MAISONS DE SOCIÉTÉ

t

\ JACQUES ROBERTI

DU MEME AUTEUR MAISONS DE SOCIÉTÉ EN PRÉPARATION : CHOSES VUES Le Chanteur des Hospices (roman).

Heureux si ses discours, craints du chaste lecteur Ne se sentaient des lieux que fréquentait l'auteur.

B o il e a u .

PARIS ARTHÈME FAYARD ET Ci0, EDITEURS 18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD, 18-20 MAISONS DE SOCIÉTÉ

i

LE GUIDE ROSE OU LE BILAN DE NOS JOIES

Les honnêtes Bottins ne contenant pas les adresses des lupanars officiels, un certain M. P o g g ia l e eut l’ingénieuse idée, en 1892, d’éditer l’annuaire des maisons de tolérance. C’était une petite brochure de quatre-vingt- quatre pages dont la couverture bleue s’ornait de ce titre charmant :

V INDICATEUR DES ADRESSES DES MAISONS DE SOCIÉTÉ fDITES DE TOLÉRANCE) DE , ALGÉRIE ET TUNISIE ET DES PRINCIPALES VILLES DE SUISSE, BELGIQUE, HOLLANDE ET ESPAGNE ANNÉE 1892-93 Copyright by A. FAYARD et Cie, 1927. P rix : 5 F rancs 5 0 Tous droits de traduction, adaptation, reproduction réservés pour tous pays ÉDITEUR : y compris la Russie. J. POGGIALE, 22, Rue Milton — 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 7 Maisons de société... J. P o g g ia l e , qui fit la fortune de cet euphémisme, a droit à l’éter­ sans mélancolie d’imaginer que se jouent entre nelle reconnaissance des commerçants de nos ses murailles d’obscures tragédies. L’Adminis­ rues chaudes. Tant de termes vulgaires et bas trateur intègre — M. le Maire ou M. le Préfet discréditaient leur négoce qu’ils furent fiers — qui l’a dotée d’une sorte de charte et de ses de proclamer : « Nous tenons des maisons de tenanciers a fait des prébendiers de l’Etat, peut société. » dormir la conscience tranquille. « Le distingué Ces mots bénins n’évoquent-ils pas de blan­ maître de la maison officielle de la République » ches demeures ornées de frais jardins où, sous (c’est le titre dont un journaliste, dans une les tonnelles arrondies, les chansons et les verres grande ville du centre, honorait le préfet) me s’entre-choquent? Maisons de société... Familiales disait, dans son bureau d’or et d’acajou : « Que soirées égayées par les grasses plaisanteries des diable! nous ne sommes pas en Russie! Il n’y a commis voyageurs, monologues grivois, saute­ pas de Maslowas dans nos... » ries... Ces sereines paroles, tombées d’une bouche Au reste, la plupart de nos romanciers n’ont- gouvernementale, nous rassurent. Elles confir­ ils pas, de concert avec J. P o g g ia l e , paré la ment avec éclat la thèse de J. Poggiale : « Les maison close de couleurs de pastel? Derniers maisons publiques, en France, sont des maisons salons où l’on cause enocre à minuit, dans la de société. » ville endormie... Filles gavées de bonne chair, Je m’efforcerai donc d’adopter le mode badin dorlotées, choyées par le brave patron et la qui convient au sujet dont j’ai entrepris l’étude douce patronne! Et comme ces attendrissants et de garder, tout au long, l’aimable scepticisme tableaux sont véridiques! Mon ami, M. Léon, des épicuriens du Café du Commerce. J’emploie­ maître et seigneur du Grand 5 de la rue des rai les termes consacrés : « Mme Tellier, M. Phi­ Trois-Têtes, à Mâcon, me confiait, un matin que libert... les maisons d’illusions... les bonnes je l’accompagnais au marché : « Moi, je les nour­ filleà... » et si une soudaine mélancolie m’incite ris bien... Je ne regarde pas à la dépense. » Et à transposer le ton de mon récit, le lecteur vou­ il entrait à la boucherie chevaline : « Six dra bien me pardonner mes fautes de goût et biftecks! Pas trop gros et dans le faux-filet! » mes erreurs sentimentales. Tout au moins il Puis, chez le boucher cossu, qui, à ses crocs, m’accordera des circonstances atténuantes, suspend les bœufs et les moutons égorgés, il quand il saura que je n’ai imaginé aucune des commandait un épais et large bifteck de filet. histoires racontées dans ce livre : elles sont tou­ Celui-là était pour lui. tes vraies, d’une absolue vérité. Et qu’on ne me Qu’importe donc que la maison de joie, la dise pas que j’ai cherché à déguiser les noms maison hospitalière, la maison de société, ne soit de mes héros comiques, infâmes ou douloureux : au fond d’une ruelle diffamée, qu’une masure à ils ont perdu leurs noms, ils sont retourné aux la porte bardée de fer, aux volets rivés par des âges primitifs où — l’état civil n’étant pas in­ chaînes de galériens? Il serait malséant et con­ venté — les sobriquets servaient à différencier traire aux traditions d’une race spirituelle et les individus. De même qu’on disait : « Pierre le Rouge ou Jean le Bègue », on dit aujourd’hui; 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ s» « le Rabouin, Henri les Yeux Bleus et Georges cialement à votre usage par notre service juri­ l’incendié. » dique (pages roses). » M’étant excusé auprès de mes lecteurs, je n’au­ rai point le même scrupule envers les tricolores écharpes qui ceignent les vertueuses poitrines de nos maires, les bicornes argentés qui coiffent GUIDE ROSE les têtes géniales de nos préfets. Bourgmestres et chambellans, qui tolèrent les maisons closes, de­ vront bien tolérer mes récits. ANNUAIRE-IA D1CATEUR * ** Des Maisons et Salons de Société Comme tous les précurseurs, J. Poggiale fut Maisons de Massage persécuté. La Préfecture de police lui interdit d’exposer son annuaire dans les kiosques à jour­ et de Rendez-Vous naux et aux devantures des libraires. Puis il fut DE imité, plagié. Le Guide Gervais, l’Annuaire Co- roenne virent le jour. Mais en 1922, le Guide Rose, Paris — Province — C olonies luxueusement édité par « l’Office général du Commerce », triompha de tous ses rivaux et et des P rincipales V illes Étrangères devint l’annuaire officiel. Ce guide des voluptés vénales est relié en cha­ Le plus complet grin. Faut-il voir là un mystique avertissement ou le désir de « faire riche » ? Sur la fausse cou­ et le plus exact a ce jour verture, un Amour, enguirlandé de roses pom­ @ 0 pons, soulève un rideau de pourpre. Soulevons O à notre tour le rideau ou plutôt la première page. O 19 2 5 La préface est dédiée à « Messieurs les Pro­ © 0 0 § ÿ priétaires » : « Sous une présentation pratique et soignée, Ouvrage déposé — G. T. C. Seine N° 216.667 annonce la Direction du Guide Rose, nous avons cherché à réunir dans cet indicateur, que nous considérons comme votre annuaire, tous les ren­ Ce Guide ne doit pas être exposé seignements pouvant vous être utiles pour l’ex­ publiquement ni vendu. ploitation de vos établissements. « Vous y trouverez, en dehors de la liste des Salons et Maisons de Société, établis avec le plus La liste —- le palmarès, pourrait-on dire — grand souci d’exactitude, une notice rédigée spé­ comprend plus de cent pages. Paris, comme il 10 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ l î sied trône à la place d’honneur. Les lustres de mentées, ainsi que leurs dignes époux, procla­ deux cent trois salons de rendez-vous, les giran­ maient fièrement du nord au sud et de l’est à doles de vingt-huit maisons de société lui font l’ouest leurs noms patronymiques. Adélaïde mériter à bon droit le nom de Ville Lumière. Bahnefrezoi qui « teniez » le Grand 5 à Béziers, Mais si le neuvième arrondissement, privilégié veuve Biendiné, qui faisiez les belles nuits de entre tous, est fleuronné de cinquante-sept sa­ Beauvais, Miette Dévoué qui, de votre lanterne lons, le septième, le douzième et le vingtième rouge, éclairiez la rue des Peigneurs à Clermont- sont totalement déshérités. Nous attirons l’atten­ Ferrand, et vous, Bourrichon Joseph, qui main­ tion de nos édiles sur ces regrettables lacunes. teniez à Lyon les traditions hospitalières que La province, à première vue, paraît heureuse. vous avaient léguées vos ancêtres, qu’êtes-vous Sans doute, çà et là, un sinistre « néant », sou­ devenus? Vos indignes successeurs ne mention­ lignant le nom d’une cité inclémente, nous indi­ nent que leurs prénoms. Ces enfants dégénérés que que Pithiviers, Saint-Claude, Yvetot, Brioude d’une forte race n’ont plus le sens de l’honneur sont en dehors de toute civilisation. Mais ces et leur profession ne leur semble plus, comme honteuses exceptions confirment une règle à la autrefois, la plus noble de toutes. fois glorieuse et salutaire : dès que cinq mille Aussi, nous devons nous incliner avec respect âmes sont agglomérées au bord d’un fleuve ou devant les courageux citoyens qui brandissent au pied d’un coteau français, leur idéal s’affirme encore, haut et droit, le drapeau de la corpora­ dans la fondation d’un établissement Philibert. tion. Gloire à Mundwillers, à Georges Lechalupe, Toutefois, il nous faut refréner notre enthou­ à Hauchemaille et Perroton qui inscrivent fière­ siasme. Si nous confrontons le Guide Rose 1925 ment leurs noms au fronton de leurs temples! avec son ancêtre l’Annuaire Rérum 1892, quelle Salut à toi, modeste Rappoport qui, rue de la amère déception ! En l’espace de vingt-quatre an­ Gabelle, aux Andelys, te dévoues à la chose pu­ nées, que de faillites! Rue Haute-des-Sept-Saints, blique. à Brest, jadis si galamment renommée, vos volets Mais le patron du Grand 5, de la rue des Trois- se sont ouverts. Et vous, à Nîmes, jolies rues aux Têtes, auquel je confiais ces amères pensées, vou­ noms de bergeries, rue Florian, rues de la Treille lut bien me répondre : et du Cerisier, les idylles patentées ne fleurissent — Tu n’y entends rien. Tu nous considères plus derrière vos persiennes. Faillites à Orléans, comme des dégénérés parce que nous nous adap­ faillites à Nevers et à Meaux, à Saint-Etienne et tons aux exigences de la publicité moderne. Ton \ Béziers... La France s’appauvrit. tailleur, sur sa boutique, écrit bien « Henry », et Et puis — constatation plus navrante encore ton bistro « Paul’s bar ». On fait comme eux... — l’esprit de caste, le légitime orgueil du bouti­ Et puis ne pousse pas les hauts cris pour quel­ quier transmettant à son fils ou à sa fille la mai­ ques maisons supprimées. Notre corporation est son qu’il a rendue prospère, tout ce qui fait la plus puissante que jamais; quand tu nous con­ force et la vertu de la famille bourgeoise s’ef­ naîtras mieux, tu pourras Ven rendre compte. frite, de jour en jour, misérablement. Autre signe des temps, nouvelles exigences de Dans ŸAnnuaire Rérum les matrones asser­ cette publicité moderne qu’invoquait le patron 12 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 13 de la rue des Trois-Têtes : l’annuaire Rérum in­ Pour l’instant, modérons notre humeur vaga­ diquait sobrement les gros numéros, alors que le bonde, restons chez nous et dressons le bilan de Guide Rose resplendit d’enseignes. Chaque mai­ nos joies. son a maintenant ses armoieries, son blason, ses U Annuaire Rérum, en 1892, dénombrait 892 panonceaux. Que de Palais de Cristal, de Villas maisons de société dans nos provinces françaises des Roses, de Clairs de Lune et de Rêves d’Or! Le et s’attristait de n’en compter que cinquante- Petit Soleil illumine les nuits tourangelles et a neuf à Paris. J. Poggiale, censeur des mœurs, re­ Saint-Denis, non loin de la basilique ou dorment marquait à ce propos : les rois de France, Mme Napoléon, dans la rue « Il existait à Paris, en 1810, 180 maisons de Ernest-Renan, offre à ses visiteurs une Corbeille tolérance. Il n’en existe plus, en 1892, que 59. Ce Fleurie. Au Havre, le Domino double 4 est l’en­ recensement est très instructif si on le rapproche seigne des jeux de l’amour et du hasard... de l’accroissement des brasseries de femmes. En La civilisation — notons-le avec joie — conti­ 1873, il existait ^ Paris 40 brasseries desservies nue d’épandre ses bienfaits dans nos colonies. A par 125 filles, en 1888, 203 brasseries desservies Oran, rue Monthabor, une dame Antinéa dirige par 1.100 filles! » le grand 7, Maison Honnête. Yvonne et Georgette, Les comptables du Guide Rose, en 1925, éta­ rue Rafîenel, à Dakar, administrent le Clou et blissent cette statistique : 762 maisons de société VExcelsior. Casablanca, Fez et Rabat ont enfin en province, 28 à Paris. Mais la capitale est au­ leurs maisons : Cythéria, les Belles Aimées, jourd’hui dotée de 203 maisons de rendez-vous l’Espagnole. On ne saurait trop louer cette péné­ La a ses rythmes : les brasseries de tration pacifique. femmes ont disparu et les maisons de rendez- De nombreuses réclames émaillent les pages vous se sont multipliées. du Guide Rose : pianos automatiques, articles Maisons de rendez-vous... C’est à la Préfecture d’hygiène, vins de champagne, déshabillés ga­ de Police que revient l’honneur d*avoir consacré, lants... Un architecte aflirme, à la page l5l, qu’il dans des actes officiels, ce terme galant qui s’ac­ est « spécialisé dans la construction et l’instal­ corde bien avec « maisons de société ». A celles- lation des salons de rendez-vous et des maisons ci la saine et grosse gaieté des commis-voyageurs de société »; il se targue de nombreuses réfé­ et des troupiers; aux autres, le charme et le mys­ rences. Un gros commerçant de Saumur offre aux tère d’amoureuses entrevues. M. le Préfet Lépine matrones, en même temps que son mousseux qui, au dire du Guide Rose, a favorisé les maisons rouge, son chasselas royal et son Château d’An­ de rendez-vous au détrim ent des maisons de jou, un « vin de messe, garanti liturgique ». société, devait avoir un cœur sensible, épris des Mais, pour le Guide Rose, la volupté n’a pas de confidences et des baisers échangés dans l’ombre. frontière. Sur d’autres océans « où la splendeur Les plaisirs délicats de ces rendez-vous clandes­ éclate » il nous convie à voguer : les salons de tins, il a su les nuancer avec art dans un ordre rendez-vous et les maisons de société parent, de service : comme de luxuriantes fleurs des tropiques, « Les patronnes de ces maisons ne devront Buenos-Ayres, Rio-de-Janeiro, La Havane... employer que des filles en carte ou, à défaut, des 14 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 15 femmes visitées par les médecins agréés par la Préfecture de Police. Il leur sera défendu de re­ de piédestal aux hommes forts, aux femmes cevoir des femmes en dehors de celles mises à la adroites qui savent l’industrialiser. Aussi, quand disposition des clients. Les filles ne pourront ils auront vendu leurs maisons de société, les loger à demeure que dans les maisons occupées maîtres des Palais de cristal, des Rêves d’Or et en totalité par la tenancière tolérée. » des Clairs de Lune seront, comme dans la cité Les aimables directeurs du Guide Rose écri­ antique, « entourés de considération ». Les vieil­ vent pourtant, en tête d’un petit chapitre inti­ les matrones aux cheveux trop noirs ou trop tulé « considérations générales » : blonds, aux bijoux indiscrets, et leurs maris, gras « La prostitution n’a pas toujours été entourée et pacifiques, vivront dans de coquettes villas. Ils du discrédit qui s’attache à l’heure actuelle à tout seront charitables avec modération et bien pen­ ce qui s’y rapporte. Dans l’antiquité, notamment sants. en Grèce, elle était entourée de considération... * « Ce sont des commerçants retirés des af­ Plaintes trop amères. Chaque année, au 1" jan­ faires », dira-t-on. vier, le Guide Rose est expédié dans une petite Et on les saluera. boîte de carton aux neuf cent quatre-vingt-treize matrones tolérées en France. On n’arrive pas à mille, mais le chiffre est coquet: 993! Que de roses horizons dans notre ciel! Une lettre charmante est jointe à cet envoi :

Madame, Nous avons le plaisir de vous adresser, avec nos meilleurs vœux pour votre maison, un exem­ plaire de notre nouveau Guide Rose...

Ces vœux de bonne année se réalisent presque toujours. Les matrones et leurs époux s’enrichis­ sent, la fortune qu’ils amassent leur procure es­ time et bonne renommée. La honte et le mépris sont la solde de l’armée qu’ils commandent, la­ mentable troupeau des filles, frisées et: enruban­ nées comme les brebis des boîtes à joujoux et qui bêlent leurs chants monotones dans les abattoirs de l’amour. Végétant au sein de la pauvreté, la prostitution est une tare inexpiable, mais elle sert de pavois et 2 Il

