Revue des études slaves

LXXXVIII 1-2 | 2017 1917 en Russie. La philologie à l’épreuve de la Révolution

Catherine Depretto (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/res/800 DOI : 10.4000/res.800 ISSN : 2117-718X

Éditeur Institut d'études slaves

Édition imprimée Date de publication : 31 juillet 2017 ISBN : 978-2-7204-0551-8 ISSN : 0080-2557

Référence électronique Catherine Depretto (dir.), Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017, « 1917 en Russie. La philologie à l’épreuve de la Révolution » [En ligne], mis en ligne le 31 juillet 2018, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/res/800 ; DOI : https://doi.org/10.4000/res.800

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.

Revue des études slaves 1

SOMMAIRE

Introduction. 1917 en Russie : la philologie à l’épreuve de la Révolution Politique de la langue, évolutions disciplinaires, trajectoires individuelles Catherine Depretto

La révolution et la langue

De la philologie à la linguistique : l’éclatement d’une discipline Sylvie Archaimbault

L’orthographe soviétique : prémices, programmes, mise en œuvre Аlexandra Pletneva

Абхазский аналитический алфавит академика Н. Я. Марра Эволюция, революция и языковое строительство Vittorio S. Tomelleri

Local Language Planners in the Context of Early Soviet Language Policy : The Case of Greeks Vlada Baranova

Крестьянский язык и революция. Письма во власть до и после 1917 года Alexander Nakhimovsky

Mutations disciplinaires, enjeux méthodologiques

The Emergence of Modern Scientific Communities in Late-1910s and Early Soviet Russia : the case of the Moscow Linguistic Circle Dušan Radunović

Заседание московского лингвистического кружка 1 июня 1919 г. и зарождение стиховедческих концепций О. Брика, Б. Томашевского и Р. Якобсона Igor Pilshchikov

Science, révolution, poésie : le cas d’Ivan Nikanorovič Rozanov (1874-1959) Nikolaj Bogomolov

De l’art autonome du texte à la parole d’autrui : Boris Èjxenbaum et la rhétorique Stefania Sini

Андрей Белый о ритме «Mедного всадника» Ilona Svetlikova

The Excursionism Project and the Study of Literary Places (1921-1924) Frances Nethercott

« Наследство и наследственность» : эволюция критики русской детской литературы 1910-1920-х годов Svetlana Maslinskaya

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 2

Savants et politique

La vie ne s’interrompt jamais. Julian Oksman et la Révolution Vadim Parsamov

La trajectoire d’Al′fred Bem à travers sa correspondance (1917-1921) Stéphanie Cirac

Spiritual Streams and Cultural Models Pursued by Russian Literary Scholars exiled in Interwar Czechoslovakia (R. Jakobson versus E. Liatsky) Miloš Zelenka

Le point sur la question

Le retour du parti socialiste-révolutionnaire dans l’actualité historiographique Pierre Boutonnet

Chronique bibliographique

Nicolae Milescu Spătarul, Dicționarul greco-slavo-româno-latin (secolul al XVII- lea) / Греческо-славянско-румынско-латинский словарь (XVII век) / Greek- Slavonic-Romanian-Latin dictionary (17th century) Chișinău, Editura ARC, 2015, 1552 pages Vera Tchentsova

Giovanni CODEVILLA, Chiesa e Impero in Russia : Dalla Rus′ di Kiev alla Federazione Russa | Storia della Russia e dei paesi limitrofi : Chiesa e Impero Milano, Jaca Book, 2011, 683 pages | Milano, Jaca Book, 2016, 4 volumes Pierre Gonneau

Mark BASSIN, Sergey GLEBOV, Marlène LARUELLE (eds.), Between Europe and Asia. The Origins, Theories, and Legacies of Russian Eurasianism Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2015, 267 pages Svetlana Gorshenina

Georges NIVAT, Les trois âges russes Paris, Fayard, 2015, 320 pages Thomas Chopard

Andrei L’vovič TOPORKOV (ed.), Неизвестные страницы русской фольклористики Moskva, Indrik, 2015, 575 pages Catherine Depretto

Philippe SERS, Kandinsky : l’aventure de l’art abstrait | Klänge = Résonances. Kandinsky et la nécessité intérieure Paris, Hazan, 2015, 330 pages | Paris, Hazan, 2015, 2 volumes Jean-Claude Marcadé

Ksenja Muratova, Неизвестная Россия. Русское искусство первой половины ХХ века. Шедевры коллекции Татьяны и Георгия Хаценковых Milano, Silvana Editoriale, 2015, 501 pages Jean-Claude Marcadé

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 3

Tetjana Filevs′ka (ed.), Казимир Малевич. Київський період 1928-1930 Kyïv, Rodovid, 2016, 336 pages Jean-Claude Marcadé

Jean-Jacques MARIE, Histoire de la guerre civile russe, 1917-1922 Paris, Tallandier, 2015, 425 pages Thomas Chopard

Milada POLIŠENSKÁ, Czechoslovak Diplomacy and the . Deportation of Czechoslovak Citizens to the USSR and the Negotiation for Their repatriation, 1945-1953 Budapest – New York, Central European University Press, 2015, 421 pages Françoise Mayer

Sylvie APRILE, Maryla LAURENT, Janine PONTY, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935) Paris, Le Rocher de Calliope/Numilog, 2015, 281 pages Philippe Rygiel

In Memoriam

Aleksandr Jur′evič GALUšKIN 1960-2014 Catherine Depretto

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 4

Introduction. 1917 en Russie : la philologie à l’épreuve de la Révolution Politique de la langue, évolutions disciplinaires, trajectoires individuelles

Catherine Depretto

NOTE DE L'AUTEUR

“Révolution” : on utilisera le terme au singulier d’abord par commodité et souci d’élégance, mais aussi pour insister sur le continuum que représente la suite des événements à partir de février 1917. À la suite de Marc Ferro (cf. la Révolution russe de 1917, 2e éd., Paris, Flammarion, coll. Champs, 1977 et ses interviews récentes, reproduites dans plusieurs magazines historiques français) et de Nicolas Werth (la Russie en révolution, Découvertes Gallimard, 2003 ; les Révolutions russes, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2017), on considère qu’il y a en 1917 plusieurs révolutions, politique, sociale, nationales, un moment convergentes, mais qui divergent de manière radicale après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre. Si techniquement Octobre est un coup d’État et si les masses n’y ont pas pris part, une révolution sociale n’en est pas moins à l’œuvre dans l’ensemble du pays. Les différences sociales et les antagonismes de classe sont peu de chose au regard de la séparation qui existe actuellement entre les amis du mot et ses ennemis1.

1 Cette déclaration sibylline, extraite de l’article « Le mot et la culture (1921) d’Osip Mandelštam, affirme néanmoins avec force l’existence d’un lien profond entre révolution et langage (logos). La conviction du poète selon laquelle un texte est riche de ses potentialités sémantiques et tire sa puissance de son rapport à un autre texte, l’a sans doute rendu tout particulièrement sensible à ce qui, dans les périodes de

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 5

bouleversements historiques, affecte la langue en tant qu’institution sociale2. Par-delà sa singularité, l’exemple de Mandelštam qui, dans une suite d’articles du début des années 1920, tente de penser le rapport langue-culture à la période postrévolutionnaire, nous conforte dans l’idée que la langue et tout ce qui en dépend, de la création poétique à la politique linguistique, est au cœur de ce qui se joue en Russie à partir de 1917.

2 Aussi, pour rester fidèle à son champ d’étude traditionnel et à la discipline dont c’est l’objet, la Revue des études slaves a-t-elle choisi d’interroger 1917 sous l’angle de son impact sur la philologie3, envisagé du triple point de vue des modifications subies par la langue, des mutations disciplinaires et des destinées scientifiques. Si séries politique et sociale d’une part, linguistique et artistique de l’autre suivent rarement une même chronologie, considérer que les changements qui affectent les unes sont sans conséquence sur les autres est tout autant illusoire. Mais ces interactions sont complexes, contradictoires ; elles suivent des voies non rectilignes et ne sont pas toujours identifiables. Malgré des changements, parfois significatifs, la langue reste stable. Quant à l’art, comme le rappelait de façon provocatrice Viktor Šklovskij deux ans après la révolution, « [il] est indépendant de la vie et sa couleur n’a jamais reflété celle du drapeau qui flotte sur la forteresse de la cité4 ».

3 Dans la Russie des années 1910, de nombreux éléments parlent en faveur d’une révolution intellectuelle et culturelle à l’œuvre, au sens le plus large, et touchant, en particulier, la philologie. Comme le rappelle Sylvie Archaimbault dans l’article liminaire, celle-ci est l’objet d’une remise en cause disciplinaire qui va certes conduire à une redéfinition de son champ, mais qui contient également en germes des facteurs essentiels de renouveau.

4 De quelle façon ces tendances au renouveau sont-elles touchées par la révolution ? Là résident des questions auxquelles il est toujours difficile de répondre de façon nuancée, sauf à reprendre le schéma d’un premier mouvement ascendant des tendances avant- gardistes en art, novatrices en sciences humaines, rapidement suivi d’un reflux et d’une disparition définitive, avec l’imposition du réalisme socialiste et du matérialisme dialectique dans l’URSS stalinienne des années 19305. Pour cette raison, les différentes contributions de ce fascicule mettent l’accent, de préférence, sur les premières années postrévolutionnaires, et non sur le plus long terme. Les auteurs ont essayé de cerner au plus près ce qui était modifié après 1917, malgré la présence d’éléments de continuité.

5 Un premier sujet illustre bien la difficulté à distinguer ce qui appartient à l’avant et à l’après de la révolution : la réforme orthographique, promulguée le 23 décembre 1917 et entérinée par une suite de décrets dont celui du 10 octobre 19186. Cette réforme a pour conséquence principale une simplification de l’alphabet, entraînant la disparition de graphèmes, considérés comme faisant double emploi et rendant inutilement compliqué l’apprentissage de l’orthographe. Compte tenu de sa date de promulgation, cette loi passe pour une réforme bolchevique et s’est chargée d’une dimension politique : adopter la nouvelle orthographe faisait de vous un pro-bolchevique quand la fidélité à l’ancienne marquait votre soutien à la Russie impériale7. Cependant cette réforme ne faisait qu’entériner des projets en gestation depuis le début du XXe siècle, préparés sous l’Ancien régime, par une commission éminemment sérieuse, composée de savants reconnus (dont les linguistes Jan Baudouin de Courtenay, Filip Fortunatov et Aleksej Šaxmatov) que le gouvernement provisoire avait voulu relancer après Février. Les bolcheviks n’ont donc pas innové en la matière ; leur « tort » principal est d’avoir

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 6

agi vite et de façon radicale, en interdisant du jour au lendemain l’utilisation des lettres supprimées en typographie. Dans « L’orthographe soviétique : prémices, programmes, mise en œuvre », Alexandra Pletneva revient sur les circonstances de l’adoption définitive de cette réforme, et lui donne une dimension sociale plus générale, en l’insérant dans un ensemble de mesures, en débat avant la révolution, et visant, dans des domaines très divers, à moderniser la société.

6 Indépendamment de cette réforme, en raison de la guerre et de la révolution, la langue russe subit des modifications, concernant principalement le lexique, mais aussi la morphologie et la syntaxe. Ces nouveautés qui ont frappé grammairiens et linguistes et ont donné lieu à l’époque à des travaux savants se traduisent par l’utilisation d’un nouveau vocabulaire politique et correspondent à de nouvelles manières de s’exprimer, reflétant au sens le plus large les bouleversements du pays8. Sur l’exemple des lettres adressées au pouvoir par les paysans avant et après 1917, Alexander Nakhimovsky essaie ainsi de cerner ce qui change dans leur façon de s’exprimer9.

7 En faisant adopter la réforme orthographique, les bolcheviks entendaient favoriser l’apprentissage de la lecture par le plus grand nombre. Leur ambition éducative s’étendait également à la création d’alphabets pour les peuples de l’ancien Empire qui n’en n’avaient pas encore ainsi qu’à l’adoption de graphies latines pour les langues utilisant d’autres alphabets, arabe ou cyrillique. C’est ainsi que l’on peut parler d’une véritable politique des langues, mise en place après 1917, politique qui n’était pas totalement inédite et reprenait des tendances déjà expérimentées avant 1917, mais qui allait connaître une impulsion décisive, grâce à l’implication de nombreux linguistes. Deux contributions témoignent, dans des sphères différentes, de cette politique des langues et de la collaboration entre pouvoir et savants, l’article de Vittorio S. Tomelleri sur « L’alphabet analytique abkhaze de N. Ja. Marr » et celui de Vlada Baranova, « Planificateurs linguistiques locaux et politique linguistique soviétique des débuts : le cas des Grecs de Mariupol′ »10. 8 D’une façon générale, malgré la situation matérielle dramatique de l’exEmpire, les années de la révolution et de la guerre civile ne signifient par la fin de toute activité intellectuelle et artistique. L’ouvrage d’Aleksej Krusanov, l’Avant-garde russe 1907-1932, ou la chronique de la vie littéraire de la Russie à partir de 1917, engagée sous la direction d’Aleksandr Galuškin, donnent une assez bonne idée de l’effervescence de ces années où abondent cercles poétiques, sociétés savantes et où les réunions peuvent durer de 18 h à 24 h11.

9 Dans les débats philologiques de l’époque, le formalisme russe et ses deux branches principales, le Cercle linguistique de Moscou (désormais CLM) et l’Opojaz de Petrograd occupent une place centrale. Réunissant, dès 1915, linguistes, historiens de la littérature et poètes, le mouvement entend, par-delà les différences entre Pétersbourgeois et Moscovites comme entre ses différents représentants, faire accéder l’étude de la langue et de la littérature au statut de science. Cette ambition qui peut être interprétée dans une perspective de constitution des disciplines scientifiques comme le moment d’accession à l’autonomie, ainsi que le suggère Dušan Radunović dans « L’émergence des communautés scientifiques modernes en Russie à la fin des années 1910-début des années 1920 », a été à l’origine d’avancées décisives. Au langage ordinaire, quotidien est opposé le « langage poétique », énoncé qui n’a d’autre but que lui-même et se caractérise par sa littérarité (literaturnost′). Quant au but de l’art littéraire, il consiste à donner une perception décalée (ostranenie) de la réalité afin de la

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 7

faire voir et non simplement reconnaître. Les formalistes ne rejettent pas ce que la critique traditionnelle désigne du terme de contenu, mais considèrent que celui-ci fait partie de la forme. À partir de ces gestes fondamentaux, une intense réflexion débouche sur des travaux qui enrichissent, modifient les prémisses et contribuent à faire du formalisme un des courants majeurs des études linguistiques et littéraires au XXe siècle 12. On lui doit, entre autres, les notions de structure et de système, de dominante, l’opposition fabula / sjužet, à la base des études narratologiques13, une conception moderne de la parodie qui ne vise pas à faire rire, mais est un moteur général de l’évolution littéraire, etc. Le formalisme de la maturité a également posé les bases d’une sémantique poétique, d’une approche systémique de l’histoire des formes littéraires, d’une théorie de la réception, voire d’une sociologie de la littérature14. Le mouvement a également marqué l’étude du folklore et du cinéma. Sur le plan linguistique, il entretient des rapports complexes avec le structuralisme des années 1960. Si le formalisme est plus spontanément associé aux études littéraires, le mouvement a été tout autant linguistique, ainsi que le montrent la présence en son sein de linguistes de formation, l’importance de ses problématiques linguistiques, l’origine linguistique de nombre de ses concepts, comme celui, fondateur, de « langage poétique » et le rôle central du CLM.

10 Les jeunes qui prennent hardiment la parole en ces années ont pour nom Petr Bogatyrev, Boris Ejxenbaum, Roman Jakobson, Boris Jarxo, Viktor Šklovskij, Boris Tomaševskij, Jurij Tynjanov, Grigorij Vinokur... tous ont marqué de leur empreinte la philologie du XXe siècle et ont contribué à faire des années 1920 une « décennie remarquable »15. En témoigne la parution en 1929 d’ouvrages bilan majeurs (qui sont parfois des rééditions) : Théorie de la prose de Šklovskij, Du vers de Tomaševskij, Archaïstes et novateurs de Tynjanov, la Culture de la langue de Vinokur... C’est en 1929 que Roman Jakobson publie ses « Remarques sur l’évolution phonologique du russe comparée à celle des autres langues slaves », un des textes fondateurs de la phonologie moderne. Et cette énumération, forcément sélective, ne mentionne pas d’autres noms, plus ou moins proches du formalisme, ceux de Viktor Žirmunskij (Questions de théorie de la littérature, 1928), Viktor Vinogradov (la Prose littéraire, 1930) ou, situé aux antipodes, celui de Mixail Baxtin (Problèmes de l’œuvre de Dostoevskij, 1929), de Valentin Vološinov (le Marxime et la philosophie du langage, 1929). En 1929, Belyj met un point d’orgue à ses recherches sur le vers, avec le Rythme comme dialectique et le Cavalier de bronze.

11 Parmi les apports des formalistes, un domaine n’a volontairement pas été mentionné, celui de l’étude du vers (stixovedenie) : il a pourtant reçu de leur part une impulsion décisive, mais pour des raisons parfaitement compréhensibles, il est assez peu question de ce sujet hors de la slavistique. L’accès aux subtilités de la métrique russe et slave reste interdit à ceux qui ne parlent pas la (es) langue(s) de l’original. Mais, comme le met en évidence Igor Pilshchikov dans son introduction à la publication d’un inédit essentiel16, les formalistes ont été à l’origine d’avancées décisives en ce secteur, grâce, principalement, au Cercle linguistique de Moscou et à six de ses membres, Roman Jakobson, Boris Jarxo, Boris Tomaševskij déjà cités, auxquels on peut ajouter Osip Brik, Sergej Bobrov, Maksim Kenigsberg. Leurs discussions ne portent pas seulement sur quelques points précis de métrique (place des accents, possibilités ou non d’accents non métriques etc.), mais ont pour enjeu des notions centrales telles que le rythme poétique, l’auréole sémantique du mètre, la conception même du vers. Un aspect important de la constitution de l’approche formaliste du vers est son positionnement

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 8

anti-symboliste, dirigé, en particulier, contre les travaux de métrique du poète symboliste Valerij Brjusov. Ce durcissement qui n’empêchera pas les formalistes de reconnaître plus tard leur dette à l’égard des symbolistes, de Belyj au premier chef, n’est sans doute pas étranger à la révolution, même s’il n’y a pas de lien causal direct entre les deux phénomènes. Pour des raisons strictement tactiques, les jeunes philologues du CLM ont sans doute besoin d’affirmer leur position, quitte pour cela à faire preuve d’intransigeance et de partialité17. On rappellera que Tomaševskij, un des plus acerbes dans ses critiques, s’était pourtant adressé à Brjusov en 1910-1911 pour lui faire part du résultat de ses premiers travaux sur le vers18.

12 Plus généralement, après 1917, tout ce qui est lié au symbolisme, y compris ses aspects les plus modernes, peut donner l’impression d’appartenir à la culture du passé. Ainsi Boris Ejxenbaum qui, à la différence de son frère aîné, l’anarchiste Vsevolod Voline, n’était pas particulièrement impliqué dans la vie politique, a l’impression confuse d’abord, puis de plus en plus nette, que la révolution en cours rend obsolète sa propre méthode de critique esthétisante, telle qu’il la pratique depuis les années 1910 et qui est liée au symbolisme. Ce sentiment le conduit paradoxalement non pas à une lecture engagée de la littérature, mais à une approche formelle, débarrassée de toute « brume gnoséologique » qui a pour résultat sa célèbre étude « Comment est fait le Manteau de Gogol′ ? » (1919) et son ralliement au groupe de Šklovskij. D’une façon générale, les critiques traditionnels peuvent à l’occasion être attirés par ce qui est perçu comme novateur et tirer profit des débats auxquels ils assistent, sans pour autant se rallier définitivement à tel ou tel groupe ou changer de méthode. C’est ce que met en évidence Nikolaj Bogomolov sur l’exemple d’Ivan Nikanorovič Rozanov (1874-1959), un critique assez discret dont la carrière fut relativement prospère à la période soviétique et qui a été un participant assidu des réunions du CLM, sans être pour autant un de ses membres. Il figure parmi les intervenants de la discussion qui a suivi l’exposé d’Osip Brik le 1er juin 1919 et dont Igor Pilshchikov publie le compte rendu. Sa biographie officielle ne laissait pas imaginer qu’il ait pu, un moment, être au cœur d’une activité intellectuelle aussi foisonnante, n’eût été son journal, objet d’une attention soutenue de la part des chercheurs ces dernières années19. Ce document rend compte plus largement de l’effervescence intellectuelle, poétique qui suit la révolution et révèle l’évolution de son auteur qui, à suivre les séances du CLM, en vient à une approche des courants littéraires qui peut faire penser aux analyses des formalistes, en particulier à l’article de Jurij Tynjanov, « L’intervalle » (1924). Ce cas tend à élargir, de façon inattendue, l’influence du mouvement et confirme, une fois de plus, l’amplitude des tendances novatrices.

13 Par son intérêt pour les questions techniques, pour la forme de l’expression, le formalisme peut sembler aux antipodes de l’approche sociologique de la littérature, caractéristique du marxisme et c’est bien ainsi que Trockij le présente dans l’article de Littérature et révolution (1923), « L’école formaliste de poésie et le marxisme », tout en lui reconnaissant une certaine utilité strictement pratique20. Néanmoins, entre formalisme et marxisme le fossé n’est pas insurmontable ; l’un et l’autre sont des courants de pensée rationaliste, à la recherche de lois de fonctionnement (zakonomernosti) : Le formalisme est caractéristique de l’époque par sa tendance au décortiquage analytique qui en faisait le double non déclaré de l’analyse historique et sociologique. Il en était l’antipode et le double, ce qui, dans ce vaste développement culturel, se combinait en quelque sorte21.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 9

14 D’autre part, la plupart des formalistes ne refusent pas de participer aux institutions mises en place par Octobre ; certains se rallient aux bolcheviks, comme les linguistes Evgenij Polivanov, Lev Jakubinskij, le critique Osip Brik. Même Šklovskij qui a dû fuir Petrograd où il était menacé d’arrestation pour son activité dans l’organisation secrète de combat du parti socialiste-révolutionnaire pendant la guerre civile n’est pas hostile, après son retour, à tester la méthode formelle sur l’analyse du discours politique : le numéro de la revue LEF, dirigée par Vladimir Majakovskij, consacré à la langue de Lenin, auquel contribueront les principaux formalistes de Petrograd en est certainement une illustration. Ce numéro poursuit des buts politiques, démontrer que le formalisme est un outil universel, qu’il est compatible avec la révolution et avec le marxisme22, mais il a aussi des conséquences (insoupçonnées) sur l’évolution de certains formalistes, ainsi que l’établit Stefania Sini dans l’article qu’elle consacre à Boris Ejxenbaum23.

15 Cet épisode illustre un point important, toujours en débat, celui des liens entre révolution et formalisme. Se développant principalement après 1917, et tissant, malgré les attaques dont il est l’objet de la part des marxistes, des liens institutionnels avec le nouveau régime, celui-ci a pu donner l’impression d’être un mouvement, né de la révolution. Une partie du langage (et des concepts) des formalistes n’est certainement pas sans subir l’influence de la rhétorique révolutionnaire, telle la succession des étapes littéraires envisagée en termes de « lutte » chez Šklovskij ou Tynjanov24. Certains sujets abordés par le CLM sont liés à l’actualité, comme les séances consacrées aux légendes populaires concernant la famille impériale ou aux abréviations de la langue russe de la période révolutionnaire25. L’intransigeance à l’égard des travaux de métrique de Brjusov est aussi le reflet, au moins en partie, des bouleversements en cours.

16 Cependant l’aspiration au renouveau disciplinaire qui s’exprime dans le formalisme philologique est bien antérieur à la révolution26 : ses prémices remontent aux années 1910, aux avancées de la linguistique, à la réhabilitation de l’esthétique, caractéristique de l’Âge d’argent et à l’émergence du futurisme, sans parler de son « contexte européen »27. Les premières déclarations de Šklovskij datent de 1913 ; les débuts informels de l’Opojaz se situent vers 1914, après sa rencontre avec les deux élèves de Baudouin de Courtenay, Jakubinskij et Polivanov. Le CLM est officiellement fondé en 1915.

17 Cependant, par un hasard de calendrier, l’article de Šklovskij, « L’art comme procédé », considéré comme la première plate-forme de l’Opojaz, paraît en 191728. Quant à Jakobson, dans ses souvenirs des années 1960, il s’est plu à dater la fondation du groupe de Petrograd de février 1917 : Vers la fin de l’année 1916, Osip Brik, anticipateur clairvoyant, publia la première déclaration de ce groupe en effervescence [Opojaz], le premier Sbornik po teorii poetičeskogo jazyka et, quelques semaines plus tard, en février 1917, il nous invita B. M. Ejxenbaum, L. P. Jakubinskij, V. B. Šklovskij et moi-même, à dîner chez lui, réunion animée au cours de laquelle fut décidée la création de cette nouvelle association29.

18 Aussi révolution méthodologique et révolution sociale ont-elles, pour un temps, coïncidé ; la veine iconoclaste du formalisme, héritière de ses liens avec l’avant-garde futuriste30, a indéniablement été renforcée par le climat général de renversement du monde ancien. Néanmoins, une partie significative des recherches s’est poursuivie

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 10

après 1917, de façon indépendante de l’actualité politique. La branche moscovite du formalisme, en la personne de Boris Jarxo par exemple31, s’est efforcée de conserver sa neutralité académique, d’où la prééminence que certains spécialistes voudraient lui attribuer aujourd’hui, au détriment de l’Opojaz, davantage lié à l’époque32.

19 Si le formalisme est un des principaux vecteurs du renouveau de la philologie russe des années 1910-1920, il côtoie bien d’autres tendances. Trois articles jettent des éclairages sur des approches littéraires et artistiques contemporaines. Ilona Svetlikova revient sur la trajectoire du poète symboliste Andrej Belyj. Elle relie ses affirmations les plus radicales de son texte de 1929, le Rythme comme dialectique et le Cavalier de bronze, dans lequel il fait de Puškin un auteur quasiment révolutionnaire, à des éléments de même nature, déjà présents dans son roman, conçu avant la révolution, Pétersbourg (1913) et publié la première fois en 1916. Dans « Le projet excursionniste et l’étude des sites littéraires (1921-1924) », Frances Nethercott met en évidence, pour sa part, l’originalité de méthodes de travail élaborées avant la révolution par le médiéviste Ivan Grevs (1860-1941) et reprises par son élève, Nikolaj Anciferov (1889-1958). Ces méthodes qui affirment l’importance, entre autres, des voyages culturels sur le terrain afin de se pénétrer de « l’âme d’un lieu » bénéficient d’un soutien officiel après la révolution et suscitent l’intérêt du commissaire à l’instruction publique Anatolij Lunačarskij, avant d’être finalement absorbées au profit des « études locales » (kraevedenie). Svetlana Maslinskaja insiste pour finir sur les éléments de continuité qui marquent l’approche critique de la littérature pour enfants entre les années 1910 et 192033.

20 Ces éléments d’apparente continuité ne sauraient masquer les failles et ruptures qui affectent les disciplines philologiques et qui sont dues principalement à la désorganisation du tissu institutionnel, aux clivages politiques, aux disparitions prématurées, aux départs et à l’exil. Au nombre des pertes subies par la discipline, dues, à différents degrés, aux conditions d’existence dramatiques, consécutives à la révolution, mentionnons celles de Fedor Batjuškov (18571920), Roman Brandt (1853-1920), Sergej Bulič (1859-1921), Pеtr Morozov (1854-1920), Aleksej Šaxmatov (1864-1920), Vjačeslav Ščepkin (1863-1920), Il′ja Šljapkin (1858-1918), Dmitrij Ovsjaniko- Kulikovskij (1853-1920), Semen Vengerov (1855-1920)...34 Des savants implantés dans l’université russe choisissent de rejoindre leurs patries d’origine quand celles-ci recouvrent une indépendance à l’issue de la Première Guerre mondiale, comme Jan Baudouin de Courtenay (1845-1929) ou Tadeusz Zielinski (1859-1944), dont la carrière se poursuit en Pologne. Le germaniste, pilier du comparatisme pétersbourgeois, Fedor Braun (1862-1942) se fixe en Allemagne, à Leipzig. D’une façon générale, ces années confrontent les savants à la nécessité d’un choix, rester, s’adapter ou partir. Si certains linguistes se rallient aux bolcheviks35 , d’autres tel Nicolas Troubetzkoy prennent assez vite la voie de l’émigration.

21 Ces sujets ont été bien étudiés et ont donné lieu à de nombreux travaux ; néanmoins, à part quelques monographies consacrées aux figures les plus représentatives, l’approche est le plus souvent globale et concerne l’intelligentsia russe dans son ensemble, principalement dans une perspective politique. Or, l’examen détaillé des trajectoires révèle la présence de nombreuses zones d’ombre, la complexité des motivations et la part non négligeable du hasard, y compris pour ceux qui restent en Russie.

22 L’obligation qui a été imposée à ces « savants soviétiques » de se composer une biographie idoine, sans accroc, rend particulièrement difficile aujourd’hui la reconstitution de leurs parcours. C’est à des difficultés de cet ordre que se heurte

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 11

Vadim Parsamov à propos de Julian Oksman (1895-1970), auquel on s’est intéressé ces dernières années plus pour son activité quasi-dissidente au moment du Dégel que pour l’ensemble de sa carrière scientifique et administrative36. Pour reconstituer son cheminement en 1917, pour comprendre sur quelle base il se rapproche des bolcheviks, le chercheur doit procéder par recoupement de souvenirs souvent écrits a posteriori ; il ne peut se livrer qu’à des conjectures, même si quelques correspondances ont échappé miraculeusement aux destructions. Si sa carrière de gestionnaire stalinien ne doit pas influencer notre lecture des premières années postrévolutionnaires d’Oksman, le choix de l’émigration par Al′fred Bem (1886-1945 ?), son aîné et condisciple à l’Université de Saint-Pétersbourg, ne doit pas nous pousser davantage à des jugements hâtifs. Grâce à l’analyse de sa correspondance, Stéphanie Cirac détaille ses atermoiements au cours de l’année 1917 ; elle reconstitue le faisceau d’éléments qui le font d’abord quitter Petrograd pour l’Ukraine, puis le poussent définitivement hors des frontières de l’ancien Empire russe, malgré des projets de collaboration scientifique entre la Russie et l’Ukraine.

23 Pour d’autres raisons, la situation de Roman Jakobson (1896-1982) à Prague dans l’entre-deux-guerres, en particulier pendant les années 1920, illustre les ambiguïtés de cette Russie hors frontières : celui qui peut apparaître comme un émigré travaille à son arrivée en qualité de traducteur pour la Croix rouge soviétique et garde la nationalité soviétique jusqu’à la fin des années 1930. Dans le même temps, il cherche à s’intégrer au milieu scientifique local et national : après bien des difficultés, il est admis à enseigner à l’université de Brno37. Ces liens gardés avec la patrie soviétique expliquent certainement pour une bonne part l’animosité que suscite sa personne, en particulier chez un critique littéraire russe moins connu du Prague de l’entre-deux-guerres, émigré de la première heure et plus traditionnel, Evgenij Ljackij (1868-1942), auquel le confronte Miloš Zelenka dans une contribution bien documentée38. Outre l’éclairage apporté sur ces deux figures et la révélation de plusieurs éléments significatifs, l’article rappelle l’importance de Prague comme foyer intellectuel de l’émigration russe39 et met en lumière son caractère composite. Les milieux académiques ne sont pas épargnés (au contraire) par les clivages politiques et méthodologiques : pour preuve les efforts déployés par Ljackij pour empêcher Viktor Šklovskij de faire des conférences à Prague40.

24 Ces deux derniers articles permettent ainsi une approche plus détaillée de thématiques, déjà bien explorées, mais qui n’ont pas encore été l’objet d’une synthèse d’histoire sociale et culturelle, axée spécifiquement sur les philologues41. L’abondance de matériaux encore inédits, correspondances, journaux personnels, souvenirs, ne peut que stimuler la poursuite des recherches. À terme, celles-ci devraient permettre d’aborder la question de la reconfiguration des communautés scientifiques dans l’Europe de l’entre-deux-guerres et de mettre en lumière, de façon plus systématique, le degré d’intégration de ces philologues à la vie intellectuelle des capitales d’adoption, principalement Belgrade, Berlin, Paris, Prague, Sofia...

25 Au terme de cette présentation forcément trop succincte, nous voudrions rendre hommage à la mémoire de deux représentants importants de la théorie littéraire du XXe siècle, disparus au début de l’année 2017. Le premier, Lubomir Doležel est né en 1922, dans l’actuelle République tchèque et est décédé à Vérone en janvier 2017. Structuraliste, théoricien de la littérature, il s’est installé au Canada après l’écrasement du Printemps de Prague et était professeur émérite de l’université de Toronto. Son

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 12

œuvre renoue avec la tradition du structuralisme tchèque, combinée à l’apport de la logique linguistique, de la sémiotique et de la narratologie. Parmi ses principaux concepts, on mentionnera celui des modes narratifs et des mondes possibles (fictifs) et parmi ses principaux ouvrages, Occidental Poetics : tradition and Progress (1989) ; Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds (1998). Possible Worlds of Fiction and History : The Postmodern stage (2010).

26 Le second, Tzvetan Todorov, né en Bulgarie en 1939, décédé à Paris le 7 février 2017, a été au cœur de la vie intellectuelle française et internationale pendant une cinquantaine d’années. Directeur de recherche au CNRS, un des fondateurs du Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL) de l’EHESS, critique, théoricien de la littérature et historien, il est l’auteur de près de quarante titres, traduits en plus de vingt-cinq langues. Il a été, entre autres, l’introducteur en France du formalisme russe, grâce à l’anthologie de textes, publiée sous sa direction dans la collection « Poétique » du Seuil en 1966, intitulée Théorie de la littérature et préfacée par Roman Jakobson. Il a contribué ensuite à faire connaître l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine, avec le Principe dialogique (1981). Son œuvre se répartit principalement en deux grands volets, un de critique littéraire, avec les désormais classiques Introduction à la littérature fantastique (1970), Poétique de la prose (1971), Théories du symbole (1977), les Genres du discours (1978)..., un second d’histoire des idées, consacré principalement aux Lumières, à une réflexion sur l’altérité et sur le totalitarisme, Mémoire du mal, tentation du bien (2000). La poésie et la littérature russes ont toujours été au cœur de ses préoccupations, ainsi qu’en témoigne son dernier ouvrage, paru quelques jours après sa disparition, la Révolution et les artistes. Russie : 1917-194142.

27 Le numéro n’aurait pu être possible sans la collaboration de tous les contributeurs que je remercie chaleureusement pour s’être pliés de bonne grâce aux règles éditoriales de la Revue des études slaves. Ma gratitude va également à tous ceux qui, par leur relecture attentive, leurs traductions, m’ont aidée à réaliser ce numéro, mes collègues, Sylvie Archaimbault, Philippe Gelez, Bella Ostromooukhova, les doctorants et docteurs, Stéphanie Cirac, Claire Delaunay, Laura-Jane Duquesney, Eugène Priadko, Elena Ourjoumtseva, Daria Sinichkina.

28 Une mention particulière revient à Astrid Mazabraud pour son aide indéfectible et le soin mis à l’accomplissement d’un projet dont elle a fidèlement suivi toutes les étapes. Paris, avril 2017.

NOTES

1. « Слово и культура » (1921), in Сочинения в двух томах, t. 2, M., Xudožestvennaja literatura, 1990, p. 169. L’usage veut que l’on traduise le russe « slovo » par « verbe ». Nous préférons le terme de « mot », correspondant, nous semble-t-il, davantage au philologisme du poète et à sa conception de la langue comme de l’écriture poétique. 2. Cet aspect sera particulièrement développé au XXe siècle, à travers l’essor, entre autres, de la sociolinguistique. Sur l’approche de la langue du point de vue de la sociologie, cf. John B.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 13

Thompson, « Préface », in Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points Seuil, 2001, p. 7-51. 3. Si le terme n’est plus guère utilisé en français, il est, en revanche, toujours vivace en russe. Il plaisait certainement encore à Roman Jakobson dont la tombe porte l’inscription « philologue russe ». Pourtant, le linguiste s’était fermement opposé à son ami Grigorij Vinokur dans sa réhabilitation de la philologie (vs linguistique) à partir du milieu des années 1920. À ce sujet, cf. S. I. Gindin, E. A. Ivanova (eds.), « Друзья в жизни-оппоненты в науке. Переписка Г. О. Винокура и Р. О. Якобсона », Новое литературное обошрение, 21, 1996, p. 59-111. Introduction, p. 59-70. 4. « Улля, улля, марсиане !», Искусство коммуны 30 mars 1919, repris dans Ход коня, M. – Berlin, Gelikon, 1923, p. 39 (tr. fr. Michel Petris, la Marche du cheval, Paris, Champ libre, 1973, p. 37). 5. Cf. parmi les derniers ouvrages parus, Sergej Zenkin, Elena Šumilova (eds.), Русская интеллектуальная революция 1910-1930-x годов, M., NLO, 2016. 6. « Декретъ о введеніи новаго правописанія », Газета Временнаго Рабочаго и Крестьянскаго Правительства, 23 декабря (5 января) декабря 1917, no 40, p. 1. 7. Cf. l’anecdote selon laquelle le peintre Il′ja Repin aurait refusé d’attester que Šklovskij n’était pas un bolchevik parce que la demande qu’il lui avait envoyée était rédigée selon la nouvelle orthographe, Roman Jakobson, Будетлянин науки. Воспоминания, письма, статьи, стихи, проза, M., Gileja, 2012, p. 77-78. 8. Cf., par exemple, André Mazon, Lexique de la guerre et de la révolution en Russie, Paris, Honoré Champion, 1920 ; A. G. Gornfel′d, Новые словечки и старые слова, Pb., Kolos, 1922 ; S. Karcevskij, Язык, война, революция, Berlin, Russkoe universal′noe izdatel′stvo, 1923 ; G. O. Vinokur, Культура языка, 2e éd., M., 1929 [1925]et surtout A. M. Seliščev, Язык революционной эпохи. Из наблюдений над русским языком последних лет (1917-1926),М., Rabotnik prosveščenija, 1928 ; réédition fac-similé Leipzig, 1974. Pour un point de vue actuel sur l’ouvrage, cf.Viktor Živov, « Язык и революция. Размышления над старой книгой А. М. Селищева », Отечественные записки, 2005, no 2, p. 175-200. 9. « Крестьянский язык и революция. Письма во власть до и после 1917 г. ». Sur ce sujet, cf. également Orlando Figes, « The Russian Revolution of 1917 and Its Language in the Village », The Russian Review, 56, 3, 1997, p. 323-345. 10. Pour une mise en perspective, cf. Juliette Cadiot, Dominique Arel, Larissa Zakharova (eds.), Cacophonies d’Empire. Le gouvernement des langues dans l’Empire russe et l’Union soviétique, Paris, CNRS éditions, 2010. 11. A. Krusanov, Русский авангард, 1907-1932 : исторический обзор в трех томах, t. 1, kn. 1, M., Novoe literaturnoe obozrenie, 1996 (rééd. 2010) ; t. 2, kn. 1, 2, 2003. A. Galuškin (ed.), Литературная жизнь России 1920-х годов : события, отзывы современников, библиография, t. 1, č. 1, Москва и Петроград 1917-1920 гг., t. 2, č. 2, Москва и Петроград 1921-1922 гг., М., IMLI RAN, 2005. 12. L’article rédigé en commun par Jakobson et Tynjanov (1928), plate-forme du formalisme de la maturité, est intitulé « Problèmes des études littéraires et linguistiques ». Sur l’importance du mouvement, voir Antoine Compagnon, le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 22-24 et sur les raisons de ce phénomène, Galin Tixanov, « Почему современная теория литературы возникла в Центральной и Восточной Европе ? », НЛО, 53, 2002. À compter de 2013, date anniversaire d’une des premières interventions (1913) de Šklovskij, les colloques et publications consacrés au formalisme russe ont été nombreux. On signalera, à titre d’exemple, la volumineuse anthologie parue sous la direction de S. A. Ušakin, Формальный метод : Антология русского модернизма, t. 1, Системы ; t. 2, Материалы ; t. 2, Tехнологии, Ekaterinburg, М., Kabinetnyj učenyj, 2016 (trois volumes de près de 1 000 pages). Voir enfin, Jan

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 14

Levčenko, Igor Pilščikov (eds.), Эпоха “остранения”. Русский формализм и современное гуманитарное знание, M., NLO, 2017. 13. Reprise par Gérard Genette dans l’opposition histoire/récit, cf. Nouveau discours du récit (1983), in Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Points Seuil, 2007, p. 297-298. 14. Sur les différents formalismes, cf. Tzvetan Todorov, « Le langage poétique », in Critique de la critique, Paris, Seuil, Poétique, 1984, p. 17-37. 15. L’expression de « décennie remarquable » est empruntée au mémorialiste Pavel Annenkov qui l’utilise à propos des années 1838-1848 pour évoquer la richesse des débats intellectuels entre Belinskij, Granovskij, Herzen... ; elle est reprise par Grigorij Vinokur dans une lettre adressée le 23 décembre 1943 à Boris Èjxenbaum après la mort de Jurij Tynjanov pour caractériser leur époque (les années 1920), cf. Е. А. Тоddes (ed.), Литературное обозрение, 10, 1984, p. 112. 16. Il s’agit du procès-verbal de la séance du CLM du 1er juin 1919, lors de laquelle, après un exposé d’Osip Brik sur le rythme du vers ont pris la parole Tomaševskij, Jakobson, Vinokur, Aleksandr Romm, Ivan Rozanov... Pour une présentation générale du CLM, voir principalement G. S. Barankova, « К истории Московского лингвистического кружка : материалы из рукописного архива Института русского языка », Язык. Культура. Гуманитарное знаниe, M., Naučnyj mir, 1999, p. 359-382 ; A. V. Krusanov, « МЛК », Русский авангард 1907-1923 : исторический обзор, t. 2, kn. 1, Футуристическая революция, 1917-1921, М., 2003, p. 452-495. Pour des références plus détaillées, cf. l’article d’Igor Pilshchikov dans le présent numéro. 17. En 1919, la parution de Nauka o stixe de Brjusov est suivie de trois comptes rendus négatifs, dus à Brik, Jakobson, Tomaševskij (le seul compte rendu positif est celui de Vjačeslav Ivanov) et le 1er avril 1921 une séance spéciale du CLM est consacré au sujet (Lazar Fleishman, « Томашевский и Московский лингвистический кружок », Труды по знаковым системам IX, Tartu, 1977, p. 113-124). Voir également S. I. Gindin, « Первый конфликт двух полокений основателей русского стиховедения», « Как МЛК воевал с Брюсовым и Потебней », НЛО, 86, 2007, 4, p. 64-69 et 70-78. 18. Fleishman (ed.), « Письма Б. В. Томашевского В. Г. Брюсову », Труды по знаковым системам V, Tartu, 1971 p. 532-544. 19. N. A. Bogomolov, « Пастернак в дневнике И. Н. Розанова », Russian Literature, 78, 2015, 3-4, p. 655-678 ; du même auteur « Разговор с Мариной Цветаевой : из дневника И. Н. Розанова », Новый мир, 2016, 4, p. 181-192 ; « Ходасевич в дневнике И. Н. Розанова (1913-1923) », Russian Literature, 2016, 83-84, p. 201-247 ; « Ахматова в дневнике И. Н. Розанова », Русская литература, 3, 2016, p. 200223 ; « Пастернак в дневнике И. Н. Розанова. Статья вторая 1930-1940-е годы », Новое о Пастернаках : Материалы Пастернаковской конференции 2015 года в Стэнфорде, Мoskva, Аzbukovnik, 2017, p. 461-492 ; S. Ju. Preobraženskij, « Русский формализм глазами традиционалиста (И. Н. Розанов об О. М. Брике и МЛК)», in : G. V. Vekšin (ed.), Методология и практика русского формализма : Бриковский сборник, vyp. II, М., Azbukovnik, 2014, p. 101. 20. Littérature et révolution, traduit du russe par Pierre Frank, Claude Ligny et Jean-Jacques Marie, Paris, Les Éditions de la passion, 2000, p. 99-110. 21. Lidija Ginzburg, « Эпохален формализм еще и тем, что в своей склонности к аналитическому разъятию он был неузнанным двойником исторического и социологического анализа. Антиподом и двойником – что как-то увязывалось в большом культурном развороте», Записные книжки. Воспоминания. Эссе, SPb, Iskusstvo- SPb, 2002, p. 295. 22. А.Galuškin, « Неудавшийся диалог (из истории взаимоотношений формальной школы и власти) », Тыняновский сборник 6, Riga-M., 1992, p. 210-217. Dans une lettre du 2 octobre 1924 adressée à Èjxenbaum et Tynjanov, Šklovskij écrit entre autres : « Kamenev a parlé de nos articles sur Lénine avec Maïakovski ; il n’en revenait pas qu’Eichenbaum et Tynianov aient

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 15

si bien compris la personnalité de Lénine sans le connaître. Il a dit que ce que nous avions écrit sur Lénine correspondait étonnament à Lénine vivant. Cela fait bien plaisir, indépendamment de toute autre considération.», cité d’après « Trois lettres de Viktor Chklovski », les formalistes russes, Europe, 911, mars 2005, p. 120. 23. « De l’art autonome du texte à la parole d’autrui. Boris Èjxenbaum et la rhétorique ». Les attaques que les formalistes ont eu à subir de la part des marxistes sont un épisode bien connu, sur lequel nous ne reviendrons pas et qu’éclaire, en partie, l’article de Stefania Sini. Cf. également Gérard Conio, le Formalisme et le futurisme russes devant le marxisme, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975. 24. О. Proskurin, « Две модели литературной эволюции : Ю. Н. Тынянов и В. Э. Вацуро », НЛО, 2000, 42, p. 63-77. 25. Cf. en particulier la dernière publication en date d’un ensemble significatif de procès-verbaux de séances du CLM, A. L. Toporkov et A. A. Pančenko (eds.), « Fol′klornye temy na zasedanijax MLK », in A. L. Toporkov (ed.), Неизвестные страницы русской фольклористики, М., Indrik, 2015, p. 72-141. 26. À la différence d’autres pays, le formalisme en Russie est avant tout philologique. Cette affirmation est susceptible d’être corrigée, si l’on prend en considération l’héritage des historiens de l’art, travaillant au GAXN, comme A. G. Gabričevskij (1891-1968). Cf. A. G. Gabričevskij, Морфология искусства, M., Agraf, 2002 et, à son sujet, Биография и культура : документы, письма, воспоминания, M., Rosspèn, 2011. D’une façon générale, il est possible de repérer dans la pratique de certains peintres et critiques d’art des éléments formalistes, ce qui n’en fait pas pour autant des « formalistes » au sens historique. 27. Voir, entre autres, Aleksandr Dmitriev, « Le contexte européen (français et allemand) du formalisme russe », Cahiers du monde russe, 43, 2002, 2/3, p. 423-440 ; Ilona Svetlikova, Истоки русского формализма. Традиция психологизма и формальная школа, M., NLO, 2005 ; Céline Trautmann-Waller, Carole Maigné (eds.), Formalismes esthétiques et héritage herbatien, Vienne, Prague Moscou, Hildesheim – Zürich – New York, Georg Olms Verlag, 2009 ; Michel Espagne, Ekaterina Dmitrieva, Valerij Zemskov (eds.), Европейский контекст русского формализма (к проблеме эстетических пересещений : Франция, Германия, Италия, Россия), M., IMLI RAN, 2009. 28. Publié dans le fascicule deux des Cборники по теории поетического языка [Recueils de théorie du langage poétique]. 29. « Un exemple de migration de termes et de modèles institutionnels », Tel Quel 41, 1970, p. 97 ; repris dans Roman Jakobson, Selected Writings 2, The Hague – Paris, Mouton, 1971, p. 527-538. Jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas de « date officielle » de fondation de l’Opojaz. 30. Sur ce sujet, voir la mise au point de Jean-Philippe Jaccard, « Du futurisme au formalisme », in les Formalistes russes, Europe, 911, mars 2005, p. 37-54 ainsi que Marija Umnova, Aвангардные установки в теории литературы и критике Опояза, M., Progess-tradicija, 2013. 31. Boris Jarxo, Методологию точного литературоведения, M., Jazyki slavjanskix kul′tur, 2006. 32. Précisons que cette opposition concerne le CLM, après le départ de son premier président Roman Jakobson. Sur science et politique dans la carrière de ce dernier, cf. Tomas Glanc, « (Интеллектуальные) революции Романа Якобсона, 1910-1930-e годы », in Русская интеллектуальная революция 1910-1930-x годов, op. cit., p. 102-114. 33. « “Наследство и наследственность” : эволюция критики русской детской литературы 1910-20х годов ». 34. Quelques données se trouvent dans Petr Bogatyrev, Roman Jakobson, Славянская филология в России за годы войны и революции, Berlin, Opojaz, 1923, p. 8-10. 35. À ce sujet, pour une première tentative de typologie, cf. Vladimir Alpatov, « Филология и революция », НЛO, 53, 2002, p. 199-216.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 16

36. . Sur ce point, cf. Catherine Depretto, « Julian Oksman-mémorialiste », in Guido Carpi, Lazar Fleishman, Bianca Sulpasso (eds.), Venok. Studia slavica Stefano Garzonio sexagenario oblata. In Honor of Stefano Garzonio, part. 1, Stanford Slavic Studies, vol. 40, Stanford, 2012, p. 170-187. 37. Cf. Tomáš Glanc (ed.), R. Jakobson, Formalistická škola a dnešní literární věda ruská : Brno 1935, Praha, Academia, 2005 ; trad. en russe : R. Jakobson, Формальная школа и современное русское литературоведение, М., Jazyki slavjanskix kul′tur, 2011. 38. “Spiritual Streams and Cultural Models pursued by Russian Literary Scholars exiled in interwar Czechoslovakia (Roman Jakobson versus Evgenii Liatsky)” 39. Sur les historiens russes à Prague, cf. M.V. Kovalev, Русские историки-эмигранты в Праге (1920-1940 гг.), Saratov, 2012. 40. Lettre de Jakobson à Šklovskij du 7 novembre 1922, A. Galuškin, « Виктор Шкловский и Роман Якобсон. Переписка (1922-1956) », in : H. Baran, S. Gindin (eds.), Роман Якобсон. Тексты, документы, исследования, М., RGGU, 1999, p. 112-113. 41. Voir néanmoins, M. A. Robinson, Судьба академической элиты : отечественное славяноведение (1917 – начало 30-х годов), М., Indrik, 2004. 42. Pour une analyse plus détaillée de l’œuvre de Tzvetan Todorov, nous renvoyons au très bel hommage de son ancien collègue, Philippe Roussin, paru dans Mediapart, le 17 février 2017.

AUTEUR

CATHERINE DEPRETTO Université Paris-Sorbonne – Eur’Orbem

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 17

La révolution et la langue

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 18

De la philologie à la linguistique : l’éclatement d’une discipline From Philology to Linguistics : the Breakingup of a Discipline

Sylvie Archaimbault

1 Comment se présente, aux alentours de la révolution russe, le paysage des sciences du langage en Russie ? Dans l’Europe tout entière, le champ apparaît alors en pleine redéfinition : c’est aux alentours de la Première Guerre mondiale que prend véritablement forme la constitution d’une science du langage, générale et autonome et que celle-ci cherche à s’installer dans le champ institutionnel. Au terme d’une entreprise d’édification qui aura duré un siècle, la linguistique générale prend son essor, s’installant dans le paysage intellectuel par les universités, les sociétés savantes et leurs revues, les cursus d’enseignement. Les termes mêmes qui balisent ce champ ont été renouvelés, en même temps qu’une nouvelle organisation des savoirs sur le langage et les langues s’imposait. La nécessité d’organiser un domaine foisonnant, d’ordonner les régularités grâce à des lois, de tenir ensemble les deux versants du problème, – à savoir la faculté de langage, universellement partagée par les êtres humains et la diversité des langues, dont le nombre de langues décrites s’accroît de façon exponentielle – et de les articuler de façon satisfaisante et cohérente, a abouti à un nouveau mode d’organisation. Même si ce processus reste largement en cours au début du XXe siècle, il est arrivé à un point d’étape, où s’opère une scission entre philologie et linguistique.

2 Ce changement est marqué par la prise de conscience de la complexité du langage et de la nécessité d’une approche pluridisciplinaire, dont le point de départ doit justement se trouver dans une discipline nouvelle et autonome, comme l’exprimait bien Joseph Vendryes1 en préface de son ouvrage le Langage : introduction linguistique à l’histoire. Pour saisir la recomposition des savoirs philologiques autour de la révolution de 1917 et, tout particulièrement, la percée de la linguistique vue comme une science neuve, il paraît indispensable de procéder à un état des lieux des différentes facettes qu’a pu présenter une discipline philologique qui a connu, durant tout le XIXe siècle, un développement remarquable, lequel l’a amenée à la fragmentation.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 19

Le legs du XVIIIe siècle

L’intérêt pour le plurilinguisme

3 La conscience que la Russie est un État vaste, où coexiste une mosaïque de langues, a installé un intérêt fort pour le plurilinguisme et la nécessité de son étude. Ainsi, le Vocabulaire de toutes les langues du monde (1786)2, œuvre de Peter Simon Pallas mais à laquelle Catherine II avait accordé, sinon sa participation directe, du moins une grande attention, et qui consiste en des listes lexicales faisant apparaître chaque terme en 300 langues différentes, insistait-il sur la situation exceptionnelle qui était celle de la Russie de ce point de vue. C’est ce qu’indique le prospectus rédigé en français et intitulé Avis au public, publié par Pallas en 1785, soit une année avant la parution du fameux dictionnaire :

4 L’Empire de Russie qui s’étend sur une grande partie de cette Asie, partie presqu’inconnue aux savants dans les temps antérieurs à Pierre le Grand, contient sans doute plus de nations et de peuplades, de langues et de dialectes qu’aucun autre Royaume de la terre. L’espace très resserré du Caucase, habité par des peuplades peu nombreuses et très voisines entre elles, recèle plus de vingt et deux dialectes de huit ou neuf langues différentes. La Sibérie, plus vaste, en offre un plus grand nombre encore, et la seule presqu’ile du Kamtchatka, dont la population, lors de sa découverte par les russes, ne sembloit que commencée, contenoit neuf dialectes différents de trois langues hétérogènes. La plupart de ces langues sont bien plus caractérisées, ont bien moins de rapport entre elles et à toutes celles de l’Europe, que celles-ci n’en ont conservé avec l’ancien Celtique.

5 Cet intérêt pour les langues de l’Empire est conforté par des initiatives en faveur de la connaissance des langues du monde. On pense par exemple à l’invitation faite, entre 1730 et 1740, à l’orientaliste allemand G. J. Ker, venu à Saint-Pétersbourg pour assurer des traductions et qui fut amené à y enseigner l’arabe, le turc et le persan3. Tout cela contribue à anticiper la place que pourrait occuper la Russie comme un centre scientifique important pour l’étude des langues, dans leur diversité.

Du philologue à la philologie

6 À cette époque, le terme même de philologie émerge difficilement. Au commencement était le philologue. En effet, le Dictionnaire de l’Académie russe (1789-1794) contenait une entrée Филолог, aussitôt glosé Любослов ; любитель словесных наук, c’est-à-dire par des calques, créés sur origine slave, comme il est d’usage dans ce dictionnaire. On voit bien que l’heure de l’édification d’un champ de savoir n’est pas encore venue pour la philologie en Russie, et l’on comprend que le Dictionnaire de l’Académie, qui prend majoritairement pour modèle le Dictionnaire de l’Académie française paru un siècle plus tôt, n’enregistre ni un domaine de savoir, ni même une activité, mais se concentre sur une classe d’hommes qui cultivent l’amour des mots et des Belles Lettres, rendant compte ainsi d’un état du savoir prémoderne, porté par l’homme de culture. L’unique activité de description de la langue mentionnée est la grammaire, suivant le modèle français et définie comme suit : Grammatika est′ osnovanie iz slovesnix nauk4.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 20

7 Quant à la philologie en tant qu’activité elle-même, elle n’y est pas enregistrée. On remarquera qu’elle l’était dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1775), mais définie avec une distance que l’on pourra qualifier de dépréciative. Cette « espèce de science » tendait en effet, pour les Encyclopédistes au salmigondis : PHILOLOGIE, S. f. (Littérature) espèce de science composée de grammaire, de poétique, d’antiquités, d’histoire, de philosophie, quelquefois même de mathématiques, de médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces matières à fond, ni séparément, mais les effleurant toutes ou en partie. [...]

8 La philologie est une espèce de littérature universelle, qui traite de toutes les sciences, de leur origine, de leurs progrès, des auteurs qui les ont cultivées, etc. Voyez Polymathie La philologie n’est autre chose que ce que nous appelons en France les Belles-lettres, et ce qu’on nomme dans les universités les humanités, humaniores litterae. Elle faisait autrefois la principale et la plus belle partie de la Grammaire. Voyez Grammaire, Grammairien5.

9 La vaste discipline qui subsume l’étude des textes antiques et leur critique, la grammaire et l’étude linguistique de ces textes et qui connaît dès cette époque un puissant développement en Allemagne ne correspond pas à l’esprit français6, qui demeure attaché à l’idée d’une science nommée grammaire générale.

Le déclin de la grammaire générale

10 On peut voir ici une expression de la forte concurrence que se sont livrés, durant le XIXe siècle, les modèles français et allemands d’organisation des sciences sur le terrain russe tout particulièrement. De façon générale, le modèle allemand évincera le modèle français. Pourtant, au début du XIXe siècle, le poids de la grammaire générale, autrement appelée parfois grammaire universelle, issue de l’influence française, est encore important en Russie. On se contentera d’en donner deux indices : tout d’abord, la réforme de l’instruction de 1804, qui rattachait les établissements scolaires aux universités et assignait à chaque catégorie d’établissement des tâches et objectifs spécifiques7, consacrait l’entrée de la grammaire générale dans les programmes d’enseignement. Au niveau des écoles de district, l’enseignement de la grammaire serait dirigé vers la grammaire de la langue russe, en revanche, au niveau du gymnase, il serait dirigé vers la grammaire générale. Ainsi, la grammaire générale rejoignait-elle la logique, la psychologie et l’éthique parmi les disciplines philosophiques8. En lien avec cette reconnaissance, la refonte des programmes ainsi que la création de nouvelles universités, centres des régions scolaires, amènera à la publication de manuels d’enseignement que les universités sont encouragées à produire. Ainsi, plusieurs grammaires générales verront-elles le jour dans ce contexte9, mais dont l’usage sera finalement de courte durée, même si elles ont constitué au final un courant, rétrospectivement identifié comme courant des grammaires générales10.

11 Car le schéma de la grammaire générale, qui consiste à considérer le double niveau de la grammaire générale vue comme science, – calquant les opérations du langage sur les opérations de la pensée –, et des grammaires particulières, vues comme art – schéma auquel renvoyait clairement par exemple Lomonosov dans sa Grammaire11 – arrive à épuisement, ce pour plusieurs raisons.

12 La première est incontestablement liée à la difficulté à rendre compte d’un nombre grandissant de langues décrites, et de la multiplication exponentielle des faits de

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 21

langue qui accompagne ce mouvement. Selon le schéma de la grammaire générale, la diversité des langues est ramenée à l’unicité de la pensée ; les langues sont donc dans une position de secondarité par rapport au modèle. Si l’idée selon laquelle la comparaison des langues serait apparue au XIXe siècle est tout à fait exagérée, il n’empêche que le besoin de disposer de méthodes nouvelles pour affronter le changement d’échelle des faits de langue décrits se fait sentir. De nouvelles formes de pratiques scientifiques éclosent qui installeront durablement l’explication historique12. Et concernant la Russie, on ajoutera à cela un rejet, très politique, d’un modèle cartésien français mis à mal par la débâcle napoléonienne.

Changement de paradigme dans les sciences du langage

13 De façon concomitante aux travaux de Franz Bopp, dont sa célèbre thèse, Du système des conjugaisons de la langue sanskrite, comparée à ceux du grec ancien, du latin, du vieux-perse et du proto-germanique, publiée en 1816, plusieurs mémoires et petits essais sont publiés, qui se concentrent sur le rapport de la langue russe au sanskrit. Il s’agit surtout de recherches étymologiques, qui mettent en comparaison des mots et des racines russes et sanskrites. Elles visent à établir des liens avec cette langue qui représente tout à la fois l’ancienneté et la perfection.

14 C’est dans ce contexte général que prend place le mémoire rédigé par le Comte Uvarov en 181013. À partir de 1818, sa position de président de l’Académie des sciences est mise à profit pour promouvoir les études orientales en Russie, qu’il avait défendues dans un mémoire en faveur de la création d’une Académie orientale14 – reprise du projet de Ker mentionné plus haut –, mais aussi pour porter le coup de grâce aux attendus de la grammaire générale, dont il est l’ennemi déclaré. Il y fait clairement le choix de l’explication historique, de la prééminence du sanskrit, et de la primauté accordée aux faits de langue eux-mêmes, sur le modèle : Il est difficile de disputer jusqu’à présent au sanskrit le droit d’antériorité ; et l’opinion unanime accorde à ce bel idiome une simplicité et une régularité de formes, unies à une richesse d’expressions qui la mettent au-dessus de tous nos dialectes classiques. Ce fait très simple de la perfection grammaticale des plus anciennes langues à leur origine, se lie à nos traditions sacrées, et renverse tout le frêle échafaudage des matérialistes modernes. Il oblige de recommencer le grand édifice de la grammaire générale. Cette tâche importante prend maintenant une direction nouvelle : et ce sera en donnant un nouvel élan à l’étude des langues orientales, que l’on hâtera le moment où la grammaire générale s’élèvera sur des faits à l’abri de tout esprit de système et de parti.

15 On sent bien que ce renversement n’est pas exempt d’un parti pris idéologique, puisqu’il s’agit de « renverser tout le frêle échafaudage des matérialistes modernes ». Il faut savoir aussi, grâce à l’analyse d’une langue, accéder au génie d’une nation : On ne saurait trop s’appliquer à l’étude philosophique des langues, car elles sont les seuls monuments historiques du temps qui précède l’histoire. Étudier la langue d’un peuple, c’est étudier en même temps la série de ses idées. Plus une langue est parfaite, plus la nation qui la parle s’approche de la civilisation. L’étude analytique d’une langue nous initie au génie de la nation : la confrontation de plusieurs idiomes nous fait voir, non seulement l’alliance qui subsiste entre eux, mais nous découvre encore à quelle époque appartient telle ou telle idée ; si elle a son origine dans la langue même, ou si elle a été empruntée à tel autre peuple, qui peut-être a cessé d’exister15.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 22

16 On voit ici poindre la convergence entre un grand dessein de type national, qui est celui défendu par Uvarov et affirmé dans sa très célèbre formule du memorandum au Tsar de 1832 « Orthodoxie, Autocratie, Principe national » et l’approche analytique et comparative des faits de langue, telle qu’elle est promue par Humboldt et qui ouvre, de fait, le champ à des recherches empiriques systématiques pour lesquelles doit s’organiser la collecte des faits accessibles dans les documents anciens, sans limitation aux textes de l’Antiquité grécoromaine, mais aussi dans des usages actuels diversifiés. Renforcer et affermir l’idée nationale en allant à la recherche des traces d’un génie russe et slave, dans un secteur à créer qui sera dédié aux Antiquités slaves, dessine un projet d’une grande cohérence16.

L’étude systématique des dialectes

17 En outre, la collecte des expressions populaires, proverbes, contes et couplets a commencé tôt dans le siècle. Tous ces témoignages de la parole populaire, recueillis directement auprès des porteurs de la langue, rendent compte non seulement d’une diversité des usages linguistiques, mais aussi des habitudes et modes de vie des populations. Cette interdépendance des sciences humaines demeurera un trait marquant du développement des sciences en Russie au XIXe siècle. Vladimir Dal′, dans une lettre écrite en 1848 à M. Maksimovič17, indique ainsi avoir entamé sa collecte dès 1819. Après trente ans de collecte, il souhaite finalement partager ses trésors, tout en déplorant l’indifférence générale que rencontre sa vaste entreprise : J’ai cinq rames de papier recouvertes de contes russes, recueillis de la bouche même des conteurs ; quant aux maximes, proverbes, dictons, jeux de mots, j’en ai rassemblé je ne sais combien, certainement plusieurs dizaines de milliers ; j’ai collecté des parlers locaux provenant de 26 provinces, sans compter les parlers biélorusses et petits-russes ; croyez-vous qu’à part le jeune écrivain Grigorovič, il ne se trouvera pas ici un homme qui compatisse à cela ? Nadeždin18 comprend l’affaire, mais il a autre chose en tête, c’est un fonctionnaire.

18 L’étude des dialectes donnera lieu à de nombreuses et fructueuses recherches, en diachronie autant qu’en synchronie. Elle nourrira les études phonétiques et fera émerger la parole comme objet d’étude en soi, la parole vivante et naturelle qui prendra une place toujours grandissante, en complément, puis aux dépens d’études philologiques consacrées aux textes et tout particulièrement, aux grands textes.

Le renforcement du système universitaire

19 L’investissement important de la Prusse dans la structuration d’un système universitaire efficient, où les étudiants soient formés à la recherche et où les thèses produites soient véritablement orientées vers la production de connaissances nouvelles, va faire rayonner les sciences du langage sur toute l’Europe19. Le transfert de connaissances des universités allemandes vers la Russie a été rapide et efficace, ce en raison de plusieurs circonstances favorables. Le besoin d’affirmation d’une science nationale, le renforcement d’un système d’éducation et de formation qui cherche à élargir son assise, la généralisation du séjour académique à l’étranger pour les jeunes savants en passe d’accéder à des carrières académiques en création, tout cela converge pour asseoir solidement une tradition philologique à l’allemande.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 23

Le voyage de formation

20 À partir des années 1830, le ministère de l’Instruction publique cherche à pourvoir des chaires universitaires consacrées à l’étude comparée des langues et littératures slaves. En 1830 on ne dénombre qu’une seule chaire qui s’en approche, la chaire des Lettres russes de l’université de Moscou, qu’occupe Mixail Kačenovskij (1775-1842), historien, critique littéraire, éditeur du Messager de l’Europe entre 1805 et 1830. Puisque l’heure est au renouveau dans ces études, il faudra que les titulaires de ces chaires soient jeunes mais qu’ils aient suivi, au préalable, une formation de haut niveau. Compte tenu du déficit de compétences, d’ouvrages et manuels20 autant que de vocations, le ministère encourage le voyage de formation sur le terrain ainsi que des séjours d’étude dans les universités étrangères, principalement allemandes, pour de jeunes professeurs. Ce mouvement s’étendra sur tout le XIXe et le début du XXe siècle, avec toutefois des blancs occasionnés par des événements historiques affectant l’Europe, comme les révolutions de 1848.

21 Dmitrij Bagalej fait un inventaire assez fourni des apports scientifiques consécutifs à ces voyages pour l’université de Xar′kov21. Cette jeune université excentrée a contribué à vivifier et renouveler les disciplines et les méthodes des grandes universités de St- Pétersbourg et Moscou. Toutes disciplines confondues, les retours des missions et séjours sont très significatifs mais on constate que les missions philologiques bénéficient tout de même de conditions privilégiées. En effet, hors philologie, ce sont généralement des missions de terrain ou exploratoires, qui peuvent se faire en Russie ou à l’étranger, mais, dans ce dernier cas, pour des durées assez courtes, l’été ou des périodes de vacances. Dans le domaine philologique, deux personnalités en bénéficieront dont les travaux ultérieurs contribueront à assurer la renommée de leur université : Izmail Sreznevskij (1839-1842) et Aleksandr Potebnja (1862-1863). De fait, l’université de Xar′kov22 a répondu très vite à la demande de former des spécialistes en études slaves (slavjanovedenie) en envoyant en 1839 Izmail Sreznevskij, professeur de statistique, se former à l’étranger pour une mission ethnographique et linguistique de deux, puis finalement trois ans, dans les pays slaves. Celui-ci part pourvu d’une feuille de route, dont les instructions très précises sont l’adaptation de celles données aux missionnaires de l’université de Moscou, mais revues et corrigées par la section archéologique qui y a ajouté ses propres desirata. Le missionnaire s’engageait à suivre, dans un premier temps, une formation préliminaire en études slaves, – on comprend qu’il s’agit là d’une formation théorique acquise auprès des grands spécialistes allemands –, puis à travailler par lui-même, au contact direct des populations, les dialectes slaves (slavjanskie narečija). Une instruction complémentaire insiste sur le besoin impérieux de produire des connaissances fiables et éprouvées dans ces domaines, mais aussi recueillies de façon directe, et non des connaissances de cabinet23. Outre la connaissance pratique des dialectes, le missionnaire doit être attentif aux modes de vie des populations, aux particularités géographiques et ethnographiques des contrées visitées, et cela justifie que celui-ci voyage à pied, aussi souvent qu’il est possible.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 24

Le voyage de Sreznevskij dans les pays slaves

22 Nous avons un éclairage précieux sur cette mission dans la correspondance que Sreznevskij adressait de façon régulière à sa mère24. Il y dresse un compte rendu détaillé de ses activités, de ses rencontres, des lieux qu’il visite. Au début de son séjour, il passe un mois à Berlin, ce qui lui permet de suivre les cours de sanskrit dispensés par Bopp, puis quelques mois à Prague, où il pratique le tchèque et fait connaissance des personnes en vue du monde des lettres et des arts. À Brno il travaille en bibliothèque, à Presbourg (Bratislava) il se met au sorabe... Il visite autant que ses finances le lui permettent.

23 On voit bien dans ses notes de voyage que Sreznevskij cherche à utiliser au mieux un temps qu’il sait compté et ne perd pas de vue qu’il suit des cours avant tout pour acquérir des méthodes ; même s’il ne néglige pas l’acquisition de connaissances, il ne souhaite pas s’y arrêter. Il a bien saisi l’urgence qu’il y a à procéder aux visites de terrain. C’est pour cette raison qu’en dépit de l’intérêt qu’il trouve à suivre l’enseignement de Franz Bopp, il ne restera chez lui que le temps nécessaire pour bien comprendre la méthode comparative des indoeuropéanistes ainsi qu’il l’écrit à son frère : J’ai fait la connaissance de Bopp, dont je suis les cours de grammaire sanskrite : j’apprends l’étymologie (i.e. la morphologie). Bopp m’aide autant qu’il peut durant ses cours, où il n’y a pas plus de quatre personnes, il m’accorde une attention particulière, tente de me faire rattraper les cours manqués ... Je reste encore à Berlin 3 semaines, ce qu’il faut pour en finir avec les déclinaisons sanskrites, les conjugaisons et mieux comprendre les formes de dérivation des mots. Bopp m’a dit qu’en un an, on pouvait apprendre parfaitement le sanskrit, à raison de 3 heures par jour ; mais je ne peux consacrer une demi-année à cela ; par ailleurs, je n’ai pas besoin de connaître parfaitement le sanskrit : il me suffit de le comprendre, et ce qui est le plus important pour moi, de saisir comment les savants allemands comprennent la comparaison des langues25.

24 La connaissance du sanskrit est donc pour lui un moyen et non une fin en soi. On note par ailleurs l’accent mis sur l’étude des formes, qu’elles soient flexionnelles (nominales ou verbales), ou dérivationnelles. C’est un point qui sera plus tard reproché aux études comparées, jugées trop abstraites voire désincarnées.

25 Le séjour parmi les populations slaves éveille la conscience de la proximité effective de ces langues et de l’intercompréhension qui existe entre elles. Le terrain révèle la parenté des langues dans son évidence et sa vitalité, comme Sreznevskij en fait l’heureuse expérience alors qu’il séjourne à Agram (Zagreb) où il a fait la connaissance de Ljudevit Gaj (1809-1872). Propagateur d’une identité slave, ce dernier joua un grand rôle dans l’éveil de la conscience slave avant les événements de 184826 et compléta l’alphabet croate, ajoutant diacritiques et digrammes : Nous avons passé ensemble toute la journée. Gaj est le meneur des Slaves locaux et, en six ans, il est arrivé à ce que se mettent à parler en slave (po slavjanski) et les civils et la noblesse [...] Je parle ici en russe et on me comprend très bien. Bien sûr, à des personnes savantes, sans doute ; mais voilà qui m’a fait sourire : le troisième jour nous sortons de la ville. Nous marchons, vient un Croate. Je lui parle en russe, il comprend tout. Mes compagnons rient franchement de nous voir discuter ensemble et demandent au Croate d’où je peux bien venir. – Il est Croate. – Mais est-ce que je parle vraiment croate ? – Oui. Peut-être carniolien (de la principauté d’Illyrie ?) – Non, pas carniolien : le diable même ne comprendrait pas un mot à ce que dirait un

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 25

Carniolien et je comprends ce monsieur. Et j’ai donc parlé, sans façon, tout simplement en russe, en moscovite27.

26 Le double mouvement de formation aux méthodes d’appropriation d’un corpus de théories et d’exploration du terrain, de recueil des données linguistiques, ethnographiques, géographiques aura pour effet la création d’une culture scientifique axée sur les faits, leur étude, et leur organisation dans un modèle théorique fondé sur la comparaison et l’histoire. La philologie russe est, toute comme sa matrice allemande, une discipline large qui prend en compte tous les versants de l’étude des langues et des littératures, à quoi viennent s’adjoindre les sciences de l’homme connexes.

27 On doit cet état de choses au fait que nombreux sont les acteurs majeurs de la pensée linguistique du XIXe siècle en Russie à avoir fait un séjour en Allemagne : de Fedor Buslaev28, qui mettra à profit ses séjours avec le Comte Stroganov à l’étranger et notamment en Allemagne, pour parfaire sa connaissance des Antiquités – où l’on suppose qu’il a assisté à la leçon inaugurale de Jacob Grimm à Berlin en 1841, à Aleksandr Potebnja, stagiaire à l’université de Berlin en 1862-1863, où il s’est dédié à l’étude du sanskrit auprès d’Albrecht Friedrich Weber, reconnu comme l’un des principaux diffuseurs de la pensée humboldtienne, jusqu’à Filip Fortunatov suivant à Leipzig les cours d’August Leskien, tout comme Baudouin de Courtenay, ce sont plusieurs générations successives de linguistes qui assureront la greffe durable de la philologie allemande en Russie. L’influence des néo-grammairiens aura été forte, celle d’August Leskien, l’une des figures de proue des philologues qui seront désignés de ce vocable, tout particulièrement29. Nous y reviendrons ci-dessous, mais nous voudrions avant cela évoquer brièvement l’essor des études slaves.

La slavistique : slavjanovedenie

Linguistique, ethnographie, sociologie, psychologie

28 Des transferts de connaissance et de méthodes scientifiques massifs évoqués ici, le champ de la slavistique, slavjanovedenie, a été le grand bénéficiaire, qui allie la pleine conscience d’un rameau slave au sein des langues indo-européennes, et l’étude comparée des dialectes slaves, selon l’expression consacrée (slavjanskie narečija), qui composent ce rameau. Ainsi, Jakov Grot (1812-1893) qualifie-t-il la fondation de ces chaires de slavistique et la pratique généralisée du voyage dans les pays slaves des savants appelés à occuper ces chaires d’« aurore véritable de la slavistique russe »30. À partir des années 1830-1840, ces mesures ont produit les premiers grands slavistes ; elles ont eu aussi des incidences très fortes sur les conceptions identitaires et politiques et contribué à alimenter un panslavisme qu’encourageaient les autorités russes. Mais bien au-delà de cela, ce que l’on retiendra aussi, c’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le développement de la slavistique lui a permis de s’installer pleinement parmi les études européennes de philologie comparée. Ainsi, en 1849, l’Académie des sciences de Vienne ouvre-t-elle un concours spécifiquement dédié à « la Grammaire comparée des dialectes slaves », prenant en considération le besoin impérieux de venir combler un manque patent de connaissances dans le domaine en plein développement de la philologie slave, notamment en Autriche.

29 Enfin, un mouvement puissant est engagé, qui ouvre les études philologiques slaves à un objet vaste et diversifié : orientées au départ vers un corpus écrit, de textes anciens

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 26

notamment, elles viennent à embrasser une diversité de productions langagières, un corpus oral marqué d’une hétérogénéité sociale et communautaire, mais aussi les modes de vie et les cultures des populations slaves dans leur diversité. L’intérêt pour l’oral nourrit des études phonétiques d’un foisonnement et d’une richesse remarquable, la lexicographie des dialectes s’enrichit d’ouvrages d’une importance capitale (on pense bien sûr au dictionnaire de Dal′), la paléographie et la lexicographie des textes anciens ou monuments (monumenta, pamjatniki) de l’héritage écrit – dans une période où la conscience et l’effort de patrimonialisation touchent bien des domaines (on pense ici au dictionnaire de Sreznevskij)31. Enfin, il faut noter les tentatives de reconstruction d’une proto-langue slave, dont on peut voir une première version aboutie, quoique très critiquée, dans l’ouvrage de Budilovič, Obščeslavjanskij jazyk, de 189232.

30 C’est sur ce socle diversifié que s’appuieront, au tournant des XIXe et XXe siècles, les tentatives pour penser une évolution de la discipline vers la linguistique générale.

L’influence des néogrammairiens

31 Comment caractériser la conception centrale de cette génération dite des linguistes néogrammairiens ? On la trouve bien exprimée chez Brugmann ou Leskien, et elle sera reprise et popularisée par Kruszewski ou Baudouin de Courtenay : elle consiste en l’abandon des métaphores naturalistes [les langues ne sont pas des organismes vivants qui naissent, se développent puis meurent], en une prise de distance vis-à-vis des spéculations sur l’état proto-indo-européen, autrement dit envers un absolu de la régression historique dans l’explication des faits linguistiques, – les mutations pouvant aussi apparaître de façon irrégulière ou fortuite –, ce qui aboutit à une redéfinition des rapports entre synchronie et diachronie et à une mise en évidence de la synchronie33. De plus, l’idée développée ci-dessous par Brugmann selon laquelle la langue n’est in fine, que parce qu’elle s’ancre dans des individus concrets, viendra nourrir la pensée des linguistes russes pendant plusieurs décennies : Ce qu’on a coutume d’appeler les formes et les significations d’une langue ne sont que des abstractions vides. Il n’existe de langue nulle part ailleurs que dans les individus, dans lesquels elle vit comme un organisme de groupes notionnels, et ce n’est que dans les organisations psychiques de l’être humain que gisent les conditions de leur développement historique. Ce que nous appelons la langue d’un peuple n’est que la somme des idiolectes historiquement inter-reliés. (Brugmann 1885 : 22)

32 Parmi les directions mises en exergue, on note tout d’abord que la réflexion méthodologique est devenue centrale et que l’ordre des préoccupations a changé. Plutôt que de spéculer sur des mutations phonétiques en proto-indo-européen impossibles à contrôler, il convient de s’intéresser à la langue d’un locuteur particulier, car c’est la somme de ces idiolectes qui constitue la langue.

33 La montée en puissance du paradigme psychologique a fait l’objet ces dernières années d’études nombreuses et détaillées34. Celles-ci sont, pour la plus grande part, dédiées à l’influence des conceptions allemandes liées à une discipline psychologique en plein développement elle aussi, qu’elle touche à la définition d’un esprit collectif, – comme c’est le cas pour la psychologie des peuples, ou individuel. On discerne maintes traces des différents courants psychologistes dans les conceptions des linguistes russes du XIXe et du début du XXe, que ces traces soient explicites ou non35. Par ailleurs, on doit à Ilona Svetlikova la mise en valeur d’une influence des psychologues français,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 27

notamment la « psychologie de l’attention » de Théodule Ribot ou « les automatismes psychologiques » de Pierre Janet36.

Philologie et didactique

La formation du « philologue de métier »37

34 Outre les activités de recherche et de production de connaissances nouvelles, il est un versant didactique que prenait en charge la philologie. L’insatisfaction ressentie sur le terrain de l’enseignement secondaire concernant la situation de la langue russe et des langues étrangères, vivantes et mortes, est réelle. Et c’est donc aussi pour répondre aux besoins pressants exprimés par les enseignants de langue russe, qui souhaitent élever le niveau de préparation des élèves mais aussi leur propre niveau de formation, qu’une branche importante de la philologie s’organise dans cette direction pédagogique38. Le but visé est l’élévation du niveau de connaissance et de maniement de la langue russe, la connaissance des langues anciennes et des langues étrangères modernes, ainsi que l’accès à la compréhension et la connaissance des textes importants qui constituent le fonds culturel russe et européen, auquel doit pouvoir accéder tout élève des lycées. Or ce versant, que l’on pourrait considérer comme second par rapport au développement des activités scientifiques, sera amené à jouer un rôle grandissant.

35 Il s’agit de produire des outils qui permettront aux maîtres et, par voie de conséquence, à leurs élèves, de parfaire leur maîtrise de la littérature nationale, ancienne comme moderne, pour une philologie appliquée, en quelque sorte.

L’importance des revues savantes

36 Les revues savantes sont le vecteur prioritaire de diffusion des Vade mecum philologiques.

37 Avec la célèbre revue refondée par le Comte Uvarov en 1834, Žurnal Ministerstva narodnogo prosveščenija, revue officielle du ministère de l’Instruction publique39, qui publiait les instructions officielles, mais aussi nombre de textes importants, originaux ou traduits ainsi que des recensions d’ouvrages, deux grandes revues spécialisées se répartissent le champ des études philologiques et linguistiques, dans la seconde moitié du XIXe siècle : ce sont les Filologičeskie zapiski, revue fondée à Voronež en 1860 et le Russkij filologičeskij vestnik, édité à Varsovie à partir de 1879. Ces revues ont l’ambition de tenir fermement les deux rênes de l’activité philologique : scientifique et pédagogique.

38 Les Filologičeskie zapiski sont publiées par Aleksej Xovanskij, professeur de langue et lettres russes au Corps des cadets du grand-duc Michel, qui édite la revue sur ses fonds propres. Considérée à ses débuts comme une obscure revue provinciale, – Xovanskij était entouré principalement au départ de ses collègues du Corps des cadets –, elle prendra peu à peu une véritable place dans le paysage de la réflexion et de la pratique philologique. La revue se veut un lien entre les savants de Saint-Pétersbourg et Moscou et les professeurs des lycées ou personnes érudites ; elle est dédiée aux “recherches et travaux sur la langue, la littérature, la linguistique comparée et les dialectes slaves”.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 28

39 Notons toutefois que les Filologičeskie zapiski ne sont pas qu’une revue pédagogique, loin de là. C’est également une revue scientifique, qui présente nombre de traductions de grands auteurs du moment, Schleicher, Del′bruk, Steinthal, mais aussi Whitney, Taine ou Louis Leger. Elle publie également des articles originaux ou des recherches ponctuelles, des notes de cours. Baudouin de Courtenay y a publié les notes de ses cours de phonétique et morphologie dispensés aux étudiants de 2e et 3e années des sections philologiques de l’université de Kazan l’année 1880-188140.

40 Quant au Russkij filologičeskij vestnik, il affiche, en sous-titre, sa double ambition scientifique et pédagogique et inclut une section pédagogique autonome, dans laquelle sont abordés des problèmes généraux de l’éducation, mais aussi des questions de grammaire et linguistique, relevant aussi bien de l’orthographe, de la ponctuation, que de la syntaxe ou des études ponctuelles consacrées à la littérature, ancienne ou contemporaine.

41 La revue rend compte également des débats et travaux en cours menés dans diverses sous-commissions, dépendant de l’Académie impériale des sciences, la commission de l’orthographe ou celle des dialectes, ce qui n’est pas le moindre de ses intérêts.

42 L’effort de dissémination de savoirs pratiques et de méthodes censées populariser l’enseignement de la philologie passe par l’adaptation d’ouvrages et de manuels qui ont fait leur preuve en Allemagne. Dans les années 1881 et 1882, ce sont deux ouvrages généraux et pratiques pour l’enseignement de la philologie pour les élèves avancés et les étudiants qui sont publiés dans les Filologičeskie zapiski. Les deux manuels sont complémentaires, offrant chacun leur vision du domaine d’extension de la philologie, l’un centré sur la philologie classique, proposant une vision panoramique et superficielle des grands textes de l’Antiquité, l’autre présentant deux parties dédiées respectivement à la genèse et au développement du langage, puis à une présentation comparative des différents systèmes de classification des langues tels qu’ils ont été élaborés par les linguistes allemands contemporains41.

43 Les deux ouvrages en question sont, tout d’abord la traduction en russe d’un manuel de Wilhelm Freund42, destiné à la préparation des examens de sortie des gymnases et dont la quatrième édition, parue en 1880, sert de base à la traduction. Il s’agit d’un cours calibré pour des cours d’été, incluant un plan de cours. Le second est l’adaptation d’un ouvrage de Friedrich Müller, paru à Vienne en 1876, adaptation réalisée par I. Tretjak, un étudiant brillant de l’université de Kiev, mort prématurément et auquel Kotljarevskij, son professeur, tient à rendre hommage. On voit se dessiner, à travers ces manuels, la silhouette du « philologue de métier », ce tâcheron de la philologie dont parle Ursula Bähler.

44 Toutefois, cet investissement pédagogique n’est pas à négliger. Il se retrouvera aussi dans les actions de la Société néophilologique près l’Université de Saint-Pétersbourg43, ainsi que dans l’engagement de nombreux linguistes de l’époque dans les cours pour jeunes filles.

45 Vladimir Šklovskij44, dans un bref essai consacré à la formation des futurs « pédagogues néophilologues » de Russie, insiste sur le devoir de formation des enseignants de langue, tout en promouvant la nécessité de combiner formation initiale et continue des enseignants. L’enseignement à destination des femmes doit servir de modèle de développement. Le voyage à l’étranger est indispensable, pour un séjour long et qui doit en outre intervenir après une période suffisamment longue de formation

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 29

préalable, pour pouvoir en apprécier le bénéfice. La lecture en langue étrangère est un exercice indispensable, la lecture des journaux également, accessibles à l’époque par des recueils que V. Šklovskij recommande particulièrement, pour enrichir le vocabulaire, et notamment le vocabulaire passif. Le professeur doit être équipé, pour ses cours, d’un phonographe ; il doit pratiquer quotidiennement la lecture de textes en transcription phonétique. À défaut, on peut remplacer par un bref séjour à l’étranger, l’important étant d’entendre une langue au tempo et à l’intonation authentiques. On voit bien que le versant comparatif et historique disparaît, au profit de la langue contemporaine, qui est devenue le nouvel étalon.

Au tournant des XIXe et XXe siècles

L’importance des études phonétiques

46 L’émergence de la parole comme objet d’étude va de pair avec le développement des études dialectales, qui mettent en évidence les particularités phonétiques locales. L’intérêt pour les consonnes, leur production, les altérations et particularismes rencontrés localement dans la prononciation, mais aussi, bien sûr le besoin d’une étude fine et poussée du vocalisme s’imposent de fait. Le phénomène de la réduction vocalique, si typique de la langue russe, contribuait à éduquer de façon particulière l’oreille des linguistes de l’époque et à les sensibiliser à la nécessité d’avancer théoriquement et expérimentalement dans la connaissance de ces questions. Autre phénomène, en partie lié, – puisqu’il y va de l’absence de neutralisation du o et du a en réalisation non accentuée –, qui occupe particulièrement les esprits est celui de la répartition du okanie versus akanie. La recherche d’une frontière nette entre ces deux réalisations fera l’objet de recherches spécifiques.

47 Kruszewski et Baudouin de Courtenay furent des propagateurs de ce que l’on nommait à cette époque l’anthropophonique, qui concevait que la phonétique, en tant que science des sons liés au langage humain, relevait de ce cadre plus large et se devait d’étudier de façon distincte d’une part, la production des sons, dans son aspect physiologique et articulatoire, d’autre part, le rôle sémantique lié à ces sons, le versant référentiel pourrait-on dire. Cette dissociation ouvrait clairement la voie à la théorisation du signifiant et du signifié. On rappellera d’ailleurs à ce propos que Baudouin45 connaissait Saussure depuis décembre 1881, lorsque Baudouin avait été élu membre de la Société de linguistique de Paris. Ces préoccupations étaient dans l’air du temps.

48 La branche phonétique expérimentale, liée à l’intérêt pour l’anthropophonique, a connu également d’importants développements en Russie à la fin du XIXe siècle et mobilisé les élèves de Baudouin de Courtenay, mais aussi Serge Bulič. Grâce à l’abbé Rousselot46, un laboratoire expérimental a été ouvert à l’université de Saint- Pétersbourg par Bulič, tandis qu’un autre était ouvert à Kazan, chez Bogorodickij. Une première publication, issue du laboratoire de Bulič, paraît dans la revue française la Parole, rédigée par N. S. Usov, élève de Bulič et intitulée : « Études expérimentales sur une prononciation russe »47. L’auteur y résume les résultats d’une étude menée en 1896 avec les appareils de l’abbé Rousselot48 et dont les résultats obtenus, qui mettent en avant l’intervention du thorax dans la production des sons, constituent manifestement une avancée par rapport aux thèses défendues par les psychologues Binet et Henri. La

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 30

disparition prématurée de Kruszewski49, puis celle de Usov, en 1900 à l’âge de 30 ans50, mettront un frein provisoire à ces recherches. On mesure néanmoins qu’elles participent directement de la vitalité d’un réseau de savants européens, attelés à faire émerger la phonétique comme champ de recherche autonome, à la croisée de la physique, de la psychologie, de la sociologie et de la médecine. Mais, en Russie même, cette nouvelle perspective a du mal à gagner sa reconnaissance, selon le témoignage de Bulič, qui déplore qu’elle soit condamnée à lutter contre une « défiance aveugle et des préjugés non seulement dans les cercles qui ne s’intéressent pas à la science, mais aussi parmi les philologues [...] »51. Au tournant du siècle, l’influence de ce que l’on dénomme en Allemagne « philologie acoustique » ou « philologie de l’écoute » (Öhrenphilologie) se fait également sentir en Russie, dans les cercles artistiques tout particulièrement, la formation des acteurs notamment. Aleksandr Dmitriev insiste sur la prise en considération, dans les études formalistes, d’Eduard Sievers et Franz Saran52, dont des fragments étaient traduits dans le premier fascicule de l’Opojaz, Sborniki po teorii poetičeskogo jazyka, publié en 1916.

La commission dialectologique

49 Nous l’avons déjà dit, dialectologie et phonétique ont partie liée. La parole dialectale permet de saisir les parlers d’une communauté linguistique donnée, elle se prête à une représentation spatiale, comme l’expose très clairement Baudouin de Courtenay : Les parlers et dialectes d’une communauté linguistique donnée, considérée comme homogène – autrement dit, d’une région linguistique, consistant, pour ce qui est de la langue en un tout compact – peuvent être divisés et regroupés selon deux directions : 1) Une direction horizontale, géographiquement, topographiquement, comme des parlers de différentes contrées ; 2) une direction verticale, sous la forme de strates, c’est-à-dire comme des variétés d’un seul et même parler local, selon les classes de la société, selon leurs occupations et modes de vie, selon leur état, etc.53

50 L’heure n’est plus à la verticalité de l’explication historique, – qui n’est plus la préoccupation majeure, ce qui a eu justement pour effet de propulser au premier plan la synchronie et la représentation par l’espace. Ainsi, synchronie et géographie sont- elles convoquées pour donner une représentation visualisée des dialectes et parlers. De fait, l’un des premiers objectifs affichés par la Commission dialectologique de Moscou est d’aboutir à une représentation cartographiée des parlers et, prioritairement des particularités phonétiques de ceux-ci54.

51 La Commission dialectologique de Moscou possède une certaine autonomie par rapport à la commission de l’Académie, mais elle lui vient en appui, en prenant à sa charge des missions de terrain pour les recueils des données. Elle travaille en collaboration avec l’éditeur de la revue Russkij filologičeskij vestnik, E. F. Karskij55, qui publiera à plusieurs reprises les travaux de la Commission dans sa revue.

52 On s’arrêtera un instant sur le programme de travail de la Commission dialectologique de Moscou, rappelé en préambule du volume des Travaux 1908, le premier qui fasse l’objet d’une publication autonome56 : La commission se fixe les objectifs suivants : – Préparer les matériaux qui serviront de base à l’établissement de la carte générale des dialectes de la langue russe. – Établir des cartes de régions particulières, à partir desquelles pourra être constitué un atlas dialectologique de la Russie. – Dresser un catalogue des ouvrages généraux relatifs à la langue russe et des

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 31

travaux en dialectologie de la langue russe. – Les matériaux préparatoires sur lesquels s’appuiera la commission sont : – Les matériaux déjà publiés sur les parlers régionaux. – Les réponses au recueil des particularités des parlers, collectés par la section de la langue russe et des Lettres de l’Acad. impériale des sciences, la société impériale de géographie de Russie et la commission dialectologique de Moscou elle-même. – Des données complémentaires, issues de travaux de terrain menés directement par les membres de la Commission.

53 Les questions qui animent la Commission recoupent celles qui sont au cœur des débats de la géographie linguistique, en plein développement à cette époque. Les données linguistiques massivement recueillies sur le terrain sont, pour une grande part, des données dialectales. Or, autant la linguistique historique réussit à faire apparaître des résultats relatifs aux évolutions du versant physiologique du langage (phonétique, des formes), autant elle échoue à rendre compte de la variété des parlers. La loi homogénéise, cherche à rendre compte des régularités, du prévisible. L’insatisfaction née de la description verticale, historique, cherchant à retrouver un point d’origine et des stades d’évolution pousse à prendre en compte la réalité dictée par les faits recueillis, les usages “vivants” attestés en synchronie.

54 Un territoire apparaît toujours caractérisé par une diversité des pratiques linguistiques : le travail de terrain recherche les modalités qui serviront le mieux à l’enregistrement et la représentation des différences, liées à l’espace géographique et à l’organisation sociale.

55 Lorsque l’on vise la représentation imagée d’une situation linguistique, on bute très vite sur la question de la frontière. La question de la frontière linguistique donne lieu à des débats assez vifs, dont le Russkij filologičeskij vestnik se fait l’écho57. On voit bien dans les comptes rendus de la Commission que la quête de la frontière entre le okanie et akanie mobilise beaucoup ses membres. Ainsi, Nikolaj Durnovo rappelle, dans son rapport d’une mission menée en 1904 dans les districts de Kline et Volokolamsk, qu’il suit un plan élaboré lors des séances de la commission pour étudier les parlers mixtes et de transition et qu’il a été envoyé dans cette région précisément, au Nord-Ouest de Moscou, délimitée par Klin à l’est et Volokolamsk à l’ouest, car c’est là que passe la frontière entre les parlers à okanie et à akanie58. En tête de son rapport de mission, Durnovo rapporte que son premier résultat est d’avoir pratiquement défini la frontière linguistique recherchée59. Il détaille ensuite la situation linguistique telle qu’elle se présente, village par village.

56 La méthode géolinguistique alors en vogue en France et en Allemagne informera aussi les recherches en folkloristique et, plus largement, en ethnologie, comme en témoigne l’article que Bogatyrev publiera à Prague en 1928-1929, qu’il intitulera « À propos de la géographie ethnologique60 ».

L’adieu à la philologie ?

57 Dans l’article de Baudouin de Courtenay que nous avons déjà mentionné, l’auteur reconnaît le lien originel entre philologie et linguistique, mais c’est pour mieux assumer la rupture entre les deux disciplines ; rupture justifiée par des différences de méthode, mais aussi par le poids immodéré qu’accorde la philologie aux textes, et notamment aux grands textes de l’Antiquité. C’est ce que Baudouin résume sous l’expression péjorative de « ballast d’érudition » :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 32

Sur le terreau européen, la linguistique est née de la philologie classique ; de là ses premiers mérites et ses défauts. Au titre des mérites, il convient de noter la minutie dans les petites choses, un rapport critique aux détails, la capacité à tirer des indications, recueillies par les monuments de la langue, des conclusions fines, etc. Les défauts notables importés de la philologie, qui entravent un développement libre et le progrès sur toutes ses facettes de la linguistique, étaient et demeurent aujourd’hui le ballast de l’érudition, qui grève la pensée et induit une certaine impuissance et une limitation scientifiques et une absence de recul véritablement scientifique (d’abstraction), propre aux sciences naturelles. Bien sûr, ce reproche ne s’adresse pas à tous les linguistes, mais à leur immense majorité. Dans l’ancienne philologie, se cachaient çà et là des embryons de toutes les sciences psychiques et sociales, mais interprétées faussement, c’est-à-dire exclusivement de façon livresque, coupée de la vie, avec en plus l’empreinte d’une adoration immodérée des esprits créateurs de l’Antiquité61.

58 C’est donc la méconnaissance de la parole qui fonde, pour Baudouin, le rejet de la philologie.

59 La méthode qu’il préconise doit s’appuyer sur la « parole concrète ». On retrouve une idée, bien répandue à l’époque, selon laquelle la langue écrite n’est pas naturelle, mais artificielle62. Quant à la composante psychologique, si elle n’annihile pas, de fait, l’explication historique, elle la relativise grandement tout au moins.

60 Pour Baudouin, la linguistique, ou étude du langage63 (Jazykovedenie) fait une large place à un corpus diversifié qui s’étend de la parole enfantine à celle des locuteurs étrangers, mais aussi jusqu’à la parole des malades mentaux, ce que l’on dénomme la parole pathologique. Autant et peut-être même plus que des connaissances livresques, elle représente une posture scientifique : En prononçant « Introduction à l’étude du langage », nous ne nous représentons pas un quelconque bâtiment, où seraient invités des visiteurs pour un tour d’horizon de ce qu’il recèle. L’« introduction » à l’étude du langage a plus ou moins la même signification que l’introduction à un livre, qu’une prise de contact avec les principes généraux, qui sont au fondement d’un livre ou d’une science donnés64.

61 Et si, au contraire, la discipline nouvelle qu’entend être la linguistique allait tenter un retour vers la philologie ? C’est, en tout cas, ce à quoi réfléchissait Lev Ščerba, – sans recourir à ce terme, toutefois – dans l’introduction au premier volume de la publication Russkaja reč′ (1923). Tout en reconnaissant les résultats obtenus au titre de la linguistique historique et comparée, il insistait sur le fait que celle-ci s’était abîmée dans des abstractions, dans la recherche exclusive des sons et des formes et qu’elle s’était coupée tout à la fois de la langue et des intérêts de la société. Il identifiait, dans la société, une appétence pour les problèmes de la langue, mais pas pour ceux de la linguistique. Il s’agissait pour lui de trouver des moyens nouveaux pour penser de façon renouvelée et pluridisciplinaire le matériau de la langue, « vue comme un système vivant de signes qui expriment nos pensées et nos sentiments » : Mais dans la société elle-même, dans la société russe tout au moins, l’intérêt pour la langue s’est renouvelé, entièrement, nous l’avons dit, indépendamment de la linguistique. Ce furent tout d’abord les poètes, pour lesquels la langue est un matériau, qui se tournèrent vers elle plus ou moins consciemment, puis à la suite, les jeunes historiens de la littérature qui ont ressenti le besoin de saisir de nombreux phénomènes littéraires en se passant de l’approche linguistique ; enfin les gens de scène, pour lesquels la langue vivante proférée représente l’alpha et l’omega de l’art, ont peut-être sonné plus que d’autres le réveil de l’intérêt pour la langue dans la société65.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 33

62 Mais il semble que l’heure de la philologie, même profondément renouvelée, était passée. L’explosion des savoirs et des données recueillies par l’ensemble des sous- domaines de la philologie devait mener à des spécialisations qui rendaient difficiles le maintien d’un ensemble cohérent et à son éclatement, même si elle avait trouvé dans la slavistique une véritable terre d’élection66. Il n’empêche que la désaffection pour la philologie allait aussi toucher la Russie. Les disciplines synthétisantes, qu’elles soient naturelles ou historiques, ont connu au tournant des XIXe et XXe siècles des destinées comparables, qui ont produit une autonomisation des disciplines, centrées autour d’un objet et de méthodes propres67.

63 Mais ce processus d’évolution radicale de la linguistique comme discipline allait prendre une tout autre dimension en Russie, une dimension centrifuge à l’image des destins des personnalités qui la faisaient vivre et prospérer. Le départ de Baudouin de Courtenay qui rejoignit l’université de Varsovie pour la fin de sa carrière, celui de Durnovo, de Jakobson, la radicalisation de Jakubinskij, qui épousait, quant à lui, sans nuance la cause bolchevique, la montée en puissance des idées et de l’autorité de Marr, tout cela allait précipiter une reconstitution des savoirs liés au langage. Vinokur restera parmi les rares à maintenir le cap d’une perspective pour la philologie. Celle-ci allait tomber en déshérence, même si son appellation allait se maintenir, ne serait-ce que dans la dénomination des facultés.

64 Dans le retour en force qu’elle a opéré depuis les années 1970, la philologie a, de son côté, rompu avec la linguistique pour en contester le côté hégémonique et se positionner, nettement et exclusivement, sur le versant des études littéraires68.

NOTES

1. Cf. J. Vendryes, le Langage : introduction linguistique à l’histoire, préface : « Le langage est complexe : il touche à des disciplines variées et intéresse diverses catégories de savants. C’est un acte physiologique en ce qu’il met en œuvre plusieurs organes du corps humain. C’est un acte psychologique en ce qu’il suppose l’activité volontaire de l’esprit. C’est un acte social en ce qu’il répond à un besoin de communication entre les hommes. Enfin, c’est un fait historique, attesté sous des formes très variées, à des dates fort différentes, sur toute l’étendue de la surface du globe. On conçoit donc une étude du langage entreprise par un physiologiste qui classerait les modes de fonctionnement des organes de la parole ; ou bien par un psychologue qui analyserait le mécanisme de la pensée et tiendrait compte des enseignements de la pathologie mentale ; ou encore par un sociologue qui montrerait l’influence de l’organisation sociale sur le développement des langues ; ou enfin par un historien, qui classerait les langues par familles et en fixerait la répartition géographique. Chacun de ces savants écrirait un livre qui pénètrerait dans la linguistique, mais qui aurait son point de départ en dehors de cette science et dont les conclusions se prolongeraient au-delà d’elle... L’auteur du présent livre, qui est par profession un linguiste, a voulu au contraire se tenir exclusivement sur le terrain de la linguistique. Il est parti du fait linguistique, tel que l’expérience le fournit ». L’ouvrage, rédigé en 1914, a été publié en 1923 à Paris, La Renaissance du livre.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 34

2. Linguarum totius orbis vocabularia comparativa Augustissimæ cura collecta, Сравнительные словари всех языков и наречий, собранные десницей Высочайшей Особы [Vocabulaires comparatifs de toutes les langues du monde, collectés par une illustre personne], Sankt Peterburg, Schnoor, t. 1, 1787 ; t. 2, 1789. 3. Ker développa alors, à la demande de l’Académie des sciences de St-Pétersbourg, le projet d’une Académie orientale qui ne verra pas le jour, « Academia vel Societas scientiarum atque linguarum Orientalium in Imperii Ruthenici emolumentum» ; cf. Mariya Sevela, « Aux origines de l’orientalisme russe : le cas des écoles de japonais (1705-1816)», Archives et documents de la Société d’histoire et d’epistémologie des sciences du langage, Seconde série, no 9, 1993, p. 7. Sur les sources de l’orientalisme russe au XIXe siècle, on pourra se reporter à l’ouvrage de Michel Espagne, l’Ambre et le fossile : transferts germano-russes dans les sciences humaines XIXe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2014, p. 118-143. Une présentation générale des études orientales en Russie est donnée dans l’ouvrage История отечественного востоковедения до середины XIX века, G. F. Kim, P. M. Šastitko (eds.), Moskva, Nauka, 1990. 4. Pour une étude des emplois, dans leur histoire, des termes slovesnost′, krasnorečie, vitijstvo, ritorika, nous renvoyons le lecteur aux travaux de V. I. Annuškin, notamment История русской риторики. Хрестоматия et à son article de 2011 « Филология – словесность – языкознание в классической русской традиции и современном научно-педагогическом процессе » ; disponible sur internet portal-slovo.ru 5. Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neuchâtel, chez Samuel Faulche et Compagnie, t. 12, 1775, p. 508. 6. Sur les différences sémantiques attachées au terme, cf. l’article de Michel Espagne, « Межкультурная история филологии », НЛО, no 82, 2006. 7. D. I. Bagalej, Опыт истории Харьковского Университета, X., Zil′berberg, t. 2, 1904, p. 204. 8. Cf. F. M. Berezin, История русского языкознания, Moskva, Vysšaja Škola, 1979, p. 45. Cet ouvrage offre une présentation panoramique de l’histoire des idées linguistiques en Russie. Plusieurs grandes synthèses ont été publiées en Russie depuis les années 1960. Parmi celles-ci, on peut mentionner F. M. Berezin, История лингвистических учений, Moskva, Vysšaja škola, 1984 ; ou encore V. A. Zvegincev, Хрестоматия по истории языкознания XIX-XX веков, Moskva, Gos. Učebno-pedagogičeskoe izdatel′stvo Min. Prosveščenija RSFSR, 1956. 9. Ces grammaires ont été pour la plupart d’entre elles publiées par des professeurs de l’université de Xar′kov. La plus aboutie est la grammaire de Ludwig Jakob, professeur à l’université de Xar′kov entre 1807 et 1809. La 2e partie de son Cours de philosophie à l’usage des gymnases de l’empire consiste en un Exposé de grammaire générale : L. G. Jakob, Курс философий для гимназий Российской империи, сочиненный Лудвигом Гейнрихом Якобом, коллежским советником и кавалером, издан от Главного правления училищ, часть вторая, содержащая начертание всеобщей грамматики, Sankt Peterburg, pečatano pri Imperatorskoj Akademii Nauk, 1812. On peut citer également les ouvrages de A. Nikol′skij, Основания российской словесности, SPb., 1807 ; de I .S. Rižskij, Введение в круг словесности, Xar′kov, 1806 ; I. Ornatovskij, Новейшее начертание правил российской грамматики на началах всеобщей основанных, Xar′kov, 1810. Toutes ont été rééditées par Johann Biedermann et Gerd Freidhof, Texts and studies on Russian Universal Grammar, 3 vol. , vol. 1-2 Texts, München, Otto Sagner, 1984, vol. 3, Linguistische, philosophische und wissenschaftsgeschichtliche Grundlagen, 1988. 10. 10. Pour une présentation de ce courant, voir Berezin, op. cit., p. 45-55. Nous avons étudié le système des temps verbaux de ces grammaires dans Sylvie Archaimbault, Préhistoire de l’aspect verbal : l’émergence de la notion dans les grammaires russes, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 160-190. 11. Ainsi, l’Instruction première de sa grammaire se termine par ces mots : « [...] la grammaire générale est la conception philosophique du langage humain dans son ensemble, tandis qu’une

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 35

grammaire particulière, telle celle du russe, est l’art de parler et d’écrire purement, en langue russe, selon l’usage le meilleur et le mieux raisonné ». Cf : M. V. Lomonosov, Российская грамматика, « Наставление первое », Полное собрание сочинений, t. 7, Труды по филологии 1739-1758 гг., M. – L., AN SSSR, 1952, p. 420. Quelques traces de cette organisation demeurent dans la première moitié du XIXe siècle, comme dans la grammaire de Vissarion Belinskij, Основания русской грамматики для первоначального обучения, Moskva, Tip. Stepanova, 1837. 12. En ce qui concerne les répercussions sur la terminologie de ce changement de principe organisateur, Sylvain Auroux note que le terme allemand Linguistik, apparu en 1777 à des fins de classement bibliographique, s’installe dans son sens moderne sous la plume de J. S. Vater en 1808 pour désigner la discipline qui recherche « les propriétés des différentes langues, en donne une classification et, à partir de là, tire des conclusions sur leur généalogie et leur parenté ». Ce terme, apparu en français en 1812 en traduction du terme de Vater, alternera par la suite avec les termes concurrents de grammaire comparée, ou philologie comparée, terme concurrent pour désigner l’approche historique des langues par opposition à la grammaire au sens usuel du terme, et à sa théorisation, la grammaire générale. Cf. S. Auroux, Histoire des idées linguistiques, t. 3, l’Hégémonie du comparatisme, Liège, Mardaga, 2000, p. 11. En Russie, on voit fleurir un grand nombre de termes, formés sur racine latine ou sur racine slave. Baudouin de Courtenay, dans son article « Языкознание », pour l’encyclopédie Brockhauz & Efron, en donnera une liste large, mais non exhaustive : « Языкознание, языковедение, иначе лингвистика (от латинского lingua, язык), глоттика [terme de Schleicher (S. A.)] или глоттология (от греческого γλώσσα, γλώττα – язык) – в тесном смысле этого слова, Я. есть систематическое, научное исследование явлений языка в их причинной связи. В более обширном смысле под Я. следует понимать всякое исследование языка, всякое мышление об языковых фактах, хотя бы даже не научное и не систематическое. Человека, занимающегося Я., зовут по-русски языковедом, лингвистом, глоттологом, даже язычником. Я., как наука, обнимает собой ознакомление с языком или речью человеческой во всем ее разнообразии и ее научное исследование ». F. A. Brokgauz, I. A. Efron, Энциклопедический словарь, Jaroslavl′, Terra, t. 81, 1992 [1890], p. 517. 13. Devenu président de l’Académie des sciences très jeune, à l’âge de 32 ans, en 1818, il occupera cette fonction jusqu’à sa mort, en 1855 ; il fut également ministre de l’Instruction publique des années 1833 à 1849. 14. Comte Uvaroff, « Projet d’une Académie Asiatique », 1810, dédié à Monsieur le Comte Alexis de Rasoumoffsky [beau-père de Uvarov et ministre de l’Instruction publique de 1810 à 1816], in Études de philologie et de critique, Sankt Peterburg, 1843. 15. Uvaroff, p. 13-14. 16. Pour une étude circonstanciée de l’activité du Comte Uvarov dans le domaine éducatif, cf. Cynthia Whittaker, The origins of modern russian education : an intellectual biography of count Sergei Uvarov : 1786-1855, DeKalb, Northern Illinois Université Press, 1984. L’ouvrage a paru en russe sous le titre : Граф Сергей Семенович Уваров и его время, trad. de l’anglais par N. L. Lužeckoj, Sankt Peterburg, Akademičeskij proekt, 1999. Nous faisons référence ici à l’édition originale. Nous renvoyons aussi le lecteur à l’ouvrage d’Andrej Zorin, Кормя двуглавого орла... Литература и государственная идеология в России в последней трети XVIII – первой трети XIX века, Moskva, NLO, 2004. Un chapitre (X) est spécifiquement consacré à la triade qui servira de fondement idéologique à la Russie du XIXe siècle. 17. Lettres publiées dans Российский филологический вестник. Suite aux événements de 1848 qui ont touché l’Europe et à la poussée autoritaire qu’a connue la Russie, Dal′ s’est trouvé momentanément interdit de publication, situation à laquelle il est fait allusion dans ces lettres. 18. N. I. Nadeždin (1804-1856). À partir de 1838, il est engagé au ministère de l’Intérieur, ce qui lui vaut cette épithète acerbe. A publié en 1841 un article intitulé « Mundarten der russischen

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 36

Sprache », sous l’influence de la psychologie des peuples. Dans une intervention devant la société de géographie en 1847, à la recherche de l’esprit du peuple russe, il indique vouloir mettre la linguistique au service de l’ethnographie et développe l’idée d’une ethnographie à deux faces, physique et psychique. 19. Auroux, op. cit., p. 19 : « [...] on peut dire que c’est au XIXe siècle que, pour la première fois, les sciences du langage, – sous la forme particulière de la grammaire comparée – connaissent une structure sociale qui permet d’organiser la recherche (Universités, revues, sociétés savantes), d’avoir constamment une représentation de son état (ouvrages de synthèse), d’identifier les découvertes, de les authentifier et de leur donner un nom... ». 20. On note cependant des traductions rapides en langue russe d’ouvrages remarqués, publiés à l’étranger. Parmi celles-ci, les Antiquités slaves, de Schaffarik, traduites par I. Bodjanskij et éditées par Pogodin, dont la 1re partie, Partie historique fut publiée en 1837, Moskva, Presses de l’Université. Louis Leger a rendu un vibrant hommage à l’œuvre de Schaffarik, ainsi qu’à l’entremise de l’historien Pogodin, chargé de transmettre à l’auteur les subsides demandés par le Comte Ouvaroff à Nicolas : « Le comte Ouvarov, sollicité de venir en aide à Schaffarik, en référa à l’empereur Nicolas, qui suivait d’un œil attentif le mouvement politique et littéraire des Slaves occidentaux. Le ministre signalait au Souverain les services désintéressés rendus par Schaffarik aux jeunes savants russes et à cette science toute nouvelle, la slavistique (p. 157)». Louis Leger, Schaffarik, sa vie et son œuvre [Mémoires et correspondance inédite de Schaffarik. Časopis Musea Kralovstvi Českeho (Revue du Musée du Royaume de Bohème, 1909)], in le Journal des Savants, 8e année, no 4, Avril 1910, p. 155-167. 21. D . I. Bagalej, N. F. Sumcov & V. P. Buzeskul, Краткий очерк истории Харьковского университета за первые сто лет его существования (1805-1905), Xar′kov, Tip. A. Darre, 1906, p. 148-155. 22. Margarita Schoenenberger a récemment attiré l’attention sur Nikolaj T. Kostyr′ (1818-1853), enseignant à l’université de Kiev puis de Xar′kov, qui avait consacré sa thèse de doctorat aux fondements de l’étude philologique de la langue russe, qui a donné lieu à un ouvrage intitulé Objet, méthode et but de l’étude philologique de la langue russe (1850). Cf. R. Schoenenberger, « La pensée et le langage de A. A. Potebnia comme réaction probable aux recherches philologiques de N. T. Kostyr′ (1818-1853), in Potebnia, langage, pensée, Patrick Sériot, Margarita Schoenenberger (eds.), Cahiers de l’ILSL, no 46, 2016, p. 143-158. 23. Bagalej et al., Краткий очерк истории..., p. 150-151. 24. Ces lettres ont fait l’objet d’une première publication dans la revue Живая старина en 1892 et 1893, reprises en un volume en 1895 : Путевые письма Измаила Ивановича Срезневского из славянских земель : 1839-1842 к Е. И. Срезневской, Sankt Peterburg, tip. S. N. Xudekova, 1895. 25. Lettre de Izmail Sreznevskij à son frère, du 2 janvier 1840, in Путевые письма..., p. 55. 26. Cf. Denise Eeckaute, « L’idée de fédération slave dans les sociétés secrètes et écrits politiques du XIXe siècle», Revue des études slaves, t. 55, fasc. 1, 1983, Communications de la délégation française au IXe Congrès international des slavistes (Kiev, 7-14 septembre 1983), p. 163-184 ; p. 165 et 179. 27. Sreznevskij, Путевые письма..., p. 193. 28. Cf. l’étude circonstanciée de Roger Comtet : « F. I. Buslaev (1818-1897), un linguiste russe disciple de J. Grimm et W. Von Humboldt » in Humboldt en Russie, Patrick Sériot (ed.), Cahiers de l’ILSL no 33, 2012, p. 163-192. L’auteur montre que Buslaev s’est inspiré de Grimm pour son travail sur la littérature orale et de Humboldt pour la réflexion sur la synchronie de la langue et l’élargissement à l’univers spirituel d’un peuple. 29. Chargé des enseignements de langues slaves et baltes, il est aussi le fondateur de la revue Archiv für Slavische Philologie, qui accueillera les articles de plusieurs jeunes savants russes venus suivre ses enseignements.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 37

30. Ja. K. Grot, « Славяноведение », in : Brokgauz, Efron, Энциклопедический словарь..., t. 59, p. 299. 31. Sreznevskij, Материалы для словаря древнерусского языка по письменным памятникам, SPb., 1893. 32. A. Budilovič, Общеславянский язык в ряду других общих языков древней и новой Европы, t. 1-2, Warszawa, 1892. On notera qu’en préface de l’ouvrage de Meillet, le Slave commun (1re édition, 1924), l’auteur indique que « le regretté Fortunatov a renoncé à écrire le volume sur le Slave commun » dans Энциклопедия русской филологии publiée par V. Jagič. La bibliographie du Slave commun ne fait pas mention de l’ouvrage de Budilovič. 33. Nous renvoyons ici le lecteur à l’article de Didier Samain, « La linguistique et ses observables. L’exemple des néo-grammairiens », Язык и речевая деятельность, t. 14, Материалы международной конференции истории лингвистических учений, Filologičeskij fakul′tet Sankt- Peterburgskogo gosudarstvennogo universiteta, 2014, p. 148-154. Il y reprend à Brugmann l’affirmation suivante : « C’est une saine caractéristique de l’indo-européanisme moderne que de tourner son regard davantage vers le présent que son prédécesseur, et alors que ce dernier demandait si souvent : d’où cela vient-il ?, qu’il se demande aussi : qu’en a-t-il résulté ? On apprendra quoi qu’il en soit mieux de cette façon la nature de l’histoire du langage que dans les régions crépusculaires de l’histoire originaire » (1885 : 124). 34. On citera ici quelques-uns de ces travaux, parus en France : D. Romand, S. Tchougounnikov, « Psychologie allemande et sciences humaines en Russie : anatomie d’un transfert culturel (1860-1930) », Revue d’histoire des Sciences humaines, no 21, 2009 ; S. Archaimbault, « La notion d’aperception en Russie au tournant des XIXe et XXe siècles », in : Michel Espagne (ed.), Transferts culturels et comparatisme en Russie, Slavica Occitania, no 30, Toulouse, 2010 ; Tchougounnikov Du « psychologisme » au « cognitivisme ». La « linguistique psychologique » entre Allemagne et Russie (1850-1930), L’émergence d’une psycholinguistique européenne. Monographie originale pour l’Habilitation à diriger des recherches, vol. II, Université Paris 7 Denis Diderot, Paris, 2012. Pour la Russie, Ilona Svetlikova, Истоки русского формализма. Традиция психологизма и формальная школа, Moskva, NLO, 2005. 35. Comme le soulignent David Romand et Sergeï Tchougounnikov, « L’apport épistémologique, conceptuel et méthodologique de la psychologie allemande a pu être selon les cas ouvertement assumé et revendiqué (la Völkerpsychologie et la linguistique néogrammairienne sont à cet égard emblématiques), ou bien assimilé de manière plus implicite sinon franchement inconsciente (cas du formalisme russe et de la phonologie du Cercle de Prague, deux écoles officiellement présentées comme “antipsychologiques” », Romand, Tchougounnikov, « Psychologie allemande... », p. 5. 36. Svetlikova, Истоки русского формализма..., op. cit. 37. Nous reprenons cette expression à Ursula Bähler, qui développe l’idée selon laquelle « la professionnalisation en philologie, tout comme en histoire, passe ainsi par la création d’un prolétariat capable de faire le travail de base ». U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, 2004, p. 309. 38. Cf. le reproche adressé par Vasilij M. Dobrovskij au ministère de l’Instruction publique qui n’a pas su fournir un cadre suffisamment défini pour l’enseignement des langues au lycée, y compris la langue russe : « Comment saisir les exigences en termes de phonétique et morphologie de la langue russe pour la 2e classe, lorsque celles-ci tiennent en trois lignes ? » in ФЗ, 1881, fasc. 1, p. 1-23 « О постановке языков в гимназиях », p. 5. L’absence d’indications claires abandonne la transmission de ces matières à l’arbitraire complet du professeur (ibid., p. 7). 39. La revue a paru de 1831 à 1917. On en trouve la collection quasi-complète sur le site de la bibliothèque électronique Runivers : runivers.ru

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 38

40. On peut consulter le sommaire complet des articles publiés dans la revue, organisé de façon thématique et alphabétique, dans l’ouvrage de N. V. Radišauskajte : Журнал « Филологические записки » (1860-1917). Аннотированный указатель статей (на материалах фонда редких и ценных изданий ДВГНБ) Xabarovsk, Dal′nevostočnaja gosudarstvennaja biblioteka, Centr konservacii dokumentov i izučenija knižnix pamjatnikov Xabarovskogo kraja, 2016. 41. I. Tretjak, « Язык, как предмет науки », Филологические записки, 1882. Adaptation de Grundriss der Sprachwissenschaft. Einleitung in die Sprachwissenschaft, Wien, 1876. Suivant un état de la réflexion en vigueur à l’époque du « naturalisme linguistique », Müller met en relation étroite langues et races. 42. « Wie studiert man Philologie ? » (Heine Hodegetik für Jünger dieser Wissenschaft, von Wilhelm Freund), Предмет и задачи филологии, trad. de A. Govorov, professeur au Corps des cadets de Voronež, Филологические записки, t. 20, 1881, p. 1-177. 43. La nouvelle philologie s’est constituée en Allemagne comme un ensemble disciplinaire, qui a gagné peu à peu sa reconnaissance institutionnelle. Cherchant à se démarquer de la philologie classique, elle partage toutefois avec cette dernière bon nombre de caractéristiques. Elle est orientée vers deux versants : celui des études littéraires, celui des études de la langue. Mais, sur ce deuxième versant, elle est résolument tournée vers l’étude des langues occidentales modernes, prenant pour corpus une production large. En outre, elle est résolument ouverte aux connaissances ethnologiques, culturelles, archéologiques, esthétiques et philosophiques. Le but de la Société néophilologique, qui s’est détachée en 1887 de la section romano-slave de la société philologique de l’université de Saint-Pétersbourg, se fixe les buts suivants : « Elle étudie les questions relatives à la production poétique populaire des peuples modernes, tout particulièrement romains et germaniques, ainsi que leur mode de vie, leur art, leur histoire et leur mythologie ». Forte de 244 membres, la société comporte deux sections différentes : une branche linguistique (indo-européen), une branche didactique, ainsi que deux comités historique et philosophique. Sur l’activité de cette société, voir C. Depretto, « Неофилологическое общество при Санкт-Петербургском университете и его роль в распространении европейской культуры (1885 – февраль 1918)», Сравнительно о сравнительном литературоведении : транснациональная история компаративизма, Ekaterina Dmitrieva, Michel Espagne (eds.), Moskva, IMLI-RAN, 2014, p. 195-214. 44. V. B. Šklovskij, « О приготовлении неофилологов-педагогов к своему призванию », Неофилологические опыты, Petrograd, 1915, p. 7-17. Pour des détails sur l’activité de Vladimir Šklovskij romaniste, voir C. Depretto, « Le formalisme russe et ses sources : quelques considérations de méthode », Cahiers du monde russe, vol. 51, 2010/4, p. 572. 45. Cf. N. A. Sljusareva, « Lettres de Ferdinand de Saussure à J. Baudouin de Courtenay », Cahiers Ferdinand de Saussure, no 27, 1970-1972, p. 7-17. Sur Baudouin et les écoles phonologiques, nous renvoyons à l’article synthétique de Roger Comtet, « L’école phonologique de Leningrad et l’école phonologique de Moscou », Histoire Épistémologie Langage, t. 17, fasc. 2, 1995, Une familière étrangeté : la linguistique russe et soviétique, P. Sériot (ed.), p. 183-209. 46. L’abbé Rousselot (Jean-Pierre), né en 1846 et mort en 1924, dialectologue et phonéticien, a commencé par une étude très pointue des caractéristiques de la prononciation des membres d’une famille patoisante de son village charentais (Cellefrouin). Titulaire de la première chaire de phonétique expérimentale à l’Institut catholique de Paris (1889), et directeur du laboratoire de phonétique expérimentale au Collège de France (à partir de 1897), fondateur de la Revue des patois gallo-romans, avec Jules Gilliéron (1887-1893). Ses appareils circuleront dans plusieurs universités allemandes, à Londres et en Russie. 47. L’article est complété par une note sur l’action du thorax pendant la phonation, d’Antoine Grégoire, phonéticien belge, fondateur du laboratoire de phonétique expérimentale de Liège en 1910, spécialiste du babil chez l’enfant.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 39

48. « J’ai étudié ma prononciation au moyen des appareils de M. l’abbé Rousselot, qui, avec une complaisance infinie, a mis à ma disposition son laboratoire privé et a bien voulu m’apprendre à manier les instruments et à bien interpréter les tracés obtenus. Je n’ai pas besoin d’insister longuement sur la reconnaissance profonde que j’éprouve pour sa bienveillance ». N. Oussof, « Études expérimentales sur une prononciation russe », La parole. Revue internationale de rhinologie, otologie et laryngologie, 1899, p. 676-686 et 706-716. 49. Mikołaj Kruszewski (1851-1887), formé à l’Université de Varsovie, étudiant puis collègue de Baudouin de Courtenay à l’Université de Kazan, où il devient professeur en 1885. Il meurt très jeune, souffrant d’une maladie nerveuse. Roman Jakobson rend un hommage appuyé à sa créativité et son esprit pionnier dans le domaine des études phonologiques, cf. R. Jakobson, « The Kazan school of Polish linguistics and its place in the international development of phonology », Selected Writings, vol. II : Word and Language, The Hague, Mouton, 1972. 50. Bulič, dans sa nécrologie publiée dans les Известия ОРЯС ИАН, T. V, fasc. 1, 1900, p. 363-369. rend hommage à Nikolaj Usov, qui a été son étudiant, savant prometteur et membre actif de la société néophilologique. 51. Cf. S. Bulič « Фонетика », in : Brokgauz, Efron, Энциклопедический словарь..., t. 71, p. 247. 52. Aleksandr Dmitriev, « Le contexte européen (français et allemand) du formalisme russe », Cahiers du monde russe, vol. 43, 2002/2, p. 423-440. Sur Sievers, cf. également S. Tchougounnikov, « Éduard Sievers et la phonétique allemande », in le Naturalisme linguistique et ses désordres : Histoire Épistémologie Langage, t. 29, fasc. 2, 2007, p. 145-162. 53. Baudouin de Courtenay, « Язык и языки», in : Brokgauz, Efron, Энциклопедический словарь..., t. 81, p. 541. 54. Aleksandr Šaxmatov a créé en 1903 la commission dialectologique de Moscou et, dans la foulée, à l’instigation de plusieurs personnalités reconnues de l’histoire et de dialectologie de la langue russe, dont lui, a été créée, le 21 avril 1904, au sein de l’Académie des Sciences, une commission spécialisée, chargée de l’élaboration d’une carte des dialectes de la langue russe. Cette commission est placée sous la présidence de Dmitrij Ušakov, assisté d’un secrétaire (D. Grigor′ev, puis N. Sokolov) et d’un bibliothécaire (K. Kuzminskij, puis I. Tarabrin). 55. Il prend en 1904 la suite de A. I. Smirnov 56. Les comptes rendus des travaux menés trouvent leurs débouchés éditoriaux dans les Compléments aux procès verbaux de la section de langue russe et des belles lettres de l’Académie impériale des sciences, dans la revue Русский филологический вестник, puis, à partir de 1908, dans une publication autonome des Travaux de la commission dialectologique de Moscou, édités à Varsovie. 57. Cette difficulté était apparue déjà à Gaston Paris qui ne se satisfaisait pas de l’option prise par les néo-grammairiens : « Il n’y a que des traits linguistiques qui entrent respectivement dans des combinaisons diverses, de telle sorte que le parler d’un endroit contiendra un certain nombre de traits qui lui seront communs, par exemple, avec le parler de chacun des quatre endroits les plus voisins, et un certain nombre qui différeront du parler de chacun d’eux. Chaque trait linguistique occupe d’ailleurs une certaine étendue de terrain dont on peut reconnaître les limites, mais ces limites ne coïncident que très rarement avec celles d’un autre trait ou de plusieurs autres traits, elles ne coïncident pas surtout, comme on se l’imagine souvent encore, avec les limites anciennes ou modernes ». G. Paris, 1888, p. 161-162 ; cité par Guylaine Brun-Trigaud, dans son introduction aux Lectures de l’Atlas linguistique de la France de Gilliéron et Edmont : du temps dans l’espace, G. Brun- Trigaud, Y. Le Berre, J. Le Dû, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2005, p. 18. 58. Du fait de la présence, à date, de populations venues de Novgorod pour fonder cette la ville, on suppute que la région de Volokolamsk utilise le akanie. 59. Определена почти граница... N. Durnovo, « Отчёт о поездке в Клинский и Волоколамский уезды Московской губернии летом 1904 члена Коммиссии Н. Н.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 40

Дурново» ; Труды Московской диалектологической комиссии, Русский филологический вестник, no 1, Varšava, 1907, p. 353. 60. Bogatyrev, « К вопросу об этнологической географии », Slavia 7, Praha, 1928, p. 600-611. L’article a été traduit en français par Sergeï Tchougounnikov in Pëtr Bogatyrëv et les débuts du cercle de Prague : recherches ethnographiques et théâtrales, Sergeï Tchougounnikov, Céline Trautmann-Waller (eds.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. 61. I. A. Boduèn de Kurtenè, « Языкознание », in : Brokgauz, Efron, Энциклопедический словарь..., t. 81, p. 517. 62. Cf. Dal′ : « Mais, sans tartufferie, on ne saurait discuter cette évidente vérité selon laquelle la langue vivante du peuple, parce qu’elle en a conservé l’esprit dans sa fraîcheur vitale, qui donne à la langue sa dureté, sa force, sa clarté, son intégrité et sa beauté ; c’est elle qui doit servir de source et de trésor pour le développement d’une langue russe éduquée équilibrée, à la place de notre langage mutilé d’aujourd’hui ». Dal′, Толковый словарь живого великорусского языка, t. 1, A-Z, Moskva, Gos. izd-vo inostrannyh i nacionalʹnyh slovarej, 1955, « Напутное слово », XIV. 63. Durnovo promeut ce terme lui aussi, mais dans la valeur limitative de linguistique comparée : « ЯЗЫКОВЕДЕНИЕ. Наука о человеческом языке, назв. также языкознанием или лингвистикой. Т. к. Я. пользуется по преимуществу сравнительным методом, то его наз. также сравнительным я.(см.), выделяя из него группу общих вопросов в особый отдел, наз. Общим Я. или рассматрываемым, как введение в Я. См. Д. Н.Ушаков. Краткое введение в науку о языке. Изд. 6. М. 1923 ». Durnovo Грамматический словарь (Грамматические и лингвистические термины), Moskva – Petrograd, Izd. Frenkel′, 1924, p. 154. On retrouve aussi l’expression наука о языке, chez Kruszewski, ainsi que chez Ušakov, dans l’ouvrage auquel fait référence Durnovo justement. Et on pense aussi bien sûr à l’expression de Marr, “новое учение о языке”. 64. Boduèn de Kurtenè, Введение в языковедение, Moskva, URSS, 2010 [1917], p. 3. 65. Lev Ščerba, Русская речь I, 1923, « Предисловие », p. 10-11. 66. Notons tout de même qu’André Mazon, rendant compte du premier congrès des philologues slaves en 1929, insiste sur la faveur dont jouit la philologie slave et en reconnaît la vitalité : « Si le mot de philologie est toujours singulièrement large et même un peu vague, tel il est surtout, et à un plus grand degré, dans le domaine des études slaves. La philologie slave ne se borne pas à la linguistique, à la critique des textes, à l’histoire littéraire : elle embrasse volontiers, pour une bonne part, l’ethnographie, la préhistoire et l’histoire ancienne des Slaves, l’essentiel de leur histoire de l’art, le champ si vaste et si mal déterminé de l’histoire de la civilisation – et même l’histoire des idées politiques, dans la mesure, du moins, où la slovanská myšlenka « l’idée slave », ou plus exactement, le sentiment de l’unité slave, y tient une place centrale. Il n’est pas une de ces matières qui ne soit traitée, de temps à autre, dans nos revues dites de philologie slave. Ce n’est, au fond, rien de moins que la vieille notion de « slavistique » (slavjanovědenje)̌ que la philologie slave tend à recouvrir. Cette conception est, à vrai dire, un peu désuète, et ne s’accorde guère avec la division du travail et la spécialisation qu’exige la science moderne. Elle a cependant pour elle une vielle tradition et, dans le présent, un double avantage : d’une part, elle impose aux philologues, sans les empêcher de faire choix d’une discipline particulière, une certaine culture générale de slavistes – et, d’autre part, elle supplée à la carence des historiens qui s’enferment, pour la plupart, dans les limites de l’histoire nationale, s’ils ne se laissent tenter par l’histoire contemporaine, si facilement entachée d’opportunisme ». André Mazon, « Le premier congrès des philologues slaves (5-11 octobre 1929) », l’Europe centrale : revue de la semaine, 19 octobre 1929, p. 32-34. 67. Cf. Frédéric Duval, sur la philologie en France : « C’est ainsi que la philologie se révéla progressivement inadaptée à l’institution universitaire, dont la spécialisation croissante se prêtait mal à une discipline aux ambitions et aux méthodes pluridisciplinaires. L’évolution

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 41

positiviste de la pratique philologique au cours du XIXe siècle a presque naturellement conduit à la séparation, au sein de l’université, entre les disciplines qui s’attachent à la matérialité du texte et celles qui traitent de son interprétation, « À quoi sert encore la philologie ? », Laboratoire italien, laboratoireitalien.revues.org/128, 7 juillet 2011, consulté le 5 octobre 2016. 68. Catherine Depretto, « Sous les décombres, la tradition : passé soviétique et philologie russe », in l’Ordre du chaos – le chaos de l’ordre : Hommages à Leonid Heller, Andrei Dobritsyn, Ekaterina Velmezova (eds.) Bern, Peter Lang, 2010, p. 147-160.

RÉSUMÉS

Nous proposons dans cet article de brosser à grands traits le développement de la discipline philologique en Russie au XIXe siècle, jusqu’à son éviction par la linguistique au début des années 1920. À l’image de sa matrice allemande, la philologie russe est une discipline large, qui embrasse l’étude des langues et des textes, notamment anciens, mais aussi l’ethnographie, l’histoire, l’étude du folklore et des arts... Même si la philologie avait trouvé dans la slavistique une véritable terre d’élection, l’explosion des savoirs et des données recueillies par l’ensemble de ses sous-domaines devait mener à des spécialisations qui rendaient difficiles le maintien d’un ensemble cohérent et précipiter son éclatement. De grands linguistes du temps, dont Baudouin de Courtenay, l’ont rejetée pour son goût immodéré des textes écrits, son obsession des détails et son indifférence envers les corpus oraux pris dans leur variété. Seule une discipline nouvelle leur paraissait susceptible de renouveler en profondeur objets et méthodes.

We aim in this presentation to outline the development of the philological discipline in Russia in the nineteenth century, until it was ousted by linguistics in the early 1920s. Like its German matrix, Russian philology is a broad discipline that embraces the study of languages and texts, including ancient ones, but also ethnography, history, the study of folklore and the arts... Even if philology had found a rich home in Slavistics, the huge increase of knowledge and data gathered by all the sub-domains of philology eventually led to specializations which it was difficult to keep together as a coherent whole, a fact which inevitably precipitated the breakingup of the field. Several great linguists of the time, including Baudouin de Courtenay, rejected it for its immoderate taste for written texts, its obsession with details and its indifference to the various oral corpora. It was felt that only a new discipline would be capable of an in-depth renewal of objects and methods.

AUTEUR

SYLVIE ARCHAIMBAULT CNRS – Eur’Orbem

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 42

L’orthographe soviétique : prémices, programmes, mise en œuvre Soviet Orthography : Background, Programs, Implementation

Аlexandra Pletneva Traduction : Sylvie Archaimbault et Elena Ourjoumtseva

La réforme de l’orthographe, enjeu de modernisation et de démocratisation de la société russe

1 Traditionnellement, la réforme de l’orthographe est étudiée par les chercheurs comme un processus à part1. Dans ce cas, l’attention se concentre sur l’aspect linguistique de la question, l’aspect social n’étant pratiquement pas pris en compte. Aujourd’hui, rétrospectivement, on constate sans difficulté que cette réforme fait partie de toute une série de projets destinés à mener à bien la modernisation sociale et la démocratisation de la société russe de la seconde moitié du XIXe – début du XXe siècle. Par modernisation sociale, nous entendons une infinité de projets de réformes et de transformations qui, dans la conscience collective, étaient associées au progrès. Certains de ces projets ont été mis en place après la révolution de Février ou celle d’Octobre. D’autres sont demeurés à l’état de projets. La réforme de l’orthographe se trouve dès lors sur le même plan que des idées très à la mode durant cette période charnière.

