Actes de la Journée de l’Histoire

La région verviétoise au temps de Léopold II

24 novembre 2012 – Centre Touristique de la Laine et de la Mode

Une organisation de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire en collaboration avec la Société royale « Les Archives Verviétoises », Histoire et Archéologie spadoises et la Société d’Histoire et d’Archéologie du Plateau de Herve Editeur responsable : Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire. Secrétariat : Guy de Groulart Rue F. Spineux 9, 4130 Esneux.

Les articles sont publiés sous la responsabilité de leur(s) auteur(s). Sans mention particulière, les illustrations sont de l’auteur.

Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur ou de ses ayants droits est illicite. Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 1-2

INTRODUCTION

Née suite à une idée de la Société d’Histoire et d’Ar- Christine Schils a tenté de démêler l’écheveau après chéologie et du plateau de Herve en 2007, cette jour- avoir consulté les archives et la presse de l’époque. née bisannuelle est alternativement organisée à Herve et à Verviers respectivement par la société précitée et la La vie musicale à Verviers durant cette période est fé- Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire en col- conde. De nombreuses écoles se créent et de nombreux laboration avec d’autres sociétés régionales : la Société musiciens verviétois ont eu une carrière nationale ou royale « Les Archives verviétoises » et Histoire et Ar- internationale importante. Mais très peu sont encore chéologie spadoises. connus un siècle plus tard. C’est pour réparer cette injus- tice à leur égard que Louis Bernard Koch nous présenta Ce 24 novembre 2012, la journée de l’histoire organisée à une étude sur les musiciens et compositeurs verviétois au Verviers au Centre Touristique de la Laine et de la Mode temps de Léopold II. avait comme thème « La région verviétoise au temps de Léopold II ». La majorité des conférenciers nous ont Marie-Paule Deblanc-Magnée nous a parlé des grands confié la publication de leur communication avec éven- chantiers qui ont forgé L’évolution urbanistique de Ver- tuellement des compléments suite aux échanges entre viers dans la seconde moitié du 19e siècle. Elle ne nous a conférenciers et avec les auditeurs. Nous les remercions pas laissé de résumé de son intervention mais nous pou- pour leur confiance. vons vous renvoyer à son mémoire de licence en histoire de l’art à l’Université de Liège : « Verviers », naissance Dans un exposé d’ensemble du règne de Léopold II et développement d’une ville, 1977. (1865-1909), Francis Balace nous a donné un aperçu de la politique extérieure belge, de la politique de défense On ne peut prononcer le nom de Léopold II sans qu’un avant, pendant et après la guerre franco-prussienne de mot ne vienne immédiatement à l’esprit : Congo ! 1870. Il mettra un accent particulier sur la difficulté de Nombre de Verviétois s’engagèrent dans l’aventure construire les positions fortifiées de Liège, Namur et congolaise dès le dernier quart du 19e siècle. À défaut de Anvers et de moderniser le service militaire. pouvoir les évoquer tous, Léon Nyssen nous a entrete- Roland Marganne a commencé son intervention en dres- nus de deux d’entre eux qui comptent parmi les premiers sant le cadre des gares et des lignes de la ville. Ensuite Belges à avoir été gagnés par la passion de l’Afrique. sont abordés les enjeux économiques et stratégiques des Ils présentent la particularité d’être frères : il s’agit de chemins de fer de la région verviétoise et le début des Robert et Fernand Demeuse. Ils ont servi à des époques, nationalisations des entreprises ferroviaires. Il termine en des lieux et dans des circonstances très différentes. par une partie consacrée aux dispositions prises durant Leur souvenir s’est malheureusement perdu dans leur la guerre de 1870. ville natale.

Spa est apprécié par la reine Marie-Henriette, ce n’est un Nous vous renvoyons enfin au récent livre écrit par secret pour personne. Quelle est la position du roi vis-à- Freddy Joris et Jean-François Potelle, Verviers, 250 vis de la ville d’eau ? Si Léopold II a usé de son influence ans de résistance, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2009, lors de l’interdiction des jeux pour que les finances de la 353 p., dont quelques chapitres ont été résumés par l’un ville n’en subissent pas un déficit trop important. Mais des auteurs Jean-François Potelle avec de nombreuses cette « largesse » n’est pas complètement désintéressée illustrations pendant sa présentation des Luttes sociales et il semble bien que les travaux d’embellissement se et politiques à Verviers à la fin du 19e siècle qui a clôturé soient déroulés à tout le moins dans son ombre. Marie- cette journée de l’histoire 2012. 2 Guy de Groulart

Nous vous souhaitons une bonne lecture et vous donnons rendez-vous à Herve en 2013 et à Verviers en 2014.

Guy de Groulart Secrétaire correspondant de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 3-6

La Belgique de Léopold II, son armée, ses défenses

Francis Balace professeur émérite à l’Université de Liège

Doit-on encore reprendre les clichés du géant dans l’en- l’Escaut en 1863 permet d’envisager son développement tresol, incapable de comprendre la mentalité petit pays, en « métropole » et celui de ses installations portuaires. petites gens de ceux sur lesquels il régna pendant près Avec habileté, on démolit en échange la vieille enceinte de 44 ans et qu’il répartissait parfois sarcastiquement en de Farnèse et la Citadelle du Sud, transformées en bou- trois catégories les Blancs, les Nègres et les Anversois ? levards extérieurs. Ce n’est qu’en 1868 que les travaux sont terminés, ils ont coûté 21.500.000 francs-or. Au point de vue de la politique extérieure, tout son règne est celui de l’inquiétude et du danger. Son père, fonda- Quand Léopold II monte sur le trône fin 1865, l’hypo- teur de la dynastie, ne l’a-t-il pas marié en catastrophe en thèque française sur le futur de la Belgique existe tou- 1853, alors qu’il n’a que dix-huit ans, à la fille du Palatin jours. Les derniers efforts de Léopold Ier pour amadouer de Hongrie (mariage du palefrenier et de la religieuse, le maître des Tuileries, tout en œuvrant dans les coulisses mais c’est Léopold la religieuse) pour se rapprocher du pour l’empêcher de trouver un allié en cas de conflit avec garant autrichien, plus aimable envers nous depuis la une des « puissances du Nord » n’ont pas abouti. Cela chute de Metternich, pour compenser la disparition en est d’autant plus inquiétant qu’un autre proche voisin, 1848 de la Monarchie de Juillet, un des deux piliers de la Prusse, présente sur le Rhin depuis le Congrès de l’indépendance belge (avec la Grande-Bretagne de Vic- Vienne de 1815 alors qu’elle aurait voulu avoir la Meuse toria et Albert) ? À Paris, le prince-président puis empe- comme frontière occidentale, mène sous la conduite de reur n’a pas caché son intention de ramener la France à Bismarck une politique de Faustpfand, de coups de force ses limites de 1814 impliquant une annexion de la Bel- territoriaux. La brutalité de la politique étrangère prus- gique, mais comme il a besoin de la Grande-Bretagne sienne s’est marquée dans l’affaire polonaise de 1863, dans le contexte de la future guerre de Crimée et qu’il le conflit inique opposant, au nom de la Confédération sait que Londres ne consentira jamais à ce qu’Anvers, Germanique, Prusse et Autriche au faible Danemark, pistolet braqué au cœur de l’Angleterre, soit dans des dans l’« affaire des Duchés » de 1864 en attendant que mains françaises, il s’est plus ou moins engagé à ne rien les deux complices n’en viennent aux mains en 1866 à faire « du vivant du vieux Roi » mais qu’après… Cette propos du leadership de la Confédération et du partage crainte de la France va aboutir au plan de campagne des dépouilles danoises. Le coup de tonnerre de Sadowa belge : développer au maximum le « camp retranché » en 1866 va aboutir à jeter la « sage et bonne Autriche » d’Anvers, où roi, gouvernement et majorité de l’armée hors d’Allemagne et à l’ancrer dans un rôle nouveau de se retireraient en attendant une armée de secours, qu’elle puissance danubienne et balkanique. soit britannique voire même prussienne. Dès 1859, on va construire sept, puis huit forts extérieurs polygonaux. Le résultat, c’est la fin de la Confédération Germanique Les Anversois entrent en ébullition. Ils n’ont pas oublié forte de 39 États souverains et son remplacement par le bombardement et l’incendie de leur ville par Chassé une Confédération d’Allemagne du Nord sous direction et n’ont nulle envie de servir de « réduit national » au prussienne. Nombre d’états allemands sont rayés de la reste du pays. Un parti nouveau, le Meeting, aux accents carte, les royaumes et duchés catholiques du Sud sont pacifistes et – déjà – communautaires se dresse contre le dans l’expectative… C’est dans ce contexte, avec un projet et menace de proclamer Anvers ville libre. C’est jeune souverain de 31 ans, que la Belgique voit croître l’origine d’une aile particulière du parti catholique que ses périls extérieurs. Napoléon III n’a-t-il pas offert à Léopold II, devenu roi, ne se gênera pas pour appeler Bismarck de lui laisser les mains libres en Allemagne « les arsouilles du banc d’Anvers ». D’autres, plus modé- moyennant son acquiescement à une annexion de la Bel- rés, regrettent que cet « embastillement » de la ville sur- gique à la France ? Autre problème lié à la disparition vienne précisément au moment où le rachat du péage de de la Confédération, le Grand-Duché de Luxembourg, 4 Francis Balace qui en faisait partie ainsi que du Zollverein mais dont ter à la vieille crainte d’une invasion-annexion française le souverain est le roi Guillaume III des Pays-Bas, se la possibilité d’une agression allemande, voire les deux trouve isolé. Profitant de l’état des finances hollandaises, à la fois à la recherche d’un « champ de bataille » très Charles Rogier va tenter de l’acheter pour le réunir à classique mais qui a l’avantage de préserver des com- la Belgique et annuler « le drame de 1839 », le partage bats et destructions leurs régions industrielles, la Ruhr issu du Traité des XXIV Articles. Les oppositions fran- pour l’une, le Nord et la Lorraine française pour l’autre. çaise et allemande font échouer le projet et en 1867 la Bismarck est machiavélique souvent mais en dernière Conférence de Londres dotera le Grand-Duché du même analyse, sa « grande politique » européenne a su sau- statut d’indépendance et neutralité garanties par les puis- ver la paix (jusqu’à son renvoi par le jeune Kaiser Guil- sances, y compris cette fois la Belgique. Dans la fou- laume II) en étendant tout un réseau d’alliances visant à lée, c’est en 1869 l’irritante question des « chemins de rendre la France Bundnissunfähig (incapable de trouver fer luxembourgeois », une tentative de vente forcée à un allié). Son habileté suprême sera de pousser Paris vers la Compagnie de l’Est française de deux lignes belges l’expansion coloniale, d’abord en Tunisie pour la brouil- d’intérêt stratégique le Limbourg-Luxembourg et le ler à mort avec l’Italie, puis vers l’Afrique et l’Égypte Grand-Luxembourg. Leur cession mettant la Belgique à sachant que tôt ou tard cela la mettrait en hostilité avec la merci d’une invasion française, agitée d’ailleurs par la Grande-Bretagne (jusqu’à la politique d’Entente Cor- Napoléon III comme une menace, le gouvernement de diale de Delcassé et Édouard VII au début du xxe siècle. Bruxelles va faire voter une loi interdisant, à la grande fureur de celui de Paris qui joue avec l’idée d’annexion, Par traditionalisme, la politique de défense belge va le consentement à toute vente de ligne ferroviaire. Les continuer à se focaliser sur le « réduit national ». Les choses s’envenimant, il faudra une attitude ferme de sou- forts de 1859-68 étaient entre 2.800 et 4.500 mètres de tien des Britanniques pour aboutir à un encommissionne- la vieille enceinte, on va procéder de 1878 à 1892 à la ment sine die de la question. construction de nouveaux forts cette fois à 12 ou 15 km du centre-ville. Chaque fois les crédits sont obtenus par Août 1870 est le sommet des périls pour la Belgique marchandage : fortifications contre développement por- quand France et Prusse, qui a su grouper cette fois toute tuaires et déclassement de vieilles places-fortes (Liège, l’Allemagne derrière elle, entrent en guerre à propos de Namur, Termonde, Diest). Mais, au ministère des Af- la candidature de Léopold de Hohenzollern au trône va- faires Étrangères, le Directeur Général Émile Banning cant d’Espagne. L’armée belge mobilise et envoie deux joue les Cassandre (Défense de la Meuse, 1882-86), corps d’armée, commandés respectivement par le comte appuyé par le général Brialmont (Situation militaire de de Flandre et le général Chazal, border la frontière fran- la Belgique, 1882). çaise. Bismarck a en effet eu l’habileté, pour empêcher Paris de trouver un allié, de transmettre à Londres les Leur analyse politique et militaire est simple. L’Alle- propositions d’annexion de la Belgique remises jadis magne peut toujours attaquer la France à partir de la Lor- par Napoléon III. C’est le premier « miracle de 1870 » raine annexée parce que la France est toujours groggy qui sauve la neutralité belge. Le second, c’est quand la de sa défaite. Mais dès que ses vastes ressources démo- principale armée française se trouve encerclée à Sedan et graphiques et financières auront reconstitué ses forces, envisage de s’échapper en franchissant en force la fron- l’Allemagne ne pourra plus l’attaquer qu’en violant la tière belge pour revenir ensuite dans le Nord, le général neutralité du Grand-Duché et, dans la foulée, celle de français Lebrun déconseilla d’adopter ce plan, la France la Belgique. En effet, le général Seré de Rivières est n’ayant nul intérêt à se voir opposer les 50.000 hommes en train d’édifier de Mézières à Toul, Verdun, Épinal et de notre armée d’observation, les 100.000 hommes de Belfort un puisant système fortifié le long de la nouvelle l’ensemble de l’armée mobilisée (avec possibilité d’une frontière est de la France. Si Liège et Namur ne sont pas intervention anglaise en sus) et surtout les canons de fortifiées, une armée allemande partant d’Aachen mar- 78,5 mm à chargement par la culasse (Wahrendorff) qui, cherait aisément vers l’Entre-Sambre-et-Meuse, puis généralisés vers 1867 ont fait de l’artillerie de campagne vers Paris, se bornant à détacher un corps pour observer belge une des plus modernes et performantes du temps. l’armée belge repliée à Anvers. Si les deux villes sont Lebrun avait pu les voir lors de tirs à Brasschaat en 1867. fortifiées, l’armée allemande serait obligée de marcher de flanc entre les « places de la Meuse » et serait arrêtée On connaît la suite : formation de l’empire fédératif d’Al- devant Namur, atteinte à temps par une armée de secours lemagne, culte de la revanche en France avec des pous- française. Dans l’autre hypothèse, Metz étant maintenant sées périodiques de nationalisme revanchard et, chez nos allemande et puissamment fortifiée, de même que la ligne deux grands voisins, montée d’un nationalisme belligène. du Rhin, les Français devraient traverser la Belgique Léopold II et ses conseillers savent que « le miracle de pour atteindre Cologne et franchir le Rhin entre Cologne 1870 » ne se renouvellera pas. Dans leurs cauchemars, et Wesel, par l’éternelle « trouée du Limbourg », violant et au fil des grandes crises internationales (« alerte de au besoin le territoire des Pays-Bas. Si les Belges n’ont 1875 », « affaire Schnaebelé » de 1887) est venue s’ajou- pas fortifié la Meuse, ce serait une vraie promenade mili- La Belgique de Léopold II, son armée, ses défenses 5 taire depuis Maubeuge et Givet. Si la Meuse est fortifiée, Pendant de longues années, la question du service mili- l’armée française partirait alors de Lille et Valenciennes taire s’enlisa. Elle fut ranimée par les résultats des élec- mais exposerait son flanc gauche à l’armée belge- sor tions de 1900, effectuées avec le nouveau système du tie d’Anvers et son flanc droit à une armée de secours suffrage universel masculin à 25 ans tempéré par le vote allemande. Or, toute guerre se termine par un traité, et plural (3 voix maximum) et surtout l’adoption de la re- dans l’une comme l’autre hypothèse, la Belgique risque- présentation proportionnelle qui sauva le parti libéral de rait fort d’être rayée de la carte et de perdre son indé- la disparition. À la Chambre, 86 catholiques, 33 socia- pendance à l’issue d’une guerre franco-allemande, quel listes, 32 libéraux. Au Sénat, 58 catholiques, 4 POB et qu’en soit le vainqueur. Comme Auguste Beernaert le 40 libéraux. La majorité catholique commençait à s’ef- dira, la vallée de la Meuse étant un couloir muni d’une friter. Le POB compliquait les choses en réclamant d’une porte sur l’Allemagne et d’une autre sur la France, il faut part l’abolition du remplacement au nom de la justice sociale, en refusant l’accroissement des effectifs et des fermer ces portes et tirer le verrou. charges militaires au nom du pacifisme. Soutenu par Léo- pold II, le général Cousebant d’Alkemade, ministre de la C’est le 1er janvier 1887 que le gouvernement belge Guerre, crée en novembre 1900 une Commission Mixte charge Brialmont de fortifier la Meuse en créant à Liège (16 généraux et 20 parlementaires) chargée d’examiner et Namur ce qui ne doit à l’origine être que des « têtes un mémoire du colonel Ducarne évoquant la possibilité de pont » à achever en trois ans. Il s’agirait d’ouvrages d’une violation de la neutralité belge par l’Allemagne et détachés, sur des points dominants du terrain, battant réclamant une armée de campagne de 100.000 hommes toutes les routes, vallées et voie ferrées. Ils ne doivent et 80.000 soldats pour les forts. Mais le gouvernement pas coûter cher et n’avoir que des garnisons peu impor- de Smet de Naeyer dépose le 19 juillet un projet de loi tantes (12.600 hommes contre 36.000 pour le camp qui sera adopté le 24 janvier 1902. L’effectif temps de retranché d’Anvers et 7.400 pour ses nouveaux forts paix reste fixé à 42.800 hommes, celui temps de guerre avancés). Le gouvernement catholique, revenu au pou- à 180.000 à fournir par « le volontariat conformément voir pour trente ans en 1884, est opposé aux dépenses aux traditions du pays ». Si les volontaires étaient insuf- militaires mais surtout à la généralisation du service fisants, les effectifs seraient complétés par un contingent militaire ou à toute prolongation du temps de service. annuel de milice de 13.300 hommes avec tirage au sort et Le projet 1882 de Brialmont prévoyait une dizaine de faculté de remplacement. Le temps de présence sous les forts et redoutes pour les deux villes. Finalement, les drapeaux serait de 24 mois dans l’infanterie, 36 dans les forts seront 21 (12 à Liège, 9 à Namur), semi-enterrés, armes montées avec possibilité de « congés interruptifs » avec coupoles à éclipse, forte garnison d’infanterie pour d’un trimestre au moins. la défense rapprochée, capables de vivre en autarcie. Au dernier moment, Brialmont a été contraint de refaire ses Cette loi ne peut aboutir qu’à une caricature d’armée. À calculs de résistance (la crise de l’obus-torpille) et ce certaines périodes (semailles ou moissons) c’est à peine n’est qu’en 1889 qu’après des expériences on décidera si un régiment d’infanterie pouvait aligner deux pelotons que 2,50 m de béton permettent de résister à des obus de complets. Succédant en mai 1907 à Cousebant d’Alke- 220 mm. En 1914, les Allemands viendront avec du 420 made, le général Hellebaut, bien que catholique convain- et du 305 mm et surtout, pour faire des économies, on cu, décida de porter le fer dans la plaie. En novembre décidera que les parois du fossé de gorge (qui ne peuvent 1908, il fait une déclaration fracassante : l’armée n’a pas ses effectifs temps de paix et la loi de 1902 ne tenant pas être bombardés que de l’intérieur de la ville) n’auront compte du « déchet des vieilles classes » rappelables on que 1,50 m au lieu de 2,50 m. ne pourrait en cas de guerre aligner que 130.000 hommes et non 180.000. Il fallait chercher la solution dans une La résistance aux « forts de la Meuse » est surtout venue augmentation du contingent, au besoin par un service des milieux libéraux, qui y voyaient une arme de pro- militaire généralisé. pagande fiscale contre le gouvernement Beernaert (tout comme ils avaient perdu le pouvoir en 1884 à cause des Woeste poussa de hauts cris, accusa le général de manque « Graux impôts » de la guerre scolaire). Ils faisaient va- de solidarité ministérielle. Le parti catholique était en loir que des forts sans soldats à mettre dedans étaient mauvaise posture. Depuis les élections de 1908, il n’a aussi dangereux qu’inutiles, et, depuis les émeutes de plus que 87 sièges à la Chambre contre 35 aux socialistes, 1886, signalaient combien il était dommageable de faire 43 aux libéraux et un aux « daensistes ». Plus grave, dans maintenir l’ordre par une « armée de pauvres », sortie ses propres rangs, les membres de la « Jeune Droite » et du tirage au sort et de remplaçants recrutés dans le lum- les démocrates-chrétiens réclament eux aussi le service pen-proletariat… Paradoxalement, les catholiques soute- personnel. Le 10 mars 1909, on va créer la Commission naient maintenant les forts, pour pouvoir procrastiner sur Snoy chargée d’analyser les effets pervers de la loi de le service militaire généralisé et maintenir exemptions et volontariat de 1902 et de vérifier si elle n’avait pas été tirage au sort. « sabotée » par les officiers et médecins militaires. La 6 Francis Balace