MAITRESSES DE MAISONS

L’autorité administrative exige que les maisons publiques soient tenues par des femmes. Dans toutes les villes de France et des colonies, elle décrète « Les maisons de prostitution, dites de tolé­ rance, ne pourront être tenues que par des fem­ mes. En conséquence, aucun homme ne pourra s’y fixer à demeure, à moins qu’il ne soit marié légitimement avec la maîtresse de l’établissement et, dans ce cas, sous la condition expresse qu’il ne s’immiscera en rien dans les rapports de celle- ci ou des filles de la maison avec le public et l’au­ torité. » Ce prince consort est ainsi condamné au mu­ tisme du poisson. On veut faire de lui un soli­ veau; tout au plus lui permet-on d’astiquer les glaces de son salon et de balayer, le matin, son estaminet. Mais, comme tous les autres, cet article n’est jamais appliqué dans sa lettre ni dans son es­ prit. Le maître de maison règne sur les filles et c’est lui qui surgit, le bâton à la main, quand de mauvais clients refusent d’acquitter les justes redevances ou mènent grand tapage. 11 « va en 18 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 19 remonte » à Paris, à Bordeaux ou à Marseille, se et Les musiciens, abandonnant un tango langou­ maintient en'rapports constants avec ses « pla­ reux, fracassèrent une héroïque Marseillaise. ceurs », fait chaque soir sa tournée de propa­ ; M- Antoine sursauta. Il crut que cet hommage gande dans les cafés de la ville, saluant d’un s’adressait à lui, et, mon Dieu ! ne s’étonna pas discret clin d’œil ses abonnés, distribuant des outre mesure. N’était-il pas, somme toute, un jetons et des cartes-réclame aux garçons qui in­ dignitaire municipal? Il brandit son chapeau diquent aux voyageurs de commerce le chemin melon, salua d’un geste large les musiciens. de sa maison. « Merci les gars! » Puis il eut à cœur de payer Souvent, il est populaire. On le réclame pour sa dette de reconnaissance. S’approchant du faire le quatrième à la manille, il serre la main buffet, il commanda : du commissaire de police, il a cette dignité des ■—- Deux bouteilles de champe pour les hauts fonctionnaires qui exercent une charge de musiciens! C’est Antoine qui régale! l’Etat. ° Mais le métier a ses risques. Dans le cimetière Un soir, au buffet de la gare de Chinon, je ren­ de Rive-de-Gier reposent trois patrons morts au contrai M. Antoine qui ramenait de Paris une champ d’honneur. Tous trois ont rougi de leur jolie fille. Avant de regagner la rue des Marais, il sang les dalles d’un estaminet public du faubourg me pria de vider en sa compagnie une bouteille d’Egarande. Le premier fut tué d’un coup de cou­ du petit vin de Chinon. La jeune femme ouvrit teau, un autre assommé par des rouliers armés son sac à main, en tira un billet de dix francs, de nerfs de bœuf, le troisième reçut une balle de mais M. Antoine, d’un ton sans réplique, lui revolver en plein cœur. Et ces meurtres furent donna une leçon de bienséance. perpétrés en l’espace d’une année. — Veux-tu laisser cela! Quand une femme est Une sinistre réputation s’attachait à l’établis­ avec deux hommes, tu sauras qu’elle ne doit ja­ sement. Après le dernier drame, le 1 resta long­ mais payer... Pour qui alors qu’on nous pren­ temps fermé. Enfin il fut revendu à vil prix par drait? une des veuves, mais le nouveau tenancier trem­ II appela le garçon, régla, puis se levant, ajouta bla longtemps pour ses jours. Dès que les clients avec simplicité : vociféraient, sa femme, appelant à l’aide, se ca­ — Tu me rembourseras à la maison. chait sous le comptoir et lui, tout pâle, surgissait Un autre soir, M. Antoine honora de sa pré­ sur le seuil de l’estaminet, un revolver au poing. sence le bal des garçons limonadiers. Il arborait D’une main vacillante, il tirait en l’air, étoilant un complet bleu canard et une décoration Sud- le plafond, brisant les bobèches du lustre. Il réus­ Américaine fleurissait, comme une orchidée, sa sit à inspirer une crainte salutaire. Mais chaque boutonnière. ^aj-roi les couples de danseurs, il année, à la Toussaint, pour conjurer le mauvais s’avançait, la tête haute, son chapeau melon à la sort, il va déposer trois gerbes d’immortelles sur main. les tombes de ses malheureux prédécesseurs. Or, derrière lui, entrait le maire, flanqué de deux adjoints. A la gloire de ces trois hautes personnalités, le chef d’orchestre leva son bâton MAISONS DE SOCIÉTÉ 21 20 MAISONS DE SOCIÉTÉ De* emmes jalouses de leur indépendance et »% dédaigneuses de l’aide que pourrait leur apporter un chevalier servant, j’en ai pourtant connu quelques-unes. Mais elles dirigeaient à Paris ou Sans doute, un certain nombre de matrones, dans de grandes villes, des maisons de rendez- qui sont veuves ou n’ont jamais connu les dou­ vous dotées d’une clientèle choisie. Ou bien, si ceurs de l’hymen, dirigent elles-mêmes leurs mai­ elles trônaient à leurs caisses dans des estami­ sons. Mais, tôt ou tard, presque toutes se marient nets où les clameurs des mâles et les glapisse­ ou convolent. Leurs époux deviennent leurs asso­ ments des filles hachaient d’une invisible mi­ ciés, non pas des associés dormants, confinés traille la nostalgique romance qu’un chanteur des dans les humbles besognes, mais des associés ac­ rues dévidait avec des gestes surannés, toujours tifs qui donnent un nouveau lustre à l’établisse­ un garçon de salle au poil roux, au mufle écrasé, ment. guettait dans un coin, prêt à jeter à la rue les Languissante, toujours étendue sur une chaise ivrognes trop exaltés. Quand la maîtresse de longue, une patronne de Tours me disait : maison, aux cheveux luisants de pommade à la — Je viens de passer devant le maire et le rose, avait regagné sa chambre, peut-être alors curé avec M. Charles. Que voulez-vous? Sans lui, conviait-elle son employé à des besognes plus je serais morte à la tâche. Maintenant je suis secrètes. tranquille et j’estime que nous avons fait tous Aussi la patronne tourangelle avait raison de deux une bonne affaire. Il m’apporte trente mille me dire : francs, c’est peu de chose, mais cela suffira pour —■ Dans notre état, monsieur, il ne fait pas faire réparer la maison qui tombe en ruines. Et bon être seule. Quand on n’a pas un mari, on puis Charles fait la remonte et j’ai de jolies filles prend un amant et les gigolos coûtent cher. Avez- dans mon salon. vous entendu parler de Jane B... et de la mère — Et l’amour, madame? La Caisse? Elle eut un geste dédaigneux. Elles furent célèbres à Paris et je les ai con­ — L’amour, si vous croyez que j’y pense! J’ai nues, l’une et l’autre, à leur déclin. dit à Charles : « Je te laisse toute liberté, je te demande seulement de ne pas prendre une maî­ Jane B... fit ses premières armes au promenoir tresse en ville. A Paris, tu pourras t’amuser à ton de l’Olympia, dans le fringant bataillon aux pa­ aise, mais ne touche pas aux femmes que tu ra­ naches bariolés et au froufrou de soie. Puis elle mènes à la maison. Sinon, tu ne seras plus le s’établit rue d’Offémont. maître; elles te manqueront de respect. » Son salon fut aussitôt fréquenté par les fêtards Et M. Charles approuvait, placide : parisiens et les riches étrangers. Deux ouistitis, — Elle a raison. Tu comprends, si j’essayais cadeau d’un navigateur, y cabriolaient, se sus­ une femme, elle aurait le droit de me dire, quand pendant par leurs queues au lustre de cristal, je lui collerais une amende : « Dites donc, pa­ comme aux branches d’un cocotier. Leur maî­ tron, vous oubliez qu’à Paris nous avons couché tresse les avait initiés aux voluptés de la cocaïne, ensemble >■ 2 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 23 Ils ouvraient un mignon drageoir, puisaient une son propriétaire. En 1923, celui-ci, l’arm orial en pincée de la poudre scintillante, la reniflaient, main, lui dit : puis, avec des mines de viveurs blasés, s’éten­ — Je crois, madame, que vous avez fait de ma daient sur un sofa pour rêver peut-être aux fo­ maison un... rêts natales. Il prononça le mot cher à Villon et la fit ex­ Jane avait alors trois autos. Elle était « l’ap- pulser. Ce fut alors la grande misère. pareilleuse » en vogue de Paris. Elle avait cons­ Flétrie, elle coucha dans les asiles de nuit et titué, disait-on, des dossiers secrets sur des hom­ sous les ponts. Elle fut rabatteuse pour une pau­ mes politiques et de grands financiers. On la re­ vre maison de la rue de la Lune, vendit des jour­ doutait. naux. Elle se ruina pour un amant de cœur, vendit Un médecin s’était installé dans la jolie mai­ ses bijoux, ses meubles, ses autos et ses deux son à véranda. Chaque nuit, on sonnait à sa ouistitis, tout grelottants de fièvre, mais les yeux porte. Il se levait, croyant qu’on le demandait extasiés, moururent un soir, couchés sur le par­ pour courir au chevet d’un malade, mais dans la quet du salon. rue, des Anglais, des Américains criaient : L’amant, les poches pleines, déguerpit. « Djène! Djènel Ouvre ta porte ». Jane avait du ressort. Elle emprunta, se fit De guerre lasse, le médecin s’en alla, cédant la commanditer, acheta d’autres meubles et loua, place à un vieux rentier. On réveille encore celui- rue Mérimée, une jolie maison à véranda. A son ci. Les noctambules, qui cherchent Jane dans propriétaire — grand nom de l’armorial — elle l’élégant Passy, ne se doutent pas qu’elle crie, rue dit fièrement : « J’illustrerai votre demeure ». Montmartre : Paris-Soir... l’Intran... La tourmente de 1914 nuisit tout d’abord à son Je l’ai abordée, l’autre nuit. commerce, mais quand les premiers Américains — Oui, c’est moi, me dit-elle. Je suis finie, je arrivèrent, le salon de Jane brilla de mille feux. n’ai plus d’espoir. J’ai laissé mes dossiers dans Elle rétablit sa fortune. Après la guerre, les an­ un asile de nuit et on n’a pas voulu me les ciens fournisseurs des armees, les munitionnaires rendre. furent ses fidèles clients. D’inquiétants gigolos Elle croisa un fichu rouge sur sa poitrine ef­ guignaient cette belle proie. flanquée, toussa, puis d’une voix rauque : Elle était bonne fille et laissait des comédiens, —• D’ailleurs, je ne les'aurais peut-être pas uti­ des chanteurs de café-concert briser sa vaisselle. lisés. Je ne suis pas méchante... Tu me donnes « Mes porcelaines! mes belles faïences! » pleu­ vingt sous pour boire la goutte? Merci, mon pe­ rait-elle. Mais elle ne leur faisait pas payer la tit... Voyez Paris-Soir... l’Intran... casse. Après de longues années de chasteté, elle suc­ La mère La Caisse, comme Jane B..., après comba et un amant de cœur la dévalisa une se­ avoir vécu dans l’opulence et la gloire, sombra conde fois. misérablement, victime de son cœur trop tendre. Bientôt, elle eut des dettes criardes. Elle devait A quarante ans, elle revenait d’Angleterre où deux cents francs au plombier et trois termes à elle avait consacré toute sa jeunesse à divertir 2 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 25 honorablement les lords et les gentlemen far- murmurait à l’instar de Sully-Prudhomme : « U mers. Son amant, le beau Léonce, à la barbe est brisé!... » . . frisée d’empereur assyrien, qui l’avau assistée et Le lendemain, le beau Léonce, ouvrant la vi­ utilement guidée durant tout son séjour dans la trine, s’inquiéta : pudique Albion, lui conseilla de placer sa for­ — Où as-tu mis mon pot à tabac? tune dans de sûres entreprises. Elle acheta donc __ Tu ne le reverras plus. Si tu veux bourrer deux maisons aux volets clos, l’une dans la rue ta pipe, tu iras chez une autre que moi. de Londres, et l’autre dans la rue du Château- Il comprit que la partie était perdue et s’en d’Eau. alla, sans maugréer, en sifflotant un petit air. Le beau Léonce, en récompense de ses loyaux C’était un beau joueur. services, se fit attribuer, par acte notarié, « le La mère La Caisse ne put se consoler de son Château-d’Eau », alors en pleine vogue. Il confia départ. Pour oublier la douce barbe annelée de la direction de cet établissement à une gérante .Léonce, elle eut beaucoup d’amants. Elle acheta active et dévouée, hanta les tripots, les grands un autre pot à tabac... Dix ans plus tard, elle bars et les champs de courses, acheta un tilbury était ruinée. Ses meubles de style, ses tapis d O- et un pur sang. rient, ses splendides bijoux furent vendus à l’en­ Chaque jour, il rendait visite à celle qu’on can. Avec les quelques sous qui lui restaient, elle nommait déjà, dans le monde que je décris, la s’installa, rue de la Huchette, dans une sinistre mère La Caisse. Après lui avoir rendu ses de­ maison à porte basse. voirs, il ouvrait une petite vitrine, remplie de bi­ C’est là que je la connus, petite vieille fardee, belots et de colifichets, qui ornait la chambre à des bagues de clinquants à ses doigts, deux cabo­ coucher de sa maîtresse. Un pot à tabac, en chons de verre taillé à ses oreilles. faïence bleue semée de rouges pivoines, — sou­ — J’ai été célèbre, me disait-elle. J’ai connu venir d’un négociant d’Amsterdam — excitait sa le Tout-Paris et on a fait des chansons en mon convoitise. Il le caressait, soulevait son couvercle. honneur. — Léonce, ne sois pas trop gourmand, gémis­ Et d’une voix de grand’mère, elle chantonnait: sait la mère La Caisse qui avait coutume d’y La mère La Caisse a trois gigolos... enfouir ses mirifiques recettes. A soixante-dix ans, elle avait encore des yeux — De quoi bourrer ma pipe, pas plus, grom­ de braise et soupirait parfois, quand un jouven­ melait-il. ceau montait dans les chambres des filles. Et il puisait une pincée de louis d’or. Comme — S’il voulait, murmurait-elle, je lui paierais il était grand fumeur, il n’était pas rare qu’il un joli complet! vînt, deux ou trois fois par jour, bourrer sa pipe Peut-être fut-elle encore courtisée, car 1 an chez sa complaisante maîtresse. dernier, traquée par ses créanciers, elle dut ven­ Elle finit par se fâcher. Une nuit qu’elle était dre sa sombre maison. Elle partit un matin, seule, elle cassa, d’un coup de marteau, le pot de après avoir fait charger dans une voiture à bras faïence bleue à tulipes rouges. Contemplant ses ses pauvres hardes. Ses collègues de la rue Za- débris éparpillés sur un tapis de haute laine, elle jharie et de la rue de la Harpe assistaient, gouai'- 2 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 7 leurs, à ce déménagement burlesque, et les filles, qui, dans ce coin du vieux Paris, attirent les pas­ son petit logement de la rue des Cordeliers, à sants dans leurs boutiques d’amour, sortaient de Rouen, sa femme lui montre avec orgueil un leurs antres pour saluer de quolibets la mère La amas de peignoirs, de bas et de chemises. Caisse. — Mme Eliane nf*a donné tout cela à raccom­ Un cabas à la main, la petite vieille, sans dé­ moder... tourner la tête, gagna la place Saint-Michel. Une Et le brave ouvrier, supputant un joli bénéfice, voix la poursuivait : ne se plaint pas d’être troublé dans son sommeil par la musique des pianos et les chants des- La mère La Caisse a trois gigolos... ivrognes. Pendant de longues années, les matrones diri­ Quelques mois plus tard, dans la pauvre mai­ gent leurs maisons. Même quand elles ont amassé son de la rue de la Huchette, où Mme Ginette une belle fortune, elles hésitent à se retirer des avait succédé à l’ancienne maîtresse du beau « affaires », car elles adorent leur métier. J’ai Léonce, je demandais à une fille : connu de vieux époux qui célébraient leurs noces — As-tu des nouvelles de ton ancienne pa­ tronne? d’or dans rétablissement hospitalier qu’ils avaient acheté au lendemain de leur mariage. — Elle avait encore une dizaine de billets de Comme Philémon et Baucis, ils voulaient mourir mille. Elle les a perdus à Ostende, aux petits che­ dans leur temple. vaux... Paraîtrait qu’elle lave maintenant les •écuelles, là-bas, dans une maison de la rue Je me souviens surtout de la mère Louise et Courte... de Mme Régina. J’ai connu les matrones endiamantées des A côté de la mère Louise, les plus truculentes maisons florissantes, les tenancières à caracos matrones s’effacent dans la pénombre. Pour la rouges des bouges à matelots, les procureuses première fois, j’entendis prononcer son nom, au rusées et discrètes des sous-préfectures endor­ printem ps de 1919, dans une librairie de la rue mies. Comme les peuples heureux, leur vie sou­ Saint-Sulpice. vent n’a pas d’histoire. Elles taisent leurs aven­ — Tenez, madame Louise, disait le commis, tures de jeunesse et méprisent les filles de l’état. Voici un livre consacré à votre sainte de prédi­ Les petites gens du quartier, où elles exercent lection, Sainte Philomène. leur commerce toléré, vantent leur générosité, la Je regardai l’adoratrice de cette vierge et mar­ bonté de leur cœur. La « maison de société » tyre. C’était une femme ronde comme une tonne procure un travail honnête et bien payé à la et dont la face cramoisie émergeait d’un corsage blanchisseuse, à la couturière, aux femmes de de soie verte, telle une énorme tomate posée sur ménage et de lessive qui habitent dans ses pa­ un potiron. Deux filles maigres, fardées, coiffées rages. Comme jadis autour du monastère, les de chapeaux pointus, et qui ricanaient sournoi­ humbles vivent grassement à l’ombre de la mai­ sement, flanquaient, comme deux poivrières, ce son close. Quand le forgeron, le soir, rentre dans bastion de graisse. Mme Louise s’empara du livre, avidement. Je 28 MUSONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 20 la suivis dans la rue, flairant quelque mystère, et une maison pour rupins, mais je vous recevrai l’abordai avec politesse. Je lui dis que j’avais bien parce que vous avez de la créyance, voué, moi aussi, un culte à Sainte Philomène. Quinze jours après cette entrevue, je vins ren­ Elle joignit ses mains aux doigts boudinés et dont dre visite à Mme Louise. Dans la rue des Juifs, les bagues, enfoncées à force, disparaissaient ghetto des prostituées, sa maison rose s’ornait, entre les bourrelets de chair. au-dessus d’une porte bardée de clous de fer, — Je vois, me dit-elle, que vous êtes un jeune d’un énorme numéro en relief. homme très bien. Venez donc prendre un verre Une sous-maîtresse, affligée d’un goitre affreux avec nous. m’ouvrit cette porte et, m’inspectant d’un coup Sa langue, molle et grosse, tournait avec diffi­ d’œil : culté dans sa bouche, s’accrochait aux dents — Je vais vous faire entrer au salon... Vous comme un chiffon et un peu de salive coulait au attendrez un peu, ces dames sont en train de coin de ses lèvres. Mais au fond de ses yeux em­ dîner. bués s’allumait une petite lueur, flamme mysti­ que d’une veilleuse de cloître ou reflet dansant Je répondis que je voulais voir Mme Louise dont j’étais l’ami. La pièce, pompeusement dé­ d’un bol de punch. Quelques instants plus tard, à la terrasse d’on nommé salon, était carrelée comme une cuisine, café, je vis qu’elle était ivre. C’était l’alcool qui étroite et longue. Au plafond bas et dont le plâtre réchauffait sa foi. En bégayant, elle me confia s’écaillait était vissée une lampe à gaz. Le long qu’elle tenait une « maison » à Orléans, rue des des murs peints à la chaux, des bancs de bois couverts d’un reps rouge, élimé, maculé. Dans Juifs. — Mais j’ai de la créyance, j’ai toujours eu de un coin, un piano, et accrochée à la muraille nue, la créyance, mon brave petit monsieur! pour seul ornement, une petite glace dans la­ — Je vous loue, madame Louise, d’avoir con­ quelle un jeune souteneur, les lèvres retroussées, mirait ses dents cariées, semblable à un Narcisse servé intacte la piété de votre enfance. Tant de déchu. vos collègues vivent comme des mécréants! Elle était aux anges et, dans son extase, bavait La salle était éclairée par deux fenêtres qui sur son corsage de soie. Les filles gloussaient. Fu­ prenaient vue sur une petite cour provinciale, rieuse, elle les apostropha : plantée d’arbres rabougris et où séchaient, sur — Vous devriez avoir honte, traînées! Deux des fils de fer, des linges de couleurs. Les fem­ saletés, mon brave monsieur, que je retire du mes prenaient leur repas dans ce jardinet, assises ruisseau! Elles seront damnées! autour d’une table de bois blanc. Elles étaient Les consommateurs, attablés près de nous, la cinq. Bétail lassé, elles mangeaient avec lenteur, dévisageaient. Je me levai. Mais la mère Louise leurs bras entourant leurs assiettes, les yeux protestait : mornes. De leurs peignoirs ouverts pendaient — Vous allez nous accompagner en voiture leurs seins gercés. jusqu’à Austerlitz. Et puis faudra venir me voir La mère Louise ouvrit la porte, me reconnut, à Orléans, rue des Juifs. Vous savez, c’est pas roula vers moi : MAISONS DE SOCIÉTÉ 31 30 MAISONS DE SOCIÉTÉ — Faites-les manger, puisque les femmes sont parties, et donnez une bonne soupe au petit ché­ — Mon enfanf,... balbutiait-elle, vous enfin... c’est Sainte Phi’Iomène qui m’a exaucée... rubin. Puis, frappant de sa main grasse sur l’épaule Elle m’expliqua : du petit souteneur : — C’est des pays à moi, des gens de Mézières, — Toi, file! qui me sont arrivés l’autre jour, car faut vous Il referma ses lèvres sur ses dents piquetées et dire que je suis native des Ardennes. Ces pauvres se coula par l’entre-bâillement de la porte en gens ont eu leur maison démolie par les obus. traînant ses espadrilles. Toute la guerre, ils sont restés à Tours et puis l’homme a trouvé du travail dans une usine Une lumière douteuse, de la teinte d’une chair des environs d’Orléans. Us sont venus me voir malade, baignait le misérable salon et la mère tout de suite. Dame ! ils ont un peu hésité avant Louise me conviait à boire. d’entrer, à cause du gros numéro. J’avais dit, à — C’est moi qui régale. Vous n’êtes pas ici Mézières, que je tenais un hôtel meublé... Mais pour dépenser de l’argent. je leur ai crié de ma fenêtre : « Allons, mes pays! La sous-maîtresse dont le goitre pendait faut pas avoir honte de la mère Louise ». Je leur comme un fanon, nous apporta une bouteille de ai donné à manger et ils reviennent tous les soirs. vin blanc et deux verres sur un plateau. Je leur fais payer une petite pension, ça leur Les filles étaient remontées dans leurs cham­ bres et j’aperçus dans la cour une souillon qui coûte moins cher qu’au restaurant... emportait les plats. Elle ajouta : La mère Louise avala deux grands verres de — Mais vous savez, ils ne frayent pas avec les vin. filles. Ils inangent à part... —• V’ià quinze ans, me dit-elle, que je tiens Dans le couloir, les réfugiés attendaient : un cette maison. Le soldat et l’ouvrier sont mes meil­ homme, aux cheveux gris qui roulait sa casquette leurs clients : la passe est à vingt-deux sous. entre ses doigts; une femme décemment vêtue Je voulus être ironique. mais déjà flétrie et trois enfants dont l’aîné avait — Les dix centimes, c’est le droit des pau­ peut-être douze ans. Le plus jeune, celui que la vres? mère Louise appelait le chérubin, était un petit —• Non, vingt ronds pour moi et deux sous garçon encore en robe. Elle les conduisit dans la pour la sous-maxé. cour et la souillon posa sur la table une marmite —■ Et les femmes? pleine de soupe. — Quand le client leur donne trente sous, elles Un balcon couvert, sur lequel s’ouvraient les sont contentes. chambres, surplombait le jardinet. Les filles, lais­ Elle versa dans mon verre le fond de la bou­ sant leurs portes ouvertes, allaient et venaient teille, se souleva en geignant. dans cette galerie et se préparaient au travail du — Vous allez visiter ma maison. soir. Elles peignaient leurs cheveux, se frottaient Mais la sous-maîtresse, agitant son goitre, re­ les joues de pommade et de fard, revêtaient les venait : — Madame Louise, v’ià les réfugiés! 32 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 33 petites chemises dont se composait tout leur cos­ — Les clients et les femmes n’y entrent ja­ tume. mais, me disait-elle. C’est mon sanctuaire! Le chérubin les regardait avec extase, tapait sa Fidèlement, je raconte ce que j’ai vu. Au-des­ cuiller sur la table : « Maman... les belles ma- sus d’un lit de fer, des chapelets, accrochés à une dames! » Et les filles, penchées au balcon, lui grosse pointe enfoncée dans le mur, pendaient en envoyaient des baisers, le cajolaient de paroles guirlande et sur une commode de noyer une naïves et tendres^ Mais la mère Louise criait : vingtaine de statuettes étaient rangées en ordre — Mesdames, rentrez dans vos chambres! Ici, de bataille. Jésus, les deux mains sur son cœur c’est une maison bien tenue. Je ne veux pas voir sanglant, commandait la plus sainte des troupes. les femmes toutes nues sur le balcon! Saint Antoine et Saint Michel encadraient Saint Elle m’entraîna dans son estaminet désert. Le Pierre, Saint Georges terrassait le Dragon du petit souteneur et un grand dadais aux cheveux Mal, Sainte Philomène priait, Sainte Blandine de filasse réparaient le piano mécanique dont la montrait ses mamelles martyrisées. Pour la cou­ manivelle était tordue. Elle me présenta le grand leur locale, Mgr Dupanloup avait pris place dans dadais : cette céleste phalange. — Mon fils! Il me donne bien de la satisfac­ La mère Louise me désigna un moine vêtu de tion. Travailleur, rangé, économe. Et il ne lève bure, armé d’un crucifix, une tête de mort à ses pas les yeux sur mes femmes. L’autre jour, je l’ai pieds. conduit dans un musée de cire où l’on voit les — C’est Saint Gérard de Magella, me dit-elle. grands criminels. Il y avait un petit salon où qu’il Celui-là, monsieur, il a fait des miracles. fallait payer supplémentaire pour entrer. J’ai Près de la commode, une Vierge Marie, enru­ donné les vingt sous et je lui ai tait voir les mala­ bannée de bleu, se dressait sur un petit autel, au dies honteuses... milieu d’un parterre de lis et de marguerites qui Les premiers clients, artilleurs, fantassins, sol­ s’épanouissaient dans des vases à filets dorés. dats des tanks, ouvriers d’usine, envahissaient le Et la mère Louise, dont je transcris les pa­ bar. La mère Louise leur disait : « Ces dames roles : sont à vous tout de suite, messieurs ». Le jeune — Je fais mon mois de Marie... souteneur fit tourner la manivelle qu’il avait re­ Elle me raconta son histoire. Elle s’était ma­ dressée et le piano mécanique, chantre exténué riée à vingt-cinq ans avec un cultivateur aisé. du bouge, exhala de ses flancs rouillés une plainte Elle m’exhiba son livret de famille et je lus — qui s’étira, langoureuse, fit vibrer toute la mai­ je n’invente rien — que cette union avait été cé­ son et les filles, à cet appel coutumier, descen­ lébrée sous les auspices du maire de Sainte- dirent en hâte, des fleurs piquées dans leurs Vertu. cheveux. Le gaz flamba. Le mari avait vendu sa petite ferme au bout Alors la mère Louise, une lampe à la main, me de quelques années de dur travail. Ils avaient fit gravir un petit escalier en colimaçon, aux d abord tenu un cabaret dans un faubourg de marches de pierre ébréchée, et me guida jusqu’à Lille, puis ils étaient venus à Orléans où ils sa chambre. avaient acheté cette maison close. L’homme 34 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 35 s’était « dérangé », il buvait et « fréquentait les pourraient s’en amuser avec les clients. Alors je autres maisons ». Un jour, il était parti, empor­ leur ai acheté à chacune un petit porte-plume de tant l’argent liquide. Le divorce avait été pro­ vingt sous, mais vous savez un porte-plume noncé, la communauté dissoute et la mère Louise qu’on voit au travers de lui Notre-Dame-de-la- aujourd’hui était la légitime propriétaire de son Jarde... bouge. En descendant le petit escalier en colimaçon, — J’ai eu bien des tracas, me disait-elle, mais deux filles, escortées de deux soldats, nous frô­ je suis vaillante. En 1914, quand les Allemands lèrent. Chacune tenait une bougie allumée dans avançaient, le commissaire central est venu chez sa main. moi : « Mme Louise, qu’il m’a fait, les Boches — Vos chandelles bien droites! criait la mère vont entrer à Orléans; il faudra fermer votre Louise. Vous allez encore mettre du suif sur vos maison, car ils boiront votre vin, prendront vos chemises, propariennes I femmes et ne vous paieront pas ». J’ai répondu : — Il fait noir comme dans un four. On se « Non, je ne fermerai pas. Je mourrai ici, c’est casse la figure dans votre escalier! grommela mon champ de bataille! » Et j’ai gagné beau­ une fille. coup d’argent pendant la guerre, l’bon Dieu me — Dans deux mois, je ferai mettre le gaz au protège... premier! Mais tu ne seras plus là, poison! Je Elle souffla et reprit : t’aurai mise à la porte depuis longtemps ! — Si j’avais fermé, je serais partie sur le front Le petit souteneur nous guettait dans le cou­ pour relever messieurs les artilleurs blessés... loir. Oh! c’est pas que je dédaigne messieurs les fan­ — Tu veux de l’argent pour sortir? lui de­ tassins! Mais c’est toujours messieurs les artil­ manda la mère Louise. T’es encore sans un? leurs qui m’ont fait gagner ma vie. Tiens, voilà cent sous. Elle me fit admirer ses chapelets. Et du même ton qu’elle louait la Vierge et le — Celui-là, je l’ai rapporté de Marseille, l’an doux Jésus : dernier, de Notre-Dame de la Garde. J’ai monté — N’est-ce pas qu’il est beau, mon petit le calvaire à pied, c’était dur... homme? — C’était un véritable pèlerinage, madame Louise ! Je reviijs plusieurs fois chez la mère Louise. Je — Oui, j’ai dit à la Sainte-Vierge : « Bonne goûtais dans son affreuse maison je ne sais quel Vierge, pendant que je suis absente de ma mai­ charme douloureux. Quand le crépuscule appor­ son, je ne vous demande pas de faire de grosses tait un peu de rêve dans le jardinet mélancolique recettes. Je vous supplie seulement qu’il n’y ait où le vent faisait claquer les peignoirs et les che­ pas de batteries chez moi ! » La Bonne Vierge m’a mises roses tout frais lavés, l’énorme matrone, exaucée, on s’est battu chez mes collègues, la po­ vêtue d’un corsage de soie puce et d’une jupe de lice est venue chez Léon, mais ici tout à été bien faille noire, souillait de sa bouche abjecte les calme... J’aurais voulu rapporter aussi des cha­ plus suaves oraisons. Les sonneries de l’Angélus, pelets pour mes femmes, mais j’ai pensé qu’elles que les clochers voisins égrenaient sur les toits, 3 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 37 redoublaient sa piété. A Dieu, à Sainte-Philo- Le veuf qui, par désespoir d’amour s’était fait mène, elle demandait de sauver son âme et de ménétrier dans une maison close, s’assit devant le faire prospérer sa maison. Sur le petit balcon de piano dont « messieurs les artilleurs » à coups bois, les bougies allumées découpaient des om­ de talons de bottes, avaient fendu les touches. Ses bres obscènes comme des estampes japonaises, et doigts caressèrent avec une fervente douceur le les jurons des hommes, les cris des filles, en ré- clavier mutilé et aux cordes détendues, brisées, à ons alternés, traversaient les litanies de la mère l’âme en loques du vieux piano, il arracha une E■ouise. complainte désespérée. Sortilège de cette musi­ Elle était la marraine de tous les gamins du que! Les filles qui braillaient dans l’estaminet quartier et, le vendredi, si le médecin n’avait en­ des chansons obscènes, se turent soudain et vin­ voyé à l’hôpital aucune de ses femmes, un vieux rent nous rejoindre. Celle qui apparut la pre­ cocher à la houppelande verdâtre la hissait dans mière dans l’encadrement de la porte, ce fut une un fiacre vermoulu et la conduisait à l’église femme obèse et lourde. Elle marchait sur la Saint-Paul où, aux pieds de la Vierge Noire, elle pointe des pieds, comme pour ne pas rompre un faisait brûler un cierge. charme. Dans sa maison, je connus M. Arthur, un La mère Louise, en 1922, vendit son bouge à homme maigre et triste avec une longue figure M. Robert, qui tenait au Blanc, la Maison Carrée, embroussaillée de poils gris. Il détenait — ce que rue de Pouligny, et que le départ du régiment de n’avait pu obtenir le petit souteneur — les clefs cette sous-préfecture berrichone pour l’armée du de tous les placards et de toutes les armoires. Un Rhin incitait, lui aussi, à changer de garnison. jour qu’il nous servait à boire : Elle ne lui céda nue son fonds de commerce; elle — C’est votre garçon de salle? demandai-je à restait propriétaire de l’immeuble, des « murs », la mère Louise. comme elle disait. Son successeur devait lui ver­ Elle s’exclama : ser chaque année un loyer de quinze cents — Mon garçon de salle, M. Arthur? Si c’est francs. Dieu possible! Mais c’est un rentier, il a des mai­ sons à Saint-Marc... Ah! le pauvre cher homme! Sur les champs de courses, la mère Louise per­ si vous aviez vu l’an dernier comme il était gros dit en moins d’une année les cinquante billets de et gras! C’est le chagrin qui l’a desséché... Il a mille francs qu’elle venait de recevoir ainsi que perdu sa femme qu’il adorait et il est si triste la plus grosse partie de ses économies. Mais qu’il se mange les sangs... M. Robert eut des malheurs : sa femme, qui avait — Mais que fait-il dans votre maison, madame embauché une mineure, fut condamnée à huit Louise? mois d’emprisonnement, cinq ans d’interdiction — Depuis son veuvage, il s’est adonné à venir de séjour et déchue de ses fonctions. Il dut met­ ici. C’est comme qui dirait mon homme de con­ tre sa maison en vente et, pour assurer l’intérim, fiance. Il apprend la musique à mes femmes et fit appel à la mère Louise qui revint à Orléans. les fait danser. Il joue du piano comme un séra­ Ayant trouvé un acquéreur, il la pria de dé­ phin. Vous allez l’entendre... guerpir. Elle s’y refusa : 3 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 3 9 — J’ai la tolérance et les murs, je suis chez qui me fait retrouver mon argent perdu. Je viens moi, disait-elle. de toucher le gagnant ! Le chef de la police des mœurs la sermonna, essayant de lui faire comprendre qu’elle n’aurait pas beau jeu à prolonger sa résistance, puisque l’épouse de M. Robert, dépossédée de son brevet La destinée de Régina, « La Régina », comme municipal, gardait encore la licence du débit de on dit à Nice et à Bordeaux, fut singulière. boissons. Elle ne voulut rien entendre. Domptée à son printemps, asservie par un — Puisque je tiens une maison, faut bien que homme, réduite au plus misérable des escla­ je donne à boire, répondait-elle. La loi est pour vages, Régina, en son âge mûr, se mua en la plus moi... autoritaire, la plus indépendante des femmes et Un agent d’affaires véreux la conseillait. Elle ce fut elle qui, par une juste revanche, subjugua faisait aussi brûler des cierges dans les églises les mâles. et avait promis un ex-voto à Sainte Philomène. A vingt ans, elle fut la proie du beau Roger, Mais le policier lui signifia qu’un arrêté du souteneur fort en vogue à Paris. Il avait déjà maire allait lui retirer « sa tolérance » si elle ne deux autres femmes qu’il présenta très civile­ consentait pas à partir. ment à Régina : — Oui, c’est ainsi, j’attelle à trois. Tu travail­ Elle céda. leras avec elles. De quoi? Ça ne plaît pas à Ma­ — C’est bon! je m’en vas, si on me donne un dame? Va-t-il falloir que je prenne la trique? bouquet. C’est moi qui ai sauvé la mise à M. Ro­ Chaque soir, les trois femmes dînaient avec bert. Ça vaut bien cinq sacs. Roger dans un restaurant du faubourg Saint- M. Robert, qui revendait sa maison quatre- Martin. A neuf heures, il sortait sa montre de vingt mille francs, jugea qu’il pouvait allouer à son gousset. la mère Louise cette commission. Et la grosse — La cloche a sonné. Les mômes, au turbin ! femme partit en proférant des anathèmes em­ Elles partaient, dociles. Sur les boulevards, du pruntés aux textes bibliques, contre le nouveau faubourg Saint-Denis à la Madeleine, on les successeur, M. Joseph, dit le grand Jo, jeune voyait, secouant, comme des chevaux de corbil­ homme plein d’entregent, qui déjà annonçait son lard, les panaches de leurs chapeaux. Toutes intention de transformer ce bouge en une splen- trois arboraient, selon les exigences du beau Ro­ dide maison de rendez-vous à l’enseigne du Mo»* ger, des costumes d’étoffe et de coupe sembla­ lin Rose. bles, mais de couleurs différentes. Fernande, l’aî­ L’autre jour, sur la pelouse de Maisons-Laf­ née, avait toujours des robes pourpres; Gaby, fitte, je rencontrai la mere Louise. été comme hiver, était blanche comme la Jung­ — Ça va mieux, me dit-elle. Sainte Philomène fra u ; Régina était vouée au bleu. n’était bonne à rien pour les courses, j’avais Quand elles passaient devant le café du Petit beau la prier, mes chevaux étaient toujours der­ Pot, les « hommes » attablés à la terrasse di­ niers. Maintenant, je m’adresse à Saint Antoine saient : e V’ià le drapeau à Roger ».