2 Les destinées de toutes ces causes se révèlent étonnamment semblables. Tout commence par quelques polémiques éparses dans des exposés, des articles, des projets. Puis apparaissent des associations, on organise des réunions et des congrès. Et enfin, après la révolution de Février ou d’Octobre, une partie des projets proposés est réalisée. À quelques variantes près, le même fonctionnement se dégage de l’observation de réformes touchant aux domaines les plus variés de la vie sociale. Pour illustrer ce point, citons des sujets aussi significatifs, d’un point de vue sociétal, que la mise en place d’un enseignement élémentaire pour tous, la crémation et l’égalité homme-femme.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 43

3 L’idée de mettre en place un enseignement élémentaire pour tous faisait l’objet d’intenses discussions depuis le dernier quart du XIXe siècle. L’instruction pour tous présupposait d’étendre à l’ensemble de la société une version quelque peu simplifiée des normes culturelles des catégories sociales dominantes. Aux yeux de la société, le principal obstacle empêchant une telle unification était le rattachement des écoles élémentaires à plus de trente autorités2 différentes, ce qui compliquait la mise en œuvre de programmes et de conceptions unifiés. Des groupes informels divers étaient créés pour débattre de ce problème ; on publiait des articles et des recueils, on organisait des réunions et des congrès. La réalisation pratique de ce programme commença sous le Gouvernement provisoire, avec le transfert au ministère de l’Instruction publique de la gestion de toutes les écoles du ministère des Cultes, y compris celles réunissant le plus grand nombre d’élèves : les écoles paroissiales. Il faut attendre la révolution d’Octobre pour voir ce programme mis en œuvre, lors de la fameuse campagne de « liquidation de l’analphabétisme ».

4 Quant à l’idée de remplacer l’enterrement traditionnel par la crémation, elle fut évoquée en Russie dès la fin du XIXe siècle (le premier exposé public sur la crémation fut prononcé en 1899 lors d’une réunion de la Société russe des architectes). Durant les années 1906-1907, Ivan Lavrov, ingénieur de la municipalité de Moscou, visita différents crématoriums en Europe ; cette mission inspira un ouvrage consacré au fonctionnement et à l’équipement technique des crématoriums européens3. Quelques temps plus tard, le recours à la crémation fut discuté à la Douma de Pétersbourg puis au sein du ministère de l’Intérieur. Puisque l’Église s’y opposait, la partie la plus traditionaliste de la société refusait d’accepter cette nouveauté. Le 7 décembre 1918, le Soviet des commissaires du peuple publia le décret « Sur les cimetières et les funérailles », dans lequel il était déclaré que la crémation était désormais un mode d’enterrement parfaitement légal.

5 La question des femmes a surgi en Russie sous l’influence du mouvement des suffragettes et faisait bien évidemment partie des questions qui intéressaient la partie réformiste de la société russe. Le champ des problèmes afférents était très étendu et allait du droit de vote ou droit au travail, à la légalisation de l’avortement et l’acceptabilité morale de la contraception. Au début du siècle, le mouvement féministe commença à prendre des formes plus organisées4. Une grande partie des questions posées par ce mouvement a été résolue (du moins, à un niveau législatif) dans les années qui suivirent la Révolution.

6 Ces brèves digressions nous étaient nécessaires pour montrer que les discussions concernant l’orthographe russe s’inscrivaient dans un contexte bien plus étendu de débats sur les voies de modernisation de la société russe. Les participants à ces débats jugeaient de l’opportunité ou de la nocivité à modifier l’orthographe plus selon leurs orientations politiques qu’en fonction d’une réflexion spécifique sur le sujet. Sur la réforme de l’orthographe, les gens se divisaient en deux camps : les partisans des transformations démocratiques au sein de la société et les conservateurs défendant l’état actuel des choses comme immuable et voué à ne jamais changer. Dans l’expression « réforme de l’orthographe », on relevait en général le premier mot, sans presque jamais entendre le second. L’académicien F. E. Korš écrivait à ce sujet : Le soutien de la majorité des lecteurs à l’un ou l’autre camp est conditionné par des raisons plus ou moins subjectives : les uns, ayant fermement acquis à l’école les règles concernant l’usage de la lettre ѣ5, la considèrent comme le palladium de la

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 44

civilisation et voient dans les graphies седло (sedlo) ou цвелъ (cvël′′) une invasion barbare ; les autres, dotés d’une moins bonne mémoire ou plus enclins à écrire sans contrariétés, n’importe comment, se réjouissent de toute réforme supprimant les entraves qui leur semblent inutiles. Les deux reposent sur le regrettable malentendu qu’entraîne l’absence chez les partisans des deux tendances d’une réflexion approfondie sur les questions suivantes : “qu’est-ce que l’orthographe et quelle est-elle en Russie ?”6.

Le contexte de la réforme orthographique

7 L’idée de simplifier l’orthographe russe est apparue en même temps que l’intensification de l’alphabétisation au cours du dernier quart du XIXe siècle. Les difficultés auxquelles se trouvaient confrontés les élèves dans l’acquisition des règles d’orthographe obligeaient les enseignants à songer à leur simplification. Sur une période de plus de trente ans, les arguments et les idées avancés par les partisans de la réforme orthographique n’ont presque pas changé.

8 Parmi les arguments les plus populaires de ces derniers, on trouvait l’affirmation qu’une modification de l’orthographe simplifierait le processus de l’alphabétisation dans le cadre scolaire et permettrait d’économiser du temps lors des cours de russe. Le temps libéré par l’abandon de l’apprentissage par cœur des règles d’emploi de la lettre « ѣ » [jat′] pourrait être employé à développer des compétences plus utiles, comme savoir lire et raconter un texte, mener une discussion, exprimer ses pensées par écrit, etc. Ces idées reviennent dans un grand nombre d’articles et de notules publiés par des professeurs de russe dans des périodiques. Ne serait-il pas bon, s’interrogeait un groupe d’enseignants de Kaluga, de remplacer les vains exercices sur l’usage de la lettre « jat′ » proposés à nos élèves par d’autres travaux, ne serait-ce que stylistiques, afin qu’ils acquièrent la compétence, véritablement utile et indispensable, d’exprimer clairement leurs pensées ? En effet, les plaintes concernant l’incapacité de ceux qui ont terminé leur cursus à l’école du peuple à écrire des lettres qui aient du sens sont, hélas, tout à fait fondées7.

9 Dans un rapport de la Société pédagogique auprès de l’Université de Novorossiisk, qui avait réalisé une enquête auprès des maîtres des écoles élémentaires, on lit que les enseignants « soutiennent unanimement la simplification de l’orthographe russe contemporaine ; qui plus est, certains évoquent avec une certaine affliction cette question importante, voire douloureuse au sein de notre école. » Au même endroit, il est noté « que l’orthographe actuelle constitue un frein lorsqu’il s’agit d’atteindre d’autres objectifs scolaires plus importants ; elle gêne par exemple l’étude de la langue russe et l’acquisition de l’art de l’expression orale et écrite »8. Les enseignants remarquaient que les leçons les moins appréciées des élèves durant les premières années d’école étaient celles qui relevaient du cours de littérature : lecture en slavon, dictée, copie d’un texte, ce désamour étant lié au caractère « dogmatique » de ces cours9. En 1914, le Premier congrès panrusse sur l’instruction publique10 publie dans la revue Dlja narodnogo učitelja une résolution du groupe de travail « Sur les méthodes d’enseignement à l’école élémentaire ». Il y est ouvertement déclaré que l’enseignement de l’orthographe doit être le dernier souci lors des cours de langue russe.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 45

L’un des objectifs principaux de l’étude de la langue russe doit être le développement des aptitudes créatives dans l’esprit de l’enfant et de la capacité à exprimer cette créativité par un discours juste, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit11.

10 Parallèlement aux propositions de simplifier l’orthographe, le débat portait également sur la modification du rapport à la compétence linguistique. Nous avons trouvé, dans toute une série de publications, des messages disant que des maîtres d’écoles publiques avaient cessé de pénaliser les copies dont le niveau de maîtrise de la langue laissait à désirer. En outre, une telle pratique est décrite comme progressiste et positive12. Les dires des enseignants, publiés dans les périodiques, témoignent du fait que beaucoup voyaient dans l’orthographe une barrière sociale, un obstacle à la réussite scolaire des personnes issues des strates sociales inférieures. Une moindre exigence en termes de connaissance de l’orthographe représentait pour les pédagogues un possible ascenseur social, une perspective d’égalisation des conditions de départ pour les enfants issus de groupes sociaux différents. Cependant, l’idée d’abaisser le niveau d’exigence avait des implications diverses. D’une part, le fait de faire abstraction de l’orthographe permettait aux professeurs de se concentrer sur le développement des autres compétences linguistiques chez les élèves, mais d’autre part, aussi paradoxal que ce soit, cela renforçait cette fameuse inégalité sociale, contre laquelle luttaient les enseignants des écoles fréquentées par le peuple. Incapables d’écrire sans erreurs, les enfants de paysans qui sortaient de l’école élémentaire n’étaient de toute évidence pas en état de réussir les examens nécessaires à la poursuite des études. C’est précisément pour cela que la commission orthographique de l’Université de Novorossiisk, s’appuyant sur des questionnaires remplis par des enseignants, indiquait que la baisse du niveau d’exigence en termes d’orthographe devait concerner tous les établissements d’enseignement, car dans le cas contraire, les élèves sortant des écoles populaires auraient rencontré de sérieuses difficultés en essayant d’entrer à l’école secondaire13.

11 Curieusement, les partisans de la modification de l’orthographe se référaient à l’œuvre des frères de Thessalonique. On en appelait aux noms de Cyrille et Méthode afin de montrer qu’un changement dans l’alphabet pouvait stimuler le développement de la langue nationale et de l’alphabétisation. P. N. Sakulin, dans son exposé à la première réunion de la Commission orthographique en 190414 invoque le nom de Cyrille, celui-ci n’ayant pas hésité à compléter l’alphabet grec avec les lettres « ъ15 » et « ѣ », pour transcrire des sons de la langue slave. L’orateur supposait qu’en s’inscrivant dans la droite ligne de l’œuvre de Cyrille, il fallait désormais supprimer ces lettres, puisqu’elles ne représentaient plus de sons particuliers16. L’œuvre des premiers maîtres slaves était également évoquée dans le discours prononcé par l’académicien A. A. Šaxmatov lors du Premier congrès panrusse des enseignants de la langue russe de l’enseignement secondaire, qui s’est déroulé en 1917. Šaxmatov soulignait que l’expérience de ces premiers maîtres slaves montrait la possibilité et l’utilité de rompre, dans certains cas, avec la tradition existante17. Le fait d’en appeler à l’autorité des frères de Thessalonique est très significatif. En effet, en Russie, comme dans tout le reste du monde slave, on ne se remémora Cyrille et Méthode que dans les années 1860, moment où, reviennent dans la pratique liturgique les messes consacrées aux frères évangélisateurs18. Les références à l’expérience de Cyrille et Méthode étaient fréquentes ; cependant, dans le cas présent, elles pouvaient être ambivalentes. Les partisans des réformes se rappelaient le caractère réformateur de l’œuvre des précepteurs des slaves, et les gardiens de la tradition appelaient à préserver l’héritage de Cyrille et Méthode.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 46

12 Inutile de dire que l’idée d’une réforme orthographique comptait aussi bien ses partisans, que ses adversaires. Une majorité écrasante de ces derniers s’appuyait sur des positions conservatrices et voyait dans la modification des règles de l’orthographe une atteinte à la culture russe. Il existait pourtant aussi une critique constructive. Les adversaires du renoncement aux lettres « i », « ѣ » et aussi « ъ » à la fin du mot affirmaient qu’en apprenant à lire et à écrire, les gens retenaient une représentation visuelle du mot et ne faisaient pas une transcription à partir de l’oral. C’est pourquoi l’introduction d’un principe phonétique dans l’orthographe n’allait faire que gêner l’écolier apprenant à écrire19. En effet, dès l’école élémentaire, les enfants n’apprennent pas tant à bien écrire, qu’à retenir des règles pour les appliquer ensuite à l’écriture. L’image orthographique du mot ne joue alors qu’un rôle secondaire. Dans un ouvrage consacré à l’enseignement du russe, le bibliste A. V. Mixajlov indiquait que les règles scolaires ne proposent pas d’algorithme efficace pour générer un texte juste. Il existe un grand nombre d’exceptions, c’est-à-dire de cas où l’écriture normative contredit les règles de la grammaire scolaire. Les élèves se voient obligés de retenir d’immenses quantités d’information impossibles à systématiser. Selon Mixajlov, il ne faut retenir que l’image orthographique du mot : il faut prêter attention à la manière dont le mot s’écrit, et non se demander pourquoi il s’écrit ainsi et pas autrement. C’est-à-dire que, de son point de vue, il faut modifier le système de l’enseignement de la langue russe, et non effectuer une réforme orthographique20.

13 Les opposants à la réforme indiquaient également que le passage à la nouvelle orthographe éloignerait le russe du slavon. Après le passage à la nouvelle orthographe, le paysan aurait plus de difficultés à lire le Livre d’heures et le Psautier. Or ce sont les livres les plus populaires dans ces milieux21.

14 Les opposants à la réforme supposaient que la suppression d’une série de lettres conduirait à l’impossibilité de distinguer de nombreux homonymes et formes de mots à l’écrit (par exemple, миръ22 et мiръ23, сѣла – le verbe et села – subst. plur.). Plus généralement, la simplification du système orthographique constitue une dégradation24. Autre argument en faveur de la conservation des lettres « ѣ » et « i » : elles possèdent des éléments dépassant de la ligne et leur suppression rendrait donc le texte écrit visuellement plus monotone, plus pénible et plus difficile à lire25.

15 Outre ces deux positions radicales (réformatrice et conservatrice), il existait des projets de réformes plus mesurées, qui se réduisaient à des corrections ponctuelles du système codifié par Ja. K. Grot26.

16 En parallèle à ces discussions, des amateurs effectuaient des tentatives d’éditer des textes réécrits en une orthographe d’auteur radicalement réformée. Des expérimentations de ce genre doivent être considérées en lien avec les débats sur l’instruction du peuple et la simplification de l’orthographe, mais également avec le mouvement pour la création d’une langue universelle, si populaire au tournant du siècle, et militant, par conséquent, pour le rapprochement des langues et des alphabets. À cet égard, la brochure de F. V. Ezerskij l’Abécédaire populaire du russe est assez représentative. Ce document constitue un exemple intéressant d’une création orthographique de dilettante. Ezerskij lui-même n’était pas philologue, mais directeur de cours de comptabilité à Pétersbourg. Il était cependant obnubilé par l’idée d’une langue universelle et d’un alphabet commun à tous les peuples, alphabet qu’il entreprit lui-même de créer27. Dans son abécédaire, F. V. Ezerskij réunit des caractères cyrilliques et latins, défendant par ce biais paradoxal tant l’originalité de l’orthographe russe, que

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 47

la possibilité et la nécessité de créer un alphabet universel, accessible à toute l’humanité. L’alphabet réformé par Ezerskij incluait un grand nombre de signes diacritiques et, entre autres, un point placé au-dessus des lettres et indiquant la mouillure d’une consonne. Ces expériences orthographiques ont été publiées sous forme d’une brochure indépendante où, outre l’abécédaire lui-même, on trouvait une brève anthologie de poèmes classiques, sélectionnés en fonction des postulats de l’auteur. Voici quelle allure devait avoir dans sa nouvelle orthographe d’auteur le poème de Jazykov « La Montagne » : Vzoi ̆du von na etu беzlėsnuu̇ гоru. Чto viше˸ окrujni˸x поdoбlaчni˸x гоr : Duшe taм otradno I vol̇no, a vzoru Ottuda – velikii ̆ чudesni˸i ̆ пrostor28. 17 Le livre de Ezerskij est loin d’être le seul exemple de création orthographique. Les expériences personnelles visant à réformer l’alphabet furent assez nombreuses. En 1889, à Odessa, fut publiée la brochure du professeur L. F. Voevodskij, de l’Université de Novorossiisk, Essai de simplification de l’orthographe russe29. Comme on le voit dès le titre, cité (en note) dans son orthographe originale, l’auteur faisait le choix de conserver la lettre « ъ » à la fin des mots. Il supprimait par ailleurs les lettres « jat′ » et « fita » et proposait d’écrire h (pour le « г » fricatif) dans les mots Господь30, Бога31, когда32 et ainsi de suite, et après les chuintantes et « ц », d’écrire toujours « и ». L’ouvrage avait été entièrement édité avec l’orthographe que promouvait son auteur.

18 Un autre exemple d’expérience orthographique se trouve dans la brochure d’A. G. Gerasimov33, au titre pompeux Cadeau du ciel habité. « La corne musicale » ou nouveaux chants, nouveaux discours, nouvelles lettres, qui avait été imprimée à Moscou en 1901. Gerasimov proposait de créer une lettre spécifique pour transcrire le « ж » mou, (« ж » avec un petit appendice, comme le « щ »), de remplacer le « ё » par la lettre « ɛ », « comme le “ё”, trop discontinu à écrire et trop bigarré à lire ne serait jamais rentré dans l’usage commun »34, d’exclure les lettres « i-décimal », « jat′ » et « fita », d’écrire le pronom « что » « што », et ainsi de suite. La préface, qui expliquait la vision de l’auteur, était écrite dans une orthographe traditionnelle, alors que les textes de l’anthologie, dont des proverbes populaires, des chansons, etc. étaient imprimés dans une orthographe expérimentale.

19 Inutile de dire que des expériences de ce genre n’ont aucun rapport avec les travaux de R. F. Brandt, F. F. Fortunatov, A. A. Šaxmatov, Jan Baudouin de Courtenay et autres savants travaillant à un projet de réforme orthographique. Ils démontrent simplement que l’idée d’une telle réforme avait largement dépassé les limites des associations de professeurs de russe et de philologues académiques.

L’orthographe standard et l’orthographe du peuple

20 L’orthographe normée, à la simplification de laquelle réfléchissaient enseignants, philologues et enthousiastes divers, coexistait avec la pratique orthographique des paysans capables de lire et d’écrire. Le fait que ces derniers n’écrivaient pas comme ils l’avaient appris à l’école n’était guère un secret pour les enseignants dans les campagnes. Ces professeurs étaient constamment confrontés aux cas d’élèves réussissant leur examen à la fin des quatre premières années d’études mais ayant oublié toutes les règles à peine un an plus tard et écrivant tout autrement. Cette

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 48

orthographe paysanne particulière avait en son temps attiré l’attention de V. A. Bogorodickij qui avait décrit ce phénomène dans l’article « Étude de productions écrites incorrectes35 ». L’idée même qu’il fût possible d’y déceler des principes communs et des régularités était totalement novatrice36.

21 V. A. Bogorodickij indique que les paysans, même ceux qui avaient bénéficié d’un cursus à l’école élémentaire et connaissaient les règles d’orthographe, limitaient tout à fait consciemment le recours aux lettres « ѣ » et « i » lorsqu’ils écrivaient. L’un de ces paysans lettrés, [écrit Bogorodickij], n’écrivait jamais de lettre ѣ, mais la prononçait cependant en lisant des livres imprimés. Afin de vérifier s’il connaissait la graphie manuscrite de cette lettre, je l’ai écrite et lui ai demandé s’il la connaissait ; il m’a répondu que oui. Je lui ai alors demandé, par curiosité, pourquoi il n’écrivait pas ce caractère. Il répondit qu’il écrivait le plus simplement possible, sans cette lettre, et que beaucoup de gens en faisaient de même, car c’était un caractère employé dans les ouvrages imprimés. Il disait la même chose de la lettre « i », que l’on ne retrouvait pas non plus dans ses écrits37.

22 Bogorodickij souligne également l’absence dans l’écriture populaire de la lettre « й » et de l’emploi à sa place de « и »38. Il était enfin noté que la lettre « e » pouvait avoir deux tracés :

23 Dans une série de lettres linguistiquement incorrectes, [observe-t-il], j’ai trouvé deux caractères pour la voyelle « е » : « ɛ » et « е », le premier étant utilisé en début de mot, le second au milieu et à la fin39.

24 On peut affirmer qu’il existait une représentation particulière de l’orthographe dans les milieux populaires. En témoignent non seulement les observations de Bogorodickij, portant sur les pratiques des paysans à l’écrit, mais également les feuilles de chromolithographies, où étaient reproduits des textes initialement rédigés avec une orthographe standard. Puisque ces chromos étaient adressés à un lecteur peu expert, la représentation aussi bien que le texte devaient correspondre au goût du peuple40. Dans les cas où la légende reproduisait un fragment de livre ou un article de journal, ce n’est pas le texte qui faisait l’objet d’une adaptation systématique, mais bien l’orthographe41.

25 Les modifications orthographiques sont faciles à suivre si l’on se fie à la reproduction d’articles de journaux sur les chromos. En comparant ces dernières à l’original, il est possible de voir qu’au cours du processus d’adaptation, la lettre « ѣ » est souvent remplacée par « e ». En cherchant à se débarrasser du « ѣ », le chromo manque de systématisme, mais en même temps, la correction inverse (du е en ѣ) n’apparaît presque jamais. On trouve habituellement sur les chromos l’orthographe des digraphes –ие, –ия, –ию avec un « и-octal », sachant que dans l’original, elles étaient naturellement écrites avec un « i-décimal », ainsi que toute une série d’autres graphies, distinguant les chromos du journal original42.

26 Les réimpressions sur des chromos de textes tirés de journaux datent de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, mais nous pouvons affirmer avec certitude qu’à la fin du XIXe siècle l’orthographe populaire obéissait également aux mêmes principes. L’analyse de lettres de paysans de la fin du XIXe siècle montre que l’orthographe de ces textes possède les mêmes caractéristiques que les chromos imprimés cent ans plus tôt43. Dans les lieux oubliés par le pouvoir soviétique et la campagne de liquidation de l’analphabétisme, cette pratique a subsisté au XXe siècle, et même au XXIe siècle. Ainsi, dans les lettres d’une ermitane issue d’une famille de vieux-croyants non presbytériens, Agaf′ja Lykova, nous trouvons des particularités orthographiques similaires à celles

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 49

observées dans les textes des chromos et l’orthographe des lettres de paysans44. Dans ces différentes sources, nous notons une réduction de l’usage des lettres « ѣ » et « i » par rapport à l’orthographe standard.

27 Le choix des lettres à supprimer dans les digraphes ѣ-е et i-и fut résolue selon les principes de l’orthographe populaire. De plus, si la suppression du ѣ et son remplacement par la lettre е était proposée dans tous les projets dont nous avons connaissance, diverses solutions étaient avancées pour trancher la question du choix entre и et i. Si la commission orthographique auprès de la Société pédagogique de l’Université de Moscou souhaitait conserver le и, la Commission orthographique de l’Université de Novorossiisk, en revanche, défendait la lettre i45. C’est également le i qu’il était proposé de conserver dans le projet d’Abécédaire simplifié du russe composé par K. A. Sorokin. Ce choix était ainsi justifié : Entre les lettres i–и–v, j’ai opté pour le i, car le v ne se trouve que dans quelques mots : « мvро, мvроваренiе, мvропомазанiе » et ainsi de suite ; alors que les lettres « и–i », sont aussi fréquentes l’une que l’autre, mais la graphie i est plus simple et dans les langues étrangères, ce son est représenté de la même manière46.

28 La mention des « langues étrangères » semble tout à fait significative. Dans les confrontations sociales de la fin du XIXe siècle – début du XXe siècle, différents projets de réformes se référaient à la tradition européenne. L’idée d’un rapprochement avec cette dernière pouvait constituer un argument fort en faveur du choix du i, mais nous savons néanmoins que c’est le и qui a été conservé dans l’orthographe réformée. C’est donc la version issue de la tradition orthographique populaire qui a été choisie.

29 Il est possible que l’orthographe du peuple ait influencé le choix de graphie normative des préfixes en -с- et -з-. En guise d’alternative à l’orthographe de Grot, qui prévoyait des règles assez complexes pour orthographier ces préfixes, deux solutions étaient suggérées : soit écrire la lettre -з- dans tous les préfixes indépendamment de la consonne suivante, soit employer la lettre -с- devant les consonnes sourdes. Bien que la première variante corresponde bien mieux aux principes généraux de l’orthographe russe, c’est la seconde qui a été choisie, car elle était liée à l’usage orthographique populaire.

Institutionnalisation de la réforme

30 Si au cours du dernier quart du XIXe siècle les enseignants aux aspirations démocratiques exprimaient des griefs envers l’orthographe de l’époque (essentiellement dans les colonnes de la presse périodique), le début du XXe siècle, en revanche, fut marqué par l’apparition de différentes sociétés et commissions, vouées au perfectionnement de l’orthographe. Ainsi, au début de l’année 1900, fut créée la Commission orthographique près la Société pédagogique de l’Université de Moscou. Le président en était le professeur R. F. Brandt, partisan convaincu d’une démocratisation de l’orthographe russe. La réforme orthographique était en même temps débattue dans la section de l’enseignement élémentaire de cette même Société pédagogique. Les propositions de la Commission orthographique de Moscou faisaient l’objet d’intenses discussions dans différentes villes. À la Société pédagogique de Kazan′47, ainsi qu’à l’université de Novorossiisk48, des commissions spéciales avaient même été créées à cette fin. Nous avons outre cela connaissance de l’activité d’autres institutions qui débattaient des différentes variantes de la réforme orthographique. La différence entre

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 50

ces institutions et les diverses associations enseignantes était que leurs travaux aboutissaient non pas à des brochures grand public, mais à des projets pouvant prétendre être scientifiques et réalisables49.

31 L’activité de ces commissions transformait la réforme, idée spéculative amorphe, en un projet soumis à discussion à l’Académie des sciences. Le grandduc Konstantin, qui comptait parmi ses fonctions la présidence de l’Académie des sciences et le commandement en chef des institutions pédagogiques militaires, lança cette discussion au niveau administratif. C’est en cette dernière qualité qu’il s’adressa à l’Académie des sciences afin de connaître le degré de rigueur scientifique et le statut normatif de « l’orthographe de Grot ». Dans sa réponse, l’Académie nota que l’ouvrage Orthographe russe était un projet personnel de l’académicien Ja. K. Grot et ne reflétait pas la position de l’académie. L’initiative du grand-duc eut pour résultat la réunion d’une commission orthographique ad hoc (le 12 avril 1904), composée de 50 personnes environ. Parmi eux se trouvaient des représentants de la communauté académique : А. А. Šaxmatov, А. I. Sobolevskij, Jan Baudouin de Courtenay, R. F. Brandt et alii, mais aussi littéraire : Innokentij Annenskij (en qualité de directeur du Lycée de Carskoe Selo) et P. P. Gnedič. La séance était présidée par le grand-duc lui-même. Cette réunion devait clarifier la position de la science académique par rapport à « l’orthographe de Grot », définir le statut qu’aurait ce corpus de règles et répondre à la question de la possibilité d’un autre fonctionnement de l’orthographe russe. En évaluant le système existant, la plupart des participants se référait aux intérêts de l’école : les représentants de la science académique, tout comme les professeurs des écoles, voyaient dans cette réforme tout d’abord un projet éducatif.

32 L’organe qui devait se charger de la réalisation pratique de la réforme était une sous- commission de 7 personnes, créée sur proposition du président50. En avril 1904, cette sous-commission conduisit 6 séances de travail, puis encore 4 en décembre. Suite aux événements révolutionnaires de 1905, le travail de la sous-commission fut temporairement interrompu pour ne reprendre qu’en 191051. En 1912, fut publiée une « Ordonnance de la sous-commission orthographique ». Les dispositions principales d’une éventuelle réforme se réduisaient aux éléments suivants : exclure les lettres « jat′ », « fita », « i-décimal »52 et « jer » comme signe de dureté (il doit être utilisé uniquement comme signe marquant la séparation), ne plus utiliser le signe mou en fin de mot après les lettres « ж, ш, ч, щ » ; le recours à la lettre « ё » était reconnu comme souhaitable, mais pas obligatoire. Après les chuintantes et sous l’accent, il était suggéré d’écrire toujours « о » (l’usage dans cette position des lettres е et ё était exclu). Dans les prépositions se terminant par « з/с », il était proposé d’écrire « c » devant les consonnes sourdes et « з » devant les sonantes. La désinence des adjectifs masculins singuliers au génitif « –аго » devait être remplacée par « –ого ». Outre cela, le projet prévoyait d’unifier l’orthographe des désinences des adjectifs au pluriel du nominatif et de l’accusatif : il fallait utiliser la terminaison « –ые/–ие » à tous les genres. Les formes « однехъ, однемъ, однеми » devaient être remplacées par une variante unifiée : « одних, одним, одними » ; le pronom personnel au génitif « ея » par « ее ». Des règles unifiées régissant la césure des mots furent également proposées53.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 51

La mise en œuvre de la réforme

33 L’étape suivante pour cette réforme orthographique historique est l’année 1917. Fin décembre 1916 – début janvier 1917, se déroula à Moscou le premier Congrès panrusse des professeurs de russe de l’enseignement secondaire, où l’on put écouter les exposés des patriarches du mouvement orthographique R. F. Brandt et P. N. Sakulin. Le Congrès adressa à l’Académie des sciences une demande d’aide pour appliquer la réforme. Au printemps 1917, une nouvelle commission orthographique (que l’on qualifie en général de Préparatoire) fut fondée auprès de l’Académie : elle devait se charger de la préparation de cette réforme attendue par la société. А. А. Šaxmatov, S. F. Ol′denburg, A. I. Sobolevskij, V. N. Peretc, E. F. Karskij et N. K. Nikol′skij la rejoignirent. En mai, une conférence conjointe de la Commission préparatoire créée en 1917, de la Commission orthographique de 1904-1912, mais également de représentants de la communauté pédagogique eut lieu auprès de l’Académie des sciences. Dans la plupart des cas, les propositions élaborées par cette conférence correspondaient aux propositions de la Commission orthographique de 1904-191254.

34 Cependant, des propositions de simplification, telles que la suppression du « ь » après les chuintantes en fin de mot ou l’écriture du « o » après les chuintantes et « ц » sous l’accent dans toutes les positions furent écartées.

35 Les circulaires du ministère de l’Instruction publique du 17 mai et du 22 juin 1917 déclarèrent que la nouvelle orthographe était la base de l’enseignement scolaire55. En même temps, il était souligné de toutes les manières possibles que la nouvelle orthographe était héritière de l’ancienne. La nouvelle orthographe ne devait devenir obligatoire qu’à l’école élémentaire (même si les élèves devaient aussi se familiariser avec les lettres supprimées) ; il n’était question ni de l’enseigner aux élèves des classes supérieures, ni de pénaliser ces derniers aux examens en cas de mauvaise maîtrise de la nouvelle orthographe. Autre problème : les abécédaires adoptant la nouvelle orthographe n’avaient pas encore été imprimés ; c’est pourquoi une circulaire ministérielle recommandait d’utiliser les anciens abécédaires pour enseigner la lecture, mais d’apprendre à écrire conformément aux nouvelles règles56. Toutes ces réserves ne changeaient cependant en rien la signification de la réforme et, début septembre 1917, l’école russe se mit à enseigner les règles de la nouvelle orthographe.

36 Cette période fut marquée par la parution de nombre de travaux expliquant les principes de la nouvelle orthographe ou exprimant de diverses manières l’idée que la nouvelle orthographe n’abîme pas la langue57. À cause de l’absence de manuels et en raison de la coercition exercée par l’État, le passage à la nouvelle orthographe au sein des écoles se faisait sans entrain. Les conseils et les propositions du ministère concernant l’application de la réforme, déplorait un pédagogue, ne portant pas un caractère d’ordre catégorique, auquel s’est tant accoutumé le pédagogue de l’école secondaire au cours de longues années, ont été perçus comme une information et non comme une prescription par les défenseurs orthodoxes de la « Grotographie», mais également par ceux qui ont une peur viscérale de quelque innovation que ce soit58.

37 La réforme ne fut appliquée que sous les bolcheviks. Dans l’article « La latinisation de l’écriture russe » publié en 1930, A. V. Lunačarskij rapporte sa conversation avec V. I. Lenin, d’où il découle que pour ce dernier, le plus important était d’effectuer

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 52

rapidement n’importe quelle réforme susceptible de montrer la rupture avec la culture d’avant.

38 Si nous ne menons pas les réformes nécessaires, disait Lenin, ce sera très mauvais, car c’est par ce biais, tout comme par la mise en place du système métrique et du calendrier grégorien, que nous devons immédiatement montrer que nous avons liquidé les vestiges des temps anciens59.

39 Par ailleurs, si l’on en croit Lunačarskij, Lenin supposait qu’à l’avenir l’écriture russe se ferait en caractères latins, mais pour l’heure, afin d’éviter toute critique, il considérait opportun d’utiliser le projet développé par la commission Šaxmatov (« Une orthographe académique, proposée par une commission de scientifiques faisant autorité, personne ne trouvera rien à y redire, tout comme personne n’osera s’opposer à la mise en place du calendrier »)60.

40 Ainsi, en menant à bien la réforme de l’orthographe, les bolcheviks ne créèrent rien de nouveau. La seule chose qu’ils faisaient de manière stricte et rigoureuse était d’interdire l’usage de l’ancienne orthographe. Le décret du Commissariat du peuple à l’éducation daté du 23 décembre 1917 (publié le 30 décembre) prescrivait d’interdire l’impression de tout document écrit suivant l’ancienne orthographe à compter du 1er janvier 191861 : cela signifie que cette mesure devait être mise à exécution en à peine plus de vingt-quatre heures. Le succès de l’application de ce décret fut fort mitigé, et, le 10 octobre 1918, il fut publié avec quelques modifications insignifiantes comme émanant du Soviet des commissaires du peuple62. Enfin, le 14 octobre 1918, parut une ordonnance du Soviet suprême de l’économie nationale, « De la mise hors circulation des caractères communs de l’alphabet russe consécutivement à la mise en place de la nouvelle orthographe »63. Ce document exigeait le retrait des casses de toutes les typographies de toutes les lettres exclues de l’usage et interdisait d’inclure dans les jeux de caractères typographiques les lettres « jat′ » et « fita/théta » (le « i » ne pouvait être utilisé que dans les textes écrits en caractères latins). Cette indication, tout comme l’exigence figurant dans les deux décrets précédents et suivant laquelle les typographies devaient immédiatement passer à la nouvelle orthographe, fut l’élément nouveau apporté par les bolcheviks à la réforme de l’orthographe russe. En termes de contenu, leur réforme ne se distinguait presque en rien du programme de Šaxmatov, dont la mise en application avait été lancée déjà sous le gouvernement provisoire.

41 C’est précisément l’idée d’un passage brutal à la nouvelle orthographe et de son caractère obligatoire qui distingue les décrets bolcheviques des ordonnances du gouvernement provisoire64.

42 La réforme orthographique bolchevique s’inscrivait dans la suite logique de la polémique sur la réforme de l’orthographe, qui avait éclaté dès la deuxième moitié du XIXe siècle, mais l’idée même d’une polémique et d’une discussion libre était désormais rejetée. Les nouveautés devaient être acceptées sans aucune protestation et sans jamais faire référence à la tradition préexistante. Si les débats prérévolutionnaires sur la réforme de l’orthographe étaient liés à la recherche d’axes permettant une modernisation sociale de la Russie, après la révolution, en revanche, l’orthographe réformée commença à être fermement associée au bolchevisme ; la perception que les gens en avaient était en grande partie déterminée par leur rapport aux événements révolutionnaires. La propagande de l’ancienne orthographe commença à être perçue comme une marque de déloyauté. Curieusement, les références éditoriales du

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 53

calendrier orthodoxe pour l’année 1919, publié par le Conseil suprême de l’Église contiennent l’information suivante : Le calendrier orthodoxe est typographié suivant la nouvelle orthographe. Ainsi l’a exigé la Section de Contrôle de la presse ; c’est uniquement à cette condition qu’elle a autorisé l’impression de ce calendrier65. 43 D. S. Lixačev se rappelle que dans l’union amicale dénommée « Académie cosmique des sciences », il avait présenté un exposé humoristique « sur les avantages perdus de l’ancienne orthographe et avait obtenu la chaire de l’ancienne orthographe ou, autre variante, la chaire de philologie mélancolique66 », ce pourquoi il fut arrêté en 1928. En conséquence de cette opposition orthographique entre Russie ancienne et nouvelle, l’ancienne orthographe fut conservée dans les ouvrages publiés en émigration jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.

44 La situation devint alors paradoxale. Dans les débats d’avant la Révolution, on reprochait à l’orthographe de Grot d’être excessivement normative et donc plus difficile à apprendre. Cependant, l’orthographe réformée est devenue du jour au lendemain obligatoire pour tous, excluant d’éventuelles modifications. L’application la plus systématique de ces principes a pu être observée lors de la campagne de liquidation de l’analphabétisme. Tous les manuels créés dans le cadre de cette campagne faisaient logiquement appel à la nouvelle orthographe. Et c’est assez légitime. De plus, les « liquidateurs » de l’analphabétisme percevaient le nouveau code comme un dogme impossible à enfreindre. Nous avons déjà mentionné ci-dessus les propositions des pédagogues prérévolutionnaires d’utiliser à des fins plus utiles le temps consacré à l’étude de l’orthographe.

45 Désormais, l’acquisition des compétences permettant d’écrire sans erreurs était perçue comme absolument obligatoire. En outre, le principe de la ponctuation libre était délaissé, scellant le caractère normatif des règles de ponctuation. Dans la version bolchevique, la norme orthographique « simplifiée », « accessible à tous », « du peuple » s’est transformée en un système bien plus rigide que l’orthographe qui existait avant la Révolution.

NOTES

1. Une vaste littérature couvre différents aspects de la réforme orthographique de 1918. Nous indiquerons uniquement la monographie suivante, qui offre l’ensemble de données le plus complet sur ce sujet : Т. Н. Grigor′eva, Три века русской орфографии, Moskva, ÈLLIS, 2004. 2. Е. М. Balašov, Школа в российском обществе 1917-1927 гг.: становление «нового человека», SPb., Dmitrij Bulanin, 2003, p. 10-11. 3. I. Lavrov, Трупосжигание и крематории, М., 1908. 4. C’est ainsi que se déroula en 1909 le Congrès panrusse des femmes. Voir : Труды I-го Всероссийского женского съезда при Русском женском обществе в Санкт-Петербурге. 10-16 декабря 1908 года, SPb., 1909. 5. Lettre supprimée lors de la réforme car elle faisait double emploi avec la lettre « e » (NdT).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 54

6. F. E. Korš, «О русском правописании», Известия отделения русского языка и словесности Императорской Академии наук,SPb., t. 7, 1902, fasc. 1-2. p. 38. 7. « Мусорные буквы », Неделя, 1895, no 47 (19 ноября), стлб. 1494-1495. 8. Доклад Комиссии по упрощению русского правописания (Rapport de la Commission pour la simplification de l’orthographe russe), Novorossijsk, [1902], manuscrit. 9. « Голос учителя (Из учительских писем) », Для народного учителя, 1914, no 3, p. 43. 10. 10. Резолюции пятой секции « O методах преподавания в начальной школе », Для народного учителя, 1914, no 3, p. 13. 11. Ibid. 12. Для народного учителя..., p. 14. 13. Доклад Комиссии..., [1903 ?], manuscrit, p. 1-2. 14. Dans les éditions prérévolutionnaires, ce nom de famille s’écrit avec deux « k » : Sakkulin, contre un seul dans les éditions postrévolutionnaires : Sakulin. 15. « jer » 16. Протокол заседания комиссии по вопросу о русском правописании, SPb., 1905, p. 37. 17. Grigor′eva, Три века..., p. 110. 18. A. G. Kraveckij, «Петербургские полиглоты конца XIX века», Лингвистическое источни коведение и история русского литературного языка 2012-2013, М., Drevlexranilišče, 2013, p. 244-245. 19. « Les élèves utilisent les lettres qui leur sont familières pour repérer un mot ; ils ne cherchent pas des lettres connues une fois le mot compris. Chez les enfants, ce n’est pas l’analyse visuelle qui nécessite un effort particulier, l’effort n’étant pas suscité par le mot perçu globalement ; c’est au contraire un effort de synthèse qui est produit exclusivement à partir de représentations auditives. De la même manière, lors de l’apprentissage de l’écriture, tous les efforts sont orientés vers la création chez les enfants d’une habitude à construire le mot écrit d’après les sons entendus, le mot lui-même. Prononce le mot, écoute ses sons, note-les et tu obtiendras un mot écrit : voilà la règle de l’écriture à partir de l’oral. On n’apprend pas à songer au mot dans son ensemble avant de l’écrire, et l’on trouve regrettables et “difficiles” toutes les situations où il est inévitable de se représenter d’abord le mot globalement », P. P. Mironosickij, В защиту родной письменности (По поводу мероприятий к упрощению родного правописания), Petrograd, Sinod tip., 1917, p. 7-8. 20. А. В. Мixajlov, Опыт введения в изучение русского литературного языка и письма, Vаršаvа, 1911, p. 246. 21. Mironosickij, В защиту родной..., p. 12. 22. La paix (NdT). 23. Le monde (NdT). 24. B. Nikolaev, В защиту русской письменной речи. По поводу упрощения русского правописания, Peterburg, R. Golike – А. Vil′borg, 1918, p. 5-8. 25. Ibid., p. 26. 26. En guise d’exemple, citons K. Ieropol′skij, qui critiquait l’orthographe phonétique puisqu’elle ne tenait pas compte des différences dialectales. Il supposait qu’il était impossible de créer une orthographe phonétique universelle, puisqu’un système s’appuyant sur la prononciation d’un dialecte ne fonctionnerait pas pour un autre. Il proposa son propre projet de simplification de l’écriture, qui incluait quatre points. Il proposait d’écrire « e » au lieu de « ѣ », « и » au lieu de « i », d’écrire les désinences des adjectifs « -ые », de remplacer « -ыя » par « -ыи », d’écrire « они » au lieu de la forme « онѣ ». Voir : K. Ieropol′skij, К вопросу о упрощении русского правописания, Xar′kov, 1916 (Оттиск из журнала Наука и школа). 27. Voici comment F. V. Ezerskij explique la nécessité d’une réforme orthographique : « Désormais, le souci de l’essentiel pousse les esprits vers une alphabétisation générale, vers la

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 55

connaissance des langues, des sciences, de la technique. Désormais les peuples du monde entier ont besoin d’une nouvelle éclaircie : la nécessité urgente de connaître les sciences se développe. Ce sont les sciences qui fournissent désormais le pain quotidien. Et cette nouvelle nécessité quotidienne de la vie de tous les peuples doit être servie, avant toute autre chose, par un simple ABC du peuple, un alphabet facile. » Ezerskij, Народная русская азбука, SPb., b. i., 1914, p. 13. 28. Poème présenté ici dans son orthographe originale. Ezerskij, Народная русская азбукa..., p. 22. 29. L. F. Voevodskij, Опытъ упрощенья русскаго правописанья, Odessa, 1898. 30. « Seigneur » (NdT). 31. « de Dieu » (NdT). 32. « Quand » (NdT). 33. Подарок неизгнанного неба. «Pожок-сам-гудок» или новыя песни, новыя речи, новая грамота, Сочинение А. Г. Герасимова, помощника классных наставников Московского реального училища, М., 1901. 34. Ibid., p. 11. 35. « Изучение малограмотных написаний ». 36. V. Bogorodickij, Изучение малограмотных написаний, Kazan′, 1901. Au début de l’article, Bogorodickij remercie son professeur Jan Baudouin de Courtenay, qui lui avait transmis tous les matériaux dont il disposait pour effectuer ce travail. 37. Ibid., p. 4. 38. Ibid., p. 4-5. 39. Bogorodickij, Изучение..., p. 5. Par rapport à cette observation, il faut noter qu’une telle répartition des variantes de la lettre « e » est caractéristique de l’orthographe du slavon d’Église, où l’on trouve une opposition entre un « e » étroit et large. 40. Les lecteurs principaux des chromolithographies étaient les habitants des villes qui n’appartenaient pas aux strates instruites de la société et les paysans. A. I. Rejtblat, Как Пушкин вышел в гении : историкосоциологические очерки, М., NLO, 2001, p. 157; Т. Gric, V. Тrenin, М. Nikitin, Словесность и коммерция (Книжная лавка А.Ф.Смирдина), М., Agraf, 2001, p. 13-20. 41. Plus de détails sur l’orthographedes textes inclus dans les chromos, voir А. А. Pletneva, Лубочная Библия : язык и текст, М., Jazyki slavjanskoj kul′tury, 2013, p. 81-89, 106-110. 42. Plus de détails concernant les journaux reproduits sous forme de chromos : Pletneva, « Лубочные перепечатки газет : к вопросу об орфографическом единстве лубочной письменности », Русский язык в научном освещении, no 2, 2016, p. 206-226. 43. À ce sujet, voir, par exemple : О. Jоkojama, Письма русских крестьян : тексты и контексты, М., Jazyki slavjanskix kul′tur, t. II, 2014, p. 305-330. 44. Pour une reproduction de ces lettres sous forme de fac-similé, voir : G. А. Tolstova, Полуустав в XXI веке (письма Агафьи Лыковой в собрании Красноярского краеведческого музея), Krasnojarsk, 2010, p. 114-127. 45. L’argumentation était la suivante : « En accordant notre préférence à la lettre i plutôt que и, malgré la décision de la Société de Moscou, la Commission avait à l’esprit deux considérations : a) la première et la plus importante : la clarté de l’écriture sera plus grande grâce à la présence du point au-dessus de la ligne, tandis que l’usage prévu de la lettre и serait monotone et ne ferait que rendre plus difficile la lecture d’un texte manuscrit, surtout dans des associations de lettres telles que ишиш, шиш, шии, иши, ши, иш: лишиш (à titre de comparaison : лiшiш), слышиш (vs. слышiш), старшии (mais старшii = à l’actuel старшiе), пиши (vs. пiшi), кши (vs. кшi), киш (vs. кiш) ; b) outre cela, la lettre i rapproche l’alphabet russe de l’alphabet occidental, alors que la lettre и l’en éloigne. » Cf. Доклад Комиссии..., 1902, manuscrit, p. 3. 46. K. А. Sorokin, Упрощенная русская азбука и правописание, SPb., 1903, p. 3.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 56

47. E. F. Budde, « Очерк истории возникновения, развития и деятельности комиссии, образованной Казанским педагогическим обществом », Труды и протоколы Педагогического общества, состоящего при Казанском университете, Kazan′, 1904, p. 1-16. 48. Les positions de cette commission ont déjà été évoquées plus haut. 49. Concernant les programmes proposés par ces commissions, voir : Grigor′eva, Три века..., p. 77-80. 50. La sous-commission était composée de F. F. Fortunatov, A. A. Šaxmatov, A. I. Sobolevskij, F. E. Korš, P. N. Sakulin, Jan Baudouin de Courtenay, R. F. Brandt. S. K. Bulič, N. N. Karinskij et N. K. Kul′man avaient présenté leur candidature pour l’intégrer. 51. Lors de la deuxième étape des travaux de cette sous-commission, ses membres étaient F .F. Fortunatov, A. A. Šaxmatov, P. N. Sakulin, J. A. Baudouin de Courtenay, F. E. Korš, S .K. Bulič, N.K. Kul′man, V. I. Černyšev, N. N. Karinskij. 52. La lettre ijitsa avait été écartée dès l’orthographe de Grot. 53. Постановления орфографической подкомиссии, SPb., 1912. 54. Постановления совещания по вопросу об упрощении русского правописания, принятые 11 мая 1917 г. 55. Pour approfondir cette question de la réforme de l’orthographe : Родной язык в школе 1917, No 2-3, p. 80-82. 56. Ibid., p. 80. 57. Voir, par exemple : P. D. Pervov, Упрощение русского правописания, М., 1918. 58. N. Аrxangel′skij, « Новое правописание в школе », Родной язык в школе..., p. 97. 59. A. V . Lunačarskij, « Латинизация русской письменности », Культура и письменность востока, Baku, t. 6, 1930, p. 22. 60. Ibid. 61. Собрание узаконений и распоряжений рабоче-крестьянского правительства, 1917, No 12 (30 дек), oтд. 1, cт. 176, p. 185-186. 62. Décret du Soviet des Commissaires du Peuple : Декрет Совета народных комиссаров « О введении новой орфографии », Собрание узаконений и распоряжений рабочего и крестьянского правительства, 17 октября 1918 г., oтдел 1, No 74. 63. Известия ВЦИК, 1918, 14 октября No 248/512. Воспроизведено в: Grigor′eva, Три века..., p. 295-296. 64. Citons les mémoires de A. V. Lunačarskij, écrits plus de dix ans plus tard, et où l’on voit que les leaders bolcheviques considéraient la violence comme le principal facteur ayant garanti le succès de la réforme orthographique : « La Révolution... ne plaisante pas et elle agit toujours inévitablement d’une main de fer, capable de forcer les hésitants à se plier aux décisions prises par le centre. Cette main de fer fut Volodarskij : c’est précisément lui qui publia alors à Pétersbourg le décret sur les éditions imprimées, c’est lui qui rassembla la majorité des responsables de la typographie et leur annonça l’air calme, d’une voix ferme : “La parution de n’importe quel texte imprimé suivant l’ancienne orthographe sera considéré comme une concession à la contre-révolution et nous en tirerons les conséquences.” Volodarskij était connu. Il faisait partie de ces représentants de la Révolution qui n’aimaient pas plaisanter et c’est pourquoi, à mon plus grand étonnement comme à celui de beaucoup d’autres, à partir de ce jour, rien d’écrit avec l’ancienne orthographe ne fut publié, du moins à Pétersbourg. », Lunačarskij, « Латинизация русской письменности »..., p. 22-23. 65. Calendrier orthodoxe pour l’année 1919 et les années 7427-7428 depuis la création du monde. Православный календарь на 1919 г. 7427-7428 от сотворения мира, Год 5-й, М., Izdanie Vycšego cerkovnogo soveta, 1918, p. 24. 66. D. S. Lixačev, Воспоминания, Sankt Peterburg, Logos, 1995, p. 137.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 57

RÉSUMÉS

L’article est consacré à la réforme orthographique de 1917-1918 et au contexte historico-culturel de sa préparation. Du règne d’Alexandre II à la révolution de 1917, la société russe est traversée par des discussions concernant un cercle large de réformes. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la question de la réforme orthographique. La nécessité de simplifier l’orthographe a d’abord été réclamée par les instituteurs, qui déploraient le temps que prenait son apprentissage. Au cours des discussions qui ont suivi, se sont formées les positions des partisans et des adversaires de la réforme. Ensuite se sont mises en place des structures sociales et académiques chargées de préparer un projet de réforme. Les projets d’orthographe simplifiée issus de ces travaux revenaient dans la pratique à se rapprocher de l’orthographe «populaire ». Dans les premières années qui ont suivis la révolution de 1917, furent mis en application beaucoup de projets débattus auparavant, dont la réforme orthographique. La nouvelle norme était plus rigide que la précédente et ne tolérait pas d’exception.

The article is devoted to the orthographic reform of 1917-1918 and the cultural and historical context in which it was prepared. The era between the reign of Alexander II and the revolution is characterized by a broad public debate about a wide range of reforms. During these decades, a mass of various reform projects appeared. It is in this context that projects of simplification of Russian orthography should also be considered. The issue of simplification of orthography was first raised by the teachers, complaining that teaching children orthographic rules took almost the entire academic time. In the course of this discussion, positions of both reform advocates and their opponents were formed. Then public and academic institutions developing the reform project began to arise. The projects of “simplified” orthography, which resulted from the reform”, in practice meant its approach to a variety of “national” orthography systems. In the first years after the revolution, many of the projects discussed before the revolution were realized. The orthographic reform was among them. The new norm was much more rigid and brooked no exceptions, unlike the pre-reform one.

AUTEURS

АLEXANDRA PLETNEVA Institut de langue russe V. V. Vinogradov Académie des sciences de Russie, Moscou

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 58

Абхазский аналитический алфавит академика Н. Я. Марра Эволюция, революция и языковое строительство L’alphabet analytique abkhaze de N. Ja. Marr. Évolution, révolution et planification de la langue The Abkhaz Analytical Alphabet of N. Ja. Marr. Evolution, Revolution and Language Planning

Vittorio S. Tomelleri

Движение исследовательской работы Н. Я. Марра от мелкобуржуазных народнических позиций к углубленной творческой работе над коренной перестройкой нового учения о языке на базе марксизма-ленинизма является лучшей иллюстрацией той, отмеченной в свое время Энгельсом в отношении естествознания основной тенденции в развитии науки, которая переводит ее на ступень диалектического обобщения, а ее лучших представителей делает активными работниками в борьбе пролетариата за социалистическое строительство. (Аптекарь 1933 : 3)

Введение

1 Академик Николай Яковлевич Марр (1865-1934) представляет собою без всякого сомнения чрезвычайно сложную, загадочную, одновременно светлую и темную личность в истории кавказской, русской и советской культурной жизни : вред, на долгие годы нанесенный советскому

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 59

языкознанию (Алпатов 2004) им и его “кликой терроретиков” (Исаченко 1978 : 83), парадоксальным образом компенсируется тем положительным влиянием, которое он оказал на литературные и культурные исследования межвоенного периода (Brandist 2015a : 194).

2 “Колоссальная многосторонность его конкретных знаний” (Кипарисов 1935 : 7), разнообразие его исследовательских интересов и широта охваченных им областей знания (археология, филология, литературоведение, фольклор, востоковедение, лингвистика, этнография, краеведение) и языков (грузинский, армянский, арабский, персидский, турецкий, абхазский, баскский и пр.) значительно затрудняют проверку как фактического материала, приведенного в его работах (Абаев 1935 : 7)1, так и более или менее фантастических предположений, сделанных им на основе данного материала ; поэтому неудивительно, что в многочисленных исследованиях, посвященных его лихорадочной и разносторонней деятельности, из безбрежного моря сведений и тем обычно выделяется и подвергается критической оценке лишь малая капля. Следовательно, нельзя не согласиться с мнением Тункиной о том, что адекватно оценить его личность мог бы только « такой же ученый-энциклопедист, каким был сам Николай Яковлевич » (Тункина 2000 : 387). 3 Помимо этого, его особенно витиеватый стиль изложения, « совмещающий в себе черты научного, делового и публицистического (массовоинформационного) стилей » (Романенко 2001 : 117), напоминает больше « камлание шамана, чем рассуждения ученого (Алпатов 2002 : 478)2 ; данный стиль характеризуется особым чередованием предложений, которые будто вкладываются одно в другое, что нередко возмущает и приводит в недоумение даже опытного и доброжелательного читателя3. Главный же недостаток его более художественной чем научной прозы (Васильков 2001 : 416 ; ср. также Алпатов 2004 : 241), судя по словам его друга и коллеги Ф. А. Брауна4, состоял в том, что Марр совсем не умел « говорить, и еще меньше – писать, т. е. спокойно и убедительно доказывать что-либо, называя аргумент на аргумент » (цит. по Тункина 2000 : 388)5. 4 Другим, не менее важным препятствием для верного анализа его научного наследия является то обстоятельство, что работы Марра нередко переиздавались отдельной брошюрой или в сборниках6 и, прежде всего, цитировались и частично еще цитируются фрагментарно, т.е. вне временных и пространственных рамок их первоначального появления7 ; это приводило к тому, что высказанные там положения часто трактовались без должного учета историко-культурного и эпистемологического контекста, в котором они возникали8. К тому же, сам Марр нередко менял свои научные взгляды, возвращаясь к уже давно отвергнутым мнениям или опровергая совсем свежие идеи (Башинджагян 1936 : 6, Brandist 2015a : 195). Подобные изменения он сам воспринимал не как слабость, а наоборот считал “естественным результатом развития и эволюционного видоизменения” своей теории (Марр 1928 : 4 ; см. также Аптекарь 1936 : 14, Миханкова 1949 : 47).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 60

5 Тот факт, что его научная деятельность началась задолго до октябрьской “революции” и бурно развивалась в течение первых десятилетий укрепления советской власти, делает его наглядным образцом для изучения сложных и запутанных условий существования науки под натиском формирующейся тоталитарной идеологии (Зуев 2005 : 10). В конце 20-х и в начале 30-х годов советская лингвистика выступает как яркий пример научной области в процессе смены поколений, в которой борьба за авторитет усугублялась вмешательством социально-политических обстоятельств (Reznik 2007 : 151). В этой напряженной и сложной атмосфере Марр является чуть ли не единственным представителем академической элиты, который, в отличие от большинства своих коллег, не стеснялся уже в возрасте воспринимать марксистское учение и показывал свою готовность к действенному сотрудничеству с пришедшими к власти большевиками9. Уже в зените своей карьеры он даже вступил необычным путем – без кандидатского стажа – в коммунистическую партию (Алпатов 1989 : 186). При негативной оценке, вызываемой его компромиссным поведением, нельзя не признать, что оно имело также положительные последствия : например, своей пламенной речью Марр в 1929 году якобы спас стоявшую под угрозой разгона Академию Наук, упорно сопротивлявшуюся большевизации (Tolz 1997 : 96 ; см. также Тункина 2000 : 390, Васильков 2001 : 420). 6 Еще до октябрьской революции Марр являлся страстным и упорным противником западной науки – как индоевропейского языкознания, так и востоковедения ; он откровенно выступал против европейского “гуманизма” « с аристократической тенденцией отличать белую кость от черной, отличать европейскую культуру от иной по времени или месту » (Марр 1915 : 281) и горько сожалел об отсутствии в российских университетах « не только действительно универсального образования, но и общего ориентального образования хотя бы особо, рядом с общим европейским „гуманитарным“ образованием » (Марр 1915 : 303). Как замечает В. Тольц (2013 : 161), в контексте Первой мировой войны тон его выступлений стал более враждебным и резким : Словом, европейский Запад выдвинул и продолжал усиленно выдвигать против территориального расширения России все культурные свои средства с расчетом связать с собою духовно и экономически местные народности и обратить их в орудие своего культурного господства в Передней Азии. (Марр 1915 : 327) [...] в нем имеем мы новое моральное оправдание нашего выступления на кавказском фронте. Перед Россиею чрезвычайный случай проявить в действии чуткую к духовным красотам красоту души великого народа, народа-освободителя, прокладывающего дорогу мировой и своей свободы неуклонным путем освобождения страждущих и угнетенных народов. (Марр 1915 : 330) 7 Такие негативные восклицания, выражающие его “идейную нетерпимость, категоричность и воинственность”10 по отношению к любой форме империализма, расизма и колониализма, хорошо вписывались в прямолинейное противопоставление хорошего и плохого, своего и чужого, характерное для советского общества, в постоянном поиске внутреннего и

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 61

внешнего врага, с которым вести ожесточенную борьбу классов (Булыгина 1999 : 40 ; см. также Tolz 1997 : 179). Марр неким образом опередил советскую риторику, ведь в его агрессивных выступлениях проскальзывала именно та экстремальность, которая стала главным и обязательным фактором существования советской идеологии (Булыгина 1999 : 56). В советском дискурсе, однако, основное значение при преобразовании старой яфетической теории и ее превращении в новое учение о языке придавалось новым жизненным и политическим условиям, созданным октябрьской революцией (Аптекарь 1929 : 263), которые « окрылили Н. Я. Марра в его творческих исканиях и вдохнули в него такой чисто юношеский пыл, такую страстность и решительность в перестройке и отрицании старых построений, в том числе и его собственных » (Абаев 1935 : 12 ; см. также Абаев 1960 : 99).

8 Следовательно, напрашивается естественный вопрос о том, следует ли считать Марра невинной жертвой трагических политических обстоятельств (Васильков 2001) или сознательно умелым и мрачным палачом сталинских репрессий (Исаченко 1978, Алпатов 1989 : 185-186), “злым гением”, как о нем отзывались современники (Робинсон 2004 : 156 и 165). 9 На данный момент невозможно однозначно ответить на этот вопрос, может быть и не стоит на него отвечать. Создается, однако, вполне оправданное впечатление, что политический переворот и постепенная идеологизация науки при советской власти придали новый толчок всеобъемлющему развитию, в “мировом масштабе”, его идей, сформулированных еще в “царское”, дореволюционное время. Не подлежит никакому сомнению, что Марр нюхом чуял власть и умел ей пользоваться для достижения своих амбициозных целей, всегда стремясь к успешной карьере и укреплению своего общественного и академического положения (Зуев 2005 : 154, Stachowski 2013 : 262 и 268) ; он был единственным академиком, который сотрудничал с политическим руководством до и после революции (Tolz 1997 : 172). Наряду с напряженным научно-исследовательским трудом, Марр выполнял невероятно большое количество общественно-политических обязанностей в старых и вновь созданных учреждениях (Tolz 1997 : 94-95, Васильков 2001 : 395) ; поскольку во время культурной революции высокое общественное положение играло во всех областях науки и высшего образования решающую роль, занимать руководящие должности очень помогло его карьере, позволив Марру не только защитить свою позицию, но даже значительно укрепить ее и выйти неожиданным победителем в своеобразной борьбе в области марксистской лингвистики (Reznik 2007 : 161). 10 Не будем здесь также задаваться вопросом о том, какое значение имело его смешанное и незнатное происхождение из захудалой периферии русского царства (Алпатов 2002 : 475-476, 2004 : 263 ; см. также Тольц 2013 : 30)11. В этом смысле, показательным является недоверие неблагосклонной столичной атмосферы по отношению к провинции, что отразилось в реакции ориенталиста В. Р. Розена на выдвинутую Марром гипотезу о родстве грузинского языка с семитическими : Мое заявление об этом наблюдении встречено было более чем скептически. Известный ориенталист Розен (арабист) предсказывал мне

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 62

полное фиаско, сказав, что если бы это было верно, то не ждали бы приезда кого-либо с Кавказа и давно это стало бы известно. (Марр 1927a) 11 Своими теоретическими соображениями Марр “научно” реагировал на испытанное им чувство национальной и личной неполноценности (Slezkine 1996 : 834 со ссылкой на Марр 1930а : 49), пытаясь продемонстрировать вклад своего родного грузинского языка и вообще кавказских языков в культурную историю человечества (Марр 1902 : 15)12.

12 Скромная цель настоящей статьи – коротко проследить и изложить интересную историю возникновения и развития т.наз. “(абхазского) аналитического алфавита”13, который в течение нескольких десятилетий дополнялся, преобразовывался, приспосабливался к новым научным задачам и, соответственно со своей вновь приобретенной функцией, переименовывался. Выбор этого аспекта исследовательской деятельности Марра на первый взгляд кажется формальным и маловажным, однако он не случаен, ни произволен ; на самом деле, сам Марр считал эту систему графической передачи звуков – в данном значении он употреблял термин “фонема”, т.е. не в техническом смысле – основой своей лингвистической теории, наряду с пресловутыми четырьмя элементами : Само собою разумеется, что, будучи теоретическим построением как математика (разумеется, без претензии быть разработанной в степени какой-либо математической науки), яфетическая теория, новое языковедное учение, пользуется безоговорочно двумя совершенно прочно установленными средствами в своих изысканиях : одно из них – особая исследовательская графика, аналитический алфавит, другое – анализ по четырем лингвистическим элементам, который вскрывает их идеологичность [...]. (Марр 1931 : 15) 13 Как бы то ни было, аналитический алфавит, использовавшийся в кавказоведческих публикациях самого Марра и его сподвижников (Климов 1962 : 14-15), заслуживает особого внимания.

14 Первоначально эта система, опирающаяся на латинскую графическую основу, называлась просто « аналитической транскрипцией », затем она стала яфетидологической и, наконец, получила название « абхазский аналитический алфавит » уже в практическом и кратковременном применении к реформе абхазской письменности. Различные названия этой небезынтересной графической системы сопровождают более или менее существенные изменения теории (или теорий ?) Марра и ее (их) место на советском эпистемологическом и, в частности, лингвистическом поприще. Итак, внезапные взрывы и скачки в развитии лингвистической мысли Марра рефлекторно отражаются в использовании и пропагандировании транскрипционной системы.

1. Первый этап : армяно-грузинская транскрипция

15 В речи, прочитанной им 9 декабря 1901 на факультете восточных языков перед защитой докторской диссертации, Марр подчеркивал необходимость совместного изучения армянского и грузинского языков и литератур

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 63

(Илизаров 2012 : 50-51), тесно связанных между собой как генетически, так и культурно-исторически : [...] обрисовалась для меня необходимость признать вообще арменистику и грузиноведение двумя неразрывно связанными областями одной цельной отрасли востоковедения, именно армяно-грузинской филологии. (Марр 1902 : 1) 16 Типологические сходства, восходящие, по мнению Марра, к общему источнику14, убедили ученого в необходимости и целесообразности воспользоваться, при передаче армянских и грузинских слов, единой общей транскрипционной системой, в которой употреблялись бы в основном латинские буквы, с добавлением нескольких знаков из греческого и русского (т.е. кириллического) алфавитов. Подобную аналитическую передачу, носящую научно-теоретический характер, он противопоставлял обычной и для обычной типографии более удобной системе, чьей задачей было дать читателю определенное представление о произношении : В транскрипции армянских и грузинских текстов, как всегда, так и здесь, я держусь двойной системы. Одна имеет практическое назначение ознакомить читателя с приблизительным произношением данного слова ; она осуществима почти в любой типографии и состоит в применении русского алфавита, с пополнением недостающих в нем начертаний 1) обычным описательным путем (дж = ջ, ჯ, дз = ձ, ძ), 2) буквами со значками (т̔ = թ, თ, к̒ = ք, ქ, ц̒ = ծ, წ, г̒ = ղ, ღ, ч̒ = ճ, ჭ, р̒ = ռ и т. п., 3) латинскою буквою h (հ, ჰ) и еще 4) знаком краткости ˘ (ը). Другая, преследующая исключительно теоретические задачи, основана на сравнительном изучении армянских и грузинских звуков, вызванном моей теорией, с одной стороны, родства грузинского языка с семитическими и, с другой, – общности у грузинского и армянского языков многих коренных лингвистических явлений, находящей свое объяснение в том, что грузины и неариизованные армяне, предки настоящих армян, представляли с некоторыми еще другими народностями членов одной лингвистической семьи, условно называемой мною яфетидскою в параллель установившемуся термину „семитический“. Эта теория, основные положения которой, я уверен, в свое время будут приняты всеми заинтересованными как бесспорные факты, побудила меня усвоить следующую транскрипцию, в оправдание которой нахожу лишним входить на этих страницах. Для случаев такой транскрипции в настоящей книге достаточно указать, что в ее основе лежит латинский алфавит, но допущены дополнительные начертания : три греческие (γ, φ, θ) и одно русское (ш). Характерные звуки названных языков по этой транскрипции имеют следующий вид : թ, თ = ϑ, | ք, ქ = q | ծ, | ḳ | ջ, ჯ = ḓ | չ, ჩ = ϑ̣ | ჴ = q = [ק] | ,წ = ṫ | ყ = k̇ | ց, ც = ϑ̇ | խ, ხ = q̇ | ձ, ძ =ď| ճ, ჭ = ṭ փ, ფ = φ | ֆ, ჶ = f | ռ =ṛ | յ, ჲ = y | շ, შ = ш | ժ, ჟ = j | զ, ზ = z и т. д. (Марр 1899 : xi-xii ; ср. также Миханкова 1949 : 97-98) 17 Излагая свои лингвистические взгляды, Марр тогда еще двигался в рамках формально-сравнительного языкознания, опирающегося на фонетические законы и звукосоответствия ; он даже употреблял любимую биологическую метафору младограмматиков, указывая на то обстоятельство, что из-за скрещения арийской и неарийской рас в армянском и грузинском языках « оборвалась нить постепенного органического развития » (Марр 1902 : 9). Марр долго оставался верным традиционному методу : в 1916 он указывал на

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 64

отсутствие сравнительно-исторической грамматики горских языков, от которого « сильно страдает общая сравнительная грамматика яфетических языков » (Марр 1916 : 26), а в 1922 опять же писал о принадлежности грузинского языка к яфетической семье языков (Марр 1922 : 19).

18 Исходя из звуковой близости армянского и грузинского языков, Марр придумал своеобразную фонетическую транскрипцию, благодаря которой можно было бы графически изобразить все фонемы обоих языков с помощью аналитической системы. Аналитический характер заключался в том, что простым звукам соответствовали, на графическом уровне, простые буквы латинского алфавита15, тогда как в случае изображения сложных звуков тем же буквам добавлялись дополнительные надбуквенные и подбуквенные диакритические знаки (точка, угол, кружок и зубчик) согласно математическому принципу цифрового изображения чисел (Ахвледиани 1938 : 175-176, Мегрелидзе 1984 : 18-19 ; см. также Sériot 2013 : 15-16 и 18)16. 19 Введение в научный оборот подобной транскрипции относится к начальному периоду исследовательской деятельности Марра, когда ученый интенсивно занимался филологической, литературоведческой и археологической работой в области армянской и грузинской культур (Reznik 2007 : 152)17. 20 Аналитический алфавит выступает, естественно, в грамматиках древнеармянского и древнегрузинского языков : в грамматикe древнеармянского языка, согласно классификации предложенной в выше упомянутой диссертации 1899 года, Марр кириллическим алфавитом обозначает произношение армянских букв, в то время как латинский алфавит употребляется для аналитической транскрипции (Марр 1903 : 2-3). 21 В грамматикe древнегрузинского литературного языка – написанной гораздо раньше, но по разным причинам вышедшей с большим опозданием в 1925-м году – приводится « грузинский древнелитературный алфавит с позднейшими, равно армянскими и русскими соответствиями и аналитической (яфетидологической) транскрипцией » (Марр 1925а : ненумерованная страница после страницы 026 ; см. также приведенную здесь таблицу печатных букв новогрузинского алфавита).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 65

Таблица 1. Древнеармянский алфавит, Марр 1903 : 2-3

Таблица 2. Новогрузинский алфавит, Марр 1926в : 1

22 С течением времени Марр начал испытывать отрицательное отношение к древним алфавитам, которое он будет дальше развивать после революции,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 66

обнаруживая в древней письменной традиции защиту интересов доминирующего социального класса ; в первое десятилетие XX-го столетия он все больше и больше обращал свое внимание к изучению живой речи и не зафиксированных письменно диалектов (Tolz 2009 : 272, Тольц 2013 : 245-246) ; его позиция полностью совпадала со мнением, высказанным его коллегой в Петербургском университете, Бодуэном де Куртенэ (Brandist 2015 b : 13). Он стремился к спасению « устных памятников народной словесности » (Марр 1913 : 334 ; см. также Тольц 2013 : 223) и нарочно пользовался противоречивым сочетанием “литература бесписьменных народов” : Литература не только бывает у народов без письменности, но часто она является более надежным и богатым источником для изучения языка, этой души народа, чем обширная искусственная литература с письменностью, обыкновенно состоящая из сплошных переводных памятников и в большинстве, если не исключительно, подражательных к ним сочинений. (Марр 1916 : 2 ; о разрушительной функции грузинской письменности см. там же, стр. 16).

2. Второй этап : общекавказская транскрипция

23 Марр отмечал в кавказоведении « полное равнодушие, если не сказать более, к научной разработке исторических судеб бесписьменных народов Кавказа, коренных его обитателей » и настаивал на независимости « от тех или иных местных националистических освещений » (Марр 1916 : 9 ; см. также комментарий издателя к этому месту в переиздании Марр 1938 : 132). Несколько непоследовательно ученый настаивал на важности лингвистического изучения языков малых, порабощенных народов, но одновременно отмечал освободительную функцию языкового и графического уединения Кавказа : Современная и будущая общественность Кавказа доделает, конечно, это дело, если Кавказ способен когда либо отстоять свою все время выпадающую из его рук независимость. Утверждаю, что пока у Кавказа нет одного общего языка, никакие внешние гарантии, никакая физическая сила не могут сохранить устойчивость национальных свобод края. Кто даст Кавказу тот общий язык, он и только он и будет творцом действительно культурной его свободы. Без этого единого общекавказского языка для Кавказа гарантировано в лучшем случае замаскированное лозунгами свободы духовное рабство. В этом смысле первым шагом должно явиться создание одного письма для всего Кавказа. И сейчас в крае имеются сотни тысяч населения, знающих два, иногда и три, и более кавказских языка, но не пользующихся ими в культурной форме, т. е. письменной, так как на Кавказе, и в Грузии, и в Армении, их современные грамотные граждане по инерции вынуждены читать и писать буквами, созданными в древности сословиями, которые прежде всего думали о своих классовых интересах, а не о действительно общих национальных нуждах. (Марр 1922 : 4-5 ; см. также Марр 1915 : 311) 24 Выше приведенные соображения относятся ко второму этапу деятельности Марра, когда он, уже огорчен армянским и грузинским национализмом, стал общекавказским патриотом (Slezkine 1996 : 836 ; см. также Васильков 2001 : 399).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 67

25 Замена археологических и филологических исследований лингвистическим изучением яфетических языков была обусловлена не только конъюнктурными обстоятельствами строящегося советского общества, но и факторами личного характера : потеря археологических записей, собранных во время раскопок в городе Ани, древней столице Армении (Платонова 1998 : 377), « во время начавшихся событий гражданской войны » (Аптекарь 1934 : 31), военные действия на Кавказе, а также внезапное одиночество учителя после ухода его лучших учеников, которые против его воли создали тбилисский университет18. Кроме этого, первые послереволюционные годы « стали временем трудной социализации науки в новые политические условия, когда коммунистическая идеология блокировала классические направления в гуманитарной науке и актуализировала альтернативные научные течения » (Булыгина 1999 : 80) ; вся система гуманитарного образования перестраивалась, были созданы факультеты общественных наук (Булыгина 1999 : 101). Любопытно, что именно между 1917 и 1920 годом, когда Марр занимал, как никто иной, высокие административные позиции в научных и образовательных учреждениях, он оказался в полном одиночестве в своей научной борьбе за яфетидологию (Reznik 2007 : 155). 26 В связи с этим Марр постепенно отошел от успешно проведенных исследований в области армяно-грузинской филологии, выходя за рамки картвельских языков и расширяя свои лингвистические интересы на другие кавказские языки. Осознавая важное значение общекавказского подхода к лингвистическому изучению региона, он писал : Лично мне абхазский язык дал особенно сильный толчек для приступа к работам по восточно-кавказским горским языкам. Для меня стало ясно, что все направление и грузиноведения и арменоведения, в частности и мое, было в корне неправильно по крайней мере в лингвистической части, ибо ни одна общая проблема, возникавшая в той или иной из названных специальностей, не могла быть правильно поставлена и тем менее решена без общекавказских перспектив, в частности без соответственно глубокого изучения всех горских коренных языков и пересмотра вопроса о них с точки зрения яфетической теории и на основании новых наблюдений и проверки старых записей на местах лицами, прошедшими яфетидологическую школу. (Марр 1916 : 20) 27 Таким образом, произошел первый революционный, хотя с хронологической точки зрения частично дореволюционный поворот в теории Марра, перешедшего от филологической деятельности, благодаря которой он получил заслуженное признание как на родине, так и за рубежом, к чисто лингвистической работе. При этом, как мы видели в приведенной цитате, важную роль сыграла встреча с абхазским языком, которым он занимался до конца жизни19. Та группа языков, которая первоначально составляла яфетическую ветвь ноетической языковой семьи (Марр 1908 : 120 ; см. также Марр 1912 : 1), постепенно превратилась в отдельную семью, куда вошли все языки, чьи генетические связи не были установлены (Васильков 2001 : 401). Кроме этого, рост состава яфетических языков за счет языков Кавказа, не поддающихся генетическому определению, убедил Марра в необходимости делить яфетические языки на две большие ветви – сибилянтную (свистяще-

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 68

шипящую), представленную картвельскими или южнокавказскими языками, и придыхательную, к которой он отнес “горские коренные языки Кавказа”, в том числе и абхазский язык, объединив обе ветви в “одну самостоятельную семью – яфетическую” (Марр 1916 : 12). В типичной для него манере Марр будет доказывать родство абхазского языка с египетским : Так-то теоретически родство египетского с абхазским может не подлежать сомнению, поскольку абхазский язык – яфетический, а яфетические языки родственны с семитическими, у которых с хамитическими, включающими в себя египетский, имеются бесспорные признаки родства. Следовательно, наличный абхазский язык не может теоретически не быть в родстве с египетским. (Марр 1926б : 135) 28 Марр приложил к своей статье Из лингвистической поездки в Абхазию (К этнологическим вопросам), доложенной в заседании Историко- филологического отделения Академии Наук 27 февраля 1913 г., две таблицы, в первой из которых дается транскрипция абхазских звуков согласно яфетидологической системе и алфавиту переводческого комитета (Марр 1913 : после последней страницы).

Таблица 3. Яфетидологическая система транскрипции абхазских звуков, Марр 1913

29 Таким образом, аналитическая транскрипция расширила свой состав и свои функции, став яфетидологической. Большее количество согласных фонем в абхазском языке, по сравнению с грузинским и армянским, привело к увеличению графических знаков для обозначения звуков, как явствует из сравнения более простого состава согласных яфетидологического алфавита на примере грузинского с более сложным составом на примере абхазского (Мещанинов 1931 : 9-11).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 69

30 Абхазский аналитический (яфетидологический) алфавит, в исправленном и дополненном виде, появляется с таким названием в работе 1918 года, О записывании абхазских текстов, в качестве научно удобной и точной системы фонетической транскрипции абхазского языка : Записывать надлежит тексты живой речи так, как произносятся входящие в их состав слова и звуки, как их слышно в каждом данном случае, а не как должны они произноситься. [...] Но этого мало : недостаточно дать правильное произношение, свойственное тому или иному абхазу, а нужно в точности воспроизводить произношение, природное для того абхаза, со слов которого записывается текст [...]. (Марр 1918/1938 : 150) 31 В приложенной к его статье первой таблице, возможно, впервые встречается образец абхазского аналитического (яфетидологического) алфавита, в печатном и рукописном вариантах, согласно « порядку размещения грузинского алфавита, где с начала идут буквы, изображающие простые звуки без шипящих, затем аффрикаты и шипящий ш, т. е. то, чего не хватало в греческом » (Марр 1926а : 52) ; затем во второй таблице подробно излагается аналитическая (яфетидологическая) транскрипция абхазских звуков (Марр 1918/1938 : 153-156). Следуют яфетидологическая классификация абхазских звуков (там же, стр. 157) и обзор существующих алфавитов абхазского языка и соответствий их букв в аналитической (яфетидологической) транскрипции (там же, стр. 158-162). В научной литературе (Simonato 2005 : 257, Sériot 2013 : 16) обычно приводится образец абхазского аналитического алфавита по более поздней и более известной работе 1926 года, в которой рукописный вариант повторяет грузинский порядок букв, используемый в предыдущей публикации, тогда как печатный вариант « расположен в другом порядке » (Марр 1926а : 51).

32 Пропагандируя свою яфетическую теорию за рубежом и на родине, Марр неоднократно поднимал вопрос о единстве письма. В 1923-м году вышел его доклад, прочитанный грузинским студентам в Париже и Берлине за два года до появления публикации : грузинский текст набран грузинским гражданским шрифтом (мхедрули) на четных страницах, в то время как на нечетных применяется яфетидологический алфавит. В кратком предисловии, носящем программное заглавие Единый Кавказ, одно письмо, автор теоретически обосновывает данный выбор, шестым чувством предугадывая практический провал предложенной системы : В настоящее время нас не может не интересовать переход всего Кавказа на один общий алфавит, в особенности тех кавказских народов, которые имеют чистое или по смешению племенное родство с яфетической семьею. Единый Кавказ, один алфавит, отлитый в формы в соответствии с природой яфетических языков ! Может, наш яфетидологический алфавит, приспособленный для научных целей, общественной жизнью будет отвергнут, но всетаки и он пригоден для примера, даже с его помощью легко видеть, насколько облегчится для всего культурного мира изучение примерно грузинского при пользовании им, тем более, если органически слить с основными частями букв отдельно над ними или под ними стоящие знаки.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 70

Как образчик для транскрипции выбрал я доклад о современном положении яфетидологии, прочитанный весной 1921 года грузинам студентам в Париже и Берлине. Обнародование его, быть может, посодействует и своим содержанием ознакомлению широких в Грузии кругов с новой лингвистической теориею, касающейся непосредственно и грузинского языка. (Марр 1923 : 1)21

Таблица 4. Марр 1923 – Титульный лист. Грузинское письмо и яфетидологический алфавит

33 Марр не разделял мнение древнеписьменных народов, которые смотрели на алфавит как “на предмет культа, реликвию” и всей силой противопоставлялись « не только к переходу на новое письмо, соответствующее потребностям современной жизни, да и по существу более обоснованное, но и всякой реформе старого алфавита, хотя бы простой орфографической » (Марр 1926а : 21). 34 Фонологический строй абхазского языка, характеризующийся более богатым консонантизмом по сравнению с армянским и грузинским языками, делал его, по мнению Марра, вполне пригодным для транскрипции всех звуков яфетических (т. е. кавказских) языков22 : Абхазский алфавит тем удобен на первых порах для примерного изложения яфетидологической транскрипции, что, будучи цельным в себе, т. е. алфавитом одного языка, он вмещает знаки, выразители такого разнообразия звуков, что с избытком может удовлетворить потребности в изображении звуков большинства языков, даже яфетических языков, а количественно всегда их превосходит, так в трехзначных буквах, в роде to надобности не имеется почти ни в одном из других яфетических языков. (Марр 1927б : 38)

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 71

35 Этим же вопросом алфавитного объединения Марр, который в 1924-м году был избран директором Ленинградской Публичной Библиотеки, занимался и в области библиотечного дела. Он боролся за установление полного единообразия в каталогизации, предлагая выработать единый алфавитный каталог, построенный на латинской основе, который объединял бы все фонды для всех языков (Марр 1926г : xiii) начало своего проекта он осуществил в Восточном отделении (Голубева 1986 : 113). Стремление к созданию единого библиотечного алфавита было идеологически связано, как мы увидим ниже, с идеей о предстоящем нарождении, в коммунистическом бесклассовом обществе, единого языка для всего человечества, о котором он ратовал в своей теории (Голубева 2002 : 144). Выступая на Второй всероссийской конференции научных библиотек, Марр утверждал, что единый алфавит – это « насущнейшая техническая предпосылка для правильной постановки библиотечного дела в условиях нашей современности » (Труды 1929 : 338). Применение яфетидологической транскрипции, которое продолжалось до 1937-го года, не значило улучшение, а скорее осложнение каталогизации национальных фондов (Голубева 2002 : 149).

3. Третий этап : абхазский аналитический алфавит

36 Благодаря большому авторитету, которым Марр пользовался вообще в стране и среди абхазской интеллигенции в частности, его научная транскрипция получила право гражданства в рамках советского языкового строительства и в 1926-м году была введена как практический алфавит для абхазского языка (Марр 1926а : 14-15)23.

37 Отвечая на возражения по поводу трудности его изобретения, Марр неоднократно отвергал любую критику и обращал внимание своих оппонентов на тот факт, « что вообще всякая наука трудна, как трудно усвоить подлинную технику всякого жизненного явления, наладить подлинное производство и не подсовывать маргарина вместо масла » (из письма Н. Я. Марра Андрею Максимовичу Чочуа от 12 января 1926 года, цит. по Марр 1938 : 300). Поэтому, продолжал Марр, сокращать количество знаков было просто невозможно и, прежде всего, нецелесообразно.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 72

Таблица 5. (Из Материалов к унификации транскрипции письма восточных народов, Марр 1926д : 197-198)

Таблица 5. (Из Материалов к унификации транскрипции письма восточных народов, Марр 1926д : 197-198)

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 73

38 Этот опыт практического применения его транскрипции, однако, не увенчался успехом и спустя только два года после его введения абхазский аналитический алфавит был заменен другим, также разработанным на латинской основе (Бгажба 1967 : 58).

4. Последний этап : унификация письма и единство языка

39 С середины 20-х годов Марр продолжил работу над развитием яфетической теории, приспосабливая « свои идеи к идеологическим взглядам своего времени » (Зуев 2005 : 62). После 1924-го года складывается Новое учение о(б) языке, отрицающее достижения индоевропейского языкознания и провозглашающее социальный, а не генетический характер родства и идею единого глоттогонического процесса (Марр 1928 : 8-9). Обнаружив яфетические элементы за пределами Кавказа, у пиренейских басков на западе и в чувашском и вершинском языках на востоке, Марр отошел от понятия “яфетической языковой семьи” и “праязыка”, перейдя к изучению стадиального развития языка. Кроме этого, он утверждал классовый, надстроечный характер языка, чье развитие было обусловлено социальноэкономической эволюцией общества. Поскольку глоттогонический процесс идет от многоязычия к одноязычию (Андреев 1929 : 7-8)24, единство письма казалось Марру и его последователям необходимой предпосылкой для осуществления этой цели в бесклассовом обществе (Марр 1925б)25.

40 Одновременно в работах Марра начали все больше и больше появляться цитаты из сочинений классиков диалектического материализма и крылатые выражения марксизма-ленинизма. Учитывая, наряду с конъюнктурными и карьерными причинами (Алпатов 1991 : 154), « серьезность, обдуманность и искренность обращения » Марра к марксизму (Романенко 2001 : 111 ; см. также Bedford 1985 : 61 и Reznik 2007 : 156)26, нельзя считать его лингвистическую теорию лишь продуктом идеологических условий и политических обстоятельств в Советском Союзе (Lähteenmäki 2006 : 294 ; см. также Гаспаров 1987 : 47). Есть основания предполагать, что новое учение родилось как попытка выхода из непреодолимых трудностей, с которыми столкнулась лингвистическая теория предшествующего периода (Абаев 1960 : 94). Этот переворот маркирует очередной этап в развитии научной деятельности Марра, перешедшего от общекавказского патриотизма к марксистскому интернационализму (Васильков 2001 : 406). 41 Несмотря на практическое поражение алфавитного проекта в Абхазии, Марр и его приверженцы продолжали отстаивать внедрение аналитического алфавита как образца будущего единого мирового алфавита, открыто полемизируя со сторонниками нового алфавита27 : Письменность и язык созданы человечеством : оно выковывает формы своего языка, и в наше время, когда история идет верными шагами к унификации своего хозяйства, когда ощущается неотложная потребность общения взрощенных в духе классовой идеологии тонких культурных слоев с трудящимися всех стран, – вопрос о создании единого языка и письма становится неотложной проблемой и важнейшей практической

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 74

задачей наших дней. Разумеется, в первую голову возникает вопрос об единстве письма, а не языка ; для разрешения этого вопроса в строгом соответствии с принципами самоопределения народов необходима тщательная проработка языкового материала всего человечества. (Марр 1925б : 1014) 42 Марр уверенно и самоуверенно настаивал на правильности своей письменной системы : Я решил потому подойти к тому же вопросу, но не для защиты этого нового лингвистически построенного письма (защищать не от чего, ибо не вижу ни одного теоретически состоятельного возражения), а для того, чтобы поделиться с вами мыслью, что нельзя к алфавиту подходить как к явлению исключительно формальному или как к явлению, требующему разъяснения в связи лишь с физиологиею звуков. Алфавит в современном его понимании неразрывно связан, как и учение о звуках речевой культуры, так называемая фонетика, с идеологиею звукового языка. (Марр 1928 : 2-3)

Итоги

43 Научная транскрипция армянских и грузинских слов, первоначально придуманная для практических потребностей “узкой” филологической специальности, вошла в состав лингвистической теории, яфетического языкознания, приобретая черты общекавказской системы, охватывающей, кроме грузинского и родственных ему языков, и северокавказские языки.

44 Превращение Яфетической теории, признававшей, хотя с оговорками, главные предпосылки историко-сравнительного языкознания, в Новое учение о(б) языке, поставило аналитическую (яфетидологическую) транскрипцию на совсем новые теоретические и идеологические рельсы, придав ей характер будущего мирового алфавита. 45 Применение аналитической транскрипции в качестве практического абхазского алфавита, а также при каталогизации библиотечных фондов Ленинградксой Публичной Библиотеки, это единственный вклад Марра в советское языковое строительство во время латинизации письменностей. 46 Если в работах, посвященных Марру, аналитический алфавит обычно остается в тени как побочное и периферийное явление его теории, нам кажется, наоборот, что пренебрежение этой транскрипционной системой, обнаруживавшей в своем историческом развитии разные формы и функции, лишает нас возможности всесторонне рассмотреть далеко не бесспорное лингвистическое наследие грузинского, русского и советского ученого.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 75

BIBLIOGRAPHIE

АБАЕВ Василий Иванович. 1935. « Николай Яковлевич Марр (1864-1934) », Вестник Aкадемии Наук СССР, 5, 1, стр. 7-18.

АБАЕВ Василий Иванович. 1960. « Н. Я. Марр (1864-1934). К 25-летию со дня смерти », Вопросы языкознания, 1, стр. 90-99. ruslang.ru/doc/voprosy/voprosy1960-1.pdf (15.12.2016)

АЛПАТОВ Владимир Михайлович. 1989. « К истории советского языкознания : Марр и Сталин », Вопросы истории, 1, стр. 85-188.

АЛПАТОВ Владимир Михайлович. 1991, « Отзыв о книге René L’Hermitte, Marr, marrisme, marristes. Une page de l’histoire de la linguistique soviétique, Paris, Institut du monde soviétique et de l’Europe centrale et orientale (Cultures et sociétes de l’Est 8), 1987 », Вопросы языкознания, 1, стр. 153-155. ruslang.ru/doc/voprosy/voprosy1991-1.pdf (15.12.2016).

АЛПАТОВ Владимир Михайлович. 2002. « Послесловие ко второму изданию », в : Николай Яковлевич Марр, Яфетидология, Жуковский-Москва, Кучково поле, стр. 475-478 [переиздание работы Аптекарь 1933].

АЛПАТОВ Владимир Михайлович. 2004. История одного мифа : Марр и марризм, издание второе, дополненное, Москва, УРСС [Москва, Наука – Главная редакция восточной литературы, 1991].

АНДРЕЕВ Андрей Петрович. 1929. Революция языкознания. Яфетическая теория академика Н. Я. Марра, Москва, ЦК СЭСР.

АПТЕКАРЬ Валериан Борисович. 1929. « Шаг назад » (Отзыв о книге Ивана Ивановича Мещанинова, Введение в яфетидологию, Ленинград, Прибой (Вопросы методологии и теории языка и литературы. Сборники и монографии). books.e-heritage.ru/book/10084519 (28.06.2016), Новый Восток, 26-27, стр. 261-269.

АПТЕКАРЬ Валериан Борисович. 1930. « От яфетидологии к марксистской лингвистике. К характеристике седьмого этапа в развитии яфетической теории Н. Я. Марра », Институт этнических и национальных культур народов Востока. Ученые записки, 1, стр. 87-114.

АПТЕКАРЬ Валериан Борисович. 1933. Вопросы языка в освещении яфетической теории. Избранные отрывки из работ акад. Н. Я. Марра, составил В. Б. Аптекарь, Ленинград, ГАИМК.

АПТЕКАРЬ Валериан Борисович. 1934. Н. Я. Марр и новое учение о языке, Москва, Государственное социальноэкономическое издательство.

АПТЕКАРЬ Валериан Борисович. 1936. « Памяти Н. Я. Марра (1865-1934) », в : Федор Васильевич Кипарисов (отв. ред.), Язык и история. Сборник статей, Ленинград, ОГИЗ, стр. 12-16.

АХВЛЕДИАНИ Гиорги. 1938. გიორგი ახვლედიანი, ზოგადი და ქართული ენის ფონეტიკის საკითხები, თბილისი, სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა [Вопросы общей и грузинской фонетики, на грузинском языке].

БАБУХАДИА, БИЧИКАШВИЛИ. 2004. მ. ბაბუხადია, ი. ბიჭიკაშვილი, აკადემიკოს ნიკო მარის ნაბეჭდი შრომების ბიბლიოგრაფია / Библиография печатных работ академика Николая

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 76

Яковлевича Марра (ქართველოლოგიური ბიბლიოთეკა 4), თბილისი : გამომცემლობა „უნივერსალი“.

БАШИНДЖАГЯН Левон Геворкович. 1936. « Предисловие к второму тому », в : Николай Яковлевич Марр, Избранные работы, т. 2 : Основные вопросы языкознания, [Ленинград], Государственное социально-экономическое издательство, стр. v-xviii.

БГАЖБА Хухут Соломонович. 1967. Из истории письменности в Абхазии, Тбилиси, Мецниереба, yadi.sk/i/-cFRKsreuz7r3 (18.12.2016).

БОРКОВСКИЙ Виктор Иванович. 1936. « К вопросу о применении аналитического письма для научной записи русских текстов », Язык и мышление, 6-7, стр. 281-286, crecleco.seriot.ch/textes/Borkovskij36.html (30.06.2016).

БУЛЫГИНА Тамара Александровна. 1999. Советская идеология и общественные науки, Москва, МАДИ(ТУ), Институт гуманитарных исследований,

ВАСИЛЬКОВ Ярослав Владимирович. 2001. « Трагедия академика Марра », Христианский Восток, новая серия, 2 (8), стр. 390-421.

ГАСПАРОВ Борис. 1987. « Отзыв о книге Gisela Bruche-Schulz, Russische Sprachwissenschaft. Wissenschaft im historisch-politischen Prozess des vorsowjetischen und sowjetischen Rußland, Tübingen, Niemeyer (Linguistische Arbeiten 151), 1984. », Russian Linguistics 11, 1, стр. 43-49.

ГОЛУБЕВА Ольга Дмитриевна. 1986. Н. Я. Марр и Публичная Библиотека, Тбилиси, Хеловнеба.

ГОЛУБЕВА Ольга Дмитриевна. 2002. Н. Я. Марр, Санкт-Петербург, Российская национальная библиотека (Деятели Российской национальной библиотеки).

ГРЕЧКО Валерий. 2010. « Между утопией и ‘Realpolitik’ : Марр, Сталин и вопрос о всемирном языке », Russian Linguistics, 34, стр. 159-172.

ЗУЕВ Константин Вячеславович. 2005. Идеологизация языка в политических, авангардистских и научных текстах начала XX века, диссертация на соискание ученой степени кандидата филологических наук, Ставрополь, Стравропольский государственный университет.

ИЛИЗАРОВ Борис Семенович. 2012. Почетный академик Сталин и академик Марр, Москва, Вече.

ИСАЧЕНКО Александр Васильевич. 1978. « Марр-Redivivus ? », Russian Linguistics, 4, 1, стр. 83-87.

КИПАРИСОВ Федор Васильевич. 1935. « Памяти великого советского ученого », Проблемы истории докапиталистических обществ, ежемесячный исторический журнал, издаваемый Государственной Академией истории материальной культуры им. Н. Я. Марра, 5, 3-4, стр. 7-11.

КЛИМОВ Георгий Андреевич. 1962. О проекте единой фонетической транскрипции для кавказских языков, Москва – Ленинград, Академия наук СССР, Институт языкознания.

МАРР Николай Яковлевич. 1888. ნიკო მარრი, « ბუნება და თვისება ქართული ენისა ( მცირე შენიშვნა) » [Природа и свойство грузинского языка (маленькая заметка)], ივერია [Иверия], No 86, 21.04.1888. dspace.nplg.gov.ge/bitstream/1234/48204/1/ Iveria_1888_N86.pdf (17.12.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1899. Сборник притч Вардана. Материалы для истории средневековой армянской литературы, часть I : Исследование, Санкт-Петербург, тип. Имп. Акад. наук.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 77

МАРР Николай Яковлевич. 1902. Об единстве задач армяно-грузинской филологии, Тифлис, Скоропечатня М. Мартиросянца.

МАРР Николай Яковлевич. 1903. Грамматика древнеармянского языка. Этимология, Санктпетербург, тип. Имп. Акад. наук (Издания факультета восточных языков Императорского С.Петербургского университета 11).

МАРР Николай Яковлевич. 1908. Основные таблицы к грамматике древне-грузинского языка с предварительным сообщением о родстве грузинского языка с семитическими, С. Петербург, тип. Имп. Акад. наук.

МАРР Николай Яковлевич. 1912. К вопросу о положении абхазского языка среди яфетических (Материалы по яфетическому языкознанию 5), Санкт-Петербург, тип. Имп. Акад. наук.

МАРР Николай Яковлевич. 1913. « Из лингвистической поездки в Абхазию (К этнологическим вопросам) », Известия Императорской академии наук, 6-я серия, 7, 6, стр. 303-334. mathnet.ru/links/83f9d9b70dbad428dd9b38096e8ca481/im6635.pdf (15.12.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1915. « Кавказский культурный мир и Армения », Журнал министерства народного просвещения, новая серия, часть 57, июнь, стр. 280-330.

МАРР Николай Яковлевич. 1916. « Кавказоведение и абхазский язык », Петроград, Сенатская типография, (отдельный оттиск из Журнала Министерства Народного Просвещения, новая серия, 63, 5, отд. 4, стр. 1-27). нэб.рф/catalog/000199_000009_002874845/ viewer/ (15.12.2016) [перепечатано в книге Марр 1938, стр. 125-149].

МАРР Николай Яковлевич. 1918. О записывании абхазских текстов (Пособия для работ по яфетическому языкознанию 1), Петроград, Типография Российской Акад. наук [Эта книга, оставшаяся мне недоступной, цитируется здесь по сборнику Марр 1938, стр. 150-164.]

МАРР Николай Яковлевич. 1922. К изучению современного грузинского языка, Петроград, Петроградский институт живых восточных языков.

МАРР Николай Яковлевич. 1923. ნიკო მარრი, რით ცხოვრობს იაფეთური ენათმეცნიერება ?/ Nıko Marrı, rıθ θq◌̇ o◌̇ vorbs ıaφeturı enaθmeθn◌̇ ıereba ? [Чем живет яфетическое языкознание ?], Петроград, Народный комиссариат по делам национальностей, Петроградксий институт живых восточных языков. dspace.gela.org.ge/xmlui/bitstream/handle/123456789/5302/rit%20cxovrobs%20i afeturi%20enatmecniereba.pdf ?sequence=1 (18.12.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1925а. Грамматика древнелитературного грузинского языка (Материалы по яфетическому языкознанию 12), Ленинград, изд. Российской Акад. наук.

МАРР Николай Яковлевич. 1925б. « Письмо и язык будущего (Об одной из грядущих задач Всесоюзной Академии Наук) », Вестник знания, 15, стр. 1011-1016. 193.233.14.130/ reader/flipping/Resource8598/Vestnik__znaniya__1925__%E2%8 4%9614-24/index.html ; crecleco.seriot.ch/textes/Marr25a.html (17.12.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1926а. Абхазский аналитический алфавит (к вопросу о реформах письма) (Труды яфетического семинария 12), Ленинград, ЦИК СССР, Ленинградский институт живых восточных языков имени А. С. Енукидзе. menadoc.bibliothek.uni- halle.de/id/221034 (15.12.2016).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 78

МАРР Николай Яковлевич. 1926б. « Абхазоведение и абхазы (К вопросу о происхождении абхазов и этногонии восточной Европы) », в : Восточный сборник, вып. 1, Ленинград, Государственная Публичная Библиотека в Ленинграде, стр. 123-166.

МАРР Николай Яковлевич. 1926в. Пособие для изучения живого грузинского языка, вып. I, Ленинград, Государственная академическая типография (ЦИК СССР, Ленинградкий институт живых восточных языков имени А. С. Енукидзе 8, Труды яфетического семинария 2).

МАРР Николай Яковлевич. 1926г. « Предисловие », в : Восточный сборник, Ленинград, Государственная Академическая типография (Государственная Публичная Библиотека в Ленинграде, серия V : Orientalia), i-xvi.

МАРР Николай Яковлевич. 1926д. « Материалы к унификации библиотечной транскрипции письмен восточных народов », в : Восточный сборник, Ленинград, Государственная Академическая Типография (Государственная Публичная Библиотека в Ленинграде, Серия V : Orientalia), стр. 193-200.

МАРР Николай Яковлевич. 1927а. « Советская страна должна знать своих ученых ! Мировой ученый из грузинской сакли. Автобиография академика Н. Я. Марра, написанная специально для „Огонька“ », Огонёк, 5, No 27 (223), без нумерации страниц [перепечатано в : Н. Я. Марр, Избранные работы, т. 1 : Этапы развития яфетической теории, Ленинград, ГАИМК, 1933, стр. 6-13, http ://crecleco.seriot.ch/textes/Marr27.html (30.06.2016)].

МАРР Николай Яковлевич. 1927б. Яфетическая теория. Программа общего курса учения об языке, Баку, АзГИЗ [перепечатано в : Н. Я. Марр, Избранные работы, т. 2 : Основные вопросы языкознания, Ленинград, Государственное социально-экономическое издательство, 1936, стр. 23-126].

МАРР Николай Яковлевич. 1928. Постановка учения об языке в мировом масштабе и абхазский язык, Ленинград, изд. Ленинградского Восточного Института имени А. С. Енукидзе, (ЦИК СССР Ленинградский Восточный Институт имени А. С. Енукидзе 28) [Перепечатано в : Николай Яковлевич Марр, Избранные работы, т. 4 : Основные вопросы истории языка, Ленинград, Государственное социально-историческое издательство, 1937, стр. 53-84. apsnyteka.org/2100-marr_postanovka_ucheniya_ob_yazyke....html (30.06.2016)].

МАРР Николай Яковлевич. 1929. Актуальные проблемы и очередные задачи яфетической теории (Коммунистическая Академия, секция литературы, искусства и языка, подсекция материалистической лингвистики), Москва, Издательство Коммунистической Академии.

МАРР Николай Яковлевич. 1930а. « Яфетидология в Ленинградском Гос. Университете (Читано на торжественном заседании в 110-летнюю годовщину Университета) », Известия Ленинградского Государственного Университета 2, стр. 47-68 [перепечатано в : Н. Я. Марр, Избранные работы, т. 1 : Этапы развития яфетической теории, Ленинград, ГАИМК, 1933, стр. 254-272].

МАРР Николай Яковлевич. 1930б. « К вопросу об историческом процессе в освещении яфетической теории », в : Труды Первой Всесоюзной конференции Историков-марксистов (28/ XII-1928–4/I-1929), том второй, отдел пятый : Социологическая секция, Москва, Издательство Коммунистической академии, стр. 267-315.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 79

МАРР Николай Яковлевич. 1931а. К семантической палеонтологии в языках не яфетических систем (Известия Государственной академии истории материальной культуры, т. седьмой, вып. VII-VIII), Ленинград, тип. Акад. наук СССР [перепечатано в : Н. Я. Марр, Избранные работы, т. 2 : Основные вопросы языкознания [Ленинград], Государственное социально-экономическое издательство, 1936, стр. 246-288].

МАРР Николай Яковлевич. 1931б. Языковая политика яфетической теории и удмуртский язык (Ученые записки Научно-исследовательского института народов советского Востока при ЦИК СССР, вып. 1), Москва – Ленинград, Центральное издательство народов СССР, elibrary.unatlib.org.ru/handle/123456789/28001 (17.12.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1935. « Проблема письма трех славянских языков СССР – белорусского, украинского и русского », Язык и мышление, 3-4, стр. 7-11. crecleco.seriot.ch/textes/marr-35Pbapisma/txt.html (30.06.2016).

МАРР Николай Яковлевич. 1938. О языке и истории абхазов, Москва – Ленинград, АН СССР (Академия Наук СССР, Грузинский филиал, Труды института абхазской культуры имени акад. Н. Я. Марра 10), yadi.sk/i/2WiKc6d_bmWAJ (18.12.2016).

МЕГРЕЛИДЗЕ Иосиф Варфоломеевич. 1984. « Пособие для авторов и наборщиков восточных шрифтов », в : Юрий Николаевич Марр, Иосиф Варфоломеевич Мегрелидзе, Пособие для авторов и наборщиков восточных шрифтов, IV дополненное издание, Тбилиси, Мецниереба, стр. 4-20.

МЕЩАНИНОВ Иван Иванович. 1931. Пособие к пользованию яфетидологическими работами, Ленинград, Государственная Академия истории материальной культуры.

МЕЩАНИНОВ Иван Иванович. 1934. « Отзыв о книге Аптекарь 1933 », Язык и мышление, 2, стр. 131-132.

МИХАНКОВА Вера Андреевна. 1949. Николай Яковлевич Марр. Очерк его жизни и научной деятельности, издание третье, исправленное и дополненное, Москва – Ленинград, Академии наук.

ПЛАТОНОВА Надежда Игоревна. 1998. « Николай Яковлевич Марр – археолог и организатор археологической науки », Археологические вести, 5, стр. 371-382, archeo.ru/izdaniya-1/ archaeological-news/arheologicheskie-vesti/AV_05.pdf (18.12.2016).

ПОЛИВАНОВ Евгений Дмитриевич. 1925. « Краткая классификация грузинских согласных », Бюллетень Среднеазиатского государственного университета, 8, стр. 113-118.

ПОЛИВАНОВ Евгений Дмитриевич. 1928. Введение в языкознание для востоковедных вузов, Ленинград, ЦИК СССР Ленинградксий восточный институт имени А. С. Енукидзе.

ПОЛИВАНОВ Евгений Дмитриевич. 1991. « Из материалов “Поливановской” дискуссии в Коммунистической Академии. Февраль 1929 г. Архивная публикация », в : Е. Д. Поливанов, Труды по восточному и общему языкознанию (Избранные работы), составление, послесловие, комментарии и указатели Л. Р. Концевича, Москва, Наука, главная редакция восточной литературы, стр. 507-561.

РОБИНСОН Михаил Андреевич. 2004. Судьбы академической элиты : отечественное славяноведение (1917-начало 1930-х годов), Москва, Индрик.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 80

РОМАНЕНКО Андрей Петрович. 2001. « Советская философия языка : Е. Д. Поливанов – Н. Я. Марр », Вопросы языкознания, 2, стр. 110-122. issuesinlinguistics.ru/pubfiles/ 2001-2_110-123.pdf (15.12.2016).

ТОЛЬЦ Вера. 2013. « Собственный Восток России ». Политика идентичности и востоковедение в позднеимперский и раннесоветский период, Москва, НЛO [русский перевод книги Vera Tolz, « Russia’s Own Orient. The Politics of Identity and Oriental Studies in the Late Imperial and Early Soviet Periods, Oxford – New York, Oxford University Press, 2011].

Труды второй всероссийской конференции научных библиотек. Стенографический отчет. Ленинград, Государственная Публичная Библиотека в Ленинграде, 1929.

ТУНКИНА Ирина Владимировна. 2000. « Н. Я. Марр и Ф. А. Браун : история взаимоотношений (1920-1925 гг.) », Stratum plus, 4, стр. 384-391. ranar.spb.ru/files/visual/ Tunkina_Marr%20i%20Braun.pdf (16.12.2016).

ФРИЧЕ Владимир Максимович. 1929. « Вступительное слово В. М. Фриче », в : Н. Я. Марр, Актуальные проблемы и очередные задачи яфетической теории, Москва, Издательство Коммунистической Академии (Коммунистическая Академия, секция литературы, искусства и языка, подсекция материалистической лингвистики), стр. 5-8.

ХАШБА Арсений Константинович. 1936. Академик Н. Я. Марр о языке и истории Абхазов (Академия Наук СССР – Грузинский филиал, Труды института абхазской культуры им. акад. Н. Я. Марра, выпуск iv), под редакцией акад. И. И. Мещанинова, Сухуми, ИАК АН СССР. http://apsnyteka.org/file/ khashba_a_k_akademik_marr_o_yazyke_i_istorii_abhazov_1936.pdf (18.12.2016).

ШИЛКОВ Юрий Михайлович. 2004. « Яфетическая философия языка Н. Я. Марра », Вече. Журнал русской философии и культуры, 16, стр. 72-91. philosophy.spbu.ru/userfiles/rusphil/ Veche%20No16-6.pdf (28.06.2016).

ЯКОВЛЕВ Николай Феофанович. 1931. « Аналитический или новыий алфавит ? », Культура и письменность Востока, 10, стр. 43-60. нэб.рф/catalog/000199_000009_005509754/viewer/ ? page=51&positionpart=1, crecleco.seriot.ch/textes/Jakovlev31b.html (30.06.2016).

BALDAUF Ingeborg. 1993. Schriftreform und Schriftwechsel bei den muslimischen Russlandund Sowjettürken (1850-1937) : Ein Symptom ideengeschichtlicher und kulturpolitischer Entwicklungen, Budapest, Akadémiai kiadó, (Bibliotheca orientalis hungarica 40).

BEDFORD Ian. 1985. « Stalin on Linguistics », Canberra Anthropology 8, 1-2, p. 58-86.

BRANDIST Craig. 2015a. The Dimensions of Hegemony. Language, Culture and Politics in Revolutionary Russia, Leiden-Boston, Brill (Historical Materialism Book Series 86).

BRANDIST Craig. 2015b. « The Marrist critique of Indo-Europeanism revisited : reconsidering its roots and heritage », в : К 150-летию кафедры общего языкознания Санкт-Петербургского государственного университета : сборник статей, Санкт-Петербург, Филологический факультет СПбГУ, стр. 12-20. genling150.phil.spbu.ru/tezisy-konferencii (18.12.2016).

CHERCHI Marcello, MANNING H. Paul. 2002. Disciplines and Nations : Niko Marr vs. His Georgian Students on Tbilisi State University and the Japhetidology/Caucasology Schism, Pittsburgh, Center for Russian and East European Studies (The Carl Beck Papers in Russian & East European Studies 1603). carlbeckpapers.pitt.edu/ojs/index.php/cbp/article/view/92/93 (18.12.2016).

LÄHTEENMÄKI Mika. 2006. « Nikolai Marr and the idea of a unified language », Language & Communication, 26, p. 285-295.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 81

LEPSCHY Giulio Cir

NOTES

1. Показательны в этом смысле слова историка М. Н. Покровского о том, что подавляющее большинство послушавших доклад Марра не были в состоянии проверить его утверждения, а должны были принимать их на веру (из прений, помещенных на страницах издания Марр 1930б : 305 ; см. также Зуев 2005 : 69) ; Е. Д. Поливанов в своем резко критическом докладе, прочитанном в феврале 1929 г. в Коммунистической Академии, отметил то же самое, назвав при этом своих противников “верующими” (Поливанов 1991 : 548 ; см. также Романенко 2001 : 116). 2. О том, являлся ли Марр настоящим ученым или шарлатаном, см. van Meurs (1998 : 232-234) и Алпатов (2004 : 253-257). П. Серио считает, что он не был лингвистом, а философом языка (Sériot 2013 : 10). 3. « Письменный язык Марра сложен для понимания даже русскоязычному читателю, но он еще менее доступен для читателя иностранного » (Илизаров 2012 : 22). 4. Сведения об этой интересной личности содержит статья Lepschy 1969. 5. См. также адресованные ему лично критические замечания того же Брауна (Тункина 2000 : 389) и Slezkine (1996 : 844, прим. 81). 6. Крупным событием, в этом отношении, является пятитомное издание его избранных работ, начатое накануне кончины автора и выходившее с 1933 по 1936 гг. Библиография печатных трудов академика Марра, составленная Бабухадиа и Бичикашвили, насчитывает, до 1996-го года включительно, 722 названия (Бабухадиа, Бичикашвили 2004 : 17-54) ; литература о его жизни и деятельности до 2001го года содержит 781 наименование (Бабухадиа, Бичикашвили 2004 : 55-99). 7. Следует здесь упомянуть также опубликованный в 1933-м году тематически структурированный цитатник (Аптекарь 1933), недавно переизданный под названием Яфетидология (Марр 2002). 8. Именно поэтому И. И. Мещанинов подверг указанный в предыдущем примечании цитатник серьезной критике (Мещанинов 1934 : 132 ; см. также Алпатов 2002 : 477-478). 9. Характерна бóльшая политическая активность и независимость представителей естествознания перед большевиками в противопоставление к робкости гуманитариев (Булыгина 1999 : 95 ; ср. также Tolz 1997 : 22). 10. Заимствую эти слова у Булыгиной (1999 : 35), писавшей о Ленине. 11. Против этого объяснения возражает Шилков (2004 : 75-76). По поводу его характера были также сделаны и выводы психологического порядка : « [...] Марр в детстве пережил в особо резкой форме то, что переживает ребенок, выросший в смешанной семье европейца и « туземки » в условиях колониальной страны » (Васильков 2001 : 397). 12. « Идеей фикс » Марра с самого начала был постулат о великой исторической роли, славном прошлом и общем происхождении кавказских народов » (Алпатов 2004 : 255). 13. Абхазский аналитический алфавит подробно исследован с лингвистической и идеологической точек зрения в работах Sériot 2013 и Tomelleri 2016. 14. « [...] по моей теории, грузины, действительно родственны армянам, и некогда армяне, неариизованные армяне, говорили на языке родственном грузинскому » (Марр 1902 : 4). О предполагаемом и никогда не доказанном родстве грузинского и армянского языков с семитическими языками см. также Марр (1915 : 287) : «

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 82

Многочисленные народы и племена всех трех полос составляли одну по крови, тогда без примеси, родственную семью. Они говорили на наречиях и говорах одной и той же ветви или семьи языков, недавно выделенной в науке под названием яфетической. Яфетическая семья братски родственна с семитической семьею, но не тождественна с нею ». 15. Он никогда не объяснял, почему именно латинский алфавит лежал в основе его изобретения. 16. « Своеобразные транскрипция и фонетическая терминология (наименования согласных в ряде « сибилянтов », « спирантов », « аффрикат » – не совсем в том значении, в каком эти термины приняты на Западе) » (Поливанов 1925 : 113), подробно обсуждаются в работе Ахвледиани (1938 : 174-178). 17. Выявлением основных этапов в научной жизни Марра (Аптекарь 1930, Миханкова 1949), занимались, в последнее время, Tuite (2011 : 201) и Stachowski (2013 : 252). 18. Подробнее об этом см. Cherchi, Manning 2002 и Putkaradze, Vashakidze 2011. Действительно, понять развитие марровских идей без привлечения его биографических фактов невозможно (Thomas 1957 : vii, Brandist 2016a : 195, Tomelleri 2016 : 120, прим. 2). 19. Об изучении Марром абхазского языка см. Хашба 1936. Сборник его статей, посвященных абхазскому языку, вышел посмертным изданием в 1938-м году (Марр 1938). 20. Эта работа представляет собой расширенный русский перевод статьи, вышедшей в грузинской газете Иверия в 1888-м году (Марр 1888). 21. См. также Марр (1926а : 34) : « Мы вполне понимаем, что для индоевропеистов и мыслящих в их путях языковедов аналитический алфавит мало, (да и неверно) сказать – неизвестен, он непереварим : он требует перестройки их научного языковедного мышления, он требует усвоения теории, яфетической теории, находящейся в полном противоречии с их основными научными положениями, с их техникой. Становясь технически народным, в данном случае абхазским, и получив дальнейшее практическое применение, новый алфавит, аналитический, будет иметь значение цифр, чтò и сделает его и как азбуку для народа и как транскрипцию для ученых одинаково всем понятным. Станет ли он однако общекавказским ? Станет ли он общенаучным ? Не наше дело заниматься пророчеством ». 22. См., однако, справедливые возражения Е. Д. Поливанова (Поливанов 1928 : 177, Thomas 1957 : ix и Поливанов 1991 [1929] : 551) и Н. Ф. Яковлева (Яковлев 1931 ; см. также Simonato 2005). 23. Абхазский аналитический алфавит был принят на собрании специальной комиссии в составе Наркома по просвещению 30-го июня 1924 г. (Марр 1926а : 14). 24. См. также Фриче (1929 : 7-8) : « Старой легенде индо-европейской лингвистики о некоем божьей милостью таинственном едином праязыке, созревшем в раю и потом разветвившемся, Н. Я. противополагает свое утверждение, что развитие шло, напротив, от // множественности языков, родившихся и развивавшихся в поте и борьбе трудового процесса – к единому общечеловеческому языку в бесклассовом коммунистическом обществе будущего ». 25. Здесь формулировка “специалиста-языковеда” о всемирном языке совпадала с высказываниями “политика-революционера” И. В. Сталина (Марр 1931б : 2-3 ; подробнее об этом см. Гречко 2010).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 83

26. По этому поводу А. В. Луначарский отмечал, что Марр « пришел к марксизму не потому, что так лучше жить, а благодаря всему развитию научной мысли » (цит. по кн. Булыгина 1999 : 107). 27. Об ожесточенной борьбе марристов по поводу унификации латинского алфавита см. Baldauf (1993 : 583-593). Имелись также попытки ее применения к славянским языкам (Марр 1935, Борковский 1936).

RÉSUMÉS

L’article retrace brièvement l’histoire du système de transcription-translittération, créé par l’académicien N. Ja. Marr, à la fin du XIXe siècle, sur la base de l’alphabet latin, agrémenté de signes sublinéaires et supralinéraires. Inventé initialement pour la représentation graphique du géorgien et de l’arménien, il fut appliqué après plus ample développement à la reproduction graphique de toutes les langues caucasiennes, considérées comme formant une seule famille de langues, appelé japhétique. Plus tard en 1926 une variante fut adaptée à l’abkhaze, riche en consonnes et introduit comme son alphabet officiel; en raison de sa complexité, il fut remplacé cependant deux ans plus tard par un alphabet à base latine qui convenait mieux. Comme l’ensemble de l’activité linguistique de son auteur, ce système différemment appelé (transcription japhétologique, alphabet analytique, alphabet analytique abkhaze) présente un apercu assez intéressant des questions théoriques à l’ordre du jour dans les années 1920-1930. Critiqué sévèrement par des porte-parole célèbres de la linguistique soviétique (au nombre desquels E. D. Polivanov et N.F. Jakovlev), l’alphabet analytique abkhaze ne peut être que partiellement considéré comme la contribution personnelle de Marr au mouvement de latinisation de la révolution culturelle. Notre analyse essaie d’éclairer la corrélation entre le climat culturel postérieur à la révolution d’Octobre et l’interprétation idéologique comme l’évolution épistémologique de l’alphabet analytique de Marr.

The present paper features a brief history of the transcription-transliteration system that the academician Nikolay Yakovlevich Marr created on the basis of the Roman alphabet, with the addition of sublinear and supralinear marks, at the end of the 19th century. Originally devised for the graphic representation of Georgian and Armenian languages, after further development it was applied to the graphic rendition of all Caucasian languages, which were considered to form a single language family, called Japhetic. Further, in 1926 a variant of it was adapted to the consonant-rich Abkhaz and introduced as its official alphabet; because of its too complicated character, however, it was replaced two years later by a more suitable Latin-based alphabet. Like the whole linguistic activity of its creator, this system, which was differently labeled (Japhetidological transcription, analytical alphabet, Abkhaz analytical alphabet), offers a quite interesting overview of the theoretical issues that were on the agenda in the twenties and thirties. Strongly criticized by famous exponents of Soviet linguistics (among them E. D. Polivanov and N. F. Yakovlev), the Abkhaz analytical alphabet can be only partially considered as Marr’s personal contribution to the Latinisation movement during the cultural revolution. Our analysis tries to highlight the correlation between the cultural climate change after the October revolution and the ideological interpretation and epistemological evolution of Marr’s analytical alphabet.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 84

AUTEUR

VITTORIO S. TOMELLERI Université de Macerata

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 85

Local Language Planners in the Context of Early Soviet Language Policy : The Case of Mariupol Greeks Planificateurs linguistiques locaux et politique linguistique soviétique des débuts : le cas des Grecs de Mariupol′

Vlada Baranova

I wish to thank Ksenia Viktorova who worked with me in archives, Kapitolina Fedorova for some suggestions for draft version and Simon Patterson for proofreading the manuscript. I am also indebted to the anonymous reviewers for comments on an earlier version of the article.

Introduction

1 According to Cooper’s (1989 : 31) definition, one of the most significant parameter of language policy is the question : ‘Who plans ?’ Classical researches on language policy and planning (LPP) focused on action of state and its results. Haugen’s model (1966, 1983) of language planning included four stages (selection, codification, implementation, elaboration) and emphasized the conscious efforts and macro-level of language policy. However, recent important works highlight the micro-level practices in language planning (Davies, Ziegler 2015, Liddicoat, Baldauf 2008, Baldauf 2006, Spolsky 2004). When investigation of language planning starts to explore a new area of action in small close-tied communities or even in families, it enters a new theoretic perspective for understanding the process of influence on language.

2 Within such a framework, the focus has shifted from the process of language planning per se to the individual contributions of different actors. As Baldauf states, ‘This shift in focus led to a rethinking of agency – who has the power to influence change in these micro language policy and planning situations’ (Baldauf 2006 : 147). Zhao and Baldauf (2012) investigate the individual agency roles in relation to stages on the LPP implementation continuum. Spolsky (2004 : 5) suggests the term ‘language management’ for ‘any specific efforts to modify or influence that practice by any kind

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 86

of language intervention, planning or management’. His understanding of language management includes the individual’s role in prestige language promotion. It should be noted that another interesting point is the influence of biographical circumstance on language management, i.e. subconscious language attitudes.

3 Given the points made above, I am going to focus on the early Soviet language policy to understand the individual role of language planners. During the first two decades after the October Revolution, language policy was oriented to promote minority languages’ use in education, publishing, and local administration (Grenoble 2003, Kirkwood 1989, Kreindler 1985). Nevertheless, this policy led to different results according to region, and one of the reasons for this is the organization of LLP by a lot of different actors who made individual contributions to the process.

4 To enter the ongoing debate on the nature of Soviet language policy and education in native languages, however, it is important to clarify how these studies articulate the relationships between the actions of local elites in language planning and the language policy of the central authorities. The micro-level is usually not taken into consideration in previous investigations of Soviet language policy, although there are a few interesting works with an accent on individual theory of language in early Soviet linguistics (Simonato 2008, Uhlik 2008 and some others). Other interesting works take into account the role of professional groups, for example, the contribution of Soviet ethnographers who assisted in ethnic categorization (Hirsch 2005).

5 The Mariupol or Azov Greeks are a large Greek group in Ukraine. The size of the community nowadays lies in the range of 100,000 and divides into two parts : Turkish- speaking (Urumy) and Greek-speaking (Rumei). The LPP of the early Soviet period should have supported the native language in Priazov′e but the bilingualism of the group and non-trivial identity of these people left open the question about which mother-tongue(s) should be promoted. By examining language policy and discourse about language(s) in Mariupol, the local context and origin of actors will be taken into account.

6 The paper deals with the role of language planners among Mariupol Greeks in the frame of Micro Language Planning. More specifically, my study will attempt to answer the following research questions : 1. What was the role of local activists among Mariupol Greeks in language planning in the 1920s-1930s ? 2. How did the biographical context of local language planners, including their native languages and language attitudes, influence the process of language selection and minority language treatment at a micro-level ?

7 This study will focus in particular, though not exclusively, on the personal contribution of language planners among Mariupol Greeks in the 1920s-1930s including both the conscious individual efforts of language leaders and the invisible influence of their biographical backgrounds, beliefs and native language varieties on decision making. One of my aims is to show that this context is necessary to clarify the fluid process of language planning in the post-Revolutionary Soviet Union.

8 The analysis relies on different sources. The main data are language policy documents from archives. Additional materials are the memoirs of local activists (Leventis 1998) and interviews with former pupils of Greek schools collected during my fieldwork in Priazov′e (2001-2005).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 87

9 The history of Soviet national and language policy in the 1920s-1930s has been documented from the archives better than any other periods. There is a Greek collection in the Central State Archives of Supreme Bodies of Power and Government of Ukraine (CDAVO, Kiev) and in the Central State Historical Archives of Ukraine (CDIAK). There is a regional collection kept by the State Archives of (DADO, Donetsk). Some documents were published (Greki 2000), but most data used in this study comes from unpublished documents (1918 – late 1930s) from the above- mentioned archives.

10 It should be noted that data include documents of different types, from records of village Soviets and school meetings to official letters from the Central Committee. The same facts concerning language situation are represented in different discourses, including the transcription of speech of ‘ordinary’ people, reports from member of the local elite and central authorities. The documents from different levels of administrative process show the implementation of political decisions in localities and, vice versa, the reaction to the local reports on the republic level, which makes it possible to trace the stage of decision making.

Mariupol Greeks and Their Language(s)

A Brief Historical Overview

11 The Mariupol Greeks moved from the to the Azov Sea region in the late 18th century. The size of community at the end of 18th century was estimated around 75,000. They founded the city of Mariupol and a number of villages with Crimean names (Staryj Krym, Jalta, Urzuf and so on).

12 As noted above, linguistically they can be divided into two groups. Their self- nominations, Rumei and Urumy, origin from the same historical roots with phonetic metathesis (Rumei, Urumy < Roman). Both communities are Orthodox Christians and share the same traditions and ethnographic practices. The Rumei and Urumy lived separately, and each village was Rumean or Urumean, except Bolshoy Yanisol (now Velikonovosilka) and Mariupol city. There were different trade and working contact between villages, and at the same time, mixed marriages between Rumei and Urumy were rare, as well as with Ukrainian, Russian, Albanian and other neighbouring groups in the multiethnic coast of the Azov Sea. There was some competition between the two groups which is shown in ethnic jokes about neighbours. The was a way of communication between the two Greek groups after their resettlement. At the turn end of the 20th century, took on the function of communication between the two groups (Baranova 2010). The Azov Greeks had privileges including their own administration (Greek court) and church autonomy, tax exemption for the first time of their settlement and others, but during the 19th century they gradually lost these advantages.

13 Inside of their communities, Urumy and Rumei used their own languages. Rumean is genetically related to the Northern group of dialects. Due to centuries of development in isolation from Greece and in contact with Crimean Tatar and later Russian, its structure and lexicon differ greatly from those of Modern Greek. Several varieties of Rumean were spoken in twenty villages in Priazov′e, Ukraine. They called their language Rumejka. The Urum1 language is a Turkish language close to the Crimean

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 88

Tatar language. Russian was spreading step by step, which led to a language shift. Most of Urumy and Rumei by Priazov′e speak Russian as a first language nowadays (Viktorova 2006, Baranova 2010).

14 It is noteworthy that before the mid-nineteenth century, most of the Mariupol Greeks were illiterate. Priests and administrative staff used the Greek script for Greek () and the Urum language2. Shortly after resettlement, in 1820, a private school was opened in Mariupol. The language of instruction in this school was Russian (Mariupol 1892 : 171) although in the villages priests taught Greek literacy to both Urumean and Rumean children (Serafimov 1998 [1862] : 92). This practice has ceased because of the rising number of Russian primary schools and finally it stopped after the 1864 Law (« Положение о начальных народных училищах ») which restricted instruction in languages other than Russian. As a result, at the beginning of the 20th century, 90% of Mariupol Greek adults could read or write in Russian, but not in Greek3. At that time, Mariupol Greeks sought to acquire Russian. They did not clearly understand that primary education in their mother-tongue might have a comparative advantage for children, although between the 19th and the 20th centuries there was a gradually emerging debate about ethnic identity among elites, and the opportunity to learn in their native languages.

The Puzzling Situation of The Two Languages Of The Azov Greeks

15 There is a different estimate of the number of Azov Greeks after the Revolution and the Urumy and Rumei ratio because all censuses defined both of them as ‘Greeks’ without any specification ; furthermore, not all Ukrainian Greeks are Azov Greeks. The census of 1926 pointed 104,666 Greeks in USSR (Jali 1931). The most reliable source is the local census of the Donetsk region in 1923 (Cплошная подворная перепись Донецкой губернии) because it makes it possible to define Urumean and Rumean villages. According to this source, there was a total of 86,281 Greeks (Itogi 1923, see also discussion in Greki 2000). There were 38,981 Rumei and 35,309 Urumy in relevant villages and 6,138 Greeks in cities. There were also 5,853 Greeks from both groups living in mixed villages and small new khutors (farms) which could not be attributed as Urumean or Rumean.

16 In the Soviet period, the Greek ethnicity of the group was supported by official categorization in passports and census. The Rumejka and Urum languages were also counted as Greek languages. A census, as Anderson (1991) claimed, is one of the ways to influence on ethnic identity of people. The Urumy did not give up considering themselves as Greeks because the Greek ethnicity was ascribed to them in documents and censuses.

17 The ambiguous position of Urumy – Greeks with Turkish language — causes constant discussions about their ethnic identity. Any speculations about it (either by Urumy or by other groups) is based on finding out that there is a constant “inborn” ethnicity and it should have the same title as language, religion and land. Urumy and their neighbours consider the language of the group as the main marker, which forms the borders of the community. At the beginning of the 1920s, this consideration was reflected in reports and determined the debate on LPP in Mariupol.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 89

Early Soviet Language Planning In Mariupol

Overview of The History and Organization of The Process

18 The history of language planning does not strictly speaking belong to the central topic of this study, but it must be briefly mentioned here to understand the context. The factual background of language planning in the 1920s-1930s is well studied, and there are sufficient works with relevant statements about it in Ukraine, or solely about Mariupol Greeks (Jakubova, Rubl′ov 2014, Baranova 2010, Jakubova 1999), and therefore I will only point out key moments about it.

19 As mentioned above, early Soviet language policy was oriented to promote minority languages’ use in education, publishing, and local administration. Language planning or so-called ‘linguistics building’ presupposed the development of new literary languages, the creation of alphabets for languages that did not yet have literacy, and a standardization process. A main aspect of the new policy was primary schooling in minority languages, but it supported the development of high education for languages with an ethnic autonomy or a republic.

20 Language policy in Mariupol was typical in this sense. The Executive committee and the Council of People’s Commissars of the USSR (Sovnarkom) agreed to establish conditions for providing equal rights for all minority languages (« О подходах к обеспечению равноправия языков и помощь в развитии украинского языка », 1923). It supposed the official usage of minority languages, including school teaching, legal proceedings and administrative work. The implementation of law in Mariupol district included primary education in Greek (Demotic) in Rumean villages from 1926 and in Crimean-Tatar for Urum from 1930 or even 1931. The Mariupol Greek Teacher College was divided into Greko-ellinskij and Greko-tatarskij departments, as well as Summer Training courses for those involved in teaching and publishing activities as well as for the benefit of Greek theater. These organizations employed both cultural activists from Azov Greeks and political emigrants from Greece.

21 The main problem was educational literature, and all reports after school monitoring asked to send books. For Rumei, Demotic textbooks in reformed with 30 letters (i.e. without doubling letters like omega and omicron) were printed in Rostov and consisted of some features of other Greek dialects, and Azov Greek teachers were dissatisfied with them (ЦГАВО, ф. 166, оп. 6, д. 5159, л. 12). Mariupol Greek Teacher College asked Narkompros in 1928 about the possibility to buy textbooks in Athens, Greece (ЦГАВО, ф. 166 оп. 6, д. 5159, л. 37). Only at the beginning of the 1930s, a Mariuopol textbook with Rumejka dialectal features was printed (Φορτυνατοβα, 1932). Often, in the absence of textbooks, teacher and students used the local Greek newspaper ‘Kollectivistis’ and children’s magazine ‘Pioneros’ for instruction. The language for Urumy was debated in the 1920s, which is the reason why teaching in the ‘native’ language at the Urumean school started later. It used textbooks for the Crimean- printed in Crimea with the Latin alphabet.

22 National policy in the early Soviet years presupposed the active participation of the ethnic community’s representatives (so-called korenizatsia, i.e. ‘indigenization’). The ethnic background offered an opportunity for career advancement. Preference recruitment of ethnic Urumy or Rumei can be viewed as positive discrimination (see

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 90

Martin’s theory ‘affirmative Action Empire’ 2001). It was also a challenge for administrative work, because the new government officials had to be ideologically and ethnically restricted as well as having sufficient working skills, while human resources were limited. In the next paragraphs I shall show who were the new ethnic intellectuals and leaders of the Mariupol Greeks. Finally, it should be mentioned that no law was passed to cease the support of minority languages in Mariupol. Nevertheless, this was stopped after massive arrests among Greek cultural activists in 1937-1938. Administrative Russification was the only form of language planning afterwards.

23 Another important aspect is the role of Ukrainian. The well-studied history of Ukrainization in early Soviet time (see, for example, a recent book by Pauly 2014) has peculiarities in the ethnic regions of USSR. It was decided not to introduce Ukrainian in the administrative area and to try to use Greek in electoral and political brochures. The reports of the members of the central authorities were often written in Ukrainian. Ukrainian was present as a subject in the curriculum of schools and teachers’ college, but some documents pointed out an insufficient level of Ukrainian among Greek students.

Language Planners in the Mariupol District and Language Selection

24 As one should expect, after October Revolution new elites emerged. Comparing names of politicians in Mariupol between 1905 and 1917 and in the Soviet period (for example, the minutes of the city Duma (Zhurnal 1909) with early Soviet documents, we see different names. Furthermore, the new activists were sufficiently young and most of them did not have previous experience of administrative work or even education. The most important was the Communist party affiliation. For example, one of the most prominent figures of the period, the Head of the Greek section in the All-Ukrainian Central Executive Committee (VUVCK), Savva Jali, was born in 1895 in the Rumean village of Sartana, and then in 1917, at the age of 22, he became Council Secretary in Sartana district. He was a member of the Bolshevik party (from 1918) and a volunteer in the Red Army (1919-1921). An autobiographic sketch (Jali 1931) shows that his rapid career after demobilization from Red Army consisted of a sequence of different administrative positions for a few months in Mariupol, Ekaterinoslav and Kharkov with gradual promotion. At the same time he studied in Kharkov Institute of National Economy. From 1925 to his arrest (he was shot in 1938), Jali’s work was tied with the National Committee in All-Ukrainian Central Executive Committee. Another famous person was Georgij Kostoprav (19031938) who was a Rumean poet, editor of the Greek newspaper ‘Kollectivistis’ in his 20s, and a consultant of the Communist Party of Ukraine in the field of ethnic minorities.

25 Another remarkable trend was the changing of the ethnic origin of cultural elites. On the one hand, there were a number of recent Greek emigrants from Greece and Turkey. They moved to the USSR after 1924 for political reasons. For example, N. Christilidi graduated from the Gymnasium in Trapesund and studied for three months in Athens University4. Other important persons were the teacher in Mariupol Teacher Training I. Levkopulos, the editor of the Greek children’s magazine ‘Pioneros’ F. Samarchidis, and others emigrants from Greece. On the other hand, during this period the important persons among Mariupol Greeks were Rumei (as mentioned above Jali, Kostoprav and others) and not Urumy, in contrast to the previous time when most educated people

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 91

were Urumy, because they were more educated urban people while Rumeans were rural citizens.

26 How did their biographical background influence the process of language planning ? Two interesting points in the Mariupol Greek context are language and alphabet selection in the community and the debate about the Turkophone group with Greek ethnic identity. To understand these issues, let’s look what language and alphabet was chosen for both groups.

The Selection Process : Choosing One Variant for Greek All Over the World

27 It should be noted that with regard to Mariupol Greeks, the first of Haugen’s (1983) stages of language planning – selection of idiom(s) for minority group –presupposed a lot of possible variants. There were local language (Rumejka), other Greek dialects in USSR (Pontic) and two variants of Greek, Katharevousa and Demotic. Katharevousa is an archaic and complicated variant and it was often described as a descendant of the language ; Demotic (Dimothiki) is a standard version of the vernacular and became the official language of Greece in 1974. Before that year, such a distribution is a classic example of diglossia, according to Ferguson (1959). Noteworthy, the choice of Demotic was understood in the Soviet discourse as a language simplification and as a part of the movement for democratization. It was repeated from one document to the other that Katharevousa is a bourgeoisie variant and Demotic is a proletarian language which is a simple oral one. The idea of simplifying written languages also was part of the political debate in Greece at that time, especially in education (Mackridge 2009) and it also was discussed in terms of class and political ideology (Sideri 2012 : 50). Nevertheless, the standard variant in education and literature in Greece was Katharevousa.

28 The selection of language for Greek schools and implementation process were based on the reports of local communists from villages near Mariupol, under the coordination of republic government and cultural elites of Soviet Greeks as a whole. School education in Rumean villages was to be governed by rules of Union Conference among Greeks of the USSR (‘Всесоюзное совещание по вопросам просвещения и культурного строительства среди греческого населения СССР’, 1926), which decided to use Demotic for all Greek groups in the USSR, despite the difference of Greek idioms in North Caucasus, Georgia, Krasnodar and Mariupol.

29 After applying the Republic law, there were community meetings in Greek villages in Stalinsk and Mariupol region to discuss the new nation policy and to vote the implementation of new rules in practice. As a rule, at the beginning administrators from the center explained the new policy to the community members ; after that, there was a discussion (prenija) including different reaction of local people. For instance, the protocol of agitation meetings in the village of Jalta includes presentation of key speakers from VUCK (Jali, Bogaditsa and Janson) with common ideas about advantages of native language and its underestimation before Revolution. An interesting point of the discussion was about the status of native language, because some of hearers stated that their language was a not full-fledged language but a ‘poor’ dialect. В практической жизни применять надо, но введение в школе невозможно : нет письменности. Наш язык есть жаргон, и от настоящего греческого

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 92

языка значительно разнится (Калофатов, медврач)5. It is necessary to use it in the common life but not for education because there is no literacy. Our language is a jargon and differ a lot from true Greek.

30 A lot of documents discussed the opposition between ‘Hellenic language’ and ‘local Greek dialects’ or ‘local jargon’. The key point for government officials was, however, to affirm that the was an objective condition for power consolidation.