Commission corrobora les dires de Hellebaut : il y avait fournir 14.900 miliciens et les classes suivantes 19.000. un « trou » de 5.000 hommes temps de paix. Mais le chef Le prix payé était un service raccourci, le maintien des du gouvernement, Frans Schollaert, voulait avant tout immunités ecclésiastiques compensées par le maintien sauver l’unité du parti et refusa une augmentation des de « compagnies universitaires », pour se rallier des voix effectifs. Mis en minorité au sein du cabinet, Hellebaut conservatrices : les étudiants qui n’avaient naguère pu va démissionner le 2 juillet 1909. Léopold II refuse cette ou voulu se payer un remplaçant, y menaient de front démission et fait de fortes pressions sur Schollaert en vue études et service le week-end et pendant les congés uni- d’un compromis : abolition du tirage au sort, principe de versitaires dans des conditions très folkloriques. Qu’im- un fils par famille, réduction du temps de service, aboli- porte, signant la loi d’une main tremblante s’achevant tion des ridicules « congés interruptifs ». On continuait en coulée, Léopold II put enfin murmurer : « Le Roi est cependant à admettre tacitement le principe du rempla- content ». cement. Quant au système défensif belge, on croyait toujours la Menacé de scission par Woeste et les membres de la ligne de la Meuse dissuasive, mais de moins en moins. « Vieille Droite », Schollaert va devoir chercher l’apport Anvers gardait son triple rôle de réduit national, de pivot des voix de l’opposition. Celle-ci aussi est très divisée : de manœuvre et de base d’opérations. Son rôle va gran- l’aile doctrinaire et conservatrice des libéraux veut gar- dir entre 1903 et 1906 dans des circonstances que nous der le remplacement, les libéraux radicaux et progres- décrirons en détail. Le « grand projet d’Anvers » va être sistes veulent son abolition. Les socialistes aussi mais ils monnayé par le renoncement temporaire du Roi à toute réclament en même temps de fortes réduction du temps généralisation du service. Déposé à la mi-mai 1905, le de service, épaulés sur ce point par les démocrates-chré- projet demandait un crédit de 108 millions de francs-or, tiens. Ils font passer à la Chambre un amendement rédui- finalement raboté à 48, plus 16 millions pour les expro- sant le temps de service à quinze mois dans l’infante- rie deux ans après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi priations et 15 provenant de la vente de terrains mili- militaire. Le 18 novembre 1909, les députés catholiques taires, mais pas un sou n’était prévu pour l’armement Bertrand et Mechelynck font passer par 100 voix pour, des nouveaux forts. La loi ne sera promulguée que le 58 contre et 3 abstentions un amendement très court mais 30 mars 1906. Mais ce n’est qu’en août 1907 qu’une fatidique : les hommes appelés doivent personnellement nouvelle loi fixera le tracé de la nouvelle enceinte, qu’on le service militaire. fixera la procédure des expropriations dont les terrains ne seront remis à l’État qu’en février 1909, trois ans après Le texte final de la loi passera le 1er décembre 1909 par le vote de la loi. Les forts de Wavre Sainte-Catherine et 103 voix contre 50 et 5 abstentions. Seuls 28 catholiques, Stabroek entamés en 1902, ne seront armés qu’en 1911 démocrates-chrétiens inclus, l’ont voté. Au Sénat, on rac- et ne seront pas encore achevés en 1914. Il y avait alors courcit volontairement les débats pour donner à Léopold une trouée de 20 km de long dans la position. Moyen- II, que l’on savait mourant, la joie de signer une loi pour nant une rallonge budgétaire faisant grimper le crédit laquelle il avait lutté pendant tout son règne. La loi est total à 284 millions, les spécialistes envisageaient que le adoptée par le Sénat le 14 décembre par 71 voix contre « réduit national » serait achevé et « imprenable »… au 22 et 9 abstentions. Selon elle, la classe 1910 devait 31 décembre 1915 ! Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 7-10

Les chemins de fer à Verviers Enjeux politiques et stratégiques

Roland Marganne philologue classique, historien professeur au Collège Saint-Benoît Saint-Servais (Liège) membre du groupe de travail « histoire des chemins de fer – spoorweg geschiedenis » (Bruxelles)

En 1875, dix ans après l’avènement du roi Léopold II, la Le tracé définitif fut décidé à Bruxelles le 18 avril 1840 : Belgique comportait 3.500 km de lignes de chemin de le troisième projet fut choisi, le moins cher : la gare fer, et constituait ainsi le réseau ferré le plus dense du fut installée non sans péripéties au lieu dit « Gérard- monde. Les gares étaient autant de symboles de l’unité Champs », à l’époque une étendue de prés et de cultures. politique et économique d’un pays encore nouveau sur L’État avait prévu une gare en cul-de-sac, sur remblai, la scène européenne. En fut-il ainsi pour la ville de Ver- que l’on dénomma « Verviers-Léopold », sans doute er viers ? parce que le roi Léopold I vint l’inaugurer en personne. Elle porta ensuite la dénomination de « Verviers-Ouest ». Les enjeux politiques Aux yeux des autorités locales, l’implantation de cette Une gare digne de ce nom pour Verviers ? gare à Verviers-Ouest, apparut rapidement comme une De Verviers (Ouest) à Verviers (Central) fâcheuse décision. La gare était en cul-de-sac : il fal- lait donc changer de locomotive et faire rebrousser le En fait, la ville de Verviers ne bénéficia pas d’emblée trains internationaux… car Verviers-Ouest avait le statut d’une implantation favorable pour sa gare. Bien sûr, de gare douanière belge : les voyageurs pour la Prusse Verviers était desservie dès 1843 par une des premières devaient systématiquement descendre du train et passer lignes de chemin de fer de Belgique : la ligne Malines par la salle de la douane pour vérification des identités – Louvain – Liège – Aix-la-Chapelle – Cologne faisait et des bagages. Les trains de marchandises étaient, eux partie du premier réseau cohérent que l’État belge avait aussi, systématiquement contrôlés et visités par la police fait construire au départ de Malines vers la frontière des et la douane. Pays-Bas, de la France, de la Prusse et vers la mer du Nord et l’Angleterre. La ligne Malines – Cologne était Le bâtiment de gare d’origine de Verviers-Ouest avait été en outre le premier chemin de fer transeuropéen : pour édifié par l’architecte Auguste Payen : la bâtisse était tout la première fois, des trains franchissaient une frontière en longueur, parallèle aux voies, et installée entre deux nationale, en l’occurrence, la frontière belgo-prussienne faisceaux. C’était un bâtiment assez grandiose, composé de l’époque entre Welkenraedt et Herbesthal, frontière à ses extrémités de deux immeubles cubiques à deux installée au beau milieu de la rue Mitoyenne (Neutral- niveaux reliés par un vaste volume à un seul niveau à straße). arcades, donnant accès à la salle de visite de la douane et aux salles d’attente. À la fin du xixe siècle, un autre L’État belge, bailleur de fonds de cette première ligne bâtiment des voyageurs, plus modeste, fut érigé au fond du remblai, face à l’usine « Peltzer et fils » : une bâtisse internationale, avait étudié trois tracés pour implan- assez basse, en colombages. Une volée d’escaliers avait ter le chemin de fer à Verviers : un premier tracé par le été aménagée pour que les piétons puissent rejoindre la nord, avec une voûte qui devait partiellement recouvrir voirie existante, tandis qu’une rampe permettait l’accès la Vesdre, présentait l’inconvénient de nécessiter de aux tramways et au charroi. nombreuses expropriations d’immeubles privés et de multiples petites usines textiles implantées le long de Il parut bientôt évident qu’il fallait supprimer l’incon- la rivière. Le deuxième et le troisième tracé, par le sud, vénient du rebroussement des trains à Verviers-Ouest en offraient l’avantage de ne pas franchir la rivière et de installant un raccordement direct entre le tunnel d’Ensi- traverser des lieux peu urbanisés. La gare de Verviers val et le tunnel de la Chic-Chac, le long de la rue d’Ensi- serait à ériger dans la propriété de l’Harmonie ou dans val. Ce raccordement fut établi le 15 mars 1867, avec les Gérard-Champs. l’inconvénient qu’il ne desservait plus Verviers (Ouest). 8 Roland Marganne

Les autorités communales de Verviers n’eurent alors de (Central), mais flanquée d’un bâtiment provisoire, en cesse de revendiquer l’implantation, le long de ce rac- bois, que les Verviétois facétieux surnommèrent par cordement direct, d’un arrêt qui constituerait une gare dérision « Verviers-Matadi », « Verviers-Provisoire » beaucoup plus centrale pour Verviers. Leurs arguments ou même « Verviers-Baraque ». Quant au bâtiment lui- étaient multiples : le plan de voies en cul-de-sac de Ver- même de grande allure de Verviers-Central, œuvre de viers-Ouest était dangereux ; le trains internationaux qui l’architecte Burguet, désigné à la suite d’un concours, il emprunteraient le raccordement direct ne passeraient ne fut en fait érigé qu’à partir de 1925 pour être inauguré plus par Verviers-Ouest et les services de la douane et le 1er février 1930. Mais c’était du temps du successeur de la gendarmerie belge seraient transférés à Welken- de Léopold II, le roi Albert Ier… raedt, à la frontière germano-belge de l’époque, avec une fâcheuse conséquence : hôteliers, cafetiers et autres Pour la petite histoire, la gare de Verviers-Ouest resta commerçants (négociants internationaux et agents en affectée au seul trafic des marchandises jusqu’en 1989, douane) craignaient de perdre leur clientèle. Les esprits époque à laquelle le centre routier et le traitement des co- chagrins prétendaient, eux, que la position des autorités lis furent transférés à Liège. Le chancre que ses emprises de la ville était pleine d’arrière-pensées : ne convoi- constituaient a été reconverti en un Outlet-Mall. taient-elles pas les emprises de la gare de Verviers-Ouest pour y construire des logements ouvriers, dont Verviers L’affaire du raccordement ferroviaire aux avait un urgent besoin ? charbonnages du plateau de Herve

L’Administration des Chemins de fer à Bruxelles ne vou- Comme si l’affaire de Verviers-Central ne suffisait pas, lut rien entendre pendant le règne de Léopold II. Mieux : une autre source de polémiques politiques au temps de elle s’obstina à créer des bâtiments de plus en plus vastes Léopold II fut l’affaire du raccordement ferroviaire de à Verviers-Ouest. Un entrepôt public des douanes, néces- Verviers aux charbonnages du plateau de Herve, vital saire pour dédouaner les marchandises, manquait cruel- pour l’industrie textile, dont la construction traîna en lement : aussi, un bâtiment en bois fut-il érigé à Verviers longueur. Envisagée dès 1856, la ligne de chemin de (Ouest) dès 1860, grâce aux cotisations d’expéditeurs fer Verviers – Dison – Chaineux – Battice, aujourd’hui privés débordés. Un bâtiment en dur le remplaça en disparue, ne fut finalement mise en service qu’en 1879. 1872, puis un bâtiment définitif, dont la construction fut Elle fut la victime des atermoiements du Ministère des décidée en 1892 le long de la rue de la Station : ce bâti- Transports et de l’immobilisme et de l’impécuniosité de ment est le seul du complexe de Verviers-Ouest à exister la société concessionnaire, le chemin de fer des Plateaux encore aujourd’hui : il a été transformé en hôtel. de Herve, titulaire de la concession depuis 1869. Entre- temps, le préjudice causé par l’absence de cette liaison Entre-temps, une autre gare, implantée à Verviers (Est), était important : le détour obligatoire du charbon produit au plus près des industries textiles, avait été ouverte dès dans les charbonnages de Micheroux, José ou Battice par 1876… Elle fit bientôt de l’ombre à Verviers (Ouest). Fléron et Chênée et par la ligne 38 existante équivalait à payer une surtaxe de 1,40 Francs la tonne, ce qui grevait Après quelque quarante ans de polémiques, le collège lourdement le prix de revient du combustible. À la suite des bourgmestre et échevins de Verviers força la déci- de pétitions d’industriels verviétois relayées à Chambre sion à Bruxelles le 23 décembre 1902 : le principe de la des Représentants, la ligne fut finalement ouverte entre construction d’une gare de passage place de l’Harmonie, Battice et Dison le 5 juillet 1879 et entre Dison et Ver- au plus près du centre ville, fut acquis. Des travaux de viers-Ouest le 1er décembre 1879. L’exploitation de cette grande ampleur furent entrepris : entre 1904 et 1906, on ligne était assurée, comme souvent, par l’État Belge, qui creusa le trou de la gare et un deuxième tunnel sous la finit par la racheter le 7 septembre 1897. Chic-Chac pour obtenir une ligne droite entre le tunnel d’Ensival et le palais de Justice : à cette fin, la propriété Cette ligne au profil très tourmenté eut une existence Hauzeur fut expropriée. La plate-forme était prête dès éphémère : elle fut interrompue définitivement en 1940 1908. Les Prussiens, très impatients d’utiliser ce nouveau à Battice suite au sabotage du tunnel de Pétaheid par raccordement direct, le mirent en service eux-mêmes en l’armée belge et à cause des tirs du fort de Battice. Dé- 1917, sous prétexte que le raccordement précédent, trop montée entre Battice et l’entreprise de valorisation des sinueux, provoquait trop de déraillements. Pour le bâti- déchets textiles de Dison dès 1948, elle fut mise hors ment de gare proprement dit de Verviers (Central), pour service entre Dison et Verviers-Ouest en 1960, quand lequel le feu vert avait été donné en 1909, la première l’usine correspondante cessa ses activités. Un partie de guerre mondiale interrompit toute procédure. Pourtant, son assiette a été réutilisée lors de la construction de le 20 août 1920, une gare fut mise en service à Verviers l’autoroute Battice – Verviers – Prüm. Les chemins de fer à Verviers Enjeux politiques et stratégiques 9