\ 40 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 4$ Régina, tout d’abord, s’insurgea. Elle aimait brillants, affolaient les vieux lords, Lucien le rouge, cette fille, et jalousait la plus ancienne Chaussette, dont les équipages étaient plus beaux des trois épouses. Son maître la mit vite à la rai­ que ceux du roi, fut arrêté comme un vulgaire son, à coups de fouet. Oui, à coups de fouet, bandit par deux policemen. Des lois terribles comme une chienne. Il savait dresser les femmes, étaient votées contre les souteneurs, le chat i celui-là. Dans le « milieu », on vantait sa force et neuf queues marquait leurs épaules et leur; son adresse. « Un charmant garçon », disaient reins d’éternelles cicatrices. Epouvantés, ils re­ ses amis. passèrent la Manche, en un véritable banc, et Désireux d’étendre le champ de ses opérations, parmi eux se trouvaient Roger et ses trois le beau Roger partit pour Londres avec sa « ca­ femmes. valerie ». A Piccadilly et dans les allées d’Hyde Il les garda cinq années encore. Mais la rouge Park, la rouge, la blanche et la bleue raflaient mourut d’une pneumonie, la blanche, qui était chaque soir cinquante livres sterling. Mais des sentimentale, s’éprit d’un de ses clients, et Roger souteneurs en chômage complotèrent d’enlever, dit à Régina : comme des Sabines, les trois épouses de leur — Pour te récompenser, je vais t’établir. camarade. Il lui acheta une maison close à Rennes, la Roger défendit son bien, sauvagement. La Tour de Nesles. auit, un revolver dans sa poche, le doigt sur la Dans ses nouvelles fonctions, cette femme sou­ gâchette, il escortait son équipage tricolore. Deux mise, qui avait toujours courbé la tête, se cabra. hommes, qui tentèrent l’assaut, furent blessés. Elle arbora une robe rouge, Roger sourit et lui Bientôt la discorde régna dans le clan fran­ passa cette fantaisie. Mais un soir elle lui dit çais. Les chefs se réunirent et firent comparaître froidement : Roger devant eux. -— Tu as trois femmes, lui dirent-ils. C’est au — Qui commande ici? moins une de trop. Cède donc la bleue, la rouge — C’est moi. ou la blanche au petit Fernand qui est seul de­ — Toi, tu n’es rien, la maison est à moi. puis six mois. Chacun doit manger. Sors. Il s’indigna. Et, comme il serrait les poings, elle fit télépho­ — C’est moi qui les ai formées, instruites! J’ai ner au poste de police par une de ses filles. Deux eu tous les risques et maintenant qu’elles roulent agents accoururent, se saisirent de Roger qui ru­ bien, je les donnerais! gissait : Il serra les poings et lança un défi historique : — Je suis le maître. C’est moi qui ai payé cette — Qu’on vienne me les prendre! maison! Mais il tremblait d’être vendu à la police par — Non, monsieur, lui répondaient-ils, vous un Judas. On traversait des temps difficiles. Lu­ n’avez aucun droit puisque vous n’êtes, pas le cien Chaussette, qui tirait son surnom de la ma­ mari légitime de madame. gnificence de sa femme dont les chaussettes de Et ils l’emmenèrent livide et tout penaud. soie, soutenues par des jarretelles enrichies d'* Régina prit alors pour amant un commissaire MAISONS DE SOCIÉTÉ 4 5 4 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ deux autres à Bordeaux et se mit en ménage de police. Dès qu’il eut fait expulser de la ville le avec Silvain, un ancien patron de Béziers, qui beau Roger, elle le congédia. était riche. • Merci, je n’ai plus besoin de tes services. Aujourd’hui, elle gouverne ses quatre fiefs. Autour d’elle les prétendants s’empressaient. Elle vit à Nice, dans une demeure splendide, dé­ Elle choisit Marius, un ténor langoureux qui corée de marbres, de bronzes et d’étincelantes avait de jolis tatouages : une rose et une guil­ panoplies. Chaque matin, elle reçoit de Bordeaux lotine sur la poitrine, un serpent autour du poi­ deux messages de ses sous-maîtresses. Elle ré­ gnet droit. Ils s’aimèrent quelques mois. Le soir, pond par courrier, d’une écriture sèche et hau­ Marius chantait des romances qui berçaient Ré­ taine. Un téléphone particulier lui permet de gina enfin apaisée. Mais quand ce frêle ténor communiquer à toute heure de jour et de nuit voulut forcer sa voix pour donner des ordres, avec ses préposées de Nice. Souvent une sonnerie elle jeta dans la rue sa valise en tapisserie jaune la réveille. brodée de pivoines rouges. Il courut la ramasser. —- Allô, madame Régina. M. D... et M. R... Quand il fut dehors, elle ferma sa porte bardée viennent d’arriver. Combien doit-on leur compter de fer comme celle d’un château fort. Lestement, la bouteille de champagne? Marius escalada un mur, fractura une fenêtre —• Cent cinquante francs et n’oubliez pas sur et rentra dans la place. la note de marquer quatre bouteilles pour trois. — C’est le premier avertissement, lui dit Ré­ gina. Parfois, le doux Silvain élève une timide ob­ jection. Mais elle siffle entre ses dents : Deux jours plus tard, elle rejetait sur le pavé —• Je t’ai raconté l’histoire de mes anciens le sac en tapisserie. Comme il ne se pressait pas amants! Alors, tais-toi, si tu ne veux pas parta­ de sortir, elle le poussa elle-même dans la rue. ger leur sort. — C’est bon, j’ai compris! cria-t-il. C’est pas Elle porte avec vaillance ses cinquante-cinq le rôle d’un ténor de faire l’acrobate. ans bien sonnés. Elégante et svelte, elle lance la Et il partit, balançant au bout de son bras sa mode à Nice et quand une vendeuse dans un valise de poète pauvre. Chanteur ambulant, il grand magasin lui propose une robe ou un cha­ revint plusieurs fois, le soir, à la Tour de Nesles. peau bleu : « Le bleu irait si bien à madame », Dans la salle commune, pinçant une guitare, il elle réplique d’une voix coupante : roucoulait : — Vous ne savez pas ce que vous dites. Ja­ Encore un baiser, veux-tu bien? mais, vous m’entendez bien, jamais je n’ai pu Un baiser qui n’engage à rien... souffrir cette couleur... Sans qu’on se touche! Elle a donné son obole à la souscription natio­ Régina lui faisait donner quarante sous par la nale pour le relèvement du franc et une feuille sous-maîtresse. mondaine de la Côte d’Azur, qui célèbre toujours, Après dix années d’exercice, cette Marguerite dans sa chronique des fêtes, les équipages fleuris de Bourgogne vendit La tour, fatale aux amants. de la reine de la rue Croix-de-Marbre, a fait à ce Elle acheta deux « maisons de salons » à Nice, joli geste toute la publicité désirable : 4 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 45 « Une journée des recettes de Mme Régina : s amusaient à lancer leurs ballons par-dessus la 3.700 francs. » lanterne rouge. L’aînée, Fernande, une fillette d une douzaine d’années, était douée, déjà, du sens des affaires. Maman, criait-elle d’une voix pointue, y a Bien des patronnes de maisons, closes sont de la sous-maîtresse du 6 qui appelle les soldats et vertueuses épouses et de bonnes mères de fa­ la nôtre leur cause pas! Tous les clients, y vont mille. C’est d’un cœur pur qu’elles disent à leurs au 6. J m aris : La grand’mère, qui ravaudait du linge ou re­ — Aujourd’hui, nous avons fait quinze passes prisait des chaussettes près de la fenêtre ou­ et trois couchers... verte, se fâchait pour la forme : Ces paroles n’évoquent à leur esprit aucune . — Veux-tu te taire, petite Marie-Torchon! image sensuelle. Mele-toi de ce qui te regarde... Mais elles ne peuvent se consacrer, avec au­ Mais elle courait prévenir sa fille et celle-ci, tant de zèle qu’elles le voudraient, à l’éducation après avoir vertement semoncé sa sous-maî­ de leurs enfants. Le règlement est impérieux. tresse, embrassait Fernande. « Il est interdit aux maîtresses de maisons de La gamine prépara sa petite âme, avec ferveur, recevoir ou de garder chez elles leurs enfants à la première communion. Elle s’imposait des âgés de moins de vingt et un ans. » sacrifices. Le soir, elle ne jouait plus avec les ' Elles auraient bien la ressource de les mettre autres enfants. Grave, elle se promenait, en petit en pension. Mais presque toujours, dans les sarrau d’écolière, devant la porte de la maison villes de province, elles préfèrent louer, aux close, récitant à mi-voix les leçons du curé : abords de la « maison », un appartement parti­ « Evitez les jeux, les rires et les danses! Fuyez culier dans lequel elles logent et élèvent leurs les mauvais spectacles et les compagnies im­ rejetons. Ils fréquentent l’école et le catéchisme. pures! » Et la police, qui est tolérante, les laissera, dès Des soldats en bande passaient, vociférant, le qu’ils auront rage de raison, franchir le seuil de képi sur l’oreille, des bourgeois peureux, avides l’établissement maternel. de grapiller des plaisirs furtifs, se glissaient le Dans une grande ville du centre, je connaissais long des murs et les pianos mécaniques commen une patronne qui avait installé ses deux petits çaient à moudre leurs ritournelles. garçons et ses deux petites filles dans un loge­ Fernande rentrait dans sa petite chambre ment situé juste en face de sa « maison de so­ Avant de se mettre au lit, elle chantait un can­ ciété ». tique ; — C’est bien commode, disalj-elle, je n ai que la rue à traverser. Et puis, ma vieille maman est Le ciel en est le prix! avec eux; elle les surveille et leur fait réciter Amusement frivole, leurs leçons. De bon cœur, je t’immole, Le soir, les gamins jouaient dans la rue et Au pied du crucifix! MAISONS DE SOCIÉTÉ 4 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ 47 Je ne raille pas cette enfant et je ne voudrais C'est que j’irais le trouver, moi, et j’y dirais ses point imaginer ce récit dans le seul désir de quatre vérités! créer une antithèse facile. J’ai vu, j’ai entendu Les vins généreux et — qui sait? — peut- tout cela et je le raconte. être aussi la honte, coloraient de vermillon les Presque chaque jour, dans la maison tenue joues de la matrone. par la mère de Fernande, j’allais retrouver un — Tais-toi, Fernande. Tu comprendras quand souteneur, frappé d’interdiction de séjour, qui tu seras plus grande. C’est pour toi qu’on tra­ me racontait avec une certaine sincérité ses aven­ vaille. tures. Un soir, devant la porte, j’aperçus la petite Un cabriolet s’arrêta devant la porte de la fille dons les cheveux, hérissés de bigoudis, maison. Deux fermiers sautèrent sur le trottoir, étaient recouverts d’une résille. — Ils viennent chez nous! s’écria le père, tout — C’est demain le grand jour! me dit-elle. joyeux. Ce fut une belle fête de famille. Monsieur, san­ — Je vais les recevoir, dit la femme, j’ai pas glé dans une redingote, Madame en jupe de soie, confiance dans la sous-maîtresse. la grand’mère avec un vieux châle Louis-Philippe Elle disparut. La grand’mère fit boire un peu et un livre de messe doré; Fernande, délivrée de de champagne à Fernande qui consentit enfin à ses bigoudis, tout en mousseline, blanche et fri­ rire. sée comme l’Agneau Pascal et les autres enfants Le soir, la petite fille, qui n’avait plus à mor­ habillés de neuf! Après la messe, on déjeuna tifier sa chair, jouait à la balle. Elle cassa une dans le petit logement. Un traiteur avait apporté des vitres de la lanterne. Sa mère la gifla et, aux un vol-au-vent, un énorme gâteau couronné autres patronnes qui prenaient le frais, assises- d’une petite communiante et une glace à la fram­ devant leurs portes, elle criait : boise. On laissa les fenêtres ouvertes. — Ça vient de faire sa première communion — Comme ça, disait Madame, je pourrai sur­ et ça me casse ma lanterne! veiller la maison... Une voisine lui répondit : Fernande était silencieuse. Sa grand mère — Les enfants d’aujourd’hui, on se demande avait beau lui répéter : « Aujourd’hui, t’es t’un ce qu’ils deviendront! petit ange... Si tu mourrais, tu monterais tout droit au ciel. s> Elle ne souriait pas. Au dessert, timidement, elle interrogea sa On citera des épouses infidèles. Une patronne mère : de Tours, au mois de mai 1926, a fui avec un — Maman, pourquoi que tu as des femmes placeur, abandonnant sa riche maison et son toutes nues chez toi? C’est un péché! Depuis m ari. Fernand le Moche se vante d’avoir acheté Adam et Eve, le bon Dieu ne permet pas qu on sa « tôle » d’Alger avec l’argent qu’une matrone se mette tout nu... de nie de France lui glissa, en cachette de son. Le père s’indigna : époux. — C’est-y le curé qui t’apprend ces betises-là? — Il y a chez nous de la débauche comme 4 4 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 49 chez les gens du monde, c’est sûr ! me disait un établie, ce n’est plus la même chose. Elle doit patron de La Rochelle. Mais, tout compte tait, avoir sa dignité, comme j’ai la mienne. Alors, on ne se conduit pas trop mal dans notre milieu. est-ce qu’elle a encore le droit de faire un client? Les scandales sont rares. Et puis, je vais te dire, -— C est un cas de conscience, lui dis-je, un il faut bien que les hommes ferment les yeux douloureux cas de conscience. parfois. Divorcer, c’est bon pour les bourgeois. Le mot lui sembla juste. Mais nous, quand on perd la' femme, rappelle-toi — T’as ràison. C’est un cas de conscience. Je qu’on perd souvent la maison. vas peser le pour et le contre et, quand je serai Un autre patron, qui m’honorait de sa con­ fixé, je parlerai à ma femme. fiance, me confia un jour ses inquiétudes. Mais je crois qu’il n’a pas encore résolu cette — Paraîtrait que je suis cocu. Ma femme au­ cruelle énigme. rait frayé avec un client qui vient tous les soirs à la maison et ne monte jamais. Ils se verraient en ville, l’après-midi qu’on m’a dit. Qu’est-ce que tu ferais à ma place? Je voulus le rassurer : — On t’a raconté des histoires! — Je crois qu’on m’a dit la vérité. J’en ai pas encore causé à ma femme et je ne sais pas si je dois lui faire savoir que je suis au courant. *Tu comprends, elle a peut-être une excuse. Ce client-là, tous les soirs, paye trois ou quatre bou­ teilles de champe. On lui doit des égards. Il réfléchissait, le front barré d’un pli dou­ / loureux. — Si elle a été avec lui pour le plaisir, elle m’a charrié. Et ça je le permettrai jamais! Si elle l’a fait pour retenir le client à la tôle, elle i a travaillé pour moi et alors j’ai rien à lui re­ procher, puisque je ne suis_ pas charrié... — Je connais ta femme, je l’estime. Je suis sûr qu’elle ne t’a jamais ridiculisé. — C’est mon avis à moi aussi. Mais voilà, il y a une autre question. Ma femme, je ne te le cache pas, je l’ai prise dans la rue. Elle m’a été dévouée. Pour un coq, quelquefois pour deux thunes, elle... Parfaitement! j’avais rien à dire. C’était pour moi. Mais maintenant qu’elle est MAITRES DE MAISONS