31 Т. Богадица : Участие в совстроительстве может быть полным только на своем родном языке. Характерны случаи, когда крестьяне заявляют, что не пойдут в то или иное учреждение, потому что там их не поймут, что понять грека может только грек. Необходимо, чтобы в греческих местностях в учреждении был бы хоть один грек6. Real participation in Soviet planning may be only via native language. There are typical cases when peasants reject to deal with some public institution, because only Greek could understand Greek. It is necessary that every official place will have at least one Greek.

32 As a result, as mentioned above, Demotic was chosen for Rumean school and it was called ‘Hellenic language’. The initiatives of local language planners changed after the participation in Union Conference among Greeks of the USSR. For instance, at the beginning of Hellenization Jali supposed that was possibly not suitable for Rumean and suggested to use Cyrillic script7. Finally, the Greek alphabet with simplification of doubling letters was used in Rumean schools and Jali agreed.

33 However, Demotic is far from Rumejka and teachers in Summer training courses tried to learn a new variant. At the beginning, parents were opposed to the Hellenization of the school, demanded the transfer to schools in Russian or, if there was a choice, sent their children to Russian classes. They told that : [...] литературный эллинский язык [...] является совершенно чуждым и непонятным для родителей и всего населения [...] упразднить совсем эллинский язык и вести занятия на русском и украинском языке8. 34 The reaction to parents claims’ among policy makers was a discussion on the ways to overcome such negative attitudes among citizens via convenience of teacher in Summer training courses ; they did not speak about the transformation of their system9.

35 Looking into the agency role in every step of LPP, as Zhao and Baldauf (2012) suggest, we can see that activists impacted the language situation in Rumean villages in two ways. Firstly, their mother-tongue(s) determined the language of teaching or writing, due to the limited number of well-educated teachers and administrator with Greek origin, i.e. the codification and elaboration of language. For instance, the editor of newspaper ‘Kollectivistis’ was the Rumean poet Georgij Kostoprav (1903-1938), and the language of this publication was mainly Rumean with additional lexical elements from Demotic, whereas materials in children magazine ‘Pioneros’ were predominantly Demotic (Jakubova, Rubl′ov 2014) which was the mother-tongue of the chief editor, Feodor Samarchidis (1907, Greece – 1937, USSR).

36 Secondly and maybe more significantly, the activists had affected community’s attitudes to local idioms, especially for Rumean. The most influential in this aspect were communist Greek refugees who were considered as experts in the language both by central authorities and by Rumei. Instructors in the Summer training courses for teachers were Greeks immigrated from Greece to the USSR in 1924. They did not

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 93

consider Rumean as a full-fledged language, but as a poor dialect incapable of expressing great ideas. For example, I. Levkopulos often pointed out that students of Teaching courses (Rumei) ‘did not understand Greek language’ and ‘had a lot of dialects’ (govorok)10. Such expert views determined the attitudes among native Rumei. Remembering his first meetings with emigrants from Greece in Mariupol teacher training, a member of the Greek newspaper ‘Kollectivistis’, Leventis, writes about Rumean and Hellenic (Demotic) : Наш янисольский диалект был слишком искажен и беден, и я с трудом понимал моего преподавателя. Я впервые почувствовал, что я грек, и мне стало неловко за мое незнание языка. Мелодичность и выразительность, с которыми Лефкопулос говорил, меня просто очаровали. (Leventis 1998 : 20) Our dialect of Yanisol was distorted and too poor and I hardly understood my teacher. It was the first time I felt myself as Greek and I felt uncomfortable because I did not know the language. I was fascinated of melody and expressiveness of Lefkopulos’s language.

37 Cultural activists among Rumei adopted the attitude to Rumean as ‘poor’ dialect and spread such attitudes among ordinary people. The discourse of Greek communists from Turkey and Greece was powerful. They were ‘people with expertise’ in terminology of Zhow and Baldauf (2012). Nevertheless, cultural activists from ethnic Rumei like Kostoprav or Leventis in their production tended to use Rumean with lexical borrowings from Demotic. For example, Kostoprav in his poems of the 1930’s (Kostoprav 2012) created a Rumean poetic language from elements of Sartana and Yanisol local varieties with additional lexems from Demotic.

38 To sum up, the LPP in Rumean villages was influenced both by local activists and Greek communists in the frame of the central policy tending to unify the Greeks in Soviet Union with unprivileged language of proletariat in Greece. The actual linguistic features of Rumejka and differences from Demotic was underestimated as far as the reactions of the parents. The Greek experts and local Rumei activists shared the explanations of the distance between Rumejka and Demotic as ‘poverty’of local variant. At the same time, the writers created Rumean literature and did not shift to pure Demotic.

Categorization of Urum : Creating he Double Nomination

39 The next case shows the local debate about LPP without any significant influence of the central ideology like international Greek language. Categorization of Urum was reflected in the denominations of group and selection of language for schools in Urumean villages. It should be noted that neither officials nor local activists were Urumy and that is why it is difficult to explore the individual agency. The discussion about Urumy and their language was organized by different actors including government officials from Kiev and Kharkov and local officials and activists from ethnic Rumei. It is strange, however, that the debate about Turkophone group did not include the active members of Urumy themselves. Their attitudes was reflected only in the minutes of the meetings held in Urumean villages.

40 External evaluation was reflected in the reports of Inspector from People’s Commissariat of the Workers’ and Peasants’ Inspectorate (Народный комиссариат рабоче-крестьянской инспекции) Aref′ev. He wrote that the main characteristic of every ethnic group is language. According to this, Urum is Tatar and relates to Crimean Tatar. He explained the ‘Greek’ name of the community as an extension of religious identity which should not be very important in Soviet time.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 94

Поскольку главным этнографическим признаком является язык, а не вера, то эта группа является, безусловно, тождественной и родственной крымским татарам, так как говорит на их языке. (Jakubova 1999 : 121-122) 41 Nevertheless, it is not the sole explanation. The local officials from Rumei like Jali tried to avoid the nomination Tatar or Turks. For example, Jali who in his first papers repeated that Urumy are not ‘true’ Greeks (maybe he followed an understanding well- spread among Rumei according to which there is a line between the two communities) and pointed that they may be descendants of Alans or Goths according to the previous ethnographers and travelers (Grigorovich 1874). Nevertheless, Jali criticized the evaluation of external Russianspeaking official (like Aref′ev) that an Urum is just a Tatar (Jali 1930). He argued that Urumy are ethnic Greeks who lost their native language in.

42 According to the ethnic description of Urumy as Greeks who lost their native language and had shifted to the dominant language of the unfriendly group, there were ideas to teach them Greek language in order to ‘return’ them to their mother-tongue. Transcripts of rural gatherings showed that such suggestions were not accepted by peasants. The explanation of it is that the identity of Urumy persisted in their language attitudes. For instance, there was discussions about learning ‘Hellenic’ language in Mangush, but inhabitants showed loyalty to the Urumean language. Исторически мы утратили свой национальный язык как греки. Русский для нас также не есть родной. Быть может, и турецко-татарский также не родной. Но поскольку мы на нем говорим, то он для нас является материнским. Нужно дать возможность пользоваться родным языком и в школе.11 Historically, we lost our national language. Russian is not native for us. Maybe Turkish- Tatar too is not native, but we speak it and that’s why it is our mother-tongue. There should be the possibility for us to use our mother-tongue at school.

43 So, in most villages, peasants voted for selection ‘Turco-Tatar language’ with special attention on choosing Russian (i.e. Cyrillic) alphabet12 as a route for making non- Russian language more similar to the prestigious Russian. On the other side, Urumy themselves rejected the Tatar identity. Aref′ev noted that Urumy обижаются, если их называют татарами, а не греками, так как они считают греческую национальность более высокой, чем татарскую (Jakubova 1999 : 122).

44 The debate resulted in both teaching and giving support to ‘Greek’ ethnic identity of Urumy. According to the linguistic division, the bivalent nature of Urumy – reflected in the bi-nomination Greko-Tatary and Rumei – was called Greko-Helleny (Greek-Hellenic). These terms appeared in official reports (but not in censuses or passports) and spread among common people ; the attributes Greko-tatarskij and Greko-ellinskij were also created to designate their languages. Nowadays the community use such ethnic labels. Crimean Tatar language is not so far from Urumean. There were no protests of parents like in Rumean villages. Interviews with former students in villages Karan and Staryj Krym show that most of them understand Crimean Tatar language and remember with pleasure some short poems or songs from the lessons.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 95

Conclusion

45 These data allow us to draw some conclusions about language planning in the Mariupol region and the role of local activists in the language policy of early Soviet time.

46 In the beginning of “indigenization” policy, the central authorities had not fixed ideas about Mariupol Greeks or considered the group in a way which was changed later via the investigation in the villages, negotiating with local activists. The main idea of providing equal opportunities for native language left open the question about mother- tongue for each group with bilingualism or mixed identity. The Republic level of LPP also had transformation during this short period. It is difficult to say how it could be further developed because the period of school teaching on native languages was very short.

47 To sum up, the case of Mariupol Greeks shows how language planning emerges from biographical/ethnic background and ideological discourse shared by the actors. The standardization of Rumean was closely tied with choosing Demotic and the union of the Greek language for proletarian international revolution. Communist refugees from Greece had a negative attitude to Tatar/Turks and partly a low loyalty to the dialects. The discourse of emigrants from Greece and their followers from Rumei influenced the language attitudes of rural teachers. However, Rumei preferred to develop Rumean literature.

48 From a more general perspective, these data show that there is no strict central language policy as far as a structural demarcation between local elites and new Soviet government. The process of decision making in the field of language planning was a very fluid one and it was influenced by different actors, including local activists and even ‘common people’ who rejected the possibility for Urumy to ‘return’ to Greek language. A network of agents is responsible for the development of native languages and implementation LPP in different localities.

49 Zhow and Baldauf (2012) distinguish different groups in LPP – people with expertise, people with influence, people with power and people with interest.

50 Their interests interact on different levels of LPP. Sometimes they find a compromise – as in the case of the interaction between active persons (‘people with interest’) in the village of Mangush and other Urumean settlements and officials (‘person with power’).

51 Looking into the Soviet LPP through the selection, codification, implementation and elaboration levels, we can see that process of selection predominantly occupy ‘people with power’. There was a central policy to promote native languages and authorities prefered to choose one variant for some groups. It had both ideological (proletarian language) and pratical reasons, like the minimization of items (like with Urumy and ). At the same time, local activists among cultural elite had predominately an influence on the other levels of LPP.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 96

BIBLIOGRAPHY

ANDERSON B. 1991. Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, revised edition. London – New York.

ALPATOV V. M. 2000. 150 языков и политика. 1917-2000. Социолингвистические проблемы СССР и постсоветского пространства [150 languages and policy 1917-2000. Sociolinguistic problems in the Soviet Union and the Post-Soviet area], Moskva, Kraft + IV RAN.

BALDAUF R. B. 2006. ‘Rearticulating the Case for Micro Language Planning in a Language Ecology Context,’ Language Planning, vol. 7, issue 2-3, p. 147-170

Baranova V. 2010. Язык и этническая идентичность. Урумы и румеи Приазовья [Language and ethnic identity. and Rumejs of the Azov sea], Moskva, Izdatel′skij dom VShJe.

COOPER R. L. 1989. Language Planning and Social Change, Cambridge, Cambridge University Press.

DAVIES W. V., ZIEGLER E (eds.). 2015. Language Planning and Microlinguistics : From Policy to Interaction and Vice Versa, New York (N. Y), Palgrave Macmillan.

FERGUSON C. A. 1959. ‘Diglossia,’ Word, vol. 15, 1959, p. 325-340.

GRENOBLE L. A. 2003. Language policy in the Soviet Union, New York – Boston – Dordrecht, Kluwer Academic Publishers.

GRIGOVOVICH V. I. 1874. Записка антиквара о поездке его на Калку и Кальмиус, Odessa.

HAUGEN E. 1966. Language Conflict and Language Planning. The Case of Modern Norwegian, Cambridge, Harvard University Press.

HAUGEN E. 1983. ‘The implementation of corpus planning : Theory and practice,’ Cobarraubias J., Fishman J. A. (eds.), Progress in Language Planning : International Perspectives, Berlin – New York – Amsterdam, Mouton de Gruyter, p. 269-289.

HIRSCH F. 2005. Empire of Nations : Ethnographic Knowledge and the Making of the Soviet Union, Ithaca, Cornell University Press.

JAKUBOVA L. 1999. Маріупольські греки (етнічна історія) : 1778 p. – початок 30-х років ХХ ст, Kiїv, Institut istoriї Ukraїny NANU.

JAKUBOVA L., RUBL′OV O. 2014. Органи етнополітичного регулювання в контексті політики коренізації : український досвід, Kiїv, Institut istoriї Ukraїny NANU.

KREINDLER I. (ed.). 1985. Sociolinguistic Perspectives on Soviet National Languages : Their Past, Present, and Future, Berlin, Mouton de Gruyter.

KIRKWOOD M. (ed.). 1989. Language Planning in the Soviet Union, London, Macmillan.

LIDDICOAt A. J., BALDAUF R. B. 2008. ‘Language planning in local contexts : Agents, contexts and interactions.’ Language Planning and Policy : Language Planning in Local Contexts, Clevedon, Philadelphia, p. 1-14.

MACKRIDGE P. 2009. Language and National Identity in Greece, 1766-1976, Oxford, Oxford University Press.

MARTIN T. 2001. The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca – London, Cornell University Press.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 97

PAULY M. D. 2014. Breaking the Tongue : Language, Education, and Power in Soviet Ukraine, 1923-1934, Toronto – Buffalo – London, University of Toronto Press.

SIDERI E. 2012. ‘Looking for the “Language” of Recognition among Greek Communities of Georgia,’ Anthropological Journal of European Cultures, vol. 21(1), p. 41-59.

SIMONATO E. 2008. ‘“Social phonology” in the USSR in the 1920s’, Studies in East European Thought, 60 (4), p. 339-347.

SPOLSKY B. 2009. Towards a theory of language policy, Spolsky B. Language Management. Cambridge, CUP.

VIKTOROVA K. 2006. ‘Identity conflict in the Roumean community,’ Innovation : The European Journal of Social Science Research, 19, p. 3-4, 321-335.

UHLIK M. 2008. ‘Simmering in the Soviet pot : language heterogeneity in early Soviet socio- linguistics,’ Studies in East European Thought, 60 p. 285-293.

ZHAO Shouhui, BALDAUF Jr. Richard B. 2012. ‘Individual agency in language planning Chinese script reform as a case study,’ Language Problems and Language Planning, vol. 61, no.1, p. 1-24

Греки на українських теренах : Нариси з етнічної історії. Документи, матеріали, карти. Kijv, 2000.

GRIGOVOVICH V. I. 1874. Zapiski antikvara o poezdke ego na Kalku i Kal’mius. Odessa.

Итоги сплошной подворной переписи Донецкой губ., январь – февраль 1923, t. ΙV : Итоги демографической переписи Донбасса, Har′kov, Doneckoe gubstatbjuro, 1923.

JALI S. G. 1931. Greki v USSR. Har′kiv, Komunist, 1931.

LEVENTIS G. 1998. Цена свободы. Τιμη της ελευθεριας. Мемуары, Doneck.

KOSTOPRAV G. A. 2012. Сочинения / Составители Г. А. Анимица, М. П. Галикбарова, Mariupol′.

Мариуполь и его окрестности : Отчет об учеб. экскурсиях мариуп. Александров. гимназии, Mariupol′, tip. A. A. Frantova, 1892.

SERAFIMOV S. A. 1998 [1862]. ‘Крымские христиане (греки) на северных берегах Азовского моря’, Материалы по истории и культуре греков Украины, Doneck.

Журнал очередных и чрезвычайных заседаний Мариупольской городской думы за 1908 год, Mariupol′, tip. brat′ev Gol′drin, 1909.

ΦОРТУНАТОВА Ε. Γ. Αναγνοστικο : Μερος II. Μαριυπολι : Υκραινικο κρατικο εκδοτικο τον εθνικον μιονοτιτον, 1932.

CDAVO – Central′nij Derzhavnij Arhіv Vishhih Organіv Vladi ta Upravlіnnja Ukraїni (Central State Archives of Supreme Bodies of Power and Government of Ukraine)

CDІAK – Central′nij derzhavnij іstorichnij arhіv Ukraїni (Central State Historical Archives of Ukraine)

DADO – Derzhavnij arhіv Donec′koi oblastі (State Archives of Doneck oblast)

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 98

NOTES

1. Misleadingly, the label ‘Urum’ refers to two different languages and community, Mariupol Greek and Turkish-speaking Greek in East Georgia (Tsalka district). Last one is close to Turkish. 2. For example, CDІAK holds a collection of transcripts written in 1799 in Urum with Greek letters from Mariupol ‘Greek court’ which combined judicial procedures with administrative work (ЦГИАУ, ф. 1576, оп. 1, дела 3, 5 and the following). 3. ГАДО-парт, ф. 11 оп.1 д. 214 Лл. 26-32 Протокол междуведомственного совещания при Крым.ЦИКе по вопросу об увязке работы НКПроса УССР и Крыма по культурному обслуживанию греко-татарского и греко-эллинского населения УССР от 26 дек. 1929. 4. . ЦДАВО, Ф.166 оп.6, д.5159, Л.10 5. ЦДАВО, ф. 413 оп.1, д. 56, лл. 11-14об. Протокол заседания ялтинского месткома рабпрос совместно с представителями ЦК ВУВЦК т. Яли и т. Янсон и т. Богадица, 03.09.1925. 6. Ibid. 7. ЦДАВО, ф.413. Оп. 1, Д.100, лл. 87-88. Доповiдна записка члена ЦК нацменшин при ВУЦК С.Г. Яли щодо етнiчного похождення грекiв Мaрiупольської округи. 4 липня 1925 (the document was published in Greki 2000 : 179). 8. ГАДО, ф. Р-2, оп. 1, д. 100, лл. 44-46. Протокол No2 заседания родительского собрания 2- ой Большеянисольской трудшколы им. Н.К.Крупской, состоявшийся 5 марта 1929 г. 9. ЦДАВО, ф. 166 оп. 6, д. 709, лл. 48-50об. 10. Ibid., л.12, Протокол заседания педтехникума от 24.01.1928. Доклад Левкополуса о работе греч. группы 11. ЦГАВО, ф. 413 оп.1, д. 56, лл. 18–20. Протокол заседания месткома рабпрос от 04.09.1925. Noteworthy, there is a polyfusional use of term родной язык as ‘ethnic’ or ‘titul language’ and as a ‘mother-tongue’ or ‘first language’. 12. ЦДАВО, ф. 413, оп.1, д. 56, лл. 25-25об. Протокол No11 общего собрания граждан Староигнатьевки от 09.09.1925. However, central authorities wanted to create a New Turkish alphabet for all Turkish languages in the USSR (Alpatov 2000 : 65-70).

ABSTRACTS

The Early Soviet policy was oriented to promote minority languages’ use in education, publishing, and local administration ; then in the end of the 1930s there was a shift toward Russification. Mariupol, or Azov Greeks, were moved from Crimea to Azov Sea region in the late 18th century. Linguistically they can be divided into two groups : Turkish-speaking (Urumy) and Greek-speaking (Rumei). Both groups were classified as Greeks by the Soviet official nomenclature, however their native languages were taken into account in schools in 1920-1930. Paper focuses on individual efforts of language planners in the frame of Micro Language Planning. The data used in this study comes from archive documents (1918-late 1930s). Two procedures which are of special interest in the Mariupol Greek context are language selection in the community with two native languages and communication with activist from other Greek groups. The case of Mariupol Greeks shows how language planning emerges from biographical experiences and ideological discourse shared by the actors.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 99

La politique linguistique soviétique des débuts a cherché à favoriser l’utilisation des langues minoritaires dans la formation, l’édition et la gestion administrative locale ; ensuite à la fin des années 1930, un changement s’est opéré en faveur de la russification. Les Grecs de Mariupol′, ou d’Azov, furent déplacés de Crimée vers la région de la mer d’Azov à la fin du XVIIIe siècle. Du point de vue de la langue, il faut les diviser en deux groupes : les Grecs hellénophones (Rumei) et les Grecs turcophones (Urumy). Les deux groupes ont été classés comme grecs dans la nomenclature soviétique officielle, mais pourtant on a tenu compte de leurs langues maternelles dans les écoles en 1920-1930. Dans cet article je me propose de me focaliser sur les efforts individuels des planificateurs linguistiques locaux dans le cadre de la Micro-Planification Linguistique. Les données analysées dans cette étude proviennent des documents d’archives. Les deux opérations présentant un intérêt particulier dans le cas des Grecs de Mariupol′ sont le choix de la langue dans une communauté à deux langues maternelles et les rapports avec les activistes d’autres groupes grecs. Le cas des Grecs de Mariupol′ montre comment la planification linguistique résulte de l’expérience biographique et du discours idéologique de ses acteurs.

AUTHOR

VLADA BARANOVA National Research University – Higher School of Economics, St. Petersburg

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 100

Крестьянский язык и революция. Письма во власть до и после 1917 года La Révolution et la langue des paysans. Les lettres au pouvoir avant et après 1917 Revolution and Russian Peasant Language. Letters to Authorities before and after 1917

Alexander Nakhimovsky

Я хотел бы выразить благодарность следующим друзьям и коллегам, которые прочитали статью в рукописи и сделали ценные замечания : Ольга Блинова, СПбГУ; Wayles Browne, Cornell; Mieka Erley, Colgate; Irina Paperno, Berkeley; Slava Paperno, Cornell; Daniel Weiss, Universität Zürich; Alla Zeide, New York. Блинова также щедро поделилась материалами и помогла критическими замечаниями на начальных этапах работы. Александра Брускина (New York) провела окончательную правку, устранив многие неправильности в лексике и пунктуации. Анатолий Нахимовский и Вера Кнорринг в Петербурге, Ирина Лукка в Национальной Библиотеке Финляндии и Мария Воробьева, студентка университета Колгейт, оказали огромную помощь в розыске необходимых материалов.

Введение. Предмет исследования

1 Эта статья – о крестьянском языке в России 20-го века. Что есть “крестьянский язык” Русская интеллигенция часто упоминала крестьянский, деревенский, народный язык, нередко с такими прилагательными, как “красочный” и “образный”. Между тем у языковеда этот термин может вызвать недоумение или даже критику, как некий дилетантский конструкт правящего класса, отделенного большой социальной дистанцией от народа и потому не видящего важных различий. В мире языковеда есть Литературный Язык и

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 101

местные диалекты, которые не складываются в единую лингвистическую общность. Приведем пример из работы Е. И. Земской “Русское просторечие как лингвистический феномен”1. Земская определяет просторечие как речь горожан, недостаточно владеющих литературным языком (с. 354-355). Большинство носителей просторечия “составляют люди, не являющиеся горожанами по рождению, но которые долгое время... прожили в городе” (с. 356). Мы знаем, что эти люди, в большинстве своем – из крестьян, но в изложении Земской эта объединяющая их социальная реальность не упоминается ни разу – речь идет только о диалектах. В просторечии “могут содержаться реликты диалекта, но диалект этот уже разрушен и в значительной степени... утрачен” (с. 356-357). “Просторечие тесно связано с диалектами, однако в нем отсутствуют узкие региональные черты... [Оно] вбирает в себя прежде всего те явления, которые характеризуются широкой распространенностью. [...] Существует общерусское ядро просторечия (курсив мой-АН), которое обнаруживается в различных, в том числе территориально далеких, городах.” (с.357) Создается впечатление, что “общерусское ядро” городского просторечия возникло в 20-м веке в результате размывания и утраты крестьянских диалектов, у которых такого общерусского ядра не было. Это, конечно, противоречило бы взглядам таких наблюдателей, как Толстой или Бунин. Горький, который крестьян сильно не любил2, в своей беседе с селькорами говорил, однако, о них так : Вы будете работать в среде людей не очень грамотных, людей, круг мышления коих все еще весьма узок... Но эти люди имеют некоторое и немалое преимущество пред вами : они мыслят конкретно, реалистически, в грубой зависимости от явлений природы, и они говорят между собою образным, весьма ярким и метким языком3. 2 Что он имел в виду ? Точный, детальный ответ на этот вопрос мог бы быть задачей лингвистики, но в научной литературе он до сих пор почти не обсуждался – статья “Крестьянский язык как лингвистический феномен” еще не написана4. В рамках настоящей статьи поместятся только начальные рассуждения, суженные по времени (первая четверть 20-го века), но она основана на убеждении, что “общерусское ядро” крестьянских диалектов существует.

3 Вот кратчайший пример – употребление творительного падежа для обозначения сферы действия глагола. В 1906 г. крестьяне пишут в Думу : Мы, крестьяне, стеснены землею, – земли у нас совсем мало, и наша земля, как есть, находится не в одном месте, а в разных местах и кусках5. 4 Спустя 85 лет пожилой крестьянин вспоминает : “Хлеб у нас был, хлебом не бедствовали6”. Это употребление творительного падежа, восходящее к более древним временам7, в 20 веке принадлежит исключительно крестьянскому языку.

Исторические периоды и научные дисциплины

5 Отсутствие лингвистического интереса к языку крестьян имеет причины исторические и профессиональные. Исторически, в течение долгих лет – с

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 102

1917-го до конца пятидесятых – крестьянин был или врагом государства, или уходящим прошлым на окраине общественного сознания, так что крестьянский язык не был, а часто и не мог быть предметом научного анализа. В начале 1960-х крестьянский язык вдруг оказался жив и зазвучал со страниц Василия Белова и других писателей деревенской школы. Однако кроме диалектологов особенного лингвистического интереса никто из языковедов не выказал. Крестьянский язык, по сути, является социальным диалектом русской разговорной речи, но открытие – примерно в то же время – разговорной речи полностью сосредоточилось на речи городской, вначале – только образованного класса, а затем и просторечной. Во все продолжение 1960-1980 годов, новых материалов по крестьянскому языку аналогичных новым материалам по городской речи, не появилось.

6 Радикально новое появилось только в конце 80-х и начале 90-х годов, благодаря усилиям историков и социологов. Историки выпустили несколько сборников крестьянских писем “во власть”, начиная с предреволюционных времен до середины 1930-х годов. Это были письма государю императору, губернаторам и уездному начальству, Ленину и Калинину, во ВЦИК и Чека, и (самая большая группа) в Крестьянскую Газету и журнал Селькор, причем письма советского времени были напечатаны по архивным оригиналам, а не искаженные цензурой и редакторской правкой8. Эти материалы позволяют проследить воздействие революции на давнюю крестьянскую традицию, что и составляет главную тему настоящей статьи. 7 Между тем социологи, под руководством Теодора Шанина, совершили некое чудо, впервые в истории собрав обширные записи устных крестьянских рассказов из многих частей страны. Представленные в книге рассказчики были, возможно, последними носителями крестьянского языка – все они родились до революции – но сопоставляя их речь с более скудными дореволюционными записями, мы видим, что революционный шок был недолговечен, и крестьянский язык как единый социальный диалект выжил, во всяком случае в речи тех, кто с ним вырос и с ним остался. Это предмет отдельного исследования, но уже сейчас можно отметить, что материалы Шанинского проекта указывают на реальность “общерусского ядра” крестьянских диалектов. В книге представлены Север и Черноземье, Запад, Юг и Сибирь, но читая ее трудно не заметить единства запечатленной в ней речи. 8 Скудность дореволюционных записей крестьянского языка объясняется не отсутствием интереса, а отличием интересов. Крестьянским языком занимались две дисциплины, диалектология и этнография. Диалектологов интересовала вариативность, а не единство. Их также интересовали те аспекты языка, в которых вариативность особенно заметна : фонетика, лексика, реже словообразование и употребление отдельных грамматических форм. За пределами диалектологии оставались синтаксис, фразеология (понимаемая шире, чем только пословицы и поговорки) и организация дискурса. Для изучения этих аспектов языка нужны записи нарративных текстов и диалогов; таковых записей в диалектологии начала 20 века практически нет9.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 103

9 У этнографов записи текстов есть, но они ограничены интересами дисциплины : обряды, легенды, ритуалы, местные традиции. В обширных томах Этнографического бюро князя В. Н. Тенишева10 – материал поразительный по широте и глубине охвата – попадаются лишь малые крохи разговоров и рассказов о повседневной жизни.

Ранний источник и первые примеры

10 Самый богатый обнаруженный нами источник такого материала – это записи, которые сделал Владимир Богораз (Тан), путешествуя по Саратовской губернии в 1905 г11. Удивительным образом, они остались вне внимания языковедов. Богораз, напомним, – выдающийся этнограф, который к тому времени уже написал основополагающие работы о чукчах и провел несколько лет в Америке, работая с Боасом в экспедициях Джесупа и в Нью- Йоркском музее Естествознания12. Однако в записях 1905 года он не этнограф, а журналист : он не расспрашивает о свадебных обрядах, а записывает разговоры и речи о жизненно важном. Вот три примера, в которых курсивом выделены фразеологизмы, фигуры речи и синтаксически интересные конструкции :

11 1. Старик-крестьянин рассказывает о споре мужиков с помещиком Крошиным : Этот Крошин будет Матвей Филиппьевич, а отец его – Филипп Матвеевич, а дедушка – опять Матвей Филиппьевич. Так этот допрежний Матвей у нашего общества закосил луг. Тому прошло 60 лет невступно. Закосил и только. Ничего поделать не могли. Тогда, сам знаешь, суды были тихие. Теперь, как пошло в народе беспокойство, стали наши общественные барина скучить : “Отдай луг назад!” Приезжает к нам все начальство. “Есть ли у вас бумаги, документы например ?” – “Документов, говорят, нету, а есть свидетели-старички, которые помнят : Лазарь Косой, это я то есть, да Фифа Антипьев”. – Я-то еще не столько стар, мне семьдесят девять лет, а Фифе в позапрошлом году сто минуло. Когда волю давали, у него уж внуки были. [...] А барин говорит : “Они слабоумные, чего их и слушать”. А я ему ответ дал : “Если я слабоумный, давай на пятьсот рублей об заклад биться. Вынимай деньги. Буде я не сосчитаю, – вся ваша правда. А буде я пересчитаю, да в карман положу, и ты тогда походи за мной”. – А наш-то воин, земский начальник, говорит : “На что самоуправничать, отчего вы не жаловались ?” – “Кому, говорят, жалиться. К тебе двери открыть – четвертной билет, закрыть – сотельная. У нас, мужиков, кишок не хватит”. (с. 31-32) 12 2. Бабы настаивают на избирательном праве : Мы тоже не обсевки в чужом поле. [...] Нам тоже надо права и слободу! А если мужик хороший, то и баба по нем. Худая баба по худом муже. А другая баба умней всякого мужика. В селе теперь иная баба мужика удерживает, так это страха ради, чтобы детей не оставить сиротами. А если будут права, никто не будет страшиться... (с. 13) 13 3. Из речи крестьянина на земском заседании в Саратовской губернии :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 104

Разумные люди должны жить в складку и помогать друг другу. Одинокое поле ржа выест. Надо нам заводить побольше обществ и отбиваться от притеснительства купцов. (с. 40-41) 14 Приведем для полноты два примера из Тенишевских материалов : поверие из Тверской губернии и разговор между собирателем материалов и крестьянином из Калужской13 : 4. 1. Мой [который] теперь умер батюшка, от кого-то, не ведаю, дознал, что лежат клады в Черной горе. Срядился один, не бая никому, и пошел рыть. Рыл и дорылся, бает, до ящика. Обрыл – ан через Волгу переезжает человек. Я, бает батюшка, и поопасся его. Пришел домой, бает : “Ребята запрягайте лошадь, я обрыл клад, совсем только увезти”. Приезжает – там ничего. Рыли- рыли, нет ничего, а увезти его некогда и некому. 4. 2. К. Вы дайте мне еще 10 копеек, я как раз привезу вам мякины вдвое. С. Как же ты сможешь за 10 копеек взять столько, сколько и зарубль ? К. А так, разве там сам хозяин отпускает ? Дам гривенник Гришке, он мне вдвое и насыплет. С. Да ведь это воровство. К. Не мы с вами крадем, не на нашей душе и грех.

Попытка обобщения

15 Обобщим особенности примеров 1-4 как гипотезу, подлежащую проверке. 1. Много разговорных, диалектных слов, часто с очень узкими, конкретными значениями для часто повторяющихся событий или явлений : вскладку, ржа (бурый грибок на пшенице, похожий на ржавчину), обсевок (незасеянное место на пашне), допрежний (более ранний), закосить (скосить на чужой земле) 2. Прилагательные редки, аппозитивные прилагательные полностью отсутствуют14. 3. Словообразование экономно : во многих, возможно, во всех случаях, если есть параллель в крестьянском и литературном языках, крестьянское слово будет короче : ржа – ржавчина; оскома – оскомина; срядитьсясна – рядиться. 4. В пр. 1 начальник говорит жаловаться, а мужики жалиться. Суффикс ова-ива вообще редок в крестьянской речи : “Вместо слова закусывайте повсеместно говорят закусайте 15. Даже и в 1990-х старая крестьянка, вспоминая, говорит : У нас потом сильно кулачили... Меня самою кулачили16, сокращая стандартное раскулачивать почти наполовину.

5. Высок коэффициент глагольности, причем часты переходные глаголы : закосить, обрыть (вокруг чего-ниб.), поопаситься (побояться). Даже обычно непереходный скучить (ныть, плакаться) упо треблен транзитивно. 6. Мало отглагольных существительных; вовсе нет отглагольных существительных с церковнославянскими суффиксами –ени(е)/–ани(е)/ити(е). 7. Почти нет абстрактных существительных. У Тургенева в романе Новь есть такой эпизод : прогрессист Маркелов пытается объяснить крестьянам, что значит участие в ассоциации; они не понимают; он возмущен : “Даже по-русски не понимают. Слово : участок им хорошо известно... а “участие”... Что такое участие ? Не понимают! А ведь тоже русское слово, черт возьми!” Но для крестьян это слово нерусское : после долгих объяснений один из мужиков сказал “Была яма глубока... а теперь и дна не видать”, а остальные “испустили глубокий, дружный вздох.”

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 105

8. Нет активных причастий настоящего времени; вообще почти нет церковно- славянизмов, что создает некий стилистический облик и сокращает среднюю длину слова. 9. Присутствуют элементы синтаксиса разговорной речи, сохранившиеся до сих пор, например, бессоюзные придаточные предложения17, в том числе и относительные. В примере 4 : мой [который] теперь умер батюшка от кого-то... дознал. В частотной синтаксической структуре опускаются легко восстанавливаемые слова : совсем только [осталось] увезти. 10. Много формульных выражений, некоторые в рифму : жить вскладку; пока рубль добуду, а дыра на полтора; там не бают, пособацьи лают, говорят так, что понять нельзя 18. Сюда же относятся и фигуры речи : сравнение, метафора, синекдоха : к тебе двери открыть – четвертной билет (двадцать пять рублей), закрыть – сотельная. 11. и поговорки используются нецитатно; интегрированы в дискурс. “[П]оговорки крестьяне употребляют в разговорах как общие правила для обобщения и сравнения19”

16 О пословицах и поговорках стоит сказать особо. Во всем нашем раннем материале говорящий ни разу не вводит пословицу словами “как говорится”, потому что она не говорится кем-то другим, не цитируется : ее говорит, ее использует сам говорящий, как самый краткий и емкий способ передать значение. У Толстого старик-косец говорит Левину : “Смотри, барин, взялся за гуж, не отставать!” В примере 3 пословица – часть логической выкладки; подобающим введением для нее было бы : “Мы ведь все знаем, что...”. Эти примеры стоит сопоставить с нынешними, из НКРЯ : [Настя, жен, 19] Ну / хорошо / если извини меня назвался груздем – полезай в кузов. [Маша, жен, 19] “Молитва и труд” / гласит Умберто! [Наташа, жен, 20] “Всё перетрут” / подхватывает Эко. 17 Говорящие – образованные люди. Пословицы они произносят как бы с усмешкой. Знают они их не из повседневного разговора, а из русских классиков и уроков литературы в школе. На содержание пословицы наложена мета-информация об отношении говорящего к сказанному. Между тем, в нынешнем городском просторечии пословиц, кажется, нет : они или забыты, или стилистически перекочевали в речь образованного класса20.

Проверка гипотезы и сужение фокуса

18 Обобщения предыдущего раздела вполне подтвердились на материалах Тенишевских томов 1 и 3. Они также вполне применимы, с интересными поправками, и к прямой речи Ивана Африканыча в повести Белова Привычное дело21, и к записям 1990-х годов. Однако временной фокус настоящей статьи гораздо уже – это первые годы новой власти – с революции до начала НЭПа. Если бы у нас была непрерывная цепочка таких записей как в книге Богораза и Тенишевских сборниках, то можно было бы написать историю крестьянской речи за этот период. Однако крестьянских записей за 1917-1923 годы просто нет. Языковеды жили в городах. У них перед глазами раскручивался огромный городской материал, поглощавший внимание.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 106

Ехать в деревню записывать крестьянскую речь не было никакой возможности.

19 Начиная с 1923 года, появляются публикации о крестьянах, но в большинстве своем не от языковедов, а от партийных и газетных работников. В совокупности их языковой материал очень беден. Вот описание публикаций, где удалось найти фрагменты крестьянской речи. 20 Я. А. Яковлев – самая значительная личность и на самом высоком посту22. В начале 1923 года Яковлев отправился в социологическую экспедицию по Курской губернии. Его целью было понять, как складывается НЭП в деревне. Поскольку он не был ни языковедом, ни газетчиком, его не интересовали отдельные слова – он записывал то, что люди говорили о своих делах, глубоко их волнующих. В результате его книга23 содержит лингвистический материал, по своей примечательности (но, увы, не по объему) сопоставимый с записями Богораза 1905 года и в той же мере незамеченный языковедами. Вот суждение крестьянина о том, чем обернулся лозунг “Земля – крестьянам” : Жить бы хорошо при Советской власти, кабы не драли двух шкур, а то земельку без аренды дали, а за это товарищи продналог берут и за пуд соли 3 пуда ржи24. 21 Богораз, между тем, был в Ленинграде и в том же 1923 году, работая вместе с Л. Я. Штернбергом, начал посылать студентов в летние этнографические экспедиции. Этнография в его понимании, сложившемся за многие годы работы с американским антропологом Францем Боасом, включала в себя изучение всей человеческой культуры, и в частности культурных процессов, происходивших тогда в России. Для студентов, привыкших к традиционной этнографии ритуалов и материальной культуры, изучать революционные процессы в деревне было в новинку; чтобы “направить их внимание по новому руслу [...] книга Яковлева Деревня как она есть была принята нами как методическое пособие, почти как учебник25.” Сборники студенческих работ под редакцией Богораза 1923-24 годов, с тех пор не переизданные, составляют следующий важный источник, вместе с книгами Шафира и Меромского26.

22 Языковеды Иванов и Якубинский27 написали статью для начинающих литераторов, в которой разбирается рукопись крестьянского автора, содержащая многие характерные для того времени “зощенковские” искажения языка. Как лингвистический материал такие беллетристические опыты менее интересны, чем язык писем. 23 Наконец, в книге Селищева28 есть короткая глава о крестьянах, где он сетует на недостаток материала (“мы располагаем только отрывочными сведениями”, с. 238) и в основном опирается на книгу Шафира о том, как крестьяне понимают, а чаще не понимают язык газет. Селищев также приводит цитату, по-видимому единственную такого рода, из очень толковой статьи корреспондента Известий, побывавшего в деревне : 5. [Я]зык деревенский– красочный, яркий и образный деревенский язык– портится. Поговоришь со стариком,– сердце радуется. Речь искрится, цветет,– настоящая земляная речь. Послушаешь молодого,– удивляешься.– “Постольку-поскольку”, “в общем и целом”, “константируем”, “явный

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 107

факт” и прочая ненужная бессмыслица. А как обращаются с иностранными словами! К заседанию совета учительница принарядилась. Председатель сказал : – Анн Степановна сегодня в полном бюджете!...29

24 Статья показывает и источник таких новшеств. Во-первых, журналист отмечает, что всем в деревне заправляет молодежь, а не старики, как раньше.

25 Во-вторых, молодежь повально увлекается самодеятельным театром. Журналист пошел на пьесу современного автора. Главный отрицательный герой – бывший генерал, приехавший из Парижа подрывать Советскую власть. Генерал вербует меньшевика : “Ты будешь богат и знатен, если я вернусь к власти. Постольку поскольку я опять сяду, ты будешь графом.” – “Слушаюсь и очень буду проводить на практике, ваше превосходительство.” – отвечает меньшевик.

26 Как мы знаем сегодня, крестьянская речь продержалась еще несколько десятилетий, окончательно сходя на нет лишь в 21-ом веке. Однако на крестьянские письма социальный диалект нового правящего классa оказал немедленный деформирующий эффект, который хорошо документирован, потому что в этом жанре у нас есть непрерывный поток текстов с дореволюционных времен до конца 1920-х годов. Мы определим жанр этих текстов как просторечные официально-деловые письма от крестьян властям. Просторечные письма часто отражают черты разговорной речи30, и могут, таким образом, служить косвенной поддержкой наблюдений предыдущего раздела. Однако наша главная задача – сопоставить преи пост- революционные черты, прослеживая и преемственность, и радикальный перелом. В этой задаче нам понадобятся некоторые разделы теории.

Фразеология. Формульный язык синтаксис разговорной речи

27 Теоретические основания нашей работы составляют фразеология – раздел лингвистики, изучающий идиоматические и высокочастотные словосочетания; и исследования по русской разговорной речи31, включая городское просторечие. Русская разговорная речь непрерывно существовала в течение многих столетий, однако стала осознанным предметом научного исследования после ХХ съезда, когда ослабились запреты и появилась новая технология записи речи. К всеобщему удивлению оказалось, что даже образованные люди в устной речи часто нарушают грамматику литературного языка, следуя каким-то другим правилам. Например, в сложных предложениях часто нет союзов : “Придем домой, я тебе все расскажу”. Крестьянский язык был прежде всего разговорным, так что определив какую-то его особенность, всегда следует спросить, является ли она собственно-крестьянской или вообще-разговорной. Например, бессоюзные сложные предложения в крестьянской речи очень часты и мало отличаются от сегодняшних.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 108

28 Фразеология понимается здесь расширенно, в смысле англоязычного понятия formulaic language32, которое включает в себя не только традиционную фразеологию, но также высокочастотные выражения, организующие дискурс (“А между тем, ...”), а также любые сочетания слов, которые часто употребляются вместе и чье значение некомпозиционно, т.е. , невыводимо из значений составляющих лексем33. Часто они объединяются в смысловые категории, такие, как лексические функции34 и концептуальные метафоры35. Приведем примеры обеих. 29 Лексическая функция отвечает на вопрос : как выразить какое-то общее понятие в зависимости от слова, к которому оно прилагается ? Например, как сказать, что было “много дождя” ? По-русски – “сильный дождь”, поанглийски “heavy (тяжелый) дождь”, две идиоматичные метафоры. Как сказать, что что-то началось, не употребляя глагол “начаться” ? Разгорелся или вспыхнул спор. пошел дождь, открылась навигация : каждый из этих глаголов есть значение лексической функции “ВОЗНИКНУТЬ”, примененной к разным словам. 30 Концептуальная метафора – сама по себе вовсе не метафора, а некая абстракция, которая сводит вместе конкретные метафорические выражения, часто настолько стершиеся, что их метафоричность незаметна. Например, во многих языках понятия “высокий-низкий” ассоциируются с этическими и социально-экономическими различиями : высокоморальный; высокое положение; низшие классы; упадок-рост доходов; Это низко!. Схематически это можно описать так : ВВЕРХ – ХОРОШО; ВНИЗ – ПЛОХО. Это – пример концептуальной метафоры, обобщающей конкретные словосочетания. На следующем уровне абстракции можно заметить, что концептуальные метафоры часто основаны на конкретных, с детства знакомых сенсорных впечатлениях и физических состояниях. 31 Когда в языке появляются новые слова, обозначающие радикально новые понятия, говорящие оказываются в положении иностранца, который не знает, какие у этого слова лексические функции, в каких концептуальных метафорах оно участвует, и т.д. Им приходится гадать, и результат бывает иногда неуклюж, иногда смешон, иногда неожиданно поэтичен. В любом случае, фразеологическая ткань языка оказывается повреждена. Примеры тому мы находим и в письмах начала века.

Письма во власть

32 В юридическом смысле, письма во власть это петиции от отдельных лиц или групп лиц в органы власти. До 1905 г. только дворяне могли обращаться с петициями к императору и в центральные органы власти. Прочим сословиям разрешены были только групповые прошения по сугубо местным экономическим проблемам, обращенные в местную губернскую администрацию. Они часто были составлены писарем, неплохо владевшим языком имперской бюрократии. Вот прошение крестьян деревни Кузнецово в Московское губернское присутствие, 1897 г :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 109

6. [П]омещица Вера Дмитриевна г-жа Игнатова при возобновлении границ своих земель через землемера землю Никольского погоста замежевала в свое владение без всякого судебного разбирательства и постановила по оной межевые столбы и прорубила просеки, чем лишила возможности крестьян пользоваться той землей36. 33 Первая попытка не-дворянского коллективного прошения напрямую к императору состоялась 9 января 1905 г. и закончилась кровопролитием. 18 февраля царским указом были разрешены прошения “на высочайшее имя” и на самые общие темы37. Немедленно хлынул поток писем, называемых приговоры, которые направлялись в правительство или в думу и могли содержать широкие конституционные требования. Вот письмо Тульскому губернатору, которое кажется написанным двумя людьми, местным писарем и земским интеллигентом. 7. 1905 г, ноября 5-го дня, мы, нижеподписавшиеся крестьяне Тульской губернии... деревни Алеексеевки быв сего числа на сельском сходе в присутствии нашего сельского старосты Ефима Фролова Макарова, выслушали высочайший манифест от 17 октября сего года, а затем имели суждение о своих нуждах, постановили : 1) что выборы наших представителей по положению о Государственной Думе не могут обеспечить защиты наших нужд, при составлении законов в Государственной думе; 2) для удовлетворения же наших нужд необходим немедленный созыв учредительного собрания, избранного всеобщим, прямым и тайным голосованием38. 34 Как видим, составитель наказа помимо канцелярской беглости вполне владел также политическим словарем прогрессивных партий. Однако среди приговоров есть и написанные явно самими крестьянами и отражающие их речь, особенно в изложении конкретной истории. 8. Приговор крестьян села Дальней Борщевки, Калужского уезда... Мы, крестьяне вышеозначенного села, купили луга у своего барина Ершова, но луга оказались потравленными с того времени, как отдали задаток. Когда мы пришли косить и осматривали побой, позвали управляющего и стали просить его по чести, чтобы он сбавил цену, но управляющий стал нас бранить матерным и обнажил револьвер, хотел всех перебить, а когда пришли к дому и стали просить все деньги назад, а луга отдать другому обществу, то он сам не показался, а дал два выстрела из окна. За это мы сделали забастовку, в чем мы и подписуемся, за неграмотных крестьян, а равно и за себя по их личной просьбе сельский староста Федор Кальянов39. 35 Исключая традиционные зачин и концовку, мы видим экономный разговорный словарь и синтаксис; аппозитивные прилагательные и отглагольные или абстрактные существительные отсутствуют (кроме как в выражении по чести). Зато находим конкретные слова : потравить (попортить луга или посевы, обычно скотом) и побой (побитые места луга). Мы также находим два явно новых для авторов слова и при них “неправильные” лексические функции : вместо стандартного вынул или выхватил револьвер – обнажил револьвер, по аналогии с обнажить саблю; вместо начали или объявили забастовку – сделали забастовку, типичная стратегия употребить с незнакомым словом самый простой, общий глагол40. С приходом революции такие ошибки при освоении новых слов становятся постоянными.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 110

Революционные изменения

36 Немедленно после революции язык крестьянских писем резко изменился. Тому были две главные причины. Во первых, письма стали индивидуальными, зачастую личными по тону. Во-вторых, в них начал активно вторгаться язык нового правящего класса.

37 Новый правящий класс, партия большевиков, состоял из двух подклассов разного происхождения, образования и языкового облика. Верхнюю прослойку образовали те, кто был в партии до февральской революции. Их было во всем мире примерно 5,000, в основном из интеллигенции, и говорили они на литературном языке с богатой примесью марксистского жаргона. Год спустя в партии было не менее 150,000 новых членов из рабочих, солдат и полуинтеллигентов41. Партийный жаргон разросся, отвечая на нужды управления государством и впитывая элементы имперской канцелярщины. Менее образованные владели новым языком власти не в совершенстве, но старались подражать. В языковых устремлениях их можно сравнить с мелкой буржуазией, как она описана у Бурдье42 : класс, который стыдится своего положения и манеры говорить и стремится продвинуться, подражая высшему классу. Крестьяне, непосредственно сталкиваясь с властью на уровне волиспокома, местной ячейки и приезжих “аратаров”, в основном слышали ущербный русско-большевистский язык этого полуобразованного класса. Как документировал корреспондент Известий, многие из них, особенно молодежь, подражали ему. Это мог быть неосознанный конформизм или сознательная стратегия выживания и успеха при новой власти43.

Направления и первые примеры

38 Вторжение революции в крестьянский язык проходило по нескольким направлениям, часто смешанным в одном тексте : • заимствования, неологизмы, новая номенклатура учреждений и должностей • массивноевторжениеабстрактныхиотглагольныхсуществительных • более громоздкие синтаксические конструкции • новые формульные выражения 39 Эти процессы начались еще до октябрьской революции, особенно в армии, среди недавних крестьян. Уже в декабре 1917-го солдат пишет во ВЦИК : 9. Товарищу председателю [Совета рабочих Солдатских депутатов]. Решился я описать наше будущее, что перед нами предстоит. Мы, солдаты 177- го зап. полка... вооружены. А теперь, как мы видим, распускают с полка на родину без оружия. У нас между солдат выходит негодование, как мы читали резолюцию [Совета РСД]. Мы боимся о будущем нашего положения...44 40 Уже здесь мы видим прежде немыслимое многословие; абстрактные существительные; неправильную лексическую функцию (выходит негодование); неправильное глагольное управление (боимся о)45, громоздкую именную конструкцию будущее нашего положения.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 111

41 Не все письма таковы; встречаются и такие, в которых ясно просвечивает разговорная речь : 10. В селе Матреновки Матреновской волости [...] Воронежской Губернии все мужики стали горбатые а именно отчего да от таго что в селе Матренавки бувает каждую неделю базар по понедельникам и вот утром собираются на базар насыпают в мешки рож и приходится нести до базара на себе потому что лошеде нету в половине населения и пока дойдеш до базара приходится несколько раз отдыхать а за этот мешок ржи только и купиш на одну рубашку ситцу потомучто аршин ситцу стоит 45 копеек а пуд ржи 35 копеек. Когда же будем покупать по дешавой цене ситец46. 42 Но даже и в резко критических письмах видно желание объяснить и принять участие : 11. Прошу редакцию к-ой [Крестьянской] газеты паместить ниже написанную мною статейку о жизни крестьянина в обще и что зависит от Советской власти на первых порах чтобы улутьшить положение крестьянина. Как всем так и Советской власти не безызвестно, что крестьянин советской россии находится в самом критическом положении и влачит жалкое существование жизни. [Следует долгое обсуждение трудностей, несправедливостей, разрыва между ценами на хлеб и на городские товары. Кончается так :] Пока достаточно этого, а если одобрите мою статейку пришлю еще и возможно буду вашим корреспондентом. Просьба переработать ее и поместит в к-ой газете остаюсь с почтением к вам крестьянин с молодыми чувствами и сочувствующий Сов. власти [адрес, имя]47 43 Вообще, чем более автор письма хочет быть близок к новой власти, тем дальше язык уходит от крестьянской простоты. Письмо, которое кончается просьбой о пенсии и о билете в Москву, где автор “много доклада мог бы сделать в пользу нашей власти” (ГН 25), начинается так : 12. Редакции газеты “Правда” от гражданина Кубанской области, Армавирского округа, рожденный в селе Ивановке 1888 г. июня 20 дня Глинский Михаил Антонович, ярый большевик по идее Владимира Ильича Ленина. Я опишу свою историю первоначального моего политического учения, как поступило это дело к нам на Кубань. (ГН 24) 44 Здесь видим характерную неясность в употреблении отглагольного существительного, проистекающую из многословия и запутанного синтаксиса : автор имеет в виду “мое обучение,” т.е. автор объект глагольного действия, а не субъект, как в “учение Маркса.”

Адресаты и источники

45 Пореволюционные крестьянские письма приходили, как и прежде, в органы власти (ВЦИК) или индивидуальным властителям (Ленин, Троцкий, Калинин), но появился и новый адресат – газеты. Партия это поощряла и пропагандировала : через газету она могла говорить с крестьянином “на нужном ей языке”48, а письма от крестьян были механизмом обратной связи и источником доносов. (Так возник институт селькоров.) Вначале писали в Правду и Известия, но вскоре главным адресатом стали Крестьянская Газета (КГ)

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 112

и журнал Селькор, созданные в 1923 г. Яковлевым и за последующие 10 лет получившие миллионы крестьянских писем. Оригиналы этих писем, незатронутые цензурой и редакторской правкой, составляют главный наш источник.

Категории и примеры

46 В рамках настоящей статьи невозможно поместить обширные цитаты, как бы интересны они ни были. Дальнейшее изложение организовано вокруг типичных явлений крестьянского письма, с короткими иллюстрациями. Все эти явления – “неправильности” с точки зрения и литературного языка, и крестьянской речи – проистекают из фундаментальной ситуации, в которой оказались крестьяне после революции : их одновременно соблазнили обещанием земли; жестоко подавили, ограбили и натравили друг на друга; и при этом оглушили потоком нового, непонятного и потому ритуального по сути языка. Все деформации происходят из попыток приобщиться к ритуалу. 47 Главные категории деформаций таковы : 1. многословие, в резком контрасте с прежней экономией 2. нестандартное употребление падежей, особенно родительного и творительного с абстрактными и отглагольными существительными 3. перераспределение значений между прилагательным и существительным 4. в результате пунктов 2-3 расплывчатая семантика многих именных конструкций (см. примеры)

5. неправильные лексические функции 6. контаминация синтаксических конструкций и формульных вырaжений49.

Родительный падеж

48 Мы уже видели “ненужный” родительный падеж в выражении о будущем нашего состояния (9). Сходно в выражениях в обратном пути возвращения ГН 39; нет сырья производства Известия. 16 мая 1926 г., с.1. В пр. 11, ненужный родительный украшает формульное выражение : влачит жалкое существование жизни. Как и с прилагательными, семантическая связь между головным существительным и подчиненным родительным иногда расплывчата и была бы уточнена предлогом, если бы абстрактное существительное было полностью усвоено : “Мы взяли на себя всю обязанность социалистического строя” (за соц. строй);

Родительный падеж с отглагольными и псевдо-отглагольными существительными

49 В выражении большие и малые пиявки трудового крестьянства (ГН 24) пиявки, по сути, отглагольное существительное (угнетатели), и родительный падеж означает объект глагольного действия. Так же и в : (борьба) за свое достояние страны (ГН) 78 – достояние выступает как псевдоотглагольное существительное с родительным объекта. Появляются также и отглагольные

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 113

на –ание : хочу упомянуть несколько слов из моего заслушиванья из газет (КИ 71). Как известно, отглагольные существительные, сохраняющие, иногда в причудливом виде, глагольное управление, глубоко проникли в язык тогдашних газет и речей.

Творительный падеж и отсутствие предлогов

50 В письмах встречается упомянутое в начале статьи употребление творительного падежа для обозначения сферы действия глагола : 13. Они грабили крестьян скотиной (ГН 37). Они думали : как у нас новая организация, то мы спим и не умеем себя беречь. Но этим они ошиблись (ГН 31). Нам крестьянам хотелось открыть свое больное сердце всем [чем] мы страдаем. (КИ 64) 51 Часты также употребления творительного для обстоятельств места и времени, которые в литературном языке были бы наречиями или предложными конструкциями : 14. и нашим следом только подымалась пыль по дороге (ГН 38); Они моментом дали знать в деревни приказы о формировании. (ГН 27) 52 Творительный сравнения тоже встречается часто : 15. Лоб у Гришки гармонью; разговор оборвался гнилой ниткой. (Мер. 21) 53 Хотя последние два примера выглядят как стилистический изыск, общее во всех примерах – упрощение синтаксиса, замена сравнительных и предложных конструкций на беспредложную именную группу. Это видно и во вполне прозаических примерах, включая и словосочетания без творительного : 16. Крестьянство раньше одевалось почти что все фабричным изделием (КИ 63). фабричное изделие дороже 4 и 5 раз. (КИ 63)

Необычные прилагательные

54 Прилагательные часто употребляются как самая простая синтаксическая конструкция для сведения вместе двух понятий, семантически соединенных непростой цепочкой, которую читатель должен восстановить : 17. Верховой был председатель совета из предыдущего поселка (ГН 38); спорный сад... остается за его прежним владельцем (ГН 85); если я пойду купить 1 ф железа надо 10 к за фунт, до войны 5 к. А нам крестьянам болия негде денег взять как только за свои мозольныи продукты (т.е. продукты нашего труда, от которого у нас мозоли на руках) (КИ 64). 55 Общая черта употребления падежей и прилагательных – максимальная синтаксическая простота при соединении понятий.

Лексические функции

56 Неправильные, самодельные выражения лексических функций очень часты. В большинстве случаев они связаны с не полностью ассимилироваными абстрактными существительными, чьи лексические функции авторам незнакомы. Вынужденные импровизировать, авторы следуют, как кажется,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 114

одной из трех стратегий : использовать очень общее слово, напр. “сделать забастовку”; использовать хорошо известную Концептуальную Метафору (“упадшее положение”); использовать аналогию “обнажить револьвер”; “понести ошибку” (ср. “понести потери”). 18. Я вам несу большую благодарность. (Мер 54.); В этом случае автор понес ошибку. (Мер 55); я хорошо уверен (ГН 74); когда разгорелась Окт. Революция (ГН 75); Кто-то провокацию строит, чтобы рабочие волновались. (ГН 317); Вот начали мы занимать себе широкую агитацию по всему нашему отделу (ГН 26); Сухов послал меня собрать и сделать агитацию (ГН 28); зажиточные пользуются всеми инициативами в Советской республике и плюс к этому делая насмешки против тех лиц, которые служили в Кр. армии (КИ 77); Такие условия крестьянскую сельскую хозяйственность поставили в ненормальность (КИ 101); в нашей местности проводится много неправильнsости и негодности согласно инструкций и газет (КИ 72). 57 Слова существование, состояние, положение часто перемешиваются, и глаголы при них разнообразны : привели меня в нищенское существование (ГН 41); падает положение наше (ГН 28); попав в самое тесное положение от жмачинских которые хотели застрелить (ГН 56) 58 Рассуждения Меромского50 на эту тему ясно показывают отношение властей : 19. Наряду с крестьянином, который пишет : “Я вижу его бедность и критическое положение”, есть и такой, в письме которого читаем : “У нас на хуторе тут одно семейство в самом упадшем положении.” До этого селькора слово “критический” еще не дошло, и он пользуется своим доморощенным, кустарным синонимом. Как ни ценить свежесть и выразительность нетронутой крестьянской речи ... все же нельзя не радоваться, что “критическое” начинает наседать на этакое “упадшее”, вытесняя его постепенно со страниц крестьянских рукописей. 59 Цель поставлена четко : вытеснить доморощенное русское слово, основанное на концептуальной метафоре (ВВЕРХ – ХОРОШО; ВНИЗ – ПЛОХО) и заменить его на слово заимствованное, которое не означает для селькора ничего, но часто повторяется в авторитетных клише. В результате находим это новое слово обобщенным до “высокая степень чего-то плохого” : 20. Я оказался придавленным неподсильной нуждой и критической бедностью всего семейства. (КИ 66)

Контаминация формульных выражений

60 Контаминированных формул очень много. Письмо часто как бы вплывает в неассимилированную формулу или расширяет ее, меняя значение. Вот несколько примеров. 21. И вот мы ... начали учиться по программе, как поставить советский строй на Кубани в боевом порядке революционной совести. (ГН 25); В Кольчугиной пошли в полном смысле аресты (ГН 29); он нам испортил весь аппетит военного настроения (ГН 31); Но крестьяне, бодрые духом, скрепя свое сердце, перенесли яростный гнев белогвардейцев на своих плечах. (ГН 32, КИ 99)

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 115

О языке власти

61 Любопытно отметить, что при всей формульности языка крестьянских писем, в них очень немного большевистских клише, вроде на фронте борьбы за51.

О Платонове

62 Многие читатели заметили, наверное, сходство многих примеров с прозой Платонова. Кажется очевидным, что он наблюдал и обобщал элементы крестьянской речи и писем. Это был, конечно, не единственный источник его стиля, который вобрал в себя многие голоса того времени, но крестьянский язык слышится среди них явственно. В качестве упражнения, пример 22 составлен наполовину из Платонова (П), наполовину из крестьянских писем (К); примечание уточняет, что есть что, по номерам словосочетаний52. 22. (1) Они взяли на себя всю обязанность социалистического строя и (2) поскакали в глухие стороны степи, (3) где размножились шайки бандитизма, (4 которые грабили крестьян скотиной и всем, что попадет под руку. (5) На пути были препятствия : овраги, обрывы и река на незнакомой степи, но (6) под вечер они достигли длинной деревни под названием Малое, (7) которая была цела и неповреждена никаким грабежом. (8) Они начали подворно проверять население – (9) Хлопин, ярый большевик по идее Владимира Ильича Ленина, (10) оголил саблю и ее концом по очереди постучал во все хаты. (11) Скоро они нашли бандитов, которые, не чувствуя опасности, спокойно спали в хате купца. (12) Из хаты выскочили безумныебабы, давно приготовившиеся преставиться смерти. – (13) Чего тебе, родимый : у нас белые ушли, а красные не таятся! (14) И вдруг появилась стрельба на улице, (15) но с духом коммунизма Хлопин итоварищи вышли победителями против всех контрнегодяев.

Что было дальше ?

63 После революции и военного коммунизма следующим массивным наступлением на крестьянство была коллективизация. Ее воздействие на язык хорошо описано в статье Ф.П. Филина53. Филин – фигура одиозная : маррист, пока это было выгодно; анти-маррист, когда конъюнктура изменилась; враг влияния Запада в языкознании, называвший Лысенко образцом того, как бороться с космополитизмом в науке; снова в фаворе и высоких должностях после 20-го съезда КПСС. Однако он сам был из крестьян, и в его описании того, как изменился язык, когда крестьяне стали колхозниками, заметны нотки сожаления, возможно потому, что он описывает деревню Селино Тульской области, где он родился и вырос : Идет быстрое вымирание названий урочищ, местных топонимических терминов, в первую очередь тех, которые обозначают какие-нибудь небольшие поляны, ложбины, возвышенности и т. п.... Эти названия у молодежи даже не остаются и в воспоминаниях. (с.138)

В 1933 г. в д. Селино часто еще употреблялись такие термины, как портки ‘небольшой луг, вдающийся в поле двумя рукавами’, [...] Махов вершок (слово верх в этой местности обозначает ‘низ’, ‘овраг’), подкрадàльня ‘маленький лужок, заросший молодыми березами’,[...] армань ‘лес около

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 116

рек’. [...] усселки ‘поле, заросшее березками’ и многие другие. В 1935 г. из обыденной, разговорной речи эти слова исчезли почти полностью, а молодежь, в том случае, если эти слова сохранились в ее памяти, очень часто уже не ассоциирует с ними обозначающиеся данными терминами урочища. Урочища как бы “обезличиваются”, теряют свои старые собственные названия и обозначаются отвлеченными терминами, применимыми к любой местности, напр., лужок, березки, верх и т.п. (там же)

Земли колхозов “очищаются” не только от частнособственнический чересполосицы, но и от своих наименований, складывавшихся в сознании местных жителей в течение предыдущих столетий. Это говорит о чрезвычайной глубине и силе колхозного движения. ... земельные участки обозначаются теперь в большинстве случаев по признаку их производственной функции. В д. Селино я отметил : суходольный луг, заливные луга (новые для этой местности слова, которые кроме общих известных понятий обозначают определенные участки земли), поле первое, поле второе, поле третье, поле четвертое, поле пятое, поле шестое (по севообороту), клетка первой бригады, клетка второй бригады... (с.139).

Когда портки или уселки заменяются на клетка второй бригады, то язык кажется умершим безвозвратно. И однако, еще и в 1992 г. крестьянин (правда родившийся за 20 лет до коллективизации) мог подробно рассказать, какие были улочки и уголки в его деревне, как они назывались и почему54. Нынешние крестьяне говорят уже совсем по- другому, но всетаки не так, как городские, и наблюдатели по-прежнему восхищаются выразительностью их речи55.

Заключение

64 В основе настоящей статьи лежит следующий тезис : крестьянский язык представляет собой целостное явление, несводимое к понятиям диалекта и разговорности. Его главные определяющие черты – простой синтаксис, высокий коэффициент глагольности, конкретный словарь и специфичная формульность. Когда из такого материала складывается разговор или повествование, которые включают в себя обобщения и абстрактные понятия, то образность и метафоричность возникают почти с математической неизбежностью. Лингвистическое обследование незадействованных еще источников – от остальных Тенишевских томов до Шанинских записей – позволит, быть может, еще точнее определить характерные черты крестьянского языка.

65 Более узко, в статье рассматривается резкое изменение языка крестьянских писем после 1917 года. Под напором новой власти, использовавшей лживые обещания, эффективную пропаганду и грубую силу, произошло массовое вторжение новых. плохо ассимилированных слов. Язык как бы разбух, превратившись в труднопонимаемое месиво. Это состояние продолжалось недолго. Одни позабыли прежний язык; другие, разочаровавшись в новых идеях, ушли и от новых слов, тем более, что и язык власти стал уходить от них к более регламентированному языку бюрократии и порядка. У людей, родившихся до или вскоре после революции, крестьянский язык сохранился

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 117

до старости. Таких уже не осталось, хотя даже и сегодня язык крестьян кажется отличным от городского просторечия. Но это предмет отдельного исследования.

NOTES

1. Е. И. Земская, Язык как деятельность, М., Flinta, 2004, с. 354-362. 2. См. К. И. Чуковский, Дневники, М., ПРОЗАиК, т. 1, 2012, с. 244, запись от 26 марта 1919. 3. М. Горький, Собрание сочинений в тридцати томах, М., ГИХЛ, т. 27, 1953. Статьи, доклады, речи, приветствия (1933-1936), с. 26. 4. Интереснейшие наблюдения по этому поводу – в книге O. Йокояма, Письма русских крестьян : тексты и контексты, т. 2, М., Языки славянской культуры, 2014, сс. 383-385. Личные письма сильно отличаются от писем во власть и составляют предмет отдельного исследования. 5. Л. Т. Сенчакова, Приговоры и наказы русского крестьянства 1905-1907 гг., М., Эдиториал УРСС, 1999, с. 273. 6. Е. М. Ковалев (ред), Голоса Крестьян, (ГК), М., Аспект пресс, 1993, с. 47. 7. В. Борковский (ред.), Историческая грамматика русского языка. Синтаксис. Простое предложение, М., Наука, 1978, с. 354. 8. Основные источники и их сокращения : ГК-см. сноску 6; Голос народа. Письма и отклики рядовых советских граждан о событиях 1918-1932 г.г., М., РОССПЭН, 1998, (ГН); Крестьянские истории : pоссийская деревня 20-х годов в письмах и документах, М., РОССПЭН, 2001, (КИ); Письма во власть 1917-1927г.г., M., РОССПЭН, 1998, (ПВВ). Используется также Национальный Корпус Русского Языка (НКРЯ). 9. См. Н. М. Каринский, « Из наблюдений над языком современной деревни », Литературный критик, 1935, 5, стр. 159-175, особенно с.160-161. 10. См. ethnomuseum.ru/opublikovannye-toma, т. 1, 2004 г., на этой странице не упомянут. 11. Тан. По губернии беспокойной, М., Книгоиздательство Е. Д. Мягкова “Колокол”, 1905. Первые три примера – из этой книги. 12. См. “Capitalist Philanthropy and Russian Revolutionaries : The Jesup North Pacific Expedition (18971902)”, American Anthropologist, March 1988. 13. 13. Тенишев, т. 1, с. 517; т. 3, с. 185. 14. См. rusgram.ru/Относительные_придаточные#31 об этом термине. 15. 15. Тенишев т. 3, с. 576. 16. ГК 138; также 296. 17. Каринский : “в говоре отсталой части крестьян Ванилова сравнительно мало подчиняющих союзов, а в недавнем прошлом (по наблюдениям в начале XX века) их почти вовсе не употребляли”, с. 170. 18. Каринский, с.163. 19. Тенишев т. 3, с.580 20. Это заслуживает отдельного исследования. Наше суждение основано на работе Т. В. Матвеевой, (ред.), Живая речь уральского города : тексты, Екатеринбуг, Изд-во Уральского, ун-та, 1995.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 118

21. Материалы из художественной литературы – Тургенев, Толстой, Платонов, Белов – не используются как исходные данные, но если они в согласии с тем, что найдено в материале, то это считается дополнительной поддержкой найденных обобщений – учитывая, конечно, что литература использует языковой материал не только для мимезиса, но и для своих, структурных, целей. 22. Известный историк Шила Фитцпатрик пишет : Iakov Arkadevich Iakovlev (né Epshtein), 18961938, is an interesting and somewhat puzzling figure in the politics of the 1920s and 1930s who still awaits his biographer. Sheila Fitzpatrick, Stalin’s Peasants : Resistance and Survival in the Russian Village after Collectivization, (Kindle Locations 5730-5731). Kindle Edition. 23. Я. А. Яковлев, Деревня как она есть. Москва, M., Красная Новь, 1923 (Наши цитаты – из 2 издания.) 24. C. 68. Соль была мощным орудием пролетариата в его борьбе с крестьянством. Ленин, хорошо понимая цену соли и советских денег, распоряжался : “ Первое : я советую продавать соль исключительно за хлеб и ни в каком случае не за денежные знаки. Второе : продавать соль только волостям, селениям или отдельным хозяевам, которые внесли не меньше 1/4 или 1/2 налога.” Разговор по прямому проводу с М. К. Владимировым 6 августа1921 г. Рассказ Бабеля Соль должен читаться в этом контексте. 25. Тан. Старый и новый быт. М.– Л., 1924, с. 6. 26. Шафир, Газета и деревня М., Красная новь 1924; Меромский, Язык селькора, М., Федерация, 1930. 27. А. М. Иванов, Л. П. Якубинский, Очерки по языку : для работников литературы и для самообразования. М. – Л., ГИХЛ, 1932, с. 37-52. Статья интересна своим ранним пониманием диалектной вариативности как источника исторических изменений в языке. 28. А. Селищев, Русский язык революционной эпохи, М., Работник просвещения, 1928. Цитирую по изданию 2003 г. 29. « По зарайским деревням », Известия, 16 мая 1926 г., с. 1, вторая часть очерка, начатого в номере от 9 мая. 30. Земская, « Письма просторечно говорящих как источник изучения некодифицированных сфер русского языка и городской субкультуры », Язык как деятельность..., с. 374-385. 31. Земская, Русская разговорная речь : лингвистический анализ и проблемы обучения, М., Русский язык, 1979. О. А. Лаптева, Русский разговорный синтаксис, М., Наука, 1976. 32. David Wood, Fundamentals of Formulaic Language, London, Bloomsbury Academic, 2015. 33. Wood, гл. 3. 34. И. А. Мельчук, Опыт теории лингвистических моделей Смысл – Текст, М., Наука, 1974.Большой набор ЛФ появился в 2016 г. в Корпусе Русского Языка, ruscorpora.ru/ instruction-syntax.html#Лексические 35. George Lakoff, Mark Johnson, Metaphors we live by, Chicago, University Of Chicago Press, 2003 [1980]. 36. КИ 15. 37. Сенчакова, с. 4 38. КИ, с. 21. См. Сенчакова, 10 : “На части приговоров чувствуется влияние местной демократической интеллигенции... На форму и содержание крестьянских приговоров и особенно наказов в Государственную думу... влияли и типовые приговоры и наказы, являвшиеся средством агитации...” 39. КИ 18-19.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 119

40. Сделать забастовку находим у одесского автора Юшкевича (НКРЯ), но калужские крестьяне навряд ли были знакомы с одесским диалектом. 41. А. Зубов (ред.), История России. XX век (1 том : 1894-1939), М., Астрель, 2011. 42. Pierre Bourdieu, Language and Symbolic Power, Cambridge, Polity press, 1991, p. 52. 43. См. Igor′ B. Orlov, Aleksandr Ja. Livshin, « Революция и социальная справедливость : Ожидания и реальность (Письма во власть 1917-1927 годов) », Cahiers du monde russe, vol. 39, no4, Octobre-décembre 1998, с. 487-513. 44. ПВВ, с 33. 45. В НКРЯ нет ни одного такого примера за исключением неясной депеши 1819 г. 46. КИ, с. 62, письмо без даты, сдано в архив 31 мая 1924. 47. КИ, с. 61-62, без даты, печать редакции от 18 янв. 1924 г. 48. Печать – единственное орудие, при помощи которого партия говорит с рабочим классом и крестьянством на своем, нужном ей языке. » Сталин, Селькор 1926, 8, с. 4. Цитирую по « Маркасова, Е. Селькор под обстрелом », Культура и власть в условиях коммуникационной революции 20 века, М. 2002, с. 66-88. 49. Многие из этих пунктов отмечены у Винокура, но не в применении к крестьянскому языку. Контаминации в синтаксисе и фразеологии встречаются и в городской разговорной речи – см. примеры и ссылки в О. А. Лаптева, Русский разговорный синтаксис, М., Наука, 1976, с.106, – но в пореволюционном крестьянском языке они своеобычны и многочисленны. 50. Мер 103. 51. А. Nakhimovsky, “Toward a history of the “soviet language” : archival documents, electronic sources, and the national corpus.”, Slavic and East european Journal, 59, 2, 2015, 270-289. 52. 1, 2, 3, 4, 5, 7, 9, 11, 14 – К; 6, 8, 10, 12, 13 – П. 53. Ф. Филин, « Новое в лексике колхозной деревни », Литературный критик, 1936, 3, с. 135-160. 54. ГК 229. 55. См. В. Г. Виноградский, « Крестьянский мир в дискурсе поколенческой печали », Социологические исследования, No 12, 2015, с. 82-91. Автор отмечает “живой и прихотливый контрапункт крестьянского нарративного многоголосья”, “яркие, меткие, отчаянные, порой безжалостно гвоздящие речения”, остроумный, пронзающий, подытоживающий крестьянский афоризм”, с. 83.

RÉSUMÉS

L’article pose qu’au début du XXe siècle, la langue des paysans constitue un dialecte social original qui, malgré des différences locales, présente des traits communs. Ce point entre en contradiction avec la tradition linguistique dominante qui met en avant les différences dialectales. Notre point de vue s’appuie sur un matériau linguistique non encore utilisé : les notations de Bogoraz, issues de ses voyages à travers le pays en 1905 et les très nombreux matériaux, rassemblés par le Bureau ethnographique Tenišev. L’article examine le langage des lettres de paysans, adressées aux autorités (plus tard aux journaux) d’avant la Révolution à 1925. L’analyse montre l’impact dramatique du langage bochevique sur les textes paysans, principalement par le biais de l’intrusion massive de nouveaux noms, pas assimilés. De façon attendue, ces textes montrent des

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 120

similitudes frappantes avec des passages de la prose de Platonov. L’impact du langage bolchevique semble avoir été bref ? on n’en trouve plus de traces dans les périodes postérieures.

The premise of this paper is that the language of peasants constituted a single social dialect in the beginning of the 20th century, showing substantial unity across local dialects. This premise is at odds with the predominant linguistic tradition that emphasizes dialectal distinctions. The premise is supported by language material that has not been previously considered ? Bogoraz’s records of his travels in the countryside in 1905 and the voluminous materials collected by the Tenishev Ethnographic Bureau. The paper proceeds to investigate the language of peasant letters to authorities (and later to newspapers) from before the revolution to 1925. The investigation shows the dramatic impact of Bolshevik language on peasant texts, primarily through the massive intrusion of new nouns that had to be formulaically assimilated. Unsurprisingly, the resulting texts show striking similarities to some passages in Platonov. The impact of Bolshevik language appears to be brief ; there are no traces of it in later periods.

AUTEUR

ALEXANDER NAKHIMOVSKY Colgate University, Hamilton NY, USA

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 121

Mutations disciplinaires, enjeux méthodologiques

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 122

The Emergence of Modern Scientific Communities in Late-1910s and Early Soviet Russia : the case of the Moscow Linguistic Circle L’émergence des communautés scientifiques modernes en Russie à la fin des années 1910 – début des années 1920 : le cas du Cercle Linguistique de Moscou

Dušan Radunović

Social Emancipation, Discipline Formation and The Rise Of Institutions In Turn-Of-The-Century Russia

1 Despite its relatively limited scholarly coverage, it has become increasingly evident that the problems of specification and disciplinary differentiation of knowledge in the humanities featured rather prominently on the agendas of turn-of-the-century Russian intelligentsia.1 The focus on the disciplinary transformation of the humanities emerged in Russia in response to the similar processes in social sciences in German and German- speaking academic communities in the second half of the nineteenth century. The origins and the dynamics of these processes in Germanophone countries are habitually interpreted as a response to an unprecedented growth of knowledge in philosophy and related subdisciplines, as well as to the institutionalisation of scientific research in this field of study.2 In the Russian historical context, the stakes in this socio-epistemological transformation were even higher. What makes the Russian articulation of the problem of disciplinary differentiation of knowledge so charged is its imbrication within a highly specific system of discourses and beliefs that configured and conditioned human knowledge in late imperial years. This épistème3 of the Russian society at the threshold of socio-political modernity was defined by a belief-system that conceived of human culture as part of a unified, cohesive conception of the world.4 This epistemic field was built around generic forms of social ‘associations such as the family, the church and the

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 123

peasant commune’ at the expense of civic and professional organizations – a circumstance that also informed the scarcity of civic and rational forms of social integration (economic, political, or professional) in the Russian public sphere.5 In a socio-epistemological network of this kind the world emerges as a continuum, a domain that is structured as a system of logical, purposeful and interrelated processes.6 Under such circumstances, what was perceived as a question of epistemology in Europe, meant the restructuring of an entire Weltanschauung in Russia : the new ideas about human knowledge brought the end of the old unitary picture of the world and ushered in an age of fragmentariness and discontinuity. As a consequence, the alterations in the epistemic field entailed not only a topical shift (ideas, concepts, etc.), but also a thorough reappraisal of the ways in which these ideas were produced and disseminated. Predictably, this process was as fundamental as it was tortuous. This article argues that the reconsideration of the way in which new knowledge is made possible is as important for our understanding of the advent of modern humanities as the new ideas themselves.

2 Although different intellectual trends in the turn of the century Russian humanities responded to the call for the ‘purification of knowledge’ and emergence of new scientific disciplines (e.g., psychology, sociology, etc.) in different ways, the common denominator of these responses was a belief in a unity of different branches of human knowledge in the all-unity of human spirit.7 The epistemological platform which crucially informed the scientific integralism of late imperial years and its reluctance to fully endorse the role-specification in the humanities is to be sought in the powerful workings of the platform of vseedinstvo ; more precisely, in the belief that the all-unity of emerging new disciplines is provided by their assumed participation in the universal principles of logos. Significantly for my purposes in this article, it is the strong adherence to, and challenge of, the principle of sense that would emerge as one of the dominant features of Russian discourses on art and language in the early twentieth century. Indeed, the vicissitudes of the question of sense decisively informs the vital for this article question of the autonomy of art and language.

3 The appraisal of socio-epistemological conditions of disciplinary division itself was, however, made possible by a seemingly only technical, yet seismic change in the organization of knowledge production : the professionalization of knowledge and institutional turn in the humanities. The rapid institutionalization of scientific knowledge, the most visible manifestations of which were the professionalization of research and the expansion of the network of research institutes crucially facilitated the acceptance of the new humanities.8 The professionalization of research had one important consequence : the agents of knowledge production became now not only socially immersed, but also social institutions par excellence. In their recent attempt to provide a synthetic account of the ways in which modern intellectual movements shape scientific knowledge, Scott Frickel and Neil Gross are taking precisely the social nature of modern scientific communities as the determining aspect of modern-day science. Although importantly different from other social institutions, scientific/intellectual movements ‘are constituted through collective action aimed at the institutionalization of new social forms across the sciences and humanities.’9 The focal point of knowledge production shifted from the individual thinker to a professional scholar whose intellectual engagement is part of a ‘collective effort’ and is channeled through a network of other scholars and scientific institutes.10 The idea that knowledge may be

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 124

the product of a research collective also importantly redistributed scientific competence, from an individual researcher to a research community.11 It is my argument that any comprehensive assessment of Russian studies of art and language must address not only cognitive parameters (e.g., the inauguration of new conceptual dominants, terminological shifts and taxonomies of value), but also, and as a matter of priority, the novel modes of social organization of research.12 To give an example of such strategy in practice, the following pages will assess both cognitive processes and a variety of extrinsic, social factors that vitally impacted knowledge production, in the pre-eminent scientific/intellectual movement in revolutionary Russia : the Moscow Linguistic Circle.

Autonomy And Sense : The Epistemic/Cognitive Revolution In The Russian Studies Of Art And Language

4 The disciplinary emancipation of the Russian studies of art and language had its visible and less visible conceptual dominants. The question of form seems to emerge as a paradigm around which the scientific field of Russian studies of language and art developed in the second decade of the twentieth century.13 Although much has been written about the concept of form in the context of Russian and early Soviet literary studies, hardly anything has been said about the reasons why it was precisely this concept that came to epitomize the epistemological and disciplinary transformation of the Russian studies of language and art. The complexity of this process cannot be rendered in full here, but some contextual parameters can be relayed. It was in Germany, in the mid/late nineteenth century, that the concept of form was first used to replace the traditional systematic philosophy of art. The German aestheticians of the period attempted to break with idealist intellectual heritage of Kant and Hegel and shift scholarly emphasis from the pursuit of an idea to the scrutiny of aesthetic object or aesthetic perception.14 The German psychologist and philosopher Johann Friedrich Herbart (1776-1841) was first to pronounce the artistic form as the primary object of aesthetic study and to embark on an analytic, rather than transcendental, study of the process of aesthetic perception. Herbart proposed the ‘examination of harmonic relationships between intuitive elements’, thereby emancipating the object of aesthetic analysis from explanatory semantic systems.15 This cognitive revolution went hand in hand with the disciplinary diffusion of human knowledge. It is a similar inauguration of ‘non-semantic’ approach to art through the concept of form that hallmarked the disciplinary reconfiguration of the Russian studies of art and language in the early twentieth century. As if confirming Max Weber’s assessment that the arrival of modernity (or ‘intellectualist civilizations’ as he put it) is best reflected in the emphasis on uniquely aesthetic values in the arts,16 revolution in the Russian studies of language and art was won on the premise that it is the objective and formal sides of art that matter, rather than its semantic content.

5 My use of the term ‘revolution’ to reflect on the way in which the nonsemantic study of art and language came to embody the spirit of social emancipation and the new vision of human knowledge, is not accidental. In February 1920, Aleksei Buslaev, the founding member of the Moscow Linguistic Circle, the institution that is at the centre of my attention here, claimed that the task of this institution was precisely to perform a

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 125

‘methodological revolution’.17 This methodological turn inwards, from external semantic systems towards the system within, is a corner-stone of the modern science of art and language in Russia ; on this perspective, art and language are seen as demanding immanent explicative methodologies because they are immanent ontologies, or self-governed systems. Such a viewpoint is based on one rather unique premise, formulated by Viktor Shklovskii in 1916 : according to Shklovskii, what distinguishes art is that it is a device that performs the ‘estrangement of things’ [прием ‘остранения’ вещей]. For its vital role in the rearrangement of Russian literary studies, the mechanism of estrangement could be termed the conceptual dominant of Russian Formalism as a scientific/intellectual movement.18 With this much-quoted line the young Shklovskii ‘freed’ art from an ontologically subordinate status in relation to reality, espoused since Plato and his inauguration of the concept of art as mimetic representation. The concept of artistic form, which is related to the phenomenon of estrangement and which famously but erroneously lent its name to the scientific cluster made up of young linguists who were aiming to methodologically revolutionize the studies of art and language, functioned only as a secondary feature, or a conceptual metonymy of the more powerful, indeed paradigmatic, idea that art is an autonomous field with its own, self-governed mechanisms of emergence, growth and decline. If, then, the concept of form operated as a conceptual dominant of the scientific field of Russian studies of art and language in the 1910s and 1920s, the paradigm itself was constituted around the idea of non-semantic and autonomous conception of art and language.

6 The scientific movement known today as Russian Formalism was not the only intellectual beneficiary of the terminological and conceptual meanderings I am describing. Rather, the enquiry into and high emphasis on the concept of form was shared by other participants in the scientific field of study of art and language in early twentieth century Russia. While the different proponents of this hermeneutic revolution all adhered to the conceptual dominant, they differed in their assessment of the semantic autonomy of form. The vicissitudes of the articulation of the concept was rooted in the ambiguity of the very idea of form and its insufficiency to become the sole vehicle for paradigmatic changes that were underway in Russian studies of art and language. The battle was fought less over the issue of form as such than over what that concept of form communicates : whether the shift of emphasis towards form will absolve the fields of art and language from semantic bonds or they will remain subordinate to external explanatory systems. Thus, in the midst of the non-semantic coup and a demand for literature to be considered as an autonomous domain, an alternative conceptual dominant emerged to take on the previous one, conquer the scientific field and in fact restore the old épistème. Inaugurated, or rather, reintroduced by the Russian philosopher Gustav Shpet, the category of ‘inner form’ was meant to assert itself as an alternate conceptual dominant, one with the power to challenge the validity of the non-semantic conceptualisation of form and, seemingly at least, establish a bond between those new epistemological conditions and the logocentric legacy of the past.19 The exploration of inner form was put forward as the epistemic framework broad enough to accommodate both inner relations and phenomenal manifestations of an artwork, or language act through a study of generative structures. This corrective aimed at ameliorating the rigid conception of formal structure by securing its ties with its projected inner core, with what we may call the ideal form of the form. How these transformations of paradigm content were negotiated and

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 126

moulded by socio-institutional networks is the subject of the remaining part of the discussion.

The Moscow Linguistic Circle a nd The ‘Institutional Turn’ in The Russian Study of Art and Language

7 In my discussion of Herbart, I have suggested a continuity between the turn to the non- semantic and the disciplinary differentiation of knowledge. The Russian espousal of autonomous and non-semantic study of art and language was informed by similar processes and challenges to the existing scientific field. Here I would like to cast additional methodological light on the ways in which these tectonic changes in scholarly beliefs took shape. The disciplinary and scientific revolution in the Russian humanities was vitally informed by group and institutional dynamics. In particular, the modification of paradigm in the Russian studies of art and language was an institutional affair par excellence and any attempt to study those changes without insight into the socioinstitutional processes that made them possible would render that account partial at best.20 The idea that art and language are autonomous and selfregulated domains was inaugurated in Russia around the time of the First World War in a socially ordered institutional setting. It emerged, specifically, within the context of what Frickel and Gross describe as ‘collective effort[s] to pursue research programs or projects for thought in the face of resistance from others in the scientific or intellectual community.’21 At the forefront of that network in the Russian humanities stood the Moscow Linguistic Circle, an institution that has recently been qualified by Maksim Shapir as the ‘the single most significant assembly of Russian philologists [...]’. 22 In this assessment Shapir refers to the influence the Circle exerted on the subsequent development of the studies of art and language in Russia and outside its borders ; according to him, the reason why the Circle failed to exert an even greater influence lies in its inner conceptual heterogeneity, which ultimately lead to its decline. But Shapir seems to overlook one important paradox : the Circle’s import – its pivotal role in disseminating new ideas in Russian studies of art and language in the period 1915-1925 – stems precisely from its inner conceptual heterogeneity. The ability of the Circle to host a variety of theoretical orientations caused the irreconcilable rift within the Circle, but it also brought about the unprecedented level of dissemination of its ideas in the Russian discourse on art and language in the late 1910s and 1920s. At the level of conceptual productivity, it was precisely these intra-institutional group dynamics that led to the diversification of ideas in the Russian studies of art and language in the period 1915-1929 ; it is this fact that the accounts of Soviet humanities are still slow in taking into account. In order to give a comprehensive account of the emergence of institutional knowledge in Russia at the time of major socio- epistemological transition, I will deploy the model of scientific development proposed by the American sociologist Nicholas Mullins to elucidate the emergence of institutional scientific knowledge. Mullins’s model, which takes into full account both intrinsic/cognitive and external/social aspects of the growth of knowledge identifies the following four stages of the process : the initial ‘normal phase’, which involves the production of innovations, the ‘network’ stage, in which the scholars gather in research centres around a certain scientific ideology, the ‘cluster’ stage, in which a group

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 127

attempts to intellectually ‘colonise’ other groups or movements and the final, ‘specialty phase’, in which the dissemination of scientific influence takes place.23

8 Prior to this sociometric scrutiny of the intellectual growth in the Moscow Linguistic Circle, we should first pursue and explicate the specificities of its institutional emergence. The Circle was established under the auspices of the Commission for Dialectology of the Imperial Academy of Sciences in the early months of 1915.24 The initiative of three young linguists, Petr Bogatyrev, Aleksei Buslaev, and Roman Jakobson, to establish a research cluster/group was endorsed by their senior peers, the chief representatives of historical linguistics and neogrammarianism, Fëdor Korsh and Aleksei Shakhmatov, many of whose postulations the methodological revolutionaries of the Moscow Linguistic Circle would subsequently rise against.25 Thus, from the very outset, the revolutionary transformation of Russia’s system of high learning and research was an affair that was thought out and executed from within, from the heart of the system of high learning and research it purported to challenge. This pattern of intra-institutional competition and struggle for scholarly prestige set some new parameters for the development of scientific specialty that would come to epitomise the type of intellectual dynamic within the Moscow Linguistic Circle itself. For that reason, as much as for its emphatic call for the phonetic autonomy of language and the repudiation of the dependence of language on its semantic substratum, the Moscow Linguistic Circle blazed the trail in Russia for a modern academic institution. Interestingly, the Circle’s rebellion against the traditional study of art and language embodied in the Imperial Academy of Sciences was soon to be reiterated and restaged inside the Circle itself. With the intensification of the activities of the Circle, the rapid growth of knowledge in the scientific field of art and language and the swift disciplinary specialisation in what, until only recently, had been one unitary field, led to what can be termed a counter-revolution within the revolutionary camp of non- semantic studies of art and language. As it will transpire, more thoroughly than any of the external challenges to its ideas,26 the autonomous conception of art and language was to be shaken by a doctrinal dispute originating from within the institutional milieu of the movement itself.

9 In the early months of 1918, when the post-Revolutionary turmoil was still far from over, the Moscow Linguistic Circle resumed its activities. Owing to the scope of its scholarly expertise, but also to the centrality of its position in the emerging Soviet nomenclature of scientific institutions,27 the Circle quickly reclaimed its position as an institutional nucleus of what was to become the scientific field of early Soviet studies of art and language. The fact that they acquired official recognition rather early provided the Circle with dynamic social resources for what recent scholarship in the sociology of science would call the ‘micromobilization’ platform, or a social context (an official, or semi-official network of similar organisations and institutions) within which the activities of scientific movements exert their outreach, increase participation, and recruit new followers.28 As a result of this solidification of its social position and rising symbolic-cum-scientific prestige, the Circle began to appeal to the new generation of talented philologists of logico-semantic orientation, such as Nikolai Zhinkin and Maksim Kenigsberg, while continuing to be held as the frontline of new ideas by the established researchers of their sister institution, the Petrogradbased Society for the Study of Poetic Language’ (OPOIaZ29), Viktor Shklovskii, Evgenii Polivanov, Sergei Bernshtein, and others. The Moscow and Petrograd scholars of different generations

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 128

and views on the roles of phonetics and semantics in the studies of language and poetic art were soon to form two different camps. Under such institutional circumstances, the young breed of philologists, who joined the Circle in 1918, found themselves dominated by the adherents of the Circle’s old, phonocentric and non-semantic agenda.30 However, when, in 1919, the sessions of the Circle began to be frequented by the recently repatriated philosopher Gustav Shpet, debates over the aforementioned set of issues gradually began to take a different turn. Having studied first under the major pre- revolutionary philosopher and psychologist Georgii Chelpanov in Kiev and Moscow, and then under Edmund Husserl in Göttingen, Shpet had already made a name for himself as a philosopher with a pronounced interest in phenomenology and hermeneutics. Shpet’s charismatic personality31, an image reinforced by his international education, significantly redistributed symbolic power in the Circle. The logico-semantic views on language and poetic art, which were alien to the core members of the Circle and which had therefore been on the margins of the Circle’s intellectual agenda, were now being galvanised and taking a firm hold. Debates over the relationship between semantics and phonetics in poetic discourse resurfaced with force in the Circle’s debates in 1920 and ultimately led to an open rift between two irreconcilably opposed factions. The minutes of the Circle’s sessions, as well as the personal testimonies of various members, provide a fascinating account of the institutional polarization and, more importantly, testify to the powerful impact of institutional changes on the changes of ideas.32

10 The environment of contest and debate reshaped the scientific dynamics in the Circle, but what merits particular attention is the fact that this cognitive reconfiguration appeared in direct relation to the differentiation within the Circle, which was initiated by the appointment of Gustav Shpet as the full-time member of the Circle.33 One cannot but recall in this context Joseph Ben-David and Randall Collins’s stipulation that the emergence of new scientific specialties occurs not only when ‘persons become interested in the new idea, not only as intellectual content, but also as a potential means of establishing new identity and [...] new occupational role’.34 With Shpet’s official joining the Circle in the early months of 1920, and with Jakobson’s and Bogatyrev’s emigration to Czechoslovakia at about the same time, the symbolic power- balance in the Circle was changed for good. Now, with the symbolic and real authority of Gustav Shpet on their side and in the absence of two major advocates of the non- semantic approach to language, the scholars of the previously dominated logico- semantic orientation could conceive of and put into practice a prosperous institutional and social life for the ideas they advocated. The process in which the growth of logico- semantic sub-specialty within the studies of art and language decentred the existing field of study was equally fascinating. The shift of symbolic power not only gave voice to the formerly marginalised young researchers, but it also swayed some of the founding members to switch sides and join the opposite camp. As Boris Gornung testifies, Aleksei Buslaev, the founding member of the Circle went over to Shpet’s side in early 1921, by which time Grigorii Vinokur, another senior member of the Circle, had already done the same.35 The intra-institutional differentiation through which this dispute manifested itself, much like the earlier intra-institutional differentiation that had engendered the Circle itself, shows how inseparable the conceptual disputes are from power-dynamics within scientific groupings in general. This last point, which emerges in relation to the emergence and development of the Moscow Linguistic Circle, sends another important signal to the researchers of Russian humanities on the

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 129

threshold of modernity, namely that of the methodological insufficiency of intellectual history and need for our approaches to be ameliorated with the apparatus of the sociology of scientific research.

11 The series of conceptual and personal intra-institutional disputes that erupted in the Moscow Linguistic Circle in 1920-1921 were thus generative of a bifurcation with momentous consequences for the broad range of disciplines, ranging from linguistics to literary theory. The final split of the Circle into two factions, the one that advocated a pre-eminence of phonology in the study of language and poetry (empirical approach) and the other one, which argued for the semantic/logical dependence of language and poetry, took place in the early months of 1921 in the aftermath of a fervent debate over Roman Jakobson’s book Noveishaia russkaia poeziia (published in Prague in 1921, but written in late 1920) in which the Russian linguist famously defined poetry as ‘an utterance oriented towards/on [its own] expression’ (vyskazyvanie s ustanovkoi na vyrazhenie). Jakobson’s radical advocacy of self-referentiality of poetic discourse and his equally audacious marginalization of the semantic, communicative and referential functions/capacities of language were met with disapproval by the adherents of logico- semantic approach, Shpet, Buslaev and others. Predictably enough, the staunch supporters of Jakobson’s ‘phonocentrism’ were the formal-empiricists from OPOIaZ, Osip Brik, Viktor Shklovskii and Boris Kushner, and from the Moscow camp, the young linguist Rozaliia Shor36. In anattempt to find a middle ground between two factions, Aleksei Buslaev, with the help of Boris Gornung and Maksim Kenigsberg, submitted for discussion a proposal entitled ‘Theses on Linguistics and Phonetics’ (‘Tezisy o lingvistike i poetike’). The debate that unfolded around Buslaev’s ‘Theses’ duly reflected the differences between two camps of what used to be a unified paradigm in the wake of specialty growth. The core members of the Circle, supported by their allies from OPOIaZ inclined to empirical, phonetic approach to language and poetry, in which language was taken as a neutral system of sounds and where the art of language emerges as a fully autonomous domain. Shpet and his followers deemed this phonocentric agenda of MLC and OPOIaZ as ‘reductionist’ and therefore in need of a methodological reconsideration : the phonetic aspects of language (physical sound, in this case) are constitutive ‘elements of linguistic structure’ and cannot be studied as self-sufficient parts, argued the advocates of logico-semantic approach within the Circle.37 Phonology, as Shpet would come to argue later, can be relevant for linguistics only as part of ‘semasiology’, i.e. a general theory of meaning. In 1921, to fully implement this dictum, the advocates of logico-semantic approach summoned a rather obsolete, and, in the context of Russian modern humanities, all but notorious, concept of inner form.38 Shpet’s revitalization of the concept of inner form as the conceptual alternative to the autonomous phonological poetics now emerges as a thorough denunciation of the epistemological foundations on which the transformative changes in the Russian studies of art and language stood. One may even go further than that and assert that Shpet’s arguments that art and language are not autonomous domains, but are phenomena that have their essence elsewhere, in the realm of ideas, amounted to a rejection of the project of intellectual modernity as a whole.

12 The dissociation of the Moscow Linguistic Circle along the lines of phonological poetics and semantics provides an apposite example of the cognitive evolution of institutional research in the humanities. Specialty growth, which occurred at some stage in the process, brought about a pivotal change both on level of the cognitive content and on the level of social organisation of knowledge. What Nicholas Mullins would call a

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 130

‘colonisation’ by a new subgroup and the concomitant intra-institutional differentiation in the Circle triggered a thorough reorganisation of an entire scientific field in the 1920s ; in turn, this reorganisation decisively shaped the landscape of the Soviet study of art and language in one of the intellectually most prolific decades in Russian history. Having defeated the adherents of phonological approach and having taken full control over the Moscow Linguistic Circle, the ‘colonising’ group/movement (Shpet’s circle) went on to disseminate their scientific ideology more efficiently by using the recently established Soviet network of scientific institutions under the aegis of Glavnauka [Главное управление научными, научно-художественными и музей ными учреждениями]. In September 1921, Gustav Shpet joins the newly founded Russian/State Academy for Research in Arts (until 1925 RAKhN, from 1925 onwards GAKhN), which was soon to become one of the leading institutions in early Soviet arts and humanities.39 The department of philosophy at RAKhN, which was set up and chaired by Shpet himself, secured research positions to a number of the Circle’s members by 1923, thereby putting into being what Mullins has described as the cluster stage, in which social organisation of research (arranged jobs, steady publications, etc.) was fully accomplished.40 The logico-semantic enquiry into the concept of form, the victorious of the two specialties of the Circle becomes the core research programme of the Philosophy Department at RAKhN, where it is initially developed and, in the second half of the 1920s, turned into as a scholarly routine. In other words, the ‘cluster phase’ in which the logico-semantic strand of research solidifies and finds the most propitious mobilization context for its dissemination in the Philosophy Department of RAKhN, soon gives rise to the ‘specialty phase’, in which the formerly novel research is turned into a scientific dogma. Shpet’s own intellectual efforts in the 1920s continue to revolve around the semantically informed theories of art and language, which also represent a specialized growth of the type of inquiry that commenced upon his arrival in the Moscow Linguistic Circle.41 In a like manner, the young newcomers to the MLC, Nikolai Zhinkin, Nikolai Volkov, Rozaliia Shor, and others, continued to disseminate the same ‘scientific ideology’ – the conception of art and language with a strong underpinning in logical enquiry and systematic philosophy.

13 The dynamic that was underway in the Circle in the period 1915-1921, in which the dominant orientation of phonological empiricism was first fortified, then challenged and finally institutionally colonised by the group advocating the priority of semantics in linguistics and poetics exemplifies what Mullins defined as a ‘takeover’ of a scientific cluster by another scientific-intellectual movement competing for a dominant position in the field. However, while Mullins’s model enables us to establish the underlying logic of scientific discovery behind the intra-institutional differentiation in the Circle, it falls short of accounting fully for the mechanisms that made the differentiation possible. The pivotal moment in which a lingering conceptual dispute in the Circle turns into an all-institutional fissure was made possible once the formerly marginalised specialty received a certain, intraor extrainstitutional form of legitimisation. As Ben-David and Collins reiterate, scientific breaks often take more than just cognitive contents to happen and take roots. Thus, although the challenge to the ideas of phonological empiricism could have emerged earlier in the Moscow Linguistic Circle, this alternative conceptualisation could not have prevailed before it has received some, real or symbolic, form of legitimacy. That legitimacy is necessary to make the prospect of adopting a new idea and receiving a new scholarly identity and/or occupational role plausible and propitious. Gustav Shpet’s arrival in the Moscow Linguistic Circle brought

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 131

about precisely this kind of legitimisation : simply put, the rejection of ‘phonocentrism’ was made possible only once the adoption of logico-semantic scientific ideology had proven itself to be able to offer similar or even more propitious prospects of professional advancement.

14 In summary, I should reaccentuate the key paradox underlying the process of the rise and fall of the programme for autonomous, non-semantic research in the Moscow Linguistic Circle. The institutional modernisation, fully epitomized by the Circle, first enabled the emergence of radically new epistemic contents, which were then to be challenged by an opposing scientific ideology. This opposing scientific ideology, termed herein the logico-semantic approach to art and language, emerged victorious in an intra-institutional dispute between two modern research clusters. The striking feature of the intellectual ‘coloniser’ of the Moscow Linguistic Circle is its resemblance with the épistème against which the non-semantic revolution in Russian humanities was fought. The notion that the logico-semantic research programme, which took shape in the intra-institutional competition in the Moscow Linguistic Circle, revisits the late nineteenth-century integralist agenda gives rise to a suggestion that the epistemic outcome of the differentiation within the Moscow Linguistic Circle was in fact, an asynchronous gesture. One cannot avoid recalling Weber’s rational and pessimistic verdict on the inseparable link between the emergence of autonomous aesthetic values and social modernisation : in the light of Weber’s assumption, the triumphant intra- institutional conquest of the Moscow Linguistic Circle by the logico-semantic programme signals the restoration of integralist epistemology, while the defeat of the idea of art as an independent system signifies the defeat of universal belief in ‘individualized and subjective elements in human experience’.42

NOTES

1. While similar processes in the European humanities have attracted attention of Western scholars at least since the 1960s and contributed to the development of the sociology of knowledge (Ben-David and Collins and onwards), in Russia the accounts of this kind have been rare until the 2000s. For a pioneering account of the institutionalization of philosophy of the Soviet era see Nikolai Plotnikov, ‘Советская философия : институт и функция’, Logos, 2001, 1, p. 106-114. 2. Cf. Joseph Ben-David, The Scientist’s Role in Society, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1971 ; especially p. 127-129. For an excellent discussion of the disciplinary emergence of psychology see Martin Kusch, Psychologism. A Case Study in the Sociology of Philosophical Knowledge, London – New York, Routledge, 1995, especially Chapters 6 and 7. 3. For Foucault’s classical explication of the meaning of the concept of épistème cf. Michel Foucault, Order of Things. An Archaeology of the Human sciences, London – New York, Routledge, 2005, p. xxiii-xxiv. 4. While the integralist view of the humanities is primarily associated with turn-of-the-century neoidealist Russian intelligentsia, it has outlived the neo-idealist framework. Cf. Randall Poole, ‘Philosophy and Politics in the Russian Liberation Movement’, in Problems of Idealism : Essays in

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 132

Russian Social Philosophy, New Haven, Yale UP, 2004, p. 35. See also Editorial Introduction, ‘The Late Imperial Epistemological Revolution of “Hybridity”’ vs. The Soviet Counterrevolutionary Episteme of “Simple Things”’, Ab Imperio, 2016, 1, p. 9-16 (14). 5. Joseph Bradley, ‘Voluntary Associations, Civic Culture and Obshchestvennost′ in Moscow’, In : EdithW. Clowes, Samuel D. Kassow and James L. West (eds.), Between Tsar and People. Educated Society and the Quest for public Identity in Late Imperial Russia, Princeton, Princeton UP, 1991, p. 134. The number of civil associations in Russia began to rise after 1861, but especially after Tsar’s manifesto of October 1905 and the March 1906 Law on Social Organisations giving rise to a profound transformation of the Russian society as a whole. Cf. I. N. Il′ina, Общественные организации России в 1920-е годы, Moskva, IRI RAN, 2001, p. 26. 6. The most apposite manifestation of late imperial intellectual outlook can probably be found in the way in which the neo-idealist philosophers of the Vekhy group conceived of human existence, whereby the latter was not conceived of as an autonomous phenomenon, but as part of a unity of human self and the world [vseedinsvo]. Cf. Poole, op. cit., passim. 7. The neo-Kantian philosophy, which was the single most influential orientation of turn-of-the- century Russian intelligentsia, held disparate views over a number of important issues, but it was fairly unanimous in a belief that there is a strong unitary underpinning to Geisteswissenschaften (in today’s parlance, humanities and social sciences). On the culmination of the neo-Kantian resistance to role-purification in turn-of-the-century Germanophonic academia see Kusch, op. cit., 191-192, on the similarities and differences between neo-Kantian thinkers over the issue, see Kusch, op. cit., 170-175. 8. As suggested earlier, the institutionalization of knowledge in Russia cannot be viewed in isolation from larger processes of expansion of social organisations and general transformation of public sphere in late imperial years. After a short period of stagnation caused by the 1917 Revolution, social organizations were acknowledged by the First Soviet Constitution in 1918 and entered the golden age during NEP years 19211929. See Il′ina, op. cit., p. 4. 9. Scott Frickel and Neil Gross, ‘A General Theory of Scientific/Intellectual Movements’, American Sociological Review, 2005, 70, p. 225. 10. On the ways in which this transformation impacted both the ‘thematic and structural rearrangement of knowledge’ see Maksim Demin, «Дилемма профессии : советские институты и современная университетская философия в России», Науки о человеке : история дисциплин, А. N Dmitriev, I. M. Savel′eva, Moskva, VShE, 2015, p. 483-507. 11. On the rise of collective competence and the process of diffusion of trustworthiness in the wake of modernisation of research see Torsten Wilholt, ‘Collaborative Research, Scientific Communities, and the Social Diffusion of Trustworthiness’. The Epistemic Life of Groups : Essays in the Epistemology of Collectives, Michael S. Brady and Miranda Fricker (eds.), Oxford, Oxford UP, 2016, p. 218, passim. 12. The complete absence of adequate coverage of socio-epistemological inquiry in Soviet science, in Soviet times and in the first years of Glasnost, has first been observed in : B. G. Iudin, « Социальный генезис советской науки », Вопросы философии, 1990, 12, p. 16-31. 13. In Kuhn’s classical (as much as contested) pronunciation, there are two important preconditions for a scientific achievement to establish itself as a paradigm : to be ‘sufficiently unprecedented to attract an enduring group of adherents [...]’, but also ‘sufficiently open-ended to leave all sorts of problems for the redefined group of practitioners to resolve’. Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Third edition. Chicago – London, The University of Chicago Press, 1996, p. 10. 14. On the rise of aesthetic formalism in the nineteenth-century German art scholarship, see Harry Francis Mallgrave and Eleftherios Ikonomou, ‘Introduction’, in Empathy, Form and Space : Problems in German Aesthetics, Santa Monica, CA, Getty Centre for the History of Arts and Humanities, 1994, p. 5-17.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 133

15. Mallgrave and Ikonomou, op. cit., p. 10. 16. Max Weber, The Sociology of Religion, trans. Ephrain Fischoff, London, Methuen, 1965, p. 243. 17. M. I. Shapir. ‘Вступительная заметка к статье Р. О. Якобсона «Московский лингвистический кружок»’, Philologica, 1996, 3, p. 363. 18. With its roots in turn of the century Gestalt philosophy, the concept of dominant has arrived in Russian studies of art and language through the mediation of the German aesthetician and philosopher Broder Christiansen. In Christiansen’s 1909 Philosophie der Kunst, which was translated into Russian in 1911, dominant was defined as ‘any formal or objective element [of a work of art]’ that ‘comes to the fore and takes the leading role’ in the shaping of the aesthetic object. Cf. Broder Christiansen, Philosophie der Kunst, Hanau, Clauss & Feddersen, 1909, p. 242. 19. With long history in European thought, which seizes back to the times of Plato and Aristotle, inner form was inaugurated in European intellectual legacy by the 19th century German philosopher Wilhelm von Humboldt. Humboldt’s most faithful follower and the first adept of the theory of inner form on Russian soil was the nineteenth-century philologist Aleksandr Potebnia, the chief adversary of the twentieth-century modernizers of the Russian studies of art and language. 20. One observes a near complete disregard for the socio-institutional aspect of the non-semantic revolution in the scholarship on the movement, from Viktor Erlich’s pioneering monograph (1955) to the present day accounts : cf. Igor′ Pil′shchikov ‘Наследие русской формальной школы и современная филология’, Антропология культуры, т. 5, 2015, Moskva, p. 319-350 or Ilona Svetlikova, Истоки русского формализма. Традиция психологизма и формальная школа, Moskva, NLO, 2005. A major exception to this practice can be found in a number of methodologically innovative works of Aleksandr Dmitriev : ‘Эстетическая автономия и историческая детерминация : русская гуманитарная теория первой трети XX в. в свете проблематики секуляции’, Moskva, RGGU, 2002, p. 11-48 and (with Ian Levchenko) ‘Наука как прием : еще раз о методологическом наследии русского формализма’, НЛО, 2001, 50, p. 195-246. 21. Frickel and Gross, op. cit., p. 206. 22. Shapir, op. cit., p. 361. 23. Nicholas Mullins, Theories and Theory Groups in Contemporary American Sociology, New York, Harper and Row, 1973, p. 20-25. 24. The Circle also owes its name to the Commision for Dialectology, which, upon its establishment in September 1901 was initially named – the Moscow Linguistic Circle. The name was later to be changed to the Moscow Commission for Dialectology. Cf. N. N. Durnovo. ‘Воспоминания о Московской диалектологической комиссии’, Русская речь, 2001, 5, p. 2, n. 3. 25. Draft constitution of the Circle was written and signed by Korsh. As a token of respect, Korsh was named the honorary president of the Circle, but he passed away on the day when the foundation act of the Circle was received, on 16 February 1915. 26. I am herewith referring to the challenges posed to the autonomous conception of art and language by the official Soviet Marxism. Cf. Denis Ustinov, ‘Материалы диспута “Марксизм и формальный метод” 6 марта 1927 г.’, НЛО, 50, 2001, p. 247-278. 27. In autumn 1918 the Circle was officially registered with the Narkompros Department of Science and Research (later known as Glavnauka). Cf. Shapir. op. cit., p. 363. 28. Scott A. Hunt and Robert Bentford, ‘Collective Identity, Solidarity and Committment’, In : David A. Snow, Sarah A. Soule, Hanspeter Kriesi (eds.), The Blackwell Companion to Social Movements, Oxford, Blackwell, p. 438. 29. Unlike the MLC, OPOIaZ did not enjoy the institutional backing of the State University at its inception stage. Yet, the lack of core ‘organisational resources’ was compensated by the financial

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 134

support of one of its founding members, Osip Brik, owing to which the new-formed society was able to launch its periodical publication, Сборники по теории поэтического языка, as early as in 1916. When, in 1919, OPOIaZ was recognised by Narkompros the movement received access to crucial ‘micromobilisation context’ and strengthened its position in the scientific field of early- Soviet studies of art and language. 30. Indeed, the minutes and proceedings from the sessions held in the Circle in 1918 and 1919, show the absence of semantic issues in practically all papers and the dominance of the issues such as ‘poetics, style, siuzhet, poetic language’. For extracts from the discussions held in 1918 and 1919 see Galina Barankova, ‘Московский лингвистический кружок’, Русская речь, 1999, 6, passim. 31. Apollinariia Solov ́eva, who studied under Charles Bally in Geneva in 1914-1915 and whose professional career in Russia began at MLC, wrote in her diary the following impressions of Gustav Shpet : ‘Шпет—это фейерверк’!. Личный фонд А. К. Соловъевой, «Воспоминания о Шпете», РГБ НИО Отдел рукописей, Фонд 709, Опись 1, ед. хр. 23. 32. Boris Gornung, Поход времени.Статьи и эссе, Moskva, RGGU, 2001, especially p. 343-379. 33. Shpet became a full-time member of the MLC in 1920, but attended the sessions of the Circle earlier. See Boris Gornung, op. cit., p. 375 ; also, Shapir, op. cit., p. 362. 34. Joseph Ben-David and Randall Collins, ‘Social Factors in the Origins of a New Science : The Case of Psychology’, American Sociological Review, 1966, 31/4, p. 451-465 (452). 35. Gornung, op. cit., p. 365. 36. Although it exceeds the scope of this paper, Shor’s own intellectual meanderings are worthy of a separate study. While coming of age under the spell of radical ideas originating from early OPOIaZ and Moscow Linguistic Circle, Shor was soon to become a follower and close collaborator of Shpet. In 1927, she would go on to publish a fervent renunciation of non-semantic approach to literature titled ‘Формальный метод на западе. Школа Зейферта и «реторическое» направление»’, Ars poetica, Moskva, 1927, p. 127-143. In 1930s, Shor’s career takes another radical loop, when she joins the camp of Niko Marr’s ‘New Theory of Language’. 37. Put forward by Shpet in an attempt to ameliorate the existing, phonological conception of verbal art, the word structure is understood by the Russian philosopher in a loose Gestalt sense, as an assembly of interrelated parts. 38. As suggested earlier in the text, it was precisely against the understanding of language as inner form as articulated by Potebnia, that the non-semantic revolution in Russian studies of language and art broke out. 39. The research in GAKhN was organised into three departments, Sociology, Psychology and Philosophy. Departments were divided into four sections, which were dedicated to five art-forms, literature, spatial arts, music, theatre and applied arts. As of 1924 Shpet was the Vice-President of the Academy. With regard to the programme of activities of GAKhN, see their Отчет 1921-1925, Moskva, GAKhN, 1926, p. 95-158. 40. Predictably, the disciplinary purification of the Moscow Linguistic Circle meant that the non- semantic approach to art and language lost one of its two institutional strongholds and that its centre shifted to Petrograd, to OPOIaZ and its institutional extension, the State Institute of the History of Art (ГИИИ). 41. Two of Shpet’s seminal works of the 1920s, Эстетические фрагменты (1922) and Внутренняя форма слова (1927), are indicative of this assessment. 42. K. Peter Etzkorn, ‘Sociological Demystification of the Arts and Music : Max Weber and Beyond’, in : Vatro Murvar (ed.), Theory of Liberty, Legitimacy, and Power : New Directions in the Intellectual and Scientific Legacy of Max Weber, London, Routledge, 2006 [1985], p. 129.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 135

ABSTRACTS

This article assesses the landscape of Russian studies of art and language in the period 1915-1929 in the light of the loosening of the system of social cohesion in Imperial years and in the context of the rise of ‘secular modernity’. The most relevant manifestations of these processes in the field of human sciences are the cognitive transformation of knowledge towards a non-semantic model of art and language and the definitive inauguration of the institutional mode of knowledge production. In order to elucidate the joint working of these two phenomena the paper focuses on the foremost scientific institution at the time, the Moscow Linguistic Circle, which emerges as the chief case study both for the scientific ideas it produced and for the mode of scientific research it espoused. The paper utilises Frickel and Gross’s general theory of scientific and intellectual movements and N. C. Mullins’s group model of scientific development to trace and explain the rise and fall of the Circle’s approach to art and language and finally evaluates the decline of the non-semantic study of art and language as an epistemological reversal indicating the failure of the Soviet 1920s to fulfil its modernising mission.

Le sujet de l’article est l’état des sciences du langage et des arts en Russie, durant la période allant de 1915 à 1929, mis en relation avec l’affaiblissement de la cohésion sociale dans l’Empire et l’apparition de la « modernité séculière ». Les manifestations les plus importantes de ces phénomènes sociaux en sciences humaines sont l’émergence d’un modèle non-sémantique dans les sciences du langage et des arts et l’affirmation d’une production institutionnelle du savoir. Afin d’éclairer l’interaction de ces deux phénomènes, l’article est centré sur le Cercle linguistique de Moscou, qui constitue la meilleure étude de cas d’une institution moderne, à la fois pour le savoir produit et pour les méthodes de travail adoptées. L’article mobilise la théorie des mouvements scientifique et intellectuel de Frickel et Gross et le modèle d’évolution des groupes scientifiques de Nicholas Mullins afin de rendre compte du développement, puis du déclin de l’approche proposée par le Cercle. L’abandon d’une étude non-sémantique de l’art et du langage est interprété comme un revirement épistémologique, témoignant de l’échec des années 1920 à remplir leur rôle de modernisation.

AUTHOR

DUŠAN RADUNOVIĆ Durham University, UK

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 136

Заседание московского лингвистического кружка 1 июня 1919 г. и зарождение стиховедческих концепций О. Брика, Б. Томашевского и Р. Якобсона La réunion du Cercle linguistique de Moscou du 1er juin 1919 et la genèse des théories prosodiques d’Osip Brik, Boris Tomaševskij et Roman Jakobson The Meeting of the Moscow Linguistic Circle of June 1rst 1919 and the Genesis of the Prosodic Theories of Osip Brik, Boris Tomashevsky and Roman Jakobson

Igor Pilshchikov

Памяти М. И. Шапира

Публикатор благодарит за советы и консультации К. М. Корчагина, М. Ю. Лотмана, С. Е. Ляпина, В. С. Полилову, М. В. Трунина и Л. С. Флейшмана.

1 В 1975 году Вяч. Вс. Иванов, анализируя типологию научных объединений, противопоставил социально успешный проект Пражского лингвистического кружка (ПЛК, 1926-1952) вынужденному герметизму одного из его непосредственных предшественников – Московского лингвистического кружка (МЛК, 1915-1924) : разница между ними « становится очевидной при сравнении широко известных изданий Пражского лингвистического кружка с теми чрезвычайно важными для истории современной лингвистики опытами, которые предшествовали работе этого кружка, но [...] не были

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 137

зафиксированы в печати [...] и в настоящее время реконструируются лишь по неполным данным1 ».

2 Иванов развивает здесь наблюдения одного из главных очевидцев описываемых событий, оказавшегося в числе ключевых инициаторов обоих указанных объединений. Речь идет о Романе Якобсоне, который писал о МЛК : В связи с техническими трудностями того времени многое из его литературных заготовок долго ждало сдачи в печать и частью оказалось утрачено. Устная передача была главным путем распространения научной мысли молодого сотоварищества. В 1926 году организационная модель МЛК заодно с его научными планами и достижениями легла в основу новоучрежденного Пражского Лингвистического Кружка, существенно двинувшего вперед и широко развернувшего работу своего предтечи, с которым его связывал также ряд общих сотрудников [...]. Интенсивная печатная деятельность и тесное личное общение с международным научным миром способствовало далекому распространению и обмену плодоносных идей в лингвистике, поэтике и сродных науках2. 3 Расширяя типологию научных сообществ, намеченную Якобсоном и Ивановым, один из главных продолжателей традиций МЛК в современной русской филологии М. И. Шапир (1962-2006) писал о Московском лингвистическом кружке, противопоставляя его уже не ПЛК, а Опоязу и подчеркивая недооценку значения МЛК : Московский лингвистический кружок [...] был едва ли не самым значительным объединением русских филологов [...]. Вклад кружка в лингвистику и поэтику ХХ в. [...] не сравним с каким бы то ни было другим. Но отсутствие своих печатных органов и издательской базы, недостаток авангардной броскости в организации научного быта, а также глубокие внутренние противоречия привели к тому, что символом русского “формализма” стал всемирно известный Опояз, тогда как основная работа по созданию новой филологии велась в недрах МЛК3. 4 Московский лингвистический кружок действовал в те же годы, что и Опояз. Первым председателем МЛК был избран Р. О. Якобсон (1915-1920). После его отъезда за границу обязанности председателя исполняли М. Н. Петерсон, А. А. Буслаев (соученик Якобсона по Московскому университету, внук акад. Ф. И. Буслаева), Г. О. Винокур и Н. Ф. Яковлев. Действительными членами МЛК были поэт и стиховед С. П. Бобров, критик и литератор О. М. Брик, филологи Б. В. Горнунг и Р. О. Шор, психолингвист Н. И. Жинкин, стиховед М. М. Кенигсберг, семитолог С. Я. Мазэ, литературовед (впоследствии – поэт-переводчик и историк шахмат) В. И. Нейштадт, историк литературы и библиофил И. Н. Розанов, лингвист и переводчик А. И. Ромм (старший брат кинорежиссера М. И. Ромма), фольклорист Ю. М. Соколов, философ Г. Г. Шпет, медиевист и пропагандист « точного литературоведения » Б. И. Ярхо и другие ученые4. Кроме Якобсона, Буслаева и Яковлева членами-учредителями МЛК были еще четыре тогдашних студента Московского университета, в том числе этнограф и фольклорист П. Г. Богатырев и лингвист П. П. Свешников. Лингвист Е. Д. Поливанов, стиховед и пушкинист Б. В. Томашевский, Брик и Якобсон были действительными членами и активными участниками и МЛК, и Опояза5. Кроме того, в МЛК были приняты петроградцы-опоязовцы С. И. Бернштейн, В. М.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 138

Жирмунский, В. Б. Шкловский и Ю. Н. Тынянов (последний в работе МЛК реально не участвовал). Помимо Боброва в заседаниях МЛК принимали участие другие поэты – в частности, Маяковский и Мандельштам. 5 Как писал в первой печатной справке о деятельности МЛК Винокур : Кружок с первых шагов своей деятельности поставил задачей разработку вопросов лингвистики (понимая под этим термином науку как о практическом, так и о поэтическом языке), а также вопросов фольклора и этнографии. При этом главная цель заключалась в привлечении нового материала или же разработке старого, но с новых точек зрения6. 6 Самой сильной стороной МЛК была методологическая инновация : на праздновании пятилетия МЛК 29 февраля 1920 г. Петерсон особо отметил « роль Кружка, как арену для молодых исканий в области филологических наук », а Буслаев указал, « что главная задача Кружка – методологическая революция »7. Первоочередной вопрос, который ставили перед собой сотрудники МЛК : « как надо преобразовать лингвистику », чтобы ее методологические установки можно было безоговорочно считать научными (Якобсон)8. Именно в МЛК начинается разработка строго формального подхода к явлениям языка (Петерсон), оказавшая влияние, в частности, на Луи Ельмслева (который находился в переписке с Петерсоном)9. С другой стороны, в рамках того же МЛК были выдвинуты методологические обоснования невозможности полной формализации лингвистических и стиховедческих понятий (Винокур, Кенигсберг)10 и начаты поиски нового философского фундамента для общей филологии, общей лингвистики и лингвистической поэтики (Шпет и его последователи : Кенигсберг, Буслаев, Горнунг)11.

7 Одна из фундаментальных научных проблем, поставленных сотрудниками МЛК в конце 1910-х годов и сохранивших свою актуальность поныне, – это создание единой непротиворечивой теории языка литературы, включающей в качестве своих составляющих теорию общенационального (стандартного) литературного языка, теорию поэтического языка (лингвистическую поэтику) и теорию стиха. Проблема эта была поставлена, но не решена, – « отсутствие единой концепции » стало « основным недостатком формализма » как научного направления и этапа развития науки о литературе12. Однако установка на поиски методологического единства была задана.

8 Из трех взаимосвязанных дисциплин – лингвистики, поэтики и стиховедения – именно в последней участники заседаний МЛК обнаруживали наибольшую близость как в выборе общих ориентиров, так и в отталкивании от предшествующих теорий, признаваемых ныне неприемлемыми. Неслучайно из четырех рецензий на вышедшую в 1919 г. « Науку о стихе » экс-символиста Валерия Брюсова три рецензии (и все три – отрицательные) опубликовали члены МЛК – Брик, Томашевский и Якобсон (четвертую, положительную, напечатал символист Вяч. И. Иванов)13. Все трое равно антагонистичны по отношению ко всему символистскому стиховедению – и к « стихологии » Брюсова, и к первым опытам статистического исследования стиха в работах Андрея Белого (субъективизм

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 139

его выводов и некоторая произвольность его операций со статистикой критиковал не только Томашевский, но и другой яркий представитель « эмпирического » крыла МЛК – Борис Ярхо)14. Борьба “формалистов” с “символистами” является важнейшим моментом в деле построения научной теории стиха. Полемика с символистскими трудами стимулировала выработку понятия о стихе как метрическом единстве, системный подход к его изучению, пересмотр кардинальных стиховедческих понятий – таких, как проза и стих, метр и ритм, силлабический и тонический стих, стопа, – и переформулировку их на последовательно “релятивистской” основе15. 9 Определения « формалисты » и « символисты » нужно воспринимать cum grano salis, и взяты они в кавычки не напрасно : общей для всего лагеря методологии ни у критиков, ни у критикуемых не было. Хотя в показательном случае с рецензиями на Брюсова атака была не только единовременна, но и, по всей видимости, предварительно скоординирована16, позиции стиховедов-« формалистов », при всей близости их теоретических предпосылок, совпадали далеко не по всем вопросам : Выработка внутренне непротиворечивой стихологической концепции и согласование операциональных допущений с общетеоретическими формулировками наталкивались на очевидные затруднения17. 10 У каждого из шести стиховедов, сотрудничавших с МЛК, – Боброва, Брика, Кенигсберга, Томашевского, Якобсона, Ярхо – собственный подход к стиху, характерный и узнаваемый, отличающийся от пяти других, причем не в частностях и деталях, а по своим базовым установкам. Если постулировать существование « московского формализма » как единого историко-научного явления18, то единство его будет заключаться скорее в формулировках « повестки », в постановке проблем, чем в конкретных способах и методах их решений. Отсюда « межпарадигматический » (с точки зрения куновской систематики) характер русского формализма – как московского, так и петроградского19.

11 Хотя в последние годы Московский лингвистический кружок всё больше привлекает внимание исследователей, он тем не менее по-прежнему остается одним из самых малоизученных явлений в истории русской филологии. Вклад МЛК в лингвистическую поэтику, стиховедение, лингвостатистические методы исследования литературы, фольклористику, семиотику и философию языка до сих пор недооценен, поскольку протоколы заседаний Кружка и другие материалы членов МЛК опубликованы далеко не полностью20. В марте 1972 г. Б. В. Горнунг передал значительную часть материалов Кружка (протоколы, уставы, отчеты) в Рукописный отдел Института русского языка (ныне имени В. В. Виноградова) Академии наук СССР (ныне – Российской академии наук)21. Прочие материалы рассредоточены по другим архивохранилищам; так, некоторые протоколы сохранились в личных фондах бывших сотрудников МЛК в Российском государственном архиве литературы и искусства. 12 Заседание МЛК 1 июня 1919 г., ставшее одним из самых плодотворных в истории Кружка, проходило дома у Якобсона и продолжалось с 6 часов вечера до полуночи22. Оно открылось докладом О. М. Брика « О стихотворном

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 140

ритме » (тезисы доклада не сохранились и он реконструируется только по зафиксированным письменно репликам участников дискуссии). В этой работе, – писал Р. О. Якобсон, – Брик доказывает необходимость исходить при анализе поэтического ритма из осуществляющих ритмическое задание словосочетаний23. 13 Меньше чем через месяц, 28 июня 1919 г., в МЛК был обсужден доклад С. П. Боброва « Об установлении влияний », легший в основу его статьи « Заимствования и влияния » (1922)24, а в 1920 г. на одном из заседаний Опояза в Петрограде Брик прочел доклад под заглавием « О ритмико-синтаксических фигурах »25. После этого Брик начал (но так и не закончил) работать над монографией Ритм и синтаксис, выдержки из которой были опубликованы уже после распада Опояза и МЛК в 1927 г. в Новом Лефе26. Опоязовский доклад Брика оказал непосредственное влияние на классическое исследование Б. М. Эйхенбаума Мелодика русского лирического стиха (Петербург, Опояз, 1922) : Эйхенбаум ссылается на Брика в самом начале своей книги27. В пионерских работах Брика и Боброва был поставлен вопрос о сращивании метрики и ритмики с лексикой и грамматикой. Эта область, названная М. Л. Гаспаровым « лингвистикой стиха »28, наравне с поэтической лексикой и фразеологией, – важнейшая составляющая поэтического языка. Ее изучение – одна из насущных задач истории поэтического языка и лингвистической поэтики.

14 В прениях по собственному докладу 1 июня 1919 г. Брик поднял вопрос о семиотике стихотворного размера и указал на связь русского 5-стопного хорея с « темой пути ». Впоследствии, как показал М. И. Шапир, бриковскими примерами воспользовались Р. О. Якобсон и К. Ф. Тарановский29. Широкий спектр исследований по проблеме « семантического ореола метра » провели М. Ю. Лотман, М. Л. Гаспаров, М. Вахтель и другие ученые30. Это – фундамент нового направления в истории и теории стиха. 15 Первым в прениях выступил Б. В. Томашевский. Он поднял вопрос, интересовавший еще Тредиаковского : в каком случае словесное ударение может попадать на слабое место в метрической схеме стиха. В 1922-1923 гг. 16 Якобсон дал ответ на этот вопрос применительно к двусложным размерам, указав на невозможность сдвига ударения с сильного места на слабое внутри неодносложного слова (запрет на переакцентуацию) : [У]дарный слог может осуществить слабое время [...] и напротив безударный – [...] сильное время стиха [...], но при условии, чтобы эти слоги не принадлежали одному и тому же слову. Иначе говоря, слово не может быть ритмически переакцентовано31. 17 Получалось, что сверсхемное ударение могут нести только односложные слова32 (впоследствии Якобсон ошибочно связывал это обстоятельство с нефонологичностью ударения в моносиллабах)33. Однако уже на заседании МЛК 1 июня 1919 г. Томашевский в присутствии Якобсона предложил более общее решение, применимое и к двусложным, и к трехсложным размерам : « Следует вывести более общий закон » – слово, несущее сверсхемное ударение, « должно быть короче стопного периода ». Этот тезис Томашевский развил в своем трактате о русской метрике (1923) : в русской силлаботонике

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 141

[...] неметрическое ударение приходится на слова, которые целиком умещаются в метрически неударный интервал, не распространяясь на метрически ударные слоги. Иначе говоря – для ямба и хорея неметрическое ударения мыслимы в классическом стихосложении только на односложных словах, для дактиля, анапеста и амфибрахия, на односложных и двухсложных34. 18 Это положение принципиально для квалификации стихотворных размеров и (в контексте сегодняшних задач стиховедения) для автоматического распознавания метра – с той оговоркой, что « правило Якобсона- Томашевского »35 следует трактовать не в детерминистском, а в вероятностном ключе36. Запрет на переакцентуацию не абсолютен, и хотя в русском классическом стихе его нарушение маловероятно (т. е. встречается крайне редко), оно тем не менее возможно (т. е. все-таки встречается), « а у некоторых поэтов, таких как Цветаева или Сергей Бобров », чьи стихи обсуждаются на заседании МЛК 1 июня 1919 г., подобные девиантные формы – « это одна из наиболее ярких примет версификационного стиля37 ».

19 В тот же день докладчик изложил свою концепцию развития русского стиха от силлабики к силлаботонике и далее к тонике. Об этом свидетельствуют не только дискуссионные выступления Якобсона и Винокура38, но и запись в дневнике И. Н. Розанова : Интересно у Брика было его отрицание стоп в русск<ом> стих<осложени>и и название этого стихосложения силлабо-тоническим. До Тредьяковского было силлабическое. Потом осложнилось тонизмом. Теперь (у Маяковского) пропал силлабизм39. 20 Брик отчасти ошибся : « победили » не футуристы с чисто тоническим (акцентным) стихом, а акмеисты с дольником, в котором принцип силлабизма сохраняет релевантность, но действует не так, как в силлаботонике. Однако в главном Брик был прав : понятие стопы должно быть пересмотрено в свете наличия в современном русском стихе переменных междуиктовых интервалов, по отношению к которым постоянные междуиктовые интервалы представляют собой лишь частный случай. Одним из следствий такого переосмысления будет распространение « запрета переакцентуации » на дольники и тактовики.

21 Помимо этих фундаментальных проблем на заседании был обсужден еще целый ряд частных, но важных вопросов : соотношение словораздела и цезуры; специфика русского цезурованного и бесцезурного ямба (5 и 6 стопного); роль анакрус и клаузул в русской силлаботонике; ритмика ямба и хорея; анапестические зачины в хорее в свете соотношения народного и литературного стихосложения; проблема хориямбов и поиски их прецедентов в поэзии XIX века. 22 Протокол заседания Московского лингвистического кружка 1 июня 1919 г. написан рукой секретаря МЛК Г. О. Винокура, в конце текста собственноручные подписи председателя, секретаря и присутствовавших членов МЛК40. Документ имеет номера листов 56-58 по пагинации Б. В. Горнунга. Когда составлялось описание бумаг МЛК, публикуемый ныне документ в архиве временно отсутствовал. Он вернулся в состав фонда МЛК в

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 142

архиве ИРЯ РАН (ф. 20) лишь несколько лет назад и теперь включен в состав единицы хранения 2.II (Протоколы заседаний МЛК за 1919 г.) с прежней пагинацией.

23 В конце 1980-х годов текст обсуждаемого протокола был предварительно подготовлен к печати М. И. Шапиром, но не снабжен вступительной статьей и не прокомментирован. В основу настоящей публикации положена выполненная Шапиром машинописная транскрипция протокола. Текст ее сверен с рукописью и уточнен. Конъектуры отмечаются угловыми скобками, зачеркивания – квадратными (воспроизводятся выборочно), подчеркивания передаются курсивом. Правописание и пунктуация источника сохранены. 24 Работа выполнена в рамках проектов PUT634 (ETAg) и 14-04-00160 (РГНФ).

Протокол заседания <МЛК> от 1 июня 1919 г.

Присутствуют : Брик, Буслаев, Винокур, Мазе, Нейштадт, Петерсон, Розанов, Ромм, Свешников, Томашевский, Якобсон <.> Доклад О. М. Брика на тему : « О стихотворном ритме » (Основные положения при сем прилагаются)41. В обсуждении доклада принимали участие Томашевский, Ромм, Петерсон, Мазе, Розанов, Винокур, Якобсон.

25 Томашевский отмечает совпадение работ О. М. Брика со своими собственными работами над 5-ти стопным ямбом. В значительной части доклад Брика предвосхитил имеющий на следующем заседании быть доклад Томашевского42. Поэтому принципиальных возражений Томашевский сейчас не делает – если они есть, то выяснятся на следующем заседании. Сейчас же Томашевский останавливается лишь на некоторых деталях. Прежде всего, останавливаясь на вопросе о дополнительном ударении, следует спросить : тот закон, по которому дополнительное ударение стоит лишь на односложном слове, приложим вообще к русскому метру, или только к двудольникам?43 Бывает, что и двусложные слова несут такое ударение – но только в трехдольниках. Следует вывести более общий закон : слово с дополнительным ударением – должно быть короче стопного периода. Всредине строки такое ударение встречается редко. Напр., Молитва Лермонтова : « Я, Матерь Божия, ныне с молитвою »44. Это вообще характерно для Лермонтова : дополнит<ельное> ударение в первой стопе дактиля. Останавливаясь на положени<и> доклада о внеритмическом положении рифмических слогов, Томашевский отмечает, что часто последний из рифмующих слогов ударяем, так что последний дактиль, напр<имер>, переходит в кретик45. Не сохраняется ли инерция ударения и на рифмующих слогах? Ср. старый русский гимн : Боже, царя храни, славному долги дни и т. д.46 Здесь имеем особую ритмическую фигуру. То же можно сказать и об анакрузе – анапест переходит в кретик47.