Les enjeux stratégiques cas de figure qui exigeaient, de son point de vue, un plan L’affaire de la jonction belge-grand-ducale Pepinster d’interruption des lignes de chemin de fer en Belgique. – Trois-Ponts – Gouvy – Luxembourg Le premier était une attaque imprévue d’une armée étran- La menace d’une éventuelle annexion de la Belgique par gère lançant des trains chargés de troupes à la poursuite la France s’était accrue avec l’instauration du Second des garnisons des villes frontalières embarquées vers la Empire en 1851. L’annexion de Nice et de la Savoie en ville d’Anvers, considérée comme le « réduit national ». 1860 faisait craindre que la France ne cherche à s’étendre vers des frontières plus naturelles. De plus, Napoléon III Le second était une traversée du territoire belge, où menait visiblement une politique de pénétration écono- l’ennemi chercherait à créer des lignes d’opération pour mique en Belgique. Il profitait en fait de la structure très attaquer une tierce puissance. particulière du réseau ferroviaire belge de l’époque : un mélange de lignes qui étaient propriété de l’État et de Pour contrer ces menaces, le colonel Brialmont avait mis concessions accordées au secteur privé. Or, depuis le au point un plan pour intercepter dix-sept lignes de che- 20 février 1867, la Compagnie de l’Est français avait mins de fer proches des frontières de la Belgique et pour racheté la jonction belge-grand-ducale, ligne de chemin y créer un certain nombre de « forts d’arrêt ». de fer directe entre Luxembourg et Pepinster via Gouvy, Trois-Ponts et Spa, qui permettait ainsi à une société La ligne Verviers – Welkenraedt – frontière belgo-prus- française d’établir une connexion directe avec le bassin sienne faisait bien sûr partie de ce dispositif. Le plan houiller de Liège en plein développement. C’est alors évitait de grever l’activité économique de la Belgique et que cette compagnie française, sans doute téléguidée par privilégiait des mesures n’impliquant pas la destruction Napoléon III, chercha à faire main basse sur trois autres d’ouvrages d’art importants, comme des tunnels (sept à lignes belges : Arlon – Namur, Marloie – Rivage – Liège l’époque entre Verviers (Ouest) et la frontière) ou des et Liège – Tongres – Hasselt – frontière des Pays-Bas : viaducs, comme le pont à arches de Dolhain, érigé en la première et la seconde appartenaient à la Compagnie pierres de taille. Leur destruction aurait été aisée, mais du Grand-Luxembourg, la troisième à la Compagnie du au prix d’un ralentissement ultérieur de l’économie. Liégeois-Limbourgeois, toutes deux en grande difficulté Aussi, le Génie militaire avait plutôt prévu de culbuter, financière. à Dolhain, les rochers surplombant la ligne de chemin de fer en quatre endroits, dans la zone où elle se fraie un C’en était trop : l’exploitation combinée de ces lignes passage dans la vallée de la Vesdre. aurait donné aux Français un accès direct au camp mi- litaire de Beverlo et à Rotterdam, ce que les Prussiens Dont acte… Dès la déclaration de guerre franco-prus- n’auraient jamais pardonné aux Belges en cas de guerre. sienne du 19 juillet 1870, un détachement du génie belge Par ailleurs, si la Belgique laissait faire, aurait-elle pu fut dépêché à Dolhain pour préparer le dispositif, en toute refuser à une compagnie allemande, le cas échéant, les discrétion toutefois, pour éviter toute provocation vis-à- droits d’exploitation sur une ligne de chemin de fer me- vis de la Prusse. Par courrier du 18 juillet 1870, celle-ci nant par exemple au port d’Anvers ? avait garanti au roi Léopold II son respect de la neutralité belge pour autant que son adversaire s’engage à en faire Pour contrer les appétits français, le Premier Ministre autant. Finalement, la Belgique ne fut pas envahie ; le belge Wathère Frère-Orban fit immédiatement interdire, dispositif du Génie ne fut pas activé et le poste militaire par une loi de 1868, à toute compagnie privée belge de Dolhain fut supprimé le 20 août 1870. Toutefois, les de céder ses droits d’exploitation à une autre société, leçons de cette manœuvre furent actées dans un rapport sans l’accord préalable du gouvernement. La Belgique militaire : un délai de 3 à 4 jours était nécessaire pour indiquait par là qu’elle voulait rester maîtresse de ses activer le dispositif prévu… un fameux handicap en cas chemins de fer. Le gouvernement fit mieux encore : il d’invasion surprise… accéléra la politique de rachat par l’État belge de toutes les concessions ferroviaires privées sur son territoire. Autorisation de passage de convois de militaires La ligne Gouvy – Spa – Pepinster fut rachetée par l’État prussiens blessés Belge le 16 septembre 1872, et la Compagnie du Grand- Luxembourg dès 1873. La guerre franco-prussienne dite de 1870 dura du 19 juil- let 1870 au 2 septembre 1871 au prix de pertes humaines Dispositif d’interruption des voies ferrées à considérables dans les deux camps. proximité des frontières À l’époque de la naissance de la Croix Rouge, Les Prus- Vu la tension internationale entre la France et la Prusse, siens furent notamment confrontés à l’évacuation mas- le colonel Alexis Brialmont, directeur des opérations sive de leurs soldats blessés des zones de combats situées militaires belges, avait envisagé dès 1868 deux grands dans le nord-est de la France vers l’Allemagne. Le che- 10 Roland Marganne min de fer apparut comme le moyen de transport idéal : à au terme de la bataille de Sedan et tente de négocier les cet effet, les Prussiens avaient créé des Lazarettzug, des clauses de la capitulation avec le chancelier allemand trains-hôpitaux déjà bien équipés pour l’époque, afin de Bismarck près du village de Donchery. Captif, il assiste rapatrier les miliaires blessés ou malades dans de bonnes avec le roi Guillaume de Prusse à l’acte de reddition de conditions vers les hôpitaux allemands. l’armée française au château de Bellevue, près de Fré- nois, au sud de Sedan. Encore fallait-il trouver des itinéraires directs pour ren- ter en Allemagne Aussi, Le roi Léopold II reçut une de- Le 3 septembre 1870, l’empereur, désormais prisonnier, mande pressante du gouvernement prussien, afin qu’un quitte définitivement la France pour se rendre en Prusse certain nombre de Lazarettzug puissent transiter par les et y être interné au château de Wilhelmshöhe. Autorisé lignes de chemin de fer belges pour le rapatriement de à choisir son itinéraire, il choisit de passer par la Bel- soldats malades ou blessés. gique, trajet plus court et plus facile. Il se rend d’abord à Bouillon pour y loger la nuit du 3 au 4 septembre à Très circonspect, le roi Léopold II s’accorda un temps de l’Hôtel de la Poste. Le 4 septembre, il se rend à la gare réflexion. Il estimait en effet que la circulation, en Bel- de Libramont (alors la gare la plus proche pour se rendre gique, de ce genre de train n’était pas vraiment compa- en Allemagne), où un train spécial l’attend. À Jemelle, le tible avec la neutralité de son pays. Il craignait en outre train s’arrête en gare, et Napoléon rencontre son cousin que l’usage « civil et humanitaire » du réseau belge en le prince Pierre-Napoléon Bonaparte. Le convoi passe temps de guerre ne constituât un précédent qui aurait pu ensuite par Liège et fait escale à Verviers (Ouest) où il légitimer un usage militaire postérieur. Finalement, le roi loge la nuit du 4 au 5 septembre à l’Hôtel du Chemin de Léopold II accorda son autorisation, et on peut penser Fer. Finalement, le 5 septembre, il reprend le train à Ver- que la ligne Liège – Verviers – Herbesthal livra passage viers (Ouest) pour se rendre à Cassel. Durant la traversée à un certain nombre de Lazarettzug prussiens. Le sujet de la Belgique, il est accompagné par le général Chazal, est néanmoins si peu documenté que le nombre exact et commandant l’armée belge d’Observation mobilisée dès la fréquence de ces trains ne sont pas établis à ce jour. le début de la guerre. Des dispositions furent prises, en contrepartie, neutralité oblige, pour les soldats français blessés qui franchis- C’est là un aspect stratégique, pour le moins inattendu, saient la frontière du côté de Bouillon. de la desserte de Verviers par une grande ligne ferro- viaire internationale. Quand l’empereur Napoléon III, vaincu, passe prisonnier par la gare de Verviers (Ouest)… Remerciements : Christophe Bechet, docteur en histoire, art et archéologie (ULg – 2012) pour sa collaboration Le 2 septembre 1870, n’ayant pu trouver la mort au grâce à sa thèse non publiée Traverser la Belgique ? De milieu de ses hommes, Napoléon III dépose les armes l’indépendance au plan Schlieffen (1839-1905). Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 11-17

Léopold II met Spa en valeur… ?

Marie-Christine Schils1 conservatrice des Musées de la Ville d’eaux à Spa.

Si l’attachement de la reine Marie-Henriette pour la ville d’eaux n’est plus à démontrer, la qualité des relations entre Spa et Léopold II est en revanche plus complexe.

Le duc et la duchesse de Brabant découvrent Spa en juillet 1856. Il est à peu près certain que le prince Léo- pold n’y était jamais venu auparavant. Il est probable qu’à l’occasion de ce premier contact il ait été séduit par le potentiel de la cité, tombée en léthargie depuis la Révolution française, lui qui rêvait d’une Belgique « plus grande, plus forte et plus belle » comme il le dira quelques années plus tard dans son discours de couron- nement.

Devenus roi et reine 3 ans auparavant, Léopold II et Marie-Henriette reviennent le 28 juillet 18682. Ils s’ins- tallent chez le banquier Hayemal avec une suite de Le comte de Hainaut sur son lit de mort, dessin 3 18 personnes et sont censés rester jusqu’au 15 août, jour (Coll. Musée de la Dynastie, Bruxelles) fixé pour l’inauguration du nouvel Établissement des hasse, Spadois installé à Bruxelles. Journaliste politique, Bains. Mais, trois jours avant cette date, des nouvelles Delhasse possède dans la capitale des relations « stra- alarmantes arrivent de Bruxelles au sujet de la santé du tosphériques » selon les dires même de Joseph Servais6. petit prince Léopold4. La reine quitte précipitamment Il est donc parfaitement au courant de la volonté d’une Spa le 12, suivie par le roi dès le lendemain. partie de la classe politique de supprimer les jeux de hasard. En effet, dès 1838, le gouvernement avait refusé Sans ce coup du sort le roi aurait inauguré cet établis- l’ouverture de salles de jeux à Ostende sous prétexte de sement qui était d’une importance stratégique dans la la fermeture prochaine de celles de Spa7. reconversion de Spa. Celle-ci avait été pensée par Joseph Servais, personnalité atypique et audacieuse, qui avait Lucide, Joseph Servais prend le parti d’anticiper la acquis une assurance certaine au contact des familles menace et désire doter Spa d’un équipement thermal illustres qu’il avait côtoyées dans sa vie professionnelle5. complet en suivant l’exemple des villes thermales alle- mandes. Il s’en ouvre à Charles Rogier, ministre de l’In- Dès son retour de Paris, en 1842, Servais se lance dans la térieur, en 1848, alors que ce dernier est en villégiature politique locale et devient échevin. Il est très au fait de la à Spa. Rogier lui conseille de demander l’aide du gou- politique nationale grâce à l’amitié qui le lie à Félix Del- vernement et, dès l’année suivante, Spa obtient 5 % des 1 Merci à Jean Toussaint, Marc Joseph et Romain Charlier pour leur aide précieuse. 2 Pour éviter une fastidieuse succession de dates, je ne m’attacherai qu’aux séjours significatifs du souverain. 3 Pour les détails concernant les séjours des souverains chez les Hayemal voir A. Andries, Fagne Maron au temps passé, in Histoire et Archéologie Spadoises (HAS) no 106, juin 2001, pp. 74-94. 4 Le prince héritier décèdera 5 mois plus tard des suites de ce refroidissement contracté en tombant dans un des étangs de Laeken. 5 Voir à ce sujet l’article de M. Poncelet, Jacques-Joseph Servais, in HAS no 124, décembre 2005, pp. 168-177. 6 G.-E. Jacob, Rues et promenades de Spa, p. 378. 7 P. Lombaerde, De Spa… à Ostende, in HAS no 33, mars 1983, p. 4. 12 Marie-Christine Schils

Vignette en-tête de papier à lettres (Coll. Musée de la Ville d’eaux) d’étonnant quand on sait que Léopold II entrait volon- tiers en relation personnelle avec les administrateurs locaux. La presse spadoise a relaté cette entrevue dont voici deux extraits :

« J’ai voulu aussi vous voir, Messieurs, (…) parce que je tenais tout particulièrement à vous féliciter sur la trans- Dessin d’Ivan Dethier formation que vous avez fait subir à cette charmante (Coll. Musée de la Ville d’eaux) ville, à laquelle la Reine et moi nous portons le plus vif bénéfices des jeux, soit près de 30.000 francs-or (environ intérêt. Au surplus, a ajouté le Roi, il n’y a qu’une voix 8 150.000 €) . pour reconnaître l’emploi judicieux que vous avez fait des ressources mises à votre disposition pour la création Cet apport financier supplémentaire va permettre à l’ad- de tant de travaux d’utilité et d’embellissement, et no- ministration communale de commencer des transforma- tamment de votre établissement de bains, appelé à jouer tions urbanistiques, qui donneront à la ville la physio- un si grand rôle dans l’avenir de Spa ». À la fin de l’en- nomie qu’on lui connaît aujourd’hui et s’étaleront sur le tretien, le souverain dit encore « qu’il comprenait par- dernier tiers du xixe siècle et la première décennie du xxe. faitement les craintes et les anxiétés de l’administration communale et qu’il était on ne peut mieux disposé à faire La première étape est donc la construction de l’Éta- blissement des Bains. Suite à l’appel d’offres lancé en tout ce que sa position constitutionnelle lui permettait en mars 1860, 28 projets sont proposés au jury qui conclut faveur des habitants de l’intéressante ville de Spa ». Léo- « qu’aucun des projets présentés ne répond correcte- pold II fait allusion au projet de loi sur la suppression des ment aux conditions imposées par le programme »9. Le jeux, auquel il est farouchement opposé. Conseil communal de Spa décide alors de faire appel à Léon Suys. Quasiment inconnu, cet architecte bruxellois Nous avons une preuve tangible de son action en faveur de 37 ans n’a pas encore de réalisations importantes à du maintien des jeux de hasard par le biais d’une lettre son actif puisqu’il ne réalisera le voûtement de la Senne appartenant à une collection privée et qui a déjà fait 11 et la Bourse que postérieurement. l’objet d’un article dans notre revue . Dans cette lettre, le roi, qui parle de lui à la troisième personne, écrit que Léopold II est-il intervenu dans cette désignation ? Peut- « cette loi n’a pas encore été sanctionnée par Sa Majesté être, mais aucun élément ne permet de l’affirmer10. toujours dans l’espoir que l’on parviendrait peut-être à obtenir quelque chose de plus. Aujourd’hui qu’il n’est En juillet 1869, le roi rejoint Marie-Henriette venue un que trop certain que le Cabinet ne fera rien au-delà de la mois entier en cure à Spa pour se remettre du décès de loi, il faudra bien que cette loi reçoive la sanction royale, son fils. À cette occasion, il demande à rencontrer le autrement la résistance de S.M. finirait par nuire à Spa au bourgmestre et le Conseil communal, ce qui n’a rien lieu de lui être utile ».

8 A. Doms, Les jeux de Spa au xixe siècle, in HAS, no 149, mars 2012, p. 8. 9 L’Établissement des Bains de Spa, TFE présenté par Anne Guilleaume, Institut Lambert Lombard, année académique 2004-2005, p. 12. 10 On connaît peu de choses à son sujet. Il ne figure pas dans l’important ouvrageLéopold II urbaniste de Liane Ranieri, Bruxelles, 1973. 11 Voir HAS no 67, septembre 1971, p. 138. Léopold II met Spa en valeur… ? 13

Le couperet de la suppression des jeux de hasard en Belgique tombe, une première fois, le 21 octobre 1871, soit deux jours après cette lettre, et cette suppression sera ef- fective dès l’année suivante.

Les Spadois sont très amers et une partie d’entre eux semblent tenir le roi pour responsable. J’en veux pour preuve une lettre ouverte, assez musclée, parue dans L’Echo de Spa, en avril 187312 :

« Sire,

Vous venez, par le fait de la sup- pression des jeux, de ruiner notre Photo de la construction du Pouhon Pierre-le-Grand, 1879, vue intérieure (Coll. Musée de la Ville d’eaux) station ; le coup dont vous l’avez frappée est presque mortel. Vous devez essayer de réparer vos torts qui sont grands ; la ville de Spa a le droit d’exiger votre présence et celle de la famille royale durant au moins un mois.

Votre séjour sera une faible atténua- tion des maux que vous avez fait naître dans son sein.

Ce n’est pas une prière que nous adressons au trône, c’est un devoir que le roi doit remplir et nous le sommons de s’exécuter ».