j La maison de société, c’est le couronnement d’une carrière, c’est le rêve que les « hommes du milieu » forment dans leur jeunesse et réali­ sent parfois dans leur âge mûr. Les journalistes nous parlent des milieux financiers, des milieux bourgeois et mondains. Mais les clients des petits bars interlopes du fau­ bourg Saint-Martin, pour définir leur classe, di­ sent avec une orgueilleuse simplicité : « le mi­ lieu ». Et ils s’intitulent « les hommes », les « affranchis ». Les lois, pourtant, les asservissent. Ils peuvent se faire un nom, décrocher, comme une cou­ ronne, le titre de « terreur », exercer dans leur domaine une sorte de royauté. Ils payent cha­ cune de leurs prouesses de quelques mois ou de quelques années de prison et, un jour, pour em­ / ployer une des expressions les plus pittoresques de leur argot, ils se mouillent les pieds, c’est- à-dire que Tes tribunaux les condamnent à vivre, en qualité de relégués, à la Guyane ou dans lès£ îles^ de la Nouvelle-Calédonie. Combien de fois, dans lgü petits bars qu’ils 52 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 5 3 fréquentent, j’ai vu passer des listes de sous­ la place à leurs cadets et se voient réduits à la cription : pire des déchéances : le travail. — C’est pour assister Jojo qui est dans le A trente-cinq ans, Chariot la Musique dut se bing! Faut trouver un sac pour payer l’avocat.. résigner à reprendre le métier que lui avaient Sa femme a donné cinq livres. Nous, on donnera donné ses parents. Il endossa la cotte bleue du le reste. charpentier et son patron, le premier jour, lui Ou bien, entre l’appareil à sous et le phono­ confia la surveillance d’un échafaudage, fau­ graphe, un très bourgeois avis d’obsèques, bordé bourg Saint-Martin, en face du célèbre Cyrano* de noir, était collé, au moyen de quatre pains à Le soir, je rencontrai Chariot la Musique qui me cacheter, sur la petite glace : dit, le rouge de la honte au front : — Demain, on enterre le grand Marcel qui — Ils m’ont tous vu! Je suis déshonoré. s’est fait huter par Lucien. Rendez-vous à la J’eus bien du mal à l’empêcher de se jeter Morgue à onze heures. Tu donnes quarante en Seine. ronds pour la couronne? Mais quelques-uns, plus adroits, plus rusés ou Nonœil, qui avait déjà perdu un œil dans une plus forts, réussisent à s’évader du « milieu » bagarre, se perça l’autre, sauvagement, avec une et achètent une « maison ». Leur transformation écharde de Dois, devant les Juges qui l’avaient est complète. Assagis, ils dépouillent la défroque condamné à la relégation. Tordu par la souf­ romantique, font peau neuve, deviennent de pai­ france, il criait encore : « Vous ne m’aurez pas! sibles commerçants. Tel patron qui, dans son Je ne me mouillerai pas les pieds! » ardente jeunesse, exécrait les agents de la force L’Administration pénitentiaire jugea en effet publique, salue bien bas le commissaire de po­ inutile de déporter un inoffensif aveugle. Nonœil lice et n’éprouve aucune répugnance à lui four­ eut droit à un autre surnom; on l’appela Paulo nir tous les renseignements et toutes les indi­ les yeux crevés. Au bras d’un ami, il se promène cations susceptibles de faciliter la tâche. encore sur le boulevard de Clichy. Qu’ils aient, jadis, encouru des condamnations — Où c’est-y qu’on est, mon pote? pour délits de droit commun, ce sont là des vé­ — Nous v’ià à Pigalle. tilles dont les autorités municipales ou préfecto­ — Pigalle! C’est là que j’ai buté Dédé. C’était rales ne se soucient guère. C’est à leurs femmes le bon temps... qu’on demande d’exhiber un extrait du casier Un jour, j’abordai l’aveugle, il me reconnut au judiciaire, de date récente et d’une blancheur son de ma voix. d’hermine et aussi — je n’invente rien — un cer­ — C’est toi, mon petit pote? Tu m’as toujours tificat de bonne vie et bonnes mœurs. Et puis donné des bons conseils, toi. Mais je les ai pas les bienfaisantes lois d’amnistie furent nom­ suivis. J’ai voulu briller et me v’ià dans la nuit. breuses au cours de ces années dernières. Elles Si je t’avais écouté, j’aurais des sous à gauche, ont redonné une précieuse virginité à des mil­ je serais peut-être un homme rangé, un bon liers de jeunes hommes avec tache. tôlier de province. Dans leur nouvelles fonctions, les affranchis D’autres, vieillis, sans prestige, doivent céder peuvent donc oublier leur passé. Respectueux 54 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 55 des règlements et de la vertu municipale, ils turiers ou maîtres maçons; tous leurs efforts considèrent avec mépris leurs anciens compa­ étaient consacrés à un négoce uniforme et sans gnons. gloire. Mais la grâce les a touchés, leurs yeux —• Le milieu? Qu’est-ce que t’as à me parler se sont ouverts. Ils ont vendu leurs boutiques du milieu? disait un patron du Mans à un jeune ou leurs portefeuilles de courtiers et c’est avec voyou. Moi, je ne le connais pas, le milieu! Je l’orgueil et la foi des néophytes qu’ils sont entrés suis un commerçant. dans la carrière. La maison de société, oeuvre de relèvement et Sur le vif, j’ai silhouetté, dans chacune de ces de régénération... Voilà un beau sujet de thèse, catégories, un maître de maison. digne d’exciter le zèle des champions de la mo­ rale. La vocation de M. Armand. Mais, les « maîtres de maison » ne se recru­ tent pas exclusivement dans le « milieu ». J’ai suffisamment étudié leur faune pour les diviser M. Armand n’a pas, comme beaucoup de ses en trois catégories. collègues, un visage gras d’imperator romain. Il dédaigne les lourdes bagues, les chaînes de mon­ D’abord, les fils de famille. On dirait, en poli­ tre semblable à des menottes. Et pourtant, ce tique : les fils d’archevêques. Ceux-là ont eu le petit homme rabougri, jaune et mal rasé, sem­ bonheur d’être nourris dans le sérail. Leurs pa­ blable au clerc famélique d’un huissier de pro­ rents tenaient une maison et l’administraient vince, exerce dans une belle maison, pleine de avec une prudente sagesse pour la leur trans­ glaces et de parfums, de la rue Papillon, le lu­ mettre en cadeau de mariage. Ainsi, certains cratif métier de M. Philibert. fiefs électoraux dans les grandes familles parle­ Il exploitait une petite teinturerie aux abords mentaires passent du père au fils, de l’oncle au de la gare de l’Est. Sa femme, Mme Denise, rece­ neveu. vait les clients au magasin et lui, dans une cour Voici ensuite le gros contingent formé par les vitrée, trempait les étoffes dans des baquets rem­ hommes du milieu qu’on pourrait eux-mêmes plis d’eau colorée. Il était paisible et doux. De subdiviser en deux classes : les sédentaires qui sa main bariolée comme un arc-en-ciel, il don­ n’ont jamais quitté la France et les « hommes nait à manger à une colombe. du voyage », qui ont parcouru le monde avec Ses affaires prospéraient. Pour augmenter ses des équipes de prostituées, amassant dans de revenus, il avait prêté à gros intérêts une assez lointains pays le pécule qui leur a permis de forte somme à la directrice d’une maison d’illu­ s’établir à leur retour. Ces aventuriers, ces sions. . , exportateurs d’amour, nous les retrouverons L’honnête matrone vint le trouver un jour. dans un prochain chapitre. __ je suis ruinée. Voulez-vous acheter ma Enfin, dans la troisième catégorie, je rangerai maison? Vous l’aurez pour un morceau de pain.-, les hommes de vocation. Ils ne semblaient pas destinés à devenir des maîtres de maisons; ils M. Armand consulta sa femme. étaient marchands de bestiaux, bouchers, tein­ — Qu’en penses-tu, bobonne? 56 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 5 7 — Mon ami, c’est un commerce comme un Chabanais fait distribuer aux guides, aux inter­ autre. Mais seras-tu à la hauteur de ta tâche? prètes et aux portiers des grands hôtels des — J’ai déjà conçu des projets grandioses. cartes de visite splendides, timbrées aux armes Mais, toi-même, sauras-tu t’adapter à tes nou­ de la Turquie : croissant d’or, étoile rouge, li velles fonctions? faut trouver mieux... J ai l’habitude de recevoir des clients. Ils — Un annonce en trois langues sur les rideaux me trouvent aimable et prétendent que je res­ des grands music-halls? semble à une actrice célèbre. Et puis, j’ai déjà — Oui! Mais je veux aussi une carte avec un un salon, j’en aurai quatre, voilà tout... nom flamboyant. Et c est ainsi que M. Armand et son épouse — Le Palais d’Haroun-Al-Raschid ! légitime, Mme Denise, entrèrent, à quarante ans — Quel est cet Haroun? sonnés, dans la corporation. — Calife abbasside de Bagdad, les Mille et une Nuits furent composées sous son règne. *** — Mais il pourrait m’intenter un procès pour usurpation de nom? A l’aube, M. Armand est déjà levé. II va faire En vain, le courtier tente d’expliquer que le ses provisions aux halles, marchande les côte­ célèbre calife est mort depuis belle lurette. lettes, les merlans, les violettes et les roses. Il — Et les héritiers? répond M. Armand. emplit un grand panier de victuailles, un autre Enfin, une autre enseigne, « Les Délices de de fleurs. Rentré à la maison, il appelle la cui­ Bagdad » est agréée. sinière et honnêtement lui donne son sou du — Mais, pour la couleur locale, ordonne franc. M. Armand, vous ajouterez ; Beauty girls. Vous couperez ces biftecks en deux et vous les ferez cuire pour le dîner. Comme toujours, moitié d eau dans le vin. Elles boivent bien assez entre les repas... Puis, aidé d’une petite bonne, il astique les M. Armand transforme sa maison. Il veut glaces, les parquets, les pianos, dispose les fleurs avoir la plus belle salle de danses de Paris, avec dans les vases. Il fait songer à ce gardien du un vitrail lumineux et des colonnes roses. Les temple d’Isis, qui parait les autels avec un soin murs seront incrustés de cabochons irisés. pieux, mais ne participait jamais à la célébration __ Je les ai fait venir de Bohème par avion! des mystères. dit-il avec orgueil. A dix heures, M. Armand reçoit son courtier Le matin, il surveille ses ouvriers et met lui- de publicité. Entrevue épique! même la main à l’ouvrage. Il rectifie à grands Le courtier boit un verre de porto. M. Armand, coups de crayon les plans de l’architecte. par mesure d’économie, se contente d’un doigt — La scène un peu plus haute, pour qu’on de champagne, oublié au fond d’une bouteille. voie bien toutes les beautés de mes danseuses. — Je ne dors plus, gémit-il. Le patron du Dans cette encoignure, une petite loge grillée. 5 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 5 9 ‘ Ce sera le coin de MM. les secrétaires d’ambas­ bâillait devant les sculptures de Jean Goujon, sade. mais, dans la salle des tortures, il frétilla. Parfois, Madame tourne la manivelle d’un —. Admirable! disait-il à sa femme. Ces crocs, projecteur et Monsieur sautille, vieux faune ché­ ces fouets, ces grils... J’ai une idée, chère amie. tif, dans une gerbe de lumière rose ou bleue. Et Il faut que nous ayons, nous aussi, notre cham­ il s’enthousiasme : bre de tortures. C’est très à la mode. Nous dou­ — C’est superbe! Je ferai payer cent francs blerons notre chiffre d’affaires et nous étendrons d ’entrée... notre clientèle au Parlement! Mais l’entrepreneur de plâtrerie lui donne bien Il fit venir un architecte, eut avec lui de mys­ du tracas. térieuses conférences. L’homme de l’art lui sou­ — Vous avez la prétention d’enduire mes co­ mit des croquis que M. Armand repoussa dédai­ lonnes avec ce stuc d’un rose de pommade? Où gneusement. vous croyez-vous donc, monsieur? Ici, on donne — Je veux, déclara-t-il, une reconstruction des spectacles d’art. exacte. Vous utiliserez les plans de Môssieu — Je vous ferai du stuc rouge. Viollet-le-Duc. — Rouge? De mieux en mieux! Ce sera le bal de barrière! Eh bien, sachez, monsieur, que je A me passerai de vos services si vous n’obtenez M. Armand a payé sa maison cent mille francs. pas une nuance intermédiaire entre le rose ve­ Ses rivaux eux-mêmes affirment qu’elle vaut au­ louté de la pêche et le rose pâle de la fleur de pêcher. jourd’hui plus d’un milion. Il n’a rien changé à ses habitudes. Il fait tou­ Et, sur le seuil de la porte, il crie encore à l’entrepreneur : jours son marché et les commères des Halles ne se doutent point que ce petit homme, coiffé d’une — Vous m’avez bien compris? La pêche et la fleur du pêcher! calotte graisseuse, est un illusionniste de l’amour, Elles l’appellent le sacristain.

Tonio, homme du voyage.