26 Наконец, по вопросу о цезуре, Томашевский указывает на попытку С. Городецкого перевести Мольера нецезурованным 6<->стопным ямбом48.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 143

Повидимому такой ямб имеет свою особую структуру. Шенгели располагает в этом отношении статистическими данными49. Очевидно наш слух уже настолько привык к инерции стиха, что может воспринимать и 6 стоп, как целое. Что же касается замеченной докладчиком тенденции к цезуре после 2 удара в 5<->стопном нецезурованном стихе, то Томашевскому кажется, что такой естественной тенденции нет50. Надо думать, что цезурность бесцезурного стиха – есть лишь следствие навыка поэта. Надо припомнить, что цезурованные стихи предшествуют нецезурованным. Это не есть факт внутреннего развития – а следствие воспитания слуха. 27 Брик отвечая Томашевскому, замечает, что трехдольников он еще не изучал. Но для Брика не существует ни дактилей, ни анапестов. Ритм трехдольников начинается с первого ударения. Еще Тредьяковский указывал, что в русском стихе есть лишь тоны и расстояния между ними51. Таким образом, ритмическая цепь начинается с 1 ударения, и кончается последним (за исключением лишь неуд<арного> начала у двудольников)52. И здесь лишние слоги не замечаются, как усложнение. Такие ударения становятся насильственными энклитиками, напр<имер> : сукон яркого цвета53. Общего закона, таким образом, нельзя вывести. То же и в рифмах. В былинах всегда имеем насильственную энклитику54. Ср. еще у Пастернака : ран́ о еще, сы́ро еще55 и т. д. Что же касается тенденции к цезуре – то она определяется лишь количеством подобных случаев. Может быть есть и другая тенденция – но она не наблюдена. В Германской поэзии, кажется, обычна цезура после 6-го слога в 5<->ударном ямбе. И у Пушкина есть цезура помимо 4-ого слога : после 6, после 3 и т. д. Каждый словораздел может стремиться стать цезурой. Наиболее же ярко это для 4-ого слога56. 28 Ромм указывает, что во всех почти примерах, приведенных докладчиком, для ритмико-синтаксических фигур на 2 стопе, имеем мужское, ударяемое окончание 4 слога. В связи с этим непонятно отмеченное в докладе большое количество ускорений57 на 2 стопе в 5<-> ст. ямбе. 29 Брик замечает, что помимо приведенных им форм 5<-> ударного ямба, есть и другие; [некоторые он упустил из виду при чтении доклада]. Очень типическая форма, напр<имер> : Стыдливую преклонит красоту, где имеем своего рода синтаксический заворот58. По поводу этого Брик указывает на большой недостаток труда Пешковского : « Русский синтаксис в научном освещении »59, где автор пользуется при изучении интонаций безразлично и поэтическими и практическими примерами. На самом же деле интонации в практ<ическом> и поэтич<еском> языке совершенно различны. С другой стороны возможно и умышленное введение практической интонации в стих, как своего рода поэтический прием. ср. Маяковского, у Пастернака : сколько лет, сколько зим60. Здесь практическая интонация в стихе нас поражает. 30 Петерсон сравнивает доклад Брика с докладом А. Белого, имевш<и>м недавно место в О<бщест>ве Любителей Российской словесности61, и признает большое преимущество первого. Метод Брика – совершенно ясный, схемы его – крайне просты и приемлемы; в то же время схемы Белого – неубедительны. Что касается первой части доклада, принципиальной – то она менее убедительна. Совершенно [важно] необходимо методологически различать

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 144

кинетический и статический моменты в ритме – в этом Брик прав. Конечно, нельзя говорить о речи, о том, что звучит, со статической точки зрения62. Но пока не ясно, в чем видит это различие докладчик63. Что касается ударений, то и здесь правильно различение ритмического и не ритмического ударения; но последнее всегда хочется осуществить. Повидимому, оно осуществляется, через повышение голоса, но конечно – оно не может быть равносильным ритмическому ударению64. Таким образом имеем здесь вместо экспирации – музыкальный элемент65. Этим, как будто, наш стих приближается к греческому. По поводу схемы греческого стихосложения, выведенной докладчиком – Петерсон замечает, что она мало убедительна. Здесь все же нужно говорить о долготе и краткости. Ведь повышение может быть и на краткой доле, а между тем она метрической роли не играет66<.> 31 Брик отмечает, что для Петерсона, как для лингвиста, конечно, понятно различие между кинетикой и статикой, но для ритмологов это до сих пор в большинстве случаев неясно. Этим и объясняется, что изучение ритма до сих пор не сделало ни [одного] шагу вперед. Принцип рассмотрения [взят] заимствован из области музыки – но это совершенно неверно. То, что практическое ударение осуществляется через повышение – совершенно верно. Что же касается греческого стихосложения, то повышение на краткой доле нисколько не нарушает выделенной схемы, ибо тогда поэтическая интонация будет лишь отличаться от практической. 32 Якобсон отмечает, что наиболее ярко статическое изучение ритма отразилось в недавней статье Гроссмана о Тургеневских стихотворениях в прозе67. 33 Петерсон по поводу синтаксических фигур замечает, что нужно бы произвести наблюдение над порядком слов в стихах по сравнению с обычным порядком для какого-либо поэта. Например, изучив Пушкинскую прозу, и установив обычный для нее порядок слов – проследить отступления в его поэзии. В этом смысле прав докладчик, настаивая на изучении фактов в массе. Такое изучение должно предварять собой изучение синтаксич<еских> фигур68.

34 Мазе по поводу синтаксически<х> явлений в стихе, указывает, что в этом направлении могло бы быть плодотворным экспериментальное изучение интонаций в стихах, напр<имер> при помощи аппарата проф. Лебедева69, путем получения кривой, которая бы указывала отношение интонаций к синтаксическим фигурам. Мы бы имели в результате такого изучения мелодию стиха. 35 Брик. Саран [предупреждает] советует не пользоваться экспериментальным изучением70. И в самом деле, этот метод очень неудобен. Пришлось бы путем сравнения индивидуальных интонаций выводить особую среднюю кривую, которая едва ли представляет для нас действительную ценность71. Здесь нужно уже наперед иметь метод. В такой записи мы б вместо конструктивного момента, имели индивидуальный. 36 Мазе. Однако экспер<иментальная> психология не смущается тысячами экспериментов.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 145

37 Брик. Если сравнить напр<имер>, предлагаемое изучение с экспериментальной эстетикой Фехнера72, то увидим сразу его несостоятельность. В конце концов Фехнер вместо законов получил картину среднего эстетического вкуса73. 38 Розанов задает докладчику вопрос : ударения в стихах, по его мнению, равноценны, или нет?74 Так, Корш различал 3 степени ударений75. В. Иванов также различает относительную силу их76. 39 Брик. Безусловно ударения не равноценны. Но этот вопрос уже служит предметом новой работы. Трудно, конечно, говорить о константах, как это делает В. Иванов77, но можно говорить о тенденции. 40 Розанов. В таком случае пришлось бы несколько усложнить метод записи. Розанов полагает, что интересно было бы изучить ямб паралелльно с хореем. Повидимому, природа каждого размера выясняется лучше при сравнении его с другим. Интересно, почему очень мало 5-<стопн>ого хорея?78 Также очень любопытно, что 2 ударение в хорее наиболее устойчиво. Так анакреонтические стихи Пушкина не знают ни одного случая пропуска ударения на 2 стопе. В то же время 1<-oe> ударение всегда пропуск<ается>. Очень обычно это и <у> других поэтов ХIХ в.79 В то же время, у В. Брюсова, обратно<е> явление. Там пропуск 2<-огo> ударения – очень част. Отчего это происходит?80

41 Брик. Именно этим хорей отличается от ямба. Что же касается Брюсова, то ведь школа символистов, если можно так выразиться, криминальна по отношению к Пушкинской школе : она [берет] пользуется совершенно противоположными приемами. Так, напр<имер> в последней вещи Гумилева – коллосальное количество пропусков 2<-ого> удара в 4-х<-> ударном ямбе81. Но символисты не входили в круг изучения : от Ломоносова до Пушкина – мы имеем развитие определенных форм. Символизм же есть усложнение, детализация этих форм. По поводу 5-<стопного> хорея, интересно, что он связан с какой-то особой ассоциацией. Ср. <у> Лермонтова Выхожу один я на дорогу, у Блока : Выхожу я в путь открытый взорам, у Тютчева : Вот бреду я вдоль большой дороги82. Что же касается устойчивости 2-ого удара, <т>о она, пожалуй, объясняется неударенностью предыдущего. Всюду, где предшествует неударяемость, ударяемость становится устойчивей. В ямбе же имеем двоякую тенденцию : с одной стороны первый безударный слог фиксирует 1<-ое> ударение, с другой – устойчивость 2<-ого> ударения, разлагает первое. 42 Розанов. Анакреонтические стихи у греков слагались из анапеста + ямб. Пушкин, тем что всюду ставил в начале хорея, своего рода анапесты – передал очень точно греческие образцы83. 43 Томашевский <с>равнивает 3-х<->стопный ямб с 4-х<->стопным хореем, и приходит к тому заключению, что повидимому русский стих вообще не может начинаться с ударения. Всеми отмечался плясовой характер хорея. Думали объяснить это природой самого хорея; но здесь дело, конечно, не в хорее, а в длине строки. Ведь 5<->стопный хорей – никак не плясовой. С другой стороны 3-стопный ямб имеет такой же плясовой характер. И вот, можно

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 146

думать, что 4-х<->стопный хорей есть хорей 3стопный с двусложной анакрузой84. Первый слог хорея – в положении трехдольника85. Поэтому то так част пропуск 1<-ого> ударения, и так определенна устойчивость 2<-ого>86. У Пушкина 2<-й> хорей ослабляется лишь в ранних произведениях87, которые были подготовлены школой XVIII века, где формы создавались механически. Позже же, такое ослабление видим лишь в сказках и шутках, как особый прием<.>

44 Брик не может допустить, что первый слог хорея есть трехдольник. В этом случае мы имели бы сосуществование различных ритмов88. Ср. Мчатся тучи, вьются тучи, невидимкою луна89. Гораздо проще объяснить это симметрией90. 45 Томашевский отмечает психологическое восприятие Пушкинского хорея Брюсовым, Брюсов говорит, что Пушкин вообще считал первый слог хорея неударяемым91. Это, конечно, неточно, но интересно, как психологический факт, с которым мы должны считаться. Что же касается до « мчатся тучи, вьются тучи », то и здесь первое ударение мы вправе считать за подобное в анапестах, т. е. за ударение анакрустическое92. 46 Ромм ставит слабость первой стопы в хорее в связь с народным творчеством. Корш выводя народное стихосложение из диподии первого пэана, всюду однако отмечает двусложную анакрузу93. У Пушкина, который глубоко интересовался народным творчеством, это правило. Если и имеются ударения на первой стопе – то они не нарушают основного ритма, это – ударения анакрустические. Тенденция к ослаблению первой стопы – остается в силе. В то же время символисты – ушедшие от народного творчества, меняют и характер хорея. 47 Брик полагает, что сопоставление с народ<ным> творчеством, с восприятием Брюсова – есть сопоставл<ение> другого порядка. Тенденция Бриком не отрицается. Но нельзя говорить, что вообще нет ударения. Эта тенденция не легка, и на основании ее хорей перестраивать нельзя. Что касается народного хорея, то он действительно имеет 2<-> сложную анакрузу, и Кольцов, олитературивший народный ритм, именно так и пользуется хореем94. Что дремучий лес95; здесь уж действительно первого ударения нет. То же в Купце Калашникове96. Но разница между Пушкиным и Кольцовым очевидна – у Кольцова уже определенная формовка; у Пушкина же имеем такие строки, как « страшно, страшно поневоле »97, где первого ударения никак нельзя счесть за анакрустическое. Такая строка у Кольцова невозможна. Раз у Пушкина есть хоть одна строка с настоящим ударением на первом слоге, то уже нельзя первую стопу считать трехдольником. 48 Винокур всвязи с замечанием докладчика о « криминальном » отношении символистов к Пушкинской школе, указывает, что наиболее молодой символист, Сергей Бобров, в своей первой книге98, очень часто пользуется как раз такими дополнительными ударениями, [называемые хориямбами] составляющими хориямбы99, которых в прошлой поэзии нету. В то время, как в старой поэзии возможно это дополнительное ударение лишь на односложном, у Боброва очень часты примеры, вроде :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 147

Когда отверзнет с Эмпирея На нас слетающий глагол Жизни простор, – лишь два лакея Кофе, шартрез несут на стол100. 49 Интересно, что в примечаниях к своей книге, Бобров, подчеркивая сознательное употребление таких хориямбов, по терминологии Белого, паузной формы « c »101, говорит, что это не новшество, и ссылается на пример из Языкова : « Змеи ужасные шипят »102. Но здесь он, конечно, не прав. Искусственное ударение змеú, еще более, чем Лермонтовский им. мн. свечи103, не только возможно для Языкова, но совершенно вероятно104. Здесь же, в примечаниях, Бобров дает искусственные примеры для более сложных хориямбов : « Радуйся, милый, день настал »; и « Сладостные твои огни »105.

50 Якобсон. Работа Брика в области рус<ского> стихотворного ритма – резкий шаг вперед по сравнению с донаучными изысканиями Белого. Брик прав в [своей тенденции] своем стремлении от статического понимания ритма и от подмен<ы> обследования массовых явлений поэтического языка, т. е. фактов социальных – коллекционированием ритмических и т. п. раритетов. Если ритмическую константу трактовать не как нечто безусловное, а как тенденцию к ко<н>станте, то безударность предпоследней стопы в ямбе может тоже являться константой, т. е. характеризуется некоторой принудительностью, в результате чего и слабоударяемые слова на предпоследней стопе – теряют ударение. Напр<имер> : Полки́ ряды свои сомкнули106, но : полки свои ряды сомкнули. Ударения практические – не совпадающее с удар<ением> ритмическим – яркий пример сопротивления материала. Другая стадия оформления – применение практического ударения, практич<еских> ритмич<еских> типов для поэтических целей. Такова поэзия Пушкина : но интонация практическая еще сопротивляется у него поэтической; и лишь в соврем<енной> поэзии (Маяк<овский>) находим попытку использования практ<ической> интон<ации>, как поэтическ<ого> средства. Но рядом в совр<еменной> поэзии и мелодическ<ие> пережитки типа « Какому небесному Гофману, выдумалась ты проклятая »107. Один из обычнейших пережитков т<акого> типа – наибольшая значимость конца стиха, совпадающего с концом предложения. Ведь именно концы предложений легче всего стираются, проглатываются в практ<ической> речи. Тенденц<ия> к использ<ованию> практич<еского> мелод<ического> построения сказывается в enjambement, в серединной рифме. Устранение понятия стопы из рус<ской> ритмики очень существенно. К соврем<енной> поэзии учение о стопах явно неприложимо, в силу чего создавалась пропасть между ритмом старой поэзии и новой; между тем, как новая поэзия в ритмич<еском> отнош<ении> лишь этап развития старой108. 51 Словораздел ни в коем случае не может трактоваться, как некоторая временная протяженность. В виду этого важно различать в стихах словораздел и синтаксич<ескую> паузу. Докладчик определяет статистически ритмич<еские> фигуры пушкинского цезурованного и нецезурованного 5-стопного ямба, пользуясь теми поэмами П<у>шк<ина>, где цезура необязательна, но важно рассмотреть также отдельные стихи, где цезура на 2-ой стопе, хотя и факультативная, имеется, и стихи, где ее действительно нет. Докладчик прав, пытаясь изучить ритм, как форму

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 148

словосочетания109. Алгебра ритма обязана своим существов<анием> теории музыки. Необходимо выделять не только ритмико-синтаксич<еские>, но и ритм<ико>-семант<ические> и морфолог<ические> построения. Характерна для поэзии тенденция заменить ритмическое подчинение – ритмич<еским> параллелизмом. Ср., напр<имер> слитн<ое> предлож<ение>, приложения, обособл<ение> членов, построения типа : « Шепот, робкое дыхание » 110. Слоги, следующ<ие> за ударен<ным> слогом, не валентны ритмически по мнению докладчика. Но повидимому, они тяготеют к заключительному слогу, наиболее сильному (м. б. гл<авным> обр<а>з<ом> в музык<альном> отнош<ении>). Ср. стихи с конечным безударным слогом, ритмически параллельны стихам с ударен<ием> на конечном слоге. Возражая Мазэ, Якобсон указывает, что эксперимент<альная> фонетика может изучать лишь соврем<енную> речь, как же применить экспериментальную ритмику к старым ритмическим системам, напр<имер>, к стихам Пушкина. 52 Брик проводит различие между ритмическим в практ<ическом> яз<ыке> и в поэтич<еском>. В практ<ическом> мы имеем закон инерции, в поэзии же – задание111. Относительно отказа от понятия стопы, Брик замечает, что это понятие удерживалось только потому, что в нашем стихосложении есть правильное чередование слогов. Вот это-то очень важно : счет слогов в нашем стихе обязателен; поэтому наше стихосложение есть силлабическое. Самым удобным термином для него является : силлаботоническое стихосложение. Благодаря этому, тем легче было перейти от старого силлабического стихосложения, к более позднему силлабо-тоническому, а затем, в современной поэзии, разрушив его силлабическую основу, [перейти] зафиксировать тоническую112. 53 Винокур по этому поводу замечает, что тем менее следует пугаться термина силлабический по отношению к нашему стихосложению, что ведь силлабического строя в чистом виде мы не имеем нигде. Он всегда связан с качественной или количественной основой113. Председатель Р. Якобсон Секретарь Винокур Члены Вл<.> Нейштадт О. М. Брик А<.> Буслаев #Notes#

NOTES

1. Вяч. Вс. Иванов, « Знаковые системы научного поведения », Научно-техническая информация, серия 2, Научные процессы и системы, No 9, 1975, с. 4.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 149

2. Р. О. Якобсон, « Московский лингвистический кружок », подготовка текста и публикация М. И. Шапира, Philologica, 1996, 3, No 5/7, с. 368. Ср. : R. Jakobson, « An Example of Migratory Terms and Institutional Models (On the fiftieth anniversary of the Moscow Linguistic Circle) » [1965], in his Selected Writings, vol. II : Word and Language, The Hague, Mouton, 1971, p. 533-535. 3. М. И. Шапир, вступительная заметка к статье Р. О. Якобсона « Московский лингвистический кружок », Philologica, 1996, 3, No 5/7, с. 361. Впрочем, не все историки науки соглашаются со столь категоричной постановкой вопроса – см., например : Catherine Depretto, « Sous les décombres – la tradition : passé soviétique et philologie russe », l’Ordre du chaos – le chaos de l’ordre : hommages à Leonid Heller (Slavica helvetica, 80), Bern [etc.], Peter Lang, 2010, p. 158-159. 4. Подробнее см. : М. И. Шапир, « Московский лингвистический кружок (1915-1924) », Российская наука на заре нового века, М., Научный мир, Природа, 2001, с. 457-464; А. В. Крусанов, Русский авангард : 1907-1932 (Исторический обзор) : в 3 томах, т. 2 : Футуристическая революция : 1917-1921, кн. 1, М., Новое литературное обозрение, 2003, с. 452-495; И. А. Пильщиков, « Наследие русской формальной школы и современная филология », Антропология культуры, М., Институт мировой культуры МГУ, 2015, 5, с. 322-324. 5. В 1918-1921 гг. Томашевский жил в Москве. О его участии в работе МЛК см. : « Томашевский и Московский лингвистический кружок », вступительная заметка и публикация Л. С. Флейшмана (без подписи), Ученые записки Тартуского государственного университета, 1977, в. 422 : Труды по знаковым системам, IX, с. 113-132. 6. Г. Винокур, « Московский Лингвистический Кружок », Академический центр Наркомпроса. Научные известия, 2 : Философия. Литература. Искусство, М., ГИЗ, 1922, с. 289. 7. « Протокол заседания Московского Лингвистического Кружка, от 29 февраля 1920 года, посвященного 5-ти<->летнему юбилею Кружка и 5-ти<->летней годовщине смерти Ф. Е. Корша » (Рукописный отдел Института русского языка имени В. В. Виноградова Российской академии наук [далее : ИРЯ РАН], ф. 20, л. 81 [ед. хр. 3, No 4]). Корш должен был стать почетным председателем МЛК, но разрешение на образование Кружка было получено в день его смерти 16 февраля ст. ст. (1 марта н. ст.) 1915 г. (см. заметку М. И. Шапира : Philologica, 1996, 3, No 5/7, с. 361-362; цитату из Буслаева см. там же на с. 363). 8. Якобсон, Будетлянин науки : воспоминания, письма, статьи, стихи, проза, составление, подготовка текста, вступительные статьи и комментарии Бенгта Янгфельдта, М., Гилея, 2012, с. 25. 9. См. : Иванов, « Из прошлого семиотики, структурной лингвистики и поэтики », Очерки истории информатики в России, Новосибирск, ОИГГМ СО РАН, 1998, с. 311-312; idem, От буквы и слога к иероглифу : системы письма в пространстве и времени, М., Языки славянской культуры, 2013, с. 62-63. 10. См. : Шапир, « М. М. Кенигсберг и его феноменология стиха », Russian Linguistics, 1994, 18, No 1, р. 73-113; М. М. Кенигсберг, « Из стихологических этюдов. 1. Анализ понятия “стих” », вступительная заметка и примечания М. И. Шапира, Philologica, 1994, 1, No 1/2, с. 149-185; « Протокол заседания Московского Лингвистического Кружка 26 февраля 1923 г. », публикация, подготовка текста и примечания М. И. Шапира; ibid., с. 191-201; С. И. Гиндин, « Г. О. Винокур в поисках сущности филологии », Известия Российской Академии наук. Серия литературы и языка, 1998, 57, No 2, с. 3-18; « “Поэзия не слово, а криптограмма” : полемические заметки Г. О. Винокура на полях книги Р. О. Якобсона », вступительная статья, публикация и примечания М. И. Шапира, Роман Якобсон : тексты, документы, исследования, М., РГГУ, 1999, с. 144-160.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 150

11. В обширной литературе о Шпете и его группе в МЛК и ГАХН до сих пор нет работы, сфокусированной именно на МЛК. Как известно, к расколу внутри Кружка привело размежевание между формалистами-эмпириками, группировавшимися вокруг Якобсона, и феноменологами, собравшимися вокруг Шпета (см. : R. Jakobson, « An Example of Migratory Terms and Institutional Models », p. 532). 12. Иванов, « О становлении структурного метода в гуманитарных науках славянских стран и его развитие до 1939 г. », Историографические исследования по славяноведению и балканистике, М., Наука, 1984, с. 248. 13. С. И. Гиндин, « Первый конфликт двух поколений основателей русского стиховедения », Новое литературное обозрение, 2007, 86, с. 64-65. 14. В большей степени критика Ярхо относилась к поздней книге Белого Ритм как диалектика и „Медный Всадник“ (1929), см. : « Стих и смысл “Медного Всадника” (Обсуждение книги Андрея Белого “Ритм как диалектика” в Государственной академии художественных наук) », подготовка текста, публикация, вступительная заметка и примечания М. В. Акимовой и С. Е. Ляпина, Philologica, 1998, 5, No 11/13, с. 255-274. « О “Символизме” А. Белого с его графическими изображениями порядка ударений в вариациях русских силлабо-тонических размеров » Ярхо писал, что, « несмотря на сбивчивую терминологию и др. недостатки, эта книга [...] оказала весьма плодотворное влияние на русское стиховедение », хотя сам он прочел ее « лишь тогда, когда уже прошел немецкую школу и был готовым стиховедом, словом не ранее 1923 г. », Б. И. Ярхо, Методология точного литературоведения : избранные труды по теории литературы, М., Языки славянских культур, 2006, с. 102. Томашевского Ярхо воспринимал как союзника, а подход Тынянова к стиху не принимал категорически. См. : М. В. Акимова, « Б. И. Ярхо в полемике с тыняновской концепцией стихотворного языка », Philologica, 2001/2002, 7, No 17/18, с. 207-225; Шапир, « “...Домашний, старый спор...” (Б. И. Ярхо против Ю. Н. Тынянова во взглядах на природу и семантику стиха) », ibid., с. 239-244; Catherine Depretto, « La question du formalisme moscovite », Revue des études slaves, t. LXXIX, fasc. 1/2, 2008, p. 97-100; В. Полилова, « Полемика вокруг сборников “художественная форма” и “Ars poetica” : Б. И. Ярхо и Опояз », Studia slavica X, Таллин, 2011, с. 153-170. 15. Флейшман, Вступительная заметка к публикации « Томашевский и Московский лингвистический кружок », op. cit., с. 113. 16. Гиндин, op. cit., с. 65-67. 17. Флейшман, op. cit., с. 114. 18. Обсуждение проблемы см. в статьях : А. Н. Дмитриев, « Как сделана “формально- философская школа” (или почему не состоялся московский формализм?) », Исследования по истории русской мысли. Ежегодник 2006-2007 (8), М., Модест Колеров, 2009, с. 121-140; Depretto, op. cit., p. 87-101. 19. Peter Steiner, Russian Formalism : A Metapoetics, Ithaca (N. Y.) – London, Cornell University Press, 1984, p. 269, [Geneva/Lausanne, sdvig press, 2014]. 20. Из недавних публикаций следует отметить большой блок протоколов с обширными сопроводительными материалами : « Фольклорные темы на заседаниях Московского лингвистического кружка », вступительная статья и подготовка текста А. Л. Топоркова, комментарии А. Л. Топоркова и А. А. Панченко, Неизвестные страницы русской фольклористики, М., Индрик, 2015, с. 56-141. 21. Г. С. Баранкова, « К истории Московского лингвистического кружка : материалы из рукописного отдела Института русского языка », Язык. Культура. Гуманитарное знание :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 151

научное наследие Г. О. Винокура и современность, М., Научный мир, 1999, с. 361-362. Описание архива см. там же, с. 362-376. 22. Запись в дневнике И. Н. Розанова от 1 июня 1919 г. Дневник, хранящийся в Отделе рукописей Российской государственной библиотеки (ф. 653, карт. 4), здесь и далее цит. по ст. : С. Ю. Преображенский, « Русский формализм глазами традиционалиста (И. Н. Розанов об О. М. Брике и МЛК) », Методология и практика русского формализма : Бриковский сборник, вып. II, М., Азбуковник, 2014, с. 96-97, с поправками по ст. : Н. А. Богомолов, « В книжном углу – 14 », Новое литературное обозрение, 2015, 131, с. 393-394. 23. Р. Якобсон, П. Богатырев, Славянская филология в России за годы войны и революции, Берлин, Опояз, 1923, с. 32 (Якобсон контаминирует петроградский и московский доклады Брика, приписывая второму название первого). 24. С. Бобров, « Заимствования и влияния », Печать и революция, 1922, 8, с. 72-92. 25. См. : Б. Эйхенбаум, « Теория “формального метода” », в его кн. : Литература. Теория. Критика. Полемика, Л., Прибой, 1927, с. 135. 26. См. : О. М. Брик, « Ритм и синтаксис », Новый Леф, 1927, 3, с. 15-20; 4, с. 23-29; 5, с. 32-37; 6, с. 33-39. О работе Брика над этой книгой см. : О. М. Брик, « Ритм и синтаксис (материалы к изучению стихотворной речи) », вступительная заметка, подготовка текста и примечания М. В. Акимовой, Славянский стих IX, М., [ЯСК], 2012, с. 501-550; М. В. Акимова, « “Ритм и синтаксис” Брика за пределами “Нового ЛЕФа” », Методология и практика русского формализма..., с. 131-145; eadem, « Какого Брика мы читаем : Загадки “Ритма и синтаксиса” », Могут ли тексты лгать? К проблеме работы с недостоверными источниками, Таллинн, ТЛУ, 2014, с. 90-108. 27. Эйхенбаум, Мелодика русского лирического стиха, Пб., Опояз, 1922, с. 5-6, примеч. 1. Ср., в частности : Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus : Methodologische Rekonstruktion seiner Entwicklung aus dem Prinzip der Verfremdung, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1978, s. 310-314. 28. Гаспаров, « Лингвистика стиха », Известия Российской Aкадемии наук. Серия литературы и языка, 1994, 53, No 6, с. 28-35. 29. Шапир, « “Семантический ореол метра” : термин и понятие (Историко- стиховедческая ретроспекция) », Литературное обозрение, 1991, 12, с. 37. См. ниже примеч. 82 к настоящей статье. 30. Библиографию вопроса см. в книгах : М. Л. Гаспаров, Метр и смысл : об одном из механизмов культурной памяти, М., РГГУ, 1999; Michael Wachtel, The Development of Russian Verse : Meter and its Meanings, Cambridge, New York [etc.], Cambridge University Press, 1998. 31. Якобсон, О чешском стихе преимущественно в сопоставлении с русским, [Берлин], Опояз — МЛК, 1923, с. 29; ср. : Idem, « Брюсовская стихология и наука о стихе », Академический центр Наркомпроса..., с. 229-230. 32. Ср. в его же позднейшей формулировке : « a stressed syllable cannot fall on the upbeat if a downbeat is fulfilled by an unstressed syllable of the same word unit (so that a word stress can coincide with an upbeat only as far as it belongs to a monosyllabic word unit) ». Roman Jakobson, « Linguistics and Poetics », Style in Language, Thomas Sebeok (ed.), Cambridge (Mass.), The M.I.T. Press, 1960, p. 361. 33. Якобсон, « Об односложных словах в русском стихе », Slavic Poetics : Essays in honor of Kiril Taranovsky, The Hague – Paris, Mouton, p. 239-252; см. : Stephen Rudy, « Jakobson’s Inquiry into Verse and the Emergence of Structural Poetics », Sound, Sign and Meaning : Quinquagenary of the Prague Linguistic Circle, Ladislav Matějka (ed.), Ann Arbor, University of Michigan, 1976, p. 483, 493-495. 34. Б. Томашевский, Русское стихосложение. метрика, Пг., Academia, 1923, с. 62. Ср. в позднейшей формулировке М. Л. Гаспарова : « Сверхсхемное ударение и пропуск

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 152

схемного ударения в русской силлабо-тонике не могут совмещаться в одном слове (“запрет переакцентуации”); поэтому сверхсхемные ударения могут приходиться лишь на слова, не превышающие объемом междуиктового интервала : на 1-сложные в ямбе и хорее, на 1и 2-сложные в дактиле, амфибрахии и анапесте », Гаспаров, Современный русский стих : метрика и ритмика, М., Наука, 1974, с. 14. 35. « The Jakobson-Tomaševskij thesis about the impossibility of shifting the accent in Russian [poetry] within a word », Victor Erlich, Russian Formalism : History – Doctrine, 2nd rev. ed., The Hague, Mouton, 1965, p. 220. Кажется, Эрлих был единственным историком науки, отметившим, пусть походя и без точной ссылки, роль Томашевского в формулировании « запрета на переакцентуацию ». А. Н. Колмогоров принимал « закон недопустимости переакцентуации стиха » в широкой формулировке, т. е. в формулировке Томашевского, распространяющей его действие и на трехсложные размеры, однако полагал, что закон этот, « кажется, был отчетливо сформулирован впервые Романом Якобсоном в 1922 году ». А. Н. Колмогоров, А. В. Прохоров, « К основам русской классической метрики », Содружество наук и тайны творчества,составитель Б. С. Мейлах, М., Искусство, 1968, с. 405; ср. : В. A. Успенский, « Предварение для читателей “Нового литературного обозрения” к семиотическим посланиям Андрея Николаевича Колмогорова », Новое литературное обозрение, 1997, 24, с. 134. 36. См. : Igor Pilščikov, Anatoli Starostin, « Reconnaissance automatique des mètres des vers russes : une approche statistique sur corpus », Langages, 2015, no. 199, p. 94-95. 37. Шапир, « Metrum et rhythmus sub specie semioticae », в его кн. : Universum versus : Язык – стих – смысл в русской поэзии XVIII-XX веков, М., Языки русской культуры, 2000, кн. 1, с. 96. См. также : М. В. Акимова, « “Некоторым – не закон” : подвижность метрического ударения в итальянской и русской силлабо-тонике », Philologica, 9, No 21/23, с. 55-73. 38. См. ниже реплики Якобсона и Винокура и примечания к ним (108 и 113). 39. Преображенский, op. cit., с. 97. Термин « силлабо-тонический » утвердился после статьи Н. В. Недоброво, « Ритм, метр и их взаимоотношение », Труды и дни, 1912, 2, с. 15. 40. Следует иметь в виду, что не все члены Кружка участвовали в заседаниях и, наоборот, не все участники заседаний были действительными членами Кружка. 41. Не сохранились. 42. Доклад Томашевского « О пятистопном ямбе Пушкина » был обсужден на заседании МЛК 8 июня 1919 г. Протокол заседания, хранившийся у И. Н. Медведевой- Томашевской, опубликован Л. С. Флейшманом, « Томашевский и Московский лингвистический кружок... », с. 125-127. Основанная на докладе статья « Пятистопный ямб Пушкина » была напечатана в книге Очерки по поэтике Пушкина Берлин, Эпоха, 1923, с. 7-143, а затем в сокращенном виде вошла в сборник статей Томашевского О стихе, Л., Прибой, 1929, с. 138-253. 43. Дополнительное ударение – сверхсхемное, попадающее на « слабое » (метрически безударное) место в схеме стиха. Двудольники – двусложные размеры (ямбы и хореи). Таким образом, тезисы Якобсона о переакцентуации (см. выше) восходят к Брику. В предисловии к работе О чешском стихе... автор признавался : « Дебаты Московского Лингвистического Кружка, особенно доклады О. М. Брика и Б. В. Томашевского о русском стихе, впервые отчетливо осветили мне проблемы научной ритмики » (6). 44. В первой стопе 4-стопного дактиля сверх схемное ударение на втором слоге : « Я́, Мáтерь... » (Xx́ x́). Подробнее этот жепример раз обранвкниге : Томашевский, Русское стихосложение..., с. 62-64. 45. Кретик или амфимакр – античная стопа, состоящая из долгого, краткого и долгого слога : –␣ – Томашевский, Теория литературы : поэтика, М., Л., Гос. изд-во, 1925, с. 76; ср. :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 153

Андрей Белый, Символизм, М., Мусагет, 1910, с. 560. Здесь речь идет о внеметрическом (сверхсхемном) ударении на последнем слоге дактилической клаузулы (X́xx́). « То, что неударяемые слоги рифмы (и вообще окончания стиха) имеют самостоятельный, не зависящий от внутреннего строя, ритмический характер, доказывает легкая заменимость дактилического окончания кретиком... », Томашевский, « Пятистопный ямб Пушкина », 1923, с. 120; ср. : Белый, Символизм..., с. 617. 46. Слова В. А. Жуковского (1815). Пример на двустопный дактиль с дактилическими окончаниями (ср. в этом же стихотворении : « Го́рдых смирителю́ , / Сла́бых храни́ телю... »). Тот же пример : Б. Томашевский, « Пятистопный ямб Пушкина »..., с. 121. 47. Имеется в виду сверхсхемное ударение на первом слоге первой стопы анапеста (xx́ X)́ . « Слоги до первого метрического ударения считаются анакрузой [...] Анапест обладает 2-х-сложной анакрузой. Анакруза эта имеет тяготение к ударению на первом слоге », Томашевский, Русское стихосложение..., с. 42, 46. 48. Перевод комедий « Несносные » (« Les fâcheux ») и « Ученые женщины » (« Les femmes sçavantes ») в издании : Полное собрание сочинений Мольера, СПб., Брокгауз и Эфрон, 1912-1913, т. 1-2. По данным К. Ф. Тарановского, первый опыт русского бесцезурного Я6 принадлежит Жуковскому, который в своем переводе « Орлеанской девы » Шиллера подражал стиху оригинала. Этот новый размер « не был воспринят русской поэзией и остался ритмическим экспериментом », К. Тарановски, Руски дводелни ритмови I–II, Београд, Научна књига, 1953, с. 111, примеч. 142; Тарановский, Русские двусложные размеры. Статьи о стихе, перевод с сербского В. В. Сонькина, М., Языки славянской культуры, 2010, с. 120, примеч. 152. 49. По Шенгели, « стихи шестистопного ямба на практике всегда несут цезуру после шестого слога; бесцезурные строки лишь изредка западают в последовательность обычных строк; “ямбический триметр” весьма мало употребителен ». Г. Шенгели, Трактат о русском стихе, ч. I : Органическая метрика, издание 2-е, переработанное, М., Пг., Гос. изд-во, 1923, с. 171. 50. Впоследствии Тарановский показал, « что и в пятистопном бесцезурном ямбе большой процент стихов (в пушкинской драме “Скупой рыцарь” более 60%) имеют словораздел перед пятым слогом (а он – не что иное, как след цезуры [...]). Поэтому и в пятистопном бесцезурном ямбе большое количество стихов все же распадается на два полустишия », Тарановский, Русские двусложные..., с. 41; в сербском оригинале для обозначения цезуры используется термин Шенгели « медијана » : Тарановски, Руски дводелни..., с. 26. 51. « Способ к сложению российских стихов » (1752), §§ 9-11. Брик предлагал отказаться от понятия стопы. На заседании МЛК 23 сентября 1919 г. он утверждал : « Еще Тредияковский говорил о том, что в русском языке нет стоп », ИРЯ РАН, ф. 20, л. 65 [ед. хр. 2.II, No 13]; протокол опубликован С. И. Гиндиным и A. B. Маньковским : Новое литературное обозрение, 2007, 86, с. 70-71. Брик не прав : по Тредиаковскому, « тон с расстоянием своим от другого подобного тона называется стопа », « Способ... », § 11. 52. Иначе говоря, анакруса и клаузула не влияют на метрическую квалификацию строки, поэтому для Брика все трехдольники представляют собой разновидности одного и того же размера (а ямб и хорей – разновидности другого, двудольного размера). Так же в конце 1910-х – начале 1920-х годов считал Томашевский : « Ударно- метрический ряд следует выделять из стиха, как ряд правильного чередования метрических ударений и неударяемых слогов. Ему предшествует анакруза, за ним следует рифмическое окончание. Метрический ряд начинается с первого метрического ударения и кончается последним », Русское стихосложение..., с. 46, ср. 49.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 154

53. Из баллады Пушкина « Будрыс и его сыновья » (1833) : « Ден́ ег с цел́ ого свет́ а, | суќ он яр́ кого цвет́ а », строка Ан2+Ан2 с внутренней женской рифмой и со сверхсхемными ударениями в начале обоих полустиший (x́xX́xxX́x|x́xX́xxX́x). Если интерпретировать формы « де́нег » и « су́кон » как « насильственно безударные », то следовало бы говорить не об энклитиках, а о проклитиках. Пример из « Будрыса » разбирали Брюсов, « Стихотворная техника Пушкина..., см. ниже, и Томашевский, который делал на этом основании вывод, что « анапестическіе стихи вполнѣ естественно начинаются съ кретика (′U′) »; Томашевский, « Ритмика четырехстопного ямба по наблюдениям над стихом “Евгения Онегина” », Пушкин и его современники, 1918, вып. XXIX/XXX, с. 182; Idem, О стихе..., с. 131. Брик интерпретирует слова с неметрическими ударениями как атонированные (« насильственные энклитики ») вслед за Брюсовым, который, анализируя именно этот пример, называет их « athona », « Стихотворная техника Пушкина », Пушкин (Библиотека великих писателей), Пг., Брокгауз и Эфрон, 1915, т. VI; перепечатано в посмертном издании : В. Брюсов, Мой Пушкин : статьи, исследования, наблюдения, М. – Л., Гос. изд-во, 1929, с. 154. 54. Речь идет о дактилических клаузулах типа « ма́ть сыра́ земля », « со добра́ коня » и под. См. : М. П. Штокмар, « Основы ритмики русского народного стиха », Известия Академии наук СССР. Отделение литературы и языка, 1941, 1, с. 117. Возражения против « теории клитик », интерпретирующей полнозначные слова в таких дактилических клаузулах как энклиномены, см. в книге : James Bailey, Three Russian Lyric Folk Song Meters, Columbus (Ohio), Slavica, 1993, chapter 2. 55. Из стихотворения « Елене » (1917). Пример на трехстопный хорей с гипердактилическим окончанием : X́xXxX̀x́xx ̀(рифмующаястрока : « Ивисо́кпульси́ рующий », XxX́xX́xxx). 56. « Словораздел » – « термин Брика, принятый молодыми московскими ритмиками », Якобсон, О чешском стихе..., с. 29, примеч. 35, – это граница между словами, а « цезурой называется такой словораздел, который во всех стихах стихотворения находится между одними и теми-же слогами », Томашевский, Русское стихосложение..., с. 21. По Брику, отличие постоянного словораздела (цезуры) от непостоянного – не закон, а тенденция. В русском цезурованном Я5 попадание словораздела на границу между 4- м и 5-м слогом стремится к 100%, но может и не достигать этой цифры. Сколько нужно набрать нарушений, чтобы цезура перестала быть цезурой и стала обычным словоразделом, а Я5 стал бесцезурным? 57. Термин Андрея Белого : « ускорением » он называл пропуск метрического ударения, « замедлением » – добавление сверхсхемного ударения. « Ускорения » и « замедления » суть « отступления » от метра. Для ямбической стопы [U –] « отступления с ускорением » – то же, что пиррихии [UU], « отступления с замедлением » – то же, что спондеи [– –], Белый, Символизм..., с. 286-287, 290, 394 и др. Еще в 1922 г. Якобсон не возражал против этих дефиниций : « Способность русского стиха к атонации не подлежит сомнению. В количественном отношении, эти атонации правильно определяются, как ускорения », « Брюсовская стихология и наука о стихе », с. 229. Томашевский в 1923 г. констатировал : « Замену ямба или хорея пиррихием иногда называют ускорением, замену же этих стоп спондеем – замедлением. Термины эти довольно употребительны в современной литературе », Русское стихосложение..., с. 30. Фонологическое объяснение термина нашел Тарановский : « пропуск метрического ударения действительно оставляет ощущение ускоренности (поскольку долгий

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 155

ударный слог заменяется кратким безударным) », Тарановски, Руски дводелни..., с. 339, примеч. 384 [к с. 338]; ср. Idem, Русские двусложные..., с. 329, примеч. 384; в русском переводе опечатка : « коротким ударным »). 58. Из элегии Пушкина « Любовь одна – веселье жизни хладной... » (1816). Пример на Я5 с дактилической цезурой (т. е. пропуском схемного ударения на втором икте цезурованного Я5). « Заворот » – синтаксическая инверсия. 59. Первое издание – 1914. 60. Из стихотворения Пастернака « До всего этого была зима » (1917) : « Снег все гуще, и с колен – / В магазин / С восклицаньем : “Сколько лет, / Сколько зим!” ». 61. Андрей Белый прочел лекцию « О ритмическом жесте » в Обществе любителей российской словесности при Московском университете в ноябре 1918 г. См. : С. С. Гречишкин, А. В. Лавров, « О стиховедческом наследии Андрея Белого », Ученые записки Тартуского..., 1981, 515, Труды по знаковым системам, XII, с. 109, примеч. 46; « Андрей Белый и С. М. Алянский : Переписка », предисловие и публикация Дж. Малмстада, Лица : биографический альманах, 9, СПб., Феникс, 2002, с. 95, примеч. 6. Лекция представляла собой « попытку графической передачи движения ритмической волны в поэзии », А. Е. Грузинский, « Ученая жизнь Москвы. Общество Любителей Российской Словесности », Академический центр Наркомпроса..., с. 284. 62. Ср. пересказ доклада Брика в дневнике И. Н. Розанова : « В докладе ценно было указание, что ритм надо поним<ать> не статически, а кинетически (это не результат движения, а самое движение). Теория немцев, что это расчленение, тоже не годится, т. к. расчленить можно только идеал, законченное » (Богомолов, op. cit., с. 394). Под « теорией немцев » имеется в виду представление о том, что ритм – это « упорядоченное расчлененіе движенія во временномъ отношеніи », Карл Бюхер, Работа и ритм : Рабочие песни, их происхождение, эстетическое и экономическое значение, пер. с нем. И. Иванова, СПб., О. Н. Попова, 1899, с. 212. Термин « ритмическое (рас)членение » (rhythmische Gliederung) широко употреблялся в работах Вестфаля и его последователей, см. например : Rudolf Westphal, Die Musik des griechischen Alterthumes. Nach den alten Quellen neu bearbeitet, Leipzig, Von Veit & Comp., 1883, s. 23, 59, 278; August Rossbach, Rudolf Westphal, Theorie der musischen Künste der Hellenen, 3. Auflage, Bd. 3, Abt. 2 : Specielle Griechische Metrik, Leipzig, B. G. Teubner, 1889, s. XIII, 5, 82, 323, 329, 642 и др.; Hugo Gleditsch, « Metrik der Griechen und Römer mit einem Anhang über die Musik der Griechen », Handbuch der klassischen Altertums-Wissenschaft in systematischer Darstellung, Bd. 2 : Griechische und lateinische Sprachwissenschaft, 2. neubearbeitete Auflage, München, C. H. Beck (Oskar Beck), 1890, s. 688-689.

63. Этой части доклада Брика соответствует раздел « Ритмический импульс » в новолефовской публикации : « Всякое движение имеет два признака, по которым оно протекает; движение может быть слабее и интенсивней, оно может длиться и прекращаться. [...] Когда мы исследуем стихотворный ритм по имеющимся стихотворениям, то мы изучаем комбинацию ударных и неударных слогов, комбинацию междусловесных или междустрочных перерывов. Ударность и прерывность – это и есть результаты тех двух признаков движения; поэтому, когда мы говорим о стихотворном ритме, мы должны найти ту формулу, по которой эти два признака в стихотворной речи организованы. В разговорной речи мы имеем определенную кинетическую организацию интенсивности и прерывности. В стихотворной речи организация этих элементов иная. Найти разницу между этими

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 156

двумя системами – это и значит найти основной признак ритмического импульса. Можно стихотворение прочесть по-разговорному : те же будут слова, тот же синтаксис, но результаты будут иные. Разница в различной кинетической установке : в одном случае, в разговорном, мы будем иметь установку разговорной речи, во втором – будет действовать условный ритмический импульс », Брик, « Ритм и синтаксис »..., 3, с. 18. Свою позицию Брик еще раз изложил на следующем заседании МЛК (8 июня 1919 г.) в прениях по докладу Томашевского о 5-стопном ямбе Пушкина : « В языке имеются слова определенной длины, которые, сочетаясь, образуют стих. Каждый стих, таким образом, есть как бы механическое соединение [...] Исходить нужно не из готовых слов, а из формования слов в стихотворении. [...] Стих же есть прежде всего – речь, а не комбинация готовых слов. Поэтому вычислять, сколько определенных сочетаний может и сколько не может уложиться в стихе – не продуктивно. [...] Таким образом основной недостаток доклада в том, что, наблюдая ритм, как комбинации готовых словесных форм, он не улавливает самой сущности ритма », « Томашевский и Московский лингвистический кружок », с. 125. 64. « Ритмическим » Петерсон называет ударение, попадающее на метрически « сильное » место (икт), а « не ритмическим » – ударение, попадающее на метрически « слабое » место (сверхсхемное). 65. Речь идет о повышении голоса на таких метрически безударных слогах (« слабых » местах), которые фактически ударны : Петерсон считал, что отсутствие экспирации компенсируется изменением речевой мелодии. Противоположную ситуацию (произношение безударного слога в иктовой позиции) анализировал Якобсон, который писал в « Брюсовской стихологии » о « различной экспираторной силе » слогов, попадающих на икт и в междуиктовую позицию, – « в зависимости от того, какие ритмические доли они осуществляют » : в некоторых случаях на икте « атонированный слог хоть слабо, но все же акцентуирован » (229). Брик говорил об « интонационном повышении » голоса на иктах : « Похожие внешне синтаксические структуры прозаической и стихотворной речи могут семантически, по смыслу своему, быть совершенно различными. Строка “Ты хочешь знать, что делал я на воле” будет читаться в прозаической речи иначе, чем она читается в стихотворной. В прозаической речи вся сила интонационного повышения лежит на слове “на воле”, в стихотворной речи оно равномерно распределится между словами “знать”, “делал я”, “на воле” », « Ритм и синтаксис »..., 6, с. 32. Пример (не Я5, а Я4!) взят из поэмы Лермонтова « Мцыри » : « Ты хочешь знать, что делал я / На воле? Жил – и жизнь моя... », etc. 66. Ср. : « Разнообразие ритмических импульсов греческого стиха заключалось в том, на какой временной доле начиналось ритмическое понижение : в ямбе движение подымалось на одной доле и понижалось на двух долях (морах); в хорее повышение продолжалось две доли, а понижение одну; в дактиле повышение продолжалось две доли и понижение две доли и т. д. Расстояние от начала одного повышения до начала другого называлось стопой. Эти повышения и понижения не совпадали с повышениями и понижениями разговорной греческой речи [...] », Брик, « Ритм и синтаксис »..., 4, с. 24. 67. См. : Л. Гроссман, « Последняя поэма Тургенева (Senilia) », Венок Тургеневу : 1818-1918, Одесса, А. А. Ивасенко, 1919, с. 57-90. 68. « Ритмико-синтаксической фигурой » Брик предлагал называть конфигурации словесного материала в стихе, характеризующиеся общностью « расположения

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 157

ударений и пауз » и общностью « синтаксической структуры », Брик, « Ритм и синтаксис »..., 4, с. 28; 6, с. 33. 69. Фонометр – прибор, разработанный известным физиком-экспериментатором П. Н. Лебедевым для сравнительных измерений силы звука. Был изготовлен в Физическом институте Московского университета университетским механиком П. И. Громовым. См. : П. Лебедев, « Фонометр », Журнал Русского физико-химического общества. Физический отдел, 1909, XLI, отд. 1, вып. 9, с. 370-372. 70. Неясно, что имеет в виду Брик : Саран высоко отзывался об экспериментальной фонетике Эдварда Скрипчера (Edward W. Scripture) и Феликса Крюгера (Felix Krüger), выражая надежду, что их труды окажут положительное воздействие на изучение мелодики стиха : « Die Erforschung des melischen Problems wird durch diese Arbeiten zweifellos sehr gefördert werden », Franz Saran, Deutsche Verslehre, München, C. H. Beck (Oskar Beck), 1907, s. 102. 71. Ср. изложение методов учителя Сарана – Эдуарда Сиверса (Eduard Sievers) во втором опоязовском сборнике : опыты Сиверса по озвучиванию того или иного стихотворного текста приводили к « установленію средняго типа мелодизаціи даннаго стихотворенія при его массовомъ многократномъ воспроизведеніи, что вѣдь и является фактически неизмѣннымъ для всѣхъ случаевъ основаніемъ построеній и обобщеній », Владимир Б. Шкловский, « О ритмико-мелодических опытах проф. Сиверса », Сборники по теории поэтического языка, II, Пг. ОМБ [= О. М. Брик], 1917, с. 93. Список важнейших стиховедческих трудов Сиверса и Сарана дает Б. М. Эйхенбаум в библиографическом приложении к опоязовской « Поэтике » (Пг., 1919, с. 168). 72. См. : Gustav Theodor Fechner, Vorschule der Aesthetik, Leipzig, Breitkopf & Hartel, 1876, th. 1-2. 73. Фехнер ввел числовую характеристику C (der Centralwert), более точный способ измерения которой разработал вскоре Ф. Гальтон, предложивший для нее термин « медиана » (1881). См. : G. Th. Fechner, « Ueber den Ausgangswerth der kleinsten Abweichungssumme, dessen Bestimmung, Verwendung und Verallgemeinerung », Abhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften. Mathematisch-Physikalische Klasse, Bd. XI, 1878, s. 1-76. 74. Переход от методов Сарана, Сиверса и Фехнера к вопросу о степенях ударности не случаен. В немецком языке и стихе « Франц Саран отмечает девять различных ступеней ударности » : « логическое ударение или эмфатическое выделение » (überschwer 2 и 1), « полное ударение » (vollschwer), « две более низкие ступени ударности » (mittelschwer, halbschwer), « три ступени неударности » (halbleicht, volleicht, überleicht), « нулевая ступень ударения » (indifférent), В. Жирмунский, Введение в метрику : теория стиха, Л., Academia, 1925, с. 161-162; см. : F. Saran, op. cit., с. 49 и далее. 75. Главное, второстепенное и третьестепенное. См. : Ф. Корш, О русском народном стихосложении (Сборник Отделения русского языка и словесности Императорской Академии Наук, LXVII, No 8), СПб., 1901, с. 5-6 и далее. 76. Во внутренней рецензии на статью Якобсона « Брюсовская стихология... », очевидно, известной участникам заседаний МЛК : « Ритмика не может обходиться [...] без различения сильно-ударных, ударных, полуударных слогов », РГАЛИ, ф. 2164 [Г. О. Винокур], оп. 2, ед. хр. 5, л. 4-5; опубликовано К. Ю. Постоутенко : « Три неизданные рецензии В. И. Иванова », Новое литературное обозрение, 1994, 10, с. 245. 77. Имеется в виду концепция « ритмической константы, о которой пишущий эти строки <Вяч. И. Иванов. – И. П.> имеет давний навык подробно говорить, как об основе стихотворного ритма, и в частности – цезуры, в своих курсах по стиховедению, не безызвестных автору рецензируемой статьи <Р. О. Якобсону. – И. П.>, судя по одной

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 158

полемической на них ссылке » (там же, с. 245). О константах Иванов пишет в еще не изданной к тому времени рецензионной статье « О новейших теоретических исканиях в области художественного слова » : « [...] ритм стиха [...] зиждется на ясных константах (ictus′а и цезуры) и сопровождающих константу переменных », Академический центр Наркомпроса..., с. 171. Позднее Якобсон включил обязательную ударность последнего икта в число « констант » (constants), описывающих правила построения классической русской силлаботоники, Linguistics and Poetics, с. 361. 78. Статистику хореев различной стопности по десятилетиям см. : Гаспаров, Современный русский стих..., с. 59, анализ динамики – с. 60-62, сводная диаграмма – с. 75. 79. Ср. данные Андрея Белого по Х4 ( Символизм, с. 628-629). Гаспаров вслед за Тарановским называл эту закономерность « законом восходящего начала » : « первый икт в междубезударной позиции (т. е. на I стопе в ямбе, на II стопе в хорее) стремится к сильной ударности », Современный русский стих..., с. 77. 80. У Брюсова вторая стопа в Х4 константно ударна (97,5%-100%), в Х5 ее ударность держится на уровне 85%-93,5%, и только в редчайшем Х7 второй икт несколько слабее первого; Гаспаров, Современный русский стих..., с. 97, 111, 386; данных по Х6 нет). Скорее всего (чему не противоречит и ответ Брика) И. Н. Розанов говорил не о брюсовском хорее, а о брюсовском 4-стопном ямбе : в 1896-1899 гг. Брюсов много изучал « поэзию XVIII в. для ненаписанной “Истории русской лирики” », и « в его 4-ст. ямбе 1899-1900 гг. впервые за много десятилетий I стопа чаще несет ударение, чем II-я », Гаспаров, Очерк истории русского стиха : метрика, ритмика, рифма, строфика, М., Наука, 1984, с. 226. Вот как звучат замечания Розанова в его собственном пересказе : « Мои замечания сводились к двум. ◊ Не принято во внимание, что ударения разноценны. ◊ Не рассмотрен 5<->стоп<ный> хорей. Ямб надо изучать параллельно с соответст<вующим> хореем. Тогда, м<ожет> б<ыть>, и особенности стиха были понятнее. Отчего, напр<имер>, в 4-уд<арном> хорее самым устойчивым является второе ударение », Преображенский, op. cit., с. 96, поправки : Богомолов, op. cit., с. 394. 81. Очевидно, имеется в виду драматическая сказка Гумилёва Дитя Аллаха (1916), впервые опубликованная в NoNo 6 и 7 журнала Аполлон за 1917 г. Если в сборнике Жемчуга (1910) « у Гумилева ударность четвертого слога приближается к константе (100%) », то в его лирике 1912-1918 гг. « ударность всех иктов упала, но не одинаково : на четвертом слоге – намного ощутимее, чем на втором и шестом », а « в драматической сказке “Дитя Аллаха” частотность ударений на четвертом слоге упала еще сильнее, так что четвертый слог стал на 0,7% слабее второго », Тарановский, Русские двусложные ..., с. 385. 82. Именно эти три примера повторил затем Якобсон, а вслед за ним и со ссылкой на него – Тарановский. См. : R. Jakobson, « K popisu Máchova verše », Torso a tajemství Máchova díla : Sborník pojednání Pražského lingvistického kroužku, Praha, Fr. Borový, 1938, с. 247; idem, « Toward a Description of Mácha’s Verse », in his Selected Writings; vol. V : On Verse, Its Masters and Explorers, The Hague – Paris – New York, Mouton, 1979, p. 466; Тарановски, Руски дводелни..., с. 274; idem, Русские двусложные..., с. 270. Позднее́ , в статье « О взаимоотношении стихотворного ритма и тематики », American Contributions to the Fifth International Congress of Slavists, vol. I : Linguistic Contributions, The Hague, Mouton, 1963, p. 287-332, Тарановский « расширил круг материала, систематизировал его, предложил объяснение » и

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 159

разработал таким образом « новый подход [...] к проблеме взаимосвязи формы и содержания в поэтическом произведении », Гаспаров, « Тарановский – стиховед », в кн. : К. Тарановский, О поэзии и поэтике, М., Языки русской культуры, 2000, с. 419. Ср. более скептическую оценку результатов младшего исследователя : « Собственное достижение К. Ф. Тарановского (1963) было заключено всего лишь в расширении круга примеров, иллюстрирующих разные аспекты семантики 5-стопного хорея », Шапир, « “Семантический ореол метра”... », с. 37. 83. Аналогичное наблюдение, только не в отношении пушкинского Х4, а в отношении лермонтовского Х5 и в прямой связи с « Выхожу один я на дорогу... » вскоре сделает Эйхенбаум : « в стих<отворении> “Выхожу” предцезурная часть каждой строки, благодаря слабому или совсем отсутствующему первому ударению, образует в большинстве случаев как бы анапестический ход (UU —' [...]). Вместе с сильной цезурой после ударения это создает совершенно особое ритмическое впечатление (как бы сочетание анапестической вступительной стопы с трехстопным ямбом, т.-е. UU—′ | ␣ —′ | U —′ | U — | U ) » (Мелодика русского лирического стиха, с. 116). 84. Ср. : « Допущение анакрузы в хорее исправляет [...] счет стоп, и этим вносит некоторый свет в одно′ любопытное явление. Обычно ямб противо<по>ставляют хорею по характеру движения ритма этих метров. Ямб мужественнее, серьезнее, сосредоточеннее, хорей легче, веселее; хорей– плясовой размер, ассоциирующийся в представлении с танцами, песней и т. д. [...] Обычно разумеют при этом наиболее распространенные в русской поэзии четырехстопный ямб и четырехстопный хорей. Однако, если учесть, что хорей начинается с анакрузы и метрических периодов (стоп) в нем меньше, чем принято считать, то сопоставлять надо четырехстопный ямб с пятистопным хореем, а четырехстопный хорей с трехстопным ямбом », Томашевский, Русское стихосложение..., с. 47-48. Действительно, рассуждает Томашевский, Я4 и Х5 могут иметь медитативный характер, а Я3 и Х4 – « анакреонтический » или юмористический, ibid., с. 48. 85. То есть идентичен или изофункционален первому слогу анапеста. 86. В трактате 1923 года Томашевский при изложении « анапестической » гипотезы ссылается на обсуждение ее « в литературе » (видимо, в книге Эйхенбаума) и « в научных кругах » (видимо, в МЛК) : « [...] следует считать [...] хорей начинающимся не с метрического ударения, а с двусложной анакрузы, тяготеющей к ударности ее первого слога. Именно гипотеза анакрузы в хорее, уже высказывавшаяся как в литературе, так и в обсуждении этих вопросов в научных кругах, позволяет объяснить, почему так часто хорей не ударяем на первом слоге », Русское стихосложение..., с. 47. 87. О пропусках ударений на второй стопе хорея у Пушкина-лицеиста и отсутствии таковых у зрелого Пушкина см. наблюдение Брюсова, процитированное ниже (примеч. 91). 88. Теорию смешения стоп (« логаэдическое учение о стихе ») Томашевский, как и Брик, считал неприемлемой, см. : Русское стихосложение..., с. 28-30). Однако он предлагал рассматривать анапестический зачин хореической строки не как стопу, а как анакрусу, тогда как метрообразующими слогами для него, как и для Брика, были только слоги, располагающиеся между первым и последним иктом. 89. Начальное двустишие пушкинских « Бесов » (1830). Х4 с пропуском ударения на первом и третьем иктах (во второй строке).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 160

90. По всей видимости, отголосок определения метра у Андрея Белого : « Подъ ритмомъ стихотворенія мы разумѣемъ симметрію въ отступленіи отъ метра, т.-е. нѣкоторое сложное единообразіе отступленій », Символизм..., с. 396; в источнике разрядкой. 91. « Хорей получил развитие у Пушкина только во вторую половину деятельности. Но очень рано Пушкин усвоил себе взгляд, что во всех хореических строчках, какой бы длины они ни были, первая стопа должна быть заменена пиррихием. Более частые нарушения этого правила мы находим только в ранних стихах Пушкина [...] », Брюсов, « Стихотворная техника Пушкина », Мой Пушкин..., с. 149. Ср. данные по Х4 у Пушкина по периодам : Тарановски, Руски дводелни..., табл. 1, NoNo 11-13. Впоследствии Гаспаров, переосмысливая данные Тарановского, интерпретировал эту динамику как борьбу тенденций к сглаживанию и подчеркиванию альтернирующего вторичного ритма в Х4; см. : Гаспаров, Очерк истории..., с. 72-74, 132. 92. Иначе говоря, согласно раннему Томашевскому, схема стиха пушкинских « Бесов » – не XxX́ ́xX́xX́(x), а x́xX́xX́xX́(x). 93. По Коршу, русский народный стих состоит из 16 мор, которые делятся на 4 такта в четыре четверти (музыкальный размер 4/4) или на две диподии, по два такта в каждой. Последняя, 16-я мора попадает на финальную паузу; в тексте все моры либо выражаются полноценными слогами, либо стягиваются по две в один слог, Корш, op. cit., с. 2-5, 8. Слоги с главным [ó], второстепенным [ò] и третьестепенным [ȯ] ударением распределяются, согласно Коршу, так : « Ȧх вы сéни, мȯи сèни, сėни нóвыė моѝ », ibid., с. 5. Отсюда и анапестический зачин : « такой стихъ слогъ въ слогъ равняется метрическому (квантитативному) анапестическому диметру съ разложеніемъ всѣхъ долгихъ слоговъ кромѣ послѣдняго », ibid., с. 3. В терминологии Андрея Белого, подобная конструкция соответствует двум диподиям пэана (пэона) третьего (а не первого) : xxXx xxXx + xxXx xxX(x) (четырехсложный размер с ударением на третьем слоге стопы; ср. : Белый, Символизм..., с. 559-560). 94. Размер « кольцовского пятисложника » (« Что, дремучий лес, / Призадумался? ») принято определять не как Х3 с тенденцией к пропуску ударения на первом слоге, а как пентон (гиперпэон) третий (пятисложный размер с ударением на третьем слоге стопы; ср. строчки, не отягченные сверхсхемным ударением : « Призадумался́ », « Затуман́ ился », « Заколдов́ анный », « С непокрыт́ ою » etc.). 95. А. В. Кольцов, « Лес » (1837; см. предыдущее примечание). Непосредственным предшественником Кольцова в этом отношении был Н. А. Львов с его песней « Как, бывало, ты в темной осени... », написанной еще в 1790-е годы. См. : М. П. Штокмар, « Народно-поэтические традиции в творчестве Лермонтова », Литературное наследство, т. 43/44 : М. Ю. Лермонтов I, М., АН СССР, 1941, с. 303; James Bailey, « Literary Usage of a Russian Folk Song Meter », The Slavic and East European Journal, 1970, 14, no. 4, p. 438. 96. В конце 1910-х годов метроритмическая структура лермонтовской « Песни про царя Ивана Васильевича, молодого опричника и удалого купца Калашникова » (1837) еще не была ясна. Подробному сопоставлению ритмики лермонтовской « Песни » и народного эпического стиха посвящен V раздел монографической статьи ученика Бориса Ярхо – М. П. Штокмара « Народно- поэтические традиции в творчестве Лермонтова » (op. cit., с. 326-341). Штокмар пришел к выводу, что стих « Песни », будучи близок к былинной метрике, не имеет непосредственного « ритмического прототипа » в фольклоре (ibid., с. 343), хотя отдаленным ее аналогом может служить одна песня из сборника М. И. Чулкова (ibid., с. 339-341). Константами лермонтовского стиха (нарушения

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 161

которых незначительны) являются « анапестические зачины и дактилические окончания стиха », причем « и те и другие нередко являются с о с т а в н ы м и », т. е. могут быть отягчены сверхсхемными ударениями (ibid., с. 309). Кроме того, Штокмар выделил в стихе « Песни » строки нескольких ритмических типов и обратил внимание на то, что многие из этих строк имеют « тот самый пятисложный ритм, который составил “открытие” Н. Львова » : « Не полюбишься — не прогневайся » и др. (ibid., с. 334-335). С мнением Штокмара согласился Сергей Бобров, который, пользуясь собственной оригинальной терминологией, назвал такие стихи « трехсложниками с трибрахоидной паузой », Бобров, « Русский тонический стих с ритмом неопределенной четности и варьирующей силлабикой (опыт сравнительного описания русского вольного стиха) », Русская литература, 1968, 2, с. 71-72. Наблюдение Штокмара и Боброва поддержал М. Л. Гаспаров, показавший, что « этот размер [...] образует ритмический фон произведения », из которого вырастают и хореи, и анапесты, и трехударные тактовики, причем и в тех и в других и в третьих имеется однотипный словораздел, « выделяющий на конце стиха пятисложную группу, вполне созвучную “кольцовскому” полустишию » (« Русский народный стих и его литературные имитации », в кн. : Гаспаров, Избранные труды, т. III : О стихе, М., Языки русской культуры, 1997, с. 119. Джеймс Бейли возвел лермонтовский стих к типу народного стиха, имеющего два константных ударения (после двусложной анакрусы и перед двусложной клаузулой), между которыми располагается переменное число слогов, отметив, что многие строки такого размера состоят из двух пятисложных групп. Дж. Бейли, Избранные статьи по русскому литературному стиху, М., Языки славянской культуры, 2004, с. 168-169. Ничего этого Брик еще не знал, но сравнение Лермонтова и Кольцова могло легко быть подсказано сопоставлением размера « Песни про [...] купца Калашникова » с размером львовской песни « Как, бывало, ты в темной осени... » – эта параллель была общим местом в суждениях литературоведов 1890-х годов, Штокмар, op. cit., с. 303, 326 и примеч. 137 на с. 350-351. 97. « Бесы » (1830). 98. Бобров, Вертоградари над лозами, СПб., Книгоизд-во « Лирика », 1913. 99. Комбинация хорея и ямба [–UU–] – греческая квантитативная стопа; применительно к русской поэзии – у Андрея Белого, Символизм..., с. 560) 100. Из стихотворения « Игорю Северянину », « Тебе, поэт, дано судьбою... »; в кн. : Вертоградари над лозами, с. 91. 101. В соответствии с классификацией паузных форм (a, b, c, d, e) у Андрея Белого, Символизм..., с. 278. В позднейшей энциклопедической статье Бобров замечает : « Хориямбы паузной формы “c” чрезвычайно редки, например, у Пастернака : “Крики весны водой черенеют” », С. П. Б., « Хориямб », Литературная энциклопедия : словарь литературных терминов : в двух томах, М. – Л., Л. Д. Френкель, т. 2, 1925, стб. 1069. 102. Маяковский, « Флейта-позвоночник », 1 (1915). Из « Послания к Кулибину » (« Не часто ли поверхность моря... », 1819). См. : Бобров, Вертоградари над лозами..., с. 147. 103. « Свечи́ дрожащие пылали » в разных редакциях « Демона » (1830-1834). Эта параллель принадлежит Винокуру, Бобров пример из Лермонтова не приводит.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 162

104. Там же Бобров приводит еще несколько сомнительных примеров, в том числе вторую строку из четверостишия Тютчева « Увы, что нашего незнанья... » (1854) : « И безпомощнѣй и грустнѣй ». « Очевидно, Бобров по недоразумению читал змѣ́и вместо змѣи́, безпо́мощнѣй вместо безпомо́щнѣй », Шапир, « Metrum et rhythmus sub specie semioticae », с. 120, примеч. 6). 105. Хориямбы форм « d » и « d1 », Бобров, Вертоградари над лозами..., с. 147. 106. Пушкин, « Полтава », песнь третия (1828). 107. Маяковский, « Флейта-позвоночник », 1 (1915). 108. Якобсон соглашается с бриковской концепцией развития русского стиха как эволюции систем стихосложения. Ср. в « Ритме и синтаксисе » : « Вполне естественно, что люди, не дожившие до наших времен, не увидевшие перехода силлаботонического стиха в стих тонический, не могли понять тенденции русского стиха и рассматривали его по аналогии с стихом греческим и силлабическим. Но мы, увидевшие и узнавшие стих Блока, Ахматовой, Хлебникова, Маяковского, – для нас эти тенденции ясны, и нам не приходится строить наши изучения русского стиха по аналогии с прошлыми стихосложениями. Мы можем и должны понять его с высоты сегодняшних достижений. Мы должны изучать его не в его статике, а в его динамике, а динамика эта показывает, что вся история русского силлаботонического стиха – это борьба против силлабизма за чистую тонику. Стопа – это оплот силлабизма. Изучать русский стих как комбинацию стоп, это значит – изучать его в его статике. Стопа и учение о стопах мешает видеть и понимать живую тенденцию русского стиха; нужно от нее отказаться. Нужно показать и понять русский стих как систему тонического стиха, еще не освободившегося вполне от пережитков силлабизма. Только такое изучение даст возможность найти не статические, а двигательные пружины в развитии русской стихотворной речи », Новый Леф..., 4, с. 25. 109. Ср. : « Синтаксис – это система сочетаний слов в обычной речи. [...] Но стихотворная речь имеет свои законы словосочетания – законы ритмические. [...] В <стихотворной> строке слова сочетаются по определенному ритмическому закону и одновременно эти же слова сочетаются по законам прозаического синтаксиса. Самый факт сосуществования некоторого количества слов по двум законам составляет особенность стихотворной речи. В строке мы имеем результаты ритмикосинтаксического словосочетания », Брик, « Ритм и синтаксис »..., 6, с. 32. 110. А. А. Фет, « Шепот, робкое дыханье... » (1850). Стихотворение состоит из серии назывных предложений, в нем нет ни одного глагола. 111. Ср. позднейшую формулировку Томашевского : « Различие между прозой и стихами в том, что в стихах звуковое задание доминирует над смысловым, а в прозе – смысловое доминирует над звуковым », Русское стихосложение, с. 8. 112. Ср. выше, примеч. 108. 113. « Четырехстопный хорей с дактилическими окончаниями ») : « Винокур по поводу определения докладчиком тонического стиха отмечает следующее. Необходимо принять, что тонизм присущ любой ритмической системе. Вне тонизма не может быть стихотворного ритма. Отдельные же ритмические системы отличаются между собою тем, чтò каждая из них привносит на тоническую основу. Так, силлабический стих (имеющий определенные тонические элементы, хотя бы напр<имер>, в обычной константе), привносит ту особенность, благодаря которой “каждая часть ритмической кривой выражается слогом”, согласно определению докладчика. Силлабо-тонический стих, помимо этого, обладает законом кратности повторения

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 163

ударений, о котором также указывалось в докладе. Греческое стихосложение привносит на тоническую почву временные соотношения. Наконец, существует стих освобожденный от всех прочих условий, кроме элементарного ритмического условия – повторяемости ударений. Такой стих древне-верхне-немецкий, стих современной русской поэзии – этот стих мы и будем называть чисто тоническим. Говорить же, как делает докладчик, что тонический стих, есть стих, в коем ударение ритмическое обязательно совпадает с ударением практической речи, и вовсе неправильно [...] » (ИРЯ РАН, ф. 20, л. 74 [ед. хр. 2.II, No 16]).

RÉSUMÉS

Les comptes rendus des séances du Cercle linguistique de Moscou (CLM) sont conservés à l’Institut Vinogradov de la Langue Russe (Moscou). Une discussion des plus fructueuses eut lieu le 1er juin 1919, autour de l’exposé d’Osip Brik « Sur le rythme poétique ». La réunion était présidée par Roman Jakobson, premier président du CLM, et a été consignée par le secrétaire du Cercle, Grigorij Vinokur. Y participaient Boris Tomaševskij, Mixail Peterson, Ivan Rozanov et d’autres. Cet article est composé d’une introduction, du procès-verbal de la réunion, et de notes explicatives. L’introduction établit le lien entre la discussion et les problèmes de la théorie moderne du vers, comme la question des relations entre les aspects métro-rythmiques et lexico- grammaticaux du vers, le problème de la sémantique du mètre, et la question des limites dans lesquelles le rythme d’un poème peut diverger de son schéma métrique. Les notes commentent différents aspects du contexte historique et intellectuel de cette discussion.

The proceedings of the Moscow Linguistic Circle (MLC) are kept at the Vinogradov Institute of Russian Language in Moscow. One of the most fruitful disputes took place on 1 June 1919, when Osip Brik’s talk entitled “On Poetic Rhythm” was discussed. The meeting was chaired by the first president of the MLC, Roman Jakobson. The minutes were recorded by Grigorij Vinokur, the secretary of the Circle. Among the discussants were Boris Tomashevsky, Mixail Peterson, Ivan Rozanov and others. This paper consists of an introduction, the minutes from the meeting, and explanatory notes. The introduction links the dispute with the most vibrant problems in contemporary verse theory, such as the question of how meter and rhythm are bound up with vocabulary and grammar, the problem of the semantics of meter, and the question of the limits to which the actual rhythm of a poem may diverge from the pattern of metre. The notes comment on various aspects of the historical-intellectual context of this debate.

AUTEUR

IGOR PILSHCHIKOV Universités de Moscou et de Tallin – UCLA, Los Angeles

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 164

Science, révolution, poésie : le cas d’Ivan Nikanorovič Rozanov (1874-1959) Science, Revolution, Poetry : the Case of Ivan Nikanorovich Rozanov (1874-1959)

Nikolaj Bogomolov Traduction : Daria Sinichkina et Catherine Depretto

1 Dans l’histoire des études littéraires russes, Ivan Nikanorovič Rozanov a longtemps été l’incarnation quasi idéale du professeur d’Ancien régime, devenu soviétique : auteur d’un seul ouvrage avant la Révolution, suivi d’un certain nombre de travaux pendant les années 1920, il connut, dans les années 1930, une ascension fulgurante vers l’Olympe soviétique des études littéraires, jalonnée de l’Ordre rouge du travail, du grade de docteur ès lettres honoris causa, d’un long enseignement à l’Université de Moscou, d’une activité notable à l’Union des écrivains... De façon significative, le livre qui lui a été consacré par l’une de ses étudiantes a été édité dans la série « Savants illustres de l’Université de Moscou »1.

2 Connu pour avoir rassemblé une imposante bibliothèque de poésie russe (aujourd’hui conservée au musée Puškin de Moscou) et pour avoir dirigé le département du livre au Musée historique d’État, Rozanov bibliophile est également une figure d’autorité incontestée.

3 Toutefois, pour la majorité des critiques actuels, ses travaux semblent être exclusivement descriptifs et largement dépassés, voilà pourquoi ils font rarement l’objet de relectures ou de mentions dans les bibliographies. Un seul de ses ouvrages a été publié après sa mort, en l’année déjà lointaine de 19902. Néanmoins, de façon pour le moins inattendue, Rozanov-critique est devenu, ces dernières années, l’objet d’un intérêt accru de la part de plusieurs auteurs3, et cela n’est pas, semble-t-il, le fait du hasard.

4 Si l’on jette un coup d’œil rapide à sa carrière avant la Révolution, on note les éléments suivants. En 1900, Rozanov est diplômé de l’Université de Moscou. Pour une raison qu’on ignore, il n’entame pas de carrière universitaire alors que son nom a été proposé

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 165

pour l’assistanat. Cette décision répond, sans doute, à des considérations financières ; il ne peut disposer ni d’un revenu fixe, ni d’un quelconque héritage. Rozanov choisit la carrière d’enseignant et travaille pendant vingt ans environ dans des lycées (exclusivement de jeunes filles), aux cours supérieurs Poltorackaja et à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture. Il se fixe lui-même la mission d’écrire une Histoire de la poésie lyrique russe, projet qu’il associe rétrospectivement à Brjusov, qu’il a bien connu. Il publie un seul ouvrage assez mince avant 1917, composé d’essais sur plusieurs poètes du XVIIIe et du début du XIXe siècle4. Suit une pause, pendant laquelle ne sont édités que des articles séparés, puis, entre 1923 et 1929, cinq livres paraissent coup sur coup, sans compter les manuels et les bibliographies. Du jour au lendemain le professeur de lycée très discret devient une figure notable du monde scientifique. Que s’est-il passé ?

5 Plusieurs facteurs importants entrent ici en jeu.

6 Tout d’abord, pour des raisons qui demeurent à ce jour encore obscures, à partir de 1916 environ, Rozanov se met à s’intéresser à la poésie contemporaine. Si avant cette date l’on ne comptait, dans son cercle de connaissances, que Valerij Brjusov et les sœurs Gercyk comme personnalités littéraires éminentes, s’ajoutent désormais Vjač. Ivanov, V. Xodasevič, M. Cvetaeva, S. Esenin, N. Kljuev, I. Severjanin, Sofia Parnok, Konstantin Bol′akov, etc. (n’oublions pas qu’à peu près à la même époque l’une des élèves de Rozanov, Marietta Šaginjan, accède à une certaine notoriété).

7 Rozanov fonde en 1916 un cercle littéraire « Devič′e pole » (mot à mot « Le champ des vierges ») ; on y fait des exposés sur Cvetaeva et Šaginjan précisément, mais aussi sur Zinaida Gippius, Anna Axmatova, Marija Moravskaja, Vera Inber, Čerubina de Gabriak, Natal′ja Krandievskaja (l’homogénéité de genre correspondait aux goûts de l’organisateur et des participantes). Progressivement Rozanov élargit son champ d’intérêt aux poètes qui tendent de plus en plus vers l’avant-garde. Après Octobre, il a des contacts réguliers avec les imaginistes, Boris Pasternak et Sergej Bobrov (l’un de ses anciens élèves à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture), suit de près Majakovskij, etc.

8 Les événements révolutionnaires ont-ils eu une incidence sur cette évolution ? Là encore, nous ne disposons pas de suffisamment de matériaux pour porter un jugement définitif. On sait toutefois qu’en dépit d’une réputation de respectabilité, lors de ses années d’étude à l’université, Rozanov a été lié aux manifestations étudiantes, que son association de longue durée avec la coopérative

9 « Zadruga » semblerait indiquer une orientation socialiste, de nature à entrer en contradiction, tôt ou tard, avec la façon de gouverner bolchevique. Cependant, autant que l’on puisse en juger, Rozanov n’était pas prêt à résister au nouveau régime et recherchait le compromis. L’évolution relevée plus haut devait forcément le porter vers les enseignants et les chercheurs qui s’éloignaient des méthodes traditionnelles de la recherche. En ce sens, ses liens avec le Cercle linguistique de Moscou, étudiés par S. Ju. Preobraženskij, sont loin d’en constituer le seul exemple. L’intérêt des écrivains (et surtout des poètes) pour les problèmes de forme poétique, la pénétration de ces idées nouvelles dans les cercles littéraires traditionnels, les débats, privés et publics, au sujet de la poésie contemporaine, le plus souvent la plus extrême, l’intérêt pour les lectures publiques des groupes littéraires, depuis les poètes du Proletkul′t jusqu’aux ničevoki5, tout cela a influencé les positions de Rozanov de la fin des années 1910 et du début des années 1920.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 166

10 Le texte dont nous voudrions présenter quelques fragments a été rédigé au début de l’année 1921. Avant toute chose, cependant, il est nécessaire de reconstruire le cercle de ses connaissances ainsi que le champ de ses intérêts littéraires dans la seconde moitié de 1920, à partir de son journal6. Le 15 juillet : colloque au Studio littéraire du Palais des arts, aux côtés de Vjačeslav Ivanov et de Mixail Geršenzon. Le même jour, lors de l’exposé d’I. A. Aksenov au Café des poètes, il remarque l’expressionniste B. Zemenkov. Le lendemain, il rencontre Andrej Belyj et discute longuement avec lui, puis il se rend à la soirée des « Présentistes »7, lors de laquelle Belyj aussi lit ses textes. Le 4 août, conversation avec V. Šeršenevič et présence lors de la communication de I. Gruzinov, « l’Imaginisme comme méthode artistique ». Le 5 août, il assiste à la soirée d’improvisation à l’Union des écrivains, à laquelle participent Brjusov, Šeršenevič et d’autres. Le 17 septembre, il va à la soirée de V. A. Monina et V.A. Butjagina, lors de laquelle le « poète-insolent » Vasilij Fedorov fait un exposé. Le 25 août, soirée des expressionnistes à l’Union des poètes. Le 20 septembre – soirée des écoles littéraires au Musée Polytechnique. Le 4 octobre – soirée de Oleg Leonidov, à laquelle participe T. Levit. Le 11 octobre – séance du « Cercle linguistique de Moscou », avec exposé de Boris Kušner. Le 18 octobre, il écoute, au même endroit, un exposé de Viktor Šklovskij. Il se rend le 1er novembre au Musée polytechnique, à la soirée consacrée à Mixail Kuzmin et Nikolaj Gumilev, venus de Petrograd. Le 8 novembre, discussion sur l’œuvre poétique de Vasilij Fedorov.

11 Le 14 novembre, il projetait d’aller à une réunion du Cercle linguistique de Moscou, mais il n’y est pas allé finalement. Le 20 novembre, il se rend au Palais des arts pour écouter un exposé de l’expressionniste Hippolyte Sokolov. Le 28 novembre – au Cercle linguistique de Moscou, exposé de Jurij Sokolov. Le 16 décembre, exposé de I. Šišov sur l’expressionnisme ; le 19 celui de V. M. Žirmunskij, à la Société des amis de la littérature russe. Le 21 décembre – soirée Majakovskij, intitulée « Vive le futurisme ». Le 28 – exposé de V. M. Žirmunskij au Cercle Linguistique de Moscou. En plus, il recopie les vers de Pasternak, écoute un exposé de Brjusov sur le romantisme (ce qu’il est important de prendre en compte dans le contexte des réflexions de Rozanov sur le classicisme et le romantisme), les vers d’Adalis, parle avec Bobrov, etc. On a l’impression que la poésie contemporaine et les dernières recherches de l’école formelle présentent pour Rozanov un intérêt tout particulier.

12 Tout cela débouche sur une série de réflexions concernant la poésie contemporaine, notées sur des feuilles séparées et rassemblées par les archivistes (NIOR RGB, F. 653, kart. 25, ed. xr. 13). D’après son journal, Rozanov projetait d’en faire le point de départ de son livre, au titre inchangé, la Poésie lyrique russe, qui devait être composé de sept ou dix tomes. Nous ne citerons que des passages de ces réflexions pour montrer à quel point Rozanov s’est écarté, à l’époque, de son approche littéraire traditionnelle, quasi- scolaire, mais aussi pour réfléchir aux limites de ses possibilités.

13 Rappelons avant tout que la partie de ses notes, concernant Esenin et Majakovskij, a déjà été publiée, si ce n’est dans son intégralité, du moins dans sa majeure partie8. Nous voulons présenter ici des fragments, liés à d’autres phénomènes littéraires et en proposer une interprétation.

14 Le 11 janvier 1921, Rozanov écrit dans son journal : « Je lis Jav′ (Réel). J’ai noté quelques impressions9 ». Dans le carnet de ses remarques figure, à la même date, l’inscription suivante : « Livre Jav′. [Lu du cinq au dix] ».

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 167

15 Ce recueil de poèmes était paru près de deux ans auparavant, en février 191910, mais n’a attiré l’attention de Rozanov qu’à ce moment-là. La raison tient sans doute à la résurgence de son intérêt pour l’imaginisme, puisque ce recueil rassemblait toute la « troupe » : Esenin, Ivnev, Mariengof et Šeršenevič, de même que A. Olenin et I. Starcev, qui s’étaient affiliés au mouvement. En outre, le livre comportait également des vers de Vasilij Kamenskij, d’Andrej Belyj, de G. Vladyčina, de S. Spasskij (ces deux derniers ne sont devenus membres du groupe imaginiste qu’à l’été 1921), de S. Reskin (l’expressionniste), de Boris Pasternak et de Petr Orešin. Ainsi à l’exception de Belyj et de Orešin, tous les autres étaient d’une manière ou d’une autre liés à des courants littéraires « de gauche ».

16 Voici l’effet que le recueil produit sur Rozanov : Это сборник не только революц<ионных> стихов, но и кощунственных : угрозы и грубые окрики против солнца (начал еще давным-давно Сологуб), против неба, против Бога. Более подлаживающийся, чем откликающийся Шершеневич11заставляет кричать поэта Богу: « Ну, чего раскорячил руки, как чучело ». « Мы боги, мы люди, а не консервы » восклицает В. Каменский. Всех ярче и всех кощунственнее Мариенгоф (не здесь ли впервые показал свое лицо). О Боге он говорит холодно, как никогда и не знавший его. Это не богоборчество, как у Маяковского. У Мариенгофа это торжество над трупом убитого врага, с к<отор>ым он сам не боролся... но ликует, трубит победу : мы пахали! Это ослиное ляганье мертвого льва. Останавливают на себя внимание стихи Пастернака Час, когда общий тип еще Помесь зари с паяцем... Это что же, тоже прославление революции ? Правда, помечено : “май 1917”. Но и другое ст<ихотворен>ие, без даты, отличается большим, чем у других, объективизмом. Некоторые, как Есенин или Оленин, и в рев<олюционных> стихах немогут обойтись без религ<иозной> символики. Оленин говорит о “Новом спасе”. Впрочем, вчера Оленин публично отрекся от всех своих ст<ихотворен>ий, помещенных здесь. (L. 16) 17 Dans ce passage plusieurs éléments attirent notre attention. Tout d’abord, Rozanov met bien en avant des poètes d’envergure (Pasternak, Kamenskij, Esenin, Mariengof), mais il juge utile de mentionner également Aleksandr Olenin, parfaitement oublié et publiant à peine à l’époque12. Cette démarche s’inscrit dans son projet de dresser un panorama de la poésie à telle ou telle période, en prenant en compte tous les auteurs, même les moins connus. Le second élément important est la correspondance entre la thématique de l’ouvrage et sa réalisation dans la chair même du vers. Aussi bien le titre, Jav′ que le poème liminaire (« Accueillez le matin de la révolution » de V. Kamenskij, séparé de ses autres textes), déterminent la thématique du recueil comme ouvertement révolutionnaire ; néanmoins, Rozanov reproche aux auteurs de ne pas en avoir respecté le cadre : l’« objectivisme » de Pasternak, le symbolisme religieux de Esenin et de Olenin, l’anti-esthétisme blasphématoire de Kamenskij et de Mariengof ne correspondent pas, de son point de vue, au titre du livre et à son intention générale. Enfin, on doit noter la correspondance qu’il établit entre certaines figures métaphoriques et la poésie des prédécesseurs : Rozanov fait ainsi remonter les menaces contre le soleil au thème effectivement assez fréquent chez Sologub du soleil mortifère.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 168

18 Va également dans le même sens la note consacrée au recueil de Boris Pasternak, Par- dessus les obstacles, rédigée le lendemain et également destinée à la Poésie lyrique russe13.

19 Quelques jours plus tard, Rozanov passe à un nouveau thème, dont témoignent ces entrées de journal : « 16 jan. Dim. P l. Acméisme (bibliogr). 17 jan. L. P l. Acméisme » (F. 653. Kart. 4. Ed. xr. 5. L. 15). En réalité, ce travail lui a pris plus de temps. Malheureusement, la bibliographie dont il est question a soit été perdue, soit n’a pas encore été retrouvée dans les vastes archives de Rozanov. Voici, toutefois, ses notes sur l’acméisme (L. 21-24). Акмеизм 17 янв<аря>. Есть и переход от символизма к акмеизму. 1. Символист Ин. Анненский был учителем Гумелева <так!> и А. Ахматовой, первого биографически, оказывая личное влияние. Ахматова же как поэтесса вышла из поэзии Анненского. 2. Акмеизм (течение петербургское, слишком петербургское14) связан с « Аполлоном » – с пластич<ескими> искусствами, с Бенуа ?, с преклонением перед Петербургом, а « Аполлон » начат Анненским, а потом Кузьмин <так!>, Гумилев (оба начали в символич<еских> « Весах »), впрочем, в « Весах » уже можно найти ту струю, к<отор>ая впоследствии названа была « акмеизмом ». « Ап<оллон> » с самого начала (1910 г.) заговорил о « кризисе символизма »15. 3. Самыеназвания« акмеизм », « адамизм » принадлежат Вяч. Иванову и Андрею Белому16, и это не было у них бранным словом, как когда-то « декадентство » у лиц, впервые употреб<лявших> это слово. 4. Акмеизм, как впоследствии экспрессионизм, хочет вообще быть синтетическим, хотя и не подчеркивая этого (принимая) некот<орые> достижения символизма. Как экспресс<ионизм>, Акм<еизм> г<овор>ит о высших достижениях. 17 янв<аря> <19>21. Можно сказать, что экспрессионизм есть футуристич<еский> акмеизм, т.е. та форма акмеизма, к<отор>ая появились/ появилaсь ? вслед за футуризмом [см. конец статьи Гумилева : соединить в себе 4 момента (Шексп<ир>, Рабле, Виллон, Готье)]. Сокол<ов> соед<иняет> 4 направл<ения> футуризма17. 5. Пословам Гумилева, родоначальникомрус<ского>символизмабыл французский символизм, хотя в основе символ<изм>а германский дух. Акмеизм же идет дальше. Он, по словам Гумилева, « отдает решительное предпочтение романскому духу перед германским ». 6. « Высоко ценя символистов за то, что они указали нам на значение в искусстве символа, мы не согласны приносить ему в жертву прочих способов поэтического воздействия и ищем их полной согласованности » и т.д. (Гумилев)18. Если все направл<ения> сводить к 2 : романт<изму> и классиц<изму>, то симв<олизм> стремился быть романтизм<ом>, но были задатки и классицизма, а акмеизм искусство классическое19.

18 янв<аря> <19>21. Акмеизм Мандельштам Мироощущение у художника только орудие, средство. Единственно

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 169

реальное само произведение. Произведения искусства обладают более уплотненной реальностью, чем сама действительность. « Слово как таковое » у футуристов ползает на четверенках <так!> (футуризм выбрасывает сознат<ельный> смысл слова как содержание), у акмеистов слово впервые принимает вертикальное положение и вступает в каменный век (акмеисты и сознат<ельный> смысл считают формой). Мы (Акм<еист>ы) вводим готику в отношения слов. Ак<еизм>м верит в реальность материала, сопротивление к<оторо>ого должно победить. Три измерения – не несчастная случайность, данный Богом дворец (символисты – не домоседы, а путешеств<енники>. Поэтому не умели строить). Строить значит бороться с пустотой. Любите существование вещи больше самой вещи и свое бытие больше самих себя, – вот высшая заповедь акмеизма Закон тожества акм<еист>ы делают своим лозунгом... Дело художника – доказывать, доказывать без конца. Мы не летаем, мы поднимаемся только на те башни, к<отор>ые сами можем построить. Не смешивать разных планов! напр., земного с небесным, но сознавать грани и перегородки20.

Акмеизм Историч<еское> сопоставл<ение> Москва Петербург Сумерки пред модернизм<ом>. Надсон, Мережк<овский>, Минск<ий> [Фруг], Андреев,Фофанов Символизм Декадентство Старшее покол<ение> Гиппиус, Добролюбов, Сологуб Брюсов Бальмонт Младшие Белый (раньше) Блок.... ———— Акмеизм Ни одного Городецкий Гумилев Анна Ахматова В Москве эпигонство Провинция Зенкевич акмеизма (эстетизм) Нарбут Футуризм Маяковский Иг. Северянин Большак<ов>. Бурлюк Пастернак Пролет<арская> поэзия Казин, Александр<овский>, Герасимов ––––––– Имажинизм Ни одного

19 янв<аря> <19>21. II. Акмеизм – не революционность Еще доказательство. Программа « Цеха поэтов »

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 170

Акмеизм – символизм, лишившись чутья бесконечного. III. Акмеизм реализм И как таковое имеет право на <нрзб.> к левым течениям IV. Акмеизм – география, зоология, геология. Заглавие Европа V. Акмеизм – 2 течения – провинциальные Нарбут и Зенкевич тяготеют к безобразному. – Связь с декадентством. [А у Нарбута связь с] Корнеева как наш дом<ашний> < ?> Нарбут. Нечто об акмеизме (Даты, имена, топография) Сергей Городецкий – это Шершеневич акмеизма <слева скобка и записано : Оба талантливы и интересны, но не вызывают уважения>. Мандельштам – Мариенгоф акмеизма Анна Ахматова ? Гумилев ? Сергей Есенин21. 20 Si les trois premières pages sont, de fait, un ensemble de documents sur l’histoire de l’acméisme, les dernières notes sont intéressantes de plusieurs points de vue et nécessitent un commentaire. Tout d’abord, la tentative de systématiser les courants poétiques de la fin du XIXe et des deux premières décennies du XXe est assez intéressante. Rozanov prend en compte plusieurs facteurs : le moment de formation, le lieu principal d’existence, la relation avec les autres courants et les analogies avec des poètes d’autres courants. Ce faisant, Rozanov modifie son angle d’approche. Il tente, dans ses premières notes détaillées, d’établir des règles strictes d’opposition entre les courants poétiques suivant le principe de régulation géographique, mais il apparaît que celui-ci ne fonctionne qu’avec l’acméisme, pour lequel Rozanov ne mentionne aucun Moscovite, seulement des Pétersbourgeois et des provinciaux (bien qu’il faille remarquer que s’il avait inclus l’étape tardive du courant, il aurait dû ajouter à sa liste les « néoacméistes » et les « présentistes », basés à Moscou, et non pas s’en défaire sous prétexte qu’ils n’ont été que des épigones). S’il l’on veut préciser la genèse du futurisme et élargir le cercle des futuristes qui se trouvaient dans son champ de vision, il aurait fallu inclure D. Burljuk dans la catégorie des provinciaux, y ajouter V. Xlebnikov, B. Livšic, N. Aseev, A. Kručenyx. Enfin, les poètes prolétariens auraient, de ce point de vue, été une source de difficulté insurmontable de classement, sans doute parce que Rozanov, à cette époque, avait seulement commencé à s’y intéresser, sans grand enthousiasme.

21 Dans la note suivante, il tente d’aborder l’acméisme comme école littéraire, pas seulement à travers les catégories d’auto-nomination, comme le faisaient les classificateurs des années révolutionnaires (comme des années prérévolutionnaires, quoique dans une moindre mesure), mais en se fondant sur la confrontation avec les principaux représentants des différentes écoles. La mise en rapport de poètes issus de groupes littéraires divers (S. Gorodeckij et V. Šeršenevič, O. Mandel′štam et A. Mariengof, N. Gumilev et S. Esenin) peut sembler arbitraire, mais présente en réalité quelques fondements. Gorodeckij et Šeršenevič peuvent être comparés en fonction du type de leur évolution : Gorodeckij est allé du symbolisme à l’acméisme en passant par la poésie « populaire » ; Šeršenevič a cheminé du symbolisme à l’imaginisme via un futurisme moderé. Gumilev et Esenin sont comparés, visiblement, d’après le principe du plus grand universalisme de leur conception du monde (videnie) et sont, de plus, unis par l’amitié que leur porte Rozanov. Le plus difficile est d’expliquer le rapprochement

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 171

Mandel′štam-Mariengof. Sans doute s’explique-t-il par la caractérisation de Mariengof que l’on trouve dans le même carnet de Rozanov : Мариенгоф в “Фонтанах седины”, интересных по построению стоп и ассонансах чуть шелестящих – наоборот – говорит о [личном] индивидуальном. За спиной у Есенина всегда Русь [дерев<ня>]. За спиной Мариенгофа его собств<енные> тени и мысли. Тем-то Есенин и силен. Надоевший образ об Антее к нему применим22. 22 Le passage à des considérations sur ce qu’est une « école littéraire » en général semble logique, même si Rozanov puise ses exemples dans un matériau qu’il connaît bien.

23 Remarquons également qu’il complexifie la dichotomie art classique/art romantique, en introduisant, dans chacune de ces notions, des éléments chronologiques. En tant qu’historien de la littérature, il tente de faire correspondre une théorie générale avec un mouvement historique qu’il connaît bien. 21 янв<аря> <19>21 О школах То, что писалось вчера мной о символизме, во многом применимо ко другим школам. Эпиграф из кн. Вяземск<ого>. О романт<изме> и классиц<изме>). 1. Всякая школа, направление в поэзии, имеющая революционный (в смысле искусства) характер, есть « течение », но не водных струй в реке, а лавы при извержении, которая с течением времени отвердевает. 2. Красотаестьивтомивдругомвиде...Каждоетечениевсостоянии движущейся лавы м<ожет> б<ыть> условно названо романтич<еским> искусством, каждое твердеющее – классическое. 3. Допоявлениясимволизмаврус<ской>поэзиитолькооднашумная революция – романтизм. 4. Послесимволизманаибольшееправореволюцион<ного>искусства за футуризмом. Имажинизм оспаривает у футуризма это право... Акмеизм только прикидывался революцио<нным>, тогда как это было завершение. 5. Кажется, мнимые революц<ионные> школы это те, к<оторы>е состояние отвердения пред<шествующих> школ принимают за новую лаву. Так символизм из искус<ства> романтич<еского> все более становился классическим... Сознат<ельное>, офиц<иальное> признание этого факта и есть акмеизм. 6. Кроме нормального здорового отвердения м<ожет> б<ыть> эпигонство, к<оторо>ое м<ожет> б<ыть> 1. в разжижении 2. в сгущении. Пример первого на всяком шагу у бездарных последователей, напр-<имер>, состояние акмеизма сейчас. Пример второго – ультраромантизм 30-ых–40- ых годов. Наоборот, некрасовский реализм был нормальной стадией в развитии классич<еского> искусства ( ?). 7. Акмеизм, как самое слово показывает, есть « завершение ». После завершения в том же направл<ении> м<ожет> б<ыть> только эпигонство. 8а.Школа есть то, что нужно окончить, оставить, преодолеть, а затем развитие таланта идет своей дорогой. Поэтому характерными представителями школ являются или небольшие поэты (напр<имер>, A. M. Добролюбов), закончившие рано свое творчество, или большие в период только молодости (Пушкин, Брюсов).

21 янв<аря> <19>21

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 172

8б.М<ожет> б<ыть>, удобнее даже связывать школу не с именами поэтов, а с отдельн<ыми> произведениями и книгами. Напр<имер>, романт<изм> с « Людмилой » и « Рус<ланом> и Людм<илой> ». [Байр<онические> поэмы П<ушкин>а, Демон, « Мцыри » – образцы одного из разветвлений романтизма – байронизма, хотя бы и были по существу более глубоко романтич<ескими>, менее связываются с романт<ической> школой]. Напр., символизм – с книгой « Natura naturans » Добролюбова, первые книги Брюсова... Для акмеистов – книги Нарбута, « Камень » Мандельштама. Высшее же достижение уже выходит из школы – « пеленок » школы. Проверить на Маяковском – он футурист только в первые годы. Так<им> обр<азом>, нельзя к большому поэту прицепить навсегда этикетку. Распределение по школам имеет только методологическое значение – удобство. 9. М<ожет> б<ыть>, реализм – это только маргариновый классицизм, т.е. классицизм плохого качества. Закон развития всего – от текучего и смутного к крепкому и ясному – от музыки к архитектуре.

21 янв<аря> <19>21 О школах 10. Музыка – самое романт<ическое> искусство. <...> 11. Страшность, причудливость, эпатажность каждой школы впоследствии вместе со школой исчезающее у былых представителей школы происходит от таких причин 1. Сознат<ельного> желания подчеркнуть свою противоположность прежнему... Эпатаж – был всегда (от романтиков до имажинистов). 2. С этим неразрывно связана неподготовленность читателей... Непонятное вначале становится с течением времени понятным. После этого уже поэт и читатели идут друг к другу навстречу. Поэт опускается до читателя. Читатель подымается до поэта. 24 Ce texte est en soi assez explicite, et ne nécessite pas de longs commentaires. Remarquons simplement qu’il pourrait quasiment s’agir du brouillon du début de l’article de Tynjanov, « Sur Xlebnikov ». Cependant, il manque clairement à Rozanov une figure fédératrice, qui aurait pu donner une unité à ses analyses. Pour Tynjanov, cette figure est Xlebnikov. En 1921, Rozanov ne l’avait toujours pas lu. C’est la raison pour laquelle il poursuit ses recherches, sans trop de succès : ni Majakovskij, ni Esenin, ni Pasternak ne sont susceptibles d’incarner son idée d’école poétique. Comme l’écrivait Tynjanov : [...] soudain est apparu un “et”, d’une dimension bien plus importante : “la poésie contemporaine et Xlebnikov” – tandis que s’annonce un autre “et”: “la littérature contemporaine et Xlebnikov”23.

25 Il est difficile d’en être certain à cent pour cent, mais il est possible qu’au cours de sa quête Rozanov ait jeté son dévolu sur la figure de M. Kuzmin. Toujours le 21 janvier, il termine par des réflexions dans les marges du recueil Colombes d’argile (1914). 21 янв. 21. Кузьмин [sic !] Заметки на полях книги « Глиняные голубки » 3-ья книга. 1. Посвящение пример дурной аллитерации : Садяся в круг на круглый кубок. Но само стих<отворен>ие « прекрасно »

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 173

Не вполне понимаю последнего эпитета « послушным ». 2. « В дороге ». 1913 г. Образ хорош « Жизни мельница не стерла » « И не эстеты! » — вот как ?! « На мненье света наплевать! » тоже! Отель закрыт – с травой канава Заменит пышную кровать... И ни в какой манерной позе Теперь меня не уличишь...... Любовь проста. Хорошо То же движение от жеманной любви к простой ?!

21 янв<аря> <19>21 Кузьмин Стр. 13. « Кошкой подойдете » – хорошо, как родинка на напудренном лице. Все остальное слишком эстетно. Стр. 14 и 15. Ст<ихотворен>ия бледные, кроме последних четверостиший, где есть хорошая образность. Стр. 6. Слишком утонченно... « влюбленный в лилею » « млею » – не нравится. Стр. 17. Очень изысканно – дешево изысканно. 18. Хорошо : « весеннейшие сны » (ср. « Мой двоюроднейший брат ». Вообще не ярко, но цельно и с чувством. 19. Начало бальмонтовское Характ<ерно> для Кузм<ина>. И с трудом подымаются веки, Если голову ломит мигрень Стр. 20. Хорошо по чувству. Стр. 21. Начало слишком громоздко для последующего Стр. 22. Хорошо по чувству (бледновато по образам) Ост<анавливают> вн<имание> « месс » и 2 последние строчки24. <строка нрзб> 26 Deux jours plus tard, le 23 janvier, a lieu pratiquement la vérification de ce qu’il vient d’énoncer. Il assiste d’abord à l’Aube du symbolisme au théâtre Kamernyj : Слово Шершеневича : довольно шаблонно... Символизм – течение, возникшее как протест против кн. < ?> Надсона-Минского... Его черты : 1. Множественность смыслов, 2. Единство формы и содерж<ания>. Это всегда было в поэзии, но симв<ол>изм то и другое подчернул. Недостатки символизма : 1. Рассудочность 2. Отсутствие связи с современностью и т.д. Акмеизм от символизма не отличается.... Хорошо было выражение : « Всеобщее признание – венок на могилу мертвых » (F. 653. kart. 4, ed. хr. 5, l. 17ob). 27 Une fois rentré, il prépare le plan d’un texte sur Majakovskij qu’il rapporte ensuite à sa Poésie lyrique russe, puis il se rend à la « 7e réunion du cercle poét [...] Exposé de Ek Mix Bagrina sur Kuzmin. Discussions. Puis lecture poétique... » (Ibid., l. 18).

28 On voit que l’intérêt de Rozanov pour des questions sérieuses d’histoire et de théorie littéraire est lié à l’actualité. Il voit dans l’exposé de V. Šeršenevič une confirmation de ses idées sur le symbolisme et l’acméisme. Ses réflexions sur la poésie de Kuzmin le mènent à un exposé et à une discussion sur le sujet. Au même moment a lieu la lecture poétique par les membres du cercle. La façon même de construire son discours critique rappelle de manière étonnante l’Opojaz ou le Cercle linguistique de Moscou : exposés théoriques, débats au sein du cercle, puis utilisation du plus compréhensible par un auditoire large lors de discussions publiques.

29 En outre, l’état de la science de la littérature de l’époque oblige à aller des faits aux généralisations. Le 6 février 1921, autrement dit alors qu’il travaille à la Poésie lyrique

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 174

russe, lors d’une réunion du Cercle linguistique de Moscou, il est question de la production critique de « Zadruga », avec une discussion qui tourne au scandale après l’exposé de M. M. Kenigsberg25. Rozanov se sent offensé à la fois pour lui-même et pour ses amis, puisque l’un des livres critiqués était l’Œuvre de Turgenev, auquel il avait participé ; il s’est défendu en soulignant que plusieurs années s’étaient écoulées depuis la composition de ce recueil et qu’il avait changé depuis en tant que critique. Il interrompt ses contacts avec le « Cercle Linguistique de Moscou » qui bientôt cesse lui- même ses activités, sans que cela signifie la fin de son intérêt pour les courants les plus novateurs et, par la suite, les plus fructueux de la science littéraire. Son journal témoigne de ses contacts réguliers avec Ju. N. Tynjanov, V. M. Žirmunskij, Ju. G. Oksman, M. K. Azadovskij, G. O. Vinokur, et B. V. Tomaševskij, qui s’est trouvé à Moscou pendant la Seconde Guerre mondiale. La théorie des « réputations littéraires », esquissée par Rozanov, n’est pas sans évoquer en de nombreux points le « fait littéraire » de Tynjanov : les deux sont nés pratiquement au même moment26. Le 25 juin 1932 à Leningrad Rozanov discute avec Tynjanov chez Oksman : Потом заговорили о деле. Он предложил мне 1) Песни 2) романсы 3) куплеты 4) Бенедиктов. Я сам предложил ему 5) отверженные (Бобров, Шихматов, Шаликов, Хвостов)27.

30 Il s’agit bien évidemment ici de projets pour la « Bibliothèque du poète », alors naissante. De façon symptomatique, Rozanov se révèle en quelque sorte plus « radical » que Tynjanov. Rozanov publie en 1936 les Chants des poètes russes, les vers de Benediktov (édités par L. Ja. Ginzburg) paraissent également dans la « Bibliothèque du poète » ; en revanche, le tome « Otveržennye » (notons la référence à la culture française ; « Otveržennye » est le titre russe des Misérables, mais le contexte indique explicitement qu’il s’agit des « poètes maudits ») ne voit pas le jour, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu de l’époque et la préférence de Gorki pour la bonne littérature.

31 Relevons aussi l’enthousiasme dont fait preuve Rozanov lorsqu’il prépare, puis fait un cours pour spécialistes sur le symbolisme russe à la faculté des lettres de Moscou en 1944-194528. Mais dès que ce type de sujet devient suspect, il cesse immédiatement de s’en occuper ou du moins en exclut toute référence de son journal et des notes qui nous sont parvenues, sans parler de ses travaux publiés.

32 I. N. Rozanov représente, nous semble-t-il, un exemple très caractéristique de critique littéraire russe de l’époque des guerres et des révolutions, aussi bien politiques que scientifiques. D’un côté, il cherche à être au niveau des meilleures réalisations scientifiques de son temps ; de l’autre, il les relègue facilement au second plan, allant même jusqu’à les renier (à cette dernière catégorie appartiennent, à notre avis, les travaux d’après-guerre de Rozanov). D’un côté, il est attiré par la réalité révolutionnaire et est prêt à s’engager pour la révolution au sens le plus large du terme, de l’autre, au moindre danger (et à l’époque soviétique, ce n’est pas les occasions qui manquaient), il se retranche immédiatement derrière les slogans et travaux officiels. Parmi ses poètes préférés, on trouve, d’un côté, V. Lebedev-Kumač, de l’autre B. Pasternak.

33 Cette liste peut encore être augmentée, tout comme peut l’être celle des savants semblables à Rozanov. Travaillant sous couvert du masque de critique littéraire soviétique prospère, et parfois même sous celui de « meilleur élève » (Rozanov s’est ainsi distingué lors de la campagne de 1949), ils n’abandonnaient pas pour autant leur

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 175

occupation principale, même ils n’avaient aucune possibilité d’en laisser échapper le moindre écho.

NOTES

1. А. М. Novikova, Иван Никанорович Розанов (1874-1959), T. V. Majackaja, I. V. Fedorov, L. P. Šepetovskaja, Moskva, Izdatel′stvo Moskovskogo universiteta, 1966. 2. I. Rozanov, Литературные репутации : работы разных лет, L. А. Ozerov (ed.), Мoskva, Sovetskij pisatel′, 1990. 3. Аnna Sergeeva-Kljatis, Поэзия Бориса Пастернака 1920-х годов в советской журналистике и критике русского зарубежья, М., MGU, 2013, p. 166-172 ; S. Ju. Preobraženskij, « Русский формализм глазами традиционалиста (И. Н. Розанов о О. М. Брике и МЛК) », Методология и практика русского формализма : Бриковский сборник, vyp. II, М., 2014, p. 94-101 (сf. Notre appréciation : « В книжном углу – 14 », Новое литературное обозрение, 2015, No 131, p. 391-396) ; N. А. Bogomolov, « К вопросу о термине “серебряный век”: критическое высказывание и литературоведческое суждение », Вестник Московского университета. Серия 10 : журналистика, 2015, No 2, p. 49-60. 4. Rozanov, Русская лирика : от поэзии безличной – к исповеди сердца, М., Zadruga, 1914. Peuvent être considérés comme des prolongements : Пушкинская плеяда : старшее поколение, М., Zadruga, 1923 ; Поэты двадцатых годов XIX века, М., Gosudarstvennoe izd., 1925 ; Русские лирики: очерки, М., Nikitinskie subbotniki, 1929. 5. Groupe poétique radical, proche du dadaïsme, définitivement constitué en 1920 à Rostov-sur- leDon et qui cesse d’exister en 1922. Principaux représentants, Rjurik Rok (R. Ju. Gering), Sergej Sadikov, Boris Zemenkov, Aecij Ranov, Lazar′ Suxarebskij, Elena Nikolaeva, Denis Umanskij, Susanna Mar, Oleg Erberg. (NdT). 6. L’objet de notre article n’étant pas la publication des fragments du journal de Rozanov, nous indiquons simplement le lieu de leur conservation, NIOR RGB, F. 653, kart. 4, ed. хr. 3-5. 7. Groupe poétique mineur. Le plus connu des poètes était Dir Tumannyj (N. N. Panov). 8. Летопись жизни и творчества С. А. Есенина, М., IMLI RAN, t. 3, 2005, fasc. 1, p. 23-29, 45, 57-59. 9. Ibid.,p. 28. 10. Литературная жизнь России 1920-х годов: События. Отзывы современников. Библиография, A. Ju. Galuškin (ed.), М., IMLI RAN, t. 1, Москва и Петроград: 1917-1920 гг, 2005, p. 355-356. Sont également mentionnés la liste des recensions du livre et certains passages de ces recensions. 11. Poème « Уличная », première variante : « Свистки милиционеров ». Une partie de la notation concernant Pasternak a été publiée dans : N. А. Bogomolov, « Пастернак в дневнике И. Н. Розанова », Russian Literature, LXXVIII-III/IV, 2015, p. 662 ; d’autres fragments (principalement ceux qu Aleksandr Borisovič Olenin (Giršberg, 1897-1962) : artiste, metteur en scène de théâtre, également poète.i sont liés à Esenin) l’ont été dans Летопись жизни и творчества..., op. cit., p. 28. 12. Aleksandr Borisovič Olenin (Giršberg, 1897-1962) : artiste, metteur en scène de théâtre, également poète. 13. Elle est publiée avec des remarques concernant la valeur des conclusions de Rozanov, cf.Bogomolov, « Пастернак в дневнике И. Н. Розанова »..., art. cit., p. 663.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 176

14. Paraphrase du livre de Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches [Humain, trop humain]. 15. Il est question d’événements liés à la première année de parution de la revue Apollon : rôle d’organisateur d’I. F. Annenskij, prise de possession de la direction du secteur littéraire par la « jeune rédaction » (Kuzmin, Gumilev) auteurs des « Lettres sur la poésie russe » et de « Remarques sur la littérature russe », allusions également aux articles de Kuzmin « À propos de la belle clarté », de Vjač. Ivanov, « Le testament du symbolisme » et de Blok, « De l’état actuel du symbolisme russe », publiés dans Apollon en 1910. 16. Rozanov s’appuie sur le récit d’Andrej Belyj, tel qu’il le rapporte dans son journal à la date du 16 juillet 1920 : « L’acméisme n’a pas de signification sérieuse. Son apparition et son nom même sont le fait du hasard. Je me souviens que, dans le bureau de V. Ivanov, lors d’une conversation avec Gumilev, j’ai proposé le terme d’“adamisme”, et V. Ivanov celui d’“acméisme”. Gumilev est maintenant une figure d’importance à Petrograd. Il a une démarche fière ; chacun de ses gestes et de ses regards dit : “Je suis un maître ! Je suis un maître !”, c’est très désagréable. Je pense que l’époque des maîtres est passée sans retour. », (NIOR RGB, F. 653, kart. 4, ed. хr. 3, l. 5ob). 17. Rozanov a en vue le groupe d’expressionnistes de Moscou qui avait quasiment pour unique représentant le poète, plus tard critique de cinéma, Ippolit Vasil′evič Sokolov (1902-1974). Le 25 août, Rozanov note dans son journal : « Soirée des expressionnistes (prix : 100 roubles). Discours introd[uctif] d’Hip. Sokolov. Sont én[oncés] trois principes de l’express[ionisme] : 1. Le synthétisme, 2. L’européanisme, 3. Le transcendantalisme. Ensuite ont pris la parole Zemenkov (« Стеарин с проседью »), Levit (poème narratif « Треугольник »), Šišov... Accrochage entre Levit et Argo. Impres[sion] négative. », (NIOR RGB, F. 653, kart. 4, ed. xr 4, l. 63). Pour plus d’informations à propos de l’expressionisme moscovite, cf. Русский экспрессионизм : Теория. Практика. Критика, V. N. Terexina, М., IMLI RAN, 2005. 18. Rozanov reproduit, parfois en les citant, les propositions principales du célèbre manifeste acméiste de Gumilev, « L’héritage du symbolisme et l’acméisme » (Наследие символизма и акмеизм). 19. Sont amplement utilisées les conceptions largement connues à l’époque de V. M. Žirmunskij (qu’il n’était pas le seul à partager), que Rozanov pouvait connaître grâce au célèbre article « Ceux qui ont surmonté le symbolisme » (Преодолевшие символизм), ou grâce à l’exposé « Valerij Brjusov et l’héritage de Puškin » (Валерий Брюсов и наследие Пушкина), qu’il avait entendu lors de la séance du CLM du 28 décembre 1920. 20. La note est un résumé de l’article de Mandel′štam, « Le matin de l’acméisme » (Утро акмеизма) (Сирена, 1919, No 4-5, p. 69-74). Nous n’avons pas reproduit la numérotation des paragraphes. 21. À partir de « Sergej Gorodeckij » jusqu’à la fin, publié dans : Летопись жизни и творчества..., op. cit., p. 33. Elizaveta Fedorovna Korneeva (1893 ou 1897-1948) : jeune poétesse, auteur du recueil de vers « Жуть лесная », М., 1917, participait régulièrement au « Champ des vierges », dirigé par Rozanov. 22. 22. Летопись жизни и творчества..., op. cit., p. 23. 23. Ju. Tynjanov, Проблема стихотворного языка : статьи, М., Sovetskij pisatel′, 1965, p. 284. 24. Cf. « Старинные напевы месс. [...] Когда прижмусь я к верной, верной / Твоей целованной груди ». 25. Cf. Preobraženskij, « Русский формализм... », art. cit., p. 100. 26. Pour un autre aspect des échos scientifiques entre Tynjanov et Rozanov, cf. Tynjanov, Поэтика. История литературы. Кино, М., 1977, p. 433. 27. F. 653, kart. 4, ed. хr. 10, l. 23. 28. Pour plus de précisions, cf. Bogomolov, « К истории одного спецкурса », Acta Slavica Estonica, V. Блоковский сборник XIX, Tartu, 2015, p. 145-151.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 177

RÉSUMÉS

I. N. Rozanov a laissé l’image d’un critique littéraire assez traditionnel. Toutefois, son journal tend à corriger cette impression, en particulier pour la période qui suit la révolution de 1917. On y découvre sa participation régulière aux séances du Cercle linguistique de Moscou, son intérêt pour la poésie d’avant-garde. Son analyse de la poésie russe de l’époque le place plutôt du côté des courants novateurs de la critique, évoquant par instants l’approche de Jurij Tynjanov.

I. N. Rozanov is known as a rather traditional literary critic. However his diary shows another image of him, particularly in the period following the Russian Revolution. I. N. Rozanov regularly participates in the meetings of the Moscow Linguistic Circle and is very interested by the poetic avant-garde. Some of Rozanov’s notes about the contemporary Russian poetry are close to the conceptions of modern literary criticism of that time, to Jurii Tynianov’s views especially.

AUTEURS

NIKOLAJ BOGOMOLOV Université d’État de Moscou

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 178

De l’art autonome du texte à la parole d’autrui : Boris Èjxenbaum et la rhétorique From Textual Autonomous art to Individual Speech : Boris Eikhenbaum faced with rhetoric

Stefania Sini Traduction : Alessandra Mosca

1 En mars 1924, le numéro 1 (5) de LEF est prêt pour publication. La couverture et la rubrique « Théorie » annoncent six contributions consacrées à la langue de Lenin ; les auteurs sont cinq représentants connus de l’Opojaz, Viktor Šklovskij, Boris Èjxenbaum, Jurij Tynjanov, Boris Tomaševskij, Lev Jakubinskij auxquels s’ajoute Boris Kazanskij1. Initié par Šklovskij, ce projet a été fortement encouragé par Osip Brik, mais aussi par Vladimir Majakovskij qui lui accorde « une grande importance »2.

Les attaques de Trockij

2 La période est tout sauf facile pour l’Opojaz. Le 26 juillet 1923 est paru dans la Pravda un long article de Trockij, intitulé « L’école formaliste de poésie et le marxisme »3. Il s’agit d’une attaque virulente contre le futurisme russe et le formalisme, marquant une fracture décisive dans la vie littéraire et artistique soviétique des années 19204. En critiquant l’appareil théorique et méthodologique des formalistes et en dénonçant, en même temps, l’esthétique de l’art pur et l’avant-garde, incarnée par les futuristes Vladimir Majakovskij et Velemir Xlebnikov, Trockij s’engage à construire une doctrine de l’art marxiste devant accompagner la marche triomphale de la nouvelle société soviétique. En démolissant ainsi les bases d’un groupe d’études qui représente à son sens un résidu exténué de l’idéalisme bourgeois, il propose une théorie de la littérature socialiste fondée sur le matérialisme dialectique et déclinée dans un sens utilitariste : La création artistique est toujours un retournement complexe des formes anciennes sous l’influence de nouveaux stimulants, qui prennent naissance en dehors de l’art.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 179

C’est dans ce sens large que l’on peut parler de fonction de l’art, dire que l’art sert. Il n’est pas un élément désincarné se nourrissant de lui-même, mais une fonction de l’homme social, indissolublement liée à son milieu et à son mode de vie5.

3 Cette théorie ne manque pas de prendre en compte les facteurs techniques et constructifs que les formalistes ont placés au centre de leurs analyses de textes en vers et en prose – montages, orchestrations, intrigues, articulations de procédés – mais elle réserve à ces éléments une fonction tout à fait subalterne. Mais les formalistes se refusent à admettre que leurs méthodes n’ont d’autre valeur qu’accessoire, utilitaire et technique, semblable à celle de la statistique pour les sciences ou du microscope pour les sciences biologiques. Ils vont beaucoup plus loin : pour eux, les arts de la parole trouvent leur achèvement dans le mot, comme les arts plastiques dans la couleur. Un poème est une combinaison de sons, une peinture une combinaison de taches, et les lois de l’art sont celles de ces combinaisons. Le point de vue social et psychologique, qui pour nous est seul à donner un sens au travail microscopique et statistique sur le matériel verbal, n’est pour les formalistes que de l’alchimie6.

4 Trockij cautionne, en revanche, une approche psychologique et pédagogique greffée sur des bases marxistes indéfectibles7. Selon la dialectique matérialiste, en effet : [...] du point de vue du processus historique objectif, l’art est toujours un serviteur social, historiquement utilitaire. Il trouve le rythme des mots nécessaire pour exprimer des sentiments sombres et vagues, il rapproche la pensée et le sentiment, ou les oppose l’un à l’autre, il enrichit l’expérience spirituelle de l’individu et de la collectivité, il affine le sentiment, le rend plus souple, plus sensible, lui donne plus de résonance, il élargit le volume de la pensée grâce à l’accumulation d’une expérience qui dépasse l’échelle personnelle, il éduque l’individu, le groupe social, la classe, la nation8.

5 Parallèlement à ces déclarations constructives, Trockij enchaîne sa critique du formalisme, au moyen d’une réfutation systématique des thèses adverses, surtout des plus extrêmes, en particulier celles de Victor Šklovskij et de Roman Jakobson : “L’art a toujours été indépendant de la vie, et sa couleur n’a jamais reflété la couleur du drapeau qui flotte sur la forteresse de la cité” (Chklovsky). “L’ajustement à l’expression, à la masse verbale, est le moment unique, essentiel de la poésie” (R. Jacobson, dans la Poésie russe d’aujourd’hui). “Dès l’instant où il y a une forme nouvelle, il y a un contenu nouveau. La forme ainsi détermine le contenu” (Kroutchenykh). “La poésie, c’est la mise en forme du mot, qui est valable en soi ou, comme le dit Khlebnikov, qui est “autonome”” (Jacobson), etc.9

6 La stratégie argumentative met en avant sa clarté élémentaire qui réside dans la délimitation nette des frontières entre les deux camps opposés : d’un côté, les formalistes, de l’autre les marxistes. La polémique est soutenue et le ton plutôt âpre, voire résolument offensif par endroits : une métaphore insultante ne cesse d’accompagner le chapelet d’accusations – idéalisme, superstition, ignorance présomptueuse – portées contre les adversaires.

7 En ouverture (quatrième paragraphe) : Qu’est-ce que l’école formaliste ? Telle qu’elle est actuellement représentée par Chklovsky, Jirmunsky, Jacobson et autres, elle est tout d’abord un avorton insolent10.

8 En clôture, avec amplificatio, improperium supplémentaire et “dissociation des notions”11 : L’école formaliste est un avorton disséqué de l’idéalisme, appliqué aux problèmes de l’art. Les formalistes montrent une religiosité qui mûrit très vite. Ils sont les

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 180

disciples de saint Jean : pour eux, “au commencement était le Verbe”. Mais pour nous, “au commencent était l’Action”. Le mot la suivit comme son ombre phonétique12.

9 Ainsi s’achève le réquisitoire de Trockij. L’essai est par la suite édité plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il devienne un morceau d’anthologie : il paraît non seulement dans des revues mais aussi dans plusieurs volumes, à commencer par le livre de Trockij lui- même Littérature et révolution de 1923, et ensuite dans différents recueils d’esthétique marxiste13.

La réaction d’Èjxenbaum

10 Inévitablement, ces éditions donnent rapidement au débat une tournure autre que simplement académique. Comme le remarque Aleksandr Galuškin, jusque-là « les Formalistes n’avaient pas suscité une attention particulière de la part du pouvoir » : au contraire, « leurs livres sortaient avec un nombre de tirages relativement élevé, on publiait leurs articles, l’Opojaz était officiellement enregistré et il fonctionnait14 ». À partir de là, les choses changent et la confrontation avec l’idéologie officielle devient menaçante.

11 Entre 1923 et 1924, Boris Èjxenbaum écrit deux réponses pour riposter non seulement aux attaques de Trockij mais aussi à la constellation d’interventions autour de la “soi- disant méthode formelle”, parues au cours des années précédentes. Dans ses plaidoiries, envoyées aux revues Pečat′ i revoljucija15 et Russkij sovremennik16, Èjxenbaum défend fermement les résultats scientifiques obtenus par la Société pour l’étude du langage poétique (Opojaz) et leur signification fondatrice, il en précise les bases théoriques, il établit une distinction entre méthodes et principes. On lit dans sa première intervention, datée du 17 septembre 1923 : Reconnaître que le problème fondamental de la science littéraire est la forme spécifique des œuvres verbales et que tous les éléments dont elle est bâtie ont des fonctions formelles en tant qu’éléments constructeurs, cela est certainement un principe, et non pas une méthode. [...] Estimés collègues, il faut que vous compreniez qu’il ne s’agit pas de méthodes, mais de principes. Vous pouvez inventer autant de méthodes que vous voudrez – la meilleure méthode reste celle qui mène au but avec davantage de certitude. Nous avons autant de méthodes que nous voulons. Mais il ne peut pas y avoir de coexistence pacifique entre dix principes, ni entre deux principes. Le principe qui établit le contenu ou l’objet d’une science donnée doit être un. Notre principe est l’étude de la littérature comme une série spécifique de phénomènes. Il va de soi que celui-ci ne peut pas en avoir d’autres à ses côtés17.

12 Èjxenbaum passe à la contre-attaque. Dans ses deux textes, il monte le ton par provocation, et sa stratégie n’est pas différente de celle qu’adopte Trockij lorsqu’il trace offensivement les lignes des frontières entre les camps adverses. Avec une ironie impitoyable, Èjxenbaum fustige des critiques et des professeurs tels que Pavel Sakulin, Sergej Bobrov, Petr Kogan, autant de voix qui, en vérité, n’étaient pas entièrement hostiles à l’école formelle18. Il vise par des piques particulièrement acérées son ami de longue date Viktor Žirmunskij, souvent compté – à commencer par Trockij – parmi les chefs de file de l’Opojaz, et dont le sépare désormais un différend insurmontable19.

13 De fait, le chercheur se heurte à une impasse théorique, qui fait écho à ses propres interrogations et à laquelle il est, pour cette raison, difficile de trouver une réponse20.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 181

14 Comme le suggère Carol Any : Nevertheless he knew that he had reached an intellectual crisis and would need to liberate his thought from the bounds of Opoiaz theory. He foresaw that if he could not do so, he would face endless repetition in his future work. [...] Having shown repeatedly the basic pattern of automatization and revitalization of literary norms, he had nothing left to do. [...] “Now I must take a giant step forward”. [...]. In March, 1924, with Lermontov and a volume of his collected articles, Skvoz′ literaturu, about to appear in print, he wrote in his diary, “I feel no real joy – as if they weren’t my books”21.

15 Èjxenbaum prend donc conscience que l’analyse immanente du texte – un impératif méthodologique auquel il a jusque-là obéi conformément à la théorie formaliste – ne peut suffire à ses recherches, et que, toutefois, « accepter qu’il faille faire appel à des sources extra-littéraires signifierait perdre la face auprès de ses opposants marxistes, admettre qu’il a eu tort » : Opoiaz had thrown a gauntled down before the Russian critical tradition and official Soviet letters ; any modification of Opoiaz’s extreme positions now would be taken as an admission of defeat. Worse, the application of extraliterary material was tied up in Eikhenbaum’s mind with an approval of, or at least collaboration with, a regime that was now clearly moving to restrict free inquiry22.

16 Qu’au cours de cette même année 1924, le vent du changement souffle sur la politique culturelle soviétique, Èjxenbaum l’expérimente quelques mois après la parution en volume de l’attaque de Trockij, lors de la publication de son travail sur Lermontov, imprimé par le Gosizdat sans la préface originale, remplacée d’office par le texte du critique marxiste Georgij Gorbačev23. Les attaques et les pressions se multiplient24. Même au sein de l’Opojaz, on voit émerger des signes de changement, des suggestions, des perplexités, s’enchevêtrant en une convergence de motivations qu’il serait difficile d’attribuer avec certitude à un changement d’avis tactique ou à une évolution théorique. Èjxenbaum résiste, pris entre l’exigence de défendre d’un côté le principe de l’autonomie de la science littéraire, imposé avec peine, et de l’autre, le processus de maturation qui aboutira à une inévitable ouverture de l’objet d’étude au domaine extra-littéraire. Il note dans son journal, le 29 septembre : Kazanskij dit que nous devons aller ‘à la rencontre de la vie’, c’est-à-dire parler de la méthode sociologique. Je lui ai rétorqué la chose suivante : ce qui se passe en ce moment, c’est l’affrontement du dogmatisme religieux, de la scolastique contre la science. J’en suis de plus en plus convaincu. Sur nous s’est abattu le Moyen Âge. L’idée du socialisme et du communisme a pris la forme d’une religion d’État qui agit exactement de la même manière que le pouvoir spirituel médiéval, Inquisition comprise etc. On attaque la pensée scientifique en tant que telle. C’est une période terrible dans laquelle il est difficile de trouver un moyen d’existence satisfaisant25.

17 Aigri par la véhémence idéologique montante, le chercheur se convainc d’autant plus obstinément de la nécessité de maintenir le cap de la boussole formaliste, tout en ayant en réalité déjà aperçu d’autres horizons. Comme l’écrit Carol Any : The attacks against scholarship in general, and Formalism in particular only goaded him on to debate. At the very time when his own work was in need of a broader theoretical base than Formalism offered, he stepped forth in lectures and in print as its foremost polemicist and defender. He had always valued the radical nature of Opoiaz’s propositions ; now he insisted more obstinately than ever, in public at any rate, on the irrelevance of socioeconomic conditions to literary analysis26.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 182

La rhétorique, à point nommé

18 Et voilà que le conseil, donné par Viktor Šklovskij, exhortant ses camarades à collaborer au numéro de LEF consacré à la langue de Lenin, récemment disparu (le 21 janvier 1924), arrive à point nommé. La maîtrise acquise par Èjxenbaum dans l’analyse du style et qu’il a rodée depuis une décennie sur les poètes et les prosateurs, peut maintenant s’exercer sur les discours du père de la Révolution, en les passant au crible et en en mettant en lumière les aspects caractéristiques pour les recomposer en un dessin ordonné. Les résultats méthodologiques atteints par l’Opojaz peuvent ainsi être exposés au monde entier, en commençant par les critiques marxistes.

19 En même temps, le nouvel objet d’étude – un genre discursif extrinsèque à la série littéraire et pourtant non identifiable à la communication quotidienne pure – remet en question la distinction que les formalistes -dans la première phase d’existence du groupeopèrent entre un langage pratique, « où les représentations linguistiques (sons, morphèmes, etc.) n’ont pas de valeur par elles-mêmes, mais sont un simple moyen de communication », et un langage poétique « dont les buts pratiques passent au second plan [...] et les combinaisons linguistiques acquièrent de la valeur par elles-mêmes27 ». D’ailleurs, comme Èjxenbaum ne manque de le mentionner elliptiquement en ouverture, même Jakubinskij a désormais dépassé cette dichotomie, en se consacrant plutôt à l’étude de l’énonciation et de l’échange dialogique28.

20 Ainsi, l’analyse d’Èjxenbaum s’éloigne des territoires appartenant canoniquement à la langue poétique afin d’en explorer les périphéries : à la marge des sphères littéraire et extra-littéraire, entre poésie et byt, dans un hybride de stratégies expressives et de besoins pratiques, d’urgences historiques et d’impulsions créatives, c’est dans cette zone que se projettent des discours pourvus d’une organisation cohérente, surveillés dans leurs détails, soustraits aux automatismes de la communication ordinaire : Un article ou un discours ne représentent pas seulement une pure formulation de la pensée, ni simplement l’une de ses expressions in terminis, mais un processus discursif donné, qui surgit sur la base d’un stimulus déterminé. Ce processus, indépendamment de la pensée qui l’a généré, a sa propre dynamique discursive, sa propre consécution, son propre coloris émotionnel et stylistique. Celui qui écrit un article ou prononce un discours choisit ses mots, lie ses phrases entre elles, construit ses propositions, change l’intonation, etc. Le discours prend une direction stylistique donnée et s’organise dans un mouvement conforme défini, en s’éloignant par cela même de l’usage de la syntaxe et des mots quotidiens et courants. On pourrait parler de tendances stylistiques fondamentales de l’auteur d’un article ou d’un discours, se définissant selon son choix des formes discursives. Ou encore, on peut parler de traditions et directions stylistiques qui caractérisent les articles et les discours d’une époque ou d’un groupe donnés29.

21 En partant de la stylistique, Èjxenbaum circonscrit donc, de façon de plus en plus précise, la sphère des discours persuasifs, le champ de la rhétorique, où se croisent et coexistent de multiples finalités, l’ancrage dans le hic et nunc et la profusion de procédés, intonations, constructions syntaxiques, schémas rythmiques : Tout cela concerne notamment ces articles ou ces discours qui sont écrits ou prononcés dans le but de persuader les autres – ces articles et discours à buts propagandistes (de différentes manières). Le pathos discursif, naturellement renforcé ici, colore le discours d’un ton émotionnel correspondant, et l’organise selon une direction stylistique donnée. Si on se concentre sur ce côté du discours, on obtient une représentation des tendances stylistiques de l’auteur30.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 183

22 « La plupart des articles et des discours de Lenin, écrit Èjxenbaum, s’inscrivent précisément dans le genre de la propagande ». « En effet, son discours est toujours teinté, d’un côté, d’un ton d’ironie et de moquerie, de l’autre, d’un ton d’affirmation catégorique et énergique ». Et pourtant, ce ton émotionnel général n’épuise pas la question des tendances stylistiques. Le chercheur relève comment, à « une première lecture des articles de Lenin, on pourrait croire qu’aucune tendance stylistique précise ne lui appartient, que l’aspect stylistique de son discours ne l’intéresse pas ». Aucun procédé oratoire ostensible – il n’y a ni propositions solennelles, ni métaphores ou comparaisons, ni citations littéraires – rien de ce par quoi brillent, par exemple, les articles de Trockij. On retrouve rarement des proverbes ou des expressions figées, plus rares encore sont les références à la littérature : au Malheur d’avoir trop d’esprit (le plus souvent), à Ščedrin, Gogol′ ou Turgenev. Il semblerait que Lenin se comporte vis-à-vis de la langue avec indifférence, non pas comme un écrivain ou un orateur, mais seulement comme un homme pratique qui se sert des formes établies du discours russe de l’intelligentsia, telles qu’elles se sont formées à la fin du XIXe siècle31.

23 Toutefois, cette impression est contredite par une caractéristique propre au tempérament expressif de Lenin qu’Èjxenbaum saisit avec une grande finesse, en s’attardant sur une série d’exemples destinés à démontrer cette présence diffuse dans les discours de l’homme d’État : Lenin réagit de façon très nette au style des autres, et, polémiquant avec ses adversaires ou ennemis, il attire souvent l’attention sur les caractéristiques stylistiques de leurs discours. Pour lui, chaque parti n’est pas seulement une vision du monde déterminée, mais également un système déterminé de style discursif. Il cède toujours au jugement, et il le fait parfois en dénonciateur passionné de la “grandiloquence”, en voyant en elle un signe de faiblesse mentale et de vide moral. C’est précisément sur la trame des discours des autres – Lenin les raille souvent dans des lignes et parfois des articles conçus à cet effet – que se manifestent clairement les tendances stylistiques caractéristiques de son propre discours.

24 La phrase soulignée par l’auteur et celles qui suivent montrent comment la perspective adoptée ici est éminemment dialogique. Le style de Lenin est en effet caractérisé par sa “réaction” aux styles des autres qu’il démasque et raille. Il est intéressant d’observer, d’autre part, qu’en adoptant cette perspective, Èjxenbaum se rapproche d’un adversaire déclaré des formalistes, un homme de leur génération, Mixail Baxtin, qui emploie les mêmes formules dans beaucoup de ses pages, en commençant par ses analyses stylistiques de sa première monographie consacrée à Dostoevskij32.

25 Par la suite, le style de Lenin révèle, à l’examen d’Èjxenbaum, sa composition diastratique et diaphasique, particulièrement visible dans ses choix lexicaux et phraséologiques. Le chercheur montre la prédilection de l’homme politique pour un langage simple, proche des formes de l’usage informel, qui par moments ne dédaigne pas des mots hauts en couleur, « y compris des “gros mots” », afin de renforcer les effets persuasifs.