Le message semble être passé 5 sur 5 puisque, quelques semaines plus Photo de la construction du Pouhon Pierre-le-Grand, 1879, tard, Léopold II se rend à Spa à vue extérieure (coll. Musée de la Ville d’eaux) plusieurs reprises et, ce, pour deux raisons. D’une part, il rejoint la reine qui est en villégiature pour 6 semaines et, d’autre somme de 890.000 francs (environ 4,5 millions d’euros). part, c’est l’année du centenaire des premières courses Léopold II, toujours favorable à la ville d’eaux, est cer- de chevaux du continent organisées à Spa par le duc de tainement intervenu pour que la compensation soit la Lauzun et le comte Branicki en 1773. Le roi, et d’autres plus généreuse possible. Mais il entend bien avoir son membres du gouvernement, rehaussent de leur présence cette commémoration. mot à dire ! On peut lire dans La Meuse du 12 avril 1877 le compte-rendu d’une entrevue entre le bourgmestre Pour marquer cet événement, Léopold II – qui ne semble Lezaack et le roi où l’on assiste à un véritable marchan- nullement rancunier – offre au Jockey Club, organisateur dage quant à la manière de dépenser la somme accor- des courses de chevaux, la somme de 2.000 francs afin de dée par le gouvernement. Ainsi, la Ville ne peut inves- créer le « prix du roi ». Par ce geste, il tente d’encoura- tir 500.000 francs dans la construction d’un nouveau ger d’autres personnes à en faire autant afin d’augmenter monument au Pouhon qu’à condition d’acquérir le côté l’importance des courses à Spa et donc leur attractivité. gauche de la promenade de Sept-Heures « pour y élever Pour compenser la suppression des jeux, qui est un coup des constructions utiles », c’est-à-dire la future galerie terrible pour Spa, la Ville a reçu du gouvernement une Léopold II. 12 Transcrite dans la revue Le Monde thermal du 10 avril 1873 (Recueil de presse 1850-1878, Fonds Body). 14 Marie-Christine Schils

Quelques semaines après cette entrevue, le roi, la reine et le mi- nistre de l’Intérieur doivent venir pour l’inauguration des tribunes de l’hippodrome de la Sauvenière, prévue le 24 juin 1877. Dès le mois de mai, c’est le branle-bas de com- bat ! Lors du conseil communal le bourgmestre fait remarquer que « l’arrivée du roi est d’une grande importance pour Spa et qu’il s’agit de faire à sa majesté une réception aussi convenable que possible afin de l’engager à faire pour notre ville ce qu’il fait pour Ostende, en venant la visiter chaque année ». Voici donc poindre l’antagonisme avec la Ville d’Ostende qui ne fera que croître au Plaque commémorative sur la façade de l’Hôtel Britannique (photo R. Charlier) fil du temps.

Léopold II qui, contrairement à son épouse, n’aimait ni la musique, ni la peinture, nourrissait une véritable pas- sion pour l’urbanisme qu’il nommait « l’art du dehors ». Il profite donc de son passage à Spa pour se rendre au parc de Sept-Heures sur le chantier du futur promenoir dont on lui a soumis, peu de temps auparavant, les plans dessinés par l’architecte William Hanssen. Lors de la ré- ception, le roi porte un toast et dit à l’assemblée : « (…) Il est certain que nous serons toujours charmés de venir parmi vous et nous saisirons toujours l’occasion de vous en remercier. Vous allez entreprendre de grands travaux. J’espère que vous les mènerez à bonne fin. Je bois à leur accomplissement, je bois à la prospérité de Spa, ainsi qu’à tous les Spadois ! »12.

Lors du Conseil communal du 23 juillet 187813 il est décidé de dédier le nouveau promenoir au roi « comme témoignage de reconnaissance envers sa majesté pour la part qu’elle a daigné prendre à la transformation de la promenade et que le pavillon du fond de la promenade s’appellera Pavillon de la reine ». La galerie est inaugu- rée la 22 août 1878, jour des noces d’argent du couple royal qui est retenu à Bruxelles pour les grandes festivi- tés organisées à cette occasion.

L’année suivante, Léopold II vient au moins deux fois à Spa, en janvier et en octobre, pour suivre cette fois les travaux de construction du Pouhon Pierre-le-Grand. Carte postale (coll. privée) Lors de sa première visite, il est accompagné par sa fille Stéphanie et son futur gendre, l’archiduc Rodolphe de Il revient pour la même raison en mai 1880, toujours très Habsbourg. Il faut dire que le nouveau pouhon met en intéressé par la réalisation de l’architecte Victor Besme œuvre des techniques novatrices dans l’emploi du fer et qu’il apprécie grandement. Il l’avait d’ailleurs désigné de la fonte. quelques années auparavant pour réaliser un plan d’en- 13 Recueil de presse 1850-1878 (Fonds Body). 14 Recueil des délibérations du Conseil communal du 14 décembre 1877 au 22 janvier 1881 (Fonds Body). Léopold II met Spa en valeur… ? 15

Le dîner de réconciliation, dessin d’Antoine Fontaine (coll. Musée de la Ville d’eaux) semble des travaux d’aménagement de Bruxelles et ses la nomination de l’architecte pour ce projet ? Apparem- 15 faubourgs . ment non puisque, d’après les spécialistes de la question,

Dès lors, on se pose la même question que pour l’Éta- ce sont les relations qu’il entretient avec la famille Pelt- blissement des Bains : Léopold II est-il intervenu pour zer qui seraient à l’origine de sa nomination.

15 Le Pouhon Pierre Le Grand, TFE présenté par Marine Warnotte, Institut Lambert Lombard, année académique 2011-2012, p. 29. 16 Marie-Christine Schils

Le couple royal se retrouve à Spa le 19 juillet 1883 pour un événement très particulier, appelé visite ou dîner de réconciliation. Cette entre- vue, à caractère privé, concrétisait le rapprochement de la Belgique et de la Hollande, les 2 pays étant en froid depuis la partition des Pays-Bas en 1830.

La rencontre avait été préparée avec beaucoup de discrétion. La popula- tion, prévenue la veille, croit au ca- nular alors que la presse n’a même pas été conviée. Le roi Guillaume III et la reine Emma participent au dîner qui rassemble 12 personnes à l’Hôtel Britannique et ne dure que 2 heures en tout et pour tout ! Le journal Vaderland de La Haye écrit à ce propos « Par cette entre- vue, satisfaction a été donnée à un désir que notre pays caressait depuis longtemps […] d’arriver entre les Pays-Bas du Nord à une entente plus cordiale avec ceux du Sud ».

Pourquoi avoir choisi Spa ? Un jour- naliste du Journal de Liège16 justi- fie ainsi le choix de la ville d’eaux : « Spa [est] en quelque sorte un ter- ritoire neutre par sa nature de ville cosmopolite ». Nous ajouterons que la famille d’Orange aimait particu- lièrement Spa, et avait partiellement financé la construction du pouhon dit « à colonnes », en 1820, pendant la période hollandaise.

Les Spadois emmenés par la socié- té Spa-Attractions auraient aimé immortaliser cette réconciliation qui renforçait le prestige de la ville même si elle avait été peu médiati- sée. La réalisation d’un monument commémoratif, dont le musée pos- sède encore un modèle réduit en plâtre, fut plusieurs fois ajournée Vitrail offert par le couple royal à l’église Saint-Remacle de Spa (photo R. Charlier) faute de moyens. Sur le conseil du baron Goffinet, une lettre est finale- ment envoyée au roi « pour lui demander son appui »17. Il sons personnelles. La ville d’eaux devient le fief de son semble que cette demande soit restée sans réponse. épouse.

Après le dîner de réconciliation, Léopold II ne revient On note encore la donation d’un vitrail18 lors de la plus à Spa que rarement et uniquement pour des rai- construction de la nouvelle église en 1886. Avec la dota- 16 Du 19 juillet 1883. 17 Lettre du 10 juin 1907, farde 325 (fonds Body). 18 Ce vitrail se trouve dans le transept, derrière les nouvelles orgues. Léopold II met Spa en valeur… ? 17

Extrait de La vie d’Ostende de Mars Léopold II à Ostende tion offerte en 1873 pour créer le « prix du roi », c’est la roi interviendra pour qu’une partie de cette somme soit seule libéralité connue de Léopold II en faveur de Spa. consacrée à la construction de la galerie-promenade qu’il financera d’ailleurs pour moitié. Mais alors, qu’en est-il du « grand plan d’embellissement dû à Léopold II et dont les Spadois n’ont pas voulu » En conclusion, on ne peut que constater que, s’il est vrai évoqué par Piet Lombaerde dans cette même revue19 ? que le souverain a joué de son influence et pesé de tout Interrogé à ce sujet, M. Lombaerde répond « j’ai cherché son poids sur le gouvernement pour que des mesures en vain un plan ou une description concernant Spa dans favorables à la ville d’eaux soient prises, essentiellement les archives du Palais Royal il y a des années »20. Rien lors de deux suppressions des jeux, son intérêt pour la de très convaincant de ce côté-là non plus, semble-t-il ! cité s’est fortement émoussé au fil des années. Les Spa- dois se sont véritablement sentis lâchés. 1902 est pour Spa l’annus horribilis. En effet, la ville doit encaisser un double choc, le décès de la reine Marie- Il existe au fonds Body un dossier, qui rassemble une Henriette, qui depuis 1895 séjournait de manière quasi série de coupures de journaux relatant les largesses du permanente à Spa, et la seconde suppression des jeux. souverain à l’égard de la « reine des plages ». Intitulé Léopold II, son favoritisme à l’égard d’Ostende, on peut Le 22 mars 1902, la loi de prohibition visant tous les y lire, écrit de la main d’Albin Body : « Si ces faveurs jeux de hasard est votée mais elle ne sera promulguée invariablement et exclusivement accordées à Ostende que le 24 octobre. Comme la première fois, Léopold II témoignent de la sollicitude qu’on a pour cette ville, le fait de la résistance. Mais cette fois, c’est surtout pour la silence gardé vis-à-vis de Spa atteste éloquemment le prospérité d’Ostende que le roi s’inquiète. Il craint éga- dédain qu’on a pour cette ville d’eau »21. On sent poindre lement que le législateur ne s’en prenne aux paris sur toute l’amertume de Body car, à cette époque, Léopold II les courses hippiques ainsi qu’aux jeux de la Bourse qui enrichi par le Congo dépense des sommes considérables commencent à se développer à Bruxelles. pour embellir Ostende et Bruxelles.

Comme en 1872, les villes touchées par la suppres- Je terminerai cette communication par une boutade. sion des jeux reçoivent une compensation. Mais si Spa Le roi Léopold II a certainement aimé Spa, mais d’un reçoit 2 millions de francs, Ostende reçoit 5 millions ! amour platonique alors qu’Ostende a véritablement été Il y a sûrement du Léopold là-dessous d’autant que le « sa danseuse ».

19 Voir HAS no 40, décembre 1984, p. 167. 20 Courrier électronique du 21 octobre 2012. 21 Farde 135 (Fonds Body).

Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 19-29.

Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II

Louis Bernard Koch licencié en histoire (ULg)

On ne peut aborder l’étude des musiciens de l’arrondis- musique à Verviers. Il vint s’y installer en 1819. Parmi sement de Verviers sous Léopold II sans se pencher sur ses élèves, le jeune Célestin Tingry (Verviers 1819-Alger les racines musicales qui ont produit une pépinière d’ar- 1882) qui obtiendra plus tard un premier prix au Conser- tistes et particulièrement de violonistes. Ceux-ci ont dif- vatoire de Paris, fera carrière en France, deviendra direc- fusé leur technique dans le monde entier et, aujourd’hui teur du Conservatoire de Cambrai et composera diverses encore, des violonistes de renommée internationale se œuvres (sonates, trios, symphonies), et Henri Vieux- définissent eux-mêmes comme des disciples de notre temps (Verviers 1820-Alger 1881). concitoyen musicien le plus illustre : . Léonard-Joseph Lecloux poursuivait aussi un autre but : Il serait vain de vouloir à tout prix chercher une filiation créer une « Société d’Harmonie » à Verviers. Grâce à de unique pour expliquer l’extraordinaire fécondité musi- généreux mécènes, en 1829, la Société d’Harmonie était cale de la région de Verviers. En réalité, de nombreuses créée. Les bâtiments furent inaugurés en 1835. La Socié- petites sources ont pris naissance dans les villages de la té d’Harmonie prit l’initiative d’organiser les premiers région : les violoneux animant les bals transmettaient cours publics de musique à Verviers, dès 1839, par la leur savoir à des jeunes désireux peut-être de quitter fondation de l’École de Musique de la Société d’Harmo- leur modeste condition d’artisans cordonniers, tondeurs, nie, à l’initiative de Léonard Lecloux et de son cousin, le cloutiers… corniste Dieudonné Goffin (Herve 1807-1875)1.

C’est à la fin du xviiie siècle que la vie lyrique vervié- Frédéric de Reiffenberg, professeur d’histoire à l’Uni- toise voit le jour avec le passage régulier, dans une salle versité de Liège décrit dans son ouvrage L’Hermite en de spectacle édifiée par Stanislas Dutz près du Pont des Belgique, publié en 1827, la situation de Verviers à cette Récollets, de la troupe permanente du Théâtre de Liège. époque : Cette ville étant essentiellement manufacturière On y organise également des concerts. L’inauguration et commerçante, (…) les sciences et les arts n’y sont du Théâtre de la Place Verte en 1822 permet la création guère en honneur. (…) L’éducation de la jeunesse y est d’une troupe et d’un orchestre permanents qui produi- extrêmement négligée. (…) Les jeunes gens instruits se ront près de quatre cents œuvres lyriques durant une rencontrent plutôt ici dans la classe moyenne…2 septantaine d’années. Ce Théâtre accueillera également des concerts au cours desquels des musiciens virtuoses Nous devons aussi mentionner François Prume (Stavelot viendront se produire. Le Grand-Théâtre actuel conte- 1816-Liège 1849). Il commença ses études à Malmedy nant 1.300 places remplacera, en 1892, celui de la Place puis les poursuivit au Conservatoire de Liège. Il y fut Verte qui accueillait, lui, 900 personnes. De très nom- nommé professeur de violon à l’âge de dix-sept ans, et breux artistes formés à Verviers auront l’occasion de s’y jeta les bases de l’« École liégeoise du violon ». Il se faire applaudir comme chanteurs, musiciens ou chefs produisit en concert en Allemagne, en Russie, dans les d’orchestre. pays scandinaves, en Angleterre, joua avec Franz Liszt et fut comparé par ses contemporains à Paganini. François Il nous faut tout d’abord nous arrêter un instant sur la Prume a eu entre autres pour élèves : personnalité de Léonard- Joseph Lecloux-Dejonc (Herve 1798-1850). Vieuxtemps dit de lui dans son autobio- – Joseph Dupont, (Ensival 1838-Bruxelles 1899) qui, graphie, qu’il fut le premier professeur de violon et de après des études à Liège, à Bruxelles et en Italie où il

1 Manuscrit inédit de la Société Royale d’Émulation de Verviers, classé par Monsieur Pol Feryn. 2 Frédéric Auguste Ferdinand Thomas de Reiffenberg, L’Hermite en Belgique, par une société de gens de lettres, Bruxelles, Galaud, 1827, tome I, pp. 265-266. 20 Louis Bernard Koch

devint un ami de Verdi, fut nommé chef d’orchestre à l’Opéra de Varsovie (1867) et au Théâtre Impérial de Moscou (1871). Revenu à Bruxelles en 1872, il dirigea l’orchestre du Théâtre de ainsi que le Covent Garden de Londres. Son frère aîné, Auguste Dupont (En- Joseph DUPONT Joseph sival 1827-Bruxelles 1890), étudia le piano et la compo- Chef d'orchestre à Varsovie, d'orchestre Chef Ensival 1838-Bruxelles 1899 1838-Bruxelles Ensival Moscou, Bruxelles et Londres Bruxelles Moscou, sition au Conservatoire de Liège, fut applaudi comme virtuose en Allemagne et en Angleterre et termina sa carrière comme professeur de piano au Conservatoire de Bruxelles. Il écrivit de nombreuses œuvres pour le piano et la musique de chambre.

– Jacques Dupuis (Liège 1830-1870), le père de Sylvain Auguste DUPONT Auguste Professeur de piano de Professeur Dupuis (Liège 1856-Bruges 1931), qui deviendra direc- Ensival 1827-Bruxelles 1890 1827-Bruxelles Ensival au Conservatoire de Bruxelles Conservatoire au teur du Conservatoire de Liège. Jacques Dupuis donnera cours de violon au Conservatoire de Liège à Simon- Noël Mauhin (Verviers 1848-Liège 1922) qui, à vingt de Liège de (fils de Jacques) (fils Sylvain ans, remporta le concours de premier violon du Théâtre Liège 1856-Bruges 1931 1856-Bruges Liège

Directeur du Conservatoire Directeur Lyrique Impérial de Paris puis se produisit en virtuose. Il entretint des relations d’amitié avec Jules Massenet, Eugène Ysaÿe, César Franck, Sarah Bernhardt. Après un Liège 1830-1870 Liège Jacques DUPUIS Jacques François PRUME concert où il interpréta la Fantaisie Caprice de Vieux- Professeur de violon de Professeur Professeur de violon de Professeur Stavelot 1816-Liège 1849 Stavelot au Conservatoire de Liège Conservatoire au au Conservatoire de Liège Conservatoire au temps, celui-ci lui dit : Dji n’poreut nin ennè fé ot’tant ! Il s’installa ensuite à Saint-Pétersbourg où il fit une carrière de soliste et professeur, portant, à la suite de Vieuxtemps, le renom de l’« École belge du violon » en Russie. La à Saint-Pétersbourg à Professeur de violon de Professeur Simon-Noël MAUHN Simon-Noël

Verviers 1848-Liège 1922 1848-Liège Verviers révolution russe l’obligea à s’enfuir et il mourut à Liège dans la pauvreté.