M. Armand ne ferme sa maison qu’une fois A dix-sept ans, Antonio le Corse, Tonio, comme l’an. disent ses intimes, quita l’île parfumée. Sur — Des individus ivres pourraient faiM du les quais de Marseille il traîna ses espadrilles scandale et chanter la Marseillaise dags mes et se fit bientôt d’utiles relations. Au bout de salons. Aussi, ce jour-là, je donne congé à mes quelques mois, il pouvait acheter des bottines petites dames et je vais nie promener à la cam­ rouges, une cravate aux teintes éclatantes et une pagne. casquette à la dernière mode. Le soir, dans les Le 14 juillet 1924, M. Armand visita un châ­ petits bars étincelants, il pérorait et, comme il teau historique, restauré par Viollet-le-Duc. Il avait de la faconde, on l’écoutait avec plaisir. 60 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 61 Coco l’Algérien le prit sous sa protection, devint que toutes les recettes de ses femmes, du moins, son mentor et lui enseigna le métier d’ « hom­ quand il rentra en France, il put, avec ses éco­ me ». nomies, acheter une « maison » à Calais, rue Quand Tonio fut libéré du service militaire, des Cinq-Boulets. Il s’unit en légitime mariage sa renommée grandit. A Montpellier, à Tou­ avec la plus jeune des trois voyageuses, et dit louse, à Aix-en-Provence, il fonda des comptoirs, aux autres : a la manière des antiques Phéniciens. Modestes — Si vous voulez, vous resterez avec nous... comptoirs, il est vrai : une femme dans chaque comme pensionnaires. rue chaude. 1 ous les mois il faisait sa tournée, La guerre éclata. Tonio fut réformé par des comme un collecteur d’impôts. Sortant de la rue majors complaisants et les Anglais firent sa for­ d Alsace, de la rue de la Fonderie, de la rue des tune. Reconnaissons toutefois qu’il ne s’enrichit frottes ou de la rue du Canal, il se promenait, pas avec autant de facilité qu’un mercanti ou heureux et fier, dans ces belles cités indolentes, un fabricant de munitions. Pour la première déjà embaumées par les parfums d’Espagne et fois de sa vie, il travailla durement. d italie, aux rues bordées de palais déserts qu’ef­ Tous les soirs, il inscrivait les noms de ses fleure un vol de pigeons. quinze pensionnaires sur une large feuille de Un gros cigare à la bouche, il passait sous les papier blanc, s’embusquait derrière une tenture, portiques mordorés où Pomone, nonchalamment, et, chaque fois qu’une fille « montait », il traçait laisse couler d’une double corne des fruits, des une croix en face de son nom. feuillages et des fleurs. Il apprit ainsi la vertu A minuit, la feuille de comptabilité avait pris suprême de la paresse. l’espect funèbre d’un cimetière en miniature. Mais, de retour à Marseille, l’air marin le to- Tonio alors dénombrait les croix et sifflait sa nidait, 1 exaltait. Parmi les foules bariolées que femme : ! es navires dégorgent sur les quais, il reniflait les — Dis-moi, ma bonne, Carmen, ce soir, n a effluves tropicaux des épices et rêvait de loin­ pas de cœur à l’ouvrage. Elle est en retard de tains pays à conquérir. Coco l’Algérien l’encou­ cinq passes sur les autres. Tu vas la prévenir rageait aux aventures. que si, à trois heures du matin, elle n’a pas — Tu iras loin, petit, lui disait-il. rattrapé le peloton de tête, elle pourra faire ses Cette prophétie se réalisa. Tonio entreprit de paquets! longs voyages. A Buenos-Ayres, à Rio-de-Janeiro, Madame transmettait à Carmen les ordres de a Santa-Fc, à La Havane, il fut un des plus ar- son mari et la fille, menacée d’expulsion, se dents propagandistes de la civilisation française, ruait à la besogne. Elle s’accrochait aux hommes, trois femmes admirablement dressées escor­ les enfiévrait de chaudes promesses et, quinze taient ce missionnaire laïque. fois en trois heures, montait l’escalier qui con­ « Pierre qui roule n’amasse pas mousse », duit aux chambres. dit ta sagesse des nations. Mais chaque proverbe Tonio traçait des croix et, quand le dernier enferme dans sa formule l’erreur et la vérité client était parti, il tapotait dmne main affec­ Si Tonio, dans les tripots brésiliens, perdit pres­ tueuse les joues de Carmen, lasse, mais rassurée: MAISONS DE SOCIÉTÉ £3 62 MAISONS DE SOCIÉTÉ des boulevards et, comme jadis, dans les petits — Bonne fille, Carmen! Un peu molle par­ bars de Marseille, il pérore. Mais il a renoncé fois... Du cran, ma fille, du cran! aux cravates de couleurs violentes, il s’habille Il vendit sa maison trois fois plus cher qu’il comme un bourgeois cossu et ce petit Corse be­ ne l’avait achetée. La veille de son départ, il donnant ressemblerait à un débonnaire mar­ réunit ses quinze pensionnaires dans le grand chand du Sentier, n’étaient sa mâchoire redou­ salon et leur adressa ce petit discours : table et son œil de sanglier traqué. — Je vous quitte. Dès que j’aura tourné les — Les affaires? dit-il, ça roule. Mon usine est talons, vous direz : « Tonio, c’est une vache ». an plein rendement, j’ai trente-cinq pupilles. Ma Et vous aurez raison. Mais vous ne pourrez pas femme est contente, je lui passe toutes ses fantai­ dire : « Tonio, c’est un imbécile », car je vous sies. Tiens, je viens de lui acheter un mobilier ai pris plus d’argent qu’à tous mes clients, mes et vous savez, vous autres, un mobilier ancien. mignonnes. Vous faisiez de jolies recettes chez — Du Louis XVI? moi, mais je vous comptais cinquante francs de — Non, le Louis XVI ne fait pas assez riche. frais par jour et je vous nourrissais si mal qu’à Mesquin, le Louis XVI. J’ai voulu de l’Empire. chaque repas vous demandiez un plat de supplé­ D’abord, je suis Corse, et les Corses aiment Napo­ ment... Alors, vous étiez obligées de casquer léon. Alors, j’ai été chez l’antiquaire et je lui ai quinze francs pour une aile de pigeon, dix francs dit : « Je m’explique. Je veux un salon Empire, pour un œuf à la coque. Et chaque jour je vous en vrai Empire, trois chambres Empire, un ves­ faisais payer trois ou quatre tournées! Je vous tibule Empire, tout Emp5re, quoi! » Il m’a dit : ai tout pris! Voilà comme je suis, moi! « J’ai tout cela à votre disposition. Ce sera deux Les filles m urm uraient. Mais Tonio : cent mille francs. » J’ai répondu : « Banco! » — Silence! J’ai encore une chose à vous dire. Tonio boit une gorgée de vermouth et reprend Je vais acheter une des plus belles tôles de après avoir essuyé de sa grasse main épiscopale Paris. Eh bien! toutes vous viendrez supplier sa petite moustache rude : Tonio la Vache de vous prendre chez lui... Il y — L’antiquaire m’a fait voir les meubles. Je en a peut-être deux ou trois que j’accepterai, les lui ai demandé : « Les oiseaux qui sont perchés plus belles. Les autres, je leur répondrai que là-dessus...? « — « Les aigles, monsieur », qu’il les catins de province ne sont pas dignes des me répond. — « Oui, les aigles, faudra voir à salons parisiens. Au revoir, mes mignonnes, me les enlever et à me les remplacer par des Tonio la Vache s’en va avec votre pèze et vous coqs! » Il n’a pas bronché. « Monsieur, qu’il a salue! fait, je veux bien, mais ce sera quinze mille francs de plus. » — « Banco ! » « Quinze jours après, ma femme recevait son Il acheta, comme il l’avait dit, une des plus mobilier. Quand elle a vu les coqs, elle a pleuré belles maisons closes de Paris. Aujourd’hui, il de joie. Vous ne comprenez pas, vous autres? fréquente les grands bars et les cercles, il a deux Je m’explique : Ma femme est une demoiselk autos, une villa à La Varenne. Chaque soir, il Lecoq, j#ai mis son blason sur tous les meubles vient retrouver ses collègues dans un grand café b 64 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 65 comme ça se faisait, autrefois, dans le grand monde. Elle m’a sauté au cou : « Tonio, tu es son établissement, rue du Petit-Saint-Loup. Une l’homme le plus délicat du monde! » bonne veillait sur l’enfançon et la mère, aux De si doux souvenirs l’émeuvent et ses yeux se laiter. Parfois, quand Baptiste criait trop fort, la Mouillent... Ses collègues le félicitent : heures prescrites par la sage-femme, venait l’al- — Ce Tonio, il a toujours su prendre les bonne le prenait dans ses bras et l’amenait au femmes, quel enjôleur! grand 9. La mère dégrafait son corsage et les filles contemplaient avec attendrissem ent ce fa­ De sa poche, il sort un porte-cigarettes en milial tableau. argent massif, orné de ses initiales en or. — Un cadeau? Baptiste grandit et fut un médiocre écolier. Les Il a une moue de dédain : spectacles de la rue le sollicitaient plus vive­ — Oui, ce sont mes pupilles qui me l’ont offert ment que ses devoirs et ses leçons. Spectacles pour mon anniversaire. Je leur avais dit : « Don­ pittoresques et colorés qui excitaient son imagi­ nez-moi ce que vous voudrez... un bibelot en nation enfantine et pour lesquels, sans regret, or... » Elles m’ont apporté ce machin en argent. il abandonnait ses images d’Epinal et ses livres Cristo! Je leur revaudrai cela, à ces garces! Je de morale ou d’instruction civique. vais doubler leurs frais de table et de peignoirs! Les conscrits, surtout, lui paraissaient admi­ rables. Groupés devant la maison maternelle, de tous leurs clairons et de tous leurs tambours, ils donnaient aux filles des aubades ou des séré­ M. Baptiste, fils de famille. nades. Baptiste, sournoisement, arrachait à une cocarde un long ruban, comme on tire un crin M. Baptiste naquit dans une grande ville du de la queue touffue d’un cheval. Puis les immen­ Centre. Sa mère, patronne respectée du 9, ne ses drapeaux à franges d’or s’inclinaient pour voulut point, pour faire ses couches, abandonner passer sous la porte basse et l’enfant, à la faveur sa maison, et les clients, attablés dans la salle du tumulte, se glissait dans le couloir, humait les eommune, furent surpris un soir d’entendre d’ai­ parfums, montait l’escalier à petits pas silen­ gres miaulements. cieux et allait coller son œil ou son oreille au — C’est le gosse à la patronne, leur expliquè­ trou d’une serrure. rent les filles. Il est né cette nuit... Quand sa mère l’apercevait, elle le mettait Le commissaire de police, qui vint présenter dehors en le cajolant : ses félicitations à l’heureuse mère, la pria de — Il m’aime tellement, c’t’enfant-là, disait- confier sa progéniture à une nourrice. elle aux voisins, qu’il est toujours fourré dans — Non, répondit-elle, c’est moi qui lui donne­ mes jupes. Mais je ne veux pas qu’il vienne à la rai le sein. J’ai eu le malheur de perdre mon maison : faut respecter l’innocence! mari, je veux élever mon fils ! A douze ans, il fut admis qu’il était en âge Dès qu’elle eut célébré ses relevailles, elle de comprendre la vie. On renvoya la bonne et transporta le berceau du petit Baptiste dans un Baptiste prit ses repas à la table des femmes. k jement qu’elle avait loue, à peu de distance de Sorti de l’école, il refusa d’entrer en appren­ 66 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 67 tissage. Il se savait riche et dédaignait les métiers aimait sa profession et ne se pressait pas d’abdi­ manuels. Mais il ne se galvaudait jamais avec quer en faveur de sa bru. les mauvais garçons de la ville. Il allait a la Avec astuce, Baptiste fit une autre proposi- pêche, se promenait et, le soir, assis sur une .ion. chaise de paille, à côté de sa mère et de la sous- — Cède-nous la tolérance. Tu resteras avec maîtresse, lançait de joyeux appels aux soldats. nous et, comme par le passé, tu dirigeras ia __ Hé, militaire? Entrez donc boire un bock. maison. .Qu’est-ce que tu crains? Le bail de avec les dames ! ...... l’immeuble est toujours à ton nom. Si tu ne C’était un jeune homme rangé et qui taisait t’entendais pas avec Amélie, tu pourrais nous le bonheur de sa mère. A vingt ans, il était gras renvoyer à ta guise. et lourd. . . La veuve finit par céder. Mais M. Baptiste, dès __ Tout le portrait de mon pauvre mari! di­ pie sa femme fut investie par l’autorité muni- sait-elle avec orgueil. — ,, ipale de tous les droits de maîtresse de maison, Quand Baptiste revint du régiment, il s epnt >ria poliment sa bonne mère de se mettre en d’une jolie blanchisseuse que ses camarades quête d’un autre gîte. d’atelier avaient choisie pour reine. Dans le cor­ — On te servira une bonne petite rente, sois tège de la mi-carême, il l’aperçut trônant au tranquille. Mais il vaut mieux que tu t’en ailles. faîte d’un char, le front ceint d’une tiare en car­ Amélie est une ancienne reine, elle a un carac­ ton doré. Il rentra chez lui, bouleversé. tère altier. Fais-toi une raison, maman. __ Maman, je veux épouser la reine... Elle s’insurgea : — Tu deviens fou, mon garçon! — C’est toi qui vas partir, mauvais garnement, __ Ha reine des blanchisseuses, maman... avec ta reine de carnaval! Elle assigna Baptiste devant le tribunal civil — La petite Amélie? Une bonne ouvrière, ma qui rendit le jugement que voici : foi! C’est elle qui tuyaute mes bonnets. « La cause appelée à tour de rôle, les parties Fille de paysans, la patronne du grand 9 avait ouïes par leurs avocats et avoués en audience conservé des mœurs rustiques< et simples. Elle publique; dédaignait les modes de la ville et s habillait « Et ouï en ses conclusions verbales M. le comme une modeste fermière. Procureur de la République, Les parents d’Amélie s’empressèrent d’accor­ « Le Tribunal, après en avoir délibéré confor­ der à M. Baptiste, qui était un joli parti, la main mément à la loi en chambre du Conseil, rappor­ de la reine des blanchisseuses. Ce fut un mariage tant son délibéré en audience publique; carillonné. . « Attendu que la dame Rosalie R..., veuve V..., Le lendemain des noces, Baptiste disait a sa invoquant les termes d’un bail qui lui a été con­ mère : senti, demande que son fils soit tenu de déguer­ — Chère maman, tu vas pouvoir te reposer, la pir de la maison qu’il occupe d’après elle indû­ maison est un lourd fardeau pour toi. m ent; Mais la vieille faisait la sourde oreille. Elle « Mais attendu que le bail produit par la de- 68 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 69 manderesse est dépourvu de toute force et ne grand 9. Leur fille a épousé un commis-voya­ peut être produit en justice comme relatant des geur disert et actif. Le jeune ménage brûle du conventions contraires aux bonnes mœurs; désir de s’installer dans la « maison » avec tous « Attendu, en effet, qu’il n’est pas contestable les droits et prérogatives que confère le brevet ue la veuve V... n’a loué cet immeuble qu’alin municipal, Mais M. Baptiste et Mme Amélie 3’y exploiter un établissement de prostitution veulent travailler encore. dont sa bru est aujourd’hui titulaire; — Voyons, beau-père, décidez-vous! fait le « Que toute convention relative à ce com­ gendre. Vous resterez avec nous. merce honteux est entachée de nullité absolue et — On dit ça! Et puis, quand l’affaire est faite, que cette nullité n’est en rien couverte par les on renvoie les vieux! répond M. Baptiste en sou­ décisions de l’administration qui n’intervient en riant. pareil cas qu’alin d’exercer une réglementation Et il ajoute d’une voix émue : et une surveillance nécessaires; — Quand je serai grand-père, quand j’aurai « Attendu que la veuve V..., dépourvue de un beau petit-fils ou une belle petite-fille à dor­ tout titre valable, ne peut obtenir de justice loter, à soigner, alors, je te le promets, je te l’expulsion qu’elle sollicite; cède la maison. Dépêche-toi, mon gars! « Par ces motifs, « Déclare la veuve V... mal fondée dans sa demande, l’en déboute et la condamne en tous L’ascension de Maurice le Sauveteur. les dépens dont distraction au profit de M* G..., avoué, qui a affirmé à la barre en avoir fait Maurice exerçait les humbles fonctions de l’avance de ses deniers personnels. » garçon de salie au Château des Fleurs, rue des M. Baptiste fut assez grand pour ne pas abu­ Patriotes, à Saint-Quentin. Joli garçon, souple ser de sa victoire. Il installa sa mère dans le et vif, il était aimé des filles, qui lui disaient : petit logement où il avait passé son enfance et — Pourquoi travailles-tû, Maurice? Au lieu Amélie continua de tuyauter et de gauffrer avec de servir des bocks et de balayer l’estaminet, tu art les bonnets blancs de la vieille dame qui la pourrais faire ton Monsieur à Paris. payait d’utiles conseils. Maurice leur répondait : De cette heureuse union naquit une jolie pe­ — Le milieu, je l’ai connu : beaucoup de ris­ tite fille que la grand’mère se chargea d’élever. ques et peu d’affure. Ici, je suis pénard, j’ai la • matérielle et vous me faites les yeux doux. Je ** ne demande rien de plus, je ne suis pas ambi­ tieux. Dans une dizaine d’années, quand j'aurai Vingt ans ont passé. La veuve V... est morte; quelques économies, je prendrai une petite tôle elle a eu un enterrement de troisième classe fort en gérance... décent. M. Baptiste a été bon époux, bon père, Content de peu, Maurice savait borner ses bon patron, et l’ancienne reine des blanchisseu­ désirs. ses, accorte et plaisante, a fait prospérer le Une nuit, un incendie faillit embraser le Châ­ 0 "" MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 71 teau des Fleurs. Déjà les flammes léchaient un l’Idéal, rue de la Charrière, à Châlons-sur-Marne, petit hangar attenant à l’immeuble. confiait cette maison à un gérant et, au bout de — Maurice! s’écria le patron, le Château va six mois, la revendait avec cinquante mille francs flamber comme une allumette. Il y a cinquante de bénéfices. bidons d’essence sous le hangar! Et je ne suis Il apprit alors que le patron des Belles Japo­ pas assuré! naises, rue de Tracy, à Paris, songeait à se reti­ Maurice se précipita dans le brasier. En quel­ rer des affaires. Il lui offrit' deux cent cinquante ques minutes, il réussit à jeter par-dessus un mille francs comptant et le marché fut conclu mur tous les bidons d’essence. Quand les pom­ au mois de mai 1922. piers arrivèrent, tout danger était conjuré, mais Aujourd’hui, l’ancien garçon de salle possède le garçon de salis &.vait les cheveux roussis. une splendide villa au bord” de la Marne et il a — V’ià mon sauveteur! criait le patron. Il a refusé de donner pour six cent mille francs ses droit à une médaille! On donne la Légion d’hon­ Belles Japonaises. neur à des gnières qui en ont moins fait que lui ! A trente-deux ans, il a pris place dans le haut D’un geste de la main, Maurice semblait écar­ patronat et ses collègues, qui connaissent l’ori­ ter les louanges, comme on chasse des mouches gine de sa fortune, l’appellent Maurice le Sau­ importunes. veteur. — Mais non, patron! Je ne veux pas de mé­ Cette histoire, parfaitement morale, méritait daille. Donnez-moi un bon verre de vin, ça me bien ie brève mention. rafraîchira, car j’ai eu chaud. Le patron, tout à la joie de voir son beau Châ­ teau intact, fut saisi dyun de ces subits accès de générosité qui vous montent à la tête comme une fièvre cnaude et vous laissent, le transport tombé, pleins d’amertume et de regret. — Ah! c’est comme ça, tu ne veux pas la médaille! Eh bien! j’ai une autre maison à Vitry- le-François, rue Saint-Mange. Je te la donne! Messieurs les Pompiers, vous êtes témoins : je fais de mon garçon de salle un tôlier! Et, dans la coîir du Château des Fleurs, parm i la fumée qui montait encore des décombres mouillés, Maurice fut sacré patron devant la phalange des sapeurs-pompiers de Saint-Quentin. Tel jadis, après de valeureuses prouesses, un jeune page était armé chevalier. Maurice se maria et s’installa rue Saint-Mange. à Vitry-le-François. Un an plus tard, il achetait

