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BILL COSBY La fi n du show lapin

JAMES GRAY Sur le tournage de son prochain fi lm

"Je suis toujours un volcan !" EMILIE DEQUENNE La politique du navet selon TOMMY LE DOUTEUX BRUCE TOUT - R D DE 7,90 € DE 7,90 € E ~ Mar 55 Dh PUISSANT ! F: 4,90

DOSSIER  Sofilm Octobre 2015 - 34 SUR LES TRACES DU DRAGON ~ Suisse 9 CHF M 06253 UK £5 ~ BE/ESP/GR/LUX/IT/Port 6,20 € ~ 3’:HIKQMF=XUY^UV:?a@a@n@o@a"; ~L'ouvreuse~ 3

RÉDACTION Direction éditoriale Franck Annese, Thierry Lounas, Stéphane Régy Directeur de la rédaction Thierry Lounas Rédacteurs en chef Jean-Vic Chapus, Fernando Ganzo Rédacteur en chef adjoint Raphaël Clairefond Comité de rédaction Ségolène Arribard, Alvaro Arroba, Hervé Aubron, Evangéline Barbaroux, Joachim Barbier, Thomas Bohbot, Pierre Boisson, Ronan Boscher, Sabrina Bouarour, Axel Cadieux, Édito Simon Capelli-Welter, David Cassan, Raphaël Clairefond, François Cau, Johanna Chambon, Hélène Coutard, Lucas Duvernet-Coppola, Claire Diao, Maroussia Dubreuil, Mathias Edwards, Brieux Férot, Fernando Ganzo, Chérif Ghemmour, Julien Di Giaccomo, Thomas Goubin, Éric Karnbauer, Dimitri Kourtchine, Charles Alf Lafon, Alberto Lechuga, Christophe Lemaire, Maureen Mansfield, Anthony Mansuy, Benoit Marchisio, Stéphane Morot, Jean Narboni, Alexandre Pedro, Noémie Pennacino, Thomas Pitrel, Camille Pollas, Javier Prieto-Santos, Julien Rejl, Vincent Riou, Matthieu Rostac, Vincent Ruellan, Andrew Simpson, Jonathan Vayr, Maxime Werner, Nicolas Wozniak Secrétaire de rédaction Léa Bodin Conception graphique et maquette Elsa Lecoq Dessinateurs-illustrateurs Iris Hatzfeld,Stéphane Manel, Sandrine Pagnoux, Peter Stults, David Snug Photographes Renaud Bouchez, Louis Canadas, Vincent Desailly, Richard Dumas, Samuel Kirszen- baum, Xavier Lambours, Mathieu Zazzo Iconographie Léa Bodin Collection ChristopheL Correctrice Marianne Narboni Partenariats-communication Raphaël Clairefond, Léa Bodin E-mail [email protected] www.sofilm.fr ADMINISTRATION Directeur de la publication Farid Lounas Comptabilité/Administration Nathalie Seznec SOFILM, mensuel édité par Les Éditions nantaises « FERME-LA, DONNY. » Son personnage d’amateur de bowling dans The Big Lebowski à SARL au capital de 202 000 euros 3, rue de Clermont 44000 NANTES peine posé, Steve Buscemi se fait salement pourrir par ses partenaires de jeu. Trop mou, Tél. : 02 40 89 20 59/[email protected] trop bizarre et pas à sa place au sein du trio de strikers qu'il forme avec Jeff « The Dude » ABONNEMENT Responsable Abonnement Lebowski (Jeff Bridges) et Walter Sobchak (John Goodman). Que Steve Buscemi joue Vincent Ruellan - [email protected] 7-9, rue de la Croix Faubin 75011 Paris souvent la victime, le gringalet aux vagues tendances psychopathes, est un présupposé du Tél. : 01 43 22 86 96 cinéma indépendant US. Un présupposé logique et accepté par tous. Dans Fargo, il finit PUBLICITÉ dans une broyeuse à bois après avoir bien saoulé son complice. Possible que cette image d’un Buscemi tête de Turc proverbiale chez les frères Coen, Tarantino et Jarmusch prenne Publicité MINT 125, rue du faub. Saint-Honoré 75008 Paris du plomb dans l'aile après cette récente révélation. Laquelle ? Buscemi, on ne le savait www.mint-regie.com pas, a un passé de pompier volontaire au FDNY de downtown Manhattan. Cet engagement Directeurs associés Philippe Leroy 01 42 02 21 62 remonte au début des années 1980. La brigade à laquelle appartient l’homme : Engine [email protected] Co. 55, l’une des plus sollicitées pour monter au feu dans le quartier de Little Italy. Une Fabrice Régy 01 42 02 21 57 [email protected] expérience qui va être mise à contribution au moment du 11 septembre 2001. L’histoire Directrice de la publicité telle qu’elle a été révélée ce mois-ci sur la page Facebook des pompiers new-yorkais est Lauréline Jouanneau 01 45 61 23 04 [email protected] la suivante : au lendemain de la destruction des Twin Towers, Buscemi enfile sa tenue DIFFUSION Agence BO CONSEIL ignifugée, puis visse scrupuleusement son casque sur sa petite tête d’oiseau mouillé et Analyse Media Etude s’embarque pour remuer les gravats de Ground Zero. Extrait de la communication des Directeur Otto Borscha [email protected] pompiers, quatorze ans après les attaques terroristes sur New York : « Dès le 12 septembre Responsable titre et contact réseau Terry Mattard 2001, frère Steve (super blase, ndlr) s’est activé plus de douze heures par jour. Sur place, il a creusé et [email protected] Numéro vert : 0 800 590 593 déblayé les décombres du World Trade Center à la recherche de survivants. » Mais parce que « frère ISSN : 2262-2977 Steve » n’est pas le cousin américain de Jean-Hugues Anglade, il a fait son devoir de héros CPPAP : 0717 K 91432 Dépôt légal à la parution. Imprimé en France par new-yorkais ordinaire, dans l’anonymat, comme le précise le communiqué : « Très peu de Léonce Deprez. Distribution Presstalis. photographies et aucune interview ne documentent cet événement. Steve a tout refusé. Il n’était pas là Copyright SO FILM. Tous droits réservés. L’envoi de tout texte, photo ou pour se faire de la pub ! » Vrai. On ne saura donc jamais si le héros Buscemi sortant de la document implique l’acceptation par l’auteur de leur libre publication dans la revue. masse fumante et calcinée des débris se sera fait applaudir au son de : « Vas-y Mister Pink La rédaction ne peut être tenue responsable (son rôle dans Reservoir Dogs) », ou simplement:« Ferme ta gueule, Donny, et sauve l’Amérique ! » de la perte ou de la détérioration de textes qui lui sont adressés pour appréciation.

Prochain numéro SOFILM n°35 En kiosque le 5 Novembre 2015

En couverture : Bruce Lee

© HBO © Cat's Collection-Corbis

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l’ouvreuse légende

8. Rewind : L’actu cinéma comme vous auriez 82. Fernando Solanas. Celui qu'on surnomme Pino a souhaité ne jamais la lire. commencé par faire des films, mais très vite la politique 12. Le cinéma du mois en chiffres. s'est mêlée à son destin. Entre exil et terrorisme, l'ex- 14. L'Affiche : Crimson Peak vu dans les années 1940, candidat anti-libéral à la présidentielle argentine remonte par Peter Stults le fil de ses souvenirs. 16. Cinélife : Les archéologues de Peau d'âne 18. La Courbe de vie : Joaquin Phoenix 20. Le Casting du mois : du cheval de Bartabas aux cahier critique tenues d'Emma Stone 21. Top 10 : Performances sous influence 50. Une Jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot; 22. Le jour où... Rock Hudson ne pouvait plus rentrer chez 52. The Visit de Patrick Wang ; 54. The Lobster lui de Yorgos Lanthimos ; 55. Seul sur Mars de Ridley Scott ; 56. South Park de Matt Stone et Trey Parker; 57. Dracula père et fils, d’Édouard Molinaro ; hors-champ 58. Séquence Star : Le Sacrifice, vu par Clément Cogitore ; 69. Un Court à voir à la télé : Kung Fury 24. Ulrich Seidl. Il est autrichien et fait des films aussi de David Sandberg. glauques que grinçants. Dans son dernier docu, Sous-Sols, Ulrich ausculte les caves de ses congénères. Néo-nazis, fétichistes SM et fous de la gâchette… De quoi raconter un certain état du monde tel qu'il va. C'est à dire, mal

en couverture

32. BRUCE TOUT PUISSANT Derrière le mythe – le costume jaune et le nunchaku – se cache un jeune ado débarquant aux États-Unis pour faire ses preuves. Il est petit et myope, mais deviendra sans doute le plus grand combattant de tous les temps. Comment ? Ceux qui ont grandi avec lui se souviennent. + 42. Le risky business de Bruce Lee, par René Château + 44. Une histoire du karaté par Jean-François Stévenin + 46. Les Fils de Bruce : ils sont spécialistes d'arts martiaux et se sont retrouvés dans des séries B testostéronées. Ces hommes sont avant tout des combattants et ils doivent beaucoup aux films et aux enseignements du plus furieux d'entre tous. Gary Daniels, Jérôme Le Banner et Lorenzo Lamas racontent « leur

Bruce Lee ». Collection Christophe L

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entretien

28. Émilie Dequenne. La petite Rosetta aurait pu se contenter d'écumer les raves en t-shirt Kurt Cobain, une bière à la main. Mais un sacre à Cannes pour un premier film implique de grandes responsabilités. Premier bilan de carrière, entre vie de famille, foot et poker.

portraits

60. Denis Villeneuve. Comment tourne-t-on des petits films noirs – vraiment noirs – à Hollywood, avec des stars, quand on n'a pas trop d'argent et qu'on est canadien ? Réponse : il faut s'appeler Denis. Et faire preuve de beaucoup de malice. À l'heure de la sortie de son Sicario, retour sur la lente ascension d'un homme qui aime les atmosphères pesantes.

64. Bill Cosby. Il a fait marrer des générations entières biberonnées à la sitcom TV. C'était le daddy sympa que tout le monde rêvait d'avoir. Mais depuis que des dizaines de femmes ont porté plainte contre lui pour viol, Bill ne fait plus rire personne. Enquête sur un vieux dégueulasse entre deux envolées de jazz, les clubs de stand-up et le foot américain.

76. Tommy Le Douteux. Tommy Gaudet est un militant de la diversité. Ce libertaire rigolard a bricolé une Web TV, s'est présenté aux élections législatives et a surtout fondé Le Douteux, un collectif de spécialistes du nanar. Leur mission ? Numériser des milliers de films oubliés et organiser des centaines de projections. Rencontre chez lui à Montréal, dans son « musée de l'absurde »

reportage

70. Tournage : l'art de la guerre selon James Gray. Cela aurait pu être son grand film maudit, et puis non. Après The Immigrant, James Gray sortira son grand film d'aventure :The Lost City of Z. Et avant de partir tourner au fin fond de la jungle, le New-Yorkais s'affaire à reconstituer la bataille sanglante de la Somme, dans les vertes vallées de l'Irlande. Les pieds dans la boue.

extra happy end

88. Melvin Van Peebles. À 83 ans, sa barbe et 93. Si vous deviez… Faire le biopic de Michelle Obama, ses dreads ont bien blanchi. Mais quand il regarde par Sonia Rolland dans le rétro, ce précurseur de la se 94. Faut-il tourner avec son ex ? Jean Seberg & Romain souvient qu'il a connu à la fois Wall Street et Hara- Gary Kiri. Aujourd'hui encore, Melvin doesn't give a shit, 96. Les sorties de septembre 2025 Le cinéaste Benoit toujours prêt à ressurgir là où on ne l'attend pas. Forgeard livre en exclusivité le détail des nouveautés ciné à sortir dans dix ans pile.

98. La BD : « J'aime pas le cinéma », par David Snug Collection Christophe L

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rewind UN MOIS DE CINÉMA, d’implants mammaires et de clés à molette

très James Bond : « Heureusement, le James Bond que j'interprète n'est pas aussi sexiste et misogyne que les autres. Le monde a changé. Je ne ressemble certainement pas au personnage. C'est très triste, il a toutes ces magnifiques femmes et puis il les quitte. Je ne sais pas si j'aimerais passer beaucoup de temps avec lui. Peut-être une soirée, mais elle devrait se finir tôt alors. »

Mercredi 2 septembre. Pour la première fois, un film chinois ouvertement gay (Seek McCartney de Wang Chao) se voit délivrer un visa d'exploitation sur son territoire. De retour pour le troisième volet de Ghostbusters, Bill Murray a dit « oui » après avoir refusé, pour les beaux yeux de Kristen Wiig et Melissa McCarthy: « J'aime beaucoup ces filles. Il est difficile de leur dire non.» Alek Skarlatos, l'un des trois héros américains du Thalys va participer à la version américaine de Danse avec les stars. À quand Jean-Hugues Anglade dans Koh Lanta ?.

Jeudi 3 septembre. À la question de ce qu'elle aimerait changer dans son passé, Drew Barrymore répond : « Probablement tout. » Même E.T. ? Depardieu aussi souhaite faire table rase du passé. « Le fisc m'emmerde. Quand tu habites en France, voilà ce qui se Mardi 1er septembre. Colin une allumette. Je n'ai pas touché une passe, même si j'ai toujours payé mes Farrell dévoile sa méthode infaillible cigarette en deux ans. » Kanye West, impôts. Mais je crois que je vais tout pour arrêter de fumer. « J'ai écrit lui, met vraisemblablement autre chose vendre en France. Je ne veux plus faire une lettre de rupture à l'Esprit du dans son tabac puisqu’il annonce partie de ce pays, même si j'aime les Tabac. Je l'ai mise dans une poêle officiellement sa candidature à la Français. » avec plein de tabac, j'ai versé de la Présidentielle américaine de 2020. paraffine dessus, j'y ai mis le feu avec Héros toujours, Daniel Craig n’est pas DR

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Vendredi 4 septembre. Anthony collectionner les implants mammaires. Daniels, alias C-3PO dans tous les Star Je vais les extraire de ces corps de Wars de l'univers connu, dénonce le femmes, m'en faire une pile géante et secret promotionnel imposé par Disney à reposer ma tête dessus. Donc, ouais – toute l'équipe de l'Episode VII. Il trouve envoyez-moi plus d'implants. » cette ambiance « très Kremlin dans l'esprit ». Anne Hathaway, 32 ans, se trouve déjà « vieille » pour Hollywood. « Je ne peux pas me plaindre de ça car j'en ai profité. Quand j'étais au début de ma vingtaine, des rôles étaient écrits pour des femmes de la cinquantaine et je les obtenais. Et maintenant que je “En tant que suis au début de la trentaine, je me dis : “Pourquoi cette fille de 24 ans a eu le sujet de Sa rôle ?” » Gracieuse Lundi 7 septembre. Régulièrement taxé d’islamophobie, Michel Majesté, m'entendre dire Houellebecq avoue : « Probablement, oui, mais le mot “phobie” signifie “peur” plutôt que “haine”. Des gens (les que je suis américain est la terroristes) très peu nombreux peuvent avoir un puissant effet. Ce sont souvent pire des insultes !” les minorités les plus résolues qui font Robert Pattinson l'Histoire. » Accusé d’avoir introduit ses chiens illégalement en Australie, Johnny Depp a dû les faire sortir du pays et une bonne fois pour toutes ! » Pendant Samedi 12 septembre. En goguette blague : « J'ai tué mes chiens et je ce temps, Variety annonce par erreur le au Festival de Deauville, Michael les ai mangés… sous les ordres d'une décès de Terry Gilliam. Bay déclare : « Personne n'est obligé espèce de grand gars australien tout d'aimer mes films ,» ce qui arrange pas transpirant. » Pour Andrew Garfield, Jeudi 10 septembre. Le fils de mal de monde. le rôle de Spiderman était « une Lorenzo Lamas, AJ, vole une clé à prison. Ces films devaient être grand molette, des fringues et une paire de Dimanche 13 septembre. Engagé public, ils devaient à la fois plaire aux tennis dans un supermarché, se fait pour interpréter Napoléon dans Guerre Blancs de 50 ans, aux ados gay, aux repérer, cogne l'agent de sécurité et et Paix pour la BBC, Kassovitz lance sur bigots homophobes du fin fond de s'enfuit en courant. Le tout avec un bébé Twitter : « Enfin un rôle à ma mesure. » l'Amérique mais aussi aux petites filles dans les bras. Le « Rebelle »… Madame Reste à déterminer le degré d’ironie. de 11 ans. Cet aspect-là est vraiment la ministre de la Culture Fleur Pellerin regrettable. » laisse jusqu'à janvier à la commission Lundi 14 septembre. C'est officiel, de classification des films pour revoir remplace Mardi 8 septembre. Des photos son barème d'interdiction pour mieux Donald Trump à la présentation de un rien olé-olé de Tom Hardy en slip prendre en compte les films contenant l'émission The Celebrity Apprentice. ressurgissent des tréfonds de sa page des scènes de sexe non simulé. Que Papy n'a sans doute pas autant Myspace. Pas grave pour l'acteur, qui les membres de l'association affiliée apprécié Terminator Genisys que James s'y trouve superbe. extrême droite Promouvoir, à l'origine Cameron… L'actrice de la série Star des interdictions de Baise-moi, Love et Trek : Voyager, Jennifer Lien, est arrêtée Mercredi 9 septembre. Dwayne Nymphomaniac aux moins de 18 ans, chez elle, pour avoir montré ses seins à « The Rock » Johnson sauve in extremis puissent enfin dormir en paix. trois enfants à l'issue d'une dispute de son bouledogue Brutus de la noyade voisinage. #FreeTheNipples ! dans sa piscine. Un héros dans les films Vendredi 11 septembre comme dans la vie. En ce jour radieux, Définitivement une sale date pour Mardi 15 septembre. Terrence Keith Richards émet sa dernière volonté l'aviation – sur le tournage du Mena de Howard n'a jamais été très loin de : que ses filles sniffent ses cendres, Doug Liman, où Tom Cruise joue le pilote Jean-Claude Van Damme en interview, comme il le fit avec celles de son propre de Pablo Escobar, le crash d'un avion mais là, il tente le sprint pour son père huit ans en arrière. Robert Pattinson léger fait deux victimes. Depuis qu'une portrait dans Rolling Stone, avec l'assez dévoile la pire insulte à ses yeux. « Vous fan jusqu'au-boutiste lui a envoyé son vague définition de ce qu'il appelle la allez rire, mais en tant que sujet de Sa implant mammaire par la poste en gage « Terryology ». « Je me suis toujours Gracieuse Majesté, m'entendre dire de reconnaissance éternelle, Norman demandé pourquoi les bulles avaient que je suis américain est la pire des Reedus de The Walking Dead s'est une forme ronde ? Pourquoi pas insultes! Je suis anglais ! Qu'on le sache trouvé un but dans la vie. « Je veux juste triangulaire ou carrée ? Et j'ai compris. DR

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physiquement. » Aucune information Mardi 22 septembre. En pleine cependant sur les produits pris par audience au tribunal, Adeline Guillaume Canet pour sa performance Blondieau accuse Johnny Halliday de dans le même film. l'avoir « violée » chez ses parents, à 14-15 ans. Pour une fois que ce n’est Vendredi 18 septembre. Poète pas Bill Cosby… Le James Bond le dans l'âme, Mickey Rourke traite plus alcoolique est celui interprété par Donald Trump de « bitch bully ». Daniel Craig, avec 20 unités d’alcool Dans le même genre, Johnny Depp par film contre presque la moitié pour explique : « Si jamais quelqu'un le premier Bond avec Sean Connery. harcèle mes enfants et qu'ils n'osent pas détruire ce petit morveux… Je le détruirai moi-même. » T’ar ta gueule à

“Pour vivre pleinement le rôle, j'ai pris, comme Armstrong, des produits

Si Pythagore voyait ce que j'ai fait, il dopants.” deviendrait fou. Einstein, aussi ! Et Tesla Ben Foster a propos de The Program ! Nous sommes dans le dernier siècle où l'on apprend à nos enfants que 1 X 1 = 1. Ils ne grandiront plus dans la récré. Mercredi 23 septembre. Francis l'ignorance. Dans vingt ans, ils sauront Huster se découvre une âme de que 1 X 1 = 2. Nous nous trouvons Samedi 19 septembre. Pour poète aux côtés de sa partenaire à l'avènement d'une nouvelle vérité. la troisième fois de l'année, James au théâtre, Ingrid Chauvin. « Ingrid Les vraies mathématiques universelles. Franco publie un article sous forme est belle et sensible. En plus, elle a J'ai créé les pièces qui définissent le de conversation avec son double un cul, des seins… Elle est bandante, mouvement de l'univers. » Vivement imaginaire – qui mieux que James quoi! Mais, parce qu'elle est sexy, cette nouvelle discipline à l’université. Franco pour discuter avec James elle est jalousée, parfois haïe par une Franco, après tout ? certaine intelligentsia à laquelle je vais Mercredi 16 septembre. prouver que c'est une grande actrice. Démasqué par les enquêteurs du Dimanche 20 septembre. Selon Après vingt ans passés comme star de New York Times, le comédien Steve une étude de l’université Aalto en la télévision, elle a devant elle de belles Rannazzisi est forcé d'admettre qu'il Finlande, le film de Tim BurtonAlice années au théâtre. » Physique parfait ne se trouvait pas vraiment au 54e au pays des merveilles peut être utilisé aussi pour Robert Pattinson qui avoue étage de la tour sud du World Trade pour déterminer si un individu souffre être « content de l'orgueil qu'il faut Center le 11 septembre 2001. En fait, de psychose. dans ce métier parce que si je n'étais il bossait près du centre ce jour-là, pas obligé de rester en forme, je serais mais la journée l'a tout de même bien Lundi 21 septembre. Le passage tellement un gros tas! » Par François stressé. du pape François à New York inquiète Cau et Vincent Ruellan grandement Susan Sarandon. « Je Jeudi 17 septembre. Ben Foster pense qu'ils vont l'assassiner. Je pense dévoile avoir pris des produits dopants qu'il a fait un grand nettoyage dans pour mieux se mettre dans la peau tout le système. » Pour Audrey Dana, il de Lance Armstrong. « Pour vivre faut laisser Mélanie Laurent tranquille. pleinement le rôle, j'ai pris, comme « Les femmes se font basher en France. Armstrong, des produits dopants. Je Mélanie Laurent, bien sûr, mais aussi ne compte pas divulger les moyens Marion Cotillard, le moindre truc qu'elle utilisés, mais ce que je peux dire, fait… C'est d'une misogynie sans nom, c'est qu'ils affectent votre corps dans ce qui se passe en France. Le moindre tous les sens. Il y a des moments où faux pas d'une nana est défoncé, c'est j'ai presque perdu connaissance. Je dégueulasse. Foutez la paix à Mélanie voulais comprendre. Il y a eu des Laurent, bordel de merde. » C'est vrai, conséquences. Les drogues altèrent la merde, leave Melanie alone…

conscience. Je viens juste de récupérer DR

Sofilm Octobre 2015 9 ~L’ouvreuse~ les chiffres du mois 385000

En dollars, le prix du side-car de l'armée nazie 100000 acheté par Brad Pitt. En dollars, le prix de vente minimum du fameux « livre noir » de Heidi Fleiss. La liste de ses clients, du temps où elle officiait en temps que Madame Claude du tout Hollywood. 50

En années, la durée de la malédiction frappant Jean- Hugues Anglade, d'après ses dires. Le nombre de

3 350000 3000 films dont la En dollars, le prix de sortie a été vente du disque de repoussée « platine du rappeur indéfiniment » DMX pour ses trois par le studio millions de copies Relativity, de Flesh of My Flesh, actuellement Blood of My Blood. en faillite. Ironie suprême : le trophée est mis aux En dollars, le prix enchères par le fils de de la bague la star, profitant d'un presque perdue séjour en prison de par Paris Hilton 3 sur le trajet vers son paternel. Le nombre de films son jet privé envisagés par Heureusement, un courageux Christopher Nolan pompier l'a pour l’adaptation retrouvée dans un maintes fois reportée 4x4. L'expression du manga culte « White people problems » semble Akira de Katsuhiro avoir été inventée

Otomo. pour Paris... DR par François Cau

Sofilm Octobre 2015 10 ~L’ouvreuse~ l’affi che Et si Crimson Peak était sorti dans les 40’s…

Le nouveau fi lm de Guillermo Del Toro, Crimson Peak, sort en salle le 14 octobre. Peter Stults imagine à quoi aurait pu ressembler ce conte gothique dans les années 1940. DR

Sofilm Octobre 2015 11 ~L’ouvreuse~ cinélife Déterrer Peau d’âne

Ça se passe aujourd’hui dans le département des Yvelines. Un archéologue et sa bande se sont lancés dans un énorme chantier dont les contours pourraient sembler un peu excentriques au regard de l’Histoire avec un grand « H » : retrouver les traces, mais aussi les vestiges, du tournage du film de Jacques Demy, Peau d'âne. Quitte à retourner la terre pour un mégot de cigarette. Par Judith Chetrit

UN RUBAN JAUNE DÉLIMITE LE Jacques Demy. extérieurs du bois et de la cour qui ont PÉRIMÈTRE DES FOUILLES. De loin, Olivier Weller est néolithicien été filmés, et non les intérieurs, comme sa présence donne l’impression d’un Comprendre quelqu’un qui a l’habitude aux châteaux de Chambord et du Plessis- retour sur une scène de crime. Ici, sept de partir en quête de sels remontant Bouré, les deux autres lieux de tournage fouilleurs bénévoles, dont six filles, à 6000 ans. Plus étonnant, il ne faut de cet été 1970. Leur terrain d’enquête ratissent l’humus de la terre à l’aide pas trop pousser l’homme pour qu’il se limite pour l’instant aux alentours de de pelles. Chaque élément trouvé est trouve un lien entre son domaine de la scène de la cabane où Peau d’âne, immédiatement glissé dans une petite compétences habituel et ce qui l’amène devenue souillon, se réfugie au milieu pochette plastique et un piquet jaune à chercher des vestiges de cinéma : des arbres et des animaux. est planté sur l’emplacement. Une « Le sel est un objet dissous en conversation s’engage : « Un trou de archéologie. C’est la même chose ici : Des recherches subaquatiques poteau, ça nous dit plein de choses. » on fouille un conte de fées, des images, Pour Olivier Weller, tout a commencé à « Quoique, un diamant de la robe on rend visible l’invisible. » Car derrière Nantes, la ville natale de Jacques Demy. soleil, c’est classe. » Olivier Weller, le chercheur, se cache aussi un cinéphile À la sortie d’un colloque d’archéologie, bottes grises Aigle, polaire vert foncé tombé dans l’œuvre de Jacques Demy l’homme discute avec son collègue et archéologue en chef de ce chantier, dès le plus jeune âge. À 7 ans, Oliver Pierre-Antoine de Labriffe. D’abord, les précise : ce que tout le monde ici Weller voyait Peau d’âne avec sa petite deux parlent de métier, puis, très vite, la appelle les « diamants » ne sont pas à sœur et son grand frère. Il mène depuis conversation dérive sur le cinéma : Les proprement parler des pierres précieuses trois ans des fouilles qui s’étalent sur Demoiselles de Rochefort, Les Parapluies mais plutôt les strass des costumes que plusieurs semaines dans le bois du de Cherbourg puis Peau d’âne. Pierre- portait Catherine Deneuve quand elle château de Neuville à Gambais, en Antoine de Labriffe glisse : « Demy était tournait dans Peau d’âne, le film culte de plein cœur des Yvelines. Ici, ce sont les venu chez moi. » Vrai. Labriffe n’est autre que le fils de l’un des propriétaires du château de Neuville. À l’été 1970, alors qu’il est âgé de 8 ans, il lui arrive de jouer et de rôder près des caméras pendant ses vacances. L’archéologue apprend ainsi que la cabane construite pour le film a servi de terrain de jeu pour les enfants du château pendant quelques années après le tournage, avant d’être démontée et brûlée car jugée dangereuse par leurs parents. « On a aussi continué à utiliser la barque de Peau d’âne lorsqu’elle s’enfuit du château de son père jusqu’au milieu des années 1980, pour se balader sur l’étang et aller pêcher. La barque a fini

par couler. Olivier a un temps envisagé Michel Lavoix © 2003 Succession Demy

Sofilm Octobre 2015 ~L’ouvreuse~ “C’est la même chose ici : on fouille un conte de fées, des images, on rend visible l’invisible.”

de faire des recherches subaquatiques », Seyrig. Ou encore une bouteille de fouilles et les témoignages de comédiens, se remémore Pierre-Antoine de Labriffe. cola au packaging qui remonte à techniciens ou des spécialistes du conte Ses souvenirs servent de première piste l’époque du tournage. « J’ai fait des et de l’archéologie, il entend interroger pour retrouver les lieux où se dérouleront recherches sur Internet. » Sans l’avoir l’impact de Peau d’âne sur la mémoire ensuite les fouilles. L’indice à trouver cherché, « tellement obnubilés par le collective, quitte à emprunter les détours demeure enraciné dans l’épaisse forêt de reste », Olivier Weller et ses étudiants de la philosophie ou remonter jusqu’aux 140 hectares. Lorsque Jacques Perrin, le sont tombés par hasard sur le cadre origines du tabou de l’inceste mis en prince du Royaume rouge, doit grimper métallique du miroir magique aux reflets scène dans le film. « Quand l’équipe est sur un arbre pour apercevoir furtivement bleus de la fée. Il y a aussi cette histoire venue me voir, Mathieu (son demi-frère, la princesse cachée depuis une lucarne, de plexiglas. Jacques Perrin n’arrivait ndlr) et moi les avons regardé avec il n’y arrive pas. Les techniciens plantent pas à mimer un cognement contre une des grands yeux. On les a pris pour deux clous en guise de marchepied. muraille invisible censée protéger la des fous sympathiques. Ils sont ensuite Malgré l’aubier et l’écorce qui cabane des regards curieux. Pierre- revenus nous voir avec des images des recouvrent le chêne en question, ceux- Antoine de Labriffe : « Deux machinistes fouilles, les relevés microtopographiques ci sont toujours là. Avec l’aide de son tenaient une vitre. On voyait qu’il se et anomalies métalliques. Ils nous ont laboratoire de recherches, Olivier Weller faisait mal à chaque prise. » encore plus plu », raconte Rosalie Varda, entame alors une série d’analyses : Mais il y a des souvenirs qui prêtent fille d’Agnès, 12 ans à l’époque du prospection géophysique, cartographie à confusion. Yves Agostini, l’assistant tournage, qui a récupéré la bague du des anomalies métalliques et relevés opérateur, se rappelle que les techniciens cake d’amour et le trône en forme de microtopographiques. Autrement dit, ont installé une rampe à gaz pour la chat gé ant à l’issue du tournage. savoir quelles zones recèlent le plus de cheminée où Peau d’âne confectionne « On reconstitue un contexte, une traces du passage fugace, pendant deux son cake d’amour. « On ne trouve rien, ambiance, se justifie Olivier Weller. mois, d’une équipe de cinéma. mais on continue à chercher pour être À mes yeux, le mégot de cigarette a Et les traces sont nombreuses, infimes sûrs », avoue Olivier Weller, entre deux autant de valeur que le scotch rouge et quelquefois symboliques, après avoir vapeurs de cigarette électronique. Il reste des électriciens pour poser des câbles. » enlevé quelques centimètres de terre : peu de documents écrits du tournage, Tout, et surtout les tâtonnements, est un millier de clous rouillés, des fragments les carnets de la scripte ont été détruits. filmé depuis leur première venue sur d’ampoules bleues à magnésium que « J’ai été jusqu’à chercher des factures site en 2012, avec un montage prévu l’on utilisait pour les flashs des caméras, de location d’animaux. » Seulement cet automne. Persuadé d’être à l’avant- des mégots de cigarillos, des strass de quelques photographies du compositeur garde d’une archéologie du cinéma, robes ou des capsules de bouteilles. Un Michel Legrand, une maquette du décor Weller s’emballe : « On considère trop mélange foutraque de cinéma et de vie, et des images filmées en Super8 d’Agnès que l'archeologie commence quand de rêve qui se frotte à la réalité. « La Varda ont été retrouvées. « Nous avons les mémoires vivantes sont mortes. » majorité des amas métalliques est dans aussi les photos de départ et de fin de Comprendre, l'homme a appris entre- une zone qu’on ne voit pas à l’écran », pellicule, ces photos prises dans le vide temps que le château de Chambord confie Olivier Weller, qui espère confier quand on filmait avant en argentique. » pourrait encore abriter la grande estrade le tout à la Cinémathèque française un Chercher certes, mais à quelles fins ? du mariage final et un graffiti secret de fois les fouilles terminées. Est-ce qu’une vis d’un trépied ou un strass Jacques Demy. Tous propos recueillis par de la robe couleur soleil de Catherine JC Des factures de location d’animaux Deneuve peuvent être considérés comme Plus loin, à moins d’une centaine de des vestiges archéologiques ? Niet, selon mètres, enfouis dans les fougères, le ministère de la Culture ou la Direction on retrouve pêle-mêle des restes régionale des affaires culturelles. Seul pas encore défrichés du décor en le service archéologique départemental polystyrène et en stuc du repaire de la des Yvelines a prêté du matériel à Judith Chetrit © fée des Lilas, interprétée par Delphine l’équipe. En croisant l’avancée des

Octobre 2015 Sofilm 13 ~L’ouvreuse~ la courbe de vie de Joaquin Phoenix

2005. Joaquin est hype et ça ne va pas s’arranger. Le rôle de Johnny Cash dans Walk the Line lui vaut une 1979. Dès 3 ans, Joaquin prend des nouvelle nomination décisions précoces : outré par une aux Oscar, sans partie de pêche, il devient végétarien compter que l’acteur militant. Plus inquiétant, Joaquin s’auto- interprète tous les baptise Leaf, autrement dit, feuille. morceaux de la BO lui-même. Ça 1995. Grand retour de tombe bien, Johnny Joaquin, qui récupère l’adore et l’invite à son prénom d’origine. dîner : l’acteur assiste à un duo June-Johnny Hollywood lui refi le post-dîner et tombe amoureux de l’amour. tous les rôles de types sombres ou torturés. On commence avec 2012 . Paul Prête à tout de Gus Van Thomas Anderson, qui a une affection Sant, dans lequel il est 2000. Et un particulière pour sadiquement manipulé premier rôle de par Nicole Kidman. les paumés, caste psychopathe, Phoenix dans le un. En jupette, rôle principal de 1976. Joaquín Rafael dans Gladiator, The Master. Bottom nait à Puerto Rico, 2006. Le 26 janvier, il joue le fi ls de Retour aux de parents américains 1989. À14 ans, Phoenix l’acteur perd le l’empereur, qui Oscar. Puis membres de la secte obtient l’un de ses premiers contrôle de sa voiture assassine son retrouvailles catho-hippie Les Enfants rôles conséquents, dans sur une route sinueuse père et s’énerve deux ans plus de Dieu. River, Rain, la comédie familiale de Hollywood. Coincé contre Russell tard pour Liberty et Summer sont Parenthood (Portrait craché dans l’habitacle, il Crowe. La lueur Inherent Vice, ses frères et sœurs. Trois d’une famille modèle en VF). entend une voix qui inquiétante où il remet ans plus tard, le couple Il y joue un ado renfrogné lui intime de « rester le port de la ramène sa progéniture qui consomme beaucoup de calme ». Puis, un roufl aquette au aux États-Unis. Ça porno. Mais déjà, l’acteur homme brise la vitre goût du jour. tombe bien, la secte en a marre et préfère arrière, l’aide à sortir est condamnée pour voyager en Amérique et rentre chez lui, pédophilie quelques mois du Sud avec son père. sans accepter de plus tard. Les Bottom remerciements. Joaquin deviennent les Phoenix, vient d’être sauvé par pour la renaissance. dans ses Werner Herzog. yeux lui vaut une première 2010 . Après la sortie de Two Lovers, nomination Phoenix annonce qu’il arrête le cinéma aux Oscar. pour se mettre au R&B. Il harcèle Puff Daddy, se ridiculise en performant ivre 1993. Alors qu’on l’appelait déjà dans des boîtes « le prochain James Dean », River- de Las Vegas, et le-grand-frère, 23 ans, meurt d’une se laisse pousser overdose sur le trottoir du Viper une pilosité Room. L’enregistrement de l’appel douteuse. En à l’aide de Joaquin est diffusé sur septembre, le docu I’m Still Here fait toutes les chaînes et celui-ci disparait l’ouverture de Sundance : un trolling de un peu plus dans la nature… génie orchestré par l’acteur et son pote Casey Affl eck. Dommage, personne à Par Hélène Coutard. DR – © TFM Distribution NBC Splendid Films Hollywood ne goûte la plaisanterie. Joaquin Phoenix, à l’affi che Und’ Homme Irrationnel de Woody Allen. En salle le 14 octobre 2015 Century Fox Bros France / 2005 Twentieth DR / © Warner