– François-Henri Jehin-Prume, le neveu de François (neveu de François) de (neveu Professeur à Montréal à Professeur

Spa 1839-Montréal 1899 1839-Montréal Spa Prume, (Spa 1839-Montréal 1899) commença le violon

François-Henri JEHIN-PRUME François-Henri à l’âge de quatre ans, étudia au Conservatoire de Liège puis de Bruxelles et se perfectionna avec Vieuxtemps. Il effectua des tournées en Allemagne, en Russie, en Scan- (fils de Nicolas) (fils Théophile YSAŸE Théophile Professeur de piano de Professeur dinavie et même au Mexique, en 1864, à la demande de Verviers 1865-Nice 1918 1865-Nice Verviers au Conservatoire de Genève Conservatoire au Charlotte, sœur de Léopold II, qui avait épousé Maximi- lien de Habsbourg, l’éphémère Empereur du Mexique.

1826-1905 Il se rendit dans différentes villes du pays, en dépit de Chef d'orchestre Chef la guérilla qui sévissait. Il partit ensuite au Brésil, aux au Théâtre de Verviers de Théâtre au Nicolas-Joseph YSAŸE Nicolas-Joseph États-Unis puis au Canada où il se fixa à Montréal pour y enseigner et jeter les bases d’une vie musicale de haut niveau, en se produisant en soliste et en composant des (fils de Nicolas) (fils Eugène YSAŸE Eugène œuvres pour violon. Son frère Érasme Jehin, violoniste Professeur de violon de Professeur Liège 1858-Bruxelles 1931 1858-Bruxelles Liège

au Conservatoire de Bruxelles Conservatoire au également (Spa 1845-1905) le rejoignit là-bas.

– Nicolas-Joseph Ysaÿe (1826-1905) qui occupera les fonctions de chef d’orchestre du Théâtre de la Place à Saint-Pétersbourg à Henri VIEUTEMPS Henri Professeur de violon de Professeur e Verviers 1820-Alger 1881 1820-Alger Verviers Verte à la seconde moitié du xix siècle fut également un élève de François Prume. Il est le père d’Eugène et de Théophile Ysaÿe (né à Verviers en 1865, au coin de la rue Premiers musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné ou dirigé un orchestre, élèves de Léonard-Joseph LECLOUX-DEJONC ou de François PRUME élèves de Léonard-Joseph musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné ou dirigé un orchestre, Premiers Léonard-Joseph Xhavée et de la place Verte et mort à Nice en 1918). Pia- Herve 1798-1850 Herve Verviers 1855-1939 Verviers Professeur de violon de Professeur LECLOUX-DEJONC Alphonse VONCKEN Alphonse niste et compositeur, il fit ses études aux Conservatoires au Conservatoire de Verviers Conservatoire au de Liège, de Berlin et de Paris où il fut, avec , le dernier élève de César Franck, (Liège 1822

de Cambrai de d’une famille provenant de Moresnet (Völkerich)-Paris Célestin TINGRY 1890), créateur de la grande « École française d’Orgue ». Verviers 1819-Alger 1882 1819-Alger Verviers Directeur du conservatoire Directeur Théophile se produisit souvent avec son frère Eugène et Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II 21 devint professeur au Conservatoire de Genève. Il compo- La Société royale l’Émulation (devenue royale en 1870) sa un grand nombre d’œuvres de musique symphonique, organisa aussi trois concours internationaux d’orphéons vocale et instrumentale. (chœurs d’hommes) : en 1872 avec la participation de trois mille chanteurs venus de différents pays européens, * * * en 1905 et en 1909. Ces manifestations eurent un reten- tissement considérable et stimulèrent l’élan musical déjà Lorsque l’on évoque les musiciens et compositeurs ver- en plein essor. Dès 1882, l’effectif choral s’élève à plus viétois au temps de Léopold II, on songe immédiatement de trois cents. à deux personnalités, très différentes, mais mondiale- ment connues : Henri Vieuxtemps et Guillaume Lekeu L’Émulation participera activement à l’accompagnement et l’on affirme immédiatement que Verviers eut un très musical des funérailles de Vieuxtemps, puis de Lekeu, de grand rayonnement musical aux xixe et xxe siècles. même qu’à l’inauguration du barrage de la Gileppe, de l’Exposition universelle de 1905 à Liège, à l’inaugura- Nous devons cependant remarquer que Vieuxtemps a tion de la salle des fêtes du Zoo d’Anvers, etc. vécu seulement ses neuf premières années à Verviers, et, d’après les recherches de Monsieur Auguste Crémer de L’École de Musique de Verviers fut fondée en 1873 par Monty, archiviste de la Société royale d’Harmonie, pu- Julien Ponty (Lambermont 1837-1897), président de la bliées en 1947, durant toute sa carrière, il donnera treize concerts à Verviers entre 1827 et 1877, soit en moyenne Société d’Émulation et conseiller communal. Les argu- un concert tous les quatre ans. À son décès, la Ville de ments présentés au Conseil Communal par Ponty pour Verviers a dû insister pour récupérer la dépouille mor- justifier cette création sont les suivants : former des ins- telle de celui qui était né, un peu par hasard, à Verviers, trumentistes pour assurer la relève, notamment pour en Crapaurue. l’orchestre du Théâtre et favoriser l’apprentissage de la musique aux classes populaires. La musique ne doit Quant à Guillaume Lekeu, lui aussi, à l’âge de neuf pas être considérée comme une étude de luxe, c’est une ans, il s’installe à Poitiers avec ses parents, mais il gar- langue universelle que la jeunesse doit posséder3. dera des contacts avec son village natal de Heusy et le Conservatoire de Verviers. Après de longues recherches pour trouver un directeur, le choix se porta sur Louis Kéfer (Jambes 1842-Woluwe- Ni l’un, ni l’autre, n’ont enseigné à Verviers. Cependant, Saint-Pierre 1926). Violoniste et compositeur formé à Vieuxtemps, nous le verrons, forma de très nombreux Namur puis au Conservatoire de Bruxelles, il dirigea éga- disciples. lement la Société d’Émulation et la Société d’Harmonie qui disposait d’un orchestre permanent de 1851 à 1918. En réalité, ce qui va permettre un extraordinaire dévelop- Il donna cours de solfège, de violon, d’alto et d’harmonie pement de l’activité musicale à Verviers, c’est l’organi- tandis qu’Alfred Massau (Verviers 1847-1940), fils d’un sation de cours de musique. musicien de l’Orchestre de la Société d’Harmonie et du Théâtre, diplômé du Conservatoire de Liège enseignera Après Léonard Lecloux-Dejonc et les premiers cours le violoncelle et la contrebasse et formera de nombreux donnés à la Société d’Harmonie, il convient de s’attarder élèves dont Iwan d’Archambeau (Herve 1879-Ville- sur la Société de chant d’Émulation qui fut créée en 1855 franche-sur-Mer 1955), fils du violoniste et organiste par le comité et les chanteurs dissidents de la Chorale Jean-Michel d’Archambeau (Herve 1823-Verviers 1899) Sainte-Cécile qui avait été fondée en 1849 par Jean-Ni- qui se produisit en quatuor et en soliste dans le monde colas Buchet-Chapuis. Dès 1859, des cours de solfège et de chant sont dispensés aux chanteurs avec des subven- entier En 1939, Iwan d’Archambeau devint enseignant tions de la Ville. Des milliers de Verviétois bénéficieront à Cambridge (Massachusetts). Ses frères Marcel et Féli- de ces cours et acquerront ainsi une bonne formation mu- cien étaient aussi musiciens. sicale. De plus, les concerts de qualité donnés par cette Société, toujours florissante aujourd’hui, permettront Jacques Gaillard (Ensival 1875-1940) bénéficia éga- à de nombreux musiciens verviétois et internationaux lement de l’enseignement d’Alfred Massau qu’il pour- (Jacques Bouhy, Henri Vieuxtemps, Louis Deru, Pablo suivit au Conservatoire de Bruxelles. Il effectua ensuite de Sarasate, Albert Dupuis…) de se produire sous la ba- de nombreuses tournées internationales en soliste ou en guette des différents chefs : Théophile Vercken, profes- quatuor, il se produisit à Paris avec Eugène Ysaÿe et Er- seur à l’École de Musique et chef d’orchestre du Théâtre nest Chausson qui lui dédia une pièce pour violoncelle et de Verviers, Louis Kéfer, Alphonse Voncken, François piano4. Il fut également professeur au Conservatoire de Duyzings, François Gaillard… Bruxelles, puis de Liège. 3 Le Farfadet, décembre 1912, Verviers, p. 1 4 Michel, Stockhem, Eugène Ysaye et la musique de chambre, Liège, Mardaga, 1990, p. 127. 22 Louis Bernard Koch

Alfred MASSAU Verviers 1847-1940 Professeur de violoncelle au Conservatoire de Verviers

Iwan d'ARCHAMBEAU Jacques GAILLARD Jean GÉRARDY Herve 1879- Ensival 1875-1940 Spa 1877-1929 Villefranche-sur-Mer 1955 Professeur de violoncelle Violoncelliste virtuose Professeur de violoncelle au Conservatoire de Bruxelles aux États-Unis à Cambridge (Massachusetts) puis de Liège

Musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné, formés à l’École de Musique de Verviers, élèves d’Alfred MASSAU

Quant à Jean Gérardy (Spa 1877-1929), il accompagna flûte, violon sous la direction d’Alphonse Voncken et Eugène Ysaÿe en Angleterre et aux États-Unis où il fit d’harmonie avec François Duyzings (Berneau 1852-Ver- une carrière prodigieuse de violoncelliste virtuose, rem- viers 1909) qui forma bon nombre de chanteurs lyriques plissant les quatre mille fauteuils du Carnegie Hall de verviétois. Vincent d’Indy, venu à Verviers, en 1895 pour New-York où devant une foule en délire, il fut rappelé la création de son œuvre Chant de la Cloche par la So- vingt fois5 ! ciété royale l’Émulation, lui proposa de travailler avec lui à Paris. Titulaire d’un « Prix de Rome » concours En 1883, l’École de Musique ouvrit ses portes aux jeunes de composition d’une cantate sur un livret imposé, Al- filles et, en 1887, six-cent-vingt-trois élèves fréquentaient bert Dupuis devient le compositeur lyrique belge le plus les cours. À cette époque en effet, la musique constituait fécond (comédies, drames, opéras), il écrivit aussi des une distraction très prisée par toutes les couches de la symphonies, des concertos, de la musique de chambre, société et les débouchés ne manquaient pas : orchestres de la musique instrumentale et vocale. verviétois du Théâtre, de l’Harmonie, concerts divers or- ganisés dans de nombreuses salles, musique légère dans Guillaume Lekeu (Heusy 1870-Angers 1894), dès l’âge les brasseries, restaurants, cinémas muets, (le premier de six ans, manifesta de l’intérêt pour la musique et son film parlant n’apparaîtra qu’en 1927 !), saisons de Spa, père, négociant en laines, lui fit donner quelques leçons messes, défilés, processions, cortèges, enterrements, fan- de solfège et de piano auprès de l’organiste heusytois fares, harmonies, concerts en plein air sur les kiosques Alphonse Voss car personne dans sa famille ne pratiquait de la place Verte et dans le parc de l’Harmonie, sociétés la musique. Âgé de neuf ans, Guillaume s’installa à Poi- musicales sans parler des opportunités très nombreuses tiers car son père voyait des possibilités de développer à l’étranger où l’enseignement de la musique n’était pas là-bas ses affaires. Il reprit des leçons particulières de aussi développé que chez nous et où les artistes vervié- violon et de piano, et, initié par son professeur de phy- tois étaient particulièrement appréciés pour leur excel- sique au Lycée, il apprécia de plus en plus Bach, Bee- lente formation. thoven et Wagner qu’il travaillera, au violon, lors de ses vacances annuelles à Heusy, avec Octave Grisard. Vers En 1899 eut lieu l’inauguration des bâtiments actuels du l’âge de quinze ans, Lekeu écrivit de la musique tout Conservatoire, rue Chapuis. en poursuivant brillamment des humanités classiques. En 1888, il fut reçu bachelier ès lettres et philosophie à Laurent Angenot (Verviers 1873-La Haye 1949) béné- Paris. L’année suivante, à Bayreuth, il assista aux repré- ficia de l’enseignement de Louis Kéfer puis d’Eugène sentations des opéras de Richard Wagner : les Maîtres Ysaÿe au Conservatoire de Bruxelles et devint un vio- Chanteurs, Parsifal, Tristan et Yseult. De retour à Paris, loniste réputé. Professeur à l’Académie de Barcelone, il fut présenté à César Franck qui l’accepta comme élève. puis au Conservatoire de La Haye, premier violon de Le mois suivant, à Verviers, il rencontra Louis Kéfer qui l’Orchestre de La Haye, il dirigea également les concerts lui enseignera la fugue et le contrepoint, deviendra un de d’Harcourt à Paris et l’Opéra français de la Haye. Il com- ses amis proches et sera le premier à faire exécuter ses posa quelques œuvres pour violon et violoncelle. œuvres en public à Verviers dès 1890. À Paris, Lekeu suivit les cours de Vincent d’Indy. En 1891, eut lieu la Le successeur de Louis Kéfer à la tête de l’École de Mu- création de Chant Lyrique par la Société d’Émulation sique fut Albert Dupuis (Verviers 1877-Bruxelles 1967), dirigée par Alphonse Voncken. En 1892, à Bruxelles, au de 1907 à 1947. C’est sous sa direction que l’établisse- Cercle des XX, Lekeu dirigea un extrait de sa cantate An- ment changea d’appellation pour devenir le Conserva- dromède, en présence d’Eugène Ysaÿe qui, impression- toire de Verviers, d’un niveau très proche des Conser- né par les qualités du jeune homme, lui commanda une vatoire royaux. Albert Dupuis suivit les cours de piano, sonate pour piano et violon qu’il composera la même

5 André, Renson, Une région un siècle, Verviers, Nostalgia, 1999, p. 19. Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II 23

Louis KÉFER Jambes 1842-Woluwé-Saint-Pierre 1926 Premier directeur de l'École de Musique de Verviers

Laurent ANGENOT Mathieu CRICKBOOM Verviers 1873-La Haye 1949 Hodimont 1871-Ixelles 1947 Guillaume LEKEU Professeur de violon au Directeur de l'Académie de Barcelone Heusy 1870-Angers 1894 Conservatoire de Barcelone Professeur de violon au puis de La Haye Conservatoire de Liège puis de Bruxelles

Georges OCTORS Gamboni (Congo belge) 1923 Professeur aux Conservatoires de Gand et de Bruxelles Chef d'orchestre, violoniste

Musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné, formés à l’École de Musique de Verviers, élèves de Louis KÉFER année, de même que la Fantaisie pour orchestre de deux avec Simon Sechter avant d’entreprendre une tournée à airs populaires angevins. Ces deux œuvres majeures du Prague, Dresde, Leipzig où Robert Schumann l’enten- compositeur auront un succès mondial, après sa mort, dit. Il écrivit dans la revue qu’il venait de fonder Neue causée par une fièvre typhoïde à Angers en 1894. Il avait Zeitschrift für Musik : … Pour Henri, on peut fermer vingt-quatre ans. les yeux en toute confiance. Comme une fleur embaume, ainsi rayonne ce jeu… Quand on parle de Vieuxtemps, Aujourd’hui, si l’on entre son nom dans un moteur de re- on peut penser à Paganini. cherche, on trouve 145.000 pages Web et 20.000 photos. Il viendra donner un concert à Verviers, en 1835 dans les Le premier enregistrement de la sonate en sol majeur de nouveaux locaux de la Société d’Harmonie, présidée par Guillaume Lekeu a été réalisé à Paris, chez Polydor en Édouard Biolley. 1932, par Charles Van Lancker au piano et Henri Koch au violon. D’autres grands artistes l’enregistreront plus À l’âge de quinze ans, il composa son Concerto pour tard : Yehudi Menuhin, Arthur Grumiaux, Lola Bobesco, violon no 2, puis repartit en tournée dans l’est de l’Europe Christian Ferras, et bien d’autres. et en Russie à Saint-Pétersbourg.

