Gautier et Mérimée comme les motifs initiaux de leurs récits fantastiques. Nous ne voulons pas non plus oublier la notion du double, comme le thème du fantastique par excellence selon Jourde et Tortonese : pour le confirmer, nous avons fait appel à la double personnalité du comte Szémioth dans Lokis, ou bien à la double vie de Romuald dans La Morte amoureuse. Enfin, c’est le motif de la peur, souvent lié à l’amour malheureux, qui constitue la base des récits fantastiques dans notre corpus.

Pour conclure, nous voulons souligner que même si la stratégie de la mise en marche du fantastique est plutôt similaire chez Cazotte et Gautier et bien différente chez Mérimée, nous avons montré dans notre mémoire que tous les trois auteurs arrivent adroitement au bout, c’est-à-dire à la création des récits fantastiques bien vraisemblables et croyables.

105 | P a g e Liste des abréviations utilisées

Contes fantastiques :

D.a. Le Diable amoureux

C. La Cafetière

O. Omphale M.a. La Morte amoureuse

P.m. Le Pied de momie

A.M. Arria Marcella

V.Ch. Vision de Charles XI

A.p. Les Âmes du purgatoire

V.I. La Vénus d’Ille L. Lokis

Fonctions de la structure du récit fantastique :

(S) signes

(T) tentation

(I) initiation

(MF) manifestation du fantastique (D) doute

(CF) confirmation du fantastique

(L) lutte

(A) acceptation

(E) explication

(V) victoire

(Df) défaite

106 | P a g e Bibliographie

Primaire

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❖ HELLENS, Franz, Le fantastique réel, Bruxelles, Labor 1991

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