Sofilm Octobre 2015 14 ~L’ouvreuse~ le casting du mois

Connus ou pas, à l’affiche de bons films ou pas, ils n’ont pourtant rien à se reprocher : ROGER DEAKINS chef opérateur de Sicario ce mois-ci, OK, on le comprend très vite : son eux auront truc, à Denis Villeneuve, c’est de nous plonger dans des ambiances été parfaits. MELVIL POUPAUD angoissantes qui ne déboucheront dans Tête Baissée jamais sur l’explosion de violence Barbe de trois jours, paupière attendue. Ce qui renforce encore tombante et cheveux gras, le sentiment de malaise qui se Melvil Poupaud se la joue petit dégage des rues de Juárez. Et serait malfrat perdu dans un trafic de impossible sans l’impeccable travail prostituées entre la Bulgarie et de Roger Deakins. Sa meilleure copie la France. L'ex-jeune premier depuis No Country For Old Men. préféré du cinéma d'auteur prend de l'épaisseur avec l'âge, et c'est tant mieux. MARTIN LOIZILLON dans Fever Ça commence comme LE CHEVAL une histoire de petits dans Le Caravage génies qui préparent C'est vrai que c'est beau, puissant, le crime parfait pour élégant, un cheval, quand il s'achever en réflexion est bien dressé. Alain Cavalier sur la culpabilité dans glisse sa petite caméra DV dans l’histoire de France. Mais le manège du plus grand des la surprise vient surtout de cavaliers : Bartabas. Des bruits de cette réincarnation blonde bouche, des muscles qui se tendent, de Jacques Perrin. Drôle, des sabots qui claquent… Et du troublant, séduisant… travail, beaucoup de travail, pour Loizillon plane loin au- une impressionnante symbiose dessus de la mêlée. entre la bête et son maître. NORMAN (QUI NE FAIT PAS DE VIDÉOS) LES ENFANTS dans Mon Roi dans Le Chant d’une île Au milieu de l'hystérie Dans cette fresque de pêcheurs collective traîne le portugais à rendre jaloux YouTubeur préféré de ton Miguel Gomes, Joaquim Pinto petit frère. Une performance et Nuno Leonel établissent oubliable mais qui laisse le un étonnant rapport de sentiment, toujours un peu confiance avec les gens qu’ils grisant, de se demander si LES TENUES D'EMMA filment. Le climax ? Quand on l'a bien reconnu (« Non STONE ils confient la caméra aux mais c'est lui ou c'est dans L'Homme enfants, pour filmer la vie du Finnegan Oldfield ? ») Irrationnel port de leur point de vue. Le Woody Allen annuel réussirait presque à épuiser l'immense capital sympathie de Joaquin Phoenix, qui nous bassine en prof de philo dépressif et bedonnant. Heureusement, Emma Stone est là pour nous ravir à chaque instant, notamment grâce à KARIN VIARD dans Lolo une garde-robe mirifique, sorte Au milieu d'un océan de clichés et de gags qui tombent d'arc-en-ciel dans le ciel sombre à plat, Karin Viard, dans le rôle de la bonne pote quadra de la philosophie. Une jolie robe au langage cru, tire son épingle du jeu et s'amuse comme vaut mieux qu'un long discours, une folle en débitant des horreurs. La veinarde. Woody l'a bien compris. © Pathé Distribution / DR 2015 Gravier Productions, Inc Mars Ditribution ©StudioCana

Sofilm Octobre 2015 ~L’ouvreuse~ 15 top 10 Les accessoires qui flinguent le film Parce que le diable se cache toujours dans les détails

4. LA CARTE DE CRÉDIT BATMAN bête – sorte de lion (Batman et Robin, de Joel recouvert d’une armure Schumacher , 1997) en fer forgé – et affuble Quand, au bout de cinq minutes de Cassel d’un bras en film, on comprend que Schumacher a acier extensible à décidé de flinguer la Dhalsim. Et la tentative de faire du la franchise grand cinéma populaire se termine en en donnant au pantalonnade geeko-ringarde. légendaire caped crusader une 8. LE SABLE ROUGE Visa à son nom – accompagnée d’un (Retour vers le futur 3, de Robert 1. LA PERRUQUE D’ALAIN DELON « kaching ! » du plus bel effet… –, on Zemeckis , 1990) (Le Gang, de Jacques Deray , 1976) se dit qu’il en reste encore cent vingt à Le dernier volet de la trilogie est Permanente post-bigoudis scotchée sur tenir… clairement une parodie de western le crâne pendant la totalité du métrage, spaghetti mais Delon a beau délivrer une performance 5. LE BÉBÉ EN PLASTIQUE (American Zemeckis va trop honnête dans ce film inspiré du gang Sniper , Clint Eastwood , 1995) loin : la couleur du des Tractions Avant, on ne retient que Le film est immense, mais tout le sable utilisé dans ses frisottis. Il est loin, le Samouraï. monde a parlé de ce poupon artificiel, le film donne un censé pallier l’absence des véritables teint de tomate aux 2. LES OREILLES POINTUES DE nourrissons le jour du personnages principaux, qui semblent CHANNING TATUM tournage. Un internaute tout droit sortis d’une séance d’UV ratée. (Jupiter Ascending, d’Andy et Lana s’en est rendu compte et Très gênant, nom de Zeus. Wachowski , 2014) le web a pris feu. Si bien As des mises en que pendant un moment, 9. LE GHETTO-BLASTER BAZOOKA scène opératiques, les le vrai débat était : (Tuer n’est pas jouer, de John Glen, Wachowski pèchent « Alors, ça se voit tant que ça que c’est 1987) parfois par excès un faux ? » La franchise regorge d’accessoires de mauvais goût. Ils ridicules, mais celui-ci remporte la le prouvent ici en travestissant leur 6. LE FRIGO ANTIATOMIQUE timbale. Ça sent le sapin lorsque, pour superstar avec un bouc prépubère blanc (Indiana Jones et le Royaume du faire mine d’être « dans le coup », on et deux belles oreilles de lutin, si bien Crâne de Cristal, de Steven Spielberg, transforme qu’on se rappelle (à tort) de leur dernier 2008) un objet film comme « celui où Tatum joue un À plus de 50 berges, notre héros se de djeuns elfe ». cache dans un frigo pour survivre à en lance- une explosion nucléaire qui l’envoie à roquettes. 3. LES LUNETTES « MOTIF ÉTOILE » DU plusieurs kilomètres du point d’impact, Inutile – T-800 (Terminator 3 : le Soulèvement quand 007 va-t-il bien pouvoir utiliser un des Machines, de Jonathan Mostow , truc pareil ? – et totalement stupide. 2003) « Qu’est-ce qu’on fait pour rendre 10. LE PERROQUET EXPLOSIF iconique l’apparition d’un (La Revanche de Freddy, de Jack personnage adulé ? – Sholder , 1985) On prend le contrepied Rendue folle par Freddy Krueger, la en mode parodie ! On sans une égratignure. Ou comment bestiole explose après avoir tournicoté remplace les ZZ Top par Spielby nous explique qu’il aimerait bien au-dessus d’une famille apeurée. Un de la disco pourrie et les lunettes noires passer à autre chose, merci. sac entier de plumes, bien plus que par celles que ma fille a gagnées à la n’en possède l’oiseau, se déverse sur le fête foraine ! – Ouais, trop méta ! » 7. LE GOGO-GADGET-AU-BRAS DE papa. Du grand n’importe quoi, et la fin - Discussion entre scénaristes de T3, VINCENT CASSEL (Le Pacte des loups, de tout potentiel horrifique pour ce film printemps 2002. de Christophe Gans , 2001) involontairement drôle.

Tout commençait plutôt bien, jusqu’à donc. LLC - U.S ENT. AMERICA INC. AND RATPAC-DUNE INC., VILLAGE ROADSHOW FILMS NORTH BROS. ENT. DR / © 2015 WARNER ce que Gans craque en montrant la Par Jules Perret.

Octobre 2015 Sofilm 16 ~L’ouvreuse~ le jour où ROCK HUDSON ne pouvait plus rentrer chez lui Il aura été la première célébrité à annoncer publiquement être atteint du sida. De passage à Paris pour se faire soigner, la psychose est telle qu'aucune compagnie aérienne n'autorise Rock Hudson à son bord pour rentrer aux États-Unis… Par Sabrina Bouarour.

PARIS, LE 25 JUILLET 1985. Le 21 juillet, Rock Hudson fait un L’une des plus grandes stars malaise dans sa chambre du Ritz. Il du cinéma hollywoodien est transporté dans la précipitation à souhaite regagner Los Angeles. l’hôpital américain qui, en découvrant Hospitalisé en urgence, Rock les cicatrices d’un pontage coronarien, Hudson est très affaibli par la le transporte en cardiologie. Là encore, maladie qui le ronge et doit personne ne connaît sa véritable rentrer en Californie. Débute maladie. Le lendemain, le docteur alors un chemin de croix Dormont, qui suit en France Rock Hudson pour l’acteur, à qui toutes les dans son traitement contre le VIH, compagnies aériennes refusent apprend à la radio que celui-ci serait de vendre un billet retour. Pour en train de vivre ses dernières heures en comprendre cette situation raison d’un cancer du foie. Il contacte improbable, il faut revenir son médecin de Los Angeles et ils quatre jours plus tôt. Cet été-là, décident tous deux de ramener l’acteur l’acteur fétiche des mélodrames à l’hôpital Percy. flamboyants de Douglas Sirk est méconnaissable. Rock Lorsque l’hôpital américain apprend la Hudson a perdu plus de vingt véritable maladie de Rock Hudson, c’est kilos. Luttant contre sa santé la panique. La direction n’accepte pas déclinante, il part à Paris pour les patients atteints du sida. Elle ne veut recevoir à l’hôpital Percy de pas que l’institution soit associée à cette Clamart l’HPA-23, un nouveau nouvelle maladie apparue aux États- traitement expérimental Unis au début des années 1980 et dont contre le sida. En dehors les modes de transmission ne sont pas des médecins, seules quatre encore connus. Dès lors, sa seule idée est personnes de son entourage de se débarrasser de l’acteur, quitte à le savent qu’il est atteint du sida. menacer de tout dévoiler à la presse. À Pour ne pas compromettre ce Percy, le docteur Dormont demande lui- secret bien gardé, il prétend même au commandant de cette institution qu’il se rend à Genève dans militaire l'autorisation de faire venir une clinique spécialisée pour Rock Hudson. C'est non. Les patients suivre un traitement contre américains peuvent se faire soigner l’anorexie. En réalité, il échoue en médecine ambulatoire, mais non dans la capitale hexagonale à être hospitalisés. Encore moins quand contrecœur : « Paris. Je ne veux le patient n’est autre qu’une célébrité plus entendre parler de Paris. internationale. Le commandant interdit Rock Hudson et Elizabeth Taylor aux Golden Globes 1985 Il y fait froid. Je suis malade et même au docteur Dormont de rendre fatigué de voir des médecins. visite à son patient et lui conseille de Ils ne savent rien, ils ne peuvent faire intervenir la Maison-Blanche auprès rien faire. » du président Mitterrand. DR

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“Monsieur Rock Hudson est atteint du syndrome d’immunodéficience acquise, déjà diagnostiqué l’année passée aux États-Unis.”

En pâture aux chiens des vagues. Trente minutes après son offre un dernier baiser d’adieu sur la Le 24 juillet, un télégramme est envoyé annonce, la maternité de l’hôpital joue, sous des regards médusés. Il est à Washington : « Seul un hôpital au américain se vide soudainement. On lui-même surpris par ce geste tendre : monde peut offrir le traitement médical craint que les femmes et nouveau-nés « Tu n’as pas peur de me toucher ? » nécessaire pour sauver la vie de Rock puissent être contaminés. Les journaux « À l’époque, on pensait que le sida Hudson, ou du moins soulager sa du soir titrent déjà sur cette révélation s’attrapait en un regard », rappelle maladie. » Le président Reagan passe inattendue. Yanou Collart. Rock Hudson repart seul, un coup de fil à Rock Hudson pour avec pour uniques compagnons de bord lui transmettre le salut de son épouse, Le lendemain, Rock Hudson, conscient deux médecins et une infirmière qui ne Nancy. Rien de plus. En mai 1984, du peu de temps qui lui reste, souhaite parlent pas un mot d’anglais. l’acteur, qui soutenait Reagan, avait regagner la Californie. Sa fragilité lui Mardi 30 juillet au matin, l’avion atterrit dîné à la même table que la first lady. impose de rentrer à Los Angeles sur un à Los Angeles. Un hélicoptère l’attend Celle-ci se dit « désolée », mais ne lui vol direct, accompagné d’une équipe pour le mener à l’hôpital de UCLA, saura d’aucune aide diplomatique. médicale et du matériel nécessaire à ses tandis qu’une horde de journalistes tenue Dans la matinée du 25 juillet, tout se soins. Mais aucune compagnie aérienne à distance fait office de seul comité précipite. L’entourage de l’acteur prend ne veut prendre le risque d’exposer ses d’accueil. Aucun ami proche n’est venu illico les devants. Tandis que l’hôpital clients au virus. Impossible de trouver un pour l’accueillir. C’est la fin d’un mythe. Percy revient sur sa décision première et billet retour pour la star. Pour repartir, En 1954, le magazine Life, lui dédiait sa accepte son admission, Yanou Collart, Rock Hudson débourse alors 250 000 couverture et titrait « Le célibataire le plus l’attachée de presse et amie de Rock dollars pour affréter un Boeing 757. Du séduisant d’Hollywood ». Trois décennies Hudson, annonce aux journalistes un jamais vu. Le coût révolte son médecin plus tard, la star hollywoodienne est point sur la santé de l’acteur. Elle rédige français. « Comment ? Cela correspond devenue un pestiféré. Mais pas pour ses elle-même le texte et le lui fait lire : à mon budget de recherche pour quatre fans. Dans les deux semaines qui suivent « Monsieur Rock Hudson est atteint du ans », lance le docteur Dormont. Pour l’annonce de sa maladie, plus de trente syndrome d’immunodéficience acquise, dissuader la presse de suivre l’acteur, mille lettres de soutien sont envoyées déjà diagnostiqué l’année passée aux on annonce qu’il restera une semaine à l’acteur depuis les quatre coins du États-Unis. » Ce à quoi il répond, dévasté de plus sur place. Pendant ce temps, monde. : « D’accord. Maintenant, sort et donne une ambulance le transporte de l’hôpital En septembre 1985, un mois avant sa la nouvelle en pâture aux chiens. » vers un hélicoptère. Direction la barrière mort à l’âge de 59 ans, il écrit à son À 14 h, sur l’escalier de l’hôpital, Yanou douanière de l’aéroport Charles de amie Elizabeth Taylor : « On m’a dit que Collart lit le communiqué de presse qui Gaulle, où l’attend un avion de ligne. le fait d’avoir révélé que j’avais le sida fait de Rock Hudson l’une des premières Rock Hudson est sous sédatifs, endormi. avait attiré une attention internationale célébrités mondiales à avoir annoncé À son réveil, confus, il apprend de sur la gravité de la maladie. » Dès lors, publiquement être malade du sida. Yanou Collart toutes les stratégies l’actrice, qu’il avait rencontrée sur le « Je savais qu’il était homosexuel mais qui l’ont mené jusqu’à cet avion qu’il tournage de Géant, met sa notoriété au pas qu’il avait le sida. À Paris, à cette s’apprête à prendre pour regagner service de la lutte contre le sida. Pour époque, on ne savait que très peu de son Castello, sa villa de Beverly Hills cela, elle créé la fondation AmfAR… À choses sur le sujet. Jamais il n’aurait dit où il a toujours mené sa véritable vie, partir d’une contribution de Rock Hudson qu’il était malade du sida. Cela revenait à l’abri des regards indiscrets. Son de 250 000 dollars. Le prix d’un vol à avouer qu’il était homosexuel », se assistant est contraint de rester à Paris, Paris-LA. souvient-elle. La nouvelle fait aussitôt comme son attachée de presse, qui lui

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Sofilm Octobre 2015 ~Hors-champ~ 19 “L'amour parfait n'existe pas’’

Il semblerait que les caves autrichiennes fussent particulièrement louches. C'est en tout cas ce dont l’empereur du glauque autrichien, Ulrich Seidl, voudrait nous convaincre avec Sous-Sols, son documentaire mi-inquiétant mi-marrant. L’occasion de parler avec lui de tout ce qu’on cache trop… et de tout ce qu’on ne cache pas assez. Au menu : religion, tourisme sexuel et Tinder. Par Oriane Ratel, avec Charles Alf Lafon ~ Illustrations : Iris Hatzfeld

Votre cinéma repose beaucoup sur la cations de fortune échouent avant d’ar- le monde, et cela comprend la religion. réaction des spectateurs face à vos river sur nos côtes. Cette image, je la Personne ne peut nier cela. Dans mon images. Quelle a été la vôtre quand connais en fait depuis longtemps. cas, je viens d’une famille très reli- vous avez vu cette photo du petit gieuse. Mes parents étaient très catho- garçon échoué sur la plage ? On dirait qu'entre l'immigration liques et j’ai quasiment grandi dans une Je ne l’ai pas vue. Je ne regarde économique et l'exil politique, cela église, j’étais enfant de chœur. Mais pas la télévision, je suis donc arrivé à fait une grande différence dans très vite, une fois adolescent, j’ai réa- cette image beaucoup plus tard, après l'inconscient collectif… lisé à quel point l’Église était hypocrite, tout le bruit médiatique qu’elle a fait. C’est hypocrite. La réaction face à quel point son autorité était fausse. Je n’ai décidé d’aller la voir qu’après à cette image est purement émotion- que des amis m’en ont parlé. La voir ne nelle parce qu’il s’agit d’un enfant. Pire que les autres religions ? relevait donc plus vraiment pour moi de Moi-même, je dois avouer m’être senti Ce que la pensée chrétienne a fait la découverte, il est difficile d’avoir une moins choqué par les 71 réfugiés retrou- lors des cent dernières années, c’est vraie réaction face à une image dont on vés morts dans un camion en Autriche vraiment criminel. On le sait bien. Et a tellement entendu parler avant de la au mois d’août dernier. Quand on voit même à notre époque, elle jouit d’une voir… un enfant mort, notre réaction n’a stric- autorité malsaine sur les jeunes. Le tement rien de rationnel. Malgré tout, contrôle de l’éducation par l’Église Pourtant, cette photo a choqué ces deux histoires ont réveillé les gens, est un problème. J’ai été élevé dans beaucoup de gens, certains ont cela a provoqué une vague de solidarité, une école catholique, c’était catastro- réalisé la réalité de ce drame… un sentiment très positif. C’est pour phique. Ceci étant dit, l’histoire de Je suis moi, je ne peux pas me pro- ça que, d’un point de vue rationnel, je l’influence de l’Église en l’Autriche est noncer au nom de tout le monde. Mais peux critiquer le fait que les gens ne très particulière. C’est un pays influen- je ne crois pas être quelqu'un de mau- réagissent que maintenant. Mais d’un cé par la religion catholique depuis des vais. Et, oui, j’ai pu constater l’impact point de vue émotionnel, je comprends siècles, à cause des Habsbourg. Mais généralisé de cette photographie. Mais parfaitement. L’émotion suscitée par la c’est aussi un pays où l’évolution cultu- cela fait des années que des réfugiés photo d’un enfant mort est une émo- relle fait que les gens vont de moins en meurent en mer ! Qu’est-ce que cette tion saine. moins à l’église. Je pense faire partie image a vraiment de nouveau ? Soyons de la génération qui a vraiment vécu honnêtes : tout le monde sait très bien Avec un fond religieux peut-être ? cette perte d’influence, on avait réussi combien d’Africains meurent par an en Évidemment. Mais ne nous trom- à s’éloigner un peu. Mais soudain, voi- route vers l’Europe, combien d’embar- pons pas, le background social, culturel là le sujet religieux qui revient sur la et familial est très important pour tout scène internationale à travers tous les

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conflits entre l’Occident et le monde ne parle pas seulement au sens éco- Que pensez-vous des applications musulman. Si ma génération a éprouvé nomique. Dans un couple, l’un des type Tinder et des rencontres sur le besoin de rejeter tout ça, c’était sur- deux exige toujours quelque chose de Internet ? C’est un nouveau marché tout en réaction à la domination de la l’autre. « Je t’aime seulement si tu du sexe ? religion catholique en tant qu'entité me donnes quelque chose. » L’égalité Cela ne me pose aucun problème. omniprésente et monolithique. Alors n’existe jamais dans un couple. On peut Je n’en ai pas besoin, mais si les autres que si la génération actuelle décide de simplement conclure un accord sur ce y trouvent une utilité, je ne vois pas le réagir face à ce retour du religieux, ce qu’on se donne. Si vous attendez que problème. Mon fils a d’ailleurs rencon- sera forcément très différent, dans la l’autre vous donne ce dont vous man- tré sa copine sur internet. Maintenant, mesure où cette place centrale exclu- quez, cela ne peut pas fonctionner. elle est enceinte. C’est juste un moyen sive de la religion catholique n’existe L’amour ne peut pas fonctionner quand de communication supplémentaire. Il plus. on souhaite que notre partenaire fasse n’y a pas de dimension morale là-de- quelque chose que soi-même on ne sou- dans. Mais le retour du religieux nous haite pas faire. Ce n’est pas ça, le vrai rappelle aussi à quel point l'homme échange amoureux. a besoin de transcendance dans sa vie, non ? Je pourrais être d’accord, mais je vais le formuler autrement. Je dirais que si on limite la vie au matérialisme, “J’ai été élevé on ne peut pas parler vraiment d’une vie… Sur ce point, je m’en réfère sou- dans une école vent à Pasolini, dont la vision m’a beau- coup influencé et qui lui-même évo- catholique : quait le christianisme primitif, comme l’expression d’un besoin de partage c’était une nécessaire pour créer une société. Mais cette idéologie a finalement échoué. catastrophe.’’ Le capitalisme qui règne aujourd’hui va lui-même aussi très probablement connaître le même sort. Mais on a quand même lâché un Le capitalisme règne aussi dans la certain nombre de préjugés sur le sexe, sphère amoureuse, comme vous avez par exemple, notamment au cinéma. un peu cherché à le raconter avec Oui, le sexe est partout aujourd’hui les « sugar mamas » dans Paradis : dans notre culture. Mais justement, Amour. cela tue la sexualité, en lui retirant Ce sujet est devenu absolument toute sa dimension secrète. Dans notre tabou. Personne ne veut entendre société moderne, le sexe est devenu parler du tourisme sexuel féminin, une question économique primordiale. alors que son penchant masculin ne On en parle partout, tout le temps. pose apparemment pas de problème. Conséquence : les gens ne se branlent C’est assez marrant. C’est comme si plus. Enfin, bien moins qu’avant. C’est les hommes avaient besoin de refouler préjudiciable. Selon les statistiques, les ça. Le tourisme sexuel féminin porte gens couchent ensemble une fois par atteinte à leur virilité, c’est désagréable semaine en Europe, et une fois par jour pour eux. Ils sont mal à l’aise. Quand ce en Afrique. Et je suis persuadé que c’est sont nos femmes qui vont en Afrique, ce à cause des médias que les gens pra- n’est pas correct pour eux. C’est avant tiquent moins. Les jeunes se sentent tout un problème culturel. incertains. Aujourd’hui, un jeune est soumis à une pression terrible pour tout Dans nos rapports homme/femme, ce qui concerne sa sexualité. Avant, on il y a encore deux poids, deux n’avait pas ou peu d’images, donc on mesures… découvrait ça par nous-mêmes. Chacun Très probablement. L’amour avait sa propre sexualité et la vivait à sa idéal n’existe pas, les préjugés l’em- manière. Donc tout était normal. Main- pêchent et il faut savoir s’en débar- tenant, on a des images dans la tête qui rasser et regarder la question en face. restreignent le champ des découvertes Consciemment ou non, on vit toujours et qui imposent une forme de « norma- l’amour comme une transaction. Pas lité ». On tue le sujet en en parlant. qu’en Afrique d’ailleurs. (rires) Et je

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“J’ai jamais rien“ demandé dans ce métier © Philippe Quaisse-Pasco and co tournage de Transformers 3 à l’usine Packard (crédit David Rumble) Sofilm Octobre 2015 ~Entretien~ 22

Prix d'interprétation On a entendu dire que vous avez été tout le monde dit « EUnologue » ou un volcan. Un volcan qui s’est mis en « EUsophage », mais c’est une grosse féminine à Cannes sommeil depuis quelques temps… connerie, Œ ça se prononce « é » si y a Mais non, je suis toujours un pas de U derrière, comme dans œuf par dans le Rosetta des volcan ! Si je fais moins la fête, c’est exemple. Donc on apprend la phoné- que j’ai moins envie, c’est tout. Cela tique, les graphies de mots, on apprend frères Dardenne dit, le week-end dernier, j’ai fait une à lutter contre ce qu’ils appellent les fête de village en Belgique, avec ma belgicismes. La première année, il n’y alors qu'elle sœur, c’était rigolo. En fait, j’ai un gros a que de la récitation et de la diction problème de constance. Quand je ne et franchement, ça n’a rien de marrant. n'avais que 18 tourne pas, j’ai besoin de me reposer. Je suis cyclique à mort. Plus jeune, je Les frères Dardenne racontent ans, la carrière me suis demandée à un moment si je souvent qu’ils vous ont proposé n’étais pas limite dépressive tellement de tourner dans Rosetta pour une d'Émilie Dequenne j’avais envie de rien faire. Maintenant, raison : vous vouliez le rôle avec la je suis oisive et très heureuse de l’être. même énergie que ce personnage a commencé à la Bon, avec trois gosses à la maison, c’est voulait trouver un emploi. Qu’est-ce de l’oisiveté relative, hein ! que cela veut dire ? vitesse d'une balle. J’avais envie de faire le film. Enfin, Vous venez de quel milieu, vous ? faire un film, je n’attendais que cela. Le La comédienne Classe moyenne ? seul problème, c’était avec ma mère : Qu’est-ce qu’on appelle la classe elle avait peur que je me retrouve je ne belge sans filtre moyenne ? Je n’ai pas été élevée dans sais pas où à faire je ne sais pas quoi. le luxe, mais je n’ai jamais manqué de Les frères Dardenne avaient passé des tire aujourd'hui rien, une enfance plutôt heureuse. Mon annonces de casting dans la presse et père était menuisier, ouvrier, et ma c’est ma tante qui m’a appelée après en les premiers bilans mère bossait comme secrétaire dans avoir vu une dans son hebdo féminin. la même entreprise, qui appartenait à Comme c’étaient les frères Dardenne de cette existence mon grand-père. Aujourd’hui, c’est mon et qu’ils avaient la réputation d’être sé- père qui l’a reprise avec mon oncle, et rieux, ma mère m’a dit : « C’est bon, tu publique. En ma mère, elle, à 55 ans, elle a repris les peux y aller. » Elle avait entendu parler études. En ce moment, elle est en train de La Promesse qui était allée, je crois, s'offrant quelques de devenir expert-comptable. à la Quinzaine, donc elle m’a autorisé à envoyer ma photo et aussi une petite détours par l'OM de Est-ce qu’à la maison votre famille lettre. Et je les ai rencontrés trois fois, était très branchée culture ? avant d’être retenue. la grande époque, J’ai été élevée de manière assez libre, mais ma famille n’était pas vrai- Quand Rosetta sort, la critique les cercles de poker ment tournée vers les arts. J’aimais aime beaucoup le film, mais le beaucoup lire, mais ce ne sont pas mes trouve quand même à la limite du et ses années « boîte parents qui m’ont donné le goût de la documentaire. Vous avez senti que lecture, ma mère a toujours détesté ça les gens avaient des doutes sur votre de nuit et Nirvana ». et mon père n’y a jamais pensé. Je sui- potentiel d’actrice ? vais les cours de danse de l’Académie, Il y a eu cette pseudo polémique Par Vincent Riou ~ Photo : mais je ne me sentais pas à ma place. sur le fait qu’on récompense des néo- Ma mère voulait à tout prix me trouver phytes à Cannes, deux comédiennes à Philippe Quaisse / une occupation après l’école, parce que venir du cinéma social, mais ça a duré Pasco & Co je faisais rien, j’étais plutôt très bonne deux secondes. Bruno Dumont, lui, élève sans franchement avoir besoin de avait choisi ses acteurs sur le tas, dans travailler beaucoup. Je faisais mes de- les usines etc… et ça n’a pas empêché voirs en trois secondes et ensuite j’étais que Séverine Caneele fasse d’autres dans ses pattes, comme elle dit. Donc films derrière. Mais c’étaient quand pour se débarrasser de moi, on m’a même deux cas de figure très diffé- inscrite avec ma cousine, qui avait un rents, elle et moi. Moi en chômeuse, petit défaut d’articulation, à des cours alors que je venais d’avoir le bac, c’était de diction et de déclamation de l’Aca- vraiment un rôle de composition ! D’ail- démie. On apprend des textes par cœur leurs, quand j’ai rencontré les frères et on les récite, prose et poésie, avec Dardenne, j’étais blonde platine, les examen final devant jury. En Belgique, sourcils méga épilés, sur des platform il y a pas mal de mots qu’on a tendance shoes de 15 cm, une mini-jupe moulante à déformer, en France aussi d’ailleurs, et maquillée comme une voiture volée.

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C’était mon style de l’époque. Après le tournage de Rosetta je me suis même fait “Quand j’ai rencontré les Dardenne un piercing dans la langue. J’écoutais les Doors, Nirvana, j’avais des posters de Jim j’étais blonde platine, les sourcils et de Kurt dans ma chambre. Mon père ne lisait pas mais il m’a bien éduqué niveau musique, Beatles, Deep Purple, Led Zep, méga épilés, des platform shoes de Black Sabbath. J’écoutais aussi pas mal de musique techno parce que j’en ai passé, 15 cm, une mini-jupe moulante, des nuits en boîte, à cette époque. Autour de moi, il y avait sans doute des gars qui maquillée comme une voiture volée.’’ carburaient aux drogues de synthèse, mais moi je roulais à la bière. presse qui s’occupait de Rosetta. C’est À Paris, je sortais au Baron, à la Favela, elle qui m’a prise sous son aile. Du au Barrio, dans le restaurant juste en Un petit côté « raver-punk à chien », coup, j’ai fait ce qu’on m’a dit, je suis face aussi, faubourg Saint-Antoine, où non ? allée là où on m’a dit, j’ai fait les photos on dansait le soir. Et j’allais aux soi- J’ai failli être ce genre de fille. Je me et les interviews qu’on m’a demandé de rées du lundi au Queen, ça, j’en ai fait teignais les cheveux au mercurochrome, faire. Mais la vérité, c’est que je n’ai pas quelques-unes. C’est sympa, soirées je faisais les piercings et les tatouages compris grand-chose à ce qui m’arrivait. années 1980, disco-queen. Je suis une moi-même, avec un compas et de l’encre, grosse danseuse, j’adore ça. En fait, heureusement que je ne piquais pas assez Et lors de la remise des prix ? Vous ne ce sont les aléas du métier aussi qui profond, ça ne tenait pas, ç’aurait pu être réalisiez pas non plus ? m’ont amenée à fréquenter le monde bien laid. En fait, quand j’étais punk et Pareil. On ne s’attendait vraiment de la nuit. Quand je jouais Mademoiselle que je faisais la fête, j’ai un peu lâché à rien. Comme le film avait été présenté Julie au Théâtre Marigny, on sortait du l’idée d’être comédienne. Cette idée de le dernier jour, on était là, dans la salle, théâtre à 23 heures passées, on passait faire l’actrice était quand même restée à attendre, mais c’est tout… Il faut dire à table, c’était impensable pour moi une obsession jusqu’à l’âge de 15, 16 ans. que moi, je connaissais à peine David de rentrer me coucher, donc c’est vrai J’aurais tout fait pour arrêter l’école et me Cronenberg (Président du jury à Cannes que je rentrais… pour amener ma fille lancer dans ce métier. On allait au théâtre en 1999, ndlr). Je savais vaguement qu’il à l’école, quoi. C’est là d’ailleurs que une ou deux fois par an avec mes parents, avait réalisé La Mouche quoi, mais c’est j’ai commencé à jouer au poker, j’allais voir une petite troupe amateur dans la- tout. De toute façon je ne connaissais au cercle Wagram et je jouais toute la quelle jouait un cousin de ma mère. Ils pas grand-chose au cinéma. À cette nuit, j’avais tendance à plutôt gagner. jouaient du Feydeau, du Goldoni. C’était époque, j’avais dû voir quoi, un film de Mais le poker, c’est fini. D’abord, parce super ce qu’ils faisaient, beau, coloré, David Lynch. Préado, les posters dans que je ne m’imagine pas fréquenter un des décors sublimes, des costumes ma- ma chambre, c’étaient Mark-Paul Gos- autre lieu que le cercle Wagram et qu’il gnifiques. Donc j’ai dû voir ma première selaar et Tiffani Thiessen, les acteurs est fermé. Ensuite, parce que je déteste pièce à 5 ans, et ça m’a subjuguée. Ce de la série Sauvés par le gong ! les parties à la maison. À la maison, ça ne sont pas les acteurs ou les actrices de ne joue pas très sérieusement. cinéma qui m’ont faite rêver, ce sont ces Comment est-ce qu’on fait ses choix mecs-là. En première et terminale, j’ai quand on n’est pas cinéphile ? Le cercle Wagram, c’est là que commencé à ne vraiment plus rien faire Comme je n’ai jamais eu l’occa- vous avez rencontré votre mari (le à l’école, ma mère m’a un peu serrée en sion d’être réellement en demande, comédien Michel Ferracci, ndlr) ? grognant : « Écoute, t’es mignonne, mais c’est facile pour moi. Je n’ai jamais rien Exactement, c’était son cercle, il toutes tes activités de théâtre, diction, demandé dans ce métier, et je ne le était directeur là-bas. Mais il est comé- déclamation, etc… on arrête tout et tu ferai jamais. Se mettre en position de dien maintenant. Il a complètement remets un peu la taille droite à l’école », demander un rôle, je déteste. Peut-être arrêté. En fait, il a quitté le cercle pour comme on dit chez nous. Donc je me suis que je suis très conne mais pour moi être comédien au moins trois ans avant remise à bosser et j’ai eu le bac avec men- l’acteur doit être désiré. Et le jour où que les ennuis ne commencent. Mon tion et tout le bordel. Je sortais beaucoup j’aurai une envie de rôle, j’écrirai mon mari est corse, il a l’accent, donc les les week-ends mais j’étais super bonne propre truc, je le réaliserai moi-même metteurs en scène lui proposent le plus élève la semaine. et je me débrouillerai pour aller cher- souvent des rôles de gangsters. C’est le cher des acteurs. manque d’imagination des metteurs en Commencer sa carrière par la plus scène. Lui, il a envie de jouer d’autres prestigieuse des récompenses, ça doit Vous avez la réputation d’être, ou choses, évidemment, mais ce n’est pas être un peu vertigineux… en tout cas d’avoir été, un oiseau de évident. Au contraire, ça rend plus tranquille, nuit… plus sereine. De toute façon, pendant Jusqu’à mes 20 ans, je suis beau- Un Corse directeur d’un cercle de tout le Festival de Cannes, je n’ai rien coup allée en boîte. Mais j’ai une fille jeu, ce ne serait pas un gars du milieu compris, rien vu passer. Quand je suis qui est née quand j’avais même pas 21 par hasard, votre mari ? sortie de l’avion, on m’a attrapée, c’était ans, ça calme un peu quoi. Après, oui, Bah… C’est un homme, ça je Marie-Christine Damiens, l’attachée de j’ai eu des périodes fêtardes, c’est vrai. peux le dire. Après le monde des jeux ~Entretien~ 24

et de la nuit, il a tiré un énorme trait à faire du black, justement, à cause de de formation à Ajaccio et Bastia. Il était dessus. cette loi on peut même presque dire parti pour être footballeur, quoi ! Donc, qu’un cercle de jeu transformait de en plus du poker, on avait la passion du Il est rangé des bagnoles, comme on l’argent propre en argent sale ! foot en commun quand on s’est rencon- dit. trés. En définitive, j’ai largué ces deux Exactement. Ça a été un homme En parlant d’argent sale, est-ce que passions, mais j’ai gardé l’homme ! du milieu, sans doute… Après, la vous aimez toujours le foot ? Emilie Dequenne est à l'affiche fermeture du cercle, c’est d’une Pour dire la vérité, j’ai complè- du film de Camille Fontaine, Par hypocrisie démentielle. Il y avait tement décroché. Petite, je regardais Accident, sortie le 14 octobre énormément d’employés, 500 peut- les matchs à la télé avec mon père. Il être, qui se sont donc retrouvés au y avait les Coupes du Monde avec les chômage. Des cercles clandestins, y Diables rouges de Prudhomme, Scifo, en a sans doute. Celui-là avait pignon etc. Et puis en 1993, à l’époque où “Le poker, c’est sur rue. Comme beaucoup de cercles, Goethals, « Raymond la Science », était il avait été donné aux Corses. Le l’entraîneur de l’OM, j’ai suivi la Coupe fini. Parce que problème, c’est que les cercles sont d’Europe et je suis devenue supportrice sous la loi 1901, considérés comme de Marseille. Plus tard, je suis allé au des associations, or, évidemment stade Vélodrome et j’avais participé à je déteste les ça génère énormément d’argent et un docu sur Canal où on me suivait dans c’est très difficile de faire tourner les tribunes, on me voyait le matin lire parties à la un cercle de jeu en étant à but non l’Équipe, mais maintenant tout ça, c’est lucratif. D’ailleurs, les dirigeants de terminé, on peut me parler de foot, je maison. À la l’époque n’ont fait que supplier qu’on ne sais plus qui est où, qui fait quoi. les rattache à un autre régime, comme Bizarrement, à partir du moment où les casinos. C’est un petit peu rageant j’ai dévoilé cette passion pour le foot, maison, ça ne parce que c’est ce qu’ils sont en train ça m’a gonflé, c’était devenu un peu la de faire maintenant. Il y a eu des tarte à la crème, on ne faisait que me joue pas très histoires de blanchiment, mais c’était parler de foot et de l’OM, tout le temps, l’inverse en fait : c’était une machine ça m’a saoulée. Mon mari a fait le centre sérieusement.’’ 25 De Bruce et de fureur