Quant à Henri Vieuxtemps (Verviers 1820- Alger 1881), À Paris en 1841 il reçut les éloges de Chopin et Berlioz il reçut ses premières leçons de violon de son père, ton- qui écrivit dans le Journal des Débats, comme critique deur et violoniste amateur, qui voudra faire de lui un vir- musical, le 14 janvier 1841 : M. Vieuxtemps est un vio- tuose à coups de trique nous précise-t-il dans son auto- loniste prodigieux, dans la plus rigoureuse acception biographie6. du mot. II fait des choses que je n’ai jamais entendues par aucun autre ; son staccato est perlé, fin, radieux, Après deux ans de leçons avec Léonard Lecloux-Dejonc de Herve, en 1827, il joue dans un grand concert vocal et éblouissant ; ses chants en double corde sont extrême- instrumental au Théâtre de Verviers, place Verte. Après ment justes ; il brave des dangers effrayants pour l’audi- l’avoir fait applaudir à Liège, à Bruxelles et à Anvers, son teur, mais qui ne l’émeuvent nullement, sûr qu’il est d’en père le conduisit dans la capitale du Royaume : Amster- sortir sain et sauf ; sa quatrième corde a une voix de dam. Nous sommes en 1829. Le grand violoniste Charles toute beauté. de Bériot, alors premier violon du roi Guillaume, l’en- tendit et offrit de se charger de son éducation musicale. Après une tournée aux États-Unis, en 1846, il répondit er Il habitait alors Bruxelles et toute la famille Vieuxtemps à l’invitation du tsar Nicolas I , qui le nommait violo- quitta définitivement Verviers pour Bruxelles. Avec la ré- niste de la Cour, violoniste des Théâtres impériaux et volution de l’année suivante, le mariage de Bériot avec la professeur à l’École de Musique de Saint-Pétersbourg Malibran et son départ en tournée, Vieuxtemps, suivant (le Conservatoire sera fondé en 1862), il s’installa en les conseils de son professeur, rentra à Bruxelles, où il Russie pour six ans. C’est un des plus grands violonistes travailla seul. Dès ce moment, il n’eut plus de professeur du monde, Pétersbourg peut être fière d’accueillir un tel de violon attitré. Il effectua ensuite une tournée en Alle- virtuose ! disait-on dans la capitale russe. Il y composa magne puis à Vienne où il prit des leçons de composition un concerto de violon dont Tchaïkovski dira plus tard :

6 Henri Vieuxtemps, Autobiographie, in Maurice Kufferath, Henri Vieuxtemps, sa vie et son œuvre, Bruxelles, J. Rosez, 1882, p. 14. 24 Louis Bernard Koch

Ce quatrième concerto est beau, poétique, très réussi et la fenêtre du soupirail de l’immeuble son 5e concerto en excellemment orchestré. la mineur joué de main de maître. Vieuxtemps désire ren- contrer son interprète, sonne à la porte, et est accueilli On considère à juste titre Henri Vieuxtemps comme l’un par Nicolas père d’Eugène qui a alors quatorze ans. des fondateurs de la célèbre « École russe de violon ». Vieuxtemps prendra le jeune violoniste sous son aile en faisant réinscrire le jeune garçon au Conservatoire de Quant au très caustique Richard Wagner, qui disait rare- Liège. Eugène entre alors dans la classe de Rodolphe ment du bien de qui que ce soit à part de lui-même, il Massart. Très vite, au Conservatoire, Eugène devient un saluera en Vieuxtemps un artiste extraordinaire à tout vrai « phénomène » aux yeux de ses collègues. En 1873, point de vue (…) un grand talent et un grand succès. il obtient un Premier Prix et la Médaille d’or de vio- lon. Cette consécration lui ouvre de nouveaux horizons. De retour de Russie, il s’installe à Francfort avec son Vieuxtemps s’impose alors à ses yeux comme un maître épouse la pianiste viennoise Joséphine Eder et leurs deux absolu7. enfants, Julie et Maximilien, tous deux nés en Russie. Ils y resteront onze ans, mais, en 1866, en raison de la Début mars 1876, Nicolas Ysaÿe et Jean-Théodore guerre austro-prussienne, la famille s’installe à Paris. Radoux, le directeur du Conservatoire de Liège depuis Henri poursuit ses tournées pour gagner sa vie. 1857, écrivirent à Vieuxtemps à Paris. Ils le supplièrent de prendre le jeune Eugène en pension pour trois ans, C’est à cette époque qu’il reçoit, pour la deuxième fois, ainsi qu’Alphonse Voncken (Verviers 1855-1939). Ce- une proposition de François Fétis le directeur du Conser- lui-ci accepta. vatoire de Bruxelles : remplacer Hubert Léonard (Bel- laire 1819-1890) comme professeur de violon, avec des En novembre, ils arrivent tous les deux à Paris et, le 8, facilités de demander des congés pour effectuer des tour- Vieuxtemps écrit à une amie : Je suis en plein travail nées. Comme il l’avait déjà fait lorsqu’on lui avait pro- avec Ysaÿe qui est un disciple exemplaire…, bref un posé de succéder à Charles de Bériot en 1852, il décline, phénomène comme j’en ai cherché un toute ma vie. Je préférant poursuivre à temps plein sa carrière internatio- lui ferai jouer du violon d’une manière ravissante. Il est nale de virtuose. déjà en grand progrès après huit jours de séjour ici.

La guerre franco-allemande de 1870 incita Vieuxtemps En janvier 1877, Vieuxtemps fut appelé à Verviers pour qui habitait Paris à repartir aux États-Unis. diriger un concert de ses œuvres. Il eut la joie d’ap- prendre que le Conseil Communal avait décidé de don- Le 3 septembre 1870, il débarqua pour la troisième fois ner son nom à une rue (qui devint après la Grande Guerre à New-York pour une tournée triomphale de cent-vingt la rue de Louvain). concerts dans tout le continent. Il reviendra en Europe en mai 1871. À ce moment, il acceptera la proposi- Actuellement, il existe, dans la cité des Linaigrettes, une tion d’Auguste Gevaert, directeur du Conservatoire de rue Henri Vieuxtemps. Bruxelles et entrera en fonction en tant que professeur de la classe de perfectionnement pour le violon. Il exerça Pour des raisons de santé, en 1879, Vieuxtemps quitta également la fonction de chef d’orchestre des concerts l’Europe pour l’Algérie où il s’installa au-dessus d’Al- populaires. ger, à Mustapha supérieur chez son gendre, le doc- teur Landowski. Il y dirige des séances de musique de En 1872, Vieuxtemps donna un concert au Théâtre de chambre pour un groupe d’amateurs. Verviers pour les ouvriers. Il y reçut une formidable ovation et prononça en wallon ces mots : D’ju v’vas co Entre 1879 et 1881, Vieuxtemps composa ses 6e et djower on p’tit boquèt. Les ouvriers lui offrirent une cou- 7e concertos à Mustapha-Supérieur, près d’Alger, mais ronne. il est déjà paralysé du côté gauche et sa maladie ne fait que s’aggraver. Il commença un 8e concerto (inachevé). En 1875, il est fait chevalier de la Légion d’honneur par le Maréchal de Mac Mahon, président de la République Le 6 juin 1881, il succomba à une quatrième attaque de française. paralysie. Il avait soixante et un ans.

Le musicologue Michel Stockhem, nous parle de la pre- L’inhumation à Alger fut provisoire la Ville de Verviers mière rencontre de Vieuxtemps avec Eugène Ysaÿe : Par réclama immédiatement la dépouille mortelle de Vieux­ le plus pur des hasards, Henri Vieuxtemps, séjournant à temps pour lui organiser des funérailles grandioses8. Liège, et passant devant la maison des Ysaÿe, entend par Ce qui fut fait le 28 août 1881 dans une ville noire de

7 Michel Stockhem, op.cit., p. 98. 8 Jean-Théodore Radoux, Vieuxtemps, sa vie, ses œuvres, Liége, Aug. Bénard, 2e éd., s.d., p. 177. Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II 25 monde. Le monument funéraire est dû au talent de Clé- régulièrement Corelli, Tartini, Telemann et Bach. La ment Vivroux (1831-1896), fils, frère et neveu des archi- seconde : l’importance de la musique de chambre. Nous tectes Auguste Vivroux. Une statue fut érigée en 1898 l’avons vu, il organisa des séances hebdomadaires de sur une place du nouveau quartier des Boulevards qui musique de chambre, exigences du « maître ». porte aujourd’hui son nom. La Société de Chant l’Ému- lation chanta l’Ode à Vieuxtemps composée par Albert Sa descendance est nombreuse et féconde. Pensons par Dupuis à cette occasion. exemple au premier concours Ysaÿe en 1937 remporté brillamment par David Oïstrakh, suivi de quatre autres Vieuxtemps composa environ quatre-vingt œuvres dont Russes. Le Soir du 4 avril 1937 évoque le succès des sept concertos pour violon et un huitième inachevé, violonistes russes : Ces Russes étonnants ont été formés deux concertos pour violoncelle, une sonate pour alto par un maître qui, lui-même est un fils spirituel de notre et trois quatuors à cordes plus de nombreuses études, Vieuxtemps… Voilà pour la branche russe, qui se poursuit romances, fantaisies, morceaux de salon dans le goût aujourd’hui avec Igor Oïstrakh et d’autres. de l’époque… Au xixe siècle, les virtuoses interprétaient presque exclusivement leurs œuvres et le public écoutait Arthur Grumiaux, élève d’Alfred Dubois, dont les pa- essentiellement de la musique de son temps. Nous écou- rents étaient verviétois, (né à Molenbeek-Saint-Jean, tons, de nos jours, proportionnellement très peu de mu- le 19 novembre 1898 et décédé en 1949) qui eut Eugène sique de compositeurs vivants. Aujourd’hui, il existe une Ysaÿe comme professeur et tous ses disciples, le Fran- discographie très abondante des œuvres de Vieuxtemps, çais Jacques Thibaud (1880-1953), héritier d’Ysaÿe, particulièrement ces concertos tellement appréciés aux et tous ses élèves, pour la branche française, mais la États-Unis, en Russie en Asie et aussi en Europe. branche la plus féconde est l’américaine avec Louis Persinger, un des disciples les plus importants d’Ysaÿe Prenons comme exemple la parution en juillet 2010 chez avec Mathieu Crickboom. Persinger forma notamment Fuga Libera, de l’intégrale des sept concertos de Vieux- Yehudi Menuhin, Ruggiero Ricci, Isaac Stern… temps par sept jeunes artistes brillants, tous passés par la Chapelle Musicale Reine Élisabeth, avec l’Orchestre Le virtuose américain Yoshua Bell, dans une séquence Philharmonique de Liège sous la baguette de Patrick filmée sur YouTube lors de master classes qu’il donnait Davin. au Brésil (à Héliopolis) explique, avant de jouer Souve- nir d’Amérique avec le thème Yankee Doodle, qu’il fut D’origines diverses et variées, les sept jeunes violo- l’élève du violoniste et pédagogue Josef Gingold lui- nistes réunis pour cette intégrale des concertos d’Henri même élève d’Eugène Ysaÿe, qui fut disciple de Henri Vieuxtemps sont placés sous la supervision artistique de Vieuxtemps. leur maître Augustin Dumay. Ce dernier fut élève d’Ar- thur Grumiaux qui bénéficia lui-même des conseils de Dans le but de perpétuer la mémoire du grand violoniste Georges Enesco, disciple de Martin-Pierre Marsick (Ju- et compositeur verviétois Henri Vieuxtemps, il a été ins- pille 1827-Paris 1924) dont Vieuxtemps disait : Je tiens titué, en 1922, sous le Haut patronage de la Reine Élisa- cet artiste pour le premier violon de Paris et de mille beth de Belgique, un concours semi-international de vio- autres lieux. Et dire que c’est un Belge, un liégeois, un lon attribuant un prix dénommé : Prix Henri Vieuxtemps. mien concitoyen ! J’en suis fier ! Voilà une manière de Depuis 1966, le concours a lieu tous les quatre ans. boucler la boucle de l’« École franco-belge » de l’archet qui, à entendre la relève, a encore de beaux jours devant Pour en terminer avec Henri Vieuxtemps, signalons qu’il elle » écrivait le musicologue Nicolas Derny9. avait deux frères : Lucien (Verviers 1828-1901), qui de- vint pianiste, professeur à Bruxelles et Ernest (Bruxelles Henri Vieuxtemps était virtuose avant toute chose, il 1832-1896) violoncelliste qui fit carrière en Angleterre. avait, comme Paganini une technique impressionnante, une précision étonnante, mais, nous dit Agnès Briolle, Évoquons maintenant la personnalité de Georges Krins sa descendante, Vieuxtemps eut la malchance de naître (Paris 1889-Atlantique Nord 15 avril 1912). Né d’un après Paganini et ainsi il ne faisait que renouveler les père belge et d’une mère parisienne, sa famille vint s’ins- prodiges du musicien italien10. taller à Spa en 1895. Georges suivit les cours de l’Acadé- mie de Musique de Spa puis décrocha un Premier Prix de Vieuxtemps a créé une « École de violon ». Deux parti- violon au Conservatoire de Liège. Il partit ensuite à Paris cularités lui sont propres et elles me semblent toujours où il fut engagé au Trianon Lyrique puis à Londres dans d’actualité. La première : le travail du répertoire baroque, l’orchestre de l’hôtel Ritz. Son talent fut très apprécié et chose nouvelle à cette époque. Il pensait qu’il était la il fut pressenti par une société de Liverpool pour devenir base de toute la musique et de la technique. Il enseignait le premier violon de l’orchestre et chef du trio à cordes

9 Nicolas Derny, La jeune garde et le bon Vieuxtemps sur le site resmusica.com en date du 23 décembre 2010. 10 Agnès Briolle, Henri Vieuxtemps (1820-1881) Compositeur Virtuose, Virtuose Compositeur ?, Mémoire de Maîtrise d’Éducation musicale, Université d’Aix-Marseille, département de Musique, 1984, p. 24. 26 Louis Bernard Koch

à Verviers poursuivre sa carrière d’enseignant. Premier violon solo au Théâtre, il dirigea de nombreuses socié- tés musicales, composa des œuvres de musique vocale et pour le violon. Il eut de nombreux élèves qui firent, eux

(1927-1953) aussi, une brillante carrière : Lucien LAMBOTTE Lucien Deuxième directeur du directeur Deuxième Hodimont 1888-Spa 1969 1888-Spa Hodimont

Conservatoire de Luxembourg de Conservatoire – Mathieu Crickboom (Hodimont 1871-Ixelles 1947) suivit également les cours de Louis Kéfer puis obtint son premier prix au Conservatoire de Bruxelles dans la classe d’Eugène Ysaÿe, dont il devint répétiteur. Il fonda un quatuor, apprécié par Vincent d’Indy, qui le fit entrer à la Société nationale de Musique de Paris où il fréquenta Chausson, Fauré, Dukas, Debussy. L’influence de cette « École française » sera très présente dans les œuvres puis de Verviers de puis Verviers 1881-1949 Verviers

Professeur de violon au de Professeur qu’il composa pour violon et piano. Il effectua des tour- Nicolas FAUCONNIER Nicolas

Conservatoire de Luxembourg de Conservatoire nées en France, en Allemagne, en Russie et en Espagne où il assura la direction de l’Académie de Musique de Barcelone et fit de cette ville un centre musical impor- tant, il fonda aussi l’École de Musique de Bilbao et créa un nouveau quatuor avec le violoncelliste Pablo Casals. Il devint ensuite professeur aux Conservatoires de Liège puis de Bruxelles où il eut notamment comme étudiant

(1905-1927) Georges Octors Il est l’auteur d’une méthode de violon Victor VREULS Verviers 1855-1939 Verviers Premier directeur du directeur Premier Professeur de violon de Professeur Alphonse VONCKEN Alphonse qui fut adoptée dans toute la Belgique, à Barcelone, Bil- au Conservatoire de Verviers Conservatoire au Verviers 1876-Bruxelles 1944 1876-Bruxelles Verviers Conservatoire de Luxembourg de Conservatoire bao, Mexico, San-Francisco et à Paris à la Schola Canto- rum établissement privé créé en 1894 à Paris par Vincent d’Indy afin de promouvoir l’étude de la musique gré- gorienne, et donner des cours élémentaires gratuits, des cours du soir et des cours supérieurs payants.

Mathieu Crickboom était un ami intime de Guillaume

Edouard DERU Edouard Lekeu et ils ont échangé une correspondance nombreuse. Violoniste virtuose Violoniste Il fut le dépositaire des manuscrits de ce dernier. Il les Professeur de la reine Elisabeth la Elisabeth reine de Professeur Verviers 1875-San Francisco1928 1875-San Verviers légua au Conservatoire de Verviers en 1947.