i IV

LES PLACEURS

A Paris, où tant de prostituées battent J es rues et les boulevards, les heureuses patronnes des maisons de tolérance et de rendez-vous re­ crutent aisément leur personnel. Les filles se pré­ sentent d’elles-mêmes, comme des ouvrières s’embauchent à l’usine; l’offre répond aussitôt à la demande. Bien des femmes désireuses de se vendre re­ doutent la rue et ses dangers. La carte que leur donne une administration soucieuse de l’hygiène publique n’est pas un brevet ni un coupe-file. Elle ne leur permet pas de dire aux agents des mœurs : « Laissez-nous passer... nous exerçons notre métier. » Elle constate simplement leur servitude. Il faut qu’elles payent souvent leur tribut à Saint-Lazare. Si le frère de Marthe et de Marie ressuscitait une seconde fois, peut-être reprocherait-il aux hommes d’avoir donné son nom à la sombre geôle du faubourg Saint-De­ nis où, sans jugement, sont emprisonnées les sœurs de celle qui lava les pieds de Jésus. Je vis un matin une fille, jeune et assez jolie, que j’avais connue aux Halles, sortir de cette prison. Dans la rue elle respira longuement, avec 7 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 75 une sorte d’avidité, puis, se retournant, con­ plus dense et plus âcre qu’un brouillard sur le templa, les yeux pleins de rage, les lépreuses fleuve, ou à leur rythme abandonneront leurs murailles. Quelques affiches étaient placardées cœurs comme des berceaux. Et boulevard de la sur le portail; les unes annonçaient une adjudi­ Chapelle, avenue Lowendal, rue des Rosiers, cation de bois et de charbon pour la prison de dans tous les bouges où les lits recouverts de Fresnes-les-Rungis, les autres que le legs de toiles cirées reçoivent pour un instant les corps M. Charles-Paul-Auguste Bresson, en son vivant abattus, les femmes viendront toujours chercher chef de bureau honoraire à la Préfecture de la un refuge contre le vent, la pluie et les agents Seine, serait prochainement décerné à une jeune des mœurs. fille pauvre et honnête, « très honorablement Les plus jolies, les plus jeunes prendront leur connue par ses excellentes qualités familiales ». service dans des demeures plus luxueuses, et rue La fille ricana : de l’Arcade, rue du Bois-de-Boulogne ou au Cha- — Mon amant sera bien chauffé cet hiver. banais, dans les salons honorés des visites prin- Mais c’est-y nous autres qui vont concourir pour cières, comme dans les maisons closes des bou­ le prix de vertu? — levards extérieurs où, à deux heures du matin, — Tu viens de faire trois jours? lui deman­ les pianos mécaniques mènent une danse ma­ dai-je. cabre, une matrone n’aura jamais besoin de faire — Oui, et j’en ai marre. Lundi, je suis em­ un seul pas, une seule démarche pour approvi­ ballée. Je sors mercredi. Je me disais : « J’ai sionner son étal. mon condé, je vais pouvoir turbiner tranquille­ Mais dans les villes de province les filles vien­ ment. » Penses-tu! Jeudi soir, Double-Mètre et nent bien rarement frapper aux portes des mai­ Noiraud m’accostent : « On t’emmène », qu’y me sons closes. Pour se ravitailler, les patrons doi­ disent. « Voyons, messieurs, que je leur fais, je vent s’adresser à des intermédiaires cantonnés suis sortie de mercredi, laissez-moi. » Ils n’ont à Bordeaux, à Marseille et surtout à Paris. Là rien voulu entendre et j’ai été bonne pour le sont les marchés aux femmes. panier à salade. Vrai, j’en ai ma claque. J’ai une Le courtier qui établit la liaison entre les pros­ copine en maison, aux Rosiers, je vais la retrou­ tituées des grands centres et les maisons publi­ ver demain. ques a pris le titre de « placeur ». Et ce mot, lui Aussi les plus sordides maisons ne seront aussi, est une assez jolie trouvaille. Il vous a un jamais dépourvues de femmes. Boulevard Au- petit air commercial des plus séduisants, il évo­ guste-Blanqui, au grand 9, le musicien aveugle que des barriques de vin, des caisses de pru­ pourra, dix ans, vingt ans encore, frapper de ses neaux, des soieries, des lainages, tout un trafic doigts de squelette les touches ébréchées de son honnête exercé au grand jour entre négociants piano, dix ou douze filles, chaque nuit, lasses de patentés. danser, de boire et de prêter leurs corps, noue­ ront les mélodies de l’aveugle en bouquets de Le placeur est le sergent recruteur des mai­ fleurs champêtres, les regarderont couler en sons de société. Il vante aux filles la bonne étoiles de sang et de feu dans la fumée des pipes, « tôle » de Montargis ou d’Epernay. Peu de MAISONS DE SOCIÉTÉ 77 7A T K tolère aujourd’hui, après leur avoir causé jadis N O M S B T P R É N O M S THE N A IS S A N C E DD DÉPART LIEU DE DESTINATION bien des tracas. Il y a quelques années, ces mes­ sieurs étaient arrêtés comme de vulgaires sou­ P. Marie-Louise . . 3 sept. I960 2 avril 1926 52, rue Poincaré teneurs et leur prestige en souffrait durement. Le Puy Bruyères (Vosges) Faubourg Saint-Martin, au Cyrano, chez Ladjra, R. Angèle...... 4 août 1895 » 1„t. des Boucheries, et dans les petits restaurants du passage de l'In­ Amboise Brive-la-Gsillarde dustrie, une nouvelle sinistre courait : « Tous D. Fernande-Marie- les placeurs ont été faits ce matin. On les a François ...... 18 juin 1898 » 5, Venelle Pavée, cueillis dans leurs hôtels, au petit jour. » Caen. 78 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 79 Les inspecteurs de la police judiciaire et de la Sûreté générale puisent dans ces registres de lieux. De Lille, de Tours, d’Orléans, de Rennes précieuses indications que les placeurs peuvent et de Saint-Dié, de Coutances et de Cherbourg, compléter de vive voix. Je ne dirai pas qu’ils oe loulouse et même de Marseille, on venait lui sont les auxiliaires de la police, mais ils ont demander aide et assistance. Il se vantait de intérêt à la servir. Qu’on les convoque rue des connaître tous les tôliers de France et du pre­ Saussaies ou quai des Orfèvres, ils accourent, mier £oup d’œil démasquait les néophytes. empressés, déférents. Peut-être devancent-ils — Macarel ! disait-il à un gros homme au vi­ parfois l’appel. sage rubicond, qui, pour la première fois, entrait Certes, les placeurs qui sont en relations cons­ au café des Postes, je parie que tu viens de Tou­ tantes avec la pègre, proclament leur indépen­ louse! Tu es le successeur de Jean, de la rue dance. Eux-mêmes ne sont-ils pas des hommes du Canal. du « milieu »? Leurs femmes ne travaillent-elles — L est sorcier ! s’exclamait le gros homme. pas « en maison » ou sur le trottoir? Presque Oui, c est moi, Georges Lechalupe, le nouveau tous exhibent avec un légitime orgueil un casier patron de la Lune. judiciaire orné de diverses condamnations. Mais Mais un jour un Breton, en costume de son quand un policier interroge un placeur à brûle- Pays, §rand chapeau noir a longs rubans, petite pourpoint : « Hier, tu as envoyé une femme à veste et gilet de velours à boutons dorés, poussa Beauvais. Nous recherchons son homme. Où se la porte du café. planque-t-il? » L’interpellé, s’il veut continuer — Visez le terreux, ricana Mimile. II va de­ d’exercer en paix son métier, doit vider le fond mander une bolée de cidre... de son sac. Il dit où il a rencontré la femme, Pour une fois il s’était trompé. Le Breton, donne l’adresse de l’hôtel où elle couchait et frappant de son bâton de cornouiller l’épaule du ajoute : « Son homme? un grand blond... Fer­ placeur, proclamait : nand... On peut le rencontrer tous les soirs à , — ,Le terreux, c’est Verne, patron des 2 et 4, Barbés... » a Quimper, rue Pen-Ar’Stang! Et il me faut trois Et le placeur s’en va, un peu humilié dans sa femmes pour demain, mon gars! dignité d’homme. 11 ne se considère pas comme Mais Mimile montra trop d’orgueil. Il croyait un indicateur, il ne porte pas le chapeau, comme qu on ne pouvait se passer de ses services, ra­ on dit dans l’argot du milieu, mais il a rencardé brouait les patrons, se gaussait d’eux. Son en­ les poulets! Après quelques interrogatoires de treprise périclita. De modestes placeurs lui ravi­ ce genre, il ne s’émeut plus. Un pacte secret le rent, 1 un après l’autre, tous ses clients. Le Café lie aux agents de l’autorité publique. des Postes devint semblable à un estaminet de province, de vieux rentiers vinrent y faire leur Le plus célèbre des placeurs, Mimile D..., tint manille et Mimile, seul à sa table, roi déchu longtemps ses assises au café des Postes, place se morfondait. Clichy. Il était la providence des plus humbles L’an dernier, le Café des Postes a été fermé. villes de garnison comme des plus altiers chefs- Son nom, qui fut glorieux, sombrera bientôt dans l’oubli. Seuls, quelques patrons de province 6 80 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 81 disent encore : « Du temps qu’on allait aux Pos­ mentaînes épaves et le placeur cherchait que­ tes pour la remonte... » Mimile, qui avait quel­ relle au mastroquet : , - ques rentes, s’est acheté une villa. Il cultive so* — T’aurais pas pu me prévenir, pochetée? petit jardin. L autre, enflammé de colère, ses joues aussi Près de la Porte Saint-Denis, je connais un rouges que le petit Bordeaux, orgueil de la mai­ placeur, surnommé par antiphrase Anatole la son, répliquait : Lumière, parce qu’il est presque aveugle. L’éter­ — Dis donc, c’est pas mon métier. Si tu ne nel crépuscule dans lequel, presque mécanique­ vois plus clair, prends un commis. V’ià vrois ment, il accomplit les gestes de son métier, adou­ clients que tu perds. Moi, je te préviens, je vas cit d’un peu de mélancolie ses mœurs qui furent finir par te dire d’aller tenir la placarde ailleurs. rudes. Je veux un homme qui fasse marcher mon com­ — Ça m’est venu tout d’un coup, dit-il. Un merce. matin, je me suis réveillé dans l’ombre... Je sais Anatole la Lumière écouta ces sages conseils. d'où ça vient... Mon vieux nasi... J choisit pour associé Milo la Java, jeune et Courageusement, il a poursuivi sa tâche. l aiî?eur toui°“rs paré de chemises roses Quand une femme venait le demander au bar, et de bottines vernies à tiges claires. * 11 s’approchait tout près d’elle, lui palpait, de Sur le boulevard Saint-Denis, dans un petit ses doigts alourdis de serpents d’or et de camées café, Henri le Satyre, un vieux de la vieille, modernes, la poitrine, les hanches, la ligure. officie encore. Il n’a ni commis ni associé, mais — Je ne te connais pas encore, toi. Tu es une sa femme, ancienne beauté qui méprise la mode belle fille, assez grosse. Brune, n’est-ce pas? et s enorgueillit d’un haut peigne d’écaille rouue plante comme une herse dans la brousse d’un — Blonde. chignon oxygéné, le seconde habilement. — Tu feras bien l’affaire de Joseph. Veux-tu Henri le Satyre est poète. Parfois, quand il a partir ce soir pour Clermont-Ferrand? Tu en­ en face de lui un connaisseur, il extrait d’un por­ treras dans la plus belle tôle de la ville, au Pa­ tefeuille vétuste des papiers jaunis qu’il déplie lais de Cristal. avec des soins pieux. Puis il assujettit sur son Quand la fille consentait : nez un binocle provincial à monture de fer et __ T’as tes faffes? Passe-moi ton bulletin de tousse pour éclaircir une voix que les apéritifs naissance... Patron, vérifiez, s’il vous plaît. ^ et les liqueurs de fantaisie ont enrouée. Le mastroquet, lentement, épelait : « Née le —; Toi, t’es un homme intelligent. Je vas te 12 avril 1899, à Montlouis, Indre-et-Loire... » lire les vers que j’ai composés à Fresnes. — Bien! approuvait Anatole. Elle a le poids. Et il déclame, brandissant une feuille de pa­ Prends un verre, la môme, et va faire ta valise. pier écolier maculée, trouée, effrangée comme Mais plusieurs fois, Anatole envoya en pro­ un vieux drapeau : vince des filles, vieilles et hideuses, qu’il avait vues presque jolies à travers le brouillard qui voilait ses yeux. Les patrons refusaient ces la- MAISONS DE SOCIÉTÉ 82 MAISONS DE SOCIÉTÉ 8 3

A UNE HIRONDELLE DE PRISON Mais Madame s’impatiente. — Assez de bêtises. Prends ton registre... Pourquoi faire ton nid, ma gentille hirondelle? Henri le Satyre, humilié dans son orgueil de De ce maudit lieu, fuis vite à tire d’ailel Non, reste, ma jolie. Viens près le prisonnier. poète, grince des dents. Qu’un doux babillage puisse lui faire oublier — Des bêtises! Elle ne sait pas que je suis un Ses ennuis, ses chagrins, tout ce qui fait sa peine, type dans le genre de Verlaine, moi. Ses plus Malgré que tu ne peux, hélasl briser sa chaîne... beaux poèmes, il les a écrits pendant ses deux piges de tôle. Moi aussi la prison m’inspirait. Il commente : Mais voilà, je ne suis pas édité... — J’ai écrit ça la fois que j’ai été fait poux- Il prend son registre, note avec soin, d’une détournement de mineure... J’avais composé belle écriture de sergent-fourrier, son opération aussi un autre poème, mais je l’ai donné au curé commerciale. Puis, débarrassé de cette banale qui ne me l’a pas rendu. Pour moi, il me l’aura besogne, il revient à ses Muses. tortillé pour le faire paraître sous sa signature — Et le poème que j’ai dédié à ma bonne dans un journal. Pas francs, ces mecs-là! tante, c’est un de mes plus chouettes, monsieur : Une petite femme timide, au visage délicat, est venue s’asseoir près de Mme Henri et celle-ci De ma tante chérie j’admire la bonté, Sa grande tendresse remplie d’humanité interpelle son homme : Hélasl je fus cause parfois de sa tristesse — Dis donc, c’est la petite d’hier soir. Elle Sanglots, étreignez-moi devant tant de détresse! est décidée à partir. On l’envoie à Loudun, chez Mme Désiré? Et pendant qu’il déclame ses nobles stances, Henry le Satyre abandonne son poème, enve­ Mme Henri murmure à l’oreille de la fille qui va loppe la fille d’un long regard expert, la jauge. partir pour Longwy : — Mme Désirée, dit-il, demande une gravosse. — C’est au 9 de la rue du Vieux-Château... Celle-ci est un peu chétive. On va l’expédier aux Une bonne maison d’estaminet... Lilas, chez Reine, à Longwy. Et il reprend : Souvent, près de la Porte Saint-Martin, j’ai Abandonné de tous, je n’ai que ma douleur, rendu visite à Paulo l’Avocat, dont le beau lan­ Car l’on n’a plus d’amis étant dans le malheur... gage séduit les filles naïves et conquiert les pa­ — A quelle heure le train ? interroge trons de province au parler rude et disgracieux. Mme Henri. Un phonographe au pavillon de cuivre rutilant, — A 15 h. 35. On a le temps... Et mon poème un appareil à sous sur le cadran duquel sont sur la liberté, écoutez ça, monsieur! peintes de sombres chouettes aux yeux d’or et une glace que les diamants des hommes du mi­ Ah! Chimères des chimères, mots vainsl lieu ont rayée d’inscriptions féroces et sentimen­ Egalité, recherchée des humainsl tales, composent le décor familier de son petit Q liberté! dompte la tyrannie bar. Etre libre, c’est si bon dans la vie. Devant moi, il décachetait son courrier et à MAISONS DE SOCIÉTÉ 85s 84 MAISONS DE SOCIÉTÉ le grand seigneur, ne pas regarder à offrir un. mi-voix lisait ses lettres. Un jour, je le trou ... déjeuner ou un dîner à une sœur qui hésite et soucieux. ïl m’expliqua : même à son homme, quand on a peur qu’il mette — Encore une tuile. J’avais envoyé une l’embargo sur ie colis. Tu vois d’ici le bénéfice... sœur à Montdidier pour le Pavillon Bleu de la Il se gratta ie front. rue des Postes. Mais Pétrus, le tôlier, m’écrit — Je vais élever mes prix. Désormais, ce sera que le médecin l’a refusée. Il réclame un autre quatre livres par femme, et cinq livres pour une colis. négresse, car cet article devient rare. Les longues flèches blanches d’une pluie de Une fille entra, blême, trempée de pluie. Elle grésil crépitaient sur les vitres du petit bar. tenait une valise à la main. Elle nous salua po­ — Heureusement, voici l’hiver. Les gonzesses liment et dit au placeur : vont rappliquer dans les tôles, le commerce re­ — Vous voyez, monsieur Paulo, que je suis prendra. exacte. — Tu es satisfait des affaires? — C’est très bien. Tu as tes faffes? — En ce moment ça ne boume pas fort. Nous De son corsage, elle sortit un bulletin d’état touchons trois cents francs par colis, cent cin­ civil, jauni, écorné, Paulo le consulta. quante balles à la livraison et le reste quinze jours plus tard. Mais les femmes ont une mau­ — 30 mai 1894. Ça te fait trente-deux piges» vaise mentalité; pour un oui, pour un non, elles Eh bien! ma gosse, je vais t’envoyer à Montdi­ quittent la cabane, à peine arrivées. Tiens, re­ dier, au lieu de Charleville, comme je t’avais dit» garde plutôt. La fille haussa les épaules : Il ouvrit son agenda : — Charleville, Montdidier, moi, je m’en ba­ — Le mois dernier, j’ai placé dix-huit sœurs. lance. Je n’ai pas d’homme, je vais où je veux. Régulièrement, à trois livres par femme, ça de­ — Toi, dit Paulo, tu es une gagneuse. Tu dois vrait me faire cinq mille quatre cents. Mais iï mettre des sous à gauche. y en a huit qui se sont tirées avant d’avoir fait — Vous savez, en maison, il y a des frais quinze jours. Il faut que je les remplace. Reste et puis j’ai deux gosses. Ils sont à la campagne, donc trois sacs. De cette somme, il faut défal­ en nourrice, et je vais les voir deux fois par quer tous mes frais. D’abord, j’ai un commis an... que je nourris et à qui je donne trois thunes — Je respecte tes sentiments, répondit avec par jour. Tu dois comprendre que je ne peux gravité le placeur qui nota sur son registre : pas être à la fois au four et au moulin. C’est lui « Partie pour Montdidier le 13 avril 1926. » qui mène les gonzesses à la gare, répond pour Puis il feuilleta l’indicateur des chemins de moi au téléphone et reçoit les patrons en re­ fer. monte quand je suis absent. Presque tous mes — Tu as un train à 12 h. 22. Mon commis collègues ont un associé. Moi, je préfère un com­ va te conduire à la gare en taxi, mais tu man­ mis, car je prétends garder la direction de mes geras un morceau avant de partir... affaires. Et puis, il y a la dèche ; pour trouver II conduisit la fille dans une petite salle sépa­ des femmes, il faut payer à boire partout, faire 86 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 87 rée du débit par une cloison à claire-voie, puis s’habille en mylord, il attelle deux chevaux à revint au comptoir. un mail-coach, oui, mon pote, un mail-coach, — Voilà une affaire réglée. Pétrus sera con­ une guimbarde comme on en voit à la journée tent; je lui remplace dans les vingt-quatre heu­ des drags. C’est lui qui tient les guides et su j res le -colis avarié. Naturellement je vais lui la plus haute banquette sont juchés deux mai compter, en plus du billet pour Montdidier, le taxi lous, coiffés de chapeaux de cuir bouilli, comme et le casse-croûte de la môme. Ces frais-là incom­ des larbins de châteaux. On s’arrête sur le port. bent au tôlier. Quand les filles débarquent, les agents des — La remonte doit coûter cher aux patrons? mœurs les accostent et leur font peur. Ils leur — Oui, dans certaines maisons de province, disent qu’elles ne pourront pas exercer leur mé­ cinquante à soixante femmes défilent en un an. tier en ville, mais qu’on les laissera tranquilles Mais rassure-toi : ils ont vite fait de regagner si elles entrent en maison. Et là-dessus, ils font leur pèze. S’ils veulent se passer de nous, ils res­ semblant d’apercevoir le patron : « Tiens, voilà tent à Paris des huit ou quinze jours avant d’em­ justement M. Georges. Allez donc le trouver de baucher une femme. Alors ils reviennent nous notre part. » Les filles s’approchent, elles sont voir. Je ne -connais que deux réfractaires. La éblouies de voir un si bel attelage. « Montez mère Maria de Dijon et un tôlier d’Alger. La donc! » fait aimablement M. Georges. Elles s’ins­ mère Maria, tu la vois rôder sur les boulevards tallent à côté des deux marlous déguisés en en quête d’une petite femme novice. Quand elle domestiques et le tôlier emporte son butin. en a trouvé une, elle l’emméne au restaurant, lui D’autres fois, Paulo l’Avocat m ’entretenait des paye un repas fin et, au dessert, -cette vieille désagréments et des risques de son métier. sorcière raconte ses boniments : « Viens chez — Les patrons ne sont pas toujours de bons moi, tu gagneras de l’argent gros comme toi. » payeurs. Avec eux on est souvent en litige. Quand Quand la môme hésite, elle entr’ouvre un cabas une femme part de chez eux le seizième jour, de marchande à la toilette, qu’elle ne quitte ja­ ils font des simagrées pour nous régler. Mais mais, et sur la nappe, elle étale cinq, six, sept quand c’est la renversée, car il leur arrive de livrets de caisse -d’épar-gne. « Tiens, toutes mes garder des sœurs un, deux, trois ans et même femmes font des économies. Regarde si je te plus, ils ne songent pas à nous faire un cadeau. mens. La Margot est entrée dans ma maison le Je n’en connais guère que deux ou trois qui 1 février, le 15 elle plaçait trois cents francs... » soient réguliers. Tiens, hier, j’ai reçu la visite .fît patati patata. Neuf fois sur dix, ça réussit. d’un tôlier de Bourges. Il m’a glissé un billet La mère Maria emballe la môme. de cent balles dans la main en me disant : « C’est « Le tôlier d’Alger, lui, c’est une autre com­ pour la Fernande que tu m ’as donnée il y a six bine. Il est en -cheville avec les agents des mœurs. mois, et tout le temps qu’elle restera chez moi Ces messieurs viennent le trouver : « On nous je te donnerai comme cela un petit bouquet, trois signale que trois filles publiques, expulsées de ou quatre fois par an. » Marseille, se sont embarquées sur le Jean-Bart Un jour, je trouvai Paulo en -compagnie d’un qui doit entrer au port à midi. » Alors le patron patron du Havre. Celui-ci me parut avoir pleine­ 8 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 8 9 ment conscience des devoirs que lui imposait sa parfois, je suis doublé. L’autre jour, j’ai failli eliarge et aussi du prestige qu’elle lui conférait, tomber pour faux poids. J’avais envoyé à Tours Avec autorité, il prononçait des paroles mesu­ une môme de vingt ans. On me convoque au rées et prudentes. Sa dignité avait quelque chose quart : « Votre profession? » me demande le de notarial. commissaire. Je réponds bravement: « Marchand — Deux de vos collègues, disait-il à Paulo» de viande. » — « Autorisé? » — « Oui, M. le viennent d’être condamnés pour faux poids. Commissaire, autorisé. » Et je lui explique mon Malheureusement, une patronne d’Orléans s’est affaire. La môme avait si bien maquillé son bulle­ trouvée compromise dans cette affaire. tin que je n’y avais vu que du bleu. Le commis­ Elle était aussi fautive que mes collègues1 saire a été très poli, il m’a presque fait ses excu­ répliqua Paulo. Voilà l’histoire. Une môme de ses pour m’avoir dérangé. Mais je garde ran­ dix-neuf piges était venue demander de l’em­ cune à l’homme qui m’a amené cette môme. Il bauche à François et à Jean, deux placeurs asso­ a eu beau me jurer qu’il la croyait majeure, je ciés du faubourg Saint-Denis. Elle leur avait pré­ lui ai répondu : « Tu mens! tu dois savoir son senté un bulletin de naissance qu’elle avait volé âge à un mois près, puisque c’est ta frangine. » à une copine. Là-dessus arrive la tôlière du 2 de la rue des Juifs, à Orléans, qui a l’habitude Une nuit de mai, je rencontrai Paulo l’Avocat de faire sa remonte elle-même, laissant son aux Halles. homme à la maison. La môme lui plaît. Pour — Il me faut une sœur, me dit-il. Mon meil­ l’emmener, elle verse les cent cinquante balles leur client, Amédée de Nantes, arrive demain en au placeur. Mais voilà qu’un homme entre comme remonte. J’ai fait tous les musettes de la rue de un fou dans le bar, en criant : « Elle est mi­ Lappe, j’ai été à la Bolée, rue de l’Hirondelle. neure! Elle a des faux faffes. » La petite, qui Partout je n’ai rencontré que des mouzingues est une vicieuse, se défendait : « Ne l’écoutez qui ne font pas le poids. pas, c’est un jaloux! Monsieur est un barbe Rue des Lombards, la petite Marthe et l’Alsa- que je viens de plaquer. » La tôlière est partie cienne appelèrent' Paulo : avec la gosse, mais l’homme a été au cri, il a — T’es en chasse? tout raconté à la police. Trois jours après, la — Oui. Vous ne connaîtriez pas une paumée patronne et les deux placeurs étaient enchrisfés. qui voudrait partir pour Nantes? Bilan : treize mois de prison et cinq ans de — Vois donc l’Algérienne. Elle guette sur le trique. coin. — Que voulez-vous? répondait le patron du « Le coin », c’est une sorte de jetée, à l’angle Havre. Puisqu’on les avait prévenus, ils ne pou­ de la rue sombre et du boulevard lumineux, un vaient plus prétendre qu’ils étaient de bonne foi promontoire d’où l’on peut distinguer tous les La loi est la loi. dangers du large : les agents des mœurs en — Moi, affirmait Paulo l’Avocat, je suis pru­ ronde, l’inquiétant souteneur. dent. Je ne m’adresse qu’à des professionnelles L’Algérienne aux cheveux crépus accepta et je vérifie soigneusement leurs papiers. Mais d’emblée les offres de Paulo. 9 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 91 — Gy! J ’en ai m arre de Paname. — Encore un effort! Allons jusqu’au Grand — On va boire le coup rue de la Grande- Comptoir. Truanderie. Prudemment, les filles, qui avaient échappé à Mais l’Alsacienne et la petite Marthe, tapies la rafle, sortaient des couloirs des hôtels. L’une dans l’ombre, nous criaient : d’elles nous emmena boire dans une cour étroite, — 22! C’est plein de bourres, cette nuit. Pas- à ciel ouvert. Une petite glace, aux charmantes qu’y a des députés et des sénateurs qui visitent moulures de style Louis XVI, était accrochée au- les Pavillons, on rafle les mendigots et les pu­ dessus d’une planche fixée au mur par des cram­ tains... pons de fer et qui tenait lieu de comptoir. Un Paulo hésitait: Mais, comme nous arrivions rue visiteur nocturne avait déjà entaillé, de la pointe Saint-Denis, une galopade sonna sur les pavés. d’un canif, le cadre du miroir et j’eus, comme Des hommes et des femmes pourchassés s’en­ cet amateur d’art, la déception de découvrir sous fuyaient. Un camion automobile s’arrêtait à la peinture écaillée un plâtre moderne et sans quelques mètres de nous et une douzaine d’agents valeur. sautaient sur les trottoirs. Humide comme un puits, la cour, enserrée — Haut les mains! entre de hautes murailles, était éclairée seule­ Quand on eut constaté que nous n’avions pas ment par une vitre que rougissait la lampe à d’armes : gaz du bureau de l’hôtel et nos visages se réflé- — Vos papiers! taient dans la glace comme dans une eau cré­ Nous étions en règle, mais l’Algérienne exhi­ pusculaire. bait la carte rose des filles syphilitiques. La fille, un peu ivre, nous disait : — Tu racoles, toi? — Moi, aller en maison? Non, pour sûr! Moi, j’ai l’air fatal... Je veux faire du cinéma... — Non, messieurs, je suis avec des amis. Puis, nous montrant une échelle de meunier, — C’est vrai, dit Paulo, Madame a passé la au fond de la cour : soirée avec nous. — C’est par là que je fais monter mes clients... Un inspecteur haussait les épaules : Mais faut vous en aller, parce que les miche- — Les deux hommes, passez! La femme, on tons, quand ils voient du monde, ils n’osent pas la garde. rentrer. Deux minutes plus tard, dans le bouge que Après cette halte, nous reprîmes notre route. les filles appellent « La Truande », nous buvions Les filles rassurées tournaient dans les rues et des kirschs de fantaisie. Paulo était las et triste. Paulo en vit une qui se glissait le long des murs — Encore une nuit de perdue! Et Georgette, à pas menus. qui sort à deux heures du matin des Rosiers, — P’sst, la gosse! va me faire une scène, croyant que j’ai fait la Elle filait, sans tourner la tête. Le placeur, en noce. Cette femme-là n’a jamais rien compris à deux enjambées, la rejoignit. mon travail. — As pas peur. On n’est pas des bourres. Il se redressa : Puis, poliment : D2 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ J3 — Mademoiselle, on vous offre un verre. Elle avait faim et sommeil. Au Grand Comptoir, dans l’éclat des lampes -— Si vous voulez, dit-elle. électriques, je vis la ligure délicate de la fille, Quand elle eut mangé, Paulo l’Avocat la con­ ses yeux cernés. Paulo faisait la moue, la jugeant duisit rue Saint-Denis, dans un hôtel où il était trop jeune. connu et, avant de la quitter : — Quel âge t’as? — Ta chambre, je ne la paierai que demain — Vingt et un ans sonnés... matin. Si tu veux partir, on t’arrêtera... il respira. — J’ai dit oui, vous pouvez avoir confiance — Bien vrai? T’as des papiers? en moi. — Oui, j’ai mon acte de naissance, répon­ Alors, il lui plaqua un baiser sur les lèvres. dit-elle, un peu intimidée par ces questions. — T’as de la veine, tu peux le dire, de me — Et qmest-ce que tu fais à cette heure-ci rencontrer. Je resterais bien avec toi, mais j’ai dans les rues? T’as pas de chambre, n’est-ce pas? une femme jalouse. J’irai te chercher demain, à T’es de la cloche. onze heures, pour te présenter au patron de la Elle baissa la tête. Girondine. Dors bien, nous aussi on va se cou­ — Oui, monsieur. cher... Alors, Paulo mit beaucoup de douceur dans L’aube effaçait les étoiles et le vent du matin, sa voix : comme une eau fraîche, baignait nos visages — T’es en carte? meurtris par une nuit de veille. Les dernières — Non, c’est la deuxième fois seulement que prostituées s’attardaient au coin des rues. Une je sors. Je suis couturière... Oh! je dois vous fille, le torse moulé dans un chandail de laine dire la vérité, je ne travaille pas beaucoup. J ’avais blanche, un foulard rouge autour du cou, les un ami au Quartier Latin, il m’a quittée, j’ai hanches ceintes d’un tablier plissé, s’érigeait, sur eu du chagrin et puis... la marche d’un hôtel borgne, comme une déesse — Je comprends, faisait Paulo. C’est tes dé­ sculptée à la proue d’un navire. buts. Mais, ma pauvre petite, tu vas te faire emballer. T’iras à Saint-Lazare, demain ou après- Je ne saurais terminer ce chapitre sans saluer demain. On te mettra en carte et toutes les se­ la placeuse, Tunique placeuse de Paris, Mme L., maines tu coucheras au Dépôt de la Préfecture. domiciliée rue du Château-d’Eau, près de la ca­ Il posa sa main large et dure sur l’épaule serne des pompiers. frêle de la fille. Retirée de la galanterie à l’âge canonique, cette — Ecoute-moi, faut pas rester à Paris. Tu vas estimable personne constata non sans amertume partir demain à Nantes, tu entreras dans la plus que ses modestes rentes ne lui permettaient pas belle tôle de la ville, à la Girondine. Là, tu ga­ d’acheter une villa au bord de l’Oise ou de la gneras ton argent tout à la douce et tu pourras, Marne. Il lui fallait choisir une autre carrière. à ton choix, aimer un homme ou faire des éco­ Elle aurait pu devenir pythonisse ou gouvernante nomies. C’est, dit? Je vais te faire manger et d’un vieux monsieur. Elle préféra mettre ses t’emmener à l’hôtel. connaissances au service d’une profession qui