Dès qu’il est question d’évoquer Bruce Lee, beaucoup d’images font leur apparition. Celle d’un acteur au cri strident, sautillant en permanence, nunchaku au poing. Celle d’une combinaison jaune rayée de noir. Mais avant de devenir ce mythe passé dans le cinéma d’arts martiaux à la vitesse d’une comète, Lee Jun Fan a fait ses armes aux USA. À Seattle, plus exactement, où son corps repose désormais. Entraînement à la baston sur des mannequins en bois dans l’arrière-cour d’un restaurant, démonstrations de force quand on lui manquait de respect et apprentissage sans filet de la vie occidentale : tout cela a duré entre 1959 et 1964. Vite et violemment. Aujourd’hui, les témoins directs de la jeunesse du dragon racontent cette période de la vie d’un Bruce déjà tout puissant. Par Axel Cadieux, à Seattle ~ Photos : Axel Cadieux & Collection Christophe L

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Octobre 2015 Sofilm De loin, cela ressemble à un Mais Seattle est toujours resté son endroit iPhone 6 de couleur grenat. Voire, préféré. » Pourquoi ? Linda Lee Cad- si l’on est de nature à romantiser les well ne saurait exactement l’expliquer. choses, au monolithe de 2001 : L’Odys- Certainement parce que c’est là que le sée de l’espace. Dessus, une photo jeune Bruce s’est vraiment réalisé, en prise de profil, monochrome orne. Plus tant qu’homme et combattant. bas l’inscription « Bruce Lee, Nov 27. 1940 – July 20. 1973 Founder of Jeet Khun Un peu d’électricité dans l’air Do ». Une poignée de fleurs fanées, des Lorsqu’il pose le pied dans la cité brins d’herbe encore humide. À côté de émeraude, en 1959, Bruce Lee n’est cette stèle, quelques centimètres plus rien ni personne. Un simple ado sino- à gauche, repose aussi le fils de Bruce, américain, né à San Francisco dix-neuf , vingt-huit années d’exis- ans plus tôt, mais élevé à Hong Kong tence avant qu’un coup de feu tiré en dans une famille plutôt aisée. Il est Tai Tung restaurant, QG de Bruce avec ses potes plein tournage du film The Crow, ne myope, affublé d’une jambe plus petite vienne interrompre l’ascension. que l’autre, mais aussi d’un testicule non descendu. Le père est un chanteur d’opéra renommé, tandis que la mère “Eh, gamin, on ne se s’occupe du foyer. Grâce aux contacts du paternel, il joue dans plusieurs bat pas comme des films locaux dès son plus jeune âge, d’abord en tant que figurant puis avec des rôles de plus en plus consistants. insectes ici, les arts Progressivement, Bruce Lee devient ce que l’on appelle communément un martiaux ne sont enfant star, ce qui ne l’aide en rien à se canaliser. Le gamin est ingérable, pas une danse, c’est agressif, ne supporte pas la présence de « l’occupant » britannique sur le sérieux et les gens se territoire et finit même au cours de son adolescence par prêter sa science de blessent, parfois…” la petite délinquance à un gang hong- kongais, les Huit Tigres de Junction Street. Il s’essaie aux combats de rue, Si le Lakeview Cemetery de sur les toits, dans les parkings ou les Seattle peut s’enorgueillir de compter souterrains, et apprend en parallèle les parmi ses « résidents permanents » rudiments du wing chun, un dérivé du deux générations de « dragons », pas kung-fu, avec celui qui va devenir son évident de les trouver sans se perdre mentor : le célèbre et vénéré maître Yip plusieurs fois dans les allées. Quand les Man. Sauf que le paternel de Bruce, qui touristes de passage s’arrêtent en haut tient à la bonne réputation de la famille de cette petite colline où se trouve la dans la haute société, ne l’entend pas tombe de Bruce Lee, ils sortent sou- de cette oreille. Résultat : alors qu’il vent la perche à selfie et miment, face vient à peine de fêter sa majorité, le à la tombe, un coup de pied sauté, une gosse est envoyé par bateau aux États- attaque vicieuse au nunchaku. C’est un Unis pour couper les liens avec ses présupposé connu par celles et ceux qui mauvaises fréquentations et, surtout, célèbrent encore aujourd’hui l’héritage le forcer à s’en sortir sans l’appui de ses de Bruce Lee : une partie de l’histoire parents. Direction Seattle, donc, et le courte du dragon s’est jouée à Seattle. Ruby Chow’s Restaurant, tenu par une À 150 et quelques kilomètres de la amie de la famille Lee. Changement frontière canadienne. Dans une ville de décor et d’état d’esprit : la dénom- connue principalement pour son taux mée Ruby est une femme à la poigne de précipitations très au dessus de la de fer. Si elle accepte d’héberger Bruce, moyenne nationale (surnom : Rainy City) c’est à la seule et unique condition que ses usines Boeing et ses ambiances de celui-ci obéisse aux règles de la maison hippies déprimés ayant servi de cadre et travaille pour le restaurant, comme à la scène rock grunge et à son fleuron, tout le monde. « Forcément, il y a eu un peu Nirvana. « Nous avons connu de nombreuses d’électricité dans l’air, se souvient Mark villes et plusieurs pays, se rappelle au- Chow, fils de Ruby désormais juge à la Taky Kimura, entouré de ses "disciples" jourd’hui , sa veuve. Cour du comté de King, qui englobe Leroy Garcia

Laisses-moi zoom zoom zang dans ta Benz Benz Benz “Quand il était énervé, il courbait légèrement son majeur et vous frappait avec la pointe sortie du poing, juste sous l’aisselle. Vous en pissiez de douleur. Tu joues avec le feu, tu te brûles.” Seattle. Ma mère n’allait pas se laisser faire nom. Pire : les Chinois qui l’enseignent Glover, Skip Ellsworth, Ed Hart, Leroy par un gosse de 19 ans, pas forcément tou- à des étrangers sont sévèrement répri- Garcia, Pat Hooks, Charlie Woo, Taky jours aimable avec les clients. Il y a eu des mandés, la pratique étant censée res- Kimura… Tous lutteurs, boxeurs, kara- frictions, c’est le moins qu’on puisse dire. Et ter une botte secrète pour se défendre tékas de haut vol, ceintures noires de puis dans sa tête, on voyait qu’il était déjà des envahisseurs. Bruce, même s’il en judo ou combattants de rue, la gueule ailleurs. » Vrai. Même s’il reste encore a parfaitement conscience, ne s’embar- cisaillée par les cicatrices et les poings un peu confus quant à ses intentions, rasse pas des conventions et se fi che déjà bosselés, à même pas 20 ans pour le jeune Bruce a bien l’intention de de- de la nationalité de son public. Un jour, la plupart. Tous fascinés par Bruce Lee. venir quelqu’un. Et les arts martiaux, alors qu’il exerce le style de la mante Il y a aussi Patrick Strong et Doug Pal- pour le moment, c’est encore ce qu’il religieuse devant un petit groupe dans mer, deux jeunes boxeurs aguerris, plus sait faire de mieux. Tous les matins un amphithéâtre de l’Edison Techni- jeunes de six ou sept ans, qui traînent à l’aube, il martyrise son mannequin cal School, il aperçoit une montagne autour du groupe et les regardent pra- en bois dans l’arrière-cour du restau- de muscles, au fond de la salle. Cette tiquer, admiratifs. « On s’est entraînés rant. Si l’entraînement est idéal pour dernière, cou de taureau et biceps de ensemble pendant trois ou quatre ans, quoti- parfaire ses mouvements, il contribue la taille d’un solide jambonneau, ricane diennement, deux à trois heures par jour, dé- aussi à réveiller au passage l’ensemble et lui lance : « Eh, gamin, on ne se bat pas marre au quart de tour DeMile. En tout de la maisonnée. Mais le résultat est comme des insectes ici, les arts martiaux ne ce temps, je n’ai pas touché Bruce une seule là : tout le monde dans le quartier sait sont pas une danse, c’est sérieux et les gens fois. Il aurait suffi d’un coup et je l’aurais désormais qu’un adolescent renfrogné se blessent, parfois… » Bruce demande à démoli, j’étais beaucoup plus puissant. J’au- se livre à une d’exercices de combat l’impétueux de s’approcher et l’invite à rais adoré l’avoir, et il le savait, donc il était en solo. Dès lors, une petite foule rap- le frapper, avec son bras avant. Alors que toujours sur ses gardes. En cela, la période plique pour assister aux entraînements l’homme s’exécute, il se trouve anéanti à Seattle a été extrêmement formatrice pour que s’impose le futur Bruce Lee. Le en moins d’une seconde, incapable de lui : il s’est entraîné au contact des meilleurs, juge a en mémoire quelques sessions bouger, les mains immobilisées contre qui le challengeaient en permanence. Sans cela, auxquelles il a participé, avec Bruce et sa poitrine. « Il y a quelqu’un là-haut ? », il ne serait jamais devenu le Bruce Lee que l’on les gamins chinois du quartier : « Le jeu demande Bruce en lui tapotant deux connaît. On avait donc une relation étrange, était assez simple. Il consistait à se réunir en fois le front pour parfaire l’humilia- pas vraiment amicale, plutôt basée sur le défi cercle autour de lui et à essayer de le toucher, tion. « Je faisais plus de cent kilos, j’était et la performance. Je crois que ses deux seuls alors qu’il était aveuglé par un bandeau noir invaincu dans l’Air Force avec 120 combats amis, dans le groupe, étaient Leroy Garcia et autour des yeux. » Mark Chow marque la de boxe poids lourd à mon actif, je n’étais Taky Kimura. » pause et esquisse un sourire désolé qui vraiment, vraiment pas un rigolo », raconte veut dire beaucoup. « Forcément, on n’y aujourd’hui l’étudiant en question, Ensanglanté en onze secondes arrivait jamais. Il n’était pas encore excep- James DeMile. « Et ce petit homme d’1 m Avec DeMile, et peut-être Pat tionnel, mais quand même assez impression- 70, d’à peine 60 kg, m’a ridiculisé en quelques Hooks, qui a disparu, ces deux-là sont nant. » En plus de se perfectionner sans secondes. Normalement on attaque le corps, les derniers de la bande encore vivants. le savoir dans ce qui sera sa future acti- mais lui il s’en est pris aux mains et c’était Garcia vit aujourd’hui dans la ville de vité principale, Bruce évite les bagarres fi ni. Dès qu’il mettait ne serait-ce que le petit Monroe, à soixante kilomètres au nord de rue dont il était pourtant coutumier doigt sur vous, le combat était terminé. Il était de Seattle. Dans l’arrière-pays, entre à Hong Kong. Même si ses progrès dans trop rapide, trop agile, il vous empêchait de les chaînes de montagnes et les forêts l’art de parer et distribuer les coups de faire quoi que ce soit. » James DeMile est parmi les plus denses du pays, Leroy pied sautés sont réels, il lui manque bien placé pour le savoir : à la suite de est tranquille, apaisé et mène enfi n la néanmoins un professeur équivalent à la démonstration, il est si impression- vie dont il a toujours rêvé : cultiver ses Yip Man et, surtout, des partenaires de né qu’il devient l’un des tous premiers fruits, ses légumes, élever son bétail combat plus proches de son niveau. Des étudiants de Bruce Lee, l’origine d’une et subvenir à ses besoins en autosuffi - brutes, capables de le challenger, de le sorte de dream team qui va permettre au sance. Il n’en a pas toujours été ainsi : pousser dans ses retranchements. Les « Little Dragon » de s’améliorer sans « Les cinquante premières années de ma vie, mannequins en bois, pratiques et bien cesse. DeMile, issu d’une famille dys- j’ai été guidé par l’agressivité, la violence et la élevés, ont pour inconvénient de ne pas fonctionnelle et élevé dans un orphe- criminalité », confi e l’homme incroyable- rendre les coups. linat – son grand-père membre du Ku ment massif, tout droit sorti d’un roman Klux Klan a essayé de se pendre avec sa de Jim Harrison, cheveux blancs tirés Ce petit homme m’a ridiculisé capuche blanche en apprenant que sa en arrière et énorme bouc. En échauf- Alors, Bruce se met en chasse. Il fi lle couchait avec un Philippin, le futur fement à une plongée dans sa mémoire, écume les campus de la ville et fait plu- père de James, qui la frappait et abusait il offre une visite de courtoisie dans sa sieurs démonstrations, sous les regards d’elle –, est un combattant de rue re- grange. Ici, plusieurs fusils, mais aussi éberlués des Américains. La plupart des douté. Un petit criminel qui, au-delà de les couteaux qu’il fabrique, l’arc avec étudiants qui assisteront à ces happe- ses prouesses dans l’armée, traîne déjà lequel il chassait l’ours et la batte de nings improvisés n’avaient jamais vu de un sacré casier et a échappé à la prison baseball surmontée d’une boule de bil- tels mouvements. Si le judo commence à la seule condition de reprendre ses lard noire qu’il garde sous le siège de à peine à percer, tout comme le karaté, études et de se tenir à carreau. D’autres sa voiture. Tous ces objets témoignent le kung-fu est lui un art totalement énergumènes du même type, une dou- certainement d’un passé agité. Ce que inconnu des Occidentaux, jusqu’à son zaine, vont vite s’agréger au clan : Jesse Leroy confi rme quand il se lance dans

Octobre 2015 Sofilm 31 ~En couverture~

un discours fébrile : « Je n’ai pas besoin ciaient Bruce Lee le pote et pas forcément chaise, observateur, mais interrompt du monde, mais il court à sa perte. On est l’artiste martial », s’émeut Leroy. Il ne de temps à autre les combats pour pro- de plus en plus nombreux avec de moins en s’en cache d’ailleurs pas : au Bruce diguer ses conseils. Le physique est là. moins de ressources, et le jour où ça n’ira plus Lee cogneur légendaire, il préfère La mémoire immédiate, un peu moins. du tout, je serai là pour défendre les miens. l’homme. Au combattant, il préfère le Mais le souvenir de son frère Bruce L’homme est féroce. J’ai vécu des choses qu’il gosse de plus en plus à son aise dans reste plus vivace que jamais : « J’étais vaut mieux ne pas raconter, j’ai vu des Por- la pop culture américaine de l’époque. assez vieux pour être son père, mais d’une cer- toricains régler leurs comptes et j’ai encore les « C’était un excellent cuistot, un très bon coif- taine manière, j’étais plutôt comme son fils. marques de balles sur ma peau, mais là est la feur, un fan de bossa nova et un danseur hors J’étais en lambeaux à l’époque, un moins que vérité : la seule personne qui m’ait véritable- du commun, il connaissait cent vingt pas de rien, je pensais que je ne méritais pas de vivre ment effrayé, à part ma femme Wanda, c’est chachacha et s’en vantait beaucoup, surtout et que j’étais un pauvre “Jap”. Il m’a aidé à Bruce Lee. » La première fois qu’il en- lorsqu’il invitait ma femme sur le dancefloor. penser différemment et à reprendre confiance tend parler de lui, c’est dans le journal La vérité est plus simple que le mythe : on en moi. Il a changé ma vie. » Bruce Lee par- local : un jeune Chinois s’est fait voler était juste une bande de potes, on se marrait, tage avec Taky Kimura quelque chose son chapeau de cowboy, un Stetson, a on faisait des conneries, on allait au cinéma que les autres étudiants ne peuvent rattrapé le malfrat et l’a démoli, ainsi voir les films de samouraïs qu’il adorait, on qu’effleurer : la sensation d’être un que ses cinq acolytes. Dans une Amé- draguait les filles. Le soir, avec Bruce et Jesse étranger dans son propre pays. Taky, rique encore marquée par la ségrégation Glover, qui était noir, on sortait avec à notre d’origine japonaise, est enfermé dans raciale, c’est la stupéfaction. Garcia, lui, bras une pépée qui n’était pas de notre couleur, un camp de concentration, aux États- part rencontrer le phénomène. « Je n’ai on interchangeait. On était provocateurs, on Unis, après l’attaque de Pearl Harbor pas été déçu, dit-il. Il avait pris le meilleur de aimait choquer, comme tous les jeunes. Sauf en 1942. Bruce, né à San Francisco et chaque art martial pour atteindre un niveau que parmi nous, il y avait un génie et quelques donc américain, souffre quotidienne- inégalé, qui lui permettait d’être absolument écorchés vifs. » DeMile confirme : « À nos ment du racisme. De cette fêlure naît imbattable. Et il était tellement rapide que yeux, Bruce n’était pas encore Bruce Lee. une motivation supplémentaire : celle votre esprit ne réalisait pas ses mouvements, C’était juste l’un d’entre nous, le meilleur, qui de prouver aux Américains, sur leur c’était comme un train vous fonçant dessus à allait très vite et très fort. » propre sol, que celui qu’ils considèrent toute vitesse. Mohamed Ali est mon idole, mais comme un Chinois est capable de tous à l’époque j’aurais parié ma maison, tout mon Ce cosmopolitisme lui plaisait les terrasser. argent sur Bruce. Moi, j’étais un lutteur, un Sauf que dans ce tableau en appa- « Dans notre groupe, il y avait des boxeur, j’avais été dans plus de 200 bagarres rence idyllique, un détail détonne : la Noirs, des jaunes, des Blancs, des roux, de rue, je faisais cinquante kilos de plus que présence, parmi tous ces gamins, d’un rappelle DeMile. Bruce se foutait de vos lui, mais il me dévorait, il me projetait en l’air. homme plus âgé. Taky Kimura, le doyen origines, ce cosmopolitisme lui plaisait, tant Au lieu de nous frapper, il nous pinçait, juste de la bande, 36 ans à l’époque, 91 au- que vous vouliez vous entraîner et que vous pour dire : “Tu vois, si je veux, je peux jourd’hui. Retranché à Woodinville, étiez qualifié, ça allait, c’était tout ce qui lui t’avoir.” À la fin de la journée, vous aviez le bourgade de la banlieue de Seattle, il importait car vous alliez l’aider à progres- corps recouvert de points rouges. Deux jours enseigne encore et toujours les pré- ser. Il avait une ambition incroyable et une plus tard, c’étaient de gros bleus. Et quand ceptes de Bruce Lee, dans une grange volonté démoniaque. Pour ça, je le respectais il était énervé, il courbait légèrement son aménagée à quelques mètres de sa énormément. Car il ne partait pas avec les majeur et vous frappait avec la pointe sortie maison, au bout d’un sentier cahoteux meilleures cartes au départ. » Outre le fait du poing, juste sous l’aisselle. Vous en pissiez et à l’ombre de sapins gigantesques. de ne pas être caucasien, il fait face à de douleur. Tu joues avec le feu, tu te brûles. » À l’extérieur, rien ne l’indique, aucun une multitude de défauts physiques, Bruce, fatalement, voit sa réputation panneau, aucune direction. Mais le comme il le confie à l’époque à l’un grandir petit à petit, jusqu’à éveiller la lieu est forcément unique, gorgé d’his- de ses élèves : « Je me suis transformé en curiosité d’autres maîtres. Un karatéka toire : au mur, les affiches à l’effigie de artiste martial malgré mes limites. Ma jambe japonais, notamment, petite sommité Bruce côtoient des photos d’époque, droite est 2,5 cm plus courte que la gauche. à Seattle, ne supporte pas l’émergence le drapeau américain et des caractères C’est ce qui m’a donné une meilleure garde. d’une nouvelle figure et lui propose un chinois. Dans la petite salle, les man- Et je porte des lentilles de contact. Depuis combat libre, dans un sous-sol. Garcia nequins en bois succèdent aux sacs de enfant je suis myope, ce qui signifie que j’avais a assisté à la scène : « On a chronométré, frappe et poires de vitesse. Chaque des difficultés pour voir un adversaire qui ça a duré onze secondes. Le mec était ensan- lundi et mercredi soir, à la nuit tombée, était un peu éloigné. » Pour transformer glanté, os du visage fracassés et lèvres fendues, c’est là que se retrouvent une douzaine les lentilles en avantage, et aussi pour comme s’il s’était fait défoncer par une batte de fidèles tous trop jeunes pour avoir s’amuser avec Leroy, Jesse Glover et les de baseball. La mitraillette Bruce Lee, en connu le maître, mais avides d’ap- autres, il se fait faire des lentilles spé- pleine poire. Après la raclée, on a été manger prendre au contact d’un de ses amis les ciales rouges et blanches afin de terri- tous ensemble au Tai Tung restaurant, comme plus proches. Trente minutes d’échauf- fier ses adversaires. Et comme symbole d’habitude, et il a commandé son plat préféré : fement intense, quatre-vingt-dix de de cette motivation sans faille, qui lui du bœuf à la sauce d’huîtres avec une root sparring et de coups échangés. Ce soir, permet de déplacer des montagnes, beer. Les meilleurs moments. » c’est studieux : on prépare une démons- Bruce a toujours gardé, dans un tiroir de tration, prévue le mois prochain dans sa table de chevet, ses vieilles lunettes « C’était un humain, avec des amis le Chinatown de Seattle. Taky passe d’enfant. Les branches sont tenues et des gens qui l’aimaient. Ceux-là appré- l’essentiel de la séance assis sur une avec du fil de fer et les verres, scot-

Sofilm Octobre 2015 chés et rescotchés. Mais elles tiennent ment. Il avait quelque chose en plus. S’il avait debout. « Bruce était pétri de complexes, de vécu plus longtemps, oh mon Dieu… » Pour “Bruce était pétri peurs et d’incertitudes, reprend DeMile. Donc Patrick Strong, cette « non intentionna- il voulait être le meilleur, dans tout ce qu’il lité » qui relève d’un travail introspectif de complexes, entreprenait, et c’était dur à vivre, il pouvait et philosophique « monstrueux », dé- être assez méprisant avec ses partenaires de cuple la vitesse et la puissance. Doug de peurs et combat. Du coup, ce n’était pas vraiment mon Palmer, le compère de Patrick Strong ami. Il aimait beaucoup trop Bruce Lee, ou lorsqu’ils épiaient les plus grands, dans celui qu’il allait devenir. » les gymnases de Seattle, est aujourd’hui d’incertitudes. un avocat réputé. Devenu proche de La technique du « one inch punch » Bruce Lee au début des années 1960, Il voulait être Et pour cause : Bruce n’est pas un il revient sur une anecdote illustrant enseignant dans l’âme, ne partage pas cette force surhumaine : « Ce devait être à le meilleur, et tout son savoir sans réserve et paraît l’hiver 1962, Bruce faisait une démonstration surtout vouloir s’améliorer au contact devant une classe de mecs difficiles, stars de c’était dur à des meilleurs. L’entreprise est, avant basket ou de foot américain, qui se moquaient tout, personnelle. Patrick Strong, ce- de lui. Alors Bruce a choisi le plus gros, le vivre, il pouvait lui-là même qui observait le groupe plus grand d’entre eux, qui se balançait sur quand il avait une quinzaine d’années, sa chaise au fond de la salle, et lui a demandé pratique aujourd’hui les arts martiaux de le rejoindre. Il lui a dit de se tenir droit, être assez au plus haut niveau. Il entre dans le bien campé sur ses pieds, et a placé une chaise détail de ce qui a rendu Bruce Lee hors deux mètres derrière lui. Là, les étudiants méprisant avec du commun : « Il a atteint le plus haut étaient attentifs. Il a positionné son poing à niveau d’accomplissement pour un combat- 2,5 centimètres de la poitrine du bodybuildé et ses partenaires tant, qui est la non intentionnalité. C’est-à- a frappé. Le gars a été propulsé en arrière, il dire que votre corps agit, frappe, sans que a démoli la chaise et s’est retrouvé KO au sol. de combat.” votre esprit ne l’ordonne. Bruce disait : “Je C’est la technique du “one inch punch”. Dès ne frappe pas, ça frappe.” Qu’est-ce qui lors, tout le monde a écouté le petit Chinois. » frappe ? Le corps, indépendamment de la De l’avis de tous, à cette époque, Bruce conscience. C’est comme quand une idée vous Lee est tout proche de la perfection et vient sous la douche, sans même que vous y inégalé depuis. DeMile : « J’ai voyagé pensiez. Atteindre ce stade aussi jeune, à 21 dans le monde entier, j’ai rencontré les meil- ans, c’est complètement fou. Il y est parvenu en leurs, des gars qui pratiquent le combat libre, lisant des milliers de livres de philosophie, sa de vrais dangereux. Bruce les aurait battus. bibliothèque en était remplie, mais pas seule- Il était nettement au-dessus. »

Octobre 2015 Sofilm 33 ~En couverture~

Chemise : Tati, Robe : Desigual, Chaussettes : Decathlon

Sofilm Septembre 2015 ~En couverture~ 34

En combats rapprochés, très pro- appartement qu’il partage, la plupart À l’époque, personne ne se dou- bablement. À distance, c’est beaucoup du temps, avec sa future épouse Linda. tait que Bruce Lee deviendrait une moins sûr. Bruce en a bien conscience « C’était une gentille femme, admet James De- star mondiale, à l’affi che de cinq fi lms et craint comme la peste sa krypto- Mile. Mais le véritable amour de Bruce s’ap- et presque autant de séries télé. Per- nite à lui : les armes à feu. Leroy Garcia, pelait Amy Sambo. » Amy Sambo, d’ori- sonne ne se doutait non plus qu’il serait qui en possède alors un sacré paquet, gine japonaise, est la première idylle de de retour à Seattle moins de neuf ans l’emmène chasser, lui apprend à tirer Bruce. Celle qui lui a toujours résisté après l’avoir quittée et établirait ses et offre même un calibre à Bruce, pour et a refusé de devenir sa femme mal- quartiers éternels au Lakeview Ceme- Noël, qui va alors s’exercer en dégom- gré ses demandes très appuyées. « Amy tery. C’était il y a quarante-deux ans, mant les pigeons dans l’arrière-cour du avait de l’ambition, c’est pour ça que cela mais Leroy rêve encore régulièrement Ruby Chow’s Restaurant. « Il disait sou- n’a pas marché, reprend James. Pour vivre de son ami d’enfance : « Le plus souvent, vent que Samuel Colt nous avait tous rendus avec Bruce, il fallait être entièrement dévoué il est sur un ferry, entouré de deux grands égaux, et il n’avait pas tort, raconte Leroy à ses objectifs, et ses objectifs uniquement. Il léopards. Il me regarde, sourit, puis tourne en partant de son grand rire tonitruant. prenait, forcément, énormément de place. la tête. Et là, je me rends compte que la moitié Il avait très peur des armes, car il savait que Amy voulait devenir danseuse, elle avait de son visage est pleine d’horribles cicatrices. contre ça, sa vitesse ne servait pas à grand- une carrière à mener, et elle savait que pour Comme s’il y avait quelque chose, chez lui, que chose. Mais il essayait quand même, et s’en- Bruce, c’était totalement secondaire. Linda, traînait pour. Il se plaçait à deux mètres de elle, a accepté. » L’ambition du « Little “Il devait devenir moi, et devait se précipiter pour me désarmer Dragon » est telle que tout y est subor- avant que je n’aie le temps de tirer. Il y arri- donné, sans exception, au point d’aga- Bruce Lee, aux yeux vait. Le plus souvent, je n’avais même pas le cer ses plus proches amis : « Il avait déjà temps de sortir l’arme de son étui que j’étais tout, mais en voulait encore plus, se remé- du monde. Son ego déjà au sol. » En quatre ans, Bruce a tota- more Leroy. L’argent, la famille, la beauté, lement changé de dimension. Il impres- les capacités physiques, cela ne lui suffi sait l’a poussé à cela. Ça sionne à Seattle évidemment, où il est pas. Il voulait être le meilleur. Point fi nal. Il ne vous ferait pas même invité à la télé locale, mais aussi n’y avait rien d’autre. » Fin 1963, il ouvre à Hong Kong, terre de kung-fu. À l’été son premier institut Jun Fan Kung Fu, perdre la tête, vous, de 1963, il revient dans la région qui l’a où l’on enseigne le , l’art vu grandir, accompagné du sinophile et martial qu’il a créé. Un mélange de dif- savoir que vous pouvez désormais ami Doug Palmer, affectueu- férentes pratiques, visant à l’effi cacité sement surnommé « Doug mamelles pure en situation de combat de rue et à physiquement détruire de porc » par la famille Lee. « J’ai été l’élimination simple et directe, le plus n’importe qui sur la très bien accueilli, ils étaient adorables avec rapidement possible, de son adversaire. moi, se souvient-il. Mais surtout, ils ont L’affaire marche mais Bruce fi nit, fata- planète ?” été ébahis par les progrès de Bruce. Quand lement, par se sentir un peu à l’étroit il est parti, il était juste bon. Maintenant, ils à Seattle. Sa courbe de progression est l’on n’avait jamais réussi à percer. » Face à la reconnaissaient tous qu’il avait quelque chose arrivée à son sommet et, surtout, son tombe de Bruce se déploie l’immensité de spécial. Surtout, son tempérament n’était objectif avoué est d’ouvrir des instituts du lac Washington, paisible et serein, plus du tout le même : le gamin tumultueux sur l’ensemble du territoire américain. au bord duquel il aimait venir médi- était mature, serein. » Durant ce séjour, Il voit plus grand, plus haut, toujours ter alors qu’il construisait sa légende. alors qu’il rentre seul chez ses parents, plus. Alors, après avoir épousé Linda, Au loin, une chaîne de montagnes du Bruce est pris à partie par deux voyous, il s’envole pour la Californie et l’ouver- grand Ouest américain se dessine entre qui se moquent de sa tenue très chic. ture programmée d’autres écoles de les nuages. Légèrement en contrebas, Il commence par les ignorer, puis perd kung-fu. Au loin, c’est aussi Hollywood Jesse Glover et Ed Hart sont là, eux patience et se contente de frapper d’un qui commence à se dessiner, même si aussi, un jour rejoints par leurs amis coup de pied le tibia de l’un d’entre ses amis d’alors ne le prennent pas en- Leroy, James et Taky. Bruce, lui, n’est eux. L’autre, effrayé, part en courant. core au sérieux quand il en parle. À l’été pas seul dans sa tombe : ses petites Doug Palmer raconte que le petit frère 1964, c’est le grand départ. « Ça m’a fait lunettes rafi stolées l’accompagnent, de Bruce, Robert, n’en revenait pas en du mal qu’il parte, mais c’était nécessaire encore et toujours. Tous propos re- entendant l’histoire : « Mais Bruce, tu as pour lui, pour sa progression », estime Le- ceuillis par AC. grandi, il y a de cela cinq ans tu les aurais pul- roy, empli de nostalgie, le petit caniche vérisés tous les deux et bien plus tôt ! » Même lové dans ses énormes bras de lutteur Yip Man, son vieux mentor, reconnaît au cœur tendre. « Il devait devenir Bruce les progrès de son protégé. Lee, aux yeux du monde. Son ego l’a poussé à cela. Mais quoi de plus normal ? Ça ne vous Danseuse et jeet kune do ferait pas perdre la tête, vous, de savoir que À son retour aux États-Unis, vous pouvez physiquement détruire n’importe Bruce passe encore la vitesse supé- qui sur la planète ? » rieure. Il quitte sa chambre chez Ruby Chow pour s’installer un temps chez Doug Palmer, avant d’avoir son propre

Octobre 2015 Sofilm 35 ~En couverture~ “Bruce Lee, on n’allait pas l’appeler Chen, quand même”

RENÉ CHATEAU, 75 ans, n’a jamais rencontré Bruce Lee en per- sonne. Pourtant, sa carrière de dis- tributeur est indissociable des films d’arts martiaux du grand Bruce. Souvenirs d’un temps où un business rationnel du « coup de pied sauté » au cinéma était possible. Par Jean-Vic Chapus – Photos : Collection personnelle René Chateau.

J’ai découvert Bruce Lee au Sénégal Au départ, Bruce Lee, je l’ai raté. Deux fois en plus. Quand sort son pre- mier film, The Big Boss, on est au mois de mai 1971. Moi, je suis en goguette au Festival de Cannes. Ensuite, La Fureur de vaincre arrive sur les écrans en août. Là encore, rendez-vous manqué, puisque je suis en vacances dans les vignes, à côté de Saint-Tropez. Finalement, pendant l’hiver qui suit, je vais passer quinze jours sous le soleil de Dakar, au Sénégal. Sur place, il y avait seulement deux ci- némas pour les Blancs et deux cinémas pour les Sénégalais. Dans les cinémas pour les Blancs, ils passaient des trucs avec Jean-Claude Brialy. Donc, moi, je choisis de me faire une séance dans un cinéma près des bidonvilles, entouré de murs en fibrociment. La salle, c’est le El Akhbar. Plein air, sièges en ciment. Et là, ils jouent Big Boss. Bon, c’est le plus faible des Bruce Lee, mais tout de suite, on se retrouve dans l’ambiance, ma copine Valérie et moi. Déjà, on est les deux seuls Blancs. Autour de nous, 800 Sénégalais hurlent, se marrent, applaudissent à tout rompre. Ça a été mon baptême.

On ne peut pas aimer Chabrol et Bruce Lee Quand Raymond Chow, le pro- ducteur de la Golden Harvest, a voulu René Chateau dans son bureau en 1975 après la sortie de La Fureur de Vaincre

Sofilm Octobre 2015 ~En couverture~ 36

distribuer les films de Bruce Lee en dent, ratisser large et sortir La Fureur France, personne n’en voulait. Bruce du dragon juste après histoire de sur- Lee, c’était interdit aux moins de 13 fer sur la vague. Dans les bureaux de ans, parfois aux moins de 18 ans. Vous la Golden Harvest, j’ai mon discours aviez des scènes avec des mecs qui bien préparé : « Je suis René Château et je Trianon, puis à Belleville. Son public il se retrouvent avec une hache plantée veux acheter La Fureur du dragon ! » Eux : était là. Mon idée, c’était une tactique dans le crâne. En France, donc, Ray- « D’accord, mais qu’est-ce que vous avez fait de dealer : « Les mecs, je vais tellement les mond Chow a dû proposer de donner dans le cinéma avant ? » Moi : « Rien ! » rendre accros à Bruce Lee qu’ils vont payer ces films gratuitement pour qu’on les Eux : « Et si on vous vend les droits du film, pour la prochaine dose ! » Et ça a fonc- distribue. Et un jour, ces Chinois vont vous allez le passer dans quelles salles ? » tionné. Vous savez, au Sénégal, si j’avais rencontrer André Génovès, le produc- Moi : « Dans la salle à Paris que je manage, touché ne serait-ce qu’un centime sur teur de Claude Chabrol. Ils ont le désir le Hollywood Boulevard, une ancienne bou- chaque T-shirt reproduisant mon af- qu’il les aide dans leur entreprise. Sauf tique de fringues ! » Ils me disent : « Mais fiche de La Fureur du dragon, je serais que là, pauvre Génovès, il fait sous dis- vous êtes dingue. On ne va pas vendre un film millionnaire. C’était quand même la tribuer ces films par une société spé- inédit conçu, dirigé, chorégraphié par Bruce première star mondiale non blanche, cialisée dans les westerns italiens et Lee à un type qui n’a aucune expérience ! » Bruce Lee. Avant lui, il y a eu certai- il enchaîne les conneries. Déjà, il fait J’insiste. Finalement, ils me mettent le nement des vedettes comme Sidney écrire sur les affiches son nom plus gros marché en main en me demandant de Poitier, mais jamais de stars. que celui de la star : « André Génovès pré- leur garantir l’équivalent de la recette sente Bruce Lee. » Des affiches insipides, d’Opération Dragon à Paris et péri- Comme James Dean, c’est un coup en plus. Enfin, il oublie – sans doute phérie. Je réponds : « Pas de problème », de la CIA, la mort de Bruce Lee volontairement – d’envoyer leur chèque alors qu’à l’époque, je n’ai pas un rond. Quand je sors du restaurant ita- À mon retour à Paris, j’ai convaincu lien Conti, près de la rue Lauriston, ça Albert Aubin et son associé, proprié- m’arrive de montrer ma maison : « Ça, “C’est grâce aux films taires des magasins de vêtements Jack c’est la maison de Bruce Lee. » Et là, les de New York, O’Brial et des trois salles gens me regardent, interloqués : « C’est de Bruce Lee que je du Hollywood Boulevard, d’avancer la vrai ? Il habitait là, Bruce Lee, dans le XVIe somme demandée par Raymond Chow. arrondissement de Paris ? » Évidemment, me suis payé une Je manage le film et, en cas de succès, c’est une façon de parler. Quand je dis on se partage les bénéfices à trois. « la maison de Bruce Lee », c’est pour aussi belle baraque.” dire que c’est grâce aux films de Bruce Bruce Lee, première star des Lee que j’ai pu me payer une aussi aux Chinois pour les rembourser sur les immigrés chouette baraque. Si j’ai pu créer ma résultats d’exploitation. Faut dire qu’il La Fureur du dragon, c’était typi- société de distribution Cerito-René avait toujours des problèmes de fric et quement le petit budget taillé pour Chateau c’est grâce à Bruce Lee, que de cavalerie (sic) l’ami André… Peut- le marché asiatique, mais j’avais l’im- je n’ai jamais rencontré en personne. être qu’il avait un peu honte, en tant pression d’avoir de la dynamite entre Et aujourd’hui encore, il suffit que je que producteur de Chabrol, d’associer les mains. Les chorégraphies, les com- prenne un taxi, un G7 affaire ou un son nom à ce genre de films que nos bats, tout était vraiment extra. Avant le CAB, et c’est la même rengaine. Les intellectuels assermentés assimilaient doublage, je décide de retravailler les mecs me balancent direct : « Ah, mais à l’époque à des pornos. dialogues. Par exemple, dans La Fureur René Chateau, attendez voir, le René Chateau du dragon, le personnage que joue Bruce de Bruce Lee ? » En France, on pourrait Bruce Lee entre Pigalle, Belleville et Lee s’appelle Chen. Et moi je décide de me dire que je suis le René Chateau de les Grands Boulevards le renommer simplement… Bruce Lee. Massacre à la tronçonneuse ou de Belmon- En apprenant la faille dans le Ça m’est venu comme ça. Bruce Lee, do. Mais non ! On me ramène toujours contrat passé entre Génovès et la Gol- on n’allait pas l’appeler Chen, quand à Bruce Lee. Parfois, on me demande : den Harvest, je pars à Londres pour même. Donc c’est une première. On « Mais dites-moi, monsieur Chateau, com- proposer à Raymond Chow et ses n’a jamais vu le héros d’un film porter ment il est mort Bruce Lee ? » Qu’est ce Chinois de faire affaires. Avec mes trois le nom de l’acteur. Exemple : si John que je pourrais répondre, moi. Il y en a pauvres mots et demi d’anglais – « Very Wayne arrive dans un saloon et que son qui croient que c’est un complot, que expensive!», « It’s not possible » et « I beg personnage dit : « Bonjour, je m’appelle c’est la CIA, ou un machin tordu dans your pardon » – on a réussi à s’entendre. John Wayne ! », la salle s’écroule de rire. le genre… Quand vous mourez jeune D’abord, je récupère les deux premiers Avec le magnétisme de Bruce Lee, ça et beau, comme Elvis Presley (sic), films de Bruce, Big Boss et La Fureur passe. Quand on lance le film au Hol- James Dean ou Valentino, on ne veut de vaincre. Mais ce qui m’intéresse, à lywood Boulevard, dans la salle il y a pas y croire. Et puis le fait que l’on ait cette époque, c’était d’être le premier quelques Asiatiques, mais aussi les menti sur le lieu de sa mort a permis à exploiter en France ce Bruce Lee que voyous de Paris et les castagneurs, les aux journalistes de fantasmer sur des personne n’avait vu, La Fureur du dra- sportifs. Et ces gars-là, ils revenaient hypothèses fantaisistes : il aurait été gon, et qui faisait un triomphe en Asie. voir le film parfois jusqu’à cinq fois de assassiné par des triades chinoises de Raymond Chow l’avait mis de côté. Il suite. Donc je faisais un roulement de Hong Kong dont beaucoup possèdent voulait choisir le moment opportun salles : un coup, on le jouait au Hol- des « actions » dans des sociétés de pro- pour que le film explose vraiment. Son lywood Boulevard, ensuite dans les duction, ou par un concurrent jaloux… idée : laisser Opération Dragon, le précé- salles de René Levy à Pigalle, Cigale, Propos recueillis par JVC.