– Édouard Deru (Verviers 1875-San Francisco 1928) virtuose et pédagogue, il effectua de brillantes tournées dans le monde, notamment aux États-Unis. Professeur de violon de la Reine Élisabeth, il donna des leçons

Musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné, formés à l’École de Musique de Verviers, élèves d’Alphonse VONCKEN Musiciens verviétois sous le règne de Léopold II ayant enseigné, formés à l’École Musique Verviers, au prince Charles et se produisit en quatuor avec Eu- Albert DUPUIS Mathieu JODIN, Mathieu gène Ysaÿe. En 1928, sa veuve institua un « Concours Mathieu DEBAAR, Mathieu Deuxième directeur du directeur Deuxième Mathieu CRICKOOM, Mathieu

Conservatoire de Verviers de Conservatoire Édouard Deru » qui existe toujours actuellement. Il a lieu tous les 2 ans à Verviers. Son objectif est d’encourager les jeunes violonistes belges des Conservatoires. Guil- du Titanic. Dans l’obscurité et le froid, le 14 avril 1912, laume Apollinaire possédait une photo d’Édouard Deru, il joua avec ses sept collègues sur le pont pendant que à l’époque où il était chroniqueur de la Revue d’Art dra- le bateau coulait et que les passagers embarquaient dans matique et musical vers 1904-1905. les canots de sauvetage évitant ainsi un effet de panique – Victor Vreuls (Verviers 1876-Saint-Josse-ten-Noode trop important. Son corps n’a jamais été retrouvé. Il avait 1944) se perfectionna au Conservatoire de Liège en har- vingt-trois ans. monie, fugue et contrepoint. Il poursuivit ses études à Paris auprès de Vincent d’Indy qui lui proposa ensuite Alphonse Voncken (Verviers 1855-1939) commença d’enseigner à la Schola Cantorum. En 1905, il fut appelé l’étude du solfège et du violon avec des professeurs par- à la direction du Conservatoire de Luxembourg nouvelle- ticuliers à Verviers puis au Conservatoire de Liège où ment créé et fut nommé chef d’orchestre des concerts du il obtint ses diplômes de solfège, clarinette et violon à Conservatoire. Vreuls a laissé opéras (montés au Théâtre l’âge de dix-neuf ans. Il suivit les cours d’Henri Vieux- Royal de la Monnaie), pièces symphoniques, mélodies et temps à Paris en compagnie d’Eugène Ysaÿe puis rentra de la musique de chambre. Il est, avec Joseph Jongen, un Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II 27 des représentants les plus fidèles de l’« École de César d’Escamillo de Carmen de Bizet. Il fut ainsi le premier à Franck » parmi les musiciens belges. chanter le célèbre air du Toréador, aujourd’hui mondia- lement connu. Il joua aussi le rôle de Méphisto de Faust – Mathieu Jodin (Dison 1878-Verviers 1960) étudia le de Gounod, de Figaro de Mozart… Considéré comme violon, l’alto, le basson, l’harmonie et la fugue à l’École un des plus grands artistes lyriques de son temps, il fut de Musique de Verviers. Il devint ingénieur textile, tra- invité en Russie, puis à Londres au Covent Garden et, en vailla aux Établissements Peltzer, mais continua ses acti- 1885, appelé à New-York pour la fondation du Conser- vités musicales et de composition : musique orchestrale, vatoire National de Musique d’Amérique dont il devint instrumentale, vocale et religieuse. le premier directeur. Il fut également Directeur du Chant au Metropolitan Opera de New-York. Revenu à Paris, il – Nicolas Fauconnier (Verviers 1881-1949) décrocha un créa encore le rôle du grand-prêtre de Samson et Dalila Premier Prix de violon, musique de chambre et harmo- de Camille Saint-Saëns, puis se consacra à l’enseigne- nie au Conservatoire de Liège puis se perfectionna avec ment de son art. Il composa des chœurs, des mélodies et Eugène Ysaÿe. Il enseigna au Conservatoire de Luxem- de la musique religieuse. Il mourut à Paris et fut inhumé bourg puis au Conservatoire de Verviers. Il dirigea plu- à Pepinster où une rue porte actuellement son nom. sieurs chorales et fondera un quatuor à cordes. Il laissera aussi quelques compositions. Dans le domaine de la musique religieuse, plusieurs compositeurs verviétois eurent une production impor- – Lucien Lambotte (Hodimont 1888-Spa 1969) poursui- tante comme par exemple le Père Frans Assenmacher vit ses études lui aussi à la Schola Cantorum de Paris (Ahrweiler (Rhénanie) 1866-Heusy 1945) qui fut formé sous la direction de Vincent d’Indy : piano, harmonie, à la musique liturgique durant ses études de Jésuite. Il fugue, contrepoint, composition, orgue, chant grégorien, résida au Collège Saint-François-Xavier durant 49 ans direction d’orchestre. Il eut des contacts avec Paul Dukas et y composa de nombreuses œuvres de musique ins- et Claude Debussy. Il effectua une brillante carrière de trumentale et de musique religieuse encore exécutées pianiste dans toute l’Europe, de chef d’orchestre et de aujourd’hui. Son confrère, le père André Heidet (Alsace compositeur : musique orchestrale, instrumentale, vo- 1856-Heusy 1942), arrivé à Verviers en 1905 composa cale et musique de chambre : son Quintette pour piano lui aussi de la musique religieuse aux accents roman- et cordes fut créé au Grand Palais des Champs Élysées tiques. en 1919. Il succéda à son concitoyen Victor Vreuls à la direction du Conservatoire de Luxembourg, de 1927 à À tous ces musiciens devenus célèbres, il faut ajouter 1953. une foule d’autres qui n’ont pas quitté Verviers et qui ont animé la vie musicale locale, extrêmement riche. – Mathieu Debaar (Cornesse 1895-Verviers 1954) obtint Citons par exemple, Jean-Nicolas Buchet (Limbourg des prix de violon, hautbois, harmonie et musique de 1795-Verviers 1879) qui épousa la nièce de Grégoire chambre et même la Médaille en Vermeil au Conser- Chapuis, organiste à l’église des Carmes, violoncelliste, vatoire de Liège. Il se produisit en quatuor, dirigea des fondateur de la Société Chorale Sainte-Cécile et com- chœurs et des orchestres, enseigna au Conservatoire de positeur, Jean Burnet (Verviers 1854-Spa 1911), flûtiste Verviers et à l’École Normale et composa de nombreuses diplômé du Conservatoire de Liège qui dirigea le Grand œuvres de musique orchestrale, instrumentale et vocale Théâtre après avoir dirigé celui de Montpellier puis de ainsi que des traités d’histoire de la musique. Il est le Liège, Toussaint Bonvoisin et son fils Joseph (Verviers père du comédien André Debaar. 1876-1908), répétiteurs au Théâtre et compositeurs, etc.

Terminons cette longue liste de musiciens de la région * * * de Verviers, instrumentistes et compositeurs par Paul Rouault (Verviers 1899-Heusy 1971) qui devint chef Sous le règne de Léopold II et plus tard, on retrouvera au Grand-Théâtre de Verviers et à Radio Verviers, il est des Verviétois comme premiers directeurs du Conserva- l’auteur d’une centaine de compositions. toire de Luxembourg durant un demi-siècle, à la tête du Conservatoire de New-York à sa fondation, du Conser- Il est un personnage, aujourd’hui, hélas, bien méconnu vatoire de Cambrai, de l’Académie de Musique de Bar- dont je voudrais également vous parler : Jacques Bou- celone, et de Bilbao, comme chefs d’orchestre du Covent hy (Pepinster 1848-Paris 1929). Il commença à chanter Garden de Londres ou comme professeurs à Saint-Pé- à l’église de Pepinster où son curé, décelant des dons, tersbourg, Montréal, Genève, Luxembourg, Paris, Cam- l’incita à poursuivre des études au Conservatoire de bridge (USA), Barcelone, La Haye, etc. On acclamera Liège où il décrocha un Premier Prix de chant. Il partit comme solistes de niveau international des musiciens à Paris où il obtint, au Conservatoire, les prix de chant, verviétois à la cour impériale de Russie, dans les palais opéra et opéra-comique, après seulement un an de cours. du Sultan de Constantinople, dans la plupart de grandes Il créa plusieurs rôles à l’Opéra-Comique, dont celui villes européennes dont Saint-Pétersbourg, Berlin, Pa- 28 Louis Bernard Koch

ris… et américaines : New-York, Mexico, Montréal… et Briolle, Agnès, Henri Vieuxtemps (1820-1881) beaucoup d’autres. Compositeur Virtuose, Virtuose Compositeur ?, Mé- moire de Maîtrise d’Éducation musicale, Université Nous l’avons vu, le rayonnement international des musi- d’Aix-Marseille, département de Musique, 1984. ciens de la région verviétoise aux xixe et xxe siècles est Cardol, Georges, Cent ans d’art lyrique à Verviers, tout-à-fait unique au monde et extraordinaire pour une Verviers, La Dérive, 1992. ville et un arrondissement de taille modeste, situé à Cardol, Georges et Lemaire, Jean-Marie, Composi- l’écart des grandes métropoles culturelles, mais relié à teurs au pays de Verviers, Verviers, Nostalgia, 1997. elles par le chemin de fer dès 1843. Célébration du Centenaire de Henri Vieuxtemps, Ville de Verviers, 1920. Je laisserai le mot de la fin à Henri Vieuxtemps qui Centenaire de la naissance d’Eugène Ysaye, Conser- écrivait, le 30 décembre 1879 d’Alger à son ami Jean- vatoire Royal de Musique de Liège, 1958. Théodore Radoux : Notre pays est décidément voué au Centenaire du Collège Saint-François-Xavier de violoniste. Il en pousse comme des champignons… Il se Verviers, 1855-1955. réjouissait de constater, à Berlin, le succès complet sur Chariot, Constantin, Communication sur les séjours toute la ligne de l’École belge, il enchaînait ensuite : d’Eugène Ysaye à Nancy, Université de Nancy, 6 fé- Tant mieux et surtout qu’ils poursuivent…11. vrier 2004. Contini, Éric, Une ville et sa musique, les concerts Je pense qu’aujourd’hui, le vœu de Vieuxtemps a été du Conservatoire Royal de Musique de Liège de 1827 largement exaucé, lorsque l’on regarde la vitalité de la à 1914, Liège, Mardaga, 1990. vie musicale à Verviers, la qualité des cours dispensés Cornaz, Marie, Henry Vieuxtemps. Sur les traces par le Conservatoire, les concerts de la Société royale d’un jeune violoniste virtuose, in In Monte Artium, l’Émulation et du Dimanche Matin, et le rayonnement de 1/2008, Bruxelles, Royal Library of . bon nombre de nos concitoyens qui continuent, comme Crickboom, Mathieu, Le violon théorique et pra- virtuoses et pédagogues, de porter, dans le monde, le tique, Bruxelles, Schott Frères, s.d. renom musical exceptionnel de notre bonne ville. Nous Cuthberthadden, J., Modern musicians, a book for pouvons en être fiers ! players, singers and listeners, Teddington, Wildhern Press, 2008. ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES Ginsburg, L., « Vieuxtemps », édité par le Dr Herbert Sources d’archives R. Axelrod, Paganini publication. 1920. Archives du Conservatoire de Verviers. Ginsburg, L., Vieuxtemps, Edited by Dr. Herbert R. Classeur « Biographies ». Axelrod, Neptune City, New Jersey, Paganniana Pu- Michel, René, Secrétaire honoraire du Conserva- blications, 1984. toire, Manuscrits biographiques inédits, s.d. In Memoriam du 1er récital de son arrière-petite-fille Archives de la Société Royale d’Émulation de Verviers. Mademoiselle Jeannine Vieuxtemps, Henri Vieux- Archives de Paris en ligne, acte n°446, dressé le 21 mars temps, illustre violoniste verviétois, Verviers, Société 1889. Royale d’Harmonie, 1947. Kufferath, Maurice, Henri Vieuxtemps, sa vie et son Sources imprimées œuvre, Bruxelles, Vve J. Rosez, 1882. Journaux et périodiques Lejeune, Rita et Stiennon, Jacques (dir.), La Wallo- Le Jour, Verviers, 27-01-2006, 24-04-2006. nie, le Pays et les Hommes, tome III, Bruxelles, La Verviers Chronique, Verviers, 19-07-1913, 30-08- Renaissance du Livre, 1979. 1913, 25-10-1913. Lekeu, Guillaume, Correspondance, publiée par Luc Fondation Eugène Ysaÿe, bulletin no 29, 01-1971. Verdebout, Liège, Mardaga, 1993. Le Farfadet, Verviers, 12-1912. Monfort, Franz, Henry Vieuxtemps, notice biogra- Le Soir, Bruxelles, 04-04-1937. phique, s.l.n.d. Prevot, Céline, Henri Vieuxtemps, CeFEdeM Île-de- Travaux France, 2004. Benoit-Jeannin, Maxime, Eugène Ysaÿe : Le Sacre Programme de la célébration du 50e anniversaire de du Violon, Bruxelles, Le Cri, 2001. la fondation du Conservatoire de Verviers, septembre Bergmans, Paul, Les Grands Belges, Henry Vieux- 1923. temps, Turnhout, Brepols, 1920. Quitin, José, Eugène Ysaye, Étude biographique et Bouckaert, Thierry, Le rêve d’Élisabeth : 50 ans de critique, Bruxelles, Bosworth, 1938. Concours Reine Élisabeth, Bruxelles, Éditions Com- Quitin, José, L’École liégeoise de violon et son plexe, 2001. rayonnement international, tableau, Liège, s.d.

11 Jean-Théodore Radoux, Vieuxtemps, sa vie, ses œuvres, Liége, Aug. Bénard, 2e éd., s.d., pp. 195-196. Musiciens et compositeurs de la région verviétoise au temps de Léopold II 29

Radoux, Jean-Théodore, Notice sur Henri Vieux- Verbeek, Bénédicte, Henri Vieuxtemps et la musique temps, Bruxelles, Académie Royale des Sciences, de chambre, Petit aperçu de la musique de chambre des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 1891. au xixe siècle à travers les activités de chambriste Radoux, Jean-Théodore, Vieuxtemps, sa vie, ses d’Henri Vieuxtemps, Mémoire de Licence en Histoire œuvres, 2e éd., Liége, Aug. Bénard, s.d. de l’Art et Archéologie, U.L.B., Bruxelles, 1997. Reiffenberg, Frédéric Auguste Ferdinand Thomas Verdebout, Luc, Correspondance, Guillaume Lekeu, de, L’Hermite en Belgique, par une société de gens introduction, chronologie et catalogue des œuvres, de lettres, tome I, Bruxelles, Galaud, 1827. Liège, Mardaga, 1993 ieuxtemps Remember, Nos anciens : Henri Vieuxtemps, violo- V , Françoise, Chronologie de la vie artis- niste, in Verviers-Chronique, Verviers, s.d. tique de Henri Vieuxtemps, Mémoire de Bibliothé- caire-documentaliste, E.P.L., Liège, 1988. Renier, Jean-Simon, L’enfance de Vieuxtemps, Liége, Vieuxtemps, Henri, Autobiographie, in Kufferath, Carmanne, 1867 Maurice, Henri Vieuxtemps, sa vie et son œuvre, Renson, André, Une région un siècle, Verviers, Nos- Bruxelles, Vve J. Rosez, 1882. talgia, 1999. Stembert, Pierre, L’Alphabet verviétois, Limbourg, Internet Hexachordos, 1992. Delaunoy, Philippe et Willame, Jean-Francois, Stengel, Roger, Lekeu, Gilly, Éditions de la Nou- Mr Georges Alexandre Krins, http://www.encyclope- velle Revue, 1944. dia-titanica.org/titanic-victim/georges-krins.html Stockhem, Michel, Eugène Ysaÿe et la musique de Derny, Nicolas, La jeune garde et le bon Vieuxtemps, chambre, Liège, Mardaga, 1990. http://www.resmusica.com/2010/12/23/la-jeune- Systermans, Georges, Henry Vieuxtemps d’après une garde-et-le-bon-vieuxtemps correspondance inédite, extrait de la Revue Générale Joshua Bell - Yankee Doodle, http://www.youtube. Juillet-Août 1920, Bruxelles, Dewit, 1920 com/watch?v=1WMa0J1oU_E Un grand musicien belge méconnu : Albert Dupuis, Onkelinx, Jean-Marc, Victor Vreuls, http://jmomu- Verviers, 1966. sique.skynetblogs.be/archive/2011/06/20/victor- Un grand Verviétois, Henry Vieuxtemps, s.l.n.d. vreuls.html

Journée de l’Histoire 2012 de la Société verviétoise d’Archéologie et d’Histoire, 31-34

DEUX VERVIETOIS PARMI LES PIONNIERS BELGES AU CONGO

Léon Nyssen

On ne peut prononcer le nom de Léopold II sans qu’un autre expédition fut décimée par la maladie. Ceci ex- mot ne vienne immédiatement à l’esprit : Congo ! À plique pourquoi le Congo restera très largement inconnu défaut de pouvoir faire revivre en 20 ou 25 minutes tous pendant plusieurs décennies. Livingstone fut le premier à les Verviétois qui servirent le Souverain, j’ai choisi d’en traverser l’Afrique de part en part entre 1854 et 1856. En retenir deux qui présentent la particularité d’être frères 1871, Stanley est envoyé à la recherche de Livingstone et pour l’aîné d’avoir été – à ma connaissance – le tout dont on était sans nouvelles depuis longtemps. L’année premier Verviétois a répondre à l’appel de Léopold II. Il suivante un jeune officier de la Royal Navy, Cameron, s’agit des frères Robert et Fernand Demeuse. traversa à son tour l’Afrique d’Est en Ouest et rapporta que selon les indigènes le Lualaba et le Congo n’étaient Au sens strict, les frères Demeuse ne sont pas des « pion- qu’un seul et même fleuve le changement de nom inter- niers du Congo » car en 1930, lors de la commémora- venant à hauteur de ce que l’on appellera plus tard les tion des 100 ans d’existence de la Belgique, les anciens Stanley Falls (Stanleyville, Kisangani). d’Afrique décidèrent de réserver ce terme à ceux qui avaient œuvré au Congo au temps de Léopold II – c’est- En vue de vérifier cette hypothèse Stanley reprit le che- à-dire avant la reprise du Congo par la Belgique le min de l’Afrique en 1874. 999 jours après avoir mis pied 20 août 1908 – y avaient perdu la vie et y étaient enter- sur le sol africain à Bagamoyo il atteignit à son tour Isan- rés. Les frères Demeuse ne remplissent qu’une seule de ghila puis Matadi sur la côte ouest. Léopold II réussit à ces trois conditions, la première. Aussi, si je les ai mal- s’attacher les services de Stanley. gré tout désignés comme tels c’est pour avoir retenu le mot « pionnier » dans son sens courant : celui qui est Résolu à établir une série de stations hospitalières entre parmi les premiers à se lancer dans un entreprise, celui Zanzibar et le lac Tanganyka Léopold II fut à l’origine qui ouvre la voie. Ce qui est bien le cas des Demeuse. Je de cinq expéditions belges qui s’y employèrent. L’expé- tiens à apporter cette précision pour rencontrer les objec- dition Crespel-Cambier fut la première en 1877. Crespel tions que pourraient me faire les spécialistes de l’histoire étant décédé Cambier reprit le flambeau et fonda la sta- congolaise ! tion de Karema sur le lac Tanganyka. En 1879, partant lui aussi de Zanzibar, Popelin rejoignit Cambier à Ka- Avant toute chose, il convient de rappeler la signification rema en passant par Tabora. Quoique Stanley ait révélé que l’on donnait au mot Congo à la fin duxix e siècle : on que la pénétration en Afrique Centrale était possible par entendait alors par là toute la partie de l’Afrique com- la côte occidentale une 3e expédition fut confiée au capi- prise entre le Soudan au nord et le bassin du Zambèze taine du génie Ramaekers. Il y sera revenu. au sud, d’une part, et entre l’Océan Indien et l’Océan Atlantique, d’autre part. * * *