i 9 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 95 n’était plus la sienne, mais qu’elle avait prati­ Les trois transfuges qui se prélassent sur un ca­ quée avec goût. A trois ou quatre cents patrons napé. Elles sont venues demander à Mme L... de de maisons closes elle envoya sa carte de visite les placer dans une autre maison où leur travail timbrée d’une renommée embouchant une trom­ sera mieux rémunéré. pette. M. Georges tempête, brandit son gourdin, et il Cette allégorie mythologique suscita la curio­ prend Mme L... pour arbitre. sité de M. Joseph, sultan du Palais de Cristal, de —- Elles ont encaissé les bonnes recettes du Clermont-Ferrand. De passage à Paris, il vint samedi et du dimanche et sont parties sans payer rendre visite à Mme L... Elle l’accueillit dans un leurs dettes. Les députés ont fait une loi pour salon bourgeois et lui dit : protéger ces voleuses, mais je les tiens quand — Je connais beaucoup de femmes qui s’amu­ même! Elles m’ont emporté trois pyjamas et sent. Elles ont confiance en moi et m’écoutent n’ont pas passé la visite réglementaire. Je vais les volontiers. C’est vous dire que vous pourrez ren­ faire emballer. Est-ce juste? contrer ici de jolies filles dignes de parer votre Les filles glapissent. Mme L..., doucereuse, Palais. maintient la balance égale entre les adversaires. M. Joseph, flatté, s’inclina. Elle veut, sans perdre la clientèle du patron, se — Ça se trouve bien. J’ai justement besoin concilier les filles qui lui feront gagner de l’ar­ d’une brunette et d’une blonde un peu forte. gent. Elle joint les mains et d’une voix pateline — Revenez ce soir, vous serez satisfait. adjure M. Georges de se calmer. Sur le seuil de la porte, Mme L... ajouta : —- Oui, elles ont bien mal agi, mais vous savez, — Mon tarif sera celui des placeurs. Mais chez ces petites filles, ça ne raisonne pas et puis à leur moi vous serez mieux servi. Et puis songez, mon âge on a l’humeur vagabonde. Elles vont vous brave Monsieur, que vous éviterez toutes les dé­ les rendre, vos pyjamas, ces mignonnes, et dans penses que vous faites dans les bars. un mois ou deux, vous verrez qu’elles retiendront Mme L... a aujourd’hui une jolie clientèle. Mais à la Souris Blanche. En attendant, M. Georges, que de tragiques rencontres dans son petit salon je vais m’occuper de vous trouver de jolis lots. tendu de velours et de peluche, devant la bergère Les placeurs feignent d^e dédaigner cette rivale. et le berger qui s’embrassent, comme deux co­ Mais leur rancune perce dans leurs paroles mé­ lombes, au-dessus d’un cadran d’émail fleuri de prisantes. petites roses! — La police, déclare Paulo l’Avocat, ne de­ Un lundi, le patron de la Souris Blanche, de vrait pas tolérer une placière. Rambouillet, arriva, encore tout fumant de colère, A Marseille, quatre placeuses font une dure chez Mme L... Trois de ses femmes, au petit ma­ concurrence à leurs collègues du sexe fort. Léa, tin, s’étaient évadées. Il ne lui restait plus qu’une Céline, la Nègre et la Garcin sont les correspon­ pauvre boiteuse. dantes attitrées des maisons de la Provence et du — La mère L..., se disait-il, va me tirer d’af­ Languedoc. La Garcin « fournit » également la faire. Tunisie et le Sénégal. On voit souvent sur le port, Mais en entrant dans le petit salon, que voit-il? entourée de filles fardées, cette vieille femme au 7 9 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ bonnet de dentelle noire. Elle renille une prise de tabes ot, montrant d’un doigt jauni les pavillons qui, au faîte des mâts, claquent à tous les souf­ fles de l’aventure : — Mes petites, pour gagner de l’argent, il n’y a de vrai que les colonies. Si vous voulez partir, je vous envoie à Saint-Arnaud, dans le departe­ V ment de Constantine. chez Saadi Aïcha ben Mohammed. / — Pouah! fait une füle... Une maison poui bieots... — J’ai encore TA s de Pique, à Bizerte, chez VERTUS CIVIQUES Rose Cardenti... Louis le Rouquin, « tôlier » déchu de Port-de- Bouc, aujourd’hui réduit au métier de placeur, Un préjugé, très répandu dans le peuple, veut serre les poings quand il rencontre dans un bar que les patrons de maisons closes soient déchus la Garcin. de leurs droits civiques. Rien n’est plus faux : ils — Vieille taupe, lui dit-il, tu cherches à me ont leurs cartes de citoyens, à moins qu’ils soulever mes clients de Blida et de Mostaganem. n’aient encouru des condamnations infamantes, Tu travailles à prix réduit? On devrait te mettre et ils votent ponctuellement. « C’est un devoir ! » en quarantaine. me disait M. Baptiste. Mais la vieille ouvre sa tabatière. Leurs opinions politiques sont aussi embryon­ ^— Une prise, mon Rouquin? Pourquoi te naires que celles des préfets. En règle générale, fâches-tu? Il y. a des femmes avocates, il peut ils soutiennent les gouvernements au pouvoir. bien y avoir des placeuses... Républicains avec fermeté, ils dénoncent et flé­ trissent les agitateurs. — Nous ne pouvons travailler que dans l’or­ dre, m’affirmait M. Baptiste, dont je suis obligé de citer encore les paroles. Les communistes, on devrait les emprisonner. Ce sont des individus dangereux, des utopiques qui veulent supprimer nos maisons. La royauté et l’empire, je n’ai rien à dire contre. Un roi, un empereur donnent de belles fêtes et les fêtes nous amènent des clients. Mais je suis républicain de cœur. Bons électeurs, les maîtres de maisons ont un autre titre à la reconnaissance de l’Etat : ils sont les auxiliaires dévoués et précieux de la police. 9 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ « Les maisons de tolérance, énoncent les rè­ MAISONS DE SOCIÉTÉ 99 glements administratifs, seront ouvertes à toute — Ce particulier me semble suspect. Va donc heure du jour et de nuit aux officiers et agents prévenir la police. de police. » La femme courut au poste, mais le fêtard en Quand un commissaire s’installe dans une loques, pris de soupçon, se dressa en titubant et ville, il s’empresse, avant même d’avoir jeté un voulut sortir. D’une poigne solide le patron coup d’œil sur les dossiers en souffrance que lui l’agrippa et ne desserra son étreinte qu’à l’arrivée lègue son prédécesseur, d’aller prendre contact des agents. avec les maîtres et maîtresses de maisons. Il ex­ L’homme, la veille au soir, avait assassiné une cite leur zèle. vieille femme dans un faubourg de la ville. Il fut —- N’oubliez pas que vous avez le devoir de me condamné à mort et M. Baptiste, qui avait en­ signaler tous les individus suspects que vous re­ caissé l’argent du meurtre, reçut, pour sa vigi­ cevez. N’attendez pas que mes agents viennent lance et son dévouement aux lois, les félicitations vous questionner. Je ne tolérerai pas la moindre du président des assises. défaillance de votre part. Aussi les voleurs naïfs, les cambrioleurs ingé­ Quand le bourreau, suivi de ses aides, vint nus se font prendre, comme rats en souricière, dresser les bois de justice devant la prison où dans les maisons closes. l’homme espérait encore en la clémence prési­ Une nuit, un homme mal vêtu et de mise si­ dentielle, la ville s’emplit d’une joyeuse rumeur. nistre heurta du lourd marteau de fer la porte Toute la nuit, la maison de M. Baptiste retentit de M. Baptiste. La sous-maîtresse, qui épiait la de chansons et de rires. Bourgeois, calicots, ou­ rue sombre, au travers d’un petit judas grillagé, vriers, avant d’aller contempler le spectacle de la hésitait à ouvrir. guillotine, buvaient et lutinaient les filles. A trois — C’est un loqueteux, dit-elle. heures du matin, l’estaminet se vida, d’un seul coup, de sa grouillante cohue. Mme Amélie fai­ — Il a peut-être plus d’argent qu’un gandin, sait ses comptes. répondit sagement M. Baptiste. Ouvre, on verra bien. — Quatorze cents! dit-elle fièrement à son L’homme entra. mari. •— Du champagne, ordonna-t-il, et toutes les — Et seize cents qu’z’Z nous a laissés, ça fait femmes ! trois mille que cette affaire nous rapporte. Ça Et, comme le patron l’inspectait de la tète aux vaut mieux que les soirées du Conseil général ou pieds : du Congrès des grains. — N’ayez pas peur, dit-il. J’ai ce qu’il faut... Il eut un rire gras qui fit s’entre-choquer sur De son veston sale et déchiré, il sortit un porte­ son ventre les deux arceaux de sa chaîne d’or. feuille, fit voir des billets de banque. La fête — Et tous ces imbéciles qui s’imaginent qu’ils commença. verront quelque chose! Ils ne passeront pas, les A l’aube, l’homme avait dépensé son dernier agents ont établi des barrages tout autour de la billet. Alors M. Baptiste dit à sa femme : prison. Il n’y aura qu’une vingtaine de privilé­ giés qui profiteront du coup d’œil. 1 0 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 101 Cependant il s’enveloppait dans un chaud par­ arrêta sa voiture et siffla : « Hello, Boy, Miss! » dessus, se coiffait d’un chapeau melon. Les deux bêtes, d’un seul bond, rejoignirent leur — Moi, j’y vais. Le commissaire central m’a ami qui les gava de friandises. Puis, M. César donné un coupe-file. descendit de son auto et s’inclina galamment, le sombrero à la main, devant la jeune femme un *** peu étonnée. — Vous êtes sans doute la dame de M. le juge A Metz, après l’armistice, les trafiquants de d’instruction? Permettez-mdi de me présenter : cocaïne, qui s’aventuraient dans les maisons M. César... Votre mari a dû souvent vous parler closes du quai de l’Arsenal, étaient immédiate­ de moi. » ment dénoncés par les patrons. L’un d’eux, M. César, se signalait par son zèle. Arrivé en 1919, sans un sou, dans la capitale de la Lorraine reconquise, d’où les « tôliers » alle­ A Paris, les maîtres et maîtresses de maisons mands venaient d’être expulsés, il avait postulé, rendent de plus éminents services au gouverne­ une charge de maître de maison. Elle lui fut ac­ ment dont ils sont — on peut l’affirmer — les cordée et, deux ans plus tard, il possédait une. collaborateurs intimes. magnifique villa aux enviions de Metz et deux Ils documentent de la façon la plus précise les autos. Mais la dette de reconnaissance qu’il avait inspecteurs de la brigade mondaine qui ont pour contractée envers les autorités de la ville, de mission de réprimer la traite des blanches, le quels services inappréciables il sut la payer! trafic des stupéfiants, l’excitation de mineurs à la Chaque jour, on le voyait au Palais de justice. débauche et aussi, depuis une dizaine d’années, Les deux chiens du juge d’instruction, Boy et d’établir des dossiers secrets sur les personna­ Miss, venaient lécher ses mains. Parfois, flanqué lités de la politique, de la finance et du monde. de deux gendarmes, un prisonnier, menottes aux La brigade mondaine, qui, jusqu’en 1913, dé­ poings, passait à côté de lui, dans la salle des pendait du service des garnis et avait ses bu­ Pas-Perdus. Et M. César faisait l’étonné. reaux rue de Lutèce, à la Préfecture de police — Tiens, il est venu chez moi, hier soir, celui- même, devint, à cette époque, un des services les là. Il m’a dit qu’il arrivait de Mannheim. Encore plus importants de la police judiciaire et se trans­ un qui devait cacher dans ses fouilles quelques porta quai des Orfèvres. flocons de neige... Elle opère à l’heure actuelle sous les ordres Ce M. César devint un des personnages les plus M. Lacambre, directeur des Recherches judi­ importants de Metz. Toujours coiffé d’un large ciaires, son chef direct, et d’un commissaire de sombrero, guêtré de cuir fauve, il ressemblait à police, M. Caron. Ses effectifs se composent d’r.ri un .générai mexicain en disponibilité. Et quel inspecteur principal, d’un brigadier-chef et d’un homme du monde! Un jour, comme il passait sur brigadier, d’une dizaine d’inspecteurs particuliè­ un boulevard, pilotant s a nouvelle 40 HP, il aper­ rement actifs, et de deux archivistes. çut une jeune femme, escortée de deux chiens. Il En l’espace de dix ans, ces inspecteurs o»$ 102 MAISONS DZ SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 10d constitué des centaines de dossiers, véritable Il ne se doutait pas que la police tient toujours chronique scandaleuse de notre époque. le fil d’Ariane. Les liasses de documents débordèrent bientôt de l’armoire dans laquelle on les empilait et M. Lacambre, en 1923, dut réclamer des crédits spéciaux pour acheter un autre meuble plus spa­ La Ligue contre la licence des rues peut comp­ cieux et plus profond. ter, au nombre de ses plus fervents auxiliaires, La moelle la plus riche, la plus substantielle les maîtres de maisons. de ces mémoires secrets a été fournie par les te­ En province, ils s’indignent -contre les jolies nancières des maisons de tolérance ou de rendez- filles de petite vertu qui se prom ènent dans les vous et par leurs maris. Interrogés par les ins­ rues ou fréquentent les cafés. pecteurs de « la mondaine » qui surveillent leurs — Ça ne devrait pas être permis! disent-ils. établissements, ils leur ont conté d’étonnantes Elles font du tort à notre commerce, elles nous anecdotes, à la fois comiques et affligeantes, dont détournent notre clientèle... leurs clients de marque faisaient les frais. Et les Aprement, ils demandent aux commissaires de inspecteurs, avec un soin scrupuleux, ont relaté police d’appliquer à ces « insoumises » le règle­ toutes ces histoires dans des rapports qui sont ment du « service des mœurs » avec toutes ses aujourd’hui enfouis dans la nouvelle armoire de rigueurs. Ils signalent aussi à l’autorité les mai­ M. Lacambre. sons de plaisir clandestines, les débits de vins où Les dossiers secrets de la brigade mondaine, le des servantes trop aceortes attirent les soldats gouvernement peut les exhumer, un jour ou et les ouvriers. l’autre, pour compromettre un adversaire dange­ A Paris, ils flétrissent les « agences de rensei­ reux, faire pression sur un grand financier, ridi­ gnements ». Quand Suzanne D..., dame du Mau­ culiser et noter d’infamie une femme du monde vais Secours, qui se vantait de contenter tous les qui aurait la prétention d’échafauder des combi­ désirs secrets, fit afficher ses immenses pan­ naisons ministérielles dans un salon politique. neaux-réclame, ils tonnèrent contre cette déloyale Peut-être déjà l’armoire de M. Lacambre ^est- concurrente. elle entr’ouverte mystérieusement. — C’est une véritable maison de rendez-vous Donnons en tout cas aux puissants de ce qu’elle tient! Elle ne se borne pas à donner des monde le conseil désintéressé de ne jamais prati­ indications, elle présente des femmes à ses quer leurs fantaisies amoureuses dans les établis­ clients ! sements que la Préfecture de police tolère et Aussi, quand Suzanne fut arrêtée pour excita­ contrôle. tion de jeunes filles mineures à la débauche, ces Le vieux sénateur, qui mourut chez Ariane, rue messieurs, bruyamment, approuvèrent cette me­ des Martyrs, avait confiance en son hôtesse. Ne sure de justice. lui avait-elle pas donné une carte de visite ornée Ils ont un monopole officiel. Ils le défendent de ces mots alléchants : « Confiance et discré­ contre toutes les petites industries, dispersées et tion »? isolées qui empiètent sur leur domaine. 104 MAISONS DB SOCIÉTÉ L’an dernier, passant â Rennes, j’allai saluer la patronne de la Tour de Nesles. Elle était triste et gémissait : — Il y a trop de femmes, monsieur, qui s’amu­ sent en ville. Les hommes en prolitent. Ils ont des intrigues avec des jeunes tilles, des femmes mariées. Je ne sais où nous allons. Il n’y a plus de mœurs! VI Mais tant de vertus, familiales et civiques, n’ont pu — nous allons le voir— attendrir le cœur des LES MAGISTRATS ET LA « MAISON » magistrats.