26 Cependant, le véritable apport de cet essai réside dans son analyse des constructions syntaxiques, rythmiques et intonatives propres à la stratégie rhétorique de Lenin. Selon le critique : La tendance fondamentale de Lenin – l’emploi de formes de la langue quotidienne et courante dans le discours écrit et oratoire – ne se borne pas au domaine du lexique, elle [la tendance] s’élargit également au domaine de la syntaxe, de l’intonation.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 184

27 Ici, Èjxenbaum peut tirer profit des résultats précieux qu’il a établis dans ses études sur les règles mélodiques du vers russe et dans ses analyses de bien des poètes anciens et contemporains33. À la frontière de la phonétique et de la sémantique, la syntaxe poétique est définie par le critique formaliste comme « conventionnelle, déformée » : De simple forme grammaticale, elle devient ici formatrice (formanta). La phrase en vers n’est pas un phénomène syntaxique en général, mais un phénomène rythmico- syntaxique. En outre, la syntaxe du vers n’est pas un phénomène purement phraséologique, mais aussi phonétique : l’intonation réalisée par la syntaxe joue dans le vers un rôle qui n’est pas moins important que celui joué par le rythme et par l’instrumentation, même parfois plus important. La syntaxe que réalise l’intonation ne se divise pas dans le vers en découpages sémantiques, mais en portions rythmiques qui tantôt coïncident avec eux (ligne = phrase), tantôt les dépassent (enjambement). Ainsi, c’est précisément la syntaxe, abordée comme construction de l’intonation de phrase qui s’avère être le facteur liant la langue au rythme34.

28 Èjxenbaum observe encore que la forte composante anaphorique de la syntaxe de Lenin produit des propositions densément structurées qui vont s’assembler en des articulations poématiques, avec refrains et reprises : Parfois la fonction de ces répétitions est un peu différente : elle n’est pas tant stylistique (prosodique) que constructrice. Il est des exemples où, à l’aide des répétitions, le discours de Lenin se compose en une sorte de “strophe”, avec un parallélisme syntaxique complet, alors que sous le profil lexical il reste un discours ordinaire35.

29 Ainsi, le discours rhétorique peut, d’un côté, être sondé grâce aux outils très raffinés forgés dans l’atelier des formalistes, et de l’autre, montrer l’agrandissement et la rénovation de ce même atelier. Alors qu’il se défend ainsi des attaques d’adversaires de plus en plus acharnés et de la peur de la tempête menaçante qui approche, Èjxenbaum s’apprête à reconsidérer certains acquis et convictions de son passé, à la lumière de cette actualité incandescente et de son mûrissement personnel qui s’y déploie non sans secousses douloureuses.

NOTES

1. Sur Boris Vasil′evič Kazanskij (1889-1962), ami et collaborateur des opojazovcy (en particulier de Tynjanov et d’Èjxenbaum), au Département des arts verbaux de l’Institut d’État d’histoire des arts à Petrograd/Leningrad où, dans les années 1920, il est secrétaire scientifique, cf. le témoignage de Lidija Ginzburg, Записные книжки. Воспоминания. Эссе, Sankt-Peterburg, Iskusstvo, 2002, p. 40. Cf. aussi Aleksandr Krolenko, « Институт и “Академия” (Из записных книжек 1923-1924 годов », in: Izol′da Sèpman (dir.), Российский Институт истории искусств в мемуарах, Sankt-Peterburg, RIII, 2003, p. 170. 2. Majakovskij déclare: « Un livre entier a été confié à nos camarades[sous-entendu les formalistes] qui ont donné de très beaux articles concernant l’analyse de “la langue de Lenin”. Ce sont les articles des camarades Jakubinskij, Šklovskij, Èjxenbaum qui constituent une contribution importante à la science du mot et à l’étude de “la langue de Lenin” ». Cf. Jurij

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 185

Lotman, « Из истории изучения стиля Ленина », Труды по русской и славянской филологии, XV. Литературоведение, Tartu, 1970, p. 11-13, ici p. 12, cité d’après Vladimir Majakovskij, Полное собрание сочинений в 13 томах, t. 12. Статьи, заметки, выступления Маяковского с 1917 по 1930, Moskva, GIXL, 1959, p. 281. Une confirmation évidente de l’importance que revêt cette initiative aux yeux de la rédaction de LEF se trouve dans le texte d’une carte postale qu’Osip Brik envoie de Moscou à ses amis le 13 février 1924 : « Camarades opojazovcy ! Èjxenbaum, Tynjanov, Tomaševskij, Jakubinskij ! Le LEF est très ému par la nouvelle que vous préparez quatre articles sur Lenin et vous prie de nous les faire parvenir au plus vite afin que nous puissions les publier dans notre numéro 5. L’acompte a été envoyé ». Cf. Jurij Lotman, « Из истории изучения... », art. cit., p. 13. Lotman ne mentionne pas la date qui est précisée dans Aleksandr Čudakov, Mariètta Čudakova, Evgenij Toddes, Комментарии, in : Jurij Tynjanov, « Литературный факт », Поэтика, история литературы, кино, Moskva, Nauka, 1977, p. 507-518, ici p. 507. Dragan Kujundžić a consacré quelques remarques au sens politique de cet ensemble – « la collusion entre la politique et l’art, et plus particulièrement la tentative de l’art totalitaire d’“esthétiser la politique” » (en citant Benjamin et Groys) in « Réponse de Dragan Kujundžić », Revue d’études slaves, t. 68, fasc. 2,1996, p. 307-309. Pour un autre point de vue, cf. Jean-Michel Palmier, « Notes sur l’apport du formalisme russe à l’analyse du langage politique », l’Homme et la société, 63, 1982, 1, p. 95-108. 3. Lev Trockij, « Формальная школа поэзии и марксизм », Правда, 166, 26 juillet 1921 ; réédition in Литература и революция, Moskva, Politizdat, 1991. 4. Cf. Aleksandr Galuškin, « Неудавшийся диалог (из истории взаимотношений формальной школы и власти) », Шестые Тыняновские чтения, M. O. Čudakova (ed.), Riga – Moskva, 1992, p. 210-217, 210 ; Galin Tihanov, « Marxism and Formalism revisited. Notes on the 1927 Leningrad Dispute », Literary Research/Recherche littéraire, XIX 37/38, 2002, p. 69-77, 74 ; Dmitrij Segal, Пути и вехи. Русское литературоведение в двадцатом веке, Moskva, Volodej, 2011, p. 84 et passim. Cf. aussi Natalija Kornienko, « Литературная критика и культурная политика периода нэпа: 1921-1927 », in История русской литературной критики, Evgenij Dobrenko, Galin Tihanov (eds.), Moskva, Novoe literaturnoe obozrenie, 2011, p. 69-141, 72-79 et passim; Caryl Emerson, « Литературные теории 1920-х годов : четыре направления и один практикум », ibid., p. 207-247, 227-229. 5. Léon Trotsky, « L’école formelle de poésie et le marxisme », Littérature et Révolution, traduction de Pierre Frank, Claude Ligny, Jean-Jacques Marie, Paris, Julliard, 1964, p. 208 (nous respectons partout les choix des traducteurs français, ainsi que leur orthographe des noms propres) ; Trockij, « Формальная школа поэзии и марксизм », Литература и революция, Moskva, Politizdat, 1991, p. 156. Remarquons en passant que Trockij se sert du mot « fonction » dans une acception différente de celle qu’utiliseront ensuite Tynjanov et Jakobson et qui sera retenue par le structuralisme pragois et français. Nous observons également que, dans sa réponse à l’article de Trockij, Èjxenbaum polémique à propos de l’adjectif « fonctionnel » : « Il est désormais évident que la transformation du parallélisme historique entre différentes séries de la culture (de leurs « corrélations » [sootvetstvija]) en un lien fonctionnel (cause-conséquence) [funkcional′naja (pričinno- sledstvennaja) svjaz′] est forcée et n’amène donc pas à des résultats productifs ». 6. Trotsky, « L’école formelle de poésie et le marxisme », op. cit., p.191-192 ; Trockij, « Формальная школа... », op. cit., p. 143-144. 7. Sur l’intérêt de Trockij pour la psychanalyse, cf. Alexander Ètkind, Эрос невозможного. История психоанализа в России, Sankt-Peterburg, Meduza, 1995, passim. Trad. fr. Histoire de la psychanalyse en Russie, Paris, PUF, 1995, p.195-196. 8. Trockij, « Формальная школа... », op. cit., p. 147. 9. Trotsky, « L’école formelle... », op. cit., p. 192 ; Trockij, « Формальная школа... », op. cit., p. 144.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 186

10. Trotsky, « L’école formelle... », op. cit., p. 190 ; Trockij, « Формальная школа... », op. cit., p. 142. 11. Cf. Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1970, p. 550 et sqq. 12. Trotsky, « L’école formelle... », op. cit., p. 213 ; Trockij, « Формальная школа... », op. cit., p. 159. 13. A. Galuškin dresse une liste non exhaustive de ces réimpressions, parues entre 1923 et 1925: in Жизнь искусства, XXX-XXXI, 1923 ; deux fois in : Lev Trockij, Литература и революция, Moskva, Krasnaja Nov’, 1923 ; Moskva, Gosudarstvennoe izdatelʹstvo, 1924 ; dans les recueils Современная русская критика, Leningrad, 1925 ; Литература и общественность, Ivanovo- Voznesensk, 1925 ; Искусство и литература в марксистском освещении, Moskva, 1925; Вопросы искусства в свете марксизма, Xar’kov, 1925; Марксистская хрестоматия по литературе, Leningrad, 1925, in : Galuškin, « Неудавшийся диалог... », art. cit., p. 210-217, ici p. 215n. 14. Galuškin, « Неудавшийся диалог... », art. cit., p. 210. 15. Èjxenbaum, « Вокруг вопроса о “формалистах” », Печать и революция, V, 1924, p. 1-12. 16. Id., « В ожидании литературы », Русский современник, I, 1924, p. 80-90. 17. Èjxenbaum, « Вокруг вопроса о “формалистах” », art.cit., p. 3-4. Èjxenbaum commence par des affirmations analogues l’article « Теория формального метода », Литература. Теория, критика, полемика, Leningrad, Priboj, 1927, p. 116; traduction française « La théorie de la méthode formelle », in: Tz. Todorov (ed.), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes réunis, Paris, Seuil, 1966, p. 31-75, ici p. 31-33. 18. Sur l’attitude extrêmement corporatiste des formalistes, non seulement à l’égard des critiques marxistes, mais aussi de leurs partisans, sur leur tendance à se débarrasser « de toute sorte d’offre de collaboration qui ne soit pas caractérisée par cette signature unique, par cette “différence spécifique” qui les distingue du reste du monde », leur propension à élargir et à exacerber la « vision d’eux-mêmes non pas comme “l’une parmi” les écoles concurrentes, première entre ses pairs, mais comme les seuls défenseurs de l’esprit de scientificité, entourés par des rétrogrades, envieux, épigones, classificateurs, renégats, carriéristes, etc. (le journal d’Èjxenbaum et la correspondance des formalistes pendant la première moitié des années 1920 contiennent un spectre de déclarations de ce type), cf. Aleksandr Dmitriev, Jan Levčenko, « Наука как прием : еще раз о методологическом наследии русского формализма », Новое литературное обозрение (désormais НЛО), L., 2001, 4, p. 195-246, 219; Dènis Ustinov, «Материалы диспута “маркcизм и формальный метод” 6 марта 1927 », НЛО, 2001, 4, p. 247-278, 250 ; Carol Any, Boris Eikhenbaum : voices of a Russian Formalist, Stanford, Stanford University Press, 1994, p. 44. Sur la critique “militante” d’Èjxenbaum, cf. M. Di Salvo, «Б. Эйхенбаум – Литературная критика и полемика», Revue des études slaves, t. LVII, fasc. 1, 1985, Boris Èjxenbaum: la memoire du siècle, sous la direction de Catherine Depretto, p. 57-60. 19. Nous lisons par, exemple, dans l’article envoyé à Печать и революция : « En ce qui concerne Viktor Žirmunskij, sa préface au livre d’O. Walzel (Problèmes de la forme en poésie) montre déjà très clairement que, bien évidemment, il n’est pas possible de le considérer ni comme le fondateur de la méthode formelle, ni comme son principal théoricien. Bien évidemment, Žirmunskij est un homme de notre génération, et les questions formelles l’intéressent profondément. Sur ses lèvres, le mot “poétique” ne sonne pas comme une étiquette à la mode, mais comme un terme authentique. Mais, quand il sort du domaine des thèmes particuliers et entre dans la sphère des principes généraux de construction de l’histoire et de la théorie de la littérature, on voit quelqu’un de typiquement éclectique, cherchant à réconcilier les extrêmes. [...] Il répète mollement d’anciennes “vérités” académiques, et on ne comprend pas vraiment pourquoi il parle de ces problèmes alors qu’il n’a tout simplement pas assez de tempérament théorique pour le faire». Èjxenbaum, « Вокруг вопроса o “формалистах” », art. cit., p. 8. Sur la rupture entre

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 187

Èjxenbaum et Žirmunskij, dont les premiers symptômes remontent au début de 1922, cf. Stefania Sini, « Di nuovo sul formalismo russo. Boris Èjchenbaum critico letterario e storico della letteratura », Letteratura e letterature, I, 2007, p. 49-75, ici p. 64 et passim avec référence à Jan Levčenko, Другая наука. Русские формалисты в поисках биографии, Moskva, Vyška, 2011, p. 169-172. 20. Sur cette impasse, cf. Marietta O. Čudakova, « Социальная практика и научная рефлексия в творческой биографии Б. Эйхенбаума », et Ewa Bérard, « La genèse des travaux sur le literaturnyj byt d’après le Journal d’Èjxenbaum », Revue des études slaves, Boris Èjxenbaum..., p. 27-43 et p. 83-89 ; Jan Levčenko, Другая наука..., op. cit., p. 167-203. 21. Any, Boris Eikhenbaum, op. cit., p. 85. 22. Ibid. Cf. Marietta Čudakova, « Социальная практика, филологическая рефлексия и литература в научной биографии Эйхенбаума и Тынянова », Избранные работы, Литература советского прошлого, Moskva, Jazyki russkoj kul′tury, , t. I., 2001, p. 433-454 ; Toddes, « Б. М. Эйхенбаум в 30-50 годы (к истории советского литературоведения и советской гуманитарной интеллигенции)», Тыняновские чтения, 11, Девятые Тыняновские чтения, Moskva, OGI, 2002, p. 563-691. 23. Èjxenbaum, Лермонтов. Опыт историко-литературной оценки, Moskva, Gosizdat, 1924. Sur les protestations d’Èjxenbaum et sur Georgij Gorbačev, cf. Any, Boris Eikhenbaum, op. cit., p. 81-83. 24. C’est surtout le numéro de Печать и революция attendu anxieusement par le critique pendant plusieurs mois, qui lui montre la force du changement politique : dans la section « К спорам о формальном методе » son article « Вокруг вопроса o “формалистах” » (op. cit., cf. supra, n. 15) est suivi de cinq interventions ouvertement hostiles, montrant que désormais tous les coups sont permis. Les interventions apparaissent dans l’ordre suivant : Pavel Sakulin, « Из первоисточника », p. 12-15 ; Sergej Bobrov, « Метод и апологет », p. 16-19 ; Anatolij Lunačarskij, « Формализм в науке об искусстве », p. 19-32 ; S. Kogan, « О формальном методе », p. 32-35 ; Valerijan Poljanskij, « По поводу Б. Эйхенбаума », p. 35-38. Particulièrement aiguisées et efficaces sont les piques d’Anatolij Lunačarskij, qui, en plus d’offrir un essai personnel exposant ses convictions esthétiques, s’engage à « établir plus ou moins précisément la position sociale du formalisme ». Cf. Lunačarskij, « Формализм в науке об искусстве », Печать и революция, p. 19-31. 25. Cit. in: James M. Curtis, Борис Эйхенбаум : его семья, страна и русская литература, Sankt- Petersburg, Akademičeskij proekt, 2004, p. 137. 26. Any, Boris Eikhenbaum, op. cit., p. 86 27. Lev Jakubinskij, « О звуках стихотворного языка », Сборники по теории поэтического языка, I, Petrograd, 1916, p. 37. Cette distinction « a servi de point de départ au travail des formalistes sur les problèmes fondamentaux de la poétique ». Èjxenbaum, « La théorie de la “méthode formelle”, Théorie de la littérature, op.cit., p. 38. 28. Jakubinskij, « О диалогической речи », Русская речь, I, Petrograd, 1923, p. 96-104. Les écrits du linguiste russe sont maintenant disponibles dans l’édition française Lev Jakubinskij, une linguistique de la parole (URSS, années 1920-1930), textes éd. et prés. par Irina Ivanova, trad. Irina Ivanova, Patrick Sériot, Limoges, Lambert-Lucas, 2012. Cf. Catherine Depretto, « De la “langue poétique” à la “parole dialogale” : retour sur Lev Jakubinskij (1892-1945) », Fabula, 14, 2013, 7 (fabula.org/acta/document8145.php). 29. Èjxenbaum, « Основные стилевые тенденции в речи Ленина », Леф, 1, 1924, 5, p. 55-70, ici p. 57. Publié ensuite sous le titre « Ораторский стиль Ленина », in Литература. Теория..., op. cit., p. 250-264. 30. « Основные стилевые тенденции в речи Ленина », art. cit., p. 57. 31. Ibid., p. 57-58.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 188

32. Comparer Èjxenbaum: «Ленин очень определенно реагирует на чужой стиль и, полемизируя со своими противниками или врагами, часто обращает внимание на стилевые особенности их речи. Каждая партия для него – не только определенное мировоззрение, но и определенная система речевого стиля. Он то и дело выступает судьей, а иногда и страстным обличителем “краснобайства”, видя в этом признак умственного бессилия и моральной пустоты. Именно на фоне этих чужих стилей, насмешливой характеристике которых Ленин нередко посвящает специальные строки, а иногда и статьи, ясно выступают стилевые тенденции его собственной речи» et Baxtin: «Аналогична скрытой полемике реплика всякого существенного и глубокого диалога. Каждое слово такой реплики, направленное на предмет, в то же время напряженно реагирует на чужое слово, отвечая ему и предвосхищая его», M. Baxtin, Проблемы творчества Достоевского, Leningrad, Priboj, 1929, puis Собрание сочинений, t. 2, « Проблемы творчества Достоевского », 1929. Статьи о Толстом, 1929. Записи курса лекций по истории русской литературы, 1922-1927, Sergej Bočarov, Leontina Melixova (eds.), Moskva, Russkie slovari, 2000, p. 5-175. Remarquons par ailleurs qu’en 1924, Baxtin a envoyé son article contenant une discussion critique approfondie de la théorie de la méthode formelle, К вопросам методологии эстетики словесного творчества, I à la revue de Leningrad Русский современник, revue qui avait déjà publié l’intervention d’Èjxenbaum В ожидании литературы (cf. supra, n. 16). L’essai baxtinien ne paraîtra pas cependant, à cause de la fermeture de la revue, cette même année 1924. Sur la critique de la méthode formelle par Baxtin, cf. Nikolaj Nikolaev, « М. М. Бахтин, Невельская школа философии и культурная история 1920-х годов », Бахтинский сборник, vyp. 5, Moskva, Jazyki slavjanskoj kul′tury, 2004, p. 210-280 ; « La critica non ufficiale al “metodo formale” nella cultura russa degli anni ’20 », édité par Giuseppina Larocca, Enthymema, II, 2010, p. 101-131 ; II, 2011, p. 159-185 ; V, 2011, p. 48-69. 33. Èjxenbaum, Мелодика русского лирического стиха, Peterburg, Opojaz, 1922, réédité in О поэзии, Leningrad, Sovetskij Pisatel′, 1969, p. 327-511. Sur cette étude, cf. Sini, « Di nuovo sul formalismo russo. Boris Èjchenbaum critico letterario e storico della letteratura », Letteratura e letterature, III, 2009, p. 13-35. 34. Id., « Мелодика русского лирического стиха », op. cit., p. 329-330. 35. Id., « Основные стилевые тенденции в речи Ленина », art. cit., p. 64.

RÉSUMÉS

Dans l’article consacré au style de Lenin (LEF, 1924), Èjxenbaum s’éloigne des territoires appartenant canoniquement à la langue poétique afin d’en explorer les périphéries, dans un hybride de stratégies expressives et de besoins pratiques, d’urgence historique et d’impulsions créatrices. À travers l’analyse stylistique de la langue de Lenin, Èjxenbaum circonscrit la sphère des discours persuasifs, le champ de la rhétorique, où se croisent et coexistent de multiples finalités, l’ancrage dans le hic et nunc et la profusion de procédés, intonations, constructions syntaxiques, schémas rythmiques. L’étude sur Lenin met ainsi en lumière la richesse de stimuli théoriques et méthodologiques que présente la zone de frontière entre littérature et société : le problème des relations entre ces deux domaines, dans le présent et dans le passé, occupera dorénavant de plus en plus l’esprit et le temps d’Èjxenbaum et des autres formalistes, qui se

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 189

pencheront souvent sur des questions concernant les discours individuels, questions qui dépassent, de fait, l’impératif de l’immanence textuelle.

In the article devoted to the style of Lenin’s speeches, (“Lef”, 1924), Eikhenbaum’s analysis withdraws from the territory canonically pertaining to the domain of poetic language, to explore its suburbs : a hybrid zone of expressive strategies and practical needs, of historical impulses and creative urgencies. Through the stylistic analysis of Lenin’s discourse, Eikhenbaum circumscribes the sphere of persuasive words, the field of rhetoric, where multiple purposes, rooted in the hic et nunc and a profusion of proceedings, intonations, syntactic architectures, rhythmic patterns intersect each other and coexist. The problem of present and past relationships between literature and society, of that border area that the essay on Lenin has shown as dense of theoretical and methodological stimuli, will therefore occupy more and more the time and the interests of Eikhenbaum and of the other formalists, and will often touch issues concerning the persuasive public speech, problems that constitutionally go beyond the imperative of the textual immanence.

AUTEURS

STEFANIA SINI Université du Piémont oriental, Vercelli

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 190

Андрей Белый о ритме «Mедного всадника» Andrei Bely About the Rhythm of the Bronze Horseman Andrej Belyj à propos du rythme du Cavalier de bronze

Ilona Svetlikova

NOTE DE L'AUTEUR

Исследование осуществлено в рамках проекта “Современные модели поэтики: реконструктивный подход”, поддержанного РНФ, No 16-18-10250 НИУ ВШЭ. Автор сердечно благодарит Аркадия Блюмбаума, Катрин Депретто и Астрид Мазабро за помощь в работе над статьей.

1 1. В книге «Ритм как диалектика и “Медный Всадник”» (1929) Белый изобразил Пушкина «подсознательным» революционером. В качестве доказательства он представил графики ритмических кривых: [...] кривая отражает жест ритма; ритм–отражение в поэте “звука”, которому он внимает, а “з в у к”– отражение того коллектива, который поэту бросает радио – волнами не фальсифицированный критиком, а п о д л и н н ы й, с о ц и а л ь н ы й з а к а з1. 2 Итогом исследования стало «открытие» «подлинного содержания поэмы, точно написанной Октябрем 1917 года, а не октябрем 1833– го»: Пушкин выполнил социальный заказ; и к удивлению для себя мы узнали, что в то время, как Пушкин думал, что его заказчиком было разоряющееся дворянство, подлинный заказчик, им не узнанный, лишь глухо расслышанный,– был: история русского революционного движения...2 3 Эта интерпретация была совершенно произвольной. Как было замечено критиками Белого, ни о чем подобном проделанные им подсчеты не свидетельствовали. Более того, сами подсчеты изобиловали ошибками 3.Однако данное толкование пушкинской поэмы могло быть полезно Белому.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 191

Во-первых, оно демонстрировало, что его стиховедческие идеи благонадежны4. Во-вторых, «открытый» таким образом революционный смысл «Медного Всадника» должен был отразиться и на восприятии «Петербурга». О том, что Белый «предъявлял» результаты своего исследования в качестве косвенного свидетельства благонадежности романа, свидетельствует следующее место из статьи «Принцип ритма в диалектическом методе» (1928), в которой сжато излагались идеи книги: Поэты [...] стараются подыскать объяснение к своему ритму, или «темному языку» в них; но эти объяснения – позднейшие ярлычки; так например: первоначальное название моего романа «Петербург» иное: «Лакированная карета» – по первому увиденному образу, раскрывшемуся, как почка, из ритмической интонации целого; уже потом со стороны объяснили мне, что суть не в «карете», а в гибнущем царском Петербурге; социальная тенденция романа лишь потом мною вынулась из образов, которые я скомпановал на ритмах5. 4 Это искусная реплика: не оправдываясь и не напоминая о «Петербурге» ничего, кроме одного из первоначальных названий, Белый дает понять, что подлинный смысл романа, постигнутый со стороны, т.е. чутким «заказчиком» (едва ли случайно им был чрезвычайно интересовавшийся проблемой коллективного творчества Вяч. Иванов), соответствовал «социальному заказу» 1920-х гг.

5 Параллель между «Медным Всадником» и «Петербургом» основывалась не просто на тенденциозной интерпретации романа и поэмы (гибнущий царский режим «Петербурга» и революционный «Медный Всадник»). В «Петербурге» пушкинские мотивы играют исключительно важную роль. Однако и этим дело не ограничивается. Предлагая революционную трактовку «Медного Всадника», Белый использовал идеи, реализованные в «Петербурге». В романе они имели другое значение. Тем настоятельней могла казаться потребность представить их в новом свете. 6 2. Обратимся к следующему фрагменту: Пушкин “д е л а е т” <Евгения> сумасшедшим, но в нужный момент возвращает ему сознание: “Прояснились в нем с т р а ш н ы е мысли”; в этом с т р а ш н о проясненном сознании он бросает медному изваянию: “Ужо тебе”; и – гибнет в борьбе роковой. Здесь тема Евгения сплетается с темой “бедного пииты”, Пушкина, написавшего о себе: Не дай мне бог сойти с ума, ― Нет, лучше посох и сума...6 7 Евгений в книге 1929 г. гибнет «в борьбе роковой». Превращение пушкинского героя в революционера, гибель которого достойна цитаты из популярного похоронного марша, впервые было проделано Белым в «Петербурге», где Евгений воплотился в террориста Дудкина7. Чтобы показать, какие идеи были связаны с этим превращением, мы должны выяснить элементы, которые в Дудкине оказались «склеены» с пушкинским Евгением.

8 3. Представляя серию издательства “Мусагет” “Орфей”, посвященную мистической литературе, Белый указывал на традиционную связь Орфея с Христом («Орфей является для нас символом самого Христа»)8 и рассуждал об

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 192

«откровении покровенной символики», совершаемой в «глубине человеческого духа»: [...] осознание высочайших символов творчества пресуществит эти символыкак реальную символику.[...][АполлонМусагет], пресуществленный О р ф е е м, начинает в нем и дышать, и жить: расплавляется окаменелая маска искусства; и холодный мрамор его получает движение: ибо и камни кумиров приводит в движенье О р ф е й9. 9 В другом месте Белый называет переживание, оживляющее мертвые смыслы, Орфеем10. Здесь речь идет о том же: Орфей – это переживание, приводящее в движение «холодный мрамор», то есть смыслы и символы, которые иначе мертвы.

10 Приведенную цитату следует сопоставить с отрывком «Петербурга» из главки «Гость» (к Дудкину в бреду является Медный Всадник): Металлический Гость, раскалившийся под луной тысячеградусным жаром, теперь сидел перед ним опаляющий, красно – багровый; вот он, весь прокалясь, ослепительно побелел и протек на склоненного Александра Ивановича пепелящим потоком; в совершенном бреду Александр Иванович трепетал в многосотпудовом объятии: Медный Всадник металлами пролился в его жилы11. 11 Носящий музыкальную фамилию Дудкин наделен способностью приводить в движение «камни кумиров» (визит Медного Гостя – следствие его галлюцинации)12. Аполлон Аполлонович, в заговоре против которого участвует Дудкин, и Петр I олицетворяют один и тот принцип – власти европейского рационализма. Медный Всадник, проливающийся в жилы Александра Ивановича, в точности повторяет сказанное об Аполлоне, «пресуществляемом» в Орфее: «расплавляется окаменелая маска искусства» (в буквальном смысле – памятник Петру I; в романе часто упоминается «каменность» сенатора – его «каменные глаза», «каменный взор», «каменное лицо» и проч.13), начиная «и дышать, и жить» в Дудкине. После убийства Липпанченко тот превращается в живое подобие Медного Всадника.

12 Согласно распространенной версии мифа, Орфей – сын Аполлона; Дудкин – плод мысли Аполлона Аполлоновича. Орфей считался не только музыкантом, но и общественным реформатором14; свою революционную деятельность в разговоре с Николаем Аполлоновичем Дудкин сравнивает с игрой на рояле, «клавиатурой» которого служит «агитационно настроенная и волнуемая социальными инстинктами масса». Примечателен следующий фрагмент того же разговора: [...] пока какой-нибудь партерный слюнтяй под концертной эстрадой внимает божественным звукам Бетховена, для артиста да и для Бетховена – суть не в звуках, а в каком-нибудь септаккорде. Ведь вы знаете, чтo такое септаккорд? Таковы-то мы все. – То есть спортсмены от революции. – Что ж, разве спортсмен не артист? Я спортсмен из чистой любви к искусству: и потому я –артист. Из неоформленной глины общества хорошо лепить в вечность замечательный бюст. – Но позвольте, позвольте, – вы впадаете в противоречие: септаккорд, то есть формула, термин, и бюст, то есть нечто живое? Техника – и вдохновение творчеством? Технику я понимаю прекрасно15.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 193

13 Одним из ключей к этому диалогу служит фрагмент книги Эдуарда Шюре Великие посвященные (1889): Orphée fut le génie animateur de la Grèce sacrée, l’éveilleur de son âme humaine. Sa lyre aux sept cordes embrasse l’univers. Chacune d’elles répond à un mode de l’âme humaine, contient la loi d’une science et d’un art16.

14 Септаккорд, в котором объединяется «формула, термин», т.е. не только «техника», но и наука, в устах Дудкина напоминает о лире Орфея и одновременно о посвященных Орфею размышлениях Белого: [...] музыкальная стихия искусства есть стихия творчества вообще. В образе музыканта Орфея, заставлявшего плясать камни, мы имеем символ глубочайшего напряжения творчества вообще; музыка – последнее углубление искусства; в музыке инстинктивно соприкасаемся мы с реальной основой искусства, с жизненным его углублением17. 15 Дудкин, рассуждающий об общественном переустройстве на языке музыки, реализует и тем самым пародирует мысль о музыке как о «стихии творчества вообще». Пародирование в данном случае означает не внезапную утрату веры в универсальный смысл музыки; оно направлено против подмены этого смысла18. С точки зрения поэтики и идейного строя «Петербурга», еще важнее пародирование как обыгрывание противоположного смысла определенной идеи или традиции.

16 Орфей традиционно сравнивался с Христом19 (оба спускались в ад; оба обладали способностью оживлять: Христос даровал жизнь вечную; Орфей приводил в движение неодушевленную материю: деревья и камни). Подобное сравнение подталкивало к тому, чтобы видеть в Орфее либо предтечу Христа, либо опасного обманщика и/или колдуна. В последнем случае Орфей мог восприниматься как одержимый демонами, под власть которых попадали и его слушатели: «Губя жизнь доверчивых под прикрытием музыки [«музыкальные» рассуждения Дудкина о революции], в искусном шарлатанстве неистовствуя на их погибель, справляя бесчинства [Дудкин – сатанист и убийца], обожествляя скорбь [Дудкин заражен «сатурновой», т.е. (в данном случае) связанной с убийством сына, меланхолией Медного Гостя], они <Орфей, Амфион, Арион> первые привели людей к идолам [Дудкин в своем «орфическом» безумии становится идолом сам]. На камнях и досках, т. е. на статуях и изображениях, они воздвигли цитадель грубого суеверия и воистину прекрасную свободу поднебесных граждан напевами и заклинаниями впрягли в крайнее рабство»20. Так Климент Александрийский противопоставлял «Новую Песню» Христа «обману Орфея». У Белого мы находим и Орфея «предтечу» Христа (см. цитированную статью), и Орфея обманщика (Дудкина). В силу свойственной Белому диалектики, ему достаточно было знать о первой традиции, чтобы открыть в образе Орфея возможности, реализованные второй21. 17 4. Орфей был причастен и Аполлону, и Дионису: Кто был, для эллинов, божественный вождь хора [муз]? Одни говорили: «Аполлон»; другие:«Дионис». Третьи – младшие сыны древней Эллады – утверждали мистическое единство обоих. «Их двое, но они – одно», говорили эти: «нераздельны и неслиянны оба лица дельфийского бога». Но кто же, для эллинов, был Орфей?

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 194

Пророк тех обоих, и больший пророка: их ипостась на земле, двуликий, таинственный воплотитель обоих22. 18 «Сын» Аполлона, Дудкин носит фамилию, которая выдает его близость к Дионису. В нем, как и в прочих героях романа, происходит борьба противоположных принципов. Применительно к Дудкину, Белый намечает ее как контраст фамилии, говорящей о духовом инструменте близком к дионисийской флейте, и представлений Дудкина о самом себе как о пианисте (см. выше), используя, таким образом, хорошо известный мотив: Соперничество двух божеств [Аполлона и Диониса] воплощается, в культурной и обрядовой сфере, в антагонизме двух родов музыки — духовой и струнной. Ряд мифов окрашены стремлением прославить кифару и унизитъ флейту: таков миф о Марсии23. 19 Роберт Манн, отметивший этот мотив в романе (противостояние исполняющего свою «лебединую песню» на скрипке Липпанченко и «флейтиста» Дудкина), обратил внимание на то, что Липпанченко погибает как Марсий: Дудкин, принимающий позу Медного Всадника, т.е. Аполлона, вспарывает Липпанченко ножницами24. Как часто у Белого, атрибуты геров перепутаны так, что складывается впечатление, что они борются сами с собой.

20 Тот же смысл заключен и в подчеркнуто «теневой» природе Дудкина (в романе он появляется как одна из теней, пришедших с островов, т.е. как бы возвращающихся с того света): это тень, самозванно взявшая на себя задачу Орфея.

21 5. Три сходства сближали Орфея с пушкинским Евгением, подсказывая возможность их «склейки» в рамках одного и того же персонажа: потеря возлюбленной; способность приводить в движение камни (в случае Евгения – мнимая, обязанная сумасшествию); борьба с роком (угроза, брошенная безумным Евгением Медному Всаднику; попытка Орфея возвратить к жизни Эвридику). Так как в воображении Белого «рок» был тесно связан с косностью, символизируемой камнем, способность приводить в движение камни также служила примером «борьбы роковой». 22 Следы размышлений над орфизмом отложились в романе не только в приведенных примерах. 23 Для орфических гимнов была характерна синкрасия божеств или теокрасия, «которая вела к различным, иногда совершенно не согласным между собою, представлениям об одном и том же божестве25». Белый «склеивал» черты различных прототипов уже в «Симфониях». Однако столь настойчиво и виртуозно этот прием им прежде не применялся. Персонажи «Петербурга» сложены, как (излюбленная Белым) мозаика. Создавая роман с оглядкой на орфическую традицию, Белый, по-видимому, переосмыслил уже использовавшийся им прием как основополагающий принцип сложения современного мифа26. 24 Разбивка глав романа на маленькие главы создавала ощущение «хаоса синематографических ассоциаций27»: названия главок местами похожи на надписи немого кино, а тени, населяющие роман, отсылают и к теням

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 195

подземного мира, и к «теням» кинематографическим28. Придавая роману сходство с кино, Белый подчеркивал свое сходство с Орфеем: последний, по формулировке Вяч. Иванова, – «начало строя в хаосе; заклинатель хаоса и его освободитель в строе29». 25 Орфическая традиция служила для Белого не просто источником отдельных мотивов30. По-видимому, ей был обязан целый ряд ключевых идей, воплощенных в формальных особенностях романа. Наш краткий обзор завершим упоминанием «гераклитизма», т.е. столь привлекавшей Белого в «первом действительном орфике наших дней» Ницше31 и столь характерной для него самого диалектике. В сознании Белого «гераклитизм» был связан с орфизмом32. Трудно представить, что пронизывающая роман диалектика не соотносилась с очерченным кругом идей. 26 6. Тема «маски» и «маскировки» в книге о ритме «Медного Всадника» (Пушкину приписывается «глубочайшая полусознательная маскировка истинного содержания поэмы, взрывного, как динамит; Пушкину надо было маскироваться перед самим собой»33) возникает не только как метафора внутренней цензуры Пушкина, но и как эхо размышлений двадцатилетней давности. То же относится и к следующему фрагменту: Всадник впервые стоит перед нами Медным изваянием Сенатской плошади: вот что есть рок: И обращен к нему спиною В неколебимой вышине Над возмущенною Невою Стоит с простертою рукою Кумир на бронзовом коне. Всадник назван кумиром, т. е. Идолом [...]34. 27 У Пушкина Медный Всадник не рок как таковой, а Петр, «чьей волей роковой / под морем город основался». Он – причина несчастий, обрушившихся на Евгения. Белый говорит почти то же самое, и разницу – рок прямо отождествляется с «кумиром» – не было бы смысла отмечать, если бы в данной формулировке не сохранялась память о значении, которым Белый наделил Медного Всадника в «Петербурге».

28 Анализируя сочетание тем маски, рока и кумира, необходимо обратиться к работам Белого конца 1900 г., где настойчивая до навязчивости мысль о роке была частью размышлений о природе драмы. Прежде всего, речь идет о статье «Театр и современная драма» (1907): Создавая кумиры (формы), он <художник> заслоняет себя и нас этими видимыми кумирами от кумира невидимого – рока, оковавшего нашу жизнь будто бы железными, но, в существе своем, призрачными законами. Поклонение невидимому призраку противопоставляет он поклоненение видимым, им самим созданным формам. Во всяком искусстве кумир (форма) есть средство. Во всяком подчинении невидимому кумиру (року), принимающему гекатомбы кровавых жертв, есть поклонение кумиру, как цели. Творчество жизни упразднит все кумиры. Но в борьбе с кумиром рока творчество художественных кумиров необходимо; тут, выражаясь вульгарно, художник вышибает клин клином.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 196

Художник в борьбе с роком неустанно. И художественному творчеству суждено погибнуть, как творчеству мертвых форм (произведений искусства). В драме впервые дается нам предзнаменование о погибели вместе с роком и всех временных условий борьбы с ним. Погибнет искусство. Что из того? Первые ряды борцов всегда гибнут35. 29 Рок отождествляется с кумиром, то есть низводится до «фикции», но эта фикция не только материальна, но занимает положение тирана, «принимающего гекатомбы кровавых жертв». В исследовании о Пушкине подобный ход будет сформулирован так: «бессильный царь Александр превращается в фикцию, а фикция, медный кумир, в действительность, гоняющуюся за обывателями, снимающими перед ней “изношенные картузы” 36». В борьбе с роком «на передовой» находятся художники, так как, творя «мертвые формы», они действуют по традиционному рецепту магии – на подобное подобным («клин клином»). Первенство драмы определено заданной Ницше ориентацией на древнегреческую трагедию, центральной темой которой был рок37. К этому присоединялось и более специфическое представление о роке, усиливавшее позиции драмы.

30 Белый говорит о том, что борьба художника представляет собой лишь передовой участок целого революционного движения: Искусство есть временная мера: это – тактический прием в борьбе человечества с роком. Как в ликвидации классового строя нужна своего рода диктатура класса пролетариат, так и при упразднении несуществующей, мертвой, роковой жизни нужно провозгласить знаменем жизни мертвую форму38 [...] Когда спадут маски с рока, все человечество пойдет на последний бой за жизнь и счастье свое. Вот тогда-то из разорванных форм искусства, как из разорванных форм личной жизни, брызнет святой огонь жизненного творчества. Тогда взлетит разрывной снаряд драмы, начиненный динамитом духа39. 31 Перед нами картина грядущей борьбы человечества, которая начнется как только «спадут маски с рока», и это-то и будет подлинная революция, а не та, что разворачивается в настоящий момент с настоящим динамитом и снарядами, т.е. революция всего навсего политическая. Что же представляет собой рок без маски? Вот непреложный бег созвездий, и вот непреложный бег истории. Пространством и временем задавил нас тяжелый рок. Но в духе преодолели мы все пространства и в духе преодолели мы все времена40. 32 Иначе говоря, рок воспринимается Белым в духе его увлечений мистически окрашенным кантианством. Рок – это формы сознания, обрекающие человечество воспринимать мир в «мертвых» (т.е. косных, неподвижных, не поддающихся изменению) формах пространства («непреложный бег созвездий») и времени («непреложный бег истории»). Драма – искусство и временное, и пространственное, поэтому создаваемые драматургом «мертвые формы» – лучшее средство борьбы с «кумиром рока»41.

33 Прежде, чем вернуться к книге о Пушкине, вкратце укажем, как под влиянием сказанного проясняется смысл «Петербурга». 34 7. Звуковое сходство объединило в воображении Белого образы выдуманного (единорог) и реальных (носорог, тур с «рогом выгнутым») животных, а также

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 197

сделанных из рога музыкального инструмента и кубка с идеей рока42. Изображенный на гербе Аблеуховых «единорог, прободающий рыцаря», – это воплощение рока, настигающего их род (а заодно и читателей, так как отсылка к прародителю Адаму означает, что Аблеуховы находятся с ними в родстве43). Этот рок – «странные свойства» сенатора, т.е. мысль, непременно воплощающаяся в «пространственно-временной образ»44. Рок, «задавивший» человечество временем и пространством, наглядно представлен как рожденная мыслью смертельная опасность («пространственно-временной образ» террориста Дудкина; одним из источников герба стал рассказ Конан- Дойля «Игра с огнем», где единорог – материализованная во время спиритического сеанса мысль – едва не убивает участников сеанса)45. Тот факт, что рок зашифрован в гербе главных героев, означает, что в романе тема «борьбы с роком» имеет ключевое значение. 35 8. Выражение «современная драма» в цитированной статье «Театр и современная драма» двузначно. Речь идет и о театральной драме, и о драме современности, «социальной драме46». Трагедию и «социальную драму» объединяет тема рока. В «социальной драме» она проявляется в господстве законов: государственных, физических (законы природы) и – наиболее важная разновидность последних – законов, управляющих мышлением: В тот момент, когда мы сумеем подчинить себе окружающий мир переживанием так, чтобы течение видимости не врезалось в нашу душу негармонично, а наоборот, в тот момент, когда душа претворяла бы видимость по образу и подобию своему, совершилась бы победа над роком. Гносеология освобождает субъект познания от времен и сроков теоретически. Задача человечества практически осуществить эту свободу [...]47.

36 Этот фрагмент следует сопоставить со следующим местом из статьи «Лев Толстой и культура», написанной одновременно с «Петербургом»: Судьбы истории мировой преломились в Христе: но самый ход истории, поскольку мы стоим вне пути совершенства, открываемого Евангелием, остался для нас подчиненным законам необходимости: в этом смысле божественность человечества еще только загадана нам48. 37 Oсуществление града небесного виделось Белому в том, чтобы: Реально суметь переплавить земляную косность отдельных организмов в высшем телесном плане49: не умирая, зажить соборною жизнью во вновь открывшемся измерении50. 38 Дудкин-Орфей (или вернее «самозванец» Орфей), плод мысли Аполлона Аполлоновича, борется с роком, подобно своему «отцу», герб которого служит эмблемой той же борьбы. Рок – это «царство закона», олицетворенное сенатором. Однако сам Дудкин – лишь орудие рока. Его «превращение» в Медного Всадника буквально реализует образ рока – кумира. Рок, преследующий Аблеуховых, оказывается «кумиром», «фикцией». Характерно, что в звуковом и отчасти смысловом отношении мы находим предвосхищение Дудкина в следующем фрагменте статьи «Театр и современная драма»: «дубоватый детина Зигфрид, размахивающий на сцене картонным мечом и глупо дудящий в загнутый рог51».

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 198

39 Ближе к Орфею (имея в виду предполагавшуюся связь орфизма и философии Гераклита) оказывается сам автор, выбравший в качестве эмблемы борьбы с роком единорога, т.е. традиционный символ Христа52. В романе этому значению герба соответствует конец эпилога (Николай Аполлонович появляется в церкви). Образ единорога воплощает идейный стержень, конструктивный принцип (принцип диалектики) и жанровое задание романа: В драме изображается [...] борьба и победа над роком. [...] В изображении борьбы с роком – коренные антиномии познания соприкасаются с коренными антиномиями самой жизни [ср. с изображением революционной борьбы в «Петербурге» как «следствия миросозерцания» в буквальном смысле, т.е. мысленных образов сенатора53]. Эти же антиномии бессознательно вызывают в художнике творчество мира искусств как мира нового, долженствующего отряхнуть от ног наших ветхую “необходимость” [таким миром становится «Петербург», автор которого, подобно Орфею, предвещает конец «царства закона», диалектически разрешая конфликт необходимости и свободы]54. 40 9. Память о темах «Петербурга» ощущается на протяжении всей книги «Ритм как диалектика». Пушкинский Евгений здесь густо «закрашен» тонами той революции, о которой только и мог писать Белый в 1920-х гг. Однако следы размышлений над «роковыми» проблемами познания, размышлений, которые в «Петербурге» обрели воплощение в образах революционной борьбы, сохраняются на лексическом и отчасти логическом уровне исследования о Пушкине.

41 Социальная и культурная изоляция, в которой находился Белый в конце 1920- х гг., напоминала ему о кризисе рубежа 1910-х гг., описанном Михаилом Безродным в статье «О “юдобоязни” Андрея Белого55». Тогда Белому казалось, что современная культура находится под гнетом семитов, типичными представителями которых являются неокантианцы, носители древней идеи Закона, замаскированной под новейшие философские теории56. С точки зрения Белого, «арийским князьям» следовало последовать примеру Толстого и уйти из «города культуры»57. 42 «Расовый» (в терминах того времени) состав формалистов, с которыми полемизировал Белый в 1920-х гг., был тот же, что и у неокантианцев (философов-формалистов). В книге о Пушкине мы также встречаем «добровольных школьных городовых от Канта58», т.е. все тех же ревнивых хранителей разлинованного в согласии с непререкаемыми правилами кантианской методологии «города культуры». Жирмунский выразил удивление по поводу обвинений Белого в адрес формалистов, которые, якобы, присвоили себе его открытия и вытеснили из науки59. Между тем, это обвинение – вариация одного из самых распространенных клише антисемитской идеологии, которому Белый посвятил статью «Штемпелеванная культура» (1909): евреям приписывается роль захватчиков чужой культуры, вытесняющих подлинных творцов60. 43 Противопоставление метра и ритма (в пользу ритма, первоначала поэзии, к которому, по мнению Белого, глухи формалисты) наделялось расовыми коннотациями со времен «Мусагета». Достаточно заглянуть в музыкальную

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 199

критику Эмилия Метнера, чтобы увидеть, что «арийские» музыканты считались восприимчивыми к ритму, а еврейские – наделенными лишь «метрической» ловкостью61.

44 Следует также заметить, что так называемая аритмология, математическое мировоззрение, пользовавшееся известной популярностью в начале ХХ века и восходившее к идеям отца Белого, Н.К. Бугаева, аритмология, с которой Белый связывал свои исследования ритма62, создавалась в противовес широко распространенному в 19 в. детерминизму: В научных взглядах некоторых философов стало преобладать чувство фатальности, роковой необходимости. Рок, судьба древнего мира обрисовывается в этих воззрениях. Человек с его свободою, идеальными целями и возвышенными стремлениями вовлекался в общий водоворот роковой необходимости63. 45 Некоторыми последователями Бугаева аритмология была воспринята как математическое обоснование христианства и мощное оружие против идейного влияния евреев (якобы вольных или невольных пропагандистов «царства закона»)64. Анализируя «прыжок из царства метрической необходимости», проделанный Белым в исследовании о Пушкине65, полезно помнить и об этих значениях аритмологии. Ритм для Белого был началом не просто творчества, но творчества жизни, сливаясь с сердечным ритмом («говорит самая кровь поэта Пушкина»)66. Предполагаемая свобода ритма, нарушающего власть метрического канона, рисковала обернуться крайней не-свободой: смысл, приписывавшийся ритму, был физически детерминирован.

46 Исследование пушкинской поэмы – не размышление о роке и незыблемых законах. Однако примечательно, что в крайне тяжелых жизненных обстоятельствах Белый берется за исследование произведения, бывшего некогда частью умственного обихода, тесно связанного с этой темой. Евгений в книге 1929 г. оказывается alter ego Пушкина, как когда-то ДудкинЕвгений наследовал черты самого Белого. Павший жертвой «борьбы роковой» пушкинский герой – отголосок излюбленного Белым каламбура, в основе которого лежала связь рока, драмы и «социальной драмы». Орфический элемент, в «Петербурге» частично отданный Дудкину, был оставлен автором за собой: диалектика, вынесенная в название и мимикрировавшая под марксисткую, в иных условиях могла бы называться «гераклитизмом» (см. выше)67. В формулировке задачи оживления «не текучего, мертвого, склеротического смысла» «Медного Всадника68» возвращается наваждение Дудкина, в которого «пролился» и в котором ожил Медный Гость (идейный близнец Аполлона Аполлоновича, похожего на мертвеца и страдающего склерозом).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 200

NOTES

1. Андрей Белый, Ритм как диалектика и «Медный Всадник»: исследование, М., Федерация, 1929, c. 142 (разрядка автора). 2. Там же, с. 231-232. 3. О критике книги Белого см., прежде всего: «Стих и смысл “Медного Всадника”» (Обсуждение книги Андрея Белого Ритм как диалектика в Государственной академии художественных наук). Подготовка текста, публикация, вступительные замечания и комментарии М. В Акимовой и С. Е. Ляпина, Philologica, 1998. vol. 5, No 11/13, c. 255-276. 4. Белый твердо верил в теснейшую связь ритма и смысла (об этом свидетельствует, например, написанная в гораздо более свободных идеологических условиях работа «Жезл Аарона (О слове в поэзии)»; Скифы: Сборник I, 1917, с. 200-203). Трудно представить, что он совершенно искажал смысл, обнаруженный им в ритмических кривых «Медного Всадника», или подтасовывал результаты своих подсчетов (последнее было, помимо прочего, и бессмысленно: в то, что ритм и смысл неразрывно связаны, почти никто больше не верил). Скорее всего, Белый вводил самоцензуру по тому же принципу, который применялся им к толкованиям «Петербурга»: из головокружительной сложности романа выбирались отдельные элементы (главным образом, связанные с революцией 1905 г.) В случае революционной идеи «Медного Всадника», она была взята из того же «Петербурга» (см. ниже), с одновременным отсеканием значений, которые не годились для советского контекста. 5. Белый, Принцип ритма в диалектическом методе [публикация и комментарии М. Спивак и М. Одесского], Вопросы литературы, 2010, Март-Апрель, с. 272. 6. Белый, Ритм как диалектика..., с. 173 (разрядка автора). 7. Л. К. Долгополов, «Литературные и исторические источники Петербурга»; Белый, Петербург, Спб., Наука, 2004, с. 585. 8. Из работ по орфизму в русском модернизме отметим две, в которых содержится материал близкий к нашей теме: Лена Силард, Герметизм и герменевтика, Спб., Изд-во Ивана Лимбаха, 2002, с. 54-101; Е. В. Глухова, «Я, самозванец, “Орфей”...» (Орфическая мифологема в символистской среде), Владимир Соловьев и культура Серебряного века. К 150-летию Вл. Соловьева и 110-летию А. Ф. Лосева. М., Наука, 2005, с. 248-254. 9. Белый, «Орфей», Труды и дни, 1912, No 1, с. 66 (разрядка автора). 10. Он же, Арабески. Книга статей, М., Мусагет, 1911, с. 58. 11. Белый, Петербург..., с. 307. 12. Мне не удалось найти источников, в которых Орфей приводил бы в движение статуи. Не исключено, что «камни кумиров» в цитированной статье Белого подсказаны размышлениями о Дудкине. 13. О мотиве камня в романе см.: Е. Г. Мельникова, М. В. Безродный, В. М. Паперный, «Медный Всадник в контексте скульптурной символики романа Андрея Белого “Петербург”», Блоковский сборник VI: Блок и его окружение, Тарту, 1985, с. 85-92. 14. Таков портрет Орфея у внимательно изученного Белым Эдуарда Шюре (см. ниже). 15. Белый, Петербург..., с. 85-86. 16. Édouard Schuré, Les grands initiés : esquisse de l’histoire secrète des religions, Paris, Librairie Académique – Perrin et Cie, 1921, p. 220. Белый читал Шюре по-французски (об этом свидетельствует запись в «Ракурсе к дневнику», помеченная октябрем 1907 г.: «Читаю

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 201

Шюрэ “Les grands initiés”...»; см. Андрей Белый, Автобиографические своды. Материал к биографии. Ракурс к дневнику. Регистрационные записи. Дневники 1930-х годов, Литературное наследство, т. 105, сост. А. В. Лавров, Дж. Малмстад, научн. ред. М. Л. Спивак, oтв. ред. А. Ю. Галушкин, О. А. Корыстылев, М., Наука, 2016, с. 375. Русский перевод этой книги начал выходить по-русски лишь в 1908 г. в приложениях к журналу Вестник теософии. 17. Белый, «Орфей»..., с. 66. 18. Комментарий к «еврейской музыке» Липпанченко см.: Илона Светликова, «Кант- семит и Кантариец у Белого», Новое литературное обозрение, 2008, No 5 (93), с. 65. 19. Ср. Глухова. «Я, самозванец, “Орфей”...», с. 253. 20. Климент Александрийский, Увещевание к язычникам, пер. с древнегреч. А. Ю. Братухина, Спб., изд-во Олега Абышко, 2006, с. 40. 21. Скорее всего, Белый имел представление и о второй. Даже если он не заглядывал в упомянутое сочинение Климента Александрийского, логика такого рода обвинений была ему известна по книге Иосифа фон Гаммера-Пургшталля «Таинство Бафомета разоблаченное» («Mysterium Baphometis revelatum», 1818); см.: Е. В. Глухова, «Конспекты Андрея Белого по истории гностицизма», Античность и культура Серебряного века: К 85- летию А. А. Тахо-Годи [отв. ред., сост. Е. А. Тахо-Годи]. М., Наука, 2010, с. 262-273; о Клименте Александрийском, «Строматы» которого упомянуты в «Серебряном голубе»; см. Там же. с. 264, 266). Характерно, что круг чтения Дудкина обнимает как историю гностиков, так и богословскую литературу. 22. Вячеслав Иванов, «Орфей», Труды и дни,1912, No 1, с. 62-63. 23. Иванов, «Эллинская религия страдающего бога. Фрагменты верстки книги 1917 г., погибшей при пожаре в доме Сабашниковых в Москве» (публикация Н. В. Котрелева), Эсхил Трагедии (в пер. Вячеслава Иванова), М., Наука, 1989, с. 345. 24. Robert Mann, «Apollo and Dionysus in Andrei Belyj’s Petersburg», Russian review, 1998, No 4 (57), p. 519. 25. Н. И. Новосадский, Орфические гимны, Варшава, 1900, с. 76. Новосадский был одним из источников сведений Белого об орфизме и, в частности, о теокрасии. Андрей Белый, Символизм, М., Мусагет, 1910. с. 523. 26. Парадигматический характер орфических гимнов четко сформулировал Федор Степун в том же номере Трудов и дней, где Белый и Вяч. Иванов писали об Орфее: «Для каждого народа, желающего свершить орбиту подлинной культурности, бесконечно важно постоянно склоняться своим внутренним слухом к священным гимнам Орфея, т.е. существенно изживать действенно-конкретную мистическую связь со святынею вечности». Федор Степпун, «Логос», Труды и дни, 1912, No 1, с. 72. 27. Слова из вступления к «Пеплу»,1909. Андрей Белый, Стихотворения и поэмы, т. 1, Спб. – М., Гуманитарное агенство «Академический Проект», Прогресс-Плеяда, 2006. с. 179. 28. О восприятии кинематографа как «царства теней» см. Ю.Г. Цивьян, «К генезису русского стиля в кинематографе», Wiener slawistischer Almanach, 1984, b. 14, s. 265, 270-271; Он же. Историческая рецепция кино: Кинематограф в России. 1896-1930, Рига, Зинатне, 1991, с. 22, 69-70. О «Петербурге» в контексте кинематографа см. прежде всего: Там же, с. 216-238; Татьяна Николеску, Андрей Белый и театр, М., Радикс, 1995, с. 125. Важный для «Петербурга» мотив платоновской пещеры или гносеологической тюрьмы, также возводившийся к орфикам, дополнительно мотивировал превращение героев в тени, а романа – в подобие кино (об этом мотиве в русском модернизме и, в частности, у Белого см.: Евгений Сошкин, Гипограмматика. Книга о Мандельштаме, М., Новое литературное обозрение, 2015, с. 72-87). 29. Иванов, «Орфей»..., с. 63.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 202

30. Заметим, что мифологическую ипостась Аполлона Аполлоновича – «быстролетящего времени» следует рассматривать в том же контексте. См. пересказ орфической теогонии в комментариях к «Символизму» (Андрей Белый, Символизм..., с. 546). 31. Там же, с. 546. 32. Белый, Символизм..., с. 523 (Белый ссылается здесь на Новосадского). Об орфизме в «Петербурге» мы готовим специальную работу. 33. Белый, Ритм как диалектика..., с. 195. 34. Он же, Ритм как диалектика..., с. 188. Слова о «грохоте рока, преследующего по пятам жизнь Евгения» (Там же, с. 211) отсылают не столько к «Медному всаднику», сколько к «Петербургу» (Белый, Петербург, с. 306). 35. Белый, Арабески..., с. 20 (выделено мной). 36. Он же, Ритм как диалектика..., с. 178. Ср. «Песнь жизни»: «фикция съедает гекатомбы человеческих жертв» (Арабески..., с. 47). Если учредивший «железные законы» «кумир» и не был еще связан в воображении Белого с «Медным Всадником», перед нами идейный и лексический материал, из которого выросла тема Медного всадника в «Петербурге». 37. Ср.: «В драме – маневры грядущего боя с роком» (Белый, Арабески..., с. 23); тема мистерии «всегда одна: богоподобный человек борется с роком» (Там же, с. 27). Тема борьбы с кумирами (идолами) была также многим обязана Ницше. 38. Белый, Арабески..., с. 21 (выделено мной). Та же схема рассуждения обнаруживается применительно к проблематике метра и ритма в книге о Пушкине: «[...] вырыв из формы [метрической] может быть рассмотрен и как анархический бунт, ведущий к хаосу, и как плановая, классовая же революция; пролетариат и класс и не класс только, и форма, и содержание эмбриона всего человечества в будущем» (Ритм как диалектика..., с. 26; ср. с. 24). 39. Там же, Арабески..., с. 21 (выделено мной). Интересно, что рассуждения о «революционном динамите», вложенном Пушкиным в поэму «Медный Всадник» (Ритм как диалектика..., с. 192, 195) восходят к этим размышлениям, т.е. размышлениям о революции, направленной на изменение законов мышления (см. ниже). 40. Там же, с. 19. 41. О Канте как драматурге см.: И. Ю. Светликова, «Кант в “Крушении гуманизма” А. Блока», Laurea Lorae: сборник памяти Ларисы Георгиевны Степановой, отв. ред. Ст. Гардзонио, Н. Н. Казанский, Г. А. Левинтон, Спб., Нестор-История, 2011, с. 519. 42. За неимением места ограничусь двумя примерами: «[...] я хватаюсь за “Сутту- Нипату”; прочитываю: “Одинокий подобен носорогу”; но не рок – носорог: а тут – рок; нет, – не то!», Андрей Белый, Между двух революций, М., Художественная литература, 1990, с. 92; «[...] “рог”, в котором старинный мой друг подавал вино жизни, стал рогом от рока; иные из наших “друзей” между нами сознательно [...] вырыли пропасть из сплетен обманчи<вых?>; сквозь все поднимаю я рог, рог с вином, поднесенным мне некогда: другом старинным. И пью за старинного друга!» (1930); Елена Наседкина, Моника Спивак, «“Примирение состоялось?”: о том, как Андрей Белый “ждал”, но “не просил” прощения Эмилия Метнера», Russian Literature, LXXVII, 2015, no. IV, с. 551. 43. Один из любимых романов Белого – «Мартин Чезлвит» Диккенса (по словам Белого, он перечитывал его «раз шесть»; Андрей Белый. [Из предсмертного дневника] (публикация М. Л. Спивак) / Смерть Андрея Белого (1880-1934). Сборник статей и материалов, сост. М. Л. Спивак, Е. В. Наседкина, М., Новое литературное обозрение, 2013, с. 90); подсказал начало «Петербурга» (отчасти и стилистически). Диккенс в первой главе

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 203

говорит о столь же почтенном происхождении семейства Чезлвитов (от Адама и Евы), эксплицируя смысл подобной родословной: в окружающем мире встречаются «двойники» членов этого семейства. 44. Пародия и на теософию, Maria Carlson, “No Religion Higher Than Truth”. A History of the Theosophical Movement in Russia, 1875-1922, Princeton, Princeton UP, 1993. p. 200-201, и на кантианство. О популярной в то время идее родства индийской философии, которую проповедовала теософия, и кантианства см. Илона Светликова, Кант-семит и Кант- ариец у Белого... 45. См. И. Светликова. «“Единорог, прободающий рыцаря”: из комментариев к “Петербургу” Андрея Белого», Зеленый зал-3: альманах [сост. А.Ф. Некрылова], Спб., РИИИ, 2013, с. 73-79. 46. Белый, Арабески..., с. 24. 47. Белый, Арабески..., с. 31. 48. Белый, «Лев Толстой и культура», О религии Льва Толстого. М., Путь, 1912, с. 165. 49. Сатанист Дудкин искажает эту задачу, «переплавляясь» в «идола», “Медного всадника”. 50. Там же, с. 166. 51. Белый, Арабески..., с. 23. 52. О единороге как символе Христа см. Maria Carlson, «The Ableukhov Coat of Arms», Andrey Bely Centenary Papers, Boris Christa (ed.), Amsterdam, Verlag Adolf M. Hackert, 1980, p. 157-170. 53. Белый, «Кризис сознания и Генрик Ибсен», Арабески..., с. 206 (написанное Белым об Ибсене служит отличным ключом к пониманию не столько драм Ибсена, сколько его собственного «драматического романа»; о творчестве Белого (включая «Петербург») в театральном контексте см., прежде всего, Татьяна Никулеску, «Андрей Белый и театр»). 54. Белый, Арабески..., с. 22. 55. Новое литературное обозрение, 1997, No 28, с. 100-125. 56. См.: Илона Светликова, «Кант-семит...», с. 86-88. Об идее закона в близком контексте см.: Она же, «Об идеологии “Обратной перспективы” Павла Флоренского», Русская интеллектуальная революция 1910 – 1930-х годов, М., Новое литературное обозрение, 2016, с. 126-131. 57. Белый, Лев Толстой и культура..., с. 160-165, 170. См. также: Magnus Ljunggren, «Lev Tolstoj and Peterburg», Twelve Essays on Andrej Belyj’s, Peterburg, Göteborg, Göteborgs Universitet (Acta Universitatis Gothoburgensis), 2009, p. 103-115. 58. Белый, Ритм как диалектика..., с. 40. 59. См. об этом М. Спивак, М. Одесский, «Это попытка сказать о жесте ритма вне стиховедческой лаборатории...». Об одной неопубликованной статье Андрея Белого, Вопросы литературы..., с. 236. 60. Так, неокантианцев «Логоса» Эллис называл «жидовско-доцентско-эпигонской сворой» (цит. по: Михаил Михаил Безродный, «О “юдобоязни” Андрея Белого», Новое лит. обозрение, 1997, No 28, с. 112). 61. Вольфинг (Эмилий Метнер), Модернизм и музыка, М., Мусагет, 1912, с. 9, 23, 320, примеч. 2, 357-358 и др. О расовых коннотация ритма и о связи идей Белого с работами Метнера о музыке см.: Ilona Svetlikova, The Moscow Pythagoreans: Mathematics, Mysticism, and Anti-Semitism in Russian Symbolism, N. Y., Palgrave Macmillan, 2013, p. 167-171. См. также статью Николая Богомолова «Эмилий Метнер и “Закон Андрея Белого”», Die Welt der

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 204

Slaven, t. LX, no 1, 2015), где опубликованы ценные для понимания происхождения идей Белого письма Э. К. Метнера, А. С. Петровского и Белого (s. 1-7). 62. Белый, Ритм как диалектика..., с. 35. 63. Н. Бугаев, «Математика и научно-философское миросозерцание», Вопросы философии и психологии, 1898, кн. V (45), с. 707. 64. Об этой стороне учения так называемой «Московской философско – математической школы»: Ilona Svetlikova, The Moscow Pythagoreans... 65. Белый, Ритм как диалектика..., с. 24. 66. Там же, с. 180. 67. Белый ссылается на посвященную орфическим гимнам книгу Новосадского и в исследовании о «Медном Всаднике», с. 28. 68. Там же, с. 220.

RÉSUMÉS

The article is devoted to the analysis of Andrej Belyj’s book Rythm as Dialectics and ‘The Bronze Horseman’ (1929) and its numerous connections with Belyj’s early articles and his novel Petersburg (1913). Rythm as Dialectics purported to present Pushkin as a revolutionary poet. Belyj tried to support this argument with his statistical analysis of Pushkin’s verse which contained numerous errors. Belyj must have hoped that this transformation of The Bronze Horseman into a revolutionary work could have a positive impact on his reputation, demonstrating the ideological usefulness of his studies of verse for the Soviet state. Moreover, Belyj’s research produces an impression that not only Pushkin’s poem, but Bely’s novel Petersburg was deeply revolutionary in spirit. The comparison of this research with the novel sheds new light on both the former, and the latter.

L’article est consacré au livre d’Andrej Belyj le Rythme comme dialectique et le Cavalier de Bronze (1929) et à ses liens avec le roman de Belyj, Pétersbourg (1913 ; première publication 1916) comme avec ses nombreux articles. Dans le Rythme comme dialectique, Belyj fait de Puškin un poète révolutionnaire et tente de justifier cette idée par une analyse statistique des vers de Puškin qui abonde en erreurs. Cette transformation du Cavalier de Bronze (1833) en une œuvre révolutionnaire aurait dû avoir un effet positif sur la réputation de Belyj, en montrant que sa recherche sur le vers était idéologiquement utile pour l’Etat soviétique. En outre, son analyse du Cavalier de bronze donne l'impression rétrospective que son roman Pétersbourg est, lui aussi, très révolutionnaire. La comparaison de l’étude de 1929 avec le roman jette, sur les deux œuvres, une nouvelle lumière.

AUTEUR

ILONA SVETLIKOVA

Национальный Исследовательский Универстет “Высшая школа экономики”, Санкт - Петербург National Research University – Higher School of Economics, St. Petersburg

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 205

The Excursionism Project and the Study of Literary Places (1921-1924) Le projet excursionniste et l’étude des sites littéraires (1921-1924)

Frances Nethercott

1 One of the major challenges confronting the Bolsheviks in the aftermath of Revolution and Civil War was a comprehensive overhaul of secondary and higher education. The party leadership clearly understood its importance to the process of consolidating the new regime, and, early on, introduced a number of measures, such as the creation of workers faculties [rabfaky] and social science departments [obshchestvennye nauki] as portents of a radically new approach to learning. Forced removal of teachers and students on grounds of their ‘Trotskyist allegiances’ (1923-1924), likewise, foreshadowed some of the more brutal measures of arrest and incarceration of putative ‘enemies of the people’ that would be carried at the end of the decade.1 But, as many commentators have noted, until roughly the mid-1920s, the party was in fact relatively open to experiments in curricula and prepared to co-opt the expertise of non-Marxist scholars and academics. In this connection, the role of Anatoly Lunacharsky, first Commissar of Narkompros (1917-1929), was key. Although his ideological loyalties were questioned by Bolshevik hardliners who found him too accommodating in his dealings with non-party intelligentsia, he nevertheless managed to resist demands for cultural monopoly and thus stave off the immediate onset of partisanship in education.

2 As Commissar, Lunacharsky set out two premises for an enlightened government : recognition of the autonomy of the sciences and the arts to pursue their respective goals, and support for their endeavours through generous subsidies in the belief that the advances made would ultimately benefit the state. It was his view that respect for scholarship was a mark of enlightenment and so he made it a point of principle to protect prominent traditional institutions, such as the Academy of Sciences, from challenges to their legitimacy, post-October.2 Thanks, then, to this relatively clement cultural climate, the early 1920s witnessed a number of educational experiments, which if short-lived, demonstrate the creative means by which established scholars were able to apply their expertise acquired during the final decades of tsarist rule to the task of

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 206

building new educational programmes in the spirit of revolution. The case of ‘excursionism’, a multi-disciplinary approach to the study of urban environments, is one such example. Pioneered by a group of natural scientists, geographers and historians around the turn of the century, the method was initially intended as a pedagogical tool for enhancing secondary school education.3 At that time, however, its ‘learning for life’ ethos and cross-disciplinary optic were regarded as too radical a departure from the classical canon taught in gymnasia, and possibly too time consuming in terms of management and funding to be fully integrated into university curricula.4 By contrast, its endorsement by Narkompros describes a fortuitous coincidence of aims between the old professoriate and the Bolshevik programme of educational innovation – as least, as Lunacharsky conceived it. Set up during the winter of 1920, the Petrograd Excursion Institute provided scholars in natural history, economics and history with a platform on which to refine their ideas, and for the next three years (1921-1924) it developed a programme of research and pedagogical seminars, edited a journal (Ekskursionnoe delo), and organized tours in Petrograd as well as further afield to a number of regional towns and cities.5

3 This article focuses on the programme of the Institute’s humanities department, in particular, the key concepts framing cultural-historical and literary approaches to urban localities which its director, the mediaevalist Ivan Grevs (1860-1941), developed in tandem with one of his former pupils at St Petersburg University, Nikolai Antsiferov (1889-1958). Drawing on the tools of social anthropology, physical geography, cultural history, art history and literary criticism/history, their goal was to capture the ‘lik goroda’ – its physical landscape, past and present, its way of life and material culture [byt], and, importantly, the power of locality on the psyche of its inhabitants. In this connection, the innovative way in which Antsiferov used works of creative literature as part of his early pedagogical experiments with excursionism is of particular interest. For Antsiferov, understanding both the physical and non-material qualities of ‘place’, its aura, was key to understanding the historical process more broadly. He thus valued the literary text as a source of memories and images of everyday historical realia, but also as a resource for exploring collective belief systems and traditions.

The Lexicon of Excursionism : Pre-Revolutionary Origins and Post-Revolutionary Adaptations

In making the town an object of historical study the aim is not merely to familiarize ourselves with its outer physiognomy. [...] What is needed is its biography to uncover its peculiarity as a collective personality [...] to establish its ‘geniya’ [dusha goroda]. We have to comprehend the processes by, and out of, which this arose, together with the chain of influences and changes in circumstances that have shaped it over time.6

4 Much of the theory and accompanying lexicon of cultural historical excursionism originated in Ivan Grevs’ early experiments with topography and ‘visual traces of the past’ [naglyadnost′/podlinnost′] which he had conducted as a young researcher during field trips to northern Italy in the 1890s, and thereafter in his seminars on mediaeval culture at St Petersburg University. In the classroom, Grevs combined the established practices of close philological source commentary with instructions in map reading, architectural history, and the study of artefacts and paintings. For Grevs, these exercises were essential for encouraging a more critical understanding of the daily

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 207

experiences and worldview of mediaeval man. In addition, they prepared the students for field trips, providing them with the necessary skills to, as it were, visualize urban spaces historically. It is fair to say, though, that Grevs’ formulation of a methodological template for ‘excursionism’ (or monumental history as he also called it) was largely experiential, a tentative trial and error approach that was heavily reliant on his descriptive accounts of the day-by-day itinerary of trips previously undertaken. His first proper methodological statement, published in 1910, for example, was essentially a report of a field trip he had led with seminar students to Italy in 1907. He did, however, identify a number of features, which, as Emily Johnson notes in her study of kraevedenie, later became standard for pedagogical excursions in the humanities and social sciences : An interest in literary sites, the use of maps to trace the “biography” of cities, attempts to recreate the atmosphere of history by combining visits to actual sites with stirring narrative, a concern with group dynamics, and a conviction that weather and time of day needed to be factored in when considering how to present a site to the greatest emotional effect.7

5 A follow-up piece in 1912, albeit unpublished, further refined the ‘method’, introducing an anthropomorphic vocabulary and a more clearly articulated multi-disciplinary framework that would figure more prominently in Grevs’ publications dating from the post-revolutionary period : The idea behind ‘monumental tours on foot’, he noted, ‘is to reflect on their characteristic features [cherty litsa] ; these afford an initial understanding of the soul of the town as reflected on its face [...]. It is as if vital currents emanate from the living tissue of the town.8

6 Shortly after the opening of the Excursion Institute, Grevs published a series of articles for the in-house journal.9 With both methodological and practical questions now high on the agenda it became imperative to devise a programme of cultural excursions to regional towns and cities, and to provide some kind of theoretical ballast for the study of these sites as cultural-historical complexes. To this end, Grevs presented his lexicon of anatomical and psychological metaphors – lik, dusha, genius loci, figura – as the hallmarks of what he called a multi-disciplinary ‘biographical method’ of urban sites. Specifically, this involved : The study of [the city’s] geography and its relation to the natural surroundings ; it draws on the tools of anthropology and ethnology in the study of its population, and history in the study of the role of leading figures in shaping the city, such as founders, rulers, architects, and reformers, together with an analysis of monuments and buildings as sites of major political events.10

7 Equally central to the biographical method was the study of daily life, art and culture. Grevs placed a major accent on the aesthetics of a city and its function as a catalyst of cultural production, both in terms of the visual arts and material culture more broadly in the form of everyday objects such as clocks or crockery. But he was careful to draw a distinction between what could potentially fall into the remit of art history more narrowly defined (the study of art, architecture and sculpture) and his own proposed analysis of cultural artefacts as refractors of patterns of everyday life and collective beliefs. To his mind, it was clear that the biography of a collective being [kollektivnoe sushchestvo/ kollektivnaya lichnost′/ zhizn′ litsa] had many facets : It follows that the study of a city [...] should involve its economy, dailylife [byt], its social, political, intellectual, artistic and religious nature. Only the aggregate of

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 208

these processes, studied separately and as a whole will yield a picture of culture and its development in a given setting.11

8 For Grevs, then, excursion studies presented a revolutionary new educational programme in which theory, pedagogy and fieldwork each played an indispensable role. As he conceived it, the tools of physical geography and human geography provided a methodological baseline of sorts for a cultural historical study of man’s material and spiritual worlds. Physical geography, he believed, was crucial for understanding the environmental setting out of, and within which, customs and forms of social behaviour develop ; human geography or anthropogeography [anthropo- geografiya], a term Grevs borrowed from the nineteenth-century German scholar, Friedrich Ratzel, articulated the idea of ‘human rootedness’ [chelovek mestnyi] of man and the place he shapes, over time, through labour.12

Literary Excursionism : Urban Myths and Literary Topography

9 Grevs’ essays in methodology framed a dialogue of sorts with the ideas of his colleague and friend, Nikolai Antsiferov. Like Grevs, Antsiferov invested considerable energy in devising a typology of excursions and in refining a methodology for the humanities branch of the discipline. However, it was the accent he placed on artistic intuition as a vital component in the historian’s task to uncover deeper, rationally unfathomable truths about man’s emotional affinity with his habitat that established a place for literary topography within the excursionist project. By exploring city monuments or districts (in this instance, St Petersburg) through the prism of emotive responses that they generated in the lives and work of creative writers, Antsiferov not only brought a new dimension to the study of urban culture and collective psychology, but also afforded some valuable insights into the nature of the creative process itself.

10 In 1919, as Petrograd became the stage of civil war, Antsiferov began work on a series of related monographs about his adoptive city. The first of these, Dusha Peterburga, published in 1922, was an exploratory study of genius loci. As a setting within which various cultures coalesced – whether organically, or by design – Petersburg, he argued, fostered a distinctive mythopoeic culture, its monuments, nature, climate, topography and history correlating many complex layers of unconscious and symbolic meaning in collective experience.13 Poets and novelists, from Lomonosov to Mayakovsky, harnessed these raw, unmediated responses to the cityscape and its watery surroundings in their fictional characters, plot, and lyrical evocations thereby giving rise, over time, to one of the nation’s most enduring myths : the ‘tragic essence of the city with its universal soul’.14

11 Two further studies about literary St Petersburg – Peterburg Dostoevskogo (1923) and Byl i Mif Peterburga (1924) – were intended for use as primers, and contained practical guidance for three main categories of excursion : geographical/topographical, historical and literary. For the first two of these, where the aim was to reconstruct the city’s origins and subsequent expansion, Antsiferov devised detailed itineraries, drawing on popular tales and literary citations primarily for their contrasts with standard factual sources such as maps, street plans, and other official municipal documents. For the third, literary component, he returned to his hypothesis concerning the self-contained links between popular image, myth and literary

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 209

representation. In Byl′ i mif Peterburga, for example, he examined Pushkin’s narrative poem, Mednyi Vsadnik, in light of popular attitudes to Peter I. His point here was that in composing his tale, Pushkin was in fact giving epic form to a myth (a creative, ordering force confronts watery chaos in a cataclysmic struggle) that had deep roots in popular historical imagination. This ‘myth of the miracle-working builder’, (Peter the Great) as Antsiferov called it, also figured in Dostoevsky’s Petersburg published a year earlier. Using the Mokrushi region of the city as a backdrop, here he explored Dostoevsky’s complex attitude to the capital, showing how the novelist reworked, in darker, more sombre tones, the archetype lying at the heart of Pushkin’s poem.

12 Antsiferov’s early experiments with creative literature as cultural constructs took the pedagogical excursion into territory that, at the beginning of the 1920s, was still relatively unexplored.15 Beyond a visual perception of the past, he recognized the need for a trained ‘inner eye’, which he later likened to the ‘intuitive method of cognition of the artist’, to grasp the city’s ‘spirit’ [psikhicheskii lik goroda in Grevs’ words].16 His attention to works of poetry and fiction as expressions of St Petersburg’s ‘tragic essence’ showed that while they might not be empirically viable records of the city’s architectural or topographical history, as witnesses to deeper layers of collective psychology they afforded the historian valuable insights into ‘the power of place as a source of knowledge’ about man and his sense of connectedness to the world that surrounds him.17

13 As one of the driving forces behind the creation of the Institute’s humanities sector Antsiferov was instrumental in ensuring a methodological base for literary excursions as part of its programme. In a mission statement published in 1923, he built on Grevs’ template by dividing the study of localities as cultural-historical complexes into two interdependent sub-categories : the cultural-historical, properly speaking, and the literary. Excursions falling into the first sub-category consisted in the study of ‘tangible’ objects, such as monuments or artworks, and would engage a variety of approaches – from the topographical, technical, economic to the aesthetic.18 Literary excursions, by contrast, had the rather more ambitious aim of prompting a reflection on the creative writer’s ability to channel historical reality into symbolic images. Students were prompted to study representations of popular settings in Russian literature, such as Tsarskoe Selo, Gatchina, or the backstreets of St Petersburg, paying special attention to the emotive resonances of certain place-related words, such as zemlya or kamni in a given author’s lexicon. As Antsiferov readily acknowledged, the approach was especially challenging, but he believed that in addition to sharpening the students’ awareness of their environment, it would yield useful biographical material and throw light on what he called the ‘psychology of creativity.’19 We shall be looking for an understanding of the city’s surroundings, of boring ordinariness, and in light of this new approach, this boring ordinariness, this tedium will appear new ; it will speak to us through the stones of bridges, through the forms and groupings of houses, street names, through all the things that we have got used to looking at with unseeing eyes. Then a new interesting book will open its pages, which we will learn to read [...]. The ordinary will be filled with the fascinating content of the past, which brings us closer to an understanding of those lives [of writers – FN] that were so filled with creative endeavour.20

14 This last comment might well read as an allusion to ideas of aesthetic distancing [ostranenie, vnenakhodimost′] that were gaining currency in contemporary literary theory. Certainly, Antsiferov was familiar with the formalist and dialogic methods of

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 210

Skhlovsky and Bakhtin, and, as some have argued, his approach to the past through the prism of literature presents some intriguing points of comparison with the concept of chronotope which became one of the hallmarks of Bakhtin’s theory of meaning in language and literature.21 But I would suggest that Antsiferov’s appeal to the reader to ‘look again’ at St Petersburg and to explore a writer’s sense of attachment to his surroundings remained fundamentally consistent with the principles of historical enquiry that he had first encountered as a student in Grevs seminars on the mediaeval world. In particular, it was, as he later recalled, the experience of his field trip to northern Italy (1912) as part of Grevs’ Dante seminar which taught him that ‘the past is contained in the present’ and that, in order to ‘connect’ with the past [priobshchit′sya k proshlomu], one had to ‘do an inverted reconstruction of lost monuments so as to discern the ‘pulse’ or spirit that once ‘animated’ them.’22 This last remark, however, also had a poignant contemporary resonance that is hard to miss : given the period in which he was writing, Antsiferov’s bid to ‘connect with the past’ reads as an oblique reminder of the importance of safeguarding a cultural heritage threatened by economic demise, the effects of war, if not the Bolshevik policy of renaming streets, demolishing statues and monuments as a means to consign the pre-revolutionary world to oblivion. As we know, by 1920 Petrograd had been reduced to a ‘provincial town’, its population effectively halved (through death and migration), factories and shops shut down, and private residences left to ruin. Moreover, if the NEP years witnessed the city’s slow recovery, and the new leadership permitted the cause of architectural preservation embraced by numerous intellectuals – including Antsiferov, himself, as an appointed member of the Old Petersburg Society – this was not, of course, with a view to revering a bygone age : as contemporaries noted, the bells in the Isaac Cathedral, which had not chimed since the Bolshevik seizure of power, remained silent.23 Perhaps, then, it was this sense of a lost world, which gave the excursion method its distinctive pathos as an enquiry into the realm of what was ultimately invisible, intangible, namely the ‘soul’ of the city, or as Antsiferov later called it the aetiology of place as myth [etiologicheskaya legenda mestnosti].24 By mapping the past through fiction, Antsiferov’s work arguably helped safeguard memory/historical knowledge not just of Petersburg’s pre-revolutionary topography, but, importantly, the experiences and worldviews of successive generations of the city’s inhabitants.

Excursionism, Kraevedenie And Urban Culture

Grev’s ‘local method’ allows both the historian and philologist in equal measure to engage (priobshchit′sya) with the aetiology of the myth/aura of a place, with the complex social and natural processes that affect it and change it over time. For the historian, the local method yields an understanding of the realia of a locality, for the philologist it affords insight into ‘place’ as an embodied idea, and into the emotional individuality of a creative writer.25

15 Antsiferov’s advocacy of excursion studies consisted in highlighting its versatility as a resource for cultural studies and local history. As I discuss in the final part of this article, certain motifs in his literary-historical based study of urban myth and culture would later enter the frame of cultural semiotics associated with the Moscow-Tartu School. In the more immediate term, however, his claim, cited here, signalled a last- ditch attempt to safeguard the excursionism project by integrating it with regional and borderland studies [kraevedenie] a subject area which, by the mid-1920s, had eclipsed

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 211

urban studies as a formally organized entity. The closure, in June 1924, of the Institute was ostensibly due to budgetary cuts at the Commissariat of Enlightenment, but there is little doubt that the decision to support kraevedenie by establishing the Central Bureau of Regional Studies (Moscow) as its administrative hub was a strategic one.26 With its focus on the history and culture of more remote regions across the Soviet Union, kraevedenie was arguably better suited as a scientific adjunct to korenizatsiia, the Soviet policy of assimilation through indigenization, than its urban-centred excursionist counterpart.

16 On paper, there were, of course, some obvious similarities between regional and urban studies : both were multi-disciplinary in approach, and both advocated the pedagogical principles of ‘learning by doing.’ Moreover, as one of several calques, along with rodinovedenie and stranovedenie, for the German Heimatkunde, the coinage kraevedenie had entered the language around the turn of the century, that is, at roughly the same time as excursionism, and, again, like excursionism, was originally used to bolster the campaign for educational reform.27 However, as Emily Johnson argues, with the exception of specialist literature, the term, as such, never really gained currency in either pedagogical or public discourse until after the revolution. During the civil war, it was used as a qualifier [kraevedcheskoe dvizhenie] for measures to coordinate the efforts of local volunteers to protect valuable documents and artefacts that were at risk of being destroyed. It was only in 1921, when delegates at the first conference of Scientific Societies for the Study of Local Regions, chose kraevedenie rather than its more familiar synonym, rodinovedenie, to designate a compréhensive approach to the study of local resources, heritage and folklore that its position as a comparable, yet potentially, rival discipline was acknowledged among excursionist contemporaries. Significantly, by endorsing this relatively obscure term the regionalists had the advantage of a tabula rasa : unlike the excursionists who explicitly drew on their pre-revolutionary origins to remodel the discipline in line with Narkompros expectations, the regionalists were able to announce a clean break with the past, and thus launch kraevedenie as a revolutionary new science.

17 It is interesting to note that among excursionists, Grevs was one of the very few to incorporate the terms ‘krai’ and ‘kraevedicheskii’ into his excursionist lexicon, and as early as 1922, when the regionalists received their first institutional base under the auspices of the Academy of Sciences, he had begun arguing – against considerable opposition – for closer collaboration between the two ‘brother’ disciplines.28 Two years later, as the future of the Institute was under discussion, he made a spirited, if somewhat misguided attempt to negotiate an institutional partnership by proposing to accommodate kraevedenie as a new ‘social studies’ [obshchestvovedenie] axis of excursionist enquiry.29 Alluding to, but not naming, the social and political impact of the October Revolution (‘the old is disappearing and the new is taking shape in peoples’ lives’), Grevs argued that it was becoming all the more necessary to ‘fix the bygone age through study, take note of the rise of new forms and trends, and elucidate the social, material and spiritual impact of these transformations [peremena] on populations across the regions.’30 By that time, Grevs’ hopes to bridge cultural historical and sociological enquiry on the basis of interdepartmental collaboration were, of course, no longer practicable. But, it is equally clear that the underlying rationale of his proposal belonged to a tradition in scholarship, which, ultimately, could not be readily co-opted to the task of consolidating the new Soviet space : if Grevs’ ‘scientific-empirical’

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 212

pedigree could assure him a place, however tenuous, in an emerging intellectual climate increasingly dominated by a Leninist-Stalinist reading of Karl Marx, the ‘man- centred’ natured of his enquiry, his attachment to questions of mentality, emotions, and collective psychology and his view of the historical process as something fundamentally complex, slow moving, and non-linear would rapidly find him branded as persona non grata.

18 The arrest of Grevs and Antsiferov at the end of the decade along with many other leading scholars implicated in the Academic Affair (1929-1931) tells an all too familiar tale. Following the closure of the Excursion Institute, both men were employed as kraevedy by the Petrograd (Leningrad) Department of the Central Regional Study Bureau, where, for the next few years, they were able to pursue their work in urban studies.31 But with the strengthening of a centralized, top-down command from Moscow accompanying Stalin’s ‘great socialist offensive’ in 1928 it was almost inevitable that kraevedenie which, by then, had acquired strong institutional foundations and prestige, would come under suspicion as a breeding ground for regional separatism. The repression of its leading figures effectively gave the political leadership carte blanche to transform the discipline into an extension of the state apparatus geared towards the fulfillment of five-year plans and the promotion of state propaganda. Redesigned, then, to support the massive industrialization and collectivization project in the 1930s, the focus of kraevedenie was, henceforth, on the potential of localities as sites of technical development and socialist modernization.32

Between Early Literary Modernism and Post-Stalinist Semiotics of Culture

Grevs and Antsiferov were not just contemporaries of the symbolists, but saw themselves as scholar-humanists germinating on the cultural soil of Russian symbolism.33

19 In a short, but insightful article, Nina Perlina reminds us that although Grevs was formally trained in positivist historiography – and largely retained these credentials – his interest in spiritual culture, religious sentiment, and the importance he placed in man over the ‘impersonal blind forces of history’ tracked the shift in the wider cultural, philosophical and aesthetic sensibilities associated with Russia’s Silver Age.34 In particular, she argues, the re-evaluation by contemporary neo-Kantian philosophers of the substance of social and economic disciplines resonated with Grevs’ ambition to rethink the terms and aims of historical enquiry, namely to gain an understanding of the formation of culture [poznat′ slozhenie kul′tury] by using categories more typically associated with the history of aesthetics and religious thought, and literature.35 But if, intellectually, he welcomed neo-idealism as confirmation of a cultural turn in historical enquiry, in temperament, as a self-styled ‘humanist realist’ (the novelists he most admired were Turgenev and Romain Rolland), professor-enlightener, and classical Russian liberal, Grevs was a man of pre-symbolist culture. Perlina’s comments may be corroborated if we bear in mind that the emphasis in excursionism on physiology, anatomy, psychology, and its tendency to individualize the characteristics of a city was, in fact, symptomatic of developments in historical and literary critical discourse, which, since the latter part of the nineteenth century, had been exposed to the expansion of the natural sciences into the sphere of humanities studies.36 If anything, then, Grevs’ tendency to anthropomorphize, even spiritualize the features of the city

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 213

belonged to a lexicon and conceptual apparatus dating from the 1860s and popularized by figures such as Hippolyte Taine (his view of historical events as psychological phenomena), and Ernest Renan’s ‘spiritual principle’ in his concept of the nation (1882). 37 Likewise, the intention of border crossing between disciplines and areas of studies such as geography, ethnology, history and literature was to equip scholars with ‘scientific’ (positivist) pathways towards a study of the intangible psychological resonances of place for human existence, not to overhaul the empirical inductive rationale of positivism itself.

20 Antsiferov inherited the excursionist glossary of physiological and psychological terms, and throughout his career, took a broadly ‘essentialist’ approach (as opposed to a functionalist or formalist) to the study of urban culture. But there was also a note of tension between his advocacy of a ‘visual understanding of history’ and the repercussions arising from a question he had posed in the opening pages of his first monograph about St Petersburg : ‘How’, he asked, ‘is one to learn to understand the language of the city ?’ [kak zhe nauchit′sya ponimat’ yazyk goroda ?]38 On this one occasion, Antsiferov seemed to be suggesting that the city might be considered as a single, composite text with its own peculiar semantics and language. Indeed, as Dmitrii Likhachev argued, while the literary citations in Antsiferov’s studies generally functioned according to scholarly convention as supporting evidence, in some instances they seemed to assume a ‘selfsufficient semantic entity’ in their own right. For example, the extensive range of literary citations making up the second part of Dusha Peterburga had no traditional explanatory function ; rather, they appeared to coalesce into a new ‘supra-text’ or ‘Petersburg text’ as Antsiferov’s own personal evocation of the city’s beautiful, yet tragic essence [lik].39

21 As a contemporary of the Silver Age culture, Antsiferov was, like Grevs, intellectually receptive to its syncretism and semantic thinking. Not only did his work on the founding myth of St Petersburg build on motifs present in Russian symbolist poetry and prose, the unusually lyrical, evocative quality of his own ‘scientific’ prose was, itself, testament to the cultural sensibilities associated with Russian symbolism. But, of course, the main point of difference between Antsiferov, the historian, and his literary contemporaries was that, rather than perpetuate the myth of St Petersburg’s ‘tragic essence’ (Dusha Peterburga excepted), his goal was to uncover its sources and to reconstruct the process by which historical reality became mythologized. With respect to this last point, a handful of scholars have suggested that Antsiferov’s contribution to the excursion project anticipated semiotic gradovedenie during the Brezhnev era.40 Certainly, collaborative articles by Yuri Lotman and Boris Uspensky on the symbolism of Petersburg and the semiotics of the city offer some rewarding parallels with the model that Antsiferov devised in the early 1920s. Not least, they shared the view that well before Pushkin, Gogol and Dostoevsky ‘turned the Petersburg myth into a fact of national culture, the real history of Petersburg was permeated with mythological elements’, evidenced, they claimed, by the customs, beliefs, rumours and urban folklore patterning the lives of ordinary people.41 There are other correspondences, too, between the two schools. Some may be considered incidental, such as the excursionist idea of the city as a ‘cultural historical complex’ and the semioticians’ concept of the city as a deeply ‘historical organism’, which they defended against the ‘technical’, functionalist accent current in much twentieth-century scholarship.42 Other similarities are more consequential in that they feed into broader questions concerning

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 214

the nature of historical understanding : the spatial-temporal characteristic of the city, which both excursionists and semioticians address, is a case in point. According to Lotman, architecture, municipal ceremonies, even the city plan, street names and the thousands of other relics of past ages : ‘act like coded programmes [kodovye programmy], continually regenerating texts [tekty] from the historical past. The city is a mechanism that constantly engenders its past, which is given the possibility to align itself [sopolagat′sya] with the present as if synchronically.’43 If, then, the semiotic theory of ‘reading’ the city as a ‘complex semiotic mechanism’ transposed to a new discursive context the visual and anthropomorphic metaphors [lik, obraz] of excursionism, this did not fundamentally disturb their shared premises concerning the significance of the city as a site in which past and present (or the synchronic and diachronic perspectives, in semiotic terminology) converge.

22 From a political-ideological perspective, explanations for the rapid demise of excursionism as a recognized discipline are self-evident : its ‘science for science’s sake’ ethos was obviously out of kilter with the increasingly prescriptive expectations of the Bolshevik leadership in its drive to consolidate the regime. As I suggested, with the exception of Grevs, excursionists failed to recognize the challenge posed by kraevedy whose remit was clearly better suited to the leadership task, during the 1920s, of maintaining its border regions. And even as he endeavoured to bridge the two subject areas, Grevs could not abandon his view that the ultimate object of excursionist study was the person, man defined topographically and historically [chelovek mestnyi].

23 Intellectually, the early 1920s excursion project comes across as a peculiar hybrid of ideas that were at once outmoded and ahead of their time. Although Grevs and Antsiferov were direct contemporaries of the avant-garde, their positivist inheritance, and what one might call an ‘ethos of nostalgia’ running through their work, placed them among an older generation of scholars, thereby obscuring the otherwise experimental nature of the ideas they were testing. There is, for example, a certain irony in the fact that Antsiferov’s approach to literature received mixed reviews by contemporaries as a return to the old era of symbolism, and yet his latent grasp of the semantics of cityscapes anticipated – whether by accident or design – the semiotic approach to urban culture and myth.44 Or again, as some Western and Russian scholars have suggested, Grevs early prescriptions for historical study dating from the turn of the century – to work ‘ad intelligendum’ towards an understanding of ‘phenomena’ such as cult, forms of ownership and exchange, family life – made him an incidental precursor of the French Annales.45 Certainly, the career paths of Grevs and Marc Bloch as mediaevalists were remarkably similar : trained in socio-economic history but quickly turning to the study of culture and historical geography, both men rejected the conventions of political historical narrative of national events with its built-in assumptions of progress, and its ‘obsession with origins’ for a multidisciplinary study of human experience, beliefs and values articulated in local contexts. Even if it may more accurate to say that the two ‘schools’ complément each other by virtue of their differences (the Annales’ emphasis on enduring structures versus the diachronic accent in excursionism ; generic man versus ‘vernacular’ man), it remains that the coincidences between them could well present a worthwhile case study for research into patterns of development in national historiographies from a comparative perspective that, to date, has been largely overlooked.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 215

NOTES

1. On the Academic affair (1929-31), see : J. Barber, Soviet Historians in Crisis, 1928-1932, New York, Holmes & Meier, 1981. 2. On educational reform in the early Soviet era, see, for example : S. Fitzpatrick, The Commissariat of Enlightenment : Soviet Organization of Education and the Arts under Lunarcharsky, October 1917-1921, London – New York, CUP, 1970 ; also by Fitzpatrick : The Cultural Front : Power and Culture in Revolutionary Russia, Ithaca – London, CUP, 1992. 3. Emily D. Johnson, How St. Petersburg Learned to Study Itself : the Russian idea of Kraevedenie, Studies of the Harriman Institute, Columbia University, 2006, p. 98. 4. I. Grevs, ‘К теории и практике « экскурсии » как орудия научного изучения истории в университетах (Поездка в Италию со студентами в 1907 г.)’, Журнал министерства народного просвещения, 1910, n. 7, p. 64. 5. Recruited to run the department of natural history were Professors Fedchenko, Rimskii- Korsakov, and Raikov ; the department of economics was led by Professors Dmitriev and Zelentsov. See : I. I. Polyankskii, ‘Опыт новой организации экскурсионного дела в школах. Экскурсионная секция и экскурсионные станции’, Экскурсионное дело, 1921, 1, p. 1-20. 6. Grevs, ‘Монументальный город и исторические экскурсии (Основная идея образовательных путешествий по крупным центрам культуры)’, Экскурсионное дело, 1921, 1 [offprint, 1921, p. 2]. 7. Ibid., ‘К теории и практике « экскурсии »...’ ; Johnson, How St. Petersburg Learned..., p. 103. 8. Grevs, ‘Экскурсии в Италию, 1912’, in : O. B. Vakhromeeva (ed.), Человек с открытым сердцем : автобиографическое и эпистолярное наследие Ивана Михайловича Гревса (1860-1941), SPb., SanktPeterburgskii filial Arhiva Rossijskoj akademii nauk, 2004, p. 286-87. 9. Ibid., ‘Монументальный город...’ ; ‘Дальние гуманитарные экскурсии и их воспитательно-образовательный смысл’, Экскурсионное дело, 1922, nos. 4-6. 10. ‘Монументальный город...’, [offprint, 4]. 11. Ibid., p. 8 12. ‘As the study of man and the land he shapes through labour, anthropo-geography is the history of daily life [byt] in which the entirety of a local culture comes to expression [...]. Its principal object is man defined topographically and historically [chelovek mestnyi]’. Grevs,‘Город как предмет краеведения’, Краеведение, 1924, vol. 1, no. 3, p. 246. Grevs was also familiar with the works of Paul Vidal de la Blache and Jean Bruhnes. 13. N. Antsiferov, Душа Петербурга, Moskva, Kniga, 1991, p. 48. See also : S. Yu. Zimina, ‘Проблема бессознательного в культурологии Анциферова’, in : T. B. Pritykina (ed.), Анциферовские чтения, материалы и тезисы конференции, Leningrad, 1989, p. 88-89. 14. Antsiferov used this expression in the preface to his kandidatskaya dissertation on Dostoevsky’s Petersburg (1944), which he defended just months after the end of the Leningrad blockade, adding : ‘Now, more than twenty years on, undertaking a new study on a similar theme, I hope that, although it deals with Leningrad’s past, it has some bearing on the events that have assailed this great city, as tragic destiny raises this city-hero through a path of suffering to the heights of world glory.’ Проблемы урбанизма в русской художественной литературе : опыт построения образа города – Петербурга Достоевского – на основе анализа литературных традиций, Moskva, IMLI RAN, 2009 [1944], p. 16. 15. Johnson, op. cit, p. 128. See also the review by G. Flerovsky in The Slavonic Review, vol. 5. no. 13 June, 1926, p. 193-98.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 216

16. Grevs, ‘Монументальный город...’, p. 4 (fn) ; Antisferov, ‘Беллетристы-краеведы. (Вопрос о связи краеведения с художественной литературой)’, Краеведение, 1927, t. 4, no. 1 : ‘To a certain degree the method of artistic intuition [intuitivnyi metod poznaniya mira khudozhnikov] is both germane to [rodstvennyi] and necessary for the regionalist.’ (32). In this connection, Antsiferov referred to the writer, Mikhail Privshin. 17. Antsiferov, Быль и миф Петербурга, Petrograd, 1924, p. 5. 18. Ibid., О методах и типах историко-культурных экскурсий, SPb., Nachatki znanii, 1923, p. 21-22. 19. Ibid., see also ‘Беллетристы-краеведы..., ‘When studying ‘literary sites’ [gnezda] one should not only collate material which throws light on biography and/or the degree to which the author interacted with his surroundings ; more importantly perhaps it is a matter of studying the reflection of these surroundings in his creative writing [...] to grasp aspects of the creative person which, to date, have not received attention.’ (46) 20. Ibid., p. 7. See also : Antsiferov, Пути изучения города, как социального организма : опыт комплекс подхода, Leningrad, Seiatel′, 1925. 21. Antsiferov had known Yuri Tynyanov and Boris Eikhenbaum since their student days before the war, and during the 1920s met Bakhtin on several occasions at meetings of the Voskresenie circle. See Moskovskaya, ‘“Жизнь сквозь город...” Н. П. Анциферов – автор локального метода в литературоведении’, in Проблемы урбанизма..., p. 508-509. 22. Ibid., О методах..., p. 18 ; See also, Antsiferov’s memoir, Из дум о былом, Moskva, Feniks, 1992, 165ff. 23. It is worth noting that revolution, war and the blockade destroyed places on the outskirts of Petersburg – Detskoe Selo, Pavlovsk, Gatchina, Tsarskaya Slavyanka – all of which were closely intertwined with Antsiferov’s personal and family memory –. See Из дум о былом..., 326ff ; Moskovskaya, ‘“Жизнь сквозь город...”’, p. 512. 24. Antsiferov, Проблемы урбанизма..., p. 2. 25. Antsiferov, ‘Беллетристы-краеведы...’, p. 31-32. 26. Johnson, op. cit., p. 118-119. 27. Ibid., p. 158. 28. Johnson, p. 155. 29. Grevs, ‘Гуманитарный отдел Ленинградского Экскурсионного института (его общие задачи и ближайший план’, a draft essay found among his papers, dated 1924. See : Vakhromeeva (ed.), op.cit., p. 307-310. 30. Ibid., p. 309. 31. Grevs, ‘Городские ландшафты (этюд из культурной географии)’, Вопросы географии в новой школе, L., 1926 ; ‘Город как предмет школьного краеведения’, Вопросы краеведения в школе, L., 1926. Antsiferov : see notes 16 & 20. 32. Antsiferov was sentenced to three years in BelBaltLag. Following his release in 1934, he settled in Moscow, and for the remainder of his ‘professional life’ worked in a number of pedagogical institutions while he resumed research on literary urbanism. In 1944 he defended his kandidatskaya thesis at IMLI. Grevs was arrested, but not charged. 33. N. Perlina, ‘Иван Михайлович Гревс и Николай Павлович Анциферов : к обоснованию их культурологической позиции’, in : T. B. Pritykina (ed.), op.cit., 84. 34. Fustel de Coulanges was an early influence, but Grevs soon rejected his views on the ‘blind forces of history’. Ibid. On Grevs’ intellectual trajectory see : G. M. Bongard-Levin et al (eds.), История и поэзия : Переписка И. М. Гревса и Вяч. Иванова, Moskva, ROSSPÈN, 2006 ; B. S. Kaganovich, Русские медиевисты первой половины ХХ века, SPb., GIPERION, 2007 ; A. V. Sveshnikov, Петербургская школа медиевистов начала ХХ века : попытка антропологического анализа научного сообщества, Omsk, 2010.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 217

35. Grevs, История происхождения, развития и разложения феодализма в Западной Европе [19021903]. Typescript of lectures read at the Higher Women’s Courses, compiled by auditor, S. Svirodovaya, 5. Among contemporary thinkers, Grevs mentioned Wilhelm Dilthey (1833-1911) for the emphasis he placed on understanding (Verstehen) as a defining feature of humanities scholarship in contrast to the explanatory (Erklaren) function of natural science. 36. See, for example, D. Kelley, Fortunes of History : Historical Enquiry from Herder to Huizinga, New Haven – London, Yale University Press, 2003, p. 212-217. 37. This is borne out by numerous references to ‘positivist’ literature in Grevs articles. Among these was a popular study by the Belgian art historian, H. Fierens-Gevaert, Psychologie d’une ville : essai sur Bruges, Paris, F. Alcan, 1908. Kaganovich, however, places Grevs’ ‘urban anthropomorphism’ in a lineage dating back to F. Guizot (his Histoire de la civilisation en France : 1829-1832) and the Russian romantics. See : Kaganovich, op.cit., 50ff. 38. Antsiferov, Душа Петербурга..., 18. 39. D. S. Likhachev, Николай Павлович Анциферов (1889-1958). Приложение к ремонтному воспроизведению : 1922-1924, Moskva, 1991, 17 & fn 10 with reference to V. N. Toporov, ‘Петербург и “Петербургский текст русской литературы”’, Семиотика города и городской культуры, Pbg – Tartu, Tartuskii gosuniversitet, 1984, p. 4-29. 40. See : Pritykina (ed.), op. cit. 41. Yu. Lotman & B. Uspensky, ‘Символика Петербурга и проблемы семиотики города’ [1984] in : Yu. M. Lotman, Избранные статьи, Tallinn, Aleksandra, 1992, vol. 2, p. 14. 42. Ibid., p. 14, fn 11. 43. Ibid,. p. 13-14. 44. Antsiferov’s three-part study of St Petersburg was reviewed by, among others, V. Bryusov, Tynianov, and L.P. Grossman. See : Moskovskaya, ‘Жизнь сквозь город...’, p. 516-518. 45. B. S. Kaganovich, Иван Михайлович Гревс и петербургское краеведение, SPb., Evropejskij dom, 2010 ; Sveshnikov, Петербургская школа медиевистов... ; Daniele Beaune-Gray, ‘Vers une histoire des mentalites’, in : Marc Weinstein (ed.), le Geste russe : comment les Russes ecrivent-ils l’histoire au XXe siecle ?, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, p. 329-343). For Grevs’ early views of history, see his История происхождения, развития и разложения феодализма в Западной Европе [1902-1903]. Introduction.

ABSTRACTS

The article charts the history of ‘excursionism’, a multi-disciplinary approach to the study of urban environments, which, in the early 1920s, briefly benefitted from Narkompros funding for the purposes of advancing a revolutionary new programme of education and research in the humanities and science. The main part of the article focuses on theories of urban spaces as cultural historical and literary complexes, which Ivan Grevs (1860-1941) and Nikolai Antsiferov (1889-1958), both trained in European mediaeval history, developed as one of the three principal axes of excursionism, alongside natural history and economics. By the mid-1920s, the excursionism project would be eclipsed by the rise of regional studies (kraevedenie). Yet, despite this, I argue that certain aspects of the methodology they pioneered and, in particular, Antsiferov’s literary approach to urban spaces remained relevant to the generation of cultural theorists and historians active in the post-Stalinist era.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 218

L’article décrit l’histoire de “l’excursionisme”, une approche multidisciplinaire de l’étude de l’environnement urbain qui au début des années vingt a brièvement bénéficié du financement du Narkompros dans le but de promouvoir un nouveau programme révolutionnaire d’éducation et de recherche dans les humanités et en science. L’essentiel de l’article est consacré aux théories des espaces urbains en tant que complexes historiques et littéraires, que Ivan Grevs et Nikolaj Anciferov, l’un et l’autre spécialistes d’histoire européenne médiévale, ont développées comme un des trois principaux axes de l’excursionisme, à côté de l’histoire naturelle et l’économie. Au milieu des années vingt, le projet excursionniste est éclipsé par le développement des études regionales (kraevedenie). Néanmoins, je soutiens que certains aspects de leur méthodologie pionnière, et, en particulier, l’approche littéraire des espaces urbains d’Anciferov est restée pertinente pour la génération des théoriciens et des historiens de la culture, active à l’époque post stalinienne.

AUTHOR

FRANCES NETHERCOTT University of St Andrews, Scotland UK

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 219

« Наследство и наследственность» : эволюция критики русской детской литературы 1910-1920-х годов Héritage et hérédité. L’évolution de la critique de la littérature pour enfants, années 1910-1920 Heritage and Heredity. The Evolution of the Critique of Children’s Literature in the 1910s-1920s

Svetlana Maslinskaya

NOTE DE L'AUTEUR

Статья подготовлена при поддержке гранта РФФИ (РГНФ – Russian Foundation for Humanities) «Воспитание нового читателя : литература для детей в педагогической критике и цензуре (1864-1934)» 15-06-10359.

1 В попытках систематизировать литературный процесс ХХ века одним из рубежных событий оказывается Октябрьская революция. Использование этого « мирового события» (Г. Гервинус) закономерно в ситуации, когда национальной литературе потребовалось присоединиться к точке отсчета, предложенной ходом политической истории. Историки русской детской литературы, равно как и историки взрослой, в своих диахронических построениях стали активно использовать дихотомию «до революции» – « после революции». Общепризнанная концепция советской детской литературы принадлежит Самуилу Маршаку :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 220

Нельзя жить только наследством, как бы велико оно ни было. Мы должны сами создавать свой нынешний и завтрашний день – новую литературу, которая полно отразит наше время и даже заглянет далеко в будущее1. 2 Маршак неоднократно говорил о новых авторах, новых темах, новых героях – о новой «большой литературе для маленьких». Вслед за ним литературный процесс для детей 1910-1920-х годов последние сто лет описывается в терминах противостояния традиций, преодоления старых тем и жанров, перелома в индивидуальном творчестве и т. п.

3 Из одной в другую историко-литературную работу кочуют одни и те же формулировки об основополагающей роли Октябрьской революции в развитии детской литературы : Советская детская литература – детище Октября. Великая Октябрьская революция коренным образом изменила характер литературы для детей : наполнила ее новым социально-нравственным содержанием, обогатила коммунистической идейностью, связала неразрывно с жизнью народа2. 4 Тем не менее эта непротиворечивая поступательная история развития детской литературы, пережившей перелом в 1917 году, с современной точки зрения не кажется такой уж очевидной. Представление о том, что именно 1917 год (или 1918) является точкой разрыва требует дополнительной аргументации.

5 В недавних исследованиях раннего периода советской детской литературы уже были продемонстрированы сбои этой концепции. Бен Хеллман, обратившись к фигуре Л. Кормчего, провозгласившего в 1918 году переход к « новой» советской детской литературе, показал, что биография этого глашатая полна темных мест и противоречий3. И, добавим, значимость его вклада в новую концепцию детской литературы была сконструирована значительно позже 1918 года – только в 1960-е годы. Не был 1917 год и рубежом для детской журналистики : Марина Балина продемонстрировала продление «старой» модели детской литературы в продолжавшемся после революции издании журналов («Маяк», «Светлячок», скаутские журналы)4, то же можно сказать и об издательской деятельности негосударственных изданий периода НЭПа5. Ирина Арзамасцева, предприняв изучение институционального развития детской литературы в 1920-е годы, выявила дореволюционные корни педагогических и социологических исследований детского чтения, которые проводились специалистами, объединившимися вокруг Анны Покровской и ее Института детского чтения6. Сара Панкеньер Вельд, исследуя развитие российского авангарда в 1910-1930-е годы, рассматривает его как единый процесс7. 6 Наиболее четко преемственность и связность периода 1900-1930-х годов была сформулирована в докторской диссертации И. А. Арзамасцевой. Выбрав два измерения : развитие идей о детстве и персональный творческий путь писателя, Ирина Арзамасцева справедливо утверждает : Необъективно представление о том, что детская литература пережила второе рождение благодаря Октябрю. На деле, Октябрь придал ей свою идеологическую окраску. Собственный язык, а это главное в искусстве, она получила чуть раньше8.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 221

7 Таким образом, изучая литературный процесс 1920-х годов, исследователи сходятся на том, что и персональные, и институциональные траектории его участников не выглядят сегодня как однозначно новаторские, – многое явилось продолжением предыдущего периода развития детской литературы. В то же время какие-то знаковые «вешки» (как статья Л. Кормчего), в историографии принятые за рубежи, были в действительности явлением случайного порядка и из сегодняшнего дня более напоминают исторический анекдот.

8 В настоящей статье предпринята попытка проанализировать историю русской детской литературы 1910-1930-е годов исходя из постулата о непрерывности литературного процесса9. Задачу исследования определила предпосылка : не присматриваться к 1917 году как точке разрыва и искать знаки нарождения новой детской литературы, а напротив – задаться целью выявить признаки, которые демонстрируют связность и континуальность первого тридцатилетия ХХ века. 9 Одним из исследовательских объектов, которые давно интересуют тех, кто занимается историей литературного процесса является журнальная критика. Она может хорошо демонстрировать, как сиюминутные изменения в представлении о литературе, так и инертность критической рамки, которая поддерживается тем, что одни и те же критики работают в названной области на протяжении десятилетий. Критика отзывается именно на новинки книгоиздания, тематизируя саму категорию «нового». Это свойство критики позволяет выявить – изменились ли представления о новом, о новой детской литературе, после 1917 года, если изменились, то в каком отношении.

10 Выявить устойчивость или подвижность представлений о детской литературе в критической публицистике можно различными способами. Так, например, уже были попытки проследить эволюцию взглядов отдельного критика10, но, как правило, исследователи оказываются в плену «разрыва» и изучают критическое наследие дореволюционной и пореволюционной поры изолированно : показательный пример – изучение критических работ Корнея Чуковского11.

11 В настоящей статье я бы хотела обратиться ко всему корпусу журнальной критики детской литературы в названный период. Материалом выступила библиографическая база «Критика детской литературы : 18641940 годы»12. Анализ критических публикаций 1900-1940 годов о текущей детской литературе позволяет проверить основную гипотезу исследования : в названный период сохранялась преемственность между отдельными критиками и группами как в части авторитетов, так и в части собственно представлений о том, какой должна быть «новая детская литература», иными словами, советская концепция «новой» детской литературы в своих основных чертах восходит к модели детской литературы, сформулированной в работах дореволюционных критиков, и новаторской не являлась.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 222

Становление

12 В 1900-1917 годах критика новинок детской литературы располагается преимущественно на педагогических журнальных площадках. Это различные педагогические министерские, ведомственные, общественные журналы : «Педагогический листок», «Русская школа», « Вестник воспитания», «Воспитание и обучение», «Дошкольное воспитание», « Обновление школы», «Вестник Общества распространения просвещения между евреями» и еще порядка десятка подобных журналов. В этих периодических изданиях печатались по преимуществу статьи о преподавании чтения и словесности в школе – характерны заголовки статей в этих журналах : « Психические основы постановки слога», «Воспитательное чтение», «Психологические основы внеклассного чтения», «Основные положения методики объяснительного чтения», « Из первых опытов постановки коллективного чтения в начальной школе» и пр. Реже, но также регулярно, выходили публикации, представляющие результаты социологического исследования чтения детей (детей из разных социальных слоев, половозрастные пристрастия в чтении и т. п.), и еще реже авторы обращались непосредственно к детским книгам и анализу творчества детских писателей. Количество статей в каждом журнале в год очень невелико – установочные и исследовательские статьи исчисляются в пределах десятка, рецензии и обзоры новинок – в пределах двух-трех десятков.

13 С 1911 года в непосредственной близости от педагогического сообщества начинают выходить два специализированных журнала, посвященных « вопросам детского чтения» – « Новости детской литературы» и « Что и как читать детям». Первый издавался при детской библиотеке М. В. Бередниковой при участии Отдела детского чтения Комиссии по организации домашнего чтения при учебном отделении Московского общества распространения технических знаний, второй издавала Н. А.Бекетова. Из анонса этих журналов, размещенного в одном из педагогических изданий, следует, что « главное внимание [в них – С. М.] будет уделено отзывам о новых книгах и журналах, доступных для чтения и понимания детей школьного и дошкольного возраста»13. Журнал «Новости детской литературы» прекратил свое существование в декабре 1916 года, «Что и как читать детям» ограничился шестью выпусками в 1917 году. 14 Содержание этих журналов составляли прежде всего рецензии и обзоры. Редакционные статьи, как правило, являлись статьями проблемноустановочными, а эпизодические исследовательские работы «Детский писатель и ребенок», « Дон-Кихот Сервантеса в детской литературе», «О критике детской литературы самими детьми»14 и подобные апробировали эстетические подходы в анализе детской литературы. Авторы названных статей соответственно – В. Мурзаев, О. Капица, Е. Елачич – специалисты с широким профессиональным кругозором, опытные эксперты в области словесности, и не только детской. Названные исследователи и другие критики (В. Зеленко, Н. Шохор-Троцкая, З. Павлова-Сильванская, В.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 223

Мияковский, Н. Бекетова, В. Фриденберг, И. Владиславлев) составляли единое сообщество : ссылались на статьи коллег, опубликованные в других журналах-партнерах, в том числе и в педагогических, составляли рецензии на исследовательские монографии Н. Чехова и В. Саввина, рекламировали коллегиальные журналы и события и т. д. Таким образом, в первые годы второго десятилетия (1911-1916-е гг.) сложилась развитая инфраструктура критического анализа издательского дела для детей и литературного процесса.

15 Каково было представление о детской литературе у этой плеяды критиков ? Из каких критериев они исходили ? 16 Позиции критиков определялись их педагогическими установками, которые по преимуществу восходили к народническому пониманию образования и воспитания. По утверждению Ирины Арзамасцевой, «утопическая идея, что ребенок способен получить от народа его силу, нравственную интуицию и далее соединить свои устремления с народными чаяниями, в начале ХХ в. утратила актуальность»15. На ее место заступила либеральнодемократическая позиция, которая к началу 1920-х годов включала в себя внесословность воспитательных идеалов, критику существующего неравноправия (как в сословном, так и в гендерном отношении), установку на запуск посредством образования (и чтения, в том числе) социального лифта16 и пр. С этих позиций анализировались новинки 1900-1910-х годов : сентиментальное (Чарская, Желиховская и пр.) и модернистское (религиозно-мистическая поэзия и пр.) направления в детской литературе. Воспитательные идеалы Лидии Чарской, Марии Пожаровой, Ольги Беляевской и их эпигонов не соответствовали прогрессивным либеральным воспитательным ценностям, укорененным в народническом чувстве социальной справедливости и реалистическим приемам ее изображения. 17 С началом экспериментов по созданию « свободной школы» на страницы журналов 1910-х годов пришли рассуждения о «новом человеке», « новой личности» и в конечном итоге «новой литературе». С этими чаяниями рифмовались радикальные социал-демократические идеи о переустройстве общества. В 1913 году Эсфирь Яновская в своей обстоятельной статье о свободном воспитании рассуждает : Наш вчерашний идеал в области педагогики, твердый и устойчивый, сегодня начинает шататься под тяжестью тех новых мыслей и веяний, которые проникают во все поры нашей умственной деятельности, благодаря новым условиям жизни, благодаря новой исторической эпохе, рождающей новые мысли, новые стремления...17 18 Под новыми условиями жизни она понимает процесс модернизации и его следствия в области воспитания и образования : возрастание контролирующей роли массовой школы и открывающиеся возможности для независимых педагогических экспериментов, независимых прежде всего от родителей. Яновская и ее единомышленники развивали идеи о том, что можно «забрать» ребенка у «невежественных родителей», уродующих детей18, вывести из-под родительского контроля и воспитать в соответствии с

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 224

представлениями педагогов-экспертов о форме и нормах воспитания (такие идеи восходят к просветительской модели воспитания). Отказываясь от иллюзий народников, доверявших воспитательной силе народа, Яновская критикует и Константина Вентцеля, российского теоретика свободного воспитания, и его последователей за полный отрыв от среды и общественно- экономических условий. Далее Яновская все более и более радикализирует свою позицию, пользуясь марксистской доктриной и переходя на язык революционной риторики (пролетариат – «жестоко угнетаемая часть общества», невозможность создания новой школы «в пределах существующего экономического, политического и вообще внешнего рабства» и т. д.).

19 Радикально-революционное направление общественной мысли в дореволюционной критике детской литературы было представлено скромно, по сути дела манифестом Э. Яновской оно и ограничилось. Но спустя десять лет – в 1923 году – это направление стало решительно доминировать.

Перелом

20 К середине 1917 года серьезно изменилась конфигурация публичных площадок для обсуждения : закрылись ведущие педагогические журналы (« Педагогический сборник» (1864-1917), «Русская школа» (1890-1917), «Педагогический листок» (1869-1917), «Воспитание и обучение» (18811917), «Школа и жизнь» (1910-1917), « Для народного учителя» (1907-1917).

21 Во второй половине 1917-1919 годах происходит стремительный спад количества публикаций о детской литературе. Отдельные статьи выходят в журнале «Маяк». Но вдруг в феврале 1918 года публикуется программная статья Л. Кормчего в «Правде». Статья Кормчего провозглашала «новые» принципы детской литературы, которые практически ничем не отличались от тех, которые формулировались в статьях либеральных педагогов- реформаторов до февраля 1918 года, например, в статьях В. С. Мурзаева и С. И. Шохор-Троцкой. Однако исследователи обычно пишут о новаторском характере этого манифеста19. В действительности ничего принципиально нового Кормчий не говорит : так же, как дореволюционные педагоги, он рассуждает, о ребенке, который «идет на смену взрослым». Так же как либеральные педагоги он провозглашает необходимость заложить у детей «прочный фундамент для будущего созидания свободы и красоты жизни»20. 22 Новым оказывается не содержание его выступления, а тот печатный орган, который он избрал для публикации : концепция «новой» детской литературы публикуется не в ведомственном педагогическом журнале, а в центральном органе правящей партии – газете «Правда». Это по-настоящему неожиданно и ново. Это, действительно, знак того, что новая власть заявляет о своих претензиях на руководство детской литературой. Другое дело, что никакой коллегиальной реакции (да и властной) на эту статью не воспоследовало. Ни педагоги, ни критики, ни партийные номенклатурщики никак не прокомментировали в центральной и педагогической прессе ее содержание.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 225

На сегодняшний момент, несмотря на обстоятельные расследования фигуры Л. Кормчего, предпринятые Б. Хеллманом, остается непонятна прагматика этого выступления и его следствия для конкретного исторического момента – начала 1918 года. 23 Н. Саввин в статье «Детская литература наших дней» пишет, что « перед войною и перед переворотами последних месяцев наша детская литература прочно стала на ноги»21 – и книгоиздательский процесс, и критика, и теория, с его точки зрения, переживали настоящий расцвет, а в началe августа 1918 года, когда вышла его статья, «положение с детской литературой» ему видится «поистине катастрофическим»22. Но, в отличие от Кормчего, он ратует за переиздание старых книг, среди которых, он уверен, можно найти «немало хороших детских книг, переиздание которых даже предпочтительнее, чем издание новых книг». Авторитетный теоретик и критик совершенно игнорирует манифест Л. Кормчего, не упоминает он его и спустя еще три месяца в своей статье с установочным, казалось бы, названием «Что и как теперь читать детям». Напротив, он снова сетует, что «приходится волею неволею выбирать из старого запаса то, что может быть взято»23. Так же поступают и другие критики. Общее количество статей по вопросам детской литературы в 1918-1923 годы (по указателю И.Старцева24) – 41 публикация. И ни в одной из них нет реакции на выступление Л. Кормчего : его имя не упоминается, его позиция не обсуждается. 24 Более того, Н. Бочкарев в начале 1919 года в статье «Основные вопросы детской литературы» будет утверждать обратное : детская литература не должна «служить вспомогательным для науки и нравственности орудием»25. Сторонники понимания детской литературы как «чистого искусства» в 1918-1920 годы объединятся с теми, кто будет ратовать за качество детской литературы, а не ее соответствие политическому моменту. Такие рассуждения можно обнаружить у А. Покровской, Н. Саввина и других критиков26. В частности, в ноябре 1919 года на страницах той же «Правды» со статьей «Неосновательное опасение» выступит Н. К. Крупская27. Статья представляет собой нехарактерную для автора, опытного политического публициста, вялую заметку о необходимости издавать классиков. Никаких политических заявлений о пересмотре, перестройке, перевороте в области детской литературы эта короткая заметка не содержит, что также контрастирует с пламенным ораторским стилем Л. Кормчего. Н. Крупская о своем понимании новой детской литературы заявит спустя почти 10 лет – в момент инициированной ею травли К. Чуковского в 1928 году. 25 Громогласные идеи Л. Кормчего (если это были его идеи) были развиты только в 1924 году, когда впервые вопросы детской литературы стали обсуждаться на крупных партийных совещаниях, что неоднократно описано в истории советской детской литературы28. 26 Незадолго до этого Эсфирь Яновская представила в своей брошюре 1923 года по-настоящему своевременный манифест новой детской литературы – «Сказка как фактор классового воспитания». В первом же предложении она задает новую точку отсчета :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 226

27 Октябрьская революция, всколыхнувшая весь педагогический мир и заставившая нас приступить к переоценке всех педагогических ценностей, поставила нашу работу на совершенно новые рельсы29. 28 И далее она продолжает рассуждать о «новых берегах нового мира», «новой педагогике», «новой литературе». В 1925 году выйдет второе издание этой брошюры под еще более провокативным названием «Нужна ли сказка пролетарскому ребенку»30. 29 Основной тезис, помимо политически конъюнктурных заявлений о решающей роли Октября, будет сведен к необходимости художественного монополизма : Реализм – вот требование нашей современности, диктующее и зарождение реальной детской литературы31. 30 Ни утверждение реализма как титульного стиля детской литературы, ни негативное отношение к сказке как детскому чтению не было новаторской идеей32. Тем не менее в новых политических условиях это ружье наконец выстрелило – советская антисказочная компания была запущена именно в 1923 году.

31 Лукавство Яновской, когда она заявляет о пересмотре всех педагогических ценностей, сойдет ей с рук : о том, что ценности « здоровой реалистической книги» отстаивали либеральные педагоги задолго до революции, организаторы советской детской литературы предпочтут забыть, напротив, неустанно заявляя о разрыве с дореволюционной традицией критики детской литературы. И тогда же в 1923 году начался неуклонный рост количества критических статей (см. диаграмму 1 Динамика критических публикаций 1918-194033. Таким образом, именно 1923 год стал годом перелома в составе участников критического сообщества, с 1924 года он радикально обновляется.

1. Динамика критических публикаций 1918-1940

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 227

Новые кадры критики

32 Что это были за люди ? Встречаются ли среди них те, кто публиковался до революции ? Меняется ли критерии оценки «новой» детской литературы ?

33 Общее количество участников критического процесса после 1917 года – немногим более пятисот человек. Из них лишь несколько человек, публиковались до 1917 года – О. И. Капица, Н. В. Чехов, В. Родников, Н. Саввин, К. И. Чуковский, Л. Г. Оршанский, В. Зеленко. Некоторые из них на момент Октябрьской революции видные критики, авторы монографий по вопросам истории детской литературы или детского чтения34. Однако после революции они по разным причинам примут весьма эпизодическое участие в текущей экспертизе новой детской литературы. Ольга Капица выпустила две статьи в 1928 и 1935 году35 Виктор Родников опубликует только один обзор конференции в 1928 году36. Николай Чехов с интервалом в год даст три публикации о национальной детской литературе37 в 1929-1931 годах. Николай Саввин опубликует с большим перерывом в провинциальных педагогических журналах три работы о внеклассном чтении38. Все названные работы не содержали критики новинок советской детской литературы. 34 В 1923 году на арену начинают выходить со своими первыми статьями представители новой когорты критиков и исследователей детского чтения. Новое поколение экспертов не было однородным. С одной стороны, это были «подвижники детского чтения» – сотрудники Института детского чтения и его единомышленники39, с другой – сторонники Н.Крупской и ее взглядов на новую советскую детскую литературу – Э. Яновская, Е. Флерина, Д. Кальм и др. Профессиональный габитус первой группы можно определить, как библиотекари-исследователи, второй – педагоги-номенклатурщики40. 35 В целом, период с 1923 по 1934 год прошел под знаком « приснопамятной комиссии ГУСа» (так издевательски назовет Н. К. Крупскую и ее коллег С. Маршак в 1938 году41) – все основные дискуссии о сказке, об антропоморфизме, о Чуковском и маршачниках были спровоцированы ею. Самый высокий показатель количественного роста статей – 1929-1930 год – период травли К. Чуковского. В борьбу со сказкой и за нее вступили Н. Крупская, К. Свердлова, Д. Кальм с одной стороны и М. Горький – с другой. 36 При этом подавляющее большинство критиков по традиции – это профессиональные педагоги или чиновники образования. Независимо от того, какую журнальную площадку выбирал критик для своего высказывания по вопросам текущей детской литературы, позиция большинства определялась педагогическими идеями о должной детской литературе. Это были общественно-политические («Правда», «Известия»), педагогические («Педагогическая мысль», « Внешкольное образование», «Трудовая школа», «На путях к новой школе», «Народный учитель» и пр.), литературно-критические («Литературная газета», «На литературном посту»), инструктивно-критико-библиографические (« Красный библиотекарь», «Печать и революция», « Красная печать» и др.), отдельные литературнохудожественные («Звезда», «Новый мир») и специализированные

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 228

журналы, посвященные вопросам детской литературы и детского чтения (« Книга детям» и « Книга молодежи»). Со всех дискуссионных площадок доносились призывы переустроить детскую литературу и воспитать нового советского ребенка.

Дискурсивная традиция

37 Если перенести фокус описания с динамики персонального состава критиков на анализ языка критических высказываний, то обнаружится, что дореволюционные, и послереволюционные критики обладали единым дискурсивным тезаурусом : ребенок, книга, воспитание, идеалы и пр. Несмотря на то что состав критиков после 1923 года радикально обновился, категориальный аппарат критики остался неизменным.

38 1. Сохранилась обеспокоенность наличием/отсутствием критики как таковой. И до и после революции критические статьи наполнены ламентациями о недостаточности критики, ее эпизодичности, ее оценочном разнобое и т. п. И Н. Саввин, и Н. Чехов, и А. Покровская, и Н. Крупская и десятки других работников критического цеха говорят об одном и том же и в одних и тех же выражениях : критики детской литературы нет. Об отсутствии критики с высокой трибуны Первого Съезда советских писателей заявит в 1934 году и Маршак, вступая наконец в ряды публичных критиков42. 39 2. Критиков тревожило отсутствие «высоких идеалов». До революции многие педагоги рассуждали о необходимости новых идеалов, сетовали на внедрение в детские головы «пошлых ценностей» и возмущались «отрицательными образцами». Разбирая книги Л. Чарской, З. Масловская связывает высокую численность подростковых самоубийств с тем, что такие авторы, как Чарская да и все взрослые «отняли у детей, у этой молодежи, высокие идеалы, а без них, по-видимому, она не может жить»43. В этом суждении прослеживается типичная для педагогической критики установка на прямую связь между читательским опытом и поведенческим профилем ребенка. Точно такую связь будут устанавливать советские педагоги в 1920-е годы, когда станут критиковать детскую литературу за отсутствие отражения новых революционных идеалов. Идея, что детская литература должна передавать мировоззренческие идеалы эпохи или поколения, сохраняется на протяжении 1900-1930-х годов. Меняется только риторическое оформление.

40 Для педагогов 1910-х высокие идеалы понимаются скорее религиозномистически « вера в Высшее», « стремление к Высшему», а Чарская « поет пошлые мелодии жизни, дает мишуру, побрякушки ложно понятого героизма, заставляет детей любить их – и заводит их в то болото пошлости, из которого нет возврата уже по одному тому, что « привыкший ползать, летать не может»44. Советские педагоги, те, кто сменяет « старых работников, подготовивших Октябрь», казалось бы, попытаются сформулировать в новых терминах новые «коммунистические идеалы». Однако при ближайшем рассмотрении эти формулировки очень схожи с дореволюционными,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 229

редакция журнала «Книга детям» в 1928 году требует, чтобы в детской литературе присутствовали «идеи, пробуждающие в детях бодрость, стремление жить и работать с коллективом, уверенность в том, что общими усилиями можно одолеть и трудную задачу, прививали интерес к знанию...45 41 Сравним с пассажем педагога и методиста В. С. Мурзаева, высказавшемся в 1912 году : Хорошая детская книжка должна быть здоровою, чистою вещью. [...] Здоровая же книга та, которая стремится описывать скорее добро, чем зло, и вводит ребенка в честную среду, где все говорит (языком правдивого образа (курсив автора – С. М.)) о значении труда и ценности добра46.

42 Ему в том же году вторит Надежда Шохор-Троцкая, дочь авторитетного педагога-математика С. И. Шохор-Троцкого, учительница Мало-Троицкого начального училища, когда пишет о серии книг Горбунова-Посадова «Малым ребятам», которую она в течение долгого времени предлагала для чтения своим ученикам, пересказывает отрицательные отзывы детей и резюмирует : Сейчас, через десять лет, еще ярче представляется мне отрицательность таких нравственных сентиментальных книжечек [...] Уважаю в них большую работу, заботливое, внимательное, любовное отношение к делу, преклонение перед добром и правдой, – но ведь получается-то не то совсем : не добро, а сентиментальность. [...] Призыв тут не к добру, а к жалости, снисхождению, милости. Не то все это47. 43 Требования правдивости и честности, требования «противопоставить “скучной” книжке книжку талантливую, искрящуюся, заставляющую ребенка смеяться, радоваться, понимать, как прекрасна жизнь»48 звучали все первое тридцатилетие со страниц педагогических и библиотечно- критических изданий.

44 3. Критиков беспокоило засилие массовой литературы сентиментального и героико-романтического направления. Сентиментальное направление в детской литературе стало типичным примером дурной детской книги, в которой отсутствовали вышеописанные высокие идеалы. Оно в лице Л. Чарской, К. Лукашевич, В. Желиховской, А. Вербицкой постоянно подвергалось критике : И вот пришла революция. Сразу оказалось, что герои большинства книжек больше не годятся в герои. Институтские повести Чарской и крестьянские повести Клавдии Лукашевич умерли в один и тот же день. В рамки английской благополучной повести нельзя было втиснуть новый материал, нашу идеологию, людей нашего времени49. 45 Но точно так же низко оценивали творчество Чарской и Лукашевич в дореволюционный период, несмотря на всю их популярность. Николай Каринцев пишет в 1912 году : Все отрицательные черты современной женщины в произведениях Чарской выступают в таком ярком привлекательном свете, преломляясь сквозь призму дутого, показного героизма. Чарская воспитывает грубый эпикуреизм, обнаженное половое кокетство перед мужчинами, лживость и показную сторону жизни и тем самым притягивает детские сердца. Дети ведь так любят, чтобы их убаюкивали, чтобы пели им в лад, чтобы

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 230

уводили их дальше и дальше, но в том же направлении, куда они уже направлялись, куда уже дан был толчок окружающей пошлой жизнью50. 46 В 1913 году Н. Саввин резюмирует : Педагогическая критика не устаёт отрицательно относиться к повестям г- жи Чарской ; в ещё произведениях указываются серьезнейшие недостатки, недостатки прямо вредные, в глазах критики она посредственный художник ; чисто воспитательное воздействие ее повестей носит только резко отрицательный характер51. 47 Во второй половине 1920-х сентиментальное направление станет постоянным источником сравнения с новой советской детской литературой. Например, рапповский критик В. Жак, критикуя детскую литературу периода НЭПа, упрекает детских писателей в том, что : Они начинают халтурить в погоне за лаврами Чарской и Майн-Рида, чтоб хоть этим увеличить свою рентабельность. Хороший писатель С. Ауслендер пишет «Олю» – редчайший образец халтуры и кровосмешения Чарской, Ната-Пинкертона и Майн-Рида. Самозабвенно халтурит Гумилевский и т. д. и т.д.52 48 И уже на Первом съезде писателей в 1934 году С.Маршак обрушится на Чарскую, используя ее имя и связанную с ней жанровую литературную традицию с тем, чтобы легитимировать свой собственный статус в новых, меняющихся условиях.

49 Таким образом, апелляция к Чарской и «ее школе» может быть трактована как естественный процесс существования литературно-критической традиции, ее связности посредством отдельных культовых, популярных авторов, порождающих моду и эпигонское подражание. Ничего принципиально нового в критике Чарской в послереволюционное десятилетие мы не обнаружим. Обнаружим лишь желание дискредитировать коллег, работавших в области критики детской литературы до революции : скрыть от современников тот факт, что коллеги еще до революции высказывались точно так же отрицательно в отношении этой литературы, которая не отвечала их литературным и педагогическим вкусам. И в этом отношении мы видим полное единство и непрерывность критической традиции, как бы они ни замалчивались Маршаком, утверждавшим, что до революции критика не обращала внимание на детскую литературу. 50 4. На протяжении 1900-1920-х годов критики не уставали повторять, что единственный допустимый в детской литературе художественный метод – это реализм. Приведу лишь два показательных примера. 51 Николай Каринцев в своей статье 1912 года сочувственно цитирует размышления Евгения Елачича : Мне представляется, что единственное требование, которое следует предъявлять каждой детской книге, – это требование полной правдивости, естественности, искренности и художественности. Фальшь и разного вида неправда недопустима ни в каком случае, в какую бы нарядную одежду морали она ни облекалась53. 52 И в тех же терминах формулирует Эсфирь Яновская спустя 10 лет : Нам не нужен ни мистицизм, ни фантастичность там, где все ясно, истинно и правдиво – реальное в художественной форме, вот то новое, что

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 231

надо внести в детскую литературу. [...]Реальное должно остаться реальным – никакая сверхъестественная сила не может быть притянута к нашей « красной» фабуле, отличающейся от буржуазной сказки своей конкретностью... Нам нужны реальные правдивые рассказы, а не лживые фантастические сказки...54 53 Пристрастие теоретиков и критиков советской детской литературы к реалистической художественной парадигме требует отдельного рассмотрения. Замечу только, что в советской историографии лавры главного теоретика детской литературы делят М. Горький и Н. Крупская (ключевая роль Э. Яновской замалчивается). Оба высказывались о реализме в детской литературе как художественном методе, наиболее отвечающем и эстетическим, и воспитательным задачам детской литературы. Крупская, в частности, утверждала в 1926 году : Если мы хотим создать настоящую книжку для чтения, то мы должны побольше вглядываться в окружающую жизнь ; там мы можем почерпнуть такое количество материала, которое даст возможность создать нужную ребенку книжку55. 54 Только реалистическое изображение социальной действительности, с ее точки зрения, могло удовлетворить запросам юных читателей независимо от возраста : дошкольников и подростков. Но теоретические потуги Н. Крупской 56 были посрамлены А. Луначарским и М. Горьким, провозгласившими курс на слияние романтического и реалистического начал в советской детской литературе.