Si au début du xixe siècle le littoral africain était connu, L’aîné des deux frères Demeuse, Robert, est né à Ver- il n’en était pas de même de l’intérieur du continent. Il viers, rue du Moulin 14, le 3 septembre 1852. Il était ne fit l’objet que de peu d’explorations celles-ci étant le fils de Martin Modeste Demeuse, 34 ans, huissier de alors le fait de sociétés de géographie britanniques et justice, et de Marie Anne Françoise Thérèse Lemaire, allemandes qui s’intéressaient principalement à la côte 25 ans, sans profession. orientale de l’Afrique et au cours du Nil. Cependant, une tentative vit le jour en 1816 : la capitaine anglais Tuc- Issu d’une famille aisée, Robert Demeuse, loin d’être key tenta de remonter le cours du fleuve Congo avec un une tête brûlée mais passionné par les voyages obtient de voilier qui fut stoppé devant les chutes d’Isanghila. Une ses parents de pouvoir parcourir l’Afrique du Nord alors 32 Léon Nyssen qu’il a à peine un peu plus de 20 ans. En Algérie et en Tu- À ce moment il n’a que 29 ans. Son séjour en Afrique nisie il se livre à ses occupations favorites : le dessin et la Centrale n’aura guère dépassé quelques mois. Je n’ai pas photographie, tout en écrivant des articles sur la chasse, réussi à retrouver trace de lui après son retour en Europe la pêche et les randonnées en forêt. Rentré au pays, en si ce ne sont des photos et divers articles publiés en 1890 1875, il est engagé dans la Section de la photographie et 1894 à Bruxelles. Selon une source non confirmée il de l’Institut Cartographique Militaire, plus tard Institut se serait alors engagé au service de la compagnie exploi- Géographique Militaire et actuellement Institut Géogra- tant le canal de Panama. Il y aurait perdu la vie et serait phique National. La qualité de son travail lui vaut d’être enterré là-bas, mais, je le répète, je n’ai pas réussi à en remarqué par le capitaine du génie Ramaekers. Celui-ci obtenir la preuve. lui propose à Demeuse de faire partie de la 3e mission d’exploration en Afrique Centrale dont Léopold II, lui a Certes, Robert Demeuse n’a eu ni une longue ni une bril- lante carrière africaine, aussi ne l’ai-je retenu que pour confié le commandement. L’objectif est – après avoir re- la raison déjà dite qu’il est le premier Verviétois à s’être joint la côte orientale de l’Afrique par bateau – de rallier laissé tenter par l’Afrique. Karema, sur le lac Tanganyka, afin d’y assurer la relève du lieutenant Cambier, fondateur de la station, venu avec * * * la 1re expédition en 1877. Robert Demeuse accepte avec enthousiasme. Il faut croire que le virus de l’aventure avait frappé la famille Demeuse car le frère de Robert, Fernand De- À cette époque il n’existait aucune liaison maritime ré- meuse, de onze ans son cadet, s’embarque à son tour gulière entre la Belgique et le Congo. L’expédition gagna pour l’Afrique. Il naquit à Verviers, au 13 de la rue David l’Italie pour s’embarquer à Brindisi le 7 juin 1880 à des- (actuelle rue Defays), le 22 septembre 1863, fils – évi- tination de Zanzibar. En effet, ce n’est que plus tard que demment – des mêmes Modeste Demeuse (45 ans) et ceux qui se destinaient au Congo s’y rendirent par la côte Thérèse Lemaire (36 ans). ouest bien que Stanley eut démontré dès 1877 qu’il était plus aisé de pénétrer au cœur de l’Afrique en utilisant la Il est un des rares anciens du Congo de Verviers pour le- grande voie fluviale qu’était le fleuve Congo dont il ve- quel je dispose d’une photo prise à Boma début juin 1887 nait de reconnaître la totalité du cours. Dès le départ du alors qu’il a 23 ans. Licencié en sciences naturelles de navire, Robert Demeuse se révèle être un boute-en-train l’Université de Liège, Fernand Demeuse manifeste très jamais à court de facéties pour entretenir le moral de ses tôt le souci de se perfectionner par l’étude et les voyages. compagnons. L’expédition débarque dans la grande île Aussi lorsque le savant botaniste Auguste Linden chargé africaine le 30 juin. d’une mission scientifique au Congo propose à Demeuse de l’accompagner en qualité de préparateur, celui-ci ac- Le 15 juillet 1880, après avoir recruté 200 porteurs et cepte immédiatement. Partis d’Anvers le 17 avril 1886, hommes d’escorte armés à Zanzibar, les Belges gagnent les deux hommes débarquent trois semaines plus tard à Bagamoyo, sur le continent. Une semaine plus tard, la Loango, dans une région – le Kouilou-Niari – qui, un an longue colonne se met en route par Condoa, Mpwapwa plus tard, sera reconnue à la France. Linden et Demeuse et Kongo en direction de Tabora, premier objectif avant entament immédiatement l’exploration du point de vue Karema. Dès le départ la progression est lente et pénible botanique, zoologique et ethnographique du Kouilou- Niari, puis du Mayumbe et du Bas-Congo. le long des pistes coupées de montagnes et de marais. La chaleur est suffocante. En forêt dense le taux d’humidité Alors qu’ils atteignent la rive du Stanley Pool, une atteint 95 %. épidémie de variole décime la caravane. Les hommes qui échappent à la maladie, pris de panique, désertent, Si en de rares occasions la colonne parvient à parcourir contraignant Linden et Demeuse à rentrer en Belgique 20 km en 5 heures, à d’autres moments la progression en janvier 1887. Ils n’en rapportent pas moins une riche en 24 h atteint à peine 4 km. Demeuse n’en continue pas moisson de spécimens zoologiques et botaniques. moins à égayer la troupe et à exercer ses nombreux ta- lents de charpentier, forgeron, tailleur, tout en prenant de Le 8 mai 1887, Fernand Demeuse s’embarque une deu- nombreuses photographies. Mais le climat malsain allait xième fois pour le Congo, pour le compte, cette fois, de avoir raison de lui. La fièvre frappe Demeuse. Jour après la Compagnie du Congo pour le Commerce et l’Indus- jour son état s’aggrave. Alors que l’expédition a déjà trie. Le navire aurait dû appareiller la veille, mais Léo- parcouru plus de 200 km sur les 750 que compte le trajet pold II, qui était superstitieux, s’y était opposé : c’était jusqu’à Tabora et les 1.100 jusqu’à Karema, Demeuse un vendredi ! C’est du moins ce que rapporte René Jules finit par se laisser convaincre de renoncer. Il fait demi- Cornet, le très sérieux auteur de « La Bataille du rail ». tour peu après Condoa et regagne Bagamoyo et Zanzibar Malheureusement, vérification faite, le 8 mai 1887 était puis l’Europe où il ne débarque qu’en décembre 1881. un dimanche et par conséquent, la veille un samedi... Deux vervietois parmi les pionniers belges au Congo 33

L’anecdote est jolie, mais elle est inexacte. À moins qu’il nos deux hommes expédient vers la Belgique plusieurs n’y ait eu erreur de date... caisses d’échantillons de toutes sortes et de nombreuses photographies prises par le Verviétois. Ce bateau, le Vlaanderen, transporte le plus important contingent de Belges ayant jamais pris le départ en- Le 1er novembre 1888, Delcommune et Demeuse re- semble : ils sont 50 et pas n’importe lesquels : le gouver- partent une nouvelle fois avec le Roi des Belges. Ils neur général Janssen, le capitaine Albert Thys sans lequel atteignent les Stanley Falls – plus tard Stanleyville et le chemin de fer du Bas-Congo n’aurait jamais existé, aujourd’hui Kisangani – où ils sont reçus en grande le lieutenant Cambier, de la première expédition belge pompe par le wali, Tippo Tip, le gouverneur arabe du que Ramaekers à relevé à Karema en décembre 1880, le lieu. Ils effectuent alors en un temps record un périple lieutenant Jacques – plus tard Jacques de Dixmude – une de 9.000 km qui va leur faire découvrir le lac Tumba, équipe d’ingénieurs qui viennent étudier sur le terrain le Ruki, le Lulonga, l’Itimbiri, l’Aruwimi et le Loma- le tracé du futur chemin de fer de 400 km devant relier mi. Ils ont à nouveau à Léopoldville le 15 mars 1889. Matadi à Léopoldville (Kinshasa) et bien d’autres parmi Ils ramènent de leurs expéditions une énorme somme lesquels 6 mécaniciens et monteurs chargés d’assembler de connaissances scientifiques et géographiques sur le à Léopoldville les pièces du steamer – comme on disait réseau fluvial du bassin du Congo ainsi que sur les possi- alors des bateaux à vapeur destinés à la navigation inté- bilités du commerce dans des contrées jusqu’alors quasi rieure – Roi des Belges. À l’escale de Madère le groupe inconnues. D’autres caisses d’échantillons et d’autres est rejoint par Alexandre Delcommune dont le nom est photographies prennent le chemin de la Belgique. Del- inséparable de l’histoire du Congo. Lui aussi est au ser- commune et Demeuse regagnent à leur tour le pays en vice de la Compagnie du Congo pour le Commerce et juillet 1889. l’Industrie mais en qualité de chef d’une expédition ve- nant s’informer des possibilités commerciales qu’offre le Au cours de ces expéditions Demeuse fut le premier à Haut-Congo, c’est-à-dire la partie du fleuve en amont de recueillir une documentation sérieuse sur les copayers : Léopoldville. Demeuse est son adjoint. arbres résineux de grande taille (15, 20 et parfois 30 m) dont on extrait le copahu, résine utilisée en chimie, prin- Le débarquement s’effectue à Boma le 3 juin. Une se- cipalement pour la fabrication de vernis, et en pharmacie maine plus tard Delcommune charge Demeuse – dont (on en tire notamment une huile essentielle). Le bois de il a immédiatement détecté les qualités de débrouillar- ces arbres appelé bubinga étant fort apprécié parmi les dise – d’ouvrir la marche sur l’itinéraire vers le Stanley bois exotiques. La plus importante espèce des copayers Pool. Les porteurs suivent. Delcommune vient en queue fut baptisée de son nom scientifiqueCopaifera demeusei. et n’arrivera à Léopoldville que le 2 juillet. Le 15 juillet On rencontre les copayers aux abords des cours d’eau et les deux Belges redescendent jusqu’à Manianga où le dans les forêts marécageuses du bassin central du Congo. steamer, en pièces détachées, a été acheminé entretemps. Actuellement il est principalement exploité au Brésil. Il Le transport des lourdes charges jusqu’à Léopoldville, existe sur Internet une imposante littérature sur le Copai- au prix de difficultés inouïes, débute le 9 septembre. Il fera demeusei. demandera cinq semaines à 2.000 porteurs. Certains élé- ments du Roi des Belges, l’un de 1.500 kg, quatre autres Mais Demeuse n’en reste pas là. Le 3 août 1890, il repart de 3.500 kg feront le voyage sur d’imposants chariots. une troisième fois pour le Congo pour le compte de la Après 5 mois de dur labeur, le remontage du Roi des Compagnie des Produits du Congo cette fois. ll parcourt Belges est terminé. alors en pirogue les rives du lac Léopold II et remonte une nouvelle fois le Lukenie à bord d’un steamer com- Après un essai sur le Stanley Pool, le 17 mars 1888, Del- mandé par Cloetens, un agent de la Société Anonyme commune et Demeuse se lancent vers le Haut-Fleuve. Belge pour le Commerce sur le Haut-Congo. Au village Au cours de ce périple, Delcommune tombe malade. De- de Bakolaï ils sont attaqués à coups de flèches. Le com- meuse le soigne avec dévouement et compétence. Pen- pagnon de Demeuse est atteint sous l’omoplate gauche dant la période d’incapacité du chef de l’expédition, De- par une flèche qui lui traverse le corps de part en part meuse effectue seul des randonnées en forêt. À plusieurs passant à quelques millimètres du cœur, entraînant une reprises des indigènes l’attaquent mais il réussit chaque grave hémorragie. Demeuse se mue une fois encore en fois à se tirer d’affaire. Fin août, les deux hommes sont infirmier, retire la flèche, arrête l’hémorragie et prenant de retour à Léopoldville. le commandement du steamer ramène le blessé à Léo- poldville où ils arrivent 5 jours plus tard. Grâce aux soins Ils ont exploré le Kwa, le Fimi, le lac Léopold II (au- de Demeuse un médecin réussira à sauver la vie de Cloe- jourd’hui lac Maï-Ndombe), le Lukenie, le Kasaï, le San- tens. kuru et ses affluents, atteint Lusambo pour suivre ensuite le Lubefu, le Kwango et le Kwilu jusqu’à Djuma, soit un En 1892, lors d’une nouvelle exploration, en compa- parcours de plus de 3.000 km. Revenus à Léopoldville gnie de l’agent consulaire des États-Unis Mohun – la 34 Léon Nyssen

4e – Fernand Demeuse sillonne le Lukenie qu’il connaît titulaire étant tombé malade – un certain Joseph Conrad, bien. Il regagne définitivement l’Europe en août 1893. l’écrivain bien connu, qui tira de sa très brève expé- Des milliers d’échantillons recueillis par Demeuse sont rience, véritablement cauchemardesque, le livre fameux parvenus en Belgique. Plus de 400 de ses photos seront Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres) qui inspira exposées au Cercle Artistique à Bruxelles. On en perdra bien plus tard le cinéaste américain Francis Coppola malheureusement la trace par la suite. Il fut aussi l’auteur pour son film Apocalypse now. Une violente dysenterie de plusieurs articles parus dans le périodique Le Congo justifiera le rapatriement de Conrad à la fin de la même Illustré en 1894. année lui évitant ainsi de nouveaux heurts avec le direc- teur de la société où il avait été engagé et qui n’était autre La même année s’est ouverte à Anvers une exposition que Camille Delcommune, le frère d’Alexandre, direc- universelle. À cette occasion un détachement de la Force teur d’une autorité et d’une fermeté rares. publique congolaise a été invité en Belgique. Léopold II charge Fernand Demeuse d’organiser les loisirs des sol- Il y eu aussi un steamer – à hélice – chose plutôt rare à dats noirs. Celui-ci n’hésite pas à les faire assister à une l’époque – baptisé Ville de Verviers. C’était un modeste représentation de ballet de l’Américaine Loïe Fuller. bateau d’une quinzaine de mètres de long, non ponté. Surnommée par le public la « Fée Lumière », elle inau- Son existence est attestée à de nombreuses reprises : gure la danse moderne en associant d’immenses mouve- en octobre 1890 il est signalé à Léopoldville et à Lu- ments de voiles de soie à des jeux de lumières colorées, sambo ; en novembre 1891 à Pania et sur le Sankuru, en faisant d’elle l’une des plus grandes artistes de la scène février 1892 il fait escale à Lusambo, en mai, il s’amarre à la veille de la Belle Époque, admirée notamment par à Léopoldville, en juin – toujours de la même année – il Rodin, Toulouse-Lautrec, les Curie, Mallarmé... effectue le trajet d’Équateurville (plus tard Coquilhat- ville et aujourd’hui Mbangata) à Zongo, le 3 mars 1895 Devenu docteur en sciences naturelles, Fernand De- il est à quai à Léopoldville. Fin 1896, il assure – comme meuse, meurt à Bruxelles le 28 avril 1915, à l’âge de beaucoup d’autres – le service postal. Le vaillant petit 51 ans, après avoir séjourné plus de trois ans au Congo. bateau avait en fait parcouru la totalité du bassin navi- Il avait épousé Marie Muzet de qui il eut une fille pré- gable du Congo en aval des Stanley Falls. nommée Winnie. Selon certaine source il aurait disparu dans les rapides Comme on vient de le voir, Fernand Demeuse fut non du Stanley Pool le 30 avril 1895. Dès lors, comment seulement explorateur mais également botaniste, miné- pouvait-il alors encore être signalé en 1896 ? Selon une ralogiste, géologue et ethnographe, commerçant, photo- autre information – plus crédible – il aurait été déclaré graphe, meneur d’hommes... et infirmier. perdu corps et biens en 1911, sans précision quant à la date exacte, le lieu et les circonstances de sa disparition. Le Musée du Congo à Tervueren – aujourd’hui Musée Le nom de Ville de Verviers aurait-il été porté par deux Royal de l’Afrique centrale – recueillit de nombreux bateaux différents ? Je n’en sais hélas pas plus. documents, notes et rapports établis par lui, ainsi que des feuilles volantes consacrées à divers thèmes : les croco- * * * diles, les mœurs et coutumes des Tumba, les procédés de taxidermie, un remède contre la fièvre intermittente, etc. Ici s’achève le rappel de deux Verviétois qui furent parmi les premiers à servir Léopold II au Congo. Leur souvenir * * * s’est hélas complètement perdu dans leur ville natale.

Il a été plusieurs fois question du steamer Roi des Belges. Voici une précision le concernant : du 6 au 24 septembre 1890, il aura pour capitaine intérimaire – le NB : Ce texte était illustré par 24 diapositives.

Avec le soutien de la Province de Liège – Service Culture et de la Ville de Verviers.