Octobre 2015 Sofilm ~En couverture~ 37 “Me refaire des petits katas en forêt’’ Par Jean-François Stévenin, acteur et réalisateur

Pendant plus de vingt-cinq ans, Jean-François Stévenin a pratiqué le karaté. Cette rencontre hasardeuse avec les arts martiaux est devenue une dépendance. Alors quand on lui a dit qu’on allait raconter une partie de la vie de Bruce Lee, il a insisté pour parler ceinture noire, Kata Hangetsu et, évidemment, Mawashi-Geri.

BRUCE LEE, C’ÉTAIT FORMI- rejoindre les cours de Zsiga. Quand j’arri- gné la manière de désamorcer des situa- DABLE. Un véritable héros alors que le vais en retard, Georges avait cette phrase tions tendues. Au fur et à mesure, je suis mec, quand tu le vois, il ne ressemble à magique : « Traverser Paris et mettre son devenu accro. Mon prof devait me freiner. rien, il a l’air gentil, poli, il ne ferait pas kimono, c’est déjà du karaté. » Parfois c’était: Il me disait : « T’es venu cinq fois cette semaine de mal à une mouche. On allait voir ses « Mets ta violence dans ta poche. » Ou encore : Jean-François. C’est trop ! Ton métier, c’est le films avec mon prof de karaté au cinéma « Le karaté, c’est l’art de marcher sur le trot- cinéma, pas le karaté ! » Mon truc c’étaient le Rex à Paris. Il faut dire qu’en France, toir. » En m’apprenant les arts martiaux, les katas (enchaînement de techniques réalisées dans les années 1970, on a été beaucoup Zsiga m’a incliné à la non-violence ; un dans le vide simulant un combat, ndlr) avec à tomber dans la passion des arts mar- avantage quand tu travailles au cinéma. mon préféré : Hangetsu, un truc assez tiaux. Ma ceinture noire, elle est chez Parce que dans ce monde, quand tu es balèze, niveau troisième dan. J’emmenais moi, à Meudon. Accrochée à la porte. exposé à la trahison, tu n’as qu’une envie : mes potes assister aux cours de Zsiga : Au départ, moi, je ne suis pas sportif. En saisir par le col celui qui t’a fait un sale Thierry Lhermitte, Jacques Villeret. Vil- 1969, quand on commence à me parler du coup. Sauf que si tu te laisses aller à cela, leret, au karaté, ce n’était pas du tout le karaté, dans mon esprit c’est un truc de le tournage est terminé. Pour l’anecdote, gros gentil. Terrifiant ! Survolté, il pou- fachos, c’est violent. Si j’ai réussi à échap- le karaté ça a dû m’éviter deux ou trois vait faire peur à une équipe de rugby. Sur per au service militaire, ce n’est pas pour fois de me faire casser la gueule. La pre- les tournages, il m’arrivait de me créer me laisser embringuer dans ça. Sauf que mière : je gare ma moto devant le bar de ma bulle de concentration en me faisant ma rencontre avec le karaté elle va quand la Coupole à Montparnasse et une bande mes quinze katas. Les autres acteurs même avoir lieu. Dans un petit club au d’anciens boxeurs, des montagnes de 100 devaient me prendre pour un malade. Café de la Gare. À l’époque, la troupe du kilos, font tomber ma bécane. Ils m’in- C’est aussi avec le karaté que j’ai ren- café de la gare – Sotha, Romain Bouteille, sultent et moi les mains croisées derrière contré mon pote Dominique Valéra. Lui, Patrick Dewaere, Miou-Miou – ils y le dos : « Faites pas les cons, les gars, sinon, ça c’était un monstre. J’ai tout fait pour le passent. Et moi, ça m’intrigue. Je pense : va mal finir. » Et, comme par magie, les pousser dans le cinéma. Ensemble, on a « Si ces gars qui se couchent à 4 h du matin et se mecs partent. Une autre fois, je suis au tourné L’Ennemi public, Pour la peau d’un retrouvent fin bourrés pratiquent le karaté, c’est cinéma Dejazet, en pleine projection de flic avec Alain Delon, que Valéra appelait qu’il doit y avoir un truc derrière ce sport. » Taxi Driver. Derrière moi, deux jeunes de « Monsieur ». Le reste du temps, on par- Dans le club, il y a de tout : acteurs, flics, 20 ans parlent trop fort. Cela m’agace. tait se voir des Bruce Lee au Rex à Paris, on homos, gosses… Mais surtout, il y a un Bref, je me retourne et je leur dis qu’il assistait à des combats à Coubertin. J’ai prof exceptionnel : Georges Zsiga, petit, faut qu’ils arrêtent. Un des deux jeunes 71 ans et je vois bien que je ne peux plus Hongrois, pas baraqué. Au début, moi, je m’entraîne dehors. À l’entrée du cinéma me faire des petits Mawashi-Geri comme déteste l’esprit karaté. Pourquoi ? C’est je le vois prêt à se saisir d’un extincteur au bon vieux temps. Mon rêve, ce serait comme ces scènes de western où tu as pour me le jeter au visage. Je le stoppe de trouver quelqu’un sur Meudon pour deux mecs qui se font face pour le duel dans son élan : « Je pourrais être ton père. aller faire des katas en forêt. Qu’est ce final au colt. Le premier qui « dégaine », Tu sais que ça va mal se terminer. Restons amis. que j’aimerais me refaire des petits katas bam ! Il se fait allonger. Le karaté, c’est Ça vaut mieux pour toi ! » Conséquence, à Meudon. Propos recueillis par JVC pareil : tu ne dois pas être le premier à le jeune bafouille une insulte, baisse les tirer. Je traversais tout Paris à moto pour yeux, puis disparaît. Le karaté m’a ensei-

Sofilm Octobre 2015 ~En couverture~ 38

Mon prof“ disait : “T’es venu cinq fois cette semaine, Jean- François. Ton métier c’est le cinéma, pas le karaté !’’ “ Collection personnelle de Jean François Stévenin

Octobre 2015 Sofilm

Jean-François Stevenin, avec Dominique Valéra

~En couverture~ 40 Les Fils de Bruce Première icône globale de l’histoire des arts martiaux, Bruce Lee a marqué l’histoire du cinéma d’action et changé la vie de pas mal d’adolescents, un peu partout dans le monde. Nous en avons retrouvé trois. Le premier, Gary Daniels est un champion de kick-boxing anglais, vieux routard de la série B d'action. « Le Brit », dans Expendables, c'est lui. Le second, Jérôme Le Banner, est un fils de routier normand devenu légende vivante du K-1 (équivalent japonais de l’Ultimate Fighting Championship), qui invite dans une brasserie près des Champs-Élysées pour parler de son idole. Le dernier, Lorenzo Lamas, est l'inénarrable star de la série Le Rebelle (diffusée sur TF1 dans les années 1990). Devenu légende vivante du nanar, il nous a parlé de « Maître Lee » entre deux vols d’hélicoptère au-dessus de Los Angeles. Par David Alexander Cassan ~ Illustration : Sandrine Pagnoux

PREMIER CONTACT j’avais mon copain imaginaire : je parlais à Bruce, à Jun Fan Lee Gary Daniels : Quand j'étais jeune, je dépensais tout (un des noms chinois du Bruce, ndlr). mon argent de poche dans les comics Marvel, et j'étais fou de super-héros. Mais à 8 ans, j'étais au cinéma, et j'ai vu LL : Après avoir vu Bruce Lee à la télé, j’ai tout de suite voulu la bande-annonce d'Opération Dragon, ça m'a soufflé. J'ai apprendre le karaté. Je l’ai dit à mon père Fernando Lamas, qui couru chez moi pour parler du film à mon père. La semaine était acteur et réalisateur mais avait aussi été champion de boxe suivante, il m'a fait rentrer discrètement dans une salle et dans la foulée, je me suis inscrit à mon premier cours d'arts panaméricain dans son pays natal, l’Argentine. Il m’a répondu : martiaux. J'étais tellement nerveux que j'arrivais même pas « Mais pourquoi tu voudrais faire du Karaté ? Je peux t’apprendre à enfiler mon pantalon élastique. Cela a été le début d'une la boxe. » Il avait un sac de frappe dans le jardin sur lequel il vie passée à étudier Bruce Lee, l'acteur, le combattant, s’entraînait, alors il m’a mis des gants et m’a appris les jabs, l'enseignant et l'homme lui-même. quelques fondamentaux. Je n’en démordais pas : « Mais Papa, je veux utiliser mes jambes. » Pour lui, un bon boxeur pouvait affronter Jérôme Le Banner : C’était à la télévision, sur la Cinq. n’importe qui, sans utiliser ses jambes. J’ai continué à l’embê- C’était La Fureur de Vaincre, ou plutôt La Fureur du Dragon. ter, à l’embêter, à l’embêter, jusqu’à ce qu’il me conduise à la J’avais 13 ans et demi, j’ai vu ce mec et je suis resté comme YMCA de Santa Monica, sur Saltair Avenue, qui était alors un un point d’exclamation ! Je me suis reconnu dans son per- quartier japonais. Ils n’avaient pas de cours de Karaté en 1968, sonnage parce qu’il jouait un type un peu seul, qui ne parle pas beaucoup, et j’étais un peu pareil : pas de copains, pas alors j’ai commencé le judo. J’ai été jusqu’à la ceinture verte de copines, le cartable et toujours tout seul, dans la lune. avant que ma mère (Arlene Dahl, ndlr) ne nous amène vivre à Je donnais à manger aux fourmis pendant que les autres New York. jouaient au football. (rires) SUIVRE LA VOIE DU DRAGON Lorenzo Lamas : Petit garçon, à 8 ou 9 ans, je ne ratais GD : Pour les films, déjà c'était pas facile parce qu'ils pas un épisode de The Green Hornet (série TV des années 1960 étaient classés X à l'époque en Angleterre, donc il fallait adaptée au cinéma par Michel Gondry en 2011, ndlr). Je me avoir au moins 18 ans. Mais heureusement, mon père me souviens encore de Bruce Lee à la télévision, il faisait des faisait rentrer. À la fin des années 1970 et dans les années trucs incroyables qu’on n’avait jamais vus auparavant. On 1980, il y avait tellement de livres et de magazines sur la en avait entendu parler, les GI avaient appris les bases du vie et les films de Bruce Lee. Mon père en achetait plein et judo pendant la seconde guerre mondiale, mais personne ne j'économisais pour aller à Chinatown où je pouvais trouver mesurait le caractère athlétique de ces gestes. les magazines importés et les VHS de kung-fu. J'ai collec- tionné tous les souvenirs de Bruce Lee pendant plus de trente ans, dans le monde entier. Mes murs étaient tapissés TROUVER LA VOIE DU DRAGON de ses posters, il n'y avait pas un seul centimètre sans Bruce GD : Tous ses enseignements ont formé la colonne verté- Lee. En grandissant, ma chambre est devenue à la fois son brale de mon entraînement depuis que je suis un petit gar- sanctuaire et mon dojo maison. Quand je m'entraînais, je çon. Utiliser l'absence de limite comme limite, économiser passais toujours les musiques de ses films. ses mouvements, prendre ce qui est utile et négliger ce qui ne l'est pas, trouver sa propre voie, sa propre vérité, simpli- Je regardais ses films ou ses cassettes de démonstrations fier, être comme l'eau… J'ai utilisé tout ça pour façonner JLB : ma vie. En avançant, j'ai pu vérifier et reconnaître la sagesse au ralenti pour décortiquer le moindre de ses mouvements. de ses mots. Depuis j'ai trouvé « ma propre voie », mais J’avais aussi des posters, mais surtout en version jeet kun do, Bruce Lee reste mon guide spirituel. pas trop de ses films. J’avais Bruce Lee et Jean-Claude Van Damme sur la porte du garage, qui me servait de salle d’entraî- JLB : Ma mère m’avait mis au judo à 6 ans parce que j’étais très nement. Mais le plus important, c’était le Tao du jeet kun do, tonique ; on m’appelait « Monsieur Cent Mille Volts ». Puis je toute la philosophie : comment vivre en tant qu’artiste martial me suis mis au karaté à 14 ans, à cause de Bruce Lee et d’une en occident, trouver sa voie. Moi, mon chemin, c’était d’être petite voix qui m’a dit : « Va au bout de ce que tu as envie de faire. » un combattant, pas de faire des films comme Van Damme. Ma Au karaté, on commence à porter des coups, surtout des coups mère m’empêchait de suivre mon père et faire de la boxe an- de pied, j’étais déjà grand et lourd pour mon âge, j’avais trouvé glaise parce que lui, il faisait souvent le douzième round dans ma voie. Je vivais mon truc dans mon coin, je parlais tout seul, la rue… Mais à 18 ans, j’ai pu me mettre à la boxe américaine 41 ~En couverture~ et je faisais ma première compétition quelques semaines après, saire y pensait. Il savait déjà que ça allait être un coup de pied à Deauville. circulaire ou un coup de pied retourné, alors il bougeait pour se mettre hors de portée. C’est ce don de voir ce qui arrivait avant LL : J’ai été dans une école très traditionnelle, où chaque cours tout le monde qui a fait que personne n’aurait pu se mesurer à était comme une cérémonie à l’église : on ne faisait que s’en- lui « livre pour livre », à poids égal. traîner, de façon très méthodique et répétitive. Je suis content d’avoir commencé les arts martiaux dans les années 1970, JLB : Je me prosternerais à ses pieds. Je lui demanderais son avant que cela ne devienne si commun, qu’il y ait un dojo dans numéro de téléphone ! J’ai tellement d’admiration pour lui chaque centre commercial. J’ai réussi à conserver les exercices que c’est comme si tu demandais à un catholique de se mentaux, la méditation, et ça m’a aidé toute ma vie, y compris battre contre Jésus. Ce serait fou, je serais anéanti. Si j’en dans les moments difficiles. Entrer dans le dojo et laisser les suis là aujourd’hui, c’est grâce à lui ; si le jour de La Fureur problèmes de la vraie vie derrière soi pour se consacrer à un art du dragon, j’avais regardé la Deux… inscrit dans une culture, une histoire… Cela a été un privilège de s’entraîner avec les meilleurs maîtres, et on essayait toujours SES HÉRITIERS ? de plaire aux ceintures noires. Aujourd’hui, je ne m’entraîne JLB : Le plus proche, c’est Jet Li : petit, rapide. Mais je pense plus autant que je voudrais, trop occupé par ma seconde car- que c’est juste un acteur, là où Bruce Lee était tout autant un rière de pilote d’hélicoptère. sportif de haut niveau et un combattant. Jackie Chan a trouvé le bon cocktail, avec de l’humour et de la gymnastique plutôt LE FILM PRÉFÉRÉ que du combat. Il y a eu Van Damme quand même : un mec JLB : Opération Dragon. Mais je les aime tous, même Le Jeu de la avec une gueule d’Européen qui faisait le grand écart avec les mort, pour les vingt minutes où il est à l’écran. pectoraux gonflés, c’était nouveau. Je me suis entraîné avec lui quelques fois et je me suis rendu compte qu’il avait quand GD : Je crois que La Fureur de Vaincre – Chinese Connection suivant même du répondant, que c’était pas une danseuse, quoi. J’au- son titre US – reste ma performance préférée de Lee. C'était rais jamais cru qu’il aurait démarré sans qu’on dise « action » ou tellement brut, puissant et émouvant. Sinon, Opération Dragon « moteur ». J’ai bossé avec Vin Diesel et « prout » quoi, « prout » ! m'est encore très cher, car c'est le premier que j'ai vu. La scène Même si j’ai pas envie d’en dire du mal parce qu’il y a beaucoup d'ouverture et la musique restent gravées dans ma mémoire. de gens qui l’aiment et que ça m’aurait peiné qu’on dise du mal de Bruce Lee à l’époque. LL : Opération Dragon !!! (Il le dit en changeant sa voix, ndlr) Parce que c’est la quintessence. C’est celui qui a la meilleure his- LL : Jackie Chan. Maître Chan et Jet Li sont chinois tous les toire : vous aviez vraiment envie que son personnage gagne, deux, très doués en kung-fu et tout de même capables d’in- qu’il sauve l’honneur de sa famille… Les personnages sont corporer des éléments plus occidentaux, comme Maître Lee. excentriques et les combattants sont excellents. Aucun de ses Puisque j’en suis resté au taekwondo et au ju-jitsu, les mou- films n’a vieilli, ils tiennent toujours le coup. Vous regardez ses vements du kung-fu m’ont toujours paru très beaux et mysté- films et vous souriez du début à la fin. rieux…

LES MEILLEURS GESTES DU MAÎTRE GD : Jean-Claude Van Damme aussi a eu une fan base énorme JLB : Moi, j’ai repris la garde du jeet kun do déjà, légèrement en Europe grâce à son physique et son joli coup de pied. De nos de profil, parce que tout part de là. Au début, comme lui, je ne jours, il y a des athlètes incroyables qui ont combiné arts mar- lançais que le poing gauche en avant ; c’est en commençant la tiaux, acrobaties et parkour, tel que Tony Jaa en Thaïlande, qui boxe américaine que j’ai commencé à faire tourner les poings et a infusé le muay-thaï dans son propre style de combat à l'écran. les pieds, à les faire venir de dernière. Lui va tellement vite que Personnellement, je crois que Donnie Yen a fait un super boulot tout est possible. en incorporant le style du MMA dans sa pratique du kung-fu chinois pour inventer un style hyper-dynamique au cinéma. LL : Ses coups de pieds retournés circulaires et ses coups de pieds latéraux sautés étaient vraiment phénoménaux. Il avait SI VOUS DEVIEZ DEFIER BRUCE LEE une carrure qui lui permettait de monter très haut tout en gé- GD : J'utiliserai son jeu de jambe pour le garder à distance. nérant une puissance terrible… Personne ne s’est jamais appro- Comme nous sommes tous les deux gauchers j'enchainerais ché de ce qu’il arrivait à faire physiquement. les coups droits et les coups de pieds dans les jambes, jusqu'à trouver des ouvertures. En combat de rue ça serait différent car GD : En fait, je pense que sa grande force était surtout psycho- Bruce aurait l'avantage de la vitesse. Il pourrait m'attaquer aux logique. L'homme avait une énorme confiance en lui, qui lui yeux, aux genoux, à la gorge donc il faudrait que j'essaie d'en permettait de surmonter n'importe quel obstacle. Dans la vie et finir vite. Au risque de me prendre des coups je me rapproche- dans les arts martiaux, il était ouvert d'esprit et extrêmement rais rapidement de lui. Ensuite je tenterais une prise de muay déterminé, le genre de choses qui ne s'enseignent pas. Ces thai. où la force de la partie haute de mon corps serait plus effi- capacités mentales, c'est ce qui l'a aidé à arriver à la perfection cace. Dans cette position, je peux lui faire perdre l'équilibre ou, physique qu'il a atteinte. au moins, l'affaiblir suffisamment. Et ensuite je passe derrière lui et je l'étrangle. Evidemment tout ça est très hypothétique. ET SI VOUS DEVIEZ LE COMBATTRE? Comme Bruce nous l'a enseigné : "Il faut que tu sois le miroir LL : Wow, vous allez me donner des cauchemars… (rires) Bien des techniques de tes adversaires, sois dans l'instant". sûr, sa force était ses pieds. Je ne sais pas comment on pourrait Tous propos recueillis par DAC. mettre au point une technique efficace pour contrer sa vitesse. C’était comme s’il lisait dans les pensées des gens avec qui il se battait : il pouvait voir un coup arriver au moment où son adver- CAHIER CRITIQUE Une Jeunesse allemande un documentaire de Jean-Gabriel Périot ~ p.50

The Visit de Night Shyamalan ~p.52

Seul sur Mars de Ridley Scott ~ p.55

South Park Saison 19, épisode 1 ~ p.56

Dracula père et fils Un film d'Édouard Molinaro ~ p.57

Séquence Star Le Sacrifice vu par Clément Cogitore ~ p.58 Haut et court

Octobre 2015 Sofilm 43 ~Cahier critique~

Une Jeunesse allemande un documentaire de Jean-Gabriel Périot, en salle le 14 octobre.

Début des années 1970. Une étudie à l’école de cinéma de Berlin, la plus connues du mouvement, fait aussi bande d'éditeurs, journalistes, même que Harun Farocki ou Wolfgang des films au même moment. Très tôt, intellectuels, tous engagés, rêve Petersen. En trois mois, ils ont viré tous Ulrike est devenue une journaliste im- de changer l’Allemagne par la les enseignants et monté des ateliers portante en Allemagne. Elle est rédac- culture et l'action sociale. Parfois collectifs. Ils font des ciné-tracts et trice en chef de Konkret, un magazine par le cinéma. Certains – Baader soutiennent un mouvement. Ils cherchent très sérieux mais qui vend beaucoup, et Meinhof, notamment – étaient à inventer leur propre esthétique, leur dépassant le cercle de son lectorat d’ex- connus du grand public. Mais manière de faire, de façon entièrement trême gauche. Elle est aussi très proche indépendante. La question est : quels de tous les penseurs et politiciens de la comment passe-t-on de ce combat films faire pour accompagner le mouve- « gauche caviar ». Elle commence donc intellectuel au terrorisme de la ment ? Dans tous leurs essais, y compris à avoir des commandes dans pas mal Fraction armée rouge ? À quel ceux de Farocki, la violence est omni- de grands journaux allemands où on moment décide-t-on de jeter sa présente. Meins fait un film qui décrit la lui laisse de la place. Elle devient très machine à écrire à la poubelle fabrication d'un cocktail Molotov, par reconnue, ce qui lui permet de passer pour commettre cinq attentats exemple. D’autres montrent comment à la radio, puis à la télé. Meinhof n'a sanglants en 1972 ? Aujourd'hui, faire passer des messages secrets, com- tourné qu'une fiction, Bambule, un film les survivants de la RAF sont tous ment organiser des groupes clandestins, très subtil. Sa méthode de travail suit le morts ou en prison. Mais leurs comment faire sauter un immeuble… De modèle du Groupe Medvedkine : elle films restent. DansUne Jeunesse parfaits guides de l'apprenti terroriste. s’installe avec des gamines dans un allemande, Jean-Gabriel Périot Dans ces films, on assassine aussi un foyer, elle écrit le scénario avec elles, nombre incroyable de banquiers. Cela elle joue dans le film et elle les initie retrace leurs destins uniquement fait froid dans le dos quand on sait que en leur donnant des bases politiques. par les images d’archive. Un Meins passera à l'acte dans la vraie vie Mais, en même temps, cela reste un détricotage limpide de l'histoire quatre ans plus tard. Chez Godard, par vrai film de fiction, qui brasse énormé- qu'il raconte par le menu. exemple, on peut retrouver des choses ment de choses. Il y a un moment où semblables, mais c'en est resté là… » des filles s’échappent du foyer. Elles Tuer des banquiers vont à Berlin, dans le milieu homo- « Parmi tous les intellectuels qui Récit d'éducation sexuel. L’une d'elles a une relation avec formeront la RAF, le « cinéaste », c'est « Il est plus surprenant d’apprendre une autre jeune fille… Le film arrive Holger Meins. Dans les années 1960, il qu’Ulrike Meinhof, l’une des figures les à parler de tout ça autant que de la © UFO Distribution

Sofilm Octobre 2015 ~Cahier critique~ 44

misère du milieu prolétaire berlinois. À les quartiers pauvres. Même ça, ça ne se positionne contre l’Allemagne. La la fin, elles se retrouvent toutes et il faut marche pas, rien ne change. Le seul réponse à cette question, dans mon dire pourquoi on se révolte. C’est un truc qu’ils n’avaient pas essayé, c’était film, c'est Fassbinder qui l'apporte, film brillant sur la prise de conscience la lutte armée. Et ce fut aussi leur fin. dans son chapitre de L’Allemagne en politique, surtout pour un téléfilm de Avant cela, ils ont tenté une dernière automne. Pour parler du réel, il faut le commande… » alternative, en allant dans les écoles cinéma. L’Allemagne en automne nous pour travailler avec des enfants en montre qu'après l'échec de la lutte En finir avec le ghetto des difficulté. Ils leur font faire des films, ils cinématographique, puis armée, tous ciné-clubs leur donnent toute l’équipe, tout. Encore ces cinéastes ont su se retrouver pour « Meins, comme Meinhof, se rend un échec. Meins se met à vivre en raconter leur Allemagne contemporaine. compte à un moment donné que le jour- dilettante, collaborant comme graphiste Il y a des images possibles. Il y a même nalisme, les films, les ciné-tracts, ça ne à une revue, filmant de petits trucs avec eu un film fascinant de Thomas Harlan, marche pas. Meinhof a une vraie pré- sa caméra, en amateur. Il abandonne Wundkanal, qui s’interroge sur la fin de sence publique, mais les films de Meins le cinéma en 1969. Un an après, il Meinhof, Meins et les autres, suicidés et des autres membres de l’école restent intègre la RAF, la lutte armée. » dans la prison de Stammheim. Un film circonscrits au mouvement de contesta- qui pose des questions fondamentales tion. On ne peut les voir que dans des Grammaire télévisuelle sur la fin tragique de leur groupe : se ciné-clubs ou des petites salles, alors « En Allemagne, ils n’ont pas sont-ils vraiment suicidés ? Qui leur a qu'ils pensaient que leurs films allaient la culture française de l’archivage, donné les armes ? S’attendaient-ils à ils n’ont pas l’INA. Ils effaçaient les mourir ? La fin de la RAF se résume à bandes télé. Toutes les images des un dilemme : finira-t-on en martyrs ou attentats de 1972 sont passées dans le choisira-t-on notre propre fin ? » monde entier mais n’existent plus chez Propos recueillis par Fernando Ganzo. “Tout ce qu’ils eux. J’ai utilisé dans mon film toutes les À lire : Thomas Harlan. Une Vie après images existantes. Une minute et demie le nazisme, Entretien avec Jean-Pierre ont tenté s’est pour une semaine d’attentats qui ont fait Stephan. Éditions Capricci le tour du monde. Les images retrou- planté : les vées, en tout cas, nous permettent aussi de voir dix ans d’évolution de la télé à l’époque. Il y a des innovations tech- manifestations, niques qui ont changé la grammaire télévisuelle, comme les caméras de l’engagement tournage en direct et en extérieur, qui ont permis de montrer les arrestations politique et les de la bande. Sans parler de l’invasion du direct, avec les hommes politiques films." qui, tout d’un coup, se voient obligés de parler en live, ce qui n’existait pas avant. Du coup, même leur langage a changer le monde et propager la bonne changé ! » parole révolutionnaire. En tant que cinéaste, il s’est assigné un rôle très Germanophobie élevé. Mais, tout comme ses collègues, « Pour compléter mon récit, je me il a dû très vite se confronter à la réa- suis aussi servi des images de la télé lité : les films ne sont pas diffusés pour française, marquées par un regard les masses et ils sont trop durs à faire. germanophobe. Quand la RAF arrive, En bons intellos, ils n’arrêtent pas de on les considère presque comme des questionner ce qu’ils font et ils finissent héros en France, parce qu’ils luttent par arrêter d’y croire. Le mouvement se contre l’ancien fascisme, les restes de referme sur lui-même et ils se retrouvent l’Allemagne nazie. Ils ne sont pas gen- seuls avec leurs films. Certains, comme tils, ils sont violents, mais c’est comme si Farocki, ont continué dans une veine l’Allemagne méritait de les avoir. Dans plus formaliste, plus expérimentale. les news françaises, on sent un certain D'autres, comme Meins, ont rejoint la cynisme, ils vont chercher la merde. Ce lutte armée.» qui nous mène à Godard et sa phrase qui ouvre mon film : « Est-ce qu’on peut Une longue litanie d'échecs faire une image aujourd’hui en Alle- « Tout ce qu’ils ont tenté s’est plan- magne ? » Un cinéaste aussi intelligent té : les manifestations, l’engagement que lui ne poserait pas la question politique et les films. Y compris quand pour un autre pays. Et en filigrane, il ils sont partis faire du bénévolat dans s’inscrit dans une histoire française qui © UFO Distribution

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tout ce qui se passe autour. La télévision demande beaucoup plus d’attention, de concentration et de précision que le The Visit cinéma, car tout va plus vite. Vous avez moins d’équipement aussi. Donc, j’ai un film de M. Night Shyamalan, avec Peter McRobbie, appris à être plus discipliné et, peut- Deanna Dunagan, Ed Oxenbould et Olivia DeJonge. En salle. être, moins ambitieux.

À vous entendre, on sent que Manoj N. Shyamalan, Shy pour les manière dont Fincher voit Zuckerberg. vous avez eu besoin de vous intimes, était un des grands espoirs Je pense aussi au Silence des agneaux, éloigner de Hollywood… du cinéma, ce réalisateur capable c’est sombre, beau, cruel, ça reflète À Hollywood, c’est tout ou rien : de joindre Spielberg et Hitchcock bien le rapport au monde qu’ont Han- vous y allez, vous tournez, vous montez dans un seul corps, de faire bondir nibal Lecter et Clarice Starling. Quand et c’est terminé ! Pas moyen de faire sur leurs sièges les spectateurs du l’esthétique et les personnages sont à ce des allers-retours, pas moyen de monde entier. Une trajectoire qui point connectés, c’est génial ! The Visit, prendre un peu de temps et de recul. Si a connu des tournants difficiles c’est à la fois chaleureux et tordu, car ça ne marche pas ou si quelque chose à Hollywood et qui s’oriente la carte postale de la famille idéale est maintenant dans l’univers B, complètement anéantie. En réalité, tout avec The Visit. Confessions d’un est dicté par les personnages, c’est la “Je suis un logique que je suis. outsider enfin épanoui. cinéaste du Certains pensent que cette Vous n’avez pas été trop logique d’un film dicté par ses ‘moins’.” contraint par les règles qu’im- personnages, vous l’aviez un pose un tournage en found peu perdue ces dernières an- manque et que vous êtes au montage, footage ? nées. Est-ce pour cela que vous c’est trop tard. Impossible de revenir Ce n’est pas une contrainte. Il n’y avez opté pour un « petit film » ? en arrière. Même après les projections a rien dans The Visit qui n’ait pas été Cela m’a beaucoup aidé de faire un test, si elles sont désastreuses, on ne très soigneusement mis en scène, même petit film : plus simple, plus direct, plus vous autorisera pas à améliorer le film si on n’en a pas l’impression à pre- humble. Plus le budget est faible, plus de la manière dont vous le souhaitez, mière vue. Je n’aurais pas pu le faire vous avez la possibilité de prendre des c’est juste un autre montage qui sera autrement, car à mon sens, l’esthétique risques. Vous pouvez vous permettre tenté. C’est une manière de procéder du film doit être dictée par les per- des choses inhabituelles. De ce point très étrange. C’est comme s’il y a avait sonnages, elle ne peut pas relever du de vue, mon expérience sur Wayward un arbitre avec un sifflet, avec ses hasard. Le style visuel est intimement lié Pines m’a beaucoup aidé. Je n’avais propres règles, qui disait au milieu du aux personnages. The Social Network, jamais tourné quelque chose aussi match : « Eh, oh, non, c’est terminé, c’est bleu, gris, froid, saccadé, mathé- rapidement, et j’ai dû apprendre à me on arrête tout. » Mais pourquoi ? Pour matique, c’est la manière dont Zuc- concentrer très précisément sur l’émo- l’argent, bien entendu. Donc, faire un kerberg voit le monde, mais aussi la tion que je voulais faire ressortir, malgré pas de côté, travailler de manière plus © UFO Distribution

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confidentielle et avec plus de latitude, tellement d’argent en jeu que chaque commencé à faire des films à l’âge de cela m’a énormément plu. Au bout de plan doit être approuvé. C’est un format 21 ans, j’ai écrit 15 scénarios et la vingt-sept jours de tournage sur trente, à l’opposé de The Visit : vous devez plupart d’entre eux ont été adaptés à j’ai dit à toute l’équipe de partir trois injecter un budget énorme avant même l’écran. Que puis-je demander d’autre ? semaines en vacances, puis de revenir. d’avoir une quelconque garantie et de Alors oui, Le Dernier maître de l’air et Durant ce laps de temps, j’ai découvert savoir à quoi le film ressemblera. Avec After Earth ont été très mal reçus, et des choses fondamentales sur le film, ce genre de film, il est complètement ça peut faire mal. Mais comme je suis qui m’ont permis de le rendre meilleur. impossible de retravailler votre per- positif, je me dis que The Visit permettra Alors, je suis passé au montage, j’ai sonnage après le tournage, de refaire probablement d’éclairer d’une autre réglé une autre partie des problèmes, une prise… L’argent est investi dès le lumière ces deux films, que l’on verra et puis j’ai tourné de nouvelles petites début, c’est bloqué, et le film ira dans ce qui était fondamental, les choses que choses. Progressivement, par à-coups, une direction donnée. Impossible de le j’ai essayé d’exprimer dans un cadre le film s’est amélioré. Imaginez : le faire dévier d’une quelconque manière. contraint, sans forcément y parvenir. moindre souci peut être résolu, puisque Maintenant, je sais que je suis un Propos recueillis par Axel Cadieux. vous avez la possibilité de revenir en cinéaste du « moins », je m’épanouis arrière. C’est incroyable, vous ne vous davantage dans le minimalisme : un sentez plus menacé. L’équipe et les minimum de dialogues, de person- acteurs adorent ça aussi, ça leur permet nages, d’équipement. Dans ces cas-là, il d’être beaucoup plus naturels, ils savent est aussi forcément beaucoup plus facile qu’ils ont du temps devant eux. de faire du profit et donc de réinjecter l’argent dans le projet suivant, avec Etait-ce la première fois que un peu plus de budget et un casting vous travailliez de cette ma- plus conforme à mes attentes. C’est nière ? comme cela qu’ont fonctionné deux Oui, et honnêtement, tout le monde de mes films préférés de ces dernières devrait faire des films comme ça. Car années : Amour, de Michael Haneke, et les plus grands maîtres sont aussi en Whiplash, de Damien Chazelle. apprentissage permanent, tout ne peut pas être parfait du premier coup, il Regrettez-vous d’avoir tourné faut revenir sur les différentes étapes. Le Dernier maître de l’air et After Même si le tournage se passe merveil- Earth? leusement bien, il ne sera jamais positif Dans l’industrie du cinéma, il faut à plus de 85 %. Woody Allen repasse enfiler plusieurs costumes pour voir ce énormément par la case tournage par qui vous va et ce qui ne vous va pas du exemple, une fois le montage enclen- tout. Vous voyez ce que je veux dire… ché. Il a même déjà retourné l’intégrali- Il faut essayer, tenter. Et je pense quand té d’un film, en utilisant d’autres acteurs. même avoir inclus quelques enjeux qui C’est quelqu’un d’assez extrême, cela me tiennent à cœur dans Le Dernier dit. maître de l’air et After Earth : le thème de la famille, celui de l’éducation des Est-ce que vous excluez tout enfants. En plus, honnêtement, j’ai été retour à Hollywood ? très heureux ces dernières années. La vision que j’ai de ma relation à Qui pourrait l’être davantage ? J’ai Hollywood est la suivante : je fais des films indépendants, mais à l’intérieur de gros studios. Je veux être consi- déré comme une sorte d’insider à Hollywood, même si j’habite à 3000 "Je veux miles de là et que j’écris mes films tout seul dans mon coin, à Philadelphie. être Désormais, mon énergie est consacrée à seulement trois choses : l’histoire, les considéré personnages et trouver des partenaires sains.C’est la base. comme