55 Тем не менее и Э. Яновская, и Н. Крупская не были новаторами, они, родства не помня, воспроизводили стилистические предпочтения своих дореволюционных коллег. 56 Поэтому закономерно, что и массовая литература, и обэриутские эксперименты не получают в конце 1920-х годов положительных оценок : ни малоценные в художественном отношении детективы и героические боевики, ни авангардистские формальные опыты не годятся, чтобы стать советской детской литературой. Единственным на момент конца 1920-х годов легитимным видом литературы, с точки зрения педагогов, останется реализм. Других видов фикциональности советская педагогическая критика не признает. 57 5. Наследственность позиций мы обнаруживаем в понимании практически всех проблем детской книги, которые обсуждались в критике в период 1924-1932 годов : книгоиздательские планы, оформление и иллюстрация, стоимость книг, распространение книг, литературное и педагогическое качество книжной продукции. 58 Когда Н.Саввин в 1912 году публикует обзоры новинок в журнале «Педагогический листок», его речь пестрит субъективными оценками : «нет ярких картин в повести», «бледны образы», «плохой шрифт», «дурные рисунки», «без всякой художественности в образах», « искусственно созданные сцены»57. 59 Точно таким же языком говорят послереволюционные рецензенты, когда А. Покровская пишет, что необходимо резко критиковать «семечки» –

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 232

некачественные тексты58, Э. Станчинская указывает на «ремесленный характер» текущей детской литературы59, а С. Марголина критикует А. Барто за «капризную незаконченность картин» и отсутствие «живых человеческих лиц»60.

60 Примеры общности дискурса можно множить, так как прагматика критической статьи дореволюционного либерального педагога и советского работника образования едина : выявить, полезна ли текущая детская литература для воспитания нового человека. Если до 1924 года наличие или отсутствие пользы обосновывались гуманистическими идеями о добре и красоте (восходящими к народническим социальным утопиям), то после 1924 года те же идеи вставляются в жесткую большевистскую оправу. Хотя первичной огранке они подверглись еще в работах дореволюционных радикальных реформаторов вроде Э. Яновской.

Заключение

61 Следующей точкой разрыва критической « массы» стал 1932 год, когда количество публикаций снова резко упало. Провал в 1932 году связан прежде всего с образовательными реформами (Постановление ЦК ВКП(б) “О начальной и средней школе” от 5 сентября 1931 года), а также событиями, изменившими институциональную литературную инфраструктуру : известными постановлениями этого года как в области регулирования литературного процесса (Постановление Политбюро ЦК ВКП(б) «О перестройке литературно- художественных организаций» от 23 апреля 1932), так и в области издательского дела (Постановление ЦК ВКП (б) «Об издательстве «Молодая гвардия» от 29 декабря 1931 года). Эти встречные течения и обусловили резкое падение статей о детской литературе : педагогические журналы стали площадкой для дискуссии об образовательных реформах, вопросы детской литературы отошли на второй план, в 1930 году закрылся специализированный журнал «Книга детям». С 1933 года публикационная активность снова станет расти – это будет связано с подготовкой к Первому Съезду советских писателей. И на критическом поле появятся новые завсегдатаи – С. Маршак и В. Шкловский, которые, будучи писателями, введут в оборот инструктивно-обучающую критику, критику редакторов и товарищей по писательскому цеху. В то время как авторитеты в среде педагогов – Н. Крупская и Д. Кальм – после 1932 года из критики уйдут безвозвратно и не опубликуют ни одной статьи о новинках детской литературы.

62 Тем не менее очередное обновление персонального состава и некоторая коррекция авторитетов (позиции наркомпросовских критиков будут временно дискредитированы) практически не повлияет на язык и содержание критики : хорошей новой детской литературы нет, критика отсутствует, воспитательные задачи по взращиванию коммунистической смены решаются плохо. Педагогический критицизм, по-видимому, всегда отличается пессимистической оценкой результатов и оптимистичной установкой на совершенствование – именно поэтому возобновляющиеся

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 233

призывы «растить здоровую объективную критику» были обречены остаться бесплодными призывами, такой критики советская детская литература не знала. Не знала ее и дореволюционная детская литература. 63 Критика русской детской литературы пережила в 1900-1930-е годы два количественных разрыва – практически полностью обновился персональный

64 состав участников дискуссий. Но содержание и риторика критики не претерпели изменений : главными категориями, которыми оперировали критики, были «достоверность» и «правдоподобие», а целью критики было выявить соответствие воспитательных задач, решаемых в конкретном произведении, тем представлениям о морали, которые разделял критикпедагог (от либеральных внесословных ценностей до коммунистической морали). Иными словами, критика детской литературы в первое тридцатилетие ХХ века могла быть только реалистической, а теория – только педагогической.

NOTES

1. С. Маршак, «Литература – детям», Литературный современник, No 12, 1933. 2. В. Д. Разова, Советская детская литература. Учебное пособие для библиотечных факультетов институтов культуры и педагогических вузов, М., Просвещение, 1978, с. 3. 3. Б. Хеллман, «Детская литература как оружие : творческий путь Л. Кормчего», «Убить Чарскую...» : парадоксы советской литературы для детей (1920-е – 1930-е гг.) : сборник статей, СПб., Алетейя, 2012, с. 20-45. 4. М. Балина, «У истоков детской советской литературы : иллюзии и факты», В измерении детства : Статьи о детской литературе, Пермь, Пермский гос. пед. Ун-т, 2008, с. 11-25. 5. С. Маслинская,«Пионерская беллетристика vs. Большая детская литература», «Убить Чарскую...»..., 2013, с. 231-245. 6. И. Н. Арзамасцева, «Подвижники детского чтения», Детские чтения, No 1(001), 2012, с. 8-19. 7. Sara Pankenier Weld, Voiceless Vanguard : The Infantilist Aesthetic of the Russian Avant-Garde, Evanston, Northwestern University Press, 2014. 8. И. Н. Арзамасцева, “Век ребенка” в русской литературе 1900-1930 годов, М., Прометей, 2003, с. 112. 9. Ср. рассуждения Н. Зоркой о непрерывности истории российского кинематографа в этот же период : Н. Зоркая, История советского кино, СПб., Алетейя, 2005. 10. Е. О. Путилова, «Н. А Саввин», Очерки по истории критики советской детской литературы. 1917–1941, М., Детская литература, 1982, с. 7-11. 11. А. А. Кочеткова, К. И. Чуковский – литературный критик 1900-1910-х годов, Дис., канд. филол. наук, Саратов, Саратовский Государственный Университет, 2004 ; Мирослав Дрозда «К. Чуковский – литературный критик», Acta Universitatis Carolinae – Philologica. Slavica Pragensia, XII, Universita Karlova, Praha, 1970, 2-4, с. 271-284.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 234

12. Библиографическая база «Критика детской литературы : 1864-1940 годы», собранная участниками проекта «Воспитание нового читателя : литература для детей в педагогической критике и цензуре (1864-1934)», включает в себя 2 650 библиографических записей (база собрана как на основе опубликованных библиографических указателей, так и при просмотре журнальной периодики de visu). За период 1900-1940 годов – 2 454 критических статей, из них в период 1918-1940 опубликовано 2 261 статей. Данная библиографическая база в виде библиографического указателя готовится к печати. Фрагмент библиографического указателя опубликован в : А. Ф. Белоусов, В. В. Головин, О. А. Лучкина, С. Г. Маслинская, И. А. Сергиенко, «Критика детской литературы 1864-1934 : фрагмент аннотированного указателя», Детские чтения, 2015, No 2 (8), с. 6-29. detskie-chtenia.ru/index.php/journal/ article/view/177 13. Русская школа, 1912, апрель, с. 111. 14. В. С. Мурзаев, «Детский писатель и ребенок», Что и как читать детям, 1916, No 2, с. 43-51 ; О. А. Капица, «Дон-Кихот Сервантеса в детской литературе», Что и как читать детям, 1913-1914, No 7, с. 1-5 ; Е. Елачич, «О критике детской литературы самими детьми», Что и как читать детям, 1912-1913, No 10-11, с. 1-9. 15. Арзамасцева, “Век ребенка” в русской литературе..., с. 79. 16. См., напр. Г. Коломин-Мамистов, «Крестьянское детство», Русская школа, 1912, январь, с. 126-149. 17. Э. В. Яновская, «Дом свободного ребенка», Вестник воспитания, 1913, ноябрь, No 8, с. 50. 18. Яновская, «Дом свободного ребенка»..., с. 54. 19. Напр., Хеллман, «Детская литература как оружие...»..., с. 20-45 ; Балина, «Советская детская литература : несколько слов о предмете исследования», «Убить Чарскую»..., с. 7-19. 20. Л. Кормчий, «Забытое оружие. О детской книге», Правда,1918, 17 февраля, No 28, с. 3. 21. Н. Саввин, «Детская литература наших дней», Внешкольное образование, 1918, No 1, с. 26. 22. Саввин, с. 27. 23. Саввин, «Что и как теперь читать детям», Внешкольное образование, 1918, No 4, с. 15. 24. И. И. Старцев, Вопросы детской литературы и детского чтения : библиографический указатель книг и статей по истории, теории и критике (1918-1962), М., Детская литература, 1962. 25. Н. Бочкарев, «Основные вопросы детской литературы», Свободная трудовая школа, 1919, No 3, с. 13. 26. Интересно, что О. Капица и К. Чуковский, которые начали свой «критический путь» задолго до революции, в 1918-1923 годах не публиковались на страницах периодической печати : как раз в эти годы О. И. Капица организовывает показательную детскую библиотеку и секцию детских писателей в Ленинграде, а К. И. Чуковский обращается к написанию своих первых сказок «Крокодил», «Мойдодыр» и «Тараканище». В критике детской литературы их голоса в эти годы не слышны. 27. Н. Крупская «Неосновательное опасение», Правда, 1919, 6 ноября. 28. См., Маслинская, «Пионерская беллетристика vs. Большая детская литература», Детские чтения, 2012, No 1, с. 100-116 ; Балина, «У истоков детской советской литературы : иллюзии и факты»... 29. Яновская, Сказка как фактор классового воспитания, Харьков, 1923, с. 3. 30. Яновская, Нужна ли сказка пролетарскому ребенку, Харьков, 1925.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 235

31. Яновская, с. 51. 32. Кампании по борьбе со сказкой возникали и ранее, напр, в 1860-е годы, см. об этом А. Ф. Белоусов,«Враги сказок», Восток – Запад. Пространство русской литературы и фольклора : сборник, посвященный 90-летию со дня рождения Д. Н. Медриша, Волгоград, 2017. 33. Для количественного подсчета был собран материал, который представляет из себя базу данных, в которую вошло 2 261 статья. 34. В. Родников, Очерки детской литературы, Киев, Тип. Император. ун-та св. Владимира, 1912 ; Н. В. Чехов, Детская литература, М., Польза, 1909 ; Чехов, Введение в изучение детской литературы : изложение лекций народным учителям на летних курсах по вопросам детской литературы и детского чтения, М., Изд-во Сытина. 1915 ; К. И. Чуковский, Матерям о детских журналах, СПб., Русская скоропечатня, 1911, и др. 35. Капица, «Фольклор в современной детской книжке», Книга детям, 1929, 2-3, с. 21-28 ; Капица «К библиографии источников сказки “Три медведя”», Детская литература, 1935, 9, с. 23-24. 36. Родников «Краевая конференция по вопросам детской книги в Киеве», Книга детям, 1928, 5-6, с. 52-54. 37. Чехов,«Детская книга и школа национальных меньшинств СССР», Книгадетям, 1929, 2-3, с. 33-35 ; Чехов «Детская литература народов СССР», Просвещение национальностей, 1930, 6, с. 128-133 ; Чехов «Детская литература нацменьшинств», Национальная книга, 1931, 1, с. 28-31. 38. Саввин «Новая детская литература как материал для внеклассного чтения», Родной язык в школе, 1927, 3, с. 223-234 ; Саввин, «О внеклассном чтении учащихся», Нижегородский просвещенец, 1930, 1-2, с.77 ; Саввин, «О руководстве внеклассным чтением художественной литературы в начальной школе», Горьковский просвещенец, 1934, 11-12, с. 102-113. 39. О деятельности этой группы работников детской книги см. обстоятельную работу : Арзамасцева, «Подвижники детского чтения»..., с. 12-42. 40. Кто-то из них в изучаемый период был очень продуктивен (Н. Крупская, С. Марголина), кто-то опубликовал одну-две статьи и ушел из критики, а кто-то выпустил 7 статей, но в период длительностью 10 лет, как А. К. Покровская или В. Смирнова. 41. Маршак и др., «О рецензентах детских книг», Литературная газета, 1938, 20 июня. 42. Маршак как критик детской литературы впервые выступит в 1933 году в центральной печати («Литературная газета» и «Известия)», до этого в публичных дискуссиях на страницах периодики он участия не принимал. 43. З. Масловская, «Наши дети и наши педагоги в произведениях Чарской», Русская школа, 1911, No 9, сентябрь, с. 124. 44. Масловская, «Наши дети и наши педагоги в произведениях Чарской»..., с. 125. 45. «От редакции», Книга детям, 1928, No 1, с. 4. 46. Мурзаев, «Борьба с дурной книгой», Педагогический листок, 1912, No 4, с. 255. 47. Н. Шохор-Троцкая, «К обзору детских книг. “Малым ребятам”. Изд. И. И. Горбунова- Посадова», Русская школа, 1912, No2, февраль, с. 48-50. 48. От редакции, Книга детям, 1928, No 1, с. 6. 49. Маршак, О большой литературе для маленьких, М., ГИЗ, 1934, с. 36. 50. Ник. Каринцев, «Журналы о детском чтении», Воспитание и обучение, 1912, No 5, май, ст. 155. 51. Саввин, Наша детская литература : И. С. Шмелев, Нижний Новгород, 1913. 52. В. Жак, «Бьем тревогу», На подъеме, Ростов-на-Дону, 1928, книга 9, сентябрь, с. 53.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 236

53. Каринцев, «Журналы о детском чтении»..., ст. 157. 54. Яновская, Сказка как фактор..., с. 75. 55. Крупская, «Об учебнике и детской книге для I ступени (Речь на I Всероссийской конференции по учебной и детской книге. 8-15 мая. 1926)», На путях к новой школе, 1926, No 7-8, с 3-13. 56. Подробнее об организаторской и пропагандистской роли Н. Крупской в истории советской детской литературы см. Маслинская, «Неутомимый борец со сказкой (критика детской литературы в трудах Н. Крупской)», Историко-педагогический журнал, 2017, No 1. См., также о вторичности идей Крупской в области реформирования школьного образования : Т. Ю. Красовицкая, «Н. К. Крупская – идеолог большевистской реформы образования», Труды Института российской истории, вып. 5, М., 2005, с. 244-272. 57. Саввин, «Детская литература и журналистика в 1912 году», Педагогический листок, 1912, No 47, с. 519-542. 58. А. Покровская, «Вопросы детской литературы в современной жизни», На путях к новой школе, 1924, No 10, с. 61-70. 59. Э. И. Станчинская, «Список книг для детей дошкольного возраста (от 4-8 л.) (К III всероссийскому дошкольному съезду)», На путях к новой школе, 1924, No 9, c. 129-134. 60. С. Марголина, «Барто. Праздничная книжка. Гиз. М.-Л. 1927. Рис. А. Покровского. Стр 12. Тир. 10 000 экз. Ц. 40 к. Венгров. Октябрьские песенки. Рис. А.Петровой, Л.Поповой, Н.Тушнова. Гиз. М.-Л. 1927. Стр. 20. Тир. 10 000 экз. Ц. 85 к.», Печать и революция, 1928, No 1, с. 212.

RÉSUMÉS

Depuis cent ans, l’évolution de la littérature pour enfants en Russie, suite à la révolution de 1917, est décrite en termes d’opposition des traditions, de dépassement des thématiques et des genres prérévolutionnaires, de rupture dans l’œuvre de tel ou tel auteur, etc. Dans cet article, l’A. prend ses distances par rapport à ces schémas et montre, au contraire, la continuité de la littérature russe pour enfants des années 1910 à 1930. Analysant les articles critiques publiés avant et après la Révolution, l’A. suit en particulier l’évolution des catégories d’« ancien » et de « nouveau » et montre la permanence de la conception de la littérature pour enfants. D’où il ressort que les éléments principaux du concept soviétique de « nouvelle » littérature remontent à un modèle proposé par la critique prérévolutionnaire. Ainsi, malgré une rhétorique du renouveau très présente, les premiers débats soviétiques concernant la littérature pour enfants ne proposent aucune approche originale.

During the last 100 years children’s literature in Russia before and after the revolution of 1917 is habitually described in terms of confrontation of traditions, overcoming of pre-revolutionary themes and genres, turning points in the careers of individual children’s writers, etc. In this paper, I distance myself from this conventional analytical frame and choose the idea of a continuity of a literary process of 1910-1930s as a starting point. Using journal articles by literary critics published during the pre- and post-revolutionary period I trace how the concepts of “old” and “new” children’s literature evolved. The continuity of the ideas of what appropriate children’s literature should look like is manifest in the critical works analyzed. Ultimately, I

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 237

argue that the Soviet concept of “new” children’s literature in its basic terms goes back to the model of children’s literature articulated by pre-revolutionary critics. Hence, despite the saturated discourse of novelty, conceptually there was nothing new in the early Soviet discussions of children’s literature.

AUTEUR

SVETLANA MASLINSKAYA

Институт русской литературы (Пушкинский Дом) Санкт-Петербург

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 238

Savants et politique

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 239

La vie ne s’interrompt jamais. Julian Oksman et la Révolution ‘Life doesn’t stop going on’ : Julian Oksman (1895-1970) and revolution

Vadim Parsamov Traduction : Marie Velikanov

NOTE DE L'AUTEUR

Статья подготовлена при поддержке гранта РФФИ (РГНФ – Russian Foundation for Humanities) «Воспитание нового читателя : литература для детей в педагогической критике и цензуре (1864-1934)» 15-06-10359.

1 Avec le temps, la personnalité de Julian Grigor′evič Oksman (1895-1970) tend à prendre de plus en plus d’importance. Il est l’un des plus grands spécialistes de Puškin et des décembristes ; ses travaux sur l’histoire de la littérature russe et la pensée sociale du XIXe siècle ont une renommée mondiale, et même s’il n’a lui-même jamais traversé les frontières de l’URSS, son nom fait autorité parmi les spécialistes de la Russie en France, en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis.

2 Les premiers travaux consacrés à Oksman paraissent au milieu des années 1980 ; on publie ses lettres et ses souvenirs1 ainsi que ceux de ses contemporains. Cependant, seules s’expriment des personnes l’ayant connu personnellement, ce qui n’est pas sans influencer l’image qu’ils en donnent. Leurs récits créent un effet de présence vivante, mais, comme ces auteurs sont ses cadets, ils se souviennent principalement de ses dernières années et n’évoquent les premières étapes de sa vie que de manière rétrospective. Oksman a eu une vie riche et variée. Son parcours peut se diviser en plusieurs périodes. La première (de sa naissance en 1895 à 1917) est celle de sa formation. Il fait ses études au gymnase de sa ville natale, Voznesensk, et à l’université de Pétersbourg. La deuxième (1917-1920), celle de Petrograd, est marquée par un travail actif et fécond dans les archives du ministère de l’Instruction publique. La troisième (1920-1923) est liée à Odessa2, où, grâce à ses efforts, furent réorganisées les archives et

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 240

ouvert un Institut archéologique. La quatrième commence en 1923 avec son retour à Petrograd, et se termine par son arrestation en novembre 1936. C’est la période de son épanouissement comme chercheur et administrateur. Il enseigne à l’Université de Leningrad, puis devient directeur adjoint (mais tient de fait le rôle de directeur) de l’Institut de la littérature russe (Puškinskij dom) de l’Académie des sciences de l’URSS. Son directeur était d’abord L. B. Kamenev, le leader bolchevique en disgrâce, ensuite, A. M. Gor′kij. En même temps, Oksman occupe une des premières places dans la préparation du centenaire de la mort de Puškin et de l’édition complète de ses œuvres. La cinquième période de sa vie est celle de la Kolyma (1937-1947). Elle correspond aux dix années qu’il a passées en camp et qui ont été marquées par une isolation totale et une interruption forcée de sa carrière3. La sixième (1947-1957) est celle où il enseigne à l’université de Saratov, tout étant surveillé de près par le NKVD4. Enfin, pendant la dernière période de sa vie (1957-1970), Oksman travaille à l’Institut de la littérature mondiale (IMLI) à Moscou et en même temps il s’implique dans la dénonciation de ceux qui ont prêté la main aux répressions staliniennes dans les milieux littéraires5, ce qui cause son licenciement et son exclusion de l’Union des écrivains en 1964. Ce sont les années les plus documentées et les mieux connues de sa vie6.

3 C’est à la période la plus ancienne et la moins bien connue de la vie d’Oksman, aux années qui ont précédé et suivi la révolution que cet article est consacré. Il ne prétend pas donner un éclairage complet et exhaustif de cette partie de la biographie d’Oksman. Son objectif est de montrer comment a évolué sa perception de la Révolution et de comprendre dans quelle mesure la révolution de 1917 a influencé sa recherche.

4 Au printemps 1917, Oksman a terminé ses études à l’université de Petrograd. Il a 22 ans. Cependant, son nom était connu dans le monde littéraire de Petrograd grâce à des publications érudites remarquées. En cette période révolutionnaire, le choix du sujet de recherche, et tout simplement de la route à suivre, dépendait pour beaucoup de concours de circonstances. Malheureusement, nous ne disposons pas de sources directes qui témoigneraient du point de vue d’Oksman sur la Révolution et de ses opinions politiques en 1917. Nous pouvons nous appuyer uniquement sur des sources indirectes, qui permettent de reconstruire le passé de manière hypothétique.

5 Le premier groupe de sources comprend les travaux d’Oksman, datant des années d’avant et d’après la Révolution. Ils permettent de juger de la formation de sa méthode et de la place qu’il occupait dans le milieu académique des années 1910. Bien sûr, il est impossible de tirer de ces travaux une information sur ses choix et opinions politiques. Mais on ne doit pas oublier qu’à l’époque se profile dans les études littéraires un changement de génération, représenté entre autres par le futur Opojaz dont Oksman connaissait les principaux membres.

6 Le deuxième groupe de sources est de caractère personnel. Il s’agit des lettres d’Oksman, contemporaines des événements révolutionnaires et de ses souvenirs, de témoignages rétrospectifs. Dans l’héritage épistolaire des années 1910, à part quelques lettres et notes liées à son travail, on trouve les lettres à sa femme, Antonina Petrovna Oksman (1894-1984). Ces lettres contiennent beaucoup de détails intéressants concernant la vie quotidienne, mais très peu d’opinions politiques directes qui montreraient la manière dont l’auteur perçoit la Révolution. En ce qui concerne les souvenirs, dont nous n’avons que des fragments ou des témoignages oraux précieusement conservés dans la mémoire des interlocuteurs d’un Oksman vieillissant, ils sont, comme c’est souvent le cas pour des jugements ou des avis rétrospectifs,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 241

marqués par l’expérience ultérieure. Dans le cas d’Oksman, c’est l’expérience terrible des camps staliniens, des années de quasi relégations à Saratov, de la persécution politique des années 1960.

7 Il semble cependant plus simple de commencer par ces témoignages tardifs, car ils donnent une image complète, quoique rétrospective, des représentations politiques et scientifiques du jeune Oksman. Selon le témoignage de E. A. Toddes et de M. O. Čudakova : [...] dans les derniers mois de sa vie, le chercheur réfléchissait au sens personnel et historique du choix fait par l’intelligentsia durant les premières années qui ont suivi la révolution. Aujourd’hui, nous pouvons ajouter que dans l’une des toutes dernières conversations que nous avons pu avoir avec lui, il a exprimé un jugement sévère sur les littéraires de sa génération, en voyant dans leur choix une faute historique. Il semble cependant qu’il n’a jamais su ce qu’aurait pu être une voie alternative7.

8 Peut-être que ses souvenirs sur G. M. Maslov (1895-1920), son ami proche et son collègue, poète talentueux et officier de l’armée blanche, mort de la fièvre typhoïde pendant la retraite de l’armée de A. V. Kolčak vers l’Est8, faisaient partie de ses réflexions sur cette autre voie possible. Dans les années 1960, en rassemblant les matériaux pour la biographie de Maslov, Oksman s’est particulièrement intéressé au destin de l’armée de Kolčak et aux circonstances de la mort de son ami9. Maslov est mort le 15 mars 1920, abandonné par l’armée blanche à Krasnojarsk, investi par les Rouges, et il est difficile de dire ce qu’il serait devenu s’il n’avait pas succombé à la maladie. Aurait-il rejoint les Bolcheviks, comme Oksman ? Aurait-il été anéanti par ces derniers ? Aurait-il trouvé un autre chemin ? Cela n’a pas tellement d’importance. Ce qui est, par contre, important, c’est qu’Oksman et Maslov, contemporains, amis, unis par les mêmes idées, appartenant au même milieu culturel et scientifique, se soient retrouvés dans des camps politiques opposés. On peut difficilement supposer que c’était uniquement le résultat d’un choix conscient de chacun. Le concours de circonstances, qui ouvrait devant eux plusieurs perspectives et possibilités, a joué un grand rôle. Quand à la fin de sa vie, longue et difficile, Oksman parle, en le désapprouvant, du choix de l’intelligentsia, il tord involontairement la situation de manière rétrospective, en exagérant le caractère conscient de ce choix.

9 Oksman n’a aucune nostalgie quand il se souvient de son enfance, passée dans un coin perdu de l’Empire russe, à Voznesensk. Il existe une ébauche de son autobiographie, juste un début, qui s’ouvre avec une citation (raturée) du poète Aleksandr Blok : « De leur route ils n’ont plus de mémoire, / ceux qui aux mornes temps sont nés10 ». Dans ce fragment autobiographique, Oksman décrit, d’une part, ses propres impressions d’enfant et en fait une interprétation critique. D’autre part, il explique son auto- identification tardive par ses impressions d’enfance. L’atmosphère étouffante de Voznesensk a formé chez l’enfant des opinions politiques immatures. L’immuabilité de cette atmosphère créait l’illusion d’une immersion dans le passé. Les récits de sa nounou sur le passé remontaient à 183711, quand l’empereur Nicolas Ier assistait aux grandes manœuvres près de Voznesensk. Dans la famille Oksman : [...] fleurissait le culte monarchique. Ma mère se souvenait avec piété de la visite de l’empereur Alexandre III et de sa famille au gymnase Nikolaevskaja Mariinskaja, où elle avait reçu son éducation et sa formation12.

10 La guerre des Boers (1899-1902) et la révolte des boxers en Chine (1900) ont été pour Oksman, âgé alors de 5 ans, les premières impressions politiques conscientes, qu’il

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 242

décrivait comme les « premières bravades de la vie ». Il se souvenait avec ironie que, contrairement à l’opinion publique, il n’avait aucune compassion pour les Boers, mais avait beaucoup de sympathie pour le mouvement nationaliste en Chine, qui était, entre autres, anti-russe. En même temps, il restait un monarchiste convaincu, un nationaliste militant et un « chauviniste grand-russe ». Le jeune Oksman percevait les sentiments défaitistes qui, pendant la guerre russo-japonaise, se propageaient dans la société russe « comme une insulte personnelle, comme un coup porté au plus cher, au plus intime13 ». Oksman décrit la fin de l’année 1905 comme le début de sa maturation politique, en faisant probablement allusion aux soulèvements armés qui ont secoué le pays en décembre. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il assimile quelque idée politique concrète, mais plutôt qu’il se libère des illusions enfantines : Illusions de l’immuabilité de la paix sociale et du fait que tous les organes du pouvoir politique soient au-dessus des classes14.

11 L’arrivée à Saint-Pétersbourg en 1911, où il est admis à la faculté de lettres et d’histoire, puis arrêté à cause de sa participation aux émeutes étudiantes, son année d’étude dans les universités de Heidelberg et de Bonn, tout cela a vite élargi et transformé sa vision du monde. Dans ma tête, [disait-il] il y avait un mélange d’idées très variées. D’une part, nous pensions être des révolutionnaires et nous regardions les piliers du vieux monde d’un air victorieux, comme s’ils étaient condamnés ; mais en même temps, mon rêve le plus cher était d’écrire une biographie de l’empereur Aleksandr Ier pour le centenaire de sa mort, qui me permît d’obtenir le prix d’Arakčeev (en mourant, le « serpent » [Arakčeev – NdlR] avait légué tout son capital avec des taux d’intérêt importants à celui qui le ferait pour l’année 1925)15.

12 La Révolution et la guerre civile n’ont pas épargné la famille Oksman. Elles l’ont divisée en deux camps, ce qui, pourtant, n’a pas eu d’influence sur les relations humaines entre les membres des camps opposés. Le frère cadet de Julian, « né l’année de la Xodynka, a été appelé en l’honneur du nouveau tsar Nikolaj ». Héros de la Première Guerre mondiale, ayant reçu cinq Croix de Saint-Georges, il était « dès sa jeunesse [...] passionné par les idées sociales, lisait la littérature marxiste »16 et a choisi le camp bolchevique en juillet 1917. Après la révolution d’Octobre, il a fait une brillante carrière : il a commandé le front du Caucase, a été le chef de la Tcheka à Vladikavkaz, puis est devenu un fonctionnaire important du Parti, proche de Sergo Ordžonikidze et de S. M. Kirov. Le benjamin, Emmanuil′ (1899-1961) s’est enfui au front en 1914, à la suite de son frère, mais a été renvoyé chez ses parents à cause de son jeune âge17. Au moment de la Révolution, il était étudiant à l’université de Kiev. En 1919, mobilisé, il a rejoint l’armée de Denikin. Pendant le transfert de son unité près de Caricyn, il a croisé dans le train son frère Nikolaj qui, en uniforme d’officier blanc, s’apprêtait à rejoindre les « siens » au Caucase. Les frères ne se sont pas « reconnus ». Plus tard, cet épisode, raconté par Oksman à Aleksej Tolstoj, inspirera la scène de rencontre entre Roščin et Telegin dans la trilogie le Chemin des tourments (Xoždenie po mukam)18.

13 Oksman partageait les aspirations révolutionnaires de l’époque, mais on peut difficilement supposer qu’il avait une conscience politique aussi claire que celle de son frère Nikolaj. Le 19 décembre 1955, dans une conférence sur Aleksandr Blok prononcée à l’université de Saratov, Oksman se souvient des événements de 1916 : À cette époque, nous avions tous laissé de côté la recherche. Nous étions obsédés par la révolution. À ce moment-là, même les bolcheviks n’avaient pas de chefs. Lénine était loin. Petrograd déserté. Nous étions en train d’échafauder nos chimères19.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 243

14 Ainsi, peut-on rétrospectivement reconstruire ses idées de l’époque : sous l’influence de la révolution de 1905, ses opinions monarchiques immatures se transforment en « chimères » révolutionnaires. Par ces mots, il souligne clairement l’absence d’idées politiques cohérentes et une réception plutôt émotionnelle que rationnelle de la Révolution.

15 Mais quels que soient les fantômes politiques qui hantaient l’imagination du jeune Oksman, le sentiment d’un lien consanguin avec la Russie du XIXe siècle, sa culture, sa structure étatique, ne le quittaient pas : La Russie n’était pas pour moi une notion historico-géographique abstraite, mais un organisme étatique vivant et actif, et je n’ai jamais cessé de ressentir viscéralement et avec fierté que j’en faisais partie20.

16 Les lettres d’Oksman des années 1910 complètent notablement ce tableau général rétrospectif en l’enrichissant d’un nombre considérable de détails de la vie quotidienne et en évoquant des moments de décision et d’imprévisibilité que rencontre inévitablement un homme qui regarde vers le futur.

17 L’aveu d’Oksman selon lequel il avait abandonné la recherche et était obsédé par la politique dans les années qui ont précédé la Révolution n’est pas confirmé par sa correspondance. Au contraire, les années 1915-1917 sont celles d’un travail scientifique et pédagogique intense, ainsi que d’une profonde réflexion. Il présente des communications dans le séminaire du célèbre critique et historien de la littérature S. A. Vengerov, assiste à des soirées poétiques et aux « soirées blini des professeurs » Tel est, [écrit-il à sa femme Antonina le 7 février 1915], le “présent”, le programme du “futur” est infini, jusqu’en mai, du travail, en partie intéressant, mais plutôt scolaire. En ce moment, je suis plongé dans Belinskij, j’ai promis de faire un exposé lundi, mais je n’y arriverai pas. Avant le 23, il faut terminer un rapport bibliographique, ensuite, la Chronique, pour une publication21, et le Messager moscovite, pour le recueil. Et le pire, ce sont les examens à la fin22.

18 Et deux mois plus tard, le 10 avril : Il y a une semaine, j’ai décidé de travailler : je suis revenu à la recherche, aux examens. Je me suis lancé dans le travail sur le Messager moscovite pour le Recueil bibliographique, j’ai fait un exposé sur Puškin et Poležaev, réussi deux examens et, de manière générale, tourne dans mon tourbillon archéologique23.

19 À l’été 1917, après la fin de ses études universitaires, Oksman part à Tiraspol. La vie provinciale d’une ville proche du front l’accable, comme en témoigne une des lettres à sa femme : [...] le vide, l’esprit étriqué et la plus complète incompréhension des vérités élémentaires. La représentation des événements politiques est digne du Satirikon [...]. J’ai tellement honte, Tosenka, de “la Russie profonde”, je comprends tellement le délabrement du front, la folie des gens qui n’ont pas de patrie, qui ne vivent que d’instincts animaux24.

20 La vie quotidienne de Tiraspol était propice à la lecture et à la réflexion. En cette période, Oksman est particulièrement intéressé par la France des années 1830-1850, lit « avec un grand intérêt les lettres de Heine écrites à Paris, venimeuses, ternies pour beaucoup, mais incroyablement profondes »25. On peut supposer que Heine attirait Oksman non seulement par la profondeur, mais aussi par la largeur de ses points de vue politiques, par l’ambition de n’être lié à aucun des partis politiques, à aucune idéologie : « L’esprit de parti est un animal tout aussi aveugle que furieux »26. Les considérations de l’auteur de cette correspondance journalistique parisienne sur le monarchisme, le

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 244

républicanisme, le libéralisme et le communisme avaient une actualité particulière dans la Russie révolutionnaire de l’été 1917. Heine voit l’avantage du monarchisme par rapport au républicanisme « dans le fait que le peuple respecte l’autorité, croit dans les personnes qui représentent l’autorité ». Mais le revers de la médaille du monarchisme, c’est le manque de respect pour les lois. Dans la république, le tableau est inverse : [...] le républicain ne croit en aucune autorité, il ne respecte que les lois [...], il n’est donc jamais attaché aux personnes, et plus elles s’élèvent au-dessus du peuple, plus il s’emploie à les rabaisser par la contestation, le soupçon, la moquerie et la persécution27.

21 Le libéralisme apparaît dans ce texte comme quelque chose d’abstrait, car : Au fond, aucun homme n’est totalement libéral, seule l’humanité l’est tout entière, l’un possédant cette petite parcelle de libéralisme qui manque à l’autre, les gens se complétant ainsi à merveille dans leur ensemble28.

22 Heine est particulièrement préoccupé par la propagation du communisme en Europe : Cet aveu, que l’avenir appartient aux communistes, je le fis d’un ton d’appréhension et d’angoisse extrêmes [...] En effet, ce n’est qu’avec horreur et effroi que je pense à l’époque où ces sombres iconoclastes parviendront à la domination : de leurs mains calleuses, ils briseront sans merci toutes les statues de marbre de la beauté, si chères à mon cœur ; ils fracasseront toutes ces babioles et fanfreluches fantastiques de l’art qu’aimait tant le poète...29

23 Mais en abordant cette question, Heine tente encore une fois de ne pas se borner à un seul point de vue. Il donne « deux voix » au communisme (en admettant, pourtant, que ce sont des « instigations diaboliques »). Premièrement, l’annonce d’une justice sociale (« les hommes ont tous le droit de manger »), deuxièmement, « le cosmopolitisme le plus absolu, un amour universel pour tous les peuples, une confraternité égalitaire entre tous les hommes, citoyens libres de ce globe30 ».

24 Pour Heine, ce n’était pas les partis ni les programmes, mais les personnalités qui jouaient un rôle décisif en politique. Mais en même temps, le côté pratique et les résultats palpables de l’activité de tel ou tel homme politique étaient pour lui moins importants que sa dimension personnelle : Ce n’est pas de l’utilité et du succès de leurs actes que la patrie doit être reconnaissante aux grands hommes, mais de la volonté et de l’esprit de sacrifice dont ils ont fait preuve. Même s’ils n’avaient rien voulu et rien fait pour la patrie, celle-ci devrait honorer ses grands hommes après leur mort ; car ils l’ont glorifiée par leur grandeur31.

25 Aux caractéristiques acérées et lucides de la correspondance parisienne de Heine, Oksman oppose « la drôlerie des phrases grandiloquentes de Hugo »32, en faisant allusion à l’Histoire d’un crime, où on trouve un jugement formellement négatif sur Napoléon III, auteur du coup d’État de 1851. D’ailleurs, l’avis d’Oksman sur Hugo correspond à celui que Heine exprime dans ses lettres parisiennes au sujet des Burgraves : « [ la pièce de Victor Hugo] ne contient pas la moindre étincelle de génie, ce ne sont, au contraire, que minauderies contre nature et déclamations confuses »33.

26 Pendant cette même période, Oksman lit le roman de Jean-Baptiste Louvet de Couvray, les Amours du chevalier de Faublas, qui contient un tableau évocateur de la France prérévolutionnaire : J’ai lu les célèbres aventures du chevalier Faublas et j’ai été étonné par l’art et la vivacité de ce livre ancien, peut-être le plus typique et représentatif de la littérature du XVIIIe siècle34.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 245

27 Il est à noter qu’Oksman trouve que c’est ce roman d’amour et d’aventure, et non les œuvres des encyclopédistes, qui est l’ouvrage « le plus typique » du XVIIIe siècle. Louvet de Couvray, célèbre non seulement pour l’œuvre en question, mais aussi pour son appartenance au camp des Girondins, y dépeint pratiquement toutes les facettes de la vie en France sous l’Ancien régime : la vie des aristocrates, du clergé, de la province, la philosophie du libertinage et de l’égalitarisme des Lumières, les interprétant déjà du point de vue de la Révolution française.

28 En pleine période révolutionnaire, la lecture de Heine, de Louvet de Couvray, mais aussi de Balzac a élargi l’horizon intellectuel d’Oksman et, comme conséquence, l’aurait empêché de se rallier à quelque parti que ce soit. Comme toi, toute étroitesse me révulse [écrivait-il à sa femme], l’aspiration à la plénitude de la vie et la foi dans ce qui m’intéresse me correspondent bien plus ; je ne suis pas un poids pour moi-même et les broutilles de l’existence ne m’empoisonnent pas : ce n’est pas que je ne les remarque pas, mais je connais leur prix véritable35.

29 Par les « broutilles de l’existence », Oksman entend le désarroi causé par la Révolution : En ce moment, à Pétersbourg, ce n’est vraiment pas tranquille : les événements de Riga, la famine, le chômage qui menace à chaque instant risquent de provoquer un nouveau bouleversement. La vie est extrêmement difficile : à part le pain que je reçois avec ma carte de rationnement, je n’ai rien vu de comestible, mis à part les légumes.

30 Et bien que « tous soient d’humeur maussade », Oksman, plein d’énergie, est plongé dans son travail habituel, qui donne le sentiment d’une vie qui ne s’interrompt jamais : Partout, le travail suit son cours, et la vie ne s’interrompt jamais. Tu sais, ma chérie, cela apaise beaucoup, cela veut dire que tout n’est pas perdu, si les gens n’ont pas encore perdu toute énergie, si dans cette ambiance agit encore le principe d’inertie36.

31 Cette lettre, qui date du 23 août 1917, a été écrite dans un des moments les plus tendus. Deux jours plus tôt, les Allemands avaient pris Riga. Petrograd était en danger. Le général Kornilov avait tenté de régler la situation par un coup d’État et l’instauration d’une dictature militaire. « Ce mois sera décisif, et après septembre, beaucoup de choses seront claires », écrivait Oksman dans cette même lettre. L’inertie de la vie et la possibilité de continuer son travail lui permettent de conserver un regard extérieur sur les événements. Il est absorbé par son travail dans les archives : Même les jours fériés, je reste toute la journée dans les archives, c’est une forme de distraction, j’ai dû m’occuper tout seul d’un tas de choses : gérer le déménagement, diriger une vingtaine de collègues et des dizaines de subordonnés, inventer de nouvelles méthodes, écrire les projets des futurs axes de travail...37

32 À ce moment-là, Oksman était déjà un chercheur connu et accompli. Sa pensée scientifique se développait dans plusieurs domaines en même temps, et ce n’est pas seulement de ses préférences personnelles, mais aussi des circonstances extérieures, causées par la révolution, que dépendait le choix du domaine d’étude. Dans les années 1950-1960, dans sa correspondance et ses notes autobiographiques, Oksman évoque pour la première fois les sources de ses idées. Il écrit par exemple : J’appartiens à l’école pétersbourgeoise des spécialistes de Puškin, formée dans le séminaire du professeur S. A. Vengerov. Au cours de mes années d’études universitaires, j’ai été très influencé par les cours et les séminaires de A. A. Šaxmatov, I. A. Šljapkin, N. M. Lisovskij et N. K. Piksanov, mais surtout par les livres et les articles de P. E. ŠČegolev, dont j’ai fait personnellement connaissance en 1915.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 246

Parmi mes camarades de faculté, j’étais particulièrement proche de J. N. Tynjanov, G. V. Maslov, V. L. Komarov, M. I. Lopatto, B. M. Engelhardt. J’ai fait mes études avec S. D. Baluxatyj, N. V. Ismajlov, V. P. Krasnogorskij, A. S. Poljakov, N. V. Jakovlev, D. P. JakuboviČ. Mes camarades aînés étaient M. K. Azadovskij, A. L Bem, V. V. Gippius, A. S. DolininIskoz, V. M. Žirmunskij, B. M. Èjxenbaum, B. M. Engelhard. Pendant un certain temps, j’ai suivi un séminaire d’histoire russe, travaillé dans les séminaires de S. F. Platonov et d’A. E. Presnjakov. En 1912-1913, j’ai suivi des séminaires d’histoire médiévale à Heidelberg et à Bonn avec les professeurs Natre, Schulte et Levinson38.

33 Ce texte présente l’aspect extérieur de la formation des idées d’Oksman : d’abord, les universités allemandes et l’intérêt pour le Moyen Âge européen, ensuite, le retour en Russie et les études à l’université de Pétersbourg, à la fois en lettres et en histoire. Juste avant et pendant la période révolutionnaire, la philologie russe a connu un moment d’épanouissement et vu naître une grande variété de courants de pensée. A. A. Šaxmatov a révolutionné le domaine de la philologie médiévale russe, I. A. Šljapkin a posé les bases de la paléographie russe, N. M. Lisovskij a pratiquement créé un nouveau domaine de recherche, une nouvelle spécialité : l’histoire du livre. Le développement bouillonnant des disciplines historiques auxiliaires s’associait aux recherches de nouvelles voies méthodologiques. Ces domaines se croisaient de manière particulièrement fructueuse dans le célèbre séminaire de S. A. Vengerov. Celui-ci, connaisseur inégalé de la bibliographie et des biographies des écrivains russes, encourageait chez ses élèves l’intérêt pour l’organisation formelle du texte, même s’il ne le partageait pas lui-même. Son séminaire est devenu la pépinière du formalisme russe39.

34 Oksman n’était pas lié aux formalistes seulement par les maîtres qu’ils avaient en commun et par ses relations personnelles. Si on parle de sa formation intellectuelle, des fondements philosophiques de sa méthodologie, on trouve, là aussi, pas mal de références communes avec les futurs membres de l’Opojaz. Ils se rejoignaient par leur intérêt pour le néokantisme et le refus de l’esthétique matérialiste de la seconde moitié du XIXe – début du XXe siècle. Les cours et les livres du professeur Vvedenskij [se souvenait Oksman] prêchaient le néokantisme, et c’est pourquoi, pratiquement tous les étudiants en littérature étaient des ennemis fervents du matérialisme vulgaire qui régnait dans les sciences naturelles du début des années 1910 de manière presque aussi hégémonique que cinquante ans auparavant. Nous avons découvert cette nouvelle philosophie dans Windelband et regardions de travers ceux qui restaient fidèles à Paulsen, Mach et Avenarius. À la suite de Dilthey et Rickert (nous ne connaissions l’un et l’autre que par ouï-dire), nous opposions les “sciences de l’esprit” aux sciences naturelles, où régnait encore sans partage le matérialisme des années 1860.

35 La conclusion qui découlait de cette opposition était que « dans les sciences de l’esprit, il ne peut pas y avoir de lois, car on y étudie l’unique, l’exceptionnel, et dans les sciences naturelles, le multiple40.»

36 La parution en 1913 du premier tome de l’édition savante des œuvres du célèbre historien de la littérature et académicien Aleksandr Nikolaevič Veselovskij a joué un rôle provocateur : Les premières phrases de son article De l’introduction à la poétique historique ont résonné tel un tocsin, un signal d’alarme, un SOS : “L’histoire de la littérature rappelle cet espace géographique que le droit international a baptisé res nullius, où viennent chasser l’historien de la culture et l’esthéticien, l’érudit et le savant qui étudie les idées sociales, chacun en tire ce qu’il peut, à la mesure de ses capacités,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 247

avec la même étiquette sur la marchandise ou le butin, dont le contenu est loin d’être le même, et personne ne s’est mis d’accord sur la norme, autrement, on ne reviendrait pas de manière aussi insistante à la question : qu’est-ce que l’histoire de la littérature ?”.

37 Le formalisme, qui s’est mis à la recherche d’une « géographie » propre à la littérature, fut la réponse à ce défi. Cependant, « le formalisme, poursuit Oksman, ne satisfaisait pas tout le monde, loin de là. Plus proche de Veselovskij, “l’histoire de la littérature” est “une histoire de la pensée sociale vue à travers une expérience poétique et métaphorique et les formules exprimant cette dernière”»41. Ensuite, Oksman pose la question de Potebnja : « Et Potebnja ? ».

38 Probablement par association, Oksman se souvient ici de l’un des premiers travaux de Viktor Šklovskij, Potebnja, qui, écrit en 1916, ouvrait l’un des Recueils de théorie du langage poétique. Comme Veselovskij, Potebnja opposait l’idée, ou « ce que voulait dire l’auteur », à la forme intérieure, ou l’image, et à la forme extérieure, ou les mots42. Mais à la différence de Veselovskij, qui considérait la littérature uniquement comme une forme de pensée sociale, Potebnja y voyait surtout ce qui la distingue des autres phénomènes du langage.

39 L’objection de Šklovskij et, à la suite de ce dernier, des autres formalistes a donné naissance à l’identification du poétique et du métaphorique. À ce postulat théorique, Šklovskij oppose l’antithèse du langage « prosaïque » et « poétique ».

40 La création d’une poétique scientifique, écrivait-il, doit commencer par l’admission effective, bâtie sur un grand nombre de faits, qu’il existe un langage poétique et un langage prosaïque, dont les lois diffèrent, et par l’analyse de ces différences43.

41 Sans doute, Oksman appréciait l’intérêt des formalistes pour « un grand nombre de faits », leur aspiration à construire une théorie sur des données empiriques, et non sur des idées philosophiques. En revanche, leur attitude consistant à extraire la littérature des autres sphères de la pensée sociale ne pouvait le satisfaire. Mais Oksman n’en pensait pas moins que c’était précisément par l’Opojaz que commençaient les études littéraires soviétiques : En 1916, est paru le premier Recueil de théorie du langage poétique, avec les articles de Viktor et de Vladimir Šklovskij, de L. P. Jakubinskij, d’ E. D. Polivanov, de B. A. Kušner. C’est ici que sont nées les études littéraires et les études pouchkiniennes, la critique textuelle et la critique des sources44.

42 Cette phrase, écrite à peu près au milieu des années 1960, est profondément polémique. Elle vise non seulement les études littéraires officielles, qui ont rayé le formalisme de leur histoire, mais aussi Viktor Šklovskij qui, dans son livre Il était une fois, paru en 1964, a déformé, selon Oksman, l’histoire de l’Opojaz en en effaçant complètement le nom de Jakobson et en oubliant celui d’Oksman45. Un autre point polémique est qu’Oksman ne situe pas la naissance des études littéraires soviétiques à l’époque soviétique, et attribue sa genèse non pas au marxisme, ni même à l’école « historico-culturelle », comme le voulait la version officielle, mais au premier recueil des travaux de l’Opojaz.

43 Bien sûr, en parlant de l’Opojaz, Oksman fait allusion non pas au formalisme dans son sens étroit (celui d’un paradigme de représentations théoriques de la littérature), mais plutôt au milieu de jeunes littéraires de l’université de Petrograd des années qui ont précédé la révolution. L’Opojaz est un symbole commode pour en rendre compte, car ses membres n’étaient pas simplement des chercheurs débutants qui avaient tous une même idée de la littérature, mais des savants brillants qui ont laissé leur trace dans

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 248

différents domaines, dans l’histoire de la littérature, la critique textuelle, la critique des sources, etc.

44 Cependant, ce n’était qu’un point de vue rétrospectif. En 1916, Oksman, chercheur débutant et encore étudiant, voyait la situation différemment : plusieurs directions s’offraient à lui. La première direction, qui trouvait son origine dans le séminaire de Vengerov, était liée à l’étude de la réception des sujets et des motifs européens par Puškin. La première publication d’Oksman, « Programme du drame de A. S. Puškin sur la papesse Jeanne46 », qui était en fait une communication orale faite dans le séminaire de Vengerov, a eu un grand succès et a tout de suite rendu son auteur célèbre dans le monde universitaire pétersbourgeois47. Dans cet article, Oksman combine son intérêt pour le Moyen Âge à celui pour l’œuvre de Puškin. Cette étude est une reconstitution du projet de Puškin effectuée sur la base d’un large corpus de sources européennes et de textes du poète.

45 Si l’intérêt du jeune Oksman pour Puškin et la littérature européenne n’était pas directement lié aux événements de 1917, le travail dans les archives et la publication de manuscrits – son autre domaine de recherches – devait effectivement beaucoup à la révolution, même si le début de ce travail la précède. Oksman a commencé ses recherches dans les archives dès 1914, suite à une demande de ses professeurs de l’université. Seulement un an plus tard, S. F. Platonov lui a proposé le poste de collaborateur scientifique non titulaire au sein de la commission chargée de l’inventaire des Archives du ministère de l’Instruction publique. Initialement, Oksman était intéressé par les affaires de censure des livres étrangers arrivés en Russie. V. I. Semevskij a envoyé la première étude d’Oksman sur ce sujet à S. P. Melgunov pour la revue la Voix du passé (Golos minuvšego). L’article paraît à l’été 1917, mais un peu plus tôt, en janvier 1917, Oksman a publié la fin de la nouvelle de Gogol′ le bandouriste sanglant (Krovavyj bandurist), interdite par la censure d’avant la Révolution, ainsi que des documents liés à la censure d’un certain nombre de poèmes de Puškin. Toujours vers l’été 1917, il a préparé pour publication des documents relatifs à la censure des textes de V. V. Izmajlov, D. V. Venevitinov, I. S. Turgenev, et achevé une « grande étude » sur le Messager moscovite (Moskovskij vestnik, 1827-1830).

46 Au printemps-été 1917, Oksman devait choisir entre l’université et les archives. Apparemment, bien qu’il lui permît d’éviter le service militaire obligatoire, le rattachement à une chaire ne l’attirait pas vraiment. En témoigne la demande qu’au tout dernier moment, après avoir déjà reçu une convocation de la hiérarchie militaire, Oksman adresse à Šljapkin pour rester à l’université, en s’excusant de son « insouciance »48. Le 20 mai 1917, Oksman est rattaché à l’université pour y préparer le titre de professeur, ce qui ne l’empêche pas d’être titularisé le 1er juin en tant qu’assistant du chef des archives.

47 Au même moment, il est chargé de missions spéciales auprès du ministre de l’Instruction publique49. Des années plus tard, dans une lettre à l’historien A. S. Nifontov, Oksman se souvenait avec fierté de son titre de « chargé de missions spéciales de classe VII [ce qui correspond à peu près au grade de lieutenant-colonel dans la Table des rangs] »50.

48 La révolution d’Octobre n’a eu pratiquement aucune influence sur le travail d’Oksman dans les archives. Le gouvernement bolchevique a soutenu son travail de publication. En mai 1966, lors de son intervention au jubilé des Archives centrales d’État de

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 249

littérature et d’art (CGALI), Oksman s’est remémoré le début de son travail dans les archives : Quand A. V. Lunačarskij prit connaissance des matériaux d’archives qui se trouvaient dans le sous-sol, il exigea de les préparer pour publication le plus vite possible. On décida alors de publier le premier almanach soviétique, le Museum littéraire. Même à l’époque, ce titre paraissait étrange. L’impression du recueil prit deux ans : elle commença en 1918 et finit en 1919, et le recueil fut mis en vente en 1921. C’était le premier recueil où débutait mon travail d’éditeur. Volodarskij51, premier commissaire aux affaires de la presse à l’époque, cet admirable acteur de la révolution d’Octobre, témoigna beaucoup d’intérêt pour cette entreprise52.

49 À la même époque, en 1918, ayant reçu l’approbation des bolcheviks, Oksman a projeté une large réorganisation des archives. Il envisageait la création d’une seule archive censoriale qui rassemblerait toutes les affaires de la censure du temps des tsars, avec une « bibliothèque censoriale spéciale » : Dans cette bibliothèque, doivent se retrouver tous les livres qui ont été touchés de la main du censeur : les archives sont incomplètes sans les livres censurés53.

50 Le travail d’Oksman sur les dossiers du comité de la censure a ouvert une nouvelle perspective dans l’étude des textes classiques de la littérature russe et de l’histoire de la littérature russe en général. Même ses collègues du séminaire de Vengerov et les formalistes partaient de l’idée que le texte était quelque chose de donné a priori. Au fond, l’étude philologique se limitait à la lecture de manuscrits, et toute publication du vivant de l’auteur était reconnue presque automatiquement comme expression de la volonté de l’auteur. Pour Oksman, un texte censuré est un texte altéré par une intervention extérieure, et sa publication n’exprime pas, ou pas tout à fait, la volonté de son auteur. Oksman qualifiait de censure non seulement la censure officielle, mais aussi l’autocensure, le cas où l’auteur choisit le compromis pour rendre son texte acceptable aux yeux du censeur. Dans ce cas, la volonté de l’auteur est aussi sous influence extérieure. De même, pour les œuvres « non censurables » du XIXe siècle, diffusées grâce à des copies manuscrites, la notion de « texte définitif » est toute relative, surtout à cause des nombreuses fautes, qu’elles soient volontaires ou involontaires, introduites par ceux qui les recopiaient.

51 Ainsi, le philologue est plongé dans un monde de textes abîmés. Le texte n’est pas ce dont il faut partir, mais ce dont il faut douter. Et puisque les altérations dépendent d’une multitude de faits et ont, finalement, un caractère plutôt aléatoire, la critique textuelle n’étudie pas des processus fondés sur des lois au sens strict du terme, mais des phénomènes soumis au hasard, et dans ce sens-là, pensait Oksman, elle ne peut pas être considérée comme une science, parce qu’ : Elle ne répond pas à l’un des critères principaux qui définit l’essence d’une discipline scientifique autonome : elle ne révèle pas les lois objectives du développement de la nature ou de la société, n’étudie pas les lois historiques objectives54.

52 Les philologues ne sont pas seulement des chercheurs qui disposent d’outils appropriés, mais : Des personnes d’une grande expérience, qui ont atteint dans leur pratique personnelle une maîtrise parfaite, une technique de travail digne d’un orfèvre55.

53 Même si formellement la critique textuelle est considérée comme une discipline auxiliaire, elle avait pour Oksman une grande signification sociale, car ses résultats, c’est-à-dire des textes littéraires corrigés et fidèlement reproduits, étaient proposés à

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 250

un large cercle de lecteurs. Dans ce domaine, Oksman a pu réunir harmonieusement son tempérament sociable et sa précision scientifique. Dans la préface au Museum littéraire, en plein désarroi des temps révolutionnaires, il exprimait avec sincérité la certitude que « l’idée de publier ce qui avait péri dans les entrailles du département de la censure rencontrerait un vif intérêt de l’État et de la société (souligné par nous – V. P.) »56.

54 Selon Oksman, le rôle qu’il avait dans la société n’était pas celui d’un philologue ou d’un historien qui étudie passivement les textes et les événements du passé, mais plutôt de quelqu’un qui, par ce travail, se dresse contre les « tyrans » et les « bourreaux » : Le philologue, comme l’historien, corrige les “erreurs de l’histoire” : il juge et punit, remet tout le monde à sa place, car, dans la vie réelle, les fausses victoires, les victoires à la Pyrrhus, sont remportées par des tyrans ; devant l’histoire, c’est Nikon qui l’emporte, et non pas le despote ou le bourreau57.

55 Le fait de regarder la littérature russe à travers les archives censoriales a défini les préférences d’Oksman dans les domaines de l’historiographie et des études littéraires : Il y a toute une série d’écrivains, d’essayistes, d’acteurs politiques, dont l’œuvre a été systématiquement dévorée par le département de la censure : l’œuvre ne paraissait pas, ou paraissait estropiée. En se servant des matériaux d’archive, on peut aujourd’hui restaurer ce qui n’a pas pu voir le jour en son temps, ou n’est pas paru sous la forme prévue par l’auteur58.

56 Ces hommes et ces femmes de lettres qui posaient des problèmes sociaux et politiques dans leurs textes n’intéressaient pas Oksman uniquement en tant que victimes du département de la censure à qui il se devait de rendre une justice philologique. Leur œuvre rencontrait des « barrages intellectuels » justement parce qu’elle posait de manière exhaustive et aiguë les questions sociales de leur temps. Dans une lettre à sa femme écrite depuis un camp, Oksman affirmait : Majakovskij était un grand homme, mais aussi un homme profondément lié à son époque, attaché par des milliers de fils à chacune des premières vingt-cinq années du XXe siècle. C’est pourquoi, comme pour Puškin, c’était commode de le confronter aux matériaux historiques, littéraires et quotidiens de cette période d’une grande importance, allant de 1905 à 1930. On ne peut pas se frayer de tels chemins vers les écrivains de salon, car il est impossible d’échapper à leurs limites. Il ne s’agit pas de la dimension du talent, mais de l’ampleur du souffle historique59.

57 Oksman a exprimé publiquement cette même idée dans sa conférence sur Blok, citée plus haut, qu’il a lui-même qualifiée de « communication brillante » dans une lettre à K. P. Bogaevskaja. L’idée principale était qu’avec l’auteur du Dit de la campagne d’Igor, Puškin, Lermontov, Tjutčev, Nekrasov et Majakovskij, Blok faisait partie des grands poètes russes « porteurs de la conscience sociale ». Il leur oppose Deržavin, Žukovskij, Batjuškov et Fet, qui étaient « des maîtres et des novateurs dans l’art verbal, mais pas des militants, ils ne ressentaient ni ne comprenaient “la musique de la révolution” ». En plus, Blok : fut le premier poète soviétique de la révolution d’Octobre, le premier poète de la nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. Majakovskij ne fait que suivre Blok, auteur des Douze, et il est grand temps de le dire haut et fort. Gor′kij, qui a vu dans les Douze une satire de la révolution d’Octobre, n’a fait que montrer sa nature contre-révolutionnaire, parce qu’il n’a pas senti cette musique de la révolution ni en 1918 ni dans les 5-6 années qui ont suivi60.

58 Dans le résumé de cette conférence publié par V. M. Seleznev, on ne trouve ni l’avis de Gor′kij sur le poème de Blok (provenant du livre interdit de Čukovskij Aleksandr Blok,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 251

homme et poète, qui n’était plus réédité depuis 192461), ni le passage sur la « nature contre-révolutionnaire » de cet « annonciateur de la tempête » (qui s’appuie sur les Pensées intempestives de Gor′kij, également interdites en URSS). Peut-être qu’Oksman n’a tout simplement pas osé prononcer ces mots en public, mais il voulait absolument qu’ils demeurent écrits.

59 Malgré le caractère contestable de la répartition des poètes entre ceux qui répondent aux problèmes posés par la société et ceux qui sont concentrés sur l’art poétique, elle reflète les vraies tendances du développement littéraire de la Russie au XIXe siècle. Ce serait plus juste de dire que les deux tendances se retrouvent dans l’œuvre de tout grand poète62.

60 Pour Oksman, il est important non seulement de confronter ces deux faces de la poésie russe, mais aussi de définir son attitude envers elles. Le chercheur s’est formé au Siècle d’argent, quand les frontières entre la littérature et son étude n’existaient presque plus. Parmi les poètes, il y avait de nombreux philologues, et parmi ces derniers, plusieurs poète63. Ils participaient aux mêmes publications, faisaient partie des mêmes groupes. Les études littéraires faisaient partie du processus littéraire au même titre que la littérature elle-même, et l’art d’écrire était souvent considéré comme un des critères d’une bonne étude littéraire64. Le processus littéraire du début du XXe siècle se distinguait de celui du XIXe par une plus grande réflexion. Cette situation devait beaucoup au développement de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie et d’autres domaines des sciences humaines russes qui se consacraient aux questions traditionnellement posées par la littérature et la critique littéraire russes, chargées de répondre à une commande sociale65. Ainsi, l’importance de la maîtrise artistique dans la création d’une œuvre passait au second plan devant l’exploration des questions sociales qui, semblait-il à l’époque, étaient plus importantes.

61 Dans la Russie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, avec l’apparition et le développement des nouvelles branches des sciences humaines, la philosophie, la psychologie, la littérature, la sociologie et autres disciplines se sont partagées l’étude des problèmes présentant un enjeu social. Cela a permis à son tour de prendre conscience de la spécificité du processus littéraire et d’y accentuer non pas ce qui le rapproche des autres sphères de l’espace intellectuel, mais plutôt ce qui l’en distingue. L’intérêt pour la construction du texte, la nature du mot, le phénomène du langage poétique a réuni les écrivains et les philologues. Oksman réagissait vivement à ces nouveautés, mais continuait, comme il l’avouait, de se sentir homme du XIXe siècle. Dans l’esprit des représentations de son époque, il pensait que l’écrivain et le philologue participent à un seul processus, mais dans la tradition du XIXe siècle, qu’il chérissait tant, il voyait cette collaboration non pas dans la résolution du problème de l’art poétique, mais dans la formulation des problèmes d’importance sociale. En plaçant l’idée de l’œuvre au-dessus de sa forme, Oksman voulait amener le lecteur à comprendre de la manière la plus exacte possible son contenu idéologique.

62 En conclusion, nous voudrions contredire le point de vue, largement répandu, selon lequel les travaux d’Oksman ne se distinguent pas, par la méthode, des études littéraires soviétiques. Il est exposé de manière très claire et complète par E. A. Toddes et M. O. Čudakova : Le drame du chercheur était aggravé par le fait qu’à la différence des formalistes et, plus tard, des structuralistes, il n’avait pas de divergence méthodologique importante avec la doctrine officielle, qui considérait la littérature comme le reflet

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 252

du combat social. Il n’avait pas de sacrifice à faire pour rester dans les limites de cette doctrine (si l’on ne parle que de son noyau idéologique, et non pas du flou ni de la dépendance vis-à-vis de la conjoncture politique qui la caractérisait). Oksman a toujours été intéressé par le contexte sociopolitique de la littérature, par ses liens avec les mouvements sociaux. La “paix méthodologique” avec la théorie officielle qui, en plus, avait besoin de ses brillantes études factuelles sur Puškin, les décembristes, Belinskij et autres (une lignée canonisée dont l’interprétation imposée devait constamment être préservée dans ses grands traits), aurait dû, semble-t-il, lui garantir durant les vingt dernières années de sa vie une position sociale sûre. Cette position a d’ailleurs été obtenue, mais [...] il en a sciemment fait le sacrifice parce qu’il ne voulait pas renier l’expérience tirée de son parcours uniquement pour bien conclure ce dernier. En lisant ses derniers travaux, il est impossible de deviner que l’auteur est en conflit avec les autorités ; il est permis de penser que sa personnalité était bien plus importante, plus marquante, et son comportement, bien plus libre qu’on ne peut le supposer si on en juge d’après son adhésion à la méthodologie et à la terminologie “patriarcales”, traditionnelles66.

63 Malheureusement, ce passage induit le lecteur en erreur plus qu’il ne l’aide à comprendre l’essence de la méthode d’Oksman. Il est difficile, voire impossible, de parler d’un noyau méthodologique de la doctrine officielle des études littéraires soviétiques. « Le flou » dont parlent les auteurs n’était pas quelque chose d’accessoire, mais constituait le cœur de cette doctrine, et c’est ce qui permettait aux « critiques littéraires officiels » de réagir comme il le fallait à n’importe quel changement de la conjoncture politique. L’affirmation selon laquelle la recherche officielle avait besoin des « brillantes études factuelles sur Puškin, les décembristes, Belinskij » ne correspond pas non plus à la réalité. Les faits étaient ce qui l’intéressait le moins, a fortiori ceux qui ne s’inscrivaient pas dans le canon officiel établi par l’idéologie.

64 Oksman était parfaitement conscient de la principale différence entre sa propre méthodologie et les postulats du monde littéraire officiel. Aux alentours de 1963, il écrivait : Parmi les zones les plus oubliées des études littéraires soviétiques, se trouve l’étude de la littérature de propagande de masse : depuis l’ode “La liberté”, “La campagne” et la Lettre à Čaadaev de Puškin jusqu’aux couplets satiriques de Ryleev et de Bestužev et au Catéchisme révolutionnaire de S. I. Murav′evApostol′, depuis la lettre de Belinskij à Gogol′ jusqu’aux pamphlets illégaux de Dobroljubov et aux proclamations de Černyševskij et de Čelgunov67.

65 La « doctrine officielle », qui a « canonisé » les noms de Puškin, des décembristes, de Belinskij, de Herzen et des démocrates-révolutionnaires, ne s’intéressait pas du tout à leurs textes. L’étude de textes était remplacée par les citations68, et la recherche des liens avec l’époque, par un regard rétrospectif sur ces auteurs comme prédécesseurs directs du pouvoir des Soviets. La terminologie d’Oksman, qui porte les traces du langage révolutionnaire des années 1920, devenue celle des études littéraires soviétiques, ne devrait pas tromper le lecteur contemporain. Ce langage qui décrit les résultats de la recherche n’a rien à voir avec la recherche elle-même : il est conditionné par l’époque à laquelle vit l’auteur plus que par l’objet de sa recherche. C’est pourquoi, une ressemblance idéologique extérieure ne peut pas être une preuve de parenté méthodologique.

66 L’opposition entre Oksman-personnalité publique et Oksman-savant n’a pas plus de sens, ne serait-ce qu’à cause du fait qu’il voyait son rôle social dans la recherche et que la recherche comme la littérature ont toujours été pour lui des phénomènes de la vie sociale. Personne ne doute de la grande importance de sa correspondance qui était une

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 253

possibilité de dire jusqu’au bout ce qu’il ne pouvait pas exprimer dans ses publications à cause de la censure soviétique. La littérature russe du XIXe siècle n’était pas pour Oksman qu’un objet d’étude, elle était aussi une expérience vivante d’opposition à un régime politique. Son élève, le professeur V. V. Pugačev, l’a très bien dit en soulignant une sorte de lien de parenté entre Oksman, K. D. Kavelin, T. N. Granovskij et V .O. Ključevskij, c’est-àdire non pas avec des chercheurs soviétiques « d’un nouveau type », mais avec ceux qui, par leurs travaux, et à l’image des grands écrivains russes, soulevaient des problèmes sociaux importants69.

67 Pourquoi un homme passé par le Goulag n’associait pas l’horreur qu’il y avait rencontrée avec la révolution et le pouvoir des Soviets en général ? La Révolution s’est présentée à lui non seulement par son côté terrifiant, mais aussi par des possibilités de réalisation professionnelle. Son jeune âge et son activité féconde de chercheur et de coordinateur adoucissait les coups portés par la dictature du prolétariat et la guerre civile. Oksman appartenait à cette génération de personnalités de la culture russe qui voyait la Révolution avec les yeux de Blok et de Majakovskij et, en y reconnaissant une haute tragédie créatrice, écoutait sa musique. Dans une lettre à Viktor Šklovskij du 21 octobre 1966, il écrivait : Et pourtant, tu as raison : nous, hommes des premières décennies du nouveau siècle qui avions compris la “musique de la révolution” et qui construisions, en nous sacrifiant, une nouvelle culture, nous ne sommes plus que cinq ou six, si on parle du cercle littéraire et savant de Saint-Pétersbourg et qu’on ne compte pas ceux qui pourrissent par la racine ou qui ont “vendu leur épée”70.

68 En ce qui concerne la thématique et le contenu de ses travaux de recherche, il faut être très prudent quand on les rattache à l’influence de l’idéologie soviétique. Nous avons vu que les principes méthodologiques et le principal domaine de recherche d’Oksman se sont formés avant l’instauration de la nouvelle idéologie. Oksman lui-même voyait ses racines scientifiques dans le formalisme, et le fait que Šklovskij ne l’a pas évoqué dans ses souvenirs sur l’Opojaz l’a vexé. Šklovskij a répondu : Tu es le meilleur représentant de la vieille école. Tu es avant tout un historien de la littérature. Les questions auxquelles tu travailles sont intéressantes et importantes, mais, dans l’ensemble, ne sont pas caractéristiques de l’Opojaz.

69 Sur ce point précis, Šklovskj a raison : pour Oksman, l’Opojaz est un fait de sa biographie personnelle, pas de sa biographie intellectuelle. Dans son travail, Oksman continuait et développait les traditions des études littéraires de la fin du XIXe – début du XXe siècle, c’est-à-dire ce contre quoi les formalistes s’insurgeaient. Aussi la révolution n’a-t-elle pas influencé sa méthodologie. Mais ce lien organique avec les traditions académiques d’avant la révolution a fait d’Oksman une personne inadmissible pour les « études littéraires soviétiques officielles ».

NOTES

1. М. О. Čudakova, Е. А. Тoddes, « Тынянов в воспоминаниях современника (Сообщение)», Тыняновский сборник : первые тыняновские чтения , Riga, Zinatne, 1982, p. 78-104 ; L. Fleishman

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 254

(ed.), « Des archives de l’institut Hoover. Lettres de J. G. Oksman à G. P. Struve », Stanford slavic studies, Stanford, vol. 1, 1987, р. 15-70 ; Азадовский Марк – Оксман Юлиан : переписка 1944-1954, K. Azadovskij (ed.), М., NLO, 1998. Dans cet ouvrage on trouve p. 6 la liste des publications principales de la correspondance d’Oksman et des travaux qui lui sont consacrés parus entre 1988 jusqu’à 1998. Cf. également Ю. Г. Оксман – К. И. Чуковский : переписка 1949-1969, préf. et comm. А. L. Grišunin, М., Jazyki slavjanskoj kulʹtury, 2001 ; « Искренне Ваш Юл. Оксман» (Письма 1914-1970-го годов) », publ. M. D. Èlʹzon, préf. V. D. Rak ; av.-prop. V. D. Rak et M. D. Èlʹzon, Русская литература, 2003, 3-4, p. 182-220 ; 2004, 1-3, p. 145-199 ; 2005, 3-4, p. 140-201 ; 2006, 1, p. 227-273 ; Oksman, « “Так как вольность от нас не зависит, то остается покой”. Из переписки (1948-1970)», Знамя, 2009, 6 ; Oksman, « Из дневника, которого я не веду», Воспоминания об Анне Ахматовой ; Ju. G Oksman, « Николай Осипович Лернер», article introductif et publication de S. I. Panov, Пушкин и его современники : сборник научных трудов, dir. Е. О. Larionova, fasc. 4 (43), 2005, p. 164-214 ; Oksman, « Памяти Александра Блока», avant-propos, et notes V. М. Seleznev, Вопросы литературы, 2009, 1, p. 328-344 ; « День в Горках. По страницам неоконченного мемуарного очерка Ю. Оксмана », Вопросы литературы, 2013, 4, p. 425-444. 2. Sur la période d’Odessa, cf. S. Ja. Borovoj, « К истории создания Одесского археологического института и его археографического отделения », Археографический ежегодник за 1978 год, Moskva, 1979, p. 96-101 ; G. L. Мalinova, « Возвращение Юлиана Оксмана », in : G. L. Мalinova, Из-под завесы тайны, Odessa, Gratek, 2002, p. 40-58 ; Ol′ga Oksman, Семейные хроники : воспоминания, Odessa, Аstroprint, 2008. 3. M. A. Frolov, « “Вынужден вновь напомнить о себе и о своем деле...” : к истории ареста, заключения и реабилитации Ю. Г. Оксмана (1936-1958)», Вопросы литературы, 2011, 2, p. 431-473. L’article est écrit sur la base de copies de documents qui se trouvent aux Archives d’État de Russie de littérature et d’art, RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 1083. Pour les originaux, voir les Archives de la direction du Service fédéral de sécurité de Pétersbourg et de la région de Leningrad, affaire P-3870 (J. G. Oksman). 4. E. Ju. Korobova, « Оксман в Саратове 1947-1957 гг.», Корни травы. Сб. молодых историков, Moskva, Mir, 1996, p. 145-154. 5. N N [J. G. Oksman], « Доносчики и предатели среди советских писателей и ученых », Социалистический вестник, New York, 1963, 5-6, p. 75-76 ; réédité dans Русская литература, 2005, 5, p. 162-163 ; « Сталинисты среди советских писателей и ученых », Русская мысль, Paris, 3 août 1963, p. 3. 6. Suite à cette nouvelle confrontation avec l’État, Oksman est quasiment interdit de publication et son nom est mis à l’index jusqu’à la perestroïka. L’activisme politique d’Oksman au moment du Dégel est sans doute ce qui a le plus attiré l’attention ces dernières années, le faisant qualifier par certains de « proto-dissident ». Cf. Catherine Depretto, « La reprise du dialogue avec la slavistique occidentale après la mort de Stalin : l’exemple de Julian Grigorʹevič Oksman », Russia, Oriente Slavo et Occidente europeo. Fratture e integrazioni nella storia e nella civilta letteraria, a cura di Claudia Pieralli, Claire Delaunay, Eugène Priadko, Biblioteca di Studi Slavistici, 36, Firenze UP, 2017, p. 323-337. 7. Toddes, Čudakova (dir.), « Из переписки Ю.Г. Оксмана », Четвертые тыняновские чтения : тезисы докладов и материалы для обсуждения, Riga, Zinatne, 1988, p 115. 8. L’information la plus complète sur Maslov se trouve dans Nikolaj Bogomolov, « Георгий Маслов », Русские писатели 1800-1917. Биографический словарь, t. 3, P. A. Nikolaev (ed.), Moskva, Bolʹšaja rossijskaja ènciklopedija Fianit, 1994, p. 541-542. 9. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 212, l. 23. 10. Alexandre Blok, Poèmes, Paris, Librairie du Globe, 1994, p. 175.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 255

11. Grâce à cette transmission orale, Oksman trace une ligne directe entre lui et l’année 1837, date qui a un sens particulier pour un spécialiste de Puškin. 12. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 5 ; publié par Čudakova, Тoddes, « Тынянов в воспоминаниях современника », Тыняновский сборник 1, Riga, Zinatne, 1984, p. 82. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. Cité d’après N. Ja. Èjdel′man, Первый декабрист, Moskva, Izd. politiČeskoj literatury, 1990, p. 162. 16. Ol′ga Oksman, Семейные хроники..., op. cit., p. 35. 17. Cet épisode n’est pas sans rappeler l’histoire de Nikita Murav’ev, futur décembriste, qui, en 1812, ayant le même âge qu’Emmanuil′ Oksman, s’enfuit à la guerre, pour être finalement renvoyé chez sa mère. 18. O. Oksman, op. cit., p. 36. 19. Oksman « Памяти Александра Блока », texte préfacé et annoté par V. Selezniov, Вопросы литературы, 2009, 1, p. 341. Voir aussi : Bogomolov « О тиражировании легенд, а попутно и о текстологии », Новое литературное обозрение, 2009, 97, magazines.russ.ru/nlo/2009/97/ bo32.html 20. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 4. 21. Il s’agit de Летопись жизни Белинского, N. F. BelČikov, P. E. Budkov, Ju. G. Oksman (eds.), Moskva, Giz, 1924. 22. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 212, l. 10. 23. Ibid., l. 11. 24. Ibid., l. 22. 25. Ibid., l. 23. 26. Heinrich Heine, De la France, Paris, Cerf, 1996, p. 158. 27. Ibid., p. 149-150. 28. Ibid., p. 162. 29. Heine, Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France (Œuvres complètes), Paris, 1855, p. XII-XIV. 30. Heine, Lutèce..., p. XIV 31. Id., De la France..., op. cit., p. 127. 32. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 212, l. 23. 33. Heine, Lutetia : correspondances sur la politique, l’art et la vie du peuple, Paris, Cerf, 2011, p. 209. 34. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 212, l. 23. 35. Ibid., l. 23. Pendant la Révolution et les années qui suivent, Oksman préfère la collaboration à la confrontation. Il évite toute polémique acerbe dans la presse, ne se mêle pas des conflits entre les professeurs de l’université de Petrograd en 1923 : « L’université subit en ce moment des représailles, les professeurs rouges dévorent les professeurs noirs. Je suis d’accord sur plusieurs points, mais j’ai décidé fermement de ne pas m’en mêler avant le dénouement, de rester en bons termes avec tous. Mais on pourrait faire beaucoup de choses... » (Ibid., l. 40.) 36. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 212, l. 24. 37 37. Ibid., l. 25. 38. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 7-8. 39. Catherine Depretto, « Le séminaire de Vengerov sur Puškin (1908-1918) », in le Formalisme en Russie, Paris, IES, 2009, p. 68-76 ; du même auteur, cf. « Jurij Tynjanov et Vengerov », Revue des études slaves, t. LV, 1983, fasc. 3, p. 497-505. 40. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 14 ; publié par Čudakova, Тoddes, art. cité, p. 93. 41. Ibid., l. 20. R. Jakobson, Формальная школа и современное русское литературоведение, Tomaš Glanc (ed.), Moskva, Jazyki slavjanskix kul′tur, 2011.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 256

42. Ibid., l. 4. 43. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 6. 44. Ibid., l. 20. 45. A.V. Gromov (ed.), « Из переписки Юлиана Оксмана и Виктора Шкловского », Звезда, 1990, 8, p.140 ; G. V. Krasnov, « Две лекции Ю.Г. Оксмана об ОПОЯЗе», in Юлиан Григорьевич Оксман в Саратове, Saratov, 1999, p. 53-55. 46. Oksman , « Программа драмы А. С. Пушкина о папессе Иоанне. (К истории недовершенного замысла », Пушкинист, S. A. Vengerov (ed.), Petrograd, 1916, p. 258-268. D’un point de vue purement formel, c’était la deuxième publication d’Oksman, mais elle a été rédigée et rendue sous presse plus tôt que son article paru en 1915, « К вопросу о дате стихов Пушкина о старом доже и догарессе молодой», Русский библиофил, 1915, 3, p. 90-94. 47. Parmi un grand nombre d’avis positifs, cf. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 1428. Oksman a particulièrement apprécié celui de Valerij Brjusov (Известия Московского литературно- художественного кружка, vyp.14-15, Moskva, 1916, p. 79-82) qui a remarqué « La note intéressante d’Oksman » (RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 20.) 48. « Искренне Ваш Юл. Оксман» (Письма 1914-1970 годов) », Русская литература, 2003, 3, p. 144. 49. À ce moment-là, A. A. Manuilov était encore ministre de l’Instruction publique. En juin, il fut remplacé par S. F. Ol′denburg, et, en septembre, par S. S. Salazkin. Le commissaire du peuple à l’Instruction publique bolchevique auquel Oksman avait affaire était A. V. Lunačarskij. 50. K. P. Bogaevskaja, « Возвращение. О Юлиане Григорьевиче Оксмане », préf. et notes I. D. Proxorova, Литературное обозрение, 1990, 4, p. 100. 51. Il est symptomatique, que « cet acteur remarquable », qui encourageait Oksman dans la révélation des secrets de la censure prérévolutionnaire, était lui-même père de la censure bolchevique, beaucoup plus sévère que la censure tsariste. On ne peut que s’étonner de ce qu’Oksman qui a connu tout le poids de la censure soviétique, ait conservé une mémoire reconnaissante envers son fondateur. D’autre part, une rencontre laisse souvent imprégnée dans la mémoire l’image d’une personne, différente de sa réputation historique. 52. Cité dans A. D. Zajcev, « “Человек жизнерадостный и жизнедеятельный...” : набросок портрета Ю.Г. Оксмана по материалам его архива », Встречи с прошлым 7, Moskva, 1990, p. 566. 53. Литературный музеум (Цензурные материалы Государственного Архивного Фонда), A. S. Nikolaev et Ju. G. Oksman (eds.), Petrograd, [1921], p. 2-3. 54. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr., l. 14. 55. Ibid., l. 1. Sur les principes de la critique textuelle d’Oksman lui-même voir : М. А. Frolov, Проблемы текстологии в научном наследии Ю.Г. Оксмана, diss., Moskva, 2013. 56. Литературный музеум..., op. cit., p. 5. 57. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 15. 58. Литературный музеум..., op. cit., p. 4. 59. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 213, l. 12 recto-verso. 60. Bogaevskaja, art. cit., p. 109. 61. « Une fois Gor′kij lui a dit qu’il pensait que son poème était une satire. « C’est la satire la plus méchante de tout ce qui se passait en ces jours », Kornej Čukovskij, Александр Блок как человек и поэт. Введение в поэзию Блока, Moskva, Russkij putʹ, 2010, p. 49. 62. Cf., par exemple, les avis contradictoires de Puškin : « Le but de la poésie, c’est la poésie, comme dit Delʹvig (s’il ne l’a pas volé) », lettre à V.A. Žukovskij, avril 1825, A. S. Puškin, Полн. собр. соч,. t. 13, Переписка 1815-1827, M.L., АN SSSR, 1937, p. 167 et, à propos des révoltes consécutives au choléra : « Quand de telles tragédies se passent sous nos yeux, nous n’avons plus

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 257

le temps de penser à cette chienne de comédie de notre littérature », lettre à Vjazemskij, 3 août 1831. Puškin, Полн. собр. соч., t. 14, Переписка 1828-1831, Moskva, АN SSSR, 1941, p. 205. 63. Voir Catherine Depretto, « L’université de Saint-Pétersbourg et l’Âge d’argent », in le Formalisme en Russie..., op. cit., p. 57 et sq. Comparer avec ce qu’Oksman dit de Blok : « Blok est une figure culturelle russe, soviétique, mondiale. Par son art poétique, par l’ampleur de ses intérêts, il nous est proche comme poète-philologue. Comme théoricien, critique, spécialiste de littérature (literaturoved) », Oksman, « Памяти Блока », art. cit., p. 344. 64. Comparer avec la réaction d’Oksman à la recension de M. K. Azadovskij du livre édité par S. Štrajx sur I. D. Jakuškin, Записки, статьи, письма) : « C’est très bien écrit, – ça fait longtemps que je n’ai rien lu de sérieux qui serait écrit de manière tellement brillante », Марк Азадовский- Юлиан Оксман. Переписка 1944-1954, Moskva, NLO, 1998, p. 295-296. 65. Comparer avec R. O. Jakobson, op.cit., p. 38-39. 66. Čudakova, Toddes, « Из переписки Ю.Г. Оксмана », Четвертые тыняновские чтения : тезисы докладов и материалы для обсуждения, Riga, Zinatne, 1988, p. 114. 67. RGALI, f. 2567, op. 1, ed. xr. 179, l. 12. 68. Cette méthode de citation irritait Oksman, qui n’y voyait qu’une manifestation de la conjoncture. Il accusait Viktor Šklovskij : « Ne sens-tu pas que Dobroljubov et Černyševskij – Černyševskij et Dobroljubov, dans les proportions dans lesquelles tu les sers aux lecteurs, sont insupportables », « Из переписки Юлиана Оксмана и Виктора Шкловского », Звезда, 1990, 8, p. 130. 69. V. V. Pygačev, V. A. Dines, Историки, избравшие путь Галилея : статьи, очерки, Saratov, Izd. centr Saratovskoj gos. èkon. akademii, 1995, p. 21, 31. 70. « Из переписки Юлиана Оксмана и Виктора Шкловского »..., op.cit., p. 140.

RÉSUMÉS

Les conceptions scientifiques et méthodologiques du philologue russe Jul. G. Oksman se sont constituées dans les années pré-révolutionaires et révolutionnaires. Cependant cette période de sa biographie et de son œuvre est précisément la moins bien connue. Sur la base de sources d’origine personnelle et de ses premiers articles, l’article tente d’approcher la perception de la révolution de 1917 qui était celle d’Oksman et d’établir à quel point celle-ci a influencé sa recherche. L’article jette un double éclairage, rétrospectif (fondé sur ses mémoires tardifs), et contemporain des événements (qui s’appuie sur ses lettres à femme Antonina Oksman des années 1910). L’accent est mis sur les sources philosophiques de la méthodologie d’Oksman et sur la question de son rapport aux formalistes. L’ensemble est mis en relation avec les tendances idéologiques et méthodologiques de l’époque révolutionnaire.

Scientific views and methodology of the Russian philologist Yu. G. Oksman were formed in the prerevolutionary and revolutionary years. However this period of his biography is least known. On the basis of archival sources of personal origin, as well as his early works, the article shows how Oksman perceived the revolution of 1917 and reveals to what extent it affected the nature of his scientific research. The article gives a double coverage of the problem: a retrospective based on the latest memoirs of Oksman about the revolution, and synchronous with revolutionary events, preserving the effect of their unpredictability, based on his letters to his wife Antonina Oksman of the 1910s. The philosophical origins of the Oksman’s methodology are shown. The

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 258

problem “Oksman and formalists” is posed. Oksman’s scientific ideas are considered in the context of ideological and methodological trends of the revolutionary period.

AUTEURS

VADIM PARSAMOV Université nationale de recherche – École supérieure d’économie, Moscou

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 259

La trajectoire d’Al′fred Bem à travers sa correspondance (1917-1921) Al′fred Bem’s Trajectory through his Correspondence (1917-1921)

Stéphanie Cirac

1 Al′fred Ljudvigovič Bem (1886-1945 ?) est connu pour son analyse de l’œuvre de Dostoevskij ou ses activités de critique littéraire. Philologue, formé à l’Université de Saint-Pétersbourg dans les années 1910, les premiers articles qu’il consacre à la théorie de la littérature, notamment sur la question des influences, paraissent avant la Révolution. Ce n’est cependant pas en Russie qu’il mènera l’essentiel de sa carrière, mais en exil où il publiera, dans l’entre-deux-guerres, la plus grande partie de ses travaux. La révolution russe a ouvert une brèche dans son parcours, en le poussant à l’émigration.

2 Cette rupture est observée à travers deux correspondances qu’il a entretenues avec ses contemporains, Arkadij Iskoz1 et Vsevolod Sreznevskij 2. Partant de quatre lettres écrites par A. L. Bem au cours de l’année 1917, je remonterai le fil des échanges qu’il laisse entrevoir, afin de mieux saisir la portée de 1917 sur le destin des épistoliers concernés, et plus largement de leur communauté scientifique.

3 Comment articuler un fait aussi particulier que ces monologues épistolaires – dont nous n’avons pas les réponses – à une communauté qui les dépasse amplement ? Leur trame peut être prolongée ou élargie en replaçant ces récits dans leur contexte ; les distinctions entre les lettres qui nous amènent à nous intéresser à leur réception se transforment en fonction de l’auteur. L’autre ne s’inscrit pas uniquement dans le filigrane de la lettre, il en est l’objet, non seulement en tant que récipiendaire mais aussi parce que cet énoncé existe à travers lui, dans sa réception. En ce sens, l’écriture épistolaire n’est pas une pure écriture du « moi », mais encore de l’échange, puisqu’elle implique, dans sa rédaction même, son allocutaire.

4 Ces voix sont autant de lignes subjectives. En me penchant sur les lettres d’Al′fred Bem à Arkadij Iskoz et Vsevolod Sreznevskij, je ne cherche pas à échapper à l’« illusion

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 260

biographique ». En effet, mon propos n’est pas de trouver dans ces correspondances une illustration objective des événements de 1917, ni de revisiter à travers ces écrits l’histoire déjà faite de la révolution russe, mais plutôt de voir comment ils s’articulent entre eux, et comment la réception joue sur l’écriture. De même, si le cadre historique et chronologique est essentiel pour comprendre cette correspondance, il ne s’agit pas ici d’évaluer à l’aune de sa véridicité le témoignage qu’A. Bem porte sur février 1917 et ses conséquences mais plutôt d’interroger le type de connaissance que cette épistolarité a pu produire, en d’autres termes de « mettre au jour un événement biographique ou social, en tenant compte des variations sur le même thème3 ». Les lettres, sur lesquelles nous fondons notre analyse, ne renferment pas de vérité énonciative unique, les représentations d’un seul et même événement changent en fonction de la situation de l’auteur et de son récepteur. Prendre en compte les différentes déclinaisons dans les correspondances d’un thème – 1917, et les ruptures biographiques, géographiques ou scientifiques qui ont suivi –, tel est l’objet du présent article.

5 Le rythme fragmentaire, voire sériel, de la correspondance produit un récit spéculaire, où l’événement, représenté à différentes reprises, sous différents angles est mis en abyme. Mais la correspondance est aussi datée, chronologique, en suivant son cours, l’on voit également se dessiner les enchaînements et les conséquences des décisions, des prises de position de Bem. Celles-ci peuvent être appréhendées à travers d’autres sources, les mémoires publiés par ses contemporains, notamment ceux de Vasilij Zen′kovskij et Vladimir Vernadskij4.

6 Dans le cas d’Al′fred Bem, comme dans bien d’autres, la coupure qu’a entamée 1917 ne s’est pas jouée dans les limites de cette seule année. Très vite, suivant les brèches ouvertes par la Révolution, la correspondance de Bem se déplace et se transforme. Ses lettres, rédigées en Russie et en Ukraine, ont pour arrièreplan Petrograd puis Kiev avant un ultime retour.

Lettres de Russie, de février à juillet 1917

« Nous étions joyeux, pleins de vigueur et d’espoir » (A. L. Bem, le 1er mars 1917).

7 De toute évidence, 1917 fut, pour Bem, une année chargée de promesses. Une analyse détaillée des lettres qu’il adresse en 1917 à Iskoz et Sreznevskij montre que les événements qui ont scandé cette année, de février à octobre, ont finalement eu, dans ses écrits, des résonnances diverses, parfois paradoxales. La mise en perspective de ses monologues épistolaires rend compte de sa perception de 1917. L’on peut y déceler la place que la révolution prend dans ses écrits – ou ne prend pas. Cependant, le point de vue que le philologue porte sur la situation n’a pas uniquement évolué au fil du temps, les événements d’une seule et même journée, le 9 mars, trouvent simultanément des échos ambivalents sous sa plume d’épistolier. L’enthousiasme le cède à la circonspection.

Février-mars 1917

8 Lorsque Bem écrit à Iskoz, le 18 février5, la capitale connaît de graves difficultés d’approvisionnement, prémices de la révolution – les réserves de farine ont quasiment

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 261

fondu et, le 16 février, deux jours avant la lettre, les queues ont déjà commencé à se constituer le long des magasins. Les files d’attente ne sont pas les seules à se répandre dans la ville. Les rumeurs aussi circulent, comme le note Zinaïda Gippius, le samedi 11 février 1917 : Pétersbourg grouille des plus méchantes (?) rumeurs. Et pas seulement de rumeurs. On dit très vaguement qu’une manifestation d’ouvriers sera organisée pour le 14, jour de l’ouverture. Qu’ils iront à la Douma exprimer leur soutien à ses exigences... visiblement oppositionnelles mais lesquelles?6

9 De ces sujets, il n’est pourtant pas question dans la lettre que Bem écrit à Iskoz ce 18 février, cinq jours avant les premières journées révolutionnaires qui allaient renverser la monarchie. Bem n’envoie pas à son ami d’informations sur la situation politique à Petrograd, mais préfère lui donner des nouvelles de leur ami commun, Zigmund Valk7. Après cet exorde, Bem passe sans transition à un autre sujet – sa participation au Cercle Puškin de l’Université (Puškinskij kružok)8.

10 Dans cette lettre, Bem s’arrête sur l’exposé qu’il a présenté (Pour une interprétation des concepts historico-littéraires [le motif, le sujet, le thème et le contenu d’une œuvre]) et les réactions (relativement outrées) de l’assistance. J’ai lu ma communication sur le motif, le sujet et le contenu au cercle Puškin de l’université. C’était très animé ; ils me sont tombés dessus de tous les côtés. Il y avait Sakulin, Koltonovskaja, Brodskij (moscovite). Même Engelgardt et Žirmunskij ont pris la parole. Je pense que tu aurais été de leur côté. Le principal reproche : on ne peut définir des notions sans avoir répondu auparavant à la question fondamentale: qu’est-ce que la littérature? Encore et toujours la vieille critique sur le formalisme de la pensée. Je pense que j’ai été éreinté. Mais c’est de ma faute. Dans l’ensemble, cela s’est plutôt bien passé, peut-être que je publierai mon exposé, sur les conseils de Vengerov [...]9.

11 Ces quelques lignes nous offrent la description d’une séance du séminaire dont la retranscription n’a pas été conservée. Le soupçon de « formalisme » peut surprendre. Cette remarque, à demi-ironique, au sujet de l’antienne que semble représenter aux yeux de Bem la critique de ses collègues, montre bien qu’au début des années 1930, ce type d’accusation est loin d’être inédit. Toutefois, une décennie plus tard, ses conséquences, ainsi que les arguments sur lesquels repose une telle désignation, ne sont plus les mêmes10. Ici, Bem est suspecté de formalisme parce qu’il n’entend pas discuter de questions littéraires générales ou abstraites – à savoir la définition de ce qu’est la littérature –, mais démontrer qu’en littérature comme ailleurs, toute hypothèse doit reposer sur des éléments concrets, des preuves. Ce que cherche à établir Bem, c’est une science de la littérature, se défiant de ce qu’il qualifie d’impressionnisme littéraire. Il semble tirer une certaine satisfaction de cette accusation de formalisme, puisqu’il veut la partager avec son ami – tout en sachant qu’Iskoz serait plutôt de l’avis de ses détracteurs.

12 L’allocution de Bem, en dépit des critiques et des « attaques », est considérée comme une réussite, probablement parce qu’elle a éveillé tant d’émoi et contribué au caractère « animé » de la séance. C’est en effet un principe important du séminaire organisé par Vengerov : plus il provoque de débats, plus il est abouti, reflétant des positions ou lectures personnelles. La communication de Bem sera effectivement publiée, deux ans plus tard, en 1919 dans le Bulletin de l’Académie des sciences de Petrograd11. Il ne peut en effet paraître dans Puškinist ou Puškin i ego sovremenniki, en raison du retard qu’ont pris les publications, comme le note Vengerov, le 1er octobre 191812.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 262

Mars 1917

13 Le sujet de la lettre suivante, en revanche, ne peut être autre que la Révolution qui a suivi ces premières journées. À l’exorde de la lettre précédente mettant en scène Zigmund Valk, ou à la description du séminaire de Vengerov, Iskoz n’avait sans doute guère réagi, exprimant davantage ses doutes et ses inquiétudes devant la situation à Petrograd. C’est en effet par une réponse aux angoisses de son ami que commence la lettre du 9 mars : Ta lettre, avec ses inquiétudes et ses doutes, est arrivée lorsque nous étions joyeux, pleins de vigueur et d’espoir13.

14 Arkadij Iskoz, absent de la capitale, est au front, où l’information ne parvient que très parcimonieusement. Il est donc légitime que, coupé de Petrograd, il s’alarme. Surtout, Iskoz, d’un caractère moins confiant que son ami, a fait preuve tout au long de leur correspondance d’une circonspection, voire d’un pessimisme que Bem s’est régulièrement attaché à nuancer, voire à corriger.

15 Dans sa description des journées de février, Bem ne cherche pas à prendre de la distance, il semble vouloir témoigner le plus directement possible : il relate ce qu’il a vu, ce qu’il ressent et fait part à son ami de la joie et de la confiance dans l’avenir qu’il éprouve plus ou moins fermement, ses sentiments allant de l’éclaircie et la lueur d’espoir, à une foi dans la victoire (nadežda, projasnenie ou prosvet, vera v uspex). Si ces lignes peuvent paraître subjectives et personnelles, elles n’en portent pas moins la marque d’un sentiment général. Par exemple lorsqu’il écrit : « Mais nous-mêmes, qui venions à peine de sentir la liberté, étions prêts à la perdre14 », il parle bien à la première personne du pluriel et non au singulier. En outre, sa remarque au sujet de ces hommes prêts à se battre jusqu’au bout, quitte à perdre ce qui leur est cher, n’est pas sans rappeler l’émotion collective qu’Orlando Figes prête aux manifestants à partir du 25 février : Paradoxalement, maintenant que le pire était arrivé et que certains de leurs camarades avaient été tués, ils craignaient moins pour leur vie15.

16 D’une certaine façon, ce ne sont donc pas tant ses sentiments personnels que Bem exprime ici, mais une opinion assez commune, qu’il fait sienne, de ces journées caractérisées par l’effervescence et la solidarité entre les manifestants, rythmées par des défilés presque festifs que l’on retrouve dans le Journal de Zinaïda Hippius par exemple : [...] Mais tous ces visages, même ceux des inconnus sont charmants, joyeux, emplis d’une sorte de foi. Inoubliable journée, ailes pourpres et la Marseillaise dans la blancheur neigeuse aux reflets d’or16.

17 À travers cette appropriation d’un sentiment collectif, c’est aussi l’articulation entre l’individuel et le social17 qui se dessine ici, patente dans cette lettre du 9 mars. Bem veut certes donner à ses impressions un caractère spontané et personnel, mais n’échappe pas à des descriptions relativement stéréotypées, du moins à une vision amplement partagée par les partisans de la révolution dont il fait partie. Néanmoins, pour mieux brouiller les pistes, il ne se réfère pas aux révolutionnaires, mais à son concierge. Cette identification est un moyen d’illustrer la diversité des manifestants ou de leurs partisans ; elle lui permet aussi d’affirmer la place de l’individu dans un mouvement collectif et, par là même, la singularité de son regard.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 263

La ville était pendant toute la semaine, sans la moindre surveillance. Il n’y avait aucune force pour empêcher les pillages, les viols ou les pogroms et autres, et cependant ces phénomènes sont restés exceptionnels. L’ordre a été respecté « sans autorisation », comme l’a dit notre concierge. Même les exécutions sommaires ont été très rares. On a pu sauver les policiers de la foule, à condition qu’ils ne soient trop provocants.

18 S’agissant des violences, elles sont secondaires dans ses descriptions. Bem tend à les nuancer, à la différence d’autres intellectuels, bien loin d’être des partisans de l’ordre ancien, tels que Gor′kij ou Ivanov-Razumnik18, qui les ont dénoncées. Toutefois, s’il ne veut guère prêter d’attention à ces débordements, il masque assez mal l’ambivalence de ses sentiments. Car, en dépit de sa confiance dans la révolution, il éprouve, lui aussi, des doutes. Ses inquiétudes sont cependant plus singulières – il se réfère alors à des expériences personnelles et n’hésite pas à analyser ses sentiments. D’ailleurs il les exprime à la première personne du singulier : Lorsque j’ai entendu ce qu’il se passait, que des passions violentes éclataient, qu’un soldat s’élançait seul, que la probité d’anciens représentants de l’État était mise en doute, parce que leurs opinions étaient désormais minoritaires, j’ai perdu espoir. J’ai tenté de parler, j’ai beaucoup parlé, jusqu’à l’épuisement, sans doute ai-je été convaincant, puisque j’ai senti que j’étais compris, tout de même je suis rentré chez moi avec, dans l’âme, un sentiment proche du désespoir. [...] Certains de nos actes, avec le temps nous feront serrer les poings de colère, mais il y a une éclaircie – la conscience et la compréhension grandissent, découvertes par les masses dans leur ensemble. [il reste] des difficultés, les questions d’approvisionnement mais l’espoir dans l’avenir, et un élan général vers la joie à venir. Il faut croire que nous serons vainqueurs.

19 Son injonction à garder confiance cache mal l’ambivalence de ses sentiments, dans la mesure où cet espoir semble finalement être de l’ordre du devoir, de l’autopersuasion. Cependant, à travers ce tableau général, percent des attentes plus personnelles, des doutes qu’il tente d’effacer derrière la promesse de retrouvailles heureuses qu’il évoque : Si tout va bien, notre rencontre sera heureuse. Je ramène tout à mes proches, à côté de la joie générale, il y a la mienne, la joie personnelle : mon frère, Jurij, et celle de Berta et la tienne, combien de nouvelles possibilités ?19

20 Témoigner, décrire les événements et ses sentiments face à la révolution, est-ce toutefois la seule intention de cet envoi ?

21 En prétendant deviner les sentiments de son ami (« Voilà pour ton pessimisme »20 – le soupçonnant d’être toujours aussi méfiant), Bem l’emmène avec lui, afin de lui démontrer le contraire. C’est l’« équivoque épistolaire »21 qui est à l’œuvre ici. Si l’on regrette la distance, ce n’en est pas moins cet éloignement qui engendre le plaisir de la lettre ou sa nécessité. L’épistolier tente de résoudre la distance en entraînant le lecteur avec lui, en imaginant ses pensées pour créer une proximité fictive et éventuellement le convaincre. Et ce, d’autant que cet ami souffre, blessé à la guerre. Dans sa lettre, Bem veut apaiser symboliquement ses blessures, mais aussi le convaincre. Sa lettre se place sous le signe de l’exhortation : « pense comme moi et guéris ».

22 Cependant, les inquiétudes d’Iskoz ne sont pas uniquement celles d’un homme éloigné de la scène, rappelons qu’il était proche d’Ivanov-Razumnik, d’un penseur qui voyait aussi dans la révolution un déferlement de violence – la smuta – une vision que ne partageait pas Bem, d’un naturel optimiste et guidé par la foi qu’il a dans la « social- démocratie », telle qu’il la voit se développer dans le contexte politique allemand

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 264

d’alors du début du XXe siècle22. Même si la force de sa conviction s’émousse avec la Première Guerre mondiale, en 1917, il a toujours confiance dans les vertus pacificatrices et émancipatrices de ce courant politique, à travers son pouvoir de rassemblement par-delà les frontières nationales. Iskoz doit son éloignement, en partie, à la Première Guerre mondiale qui l’a rendu plus étranger à l’enthousiasme révolutionnaire qu’ont connu un grand nombre des manifestants des journées de février. Mais c’est surtout sa vision du monde, plus pessimiste que celle de son ami, qui a creusé sa distance face aux événements. Sur ce point, la divergence entre les comportements des deux hommes, entre leurs lectures des bouleversements politiques et sociaux est patente dans ces lettres de 1917. L’effervescence, l’optimisme et la confiance que Bem cherche à transmettre à son ami, ses efforts de persuasion, font ressortir en filigrane l’absence de tels sentiments chez son correspondant.

Vsevolod Sreznevskij, juillet 1917

23 Le 23 juillet 1917, lorsqu’il écrit à Sreznevskij23, le contexte politique a profondément changé et s’est relativement troublé. Kerenskij a affirmé son pouvoir, au prix d’alliances ambiguës, dangereuses et rapidement retournées. De sorte que, dès la fin juillet, Bem perd son premier entrain révolutionnaire.

24 D’août 1916 à juillet 1917, il n’est resté aucune trace d’échange entre Bem et Sreznevskij. Cela ne signifie pas qu’ils ne se sont pas fréquentés pendant le printemps révolutionnaire, bien au contraire. Comme le démontre la suite de la correspondance, les deux hommes ont travaillé à l’intégration du fonds du IIIe Département et des archives de la police pour les années antérieures à 1905 dans celui de la bibliothèque de l’Académie des sciences24. Ils ne s’écrivent pas pendant les journées révolutionnaires, parce qu’ils se voient très régulièrement et continuent de travailler ensemble. Ce silence ne rompt pas le fil qui peut rattacher cette lettre au récit épistolaire entamé par Bem avec Iskoz, il met en évidence la modulation des représentations de la révolution d’un correspondant à l’autre.

25 En revanche, la lettre de juillet est marquée par leur éloignement géographique. En été 1917, Bem n’est pas à Petrograd, à l’instar d’Iskoz pendant les journées de février-mars, c’est lui qui désormais s’inquiète de la tournure que prennent les événements.

26 « C’est beaucoup moins bien qu’en février »25, écrit-il à Sreznevskij, au sujet des Journées de juillet.

27 De plus, les incertitudes au sujet de la guerre se font jour. Dans sa lettre, il ne cache pas ses doutes devant les décisions prises par le gouvernement à l’égard de la poursuite de la guerre, mais surtout face aux lois censées restreindre les désertions, et plus particulièrement l’instauration des cours martiales sur le front. Bem, qui n’a pas renoncé à son pacifisme, se montre circonspect sur ce point. Avec la question de la guerre, sa défiance se fait de plus en plus saillante face au gouvernement provisoire qui ne parvient à faire la paix. Quelques mois après les journées de février-mars 1917, l’espoir qu’il voulait transmettre à Iskoz s’est donc ingulièrement amenuisé.

28 Sa désillusion est bien plus palpable dans ses lettres à Sreznevskij que dans celles envoyées à Iskoz, pour deux raisons. Tout d’abord, les premières adressées à Iskoz se singularisent par l’espoir, et font moins de place au doute, parce qu’elles ont été écrites dans le feu de l’action, pourrait-on dire. Elles n’ont pas le recul de celles qui vont suivre et ont été rédigées pour convaincre, sur le ton de l’exhortation ; lequel est relativement

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 265

fréquent dans sa correspondance avec Iskoz mais absent de ses lettres à Sreznevskij. Hormis les écarts entre ses modes d’expression en fonction des destinataires, le contexte politique explique aussi l’évolution de sa correspondance. Les événements ultérieurs ont confirmé ses craintes, et en juillet, Bem est effectivement bien plus dubitatif qu’en mars. Octobre est en revanche absent de ses lettres, c’est un point commun aux deux correspondances qui s’explique par le fait que les épistoliers vivent dans la même ville, travaillant ensemble et se voient quasiment chaque jour. Toutefois, cette proximité est de courte durée, puisqu’à partir de décembre 1917, Bem est bloqué en Ukraine où il est allé retrouver sa famille. Son exil ukrainien s’étend sur plus d’une année, jusqu’en juillet 1918. Il tente de mettre à profit cet éloignement, lequel néanmoins accroît l’angoisse qui caractérise sa correspondance ukrainienne.

Correspondances ukrainiennes entre ruptures et recompositions

29 À plusieurs égards, la période ukrainienne met en lumière un moment complexe et charnière dans le parcours de Bem. Comment, dans sa correspondance ou dans ses activités, envisage-t-il la relation entre la Russie et l’Ukraine? Et comment la met-il en œuvre ? Ces échanges sont à replacer dans le contexte des relations entre les deux espaces, et touchent la question de l’identité nationale à laquelle Bem, a été confronté à plusieurs titres. Philologue, sa discipline était un des éléments fondamentaux de la « science des nationalités »26. De plus, Allemand d’Ukraine, la question de son assignation identitaire était aussi une interrogation profondément personnelle : il ne s’agissait pas uniquement d’étudier des catégories nationales, en en distinguant la langue et la littérature et les éventuelles relations, mais aussi de se définir soi-même.

30 L’Ukraine se profile dans les lettres de 1917 et ces évocations font ressortir un lien évident entre Petrograd et Kiev qui a sa source bien en-deçà de la révolution russe. Non seulement Bem est originaire d’Ukraine, mais, une fois qu’il a quitté sa ville natale, les multiples séjours qu’il y a effectués sont relatés tout au long de sa correspondance: lors de son expulsion de Saint-Pétersbourg, après sa détention, ou simplement à l’occasion de vacances. Cet espace, qui peut être vécu comme un lieu de relégation où Bem souffre de son éloignement, n’en est pas moins décrit, dans d’autres passages épistolaires, comme un havre bienveillant27. La relation à l’espace, le sentiment d’y appartenir est toujours double – le bien-être peut masquer une vague inquiétude. L’antagonisme qui ressort ici caractérise une grande partie de ses analyses littéraires, voire sa vision du monde, il reflète l’opposition que Bem fait entre la logique et la psychologie. La première relève de son appartenance au monde de la science – en l’occurrence russe –, la deuxième à l’univers familial, allemand et ukrainien.

31 L’ambivalence de ce lien entre les deux espaces, déjà singulièrement équivoque, est exacerbée et complexifiée par la révolution, en Ukraine ou en Russie où les enjeux n’ont pas été les mêmes. D’ordre politique et social en Russie, elle a revêtu des aspects particuliers en Ukraine – nationaux28. Néanmoins, ces deux moments sont profondément interdépendants, ce qui rend d’autant plus troubles les relations entre les deux espaces, et surtout l’appréhension des différents bouleversements qu’ils connaissent.

32 Jusqu’à l’été 1917, Bem traverse les frontières aisément. L’Ukraine fait irruption dans ses lettres, spontanément, voire inopinément, à travers des scènes de la vie

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 266

quotidienne. Sa lettre datée du 9 (22) mars 1917, est commencée à Petrograd, puis achevée à Kiev, d’où elle sera signée le lendemain et envoyée. Le passage d’un espace à l’autre, d’un univers à l’autre, prend corps dans la forme de la lettre elle-même, dans sa rédaction. Ce décalage s’explique par l’écart entre le temps de l’écriture épistolaire et le rythme de son quotidien qui ne lui permet pas de terminer la lettre comme prévu. Ce faisant, ce déplacement, loin de rompre la correspondance, inscrit les épistoliers dans un vaste espace commun qu’ils semblent pouvoir traverser sans difficulté.

33 Ces sauts géographiques sont aussi thématiques, sous la forme de digressions ou de coq-à-l’âne. Dans cette même lettre de mars, après avoir décrit les journées révolutionnaires qu’il vient de vivre et son espoir, Bem passe sans transition, à une scène de sa vie quotidienne puis à ses engagements scientifiques, civiques et politiques, en Ukraine. J’ai été coupé hier, je termine ma lettre ce matin, 10 mars. Irinka est assise à côté de moi et babille. Il fait toujours un froid de loup. L’état de Tonia se dégrade. Que de fatigues, de difficultés domestiques, et elle est très seule à mon avis. Je me suis plongé dans les organisations civiques, je suis entré dans le comité de notre rajon, c’est pourquoi je passe mes soirées à des réunions, mes journées à l’Académie [...].

34 Les quelques lignes qui concluent cette lettre dépeignent une fin d’hiver ukrainien, rude mais très occupé. Non seulement, il consacre ses soirées au comité de son quartier (komitet našego rajona), mais encore, le jour, il œuvre au sein de l’Académie – activités ou engagement qu’il serait erroné de considérer comme purement scientifiques, tant elles recouvraient de profonds enjeux politiques, qui se développeront au cours de l’indépendance ukrainienne. Ces lettres ne sont pas qu’une illustration de la variété de ces activités, elles rendent possible cette pluralité et y participent. De même qu’en tentant de résoudre la distance qui sépare les épistoliers, elles jouent sur l’espace et son organisation.

35 Dans sa correspondance avec Sreznevskij, le sujet ukrainien s’insère dans d’autres thématiques que les deux hommes ont à discuter (la venue de Bem à Petrograd ou son impossibilité, les travaux remis à plus tard, la création de la Direction du livre russe, etc.). Une des singularités de ces lettres est de faire apparaître progressivement la rupture entre les deux capitales. Elles permettent de dater plus précisément les allers retours entre Kiev et Petrograd qui se succèdent entre 1917 et 1919. Suivre ces déplacements est aussi une façon de mesurer la rupture entre les deux capitales.

36 Bem passe l’hiver 1916-1917 à Petrograd, mais l’été, comme à son habitude, il retourne à Kiev. Les routes commencent alors à se couper ; il décrit, dès sa lettre du 23 juillet 1917, la difficulté grandissante des déplacements : les wagons surpeuplés, les attentes interminables dues à la circulation des convois militaires, les retards de 20 ou 24 heures, les départs annulés... En dépit de ces obstacles, il prépare son retour à Petrograd. Le séjour pétrogradois de quelques mois qui va suivre (septembre-décembre 1917) instaure un nouveau silence épistolier entre les deux savants qui se fréquentent et travaillent ensemble pendant cette période29. En décembre 1917, Bem est rentré en Ukraine pour les fêtes de Noël qu’il passe Svjatošino (qui n’est encore qu’un village à l’ouest de la capitale). Quelques semaines plus tard, il prépare son énième retour en Russie (les questions matérielles émaillent sa lettre, l’achat de meubles à l’hôpital militaire qui, installé dans les murs de la bibliothèque, est désormais en cours de fermeture)30. Cependant, contre toute attente, il ne peut gagner que Kiev, d’où il envoie deux lettres en janvier31.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 267

37 En avril 1918, Bem est toujours bloqué à Kiev. Une évidence s’impose désormais, il a deux familles : l’une vit en Ukraine et l’autre, sa famille scientifique, à Petrograd. Il est devenu de plus en plus difficile de les concilier et Bem prend conscience qu’il s’éloigne peut-être irrémédiablement de son cercle professionnel. Coupé de l’Académie, il ne croit plus en la possibilité de retrouver son milieu universitaire : J’ai perdu tout espoir de vous revoir tous bientôt, de retourner dans mon université natale [...] La raison me dit que le destin a fait pour le mieux, si j’étais parti à temps, j’aurais pu gagner Petrograd, mais j’aurais été totalement coupé de ma famille32.

38 Dans la même lettre, il évoque un « éloignement douloureux de ses proches ».

39 La rupture entre Kiev et Petrograd peut être lue comme le début de son exil. Une ligne quasiment infranchissable semble s’être dessinée entre l’Ukraine et la Russie. Coupé de son milieu pétrogradois, Bem participe à la reconstitution d’un nouvel espace. Il tente alors de s’insérer dans un milieu qui puisse lui convenir, tout en s’efforçant de maintenir les liens avec celui qu’il a quitté. Dans l’impossibilité de se déplacer, l’épistolarité est le seul moyen de pallier la distance à travers ces liens.

La bibliothèque et le livre, réinvention d’un espace

La bibliothèque comme organisation du monde

40 Qu’il le recense ou le critique, qu’il l’écrive, qu’il le catalogue pour le conserver, qu’il le diffuse, sous toutes ses formes, le livre est central dans les activités de Bem, et partant dans sa correspondance. De même, la bibliothèque et ses classifications sont au cœur des échanges épistolaires entre Bem et Sreznevskij. L’on sait que la bibliothèque n’existe que si elle s’appuie sur un système de classement, et suppose, de ce fait, l’intervention d’un grand ordonnateur – index Dewey ou réalité plus métaphysique telle l’organisation imaginée par Borges aux ramifications kabbalistiques. Dans les représentations de Srezneveskij et de Bem, l’ordonnancement a d’autres implications que des enjeux purement bibliothéconomiques. Dans leur cas, les enjeux politiques sont sous-jacents : la façon de classer les littératures et les langues institue un rapport particulier entre celles-ci, illustrant, tant dans la Russie impériale que dans celle de 1917 et plus tard, la place des nationalités à l’intérieur de l’empire, ou la définition d’un étranger.

41 Ces aspects matériels et bibliothéconomiques peuvent sembler annexes ou secondaires à côté des bouleversements qui ont mené à l’effondrement d’un régime politique et de tout un système social. Pourtant, l’univers de la bibliothèque et des archives est loin d’être hermétiquement clos. Sonia Combe l’a démontré pour d’autres contextes et époques, la façon dont sont traitées et organisées les archives, leur occultation ou leur communication, sont intrinsèquement liées à la société dans laquelle elles sont conservées et à son régime politique33. Cela est manifeste dans la correspondance Bem versus Sreznevskij. Tous les deux s’occupent des archives contemporaines, et ne considèrent pas la bibliothèque comme une tour d’ivoire isolée des questions politiques.

42 Deux aspects, centraux dans les lettres de Bem, témoignent de la rencontre des enjeux politiques et scientifiques au sein de leur travail de classification et de conservation : le fonds Lev Tolstoj et les réorganisations de la bibliothèque de l’Académie des sciences.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 268

43 Les manuscrits de l’écrivain avaient commencé à être versés au département des manuscrits avant sa mort, dès 1909, à l’occasion de l’organisation d’une exposition que Sreznevskij, avec l’aide d’A. L. Bem, lui avait consacrée. À partir de 1910, ces premiers documents serviraient de base au fonds Tolstoj que Sreznevskij entendait développer au sein de la bibliothèque de l’Académie des sciences. Lorsque l’on se souvient des troubles qui ont accompagné l’enterrement de Tolstoj, l’on voit bien que ce fonds, qui a été à l’origine non seulement de conflits personnels mais aussi institutionnels, est loin d’être dépourvu d’enjeux politiques.

44 La correspondance entre les deux hommes révèle également les difficultés qu’ils ont rencontrées, les pressions exercées sur le personnel à l’occasion du déménagement de la bibliothèque qui a représenté un chantier phénoménal – commencé avant la Première Guerre mondiale, s’étalant sur plusieurs années et se prolongeant bien au- delà de 1917.

45 Un autre chantier est celui de l’intégration – dans le fonds du IIIe Département – des archives de la police pour les années antérieures à 1905 qui, après avoir été léguées à la bibliothèque de l’Académie des sciences, ont dû être recataloguées et remises au Glavarxiv, un an plus tard34. Les déplacements et réorganisations dont il est question ne sont pas anodins. Ils se retrouveront plus tard au cœur de l’affaire dite des académiciens (Akademičeskoe delo, 19291931), puisque l’un des arguments des premières arrestations serait la disparition d’une partie de ces manuscrits prétendument envoyés à l’étranger entre les mains de l’émigration. Sreznevskij ne serait pas mis en cause dans cette affaire fatale, à son vieil ennemi, S. F. Platonov35.

46 La dernière lettre que Bem adresse à Sreznevskij, avant son exil définitif, date de juillet 1919, il est nommé le 26 juillet 1919 « conservateur du fonds des manuscrits de l’Académie des sciences ». Cette nomination pourrait faire penser qu’il va finalement s’ancrer en Russie, voire allier ces deux implantations – russe et ukrainienne. Il obtient en même temps un ordre de mission valant pour laissez passer entre la Russie et l’Ukraine36 et sur lequel il est noté qu’il a, officiellement, pour mission de recueillir à Kiev et dans les autres villes d’Ukraine des informations sur l’édition des ouvrages en ukrainien et en polonais, et d’en acquérir pour le fonds slave de la bibliothèque de l’Académie des sciences. Ce document, qu’il a emporté en émigration lui permettait, non seulement, d’effectuer ses multiples va-et-vient entre Kiev et Petrograd, on peut également y voir un élément facilitant ces allers et venues entre les deux capitales ou, au contraire, un signe de préparation à son départ en exil. Or, il ne s’agit pas seulement d’un viatique, il montre aussi que ses activités en Ukraine et en Russie se sont inscrites en miroir l’une de l’autre, ou en complémentarité. Car, si en 1919, il est censé réunir des ouvrages ukrainiens pour le fonds de l’Académie des sciences russe, un an plus tôt, en Ukraine, c’etait au livre russe qu’il s’intéressait. Pour observer la façon dont le monde du livre s’insère dans ces espaces, reflète leurs fractures, il nous faut revenir à 1917.

Le département du livre russe en Ukraine, une pierre dans le jardin d’A. A. Šaxmatov

47 Comme le dévoilent ses réflexions épistolaires, Bem pensait trouver en Ukraine des perspectives auxquelles il n’avait plus accès en raison de la rupture entre Kiev et Petrograd. La mise en place du Département du livre russe, dont Il allait prendre la tête en est un remarquable témoignage. La fondation de cette organisation illustre ses

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 269

efforts pour maintenir les liens entre deux espaces qui étaient en train de se détacher. D’une certaine façon, creuser le sillon de ces échanges, se défendre de l’étiolement des liens russo-ukrainiens, c’est aussi nourrir l’interdépendance de ces deux espaces, dans une relation censée être désormais symétrique. Cette vision est celle du « parallélisme culturel »37, que semble adopter Bem à l’époque. C’est du moins ce qui ressort de la description de son implication dans la création du Département du livre russe, qu’il fait dans sa lettre à Sreznevskij du 18 avril 191838.

48 Avec la direction de cet organisme, Bem ne vise rien moins que la création d’une Bibliothèque nationale russe, où il entend veiller au dépôt légal des livres russes, en instaurant des échanges obligatoires entre la Russie et l’Ukraine. À travers cette tentative, un espace est supposé se maintenir où les langues et littératures circuleraient sans s’exclure. La notion d’espace est primordiale pour ces savants russes installés en Ukraine, dont faisait partie Bem et sur lesquels Vernadskij avait une indéniable influence. Chantre de la « social-démocratie » dans les années 1910, Bem est certes proche des SR39, il n’en partage pas moins certaines positions des KD dont faisait partie Vladimir Vernadskij, notamment sur la question de l’identité ukrainienne. Ce dernier comprend l’identité ukrainienne au sens large, comme une « notion plutôt territoriale, à replacer dans un contexte socio-historique », assez éloignée de la vision « ethnocentrique culturelle et humaniste de Hruševs′kyj »40. Affirmer son appartenance à ce territoire en maintenant son identité duelle – en l’occurrence essentiellement russe et ukrainienne41 –, telle semble avoir été la volonté de Bem à travers notamment le livre, sa diffusion et sa conservation.

49 Or le prolongement de liens solides entre l’Ukraine et la Russie au sein d’un espace continu, ne reviendrait-il pas à restaurer un modèle que rejettent les autonomistes ukrainiens, c’est-à-dire la réintégration de la science et des arts ukrainien dans le giron russe ?

50 Si tel était le cas, comment expliquer que les activités de Bem aient provoqué l’ire d’un autre de ses anciens professeurs – A. A. Šaxmatov (1864-1920) ? Comme le rappellent ses biographes, dans une lettre du 18 juin 1918, Šaxmatov s’est plaint auprès de son collègue V. I. Sreznevskij d’un « certain Al′fred Ljudvigovič [...] dont la lettre avait fortement ému l’académicien »42. Ce « certain Al′fred Ljudvigovič » n’est autre que Bem, entré au service du gouvernement ukrainien et objet du courroux de l’académicien.

51 Pour comprendre la réaction de Šaxmatov, son désaveu de Bem qui affecte profondément ce dernier (« peiné de voir Aleksej Aleksandrovič appréhender avec une telle sévérité [son] travail »43), il nous faut revenir sur l’histoire, déjà étoffée, des relations que l’académicien russe entretient avec l’Ukraine. Dès 1905, celui-ci présidait la commission des langues et, pour des raisons « pratiques ou morales », prônait la suppression des limitations pesant sur la publication de textes écrits en ukrainien; il arguait alors que le « peuple ukrainien [devait conserver] sa langue, ses coutumes, ses chansons, ses légendes dans une communauté fraternelle et main dans la main avec le grand peuple russe [...] mais ce faisant, [se souvenir] que son rôle historique se joue à l’intérieur des limites de la Russie [...] »44. Une évolution de l’Ukraine hors de ces limites était, en 1905 comme en 1917, inimaginable pour Šaxmatov : elle remettrait en question, à ses yeux, l’unité de la Russie.

52 Lorsqu’au printemps 1918, Bem entend prendre la direction du Département du livre, il n’est donc guère surprenant qu’A. A. Šaxmatov s’émeuve de l’implication de son ancien élève dans les instances scientifiques de l’Hetmanat. Bem préfère deviner un

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 270

malentendu, voire le piètre état des voies de communication, à l’origine de la colère de Šaxmatov : Je suis plus que certain que tout cela est dû au fait que vous n’avez pas reçu ma dernière lettre, dans laquelle je vous expliquais plus précisément la situation ici.45

53 L’incompréhension réciproque reflète la complexité des positions de chacun. Surtout, derrière la contingence des lettres perdues et de la dégradation des voies de communication, Bem explique sa décision par des raisons matérielles : il est dans le besoin, comme il le souligne, dans deux lettres à Sreznevskij – en juillet 1917 puis janvier 191846. À partir de l’hiver 1917-1918, il ne peut plus retourner à Petrograd, et donc ne perçoit plus son salaire, sans lequel sa famille ne peut vivre. Son entrée au service du nouvel État ukrainien lui permet de résoudre ce dilemme. Cependant, ses raisons ne semblent pas être comprises par Šaxmatov puisqu’un mois plus tard, contrairement aux attentes de Bem, l’académicien est toujours aussi consterné47.

Un engagement politique et scientifique

54 Malgré les explications que Bem avance à Sreznevskij, il serait réducteur de considérer sa nouvelle mission comme purement alimentaire. Elle relève encore d’un engagement politique. Il se réjouit même d’avoir sa place dans les nouvelles instances ukrainiennes, dans la mesure où « l’ukrainisation prend des formes si monstrueuses, que rester passif serait un péché ». L’ukrainisation qu’il évoque dans ces lignes serait menée sous les « baïonnettes allemandes qui persécutent avec rage tout ce qui est lié à la culture russe ». « Je n’ai jamais été nationaliste », insiste-t-il, mais dans ces conditions Bem, d’origine allemande, n’en éprouve que plus vivement la « fierté de sa propre culture personnelle » – rodnaja kul′tura –, c’est-à-dire russe –, et ressent le « lien véritable » qui l’y rattache – podlinuju svjaz′ s neju). Ces quelques lignes font ressortir la mobilité des appartenances nationales – ou la force de l’auto-russification48.

55 On peut lire également dans ces lignes la perplexité, pour ne pas dire la défiance, que pouvaient éprouver ces hommes qui ont participé à l’organisation de l’État sous l’égide de Skoropads′kij. Ce scepticisme se fait jour chez Zen′kovskij49, par exemple, ou encore Vernadskij qui, dans ses mémoires, déplore la politique agraire : « La terre des propriétaires tombe maintenant aux mains des Allemands, et pour une bouchée de pain »50.

56 Néanmoins, malgré les dissensions, c’est aussi au cours de cette période qu’ont été construits, consolidés des éléments essentiels à l’édification d’un État indépendant, l’armée et les affaires étrangères, notamment au contact des nouveaux alliés, mais aussi l’éducation et la culture. Ces dernières attiraient moins l’attention de Skoropads′kij, homme d’armes ; ce secteur s’est développé d’une façon relativement autonome – notons que, sous le gouvernement Fedor Lizogub (mai-juillet 1918)51, c’est N. P. Vasylenko qui est nommé ministre de l’éducation. C’est donc à lui que l’on doit l’ouverture de l’Académie des sciences ukrainienne, au début de l’été 1918, avec à sa tête Vernadskij. Le ministre propose au célèbre minéralogiste d’en prendre la direction et de mettre en place une commission, avant même d’en discuter avec Skoropads′kij52.

57 La fondation d’une telle institution scientifique était une question particulièrement sensible discutée, débattue, objet de maintes disputes depuis la fin du XIXe siècle53. Car cette création posait aussi la question de l’ukrainien comme langue scientifique, impliquant une autonomisation de la scène scientifique ukrainienne. D’où les réactions

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 271

négatives d’une partie des académiciens de Petrograd qui bénéficiaient un certain d’« capital linguistique », lequel ne saurait se résumer à la prééminence d’une langue sur l’autre. Il s’agit plutôt des possibilités de passage de l’une à l’autre et des conditions politiques et sociales de ces échanges ou, en d’autres termes, du pouvoir symbolique de la langue54.

58 Les savants étaient conscients que ces luttes pouvaient donner l’avantage à une langue sur l’autre, voire l’institution d’un nouveau rapport au monde. Vu les enjeux que soulevaient ces transformations, l’on comprend bien que cette perspective pouvait s’apparenter à une autre révolution.

59 Les antagonismes qui se dessinent ici, nous permettent de mieux saisir le champ scientifique de l’époque. Celui-ci apparaît peu autonome : il est profondément contraint, traversé par des enjeux politiques qui nuisent à son autonomie. Il est en cours de (re)construction, après la révolution ; son évolution est également tributaire des combats qui n’ont pas encore cessé en Ukraine. Cependant, malgré la guerre civile, les savants qui l’animent œuvrent à sa recomposition, s’efforçant autant que possible de développer son autonomie. C’est dans ce contexte que Bem entreprend de protéger le plurilinguisme de cet espace (russo – ukrainien) – ou, tout au moins, son bilinguisme –, en créant le Département du livre russe – quitte à s’attirer les foudres d’anciens collègues russes, cette défense passant par le gouvernement ukrainien et l’instauration d’une symétrie dangereuse entre les langues.

60 Le Département du livre russe qu’était censé diriger Bem, n’était pas rattaché à l’Académie des sciences mais bien au ministère des Affaires grand-russes [Ministerstvo po velikorusskim delam]55, comme il le souligne lui-même dans sa lettre à V. I. Sreznevskij56. On voit donc ici que l’ancrage de Bem était resté tourné vers la Russie. En outre, en s’attachant à ce ministère à travers la direction du Département du livre russe, l’engagement de Bem est certes académique, il n’en est pas moins politique. Une fois encore, le livre s’insère dans la question des relations entre la Russie et l’Ukraine, qui est loin d’être réglée à l’hiver 1918, lorsque l’Hetmanat tombe.

61 Al′fred Bem n’attend pas ce nouveau retournement pour rentrer en Russie. À la différence de ses anciens collègues, membres du gouvernement ukrainien, il retourne à Petrograd dès l’été 1918, lorsque le gouvernement de Lizogub démissionne, remplacé par celui de Dorošenko, la politique de l’Hetman change radicalement d’orientation et se tourne vers les indépendantistes. La création d’une bibliothèque russe en Ukraine n’est donc plus à l’ordre du jour. Mais si l’on se fonde sur la correspondance, il apparaît que la décision de Bem était prise dès juin, avant même ce tournant politique.

62 Son expérience a donc été brève (trois mois), et n’a pas abouti aux échanges espérés. En outre, elle a surtout été d’ordre politique : alors que son départ pour Petrograd se profile en juin 1918, Bem l’évoque comme un retour à la vie scientifique et littéraire – notamment autour de l’édition des œuvres de Tolstoj –, d’autant plus espéré que le contexte ukrainien se fait hostile, empreint de « turpitudes politiques, de suspicions, d’accusations infondées [...]57».

63 De retour à Petrograd, pendant l’été 191858, Bem retrouve ses activités à la bibliothèque de l’Académie des sciences. Outre l’édition des œuvres de Tolstoj59, il travaille à d’autres manuscrits, comme en témoigne cet ultime épisode de ses recherches menées en Russie, lorsqu’il découvre, début 1919, le journal d’Apollinarija Suslova60. Le 21 mars 1919, il envoie à Aleksandr Fomin un message équivoque mais instructif si on le met en rapport avec ses centres d’intérêt de l’époque, et notamment sa découverte du journal

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 272

de la compagne de Dostoevskij : Bem invite son collègue à venir l’écouter lors de la prochaine séance de la Société Puškin : « J’ai entre les mains un matériau très précieux, vous ne le regretterez pas »61. Malgré les espoirs qu’a engendrés cette découverte, Bem ne pourra l’exploiter comme il l’entendait. De retour en Ukraine l’été 1919, pour retrouver sa famille, il est une fois encore bloqué à Kiev, alors que l’Armée rouge s’approche et s’apprête à reprendre Kiev. Al′fred Bem était un intellectuel typique, une sorte d’« éternel étudiant ». Cependant, à la différence du héros tchékhovien, il avait une capacité de travail considérable et organisée. Nous étions tous persuadés qu’il deviendrait un grand savant.62

64 La révolution qui, dans certains cas, s’est conclue par l’émigration, a eu raison des certitudes de ces jeunes intellectuels des années 1910. Point de renversement dans leurs trajectoires, 1917 peut être un prisme de lecture qui réunit les deux correspondances analysées ici. Les espoirs que 1917 a pu représenter pour le jeune philologue qu'était alors Al’fred Bem, y sont manifestes, tout autant que les obstacles et les limites qu'il a rapidement rencontrés. Comment a-t-il pu les contourner ? La mise en perspective de ces écrits permet de retracer la façon dont les cercles scientifiques ont tenté de se recomposer, de poursuivre leurs activités et de préserver leurs contacts, en Russie et au-delà. À cet égard, la correspondance est, pour Bem, un outil primordial, l’inscrivant dans un milieu précis. Elle est, par exemple, intimement liée à la vie des cercles littéraires auxquels il participe – pour l’organisation des rencontres, des publications ou la mémoire de ces rencontres.

65 L’écriture épistolaire revêt également une fonction de conservation – dont Bem l’archiviste ne peut qu’être conscient. Par ce biais, on garde la trace des informations qu’il échange avec ses contemporains. Le lecteur d’aujourd’hui, en combinant ces écrits peut en dégager un récit épistolaire. Celui-ci est certes parcellaire, c’est bien le propre de l’épistolarité d’être une écriture en suspens, en réponse ou dans l’attente d’une répartie. Cependant, ces fragments reliés finissent par dessiner une trame. Le canevas tissé, à partir des lettres de 1917, montre que la trajectoire d’A. L. Bem ne peut être comprise uniquement à la lumière de son adhésion ou de son rejet de la révolution et du système qui suivra. D’autres facteurs sont intervenus, les conditions matérielles, les possibilités professionnelles et scientifiques se sont conjuguées au contexte politique et ont pesé sur ses choix. Sa correspondance met en lumière la complexité de cet arrière- plan qui a été fondamental.