C’était le cas lors de la une sorte conception du Dernier maître de l’air et de After Earth ? d’insider Non. Mais quand vous faîtes des films avec tant d’effets spéciaux, il y a à Hollywood” © UFO Distribution © UFO Distribution

Octobre 2015 Sofilm 47 ~Cahier critique~ The Lobster Un film de Yorgos Lanthimos, avec Colin Farrell, Rachel Weisz, John C. Reilly, Ben Whishaw, Léa Seydoux, Ariane Labed. En salle le 28 octobre.

sibilité et un humour qu'on qualifierait volontiers, pour filer la métaphore du homard, de pince-sans-rire. C'est que la force du cinéaste est de prendre ses règles au sérieux et de retrouver, au comble de l'absurdité, un semblant de logique. Le pensionnaire est libre de choisir la créature en laquelle il se changera en cas d'échec ? Qu'à cela ne tienne, Colin Farrell optera pour le homard, parce qu'il aime l'eau et qu'il aimerait vivre jusqu'à cent ans – même si, comme le lui rétorquera plus tard un camarade, il a plus de chances de finir rapidement au fond d'une casse- role. Il entre bien sûr une bonne dose de satire dans le regard de Lanthimos, vis-à-vis de la dictature du couple, des classifications rigides (l'option « À Cannes, où il a remporté turbation est interdite, que quiconque bisexuel » n'existe pas à l'hôtel) ou le Prix du Jury, The Lobster s'y essaye finit la main toastée dans encore des nouveaux outils de séduc- suscitait quelques craintes un grille pain, ou encore que chaque tion – on songe bien sûr aux sites de légitimes, nourries par son pitch couple doit se former en fonction d'un rencontre ou à Tinder. Mais après tout, invraisemblable et sa réunion de trait caractéristique commun, selon le l'essentiel n'est pas là. Comme le disait bon vieux proverbe « Qui se ressemble à juste titre Rachel Weisz en conférence stars internationales qui sentait s'assemble ». On pourrait énumérer ces de presse à Cannes, chacun y verra bon le simple coup de casting. règles absurdes à l'infini, et l'un des la métaphore de son choix. Ce qui Fausse alerte : Yorgos Lanthimos plaisirs du film, c'est-à-dire du jeu, tient retient surtout, c'est un art du burlesque signe une fable délirante mijotée à justement à leur découverte progressive, à froid, parfois vachard, comme la sauce burlesque. toujours relancée. De ce point de vue, lorsqu'une jeune fille snob à la belle l'un des meilleurs gags arrive au milieu chevelure blonde se retrouve métamor- du récit, lorsque Colin Farrell, jusqu'ici phosée un raccord plus loin en poney à Imaginez un jeu de société géant ou pensionnaire de l'hôtel, rejoint le clan la crinière dorée. C'est aussi une mise une télé-réalité dingo, où des céliba- des Solitaires pour y découvrir une en scène élégante, aux cadres minutieu- taires auraient quanrante-cinq jours contre-société aux règles tout aussi coer- sement composés, qui semble d'abord pour trouver l'âme sœur sous peine de citives, mais simplement inversées : ici, coller à l'univers rigide qu'elle décrit, se retrouver métamorphosés en l'animal libre à chacun d'aller se palucher der- mais pour mieux en faire jaillir la part de leur choix. C'est le point de départ rière un arbre mais interdiction de flirter inhérente de burlesque : tout le début parfaitement excentrique de The Lobs- avec un membre de la communauté, au du film, qui suit Colin Farrell pendant ter, qui, comme si cela ne suffisait pas, risque de subir les pires sévices. Autres ses premiers jours à l'hôtel, est vraiment se plaît à corser le jeu avec des règles lieux, autres mœurs : alors que l'hôtel remarquable dans sa manière d'explo- en apparence toutes plus bizarres les ressemble à une grande prison de luxe rer la dimension quotidienne et concrète unes que les autres, sinon carrément (piscine, jacuzzi, yachts), les Solitaires, d'un monde aux règles arbitraires farfelues. Comme si le film avait été eux, vivent littéralement comme des (comment se déshabiller lorsqu'on a inventé selon le mode enfantin du bêtes, et même au milieu des bêtes. Ici, la main menottée à la ceinture de son « On dirait que » : on dirait que dans les soirées dansantes, un peu guindées, pantalon ?). C'est enfin, une distribution un avenir proche le célibat est interdit, sont l'occasion de se trouver un par- parfaite, pourtant pas évidente sur le que les récalcitrants sont pourchassés et tenaire ; là, on se trémousse tout seul, papier, où domine ce drôle d'animal de envoyés dans un hôtel où, donc, ils ont techno et écouteurs obligent. Colin Farrell. Moustachu, binoclard et quarante-cinq jours pour se caser, qu'ils bedonnant, tout en retenue, il n'a peut- y participent à des chasses contre des Pince-sans-rire être jamais été aussi bon. Solitaires vivant dans les bois alentours, Cet univers à la fois saugrenu et Maxime Werner que chaque Solitaire capturé permet de ultra-réglementé, Yorgos Lanthimos gagner un jour de répit, que la mas- l'observe avec une distance, une impas- © Haut et court

Sofilm Octobre 2015 ~Cahier critique~ 48 Seul sur Mars Un film de Ridley Scott avec Matt Damon, Jessica Chastain, Jeff Daniels, Chiwetel Ejiofor, Kirsten Wiig... En salle le 21 octobre.

ombrageux, en désamorçant d’entrée l’horizon dépressif auquel le condam- nait le film de Christopher Nolan. Ainsi, plutôt que de pleurer sur son sort au moment d’être abandonné par l’humani- té, Mark Watney décidera de s’amuser comme un petit fou : Mars devient moins une prison dont il faut s‘échapper qu’un un immense terrain de jeu prêt à être dompté. Pas de questionnement existentiel donc, mais une succession de problèmes physiques à régler : repre- nant à son compte l’efficacité des émis- sions de vulgarisation scientifique (le Après les errements bibliques seller d’Andy Weir, Seul sur Mars, dans naufragé tient un journal de bord filmé d’Exodus, retour aux affaires lequel un astronaute en mission sur la qui s’apparente à un blog), Scott fait galactiques pour Ridley Scott, planète rouge est laissé pour mort et de son personnage une sorte de Géo avec cette série B à la fois ludique abandonné par ses collègues. La sur- Trouvetou de l’espace, capable de créer et opulente, où Matt Damon se prise tient en revanche au ton — ouver- un arrosoir perpétuel avec un caillou tement comique — sur lequel il conduira et un chalumeau, de faire pousser des livre à un réjouissant one man cette superproduction, empreinte d’un pommes de terre avec ses excréments, show sur Mars. constant esprit de décontraction. On se ou d’isoler une fusée avec trois bâches souvient combien Prometheus peinait à et deux visses. C’est tout le paradoxe réveiller les fantômes d’une gloire révo- réjouissant de Seul sur Mars : le film Qui se souvient de Robinson Crusoé lue : Seul sur Mars, lui, passe par la s’offre en série B juvénile et dissipée, sur Mars, improbable adaptation extra- petite porte et trouve une échappatoire tout en étant soutenu par un bagage terrestre de l’œuvre de Daniel Defoe, aux ambitions épiques du cinéaste, qui visuel et scientifique impressionnant. réalisée en 1964 par Byron Haskin ? ont trop souvent plombé les semelles de En plein ramdam Apollo, ce spécialiste sa mise en scène. Une hyper-technicité qui n’empêche du space opera en CinemaScope (La pas le récit de progressivement se libé- Conquête de l’espace, De la Terre à la Faire de Mars un grand rer de toutes les lois de la gravité (phy- Lune) offrait à son spectateur un périple terrain de jeu sique et métaphysique), jusque dans vaguement low cost sur une planète Il semble loin le temps où le frère de un final proprement invraisemblable, alors franchement inconnue. Profitant Tony pouvait se targuer d’être le boss à la croisée de 2001 et du cartoon. des connaissances et méconnaissances de la science-fiction. C’était à l’orée des À cet égard, il faut savoir gré à Matt scientifiques de l’époque, son héros années 1980, Alien et Blade Runner Damon de maintenir une ligne cohé- solitaire se permettait à peu près tout posaient alors les bases du genre : noir- rente à travers un scénario de sauve- et n’importe quoi (se balader sur Mars ceur, placidité, hyperréalisme. D’où un tage inutilement indécis (les pourparlers muni d’un équipement de plongée, certain étonnement (et surtout un certain dans les bureaux de la NASA, pas les s’aménager une piscine au fond d’une plaisir) à observer le vieux maître saper meilleurs passages du film) : nul mieux grotte) tout en venant buter sur cette ses propres acquis, en affranchissant la que l’ancien Jason Bourne pour conjurer règle élémentaire du survival interstel- SF de sa pesanteur usuelle. Le geste de l’extraordinaire par l’ordinaire, et mêler laire, proverbialisée à la fin des années Scott est d’autant plus réjouissant qu’il l’héroïsme à une certaine forme de 1970 par Ridley Scott : dans l’espace, fait voler en éclat le doute laissé en prosaïsme. Seul sur Mars a ainsi beau personne ne vous entend crier. suspens par la bande-annonce du film, avoir deux trains de retard — difficile laquelle donnait à craindre une sorte de débarquer après les lames de fond La survie en milieu hostile aura été d'Interstellar light, dans lequel Damon visuelles de Gravity, et émotionnelles l’un des grands sujets du réalisateur aurait omis de prévenir son réalisateur d’Interstellar — il a pour lui de faire britannique — d’Alien à La Chute qu'il ne faisait que reprendre un rôle allègrement sauter le verrou dramatique du faucon noir, de 1492 à À armes joué une année auparavant. autour des épopées cosmiques. Dans égales. On ne s’étonnera donc pas de l’espace, personne ne nous entend voir l’intéressé mettre en pause certains Car c’est tout le contraire, en réalité: crier — mais on semble enfin autorisé à projets costauds (la suite de Prometheus Seul sur Mars prend totalement à rigoler un peu. Louis Blanchot notamment) pour adapter le récent best rebours son personnage d’astronaute © Twentieth century fox © Twentieth

Octobre 2015 Sofilm 49 ~Cahier critique~ South Park (Saison 19, épisode 1 : “Stunning and Brave”)

Que la série irrévérencieuse créée restrictive, le parti pris de South Park alors même que l'irrécupérable gamin par Trey Parker et Matt Stone ait est de s'emparer d'une idée et de la tentait de soumettre son agresseur à un survécu pendant près de vingt ans pousser dans ses derniers retranche- chantage autrement plus odieux. “Stun- ments jusqu'à la vider de son sens ou ning and Brave” rejoint la cohorte des est, en soi, un petit miracle. Le de lui en fournir un nouveau. Le tout grands épisodes de la série pour cet art renouvellement constant de ses avec un immense talent, une drôlerie consommé du retournement de perspec- formes d'impertinence, lui, relève proportionnée, et le bon goût de renou- tive, et pour toutes les qualités usuelles du génie pur, élevé à maturation veler ses bases narratives avant que le de South Park que nous prenons de saison en saison, pour un public fidèle n'ait le temps de se lasser. désormais pour acquises : son timing monde qui le mérite de moins en moins.

Sale période pour l'humour amé- ricain. Pile au moment où l'actualité s'emballe sous les coups de boutoir idéologico-pragmatiques du monstrueux Donald Trump, Jon Stewart prend sa retraite du Daily Show, tandis que son ancien binôme Stephen Colbert perd tout pouvoir corrosif sous les sunlights de son Late Show. Les vigies comiques de la chaîne câblée Comedy Central ont quitté leur poste, laissant le public libéral de gauche aux abois, sans savoir quoi penser et surtout comment le penser. Tapi dans l'ombre, South Park sort de son hibernation pour dispenser sa parole crue à ses ouailles parfois Vérifier ses privilèges comique millimétré, ses développements circonspectes. En effet, contrairement à Bloqués dans le temps et leur de personnages irrésistibles (Randy, ce Stewart et Colbert, difficile de coller une apparence, les personnages ont en héros), ses jeux érudits sur les codes étiquette politique à Trey Parker et Matt réalité grandi avec leurs auteurs, les du storytelling. Une dizaine de fois par Stone, tant les compères enchaînent les gamins ricanant du moindre gros mot an, Trey Parker et Matt Stone haussent coups de tous côtés, quitte à sembler sont maintenant de vrais penseurs le niveau sans jamais se renier. Les suspects, quitte à transformer la sitcom courts sur pattes, en combat dialectique pirates sont devenus capitaines, en absurdo-trash des débuts en baromètre constant autour de questions a priori restant simplement égaux à eux-mêmes. mondial de la liberté d'expression sans dérisoires. Comme dans ce premier Francois Cau DR même l'avoir demandé ou recherché. épisode de la saison 19, nouvel état Grâce à South Park, le monde sait des lieux sur la liberté de parole, dans ainsi qu'en 2001, Mahomet pouvait la sphère comique et au-delà. Chaque encore être caricaturé (dans l'épisode fois que South Park s'est attaqué au de la cinquième saison “Super Best sujet, c'était pour constater un énième Friends”), ou qu'en 2006, le Vatican recul. Pas dans le sens où l'entendent et l'Église de Scientologie avaient les éditorialistes briseurs de tabous à la encore quelque crédibilité et moyen de française ou made in Fox News, mais pression (“Bloody Mary” et “Trapped in dans la prise d'otage du langage par the Closet”). Surtout, la série a su mûrir le politique, pour mieux faire diversion sa vision singulière du politiquement des problèmes réels. Dans une scène au incorrect : au-delà de leurs simples final aussi terrifiante que les meilleurs représentations moqueuses, les faits moments d'Idiocracy, Eric Cartman se d'actualité sont totalement réappropriés fait violemment tabasser par le nouveau voire inversés, jouets des règles gro- proviseur, surnommé PC (Politiquement tesques de cet univers parallèle. Plutôt Correct), pour avoir employé des termes que d'émettre une opinion, forcément inoffensifs mais jugés discriminants – © © Ed Distribution

Sofilm Octobre 2015 ~Cahier critique~ 50 Dracula père et fi ls Un fi lm d'Édouard Molinaro, avec Christopher Lee, Bernard Menez, Marie-Hélène et Catherine Breillat…

En partenariat avec

Loin de la pantalonnade redoutée, ce fi lm d'Édouard le polar ou le fantastique. L'histoire du un décalage comique accentué par le Molinaro remporte, haut la falot Ferdinand Poitevin, vampire tout passage des ans, servant de refl et quasi main, le titre de meilleure sauf fl amboyant, survivant de petits bou- mélancolique aux diffi cultés d'inté- comédie vampirique réalisée en lots et d'animaux errants. Avec l'aide gration du personnage principal joué France sous le règne de Valéry d'Alain Godard et de Jean-Marie Poiré, de façon très touchante par Bernard Giscard d'Estaing. Molinaro gomme la gouaille du roman, Menez. Même quand il se fait traiter développe plus avant le personnage du de « métèque » par Gérard Jugnot Historiquement, le seul tort de père, avec l'envie mordante d'offrir le (très bon en beauf raciste préfi gurant Dracula père et fi ls aura été de se rôle à Christopher Lee. Cauvin ne sera ses futurs personnages dans les fi lms situer entre Tendre Dracula de Pierre pas contacté par la production. À la du Splendid), situation absurde s'il en Grunstein (1974) et Les Charlots contre sortie du fi lm, il ne se prive pas de faire est. L'interprète de Jolie Poupée tient Dracula de Jean-Pierre Desagnat part de sa déception : « J'ai écrit un son rôle. Son habituelle et inimitable (1980). Deux réappropriations frau- livre qui, m'a-t-on dit, se lit vite, et ils en gaucherie trouve ici une résonance duleuses du célèbre suceur de sang, ont fait un fi lm qui, à mon avis, se voit quand elle est mise au service de son devenu pour l'occasion l'infortuné pivot lentement.» statut d'éternel inadapté. Dans son de situations vaudevillesques toutes plus dernier acte, entièrement dévolu à un embarrassantes les unes que les autres. La question des migrants triangle amoureux, Dracula père et Il faut dire qu'en dehors des efforts Une introduction languide, à peine fi ls semble revenir sur les rails de la marginaux de Jean Rollin, la France est parasitée par la présence d'une jeune comédie de boulevard. Les situations une terre désolée en ce qui concerne Catherine Breillat tout juste sortie du donneraient par ailleurs volontiers dans le traitement cinématographique du tournage d'Une Vraie jeune fi lle, semble la légèreté si les spectres de la mort vampire. Le genre fantastique, mal- donner raison à l'auteur trahi. Le et d'un Œdipe rampant ne rôdaient gré son héritage littéraire et théâtral gothique poussiéreux s'efface néan- dans chaque scène, ultime entorse aux fécond, n'est pas une affaire sérieuse, moins rapidement pour révéler le parti attentes du public qui condamnera le l'apanage de rêveurs égarés en dehors pris dramatique du réalisateur : chassés fi lm à un modeste succès. Dracula père du système ou de petits rigolos. C'est de leur demeure familiale par les et fi ls vaut mieux que son titre, changé dire à quel point l'approche d'Édouard troupes soviétiques, le père devient une au dernier moment pour capitaliser Molinaro, tout en déférence, tranche vedette du cinéma d'horreur britannique sur la présence de Christopher Lee. merveilleusement avec le tout venant tandis que le fi ls découvre le triste sort Sans parler de classique instantané de la production nationale. Il part du des immigrés en France giscardienne. non plus, le fi lm d'Édouard Molinaro roman Paris-Vampire, publié en 1970 C'est là le plus étonnant : Dracula s'élève aujourd'hui au rang de curiosité et écrit par Patrick Cauvin sous le nom père et fi ls est à peine une comédie. intègre. Francois Cau. Dracula père de Claude Klotz, le pseudo que l'auteur Bon nombre de ses gags ne visent pas et fi ls, diffusé le samedi 24 octobre à réserve à ses assauts caustiques dans tant l'hilarité qu'une étrangeté diffuse, 20 h 45 sur Ciné+ Club Collection Christophe L.

Octobre 2015 Sofilm 51 ~Cahier critique~ séquence star

Par Clément Cogitore, réalisateur.

Le Sacrifi ce Andreï Tarkovski (1986)

J'ai vraiment découvert le cinéma avec ce fi lm et son plan- les émotions les plus extrêmes du fi lm. Au lieu d'aller chercher séquence de fi n. J'avais 16 ans, j'ai vu ça en cassette vidéo l'émotion théâtrale – parce que la scène est théâtrale – Tar- et sur un tout petit écran. Je n'avais rien d'autre à regarder. kovski prend énormément de recul et la force de la mise en Le fi lm commence par un premier plan-séquence de deux scène réside dans le choix du point de vue, qui n'est pas celui Suédois qui parlent de Nietzsche. On se dit que les deux auquel on s'attend tout de suite. Quand je revois Le Sacrifi ce, prochaines heures et demies vont être longues… Mais il s'est il s'épuise. Je n'arrive pas à retrouver la magie du premier passé quelque chose pendant le fi lm, comme si ce dernier visionnage, alors que d'autres fi lms de Tarkovski me sidèrent avait agi sur une zone du cerveau. Tout se joue sur cette encore, mais le fi lm reste une révélation pour moi de ce que dernière partie, en plan très large. Toute la famille part se le cinéma permet, de ce que ça peut raconter de l'espèce promener et le personnage principal s'enferme dans le silence humaine. En revanche, là où cette séquence du Sacrifi ce m'a puis met le feu à la maison. Il y a une espèce de petit théâtre sidéré à nouveau, c'est lorsque j'ai lu le journal de tournage de l'humanité entre ces personnages qui sont tout petits, qu'on de Tarkovski et vu un documentaire que la télévision suédoise a accompagnés pendant assez longtemps dans un paysage a tourné – et qui n'est pas le making-of de Chris Marker. très grand. Il y a cette maison qui ressemble à une maison de On y découvre la manière assez hallucinante dont le plan poupée et qui représente l'aboutissement social de cet acteur est tourné : une caméra sur rail tenue par Sven Nykvist, le retiré sur une très belle île, respecté. Il met le feu à cela. C'est chef op’ de Bergman et Tarkovski devant, qui dirige à l'œil le sacrifi ce en question. Dans ce plan-séquence, la famille avec un mégaphone. Ils n'ont qu'une prise parce qu'ils n'ont revient de la promenade, découvre la maison en fl ammes, construit qu'une maison pour le décor. Ils ont passé trois jours comprend que c'est lui qui a mis le feu, essaie de le ramener à répéter pour attendre la bonne lumière. Pendant le plan, dans la communauté. Pendant ce temps-là, l'ambulance qu'il Nykvist s'arrête, enlève l'œil de l'œilleton et demande à ce a lui-même appelée arrive, il monte dedans et part. Il y a qu'on change la caméra. Un truc inraccordable. Tout cela, une sorte de virtuosité technique, évidemment, ainsi qu'un jeu Tarkovski ne le voit pas. Le plan s'arrête. Nykvist lui explique d'acteurs ahurissant et un dénouement du récit qui ne passe qu'il manque une partie du plan parce que la caméra est tom- que par la gestuelle. Ce qui est prodigieux, c'est la différence bée en panne. Tarkovski est effondré, la tête dans ses mains : d'échelle entre les enjeux humains, visuels et métaphysiques c'est un ratage total. Il n'y a rien à sauver et le fi lm ne tient que Tarkovski arrive à faire converger en sept minutes. Le pas sans cette séquence. Un mois plus tard, ils trouvent les temps d'une bobine de 35 mm. D'ailleurs, on voit que dans fonds, fi nissent par tourner le plan-séquence et tout se passe à la dernière seconde du plan, le photogramme décroche : il a merveille, mais le premier tournage de cette séquence a été un été jusqu'au bout de sa pellicule. Un seul rail avec la caméra véritable naufrage. qui panote un peu, zoome un peu, quitte la maison, revient Propos recueillis par Matthieu Rostac, au Festival Euro- dessus : toujours en très large et tous les personnages en pied. péen du Film Fantastique de Strasbourg. Ni le Ciel ni la

Aussi, Tarkovski ne passe par aucun gros plan pour montrer Terre, de Clément Cogitore, en salle. DR

Octobre 2015 Sofilm ~Court métrage 52 UN COURT À VOIR À LA TÉLÉ

Kung Fury de et avec David Sandberg. Haut la main, l'objet cinématographique le plus impro- bable de l'année : une grosse pochade en forme de pastiche de nanar eighties, née du cerveau embrumé d'un jeune nerd suédois qui aurait passé sa jeunesse à engloutir des VHS de séries B (voire Z) au kilomètre et à squatter les salles d'ar- cade. Le pitch donne furieusement envie de crier « Kamoulox » : Kung Fury, un flicbadass de Miami, remonte dans le temps pour tuer le plus grand méchant de l'histoire de l'humanité : Adolf Hitler, bien sûr, mais un Hitler dopé aux arts martiaux, si bien qu'il en est devenu « Kung Führer ». Suite à un gros bug informatique, Kung Fury se retrouve catapulté un peu trop loin dans le temps, à l'ère des vikings, mais où l'on croise aus- si quelques curieuses espèces de dinosaures, comme les dé- sormais fameux laser-raptors. Heureusement, notre bon Kung Fury pourra compter sur le soutien de Thor et de ses amis (un super hacker, un flic tricératops, deux guerrières vikings) pour mettre une branlée à ce satané Hitler et à son armée de nazis. On le voit, Kung Fury nage donc en plein n'importe quoi et ne fait pas dans la dentelle, même si la direction artistique, elle, est peaufinée dans ses moins détails : des images qu'on jurerait tirées d'une vieille VHS usée par le temps, électro à la sauce Out Run, décors, costumes et effets spéciaux au diapa- son, on se croirait nous-mêmes revenus trente ans en arrière, à l'heure de Street Fighter, de K 2000 et des Tortues Ninja. Au- delà des clins d'œil plus ou moins appuyés, il faut reconnaître à David Sandberg d'avoir capturé, sinon l'esprit, du moins l'ambiance de ces films qui ont visionné notre enfance (pour pasticher une formule de Jean-Louis Schefer). Ça n'en fait pas le chef-d’œuvre du moment, mais un sympathique (et tout de même très drôle) exercice de style qui a réveillé chez toute une génération un sentiment de nostalgie. Voilà qui explique sans doute le succès insensé du film, de ses débuts sur la plate-forme de crowdfunding à son petit buzz au festival de Cannes (où il fut présenté, excusez du peu, à la Quinzaine des réalisateurs), en passant par les 20 millions de vues que comptabilise la vidéo sur Youtube. Il est encore trop tôt pour savoir si le succès intergalactique de ce qui n'était au départ qu'un modeste projet aux allures de vaste blague va révolutionner le système de financement de l'industrie du cinéma. Une chose est sûre, on a trouvé le nouveau Robert Rodriguez. Maxime Werner

DR Kung Fury est diffusé le 6 novembre dans « Court-cir- cuit » sur Arte, puis disponible en replay sur Arte+7.

Octobre 2015 Sofilm 53 ~Portrait~

Son visage dit tout, la pizza était bonne.

Sofilm Octobre 2015 ~Portrait~ 54 Canadian Sniper Roger Young, la soixantaine bien tas- c’est qu’à l'heure actuelle, avec sur son Avec Sicario, Denis sée et les yeux rieurs, coule désormais CV des films comme Incendies, Prisoners Villeneuve sort des jours paisibles à Trois-Rivières au et le récent Sicario, Denis Villeneuve Québec. Avant cela, ce technicien de est devenu l'un des réalisateurs les plus son troisième film laboratoire à la retraite a passé des dé- bankable de Hollywood. À peine vient-il américain en trois cennies entières à animer un atelier de de terminer Story of Your Life avec Amy cinéma au Séminaire Saint-Joseph, col- Adams et Jeremy Renner, qu’on l’an- ans. Une prouesse lège privé de la ville. Parmi la centaine nonce comme le réalisateur du remake d'élèves passés sous ses yeux, il se sou- de Blade Runner. Tout cela après avoir pour ce réalisateur vient d'un en particulier. Un gamin « fan été courtisé par Spielberg himself pour québécois venu de Star Wars, des Aventuriers de l'arche réaliser American Sniper. Ne pas oublier perdue et de Rencontres du troisième pourtant qu’avant de devenir la nouvelle du documentaire, type » débarqué dans son cours un jour fiancée québécoise de l’Amérique, le ré- repéré à la suite de 1982 : Denis Villeneuve. « Même au alisateur de Sicario a pris son temps pour collège, du haut de ses 12 ou 13 ans, Denis développer une filmographie longue du filmIncendies savait. Il me disait : “Monsieur Young, un jour, de près de vingt ans. Avant Incendies, la et promis à un mon métier sera le cinéma !” C'est à cet âge-là nomination à l'Oscar du meilleur film qu'il faut prendre la décision. Plus vieux, vous étranger et les sirènes de Hollywood, il grand avenir pensez aux filles, aux garçons, vous n'avez plus y a eu REW FFWD, Cosmos, Un 32 août hollywoodien. Mais le temps. Lui a commencé à l'âge de 12 ans sur Terre, Maelström, Next Floor ou encore et puis n'a jamais arrêté. » Philippe Falar- Polytechnique. Six films dont la richesse si sa filmographie deau, réalisateur de The Good Lie et ami d'expérience n'a d'égale que la petitesse actuelle ressemble de Denis Villeneuve, ajoute : « Il détes- de leur budget, comme le théorise Ro- terait m'entendre dire ça, mais des gens de ma ger Young : « Il a fait Incendies avec 7 mil- à un sprint, le génération, c'est probablement celui dont on lions. C'est ce dont tu as besoin pour réserver attendait le plus. Moi, j'ai étudié les sciences Harrison Ford pour ton film dans deux ans. cinéma est avant politiques et ma carrière dans le cinéma est une C'est dérisoire. Dans Sicario, il y a une scène tout une course de succession d'accidents, alors que Denis, c'est to- qui dure cinq minutes, qui a coûté exactement le talement le contraire. Pour moi, c'était évident même prix que tout l'argent que met le cinéma fond pour Denis qu'il était celui qui avait le plus de potentiel. Le québécois en une année. » Aussi, en 2000, Villeneuve. plus d'ambition, aussi. Pas parce qu'il voulait lorsque Villeneuve rencontre le succès monter la pyramide, mais dans sa créativité. Il avec Maelström, c'est presque à reculons Par Matthieu Rostac, avec avait un vrai réacteur derrière lui. » qu'il va sous les feux de la rampe. Pas Fernando Ganzo prêt, encore en apprentissage malgré Pierre Perrault, un extra-terrestre et deux longs métrages. « Denis, à l'époque, neuf ans de pause n'était pas quelqu'un qui aimait s'exprimer en À l’échelle canadienne, beaucoup public », explique Falardeau. Résultat de pensent que Villeneuve a, si ça se cette timidité maladive : entre Maels- trouve, plus de souffle que Xavier Dolan tröm et Polytechnique, le réalisateur qué- ou Jean-Marc Vallée. Ce qui est certain, bécois laissera passer neuf ans. « On fai-

Octobre 2015 Sofilm 55 ~Portrait~

“Il a fait Incendies avec 7 millions. C'est ce dont tu as besoin pour réserver Harrison Ford pour ton film dans deux ans.” Roger Young, son professeur de cinéma.

Enemies

sait de la pub, on expérimentait, il développait en Jamaïque, souligne Philippe Falardeau, court métrage sur un lampadaire et rendre ça Incendies et il s'est occupé de ses trois enfants. lui aussi passé par la case Course des- intéressant », plaisante Falardeau, quand Il a pu revenir plus fréquemment à la mai- tination monde. La plupart d'entre nous Pascale Bussières, rôle principal d'Un 32 son », expose sobrement André Turpin, aurait fait un truc bien corpo du genre aide août sur Terre évoque, elle, une « signa- ami de longue date et chef opérateur humanitaire, et lui a fait, avec les moyens du ture visuelle très forte, très travaillée. Et une des premiers films du réalisateur. Puis il documentaire, un film halluciné, une sorte de façon de raconter parfois ludique, très proche précise : « Il a affectivement pris son temps fiction à double narration. » De ce passage de la bande dessinée, en dehors de ce natura- pour apprendre à faire du cinéma. Là, il est en par le documentaire, Villeneuve garde lisme, de ce réalisme français ou québécois. » train d’en maîtriser de plus en plus d'aspects une « méthode ». Celle de « travailler En somme, Denis Villeneuve sait don- et peut entreprendre des « bigger scope » (des très vite. Aller dans un endroit, saisir l’endroit, ner de l'envergure à son cadre, quel projets de plus grande envergure, ndlr). essayer de le capturer et en rendre compte dans qu’il soit. André Turpin : « Denis, c'est le Il est vraiment capable de prendre des gros un film », qu'il appliquera même à son plus grand filmeur de l'histoire du Québec. projets parce qu'il maîtrise assez son langage dernier film en date, Sicario. « Quand je Beaucoup de grands cinéastes sont avant tout pour ne pas se faire imposer des choix. » suis allé à Juárez, comme je ne pouvais pas ar- de grands vendeurs. La qualité du cinéma de Conscient que le cinéma est sans doute river avec une équipe pour filmer des images, Denis est vraiment pure, basée sur le cinéma l'art le plus empirique de tous, Denis j’ai pris beaucoup de photos moi-même, pour lui-même. Quand on a tourné la scène du bus Villeneuve a d'abord tourné au kilomètre essayer de saisir l’architecture, la géographie, dans Incendies, cela a pris trois jours et ça à la fac. « Chacun de notre côté, on a eu une la tension… La tension d’une rue vide où il a impliqué tous les compartiments du cinéma. « carrière » universitaire assez prolifique, on ne se passe rien, mais où on entend des bruits C'est là où Denis est à son meilleur : une scène avait fait beaucoup de films. La rencontre lointains, où on voit des affiches de femmes dis- qui implique de la préparation, du storyboard, a été assez fulgurante, s’anime Turpin. On a parues », précise le réalisateur de 48 ans. etc. » Cette scène du bus symbolise à elle en quelque sorte refusé l'industrie qui existait toute seule ce « wow feeling » dont parle déjà à l'époque, très syndiquée, très structurée. Une « signature » visuelle forte Turpin et que le réalisateur de Sicario Nous, on était très inspirés par la Nouvelle Roger Young, qui se décrit comme cherche à insuffler à ses longs métrages : Vague française et le cinéma direct du Québec, « l'étincelle qui a allumé un très beau feu d'arti- si le budget est serré, l'ambition, elle, en par cette façon de faire très légère, spontanée fice », s'accorde un tout petit peu de cré- est décuplée, presque démesurée. Pour et improvisée. À l'époque, on avait toujours dit dans la façon de faire de Villeneuve : ce faire, la préparation est primordiale, une caméra. On tournait à tout prix. » Vain- « À la fin de chaque film, je leur montrais des de même que les repérages. Ce cadre queur de la Course destination monde (une extraits de films russes, japonais, allemands. qui fera toute la différence, encore une émission télévisée où les participants se ren- Les gamins me disaient : “Mais Monsieur, fois. « Pour Incendies, c'était évident qu'il daient seuls dans différents endroits du monde pourquoi vous nous montrez ça ? On cherchait un lieu aride, inquiétant. Je ne pense en réalisant des courts métrages, ndlr) à 24 comprend rien !” “Ben justement, si vous ne pas que cela vienne de son goût pour l'aventure, ans, Villeneuve obtient un financement comprenez rien, c'est parce que le film est mal mais plus de la recherche du matériau qu'il de l'Office national du film du Canada fait. On n'a pas besoin d'entendre, on filme !” va filmer. Prisoners fait exception à cela en pour tourner son premier film, REW C'était pour leur montrer l'importance de quelque sorte, mais Denis, c'est un réalisateur FFWD, après un court passage sur le l'image. Maintenant, les films pourraient être qui est très conscient du lieu qui va impression- dernier film du maître canadien Pierre des émissions de radio. » De cette leçon, ner. C'est important pour lui de faire tomber Perrault, Cornouailles. « À l'origine, REW Villeneuve a gardé le goût de l’ample, la mâchoire du spectateur. Il le fait de moins en FFWD est une commande de coopération du film qui ne se regarde qu’en Cine- moins avec des acrobaties de caméra, ce qu'on

internationale pour filmer dans les bidonvilles maScope. « Il pourrait facilement faire un pouvait faire quand on était jeunes. Mainte- Studio Canal

Sofilm Octobre 2015 ~Portraits~ 56

nant, il recherche la banalité de l'horreur », on arrive, on doit sûrement avoir peur de la moigne : « On a été marqués par un certain déroule Turpin. mainmise des producteurs, mais aussi un peu cinéma asiatique, notamment celui de Shinya Ne pas visualiser derrière le cinéaste des vedettes. Le vedettariat est tellement puis- Tsukamoto. Les deux premiers Tetsuo nous québécois une bête charismatique sant… Denis m'avait raconté que sa relation ont fascinés. Denis sort d'un univers très BD. habitée par le cinéma. « Vraiment doux, avec Jake était symbiotique. » Orphelin de Il a toujours été fan des films de science-fiction. pas dictateur, quelqu'un qui s'excuse de res- son acteur fétiche pour la première fois Mais quand il a commencé à faire du cinéma, pirer », dixit Turpin. Pour ceux qui le depuis qu’il est arrivé à Hollywood, Vil- j'ai toujours trouvé qu'il se refusait à fantas- connaissent, le réalisateur québécois leneuve s'est retrouvé sur Sicario avec un mer. Il a voulu être sérieux, il s'est éloigné de ressemble plutôt à un homme minu- sacré client en la personne de Benicio son instinct premier en matière de cinéma, tieux. Quelqu’un ayant le souci de faire del Toro. Mais nouvelle vedette, nou- quelque chose de beaucoup plus fantastique. beaucoup avec peu tout en restant veau coup de foudre, comme l'explique Il y a un côté inexploré dans sa filmographie, humble. « C'est quelqu'un d'assez timide, l'intéressé : « Il a été ma muse sur Sicario. quelque chose de plus surréel. » À dire vrai, le de pudique. Il a tellement d'humilité qu’il lui Quand on fait un film, il y a toujours un mo- genre, c'est une affaire de famille chez arrive de dire à ses acteurs qu'ils ont beaucoup ment où on comprend ce qu’on veut, ça peut les Villeneuve : Martin, le frère, est l'au- plus d'expérience que lui dans le domaine du être un endroit où on va tourner, une histoire, teur du roman-photo SF Mars et Avril, cinéma, se souvient Pascale Bussières. on se dit : “C’est ça !” Et pour moi, c’était ainsi que de son adaptation récente La direction d'acteurs n'est pas sa plus grande Benicio. » Désormais, après avoir expéri- au cinéma. Denis, lui, est peut-être la force, mais il ne prétend pas être un grand di- menté tout au long de sa carrière, Denis seule raison d'espérer que Blade Runner recteur d'acteurs non plus. Quand il est dans le Villeneuve semble prêt à s'accomplir. Et 2 ne soit pas un accident industriel. doute, il ne fait pas semblant d'avoir la réponse aucune surprise à le voir attaché à des Tous propos recueillis par MR, sauf Denis Vil- à la question. Il ne prétend pas tout savoir tout projets de science-fiction tels que Story leneuve (à Cannes) par FG le temps. Ça crée un rapport plus direct, hu- of Your Life ou Blade Runner. Le copain main. J'ai l'impression d'être à sa hauteur et de jeunesse cinéphile André Turpin té- lui, à la mienne. Ça raccourcit les chemins », enchaîne le comédien Maxim Gaudette. « Lorsque j'ai pris ma retraite, il m'a écrit une “Il pourrait facilement lettre pour me remercier. Il disait : “J'aurais beaucoup aimé être là pour votre céré- monie d'adieu, mais je ne suis pas là à faire un court métrage cause de vous, parce que vous m'avez montré ma route…” », lâche un Roger sur un lampadaire et Young pas peu fier. Dès lors, un grand gentil pareil n’est-il pas trop tendre rendre ça intéressant.” pour résister aux exigences des grands studios, à la recherche des cinéastes Philippe Falardeau, cinéaste. capables de faire une œuvre maximale avec un budget minimal, après l'avène- ment des Nolan et des Snyder. Colin Trevorrow sur Jurassic World ou Josh Trank sur Fantastic Four se sont fait ava- ler par la machine ces derniers mois. Pourtant, Denis Villeneuve est toujours en vie depuis trois ans. Mieux, le natif de Gentilly a obtenu ce totem d'immu- nité que tout réalisateur américain rêve de glaner : le final cut. Quand il parle de la transformation de son ami, André Turpin se dit « complètement flabergasté, très étonné. Dans les films que j'ai faits avec lui, il avait encore le feu sacré, ce besoin de rechercher, mais il était assez nerveux. Quand il obtenait ce qu'il voulait à la fin de la journée, il le manifestait, il était très heureux. Mainte- nant, il a énormément gagné en expérience et en confiance. » Une confiance que Villeneuve aurait vraisemblablement emmagasinée après avoir tourné son premier film amé- ricain, Enemy. « C'était alors son plus gros budget et là, c'est sa relation avec Jake Gyllen- Un 32 août sur Terre haal qui a dû faire la différence », poursuit

Studio Canal Turpin. « Jake l'a beaucoup aimé. Quand

Octobre 2015 Sofilm 57 ~Enquête~ COSBY CHAUD Pendant près d’un demi-siècle, Bill Cosby a transformé le visage de la comédie américaine. Du Tonight Show au Cosby Show. Des clubs de Philadelphie jusqu’au Madison Square Garden. Accusé d’être un violeur en série, l’America’s dad est devenu, en l’espace de quelques mois, le « O. J. Simpson de la comédie ». Une chute que personne n’avait vue venir pour Cosby et son histoire qui a croisé, entre autres, les cités chaudes de Pennsylvanie, la fièvre jazz et le foot américain. Par Arthur Cerf.

« À l’époque, je voulais être chanteuse. » Il est 6 h du matin à les genoux, en une du New York Magazine. En vérité, la polé- Los Angeles. Victoria Valentino n’a pas fermé l’œil de la nuit. mique a changé de dimension. Et ceci depuis que le comique Depuis quelques temps, ces insomnies répétées se sont instal- Hannibal Buress a vu un de ses sketches devenir viral. Il y a un lées dans son quotidien comme une habitude. Au téléphone, sa an, le comédien new-yorkais se produisait au Trocadero Club voix est fatiguée. Lasse. Limite mécanique. Mais malgré tout de Philadelphie. Bien décidé à s’en prendre au premier Noir à elle accepte, encore une fois, de remonter le fil de ses souve- avoir décroché un rôle principal dans une série et à avoir créé nirs jusqu’à l’année 1969. Pour cette vieille canaille de Serge une sitcom à son nom. « Il passe à la télé et dit des trucs du genre : “Eh Gainsbourg c’est une année érotique. Pour Victoria, les choses les Noirs, remontez vos pantalons ! J’ai le droit de vous faire la sont sans doute moins sensuelles puisqu’il s’agit de l’année où leçon puisque j’ai eu une sitcom à succès dans les années 1980.ˮ elle décroche son premier contrat sur un label et celle où elle Ouais, mais t’es un violeur, alors du calme. » La foule est hilare, la va faire la connaissance d’un comédien de plus en plus réputé vidéo virale. « C’était dingue, un comédien pouvait faire une blague sur dans le milieu du stand-up et de ses nouvelles figures émer- le fait que Cosby était un violeur. Et tout le monde riait alors qu’on ne geantes. Son nom : Bill Cosby. « J’étais avec une amie, qui travaillait nous a jamais prises au sérieux », constate tristement Victoria. Et chez Playboy, pose calmement Victoria qui, elle aussi, a tâté un de soupirer : « En même temps, qui nous aurait crues pendant toutes ces peu de la photo de charme dans le costume de la playmate. années ? Tout le monde l’adorait. Il était le père idéal de l’Amérique. » Cosby, on l’a rencontré dans un bar dont il était propriétaire en Califor- nie. Je venais de perdre mon fils, il était désolé et nous a invitées à dîner. Il Bebop, fullback et premières vannes disait qu’il faisait ça pour me changer les idées. » Victoria et son amie Oui, mais quand on remonte un peu le roman initiatique acceptent. Au cours du repas, Cosby fait remarquer à la jeune de la vie de Bill Cosby, rien n’empêche de penser que le gusse femme qu’elle n’a pas l’air en forme, qu’elle paraît nerveuse. n’avait rien pour devenir ce « père idéal de l’Amérique ». Déjà, « Il a posé une pilule à côté de mon verre, en me disant que ça m’aiderait parce que le sien était absent, alcoolique. Plutôt coutumier des à aller mieux. Je sais que je n’aurais jamais dû la prendre, mais j’étais soirées à dérouiller la mère de Bill même. Peut-être aussi parce au bout du rouleau. » Un silence au téléphone. « La suite est un que ce descendant d’esclave du fermier blanc John Cosby a cauchemar. J’ai commencé à me sentir mal. J’articulais de moins grandi dans les Richard Allen Homes, les quartiers pauvres de en moins bien, je voulais rentrer à la maison. On a quitté le res- Philadelphie, soit à mille lieues du Brooklyn de Cliff Huxtable, taurant. Sur la route, j’ai remarqué qu’on ne rentrait pas chez le personnage qu’il campait dans le Cosby Show. Par contre le nous. Il nous a conduites dans un appartement. Sur le canapé, Cos a passé sa vie à vouloir plaire. Depuis son premier coup de il a violé mon amie, m’a forcé à lui faire une fellation avant de chaud face à un public, à l’âge de 10 ans. Elève surdoué, celui me violer à mon tour. Ensuite, je me rappelle avoir essayé de que ses amis surnomment « Shorty » en raison de sa petite dire : “Où sommes-nous ? Comment va-t-on faire pour rentrer ?ˮ Il a taille passe ses heures de classe à amuser la galerie, histoire de répondu : “Appelez un taxi.ˮ Et il a disparu. » Depuis quelques mois, rester cool aux yeux de ses amis du fond de la classe. Fatiguée on écoute enfin Linda et les 34 autres victimes déclarées de de ses blagues, la maîtresse lui demande de faire une démons-

Cosby. L’été dernier, toutes ont posées assises, les mains sur tration de prise de parole en public. Le gamin relève le défi University Archive Temple ~Story~ 58

Octobre 2015 Sofilm 59 ~Enquête~

Tu ferais “ mieux de rire,

je fais partie

d’un club qui est l’op- “ posé du Ku Klux Klan Bill Cosby, lors d’une session stand-up DR / collection Christophe L.

Sofilm Octobre 2015 ~Enquête~ 60

et décide de parler de la bataille de territoire qui l’oppose à Mais elle était fermée. On était coincés dans le vestiaire. Cela a duré un son frère Russell dans leur petit appartement des Homes. « Je moment et ça nous a calmés. Plus tard, Cosby en a fait un sketch, assure partage un lit avec mon frère, mais il n’est pas assez petit. Et je n’aime l’ancien joueur. Je me rappelle d’un jour où notre coach était à la bourre, pas dormir dans un endroit où je me sens comme dans un bus. » Tous continue Buckanavage. Bill a commencé à l’imiter devant toute l’équipe. les élèves rient aux éclats et Cosby n’arrêtera plus de faire le Quand l’entraîneur s’est ramené, il l’a surpris en train de se moquer de clown. Mais la comédie est encore loin. Et pour l’heure, Bill lui. Mais c’était tellement drôle qu’il est allé s’asseoir au fond de la salle passe son temps libre à multiplier les petits boulots. Il livre le et lui a demandé de continuer. » C’est à peu près à cette époque journal, aide à porter les sacs de courses ou cire les chaussures que Cosby commence à écrire et à se produire dans les clubs des Blancs du quartier après l’école. Autant d’activités qui le du coin. « Il partageait son temps entre les cours, où il était très sérieux, confrontent au racisme ambiant. Un été, le black boy ramasse le football, où il était très bon, et la comédie, souligne Scottie Moyer, les balles de golf dans un club réservé aux Blancs. Pour amuser qui a lui aussi porté le maillot rouge de Temple, en 1962. Pour les membres, le proprio décide de lâcher son chien Tex à ses ça, il avait quelque chose de particulier. On sentait qu’il allait réaliser de trousses. Un peu plus tard, William Jr. et son pote Bootsie se grandes choses. » Un avis sûrement partagé par Elwood Johnson, font embaucher pour distribuer les serviettes dans les toilettes le gérant de l’Underworld Club de Philadelphie, où Cosby sert du Broadway Hotel et passent leur été à supporter des nigger de la Budweiser et du Coca à la chaîne. Johnson, qui a bien jokes sans y prêter attention. Qu’importe, tous ces jobs per- remarqué que son barman a un petit quelque chose d’allumé mettent à Bill d’aider sa mère et de se faire un peu d’argent de dans le regard, lui propose une augmentation de cinq dollars poche. D’autant plus qu’à l’époque, le bon Cos a une passion : par soir s’il accepte de s’asseoir sur un tabouret à l’autre bout le jazz. Et pour l’assouvir, il lui arrive de se peindre une fausse du comptoir pour faire ses blagues. Bill accepte et ramène les moustache, histoire d’avoir l’air un peu plus vieux, et de se textes qu’il écrit en cours d’anglais. Ses premiers stand-up. rendre seul dans des jazz clubs où l’entrée n’est pas trop chère. Là, il commande un Coca et le sirote pendant deux heures, en « Quand on est noir aux États-Unis, on est politique » écoutant la musique. Ses mains sont souvent cramponnées au Il faut attendre de le voir prendre d’assaut la scène du verre pour que le barman ne remarque pas que celui-ci est vide Cafe Wha ? (où se sont déjà produits Dylan et Jimi Hendrix, depuis un petit moment. Le reste du temps, Cos est accom- ndrl) ou au Gaslight Café à New York pour voir Cosby dégainer pagné par les Down Cats. Un nom qu’il crée pour sa bande ses premières vannes en étant rémunéré. À cette époque, le de potes avec laquelle il écoute Miles Davis en boucle et se quotidien New York Times envoie un de ses plus prometteurs traîne d’un club à un autre à bord d’une vieille 1946 Oldsmobile reporters à la rubrique sport, le jeune Paul Gardner, raconter toute défoncée. De ces années à écouter du jazz avec atten- ce qui se passe sur scène, quand Cosby fait son entrée. Ce tion, Cosby dira plus tard que c’est grâce à elles qu’il a appris dernier en revient totalement subjugué. Extrait : « Un négro comment raconter des histoires. Et c’est d’ailleurs dans un de de Philadelphie fait des blagues sur les relations raciales. » Dans son ces jazz clubs que le saxophoniste Jimmy Heath le rencontre, article, Gardner insiste : les textes de Cosby sont définitive- au début des années 1960. Mais cette fois, Bill est de l’autre ment acides et surtout largement politiques. Ce qui est vrai. côté du comptoir. « Quand je l’ai connu, Il était barman dans un petit Pêle-mêle, Cosby récite un poème de sa composition : « Les jazz club sympa, l’Underground. Comme beaucoup de Noirs à l’époque, roses sont rouges, les violettes sont bleues, l’herbe verte et la merde, noire », il était un immense fan de Miles Davis, de Dizzy Gillespie, et il voulait n’hésite pas à menacer un spectateur blanc qui ne rit pas à être batteur », se rappelle Heath, 88 ans. Et il ajoute : « Il y avait ses saillies : « Tu ferais mieux de rire, je fais partie d’un club qui est une pièce pour les musiciens et une avec le bar. On entendait les gens rire l’opposé du Ku Klux Klan », ou imite un premier président noir d’une pièce à l’autre. En même temps qu’il servait les bières et les cocktails, à la Maison-Blanche, au téléphone : « Oui chéri, tout va bien ici. Bill faisait des blagues. Sans arrêt, il était tout le temps comédien. Cela Il y a juste des panneaux “À VENDRE˝ un peu partout dans le quar- attirait l’attention. Et puis, il s’inspirait de ce qu’il voyait autour de lui, tier. » Maintenant que la plume incisive de Bill Cosby est sortie il traînait pas mal avec les musiciens et écoutait leurs anecdotes. Quand de l’ombre, la rencontre avec un plus large public n’est plus ils parlent, les jazzmen improvisent des histoires. Et Cosby les améliorait qu’une question de jours. De jours, mais aussi d’opportunités. pour faire des blagues. Il imitait les musiciens aussi, avec leur phrasé et C’est le producteur Carl Reiner (père du réalisateur de Quand leur jargon. Moi je ne buvais pas, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il ait Harry rencontre Sally, ndlr) qui, le premier, va vraiment donner fait de bons pourboires avec ça. » au gamin des projects de Philly la chance d’étendre sa sphère d’influence. Il devient le premier Noir à décrocher un premier Après un passage dans l’armée, Cosby intègre les bancs de rôle à la télévision, dans la série I Spy. En moins de deux, il Temple University. Et, tout naturellement, la première chose change le paysage télévisuel américain et se fait même le nar- qu’il va faire sur place c’est s’inscrire dans l’équipe de football. rateur d’un documentaire sur l’histoire afro-américaine pour Là encore, Cosby, défenseur increvable, a laissé un sacré sou- CBS en 1968. Son ami le saxophoniste Sonny Rollins lui doit venir à ses coéquipiers. « C’était un athlète incroyable. Et il faisait d’ailleurs son premier passage au Tonight Show dans les années toujours plein de blagues dans les vestiaires, assure Bob Buckanavage, 1960. « Il était le premier hôte noir du Tonight Show. Il venait voir mes ancien fullback aux côtés de Cosby. On avait une équipe avec beaucoup concerts et il a convaincu tout le monde de me mettre à l’antenne. C’était de diversité, des Blancs, des Noirs, des Juifs. Le fait que Cosby fasse ma première grosse émission, j’étais quasiment inconnu, raconte le musi- marrer tout le monde a participé à notre unité. Jouer à Temple, ça l’a cien octogénaire. Mais pour Bill, c’était politique. Quand on est noir aux marqué. Par exemple, je me rappelle de son dernier match dans l’équipe. États-Unis, on est politique. Et s’il m’a mis dans l’émission, c’est parce On était derrière à la mi-temps. Alors, dans les vestiaires, le coach avait qu’à ses yeux, j’étais assez bon pour que les gens ne se disent pas : “Ah ! fait un discours de motivation très fort, très énergique, très inspiré. À Il est là parce qu’il est noir.ˮ Il fallait que je sois capable de mettre la fin de son discours, on était tous remontés à bloc. On était prêts à tout le monde d’accord. » y retourner et à en découdre. Donc, tout le monde fonce vers la porte.

Octobre 2015 Sofilm 61 ~Entretien~

« Mettre tout le monde d’accord. » Même s’il a déboulé dans le paysage de l’entertainment comme un rebelle, cette envie de faire plaisir au plus grand nombre va vite devenir le grand mantra de Bill Cosby. Du moins son obsession. Les ques- tions raciales disparaissent peu à peu de ses textes, de plus en plus lisses et politiquement corrects. Là-dessus, le comédien Il y avait un s’est toujours défendu. « Un Blanc m’écoute jouer, rit à mes blagues “ et se dit : “Ouais, je remarque les mêmes choses.ˮ Okay. Il est blanc. Je suis un négro. Et on voit les choses de la même manière. Ca veut dire qu’on est pareils, non ? Donc je crois en faire à peu près autant défilé permanent pour les relations raciales que n’importe quel autre gars. » Forcément, à mesure que la cure d’adoucissant se poursuit, l’humour à la Cosby se met à rencontrer un succès fulgurant à la télévision. de femmes dans D’abord, c’est avec la sitcom Fat Albert and the Cosby kids (T’as le bonjour d’Albert en français, ndlr). Puis vient le Cosby Show, série légère et sans grande prétention dans laquelle les personnages sa loge et les seuls donnent à voir au public familial l’image d’une famille afro- américaine upper class. La diffusion du programme dès le 20 septembre 1984 sur le réseau NBC ne fait pas qu’enfoncer moments où la des portes ouvertes : il contribue mine de rien à participer à l’égalité Noirs/Blancs. « Il faut bien comprendre qu’avant lui, c’était un événement de voir un Noir à la télévision, il a changé ça », assure porte de sa loge Joseph C. Phillips, ancien acteur de la sitcom. Comme Eddie

Murphy ou Richard Pryor, Joseph a été influencé par Bill Cosby.

« J’ai grandi avec lui. Quand mon père écoutait ses shows, je pouvais était fermée, c’est l’entendre rire dans toute la maison. J’ai toujours associé Cosby au rire de mon père. Et dès qu’il passait à la télévision, tout le monde se réunissait “ devant le poste, c’était particulier. C’était un modèle en tant qu’acteur et quand il était en tant qu’homme : je voulais être comme lui », explique Phillips, 53 ans. En 1989, l’acteur décroche un petit rôle au Cosby Show, celui de Martin Kendall, le copain de Denise Huxtable. « Je me avec une femme. rappelle mon premier jour. J’étais très nerveux. Et je suis passé devant Joseph C. Philipps, ancien du Cosby Show la loge de Cosby qui m’a appelé : “Dites-moi, est ce que vous auriez l’amabilité d’offrir cette boîte de gâteaux à Phylicia.ˮ (Phylicia Rashad, qui jouait Clair Huxtable, ndlr) Alors je vais dans la loge de Phylicia et lui tends la boîte. Elle l’ouvre, la jette en l’air et se met à Collection Christophe L.

Sofilm Octobre 2015 ~Entretien~ 62

hurler. On entend Bill rire à l’autre bout du couloir. Je suis paniqué. Et l’adoube, en quelque sorte. Et quand il est tombé malade (Pryor souffrait Phylicia dit : “Bill sait très bien que je suis au régimeˮ », raconte de sclérose en plaque, ndlr), Richard a reçu des milliers de coups de fil et Phillips, qui conclut : « Voilà ce qu’était l’ambiance dans les coulisses de lettres de soutien. Cosby n’a jamais rien envoyé. Richard en a beaucoup du Cosby Show. Tous ces gens avaient du succès, ils étaient au sommet de souffert », fulmine-t-elle. Puis elle conclut, glaciale : « Cosby était leur carrière, il y avait une espèce de sérénité. C’était un endroit où vous noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur. » Tous propos recueillis par aviez envie d’aller bosser en vous levant le matin. Pour mon anniversaire, AC sauf mentions B.B. King était là et avait chanté pour moi. C’était un lieu bon enfant. » « Bon enfant », ou presque. « Tout le monde savait que Cosby trom- pait sa femme et couchait avec beaucoup de femmes. Quand on est noir Il y avait un défilé permanent de femmes dans sa loge et les seuls moments où la porte de sa loge était fermée, c’est quand il était avec une “ aux États-Unis, femme. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse être un violeur. » Et pourtant, aujourd’hui, Phillips est persuadé de sa culpa- on est politique. bilité. En juillet dernier, il publiait un texte sur son blog. Un article intitulé « Bien sûr que Bill Cosby est coupable ». Joseph Et s’il m’a mis dans marque un temps. La mâchoire serrée, il s’écrase au fond de son fauteuil et essuie une larme qui lui coule au coin de l’œil l’émission, c’est parce droit. « C’est une ancienne du Cosby Show qui m’a raconté son histoire.

C’est une de mes proches amies que Cosby avait prise sous son aile, c’était qu’à ses yeux, j’étais assez

son mentor. Il y a sans doute des femmes qui mentent dans cette affaire, mais pas elle. Je suis obligé de la croire. » bon pour que les gens ne “

Guerre de générations se disent pas : “Ah ! Il est Mais est-ce que les crimes de Bill Cosby ne seraient pas restés à l’état de secret de Polichinelle si l’homme ne s’était là parce qu’il est noir’’ pas révélé vieux réac’ au début des années 2000. En mai 2004, Cosby donne un discours à Washington, à l’occasion des 50 ans Sonny Rollins, jazzman de la décision Brown v. Board of Education of Topeka de la Cour Suprême, une décision qui rendit illégale la ségrégation au sein des écoles publiques. Et se la joue moraliste, critiquant la jeu- nesse noire, qui ne s’intéresserait qu’au sport, à la mode, et à frimer en mode bad boy. S’en prenant même aux casquettes à l’envers et aux pantalons baissés. « Ces gens ne sont pas africains, ils ne savent rien de l’Afrique (…). Ça ne sait même pas parler anglais ! Et ça ne veut pas parler anglais ! » balançait-il devant une foule embarrassée. Selon Jimmie Walker, acteur de la sitcom Good Times dans les années 1970 et partenaire de Cosby dans Let’s Do It Again, s’exprimait sur Fox News au mois de juillet. Selon lui, le sketch de Buress a quelque chose à voir avec ce conflit générationnel. « Toute cette histoire est liée à la question noire. Cosby s’est toujours présenté comme le père de l’Amérique. Pour beaucoup de comédiens, moins politiquement corrects, c’est une manière de dire : “On apprécie ce que t’as fait, mais laisse nous faire nos trucs.ˮ Ce qui se passe en ce moment, c’est le retour de bâton. » Le sketch de Buress, surnommé « l’homme qui a accidentellement tué Bill Cosby » par Dave Chapelle, aurait été une manière de tuer le père, en somme.

Depuis, le zigue a été lâché par NBC, censée diffuser son nouveau programme. À Orlando, Disney s’est débarrassé du buste à son effigie, planté au milieu de son parc à thème. Obama a également évoqué la possibilité de lui retirer sa Medal of Freedom (la Légion d’honneur américaine, ndlr). Jour après jour, le Cos perd sa place au Panthéon de la comédie US. Et tout se passe comme si l’America’s dad n’avait jamais existé. « Les gens sont en train de se rendre compte que Bill Cosby est un immense hypocrite, il ne restera pas grand chose de son héritage », indique Jennifer Lee, la veuve de Richard Pryor, le rival de Cosby. « Bill est un être froid et méprisant. C’est tout juste si lui et Richard pouvaient se supporter. Mais Richard était influencé par Cosby. Il a tracé sa propre route, a trouvé sa propre voie dans la comédie. Mais il a toujours voulu que Bill DR

Octobre 2015 Sofilm L’ART DE LA GUERRE

The Lost City of Z : voilà le titre de ce qui aurait pu rester dans l'histoire comme « le fi lm d'aventure maudit de James Gray ». Et pourtant, avant d'aller s'enfoncer dans la jungle colombienne, le New-Yorkais est bien là, droit dans ses bottes, planté dans la boue, dans la campagne irlandaise, à reconstituer sa bataille de la Somme, avec Charlie Hunnam et Robert Pattinson. Une aventure de cinéma comme on n’en fait plus. Reportage. Par Jordan Mintzer, à Belfast. Photos : Darius Khondji (photogrammes) et Aidan Monaghan (photos du plateau) ~Dossier~ 64

Octobre 2015 Sofilm « Quarante nuances de vert »: The Lost City of Z, le sixième long mé- s’arrête un moment pour réfléchir en c’est en ces mots que Johnny Cash trage de James Gray et d’après ce qu’on regardant les hectares de terrains mas- décrivait la campagne irlandaise dans peut en voir, son film le plus ambitieux sacrés, couverts d’hommes blessés et de sa chanson de 1959. De fait : quand on à ce jour : une impressionnante produc- souches d’arbres pulvérisées. Il explose quitte Belfast par le nord et qu’on arrive tion « indépendante » qui, rien qu’au- soudain d’un rire tonitruant, comme sur les collines environnantes, l’explo- jourd’hui, requiert 240 techniciens, 10 pour souligner la folie de tout cela. Il sion de vert émeraude, jade et olive est acteurs et 100 figurants. Tous ont le donne enfin sa réponse : « Le cheval. Le saisissante. Le paysage n’est quasiment même objectif : reconstituer les atroci- cheval, évidemment. » constitué que de prés verdoyants sépa- tés de la bataille de la Somme, pendant rés par des chênes, des noisetiers, des la Première Guerre mondiale, où plus Welcome to the jungle bouleaux, et parsemés de dizaines de d’un million d’hommes sont morts en Avant que la reconstitution de la moutons qui semblent disposer chacun l’espace de cinq mois. Les électriciens, grande bataille ne commence, la produc- d’un demi hectare pour se repaître. les armuriers, les cascadeurs, les équipes tion de The Lost City of Z a déjà connu un du son, les machinistes, les assistants et long chemin pour le moins semé d’em- Mais après avoir dépassé la ville au moins trois cadreurs ne cessent d’aller bûches. Voire pire : pendant longtemps, côtière de Larne et continué de s’avan- et venir dans la boue, rassemblés autour on a cru que ce serait le film que James cer dans les montagnes, on découvre d’une énorme caméra 35 mm pour regar- Gray n’arriverait jamais à faire. un paysage pour le moins surprenant, der les Brit’ se précipiter sur les terres Tout débute avec la parution, en en ce dimanche matin de septembre arides qui séparent les deux armées, puis 2009, du livre de David Grann, journa- : sur une surface qui paraît couvrir un tomber en arrière quand le « Pan ! Pan ! liste au New Yorker : La Cité perdue de Z : domaine fermier entier, les verts pâtu- Pan ! » des tirs ennemis les fauche sur une expédition légendaire au cœur de l'Amazo- rages ont tous été saccagés, déchique- place. nie. Livre qui raconte l’histoire vraie de tés, massacrés au bulldozer. Un réseau l’explorateur anglais Percy Harrison Faw- de tranchées, des tas de débris et un Au milieu de ce chaos généralisé et cett. Disparu dans la jungle brésilienne labyrinthe de boue et de fils barbelés, de la forte odeur de fumée, Gray (en pull en 1925, l’aventurier s’est littéralement voilà ce qu’il en reste. Sur un des pans gris, écharpe noire au cou et cuissardes évaporé (très vraisemblablement tué du pré, celui qui s’incline vers le ciel et de pêcheur trop grandes déjà maculées par les hommes d’une tribu locale) au marque l’horizon, on peut vaguement de boue) passe d’un plateau à l’autre : il cours de la dernière des expéditions qu’il distinguer les casques pointus, typiques donne des indications précises à chaque menait à la recherche d’une ville cachée, des soldats allemands de l’Empire, à équipe avant de retourner sur le plateau baptisée « Z ». travers la fumée. Sur l’autre, dans le le plus important où l’équipe principale Fawcett avait alors 57 ans et béné- bourbier des tranchées, des douzaines et les acteurs se préparent pour la scène ficiait d’une réputation mondiale d’« de troupes britanniques attendent que suivante. Alors que Gray longe les tran- aventurier » avec pourtant de nom- leur commandant leur donne le signal de chées, son producteur de longue date, breux détracteurs, particulièrement au partir sur le no man’s land, vers une mort Anthony Katagas, l’arrête pour lui poser sein de la haute société victorienne. Et plus que probable. une question urgente : « James, quand on pour cette expédition fatale, il avait pris sera prêts pour cette scène, lequel tu veux brûler la décision malheureuse d’emmener son C’est le 25e jour de tournage de en premier : l’homme ou le cheval ? » Gray fils de 22 ans, Jack. On n’a plus jamais “Dans un monde idéal, je n’aurais qu’à aller sur les décors, et il me suffirait de m’as- seoir là, comme Hitchcock. Mais les choses ne se passent jamais comme ça pour moi.” James Gray entendu parler ni de l’un ni de l’autre. À peine le livre paru, les droits d’adaptation cinématographique sont acquis par Plan B Entertainement, la société créée en 2002 par Brad Pitt. Gray connaissait Pitt depuis We Own The Night : un temps, l’acteur avait été pressenti pour jouer l’un des premiers rôles. Plan B confie sans hésiter l’adaptation et la réalisation de Z à Gray. L’un des change- ments majeurs que le réalisateur effec- tue consiste à couper les parties du livre où Grann part sur les traces de Fawcett à travers la jungle, entre reconstitution historique et réflexions contemporaines – un peu similaires au film méta-narratif écrit par Charlie Kaufman, Adaptation. « Le livre est très introspectif, l’auteur s’y livre vraiment, explique Gray entre deux scènes. La déconstruction comme méthode de réalisation a été très à la mode au cours des vingt ou trente dernières années. Mais je vou- lais expérimenter une autre voie, parce qu’il n’y a rien de plus difficile que de réussir un récit linéaire à la fois élégant et émouvant. » En 2010, Gray termine le scéna- rio puis passe deux semaines en repé- rage au Brésil, jusqu’en Amazonie, pour trouver « la densité et la variété » de la jungle qui rendrait compte des endroits traversés par Fawcett. Avec Pitt en rôle principal et un budget de 80 millions de dollars, The Lost City of Z s’annonce comme un blockbuster « art et essai » – le genre de films épiques que Hollywood produisait à tour de bras dans les années 1970. Sauf que Pitt abandonne le rôle, et les financiers se retirent. Tandis que Gray travaille sur The Immigrant (pré- senté pour la première fois en compé- tition à Cannes en 2013), Katagas et le producteur Marc Butan décident de leur côté de ne pas laisser tomber The Lost City of Z. Ils réussissent à trouver d’autres sources de financements, grâce à la star du moment, Benedict Cumber- batch, choisi pour le rôle de Fawcett. La pré-production démarre au cours de l’au- tomne 2014 et Gray décide d’embarquer avec lui dans l’aventure le chef opérateur franco-iranien Darius Khondji, qu’il avait rencontré sur le tournage d’une publi- cité, après quoi Gray a choisi Khondji pour tourner The Immigrant. À la dernière minute, Cumber- batch décide de se retirer à son tour (pour « raisons personnelles »), et l’équipe de The Lost City of Z se remet à chercher un acteur pour incarner le per- sonnage principal. Rapidement, ils choi- sissent Charlie Hunnam (de la série Sons of Anarchy), un acteur dont Gray dit qu’il a « l’intensité et la sauvagerie » du vrai Percy Fawcett. Avec Robert Pattinson et Sienna Miller dans les rôles, respec- tivement, de bras droit et d’épouse de l’explorateur, The Lost City of Z est désor- mais porté par quatre sociétés de pro- duction. Le budget est revu à la baisse, à 30 millions, pour dix semaines de tour- nage, d’abord à Belfast (pour les scènes en Angleterre et celles de la Première Guerre mondiale) et puis en Colombie (pour les scènes dans la jungle). Après six ans de faux départ, l’accouchement laborieux du livre au film est sur le point de s’accomplir. Voilà pour le plus facile.

Le film est un champ de bataille « Les soldats disent souvent qu’on s’ennuie, à la guerre. On passe un temps fou assis et puis, soudain, c’est la précipitation », raconte le photographe de plateau Aidan Monaghan, en regardant les dizaines et dizaines de figurants vêtus comme l’étaient les troupes dans les tranchées, les visages noircis, les uniformes en lam- beaux. C’est la même chose sur un tour- nage (Sam Fuller annonçait « action » en tirant avec un revolver chargé) : des mois, sinon des années de préparation, des centaines de personnes et des mil- lions de dollars pour obtenir, au mieux, quelques minutes de film utiles par jour. Comme pour se compliquer lui- même les choses, Gray refuse d’utiliser les images de synthèse s’il n’y est pas absolument tenu, donc tout doit se dé- rouler « live » devant la caméra. Il refuse aussi de tourner en numérique – ce qui ravit Khondji, un des rares chefs opéra- teurs à ne travailler qu’en 35 mm (son seul film en numérique étant Amour, de Michael Haneke). Pourquoi cette ~Reportage~ 68

exigence de tourner en pellicule ? Pour lumières dans le bunker. Il ne faut pas laisser trémité (les soldats disent de la bataille Gray, la réponse est simple : « Ça ne ren- retomber son énergie, vu l’énormité des difficul- de la Somme qu’elle fut un « bain de drait que de la merde, en vidéo. » tés logistiques inhérentes à ce genre de tournage. sang ». Pour recréer cette atmosphère Et pour couronner le tout, l’équipe En même temps, il faut savoir rester totale- gore, l’équipe a truffé d’explosifs des des effets spéciaux – dirigée par David ment humain pour pouvoir se concentrer sur pastèques et les a faites exploser sur le Roddham, qui a travaillé sur La Chute du des détails et être à l’écoute des autres. » décor du champ de bataille). Gray pose faucon noir, de Ridley Scott – doit obte- Hunnam sort de la tranchée pour son regard sur la main, qui porte une nir un accord préalable à tout arrivage de s’entretenir avec le réalisateur. Gray alliance à l’annulaire : il la trouve trop matériel pyrotechnique sur le décor, et écoute attentivement, puis explique jaune. La fille de la déco dit qu’elle fera ce à cause d’une vieille loi qui remonte comment ce plan sera raccordé avec un une retouche avant la prise. Au moment aux « Troubles » entre le Nord de l’Ir- autre, plus tard. Contrairement au reste où les soldats sont prêts pour le tour- lande et l’Angleterre, quand, à Belfast, de l’équipe, le metteur en scène doit nage, un assistant appelle Gray : il doit les membres de l’IRA passaient des ex- toujours comprendre la manière dont retourner à la caméra A, ils sont prêts plosifs en contrebande. Ajoutez à cela la chaque pièce trouvera sa place dans le à tourner la scène de Hunnam sous un fumée blanche éjectée par deux souffle- grand puzzle du film. Il doit voir les autre angle. Frustré de ne pouvoir regar- ries ultra-puissantes, qui remplit la zone choses en gros plan et en plan large en der toutes les prises en même temps, d’un brouillard épais (ce qui force de même temps. Ils commencent donc une il se dépêche de retourner au bunker nombreux membres de l’équipe à por- autre prise, avec à peine quelques chan- en essayant d’éviter les trous profonds ter des masques chirurgicaux), et vous gements dans le mouvement de caméra, et les tas de débris qui jonchent le sol percevez maintenant le genre de vrai- mais le travelling avant ne se passe pas boueux. Et là, il se met à pleuvoir. semblance que cherche Gray. « Je veux comme il faut. Pendant que tous se qu’on sente le roussi », dit-il au moment mettent en place pour une troisième « La rencontre entre ce putain de de l’inspection des décors, prise, Gray Barry Lyndon et Apocalypse Now » ce jour-là, alors que le bleu commence à Tout cette incroyable dépense du ciel au-dessus de nous “Ce film est la s’inquiéter à d’énergie, tous ces moyens pour sans ne correspond pas exac- propos du jeu doute, au mieux, entre cinq et dix tement à ce que Khondji rencontre entre des acteurs. minutes de film dans le montage final. et lui espéraient : plus il « J’ai réalisé À maints égards, toutefois, la bataille y a de lumière naturelle ce fucking Barry que la plupart de la Somme est une séquence clé du directe, plus il est difficile du temps, ce sont film, pour comprendre à la fois la vie et de monter les plans pris Lyndon et les 1e et 2e prises l’époque de Percy Fawcett, et pourquoi sous des angles différents, les meilleures. Gray a voulu les porter à l’écran. Quand avec le soleil qui change Apocalypse Now” Pour retrouver on lui demande ce qui l’a attiré dans The de position. « Je suis venu cette énergie, il Lost City of Z, au début, le réalisateur jusqu’en Irlande pour trouver Anthony Katagas, producteur faut attendre les répond : « J’adore l’idée de faire un film le même climat qu’à Miami ! », 8e ou 9e prises, dans lequel le concept de civilisation n’est qu’un s’exclame le réalisateur en plaisantant, quand les acteurs arrivent à reprendre leurs ersatz, l’idée que la civilisation n’est qu’un frêle même s’il a l’air réellement angoissé en habitudes. Mais on ne peut pas se permettre de vernis de politesses surplombé par ce qui fait ce dernier jour de tournage de la bataille faire ça, sur ce tournage. » l’essence même de la nature humaine, c’est-à- de la Somme : il lui sera peut-être diffi- Un talkie-walkie bourdonne : dire (façon “hobbesienne”) : la méchanceté, cile d’obtenir tout ce qu’il veut. quelqu’un demande si Gray pourrait la petitesse et la grossièreté. » Des bras et des pastèques venir à la caméra B pour vérifier le plan Il n’y a pas meilleure illustration Vu le nombre de prises à faire avant que la 2e équipe a préparé. Le cinéaste de cette idée que ce massacre de masse le coucher du soleil, Katagas et Doug se met à courir à travers les tranchées commis pendant la Première Guerre Torres, le premier assistant, ont préparé puis remonte sur le champ de bataille et mondiale, qui s’est soldée par plus de un plan de tournage avec trois équipes rejoint l’équipe prête à tourner l’un des dix millions de victimes dans les deux qui travaillent simultanément sur le nombreux plans de coupe de la scène camps. La bataille de la Somme est l’un champ de bataille. Autour de la « ca- où Fawcett et ses hommes chargent les des conflits de guerre les plus meurtriers méra A », Gray dirige les stars Hunnam Allemands à travers le no man’s land. (21 000 soldats britanniques ont été tués et Pattinson pour une longue séquence La fumée est déjà épaisse, on ne voit rien que le premier jour). Fawcett, qui très dialoguée à l’intérieur d’un bunker pas grand-chose, or ce plan-là nécessite était un officier expérimenté du Régi- bondé. À la « caméra B », celle qu’on d’utiliser des pétards (qui projettent du ment royal d’Artillerie, fut appelé entre appelle la 2e équipe tourne diverses rouge sang) et, en plus, de vrais lance- deux expéditions pour exercer ses ta- scènes d’action, avec des cascadeurs et flammes. lents de meneur d’hommes sur le front. des figurants qui donnent l’assaut sur ce Gray assiste à une prise, puis de- Il arriva dans le nord de la France en juil- no man’s land. Et la 3e équipe autour de mande si les soldats peuvent tomber let 1916, au moment où la bataille de la la « Caméra C » assure les prises que les plus tôt. Pendant que les cascadeurs ré- Somme commençait. Grann, l’auteur de autres n’ont pas le temps de faire. pètent la scène, une femme de l’équipe The Lost City of Z, décrit cet épisode ain- « Le challenge, ici, c’est de savoir passer de décoration s’approche, un bras à la si : « Fawcett cherchait où abriter ses hommes, d’une échelle à l’autre, fait remarquer Gray main. Ou plutôt : la moitié d’un bras, mais il était impossible de protéger ces soldats pendant la pause qui suit une première prise avec de fausses veines et de faux carti- qui avançaient sous une grêle de balles, d’obus plutôt réussie, le temps que Khondji ajuste les lages suintants qui pendent à une ex- de neuf kilos et de jets de liquides tirés par des