ANNEXES

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 273

Un aperçu des trajectoires des correspondants

A. L. BEM est né le 6 mai (23 avril) 1886 à Kiev, dans une famille allemande d’Ukraine installée dans la capitale. Il commence ses études à Kiev, mais est rapidement exclu de l’Université kiévienne Saint-Vladimir pour avoir participé aux manifestations réclamant une libéralisation de l’utilisation écrite de l’ukrainien. L’année suivante, en 1909, Bem est admis à l’Université de SaintPétersbourg, où il suit notamment les cours d’Aleksandr Šaxmatov et Vsevolod Sreznevskij, ainsi que le séminaire de Semen Vengerov. Il est exclu de l’université en 1911, dans le sillage des mouvements estudiantins qui ont éclaté à la mort de Tolstoj. Expulsé de la capitale russe, il séjourne à Moscou mais surtout en Ukraine, où il est incarcéré quelques mois plus tard, entre le 6 juin et le 14 septembre 1912, pour avoir eu en sa possession des livres interdits, et – c’est du moins ce que son entourage pense – en raison de ses relations avec Jurij Pjatakov63. Une fois libéré, il doit néanmoins rester en Ukraine où il est assigné à résidence pendant quelques mois. Il finit par s’établir à Saint-Pétersbourg, en 1913, où il s’occupe du fonds des manuscrits sous la direction de V. I. Sreznevskij. Il publie alors dans les périodiques Puškinist et Puškin i ego sovremenniki. Étant donné ses origines allemandes, pendant la Première Guerre mondiale, Al′fred Bem n’est pas envoyé au front bien qu’il ait déjà adopté la nationalité russe. Sa fille, Irina, naît en 1916. Dès lors, il vit entre Kiev et Petrograd, hésitant à faire venir sa famille en Russie, en raison des difficultés d’approvisionnement. 1917 n’arrête pas les allers retours qui, au contraire, se multiplient. Cependant, rapidement, avec la guerre, la dégradation des liaisons entre les deux capitales l’oblige à allonger ses séjours à Kiev où il s’investit dans la vie scientifique et intellectuelle, voire politique. Pendant la période d’indépendance d’une partie de l’Ukraine (1917-1919), Bem est coupé de Petrograd mais, dès l’été 1918, il regagne la ville russe où il est nommé, le 26 juillet 1919, conservateur du fonds des manuscrits de l’Académie des sciences. Pourtant, peut-être pour des raisons familiales, fidèle à ses déplacements pendulaires annuels, il regagne l’Ukraine pour retrouver sa famille, ou pour préparer son exil. Quoi qu’il en soit, bloqué à Kiev encerclé par les troupes de l’Armée rouge, il quitte la capitale ukrainienne fin novembre 1929. Il retrouve Zen'kovskij et Odinec à Odessa, et les trois hommes embarquent ensemble le 9 janvier 1920 pour les côtes roumaines. Après avoir traversé la Roumanie à pied, il gagne Belgrade au printemps 1920. Puis, toujours en leur compagnie, en automne 1920, il s’installe à Varsovie, où ils participent ensemble à la rédaction du journal Za Svobodu, dirigé par Boris Savinkov. Le journal est clairement engagé, dans sa lutte contre le pouvoir soviétique et son soutien à Piłsudsky, de sorte que les années varsoviennes (1920-1922) se distinguent par la politisation des activités de Bem. Cependant, il ne se détourne pas totalement de la littérature, puisque qu’il fonde un cercle poétique (la Taverne des poètes [Taverna poetov]) et reprend la plume. Cette période est toutefois de courte durée, suivie des années pragoises au cours desquelles Bem revient à ses activités scientifiques. En janvier 1922, A. L. Bem s’installe à Prague grâce à la politique d’accueil tchécoslovaque, où sa famille, qui a obtenu l’autorisation de quitter le territoire soviétique, le rejoint un an plus tard. Il travaille comme lecteur de russe à l’Université Charles, continue ses travaux bibliographiques, publie des ouvrages consacrés la littérature russe – notamment à Dostoevskij, mais aussi à la littérature russe contemporaine, en URSS ou en émigration. Il crée un cercle de poésie [Skit poetov] pour

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 274

encourager l’écriture de la jeune génération en exil, participe au cercle linguistique de Prague. L’exil semble avoir été précédé d’une période d’hésitation et d’attente entre la Russie et l’Ukraine. Dans les années 1910, Arkadij Iskoz (1880-1968) ne porte pas encore le pseudonyme de Dolinin, qu’il adoptera en 1918. Comme A. L. Bem, Arkadij Iskoz est originaire des confins de la Russie impériale. Alors que Bem est issu d’un milieu allemand d’artisans, son ami est né dans une famille juive de la zone de résidence. Pour échapper aux quotas imposés aux Juifs, il commence ses études à Vienne, puis les termine à Saint- Pétersbourg au début des années 1910, aux côtés d’Al′fred Bem, en fréquentant lui aussi le séminaire Puškin de Vengerov. Il est exclu de l’université et interdit de séjour dans la capitale russe, en même temps que son ami. Cet élément commun de leur biographie sera d’ailleurs un élément déclencheur de leur correspondance; laquelle s’appuie sur l’éloignement des deux hommes – équivoque épistolaire oblige. Néanmoins, avec leur interdiction de séjour dans la capitale russe, les chemins commencent à s’écarter : au lieu de se retirer en Ukraine, Arkadij Iskoz s’installe à Moscou, où il collabore à la rédaction de Russkaja Mysl′, ainsi qu’aux Zavety, auprès d’Ivanov-Razumnik. Rapidement, il en dirige la rubrique littéraire. Ses qualités d’écriture, lui permettent de vivre de sa plume, très tôt et plus facilement que Bem, comme ce dernier le note dans sa lettre du 1er août 1911, lorsqu’il renonce à vivre à Moscou64. Dans les années 1910, Arkadij Iskoz fait une grande place au psychologisme dans ses analyses, il modifie sa grille de lecture après la révolution et se spécialise dans l’étude de Dostoevskij, publiant plusieurs volumes de Sources et articles. Ses analyses lui vaudront, tout au long de sa carrière, une indéniable reconnaissance mais aussi de nombreuses attaques. Vsevolod SREZNEVSKIJ (1867-1936) a prolongé les travaux de son père (Izmail Sreznevskij, slaviste, 1812-1880) en classant et veillant à la conservation de ceux-ci, mais encore et surtout à travers ses propres productions, l’enseignement qu’il a prodigué à l’université de Saint-Pétersbourg – il a notamment formé Bem à l’étude des sources, de la paléographie et aux recherches bibliographiques. Son investissement au sein de la bibliothèque de l’Académie des sciences représente un pan notable de ses activités. D’une grande rigueur scientifique, Vsevolod Sreznevskij a œuvré au développement du fonds de manuscrits de la bibliothèque de l’Académie des sciences, en tentant d’y intégrer notamment les archives de Tolstoj qui ont fini par lui échapper65. Notons encore que le paléographe qu’il fut s’occupait d’archives contemporaines qui eurent une portée politique (les manuscrits de Tolstoj, les archives des services de la police impériale jusqu’en 1905, la bibliothèque que lui a léguée Bonč- Bruevič, bien avant la révolution de 1917). L’un des objectifs de Sreznevskij était d’ailleurs de conserver des documents supposés refléter la variété et la richesse des différents mouvements politiques qui ont traversé la société russe. Même s’il appartient à une autre génération, Bem trouve auprès de son professeur une réelle compréhension, voire complicité, tant au sujet de ses travaux littéraires et scientifiques que de son engagement politique.

Lettres du 18 février et du 9 mars 1917

18 février 1917

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 275

Lettre du 18 février 1917 (1)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 52-53 [recto verso].

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 276

Lettre du 18 février 1917 (2)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 52-53 [recto verso].

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 277

Lettre du 18 février 1917 (3)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 52-53 [recto verso].

Столько тебе надо, Аркадий, написать, что и не знаю с чего мне начинать. Думаешь, начну с оправданий, что так долго написал? напрасно, т[ак] что оправданий у меня нет никаких, как их не было у тебя, когда не обменялся ни одним письмом с Зигмунтом. А вот о Зигмунте напишу. Что он был здесь – знаешь. Оставил он вo мне очень доброе, [...] приятное впечатление. Все такой же, но прибавилась и новая черта, большей обязательности, смелости в разговоре с другими и умение вмешаться в общее дело. Очень он ласковой и чувствительный какой-то. Из разговоров с ним, значительных сообщений не было (ведь надо было всюду побывать, т[ак] к[ак] никому не удалось как следует с ним ставить), отдельные мелочи – знаменательные.

Одно особенно оставило – проявление какой-то коллективной, если хочешь собрать религиозность. Говорит, как скажут вокруг, «Господи помилуй» и перекрестится, т[а]к и ему легче станется. И это не так просто брошенное слово, а видно за этим у него перестал физически, видно он очень открыт; выпрямился, настолько огрубел.

Вчера приехал Ипполит. Страшно сказать, а появился у меня чувство стеснительности с ним; видно, надо поговорить, но не знаю – надо-ли? Если не выйдет, будет хуже. Вчера были у нас [...]. Он много и, как всегда, хорошо рассказывал о своих впечатлениях [...] до неприличия. Тяжело очень. Он не сознает свое положение, думает, что легко поправится. А дело почти наверно, безнадежное. Собирается его привести в Питер и попробовать здесь операцию сделать. Операция такая очень опасная. Иногда думаешь лучше бы

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 278

смерть, чем так, а потом, к себе прикладываю, я бы хотел жить и слепым. Если бы только материальную сторону удалось уладить. Говорит, он представлен в прапорщики – если так, что определенный минимум ему обеспечен. Сейчас он уже выходит, был с Ипполитом у Омеляненок. Тяжело очень. В связи со статьей много снова поднялось в душе; ну, об этом будущий раз. Дома у нас все хорошо. Ирина растет и умнеет. На этой неделе прихворнула, даже основательно день на два. Наше спасение – Вера Ив. До чего спокойно, когда знаешь, что всегда можешь сбегать на Пушкарскую и спросить к[а]к быть. Меня особенно успокаивает ее манера говорить о медицине – точно не она думает а вспоминает, а <> хорошо, она у тебя.

Понедельники процветают, значительно лучше идет дело, чем в прошлом году. Да, затем – тебя очень просим передать общий привет. Свое сообщение о мотиве, сюжете, содержании я читал в Пушкинском кружке в Университете. Было очень оживленно; напали на меня с разных сторон. Был Сакулин, Колдовская, Бродский (москвич). Возражали гл[авным] обр[азом] Энгельгардт и Жирмунский. Думаю и ты был бы на их стороне. Основной упрек – нельзя определить отдельные понятия – термин, без предварительного отношения на нем. Неужели это не литература? Старый упрек в формализме мышления. Во многом я думаю былa [непонятность]. ну это тоже моя вина. Но вообще спорнее успешно пришло, м.б. доклад напечатаю; Венгеров советует.

О тебе все знаю о огорчаюсь. Целую тебя.

9 mars 2017

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 279

Lettre du 9 mars 2017 (1)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 54-55 [recto verso].

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 280

Lettre du 9 mars 2017 (2)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 54-55 [recto verso].

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 281

Lettre du 9 mars 2017 (3)

Rossijskaja nacional′naja biblioteka, SPb, Fonds 1304 [Dolinin], dossier 2103, feuillets 54-55 [recto verso].

Твое тревожное, полное сомнений, местами почти жутко отдаляющее письмо, бедный мой Аркадий ; пришло тогда, когда здесь у нас было радостно, бодро о уверенно. Правда были у нас трудные дни, когда не было веры в успех, когда, казалось все кончится массовым расстрелом ; было жутко, когда уже город был в руках [восставших], когда ураганом сильно [...] – но сами мы, еще только почувствовав победу, готовы были ее потерять. Недоверие друг к другу, слепое доктринёрство, узость и местами просто злостный умысел – грозили настраивать победителей друг [против] друга. Я помню, был в этот день в городе, это было 1ое марта. Когда я услыхал, что делается, к[а]к размельчатся сильные страсти, как натравливает солдат на офицерство, как берут под сомнение четкость людей, ставших у власти, только потому что они представители [уместных] взглядов – я совсем упал духом. Пробовал говорить, говорил много [до дремоты] говорил д.б. для многих убедительно, п.ч. встречал сочувствие, но все же пришел домой почти с чувством безнадежности на душе. [Потом наступило прояснение. Решение Керенского, резолюция трудовиков, перемена, некоторая, правда, в тактике сов(етов) р(абочикх) о с(олдатскикх) д(епутатов) – внесло успокоение. Правда и сейчас не улеглась тревога, и сейчас много делается такого, от чего временами кулаки сжимаются от злости, но есть просвет – тот рост сознательности и понимания, к(о)т(орые) обнаруживает масса в целом]. Жизненные трудности (очень тяжело с продовольствием), но есть вера в будущее и общий порыв к предстоящей радости. Надо верить, что мы выйдем победительными.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 282

Вот для твоего пессимизма. Город был целую неделю без всякого надзора; не было сил, к(о)т(орые) могли бы противостоять грабежу, насилию, погрому – да чему угодно, все же эти явления единичны. Порядок держался “самовольно”, к(а)к выразился наш дворник. Даже случаи самосуда были сравнительно редки; удавалось уводить от разъяренной толпы арестованных полицейских, если они только не очень себя вызывающе вели. Если все действие попадет хорошо, то встреча наша будет радостна. Все так прикладываю к своим близким знакомым – для скольких, помимо общей радости, еще своя, личная радость: брат (ему [сложно] оставаться в России), Юрий, для Берты, тебя, [будь] столько новых возможностей.

Меня вчера оторвали, дописываю утром, 10ого. Иринка сидит рядом и пищит. Дома у нас все хорошо и детик здоровенький, веселенький и нам большая радость. [...] У нас все еще собачий холод. Тоня чувствует себя хуже. И усталости, и трудности в хозяйстве, а главное, очень по-моему остается одна в доме. Я втянулся в обывательские организации, вышел в комитет нашего района ; поэтому по вечерам заседания, днем в Академии.

Ирой решительно не даст писать. Но будь здоров, физически особенно (душевно справишься) и вглядывайся не только в темное.

Целую крепко, твой Альфред.

Вера Ив. к[a]к-то выросла за это время, знает твердо что-то свое и идет к этому своему уверению. Очень она у тебя хороший [...] Должно бы стоить.

NOTES

1. Arkadij Iskoz est plus connu sous le nom de Dolinin qu’il a pris en 1918. Dans la mesure où nous traitons des années précédentes, nous avons choisi d’utiliser le premier nom. 2. Les lettres que Bem a envoyées à Arkadij Iskoz ont été conservées dans le département des manuscrits (Nacional′naja rossijskaja biblioteka, département des manuscrits, Fonds 130 : Archives Dolinin ; ci-dessous : NRB, f. 1304) Des passages de cette correspondance ont été publiés par A. N. Gorjainov, « Некоторые новые матерялы об А. Л. Беме », in col., Русская, украинская и белорусская эмиграция в Чехословакии, между двумя войнами, Praha, Narodní knihovna CR, 1995, p. 344-352. Les lettres adressées à Sreznevskij ont été publiées en 2005, Alfred Ljudvigovič Bem, Vsevolod Izmailovič Sreznevskij, Perepiska, 1911-1936, Miluša Bubeniková, Andrej Gorjainov (eds.), Brno, MU, 2005. Pour des précisions sur ces différents correspondants, cf. les notices en annexe. 3. Manon Brunet, « La réalité de la fausse lettre: observations pour une épistémologie appliquée de l’épistolarité », Tangence, no 5, 1994, p. 26-49, p. 48. 4. Vasilij Zen′kovskij (1881-1962), théologien, philosophe et journaliste. Il était professeur à l’Université de Kiev, lorsqu’il a été sollicité pour devenir ministre des cultes dans le gouvernement de Skoropadskij. Ses mémoires ont été publiés sous le titres de Пять месяцев у власти (15 мая-19 октября 1918 г.), M., Krutickoe patriaršee podvor′e, 1995. Ses souvenirs sur les personnalités remarquables qu’il a connues en Russie et en exil, peuvent également être lus comme des témoignages sur son époque et ses contemporains, « Мои встречи с выдающимися людьми », Записки русской академической группы, vol. 26, 1995, p. 3-61, p. 10-11. Ils retracent les mois passés au service du premier gouvernement de Lizogub. Vladimir Vernadskij

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 283

(1863-1945), minéralogiste et chimiste, est le fondateur de la biosphère. Académicien, il est à l’origine de la création de l’Académie des sciences d’Ukraine, en 1918. Ses mémoires Дневники 1917-1921 : октябрь 1917-январь 1920, Kiev, Naukova dumka, 1994, écrits au jour le jour, relatent les mois de la Révolution en Russie, puis de 1917 à 1919, sa vie en Ukraine – ses relations avec le gouvernement de Skoropadskij, la création de l’Académie des sciences, ses liens avec les autres savants et penseurs de son époque, son exode qui ne l’a pas mené à l’étranger mais en Crimée avant qu’il ne regagne la Russie. 5. La Journée des femmes qui allait déclencher la révolution de Février aurait lieu cinq jours plus tard. 6. Zinaïda Hippius, Journal sous la Terreur, Paris, Éditions du Rocher, coll. , p. 122. 7. Sigizmund Natanovič Valk (1887-1975) est un personnage récurrent dans la correspondance entre Bem et Iskoz. Son parcours est assez similaire à celui de ces derniers, où pointe l’attraction de la capitale pour ces jeunes hommes de nationalités variées, mais périphériques. Né en Lituanie, il a fait ses études au lycée de Łódź (1898-1906) d’où il est exclu en raison de ses «sympathies pour les socialistes polonais». Il peut ensuite s’inscrire à l’Université de Saint-Pétersbourg, mais en est exclu, comme ses amis en 1911, pour avoir participé à des manifestations estudiantines. Il termine ses études à la faculté de philologie de l’Université de Saint-Pétersbourg en 1913. Historien et archéologue, il commence à enseigner à l’Institut d’archéologie, en 1921, puis dans le département d’archéologie de l’Université de Leningrad, Bibliothèque nationale russe (NRB, fonds des manuscrits), f. 316: Valk; Grin C. I., «Валк Сигизмунд Натанович», in Сотрудники национальной библиотеки-деятeли науки и культуры, SPb., izd.-vo Ross. Nac. B-ki, 1999. 8. Fondé en 1915 sous le nom de Пушкинское историко-литературное общество, ce cercle était « intimement lié » au séminaire de Vengerov dans un premier temps, et lui a définitivement succédé à partir de l’automne 1915. Ses instigateurs étaient d’anciens membres du séminaire dont ils ont voulu prolonger les travaux, parmi lesquels on recense entre autres S. M. Bondi, Ju. G. Oksman, M. O. Lopatto, A. A. Tamanšev... Semen Vengerov se félicite de cette création qu’il a encouragée et note que l’audience dont a bénéficié ce nouveau cercle créé par ses disciples a été telle que, dès 1918, il a « perdu son caractère spécifiquement étudiant, se transformant en une société scientifique dont les membres peuvent être des chercheurs dans le domaine de l’histoire et de la littérature», Vengerov, «Предисловие», Пушкинист, vyp. 3, 1918, p. VII. Sur le séminaire de Vengerov, voir Catherine Depretto, le Formalisme en Russie, Paris, IES, 2009, p. 68-76. Sur l’histoire des cercles littéraires voir également Manfred Šruba, Литературные объединения Москвы и Петербурга 1890-1917 годов, Moskva, NLO, 2004, p. 67. 9. Pour la lettre complète, voir en annexe (Lettre du 17 février 1917, NRB, f. 1304, l. 52-53, NRB, citée partiellement par Garjainov, op. cit.). 10. Dans les années 1930 lorsque ses anciens condisciples, ou plus largement les savants de sa génération, sont accusés de formalisme, le terme est devenu une « une injure politique » (Depretto, op. cit., p. 14). 11. Известия отделения русского языка и словесности Российской Академии Наук, vol. 23, no 1. 12. Пушкинист, 1918, no 3, p. 5-10. 13. Lettre de Bem à Iskoz (NRB, f. 1304, l. 54). 14. Но сами мы, ещё только почувствовав победу, готовы были ее потерять (Ibid.). 15. Orlando Figes, la Révolution russe, Paris, Denoël, 2007, p. 567. 16. Hippius, op. cit., p. 145. 17. Sur l’interférence entre l’individuel et le social dans les pratiques épistolaires, voir Anne- Marie Grassi, Lire l’Épistolaire, Paris, Armand Colin, 2005.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 284

18. « De façon générale, Iv. Razumnik n’a qu’horreur et dégoût pour le soviet. Pour lui, ce n’est même pas la Commune mais plutôt une “révolte à la Pougatchev” » (Hippius, op. cit., p. 149). 19. Lettre du 9 mars, NRB, f. 1304, l. 55. Le frère d’A. L. Bem, Otto, était interdit de séjour en Russie, assigné à résidence en Ukraine, non seulement en raison de ses origines allemandes mais aussi de son engagement politique, Jurij est vraisemblablement Jurij Pjatakov, alors en exil, quant à Berta, il s’agit de la sœur d’Arkadij Iskoz, elle aussi née dans la zone de résidence. Les trois étaient absents de Saint-Pétersbourg, interdits de séjour dans la capitale. La Révolution était pour eux un gage de liberté, censée répondre à leurs idéaux et leur apporter une liberté qu’ils n’avaient jamais eue ou qu’ils avaient perdue. 20. Ibid., NRB, f. 1304, l. 55 ob. 21. Vincent Kaufmann, l’Équivoque épistolaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990. 22. En 1912, deux étudiants russes ont une conversation animée au sujet d’une possible guerre entre la Russie et l’Allemagne : Al′fred Bem et Nikolaj Anciferov. Le premier ne peut imaginer une telle éventualité : «[...] если Вильгельм вздумает напасть на нас или на французов, рабочие сейчас же положат конец войне. Вы не учитываете силы германской социал- демократии»; le second doute profondément d’une telle force, rétorquant à son interlocuteur : « [...] Если будет война, то германские социал-демократы пойдут вместе с кайзером ». Бем изменяется в лице. Он сказал мне глухим голосом “мы с вами не можем договориться. Кончим спор” » [« Si la guerre éclate, alors les sociaux-démocrates allemands se rallieront au Kaizer ». Le visage de Bem se transforma. Il me dit d’une voix sourde : « Nous ne pouvons nous entendre. Cessons ce débat »], N. P. Anciferov, Из дум о былом, Moskva, Feniks, 1992, p. 188. Cette discussion, si elle illustre l’écart entre les deux visions politiques défendues par deux jeunes hommes dans les années 1910, ou l’acuité de telles questions à leur époque, a surtout l’intérêt de montrer la force de la foi de Bem dans la social-démocratie allemande d’alors, sur laquelle reposait sa conception du monde et de son avenir. Ajoutons encore que cette dispute avait pour origine la question de la défense des peuples slaves des Balkans. Anciferov, persuadé qu’une guerre serait inexorable pour les libérer, s’étonnait du manque de solidarité de la part de Bem à l’égard de ces « frères slaves » ; ce dernier plaidant en effet pour une solidarité « de classe », fidèle aux idéaux de la social-démocratie, marxiste à l’époque. Sa désillusion, dès l'été 1917, a fini par l'éloigner de ces premiers idéaux politiques. Par la suite, on ne trouve plus, sous sa plume, de référence enthousiaste à la social-démocratie allemande. Pour son évolution politique, voir Miluša Bubenikova, « Альфред Бем – сторонник активизма », in : M. A. Vasil′eva (ed.), А. Л. Бем и гуманитарные проекты русского зарубежья, p. 244-269. 23. Lettre du 23 juillet 1917, gare d’Irpin, chemin de fer, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 55-56. 24. En 1917, le gouvernement provisoire avait attribué ces archives à la bibliothèque de l’Académie des sciences. Sreznevskij devait diriger leur intégration. Qu’il se voie attribuer une telle mission, visant à enrichir le fonds des archives dont il est responsable est un indéniable signe de reconnaissance à son égard. Cependant, comme nous le verrons plus bas, cette reconnaissance fut éphémère. 25. Lettre de Bem à Sreznevskij du 23 juillet 1917, gare d’Irpin, chemin de fer, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 55-56. 26. Sur la « science des nationalités », voir Juliette Cadiot, le Laboratoire impérial. Russie-URSS 18601940, Paris, CNRS Éditions, 2007 ; et plus précisément le chapitre qu’elle consacre à la question « La science des nationalités [1905-1917] », p. 91-113. 27. « Знаешь ли, Аркадий, как у Христа за пазухой ? Хорошо ну тaк мне сейчас еще лучше. Правда только с вешней стороны: большой парк, под носом пруд, под боком мамаша, ем сладко, сплю мягко, чего еще больше. Но снова закурил, а ты знаешь, что это признак же из важных. Не подумай по началу письма, что разтягиваю пуговицы, по общей формуле могу тебе дать представление о моем самочувствии : беда видишь

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 285

ли вся в том, что в Киеве и киевской атмосфере психология часто берет вверх над логикой. », Lettre du 13 mai 1913, NRB, f. 1304, l. 29. 28. . Sur ce point, et plus précisément sur la façon dont les enjeux nationaux, politiques et littéraires se sont entrecroisés, voir George S. N. Luckyj, Literary politics in the Soviet Ukraine, 1917-1934, Durham, Duke University Press, 1990. 29. Leur rapprochement explique aussi que la révolution d’Octobre n’est pas évoquée cette correspondance. 30. Lettre du 24 décembre 1917, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 56-57. 31. Lettres des 25 et 29 janvier, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 56-57. 32. Lettre de Bem à Sreznevskij du 18 avril 1918, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 61. 33. Sonia Combe, D’Est en Ouest, retour à l’archive, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. 34. Lettres à Sreznevskij, du 24 et 28 août 1918 (Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 67-72). 35. Sergej Fedorovič Platonov (1860-1933) : un des grands historiens de l’Ancien régime, à la tête de nombreuses institutions, y compris après la Révolution. Après avoir dirigé le Musée Puškin, il est devenu le directeur, en 1925, de la Bibliothèque de l’Académie des sciences, il a alors écarté Sreznevskij de la direction du Musée Tolstoj, qui s’est retrouvé relégué et progressivement ostracisé. Sreznevskij en a nourri une profonde antipathie à l’égard de Platonov dont il a critiqué, dans des lettres à Bem notamment, le comportement (jugé comme proche du pouvoir et opportuniste par l’épistolier) et les méthodes (lettres du 26 août et du 10 septembre 1927, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 107-111). Platonov sera une des victimes principales de « l’Affaire des académiciens » (également dite l’Affaire Platonov-Tarle), un des grands procès truqués de la période du « Grand tournant ». Arrêté en 1930, il est exilé à Samara où il meurt en 1933. L’inimitié notoire entre Platonov et Sreznevskij a-telle sauvé ce dernier, ou est-ce le fait d’une intervention de son vieil ami et soutien, V. D. Bonč-Bruevič, en sa faveur ? Sur cette question, voir l’introduction à la correspondance entre Sreznevskij et Bem, M. Bubenikova et A. N. Gorjainov, « О невосполнимых потерях : Альфред Людвигович Бем и Всеволод Срезневский », in Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 7-40). 36. Conservé à Prague (Literání archiv památníku národního písemnictví, Fonds Bem, Karton 1 : Doklady vlastní [documents personnels]). 37. Une partie des membres du premier gouvernement de l’hetmanat (gouvernement dirigé par Lizogub) se firent les artisans de ce « parallélisme culturel » ; ils étaient aussi liés à la nouvelle Académie des sciences ukrainienne dans le sillage de son directeur Vernadskij. Il s’agissait pour l’essentiel de Russes d’Ukraine, ayant effectué une partie de leur carrière politique ou scientifique en Russie. À travers l’idée d’un « parallélisme culturel », ils reconnaissaient la nécessité de développer l’ukrainien en tant que langue scientifique et littéraire et plus largement d’encourager le développement et l’autonomie de l’Ukraine, car c’était «par l’Ukraine que devait être sauvée la Russie ». Leur vision était néanmoins éloignée de celle de Denikin ou de Miljukov qui voyaient dans l’Ukraine un simple terrain pour servir de base arrière. Quoi qu’il en soit, le concept de deux cultures parallèles, ni tout à fait intégrées ni tout à fait autonomes, ne pouvait satisfaire les défenseurs d’une véritable indépendance, pas plus que leurs opposants. 38. Lettre du 18 avril 1918, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 61. 39. L’on ne dispose pas de documents attestant son adhésion au mouvement SR. Néanmoins, ses amitiés, sa trajectoire et le premier cercle auquel il appartiendra en émigration à Varsovie, aux côtés de B. Savinkov et D. M. Odinec (sur ce point, voir plus bas, la partie consacrée à l’exil) le situent sur la partie de l’échiquier politique russe allant des SR aux KD de gauche. Sur l’évolution de la position politique de Bem, avant la Révolution et pendant les années qui ont suivi, voir Miluša Bubenikova, « Альфред Бем – сторонник активизма », in : M. A. Vasil′eva (ed.), А. Л. Бем и гуманитарные проекты русского зарубежья, M., Russkij put′, 2008, p. 244-269. 40. Aleksandr Dmitriev, « Langue ukrainienne et projet de science nationale : les étapes d’une légitimation académique (fin des années 1880, début des années 1920 », in : Juliette Cadiot,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 286

Dominique Arel, Larissa Zakharova (eds.), Cacophonies d’empire : le gouvernement des langues dans l’Empire russe et l’Union soviétique, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 85-108, p. 105. 41. Il est vrai que l’Ukraine de l’époque est composée d’identités bien plus nombreuses à travers notamment les communautés juives, ou encore la présence polonaise. Il en est néanmoins très peu question dans les écrits que nous citons ici, c’est pourquoi nous parlons ici de dualité. Notons toutefois l’exception que représente le journal de Vernadskij qui a, au sujet des juifs d’Ukraine, de nombreuses réflexions, parfois paradoxales. 42. V. I. Vovina-Lebedva, A. V. Sirenov, Академик А. А. Шахматов : жизнь, творчество, научное наследение (к 150-летию со дня рождения), SPb, RAN, Nestor-Istorija, 2015, p. 22. 43. «Мне очень больно, что Алексей Александрович так сурово отнесся к моей работе здесь.» Lettre du 12 juin 1918, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 63. 44. Sa vision très russo-centrée ne l’a pas empêché de cultiver des relations relativement bonnes avec Hruševs′kyj jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine, du moins jusqu’en 1917. 45. « Я больше чем уверен, что все произошло от того, что письмо мое Вам не дошло, так как в нем я подробно писал о здейшней обстановке.» Lettre du 12 juin 1918, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 63. 46. . Lettres du 23 août 1917, 21 janvier 1918, Kiev, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 55, 60. 47. Sur ce point, voir la lettre que Šaxmatov adresse à Sreznevskij, critiquant l’attitude de Bem (CGALI, F 436, op. 1, ed xr 3038 l. 84, cité par Vovina-Lebedva, Sirenov [op. cit., p. 22]). 48. «Украинизация принимает такие уродливые формы, что грешно оставаться пассивным. Кто его знает, как повернется все в будущем, но сейчас под защитой немецких штыков ведется бешеная травля всего связанного с русской культурой. Я никогда не был националистом, да и сейчас во мне нет этого, но проснулось чувство гордости за свою родную культуру, почувствую подлинную связь с нею. » Lettre du 18/5.IV.1918, Kiev (Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 61). Sur l’autorussification – ou la façon dont certains représentants des minorités se sont assimilés – et son évolution, voir : Aleksej Miller, Империя Романовых и национализм : эссе по методологии исторического исследования, Moskva, NLO, 2006. 49. Sur sa participation au gouvernement et sa description de la situation pendant ces quelques mois, voir Zenʹkovskij, Пять месяцев у власти, op. cit. 50. « Земля помещиков попадает теперь в немецкие руки и дешево », Vernadskij, Дневники 19171921, op. cit., p. 61). 51. Bien que membre du parti KD, hostile à une autonomie de l’Ukraine, N. P. Vasylenko (1866-1935) n’était pas sourd aux arguments des autonomistes. Il fut d’ailleurs membre de la société scientifique Ševčenko dès 1911, et en 1917, à la demande de Hruševs′kyj, il devient vice- président de la Rada. Ce n’est pas qu’un historien reconnu. Vasylenko est en quelque sorte, le KD le plus proche des autonomistes (témoin de sa fiabilité : il était à la tête du conseil des ministres entre avril et mai 1918, avant d’être remplacé par Lizogub, et de prendre le portefeuille de l’enseignement). C’est bien parce qu’il conjuguait de tels antagonismes qu’il a été chargé des questions culturelles et d’éducation. 52. Sur la création de l’Académie des sciences et ses rapports avec Vasylenko et leurs marges de manœuvre, voir Vernadskij, op. cit. 53. Sur l’histoire de la fondation de l’Académie des sciences et les conflits qui l’ont accompagnée, voir Aleksandr Dmitriev, op. cit. 54. Sur ce point, voir Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2014. 55. Ce ministère fut créé dès août 1917, alors que l’Ukraine était encore une république autonome, il était alors dirigé par Dmitrij Odinec, historien et membre du gouvernement provisoire dont il était l’émissaire en Ukraine. 56. Lettre du 18 avril 1918, Kiev, op. cit.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 287

57. «Мне радостно получить возможность работать над подготовлением издания Толстого, возможность редактировать и поработать над разночтениями. Особенно сейчас я мечтаю об этом, т[ак] к[ак] в здешней обстановке полной политической мерзости, всяческих заподoзрeваний, нелепых обвинений, я особенно тоскую по академической работе », Kiev, lettre du 12 juin 1918, op. cit., p. 65. 58. Le 24 août 1918, il lui écrit depuis « Petersbourg » (« Из Петербурга в Липецк », note-t-il à Sreznevskij qui est parti passer la fin de l’été dans le sud de la Russie), comme s’il voulait affirmer l’immuabilité du monde académique qu’il vient de retrouver. Outre les travaux qu’il a l’intention de reprendre, une autre raison de son retour est de remplacer Sreznevskij et un certain Fedor Ivanovič afin qu’ils « puisse[nt] profiter un peu de l’été », Kiev, lettre du 12 juin 1918, Bem & Sreznevskij, op. cit., p. 66. 59. Толстой, Памятники творчества и жизни, Petrograd : изд-во “Огни”, 1917-1923, trois tomes. Bem a collaboré avec Sreznevskij à l’édition des deux premiers tomes (1917 et 1920). Pour ce qui est de la bibliographie des œuvres de Tolstoj, elle sera publiée après son départ en exil ( Библиографический указатель творений Л. Н. Толстого, с дополнениями В. И. Срезневского, Leningrad, 1926). 60. Les écrits personnels (1862-1864) ont été couchés sur le papier par l’amante de Dostoevskij, laquelle inspirerait le personnage de Pauline dans le Joueur. Ce journal permet de mieux comprendre la construction du personnage et l’articulation entre l’œuvre et la biographie, qui a été un thème cher à A. L. Bem. Il met notamment en lumière les séjours français et allemands de Dostoevskij, évoquant le jeu, les rapports avec la Russie depuis l’étranger. Ils ont été publiés pour la première fois en 1928, sous la direction de Dolinin : A. P. Suslova, Годы близости с Достоевским. Дневник – Повесть – Письма, выступ. статья, A. S. Dolinin (ed.), Leningrad, Sabašnikovyx, 1928. Pour la traduction française : A. Souslova, Mes années d’intimité avec Dostoïevski, trad. du russe par Luba Jurgenson, Paris, Gallimard, 1995). Pour plus de précision sur l’édition de ce journal, voir Marija Magidova, «Материалы к истории литературных контактов А. Л. Бем 1920 гг. (Письма А. С. Долинина и Т. А. Крюковой) », Достоевский и мировая культура, альманах, no 19, 2003, p. 229-257. 61. « Во вторник, кажется, читаю доклад в Пушкинском обществе о Достоевском. Хотелось бы Вас видеть. Материал у меня очень ценный в руках, не пожалеете », IRLI, Fd A. G. Fomina, f. 568 ; op. 2, no 11, cité in : Magidova, 2003, p. 236. 62. « Альфред Бем был типичный русский интеллигент типа “вечного студента”. Однако, в отличе от чеховского героя очень много и организованно работал. Все мы были уверенны, что из него выйдет крупный ученый. », Anciferov, op. cit., p. 192. 63. A. N. Gorjainov, « Некоторые новые матерялы... », op. cit., p. 344-352. 64. Gorjainov, « Некоторые новые матерялы об А. Л. Бем », op. cit. 65. Lettre du 1er août 1911, NRB, f. 1304, l. 7 ob.

RÉSUMÉS

Quel effet la Révolution a-t-elle eu sur le parcours d’un philologue russe, spécialiste de littérature – Al′fred Ljudvigovič Bem ? Février, mars, juillet, octobre trouvent dans sa correspondance des échos différents – en raison aussi de ses propres déplacements et séjours plus ou moins prolongés, qui le retiennent en Ukraine entre l’été 1917 et juillet 1918. Ces activités scientifiques

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 288

et sa lecture des événements portent la trace de cet éloignement. À travers sa correspondance, l’on peut suivre sa position et son évolution dans le champ de la philologie au moment de la révolution et ultérieurement, mais aussi la perception que le savant a eue de 1917 et de ses répercussions sur le milieu scientifique. À cette fin, nous nous référons à la correspondance entre Bem et ses contemporains – Arkadij Iskoz et Vsevolod Sreznevskij pendant la Révolution et les deux années qui l’ont suivie. Ces écrits représentent les rares traces témoignant de ces années.

What effect had the revolution on the pathway of a Russian philologist – Al′fred Ljudvigovich Bem ? February, March, July, October have different resonances in his correspondence. Changes of view are obviously due to historical events, but also to his own situation and frequent journeys and stays in Ukraine between summer 1917 until July 1918. Remoteness marks his activities and reading of events. Through his correspondence, one can grasp his position and his evolution in the field of scholarship at the time of the revolution and later ; one may also note his interpretation of 1917 and its aftermaths on his scientific milieu. For this purpose, we’ll refer to Bem’s correspondence with his peers – Arkady Iskoz and Vsevolod Sreznevsky – during the revolution and the following years. These writings belong to the rare material evidence witnessing his Russian past.

AUTEUR

STÉPHANIE CIRAC Eur’Orbem

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 289

Spiritual Streams and Cultural Models Pursued by Russian Literary Scholars exiled in Interwar Czechoslovakia (R. Jakobson versus E. Liatsky) Les modèles intellectuels et culturels des philologues russes exilés à Prague dans l’entre-deux-guerres : R. Jakobson versus E. Liatckij

Miloš Zelenka

1 It is only for the past two decades that the phenomenon of Russian exiles who after 1917 en masse forsook their mother country to settle in Berlin, Paris, Prague, and Belgrade has come under intense scrutiny, at long last exempt from ideological connotations. Hence emigrantology, as an interdisciplinary field on the borderline between traditional philology and literary scholarship, let alone ethnology, cultural anthropology, biographistic studies, and politology, deals with emigration in its own right – tracing its genesis and importance and describing its changing functions not only in the literary polysystem but in the whole structure of social and historical processes.1 While the focus of emigrantology is a complex research into particular aspects of life in exile (viewed from artistic, social, political, or economic perspectives), its subject goes beyond the original assignment aimed at literature in exile, rather than political emigration – this why e.g. Ukrainian historiography prefers the wider term “diasporovedenye.”2 If emigration in its narrowest sense is construed as a literary theme subsumed to emigration as a cultural phenomenon, the result is, according to the French Slavonic scholar M. Aucouturier, no more than a variation of the old comparative theme of expulsion and forced departure from one’s mother country, fairly frequent already in antiquity, whereas a broader understanding of the emigration phenomenon involves producing cultural surroundings in a foreign country, which could not befall on a mass scale earlier than in the 19th and 20th

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 290

centuries.3 Along with terminological queries concerning the adequate denomination (exile, emigration, inner emigration) of these varying processes, which have assumed, particularly in the last ten years, new modifications (such as migrantship built mainly on economic reasons), in a purely comparative perspective, emingrantology can offer valuable material impulses for tackling the issues of authorian dioeciousness, namely various forms of bilingualism, closely connected with biliterariness, i.e. the author’s affiliation with more than one literary system.4 Not insignificant is the existence of specific interliterary relations and their division into periods, including the developmental synchrony or asynchrony between the metropolitan and exile literatures – for seldom does the state of affairs end in complete divorce, rather it brings about a wide scale of polemical, at times even clashing, contacts.5 A pivotal approach to the phenomenon of emigration proves to be the acceptance of its multicontextuality, perceived not only as a political but also an artistically polymorphous dialogue of cultures, conducted mainly as autocommunication within the system of differentiated structures and values in the national literature.

2 Discussions about delimiting the whole purpose of Russian exile activities, which have dominated round tables at the last two international congresses of Slavonic scholars, held in Cracow (1998) and Ljubljana (2003), revealed the limits and potentialities of particular interpretational approaches. In the case of Russian emigration, notwithstanding its specific features, such as deep conviction about the paramount historical significance of its mission as a “stimulating” cultural and spiritual obligation, the emphasis is now laid on refusal to isolate Russian exile literature from a broader European context, or modern world literature, and on combining the spiritual aspect of Russian “expansion” with Central and West European philosophical and artistic thought. Among the first to formulate this standpoint was Gleb Petrovich Struve, the exiled Russian literary historian (1898-1985) who explained its principle in his monograph Russkaya literatura v izgnanii (New York 1956), not published in Russia until 1996.6 Paradoxically, in all kinds of surveys, lexicons and encyclopedic dictionaries summarising the developmental lines of literary thought in interwar

3 Czechoslovakia, the activities of Russian scholars at that time are for the most part connected with a narrow circle of names (R. Jakobson, D. Czizhevsky, P. Bogatyrev, etc.) participating in the activities of the Prague School. As a matter of fact, there was a much wider scholarly community of diverse generations, methodological schools, and professional specialisations whose Slavonic and comparative scope fell outside the purely specific Czech studies, extending especially to Russian and Ukrainian studies. Literary research was conducted, among others, by A. Bem, E. Liatsky, V. Frantsev, J. Perfetsky, S. Vilinsky, L.Bilecky, J. Javorsky, etc.; while the younger generation, represented by D. Czyzhevsky, R. Jakobson, P. Bogatyrev, etc., developed the structural method of the Prague Linguistic Circle.7

4 For the sake of simplicity, the grouping of exiled Russian literary scholars, or rather philologists established in interwar Czechoslovakia, can be adequately divided into two model spiritual streams, which are differentiated on methodological, generational and quantitative grounds. The first, more numerous, movement is represented by scholars born between the 1860s –1870s, who one and all left their country for the West after 1917 and managed to retain their integrity in the foreign surroundings, while sharing considerably in the intellectual, cultural and scholarly activities of the new community. Such adjustment was facilitated also by the fact that their departure from homeland

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 291

came quite late in their life; they were middle-aged or elderly men who had achieved success in society and ranked among the domestic elite thanks to their career and scholarly reputation, which brought them respect even outside the Russian territory, especially in the Slavonic countries in Central and South-eastern Europe. Methodologically, they were researchers grounded in positivism and psychologism with varying philological and culturally historical orientation who, besides appreciation of comparative approach, systemisation and critical classification of facts, aspired to syntheses based both on extensive material enquiries and on minutiouse analytical interpretations. Among those who deserve mention for their achievement are mainly S. G. Vilinsky, the medievalist and tutor of the famous M. Bakhtin at St. Petersburg University, and above all, E. Liatsky; their methodological stand can be described as a continuous synthesis of the traditional Russian culturally historical school, morphology, the comparative study of A. Veselovsky, and psychological methods introduced to Russia by A. A. Potebnya.

5 The second movement is represented by a younger generation of scholars (born between 1890-1900), who went through different experience and whose maturation during World War I and the 1917 Russian Revolution influenced their less uncompromising, more indifferent attitude towards political events – N. B. Jakobson came in 1920 as an official representative of the new Soviet state. Over and above, they were more open methodologically, which, on the one hand, made them ready to absorb new impulses and the spiritual climate of the early 20th century, and on the other hand, manifested itself in the critical radicalness of their stand against the earlier positivist tradition, which later gave rise to the free spiritual background of the Russian Formalist School, subsequently transformed, in a fruitful symbiosis with the domestic influences, into functional structuralist aesthetics, organizationally anchored in the Prague Linguistic Circle. Their endeavour to integrate into the new community subsequently led to a partial ideological transformation, though their implacable antagonism towards different methodologies and alternative conceptions persisted, as proclaimed in the Statutes and activities of the Prague Linguistic Circle. World renown as a linguist was prominently achieved by the aggressive methodologist R. O. Jakobson, whose numerous versological and mediaevalist studies and monographs, at times co- authored by the ethnographer P. Bogatyrev, embodied the continuity of Russian formalism and Czech functional structuralist school. On the borderline between philosophy and philology were positioned the generously conceived works of D. Czizhevsky, who explored the history of theoretical thought and pursued comparative research into the East Slavonic Baroque. Parallel to it, he gained recognition for his Czech studies, which enhanced Comeniology through new manuscript additions.

6 Thus E. Liatsky and R. Jakobson, two different models of Russian philologists settled in interwar Czechoslovakia, evidence the inner structuration and value differentiation of this community.8 They not only demonstrate the need for ensuring continuity in the broken relations and for re-establishing contacts with local community, but primarily become influential in advancing mutual communication, which is mostly polemical, or sometimes even intolerant, within the new context.9 « Early in the 1930s, Evgeniy Alexandrovich Liatsky (1868-1942) came in Prague as the first contractual professor of Russian language and Literature (appointed by T. G. Masaryk on 1st May, 1922); he functioned as university professor from the 3rd June, 1927 until the Czech universities were closed down by the Nazis, when he was forced to retire. »10

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 292

7 Only in 1933-1935, he delivered, with the consent of the Czechoslovak government, a course of lectures at Belgrade University, where he was awarded a honorary doctorate for achievements in the history of Russian literature. After graduation from the Historical-Philosophical Faculty, Moscow University, E. Liatsky applied himself, under the guidance of his teachers F. Fortunatov, V. F. Miller and N. I. Sokolov and along with researches in history and philosophy, also to linguistic and folklore studies, and ethnography. The publication of his archive researches, based on his study trips and typified by a wide heuristic basis and systematically concise interpretation of the collected facts, attracted the attention of A. N. Pypin, the famous Slavonic scholar, who in 1907 invited the young researcher to St. Petersburg and appointed him a curator in the ethnographical section of the Alexander III Russian Museum (till 1907). Yet his promising career of a private scholar who steered his activities from ethnographical collection to synthetic works in literary history and to complete editions was forcefully disrupted by World War I and the October Revolution. Hence in 1912-1914 he edited three volumes of N. G. Chernyshevsky’s correspondence of 1862-1882, followed by three volumes of V. G. Belinsky’s correspondence in 1913).

8 As early as 1912 in tsarist Russia, Liatsky established a cultural publishing house labelled Fires (Ogni, also a scholarly society for editing literary, research and artistic materials), which was later re-established in Stockholm and under the name Northern Fires (Severnye ogni) continued to publish editions of Russian classics. It was already then that the focus of his research pursuits was divided between the ethnological study of Russian folklore and the history of Russian literature in the mid-nineteenth century, the period of Romantic-realistic transition whose moral ethos and social criticism he recognised as the natural climax of more than thousand years’ development of Russian literature. The universality of Liatsky’s thematic scope is underlined by the fact that he never eluded contemporary works (D. Balmont; V. Briusov; M. Gorky; etc.), which he progressively interpreted, regardless of the political background, even after 1917, as an internally structured though indivisible whole. All the same, his attitude towards Russian modern art was in general aesthetically conservative and in his interpretations he preferred 19th-century Russian classics, taking particular pride in his representational biographies of I. A. Goncharov and L. N. Tolstoy.11 Following the October Revolution, Liatsky emigrated to Finland, later on to Sweden, and his complicated anabasis came to an end in the early 1920s, when he reached a permanent existential destination in newly established Czechoslovakia. Liatsky’s stay in Prague helped to develop his varied teaching and research activities; hardly a reserved academician or university scholar, he substantially interfered in the life of Russian exiles, wrote fiction and travelogues, compiled literary anthologies, and co-authored or rather authored Russian textbooks.12 Nursing an ambition to take root in the new surroundings, he tended to publishing his papers in Czech as well as international journals and anthologies rather than exile periodicals. His literary inheritance in this way testifies to the versatility of his professional and personal contacts with distinguished Slavonic scholars at home and abroad, which flourished during his creative peak in Prague in the 1920s and 1930s – mere correspondence includes more than a thousand bibliographic items. Liatsky’s complete works are collected in two volumes of Materialy dlja bibliografičeskich i russkich naučnych trudov za rubežom I (1920-1930, Belgrad 1931) II (1930-1940, Belgrad 1941).

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 293

9 Liatsky’s researches into literary history in interwar Czechoslovakia are based on monographic profiles of Russian writers, published in both Russian and Czech. The method he applied there was later developed in his synthetic work Historický přehled ruské literatury, the first volume of which was published in 193713, and volume II was never published officially – preserved up to now is only the Russian manuscript and a single copy of the Czech page proof. The book’s publication itself, however, failed to materialise because, early in July 1942, Liatsky died and the Slavonic Institute, whose member he had been since 1929, was abolished by the occupational authorities. After the war, the works authored by Russian emigrants, unless they were granted pardon, invariably were not published. So Liatsky managed to complete the manuscript of the second volume, whereas the original plan had involved an ambitious three-volume comprehensive survey of Russian literature from the earliest time until the revolution of 1917. Only hypothetically can it be inferred from the uncompleted third volume, surviving in a few partial studies and handwritten drafts in the literary inheritance that the unifying concept of the whole project was Liatsky’s conviction about the Pushkinian era as the zenith of Russian literature that completed the organic synthesis of aristocratic and national cultures. In 1925, Liatsky’s Russian monograph on I. A. Goncharov, entitled Roman i zhizn′ – Razvitiye tvorcheskoj lichnosti I. A. Goncharova and subtitled Zhizn′ i byt′ 1812-1857, was published in his Prague publishing house Plamya.14 The word “byt′” [being] to some extent expresses Liatsky’s methods : the basis of his inquiry is more than a traditional literary profile, which was pioneered by Ch. A. Sainte Beuve (1804-1869), but the true existence of literature, literary life and all that affects the origin and genesis of an artefact. It aims at the exploration of literary morphology as a means to convey the meaning of a work. This was not a unique approach at the time : it was in the early 1920s that the process of crystallisation of complexly layered syntheses of immanent (formal) and academic approaches reached completion : the very Russian formalists, some of whom had begun their career exploring the “philosophy” of literature (B. Eichenbaum), in the latter half of 1920s continued as analysts of what is in Russian called “literaturny byt′,” i.e. literary life and being with all potential intersections;15 at about the same time, the phenomenologically oriented works of M. Bakhtin demonstrated efforts to overcome the unilateral technologicality of literary research by transition to the aesthetic object as the focus of cultural being. Methodologically, Liatsky can be appraised as an eclectic “combiner”’ of methods, essentially a cultural-historical philologist whose aesthetical analyses of 19th–century Russian novel synthesise both exterior and interior factors, such as sociology, biography, psychology; and poetology, structural inspiration, textual morphology, respectively, without letting any of them prevail.

10 Liatsky’s researches and numerous papers gave rise to a synthesising work entitled Klasikové ruské revoluce (Praha, 1930), translated into Czech from the original Russian manuscript by Žofie Pohorecká. This synthesis, which the author modestly presented as a historical outline, was just a partial initiation into the national literary history. The first part of the Historický přehled ruské literatury, again translated by Žofie Pohorecká and published by the Slavonic Institute in Prague in 1937, includes expositions of Old Russian literature between the 11th and 17th centuries. The author had more than one objective : firstly, his intention was to complete a comprehensive historical survey of literature written in the given period, secondly, the Earliest Russian literature was to be illustrated through telling extracts : on that account Přehled can function as a mirror anthology, for the reader can compare the Russian original and its Czech, in fact,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 294

artistic, translation below the text. Such presentation makes both parts of Liatsky’s Přehled unique even without the Czech conditions. His history develops a specific interpretative approach to expounding literary history jointly as a thrilling story and a philosophical-historical narration whose genre oscillates between essay, light metaphor and a solid grasp of factographically concise analysis. At the same time, his intention was to elucidate the regularities of literary development and the specifics of Russian national literature and its philosophy. His handbook thus represents an arena where contests are held to find an effective method, “where the same attention is given to the intuition of inner content and the technique of outer mastery.”16 Nevertheless, Liatsky’s starting base is literary morphology as a meeting point of all phenomena surrounding the process of art. He perceives “literariness”, i.e. technique, craft, as an external factor that creates conditions for the internal, i.e. what is explored by humanities as the proper artistic communication, as literary transcendence, an end to which morphology is just a means. This is where Liatsky follows the approaches of A. A. Potebnya, the Russian linguist and literary psychologist who refers to outer form, inner form and contents, but in a slightly differing meaning.17 As evidenced by notes and bibliographical data, Liatsky had a detailed familiarity with not only the works of Russian literary scholars, even in the field of research he pursued here, but with Central and West European researches as well.

11 Liatsky’s concept of Old Russian literature approaches that of N. K. Gudzy’s18, the Odessa disciple of Sergiy Vilinsky (1876-1950), later professor at Masaryk University, Brno, who was, though briefly – in winter term 1912 – a tutor to M. Bachtin before he left for St Peterburg, but it is different from it through emphasis on interliterary concept of Old Russian literature. Poetics and stylistic streams are explained here in a wider social contex : Old Russian literature is not perceived as a mere reflection of foreign models which are modified on Russian soil. At the same time, it is not seen as an entity for centuries closed, not admitting formative Western influences from Lithuania and Poland. Specific attention is given to Slovo o pluku Igorově where Liatsky could refer to the Czech text of the Slovo, published in 1932 in Jungmann’s translation in the critical edition of V. A. Frantsev, another Russian exile, under the patronage of the Slavonic Institute in Prague. His detailed critical appraisal is focused on plastic analysis of style and composition, on formal mastery, which, according to Liatsky, deliberately accentuates the ideological message of the Slovo; yet on the other hand, Liatsky’s “historical survey” is not, evidently on purpose, overburdened with contemporary debates voicing major objections against the authenticity of the manuscript. The new- found concept thus integrated Russian folk epic into the national literature on the principle of axiology and aestethical equivalence. A similar approach appears also in Frank Wollman, whose Slovesnost Slovanů (1928), along with other works, is consistently based on the unity of oral and literary production. Further, Liatsky estimates the geographical factor of literary scholarship, illustrating it through the North-South axis, as a conflict which in later development of Russian literature failed to disappear, bearing the stamp of Mediterranean impulses.

12 The typed version of the original Russian manuscript of the second part of Historický přehled ruské literatury, subtitled Ruské písemnictví osmnáctého století, and supplemented by the author’s handwritten notes, is included in the author’s inheritance kept in the Literary Archives of the Museum of Czech Literature in Strahov, Prague. Its Czech translation, again authored by Sofie (Žofie) Pohorecká, meets, but for a few inconspicuous Russisms in lexis and syntax, fairly high standards.19 Since this section,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 295

as mentioned above, was never published, our research is based on the only available copy of the page proof (though Liatsky’s literary inheritance contains the manuscript of the second volume). In the brief introduction, Liatsky makes an exquisitely fine discrimination between medieval Russian literature and the nineteenth-century classics (“the golden age”), which are separated by the eighteenth-century literature as an important transitional zone. Despite not including the works of Russian formalists and Czech structuralists in the bibliography, Liatsky could not but respond to the ambience of Czech literary structuralism by claiming in the preface that “the subject of my exposition is the art of literature.”20 Considering literature an independent art, strictly divided from other arts, here, in contrast to the first volume, he pays more attention to the questions of art form and poetic language (which is, among others, connected with his thematic shift from medieval studies to the more recent period of the 18th century) and to composition and genre issues. The inspiring influence of structural aesthetics can also be found in the notion of the acceptance of Western impulses : Liatsky, in correspondence with A. N. Veselovsky’s assumption of “helpful countermotion,” holds that foreign developmental impulses, if they are to be “adopted,” have to fall into a well prepared literary and cultural bedrock.

13 Incidentally, Liatsky’s texts read like historical-philosophical novels, idiosyncratic narrations which do not avoid multitude of metaphors and illustrations, with the author approaching methods known in the USA since the 1970s as “metahistory” – methods whose elements penetrated into fiction, literary research and general history. Liatsky composes his conceptual texts as specifically structured stories that synthesise the fastidiousness of a researcher and the aesthetic relevance of creative writing and which, in harmony with the author’s conception, endeavour to balance “artistic and intellectual excitement”.21 Ideating history as a gripping, almost adventurous story conceptually led to the implication of specific expositional architectonics which only seems to have no curves and climaxes, but in fact it flows in a peaceful linear stream without debatable and problematic intrusions. Liatsky’s history may be peopled by names and dates, but it is no strict objectivism nor factographical account. He stresses the need to keep the personal element and the objective pressure of a historical trend in balance. Neither can he be labelled as positivist – although his exposition of the researcher’s literary process is unified by the idea of evolutionary progress, he rigorously differentiates between purely historical works of no aesthetic value (even those are part of history) and literary historical works of dominant aesthetic value (which make up the core of literary history). Liatsky, a versatile researcher and scholar of Renaissance breed, ranked among the leading literary scholars in Russian exile – folklorist, literary critic and historian, advocate and editor of Russian classics, university teacher, author of Russian handbooks and university textbooks. On top of it, he was a publicist, essayist and prose writer who in his two-volume novel Tundra (1925), helped by his own recollections, restored the fortunes of Russian exiles, coming to terms with new reality and nostalgic for Great Russia.

14 Roman Osipovich Jakobson (1896-1982), who came to Czechoslovakia in July 1920 as interpreter for the Soviet mission of the Red Cross, was censorious toward Liatsky and remained his implacable adversary until the 1940s, when he, in an obituary written already in America, deprived Liatsky’s works of all scholarly aspirations.22 The conflict was provoked by the senior scholar’s negative attitude to Jakobson’s potential engagement at Charles University, where Liatsky gave lectures as the first contractual professor of Russian language and literature from 1922. The special need for a

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 296

contractual and, after 1927, regular professor of Russian language and literature followed not only from the importance of the Old Church Slavonic linguistic and literary tradition in Russia, or from the specific position of Russian language in the development of Slavonic philology, but also from the economical and political necessity to train secondary school teachers and administrative staff in Carpathian Ruthenia. Interestingly, Jakobson sent an application to Charles University already in early 1914, that is before his study at Moscow University (1914-1918), but his plans went awry because of the war.23 The undeniable fact is that Jakobson, thanks to Professor Shakhmatov, his Russian tutor, had basic knowledge of Czech prior to his departure from Russia.24

15 Jakobson came in Czechoslovakia as a diplomat in the employ of the Soviet state on 10th July, 1920 – at the time when Russian Formalist School, conducting research on artistic language, flourished. By then he had finished a fourmonth stay engagement at the Soviet mission in Tallinn, which he left for Moscow in April 1920. His Jewish origin did not prevent the Soviet authorities from employing again his language skills in the service of the Red Cross mission assigned to repatriate Russian prisoners of war. Having been conferred magister’s degree at Moscow University, the young scholar enjoyed a growing reputation as a well-read linguist, intimate friend of V. Mayakovsky, active member of the Opoyaz, and chair of the Moscow Linguistic Circle who could take pride in a number of publications, mainly in dialectology and ethnography.25 After a shortterm involvement as interpreter, Jakobson left the mission in October 1920 and in the academic year 1920-1921 extended his erudition through attending lectures delivered by O. Hujer, F. Trávníček, E. Smetánka, and other professors specialising in Czech and Slavonic studies. Late in 1921, he became a temporary contractual press agent for the mission and remained in service until 1st November, 1928.26 His application for the auditor’s position at Charles University was not recommended by professorial staff on political grounds because, among other reasons, they did not want to risk a split with Professor Liatsky, a prospective contractual professor, who was a political liberal and one of the official spokesmen of Russian exile community in Prague, acceptable for the Czech Ministry of Foreign Affairs. Ensuingly, Jakobson enrolled at Prague’s German University, where he attended lectures of Professor F. Spina, who installed him late in 1928 as editor of Slavische Rundschau periodical.

16 In the early 1920s, Jakobson’s ideological position in interwar Czechoslovakia, consequent upon his systematic researches into the linguistic invariance of poetical texts, in particular, to the classification of linguistic features with regard to the speaker’s purpose, impelled the fledgling scholar to radicall reexamination of the contemporary notions of the substance of literature and to life-long integration of poetics into the system of linguistic disciplines. This concept regarded poetics not as a normative theory of poetical technology through the system of classical Aristotelian figures of speech, but resolutely asserted itself as universal aesthetics and poetics inspired by contemporary creations. His predominantly linguistic orientation was soon employed in the theory of literature, or rather to expound the peculiar aesthetic qualities of poetic language. The first two major works, Noveshaya russkaya poezia (1921) and O Czeshskom stikhe (1923) both formulated and modified the principal theses of Russian Formalist School at the time when the formalists ceased to study poetic language and its system in favour of the structural problems of the work of art, revealing the technique to construct a literary artefact. It was the latter of Jakobson’s studies, later extended, revised and published as Základy českého verše (1926)27, that

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 297

heralded his close connection with Czech cultural and scholarly background and which, through analysing poetical language and its differential qualities, elevated literary theory to “academic” status.

17 In Jakobson’s view, poetry seen as language performing aesthetic function is indifferent to the described subject; it is “utterance” concentrated on expression, whereas in practical and emotional language, this quality recedes into background in favour of the communicative function. Jakobson’s phonological concept of versology polemically refuted the normative concept of Czech versology and absolutisation of Dobrovský’s prosodic theory, likewise it opposed mechanically employed beliefs in the obligatory use of regular stress in modern Czech poetry. Základy českého verše still maintains Jakobson’s early formalistic theory of immanent development of poetic forms and devices, where, in his opinion, one “violent” act of regulated variation of long and short syllables prompts a different type of “violence,” that is to say, further regulated variation of accentuated and non-accentuated sylables : apparently, the theory of “organised” violence of poetical form on language was explicit in most works of Russian formalism. In structuralism, this notion was substituted and altered by a semantically narrower term “tension,” or rather, dialectical tension. Thus a consistent battle rages at all levels and on all planes of a literary work (such as structure, element, material, dominant, progression, arrangement) between the deforming and deformed factors, both the weaker and the stronger ones. The theory of literary work was on the whole construed on a potentially “totalitarian” principle, on the textual strategy of permanent confrontation. This stand was then addressed by S. N. Trubetskoy, whose temperate appraisal of the original Russian version was one of the first to modify the assumption that any metre implies certain violation of language :

18 We must not forget that linguistic tolerance (to express it metaphorically) is anything but boundless and that language does not condone every violence.28

19 However appreciative Trubetskoy may have later become of Jakobson’s research and teaching activities, he did not conceal apprehension over his inclination towards radicalism and bohemian lifestyle. The younger scholar’s criticism of his older colleague’s radical leanings was valid only to some extent; his avant-garde vision of linguistic experimenting crossed his endeavour to submit his scholarly metalanguage and adequately chosen terminology to the requirements of objective neutrality.

20 Jacobson’s personal life and political struggles registered in the archive documents of the Ministry of Interior and other political bodies of the time, which reflect the personality features of the young scholar, are exhaustively recapitulated by the historian R. Vévoda.29 Similarly, the American Slavonic scholar J. Toman documented Jakobson’s intellectual development with regard to the ambience pervading the Prague Linguistic Circle in his monograph The Magic of a Common Language (1995).30 Undoubtedly, his initial period in the early 1920s was marked by strong radicalism which was reflected in his lifestyle and in the manner of his scholarly communication : his anxiety to be in the epicentre of events by participating in discussions and opinion clashes removed the dichotomy of “private” and “public” spheres, expressing at the same time the avant-garde vision of the whole man.31 In the letter to V. Shklovsky of 7th November, 1922, Jakobson calls Liatsky a “villain who are not many,” refusing to recognise him as a “scholar,” considering his monograph study on Goncharov a “disgrace” like the fact that Liatsky remains “deaf” to the problems of modern Russian literature.”32 Similarly, in a study he co-authored with his friend, Russian folklorist P.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 298

Bogatyrev for the first volume of Slavia, , where the two scholars appraised Russian Slavistic publications, they objected to Liatsky’s assessment of Rus strazhdushchaja – venets mnohotsvetny, an anthology of poetry edited by him and published in 1916, classifying it as “insufficiently expert.”33

21 At first sight, Jakobson’s radicalism may have resulted from the generational gap and dissimilar methodology : their controversy however had deeper political roots. In September and October 1922, Prague was visited by the Russian emigrant in Berlin V. B. Shklovsky, a literary theoretician and major representative of the Formalist School who lectured there at the invitation of Česko-ruská jednota [Czech-Russian Unity], a charity headed by the Russophilic author F. Táborský, and subsequently, by J. Polívka, the Slavonic scholar and folklorist and Liatsky’s university colleague.34 The society endeavoured to disseminate all-round knowledge of Russia, without being explicitly identified with a particular political movement or platform. Jakobson’s task then was to sound, through the exiled publicist and art historian N. F. Melnikova-Papouškova and her husband J. Papoušek, a diplomat and officer at the Ministry of Foreign Affairs, Shklovsky’s potential transfer from Berlin to Prague and to arrange for Shklovsky to be granted an official state subsidy for Russian exiles.35 Liatsky protested against Shklovsky’s lecture for Polívka’s society (Jakobson in his letter ironically refers to Liatsky’s allegedly informing Polívka of Shklovsky’s Jewish origin), because the conservative academic regarded Shklovsky’s stay in Prague as provocation aimed at Russian exiled authors. Moreover, Liatsky did not approve of Shklovsky’s public criticism of foreign intervention in Russia.

22 Even though relevant archive documents are still missing, it is evident that Liatsky’s intervention was more successful : Shklovsky did not settle in Prague and, like Jakobson, in the mid-1920s could not embark on pedagogical and academic career at Prague or Brno Universities. In the letter of 19th November, 1924, written to N. N. Durnov, his tutor and Russian linguist, he says “there is again a demand from Moscow to dismiss me from my position... I am not going to Russia, I cannot gain a foothold here – as the English saying goes, I have no choice but eating worms in the garden.”36 As late as April 1930, Jakobson defended at German university his dissertation based on the earlier published treatise Zur vergleichende Forschung über die slavischen Zehnsilber (1929), in which he analysed a folk rendering of the North Russian song Puteshestvye Vavili, made in 1915, comparing it against Russian spiritual epic songs and the Russian five- foot trochee. He obtained a doctorate at Prague’s German university (his Russian doctorate not having been recognised) for a thesis written in German because he was on the editorial staff of Slavische Rundschau, the official journal of Slavonic linguistics, published by the German university in Prague, yet his choice was influenced mainly by his resolution to avoid the Russian exiles Liatsky and Frantsev at Charles University, with whom Jacobson’s radicalism and differing methodology might have clashed over fundamental issues. It is no secret that complications with his postdoctoral qualification at Brno University, for which he applied already in 1930, were caused by objections of some of the staff members which were mainly politically motivated – they referred to Jakobson’s uncertain nationality and clandestine bolshevism. The renewed postdoctoral application was finally approved by the professorial staff and definitively confirmed by the Ministry of Education and Culture in September 1933.37

23 Jakobson’s genuine desire to achieve reputation within the Czech context, together with growing apprehension over the political development in the Soviet Union, made

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 299

him reject, already in 1928, the generous offer of A. Skaftymov, the famous literary historian and Dean of Saratov University, who invited thirtyone-year-old Jakobson to assume professoriate in general linguistics and Russian philology. In the early 1920s, the open-minded scholar, who maintained friendly relationships with Czech leftist artists (S. K. Neumann, V. Nezval, J. Hora, J. Seifert, etc.), was kept under Prague police surveillance.38 Police and diplomatic reports reveal that the young pundit scrupulously avoided political activities so as to have unrestricted access to academic and literary pursuits. In Czech surroundings, his left orientation, paradoxically, did not rule out a certain political restraint. According to his own announcement in the central document, Jakobson did not support any political party, on the contrary, since his arrival in Czechoslovakia he had been critical of the official party line in Moscow, which subsequently resulted in his total retreat from the embassy services.39 Referring to this, Jakobson pointed out that as early as in his first Czech newspaper communication in August 1920 – in his teacher A. Akhmatov’s obituary –he expressed protest against Moscow’s government attempts to violate and bring to line the people’s spiritual life through aphorism ‘you cannot use a wrist watch to drive in nails’.40 When Jakobson’s colleague from the Prague Linguistic Circle B. Havránek, incumbent Dean of the Philosophical Faculty, Masaryk University, Brno, officially inquired about the Ministry of Foreign Affairs’ position on his completed postdoctoral application, the official reply from 31st March, 1930, signed by K. Krofta and marked as “confidential” was :

24 Throughout his service for the Soviet Mission and later for the Soviet Embassy, Mr Jakobson maintained a positive attitude to our state. Furthermore, the Ministry can assert that it is not informed about any act of Mr Jakobson’s disloyalty : his attitude to our nation gradually got warmer, and in recent years it has been manifestly favourable. The Ministry is familiar with incidents when Mr Jakobson intended to benefit our state and succeeded. As press agent, he particularly endeavoured to extend correct information about our country not only in the USSR, but in other countries as well. Therefore the Ministry of Foreign Affairs would not exercise its veto to prevent his appointment as contractual professor at any Czechoslovak university, on the contrary, it is disposed to recommend his application if necessary or if similar proposal is submitted by Masaryk University.41

25 It is possible to endorse the opinion that Jakobson’s life, its ideological and political peripeties symbolise the typical lot of modern intellectual, first succumbing to illusions and later painfully subduing them. This is what enables us “to say something important about the events of our time, about political, societal, spiritual, and last but not least, moral struggles which have been carried on in this century.”42 It is an obvious fact that Jakobson’s arrival in Czechoslovakia in July 1920 was not problem-free; the left-wing press (Venkov, Národní politika, etc.) attacked him – in the same way as the whole Soviet mission led by S. I. Gillerson – as a disguised Communist agent ready to infiltrate the academic community at Prague university.43 The intricacy of his personal situation is documented by his correspondence in 1920 with Elsa Triolet, a childhood friend who later married the French novelist Louis Aragon, in which Jakobson makes ironic comments about the invectives of left-wing press (“snake” “fraud” “bastard”).44 The Russian scholar may have given a warm welcome to the legal recognition of the Soviet Union in 1934 and ensuingly supported the conclusion of the Czechoslovak-Soviet Treaty of Mutual Help in May 1935, nevertheless, in the early thirties he definitely rejected the request of the Czechoslovak authorities for his repatriation, even though

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 300

the Soviet Union repeatedly prolongated the validity of his passport up to 1936.45 The legation councillor of the Ministry of Foreign Affairs J. Šrom, previously in the service of the Czechoslovak trade mission in Moscow, warned him privately of potential retaliation on his return home. In defiance of this tough stand, Jakobson was convinced of the indivisibility of literary creations made by Russian and Ukrainian exiles and the official cultural production in the Soviet Union. When the head of the Soviet delegation at the First Congress of Slavonic Scholars, academic N. Sakulin, analysed the congressional session, he gave a positive comment on Jakobson’s proposition that “affiliation with a political group does not determine the complex of spiritual world”, emphasising in the same breath that the general inclination of formalists towards sociologism is negatively affected by Jakobson’s opinion about the abstruse implementation of Marxist ideology in humanities.46

26 In 1939 Jakobson sent a letter to A. Novák, Rector of Masaryk University, to inform him that he had never been affiliated with any political party or association, except a brief membership in the Russian Constitutionally Democratic (cadet) Party in 1917. His withdrawal from diplomatic service was commented by the police headquarters as follows : The exact cause is not known. According to unconfirmed information, competent Soviet authorities harboured doubts about his unlimited trustworthiness, since it was allegedly discovered that he was an illegitimate son of a Russian aristocrat... it is probable that Jakobson was to be replaced in his positions. Jakobson, however, did not obey the order to return to Moscow and remained in Prague, in spite of it, he did not turn hostile to the Soviet government and there were no retaliations against him from the Soviets...47 Jakobson’s scholarly and social activities caused dissatisfaction mainly among Russian emigrants who warned that he was a clandestine enemy of the Czech nation, an agent of Moscow who maintained contacts with Communist journalists and authors. There even appeared a belief, which could neither be confirmed nor refuted, that Jakobson was in both the Soviet and, allegedly, the Czechoslovak employ.

27 Jakobson’s sentiment to Russian emigrants, with regard to his unclear nationality, was adduced in the deprecatory votum separatum lodged in his post doctoral qualification by František Novotný, a classical philologist and professor at Brno university :

28 Dr Jakobson is a USSR citizen. The emergency situation, fomented in Russia by the Revolution, impinged on the lives of Russian intellectuals, in particular, Russian scholars. Some of those who remained in Russia enjoy more or less freedom, depending on how much they adapted to the programme of the ruling party; many were executed by firing squad, others are in prison. Out of those who live outside Russia, some were deported, but mostly they deliberately went into exile so as to escape the new power. Dr Jacobin does not belong to any of these categories. He has been living outside his country for years, he is neither exile nor émigré.48

29 A logical conclusion drawn from Jakobson’s confusing political stance, jointly with his methodological radicalism and pugnacity, was a preconceived suspicion growing within the more conservative Russian exile fellowship, Liatsky not excluding, which was partly dispelled in 1937 by his doctoral qualifications and appointment as associate professor, and combined, among others, with obtaining Czechoslovak nationality. The somewhat relieved tension between Jakobson and Liatsky is documented in Jakobson’s letter of congratulations on Liatsky’s 70th birthday of 7th March, 1938, which, besides polite formulas – probably under the influence of precarious domestic situation (threatening

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 301

Nazism) when, after the official termination of the so called “Russian action,” the position of Russian exiles in Czechoslovakia generally worsened surprisingly says that they were together awaiting “many a fierce battle against those who believe that it is possible to discredit Russian culture and Russian academic tradition.”49 Still later, as mentioned above, in the obituary written in American exile in 1944, Jakobson repeated his cardinal refutations, namely accentuating the implacable antagonism of scholarly discourses.50

30 If Prague, jointly with Berlin and Paris, belonged to the most celebrated world centres of Russian exiles, in the field of scholarly communication it undeniably became its most significant centre. The city boasted newly established universities and faculties, a variety of central archives and institutions, flourishing social activities supported by journal publishing activities and organising various celebrations and jubilees. All this attests that the phenomenon of Russian exile community created a political and cultural subsystem whose values became integrated, as an entirety of its kind, into the new “host” surroundings, at the same time representing a richly structured complex whole that further prolonged and developed, yet also negated, the cultural tradition of the old homeland, especially while encountered with the emergencies of its own cultural enclave. The very cases of Liatsky and Jakobson as major representatives of different scholarly discourses of exiled Russian literary comparatists offer sufficient solid material for the study and theoretical generalisation of these models in their mutual relationships and functional complementarity, which can advance understanding of the complex phenomenon of Russian exiled scholars in general.

NOTES

1. The debate on emigrantology was summarised at the 12th International Congress of Slavonic Scholars in Cracow 1998 (« Emigrantologia – nauka o literature a kuľture emigracii – kruglyj stol » and published in Rossica periodical, vol. III-IV, 1998-1999, 1, p. 111-119. Further cp. L. Suchanek, « Emigracija kak travma », in Z polskich studiów slawistycznych. Literaturoznawstwo, kulturologia, folklorystyka : práce na XIII. Międzynarodowym kongresie slawistów w Lublanie 2003, Warszawa, KS PAN, 2003, p. 193-201. 2. « Emigrantologia – nauka », p. 117. 3. Ibid. p. 113-114. 4. I. Dorovský, « Text díla a biliterárnost », Česká slavistika 2003. České prědnášky pro XIII. mezinárodní kongres slavistů, Ljubljana 15th – 2st August, 2003, Praha, Academia, 2003, p. 199-206. See also further references to the author’s other papers on the related issues. 5. D. Dǔrišin, Osobitné medziliterárne spoločenstvá 6. Pojmy a principy, Bratislava, SAV, 1993. Ibid., Teória medziliterárneho procesu I, Bratislava, SAV, 1995. Out of many works dealing with Russian authors exiled in Czechoslovakia that were published after 1989, let us mention the following : V. Veber a kol., Ruská a ukrajinská emigrace v ČSR v letech 1918-1945, vol. 1-3, Praha, SDVE/ÚSD FF UK, 1993-1995; I. Savický, Osudová setkání. Češi v Rusku a Rusové v Čechách 1914-1938, Praha, Academia, 1999; Z. Sládek, « Ruská emigrace v Československu. Problémy a výsledky výzkumu », Slovanský prěhled, vol. 79, 1993, 1, p. 1-13.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 302

6. G. P. Struve, Русская литература в изгнании, Paris-Moskva, Nauka, 1996. A similar view is formulated also by M. L. Slonim, Soviet Russian Literature : Writes und Problems. 1917-1977, New York, Oxford University Press, 1977. 7. Their involvement in Czech literary history in greater detail cp. in : M. Zelenka, « Literární věda ve Slovanském ústavu – sedmdesát let činnosti 1928-1998 », Slavia, vol. 68, 1999, 3-4, p. 457-458. 8. It is necessary to mention, however, that from 1920 until the mid-1930s, when he was finally granted Czechoslovak citizenship and the validity of his Soviet passport was not prolonged, Jakobson did not have the full status of Russian, or Soviet, exile, even though he personally thought himself as one as his correspondence reveals. 9. N. S. Avtonomova, Открытая структура. Якобсон-Бахтин-Лотман-Гаспаров, Moskva, ROSSPÈ N, 2009. 10. The factographical data are borrowed from the author’ own study of E. Liatsky’s literary inheritance kept in the Literary Archives, the Museum of Czech Literature in Strahov. Further cp J. Dolanský, « Evgenij Alexandrovič Ljiackij », Ročenka Slovanského ústavu, t. XII. During 1939-1946, Praha, Slovanský ústav, 1947, p. 184-187; M. Kudělka – Z. Šimeček et al., Československé práce o jazyce, dějinách a kulturě slovanských národů od r. 1760, Praha, Státní pedagogické nakladatelství, 1972 (the entry Ljackij, p. 284-285). M. Zelenka, « Dějiny jako příběh (Historický prěhled ruské literatury Jevgenije Ljackého) », in : M. Z., Literární věda a slavistika, Praha, Academia, 2002, p. 171-185. Liatsky’s literary inheritance was researched by Milena Vinařová, Yevgeniy Alexandrovich Ljatsky (1868-1942), Praha, Památník národního písemnictví, 1976. E. Olonová, « Pis’ma Remizova k E. A. Liatskemu (1925-1947) », Rossica, t. 1, 1996, 2, p. 143-158. In collaboration with I. Pospíšil, Liatsky’s methodological position was described in the following articles : « Вдохновляющая литературная концепция Евгения Ляцкого », Славяноведение, t. 34, 1998, 4, p. 52-59 and « Pozapomenutý text : Historický prěhled ruské literatury Evžena Ljackého », Biele miesta II na mape slovensko-ruskej kultúrnej komunikácie, Nitra, FF UKF, 1998, p. 93-109. 11. J. Horák – J. Ljackij (eds.), L. N. Tolstoj, Praha, Slovanský seminář University Karlovy, 1929. 12. Тундра : Роман из беженской жизни, Praga, Plamja, 1925. Further see e.g. a selection of Russian folk poetry, published in Stockholm under the title Рус страждущая. Стихи народные о любви и скорби. Венец многоцветны, Stokgol’m, Severnyje ogni, 1920, 2nd ed., first published in St. Petersburg in 1916 as a token of Russian patriotism in World War I. J. Ljackij – E. Smetánka, Praktická učebnice jazyka ruského, Praha, Vesmír, 1936; J. Ljackij, Cvičebnice ruského jazyka pro začátečníky, Praha, Legiografie, 1928; ibid., Učebnice ruštiny v 45 lekcích, Praha, Kvasnička a Hampl, 1941. 13. J. Ljackij, Historický prěhled ruské literatury, část I : Staré ruské písemnictví (XI.-XVII. stol.), Praha, Slovanský ústav, 1937 (translated by Žofie Pohorecká). 14. Ljackij, Роман и жизнь : развитие творческой личности И .А. Гончарова, Praha, Plamja, 1925. 15. B. Èjxenbaum, Сквозь литературу : сборник статей, Leningrad, Academia, 1924. 16. Ljackij, Historický přehled..., p. 5. 17. A. Potebnja, Эстетика и поэтика, Moskva, Iskusstvo, 1976. 18. N. K. Gudzij, История древней русской литературы, Moskva, Prosveščenije, 1938. 19. Ljackij, Historický přehled ruské literatury, část II : Ruské písemnictví osmnáctého století, Praha, 1941 (page proof in Czech). 20. Ibid., p. 5. 21. Ibid., část I, p. 6. 22. R. Jakobson. « E. A. L’ackij », Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire orientales et slaves, t. VII, 1944, New York, p. 530. 23. This information was mentioned by Jakobson in a many interviews he gave in the 1960s and 1970s, eg. R. Jakobson, « V Římě o Praze », Literární noviny, t. 16, no 7, 18th February, 1967, p. 1-3

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 303

(conducted by A. M. Ripellino). It is also mentioned by A. Měšťan in the interview « Slavistika je tromf », Literárny týždenník, t. 5, 1992, 26, p. 1 and 10-11 (conducted by A. Mikušťáková). 24. Jakobson’s methodological activities in interwar Czechoslovakia are described in the comprehensive preface authored by T. Hermann – M. Zelenka, « Válečný spis Romana Jakobsona. Mezi strukturální lingvistikou, slavistikou a politizující ideologií », Roman Jakobson : Moudrost starých Čechů. Komentovaná edice s navazující exilovou polemikou (eds. T. Hermann – M. Zelenka), Praha-Červený Kostelec, Ústav pro soudobé dějiny AV ČR, v.v.i./nakladatelství Pavel Mervart, 2015, p. 17-106. 25. E .g. R. Jakobson, N. N. Sokolov, D. N. Ušakov, « Опыт диалектологической карты русского языка в Европе », Этнографическое обозрение, 1916, 109-110, p. 102-107. 26. Jakobson settled in Prague not only in the job line, but also in his private life – on 13th May, 1922, he married Sofia Nikolayevna Feldmannova, an officer at the Soviet trade mission in Prague who completed there the study of medicine. 27. Jakobson, Základy českého verše, Praha, Odeon 1926. 28. E. Czaplejewicz, „Między formalizmem a neoidealizmem (wókol myślenia totalitarnego w teorii literatury)“, in Przegląd humanistyczny 35, 1991, 6, p. 45-60. 29. R. Vévoda, « Muž, který byl nepohodlný aneb od agenta III. internacionály k agentovi FBI (I. a II. část) », Střední Evropa, t. 12, 1996, 64, p. 64-75; 65, p. 88-100. 30. J. Toman, The Magic of a Common Language : Mathesius Jakobson, Trubetzkoy and the Prague Linguistic Circle, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 1995. 31. Ibid., « Balancovat v nepředstavitelných situacích : poznámky k českým letům Romana Jakobsona ». Slovo a slovesnost, t. 57, 1966, 3, p. 233-235. 32. Toman (ed.), Letters and Other Materials from the Moscow and Prague Linguistic Circles, 1912-1945, Ann Arbor, University of Michigan, 1994, p. 48-52 (the letter is written in Russian, translated by M. Z.). 33. R. Jakobson – P. Bogatyrev, « Славянская филология в России за г. г. 1914-1921 », Slavia, t. 1, 1922-1923, 2-3, p. 467. Liatsky replied in the note « По поводу одного примечания », Slavia, t. 1, 1922-1923, 4, p. 636. 34. A. Tesková, « Česko-ruská jednota », Slovanský přehled 1914-1924. Sborník statí, Praha, Orbis, 1925, p. 221-222; S. Postnikov, Русские в Праге : 1918-1928 г.г., Praha, Volya Rossii, 1928. 35. On financial aid to Russian emigrants (‘Russian action’) cp. Z. Sládek, « České prostředí a ruská emigrace (1918–1938) », Duchovní proudy ruské a ukrajinské emigrace v Československé republice 1919-1939, Praha, Slovanský ústav, 1999, p. 7-18. 36. A. Morávková (ed.), Roman Jakobson z korespondence, Praha – Litomyšl, Paseka, 1997, p. 38. 37. Cp. in greater detail M. Zelenka, « Několik poznámek k Jakobsonově habilitaci na Masarykově univerzitě v letech 1932-1933 », Slavia, t. 61, 1992, 1, p. 73-81. That the criticism of Jakobson’s personality was to some extent just is revealed by the interesting publication of I. Pospíšil. « Razance a citlivost : K fenoménu Střední Evropy v meziválečném období / tří vybraná vota sepjata k brněnské habilitaci Romana Jakobsona) », Slovensko-české vztahy a souvislosti, Bratislava, T.R.I. Médium, 2000, p. 49-60. 38. The archive materials of the SÚA (National Archives), funds : PMV (225), 1919-1924. IV (3) 50 (R. J. – tlumočník tiskového oddělení ruské sovětské mise v Praze) : PZÚ 1921–1930, box 26 (Zprávy o činnosti sovětské mise v Praze, PMR 706, boxes 255-256 Ruští emigranti v ČSR – zprávy o činnosti), further MZV – RPA, inv. č. 6-10 Zápisy o činnosti cizích státních příslušníků v ČSR). Cp.also Kuldanová dissertation P, Roman Jakobson v kontextu české vědy a kultury, Brno, FF MU, 2002. 39. Cp. duplicate copies of R. Jakobson’s letters to the Dean of FFMU Brno, of 1.4. 1939 (The Archives of MU, Brno, fund R. J. – osobní dopisy, folder 1939-1941, unclass.). 40. Ibid. Also cp. R. Jakobson « Prof. Šachmatov », Čas, t. 30, 1920, 68, p. 2.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 304

41. Quoted according to the duplicate copy of the letter from the Ministry of Foreign Affairs of the Czechoslovak Republic to the Philosophical Faculty, Masaryk University, Brno, of 31th March, 1930 (Archiv MU v Brně, fund R. J., unclass.). 42. Vévoda, « Muž... », p. 65. 43. R. Jakobson, « Stav kultury v Rusku (Rozhovor s členem sovětského poselstva Červeného kříže) », Lidové noviny, t. 28, 1920, 356, p. 5 (interviewer : N. Melnikova-Papoušková). The first references to the activities in interwar Czechoslovakia confirm Jakobson’s strong radicalism : he was considred an extremely leftist “bolshevik,” who allegedly disseminated Communist ideas among students. 44. Srv. B. Jangfeldt (ed.) « Jakobson budetljanin. Sborník materialov », Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 1992, p. 80 (the letter of R. Jakobson to Elsa Triolet of 14. 1. 1920). Further cp. A. Měšťan, « Else Triolet in der russischen Literatur », Wiener Slawistischer Almanach, 1984, 14, p. 153-165. 45. Vévoda, « Muž... », p. 66-67. 46. Ibid. 47. Quoted according to the study authored by P. Kuldanová – M. Zelenka, « In margine vědecké biografie Romana Jakobsona (1920-1939) », Opera Slavica, t. 4, 1994, 1, p. 34. 48. Votum separatum of František Novotný from 24th Jan. 1933, which is archived in the Moravian Museum in Brno (fund R. J., unclass.). 49. Z. Sládek – L. Běloševská (eds.), Dokumenty k dějinám ruské a ukrajinské emigrace v Československé republice (1918–1939), Praha, Slovanský ústav, 1998, p. 190 (the letter is written in Russian, translated by M. Z.). 50. Jakobson. « E. A. L’ackij »..., p. 530.

ABSTRACTS

Grounded in hitherto unpublished archive material, the paper explores the phenomenon of Russian literary scholars in inter-war Czechoslovakia, with special regard to the clash between this research community and the local context in the early 1920s. Thus Lyatskyi and Jakobson can be seen as models who represent two different types of scholarly exiles, manifesting the inner structuralisation and value differentiation of exile activities. Whereas Lyatskyi belongs to the earlier, larger group of researchers who espoused positivism, psychologism and cultural history, who emigrated immediately after the October Revolution and tried to commune with the new surroundings, younger and more radical Jakobson, by contrast, symbolises the other grouping which, though a political embodiment of Soviet Russia, methodologically remained more open to modern impulses. As a result, Russian formalist school became instrumental in developing structural aesthetics that was institutionally rooted in the Prague Linguistic Circle. While the latter has always been a focus of attention in professional circles, namely the thought- provoking works of R. Jakobson, the former, i.e. the positivist, psychologist and culturally historical orientation of Russian exile still awaits critical consideration. It can offer worthy ideas as evidenced by the newly discovered manuscript of Lyatskyi’s monumental Historical Outline of Russian Literature, subtitled « Russian Literature in the Eighteenth Century ».

S’appuyant sur des archives inédites, l’étude se penche sur le cas des philologues russes émigrés en Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres. Elle s’intéresse notamment aux tentatives de cette

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 305

communauté pour s’intégrer au milieu tchèque. Dans cette optique, Ljackij et Jakobson peuvent être considérés comme des modèles représentatifs de deux courants différents de la communauté scientifique émigrée tout en démontrant également la structuration interne et la diversité des valeurs au sein de ladite communauté. Ljackij, plus âgé, représente un premier courant de chercheurs, plus important, marqué par le positivisme, le psychologisme et l ́école historico- culturelle, exilé dès la Révolution d’octobre. En revanche, Jakobson incarne une autre tendance, non hostile à la Russie soviétique, plus ouverte aux courants modernes sur un plan méthodologique. Ainsi, l’intégration des théories du formalisme russe débouche-t-elle sur le courant structural, avec pour ancrage institutionnel le Cercle linguistique de Prague. Si la seconde tendance et notamment les travaux de Jakobson ont été jusqu’à présent l’objet d’un intérêt soutenu, la tendance positiviste, psychologisante, véhicule, elle aussi, des valeurs dignes d’intérêt, ce dont témoigne le manuscrit récemment trouvé d’une Histoire de la littérature russe, sous-titrée « La littérature russe du XVIIIe siècle, dû à Ljackij ».

AUTHOR

MILOŠ ZELENKA

Faculty of Education University of South Bohemia, České Budějovice

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 306

Le point sur la question

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 307

Le retour du parti socialiste- révolutionnaire dans l’actualité historiographique

Pierre Boutonnet

Un parti révolutionnaire englouti par la Révolution

1 Le 25 octobre 1917, lors du IIe Congrès pan-russe du soviet des députés ouvriers et paysans, Trockij déclarait que les délégués mencheviques et socialistes- révolutionnaires qui n’entendaient pas approuver la prise du pouvoir par les bolcheviks n’avaient qu’à rejoindre les « poubelles de l’histoire1». L’historiographie a longtemps été peu intéressée par ce parti au point que l’historien Michael Melancon, en 2004, a vu dans cette marginalisation une « défaite symbolique » plus profonde que la défaite politique subie2. Pour Ettore Cinnella, il semblait en 1998 que les bolcheviks avaient « jeté un sort » aux historiens3. Certes le PSR n’a pas laissé à la Russie un héritage comparable à ceux d’autres courants politiques qui lui étaient contemporains. Les libéraux, les socialistes marxistes ou encore les nationalistes ont marqué plus profondément la conscience collective et l’évolution du pays. Toutefois, depuis la disparition de l’URSS, les socialistes-révolutionnaires ont suscité un regain d’intérêt qui a maintenant porté ses fruits. Les études historiques concernant ce parti se font plus nombreuses. En Russie entre 1996 et 2001, la maison d’édition russe ROSSPÈN a édité trois tomes (en quatre volumes) de documents concernant le PSR4, sans compter les recueils concernant les partis politiques issus de leur mouvance. Les historiens de langue russe et anglaise ont réapprécié le rôle du parti SR dans l’histoire en tenant compte de travaux plus anciens qui ont posé les jalons des grandes problématiques. Comme cet article le montre, ces dernières sont encore au centre des préoccupations historiographiques.

2 Le parti SR est né, fin 1901/début 1902, par coalescence de cercles révolutionnaires situés dans différentes villes russes et en émigration. Menant une existence presque toujours illégale, il connut une évolution chaotique. Son influence sur le cours des

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 308

événements en Russie ne fut vraiment sensible que lors des périodes révolutionnaires. Il se distinguait des partis menchevique et bolchevique par son idéologie néo-populiste. Considérant la Russie comme un pays resté avant tout agraire, les SR voyaient dans la paysannerie une des forces révolutionnaires essentielles mais également une base sociale qui pouvait permettre à la Russie d’accéder au socialisme sans passer par une phase capitaliste. Très affaibli en 1914, le PSR connut un essor spectaculaire au début de 1917. Il compta jusqu’à un million de membres et participa à la direction du pays au cours de l’année révolutionnaire. Divisé entre opposants et partisans du pouvoir des soviets après le coup d’Octobre, et incapable de créer durablement un centre politique indépendant des Rouges ou des Blancs au cours de la guerre civile, le PSR, pourchassé, acheva sa course en émigration et dans les prisons politiques d’URSS au cours de l’entre-deux-guerres.

3 Cet article se propose de dresser un bilan de l’historiographie consacrée à cette formation politique. Cette analyse délaisse les rares études consacrées au parti SR de gauche (formé dans le sillage d’Octobre 1917) et celles encore plus rares traitant des « SR maximalistes » ou des « socialistes populistes » qui se sont détachés du PSR en 1904-1906. L’article examine comment les historiens ont cherché à répondre à trois questions qui ont retenu leur attention des années 1950 à nos jours : Pourquoi les SR ont-ils disparu de la scène politique en quelques années alors qu’ils semblaient être la première force politique au lendemain de l’abdication de Nicolas II ? Quelle fut leur place dans la vie politique russe et dans le mouvement révolutionnaire en particulier entre le début du XXe siècle et la fin de la guerre civile ? Quels étaient l’idéologie, le projet politique des SR ? L’article conclut que produire une histoire intégrale du PSR revient à faire l’histoire de plusieurs partis qui se sont succédés dans le temps. Il est possible de prendre le PSR comme angle de vue pour produire une histoire sociale du politique autour de problématiques liées à l’entrée des masses dans la vie politique russe au début du XXe s.

I. Pourquoi le premier parti de Russie en mars 1917 a- t-il si rapidement et si complètement échoué face aux bolcheviks ?

4 Le parti bolchevique, marginal au printemps 1917, prit et conserva le pouvoir contre tous les pronostics des contemporains, qu’ils fussent bons ou mauvais connaisseurs de la situation russe. Cette surprise a suscité beaucoup d’interrogations depuis la création du pouvoir bolchevique jusqu’à nos jours. Les historiens occidentaux intéressés par le PSR ont d’abord voulu comprendre l’échec de ce parti face aux bolcheviks après la révolution de Février. Oliver H. Radkey a ainsi publié deux ouvrages en 1958 et 1963 traitant du PSR entre la chute du tsar et janvier 19185. Il a pour ce faire étudié des manuscrits de leaders du parti présents dans les archives de l’Institut Hoover qui lui ont donné beaucoup d’informations sur la vie interne du parti. L’historien a également interrogé de nombreuses sources publiées dont des collections de plusieurs journaux du parti. Il s’est également entretenu directement, dès les années 1930, avec des personnalités de premier plan du PSR telles que A. F. Kerenskij, S. P. Postnikov, V. V. Rudnev, M. V. Višniak, V. M. Zenzinov. L’historien connaissait, en outre, personnellement V. M. Černov : le principal théoricien du parti, un de ses fondateurs, membre de son comité central, ministre de l’Agriculture pendant quatre mois sous le

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 309

gouvernement provisoire de 19176. Le pionnier de l’histoire du PSR a par ailleurs passé des années à recueillir des sources qui lui ont permis d’écrire une étude de référence au sujet des élections de l’Assemblée constituante7 où les bolcheviks ne réalisèrent que 24 % des voix, largement distancés par les SR.

5 O. Radkey s’est pourtant efforcé de démontrer que le PSR, extrêmement populaire après Février, auréolé du prestige de ses révolutionnaires défunts, bénéficiant d’une implantation unique dans les campagnes, s’est trouvé en 1917 de plus en plus en décalage avec la marée montante révolutionnaire. Les citoyens voulaient dans leur immense majorité mettre un terme à la guerre et réaliser une réforme agraire. Or, le parti a ajourné la réalisation du second vœu sous prétexte qu’il était hors de question de réaliser le premier. L’historien américain se montre très critique envers la direction du parti qui prétendait parler au nom du peuple tout en refusant la révolution sociale que ce dernier était en train de réaliser par lui-même. Il présente un parti très divisé avant même son IIIe Congrès de mai 1917. L’aile droite du Comité central, accrochée à un idéal de petite propriété rurale et désireuse de préserver la puissance de l’État dans ses frontières impériales aurait réussi à dominer le parti. Elle opta pour l’alliance avec les libéraux hostiles au développement d’une révolution sociale radicale. L’A. termine sa longue démonstration par un chapitre intitulé « Le vrai visage des SR » où il avance que le parti « avait cessé d’être révolutionnaire bien avant » la Révolution.

6 L’A. a rédigé ses deux volumineux travaux concernant l’histoire du PSR en émaillant son propos de longues analyses de ses sources, en couchant sur le papier son raisonnement où fourmille l’emploi du conditionnel passé, en examinant devant le lecteur plusieurs hypothèses pour tenter d’expliquer les faits, mais en recourant aussi à des formules concises, aiguisées, sentencieuses ou imagées. Il reproche à V. Černov de ne pas avoir su amener le parti sur la voie révolutionnaire, démocratique. Ce leader qui avait peur du pouvoir aurait capitulé devant la droite de son parti en espérant vainement maintenir l’unité du PSR. Or, dans un contexte de polarisation politique croissante, l’aile la plus à gauche a suivi le mouvement de radicalisation des masses. La majeure partie des cols blancs et des intellectuels seraient restés dans le vieux PSR quand les ouvriers, marins et soldats auraient préféré rejoindre le PSR de gauche. La scission qui se dessinait fortement à l’été 1917, se concrétisa quand la gauche approuva le renversement du gouvernement provisoire en novembre. Mais, même privé des éléments les plus radicaux, le parti est resté incapable, au cours des trois mois qui suivirent la prise du palais d’Hiver, d’incarner une alternative politique démocratique au bolchevisme. Alors que certains leaders SR comme V. V. Rudnev (élu maire de Moscou à la suite des élections municipales de juin 1917) s’alliaient avec la contre- révolution militaire, dans les campagnes proches des villes, les paysans se ralliaient à cette révolution bolchevique qui démobilisait les soldats paysans, libres de partager les terres au village. V. Černov refusa de se débarrasser de l’aile droite du parti en dépit des votes du IVe Congrès du parti qui demandaient en décembre 1917 de mettre un terme à l’idée d’une alliance avec le parti Constitutionnel démocrate (KD).

7 L’historiographie tient encore en lisière un apport important d’O. Radkey : l’éclairage qu’il porte sur la fraction des députés SR de l’Assemblée constituante. Lors des élections, le parti recueillit plus de seize millions de suffrages sur les 44 218 555 connus de l’A. Or, les historiens attribuent encore souvent aux SR des résultats supérieurs. Ils reprennent les données de l’auteur soviétique N. S. Svjatickij qui avait recensé 36 256 960 suffrages exprimés en 1918. Or, ce dernier créditait les SR de plus de 57 % des voix

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 310

car il incluait dans le vote SR des millions voix recueillies par des candidats appartenant à des organisations étiquetées « SR » mais formées par des non-russes et organiquement distinctes.

8 Les plus nombreux de ces députés étaient les Ukrainiens8. Or, ces derniers étaient loin de pouvoir s’entendre avec les SR imbibés de nationalisme russe. O. Radkey souligne que le PSR lui-même ne revendiqua non la majorité absolue des sièges mais seulement 299 alors que plus de 700 députés avaient été élus9. De nos jours, l’historien anglais O. Figes évoque la division du parti sur les bancs de l’Assemblée constituante en retenant le facteur national. Il conclut que les SR « n’avaient pas une majorité franche à l’Assemblée10 ». Mais pour O. Radkey, même les SR russes et antibolcheviques ne présentaient qu’une unité de façade : ils ne pouvaient s’entendre sur la politique à mener face à des problèmes cruciaux qui se posaient : la guerre, la question des nationalités, voire la question agraire. Même après l’année 1917, la droite du parti ne voulait pas changer de politique. Cette Assemblée ne pouvait pas fonctionner (« unworkable »). Il semble que l’historiographie occidentale ne soit guère à l’aise avec ce genre de considérations qui montrent combien la démocratie représentative peinait à trouver des formes efficientes dans la Russie révolutionnaire même si cet historien insistait sur le fait que ces élections avaient été un événement hautement démocratique par son déroulement, capable d’exprimer des clivages politiques bien réels11.

9 Le travail d’O. Radkey sur le PSR n’a peut-être pas connu la postérité qu’il aurait méritée. Peut-être parce que la figure du juge plane au-dessus de sa prose prolixe. Le ton sentencieux qu’il employait pour condamner le PSR a pu échauder certains esprits12. Toutefois, les erreurs tactiques et les faiblesses politiques de la direction du PSR pointées par l’A. ont été reprises par la suite par les historiens occidentaux pour expliquer la défaite des SR avec un ton moins passionné et dans un style plus académique. D’autre part, l’explication fournie par l’A. au sujet de l’échec du PSR rejoignait le courant historiographique dit « révisionniste ». Étudier la période qui va de Février à Octobre pour expliquer l’arrivée au pouvoir des bolcheviks par une poussée radicale du peuple est devenu une approche moins intéressante aux yeux des historiens à partir des années 1990. Enfin, le réquisitoire que l’historien dressait contre les SR se coule sans doute parfois trop dans le moule des accusations proférées à leur encontre lors du procès spectacle organisé par le régime soviétique à l’été 1922.

10 L’image peu valorisante du PSR dans l’historiographie se renforça en 1978, lorsque l’historien allemand M. Hildermeier conclut son ouvrage sur l’histoire du PSR, des origines à 1914, en affirmant que le PSR ne pouvait répondre aux exigences de la modernisation qui animait la Russie13. Il convenait que les leaders avaient choisi une voie politique qui entrait en contradiction avec la dynamique révolutionnaire de 1917 et il reconnaissait les insuffisances personnelles de leaders SR face à un Lenin ou un Trockij. Mais pour l’historien allemand, l’échec avait des causes plus profondes. « La désagrégation de l’obščina » engendrée par les réformes de Stolypin rendait « anachronique » le programme des néo-populistes. La polarisation qui divisait les rangs du parti entre la gauche et la droite était antérieure à la Première Guerre mondiale et s’explique davantage « par les controverses portant sur les leçons de la première révolution, par les nouvelles conditions politiques créées par la première révolution et par la signification de l’entrée des masses dans la vie politique ». Pour l’A.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 311

« le populisme » ne pouvait de toute façon apporter des solutions à la crise du pays liée à son industrialisation et sa modernisation14.

11 Des études plus récentes ont examiné l’histoire du parti après son heure de gloire de 1917 pour expliquer son échec. Ces travaux vont dans le sens du courant historiographique qui met en avant le caractère inédit de la dictature bolchevique avec sa police politique étouffant toute opposition. Dans son analyse politique de la guerre civile russe15, V. N. Brovkin montre que les SR ne surent adopter une stratégie commune et constante. Certains choisirent de lutter en priorité contre les Blancs, d’autres contre le pouvoir bolchevique alors qu’une dernière tendance voulait croire à la possibilité de la stratégie dite de « la troisième voie » qui préconisait de ne s’allier à aucun des deux camps. L’historien américain revient en même temps sur l’habileté politique et le cynisme de Lenin, légalisant parfois l’activité des SR pro-bolcheviques avant de frapper à nouveau sans ménagement ces alliés temporaires16. L’A. s’est attaché à étudier le sort de la guerre civile sans se focaliser sur les événements militaires mais la lecture de son travail ne doit pas nous faire oublier que les SR n’ont pas pu disposer d’un centre politique fixé à un territoire et soutenu par une armée. L’historien anglais Jonathan D. Smele a d’ailleurs rappelé, dans un ouvrage de 1997 consacré au mouvement blanc en Sibérie, que les SR de droite avaient tenté de créer un gouvernement antibolchevique viable en juin 1918 à Samara sous la direction d’un comité d’anciens membres de la Constituante. Mais leur « armée populaire » manquait cruellement de soutien chez les paysans. Les officiers, issus de l’armée impériale qui étaient indispensables pour combattre l’Armée rouge étaient hostiles à l’idée d’une Russie dirigée par des socialistes, coupables à leurs yeux de l’effondrement de l’armée en 1917. L’A. retrace l’ascension de la contre-révolution à l’est de la Russie et explique dans un vivant récit comment les officiers blancs se débarrassèrent politiquement voire physiquement des SR entre l’été et le 18 novembre 1918, date à laquelle l’amiral A. V. Kolčak institua une dictature militaire basée à Omsk17.

12 Scott B. Smith a également étudié l’échec du PSR dans un travail remarqué qui place la focale sur la période 1918-1923. L’A. met l’accent sur le langage employé dans la presse, les débats et les résolutions du parti. Inspiré par le paradigme du « linguistic turn », il avance que, de tous les ennemis des bolcheviks, les SR étaient les plus dangereux car ils contestaient au parti de Lenin le « monopole du discours révolutionnaire », alors essentiel pour diriger la Russie. Selon l’A, la clé de la victoire bolchevique résidait dans le fait d’imposer un discours qui fasse d’une pierre deux coups : ériger les SR en « contre-révolutionnaires » et faire du bolchevisme le seul parti révolutionnaire. Le travail de l’A. fait des SR des « prisonniers de la révolution » à un double titre : avant de devenir des détenus politiques ils auraient été prisonniers du discours révolutionnaire bolchevique. Toutefois, le discours ne peut tout expliquer. Imposer le monopole du discours révolutionnaire s’est fait, comme le rappelle l’A. lui-même, par des actes par ailleurs bien connus. Le décret sur la terre satisfaisait les aspirations révolutionnaires paysannes. Les voix qui contestaient la vision bolchevique du monde et proposaient une autre politique étaient réduites au silence par des mesures de répressions politiques, par ailleurs, le retour d’une approche non discursive n’est pas sans soulever des questions. L’A. note luimême qu’en 1920, la Čeka surestimait le danger que représentait le PSR, mais ne surestime-t-il pas la force du PSR dès 1918 ? Ce parti pouvait-il menacer le nouveau régime après la dissolution de l’Assemblée constituante ? Après la défaite du gouvernement de Samara ?

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 312

13 S. B. Smith approfondit aussi la question des divisions insurmontables qui ont agité le parti en analysant sur un plan sémantique « le dilemme des SR ». Certains entendaient mener une « guerre de libération nationale » contre l’ennemi « germano-bolchevique » après la signature du traité de Brest-Litovsk. D’autres s’inscrivaient dans un discours de « révolution sociale » et « internationale ». Mais une stratégie univoque, claire et partout identique était-elle envisageable dès lors que la guerre civile écartelait la société et fragmentait politiquement le territoire ? Pour répondre à ces questions, il faudrait une histoire qui ne soit pas aussi centrée sur le comité central du PSR. Or, pour S. B. Smith qui a mobilisé un panel jamais réuni de documents concernant la période 1918-1923, il est impossible de brosser un tableau de l’histoire du parti à cette époque en s’appuyant sur des sources locales18. Donald J. Raleigh, dans son étude traitant des années de la guerre civile à Saratov parue en 2002, écrivait avoir dû renoncer, faute de sources, à étudier l’histoire du PSR dans cette ville à partir de 191819. Cet historien a pourtant effectué de très nombreux séjours dans les archives de la ville pour les croiser avec des documents situés dans des centres d’archives centrales de Russie. En 1994, il avait d’ailleurs mis en lumière l’échec du PSR dans cette même ville de Saratov au cours de l’année révolutionnaire de 191720.

14 Scott B. Smith fait du procès des leaders du PSR de droite menée à l’été 1922 l’aboutissement de la mise en accusation du parti par les bolcheviks. Toute une campagne fut menée tant à l’étranger qu’en Russie en parallèle du procès pour accuser les SR d’une série de crimes contre-révolutionnaires. Ils étaient en particulier accusés de s’être mis au service des armées impérialistes en 1918 et d’avoir voulu renverser le pouvoir soviétique grâce à des révoltes menées à la campagne par la petite-bourgeoise koulak. L’A. rejoint son prédécesseur hollandais Marc Jansen auteur en 1982 d’un ouvrage qui montrait déjà que le procès des leaders SR était un « procès spectacle » qui préfigurait (en partie seulement) les procès staliniens21. M. Jansen avait accès aux archives SR de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam et avait déjà relevé la stratégie des bolcheviks visant à se définir comme étant les seuls révolutionnaires authentiquement socialistes. En Russie, les minutes du procès ont été publiées dans leur intégralité en 201122 et Konstantin. N. Morozov, membre de l’association Mémorial, a écrit plusieurs travaux au sujet de la répression frappant les SR en Russie soviétique23.

15 Cette répression a été d’autant plus implacable qu’elle s’est exercée contre un parti qui avait durablement marqué la vie politique russe et son mouvement révolutionnaire depuis le début du XXe s.

II. Quelle a été la place du PSR dans le mouvement révolutionnaire entre le début du XXe siècle et la formation de l’URSS ?

16 Devant le succès des bolcheviks en 1917-1922, les historiens occidentaux ont longtemps suivi le point de vue soviétique selon lequel le mouvement révolutionnaire et socialiste russe avait été dominé par le populisme avant que le marxisme ne devienne l’idéologie la plus attractive pour les révolutionnaires socialistes24. Certes, le PSR avait désiré attirer des ouvriers et on lui reconnaissait une certaine audience dans les campagnes mais l’historiographie persistait à voir dans la social-démocratie le seul courant politique qui était parvenu à se lier au prolétariat alors que les paysans étaient perçus

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 313

avant tout comme incultes sur le plan politique. Manfred Hildermeier parlait d’un « parti isolé » du peuple, un parti seulement rejoint par « des intellectuels »25

17 À partir des années 1970, les lignes commencèrent à bouger et l’histoire du PSR a permis de « débolchéviser » celle du mouvement révolutionnaire russe. L’historienne anglaise Maureen Perrie avançait dans un livre dense, tiré de sa thèse et réédité en 2008, que le PSR de 1907 comptait plus de 50 000 membres et qu’il influençait plus de 300 000 personnes (les sympathisants). Des documents du second congrès du parti (il s’est tenu en Finlande en 1906) lui permettaient de souligner que le PSR comptait alors 45,6 % d’ouvriers et d’artisans26. S’appuyant sur cette avancée historiographique, en 1988, Christopher Rice mettait en exergue la grande et durable influence du parti auprès de certains ouvriers durant la période 1905-1907 (et parfois au-delà). Selon lui, O. Radkey faisait erreur en affirmant que le PSR restait alors soutenu avant tout par des paysans de la région des terres noires et de la Volga. C. Rice relevait l’influence des SR, non auprès des ouvriers saisonniers mais dans les très grandes usines comme à Saint- Pétersbourg (le PSR a pu rassembler jusqu’à 6 000 membres dans la capitale) ou dans l’Oural. Il notait le succès du parti auprès des employés des Postes et des Télégraphes ou des chemins de fer, y compris et surtout chez les ouvriers. Pour l’A., les SR, sans être aussi bien implantés dans le monde ouvrier que les sociaux-démocrates étaient aussi influents « parmi les ouvriers les plus qualifiés, instruits, vivant en sécurité qui, tout en résidant en ville, continuaient à garder des liens forts avec la campagne où ils distribuaient peut-être de la propagande politique ». Les ouvriers brusquement coupés de la communauté rurale traditionnelle et englobante pouvaient retrouver des repères par le biais de cette politisation27.

18 Selon l’historienne anglaise contemporaine Elisabeth White28, le populisme russe, d’une manière générale, attirait tout un pan de l’intelligentsia révolutionnaire même lorsque le marxisme était devenu très populaire. On doit à l’historien russe Mixail I. Leonov d’avoir jeté une lumière encore plus précise sur les effectifs du parti et sa composition sociale dans les années de la première révolution russe. Dans un ouvrage fondamental de 1997, concis et rédigé à l’intention d’un large public, l’historien fait appel à des documents envoyés par les cellules locales du parti au comité central. Il estime qu’au début de l’année 1907, le parti comptait plus de 65000 membres et confirme qu’il exerçait son influence sur plus de trois cent mille personnes. Une annexe de son livre recense tous les groupes du parti dans les différentes régions en précisant parfois le nombre de membres ainsi que les titres de la presse publiée par ces comités. M. I. Leonov a de plus définitivement remis en cause, dans l’historiographie russe, l’idée solidement établie que le PSR était un parti d’intellectuels isolés, coupés du peuple. En effet, sur les 21752 membres ayant répondu à l’enquête du parti, le PSR comptait alors 11,6 % de membres issus de l’intelligentsia quand les ouvriers formaient 45,2 % des effectifs et les paysans 43,2 %. La révolution de 19051907 a fait du PSR « un parti de masse ». Attentif à la géographie régionale, l’A. explique que si certains ouvriers se sont tournés vers les SR et non vers les sociaux-démocrates c’est qu’ils étaient encore liés à leurs origines rurales et donc sensibles aux idées de socialisation des terres29.

19 L’historiographie a depuis longtemps mis en avant la propagande des SR auprès des paysans russes bien que le parti soit resté sceptique à propos du potentiel révolutionnaire des paysans jusqu’en 1902. La « marche vers le peuple » de 1874 avait laissé un souvenir douloureux aux missionnaires de la révolution venus dans les campagnes. Les troubles agraires de 1902 amenèrent les néo-populistes à considérer

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 314

que les paysans désiraient une révolution sociale. Mais le parti était-il vraiment proche la paysannerie ? Pouvait-il influencer leurs consciences et leurs actes ? Ou bien son implantation était-elle superficielle ?

20 Dès 1972, M. Perrie notait l’influence des SR sur les paysans au cours des années 1905-1907. L’historienne a réexaminé la présence des SR dans les campagnes et son impact. Les militants SR appartenant à l’intelligentsia locale se sont liés aux « fraternités paysannes », qui formaient un vaste réseau de cellules grâce auxquelles les SR pouvaient influencer la commune rurale via leur propagande. Ces fraternités étaient par ailleurs destinées à fournir au mouvement révolutionnaire des éléments actifs et politiquement conscients30. Toutefois, la paysannerie étant comme l’écrivait P. Bourdieu, « une classe parlée », les opinions des paysans membres ou sympathisants du PSR restent mal connues. L’enracinement du parti était pourtant assez fort pour que K. Morozov note qu’au moment où la répression du gouvernement du tsar battait son plein, le phénomène de l’interconnaissance dans le milieu rural mettait en difficulté les agents de la répression.

21 L’importance numérique des SR en 1907 et leur implantation dans de nombreux secteurs sociaux et géographiques de l’empire russe ne doit pas occulter la faiblesse organisationnelle du parti et le caractère chaotique de son existence. M. Leonov a employé la formule d’une « structure ramifiée et friable » pour caractériser le PSR de 1907 qui venait de croître de manière aussi exponentielle qu’inattendue. K. Morozov approuve cette formule dans son étude du PSR centrée sur les années 1907-191431.

22 Cet historien est l’auteur de deux monographies importantes sur le PSR. Il est pourtant peu cité dans les publications occidentales et son article publié en 2007 dans les Cahiers du Monde russe32 est une de ses rares publications hors de Russie. Le mode d’exposition très érudit des connaissances, l’absence de conclusions faciles à repérer gênent peut- être la diffusion des apports de l’A. Étudiant le PSR entre 1907 et 1911, l’A. analyse ce moment de crise du parti en multipliant les citations d’acteurs historiques tirées de documents d’archives : prises de position dans les instances et les journaux du parti, lettres des dirigeants, correspondance du comité central, interventions des représentants des comités régionaux. Le foisonnement d’informations, le style de l’A. obligent le lecteur à se plonger dans de longs développements qui rejettent des explications simples des phénomènes. Le propos met en avant une série de causes qui se sont entremêlées et auto-entretenues pour expliquer une crise multiforme. L’efficacité croissante de la police politique a miné les efforts des SR pour se structurer horizontalement et verticalement. Beaucoup de nouveaux membres manquaient d’expérience militante et d’une culture politique solide. Nombre de vétérans ont quitté la scène politique dans le contexte de reflux de l’enthousiasme révolutionnaire, ou parce qu’ils étaient arrêtés.

23 Lorsque P. Stolypin, en 1908, révéla que le chef de la section terroriste du PSR, Evno Azef, appartenait aussi au service de la police impériale, la démoralisation dans les rangs du parti s’accentua. L’élection d’un nouveau Comité central ne changea en rien la structuration inefficiente du PSR. Alors que les cellules locales dépérissaient, des groupes d’émigrés échouèrent à renouveler la plateforme idéologique et la tactique du parti : la révolution politique semblait selon eux pouvoir ouvrir sur un chemin vers le socialisme. Mais l’existence de ces tendances réformistes ne pouvait prendre le contrôle du parti qui se retrouvait face à un problème colossal. L’impossibilité de tenir un vrai congrès (il n’y en eut pas entre 1907 et mai 1917) l’empêcha de se réorganiser et

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 315

de définir clairement une doctrine adaptée aux défis du temps. Sous la plume de Morozov, le PSR apparaît toutefois globalement comme un parti révolutionnaire après 1907.

24 Dans un autre ouvrage où il étudie les SR face à la répression au sortir de la guerre civile, l’historien russe revient par exemple sur la notion de « sous-culture révolutionnaire » qui caractérisait le parti. Délaissée selon lui par l’historiographie, cette sous-culture qui pourrait faire l’objet d’une typologie est, selon l’A., très perceptible dans les Mémoires des membres du parti33.

25 L’étude du cercle dirigeant révèle que le comité central n’était pas le seul organe central du parti. Le phénomène de « direction collective » était déjà connu mais K. Morozov en mesure bien les équilibres internes mouvants. Comme M. I. Leonov, il fait appel au concept de génération pour étudier le cercle dirigeant, ses choix, ses idées et sa tactique. Attentif aux structures de bases désorganisées, l’A. note que le parti se renouvelait par la base en Russie : [...] vers 1913-1914, il n’était un secret pour personne qu’une nouvelle organisation se développait, presque uniquement composée de nouveaux collaborateurs, plutôt sceptiques envers l’autorité et la construction tactique des leaders émigrés du parti34.

26 La faiblesse du PSR entre 1907 et 1914 avait été soulignée par V. Zenzinov, pilier du parti qui parlait de « renaissance » pour qualifier le succès du parti en mars 1917 et les historiens ont été longtemps unanimes à ce sujet. En 1990, M. Melancon a voulu démontrer, d’une part, que l’activité concrète du parti SR a continué à être conséquente entre 1908 et 1914 et souvent aux côtés de sociaux-démocrates. La thèse de cet historien sur le rôle positif et conjoint de ces révolutionnaires dans la chute du tsarisme les 3, 4 et 5 mars 191735 n’a pas été reprise par l’historiographie. Toutefois l’A. a montré de manière convaincante que les SR s’étaient divisés sur la question de la guerre dès 1914. La gauche du parti, avec les mencheviks internationalistes et les bolcheviks formait, pendant le conflit, tant en Russie qu’à l’étranger, un groupe désirant la révolution quand la droite du PSR ralliait des positions « défensistes » et souhaitait remettre à plus tard le combat politique contre l’autocratie36. Ce faisant M.Melancon a troublé l’image traditionnelle des rapports entre SR et sociauxdémocrates. K. N Morozov parle d’une relation « amis-ennemis », entre SR et marxistes, marquée par « la collaboration et la lutte37 ». Ces deux formules, peut-être un peu floues, permettent de concilier des approches d’historiens parfaitement contradictoires.

27 M. Melancon a poursuivi ses investigations sur le rôle de la gauche du PSR pendant l’année révolutionnaire de 1917. Dans un article de 1997, il a avancé qu’avant même de former un parti distinct, militants et leaders de la gauche du mouvement SR (M. Spiridonova, B. Kamkov, I. Štejnberg pour citer les plus célèbres) ont voté et agi concrètement aux côtés des mencheviks internationalistes et des bolcheviks, dans les provinces, les soviets ou lors de la prise du palais d’Hiver. La gauche du PSR aurait donc été un artisan de la révolution d’Octobre, le vecteur d’une alternative à la dictature d’un parti unique : un gouvernement de coalition incluant les différents partis socialistes38 Par ailleurs, des études concernant les SR de gauche tendent à prouver que ce parti est devenu un « parti de masse » et que le mouvement néo-populiste a survécu à la défaite du PSR de gauche en juillet 191839.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 316

28 La force du radicalisme voire de l’extrémisme au sein du PSR est depuis longtemps évoquée par l’historiographie du mouvement néo-populiste. Les assassinats politiques faisaient, en effet, des SR les héritiers de la Volonté du Peuple, une fraction du populisme russe. Les terroristes du PSR entendaient venger les révoltés et révolutionnaires victimes de la répression et inciter le peuple au soulèvement. Ayant à l’esprit l’ampleur de la violence politique qui s’est développée en URSS l’historiographie occidentale est constamment sensible au climat de violence politique qui régnait en Russie au début du XXe s. Le PSR pratiquait le terrorisme au moment où les autres partis de l’Internationale socialiste le rejetaient. Pour M. Hildermeier, le terrorisme n’était pas une stratégie pertinente dans un cadre politique moderne et les pratiques des SR témoignaient une fois de plus de son anachronisme.

29 En France, en 1979, Jacques Baynac souscrivait à certaines justifications théoriques des SR qui condamnaient « le terrorisme aveugle » et réprouvaient la terreur, employée « dans les pays libres ». Celle-ci aurait été adoptée par le PSR en raison « des coups répétés des persécutions inouïes dont le gouvernement frappait le peuple et les intellectuels » (l’A. cite les propos de G. A. Geršuni, fondateur de la cellule terroriste du parti, lors de son procès). La terreur employée pour répondre à la violence du régime, devait être abandonnée quand un cadre libéral permettrait de mener légalement des actions politiques40. L’historien russe I. N. Leonov rappelle que le terrorisme était une activité qui, tout en concernant seulement 1,5 % à 2 % des membres du parti, contribuait beaucoup à façonner l’image de tout le groupe41. Il distingue les premières heures du terrorisme SR, accueillies par « des sympathies auprès d’une partie significative de la population : paysans, ouvriers, artisans, classes moyennes urbaines appartenant à l’intelligentsia démocratique42 », de la bacchanale violente qui se déchaîna par la suite durant laquelle les attentats furent commis par un large éventail de groupes et d’individus plus ou moins politisés. K. Morozov, va dans la même direction et avance qu’après 1907 l’intelligentsia cessa de soutenir le terrorisme mais que paysans et ouvriers restaient satisfaits quand étaient assassinés ceux qui réprimaient les révoltes populaires. Les archives du comité central du PSR montrent une volonté de limiter la violence des comités locaux et leur banditisme car ces initiatives minaient le contrôle du centre sur la périphérie du parti.

30 Centrée sur la problématique du terrorisme et adoptant une démarche qui la place en marge de l’historiographie, l’historienne Anna Geifman a contesté dans les années 1990 la distinction faite entre le terrorisme ciblé, visant des figures éminentes de l’autocratie et la vague d’assassinats frappant toute figure d’autorité même insignifiante. Déjà à la fin de la guerre froide, Richard Pipes, dont A. Geifman a été l’élève, assimilait le terrorisme à l’un des trois « articles majeurs » du parti avec la socialisation des terres et l’anticapitalisme. Le terrorisme devient sous la plume de R. Pipes « un acte spirituel, presque un rite religieux, un acte par lequel le terroriste prenait des vies humaines mais les payait avec la sienne propre43 ».

31 A. Geifman n’oppose pas des révolutionnaires idéalistes extrémistes et des criminels terroristes également adeptes du banditisme. Cette spécialiste du terrorisme russe au début du XXe s. voit de nos jours les SR comme faisant partie d’un vaste mouvement nihiliste (incluant les anarchistes et les bolcheviks). C’est une des rares historiennes à faire appel à des catégories d’analyses psychologiques pour établir des faits historiques, même si elle les utilise le plus souvent en lien avec le contexte culturel et parfois social. Dans un livre militant, elle mène une analyse qui fait régulièrement un parallèle entre

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 317

le terrorisme islamiste contemporain et celui des nihilistes russes du début du XXe s. L’A. les présente comme des groupes ayant pour point commun le rejet de la vie, des Don Quichotte sans empathie, refusant la réalité, et développant un « moi » malade. Elle dénie de fait aux SR un projet révolutionnaire véritable44.

32 Elle a d’autre part consacré un livre au personnage d’Evno Azef, qui dirigea la section de combat du PSR alors qu’il était employé par l’oxran45. Les archives de la police politique tsariste donnent à l’historienne des sources pour avancer qu’Azef n’a pas joué un véritable double jeu puisque d’une part il n’a pas organisé certains attentats qui lui ont été attribués et que, d’autre part, il a donné les informations dont il disposait pour les prévenir tout en cherchant à ne pas être découvert par ses camarades SR. D’autre part, A. Geifman ne croit pas à l’implication du régime dans le terrorisme SR. La police politique était selon elle obligée de s’infiltrer au plus près des cellules terroristes46. Décrivant le parcours d’un E. Azev malade psychiquement, l’A. présente aussi G. A. Geršuni, premier dirigeant de la section de combat terroriste SR comme un véritable « Méphistophélès »47. Enfin, la direction du parti est jugée collectivement responsable d’un terrorisme qui atteste d’une idéologie mortifère.

33 Globalement l’historiographie a interrogé bien autrement l’idéologie SR. Ce parti majeur de la vie politique russe est aujourd’hui davantage considéré et montré comme influent dans différentes couches de la société, peut-être en raison de la réappréciation tardive de son projet politique.

III. Quel était le projet politique du PSR pour la Russie ?

34 En Occident, des années 1950 à la chute de l’URSS, l’étude de l’idéologie du PSR offrait peu d’intérêt et a longtemps été présentée superficiellement. Il semblait alors que, dans le premier quart du XXe s., le libéralisme, le courant menchevique, voire le nationalisme russe emboîtaient mieux le pas au sens de l’histoire que le PSR. Ce parti apparaissait avant tout comme porteur du legs infertile et passéiste du populisme du XIXe siècle. Les SR auraient conservé, même devant les progrès de l’industrie et devant la réalité de la guerre de masse, industrielle, la croyance que la Russie restait façonnée par l’agriculture et par une société rurale traditionnelle. Une fois opérées les métamorphoses staliniennes et devant l’apparente solidité de l’URSS, les SR passaient rétrospectivement pour ceux qui avaient refusé le sens de l’histoire, croyant que leur pays pouvait cheminer vers le socialisme en évitant une phase capitaliste. Pour éviter le cortège de maux sociaux que l’Angleterre avait déjà expérimentés avec la révolution industrielle, les populistes misaient sur les traditions de la commune rurale russe où existait un « droit à la terre » permettant de mettre en place une propriété socialisée de la terre.

35 Les historiens savaient que les néo-populistes avaient adapté les idées de leurs ancêtres populistes, notamment en faisant appel au marxisme, mais l’historiographie avait toutefois tendance à assimiler les idées des SR à celles de leurs ancêtres populistes révolutionnaires qui étaient allés « vers le peuple » en 1874. Portant son regard sur cette Russie du début du XXe s qui basculait dans le monde moderne, le PSR apparaissait comme l’expression de la résistance de la Russie rurale préindustrielle vouée pourtant à disparaître. M. Hildermeier a largement creusé ce sillon de l’historiographie : « en se faisant l’avocat par son programme d’une vision utopiste

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 318

d’une société communiste agraire, le PSR [avant 1914 déjà] se trouvait de plus en plus en désaccord avec la réalité contemporaine de la Russie »48. Tout se passait comme si l’index de Lenin montrant sur chaque place publique de l’URSS la voie à suivre, avait fait oublier également de l’autre côté du rideau de fer, les socialistes-révolutionnaires qui comptaient pourtant Aleksandr Il′ič Ul′janov parmi leurs ancêtres politiques.

36 Or, depuis les années 1990, les bouleversements politiques ont obligé les acteurs à trouver de nouvelles références historiques. K. Morozov a voulu montrer que certains leaders de la droite du PSR, des émigrés présents en Europe occidentale entre les deux révolutions russes et qui participèrent à la direction du parti entre Février et Octobre 1917, avaient développé « un social réformisme, non pas du type de la social- démocratie d’Europe occidentale mais relevant d’une variante populiste originale ». Il approuve « pleinement » l’opinion de son collègue russe Nikolaj D. Erofeev qui considère que « le modèle SR du socialisme était la variante russe (rossijskij) du socialisme démocratique49. L’historien américain Vladimir. N. Brovkin, spécialiste du parti menchevique voit aussi dans les SR un ancêtre des sociaux-démocrates russes de l’ère post-soviétique50. Plus largement, ce contexte a incité les historiens à modifier leur regard sur l’idéologie et les programmes SR. L’effondrement de l’idéologie bolchevique, l’échec de l’occidentalisation à marche forcée des années 1990 et la perte concomitante de repères vécue par la population ont invité les historiens, eux-mêmes surpris par ces phénomènes, à reconsidérer l’histoire de la Russie et les voies qui se proposaient à elle au début du XXe s.

37 Les incertitudes et les questions du présent renvoient à celles du passé, or, depuis la perestroïka, la société russe se retrouve une nouvelle fois tiraillée entre occidentalisation et revendication d’appartenance à une civilisation distincte et millénaire qui survivrait en dépit des réformes menées par Pierre le Grand. L’expérience soviétique et les résultats des réformes des années 1990 ont créé un contexte intellectuel où l’on n’envisage pas que le politique puisse faire table rase du passé fût-ce par des choix très volontaires. Dans ces conditions, même si le PSR portait un projet incomplet et en permanence débattu en son sein, les esprits sont plus enclins à considérer cet ancien membre de la IIe Internationale et partisan d’un chemin de développement spécifique à la Russie comme le vecteur d’un choix possible au début du XXe s. La socialisation (et non l’étatisation) de la terre, voulue par les paysans, clé de voûte d’une marche vers le socialisme, apparaît rétrospectivement plus raisonnable que la terrible et catastrophique collectivisation stalinienne.

38 Des années 1950 à nos jours les historiens abordant le projet et l’idéologie du PSR ont interrogé les deux adjectifs que le parti revendiquait expressément : « socialiste » et « révolutionnaire ». Après la sombre période stalinienne, l’historiographie soviétique put de nouveau se saisir du PSR comme d’un objet d’étude mais ce fut surtout pour le discréditer. Il semblait à Kirill V. Gusev dans les années 1960 que dans certains pays en développement, des partis se rapprochaient des positons SR. Cet historien soviétique, en bon partisan du marxismeléninisme et de ses lois de l’histoire, entendait rappeler les dangers d’un parti de type SR en le présentant comme un parti sans projet défini, attirant des éléments très divers quant à leurs opinions politiques, un parti dirigé par des aventuriers et des opportunistes, s’appuyant souvent sur la petite bourgeoisie, avant tout celle des campagnes et faisant in fine le jeu du grand capital51.

39 La proximité entre le PSR et le parti KD se retrouve dans l’historiographie occidentale formée lorsque le parti communiste orientait les vues des historiens de l’URSS.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 319

L’historien américain R. Pipes écrivait que chez les SR comme chez les sociaux- démocrates, « les chefs appartenaient à la noblesse et à la classe moyenne c’est-à-dire au même milieu social que le parti libéral »52. O. Radkey avant lui affirmait que la direction du parti était devenue en 1917 très proche de celle des KD et qu’elle leur aurait alors voué une « admiration ». Leur nationalisme qui ne favorisait pas les intérêts du peuple, leur panslavisme qui n’apportait rien aux Slaves de l’Europe du Sud et leur attachement à l’État qui opprimait les nationalités, formait un triptyque qui se serait développé sous l’influence de trois causes. Les SR auraient occupé des positions sociales devenues enviables avec le temps. Employés des zemstva, de coopératives, fonctionnaires, instituteurs, ces anciens révolutionnaires en seraient venus à désirer moins que tout une révolution sociale. Cette couche dirigeante, pour O. Radkey admirait la révolution française « bourgeoise », le modèle républicain français en particulier les radicaux-socialistes de Clemenceau. Ces deux partis socialistes auraient eu en commun un fond nationaliste, une hostilité vis-à-vis de l’Allemagne impériale et un attachement pour la petite propriété privée. Le « nationalisme latent » du populisme se serait également développé pour devenir le ressort d’un soutien à cette guerre impérialiste que ne voulaient plus faire les soldats russes53.

40 En 1976, l’historienne anglaise M. Perrie a remis en cause les conclusions d’O. Radkey sur le caractère socialiste du PSR en étudiant le parti dans la période révolutionnaire de 1905-1907. Pourtant, l’historien américain avait étudié la période de 1917-1918 en précisant que le PSR avait par le passé été révolutionnaire.

41 En fait, M. Perrie voulait affirmer la pertinence du programme SR sur le long terme. Le désir de socialiser la terre, d’en faire un bien collectif accessible à tous, faisait des SR le vecteur des aspirations paysannes comme l’a montré le succès du décret sur la terre de Lenin. D’autre part, une partie de la paysannerie semblait prête à suivre les idées socialistes des SR, c’est-à-dire d’aller plus loin que le « partage noir » pour se diriger graduellement vers une production collectiviste54.

42 C. Rice, plus de dix ans après M. Perrie, montrait un PSR révolutionnaire, y compris dans la période qui suit le reflux révolutionnaire de 1907. Il a étudié les documents de propagande des SR auprès des ouvriers et leur rôle lors de certaines grèves. Il montre des militants refusant la tendance « économiste » poussant les ouvriers à politiser leur mouvement55. Les débats historiographiques sur le caractère révolutionnaire du PSR ont finalement beaucoup porté sur ses idées au sujet de la Russie rurale, renforçant ainsi l’idée que ce parti était avant tout agraire, faisant oublier son impact dans le milieu ouvrier ou auprès des soldats et des marins.

43 La redécouverte, hors de l’URSS, du projet SR correspond à la période postérieure au XXe Congrès du PCUS et les premières désillusions face au modèle soviétique peuvent expliquer un intérêt pour un parti non marxiste. J. Baynac, dans le contexte français d’une remise en question par la gauche du modèle soviétique était motivé par la volonté de présenter une idéologie socialiste qui laissait une grande place à la liberté et à l’initiative de l’individu dans le développement des sociétés. Les SR considéraient en effet la personne comme un moteur de l’histoire aux côtés des classes sociales. Très influencé par M. Perrie, J. Baynac considérait que le PSR était resté socialiste et révolutionnaire après 190756.

44 Le finnois Hannu Immonen en 1988, revint sur la question du projet des SR en étudiant la construction et l’adaptation du programme agraire du parti SR avant la Première Guerre mondiale57. Pour l’A. qui s’est appuyé sur les archives de la fraction SR de la

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 320

deuxième Douma, le parti avait bel et bien un « plan concret » pour socialiser la terre : la proposition de loi signée par 104 députés (les SR et leurs alliés) siégeant au Palais de Tauride. Mais ce projet de loi était déjà « un pas décisif sur le chemin de l’acceptation de la petite propriété agraire indépendante ». Par la suite, lorsque P. Stolypin eut commencé à attaquer la commune rurale, le programme fut adapté par deux théoriciens du parti P. A. Vixljaev et de N. I. Rakitnikov qui prirent de fait le relais de V. Černov. Pour H. Immonen, M. Perrie avait tort de juger le PSR « socialiste » jusqu’en 1914 car ces deux théoriciens firent un peu plus encore évoluer le projet SR depuis le « socialisme » vers « l’égalitarisme ». De plus, ces trois figures du parti, après avoir réfléchi sur la politique agraire pour la Russie, occupèrent des postes importants aux côtés de Kerenskij en 1917. L’historien en conclut que les SR n’ont pas été pris au dépourvu lorsqu’ils eurent accès à des responsabilités. Mais ce travail semble considérer que les théories de P. A. Vixljaev et N. I. Rakitnikov étaient celles de tout le PSR alors que ce dernier était divisé et qu’aucune instance ne put établir une doctrine acceptée par tous après l’échec de la première révolution.

45 Dégageant l’image d’un parti agraire ayant basculé dans la défense de la petite propriété, H. Immonen souligne aussi l’influence des idées socialistes européennes sur les SR. Il évoque ainsi des contacts féconds avec des socialistes français, allemands, belges et italiens. C’est en suivant l’exemple de ces derniers que les SR distinguèrent un “programme maximal” (l’instauration du socialisme) d’un “programme minimal” (sa préparation après une révolution “bourgeoise”)58.

46 En 2000, est paru le livre de l’historien M. Hildermeier dans une traduction anglaise. L’A. n’a pas voulu modifier le texte original. Or, son regard sur le PSR semblait déjà bien daté. Les historiens ont globalement critiqué les conclusions exprimées au sujet d’un PSR inadapté à la modernité et donc incapable de relever les défis qui se posaient à la Russie. Déjà en 1997, M. I. Leonov avait remis en question la méthode d’exploitation des sources utilisées par l’historien allemand pour établir le nombre de membres du PSR59. D’autre part il apparaît de plus en plus difficile de soutenir que la droite du PSR avait raison avant 1914 de prévoir la dislocation de la commune rurale russe. Enfin, M. Hildermeier jugeait que la structure décentralisée, peu verticale et peu intégrée du PSR était prémoderne et bien moins efficace que celle du parti de Lenin. Or, notre époque dévalorise précisément les grandes organisations verticales qui dictent leur loi à l’individu et préfère les organisations souples, « le rhizome » constituant même, pour certains esprits déçus par l’expérience soviétique, une panacée.

47 La distance qui sépare les populistes du XIXe s. des néo-populistes est de nos jours réévaluée par l’historiographie. Elle met l’accent sur l’adaptation par les SR de l’héritage populiste aux conditions nouvelles de la Russie du début du XXe s. Certes, les historiens savaient que V. Černov avait voulu réaliser une synthèse entre marxisme et populisme. M. Perrie relevait déjà que les SR n’étaient pas de béats admirateurs de la commune rurale et voulaient départager le bon grain socialiste de l’ivraie archaïque qui se trouvait en elle60. R. Pipes notait que les SR « définissaient les classes sociales non par leur place dans le processus de production mais par leur source de revenus : les classes exploitées ou laborieuses et les exploiteurs, ceux qui vivaient de leur propre travail et ceux qui vivaient du travail des autres ». Mais le soviétologue considérait dans le même temps que les héritiers de la Volonté du Peuple « ne pouvaient pas tenir pour nul et non avenu l’essor spectaculaire du capitalisme dans ses formes industrielles et financières mais ils soutenaient qu’il s’agissait d’un phénomène naturel et passager qui

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 321

se sapait par son succès même puisqu’il détruisait l’économie rurale, son principal marché61 ». Depuis la dissolution de l’URSS les historiens perçoivent encore mieux la différence qui sépare la théorie bolchevique qui misait sur le seul « prolétariat » et les théories de V. M. Černov, qui distinguait trois forces révolutionnaires : les ouvriers (« l’avant-garde de la révolution »), les paysans (l’armée de la révolution) et « l’intelligentsia laborieuse ».

48 V. Černov commence à sortir de l’ombre projetée par les grandes figures de 1917 même si les synthèses écrites en anglais récemment mettent en avant le rôle des individus sans brosser vraiment son portrait. En Russie, l’historienne Ol′ga. V. Konovalova a comblé un vide important en fournissant une analyse des écrits théoriques du principal penseur du PSR62. L’A. inclut dans son travail la période de l’émigration en étudiant les archives du Centre d’histoire sociale d’Amsterdam qui complètent celles des fonds moscovites. Dans son approche chronologique des théories du leader socialiste, l’A. revient aussi sur ses positions politiques, les circonstances traversées des différentes étapes de la vie intellectuelle de son héros. Ainsi, le révolutionnaire en exil est présenté comme un précurseur de la théorie du « totalitarisme » lorsqu’il prit le parti des USA contre l’URSS. L’A. explique d’autre part que le réformateur du populisme justifiait le chemin particulier de la Russie par le fait que s’il apparaissait impossible d’ignorer le développement capitaliste en Russie, tous les pays n’étaient pas appelés à emprunter une même forme de développement capitaliste La Russie, devait donc se développer de manière spécifique en raison de caractères géographiques et historiques propres63. Cette théorie, vieille de plus d’un siècle, interpelle les esprits contemporains qui voient ce pays se développer largement par l’exploitation de richesses naturelles dans une période de la mondialisation où le capital internationalisé valorise de manière contrastée les territoires tout en renforçant les inégalités socio-spatiales.

49 O. Konovalova montre un leader résolument socialiste, influencé par la social- démocratie allemande de son temps, mais faisant preuve d’originalité, en prônant la construction progressive du socialisme par le bas, et en recourant pour cela à la socialisation de la terre, aux coopératives, à la libre initiative des citoyens et à la démocratie. Toutefois, si l’historienne affirme repérer ce qui, dans les idées de Černov, relevait de l’utopie, elle fournit une approche très idéologique, centrée sur un seul leader du parti, laissant volontiers de côté les contraintes qui rendaient tous les projets issus du « cerveau fertile » (expression d’O. Radkey) de Černov difficilement applicables.

50 La promotion d’un socialisme par le bas était cependant bel et bien à l’ordre du jour dans les théories du PSR. K. Morozov est largement revenu sur les débats au sein du parti à la veille de la Première Guerre mondiale. À la suite de M. Hildermeier, il insiste sur l’existence dans le parti de courants « réformistes ». Ils étaient souvent le fait d’émigrés qui cherchaient à reformer le parti, sur une base légale, en s’appuyant sur la douma, les coopératives, les syndicats. La Russie de 1914 était-elle prête pour un tel chemin ? La question n’aura jamais de réponse. Mais après l’échec de l’improvisation marxisante bolchevique, l’absence de plan d’action précis, connu et approuvé par les membres du parti ne disqualifie plus les projets socialistes SR.

51 L’historienne anglaise E. White a, elle aussi, tenté récemment de revaloriser le projet des SR en rappelant sa pertinence sur le long terme. Elle a focalisé son attention sur les SR émigrés à Prague dans l’entre-deux-guerres, qu’elle présente comme un groupe de fins analystes penchés sur les réalités soviétiques. De plus, ayant trouvé refuge dans

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 322

une capitale culturelle de l’Europe centrale avec le soutien financier du gouvernement, les SR émigrés imaginaient encore les voies d’un développement pour la Russie, en continuant de l’articuler autour de la démocratie, d’une agriculture socialisée, de libertés individuelles ou encore d’une fédération de peuples libres en lieu et place de l’URSS64. Comme celle d’O. Konovalova, cette approche dresse un portrait des SR par l’analyse de textes théoriques. E. White ne s’est intéressée qu’à une fraction de l’élite émigrée. Or, en 1917, la direction du parti n’avait pas fait un pas vers la création d’une fédération de peuples libres en lieu et place de la « prison des peuples ». Ils s’étaient alors montrés plus perméables à la « gosudarstvennost′ » qu’aux aspirations nationales des peuples non-russes.

52 La revalorisation du projet SR procède finalement de la lecture de textes théoriques, pas même d’un programme accepté par tout le parti. Alors que l’historiographie française contemporaine s’intéresse à la révolution de 1917 avant tout pour mettre en exergue la violence politique qu’elle a engendrée65, la tentation est grande d’idéaliser ce qui n’advint pas, comme si en dessinant un passé alternatif imaginaire, il restait possible de sauver l’idée révolutionnaire et/ou celle de progrès, sans que le spectre de la dystopie ne vienne effrayer les consciences.

Les différents visages du PSR dans le temps et ce qu’ils nous apprennent sur la Russie du début du XXe s.

53 Les révolutions, les guerres, les régimes politiques liberticides, l’industrialisation douloureuse, le lent et inégal développement de la propriété privée capitaliste à la campagne ont imposé au PSR une vie bousculée et tumultueuse. De fait, aucun ouvrage ne traite de toute l’histoire du PSR. Seul l’historien soviétique K. N. Gusev, déjà cité, a abordé le parti néo-populiste comme un bloc mais dans une démarche qui tient plus du réquisitoire que de la méthode historique. Chacun des travaux historiques qui ont voulu éclairer l’histoire du PSR s’est focalisé sur une période bien particulière du parti et il faut constater la diversité des découpages historiques retenus. K. N. Morozov fournit une clé pour expliquer ce phénomène en reprenant une approche de M. Hildermeier pour qui le PSR était à mi-chemin entre le parti politique et le groupe politique. Le terme de « parti » renvoie à une continuité historique qui n’a jamais existé. K. Morozov disposant de données plus précises sur le nom et le profil sociologique des membres du PSR, distingue six phases dans l’existence de cette organisation politique : a. « le proto-parti (1902-1905) », b. « le parti révolutionnaire de masse (1906-1909) », c. « le milieu SR atomisé ayant des tendances à l’intégration (1910-février 1917) », d. « le parti révolutionnaire légal de masse (mars 1917fin 1917), e. « le parti de masse illégal (1918-1920/1921 » et finalement, f. « de nouveau le milieu SR subsistant en liberté ou dans les prisons ». L’A. aurait pu ajouter que lors de cette ultime phase, certains SR s’organisaient en émigration66.

54 L’historiographie consacrée au PSR nous invite à considérer ce mouvement historique comme la résultante de deux faits majeurs de la vie politique russe depuis l’aube du XXe

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 323

s. jusqu’à l’introduction de la NEP : l’existence d’un terreau social révolutionnaire ouvert à l’influence de différentes sensibilités politiques et la présence constante de révolutionnaires de plus en plus proches de ce qu’ils nommaient « le peuple », cherchant à politiser, animer, souder, diriger les éléments de ce terreau. Le PSR devient alors un fil rouge pour examiner l’entrée des masses en politique et écrire une histoire sociale du politique.

55 C’est par exemple le sens du travail de Sarah Badcock dans son ouvrage la Politique et le peuple dans la Russie révolutionnaire. Le chapitre 3 fait appel à l’histoire du PSR dans la moyenne Volga pour dégager une conclusion générale sur la Russie révolutionnaire où, selon l’A., les partis étaient façonnés par le bas et ne parvenaient pas à modeler des consciences citoyennes pour les rendre compatibles avec le modèle occidental de la démocratie libérale67.

NOTES

1. M. Ferro, la Révolution de 1917, Paris, Albin-Michel, 1997 [1967 – 1973], p. 851. 2. M. Melancon, « The Neopopulist Experience, Default Interpretation and New Approaches », Kritika, 5, 1 (Winter 2004) p. 195-206, p. 206. 3. E. Cinella, « The Tragedy of the Russian Revolution Promise and Default of the Left Socialist Revolutionaries in 1918 », Cahiers du Monde russe, t. 38, fasc. 1/2, janvier-juin 1997, p. 45-82, p. 45. 4. Партия социалистов-революционеров : документы и материалы, 1900-1925 гг., N. D. Erofeev (ed.), Moskva, ROSSPÈN, t. 1 : 1996, t. 2 : 2000, t 3 (čast′ 1) : 2000, t. 3 (čast′ 2) : 2001. 5. O. H. Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism : Promise and Default of the Russian Socialist Revolutionaries February to October 1917, New York – London, Columbia University Press, 1958. Id., The Sickle under the Hammer, The Russian Socialist Revolutionaries in the Early Months of Soviet Rule, New York – London, Columbia University Press, 1963. 6. Le leader SR fut nommé ministre après la « crise d’avril » et quitta le gouvernement après celle de juillet. O . H. Radkey émet d’ailleurs un jugement très négatif sur l’action de Černov à la tête du ministère de l’Agriculture. « De l’avis de tous, il fut un mauvais ministre », The Agrarian Foes of Bolshevism..., op. cit., p. 332. 7. Radkey, Russia Goes to the Pools : The Election of the All-Russian Constituent Assembly, 1917, Ithaca – N. Y – London, Cornell University Press, 1989. Dès 1950, l’A. écrivit un travail consacré à cette question : The Election to the Russian Constituent Assembly of 1917, Cambridge, Harvard University Press, 1950. 8. Voir par exemple deux ouvrages de référence : A. Sumpf, De Lénine à Gagarine : une histoire sociale de l'Union soviétique, Paris, Gallimard, 2013, p. 29. A. Graziosi, Histoire de l’URSS, Paris, Puf, 2010, p. 22. L’historien italien retient pour les SR « un peu plus de 400 sièges dont seulement une quarantaine à leur gauche pro-bolchevique ». Pour les chiffres cités, voir O. Radkey, Russia goes to the Polls..., op. cit., p. 88, 90. 9. Radkey, The Sickle under the Hammer..., op. cit., p. 456. 10. O. Figes, la Révolution russe, 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, Paris, Denoël, 2007, p. 631, .

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 324

11. 11. Radkey, The Sickle under the Hammer..., op. cit.,p. 463 : « L’Assemblée était néanmoins une expres sion authentique des espoirs et des haines des populations vivants à l’intérieur des frontières de l’empire russe. Dire qu’elle était incapable de gouverner ne signifie nullement nier son caractère représentatif. L’État russe était ingouvernable par des principes démocratiques. ». Voir également Russia Goes to the Pools..., op. cit., p. 87. 12. Relevant certaines formules d’O. Radkey, l’historienne Sally Boniece reconnaît à cet historien le titre de « pionnier de l’histoire du parti SR » mais plus loin elle use pour le qualifier d’une formule ambigüe de « fastidious scholar » que l’on peut traduire par « savant méticuleux » ou par « érudit ennuyeux ». Voir Sally A. Boniece, « ‘Don Quixotes of the Revolution’ ? The Left SRs as a Mass Political Movement », Kritika, 5, 1 (Winter 2004), p. 186. 13. M. Hildermeier, Die Sozialrevolutionäre Partei Russlands : Agrarsozialismus und Modernisierung im Zarenreich (1900-1914), Köln, Böhlau, 1978. Toutes les références ultérieures au travail de cet historien proviennent de la traduction anglaise de son ouvrage : The Russian Socialist Party Before the First World War, New York, Saint Martin’s Press, 2000. 14. Hildermeier, Die Sozialrevolutionäre..., p. 330 et 440 en particulier. 15. V. N. Brovkin, Behind the Front Lines of the Civil War : Political Parties and Social Movement in Russia, 1918-1922, Princeton, Princeton university press, 1997. 16. Ibid., p. 40-45 et 174-180. 17. J. D. Smele, Civil War in Siberia : The anti-bolshevik Government of Admiral Kolchak 1918-1920, Cambridge – New York, Cambridge University Press, 1997. 18. Smele, p. XV. 19. D. J. Raleigh, Experiencing Russia’s Civil War, Politics, Society and Revolutionary Culture in Saratov, 1917-1921, Princeton and Oxford, Princeton University Press. Voir p. 164. 20. Ibid., Revolution on the Volga : 1917 in Saratov, Ithaca – London, Cornell University Press, 1994. 21. M.Jansen, A Show Tria lunder Lenin, TheTrial of the Socialist Revolutionaries ,Moscow, 1922, The Hague – Boston – London, Matinius Nijhoff Publishers, 1982. 22. Право Эсеровский политический процесс в Москве (8июля–4августа1922г.) : стенограммы судебных заседаний в 14 томах, т. 1-2, (ed.) L. Litvin et al., Moskva, ROSSPÈN, 2011. 23. Voir en particulier : K. N. Morozov, Судебный процесс социалистов-революционеров и тюремное противостояние (1922-1926) : этика и тактика противоборства, Moskva, ROSSPÈN, 2005. 24. Voir par exemple A. Walicki, A History of Russian Thought from enlightment to marxism, Oxford, Oxford University Press, 1988 (la première edition du livre, publiée en polonais date de 1973). Voir le chapitre 18, « From Populism to Marxism » p. 406-448. 25. Hildermeier, Die Sozialrevolutionäre..., op. cit., p. 329. 26. M. Perrie, The Agrarian Policy of the Russian socialist-revolutionary party, From its Origins trough the Revolution of 1905-1907, London – New York, Cambridge University Press, 1976, p. 186. 27. C. Rice, Russian Workers and the Socialist Revolutionary Party through the Revolution of 19051907, New York : St. Martin’s Press, 1988, p. 122-123, 187-189, 197-198. 28. E. White, The Socialist Alternative to Bolshevik Russia, The Socialist Revolutionary Party 1921-1939, London, Routledge, 2011. 29. M. I. Leonov, Партия социалистов-революционеров в 1905-1907 гг., Moskva, ROSSPÈN, 1997, p. 59. 30. Perrie, « The Social Composition and Structure of the Socialist-Revolutionary Party before 1917», Soviet Studies, vol. 24, 1972, p. 123-155. Id., The Agrarian Policy..., op. cit., p. 64-65. 31. Morozov, Партия социалистов-революционеров в 1907-1914 гг., Moskva, Rosspèn, 1998 ; M. I. Leonov, Партия социалистов-революционеров..., op. cit, p. 58.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 325

32. Ibid., « Партия социалистов-революционеров во время и после революции 1905-1907 гг. как социокультурный феномен в контексте субкультуры российского революционера », Cahiers du Monde russe, t. 48, 2007, no 2-3, p. 301-331. 33. Morozov, Судебный процесс..., op. cit., p. 25. 34. Ibid., p. 41. 35. Melancon, « “Marching Together !” : Left Bloc Activities in the Russian Revolutionary Movement, 1900 to February 1917 », Slavic Review, 49, 1990, p. 239-252. 36. Id., The Socialist Revolutionaries and the Russian Anti-War Movement, Columbus, The Ohio State University Press, 1990. 37. Morozov, Судебный процесс..., op.cit., p. 23. 38. Voir la contribution de M. Melancon dans l’ouvrage suivant : The Bolsheviks in Russian Society : The Revolution and the Civil Wars, V. N. Brovkin (dir.), New Haven, Yale University Press, 1997, p. 58-80. 39. Voir la mise au point de S. A. Boniece, « Don Quixotes of the Revolution » [...], op. cit, p. 185-194. Voir également R. Kowalski, « ‘Fellows Travellers’ or Revolutionary Dreamers ? The Left Social Revolutionaries after 1917 », Revolutionary Russia, t. 11, no 2, December 1998, p. 1-311. Ces deux font références notamment à des historiens russes devenus plus libres d’écrire après 1991, A. L. Litvin, à l’historien allemand L. Häfner dont le travail majeur écrit en 1994 n’a malheureusement pas été traduit. 40. J. Baynac, les Socialistes-Révolutionnaires de mars 1881 à mars 1917, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 74-77. 41. Leonov, Партия социалистов-революционеров..., op. cit., p. 401. Ibid., p. 380. 42. Ibid., p. 380. 43. R. Pipes, la Révolution russe, Paris, Puf, 1993, p. 135. 44. A. Geifman, la Mort sera votre Dieu : du nihilisme russe au terrorisme islamiste, Paris, La Table 2005. 45. Id., Entangled in Terror : The Azef Affair and the Russian Revolution, Wilmington, SR Books, 2000. 46. Geifman, Entangled in Terror..., p. 167-170. 47. Ibid., p. 51-52. 48. Hildermeier, Die Sozialrevolutionäre..., op. cit., p. 341. 49. Morozov, Партия социалистов-революционеров в 1907-1914 гг..., op. cit., p. 16 et p. 598 ; Партия социалистов-революционеров. Документы и материалы, Moskva, ROSSPÈN, t. 1, 1996, p. 7. 50. Brovkin, The Bolsheviks in Russian Society..., op. cit., p. 3. 51. K. V. Gusev, H. A. Ericjan, От соглашательства к контрреволюции : (Очерки истории политического банкротства и гибели партии социалистов-революционеров), Moskva, Mysl′, 1968 ; Gusev, Партия эсеров : От мелкобуржуазного революционаризма к контрреволюции, Moskva, Mysl′, 1975. 52. Pipes, la Révolution russe..., op, cit., p. 137. L’historien note aussi que « l’origine sociale des chefs comme des militants de base des deux partis socialistes ne présentaient pas de différences majeures », ce qui rappelle que longtemps, l’historiographie n’a pas vu que le PSR avait représenté un parti de masse en 1905-1907. 53. Radkey, The Sickle under the Hammer..., op. cit., p. 489-493. 54. Perrie, The Agrarian Policy..., op. cit., p. 200-202. 55. Rice, Russian Workers..., op. cit., p. 196. 56. Baynac, les Socialistes-Révolutionnaires..., op. cit., p. 187-188 et 266-267. 57. H. Immonen, The Agrarian Program of the Russian Socialist Revolutionary Party 1900-1914, Helsinki, Finnish Historical Society, 1988.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 326

58. Immonen, The Agrarian Program..., p. 61, p. 159. Même l’idée des « fraternités paysannes » aurait été empruntée au Italiens et introduites dans la région de Tambov en 1898 par des intellectuels populistes juste avant la naissance du PSR (voir p. 36). 59. Leonov, Партия социалистов-революционеров..., op. cit., p. 54-55. 60. Perrie, The Agrarian Policy..., op. cit., p. 59. 61. Pipes, la Révolution russe..., op. cit., p. 134. 62. O. V. Konovalova, В. М. Чернов о путях развития России, Moskva, ROSSPÈN, 2009. 63. Ibid., p. 48-50, p. 203. 64. E. White, The Socialist Alternative..., op. cit. 65. É. Aunoble, la Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917, Paris, La Fabrique éditions, 2016, voir le chapitre IV, p. 137-188. 66. Morozov, Партия социалистов-революционеров в 1907-1914 гг..., op. cit., p. 26-27. 67. S. Badcock, Politics and the People in the Revolutionary Russia, A Provincial History, Cambridge,Cambridge University Press, 2007, p. 56-86.

AUTEUR

PIERRE BOUTONNET Université Lille 3

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 327

Chronique bibliographique

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 328

Nicolae Milescu Spătarul, Dicț ionarul greco-slavo-româno-latin (secolul al XVII-lea) / Греческо- славянско-румынско-латинский словарь (XVII век) / Greek-Slavonic- Romanian-Latin dictionary (17th century) Chișinău, Editura ARC, 2015, 1552 pages

Vera Tchentsova

RÉFÉRENCE

Nicolae Milescu Spătarul, Dicționarul greco-slavo-româno-latin (secolul al XVII-lea) / Греческо-славянско-румынско-латинский словарь (XVII век) / Greek-Slavonic- Romanian-Latin dictionary (17th century), Alexandre N. Nichitici (ed.), Chișinău, Editura ARC, 2015, 1552 p. ISBN 978-9975-61-927-1

Je tiens à exprimer ici ma vive reconnaissance à Vivien Prigent (Paris) pour le travail de relecture qu’il a bien voulu effectuer.

1 Cette récente édition du dictionnaire grec-slavon-roumain-latin, publiée par Alexandre N. Nichitici, éminent paléographe moldave, spécialiste de l’héritage manuscrit des principautés roumaines et de leur culture, occupera certainement une place de choix parmi les principales sources de l’histoire linguistique et de la lexicologie de l’Europe de l’Est et du Sud-Est. L’historien avait repéré ce manuscrit dès les années 1970 à Kiev, dans le fonds de la Société d’histoire et des antiquités d’Odessa conservé auprès de

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 329

l’Institut des manuscrits de la Bibliothèque nationale V. I. Vernadsky d’Ukraine, sous le numéro 36911.

2 La taille du texte est considérable, 411 folia rassemblant, selon l’éditeur, environ dix- sept mille termes grecs, six mille slavons, vingt-quatre mille roumains, ainsi que quelques mots latins. Chaque page est divisée en quatre colonnes, la dernière, celle du latin, demeurant presque vide, sans doute parce que cette partie est inachevée. En outre, la fin du manuscrit contient un index alphabétique des mots roumains avec renvois aux pages offrant la traduction grecque. L’édition reproduit intégralement le manuscrit. L’introduction et les commentaires en roumain, russe et anglais offrent de précieuses observations concernant le manuscrit, ses particularités paléographiques, les principes d’organisation du matériau, les choix lexicaux.

3 A. N. Nichitici suppose que le dictionnaire a été composé par Nicolas Milescu Spathaire, boyard roumain d’origine grecque, polyglotte et polygraphe qui travailla longtemps comme interprète et diplomate au Bureau des ambassadeurs russes. Il nous a transmis un grand nombre d’œuvres de divers genres et de traductions en plusieurs langues, auxquelles A. N. Nichitici croit donc possible d’ajouter le dictionnaire inachevé. Selon lui, Nicolas le Spathaire entama ce travail en 1672-1675, après son arrivée dans la capitale russe. Le manuscrit serait rédigé par deux scribes différents (p. 12, 14), dont l’un est identifiable à Nicolas le Spathaire lui-même, le second pouvant être son assistant habituel pour les traductions, le sous-secrétaire (podjačij) du Bureau des ambassadeurs, Petr Dolgovo. À propos de ce dernier, il faut d’emblée souligner que rien n'autorise à voir en lui un Moldave, comme le fait A. N. Nichitici2. Au-delà, le point essentiel demeure que l’on ne saurait faire de ce manuscrit un autographe, même partiel, de Nicolas le Spathaire dont l’écriture est bien connue des spécialistes. Il suffit d’ailleurs pour s'en convaincre d’observer les deux folia d’un petit autographe de Nicolas le Spathaire (la copie de prières en grec, slavon et roumain effectuée pour le pasteur anglican Thomas Smith) dont A. N. Nichitici fournit obligeamment les images pour permettre à chacun de se faire sa propre opinion. Ces feuillets, l’autographe de Nicolas le Spathaire le plus célèbre, ont été intégrés à un manuscrit propriété de Thomas Smith, actuellement à la bibliothèque Bodléienne (Bodley. Or. 481, folio 112rovo-109rovo). Ce témoin de l’écriture de Nicolas le Spathaire (p. 20-21 sont publiés les fol. 112vo et 111vo, et non le folio 113vo, comme l’auteur l’indique) montre clairement que le texte du dictionnaire n’est pas de sa main3. Le style d’écriture est en outre beaucoup plus tardif. Peut-on donc avancer une hypothèse d'identification alternative ?

4 Les documents de mai 1672 relatifs au départ de la capitale russe du métropolite de Gaza Païsios Ligaridès nous informent que le logement occupé par Ligaridès à Moscou fut attribué à Nicolas le Spathaire, arrivé un an plus tôt. Celui-ci devait y travailler sur la traduction de divers livres, ainsi que sur le « lexicon »: « Et au metochion du monastère Simonov, où lui, le métropolite, habitait, les logements, le jardin, la cave et toute construction existant, selon l’ordre de Sa Majesté, doivent être gardés par l’interprète du Bureau des ambassadeurs Micolaj Spotharius, et lui, Micolaj, doit habiter dans les logements de lui, le métropolite, et traduire les livres grecs et latins, et écrire le lexicon grec et slavon et latin » (mémoire du Bureau des ambassadeurs au Bureau des monastères, daté du 30 mai 1672)4. Cet ordre, selon A. N. Nichitici, confirme l’hypothèse attribuant le dictionnaire à Nicolas le Spathaire.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 330

5 Il est toutefois essentiel de souligner que ce document, comme d’autres, ne mentionne pas un dictionnaire grec-slavon-roumain-latin, mais un « lexicon grec, slavon et latin ». Le distinguo est essentiel et ne doit rien au hasard comme l’illustre un cas parallèle : en 1664-1676, après avoir préparé à Moscou leur dictionnaire slavon-latin (« Lexicon slavon-latin »), les savants kiéviens Epifanij Slavinetcky et Arsenij Satanovskij s’étaient attelés à la rédaction d'un « livre de Lexicon gréco-slavono-latin »5. La rédaction de ce nouveau « lexicon » était en cours précisément lorsque Nicolas le Spathaire s’installa dans les « logements » de Ligaridès et il prit part au travail de traduction et de composition du dictionnaire qui occupait à l’époque toutes les « forces philologiques » de la capitale russe. Ce dictionnaire, contrairement au dictionnaire essentiellement grécoroumain qu’édite A. N. Nichitici, était directement utile au travail des interprètes et correcteurs de livres de Moscou.

6 Les buts de la rédaction du dictionnaire publié par A. N. Nichitici ne peuvent être pleinement identifiés qu’après une étude plus approfondie du lexique ayant retenu l’attention du ou des auteur(s) et une tentative pour en identifier d'éventuels modèles, ainsi que le commanditaire potentiel. La rédaction d’un dictionnaire est un travail long et pénible dont le but est de fournir un instrument aux interprètes. Le dictionnaire de Kiev, dont la langue de base était le roumain et la première langue de transposition le grec, devait donc être destiné avant tout à seconder le travail d'interprètes roumains attelés à la traduction de textes grecs.

7 Dans son catalogue des codices grecs de Kiev, E. K. Černuxin date le manuscrit du dictionnaire de la première moitié du XVIIIe siècle, précisant que la reliure est postérieure à 1789, la feuille de garde présentant cette date en filigrane6. Une tentative pour préciser la datation et les objectifs de la rédaction du dictionnaire a été faite par la chercheuse moldave Valentina Pelin. Celle-ci avance plusieurs arguments pour une datation encore plus tardive du dictionnaire, ou tout au moins de son support, basée en premier lieu sur l’identification de l’un des filigranes du papier, qu’elle date des années 17907. Le nom d’un certain Enachi Buzilă, qu’elle lit sur un folio, lui permet de rapprocher le dictionnaire d'un manuscrit contenant la traduction des Histoires d’Hérodote, actuellement conservé à la Bibliothèque de l’Académie roumaine (BAR, ms rom. 3499). Daté de 1816, ce dernier mentionne le nom du logothète Ianachi Buzilă, auquel il faudrait identifier le commanditaire de cette traduction effectuée plus tôt (vers 1746)8. Ainsi la datation proposée par V. Pelin est très proche de celle retenue par E. Černuxin pour la fabrication de la reliure du manuscrit.

8 Ces observations ont permis à V. Pelin d'émettre l’hypothèse que le manuscrit de Kiev date de la fin du XVIIIe siècle et que sa rédaction doit être mise en rapport avec l'activité des interprètes réunis au monastère de Neamts, lequel s’affirmait alors comme l’un des grands centres culturels de la Moldavie. On ajoutera que, de l’avis des spécialistes, ce monastère fut le lieu de composition d’un lexicon gréco-roumain contenant environ neuf mille mots, daté de 1796 et conservé à la Bibliothèque de l’Académie roumaine9. L’hypothèse de V. Pelin sur les liens du manuscrit de Kiev avec Neamts et la datation plus basse proposée par E. Černuxin et V. Pelin semblent ainsi devoir remporter l'adhésion. Il n’est pas davantage exclu que les compilateurs du dictionnaire aient pu reprendre le flambeau des entreprises éditoriales du métropolite Dosithée de Suceava (1624 [?]-1694), dédiées aux traductions du grec10.

9 La reconstitution du destin du manuscrit proposée par A. N. Nichitici ne convainc pas davantage. Selon lui, après la mort de Nicolas le Spathaire, le manuscrit fut emporté

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 331

par ses parents hors de Russie, mais il n’offre aucune explication concernant la façon dont cela aurait pu advenir. La présence précoce du dictionnaire en Moldavie est confirmée par des notices roumaines plus tardives sur le manuscrit. En outre, une notice en russe sur l’un des feuillets de garde spécifie qu’en 1823 le propriétaire du dictionnaire était un certain Georgij Aleksandrovič Gurcov (1778-1858). D’origine serbe, ce dernier organisa en Russie des institutions d’enseignement pour sourds. Il arriva à Saint-Pétersbourg de Bucarest et dès 1822 débuta son activité d’enseignant11. Il semble probable que ce fut en Valachie que ce pédagogue intéressé par les méthodes d’enseignement des langues fit l’acquisition du manuscrit sur lequel il apposa sa signature à son arrivée à Saint-Pétersbourg.

10 Ultérieurement, Gurcov fut invité par la princesse E. K. Voroncova (épouse du gouverneur-général de Novorossija et Bessarabie, le prince M. S. Voroncov) à diriger à Odessa l’école pour sourds ouverte en 1843. Ce transfert expliquerait au mieux l’arrivée du manuscrit du dictionnaire dans cette ville, si ce n’est directement dans les collections de la Société d’histoire et des antiquités d’Odessa. Cette voie d’acquisition semble beaucoup plus probable que celle proposée par A. N. Nichitici (p. 13), à savoir la découverte du manuscrit dans le cadre des recherches entreprises sur l’ordre du gouverneur de Bessarabie par l’assesseur du Département de police d’Odessa P. M. Šumskij et son beaufils, l’archéologue et historien Ion Casian Suruceanu (1851-1897)12. Dans ce cadre, A. N. Nichitici propose que le dictionnaire ait pu intégrer les fonds de la Société d’histoire et des antiquités d’Odessa après le décès de Suruceanu, les objets du musée, organisé par cet éminent historien à Chişinău, ayant été dispersés entre plusieurs collections, dont celle d’Odessa13. Aussi séduisante soit cette reconstruction de prime abord, rien ne permet de lier le manuscrit à Suruceanu et surtout d’expliquer comment le dictionnaire a pu passer de Gurcov à l’historien moldave après 1823.

11 Les premiers glossaires gréco-roumains sont fort rares et de dimensions limitées avant le XIXe siècle14. Le manuscrit publié par A. N. Nichitici offre aux philologues et linguistes un matériel exceptionnel. Cela n’en rend que plus regrettable la transcription très souvent fautive des mots grecs. L’édition doit être revue et l'identification des sources des lemmes établie. Cela étant, on ne peut que se féliciter qu’un document d’une telle importance ait été mis à la disposition de la communauté scientifique par A. N. Nichitici. Il servira sans aucun doute de base à un grand nombre de recherches futures sur la situation linguistique dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est.

NOTES

1. Le fonds entra dans la collection de cette bibliothèque après son déplacement en Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’il revint en Ukraine, il fut déposé à Kiev. Voir C. E. Berezin, Т. А. Izbaš Gockan, « Фонды Одесского общества истории и древносте в архивных собраниях : к вопросу о перспективах дальнейшей разработки материала », Человек в истории и культуре. Мемориальный сб. материалов и исследований в память В. Н. Станко, Odessa, 2012, t. 2, p. 584. Pour une description détaillée du manuscrit : È. K. Černuxin, Грецькi

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 332

рукописи у зiбраннях Києваm. Каталог, Kiev – Washington, Académie des sciences d’Ukraine, 2000, p. 116-117. 2. S. B. Veselovskij, Дьяки и подьячие XV-XVII вв., Moskva, Nauka, 1975, p. 155 ; О. А. Belobrova, Долгов (Долгово) Петр Васильевич, Словарь книжников и книжности Древней Руси, т. 3 (XVII в.), ч. 1 : А-З, Sankt-Peterburg, Dmitrij Bulanin, Puškinskij dom, 1992, p. 276. 3. Cf., par exemple, les publication des autographes de Nicolas le Spathaire dans : Z. Mihail, Nicolae le Spathaire Milescu à travers ses manuscrits, București, Ed. Acad. Române, 2009, p. 32-39, 158 ; B. L. Fonkič, Новый автограф Николая Спафария, Россия и Христианский Восток, Moskva, Jazyki slavjanskoj kul′tury, 2015, t. IV-V, p. 290-300. 4. Archives nationales des actes anciens de la Russie (Российский государственный архив древних актов), f. 52-1, 1673, no 1, fol. 21r ; Дополнения к актам историческим, собранные и изданные Археографическою комиссиею, Sankt-Peterburg, Tip. Eduarda Pratsa, t. 6, 1857, no 54, p. 216-217 ; L. А. Timošina, « Газский митрополит Паисий Лигарид : о некоторых датах и событиях», Каптеревские чтения 10, 2012, p. 126-127. 5. А. М. Pan č enko, Епифаний Славинецкий, Словарь книжников и книжности Древней Руси, т. 3 (XVII в.), ч. 1 : А-З, Sankt-Peterburg, Dmitrij Bulanin, Puškinskij dom, 1992, p. 312. 6. Černuxin, Грецькi рукописи..., p. 116-117. 7. V. Pelin, « Aprecieri despre două manuscrise de la Kiev. Ficţiune şi realitate », Cugetul. Revistă de istorie şi cultură 1/25 (2005), p. 6-14. Je remercie Vlad Mischevca pour m’avoir indiqué cette publication importante. L’un des filigranes est identifié par V. Pelin d’après l’album : G. Eineder, The ancient paper-mills of the former Austro-Hungarian Empire and their watermarks, Hilversum, Paper Publications Society, 1960, no 1864, p. 42, 145. Les filigranes (malheureusement absents de l’édition) du papier du manuscrit kiévien relevés par A. N. Nichitici (« tre cappelli » et une contremarque « trèfle » avec les initiales PL) n’ont pratiquement aucun parallèle dans le matériel manuscrit d’origine russe de cette époque. En revanche, on les trouve fréquemment dans les pays roumains et dans les Balkans. Dans le catalogue d’E. Černuxin, les filigranes du manuscrit sont décrits avec plus de détails et sont identifiées d’après divers albums, y compris les types qui ne sont pas répertoriées par V. Pelin et A. N. Nichitici : Černuxin, Грецькi рукописи..., p. 117. 8. Pelin, op. cit., p. 15, réf. 2. Concernant l’époque de cette traduction d’Hérodote et son auteur, les opinions divergent. Elle a même été attribuée par certains à Nicolas le Spathaire. Cf. : Z. Mihail, l’Œuvre manuscrite de Nicolae le Spathaire Milescu transmise sans l’autographe de l’auteur, Impact de l’imprimerie et rayonnement intellectuel des Pays Roumains, București, Biblioteca Bucureștilor, 2009, p. 106-107. 9. M. Seche, Schiţă de istorie a lexicografiei române, vol. 1 : De origini pînă la 1880, București, Editura Stiintifica, 1966, p. 20. 10. Belobrova, Досифей (Дософтей), Словарь книжников и книжности Древней Руси, т. 3 (XVII в.), ч. 1, p. 279-280. 11. А. G. Basova, S. F. Еgorov, История сурдопедагогики, Moskva, Prosveščenie, 1984, p. 117-118, 122-124. 12. I. Colesnic, Basarabia necunoscută, Chișinău, Universitas, vol. 1, 1993, p. 126-128. 13. L’hypothèse que le dictionnaire a été transféré à la Société d’histoire et des antiquités d’Odessa de la bibliothèque de la famille Suruceanu a été faite aussi par V. Pelin, op. cit., p. 15. 14. Seche, Schiță de istorie…, vol. 1, p. 11,15-16, 20,58-61.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 333

AUTEUR

VERA TCHENTSOVA Orient & Méditerranée UMR 8167

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 334

Giovanni CODEVILLA, Chiesa e Impero in Russia : Dalla Rus′ di Kiev alla Federazione Russa | Storia della Russia e dei paesi limitrofi : Chiesa e Impero Milano, Jaca Book, 2011, 683 pages | Milano, Jaca Book, 2016, 4 volumes

Pierre Gonneau

RÉFÉRENCE

Codevilla Giovanni, Chiesa e Impero in Russia : Dalla Rus′ di Kiev alla Federazione Russa, Milano, Jaca Book, 2011, 683 p. (Di fronte e attraverso 1028) ISBN 978-88-16-41128-9 Codevilla Giovanni, Storia della Russia e dei paesi limitrofi : Chiesa e Impero, Milano, Jaca Book, 2016, 4 vol. Vol. primo. Il medioevo russo : secoli X-XVII. ISBN 978-88-16-41334-4. Vol. secondo. La Russia imperiale da Pietro Il Grande a Nicola II, 1682-1917. ISBN 978-88-16-41340-5. Vol. terzo. L’impero sovietico, 1917-1990. ISBN 978-88-16-41349-8. Vol. quarto. La nuova Russia, 1990-2015. ISBN 978-88-16-41355-9.

1 On ne peut qu’être impressionné par la constance avec laquelle l’auteur a composé cette somme et son éditeur lui a donné une forme à la fois monumentale et agréable. L’objet-livre, qu’il s’agisse de la monographie de 2011, ou de la tétralogie de 2016, est superbe. Les cartes, dont deux sont empruntées à des ouvrages publiés par l’Institut d’études slaves, sont claires et lisibles. Le riche index des personnes est complété par une présentation succincte de certaines régions historiques mentionnées dans le texte, telles que le Banat, la Bessarabie, la Courlande, ou la Lodomérie. En outre, la problématique du rapport entre l’Église et l’Empire, ou entre le temporel et le spirituel dans le monde russe, est passionnante, même si elle n’est pas nouvelle. Elle avait intéressé les spécialistes russes avant la Révolution et elle est revenue à la mode après

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 335

1991, faisant en particulier l’objet de trois ouvrages quasi-contemporains, publiés par R. G. Skrynnikov et B. A. Uspenskij1.

2 G. Codevilla n’a pas condensé, mais enrichi son propos. Le livre paru en 2011, composé de quatre parties chronologiques, a été développé dans les quatre volumes de 2016. Si l’on compare la première partie de 2011 au premier des quatre volumes de 2016, le début est enrichi d’une trentaine de pages retraçant l’évangélisation des Slaves, le baptême de la Rus′ (988) et son organisation ecclésiastique primitive (XIe-XIIIe siècles) auxquels étaient consacrés seulement quelques paragraphes dans le livre de 2011. D’autres ajouts sont disséminés tout au long du volume. Au total, Il medioevo russo (2016) compte 37 chapitres, contre 16 dans Dalle origini alla fine del XVII secolo (2011). De même, La Russia imperiale (2016) ajoute 12 chapitres au 33 de Il periodo sinodale (2011), dont sept sur les débuts du règne de Pierre le Grand, avant l’instauration du Saint-Synode. Dans les deux cas, la période se clôt non pas sur l’abdication de Nicolas II, mais sur le Concile local de l’Église russe (1917-1918) qui rétablit le patriarcat et ouvre une très importante réflexion sur l’ecclésiologie, brutalement interrompue par le gouvernement bolchevique.

3 G. Codevilla enseigne le droit ecclésiastique comparé à l’université de Trieste, c’est donc le point de vue d’un juriste et d’un historien des institutions qu’il expose. Il est tout à fait pertinent que la version la plus longue (2016, t. 1) accorde davantage de place à l’organisation ecclésiastique (ch. 3), à la question de l’expansion lituanienne dans les territoires de l’ancienne Rus′ et à ses retombées ecclésiastiques (ch. 7-10), aux carrières des métropolites Pierre, Théognoste, Alexis, Cyprien, Photius et de « l’anti-métropolite » Grégoire Camblak (ch.9-13). En effet, la Lituanie, puis Pologne-Lituanie, sont plus que des « pays limitrophes », elles sont co-héritières de la Rus′ kiévienne, au même titre que la Moscovie et ce en particulier dans le domaine religieux. L’A. s’intéresse aussi aux questions théologiques, en particulier à la doctrine ecclésiastique du pouvoir temporel et, bien entendu, au schisme des Vieux-Croyants, qui bouleverse l’économie de l’Église russe à partir des années 1653-1667 et remet en cause le lien de fidélité des dissidents envers le « tsar-Antéchrist ». G. Codevilla suit également avec attention les efforts infructueux déployés par la papauté à diverses époques en faveur de l’union des Églises (concile de Florence, ch. 14, mission d’Antonio Possevino, ch. 24). Par la suite, il met en perspective la naissance de l’Église gréco-catholique (1596) et les résistances qu’elle suscite (ch. 26-27), les autres unions avec Rome aux confins du monde russe (ch. 29) et la restauration de l’orthodoxie réussie par le métropolite Petro Mohyla à Kiev (ch. 34). Il s’appuie sur une bibliographie très solide, en particulier les travaux anciens de E. E. Golubinskij et de Mgr. Makarij (Bulgakov), deux grands classiques de l’histoire de l’Église russe, mais aussi sur les livres plus récents d’Ambroise Jobert, de Sofia Senyk, de Mixail Dmitriev, d’Élisabeth Teiro ou de Hyacinthe Destivelle. En revanche, il ne fait référence qu’une seule fois à l’excellent précis de John Fennell et omet tout à fait le livre de S.C. Rowell sur l’ascension de la Lituanie, ainsi que les importants travaux de Vladimir Vodoff2. Pour la période synodale, on est surtout surpris par l’absence de la magistrale étude de James Cracraft sur la réforme ecclésiastique de Pierre le Grand3. Par ailleurs, on a l’impression que la très vaste étude de G. Codevilla souffre peut-être d’un biais trop occidental et passe presque sous silence les questions posées par l’expansion russe vers l’Est, avec la conquête des khanats de Kazan et d’Astrakhan (1552-1556) et l’avancée en Sibérie. La voie russe en la matière est pourtant originale puisque, malgré quelques campagnes de conversion forcée, l’orthodoxie reste la

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 336

religion des Russes, tandis que les autochtones conservent jusqu’au XIXe siècle leurs croyances chamaniques, ou bien penchent pour l’islam ou le bouddhisme. Un autre « angle mort » est celui de l’iconographie. Il est vrai que ce domaine est jalousement gardé par ses spécialistes, même s’il intéresse aussi – et pour cause – les théologiens.

4 L’histoire récente n’est pas reléguée dans un appendice. Alors que l’Era sovietica (2011) comportait 33 chapitres, occupant 282 pages, l’Impero sovietico (2016) a 620 pages et 66 chapitres. Ce volume suit très attentivement les développements de la politique antireligieuse des bolcheviks, la résistance et l’adaptation des autorités ecclésiastique russes, les tentatives de secours humanitaire, pas toujours dénuées d’arrière-pensées prosélytes, de l’American Relief Administration et de la Missione vaticana di aiuto alla Russia, la « NEP religiosa » de Staline (connue également sous le nom de « concordat stalinien »), puis la reprise de l’offensive athéiste sous Khrouchtchev, la stagnation et la renaissance du temps de la perestroïka, jusqu’à « la fine del bolscevismo ». La nuova Russia de 2011 était riche de 89 pages et 25 chapitres; dans le volume homonyme de 2016, G. Codevilla a écrit 203 pages (27 chapitres), et le livre est complété par un essai d’une centaine de pages de Stefano Caprio, intitulé La Russia del terzo millennio. Les modifications des titres de certains chapitres sont significatives : Nostalgia per il passato devient ainsi Il ritorno al passato zarista (ch.4), La neutralità della scuola devient La clericalizzazione della scuola (ch.5), Le nuove formazioni religiose (2011, ch. 22) devient Il problema delle sette estremistiche (2016, t. 4, ch.23) et Il ritorno del anticlericalismo (2011, ch. 23) devient La reazione contro il confessionismo di Stato (2016, t. 4, ch. 24). Les prérogatives et devoirs respectifs des religions en Russie sont très attentivement établis, en droit comme en pratique. Pas moins de trois chapitres font le point sur les conflits entre les Églises orthodoxes rivales d’Ukraine, de Moldavie et Transnistrie ou d’Estonie et un chapitre supplémentaire est dédié au retour des catholiques de rite oriental (2016, t. 4, ch. 12). Le deuxième ajout se situe dans la même ligne, puisqu’il traite des aspects conflictuels de la politique du nouveau patriarche Cyrille : La sacralizzanione dell’identità nazionale russa e la discriminazione delle altre nazionalità : il caso della lingua ucraina (2016, t. 4, ch. 26).

5 Là encore, les sources primaires et la bibliographie sont abondantes et les lacunes rares. On ne peut pas reprocher à l’auteur de ne pas citer le grand livre de Laura Pettinaroli sur les relations entre le Saint-Siège et la Russie, paru tout récemment, mais il avait été précédé de plusieurs articles qui n’ont pas été non plus utilisés. L. Pettinaroli s’est en particulier intéressée à l’action de Michel d’Herbigny à laquelle G. Codevilla consacre un chapitre (2011, ch. 9 et 2016, ch. 23). De même, il n’est pas fait mention des études de Kathy Rousselet sur le patriotisme religieux et sur la sociologie des pratiques religieuses actuelles des orthodoxes russes4. Dans la multitude de sujets abordés, G. Codevilla réserve une place (2011, ch. 7 et 2016, t. 3, ch. 27) à l’Église orthodoxe russe « all’estero », ou dans l’émigration. La question est traitée beaucoup plus à fond dans la seconde version où les relations canoniques sont suivies jusqu’à nos jours. Il faut compléter cet exposé par celui qui est dédié au territoire canonique de l’Église orthodoxe russe (2011 et 2016, t. 4, ch. 7). Cependant, en dehors de cet angle juridique, la vie de l’Église orthodoxe russe en émigration est dépeinte de manière moins fouillée que celle de l’Église russe intra muros (si l’on peut employer l’expression). On peut se faire une idée assez juste de la vie et de l’œuvre de Mgr. Euloge, mais les personnalités de Mgr. Basile (Krivošein) ou de Mgr. Antoine (Blum) ne laissent presque aucune trace dans le tome soviétique. Un autre pan de la vie religieuse qui semble plutôt négligé, alors qu’il a des répercussions non négligeables sur la relation entre l’Église orthodoxe

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 337

russe et l’État, est la question des canonisations prononcées à partir de 1988 et surtout en 2000 où Nicolas II et les membres de sa famille assassinés avec lui ont été élevés au rang de saints. Ce thème a retenu davantage l’attention de Stefano Caprio qui lui consacre un chapitre, intitulé La Santità e la Pienezza nel nuovo millennio (2016, t. 4, p. 260-269).

6 Il est peu probable qu’un éditeur français prenne le risque de publier l’opus magnum de G. Codevilla en quatre volumes. Un bon compromis serait de traduire la version brève en un volume, mais en tenant compte des ajouts et corrections que l’auteur a effectués en 2016, en particulier dans les deux dernières parties de son travail.

NOTES

1. R. G. Skrynnikov, Крест и корона : Церковь и государство на Руси IX–XVII вв., SPb., Iskusstvo, 2000 ; B. A. Uspenskij, Царь и Патриарх : харизма власти в России (Византийская модель и ее русское переосмысление), M., Jazyki russkoj kul′tury, 1998 ; Царь и император. Помазание на царство и семан- тика монарших титулов, M., Jazyki russkoj kul′tury, 2000. 2. J. Fennell A History of the Russian Church. To 1448, London, Longman, 1995 ; S. C. Rowell, Lithuania ascending: A Pagan Empire within East-Central Europe, 1295-1345, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 (Cambridge Studies in Medieval Life an Thought. Fourth Series 25) ; V. Vodoff, Naissance de la chrétienté russe : la conversion du prince Vladimir de Kiev (988) et ses conséquences (IXe- XIIIe siècles), Paris, Fayard (Nouvelles études historiques), 1988 ; Autour du mythe de la Sainte Russie : christianisme, pouvoir et société chez les Slaves orientaux (Xe-XVIIe siècles), Paris, Institut d’études slaves (Cultures et sociétés de l’est 37), 2003 ; Princes et principautés russes : Xe-XVIIe s., Northampton, Variorum (Variorum CS 304), 1989. 3. J. Cracraft, The Church Reform of Peter the Great, Stanford, Stanford University Press, 1971. 4. K. Rousselet (dir. ), Pèlerinages en Eurasie et au-delà, Toulouse, Université de Toulouse, (LLACREATIS), 2013 (Slavica occitania, 36) ; « Sécularisation et orthodoxie dans la Russie contemporaine : pour une hypothèse continuiste ? », Questions de recherche 42, 2013, 21 p. ; « The Church in the Service of the Fatherland », Europe-Asia Studies, t. 67, 1, 2015, p. 49-67 ; « Les conversions à l’orthodoxie en Russie postsoviétique », Slavica occitania, vol. 41, 2015, p. 129-148.

AUTEURS

PIERRE GONNEAU Université Paris-Sorbonne – EPHE

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 338

Mark BASSIN, Sergey GLEBOV, Marlène LARUELLE (eds.), Between Europe and Asia. The Origins, Theories, and Legacies of Russian Eurasianism Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2015, 267 pages

Svetlana Gorshenina

RÉFÉRENCE

Mark Bassin, Sergey Glebov, Marlène Laruelle, Between Europe and Asia. The Origins, Theories, and Legacies of Russian Eurasianism, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2015, 267 p. ISBN 978-0-8229-63660

1 Ce livre, fruit d’une minutieuse préparation, est très attendu des spécialistes, même si, depuis les années 1990, tant en Russie qu’en Occident, son sujet a été l’objet de nombreuses publications, y compris de la part des éditeurs scientifiques du présent recueil.

2 Mais ce qui vaut à ce livre toute son originalité et son importance repose sur la manière dont a été traité ce sujet déjà familier aux lecteurs. Le choix des articles ici réunis permet de tracer l’histoire de l’eurasisme sur la longue durée : partant des sources lointaines, fortement associées aux mouvements slavophiles et panslavistes nés dans la Russie impériale, le lecteur suit un parcours qui permet d’éclairer les changements qui se sont produits dans des contextes d’exil postrévolutionnaire de 1917 ou du régime soviétique, jusqu’aux dernières réadaptations forgées par le néo-eurasisme. Cette perspective chronologique est doublée d’un large choix thématique et d’une approche pluridisciplinaire étalée entre l’histoire, la littérature, la géographie, la philosophie, la religion et la politique. Cela permet de mieux comprendre l’impact de ce courant de pensée sur la situation intellectuelle et la politique actuelle dans une large région qui

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 339

embrasse à la fois l’Europe et l’Asie et que les idéologues de l’eurasisme définissent comme un « troisième continent » à l’abri duquel se développe une civilisation à part et à fort potentiel messianique. En outre, certains des sujets abordés ici ont été rarement traités dans le cadre de l’histoire de l’eurasisme (comme, par exemple, sa réception au Japon). L’introduction des éditeurs constitue un bon point de départ pour l’analyse du cercle des leaders de ce mouvement, leur parcours et la dynamique de leurs relations, les étapes chronologiques-clés de l’eurasisme, ainsi que la multitude de ses ramifications où se mêlent allègrement orthodoxie, auto-orientalisation, messianisme, théories organicistes, ainsi qu’une critique marquée de l’Occident, de la vision du monde eurocentré et du colonialisme. Les deux premiers chapitres traitent des origines éloignées de ce courant de pensée tiraillé entre les doctrines des slavophiles et des orientalistes. Dans son analyse Olga Maiorova, dévoile les idées des précurseurs de l’eurasisme telles qu’elles sont apparues dans les réflexions d’Alexandre Herzen, père-fondateur du socialisme russe, sur les liens profonds de la Russie avec l’Asie, sans se délivrer cependant des clichés occidentaux sur l’Orient.

3 Vera Tolz montre quelle influence les études des orientalistes russes, notamment N. Kondakov, V. Rozen et V. Barthold, ont exercée sur ce mouvement fin-de-siècle, notamment sur les réflexions de N. Trubetzkoy ; elle analyse en même temps comment les chercheurs-orientalistes ont nourri des esprits anti-occidentaux et aidé à repenser les origines russes en dehors du contexte européen, sans toutefois pousser à renoncer à toute « mission civilisatrice », que ce soit dans sa version russe impériale ou soviétique, ni pouvoir résoudre le dilemme entre Empire et Nation.

4 Les chapitres 3 à 5 parcourent l’essentiel des théories eurasiennes. Remontant aux débats prérévolutionnaires sur l’organisation spatiale de l’Empire russe à travers les idées sociologiques évolutionnistes, Sergey Glebov montre comment commença à se former le discours anti-colonialiste russe sur l’exemple de N. Trubetzkoj, en s’appuyant entre autres sur les idées anti-darwiniennes de N. Danilevskij.

5 Les démarches de Marlène Laruelle montrent qu’il faut interpréter l’eurasisme comme une idéologie sensible à la géographie et dans laquelle la définition identitaire s’est faite à travers des réflexions spatiales qui se sont à leur tour appuyées sur tout un ensemble de données interprétées comme « régulières » et « auto-confirmantes ».

6 Stefan Wiederkehr tire des parallèles entre l’« historicisme » de Karl Popper et les théories eurasistes afin de montrer comment le discours européen sur l’universalisme de la “Civilisation” et du “Progrès” a été appliqué à la Russie et comment, selon les eurasistes, cette dernière devrait grâce à ses caractéristiques être indéniablement appelée à jouer un rôle messianique.

7 L’approche la plus largement utilisée dans les chapitres 6 à 8 est celle de type biographique. L’analyse par Igor′ Torbakov de la vie de G. Vernadskij en tant qu’historien de profession complète particulièrement bien celle de Martin Beisswenger dans sa reconstitution de la genèse intellectuelle de P. Savickij et de sa source d’inspiration dans les idées des philosophes russes du tournant des siècles précédents, notamment de S. Bulgakov, afin de réunir ensemble des idées religieuses et économiques.

8 Partant de l’exemple des rapports entre R. Jakobson et les futuristes russes représentés, entre autres, par V. Xlebnikov, Harsha Ram montre comment se sont dessinés les

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 340

changements qui se sont produits dans le discours eurasien à l’égard de l’Europe et de l’Asie.

9 La contribution de Hama Yukiko met en lumière les particularités de la réception et de la propagation des idées eurasistes dans l’espace sur l’exemple du Japon de l’entredeux- guerres, une période durant laquelle l’empire a été particulièrement préoccupé par l’extension de ses limites territoriales (avec, entre autres, le parallélisme des idées pan- asiatiques).

10 Dans son analyse, Mark Bassin, reprend les interprétations tardives de l’eurasisme par L. Gumilev pour montrer la vivacité de ses idées et leur capacité à se réadapter à des contextes nouveaux, ainsi que les voies qu’elles ont pu emprunter pour se réintégrer dans les discours nationalistes postsoviétiques.

11 Dans la postface de ce recueil, enfin, Marlène Laruelle consacre un développement sur les dernières branches qui se sont greffées sur le trône de l’eurasisme, sous la forme du néo-eurasisme.

12 Couvrant les époques impériale, soviétique et les nouvelles indépendances, cet ensemble de contributions souligne une nouvelle fois toute la complexité et l’ambiguïté de ce mouvement intellectuel qui a aidé (et aide encore aujourd’hui à travers le néoeurasisme) à penser des stratégies et des rhétoriques impériales ou nationalistes, tout en fournissant des arguments scientistes d’apparence irréfutables. Ce livre est d’autant plus important qu’en ce moment le terme d’« Eurasie » tente de reprendre avec force la place d’un autre terme problématique, celui d’« Asie centrale ».

AUTEURS

SVETLANA GORSHENINA Collège de France

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 341

Georges NIVAT, Les trois âges russes Paris, Fayard, 2015, 320 pages

Thomas Chopard

RÉFÉRENCE

Nivat Georges, Les trois âges russes, Paris, Fayard, 320 p. ISBN 978-2-213-68568-7

1 Grand spécialiste de l’histoire de la littérature en langue russe – dont il a coordonné une histoire en six tomes aux mêmes éditions Fayard – Georges Nivat, aujourd’hui professeur honoraire à l’Université de Genève, propose un recueil d’une vingtaine d’articles sur des sujets variés. Les contributions peuvent in fine se réunir en trois ensembles. Le premier a trait à la poésie du premier XXe siècle, où sont convoqués les noms de Axmatova, Blok, Mandel′štam et des poètes de l’Âge d’argent. Le deuxième relève des rapports entre la littérature, et plus singulièrement le roman, et l’histoire, ici envisagée essentiellement comme l’histoire des grandes catastrophes qui ont frappé l’est de l’Europe : la guerre, le goulag, etc. On y retrouve notamment plusieurs contributions gravitant autour de la figure de Solženicyn, dont G. Nivat a été l’un des traducteurs en français. Une dernière cohorte, plus hétéroclite, rassemble enfin des considérations plus récentes et souvent plus personnelles.

2 L’origine des textes, parfois brefs, n’est jamais précisée, mais ils proviennent pour l’essentiel de revues scientifiques et de journaux, notamment suisses. Les auteurs convoqués vont de Puškin à Družnikov, mort en 2008, preuves d’une familiarité évidente avec la littérature en langue russe et d’une aisance pas toujours dépourvue d’un plaisir communicatif, que l’auteur met au service de thèmes transversaux, comme l’inceste ou la question de la modernité artistique.

3 Mais la question que ressassent en filigrane la plupart des articles est celle des rapports entre l’intellectuel et le pouvoir, de Puškin à Solženicyn, en passant par Tolstoj, Blok et Mandel′štam. Les premières pages du recueil s’attachent ainsi à définir cette relation, et notamment l’attitude de l’intelligentsia russe dès le début du XIXe siècle : « entre

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 342

liberté et sens de l’État, le territoire de l’intelligence russe », dont le porteur est « séparé du peuple par un abîme » (p. 17, 26). Se met donc en place, à travers les différents portraits d’écrivains et de poètes, comme une forme de face-à-face, un peu héroïsé au travers de la littérature, ou, mieux, des grandes œuvres littéraires, dont la fonction semble toujours, à travers les siècles, de préserver un peu de ce territoire contre les assauts de l’État dont G. Nivat offre d’innombrables exemples d’emprise.

4 L’auteur reconduit ainsi une ligne de fracture ancienne entre études littéraires et sciences sociales ; la juxtaposition d’auteurs aux temps et aux motifs éloignés, par dérives successives, prête à une déshistoricisation critiquable. Un article portant sur le motif de l’inceste, chez Musil, Nabokov et surtout chez Jonathan Littell (p.79-92), aboutit par dérives successives à considérer l’Europe hitlérienne comme un « délire collectif » (c’est un peu court), quand le prisme du roman les Bienveillantes conduit à la conclusion du « mimétisme entre le SS et le juif », à tout le moins dérangeante, et qu’il aurait peut-être fallu interroger. Un article, centré sur Nadežda Mandel′štam et Solženicyn (« Deux résistants à l’“Assyrie stalinienne” », p. 181-198), vient lui aussi cristalliser ce phénomène. La notion de « résistance » y est ramenée à sa pure dimension personnelle ; elle est surtout le fait de consciences isolées, presque héroïsées, celle des grands écrivains, des « martyrs » « exemples du courage humain ». Le goulag y devient avant tout un révélateur de la « conscience » individuelle ; peut- être s’agissait-il avant tout et plus prosaïquement de camps de travaux forcés dont il s’agirait d’écrire l’histoire avant que d’en faire une métaphore. La discipline historique, pourtant en effervescence quant à l’Union soviétique et au stalinisme en particulier depuis une trentaine d’années, est en effet assez maltraitée. La chronologie répressive du stalinisme y est quelque peu lacunaire. Le vocabulaire employé soutient des considérations aujourd’hui difficilement tenables sur une Union soviétique despotique peuplée de spectres atomisés et serviles, terrorisés par des « bolcheviks fanatiques ». L’oubli de l’histoire glisse ainsi inéluctablement des résistances vers des considérations morales sur « le caractère indestructible du Bien en l’homme, même asservi ».

5 Ces contributions auraient pu, de ce point de vue, constituer des documents utiles à une histoire du moment « antitotalitaire », mais l’ouvrage et son appareil critique sont malheureusement muets sur le sujet. Néanmoins, d’autres éléments peuvent éclairer cet aspect. Quelques textes, rassemblés à la fin de l’ouvrage, dressent plus nettement encore un portrait en creux de G. Nivat et de son travail, comme universitaire et comme traducteur. Il évoque notamment la figure de Vladimir Dimitrijevič qui dirigeait les éditions de L’Âge d’Homme et sa collection Slavica, dédiée à la littérature slave. Des descriptions de voyages, de rencontres, à travers l’Ukraine ou la Carélie, laissent entrevoir les opinions sur des sujets divers où la littérature sert toujours de prisme. Les remarques sont parfois superficielles – comme la quasi surprise de trouver des Ukrainiens russophones – ou laissent dubitatif, comme « la profonde racine commune à toute notre Europe chrétienne » (p. 306), aperçue dans le motif de la Vierge à l’enfant – mais toujours sincères.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 343

AUTEURS

THOMAS CHOPARD IHR – University of London

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 344

Andrei L’vovič TOPORKOV (ed.), Неизвестные страницы русской фольклористики Moskva, Indrik, 2015, 575 pages

Catherine Depretto

RÉFÉRENCE

Неизвестные страницы русской фольклористики, Andrei Lvovitch Toporkov (ed.), Moskva, Indrik, 2015, 575 p. ISBN 978-5-91674-358-6

1 Sous ce titre général, cet ouvrage s’attache à sortir de l’ombre pages oubliées et auteurs méconnus de l’étude du folklore en Russie (fin XIXe-XXe siècles) en même temps qu’il éclaire la place de la création dite « populaire » dans l’œuvre de différents savants et écrivains. Cependant, une partie importante de cet ensemble a trait à une étape particulière de l’étude du folklore, ce qu’on peut appeler par commodité le « moment formaliste » (années 1920-1930 principalement).

2 La place du folklore dans l’histoire du formalisme russe est bien connue. Il suffit de mentionner, d’une part, le rôle décisif joué – à la fin des années 1950 – par la Morphologie du conte (1928) de Vladimir Propp (1895-1970) dans la redécouverte du mouvement en Occident et dans le développement de la narratologie, et, d’autre part, de rappeler que l’étude du folklore a occupé une place centrale dans l’œuvre de plusieurs formalistes de premier plan, de Petr Bogatyrev (1893-1971) et de Roman Jakobson(1896-1982) en premier lieu. On soulignera, en outre, que l’article fondateur de Viktor Šklovskij (1893-1984) « L’art comme procédé » (1917) ne s’appuie pas seulement sur des exemples tirés de la littérature savante pour mettre en évidence le phénomène de l’ostranenie, mais fait largement appel aux devinettes populaires, en particulier à contenu érotique. Selon la chercheuse américaine Jessica Merrill, ce matériau serait même plus important pour l’élaboration de la narratologie de Šklovskij que les

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 345

exemples tirés de l’œuvre de Tolstoj1. De fait l’approche « morphologique », quasiment structuraliste appliquée à la littérature dite populaire, à l’étude des contes et du folklore, a contribué, dans les années 1920, à renouveler largement des études qui bénéficiaient déjà en Russie d’une tradition bien établie.

3 Cependant, malgré la place indéniable du folklore parmi les centres d’intérêt des formalistes russes, cet aspect de leur héritage reste paradoxalement le moins bien exploré. On évoque à l’occasion telle étude de tel savant, mais il n’existe pas d’ouvrage de synthèse consacré à ce sujet ; les principales monographies concernant le mouvement ne comportent pas de chapitre spécifiquement dédié au folklore, d’où l’importance de cet ouvrage tant pour l’étude du folklore que pour l’histoire du formalisme.

4 Avant de nous pencher sur ce sujet auquel sont consacrées principalement les parties 1 et 2, il faut dire un mot du reste de l’ouvrage (les parties 3, 4, 5). Elles mettent en scène différentes figures des XIXe-XXe siècles qui, à des titres et des degrés divers, ont apporté leur contribution à l’étude du folklore. L’ouvrage entend, en effet, le terme de « folkloriste » au sens large et ne le réserve pas uniquement à ceux dont toute l’œuvre scientifique a été consacrée à ce domaine. Sous l’intitulé « Itinéraire personnel et trajectoire scientifique dans le contexte de l’époque » (Жизненный путь и научный поиск в контексте эпохи), une série d’articles de caractère monographique présentent plusieurs de ces figures aux destinées parfois mouvementées : le populiste A. A. Makarenko (1860-1942) qui, exilé en Sibérie dans la région de l’Enisej (1887-1897), est devenu un ethnographe de premier plan, reconnu des milieux savants de la capitale, ou encore le médecin d’origine ukrainienne, diplômé de l’université de Dorpat, V. F. Demič (1858-1930) qui, de l’étude de la pratique populaire de la médecine, en est venu à s’intéresser aux formules, croyances et incantations2. Sont également évoquées V. N. Xaruznina (1866-1931), première femme professeur d’ethnographie, la folkloriste N. I. Lebedeva (1894-1978) qui a apporté une contribution importante à la méthodologie des expéditions de terrain et à la systématisation des genres folkloriques à partir de l’étude des régions du Poles′e, de Rjazan′, de Novgorod.

5 Les vingt notices biographiques destinées au dictionnaire les Folkloristes russes, regroupées à la fin du volume relèvent de cette même acception large du terme puisque parmi les auteurs présentés, on trouve des écrivains, le dramaturge A. Ostrovskij, le poète A. A. Blok..., des linguistes, des ethnographes, etc. Au nombre des matériaux, cette partie de l’ouvrage comprend la correspondance V. V. Kallaš – Aleksandr Veselovskij, publiée par T. V. Goven′ko. Signalons enfin un article résolument différent qui s’intéresse à l’utilisation des sources folkloriques dans la « fantasy slave » des années 1980-1990.

6 Ce qui concerne l’apport du formalisme aux études folkloriques est regroupé dans les deux premières parties. L’une d’ elles, « À propos de la création de Morphologie du conte de Vladimir Propp et de sa réception » (Из истории создания и рецепции ‘Морфологии сказки’ В. Я. Проппа) contient des documents de première importance pour la reconstitution du contexte historico-scientifique de l’ouvrage : la présentation faite par Propp dès 1926 de son travail devant la commission de folkloristique de la société de géographie et les réactions de son auditoire, un compte rendu de l’ouvrage par le philologue et critique, spécialiste de littérature médiévale, Vladimir Peretc (1870-1935). Pratiquement ignoré (sauf des spécialistes), ce compte rendu publié en ukrainien en 1929, traduit en russe pour la première fois, est présenté et commenté par

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 346

Aleksandr Dmitriev, auteur également (dans la première partie de l’ouvrage) d’un article abondamment documenté sur « l’œuvre de l’académicien V. Peretc sur la littérature et le folklore » (Академик В. Н. Перетц как исследователь литературы и фольклора). Les deux publications concernant la Morphologie du conte sont complétées par l’étude de la chercheuse balte Bronislava Kerbelyte qui se livre à une lecture critique de la démarche de Propp : sa prise en compte « abstraite » des « fonctions », indépendamment de leur contexte de réalisation dans les contes n’aurait pas permis au savant d’arriver à produire la classification à laquelle il aspirait.

7 Cet ensemble sur Propp est précédé d’une partie qui met en lumière les recherches en matière de folklore liées au renouvellement méthodologique du début du XXe siècle (l’article sur Peretc déjà cité) et au formalisme. L’article d’A. Toporkov, « Les formalistes russes et l’étude du folklore » (Русские формалисты и изучение фольклора, p. 38-55) dresse un tableau général de l’apport du mouvement, tout en expliquant les raisons de la relative méconnaissance du sujet. Cette présentation générale est suivie d’une présentation plus détaillée, « Les sujets ayant trait au folklore des séances du Cercle linguistique de Moscou (CLM) » (Фольклорные темы на заседаниях Московского лингвистического кружка, p. 56-141), également due à A. Toporkov qui analyse l’apport individuel des membres du CLM, principalement P. G. Bogatyrev, R. O. Jakobson, N. F. Jakovlev,

8 Ju. M. Sokolov3. L’A. rappelle la formation initiale reçue par ces jeunes savants pendant leurs études et leur affiliation à la Commission de dialectologie de l’Université de Moscou (CDM), ce qui les prédisposait à s’intéresser au folklore et à la création populaire : en 1915-1916, ils avaient participé à des expéditions de terrain et pour certains avaient déjà des travaux significatifs à leur actif. Ces deux articles sont complétés par la publication commentée (A. Toporkov et A. Pančenko) des procès- verbaux des réunions du CLM consacrées à ces sujets.

9 À la différence de l’Opojaz dont l’activité régulière n’est documentée par aucune trace écrite, l’histoire du Cercle linguistique de Moscou peut être reconstituée grâce aux procès-verbaux des réunions, conservés par ses membres, en particulier par Boris Gornung qui a déposé la partie se trouvant en sa possession au département des manuscrits de l’Institut de la langue russe de l’Académie des Sciences de Russie en 19724. Même si plusieurs comptes rendus de séances ont déjà été publiés5, on est loin de pouvoir les lire dans leur totalité, d’où l’importance de cette bonne dizaine de comptes rendus (13 au total) pour une période allant du 5 avril 1919 au 12 mars 1923 qui montrent, une fois de plus, le diapason large des sujets abordés par le Cercle. Ses membres s’intéressaient aussi bien à la narratologie qu’à la métrique, à la culture populaire passée qu’à ses formes contemporaines, liées à l’actualité politique et révolutionnaire. On notera, de ce point de vue, les séances consacrées aux rumeurs, récits apocryphes concernant la famille impériale et dont les conclusions sont corroborées par des travaux historiques récents (par exemple, Boris Kolonickij, « Трагическая эротика » : oбразы императорской семьи в годы Первой мировой войны, M., NLO, Historia Rossica, 2010). Cet élément va de pair avec la volonté déclarée du CLM de ne pas s’occuper en dialectologie exclusivement des régions les plus éloignées considérés a priori comme de meilleurs conservatoires, mais de s’intéresser également aux régions proches de Moscou. Les matériaux publiés mettent particulièrement en lumière les recherches de Petr Bogatyrev, l’originalité de ses centres d’intérêt et de ses préoccupations méthodologiques, analysées en détail dans l’article de S. P. Sorokina,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 347

« L’œuvre de P. G. Bogatyrev en matière d’étude du théâtre folklorique » (П. Г. Богатырев – исследователь фольклорного театра). 10 Cependant, si ces procès-verbaux sont indispensables pour reconstituer la vie du CLM (certaines interventions n’ayant pas été suivies de publication), ils ne donnent qu’une vue parcellaire des échanges et, faute de posséder le texte intégral de certains exposés, il est parfois difficile de tirer des conclusions des remarques consignées. Néanmoins, cet ensemble significatif est un bon complément aux travaux précédemment consacrés au CLM et l’on ne peut que souhaiter qu’une monographie voie enfin le jour, permettant à ses personnalités, même « secondes », de trouver enfin la reconnaissance qu’elles méritent. Pour cette raison, bien que destiné en priorité aux spécialistes du folklore, cet ouvrage doit également retenir l’attention de ceux qu’intéressent la théorie de la littérature, l’histoire du formalisme et du structuralisme.

NOTES

1. Ayant soutenu en 2012 une thèse consacrée au rôle de l’étude du folklore dans l’élaboration du formalisme russe et du structuralisme tchèque (The Role of Folklore Study in the Rise of Russian Formalist and Czech Structuralist Literary Theory), Jessica Merrill a publié, entre autres, « Фольклористические основания книги Виктора Шкловского “О теории прозы”» (пер.с англ. Натальи Мовниной), Новое литературное обозрение, 133/3 , 2015. 2. Est reproduit également son essai de 1929 sur les dangers des guérisseurs. 3. La correspondance avec son frère jumeau alors à Saratov constitue un complément d’information important pour l’histoire du CLM, comme pour l’analyse de son rapport au formalisme, cf. V. A. Vaxtina (ed.), Из далеких двадцатых годов двадцатого века (исповедальная переписка фольклористов Б. М. и Ю. М. Соколовых), M., IMLI RAN, 2010. 4. Cf. G. S. Barankova, « К истории московского лингвистического кружка : материалы из рукописного архива Института русского языка », Язык. Культура. Гуманитарное знаниe, S. I. Gindin, N. N. Rozanova (eds.), M., Naučnyj mir, 1999, p. 359-382 ; cf. également А. В. Krusanov, Русский авангард 1907-1923 : исторический обзор, т. 2 : Футуристическая революция, 1917-1921, М., 2003, кн.1, p. 452-495. 5. Liste complète des publications, note 2, p. 74-75.

AUTEURS

CATHERINE DEPRETTO Eur’Orbem

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 348

Philippe SERS, Kandinsky : l’aventure de l’art abstrait | Klänge = Résonances. Kandinsky et la nécessité intérieure Paris, Hazan, 2015, 330 pages | Paris, Hazan, 2015, 2 volumes

Jean-Claude Marcadé

RÉFÉRENCE

Sers Philippe, Kandinsky : l’aventure de l’art abstrait, Paris, Hazan, 2015, 330 p. ISBN 978-2-7541-0850-8 Klänge = Résonances. Kandinsky et la nécessité intérieure, Paris, Hazan. ISBN 978-2-7541-0794-5

1 Le philosophe, essayiste, critique d’art et éditeur Philippe Sers est un des éminents spécialistes de l’auteur de Du Spirituel en art (Über das Geistige in der Kunst, O duxovnom v iskusstve, 1909-1913). Il a, entre autres, édité les Écrits du peintre russe et republié une seconde édition, complétée, de sa thèse d’État (Kandinsky, Philosophie de l’abstraction, Genève, Skira, 1995), sous le titre Kandinsky. Philosophie de l’art abstrait : peinture, poésie, scénographie (Skira, 2003). Il y propose une interprétation de l’œuvre du peintre, penseur, théoricien et écrivain russe Vasilij Vasilevič Kandinskij comme “philosophie de l’image”, nourrie de la tradition de la peinture d’icônes et convergeant avec l’expérience philosophique esthétique chinoise. Pour Sers, “les intuitions kandinskyennes réconcilient dans l’expérience de l’image deux modes de relation à l’être : l’apophase, qui nous conduit à chercher le principe premier uniquement dans ses œuvres, et la philoxénie, la rencontre d’un Dieu qui se révèle et son accueil.” (op. cit., p. 279)

2 Cette plongée dans les profondeurs de la création de Kandinsky éclaire les deux dernières publications de 2015. Tout d’abord, la monographie, magnifiquement illustrée, suit pas à pas la vie et le travail pictural et verbal de l’artiste, depuis l’enfance

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 349

à Odessa, l’université de Moscou, l’installation en Bavière de 1896 à la Première Guerre mondiale, avec des séjours réguliers et des expositions principalement à Moscou et à Odessa, puis, à nouveau, l’insertion dans la vie artistique de la Russie de 1914 à 1921, jusqu’au retour définitif en Europe occidentale, l’Allemagne du Bauhaus, puis la France après l’arrivée au pouvoir des Nazis en 1933.

3 L’essentiel de l’ouvrage, par rapport aux études nombreuses publiées en Occident (Grohmann, Peg Weiss, Rose-Carol Washton Long, Michel Henry, Nadia Podzemskaïa, Jelena Hahl, Olga Medvedkova et beaucoup d’autres) n’est pas tellement dans l’appareil factuel qui ne tient pas toujours compte des travaux parus en Russie après la chute de l’URSS en 1991 (Dmitrij Sarabjanov, Natalja Avtonomova, Boris Sokolov et autres), se fiant davantage aux sources doxographiques provenant de Kandinsky lui-même et de son entourage (cela est clair, par exemple, pour la célèbre “première aquarelle abstraite”, dont l’auteur maintient la date de 1910). Cela n’empêche pas cependant que la trame biographique soit riche et vivante avec des incursions dans le contexte événementiel des différentes périodes étudiées et une mise en relation avec le milieu russe.

4 La totale nouveauté du Kandinsky, de Philippe Sers est le creusement herméneutique d’une œuvre immense, on pourrait dire un océan de formes et de couleurs symphoniques inédites dans le concert des arts européens de la première moitié du XXe siècle. Tout d’abord, l’auteur souligne que “bien qu’il soit rattaché principalement à Munich, Kandinsky est en relation étroite avec la Russie” (p. 73). Il insiste sur la métamorphose qu’opère le peintre entre les éléments des légendes et des mythes de la Russie profonde “en thèmes sacrés, ancrés dans l’Écriture Sainte” (ibidem). C’est un décryptage qu’il va suivre pas à pas tout au long de l’itinéraire créateur de l’auteur de Das bunte Leben (Pëstraja žizn′, la Vie multicolore, 1907, Munich, Lenbachhaus). À propos du tableau Berglandschaft mit Kirche (1910, Munich, Lenbachhaus), Sers note : “Kandinsky peint depuis la fenêtre de sa maison à Murnau une vue de la petite ville avec le clocher de l’église, qui rappelle de loin celui d’Ivan le Grand au Kremlin de Moscou par sa forme allongée et la coupole qui la surmonte. Ce thème récurrent fait partie de sa méditation picturale autour des thèmes religieux. On sait que, dans l’Apocalypse de saint Jean, la cité des hommes est appelée à la destruction tandis que du ciel descend la Jérusalem nouvelle. Le peintre figure dans ses compositions l’effondrement de la cité à la fin des temps.” (p. 84). Je cite cet extrait pour montrer la méthode qu’utilise l’auteur dans son approche de la peinture kandinskyenne. Aucune étude jusqu’ici n’est allée aussi loin pour révéler le caractère profondément religieux de toute la création du peintre et écrivain Kandinsky. Non seulement le texte de l’A., mais également l’iconographie somptueuse du livre, permettent de faire cette lecture, que ce soient pour les fixés sous verre (Hinterglasmalerei), les xylographies, les aquarelles, les huiles, sur les thèmes de la “Cène”, de “saint Vladimir”, de “la Toussaint” et de la “résurrection des morts” ou pour les multiples représentations, tout au long de la création kandinskyenne, de saint Georges, le patron de Moscou, qui symbolise la lutte contre le Mal (p. 118-131). Tout un chapitre est consacré aux “grands thèmes spirituels abordés dans l’œuvre de Kandinsky”: le Paradis, le Déluge, la Toussaint, la Grande Résurrection (p. 174-177).

5 Philippe Sers appuie son déchiffrement iconologique sur une analyse de la “théorie des couleurs” chez l’auteur de Du Spirituel en art et de leur résonance intérieure (p. 84-100) : la résonance, la sonorité, le Klang, le zvuk, sont les traits distinctifs de toute l’œuvre,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 350

picturale, poétique, théâtrale. On n’est donc pas étonné que la monographie de Philippe Sers soit accompagnée de la publication exceptionnelle, chez le même éditeur Hazan, d’un précieux coffret comportant le fac-similé du recueil historique Klänge, paru en 1913 à Munich, album de poèmes en prose avec des gravures en noir et en couleur d’une très grande beauté. Est insérée leur traduction en français inédite, sous le titre Résonances, réalisée par le poète Philippe Soupault dans les années 1960 à la demande de Nina Kandinsky et de Philippe Sers. Le coffret comprend un grand essai de ce dernier “Résonances. Kandinsky et la nécessité intérieure”. Il y revient sur la thématique de l’Apocalypse qui traverse et est le point culminant de toute la poétique kandinskyenne dans ses diverses incarnations. Philippe Sers fait des descriptions comparatives de chaque poème et de chaque bois gravé. Il montre que, autant que la production dramatique dans la première moitié des années 1910, l’album Klänge est une étape décisive dans la marche vers l’Abstraction.

6 Et, ici, nous reviendrons à la monographie et à ce que Sers appelle “l’invention de l’art abstrait”. Visuellement, cela commence avec ce que l’histoire de l’art considère comme la première toile abstraite du peintre et, on peut dire, de l’art du XXe s. Bild mit Kreis (1911, Tbilissi, Musée des beaux-arts, p. 136). L’A. propose un bilan de la synthèse de l’art et de la science, telle qu’elle se manifeste dans le traité du Bauhaus Punkt und Linie zu Plan, que personnellement je traduis par “Point et ligne par rapport au plan”, considérant que la préposition zu, qui est une bizarrerie en allemand, est une équivalence de la préposition russe k. C’est un itinéraire qui va de la résonance intérieure des choses dans les constructions lyriques, les impressions, les improvisations, aux dix grandioses compositions, appelées à “servir le Divin” (p. 291).

7 La période française (1933-1944) est appelée par Philippe Sers “Paris et les années de sagesse”. Notant le changement de l’iconographie et de la palette du peintre, il écrit : « Sa peinture explore des mondes possibles [...] Les images du folklore russe réapparaissent, transformées. » (p. 313). L’ouvrage se termine par une présentation d’extraits du célèbre article écrit par le neveu de Kandinsky, le philosophe hégélien Alexandre Kojève [Koževnikov], qui entretint jusqu’à la mort du peintre une relation intellectuelle, esthétique et philosophique. Soulignant, dès le début, que les tableaux de Kandinsky sont “concrets”, Kojève résume sa pensée ainsi : « D’une manière générale, le tableau ‘total’, n’étant pas la ‘représentation’ d’un objet, est lui-même un objet. Les tableaux de Kandinsky ne sont pas des peintures d’objet, mais des objets peints. » (p. 330)

AUTEURS

JEAN-CLAUDE MARCADÉ CNRS

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 351

Ksenja Muratova, Неизвестная Россия. Русское искусство первой половины ХХ века. Шедевры коллекции Татьяны и Георгия Хаценковых Milano, Silvana Editoriale, 2015, 501 pages

Jean-Claude Marcadé

RÉFÉRENCE

Muratova Ksenja, Неизвестная Россия. Русское искусство первой половины ХХ века. Шедевры коллекции Татьяны и Георгия Хаценковых, [La Russie inconnue : art russe de la première moitié du XXe siècle. Paris, Monaco, Riviera, chefs-d’œuvre de la collection de Tatiana et Georges Khatsenkov], Milano, Silvana Editoriale, 2015, 501 p. ISBN 978-88-3663182-7

1 Ce livre est en fait l’imposant catalogue de 500 pages d’une exposition organisée à Monte Carlo en juillet-août 2015, dont l’auteure, Ksenja Muratova, était la commissaire. Cette exposition a eu lieu dans le cadre de l’année de la Russie dans la Principauté monégasque1. Ksenja Muratova a été formée à l’Université de Moscou auprès de V . N. Lazarev et de D. V. Sarabjanov et a enseigné l’histoire de l’art à Paris X et Rennes II. Auteure de plus de 400 publications scientifiques sur l’art russe et européen (voir sa brève biographie, p. 497), elle est la présidente du Centro internazionale di studi “Pavel Muratov” à Rome (le grand historien de l’art était son grand-oncle).

2 L’exposition monégasque montrait les œuvres de la collection des galeristes Tatjana et Georgij Xacenkovy qui ont rassemblé les travaux des artistes émigrés issus de l’Empire Russe et de l’Union soviétique ayant vécu et travaillé en France, à Monaco, sur la Côte

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 352

d’azur et la Riviera dans la première moitié du XXe siècle. Le fait qu’il s’agisse d’une collection privée nous fait comprendre son caractère éclectique. Ici on ne trouve pas de critère esthétique précis, même si la figuration y domine (en cela elle fait penser, mutatis mutandis, à la Collection Walter-Guillaume, aujourd’hui à l’Orangerie parisienne). Ici, c’est le souci de recueillir la création de tous les artistes qui ont apporté leur note russe, judéo-slave, ukrainienne, à la fameuse “École de Paris”, selon la dénomination inventée par le critique d’art André Warnod au début des années 19202. C’est ce que rappelle dans un “Avant-propos” la fille de ce dernier, Jeanine Warnod, qui souligne l’importance des peintres et sculpteurs venus de l’Europe Centrale et de l’Empire russe, dont beaucoup ont trouvé refuge à la Ruche, cette “Villa Médicis des pauvres” (p. 13), se sont retrouvés dans les cafés de Montparnasse, également dans la cantine de Marie Vassilief, voire au Bal Bullier. Jeanine Warnod résume ici ses nombreuses publications sur le “Paris Russe”3.

3 Malgré les lacunes inévitables, mais peu nombreuses (pas de Nicolas de Staël, par exemple), ce livre fait découvrir tout un pan méconnu ou peu connu de l’intense et polymorphe vie artistique dans l’aire géographique hexagonale. C’est l’occasion pour Ksenja Muratova de donner, à travers cette collection, une histoire des arts de la première moitié du XXe siècle. Cela commence par la très belle toile de Marija Jakunč ikova (1870-1902), Bouquet (1895) (p. 23), d’un impressionnisme subtil avec des cadrages de la surface picturale dénotant une grande artiste dont malheureusement on connaît peu d’œuvres. Le dernier tableau est une abstraction lyrique d’un des plus grands Russes novateurs de l’École de Paris, Andrej Lanskoj [Lanskoy] (1902-1976) (p. 469).

4 Dans les débuts impressionnistes, on trouve de beaux spécimens d’un très bon peintre, injustement méconnu Nikolaj Tarxov (1871-1930) : sa toile Place du Maine (p. 26) est un vrai chef-d’œuvre. Le Mir iskusstva pétersbourgeois est représenté par les travaux d’une très forte facture du Russo-Lituanien Mstislav Dobužinskij (p. 44, 203), par deux toiles d’une grande intensité formelle d’un artiste insuffisamment connu, Boris Anisfel′d (1879-1973) p. 54-55. La “naissance d’une nouvelle sculpture” est illustrée par des œuvres de Naum Aronson (1872-1943) et de Pavel Trubeckoj [Paolo Troubetzkoy] (1866-1938) qui ont subi l’influence de Rodin, p. 47-49.

5 Ksenja Muratova poursuit sa revue de la peinture liée à la France avec le fauvisme, le cézannisme, le primitivisme qui ont marqué ce que l’on appelle “l’avant-garde russe” avec des peintres qui n’ont pas vécu longtemps mais ont travaillé ou ont été exposés à Paris : les cézannistes primitivistes fauves Ilja Maškov (1881-1944), p. 40, 70, Pëtr Končalovskij (1876-1956) p. 67, le cubo-futuriste “orphiste” Aristarx Lentulov (18821943) p. 41, 43, 68, 69, la grande néo-primitiviste Natalja Gončarova (1881-1962), la Russe de Munich Marjamna Verëvkina [Marianne Werefkin] (1860-1938) est représentée par une gouache qui est une plongée dans le mystère de la condition humaine, p. 64. On trouve même dans la collection une toile suprématiste, celle de la grande Ljubov′ Popova (1889-1924), p. 72. Ksenja Muratova appelle cette présence russe au début du siècle “le dépassement du provincialisme et la sortie de la culture russe artistique sur la scène mondiale, p. 50-63. Elle s’intéresse ensuite aux artistes de l’Empire russe et de l’URSS qui se sont installés définitivement à Paris ou dans le Sud de la France, y ont créé une nouvelle facette de leur esthétique ou bien sont nés vraiment comme peintres et sculpteurs dans ce pays. Il y a des ensembles d’œuvres peu connues de très bons peintres comme Marija Vasil′eva [Marie Vassilief] (1884-1957), Leopol′d Štjurcvage [Survage] (1879-1968), Serge Férat [alias Jastrebcov] et sa cousine la baronne

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 353

d’Oettingen [Elena Francevna Èttingen] qui signait “François Angibout” (1887-1950), Aleksandr Jakovlev (1887-1938), le sculpteur Lev Indenbaum, Piotr Grimm (1898-1979), Mark Sterling (1895-1976), les frères Evgenij et Leonid Berman (1899-1972 et 1896-1976), Jurij Annenkov (1889-1974), le peintre et sculpteur Georgij Artëmov (1892-1965).

6 On note la présence massive des nus féminins (entre autres voir Sergej Ivanov/ 18931983), les nus masculins étant privilégiés surtout par Pavel Čeliščev (1898-1957).

7 L’A. décrit “Montparnasse et l’École de Paris” et définit les traits distinctifs des artistes “venus de la périphérie de l’Empire Russe, particulièrement des villes biélorusses, polonaises et des shtetels juifs.” : « Leur peinture est en très grande partie pénétrée d’une atmosphère d’expression dramatique, de résignation nostalgique et d’une tristesse ‘éternelle’, caractéristique de la sensation du monde des bourgades juives de la périphérie de l’Empire, tristesse qui a acquis à Paris, l’éclatante capitale artistique du monde, des formes variées et inattendues.», p. 90. La collection Xacenkov a de beaux spécimens de toiles de Mixail Kikoin (1892-1965), d’Adol′f Feder (1886-1943), de Lazar′ Volovik (1902-1977), de Jakov Šapiro (1887-1972), de Pinkus Kremen′ (18901981), une belle nature morte du célèbre Xaim Sutin (1893-1943).

8 Ksenja Muratova n’a pas tenu, selon l’historiographie dominante russe, à distinguer l’apport unique de l’école ukrainienne à l’intérieur de ce vaste ensemble international4. Beaucoup de noms cités comme faisant partie de “l’art russe” sont des Ukrainiens5. Pour certains, leur “ukraïnité” n’est pas prononcée, mais il est impossible de mettre tout de go dans “l’art russe” des peintres comme l’Ukraino-Polonaise Sofija Levickaja (1882-1937) (le livre montre de superbes toiles de cette artiste rare), l’immense Arxipenko (1887-1964), Mixail Andreenko (1894-1982), Aleksej Griščenko (1883-1982), Ivan Babij (1896-après 1949), Filipp Goziason [Hosiasson] (1898-1978), Vasilj Xmeljuk (1903-1986) et quelques autres natifs d’Ukraine6.

9 C’est tout le XXe siècle qui est présenté dans le livre de Ksenja Muratova à travers la présence des artistes venus de l’Est européen. L’A. donne non seulement un panorama des différents courants qui traverse celle-ci, mais elle s’arrête sur plusieurs personnalités dont elle sait faire ressortir la spécificité et l’importance.

10 Cet ouvrage restera comme une référence pour approfondir la connaissance de cette esthétique aux nombreuses facettes, à dominante slave et judéo-slave, qui a enrichi la vie artistique de la France et de ses environs jusqu’au seuil des années 1970 qui ont vu l’apparition massive d’une autre émigration issue de l’Union Soviétique.

NOTES

1. Il faut également signaler le catalogue de l’exposition concomitante de Jean-Louis Prat au Forum Grimaldi : De Chagall à Malévitch : la révolution des avant-gardes, Paris, Hazan, 2015. 2. Cette appellation “École de Paris” est quelquefois détournée du sens que lui a donné André Warnod, comme en témoigne l’exposition organisée au Guggenheim Bilbao en avril-octobre 2016

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 354

sous le titre “L’École de Paris : 1900-1945” qui présente les chefs-d’oeuvre créés de façon générale à Paris en tant que “capitale de l’avant-garde”. 3. Voir, entre autre, Jeanine Warnod, la Ruche et Montparnasse, Paris, Presses de la Renaissance, 1978 ; Chez la baronne d’Oettingen : Paris russe et avant-gardes (1913-1935), Paris, Éd. Conti, 2008 ; l’École de Paris, Paris, Musée du Montparnasse, 2012. 4. Dans le catalogue Russkij Pariž, Sankt-Peterburg, Palace éditions, 2003 (il existe trois autres éditions en français, anglais et allemand), la distinction selon des écoles nationales n’a pas non plus été faite. 5. Pour cerner l’école ukrainienne dans l’Empire russe, puis en URSS, il faut lire le livre pionnier de Vita Susak, les Artistes ukrainiens à Paris (1900-1939), Kiev, Rodovid, 2012 (il existe deux autres éditions en ukrainien et en anglais). Je renvoie à ma préface de ce livre où je pose la question de la nécessité aujourd’hui de procéder à une relecture et à une révision de l’historiographie des arts qui se sont déroulés dans le cadre de l’Empire russe et de l’URSS, surtout à un moment où la tendance dominante dans la Fédération de Russie d’aujourd’hui est de tout “russifier” (comme au XIXe siècle !). 6. Rappelons, que sous le tsarisme tous les habitants étaient russes et étaient distingués dans leur passeport par leur appartenance religieuse (orthodoxe, israélite, luthérienne, bouddhiste...) ; après la Révolution d’octobre, tout le monde devint soviétique et était distingué par sa nationalité (russe, ukrainienne, biélorusse, juive, allemande, tatare, tadjik, bouriate, etc.) ; après la chute de l’URSS, tout le monde est devenu citoyen “de Russie” (rossijanin) et aucune mention ethnique ne figure plus sur le passeport.

AUTEURS

JEAN-CLAUDE MARCADÉ CNRS

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 355

Tetjana Filevs′ka (ed.), Казимир Малевич. Київський період 1928-1930 Kyïv, Rodovid, 2016, 336 pages

Jean-Claude Marcadé

RÉFÉRENCE

Казимир Малевич. Київський період 1928-1930, Tetjana Filevs’ka, Kyïv, Rodovid, 2016, 336 p. ISBN 978-966-7845-89-6

1 Les éditions kiéviennes Rodovid, dirigées par Mme Lidija Lyxač, ont été créées en 1992 et publient des ouvrages sur l’histoire culturelle et l’art de l’Ukraine. On trouve des catalogues d’exposition, des monographies de référence et une petite bibliothèque. La langue est en premier lieu l’ukrainien, certains livres étant traduits en anglais et/ou en français dans des éditions séparées. Parmi quelques titres, il faut signaler ceux qui sont consacrés à Oleksandr Bogomazov, Kazymyr Malevič [Kazimierz Malewicz, Kazimir Malevič], Vasyl′ Jermilov, Kateryna Bilokur, au contemporain Anatoliy Kryvolap, à l’avant-garde ukrainienne, aux artistes ukrainiens à Paris dans la première moitié du XXe siècle, à l’art populaire sous tous ses aspects (icônes, tapis, images populaires, broderies). Rodovid offre ainsi une véritable encyclopédie des arts sur le territoire de l’Ukraine depuis ses origines.

2 Le nouveau livre consacré à Malevič publie un ensemble de documents inédits sur la période kiévienne du peintre ukraino-russe, lorsqu’il a enseigné en 1929-1930 au “Kyïvs′kyj xudožnij institut” [Institut d’art de Kiev], dirigé par Ivan Vrona ; il avait l’intention de former un “cabinet des arts plastiques expérimentaux”, comme le mentionne la publicatrice et rédactrice de l’ouvrage, Tet′jana Filevs′ka, dans son introduction qui retrace l’histoire de ce que le spécialiste de l’avant-garde ukrainienne,

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 356

en particulier de Malevič, Dmytro Horbačov, a appelé la “réukraïnisation” du fondateur du suprématisme1.

3 L’ouvrage comporte quatre parties. La première s’appelle “Les articles de Kazymyr Malevyč” : y sont republiés les essais du peintre, parus en ukrainien entre 1928 et 1930, et publiés 4 textes inédits. La deuxième partie est consacrée aux documents (procès verbaux, débats) concernant l’activité du “Kievs′kyj xudožnij institut”, en majorité inédits. La troisième partie consiste en un ensemble de documents (catalogue, articles de presse) autour de la dernière exposition personnelle de l’artiste, qui se tint à Kiev en 1930. Dans la quatrième partie figurent les lettres de l’artiste à sa dernière épouse Natalja Mančenko et au peintre Lev Kramarenko, un des fondateurs de l’ОСМУ (Обєднання сучасних митців Украïни), l’Union des artistes contemporains d’Ukraine, et doyen de la faculté de peinture du “Kievs′kyj xudožnij institut” au moment où Malevič y enseignait2.

4 Les nouveaux documents proviennent des archives du peintre ukrainien, aux racines polonaises comme Malevič, Mar′jan Kropyvnyc′kyj (1903-1989). Il était, entre 1925 et 1929, étudiant à l’Institut d’art de Kiev, fut l’assistant du maître suprématiste et consignait les cours, les rapports et les débats qui avaient lieu. Kropyvnyc′kyj avait gardé les brouillons des procès verbaux et les copies de ceux-ci, ainsi que 5 articles tapuscrits inédits en russe de l’auteur de Des nouveaux systèmes en art. C’est ce que publie aujourd’hui Tet′jana Filevs′ka dans leur langue originale russe. Elle donne une traduction en ukrainien de ces essais à la fin de l’ouvrage. On a, avec le premier article, l’original russe de la dernière publication parue du vivant de l’artiste, dont on ne connaissait jusqu’ici que la traduction ukrainienne dans l’almanach kiévien Avangard en 19303 : “Arxitektura, stankovaja živopis′, skul′ptura” (p. 121-129). Cela permet de voir, sur ce seul exemple, la façon dont a été traduit l’essai de Malevič avec une volonté d’ukraïnisation de son propos et avec des coupures dont il conviendra d’analyser la signification.

5 Suivent quatre articles importants qui permettent de préciser les positions de Malevič à un moment où il est revenu picturalement à la figure. 1. « Iz živopisnoj diagnostiki » [Quelques réflexions sur le diagnostic pictural]. Le peintre fait un bilan de la situation des arts plastiques en Russie et en Ukraine et continue à défendre l’abstraction menacée en cette fin des années 1920. Ce qui compte sur la surface picturale, c’est la texture [faktura], le ton et la couleur : « Seuls agissent sur le peintre les objets qui contiennent en eux un complexe pictural texturel [živopisnyj fakturnyj kompleks] » (p. 132). Il demande que l’enseignement des académies et des écoles d’art tienne compte des données esthétiques des arts novateurs de la fin du XIXe et du premier quart du XXe s. Il affirme cependant qu’on ne saurait soumettre les figuratifs et les tenants du sans-objet à une seule méthode d’enseignement. Chacune de ses voies doit avoir la possibilité de développer sa propre pédagogie. Cela dément le soupçon qui lui a été prêté de vouloir instaurer une dictature suprématiste, car si cela se produisait, “cela serait comme si nous aspirions à réduire la nature du loup à celle d’un chien d’arrêt” (p. 133), écrit-il avec son habituel humour métaphorique-métonymique hyperbolique ukrainien4. 2. « Xudožestvennoe obrazovanie v kino» [L’éducation artistique au cinéma] (p. 140-145). Le tapuscrit est daté du 10 janvier 1930. Il s’agit d’une réaction à deux articles du recteur de l’Institut d’art de Kiev, Ivan Vrona, consacrés à l’action des arts plastiques sur l’art cinématographique. Malevič est d’accord sur ce point avec ce dernier. Il plaide pour un enseignement des arts plastiques dans les studios de cinéma. L’article se termine ainsi :

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 357

« L’étude de Russolo, de Balla, de Braque, de Picasso, de Léger et d’autres est aussi nécessaire que l’étude de l’art cinématographique. » (p. 145) 3. « Obsledovanie formal′no-texničeskix disciplin Kievskogo xudožestvennogo instituta» [Examen des disciplines formelles-techniques de l’Institut d’art de Kiev] (p. 146-153). Le peintre ukraino-russe y affirme : “Dans les méthodes d’enseignement et dans les formes d’expression, il n’y a ni netteté ni clarté en ce qui concerne les espèces des cultures picturales, sculpturales et théorétiques-formelles : il n’y a pas de ligne stricte entre l’art représentateur [izobrazitel′noe iskusstvo] et l’art reconstructeur [rekonstruktivnoe iskusstvo] ; dans ce cas, l’absence de clarté des phénomènes des cultures picturales mène à la décadence et à la désorganisation des principes créateurs de tout jeune artiste.” (p. 153). 4. « Novaja akademija xudožestv » [La nouvelle académie des arts] (p. 155-165) Ce grand article expose à nouveau les idées de Malevič sur la formation, l’enseignement, la destination, l’enseignement qui devaient être ceux des académies des beaux-arts et, de façon générale, des écoles d’art. Il retrace l’histoire mouvementée des nombreux “ismes” de l’art depuis les Ambulants (dont il souligne l’importance historique) jusqu’aux courants les plus novateurs. Après la révolution d’Octobre, on a essayé de donner la liberté à tous les “ismes” sans exception, mais cela s’est heurté à la nécessité d’établir un programme commun, lequel s’est avéré éclectique, un mélange de l’ancien et du nouveau. Le peintre reprend son idée de laboratoire de type médical où seraient “développées les qualités naturelles des jeunes artistes” : “Les professeurs, les docteurs de l’art, devront connaître tous les “ismes” de toutes les espèces d’art, comme en médecine tout docteur connaît toutes les maladies ou bien est spécialiste de l’une ou de l’autre.” (p. 159). L’artiste précise sa méthode de “l’élément additionnel” [dobavočnyj èlement] qu’il avait appliquée dans le cadre du Ginxuk léningradois avant sa fermeture en 19265.

6 Les éditions Rodovid ont magnifiquement illustré les articles ukrainiens parus dans Nova generacija. Dans cette revue de Xarkiv, dirigée par le poète et théoricien panfuturiste Myxajl′ Semenko, comme dans toutes les republications précédentes, soit dans l’”original” ukrainien, soit dans les traduction anglaises et françaises6, les illustrations sont en noir et blanc. Il faut féliciter Rodovid d’avoir mis en couleurs tous les tableaux cités qui existent encore aujourd’hui dans les musées ou les collections privées. La mise en page de tout l’ouvrage, avec les photographies des artistes de l’époque et les facsimilés de plusieurs documents, est d’une grande efficacité visuelle.

7 Beaucoup des protocoles inédits apportent une lumière nouvelle sur l’activité fiévreuse de l’auteur du Quadrangle noir de 1915, qui était pratiquement sans travail après la fermeture du Ginxuk. Méritent d’être étudiées les séances pendant lesquelles Malevič est confronté aux artistes ukrainiens locaux, en particulier les deux grands créateurs de mouvements novateurs Oleksandr Bogomazov et Myxajlo Bojčuk. Il va opposer son système formel et coloré post-suprématiste au spectralisme et au néo-byzantinisme du premier et du second.

8 Ce livre est désormais indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire mouvementée de l’art de gauche en Russie et en Ukraine.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 358

NOTES

1. Cf. Dmytro Horbatchov, « Kyïvs′kyi trykoutnik (Pymonenko-Bojčuk-Bogomazov» [Un triangle kiévien (Pymonenko, Bojčuk,Bogomazov)], in : Дмитро Горбачов, « Vin ta ja buly ukraïnci». Malevyč ta Ukraïna [“Lui et moi étions Ukrainiens”. Malevyč et l’Ukraine], Кyïv, Sym Studija, 2006. 2. Ces lettres ont été également publiées dans leur original dans l’ouvrage de référence Малевич о себе. Современники о Малевиче. Письма. Документы. Воспоминания. Критика, 2 т., Irina Vakar, Tat′jana Mixienko (eds.), Мoskva, РА, 2004 et dans l’ouvrage, cité dans la note précédente, de Dmytro Horbačov. 3. Voir sa traduction de l’ukrainien en français dans Kazimir Malévitch, Écrits, Paris, Allia, t. I, 2015 (« L’architecture, la peinture de chevalet et la sculpture », p. 594-602). 4. C’est là encore un argument contre les affirmations spéculatives de certains historiens ou critiques d’art post-soviétiques qui ont cherché à voir une continuité dans les aspirations du réalisme socialiste et celles de ce que l’on appelle “l’avant-garde russe” et que je préfère appeler “l’art de gauche en Russie et en URSS”. 5. Voir le texte “Die Einführung in die Theorie des additionalen elementes der Malerei” dans le livre du Bauhaus : Kasimir Malewitsch, Die gegenstandslose Welt, München, Albert Langen, 1927 (traduction d’Alexander von Riesen) ; une nouvelle traduction en allemand par Anja Schloßberger dans : Kasimir Malewitsch, Die Welt als Ungegenständlichkeit, Ostfildern, Hatje Cantz, 2014 (existe aussi en version anglaise), p. 147-187 ; en français, ce texte de 1923 et un autre de 1926 sur l’élément additionnel, ont été traduits dans K. Malévitch, Écrits IV. La lumière et la couleur : textes de 1918 à 1926, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1981, p. 121-159. 6. Tous les articles ukrainiens ont été traduits en français dans Kazimir Malévitch, Écrits, t. I, op. cit., p. 393-405, 422-491, 501-602.

AUTEURS

JEAN-CLAUDE MARCADÉ CNRS

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 359

Jean-Jacques MARIE, Histoire de la guerre civile russe, 1917-1922 Paris, Tallandier, 2015, 425 pages

Thomas Chopard

RÉFÉRENCE

Marie Jean-Jacques, Histoire de la guerre civile russe, Paris, Tallandier,(« Texto») 425 p. ISBN 979-1-02101-008-6

1 Les éditions Tallandier proposent la réédition en 2015 de l’ouvrage de Jean-Jacques Marie sur la guerre civile russe consécutive à la révolution de 1917, publié en 2005 aux éditions Autrement. Plutôt habitué des biographies des grands hommes soviétiques (Lenin, Stalin, Trockij, Berija), l’auteur propose ici une grande fresque introductive à ce nouveau Temps des troubles. Faisant la part belle aux extraits de témoignages, il se focalise essentiellement sur les grandes armées qui se sont opposées après la prise de pouvoir par les bolcheviks. Suivant presque indéfectiblement un fil chronologique, scandé par les grandes batailles, l’ouvrage évoque surtout les deux grands adversaires de la guerre civile, les Rouges et les Blancs. La question des armées nationalistes et indépendantistes à toutes les marges de l’ancien Empire russe reste anecdotique. La guerre civile reste présentée comme l’affrontement de partis politiques structurés, centralisés, où le critère déterminant est le soutien ou le rejet du bolchevisme. Plutôt que les différentes forces en présence, ce sont d’ailleurs les partis politiques qui sont mis en avant dans l’introduction.

2 Les grands fronts militaires sont privilégiés, notamment au regard des cartes. Les parcours des grandes armées blanches antibolcheviques, et notamment les menaces qu’elles firent peser sur les grandes villes de l’ancien Empire russe sont détaillées: l’amiral Kolčak en Sibérie, le général Denikin au sud et en Ukraine, et le général Judenič près de la Baltique – non sans une certaine monotonie due aux revirements incessants d’une guerre aux fronts perpétuellement mouvants.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 360

3 Toutefois, l’un des mérites de l’ouvrage consiste à mettre l’accent sur les armées paysannes insurgées, dites « vertes », en particulier dans leur faculté à affaiblir les grandes formations armées et à éroder tout pouvoir d’État, surtout dans les campagnes. Les trajectoires de Maxno et de Antonov sont à juste titre mises en avant, comme révélatrices des deux principaux foyers insurrectionnels de la guerre civile. On pourra regretter que des meneurs insurrectionnels de moindre ampleur et aux carrières plus brèves n’aient pas bénéficié d’un même traitement. Sur ce point et sur les autres, l’ouvrage bénéficie très largement du matériau des travaux postérieurs à la chute de l’Union soviétique qui ont renouvelé en profondeur l’approche de cette période. Plus généralement, l’absence complète d’appareil critique, de notes, de mentions à même le texte ou de bibliographie – outre qu’il voile les très nombreux emprunts à des ouvrages préalables, notamment russes1, ou au travail patient de collecte de sources dans des recueils de documents – empêche, justement, tout recul critique. Le lecteur intéressé sera bien en peine d’apaiser plus avant sa curiosité; et l’étudiant ou le chercheur ne trouvera là qu’une lecture stérile.

4 L’approche générale de l’ouvrage est finalement très militaire et ne tire pas pleinement profit du renouvellement historiographique déjà largement entamé en 2005 et plus encore à ce jour, mettant l’accent sur les tensions sociales et les effets cataclysmiques de la guerre sur les populations. Dès l’introduction, l’enjeu essentiel de la guerre civile semble se résumer pour l’auteur à un affrontement armé, quantifiable en hommes et en décès au combat. Or, toutes les recherches démographiques mettent en lumière la faiblesse des pertes sur le champ de bataille à proprement parler, en comparaison avec les pertes civiles, dues aux épidémies, à la faim. L’effondrement de la société impliqué par une guerre civile d’une telle ampleur n’est jamais envisagé par l’auteur; et de façon significative, la grande famine de 1921-1922 ou les épidémies de 1920 sont largement délaissées.

5 L’approche indéfectiblement chronologique empêche aussi de mesurer toutes les formes de violences subies par le corps social pendant la guerre civile. Alors que le texte se propose d’englober toute la période, certains phénomènes sont délaissés, faute d’une approche plus thématique. Ainsi la police politique soviétique, la Tchéka, reste très allusivement présentée, de même que les innombrables forces militaires ou paramilitaires rouges qui œuvraient aux côtés de l’Armée rouge (armée du ravitaillement, bataillons de la Tchéka, etc.) De même, la question de l’internement, souvent mortifère, des prisonniers de guerre ou de dizaines de milliers de civils, n’est pas abordée, pas plus que celle des réfugiés ou des brassages plus larges de populations introduits par les troubles. Si l’antisémitisme est mentionné, les persécutions antisémites, pourtant inédites en Europe par leur ampleur, ne sont guère approfondies. La question des résistances et insurrections paysannes, dont les actions sont toutefois largement traitées, est aussi réglée sommairement. L’auteur se borne à asséner que « les Verts ne proposaient, eux, que la révolte locale et le pillage, voire la beuverie, sans aucun projet politique national » (p. 201), à rebours de tous les travaux récents sur le sujet.

6 Afin de contrarier le répétitif empilement des actions militaires, l’auteur use parfois d’une rhétorique proche du roman d’aventure. Entre « tribulations », « exploits » et « basculements », les « menaces » ne se jouent parfois qu’à « un cheveu » – pour ne reprendre que certains intertitres. Plutôt que des logiques institutionnelles et collectives, l’ouvrage met au contraire en avant des actions décisives, voire des

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 361

responsables, et plus généralement des figures individuelles, notamment au travers de leurs témoignages. Certains acteurs du conflit servent ainsi nettement de repoussoir, comme les « fous furieux de l’Extrême-Orient sibérien : Semionov et Ungern » (p. 372). Le propos se veut in fine parfois plus édifiant que démonstratif.

7 L’ouvrage souffre par ailleurs de quelques approximations: Danilo Terpilo, par exemple, était surnommé Ataman Zelenij (forme plus proche de l’ukrainien) et non Zeliony, comme il est orthographié. Ainsi que de quelques erreurs : contrairement à ce qu’avance l’auteur (p. 359), les nombreux documents publiés sur l’insurrection dans la région de Tambov permettent assurément de conclure que des gaz de combat (du chlore) ont bien été utilisés à l’été 1921 pour écraser l’insurrection. Malgré ces réserves et en dépit des angles morts, faute aussi de réelle alternative en langue française, l’ouvrage reste une utile introduction à ce conflit essentiel dans la formation du système soviétique.

NOTES

1. Le lecteur familier de cette historiographie reconnaîtra notamment des éléments tirés de : Vladimir Buldakov, Красная Смута. Природа и последствия революционного насилия, Moskva, ROSSPÈN, 2010 [1997] ; S. А. Pavljučenkov, Военный коммунизм в России, власть и массы, Moskva, RKT-Istorija, 1997.

AUTEURS

THOMAS CHOPARD IHR – University of London

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 362

Milada POLIŠENSKÁ, Czechoslovak Diplomacy and the Gulag. Deportation of Czechoslovak Citizens to the USSR and the Negotiation for Their repatriation, 1945-1953 Budapest – New York, Central European University Press, 2015, 421 pages

Françoise Mayer

RÉFÉRENCE

POLIŠENSKÁ Milada, Czechoslovak Diplomacy and the Gulag. Deportation of Czechoslovak Citizens to the USSR and the Negotiation for Their repatriation, 1945-1953, Budapest – New York, Central European University Press, 2015, 421 p. ISBN 978-963-386-010-6

1 La libération des territoires tchécoslovaques par l’Armée rouge en 1945 s’accompagna de campagnes de déportations de civils vers l’URSS. Ces déportations, contraires aux principes du traité du 8 mai 1944 censé garantir la protection des citoyens tchécoslovaques par les instances tchécoslovaques à l’issue des opérations militaires, s’ajoutèrent à celles des prisonniers de guerre des armées allemandes, slovaques et hongroises. Les autorités tchécoslovaques tentèrent, sans grande efficacité, d’enrayer ces déplacements forcés. Elles s’efforcèrent par la suite d’obtenir des rapatriements rapides. Le présent ouvrage entend apporter un éclairage inédit sur les aspects diplomatiques de ces retours. Après une introduction qui revient sur les concepts constitutionnels qui présidèrent à la reconstitution de l’État tchécoslovaque en 1945, l’ouvrage est composé de deux parties. Dans la première, Milada Polišenská dresse un tableau des vagues de déportations depuis les territoires tchécoslovaques vers l’URSS. Dans la seconde, elle retrace l’histoire des politiques de rapatriements. En annexe, une série de textes officiels, de statistiques et de cartes vient illustrer son propos.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 363

L’ensemble du travail repose sur une recherche effectuée dans les années 1990 dans les archives russes, tchèques et slovaques, enrichie d’une série d’entretiens auprès d’anciens du Goulag réalisés par l’auteure, en Slovaquie et en Bohême.

2 Dans un premier temps, M. Polišenská prend soin de rappeler les paradoxes de la politique menée par Beneš, dès son gouvernement en exil. Il s’agissait d’imposer au plan international l’idée d’un État tchécoslovaque recomposé, avec la reconnaissance pour la nation slovaque d’une existence à part égale, en dépit du rôle qu’elle avait pu avoir pendant la guerre sous le régime de Tiso. Il s’agissait aussi de légitimer l’expulsion des Allemands « sudètes » et des Hongrois de Slovaquie. On retrouve les principes de cette reconstruction tchécoslovaque dans les décrets Beneš qui légalisèrent, entre autres, l’expulsion des Allemands « sudètes » , mais offrirent également un cadre favorable à d’autres déplacements forcés, cette fois, vers l’Est. Les déportations dirigées par les Soviétiques à partir de la Slovaquie participèrent ainsi largement d’une stratégie d’épuration des éléments « non fiables », Allemands, Hongrois et collaborateurs, développée dès 1943 dans le contexte du gouvernement en exil. Elles étaient comprises plus ou moins explicitement par les deux parties comme une sorte de « réparation », la mobilisation d’une main-d’œuvre pour reconstruire l’URSS, et de « rétribution » à l’égard de populations ayant appartenu au camp des vaincus, dans un État satellite du IIIes Reich.

3 Les autorités tchécoslovaques eurent par la suite bien du mal à imposer leur vision des rapatriements de ces populations déportées en URSS.

4 Ces déportations affectèrent d’abord la Slovaquie, surtout l’Est et le Sud, d’où des milliers d’habitants de villes, villages, furent envoyés dans des camps du Donbass, du Caucase, en Sibérie et dans les régions du cercle polaire (camps de travail, des mines, des chantiers ou site industriel). Les déportations advinrent surtout entre janvier et mars 1945, mais les témoignages recueillis indiquent qu’elles se poursuivirent bien au- delà de cette date, y compris au-delà de 1948, époque pour laquelle les sources sont beaucoup plus brouillées, nous dit l’A. À partir des listes de noms rassemblés dans les archives du ministère des Archives étrangères de la République tchèque dans le cadre des procédures de rapatriement, Polišenská essaye de dresser un tableau minutieux de l’identité (nationale, sociale, professionnelle) des déportés. Grâce aux témoignages recueillis, elle nous amène par ailleurs à mieux comprendre les circonstances des opérations de déportation, la réception (souvent positive) de l’Armée rouge par la population, l’incroyable diversité de perceptions par les victimes de la déportation de ce qui se jouait réellement alors, et la difficulté non moindre pour l’ensemble des acteurs (y compris soviétiques) de saisir toute la portée des opérations dans lesquelles ils se trouvèrent impliqués.

5 Les territoires tchèques et moraves ne furent pas visés de la même manière par cette politique de déplacements forcés. Les déportations réalisées dans cet espace principalement entre mai et juin 1945, ne touchèrent pas les populations ethniques tchèques, mais des Allemands enrôlés dans l’armée allemande, des Russes ou des Ukrainiens installés dans ces régions entre les deux guerres. Les premiers, déportés en URSS en tant que prisonniers de guerre, ne rentrent pas dans l’étude de l’A. Les seconds, qui avaient bénéficié de la politique d’accueil de la Première république furent considérés par les autorités soviétiques comme des éléments hostiles à l’URSS, et potentiellement dangereux. L’auteure ici peut s’appuyer sur les travaux de Vladimir Bystrov qui a consacré plusieurs ouvrages à cette question, parus dans les années 1990

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 364

et 20001. Contrairement aux déportés de Slovaquie, celles qui affectèrent les Russes en territoire tchèque, furent précédées par des procédures expéditives censées mettre en lumière la dangerosité des citoyens ainsi visés, en vertu de l’article 58 du Code pénal de la RSFSR (1926) sur « Les actes criminels contre l’État ». Dans les négociations concernant « les retours », d’autres catégories furent considérées, par exemple celle des citoyens soviétiques installés en Tchécoslovaquie en raison d’un mariage mixte, ou encore, tout ressortissant russe, ukrainien, biélorusse, lituanien, letton, estonien ou géorgien arrivé en Tchécoslovaquie après 1941.

6 Dans une seconde partie, Polišenská retrace avec minutie les négociations diplomatiques entre les autorités tchécoslovaques et soviétiques de 1945 à 1953 en vue du rapatriement des populations déportées. Le contexte de transformation politique en Tchécoslovaquie vient compliquer ce processus de négociations. Dès le départ, du côté tchécoslovaque, deux conceptions inconciliables entraient en concurrence : l’une développée plutôt au sein du ministère des affaires étrangères, qui envisageait un rapatriement « en bloc », l’autre basée sur le principe d’une réémigration sélective, qui soumettait les opérations de rapatriement au contrôle du ministère de l’Intérieur. La seconde approche triompha à partir de 1947, alors même que les autorités soviétiques semblaient, partiellement du moins, acquises à une politique de rapatriement rapide. L’imposition de cette approche se solda par l’ouverture d’un camp, à Luisdorf, près d’Odessa qui allait permettre de « filtrer » les candidats à la réémigration tchécoslovaque. L’A. s’arrête sur ce processus de filtrage en citant longuement les rapports de diplomates en charge de cette opération. Elle met ainsi en lumière les ambivalences de la politique de retour, la complexité des critères retenus, comment aussi ils varient avec le temps. L’auteure enrichit le triste panorama de cette politique de sélection et de rapatriement en portant également son regard sur le camp de Sighet en Roumanie, où des internés (hongrois, tchécoslovaques) étaient soumis à des procédures de vérification et de « filtrage ». Dans un cas comme dans l’autre, l’A. montre la responsabilité des autorités tchécoslovaques dans les limites des processus de retour.

7 Polišenská discute également les différences sensibles sur cette question entre les chiffres soviétiques et tchécoslovaques dans une dernière partie du livre, avant de porter son regard sur le sort des internés jusque dans les années 1950, et sur d’autres types de retours qui ne concernent plus les déportés, mais, par exemple, les émigrés tchèques ou slovaques, installés notamment en URSS, et dont certains, comme les Tchèques de Volhynie, avaient massivement rejoint l’armée du Général Svoboda en 1944. L’auteure montre la complexité des cas à traiter dans les politiques de retour, les distinctions institutionnellement établies alors entre « rapatriement » et « réémigration », les difficultés à trouver un socle de principes communs aux logiques d’intégration et d’exclusion. En 1951, la décision des autorités tchécoslovaques concernant l’obligation pour tout détenteur d’un passeport tchécoslovaque de l’échanger contre un passeport de la Tchécoslovaquie communiste, va fragiliser un peu plus la situation des citoyens tchécoslovaques à l’étranger, notamment en URSS.

8 L’ensemble du travail exposé dans cet ouvrage porte un regard sans complaisance sur les autorités tchécoslovaques concernant les déportations et les rapatriements dans les années 1940, 1950. D’accord avec ses collègues historiens tchèques ou slovaques qui mettent en avant la quasi-absence de marge de manœuvre tchécoslovaque au moment des déportations opérées par les Soviétiques à l’issue de la guerre, elle insiste sur

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 365

l’importance des responsabilités tchécoslovaques dans les processus de retour, voire sur l’usage de ces procédures pour exclure certaines catégories de citoyens. Paru en tchèque en 2006, cette traduction anglaise grâce aux éditions CEU Press, complète utilement la littérature de plus en plus riche sur les déplacements forcés en Europe. Si l’ouvrage peut surprendre par le manque de questionnement transnational, plus sensible aujourd’hui étant donné les acquis historiens dans ce domaine, il apporte des informations très précieuses sur la question des déplacements forcés en Europe après la Seconde Guerre mondiale, et reste le seul ouvrage à ce jour, qui rend compte de façon aussi systématique des échanges diplomatiques entre la Tchécoslovaquie et l’URSS sur cette question.

NOTES

1. Vladimír Bystrov, Únosy československých občanů do Sovětského svazu v letech 1945-1955, Praha, Themis, 2003 ; Id., Z Prahy do Gulagu, aneb, Překáželi, Praha, Nakladatelství Bystrov a synové, 1999.

AUTEURS

FRANÇOISE MAYER Université Montpellier III

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 366

Sylvie APRILE, Maryla LAURENT, Janine PONTY, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935) Paris, Le Rocher de Calliope/Numilog, 2015, 281 pages

Philippe Rygiel

RÉFÉRENCE

APRILE Sylvie, LAURENT Maryla, PONTY Janine, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935), Paris, Le Rocher de Calliope/Numilog, 2015, 281 p. ISBN 978-9975-61-927-1

1 Cet ouvrage est le fruit d’une longue enquête entreprise conjointement par des historiennes (Sylvie Aprile et Janine Ponty) et des spécialistes de la langue et de la civilisation polonaise, conduites par Maryla Laurent, réunies par un très riche gisement de sources. Les campagnes françaises de l’entre-deux-guerres regorgent de travailleuses agricoles polonaises, isolées souvent sur de petits domaines. Peu étudiées, parce que dispersées et à la présence parfois fugace elles ont généralement laissé peu de traces. Un hasard archivistique, combiné à la méticulosité et à l’acharnement au travail d’une inspectrice chargée de leur protection durant la première moitié des années trente fait que dormaient depuis plusieurs décennies aux archives d’Indre-et- Loire, plusieurs centaines de lettres adressées par ces femmes à celle à qui l’administration, fortement pressée par les autorités polonaises, avait confié la tâche de protéger ces migrantes dans le ressort de ce département, de 1930 à 1935.

2 Le matériau est à bien des égards exceptionnel. Bien peu de migrantes, de travailleurs agricoles, ont laissé des traces écrites rédigées de leur main. Et il ne s’agit pas là de quelques documents isolés mais d’un corpus, de taille importante et cohérent, qui

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 367

évoque les conditions concrètes de leur vie, des rapports avec leurs employeurs et les Français qu’elles côtoient, du travail. Sa richesse n’en fait pas pour autant un objet facile à manier, parce que nous avons peu d’exemples d’objets similaires, parce qu’aussi ces courriers sont rédigés par des femmes souvent peu alphabétisées, pratiquant un polonais dialectal, peu au fait des codes épistolaires, voire des normes de la langue écrite et dont la graphie même peut être difficile à déchiffrer. Ces courriers sont, de plus, difficiles à contextualiser, nous savons peu de choses de chacune de ces femmes, presque rien de leur situation à l’heure où elles prennent la plume pour rédiger une missive.

3 Il fallait donc pour redonner vie à ces voix une rigoureuse entreprise d’édition de textes et un patient travail d’enquête. Les maîtresses d’œuvre se sont attelées à la tâche, ont réuni les compétences nécessaires au moyen d’une collaboration de plusieurs années qui leur permet de nous livrer un ouvrage qui à la fois permet d’accéder à une partie de ce matériau – 130 lettres environ sur les 1300 que compte le corpus – offre les clés nécessaires à sa compréhension et enrichit considérablement notre connaissance des travailleurs étrangers en milieu rural – et particulièrement de ces ouvrières polonaises – si nombreux durant la première moitié du XXe siècle. L’ouvrage, à l’érudition soigneuse, est de plus abondamment illustré, offrant, entre autres, les fac-similés de certains des courriers traduits, des portraits de femmes polonaises tirés par un photographe de la région.

4 Après une introduction de Sylvie Aprile retraçant cette aventure et définissant les enjeux de cette recherche, Janine Ponty se charge, d’un texte précis et clair, de replacer la présence de ces femmes dans le contexte de l’histoire de l’immigration et des migrations polonaises. E. Latka revient sur les caractéristiques de la langue de ces femmes, avant que Maryla Laurent ne présente les lettres choisies, qui occupent le cœur de l’ouvrage. Maryla Laurent, puis Monika Salmon-Siam s’essaient chacune à leur tour à la reconstitution du destin de l’une de ces femmes, complétant les indications offertes par la correspondance par les traces, ténues parfois, offertes par les archives. Maryla Laurent enfin reconstitue le parcours de Julie Duval, l’inspectrice à laquelle nous devons cette archive, intellectuelle polonaise, qui, ayant épousé un Français, partagea sa vie entre la Pologne et la France.

5 Nous pouvons comprendre la vie de ces femmes, dont la majorité proviennent du sud- est de la Pologne, arrivées, généralement seules, dans les campagnes françaises du fait des accords signés entre la France et la Pologne en 1919. Jeunes, très jeunes parfois, elles sont confrontées à un environnement étranger dont elles peinent longtemps à pénétrer les règles, mais aussi la langue, difficile à apprendre pour ces paysannes peu lettrées. Beaucoup peinent à faire face aux exigences d’un travail pénible et harassant qu’imposent des patrons souvent guère riches et voyant en elles des travailleuses robustes moins chères et plus faciles à conduire que les hommes. La maladie, les blessures, l’usure physique sont fréquentes et la difficulté à bénéficier de soins adaptés est un thème récurrent de leur correspondance. Surtout beaucoup souffrent de l’isolement. Il leur est difficile de se faire comprendre, rare que l’on croise un compatriote avec qui parler, échanger, difficile de rencontrer un prêtre polonais, qui ne passe que rarement à proximité de chez elle. Et si pour ces femmes qui viennent de campagnes ferventes, l’église offre à la fois une trêve, la possibilité de vivre leur foi et parfois celle de rencontrer des compatriotes travaillant à proximité, toutes ne peuvent la fréquenter et s’en plaignent, leurs employeurs voyant parfois d’un mauvais œil ce

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 368

temps volé au travail. Julie Duval est souvent alors la seule interlocutrice capable de comprendre et d’aider, d’expliquer comment envoyer un virement en Pologne, d’intervenir pour que leurs employeurs leur rendent leurs papiers, d’aider à faire venir un frère, une cousine. Intermédiaire obligée pour tout ce qui a trait au travail, aux papiers, sa présence dans leur vie va bien au-delà. Infatigable et zélée, elle les visite, leur répond – elle reçoit en 1934 1 592 courriers, en envoie 1 601 – intervient lors des épreuves qu’elles traversent, souvent une grossesse, fruit de rapports plus ou moins consentis avec le maître de l’exploitation, d’autres salariés. La quasi impossibilité de conserver l’enfant et un emploi, la fuite souvent des hommes, fait de ces épisodes autant de drames. Intéressantes toujours, poignantes souvent que les protestations ou les demandes de ces femmes, désorientées par un monde étranger et brutal qui exige d’elles qu’elles en comprennent vite les règles (les maudits papiers), et qui pourtant se démènent, intriguent, plaident, pour une place un peu meilleure, la possibilité de rejoindre des gens de connaissance, se battent pour rester au plus près d’un enfant qu’elles ne peuvent garder avec elles.

6 Leur destinataire ne manque pas non plus d’intérêt et offre un exemple frappant de ce que l’on nommerait aujourd’hui une vie transnationale. Intellectuelle polonaise venue étudier en France, elle y épouse un Français et partage un temps sa vie entre France et Pologne. Elle mène durant les années vingt la vie d’une Parisienne cultivée, proche des milieux diplomatiques polonais, qui écrit, corrige les textes (en français) de son mari, donne conférence, travaille, avant d’entrer à 55 ans à l’école des surintendantes. Elle devient assez naturellement inspectrice de la main d’œuvre féminine étrangère employée dans l’agriculture. Alertée par les plaintes nombreuses provenant des consulats et des associations polonaises, Varsovie a arraché aux autorités françaises la mise en place de comités de protection départementaux, institués par deux textes (26/12/28 et 29/5/33), sous la responsabilité desquelles opèrent des inspectrices. Mais si Paris a accepté la nomination d’une inspectrice polonisante, la capitale française a refusé l’envoi d’inspectrices polonaises. Julie Duval en est toute désignée. Elle se consacre à la tâche, plus qu’à plein temps, jusqu’à la disparition de ces instances en 1935. On retrouve sa trace en région parisienne en 1939. Elle travaille alors pour une association proche du Parti social français. Compagnonnage peu surprenant nous dit Maryla Laurent : elle est idéologiquement proche des thèses d’un Lyautey ou d’un François de la Rocque, inscrivant son intervention sociale dans le prolongement du travail organique qui marque l’idéologie de la bourgeoisie polonaise au temps de sa jeunesse.

7 La qualité du matériau, autant que le soin apporté à sa préparation et la minutie de l’enquête nous offrent un bon livre d’historien qui intéressera tous ceux qui ont à savoir de l’histoire de l’immigration comme de celle de la Polonia. L’historien de métier pourra regretter parfois que les critères qui ont présidé au choix des lettres finalement retenues ne soient pas plus précisément exposés, ou que le lien entre les textes traduits et la cote du carton qui les contient n’ait pas été toujours conservé, penser aussi qu’une exploitation plus systématique du corpus qui prenne appui sur ce fait même qu’il est un corpus n’ait pas pu être tentée est dommage. Plus que ces remarques compte cependant que la retenue et l’attention des auteurs, leur goût d’une histoire accessible, en font aussi un beau livre d’histoire auquel sera sensible un plus large public et particulièrement les héritiers de ces femmes dont les voix sont recomposées aussi précisément et respectueusement que possible.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 369

AUTEURS

PHILIPPE RYGIEL Université Paris-Ouest Nanterre

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 370

In Memoriam

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 371

Aleksandr Jur′evič GALUšKIN 1960-2014

Catherine Depretto

1 Historien de la littérature russe du XXe siècle, Aleksandr Galuškin est brutalement décédé en juin 2014, à l’âge de cinquante-quatre ans. Natif de Simferopol′, moscovite depuis l’enfance, il était diplômé de la faculté de journalisme de Moscou.

2 À l’issue de ses études (années 1970), il choisit de ne pas suivre les voies ordinaires, préférant garder son indépendance. C’est ainsi qu’il accepta en 1983-1984 une place de secrétaire littéraire auprès de Viktor Šklovskij, ce qui détermina pour beaucoup la suite de sa carrière. Rapidement Aleksandr Galuškin s’imposa comme un des meilleurs historiens du formalisme, réalisant de nombreuses publications d’inédits et deux ouvrages qui ont fait date. Le premier, Gamburgskij ščet (1990), est une édition commentée d’articles, souvent peu accessibles, de Šklovskij, couvrant les années 1914-1932, préfacée par Aleksandr Čudakov. Le second, préparé en collaboration avec Vladimir Nexotin, Ešče ničego ne končilos (2002)1 est la première édition annotée de la trilogie autobiographique de Šklovskij, Sentimental′noe putešestvie (1922), Zoo (1923), Tret′ja fabrika (1926). Ces trois magnifiques textes de prose étaient pour la première fois réunis en un seul volume et dans des versions intégrales ; ils étaient agrémentés d’une riche iconographie et d’un commentaire détaillé. Celui-ci était particulièrement indispensable pour suivre Sentimental′noe putešestvie dont l’action couvre la révolution de 1917 et la guerre civile et dont plus d’un épisode, compte tenu des nombreuses années d’interdits, avait besoin d’être expliqué. Parmi les nombreuses publications d’Aleksandr Galuškin, liées au formalisme, on mentionnera l’édition annotée complète de la correspondance Šklovskij-Jakobson, parue en 19992.

3 Parallèlement, Galuškin avait mené à bien une thèse, soutenue en 1997, consacrée à l’affaire Pil′njak-Zamjatin de 19283. Il y révélait sa maîtrise du travail en archives et son goût pour les sources inédites. Cet épisode bien connu de l’histoire littéraire de la période soviétique prenait sous sa plume un autre visage, par son inscription dans un contexte historique large. Pour commencer, le chercheur en éclairait de façon plus détaillée le mécanisme ; il en montrait, ensuite, les réels arrières plans-politiques (le Grand Tournant et la persécution des « spécialistes bourgeois ») et, de façon plus

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 372

inattendue, soulignait les aspects qui ne correspondaient pas au schéma attendu par les initiateurs. De cette façon, Galuškin se situait plutôt dans le courant de ceux qui, sans remettre en question l’idée d’un contrôle de la vie culturelle par le pouvoir soviétique, insistaient également sur l’importance des acteurs sociaux et refusaient l’approche par le tout idéologique. De ce point de vue, il a éclairé d’un jour nouveau l’article de Šklovskij, « Pamjatnik naučnoj ošibke » (1930), en examinant, entre autres, ses différentes variantes : ce texte qui continue à être présenté comme un modèle de capitulation intellectuelle serait plutôt une ultime tentative pour rendre publique la dernière plate-forme du formalisme russe4.

4 Chercheur à l’Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie depuis 1988, Aleksandr Galuškin avait connu la consécration, en étant nommé en 2009 à la tête de la collection « Literaturnoe nasledstvo », à laquelle il communiqua une impulsion décisive. Fidèle à ses principes de travail systématique, il lança la réalisation d’un ouvrage de référence bibliographique, répertoriant tous les tomes parus de la collection et fournissant des informations sur les différents contributeurs. Un premier livre (sur les cinq prévus) de « Литнаследство » за 80 лет, consacré aux tomes 1-103 pour la période 1931-2011, est paru en 2012.

5 A. Galuškin était animé du désir de contribuer à la reconstitution d’une base documentaire solide pour écrire l’histoire de la culture à la période soviétique et, d’une façon générale, au XXe siècle. Cette volonté s’est réalisée, en partie, dans la chronique de la vie littéraire en Russie à partir de la révolution de 1917, projet titanesque dont, aidé d’une équipe internationale de chercheurs, il réussit à faire paraître deux volumes, couvrant, pour Moscou et Petrograd, les années 1917-19225. Ce travail monumental s’appuie sur le dépouillement systématique de la presse, sur la chronique des ouvrages parus, mais mobilise également de nombreux ego-documents, alors inédits, qui constituent une mine inégalée de renseignements. Un même souci historiographique et encyclopédique est à l’origine du lancement en 1992 d’un périodique dont il était le rédacteur, De Visu, spécialement consacré à la publication de matériaux inédits : celui-ci cessa de paraître en 1994, mais ses 16 numéros constituent une source indispensable pour tout historien de la culture du XXe siècle (les tables ont fort heureusement été répertoriées par Nikolaj Bogomolov6). Malgré les lourdes tâches qui pesaient sur lui depuis qu’il avait été nommé à la tête de la collection « Literaturnoe nasledstvo », A. Galuškin avait de nombreux projets en tête, en particulier la publication de la correspondance de Šklovskij, et celle de leurs entretiens7.

6 Tous ceux qui ont connu Aleksandr Galuškin, gardent le souvenir d’un chercheur exigeant, d’une personnalité, ouverte et chaleureuse, jamais avare de son aide et de ses conseils et dont la disparition a créé un grand vide dans la communauté des historiens de la littérature russe du XXe siècle.

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017 373

NOTES

1. Viktor Šklovskij, Гамбургский счет. Статьи. Воспоминания. Эссе (1914-1933), édition du texte et commentaires d’A. Galuškin, M., Sovetskij Pisatel′, 1990 ; Id., « Еще ничего не кончилось... », préface d’A. Galuškin, commentaires d’A. Galuškin et de Vl. Nexotin, М., Propaganda, 2002. 2. Dans H. Baran, S. Gindin (eds.), Роман Якобсон. Тексты, документы, исследования, М., RGGU, 1999, p. 104-135. 3. « Дискуссия о Б.Пильняке и Е.Замятине в контексте литературной политики конца 1920–х – начала 1930–х гг. », RGGU, 1997. 4. « И так ставши на костях будем трубить сбор... к истории несостоявшегося возрождения Опояза », НЛО, 2000, 44, p. 136-153. 5. A. Galuškin (ed.), Литературная жизнь России 1920-х годов : события, отзывы современников, библиография, т. 1, ч. 1, Москва и Петроград 1917-1920 гг.,т. 1, ч. 2, Москва и Петроград 1921-1922гг., М., IMLI RAN, 2005. 6. Nikolaj Bogomolov, НЛО, 131, 2015, p. 410-420. 7. On signalera, pour finir, quelques-uns des hommages rendus à sa mémoire. L’ensemble d’articles (« Литнаследники. [Некролог] », E. V. Ivanova, « Вспоминая коллегу... », Andrej Rogačeskij, « Улица источниковеда Галушкина », Manfred Shruba, « Незавершенный труд », Nikita Šklovskij-Kordi, « Памяти Саши Галушкина », Aleksandr Galuškin, « Разговоры с Виктором Шкловским », éd. préparée par Maksim Frolov) et la liste des publications d’A. Galuškin, « In memoriam », НЛО, 131, 2015, p. 239-244. ainsi que l’ouvrage, paru en 2017, aux éditions de l’IMLI, sous la direction de V.V. Polonskij, avec la collaboration de M. P. Odesskij et M. L. Spivak, Литературная жизнь. Статьи. Публикации. Мемуары. Памяти А. Ю. Галушкина.

AUTEUR

CATHERINE DEPRETTO Eur’Orbem

Revue des études slaves, LXXXVIII 1-2 | 2017