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lance-flammes… Les blessés se glissaient dans à Belfast et ses alentours six mois par les trous d’obus en hurlant. Fawcett a appelé ce an) –, pendant que les figurants qui in- moment “Armageddon”. » carnent les soldats allemands et britan- Si, comme Gray le décrit, son film niques essaient de se protéger. Certains est supposé raconter un « conflit de pla- sont obligés de rester à plat ventre dans nètes » entre le monde raffiné de l’An- la boue pendant longtemps, « jouant » gleterre victorienne et la terre indigène des cadavres filmés sans vergogne par les d’Amazonie – ou encore, comme le dit caméras B et C. Katagas, la rencontre entre ce putain de De retour au bunker, Gray reste Barry Lyndon et Apocalypse Now –, alors collé à son moniteur, la caméra A étant la bataille de la Somme en serait le mo- un peu plus loin. Il attend une autre ment le plus important : c’est le moment prise (encore une), sous un autre angle, où les Occidentaux se révèlent être bien de la longue scène de dialogue. Lui aussi plus brutaux que les « sauvages » que a l’air épuisé. Pourtant, il arrive à garder Fawcett a rencontrés dans la jungle et un niveau de concentration intense et dont il a souvent défendu le mode de même son humour sarcastique, très new- vie par opposition à celui de la noblesse yorkais : il fait un commentaire sur le anglaise. « Au moins, [le cannibalisme] est déjeuner qui a été servi plus tôt, décla- un motif valable pour tuer un homme. On ne rant que « le poulet avait passé l’épreuve de peut pas en dire autant des guerres dites civi- l’enlève-goût avec succès ». lisées », avait écrit l’explorateur au plus Après une autre prise, le premier fort du conflit. assistant, Torres, demande en criant de « vérifier le magasin », ce qui signifie Pour préparer le tournage, Gray a qu’ils sont prêts à passer à la scène sui- étudié plusieurs œuvres clés, dont The vante. Hunnam et Pattinson sortent du Great War and Modern Memory, de Paul bunker pour prendre l’air. Des assistants Fussell, un travail littéraire critique qui tiennent un parapluie au-dessus de leur rapporte avec précision les réactions des tête : l’averse est plus forte qu’avant. soldats au combat. Avec Khondji et le Après avoir donné quelques consignes, chef décorateur Jean-Vincent Puzos, il a Gray s’en retourne sur le champ de ba- visité le musée impérial de la guerre, à taille. Il arrive à la caméra B au moment Londres, passant au peigne fin des mil- où un nouveau plan est installé. liers de photos prises à l’époque. Du côté Cette fois, il s’agit d’un lent mou- du cinéma, Gray reconnaît qu’il n’existe vement de caméra le long des barbelés : pas tant de films que cela qui décrivent on passe devant des corps et des parties la Première Guerre mondiale avec le de corps – dont la main à l’alliance – et niveau de réalisme sans concession qu’il on termine par un gros plan sur une veut pour The Lost City of Z. C’est pour- lettre de soldat accrochée aux pointes quoi l’équipe a plutôt regardé deux films des fils de fer. Gray assiste à une répé- de guerre très différents, pour le moins tition et corrige plusieurs points : il influents : Ran, d’Akira Kurosawa, et Re- repositionne le bras d’un figurant dont quiem pour un massacre, d’Elem Klimov. le « cadavre » fait trop « Hollywood » ; Même si Gray a passé des mois, si- la lettre n’est pas assez bien pliée, alors non des années, à concevoir la séquence qu’elle a évidemment été conservée de la bataille de la Somme, il ne dispose dans la poche d’un soldat ; quant à la que de quelques jours pour obtenir ce main avec l’alliance qui sort de la boue, il qu’il veut. « Dans un monde idéal, je n’aurais y jette un dernier coup d’œil et finit par qu’à aller sur les décors, sans rien à faire, rêve- dire : « Enlevez ça. C’est digne d’un mauvais t-il. Les équipes image et décoration auraient film d’horreur. » reçu toutes mes instructions et il me suffirait de De telles décisions, prises en m’asseoir là – un peu comme faisait Hitchcock. quelques secondes, peuvent garantir ou Mais les choses ne se passent jamais comme ça démolir tout ce qui fait la texture propre pour moi. » à ses films. Gray a l’art de parfaire ce type d’imperfections, de faire que les « Digne d’un mauvais film d’hor- choses aient l’air aussi minutieusement reur » bordéliques à l’écran que dans la vraie Au moment où la pluie commence vie. L’authenticité, qu’elle concerne le à tomber, se pressent sous les tentes des décor, le jeu d’acteur ou le tonalité émo- membres de l’équipe – dont beaucoup tionnelle sous-jacente, voilà la pierre portent des vêtements marqués Game angulaire de son cinéma. of Thrones (la série de HBO est tournée Tandis que le mouvement de ca- 70

méra est répété encore une fois, Gray difficile de voir à quoi ressembleraitThe quand même.” J’ai repensé à cela, ce qui est appelé à la caméra C pour regarder Lost City of Z pendant les prises de vue m’a ramené à Fawcett et à toute cette généra- une scène courte, mais cruciale, un dé- du jour, les photos sont riches en cou- tion d’hommes qui étaient partis à la guerre, tail glané au cours des recherches qu’il leurs et en matières : elles évoquent le ou pour d’autres raisons, et qui n’étaient ren- menait pendant l’écriture du scénario. travail des paysagistes anglais tels que trés chez eux que deux ou trois ans plus tard. Parmi les centaines de milliers de soldas Constable et Turner, ou encore la façon Peut-être que s’ils avaient passé plus de temps anglais, des sikhs de l’armée indienne dont Vilmos Zsigmond a éclairé La Porte avec leur fils, eh bien leurs fils n’auraient pas britannique ont eux aussi été appelés du paradis de Cimino (un autre film revu grandi et commis les destructions de masse qui sur le front de la Somme. Ils chargeaient pendant la préparation). ont marqué le 20ème siècle. Peut-être qu’un à travers le champ de bataille, à cheval, « C’est mon petit hommage au Léo- bain de sang comme la Première Guerre mon- agitant leurs épées face aux lignes de pard », dit le réalisateur à propos de la diale n’aurait pas eu lieu. Qui pourra jamais mitraillettes allemandes. photo d’un plan où Sienna Miller est de- le dire ? » Dans le film comme dans la réa- bout face à une fenêtre, un léger rideau Ce sera son dernier commentaire lité, les sikhs et les chevaux portent des blanc soufflant dans sa direction. Satis- après ce qui aura été une très longue masques à gaz. Gray regarde la scène fait de ce que son équipe et lui ont réussi (peut-être la plus longue) journée, nous avec attention et se rend immédiate- à faire jusque-là, même un jour aussi renvoyant à l’un des motifs récurrents ment compte que les masques portés par difficile que celui-ci, Gray commence dans ses films : les liaisons dangereuses, les chevaux ne sont pas les bons, ce qui à parler de tout le travail qui s’annonce souvent mortelles, entre pères et fils. lui déplaît prodigieusement (comment il encore. The Lost City of Z aussi sera une histoire arrive à déceler cette erreur un jour aussi Après une séquence qui sera tour- de pères et de fils. Vu ce qui est fina- fatigant demeure un mystère et l’équipe née le lendemain dans le jardin bota- lement arrivé à Percy Fawcett et à son a du mal à suivre tous ses desiderata). Il nique de Belfast, et un déplacement enfant, Jack (joué ici par la star Tom est trop tard, plus le temps de rempla- rapide à Londres pour une scène en Holland, le prochain Spiderman), il est cer les masques. Alors ces plans, comme extérieur, l’équipe mettra le cap sur difficile d’imaginer comment ce film-là ceux où les chevaux étaient censés Miami, en espérant pouvoir prendre pourrait se terminer par un happy end. prendre feu, sont repoussés à une date un avion pour la Colombie dans la fou- Les lumières de Belfast nous en- ultérieure. lée. Là, ils auront moins de sept jours tourent, et la voiture se rapproche du Il pleut à verse, maintenant, et pour préparer cinq nouvelles semaines centre-ville. On passe à d’autres sujets : l’équipe « perd la lumière » : la nuit com- de tournage : leur camp de base sera la les derniers films sortis, l’école publique, mence à tomber. En chemin – boueux – station balnéaire de Santa Marta d’où LA vs New York (Gray est né à New York vers le bunker, marchant à toute allure, ils partiront tourner à l’intérieur du Parc mais vit depuis vingt cinq ans à Los An- Gray se retient à un assistant pour ne pas National de Tayrona, là où la rivière Pe- geles). Pendant un court moment, le film glisser. Il va faire le dernier plan avec la dras se jette dans la mer des Caraïbes. a été mis de côté, et quand le réalisateur caméra A : un plan séquence, à l’épaule, Si la première partie du tournage sort de sa voiture et se dirige vers son qui épouse le point de vue de Fawcett, de The Lost City of Z s’apparente à une hôtel en esquissant ce qui pourrait bien lequel avance dans les tranchées et passe production de Kubrick ou Fuller, la par- ressembler à un sourire, on dirait qu’il devant une longue file de soldats atten- tie colombienne relèvera plutôt de Cop- a momentanément oublié le voyage qui dant son commandement. Au-delà de pola ou de Herzog. Avec une pénurie de l’attend : un voyage qui les emmènera, toute fatigue, les figurants (l’un portant ressources énergétiques et l’absence de lui et son équipe, au cœur de ténèbres un masque en lin qui rappelle la Fau- routes et autres infrastructures néces- qui ont défié bien des réalisateurs par cheuse) regardent la caméra – donc, par saires pour assurer une production tran- le passé. Vu sous cet angle, la guerre n’a extension, le réalisateur – avec lassitude, quille, l’équipe devra travailler avec ce même pas commencé. Tous propos re- offrant ainsi une ultime métaphore par- qu’elle trouvera sur place – dont, sur- cueillis par JM. Traduit de l’anglais par faite de cette journée qui a davantage tout, la lumière naturelle, pour recons- Mathilde Trichet ressemblé à une vraie guerre qu’à un film tituer les trois périples réalisés par Faw- de guerre. cett à travers l’inconnu amazonien. Gray a beau être absorbé par le Des fils et de leurs pères chantier en cours, il sait malgré tout Dans la voiture qui nous raccom- qu’il recevra bientôt une sacrée prime : pagne à Belfast, Gray s’affale dans son sa famille (il est marié et a trois jeunes siège et garde longtemps les yeux fer- enfants), dont il est séparé depuis des més. « J’ai l’impression d’avoir mené huit semaines, arrivera de Los Angeles et res- rounds contre Mohamed Ali », dit-il, moitié tera quelque temps en Colombie pen- en rigolant, moitié sérieusement, avant dant le tournage. En pensant à cela, Gray de fermer les yeux à nouveau, laissant le se rappelle une conversation qu’il a eue silence reprendre le dessus. quelques jours plus tôt : Soudain il se redresse, sort son « Je disais à quelqu’un à quel point mes MacBook et ouvre un dossier contenant enfants me manquaient. Il m’a regardé et m’a les photos de toutes les scènes réali- dit : “Quelle gonzesse ! Les types par- sées à Belfast, cette partie du tournage taient pendant des années, autrefois, s’achevant le lendemain. Alors qu’il était et les enfants s’en sortaient plutôt bien 71 ~Spécimen~

L’ombre d’un douteux

Militant du nanar au Québec, candidat de l'absurde avec le parti Rhinocéros, et activiste de la vie à la cool, Tommy Gaudet est le cerveau d'un collectif au nom éloquent : Le Douteux, avec lequel il a numérisé des milliers de VHS et organisé des dizaines de projections dans tout le pays. Le principe : défendre la « variété en toutes choses », parce qu'après tout, c'est « l'épice de la vie ». Rencontre. Par Raphaël Clairefond, avec Simon Laperrière, à Montréal.

Sofilm Octobre 2015 72

DR Octobre 2015 Sofilm 73 ~Spécimen~

INUTILE DE SONNER, il suffi t de pousser munautaire et de très peu prude. » L'homme où j'ai grandi, y'avait trois chaînes de radio. la porte, puis de monter les marches de livre quelques précisions sur sa Web TV, T'avais rien à écouter. Alors j'ai développé son appartement montréalais pour déni- en engloutissant un plat réchauffé de la mes canaux pour aller chercher de la variété. cher Tommy dans sa tanière, qu'il appelle veille : « Notre émission la plus populaire, J'ai déjà payé un CD en import 35 $. Mais je fi èrement le « musée de l'absurde ». Si c'était “Les Fils de la liberté”, parce qu'ils sont veux que dans cent cinquante ans, ce soit encore le lieu affi che une déco très personnelle, associés au réseau Égalité & Réconciliation plus facile d'obtenir les épisodes du Vagabond il n’en fi nit pas de gagner en réputa- d'Alain Soral. Mais ça a créé une scission : cer- et rire des premiers rôles de Mike Myers à la tion, au point de se retrouver dans des tains ne voulaient absolument pas être politisés télé… Toutes ces affaires-là, c'est indispensable guides touristiques de la ville. Le salon quand d'autres disaient : ‘On s'en criss’, on a à la survie de notre espèce. » est tapissé du mur au plafond de photos des views et puis voilà. Moi, j'étais juste content Surtout, la démarche de Tommy ne se et de coupures de presse. Sa chambre, qu'il y ait des gens motivés qui expriment leur limite pas à l'archivage et à la diffusion. elle, est recouverte d'inscriptions au opinion dans un contexte complètement libre. Avec l'expérience, il a su faire preuve marqueur, à l'exception d'un rectangle C'est rare. » Tommy se pose en libertaire d'une certaine témérité pour aller déni- bien délimité par des pointillés… Pour forcené qui aime donc la diversité avant cher les cinéastes amateurs les plus se- le projecteur. Dans l'entrée, une vieille tout : « On avait 23 émissions, ça passait d'une crets du coin. La découverte dont il est encyclopédie fait offi ce de livre d'or. pub pour de la bouffe pour chien japonaise à un le plus fi er ? Sans doute un certain Roger Parmi les signatures, celle du réalisateur extrait de “Strip-tease” ou de fi lms de kung-fu Normandin, qui est cinéaste, chauffeur du cultissime Toxic Avenger : Lloyd Kauf- vénézuéliens… La programmation était ran- d'autobus et chanteur de mariages, et man. Au-dessus de nos têtes, on peut dom. On retirait juste le porn pour pas se faire dont il a retrouvé la trace en épluchant admirer une sorte d'île des Schtroumpfs, emmerder par Justin.tv s'ils tombaient sur des le Bottin : « Ça m'a pris trois fois avant à base de glue et de personnages bleus. mamelons de fi lles ! C'est des maniaques… » Et qu'il m'ouvre la porte de chez lui. On a bu des À côté de la fenêtre, trône une étagère : pourquoi n'avoir jamais tenté une émis- bières sur le canapé, il m'a montré ses trophées c'est le « baconistan », dédié, comme il sion à la télé nationale ? « J'ai peur qu'on se de pêche… Dernièrement, j'ai donné l'adresse à se doit, à tous les produits possibles et retrouve censurés. Ca, ça me chicotte un peu. » d'autres fans et ils ont eu une grosse après-midi imaginables à base de bacon. Bienvenue Forcément… de plaisir avec lui. » Normandin, qui en est dans le temple de la régression éternelle. à six longs métrages et demi, tous fi lmés Dans toutes les pièces, toilettes com- Des orignaux et des Hells Angels le week-end à la campagne dans son prises, se cachent des petites télés 36 Tout a commencé en 2003, quand Tom- chalet, copiait ses œuvres en VHS et les cm qui crachotaient il n'y a pas si long- my Gaudet a décidé de fonder Le Dou- apportait aux ciné-clubs de la région. À temps sa chaîne de Web TV communau- teux avec un autre pote collectionneur chaque fois, il y interprète le rôle princi- taire diffusée 24 h sur 24 sur Justin.tv et de VHS, essentiellement des séries Z. pal, un personnage très moralisateur qui Dailymotion. Depuis 2012, ce canal très Leur but est aussi vieux que le rêve de recadre systématiquement les gens qu'il alternatif tournait avec 30 000 clips de Langlois : archiver ces curiosités rares et croise. « C'est souvent un aventurier qui rêve. quinze minutes maximum et dix mille promises à l'oubli. Et les montrer. Petit Il a inventé plein de méthodes pour se tromper heures d'émissions originales, enregis- à petit, ils sont une poignée à numériser en faisant des fi lms. C'est un produit du terroir trées dans le studio précaire qui jouxte 6 000 longs métrages. Des perles qu'ils québécois profond », indique-t-il. Mais, il y le salon de Tommy Gaudet. Mais depuis partagent avec « qui veut bien les avoir », tient, il n'est jamais question de se mo- l'année dernière, c'est fi ni :« J'étais vrai- tout en étant prêts à les retirer du circuit quer de ces autodidactes : « Cela a été long ment fatigué, ça me prenait vingt à trente heures si des ayants droits se manifestent avec pour mettre les mots dessus, mais vraiment, ce de bénévolat par semaine pour tout blinder. l'intention de ressortir le fi lm en DVD. que j'admire chez les gens comme Neil Breen Maintenant, on ne fait plus que des podcasts à Moins une bande de pirates altermon- ou Roger Normandin, c'est leur motivation. partir d'émissions enregistrées en live dans une dialistes que des geeks rigolards attachés Souvent, on se moque de leur œuvre, mais pas salle, le Brouhaha. » à des formes de cinéma plutôt minori- d'eux, il y a une grosse différence. Ce sont des taires. Le patron pose sa défi nition avec êtres humains d'autant plus magiques et forts La quarantaine bedonnante et la barbe un certain sens de la formule : Le Dou- qu'ils n'ont pas honte, ils assument. On peut tous grisonnante, il porte le cheveu en bataille teux ? « C'est une dictature de la motivation. » rire de nos erreurs. Et rire avec les gens. C'est et le T-shirt informe. Du fond de son ca- C’est-à-dire qu’on ne compte que sur la une bonne leçon d'humilité. » napé, il accueille sans préliminaire aucun bonne volonté de chacun. Son ambition Rien, ou pas grand-chose, ne destinait et précise : « Je suis quelqu'un de très com- part d'une frustration originelle : « Là pourtant Tommy à se passionner pour ce

“Je veux que dans cent cinquante ans, ce soit encore plus facile d'obtenir les épisodes du Vagabond et rire des premiers rôles de Mike Myers à la télé… C'est indispensable à la survie de notre espèce.” Tommy Gaudet, à propos de son collectif Le Douteux ~Spécimen~ 74

genre de curiosités. À part l'ennui, peut- il bosse dans un porn shop sans oser le qui que ce soit puisse être publique. Cela fera être. Il a grandi dans une famille de la dire à ses parents : « C'était comme du porn peut-être une overdose de transparence mais classe moyenne qui habitait un village social, c'est pas les plus belles personnes que on en est loin, là… » Au milieu de tout ça, de 600 âmes, à neuf heures de Montréal, tu vois passer… », confesse-t-il. Récem- il s'affaire déjà sur son prochain projet : « la place la plus redneck du Québec, une région ment, il a enfi n trouvé un peu de plaisir écrire un roman d'aventures. de mineurs ». À proximité, la ville du Val- dans le boulot : « Je fais du sous-titrage vo- d'Or revendique le record du plus grand cal. J'écoute par exemple la Chambre des com- nombre de débits d'alcool par habitant… munes, et je répète ce qui se dit à un ordinateur Une ville fi ère d'organiser chaque année qui retranscrit en direct. » “On veut abolir un « festival de l'Orignal » : « Ils ouvraient les bêtes sur les chars, tout le monde avait la tête Et comme Tommy aime varier les plai- les paradis d'un animal mort dans le coffre… Ostie, ça sent sirs, il a mis un pied en politique, toujours spécial… » Une ambiance entre Délivrance à sa manière, c'est-à-dire en rejoignant le fi scaux, et la mauvaise série B : « C'était corrompu parti « absurde » Rhinocéros, qui existe à fond, à l'époque les policiers municipaux depuis cinquante ans et dont la première l'armée et le jouaient au hockey contre les Hells Angels. Et à mesure s'ils arrivaient au pouvoir serait côté du poste de police, les Hells avaient ouvert l'abolition de la loi de la gravité. Son gouvernement un bar à pot (marijuana, ndlr) ! » Une jeu- constat est simple : « La démocratie qu'on nesse un peu morne qui l'amène à passer vit présentement, c'est de la merde. La volonté plus de temps au vidéoclub du coin de la du plus grand nombre n'est pourtant pas cen- du Canada.” rue que dans les nombreux bars. sée être diffi cile à obtenir. Et là, on se ramasse Tommy Gaudet, a avec des carriéristes… » Alors, en 2011, il Un Kickstarter pour la dette du Canada décide de se présenter aux élection fé- propos de son parti Aujourd'hui, le réalisateur préféré de dérales et faire campagne pour obtenir Tommy est un Philippin, un certain un bureau de député à la Chambre des Rhinocéros Teddy Page : « Il fait des fi lms extrêmement communes d'Ottawa. En ce moment, il douteux : L'Arme absolue, La Justice à lance sa nouvelle campagne avec un pro- coups de poings... Ça ressemble à du Bruno gramme autour de trois petites réformes Mattei cheap !... Autant dire qu'il reste plus simples : « On veut abolir les paradis fi scaux, grand-chose. » Des nanars, avant tout, donc, l'armée et le gouvernement du Canada », pose projetés une fois par semaine. Des choses tou- Tommy, qui a toujours été très régiona- jours bizarres, « under the radar ». « On se liste. Dans l'un des deux clips de cam- promène dans les séries B à Z. Les gens votent pagne qui seront diffusés à la télévision et choisissent entre deux fi lms », précise-t-il. À nationale, il est aussi question de « faire partir de 2010, le phénomène Douteux un Kickstarter pour régler la dette du Canada. se propage dans tout le pays avec l'ouver- Et de faire du Canada le plus grand impor- ture de « chapitres » dans d'autres villes tateur de likes au monde ». Une manière (sur le modèle des bikers). Certains fi lms sont parfois diffusés dans neuf lieux différents en simultané et l'associa- tion compte aujourd'hui 80 bénévoles. comme une autre de « faire rayonner un Pas mal, pour une bande de fumeurs de petit peu les idées folles dans le monde ». En joints. Une réussite incontestable, qui 2011, le parti voulait avant tout protes- a pu se faire parfois au détriment de sa ter contre la décision du gouvernement vie professionnelle. Son rêve à lui était d'investir 59 milliards de dollars dans pourtant à portée de main : être payé des jets militaires dont les Américains ne pour jouer au hockey avec des kids. « J'ai voulaient plus : « Ma promesse, c'était ça : un bac en animation culturelle et je suis une des si on achète des jets, j'en veux un pour chaque personnes qui a envoyé le plus de CV au monde. canadien. J'avais des dessins pour montrer Depuis 2006, j'ai dû en faire 1 500, assure-t- comment j'aurais décoré le mien et tout… », il. Je me suis entendu dire quatre fois en trois rigole-t-il encore. Surprise, la première ans que si j'avais été une fi lle, ils m'auraient campagne s'est achevée par une défaite engagé. Comme si on me disait : “Si t'avais et une poignée de votes pour Rhinocé- eu un vagin, tu serais engagé…” C'est ros, mais Tommy reste un indécrottable bien con. C'était pas la peine de perdre deux optimiste et avance un autre cheval de heures, parce que j'étais pas non plus une fi lle au bataille : « Si jamais je suis élu, je ferai en début de l'entrevue… » Du coup, un temps, sorte que la moindre conversation que j'ai avec

Octobre 2015 Sofilm

~Story~ 76 J'ai le sang chaud, je suis un mauvais politicien

Aujourd’hui, l’Argentine entière le connaît comme une figure politique d’importance, mais Fernando « Pino » Solanas est d’abord un cinéaste capable de provoquer des cataclysmes géopolitiques avec ses films. Mots clés de son histoire : exil, clandestinité, groupes terroristes d’extrême droite et… six coups de feu tirés dans les jambes. Au milieu de ces souvenirs, une impression : rien ne peut faire tomber ce Pino.

Par Fernando Ganzo DR

Octobre 2015 Sofilm DR 77 ~Légende~

DANS LES ANNÉES 1960, vous avez dû tine. Tout le monde était prêt pour me l’histoire des résistances populaires ar- quitter l’Argentine. Plutôt à cause du foutre en prison au moment où je met- gentines. Quand on le projetait, on était cinéma que de la politique d’ailleurs… trais les pieds sur le sol argentin. Mais obligés de changer les bobines entre Tout commence avec mon fi lm, La hora au même moment, mes amis italiens chaque partie du fi lm. Cela prenait en de los hornos (L’Heure des brasiers en VF, préparaient un manifeste de solidarité, général cinq minutes. Et pendant ces ndlr), qu’on a tourné entre 1965 et 1968. signé par Fellini, Antonioni et beaucoup pauses, quelque chose de merveilleux Ce fi lm, c’est une très longue chro- d’autres personnalités. Ce mouvement arrivait : les gens commençaient à parler. nique, avec plusieurs évènements de a eu une grande répercussion publique. Principalement de politique, de l’état la politique argentine en toile de fond : La dictature a alors décidé de ne pas réel du pays… Les clopes s’allumaient les gouvernements successifs de Juan m’incarcérer. Ils ne voulaient pas nuire et les discussions devenaient tellement Perón, l’histoire des grandes résistances à leur image. Je rentre, donc, et je suis chaudes que parfois il était diffi cile de ouvrières jusqu’à 1968, et la mort du libre, mais je perds tous mes clients et reprendre. Le fi lm avait enfl ammé le Che. La hora de los hornos a été tourné de toute possibilité de travail. Personne ne débat, dans un pays sous censure. Le façon clandestine. Personne dans mon voulait travailler avec ma boîte de pro- public devenait en fait le protagoniste entourage ne savait ce que j’étais en train duction. Et c’était avec cette boîte que de l’histoire, et tout le monde débattait de faire. D’ailleurs, pour ne pas éveiller je me gagnais ma vie à l’époque, notam- sans fi n. C’était une sensation merveil- des soupçons, je racontais à ceux qui me ment avec des petits fi lms publicitaires. leuse. demandaient « Sur quoi tu travailles actuel- lement ? » que j’étais en train de réaliser Vous êtes-vous senti isolé à cette C’était peu avant le retour de Perón une série pour la télé européenne. époque ? au pouvoir en Argentine… Dans la rue, les gens du milieu chan- Perón avait quitté le gouvernement en Et pendant le tournage, puis la post- geaient de trottoir quand ils me voyaient. 1955. Entre 1955 et 1973, nous avons production de ce fi lm, vous avez ren- Je ressemblais à un mort-vivant. Le plus vécu dix-huit ans de dictatures, ou, au contré des soucis. incroyable, c’est que tous ceux qui me mieux, de pseudo-démocraties, très En Argentine, à l’époque, il n’y avait qu’un seul labo pour faire le travail de montage. C’était un labo assez rudimen- taire, avec une seule table de montage en “Rien n’arrange autant 16 mm. Dès 9 h 30, cette table était ré- servée par les services secrets de l’armée le capitalisme qu’un bon argentine. En permanence. Donc, pour travailler sur mon fi lm, je devais m’impo- fonctionnement démocratique, ser cette gymnastique : me pointer à 4 h du matin, heure à laquelle le labo était comme c’est le cas aujourd’hui.” inoccupé, et quitter les lieux discrète- ment vers 9 h, heure à laquelle ces gens de l’armée débarquaient. En mixant traitaient comme un pestiféré n’avaient le son, il a aussi fallu que je fasse très pas vu le fi lm ! Ils n’en avaient entendu attention. Les gens du labo pouvaient parler que dans la presse ou dans le JT comprendre de quoi parlait le fi lm. Dans à la télé. Finalement, des voyages illé- le cinéma, tes pires ennemis sont tou- gaux se préparaient en car pour traverser jours tes collègues. Les polices internes la frontière de l’Uruguay et regarder le du cinéma sont les plus farouches. Les fi lm là-bas. Avec le temps, on a réussi gens commençaient à dire : « Mais, qu’est- à faire rentrer deux négatifs en 16 mm ce qu’il en en train de faire au juste, celui-là ? » dans le pays. Plus de 70 équipes de pro- Mon bobard de soi-disant reportage pour jection se sont créées autour du pays. la télé européenne ne passait plus trop Les gens achetaient une copie du fi lm bien. Du coup, je me suis barré avec les et pouvaient trouver des techniciens cent soixante-dix bobines de pellicule à pour la projeter. Le fi lm est devenu un Rome. Là-bas, deux amis cinéastes, les véritable petit phénomène alternatif. Il frères Paolo et Vittorio Taviani, m’ont a trouvé son public, mais en créant son laissé recommencer le montage dans propre circuit. On a compris que même leur boîte de production, Ager Film, et je un fi lm impossible à faire en Argentine, l’ai fi ni à Cinecittà. comme le mien, trouverait son public s’il intéressait le peuple. Vous souvenez-vous de l’accueil réser- vé au fi lm à sortie ? À quoi ressemblaient ces projections Les gens qui l’ont vu se demandaient : clandestines ? « Mais comment un tel fi lm a pu échapper la Le fi lm a trois grandes parties. La pre- dictature du général Onganía ? » Et c’est à ce mière s’appelle « Néocolonialisme et moment-là que je suis rentré en Argen- violence ». Les deux autres racontent

Sofilm Octobre 2015 ~Légende~

conditionnées par la corporation mili- taire. En 1971, Perón est en exil à Ma- drid, où il prépare son retour en Argen- tine. Et je sais par plusieurs proches que c’est là qu’il entend des échos de La hora de los hornos. Quand il a vu le film, il m’a invité à le rencontrer. Après notre pre- mière discussion, je lui propose immé- diatement de faire un film : une longue interview où il raconterait son expé- rience politique. Nous avons filmé cet entretien près de Puerta del Hierro, le quartier où il était installé. Après chaque rencontre, on envoyait les bobines à Rome, parce qu’on n’avait aucune auto- risation pour filmer en Espagne et, sur- tout, parce qu’on ne voulait surtout pas que les autorités argentines en place de- vinent ce qu’on était en train de filmer, ou pire, puissent nuire à Perón.

Est-ce que Perón avait encore un cer- tain pouvoir pendant son exil ? En tout cas, l’homme que j’ai rencontré était lucide et, surtout, prêt à reprendre des responsabilités. Vous savez, à cette période, toute la politique argentine passait par Puerta del Hierro. Que vous passiez la porte d’un bar de la Gran Via ou de la Castellana, n’importe quel soir, vous découvriez les mêmes scènes : celles d’une ville, Madrid, où toute l’intelligentsia argentine s’était réunie. des magazines sont arrivés ! C’était un j’habitais en France depuis 1976, j'y suis On se sentait comme dans une ruche et énorme bouleversement d’être témoin retourné cinq ou six fois avant de m’y Perón était clairement le leader de cette de ce changement. Mais il faut bien se installer définitivement. ruche… Il occupait son temps à préparer souvenir que pendant ces années, l’Es- une grande unité nationale pour revenir pagne ressemblait à un énorme carrefour À quoi ressemblait votre vie en en Argentine. Il a parfois été difficile de où se retrouvaient tous les exilés d’Amé- France ? le filmer, car il était constamment occu- rique latine ! D’abord en 1973, il y a eu Je me sentais comme un poète espagnol pé, toujours en mouvement. Et nous, à le coup d’État en Uruguay, et tous les en exil pendant la dictature du général Madrid, on le suivait partout en atten- exilés uruguayens sont arrivés. Ensuite, Franco. En France, j’ai réalisé un film, Le dant qu’il nous consacre ses instants ça a été le tour des Chiliens, après le Regard des autres, en 1980. Je donnais des libres, au mieux, une ou deux fois par coup d’Etat de Pinochet contre Allende. cours aux Arts et Métiers. Pour l’année semaine. Bref, le tournage nous a pris six Peut-être que la vague d’exilés argentins internationale des personnes handica- mois. Mais une fois terminé et monté, le a été la vague de trop ! L’Espagne des pées, en 1981, on ma proposé de faire film a eu une diffusion monumentale en dernières années du franquisme, c’était un film, ce qui tombait bien : j’étais un Argentine. La suite, on la connaît : Perón un pays rempli d’exilés. exilé, donc un handicapé politique. On réussit à rentrer et gagne les élections de a parcouru tout l’hexagone, pour rencon- 1973 avec presque 70 % des voix. À quoi ressemble l’Argentine telle que trer plus de 700 handicapés, ce qui nous vous la retrouvez à votre retour, dans plongeait dans la dépression chaque Quand l’extrême droite argentine a les années 1980 ? jour. Et moi, comme j’étais déjà assez fait peser des menaces sur votre vie, Le Buenos Aires du retour à la démo- déprimé tout seul, je peux vous dire que vous avez connu vous aussi les années cratie, c’est une ville où tout est plein l’expérience a été épouvantable. Mais d’exil en Espagne. Ça s’est passé com- de tags. Les gens taguaient n’importe j’ai beaucoup d’amour pour ce film, où ment ? quoi sur les murs : des consignes, des les handicapés se confessent comme Quand je me suis installé en Espagne. noms de candidats… Je crois qu’après chez un psy. Sur place on vivait les toutes dernières tant d' années de vide et de silence, le années de dictature du général Franco. peuple a ressenti l’envie de s’approprier Il paraît que votre appartement pari- J’ai eu la chance d’assister à l’arrivée de chaque coin de mur de Buenos Aires, sien était un repaire où se retrouvaient la démocratie dans ce pays. La censure de tout prendre ! C’est alors que je me beaucoup de Latino-Américains de pas- a disparu, les seins nus en couverture mets à tourner de nouveau. Mais comme sage, comme Glauber Rocha…

Collection Christophe L. Octobre 2015 Sofilm 79 ~Légende~

Il était le plus grand poète du cinéma vernement plus ouvert, qui préparait peries que je ne pourrai pas faire ce que de l’Amérique Latine mais aussi un des la transition vers la démocratie. Il s’est j’avais promis. » Alors, pour botter en très rares intellectuels du cinéma latino- fait critiquer pour cela du côté d’une touche, il décide d’appliquer, à l’échelle américain. Un grand critique, plein certaine gauche brésilienne, qui grosso de l’Argentine, le projet de la « droite d’idées et de talent. À la fi n de sa vie, modo lui disait : « Mais pourquoi tu conservatrice moderne », une tendance il était très triste. Certainement parce n’es revenu que maintenant ? » Ça lui a politique qui n’a jamais recueilli plus de qu’il est rentré au Brésil beaucoup trop fait un mal atroce. Rien ne fait plus mal 10 % des suffrages dans mon pays, soit tôt. Il a retrouvé son pays avec un gou- que les attaques des gens de ton propre dit en passant… pays. Il rentrait tout juste de la Mostra de Venise, où il avait causé un scandale Est-ce à cause de ce virage ultrali- public avec ses violentes critiques contre béral que vous vous êtes opposé avec le festival. Quand il a quitté ma maison, autant de virulence à Carlos Menem et je ne pouvais pas imaginer que ce serait son gouvernement ? la dernière fois que j’allais le voir et qu’il Quand Menem arrive au pouvoir, en août allait mourir peu après d’une façon si 1989, je suis l’un des premiers à le criti- débile. Il a eu une stupide pneumonie et quer. Je crois même que j’ai commencé le transport en avion lui a coûté la vie. à le démolir en mars 1990. Pourtant, Une grosse perte, un homme jeune, d’un les effets de son plan de privatisation talent incroyable. n’étaient pas encore visibles sur le fonc- tionnement du pays. Lui, continuait son Vous dites souvent que votre période travail de sape : vendre aux gens l’idée la plus compliquée, quand vous êtes fausse selon laquelle ce plan libéral et revenu en Argentine, a eu lieu pendant les privatisations qui vont avec allaient multiplier les richesses et contribuer au bien-être de tous les Argentins. Son discours, c’était de marteler l’idée que “Le parcours de Napoléon est le coupable de tous les maux de l'Argen- tine était l’État, et les services publics. très révélateur : en politique c’est Et moi, à cette époque, j’accepte une interview pour un hebdomadaire dans laquelle je balance : « Menem est le boss souvent le caractère des hommes, d’un gang de criminels. » La phrase est mise à la une de ce magazine et c’est par- leur folie, qui prennent le dessus. ” ti. Mais je ne regrette rien car, en effet, c’était vraiment un gang. Des criminels sans masque, déguisés en gens bien. les années de présidence de Carlos Me- Menem n’aime pas cette couverture et nem. Est-ce que vous pouvez préciser il me colle un procès pour calomnies et de quoi il en retournait ? injures. Autant vous dire que ça ne m’a J’étais le premier à dénoncer Menem et pas atteint. J’avais déjà reçu des menaces sa bande. À l’époque, j’avais acquis une téléphoniques. C’était une époque où, certaine popularité grâce à mon cinéma, un peu partout, vous receviez en per- surtout grâce au fi lm sur l’exil de Car- manence des menaces anonymes : « Une los Gardel, le grand chanteur argentin bombe va exploser chez toi ! » Bon, je ne dis (Tangos, l’exil de Gardel, de 1985, ndlr). La pas que quelques bombes n’ont pas ex- presse de mon pays s’est mise à s’inté- plosé, mais elles ressemblaient plus à de resser à moi, à mon cinéma, à mes propos gros pétards. surtout. Et à ce moment-là, le gouver- nement de Menem arrive au pouvoir. Il Revenons au procès. Pendant son s’installe dans ses fonctions alors que le déroulement, Menem et son gouver- pays est en faillite. Raúl Alfonsín (premier nement se mettent à dresser de vous le président élu démocratiquement en Argentine, portrait d’un ennemi public très dan- de 1983 à 1989, ndlr), son prédécesseur, a gereux, quelqu’un pouvant remettre démissioné six mois avant la fi n de son en cause les fondements même de la mandat. Pour sauver la situation, Menem démocratie argentine. Comment l’avez sort ce qu’il appelle son plan « ultrali- vous vécu ? béral ». Dix jours après son investiture, J’étais étonné. Pour la première fois, le il balance ce que tous les politiciens nouveau Premier ministre osait nommer disent à chaque fois : « Je viens d’ouvrir un ennemi public. Et l’ennemi public en le paquet qu’on m’avait laissé, et il est question était plutôt aimé par les gens,

si horrible et tellement rempli de salo- et surtout très inoffensif. Pour mar- Film © Trigon

Sofilm Octobre 2015 ~Story~ 80

au milieu, Fernando Solanas et Juan Perón

quer le coup, je me suis planté devant de sang : « Enfoirés de fi ls de pute ! Menem, la justice fédérale et j’ai exigé que l’on c’est la mafi a ! » Et tout ça va passer à la instruise le procès de Menem, le procès télé ! Le soir, alors que j'étais déjà à l'hô- du caïd d’un gang de voyous. Toute la pital, plus de 500 personnes viennent se presse attendait dehors. A l’échelle na- rassembler en signe de solidarité. C’était tionale, c’est devenu un véritable scan- le premier attentat en démocratie, et dale. Mon erreur ça a été de penser que le premier attentat politique. Et savez- derrière tout homme politique il y a un vous quel est le premier docteur à venir quelqu’un de rationnel, capable de gar- me voir à l’hôpital ? Le docteur person- der son sang froid. Et l’histoire, malheu- nel de Menem ! La classe ! « Mais, Fer- reusement, nous a appris le contraire. nando, comment peux-tu croire qu’on a quelque Regardez le parcours de Napoléon, il est chose à voir avec tout ça ? Nous, on t’aime ! » très révélateur : en politique c’est sou- Les enculés ! vent le caractère des hommes, leur folie, qui prend le dessus. Le lendemain, on Quelles ont été les conséquences de “La presse me tire dessus six fois. cet attentat dans votre vie de cinéaste ? Une catastrophe économique et person- arrive bien Où étiez-vous quand on vous a tiré nelle. Après cette agression je me suis dessus ? demandé quoi faire. Devais-je rester ? avant la police, J’étais en plein montage de mon fi lm Le Devais-je partir de nouveau ? Cela ne Voyage. C’était le mois de mai. Il com- faisait pas longtemps que j’étais de re- je manifeste mence à faire froid en Argentine à cette tour en Argentine et la vérité c’est que je période. Un jour, je quitte le labo vers n’avais pas envie de refaire, encore une 19 h, accompagné du grand compositeur fois, mes valises. Je décide donc de res- couvert de Astor Piazzolla. Une fois dans le parking ter, mais impossible de garder le silence. derrière le labo, je vois arriver deux voi- Ca va contre mon caractère : j’ai le sang sang : ‘Enfoirés tures civiles, mais elles appartiennent chaud, je me bagarre souvent. Disons en réalité aux services secrets. Je me que je suis un mauvais politicien. de fi ls de pute, dirige vers ma voiture et j’ouvre la por- tière. À distance, je distingue quelques C’est à partir de cet attentat qu’une Menem, c’est insultes et, très vite, j’entends quelques partie du peuple argentin vous a solli- petits bruits. Des petits bruits très secs. cité pour vous demander de vous lancer la mafi a !’” C’étaient des coups de feu qui venaient en politique ? d’un 22 mm. Ils m’avaient perforé les Des jeunes sont venus me voir pour me jambes et là, un des tireurs gueule : « La dire que je devais devenir le leader de Est-ce grâce à cela que vous êtes prochaine fois, fi ls de pute, on visera la tête. » quelque chose. Et moi, je ne savais pas passé de cinéaste à candidat politique ? Sauf que voilà, moi, je ne tombe pas. Du encore si j’avais l’étoffe pour mener un J’avais toujours refusé ça. Mais j’ai dû re- coup, une deuxième voiture s’approche combat politique. Parce que je suis trop voir mes positions à la lumière des évène- et on me tire à nouveau dessus avec un impulsif. Malgré ça, six mois après mon ments. La politique est venue à ma ren- 9 mm, deux balles, directement dans agression, toujours avec des béquilles, contre, pas le contraire. Les premières le fémur. La chance : aucune balle ne j’ai proposé de réaliser une action sym- élections auxquelles j’ai participé, c’était touche les artères. Mais j’ai quand même bolique : concevoir un drapeau argentin en 1991. J’ai été élu député. J’ai repris le la chair perforée et quatre fractures dans de quatre cent vingt mètres de long, cinéma en 1997, avec une longue série les jambes. Les gens du labo descendent pour ensuite entourer le Congrès natio- de documentaires sur la crise Argentine. rapidement m’aider, pas de trace des nal avec. On a été sept cents personnes à Cette série continue encore aujourd’hui. malfaiteurs. L’ambulance n’arrivera que transporter ce drapeau et, sur le chemin À travers, je cherche cherche à mettre trente minutes plus tard. La police, qua- jusqu’au Congrès, des gens croisés au en évidence l'intelligence du peuple. rante minutes plus tard. La presse, elle, hasard se joignaient à nous. Une fois au Propos recueillis par FG, au Festival de était déjà sur place. Cela m’a laissé l’oc- congrès, on était quatre mille ! Ça a été Cannes. Coffret DVD Fernando Solanas

DR casion de m’exprimer à terre et, couvert un grand symbole. édité chez Blackout.

Octobre 2015 Sofilm 81 ~Extra~

Dans les seventies, vous avez vécu à Paris et vous êtes devenu journaliste pour Hara-Kiri. Par quel concours de circonstance un Black de Chicago atterrit à Paris, au milieu de la bande du Professeur Choron ? Paris, c’est une longue histoire. Pas À un moment donné, mal de hasards, etc. Mon entrée à Hara- Kiri, c’est à cause de cette interview que je devais faire de l’écrivain Chester Himes. Je pigeais un peu pour le Nouvel j’ai ouvert Observateur à l’époque. C’était une façon comme une autre pour pouvoir rester à Paris. Bref, quand j’arrive au rendez- Hollywood vous fixé par Himes, il me se met à me gueuler dessus très fort : « Va-t'en, va-t'en, j'attends un journaliste. » Je lui ai hurlé des- sus en retour : « Quoi ? Mais c'est moi le journaliste ! » Il s'est arrêté, puis m'a dit : « Merde, mais tu es un gars de couleur ! Com- ment ça se fait que tu sois journaliste ? » Ça l’a scié. Et c'est à partir de là, on est devenus les meilleurs amis du monde avec Himes. Un jour, il m'a dit qu'on l'avait appelé pour lui proposer d'écrire dans un journal, mais il parlait mal français. « Pourquoi tu ne le Récemment, Melvin Van fais pas? », m’a-t-il proposé. C'est comme ça que j'ai écrit dans Hara-Kiri. Je leur Peebles a donné des concerts, ai demandé pourquoi ils m'avaient choisi. Ils m'ont dit : « Parce que vous, les Ricains, accompagné par le jazzman vous écrivez comme vous parlez. » J'ai pu- blié un livre intitulé Le Chinois du XIVe free Archie Shepp. L’occasion de qui était une compilation de mes articles de Hara-Kiri. Chaque mois, j'écrivais des se souvenir que la vie de Melvin histoires pour eux. Mais bon, je parle et Van Peebles, premier cinéaste je vous saoule… Quand vous vous lancez dans la blaxploitation à son corps musique, dans le cinéma ou dans la littérature, on a l’impression que défendant, avec l’immense les choses s’enclenchent toujours naturellement pour vous. Comment Sweet Sweetback’s Baadasssss faites-vous pour toujours tomber sur les bonnes personnes ? Song, ressemble à un roman Cela vient peut-être de ma jeu- nesse. Quand j'avais 11 ans, je travaillais d’apprentissage underground. tous les jours pour mon père. Il avait Mots clés : Chicago, Air Force, besoin de quelqu'un qui l’aide à bosser dans son pressing. J'habitais à Chicago. cinéma d’avant-garde et Et pas n’importe où : dans le quartier le plus dangereux, le South Side. Quand même… Wall Street. je dis dangereux, je ne déconne pas, les gars, hein ! Quand j’étais gamin, j'ai dû Par Jean-Vic Chapus et Claire Diao voir neuf personnes tuées devant moi dans la rue. Ça ne rigolait pas, Chicago, – Photos : Samuel Kirszenbaum dans ces années-là… Quand les clients voulaient des livraisons, mon père s'en occupait. Alors parfois, il m'envoyait. J'avais école jusqu'à 15 heures, puis j'allais l'aider. Généralement, le boulot au pres- sing, ça durait jusqu'à 19 heures, parfois

Sofilm Octobre 2015

83 ~Extra~

20 heures… Son magasin était au rez- wearing a uniform! » On m'a pourchassé. bon président ? de-chaussée de notre immeuble. Nous C'est un souvenir assez triste. Aux JO, Oui, très bien ! J’ai voté pour lui. habitions au 3e étage. Il n'y avait que mon je vois les gens qui courent. (Il hausse les C’était la seule chose à faire pour amé- père, ma mère et moi. épaules, blasé) Ce jour-là, j'ai couru trois liorer un peu l’Amérique après George fois plus vite qu'eux ! (Il éclate de rire) Et W. Bush. Je n’ai jamais été dans le cercle Vous souvenez-vous de votre première puis, j'ai fait une autre bêtise. J'ai pris d’Obama, mais il est très bien ce gars. fois au cinéma ? des cours de pilotage. Pourquoi pas… Obama, on aime bien le critiquer, mais Bien sûr que non ! (rires) Mais si Quand j'ai terminé la formation, j'étais je crois qu’il est capable de faire beau- vous tournez la question différemment, le cinquième à choisir ma spécialité. J'ai coup de choses. Si sa présidence n’a pas le premier film dont je me souviens, oui. vu qu'il y avait des petites infirmières. aussi bien fonctionné qu’on le pensait ce You know what I am sayin’ ? Les groupes (rires) Donc j'ai choisi de m’engager dans n’est pas sa faute à lui : c’est ce putain de de premiers films, je ne connaissais pas la flotte où elles étaient : le C-47 (cargo Congrès qui reste conservateur. Je crois leurs noms. Des films de bateaux, avec de transport de personnes ou de fret, ndlr). qu'il a fait beaucoup de petites choses. Et des « boum boum ». La télé n'existait C'était correct. Les nouveaux avions la façon qu'il a eue de faire ces choses, pas. Il y avait que dalle. Chaque samedi ça a changé l'Amérique pour toujours. Il ou dimanche, on regardait trois films, a fait pour ce pays la même chose que des spécialités pour les mouflets. Je me moi en tant que cinéaste quand je suis souviens, en gros, que c'était très bien. “Sur le entré dans un endroit qui n'avait jamais Des gens dans des avions, des Indiens… existé. À un moment donné, j'ai ouvert Toutes sortes de chose. Pour nous, c'était tournage il Hollywood. Lui c’est pareil. Rien que formidable. Je lisais aussi énormément le fait qu'il ait été là, qu'il ait gagné puis parce que je n'étais pas grand et qu’il n’y avait que encore gagné une deuxième fois les élec- valait mieux me cacher un peu. (rires) deux Noirs : tions présidentielles, a déjà tout changé. Après ça, il y a eu l'armée. Quelles sont Quand on regarde votre carrière les raisons qui vous ont poussé à vous moi et un mec de réalisateur au cinéma, on vous engager dans l'Air Force ? voit comme un pionnier : celui de la Quand j'ai fini l'école primaire, du nettoyage.” blaxploitation, celui de l’utilisation de ma mère a demandé qu'on me garde la musique dans les films. Est-ce que quelques temps encore. Puis je suis entré vous diriez qu’il a été plus difficile de au collège, mais c'était la même chose. dangereux avec la bombe atomique, gagner votre place dans le cinéma que La vérité, c’est que mes parents étaient c'étaient les B-47. Et certains voulaient dans la musique ? trop pauvres pour financer l'université. à tout prix piloter ces avions-là. J'ai vu Pour glaner quelque chose dans Du coup, la seule possibilité d’obtenir de quatre mecs mourir à la même place que cette industrie, il faut être à la pre- l'argent dans l’Amérique de cette époque moi parce que c'était un modèle formi- mière place. Ne pas hésiter à se trouver c’était de s'engager dans l'armée via le dable que tout le monde voulait essayer. à l’avant-garde. Et dès que tu t’es posi- programme ROTC (Reserve Officers’ Trai- J'ai eu beaucoup de chance, beaucoup de tionné à l’avant-garde, pfff, c’est simple : ning Corps, corps d'entraînement d'officiers chance. Je me souviens, un jour, être allé il faut bouger. Bouger rapidement. Moi, de réserve, ndlr). C'est ce que j'ai fait. À dans une piscine pour officiers. Les gars la fin de l'université, j'avais 20 ans. Dix étaient tellement furibards de me voir jours après, ils ont changé les lois ségré- qu'ils ont fermé la piscine ! Mais bon, les gationnistes et je suis passé militaire. Ce choses ont changé… n'était pas du tout mon projet. En plus de ça, j'ai fait une connerie… Comme j'étais Justement, qu'est-ce que vous pensez obligé de rejoindre une base, j'ai dû aller de l'Amérique d'aujourd'hui, après les au Texas. Ma mère m'a dit : « Ah non ! Tu événements de Baltimore ? Est-ce que ne peux pas arriver là-bas vivant. » Donc l'Amérique a vraiment changé ? ma mère m'a conduit jusqu'à la base et Oui, elle a changé, pas toujours m'a fait promettre de ne pas en sortir dans le bon sens, mais oui. Il y a un jusqu'à la fin. Et elle avait raison parce autre langage. On ne montre plus du qu'il n'y avait pas d'officiers noirs à cette doigt les Blacks. Maintenant le racisme époque. En plus de cela, j'avais la gueule concerne tout le monde. À un moment d'un ado de 15 ans ! (rires) donné, c'étaient les Chinois, les gens de couleur. C'est un peu con, c'est comme Ça vous a créé des problèmes sur ça. Aujourd'hui, derrière le mot « Noir » place ? on met tout le monde : Chinois, Noirs… Oh yeah. Beaucoup de problèmes. Beaucoup de mélanges. Mais c'est un Un jour, je suis sorti de la base pour aller peu mieux aujourd'hui. me balader dans les rues. Normal, quoi ! Et là, je tombe sur cette bande de bou- Barack Obama va quitter l'année seux qui gueulent : « Look at the nigger prochaine la présidence. Il a été un Collection Christophe L.

Sofilm Octobre 2015 ~Story~ 84

c’est comme ça que je vois les choses. bonnes critiques donc les gens des stu- mandé à Bill (Cosby, ndlr) s’il pouvait m’aider Mais on parlait de quoi, là ? De mes dios ont voulu me rencontrer. Ils pen- en me prêtant un peu de thunes. Il a appelé films ? De Sweet Sweetback’s Baadasssss saient : « Mais qui est ce réalisateur français son avocat puis m’a dit oui. Il était sympa, on Song ? Ça, c’est un film qui a marqué les qui a tourné ce film ? Invitons-le ! Rencon- s’entendait bien. J’ai réalisé la vidéo d’un de esprits, c’est clair. Parce qu’il parlait vrai- trons-le ! » Et quand je débarque, c’est ses spectacles. ment le langage de la rue. Parce qu’il la surprise pour eux. Ils réalisent que le était un peu porno, aussi. Quand j’ai réalisateur français était en fait un Noir Vous allez souvent au cinéma ? remporté le Prix Spécial à San Francisco américain ! Ils m’ont demandé pourquoi Pas vraiment, non. Je ne pourrais pas pour ce film, c’était immense. On m’a in- je ne vivais pas ici, aux États-Unis, puis vous dire quel est le dernier film qui m’ait vité partout, mon téléphone sonnait sans m’ont proposé de venir tourner mon marqué. Je m’excuse mais je ne vois pas des prochain film, Water- films dans cet objectif-là. Moi, je vois des melon Man, sur un films en pensant que si le film fait ce qu’il Blanc qui devient faut, je pourrai embrasser la fille qui m’ac- “Je me souviens un noir. Ok, mais pour- compagne. (Il décroche un coup de pied en riant) quoi l’inverse n’était jour être allé dans une pas possible ? À la Dans les années 1980, vous avez travaillé fin, ils voulaient comme trader. Pourquoi ? piscine pour officiers. que le Blanc deve- La vérité, c’est que j’avais un ami qui nu noir redevienne travaillait à Wall Street. Sa femme était une Les gars étaient blanc. J’ai rétorqué : de mes amies et le deal était que l’on s’oc- « Non, non, non. » cupe de nos enfants respectifs. Les siens ont tellement furibards de Comme je suis un fait carrière dans le cinéma et les miens ont véritable con, je me travaillé à Wall Street. Un jour, avec lui, on a suis bagarré. Quand fait un pari et j’ai perdu. Mon pote m’a dit : me voir qu'ils ont fermé ils m’ont demandé « J’aimerai que tu viennes bosser à Wall Street. » à voir la fin du film Ok. Le problème, c’est qu’aucun Noir n’y la piscine ! Mais bon, pour vérifier que bossait. Dans les clubs, les gens me regar- j’avais bien appliqué daient : « C’est qui ce type ? » Là-bas, les gars les choses ont changé…” leurs recommanda- démarraient à 18-20 ans et montaient les tions, j’ai pris l’air échelons. J’ai lu un livre sur le business et le étonné et j’ai juste mois suivant, j’ai réussi le test. arrêt, j’ai eu des offres, mais c’étaient menti : « Oh merde, excusez-moi, j’ai oublié des films, pfff… pas terribles. Non, vrai- de la tourner ! » Donc à la fin, le Noir Et c’était amusant de jouer avec beaucoup ment pas terrible. Je ne pourrais pas vous reste noir. (rires) Sur le tournage il n’y d’argent, de spéculer ? citer les titres, mais je me souviens que avait que deux Noirs : moi et un mec Oui, il faut faire des chiffres. J’ai fait c’étaient toujours des histoires avec un du nettoyage. Quand les patrons sont ça pendant deux ans, puis j’ai écrit un livre personnage noir fidèle. Le mec fait de venus regarder le film, le gars a débarqué là-dessus qui a eu du succès. (Il s’interrompt) bonnes choses. Son patron est blanc. Lui en criant : « Waouh ! C’est génial ! J’adore ! Quelle heure est-il ? On devait m’appeler. (Il se comporte parfois comme un salaud, C’est le meilleur film que j’aie jamais vu ! » attrape la télécommande, nous lui indiquons que ce mais parfois il est le good guy. Non, fran- Les producteurs se sont tournés vers n’est pas le téléphone) Ah ! (rires) chement, aucun intérêt. J’ai dit : « Non, moi et ont déclaré : « Tu tiens là un car- non, non », et parfois : « Non, allez vous ton. » Quand ils sont partis, j’ai filé 10 $ Finalement, vous avez écrit, réalisé, joué, faire foutre. » Hollywood se sentait obligé au mec du nettoyage. À cette époque, ça fait des expositions, chanté… Y a-t-il de me proposer du boulot après mon prix valait beaucoup. (rires) encore un domaine que vous souhaitez gagné à San Francisco, mais je crois qu’ils explorer ? ne savaient pas du tout comment me Après ce film, avez-vous proposé Pour l’instant, j’ai assez de choses, je faire bosser. Ils voulaient juste prouver Sweet Sweetback’s Baadasssss Song à suis bien. Je ne me suis jamais dit en me lan- au monde extérieur qu’ils n’étaient pas des producteurs ? çant dans un domaine : « Je vais le faire. » Je racistes et tout le tintouin… La vérité, c’est que je l’ai proposé à pourrais vivre sans rien foutre, vous savez. Je des tonnes de personnes ! Dans l’indus- n’ai pas de nécessités. Les choses tombent Est-ce que ce n’était pas trie, on sentait bien que les choses com- sur moi, c’est tout. C’est ma vie. Mais atten- problématique pour Hollywood de voir mençaient à un peu bouger : les gens des tion, hein, je ne dis pas oui à toutes les propo- un Noir totalement patron, que vous studios se mettaient à embaucher des sitions qu’on me fait. Il y a des propositions ayez tous les pouvoirs sur un film ? personnes de couleur. Mais dans tous pour lesquelles on crie : « Formidable ! » et La couleur de peau n’a rien à voir les films, les Noirs avaient un patron d’autres où on répond juste : « Ta gueule ! » avec cela. C’est juste bizarre pour Hol- blanc. Quand j’ai proposé Sweet Sweet- Propos recueillis par JVC et CD. lywood de donner le pouvoir à quelqu’un back, c’était vraiment nouveau, quasi qui n’est pas dans le système ! Vous savez impossible. On m’a bloqué à Hollywood comment Hollywood m’a découvert ? donc j’ai pensé : « Ok, je baise le système. Ce C’était quand j’ai tourné en France ce film je vais le faire seul ! » J’ai emprunté de petit film : La Permission. Il y a eu de l’argent pour la postproduction. J’ai de-

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O re valable une fois

"La grande histoire du petit dragon comme vous ne l’avez jamais vue"

I am Bruce Lee

I AM BRUCE LEE ~Happy end~ 86

si vous deviez…

Faire un biopic de Michelle Obama Par Sonia Rolland, actrice De la série Léa Parker au rôle de Joséphine Baker dans Minuit à Paris, c'est peu dire que Sonia Rolland, Miss France 2000, a fait du chemin. Elle a même la sagesse de penser qu'elle ne pourrait pas jouer Michelle Obama elle-même. Une belle leçon de diplomatie. Propos recueillis par Sabrina Bouarour, au Festival de Cannes ~ Illustration : Stéphane Manel

décision. » On est tout de suite dans le vif du sujet. Pour coller à la réalité, il faut prendre une américaine. Si je jouais Michelle Obama, ce serait trop de travail de composition ; je suis trop wild pour la jouer. Il faut beaucoup de charisme, de rigueur et d'autorité, donc j’irais plutôt vers Lupita Nyong’o. Obama serait incarné par Will Smith. C'est elle qui a été son premier soutien. Elle a été sa prof aussi. Comment une femme comme ça évolue dans un monde aussi cruel que celui de la politique ? Elle a une légèreté réelle, qui contraste avec l'image des politiques très rigides, avec des discours d'automate. Checker la main d'un balayeur, passer l'autre derrière la reine d'Angleterre, ce sont des choses qui ont « choqué » l'opinion et qu'il faudrait retranscrire.

Hip-hop, jean-baskets & Beyoncé Ils ont l’image d'un couple complice, mais je pense que quand on est président, soit ça s'engueule très fort, soit ça fait des concessions. S'il fallait faire un biopic de Michelle Obama sans la connaître, Je fi lmerais une scène derrière une porte : ils savent qu'ils ont j'irais dans tout ce qui m'a marqué : faire venir des gamins rendez-vous avec un président pas très favorable aux droits de défavorisés à la Maison-Blanche pour apprendre à cultiver des l'homme. On peut imaginer une dispute qui se fi nirait par un légumes parce qu'ils n'en ont jamais vus de leur vie, les séances sourire forcé, avec du cynisme comme dans Scandal ou House de gym avec Beyoncé… Je les vois bien dans une grande salle : of Cards. Il y aurait beaucoup de ralentis, beaucoup de plans sur la caméra se lève doucement sur un public qui attend et d'un seul les visages, très expressifs, beaucoup de silences. Dans la mise coup, plan serré sur Michelle Obama qui lance la musique, et là, en scène, je verrais une Maison-Blanche très animée, avec, en c'est parti. Tout le monde bouge en rythme devant des millions de fond sonore, Beyoncé, du hip-hop… Le titre Run the World (Girls) spectateurs qui regardent CNN, surtout pas la Fox. est une évidence. La bande sonore doit être l'identité du fi lm. Ce sont des gens hyper cool d'apparence, il faut que ça se sente. Je L’image forte au début serait celle d’un mari assis en pleine nuit la vois bien discuter avec ses fi lles, les éduquer comme une mère dans la pénombre : caméra sur la nuque, il est perdu dans ses moderne. Elles sont dans leurs chambres, en train de commenter pensées et elle va l’enlacer. La scène se passe la veille d’une la vie d'autres fi lles un peu plus trash qu'elles dans les magazines. grande décision sur une question de politique étrangère : la Un peu à la Sofi a Coppola dans Marie-Antoinette. Il y aurait des Syrie ou le confl it israélo-palestinien. On dit souvent que derrière séquences de boums improvisées dans les chambres des fi lles, chaque grand homme, il y a une femme. Elle lui susurre à avec la mère qui s'introduit à l'improviste pour les ambiancer. Le l’oreille : « Malgré tout, même si c’est dur, tu prends la bonne titre du fi lm serait juste Michelle.

Octobre 2015 Sofilm 87 ~Happy end~

faut-il tourner avec son ex ? Jean Seberg Romain Gary

Des cinéastes et des AU PRINTEMPS 1970, suite à sa liaison leurs divorces respectifs, Jean Seberg de- avec Hakim Jamal, leader des Black vient une femme du monde dont la répu- acteurs s’aiment, Panthers et cousin de Malcolm X, Jean tation et les sorties mondaines bruissent tournent des films Seberg devient de plus en plus victime dans le tout Paris de Gary. Coiffée d’un de rumeurs racistes : le magazine News- chignon qui lui donne des airs de Grace ensemble, se quittent, week, informé en sous-main par le FBI, Kelly, elle conduit une Jaguar. On l’aper- et continuent parfois annonce qu’elle va donner naissance à çoit faire des arrêts réguliers chez Gi- un enfant noir. Abattue, Jean Seberg ac- venchy et chez Dior, prendre des cours de tourner des films couche le 25 août 1970 d’une prématu- d’art floral japonais. Parmi ses habitudes ensemble. Parce que rée d’à peine deux kilos, qui meurt deux qui forment une petite coquetterie, celle c’est tout ce qui leur jours plus tard. À son chevet, le célèbre d’envoyer des mots sur du papier à lettres écrivain Romain Gary, dont elle vient bleu pâle avec le monogramme JSG. reste ? Parce que de divorcer, reconnaît la petite Nina. Et Mais la jeune femme de l’Iowa se lasse c’est un prétexte à la publie dans la foulée un communiqué qui vite d’organiser les dîners mondains dans va clore tout débat scabreux autour de la l’appartement de la rue du Bac (Paris, reconquête ? Parce comédienne : « Depuis l’âge de 14 ans, VIe arrondissement), nez à nez avec les que c’est un moyen cette fille du Middle West soutient le droit sculptures dans le style Giacometti posées à la dignité humaine des Noirs de son devant les surfaces d’ardoise. de se venger ? Cela pays. Alors il fallait à tout prix expliquer « Ils devinrent distants sur le plan sexuel, dépend. Ce mois‑ci, son horreur du racisme par des penchants commente Dennis Berry, son troisième sexuels. » époux. Elle disait que tout ce qu’il lui res- cas d’école avec tait à faire était de traîner dans la maison Jean Seberg et Jean Seberg au volant d’une Jaguar en attendant que Gary eût fini d’écrire. La première rencontre entre Seberg et Elle était très seule et cela lui rappelait Romain Gary. Gary remonte à dix ans plus tôt. L’occa- le temps où Preminger l’avait quasiment sion : un repas de Noël, à Los Angeles. cloîtrée dans une chambre d’hôtel. » Le Dès l’entrée, Jean Seberg tombe sous le déclic va s’appeler Clint Eastwood, son Par Maroussia Dubreuil charme du diplomate français, de quasi- partenaire sur La Kermesse de l’Ouest en ment vingt-cinq ans son aîné, assez fier 1968. C’est d’ailleurs quand elle s’amou- de ses origines tartares pour se présenter rache du cowboy qu’elle rompt avec comme le fils d’Ivan Mosjoukine. Après Romain Gary. « J’aime Romain. J’aime

Sofilm Octobre 2015 ~L’ouvreuse~ “Jean sortait 88 d’une sérieuse dépression et Romain lui avait fait jouer le rôle d’une femme hystérique, névrotique, paranoïaque, désespérée.”

Barbituriques et calibre .38 Ni l’amourette, ni le film n’ont guéri Jean Seberg, qui chaque année va faire une tentative de suicide à l’anniversaire de sa fille. Le soir du 30 août 1979, elle assiste Diego (leur fils, ndlr). Je ne pouvais plus un pistolet et tire sur une cible au mur. avec son nouveau compagnon, Ahmed vivre avec des mensonges. C’est tout. Romain Gary, un homme qui aime avoir Hasni, à la projection de Clair de femme, Rien d’autre n’est changé », avoue-t-elle l’ascendant, est-il en train de dénoncer de Costa-Gavras, tiré du roman de Ro- avant de diviser leur appartement en les activités révolutionnaires de son ex- main Gary. Cette histoire d’un homme deux pour le bien-être de leur fils. femme ? « Jean sortait à peine d’une mûr, bientôt veuf, qui a une relation sérieuse dépression et Romain, dans sa avec une femme plus jeune, bouleverse La perruque africaine, James Mason grande sagesse, lui avait fait jouer pen- l’actrice. « En un certain sens, c’était l’his- et Che Guevara dant dix semaines le rôle d’une femme toire de la vie de Romain et de Jean, dit C’est ainsi qu’après la mort de Nina, en hystérique, névrotique, paranoïaque, Ahmed Hasni. Tous ces souvenirs ne firent bon colocataire, Romain Gary essuie les désespérée et, à la fin du film, presque qu’accroître son état dépressif. » Elle se crises de larmes de Jean Seberg et la ras- catatonique. Une femme qui se donne au couche pour quelques heures sans trouver sure quand elle entend des voix qu’elle premier venu et qui devient un assassin de réponse : pourquoi Romain Gary lui jure tout droit sorties du réfrigérateur, ou armé en permanence. Quelle thérapie a-t-il préféré Romy Schneider ? À l’aube, se met à lire des présages sur des feuilles est-ce, cela ? », se demande l’un de leurs enveloppée dans une couverture, elle d’aluminium froissées. Pour la sauver, il amis, invité à la première à Marseille. Le monte dans sa voiture et conduit jusqu’à lui propose de jouer dans Kill, un film tournage finit de la replonger dans les l’angle de la rue du Général Appert. Elle qui doit être tourné au début de l’année méandres des Oiseaux vont mourir au s’installe sur la banquette arrière, se cale 1971. Kill ? Une croisade contre le mar- Pérou, réalisé au moment où le couple sur le plancher, avale des pilules, met la ché international de la drogue, avec des battait de l’aile. Sous couvert d’apporter couverture sur sa tête et attend la mort. bagarres et des scènes de torture où « il « la vraie définition de l’impossible », Romain Gary, entouré des deux autres y aurait vingt-sept cadavres », dit-il. « Le Romain Gary avait proposé à sa femme maris de Jean Seberg, déposera une rose film ne nécessitait pas de présence fémi- le rôle d’une nymphomane frigide, qui sur le cercueil d’acajou. Mais une ques- nine. C’était un film d’hommes. Je crois cherche en vain quelque satisfaction au- tion va le hanter : pourquoi l’autopsie a-t- que Gary avait écrit ce rôle pour que la près des pêcheurs ou des propriétaires elle révélé 8 % d’alcool par litre – assez carrière de Jean continuât », commente d’un bordel, sur une plage déserte cou- pour tomber dans le coma – alors qu’au- James Mason. Déterminée à perdre du verte de squelettes d’oiseaux exotiques. cune bouteille n’a été trouvée dans la poids pour camper la femme séduisante À la fin de la projection privée dans les voiture ? Pendant un an, il reste enfermé d’un flic d’Interpol et satisfaire Gary, dont locaux d’Universal, elle s’était enfuie vers dans son appartement, les rideaux tirés, elle cherche toujours l’approbation, elle sa voiture en titubant : « Faîtes-moi sortir et observe les tableaux abstraits accro- enfourche son vélo et part chaque matin de là en vitesse. » Plus sereine sur Kill, à chés aux murs blancs, qui ont accompa- faire quelques tours du bois de Boulogne. cause des antidépresseurs, elle parvient gné sa relation avec Jean Seberg. Le 2 Mais sur le tournage, en Espagne, son à se consoler avec Ricardo Franco, un décembre 1980, en fin d’après-midi, il rôle la met mal à l’aise. Dans la première assistant-réalisateur de dix ans son cadet, dépose un mot au pied de son lit, s’al- scène, coiffée d’une perruque afro, elle qu’elle retrouve la nuit dans un café po- longe sur le dos, serre entre ses dents le écoute des bruits de jungle sortant d’un pulaire de Madrid, le Santa Barbara, en canon d’un pistolet calibre .38 et appuie phono pour se distraire de son mariage fermant les yeux sur son physique : « Un sur la détente. « Aucun rapport avec Jean trop tranquille. Quand son mari l’accuse mélange de Che Guevara et de Toulouse Seberg. Les fervents du cœur brisé sont

DR d’être « en pleine négritude », elle saisit Lautrec », indique-t-elle. priés de s’adresser ailleurs », a-t-il écrit.

Octobre 2015 Sofilm Octobre 2015 Sofilm 89 ~Happy end~ les sorties cinéma du... Mercredi 22 octobre 2025

Parce qu’on ne prend jamais assez d’avance, le cinéaste Benoit Forgeard livre en exclusivité le détail des nouveautés ciné à sortir dans… dix ans pile. Avec notation, évidemment.

RABBIT FRIENDLY Un chasseur sans cœur se force à offrir gîte et couvert une famille de lapins. Admirable parabole sur la crise des migrants, Rab- bit Friendly émeut dans sa dernière partie lorsqu'à l'occasion d'une vague de froid, le chasseur consent à héberger un mulot à l'intérieur de son abdomen, au risque d'un regroupement familial compliqué (le mulot est l'époux d'une hérissonne). Un rôle enfi n à la mesure d'un Jean Reno à l'affût, à qui le César du meilleur chasseur ne devrait pas échapper.

300 PHOTOS QUE VOUS REGRETTEREZ NOSES D'AVOIR VUES Enfi n une approche superfi cielle de l'humanité par la grâce d'un Le regret d'avoir vu les 300 photos promises par un titre qui n'a documentaire consacré à cet appendice à la fois proche et loin- rien de mensonger m'accompagne encore au moment où j'essaie tain : le nez. Fort de quelques mille éternuements, anonymes de vous livrer ce compte-rendu. Il faut pourtant faire avec, et ou célèbres, Noses met en lumière la part la plus sombre de la ce matin, tenter de continuer à vivre. Diaporama funeste, 300 condition humaine et développe un véritable hymne à cette folie photos… a déjà attiré un grand nombre de spectateurs dans le qu'est la respiration par le nez. Œuvre engagée tout autant que monde, au point que l'on frémit d'apprendre que son remake, dégagée, Noses permet de réfl échir au sens même de notre exis- 300 photos que vous regretterez d'avoir revues, est annoncé tence. Sortie salle, smartphone et smartmouchoir. pour les fêtes.

SQUEEZE LINGERIE VOL.3 - PASSATION Récit anodin d'un assassin amateur de citron pressé, Squeeze Dans un monde ravagé où la lingerie est devenue le secteur éco- innove puissamment sur le marché du thriller, puisque son dis- nomique N°1, nous retrouvons nos trois héroïnes en petite tenue, tributeur paye des intervenants pour semer la terreur dans les bien décidées à en découdre. Encore plus violemment féministe salles. Coup de génie ou cache-misère marketing ? Diffi cile à que le volume 2, Lingerie vol.3 - Passation appuie là où ça fait dire au sortir d'avant-premières houleuses, parasitées par l'hype- mal. Où, précisément ? Le scénario se garde intelligemment de ractivité d'acteurs live livrés à eux-mêmes et en faisant parfois le dire, laissant le spectateur tirer ses conclusions et tracer son trop (deux mineurs blessés dans les Vosges). À voir de préférence propre fi lm à travers soyeux des textures, mystère des résilles et en téléchargement. semi-transparences.

Sofilm Octobre 2015 90 ~Happy end~ "j'aime pas le cinéma" par David Snug

Sofilm Octobre 2015