S’il faut en croire de bons auteurs, ce fut So­ lon,'le plus grand sage de l’antiquité, qui fonda la première demeure d’illusions. Il l’établit au bord de la mer Egée, sous les arcades du grand portique, et les voyageurs, qui abordaient au Pirée, étaient accueillis par des courtisanes cou- - ronnées de fleurs et dont la brise marine enflait les tuniques brodées. Le statut, qui régissait ce temple de l Amour, n’est point parvenu jusqu’à nous. Et c’est dom­ mage. Nous aurions eu grande joie à le compa­ rer, dans sa mesure et sa sérénité athénienne, aux règlements barbares qui, en notre siècle hu­ manitaire, forment le code des prostituées. En 1901, le baron Harold Portalis, maire ra­ dical d’Orléans, petit-fils de l’illustre juriscon­ sulte, voulut réviser la loi constitutionnelle des maisons closes de sa ville. Ce noble vieillard, dont les favoris d argent surmontaient, comme des herbes givrées, la pa­ lissade d’un faux-col Louis-Philippe, n’était pas médiocrement fier de son travail. En séance du Conseil, il proclamait, posant sa mam douillette de prélat, sur un cahier de vélin lilial : — Le règlement que je viens d’établir, tout en 1 0 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 107 sauvegardant l’hygiène et la moralité publiques mocratique d’un administrateur républicain s’ap­ s’inspire des immortels principes de 89! pesantit aussi durement que jadis le gantelet de Le baron Harold, à qui son aïeul n’avait point fer d’un grand prévôt. légué l’amour des études juridiques, s’était con­ Je feuillette le règlement du baron Harold Por­ tenté tout bonnement de recopier les arrêtés déjà talis et je lis : en vigueur, mais éparpillés dans des cartons ad­ « Aucune maison de tolérance ne pourra s’éta­ ministratifs. La charte, dont il dota les maisons blir dans le voisinage des temples, à quelque de la rue des Juifs et de la rue des Noyers, était culte qu’ils appartiennent, des casernes et des celle de Castelnaudary ou de Quimper, de Nar­ demeures des premiers fonctionnaires. » bonne ou de Commercy, car dans la Bretagne et Est-ce pour railler les premiers fonctionnaires les provinces de l’Est, dans les pays d’oïl et les que les toulousains ont surnommé les maisons de pays d’oc, les municipalités soumettent les ma­ la rue Arnaud-Vidal : la Préfecture, la Prési­ trones aux mêmes obligations et leur accordent dence, le Sénat et l’Elysée? Le maire reçut un les mêmes droits. Et les préfets de la Seine, du jour ce rapport signé d’un agent des mœurs : Rhône (1) et des Bouches-du-Rhône qui sont, en « Un coup de revolver a été tiré devant l’Elysée; cette délicate occasion, investis des pouvoirs ré­ un vieillard a été victime d’une congestion dans glementaires concédés partout ailleurs aux corps le grand salon du Sénat, la fille Carmen D... a municipaux, se sont bien gardés de faire œuvre quitté la Préfecture et une négresse vient d’en­ originale. trer à la Présidence. » Le brevet préfectoral, dont s’enorgueillit la te­ Violant elle-même les règles qu’elle a édictées, nancière de l’Espéranza, de Lyon, est exactement l’autorité administrative ne craint pas d’accoter semblable à celui que délivra le maire de Chollet les mauvais lieux contre les saints lieux et la à Mme Paul, 12, rue du Lait-de-Beurre : cin­ guérite de Mars contre la porte tarifée de Vénus. quante à soixante articles, vieux de plusieurs siè­ Rue des Casernes-de-la-Marine, à Dunkerque, rue cles, énumèrent les charges et privilèges de leur de la Psallette et rue du Champ-de-Mars, à corporation. Ce brevet de « maîtresse de mai­ Tours, rue de Marly, à Versailles, rue Haptouté, son » les place bien au-dessus des filles qu’elles à Commercy, j’ai entendu sonner la diane et, à embauchent. Les pensionnaires, comme disent Nancy, sortant un soir de la cathédrale Saint- pudiquement le maire et le préfet, sont retran­ Epvre, j’ai vu les rues du Moulin et du Maure- chées du monde. Sur ces emmurées, la main dé- qui-Trompe illuminées comme pour une fête civique. (1) En 1893, le maire de Lyon, saisi d’un noble zèle Au Mans, un escalier de pierre, roide comme déférait au Conseil d’Etat par la « voie du recours pour la vertu, conduit de la grande place à la cathé­ excès de pouvoir », une décision du ministre de l’Inté­ drale. Au terme de son ascension, le pèlerin s’ar­ rieur attribuant au préfet du Rhône la « police des mai­ sons closes » de Lyon. Mais cette haute Assemblée s’ins­ rête un instant pour souffler. Comme Hercule, il pirant de l’arrêté du 12 messidor an VIII, rejeta’la re­ voit alors que deux routes s’offrent à lui. Il peut quête du maire. Profondément humilié, celui-ci dut abdi­ à son gré obliquer vers les célestes parvis ou bien quer la suzeraineté qu’il exerçait paternellement sur ses beaux fiels de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue Turenne, descendre un méchant raidillon qui bâille, 1 0 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 109 comme une gueule d’enfer, à l’autre extrémité L’année suivante, la Cour de Besançon rendait de l'étroite esplanade. En suivant cette pente, le ce savoureux arrêt : pèlerin tombe dans les gouffres de la rue des « Considérant que l’établissement de débauche Chapelains et de la ruelle des Pans-de-Gorons, dit « Les Allemandes », notoirement exploité où s’allument, la nuit, des lanternes rouges.. dans un lieu paisible et honnête, y est devenu Mais nos juges sont là, sévères et rigides, pour par ce fait seul une cause certaine de déprécia­ remédier aux défaillances de nos municipalités. tion pour les propriétés des demandeurs; Ils ne se font pas faute d’accorder des domma­ « Qu’on ne saurait absoudre des faits repous­ ges-intérêts aux propriétaires des immeubles si­ sés par la conscience publique et laisser sans in­ tués dans le voisinage de ces maisons que le demnité un dommage souffert à côté des profits prévôt de Paris, dans son ordonnance du 18 sep­ intacts d’une honteuse spéculation; tembre 1307, appelait sans embages « les bor- « Considérant, relativement à la veuve N... diaux ». que le bail de son bâtiment, avec la destination La jurisprudence, comme disent les avocats, expresse de maison de débauche, constitue un est constante : « l’établissement d’une maison de usage illicite de la propriété; que si. le Code Pé­ tolérance peut donner lieu à une action en dom­ nal ne l’interdit pas, la loi civile le prohibe, mages-intérêts de la part des tiers et ce, même comme contraire aux mœurs... » lorsque l’établissement a été autorisé par l’ad­ L’établissement « des Allemandes » fut ainsi ministration. Ces dommages-intérêts sont dus, grevé par la Cour de Besançon d’une véritable tant par le propriétaire qui a loué sa maison pour servitude : propriétaire et locataire étaient con­ une telle destination que par le locataire qui ex­ damnés solidairement à verser une-rente annuelle ploite l’établissement ». de trois cents francs à chacun des demandeurs. Mais, ce lieu de débauche, qui avait eu la gloire La décision judiciaire, formant la base de cette de soulever un conflit de juridiction et de trou­ jurisprudence, est un arrêt rendu en 1860 par la bler le sommeil de tant de hauts fonctionnaires, Cour de Besançon. bénéficia d’une publicité gratuite et fit des affaires La dame Gratianne P... exploitait, rue du Por- d’or. « Depuis ma condamnation, disait la dame teau, à Besançon, dans un immeuble apparte­ Gratianne, je ne reçois que du beau monde dans nant à la veuve N..., le brevet qu’une tolérante mon salon. » municipalité lui avait concédé. Les bons bour­ Vingt ans plus tard, le tribunal de Nice- con­ geois, propriétaires des immeubles voisins, adres­ damnait également les tenanciers des maisons de sèrent une plainte au Préfet du Doubs. La con­ la rue Pellegrini à verser cinq cents francs* à titre naissance de cette affaire fut d’abord revendiquée de dommages-intérêts, à plusieurs propriétaires par l’autorité administrative. Sur le déclinatoire du quartier Saint-Roch. présenté par le préfet, la Cour de Besançon se « Attendu, disait le Tribunal, que ces maisons, déclara compétente. Le conflit fut alors élevé et, réunies en une sorte d’agglomération, sont le le 9 juin 1859, le Conseil d’Etat reconnaissait la siège d’une honteuse industrie, que lesdites mai­ compétence de l’autorité judiciaire. sons et leurs abords sont journellement et jus­ 11 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ U | qu’à une heure avancée de la nuit le théâtre de Mme veuve B..., propriétaire de la célèbre mai­ scènes de désordre que la police est souvent im­ son close, le Colbert, était secondée dans son puissante à empêcher; que de pareilles scènes commerce par les époux F... Le mari était chargé ainsi que les cris et vociférations qui les accom­ (lu recrutement du personnel; la femme, sous- pagnent, sont ui*e cause de trouble pour lec directrice zélée, recevait avec courtoisie la clien­ maisons voisines... » tèle. La veuve B..., reconnaissante, voulut faire Dans un arrêt rendu par la Cour d’Aix, en la fortune de ses dévoués employés. Elle leur 1895, je relève encore cet attendu : vendit à crédit, en 1892, une maison du passage « Considérant que le fait d’avoir acquis un im­ Lardmet qu’elle avait achetée trente mille francs meuble dans un quartier où existaient des mai­ quelques années plus tôt et dont elle avait triplé sons de tolérance ne rend pas l’acquéreur irre­ le chiffre d’affaires. cevable à se plaindre du préjudice que ce voisi­ Les époux F..., dans un acte sous seing privé, nage peut lui occasionner... » cument enregistré, s’engageaient à payer à la Ainsi, la morale des juges s’oppose en quelque veuve B... cent mille francs par versements an­ sorte à la raison d’état. Au nom de l’hygiène, nuels de dix mille francs. Après avoir signé et maires et préfets dotent les villes de maisons paraphé dix traites, ils s’installèrent fièrement closes, alors que les magistrats flétrissent cette passage Cardinet. honteuse industrie, réprouvée par la conscience , niois Plus lard> leur bonne patronne décé­ publique et prohibée par la loi civile. dait. Ses obsèques furent magnifiques. Mme F..., Mais leurs arrêts, si durement motivés, ne en grand deuil, et trois autres matrones connues frappent que de taxes bénignes les tenanciers des du Tout-Paris qui s’amuse, tenaient les cordons « lieux d’infamie » et leur indignation de parade du poele. Une immense couronne en perles, or­ laisse aux condamnés tous loisirs de persévérer, née de cette inscription en lettres d’or : A notre de s’enrichir et de transmettre à leurs aînés, chère bienfaitrice, avait été offerte par Jules F... comme un bien de famille, la maison pavoisée qui, très digne dans sa redingote de cérémonie, d’un gros numéro. un chapeau haut de forme à la main, suivait en A sanglotant le corbillard empanaché. Le gendre et la fille de la veuve B... héritèrent Un danger plus grave menace les matrones de naturellement des billets souscrits par les époux France. Les tribunaux considèrent tous les actes b... Mais quand la première traite leur fut pré­ juridiques « passés au sujet d’une maison de sentée, ceux-ci la refusèrent. Avec un charmant tolérance » comme dénués d’effet et ne pouvant, cynisme, ils invoquaient la nullité du prêt « pour fonder une action en justice à raison de l’immo cause illicite et contraire aux bonnes mœurs ». ralité de la cause. Le tribunal de la Seine leur donna gain de Le procès, qui eut le retentissement le plus cause : « Attendu que la cause immorale du con­ considérable dans la corporation, fut celui auquel trat n’étant pas douteuse, le contrat ne peut avoir donna lieu la vente d’une maison du passage aucun effet... » Cardinet. Suffoqués '^indignation, les héritiers de la 8 1 1 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 113 veuve B... portèrent la cause devant la Cour de Paris. Mais l’arrêt, fortement motivé, continua le geait à servir une rente viagère de 4.200 francs à jugement du tribunal civil. Les héritiers aux la cédante qui, prudemment avait pris hypothè­ abois se pourvurent alors en Cassation, et le lor que sur l’immeuble vendu. Bientôt, la mère Cor­ avril 1895, la Chambre des requêtes, présidée par nette tomba en déconfiture et un ordre fut ou­ M. Tanon, après avoir entendu le rapport du vert entre les créanciers. La demoiselle D... fut -conseiller Alpbandéry et les réquisitions de l’avo­ tout d’abord « colloquée » pour le montant de cat général Cruppi, rejetait avec sérénité le pour­ son hypothèque, mais sa créance fut contestée ei voi, en étayant de nouveaux arguments juridiques le tribunal de Joigny déclara seule valable la i’arrêt de la Cour d’Appel. vente de l’immeuble. La pauvre demoiselle dut se Grâce aux magistrats parisiens, "M. Jules et sa contenter d’une rente de douze cents francs. dame devinrent ainsi propriétaires, sans bourse Quand ce jugement fut rendu, elle clama dans délier, d’un fonds bien achalandé. Cet arrêt de le prétoire : « On m’a volé mon mobilier et mon 1" avril favorisait le vice en le flétrissant. pas de porte! » Bientôt, d’autres décisions de justice conster­ Les juges de la cité de Jeanne d’Arc venaient à nèrent, d’un bout à l’autre de la France, mille à la rescousse. Ils répondaient à un nommé onze cents patronnes de maisons closes. Elles se Brunhes, propriétaire d’une maison close de la considéraient comme des commerçantes paten­ rue des Juifs, qui leur demandait d’expulser sa tées, protégées par les justes lois et voilà que gérante, la veuve Véret : soudain on leur interdisait l’accès des prétoires. « Votre titre d’acquisition est entaché d’im­ A Poitiers, un obscur juge de paix refusait moralité. Vous ne pouvez l’invoquer. Tous ceux d’entendre les plaintes de la veuve Boursier, te­ qui concluent des conventions ayant pour objet nancière d’une maison de l’impasse du Petit- la vente d’une maison de tolérance sont indignes Bonneveau. « Actionnée » par un plâtrier qui lui de la protection de la justice, et sans droit et qua­ réclamait une somme de 62 fr. 68 centimes pour lité pour en réclamer l’exécution ». prix des réparations effectuées dans son établis­ Les tribunaux, dans leur accès de vertu, refu­ sement, la dame répondait : « Mais vous-même saient même de valider les créances des mar­ me devez 79 francs pour certaines dépenses chands de vins, des bonnetiers, de tous les « four­ faites chez moi! » Alors le juge de paix, impla­ nisseurs » coupables d’avoir vendu des meubles, cable, prononçait : de la limonade ou des lingeries aux patronnes « Le prix des débauches et des consommations des maisons de tolérance. A Falaise, un sieur Du­ faites (sic) dans une maison de tolérance ne peut rand, tenancier du Grand 8, rue de la Prairie, être demandé en justice, même par voie de com­ refusait de payer son marchand de bière et celui- pensation ». ci vainement le traînait devant le tribunal de A Joigny, une demoiselle D... avait transmis à commerce, puis devant le tribunal civil. la mère Cornette sa maison de la rue de la Plume. Mais bientôt la jurisprudence s’adoucissait. La vente comprenait à la fois l’immeuble, la li­ Subtilement, les jugés reconnurent valable l’obli­ cence et le mobilier. La nouvelle matrone s’enga- gation contractée pour l’achat de fournitures des­ tinées à l’exploitation d’une maison de tolérance 114 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 115 « le motif seul et non la cause de cette obligation étant immoral ». Les matrones elles-mêmes se ré­ Les conseillers d’Aix, infirmant le jugement du jouirent de cette décision, car les commerçants tribunal de Marseille condamnèrent les époux déjà leur refusaient tout crédit. Bellieu à restituer aux consorts Luzzi les som­ Puis, la Cour de Grenoble ne crut pas déchoir mes déboursées par ces derniers « en vertu du en constatant la valeur marchande d’une maison principe que nul ne doit s’enrichir aux dépens de tolérance. « Le caractère illicite de ce bien, d’autrui ». déclarèrent les graves conseillers, ne fait pas obstacle à ce que nous puissions en constater Mais une douzaine de jugements comiques l’apport par la femme dans la communauté et n’ont pas suffi à jeter le trouble dans la corpo­ déterminer les reprises qu’elle peut avoir à exer­ ration des patrons de maisons closes. Ces mes­ cer de ce chef ». Et ils fixèrent, en experts con­ sieurs connaissent la loi et savent la tourner. Ils sommés, la valeur de la maison close de la rue ont leurs hommes d’affaires. A Paris, plusieurs des Beaux-Tailleurs. agences se sont montées pour assurer « la liberté Enfin, tout récemment, la cour d’Aix déjouait et la sécurité des transactions commerciales ». les astucieux calculs des époux Bellieu, de Mar­ Les éditeurs du Guide Rose dirigent un Office seille, qui, après avoir vendu aux époux Luzzi général du Commerce qui rayonne sur toute la leur fonds de la rue Bouterie, avaient invoqué la France; les prospectus qu’ils envoient à leurs nullité du contrat de vente comme contraire aux clients sont ainsi rédigés : mœurs et prétendaient garder l’argent qu’ils avaient reçu. C a b i n e t s p é c i a l i s é d a n s l a c e s s i o n d e s M a i s o n s Le tribunal de Marseille leur avait donné gain e t S a l o n s d e S o c i é t é de cause, mais devant la Cour d’Aix la farce ju­ diciaire s’enfla vraiment jusqu’à l’épopée. — Oui, clamait l’un des avocats, le contrat de Rédaction de tous actes S. S. P., vente est nul. En vain, les époux Luzzi ont cher­ assurant le maximum de garantie aux parties. ché à en déguiser la cause, en indiquant dans (Actes de vente, bail, cession de bail, association, l’acte qu’ils "se rendaient acquéreurs d’un café prêt, etc.). avec chambres garnies. Ils savaient bien que leurs vendeurs exploitaient une maison de pros­ titution de deuxième catégorie! S e r v i c e J u r i d i q u e S p é c i a l — Conception pharisaïque, ripostait l’autre p o u r M a i s o n s d e S o c i é t é avocat. Les époux Bellieu sont les défenseurs peu scrupuleux de la morale outragée! L’achat d’une maison publique n’est pas prohibée par la loi, Etude et solution de toutes difficultés l’exploitation d’un pareil établissement est licite, au mieux des intérêts des clients. puisque pratiquée sous le couvert et en vertu d’une autorisation administrative! Discrétion absolue. 1 1 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ Les habiles directeurs de ces cabinets d’affaires» font parfois endosser par des hommes de paille les billets souscrits par les acheteurs. En cas de contestation, l’endosseur joue devant les tribu­ naux le rôle du tiers porteur de bonne foi. Mais presque toujours, l’acheteur, auquel on consent un crédit, est installé en qualité de gérant et ne devient propriétaire du fonds que du jour où le prix de vente est intégralement payé. De plus, le VII cédant, pour mieux sauvegarder ses droits, con­ serve la licence de son débit de boissons. Forts de l’approbation des maires et des pré­ LEURS PROPRIÉTAIRES fets, les « maîtres de maisons » pourront donc, longtemps encore, poursuivre en France leur ho­ norable et lucrative carrière et ils pardonneront Les immeubles, dans lesquels les matrones ex­ de grand cœur aux magistrats de leur décocher ploitent leurs brevets, appartiennent souvent à de temps à autre des fléchettes émoussées. de bons bourgeois, parfois à de très hauts per­ Le patron de la Tour de Nesles, à Rennes, me sonnages qui en perçoivent les loyers en toute disait un jour : quiétude. — Ils sont obligés de parler comme cela quand M. Baptiste eut longtemps pour propriétaire le ils sont perchés sur leurs tréteaux, mais je sais vénérable de la loge écossaise, un ancien horloger bien qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent... Moi de mœurs simples et douces, et dont le grand plai­ je ne leur en veux pas. La preuve, c’est que mon sir était de cultiver un petit jardin dans la ban­ plus beau salon, mon salon rouge et or, je l’ai lieue de la ville. Quand il apportait à ses loca­ appelé salon de la magistrature. taires sa quittance de loyer, il offrait toujours à Mme Amélie un panier rempli, selon la saison, de raisins, de pommes, de poireaux ou de petits pois. On faisait un brin de causette, on abordait tes questions politiques. Tout en discutant cour­ toisement, en vidait une bouteille de vin. M. Bap­ tiste était républicain modéré, son propriétaire radical-socialiste. La bouteille bue, le vénérable reprenait son panier vide et s’en allait en disant : « Au pro­ chain terme ! » M. Baptiste, avec civilité, le con­ duisait jusqu’à la porte. Parfois, sous la lanterne, ils s’attardaient encore à exposer leurs théories. — Le parti clérical... les détestables supersti- 1 1 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 119 fions... les réformes exigée^ par la démocratie... fier les abords de sa cathédrale, avait acheté plu­ disait le vénérable. sieurs immeubles où s’étaient installées des con­ Et M. Baptiste, sa pipe à la main, sa casquette grégations laïques vouées au culte de Satan. Les douillettement enfoncée jusqu’aux oreilles, répli­ supérieures, qu’il voulut expulser, obtinrent, se­ quait : lon le droit commun, des délais et même les pro­ — Faut de la tolérance et de la liberté! Moi, rogations de cinq années réservées aux baux je suis centre gauche. commerciaux, en sorte que leurs établissements En 1923, le vénérable vendit son immeuble furent élevés au rang de bénéfices ecclésiasti­ à son locataire qui lui en offrait un bon prix. ques. C’est à l’évêque qu’elles payaient la dîme L’acte, passé devant notaire, fut enregistré. Alors et, glorieusement, elles pouvaient exhiber des M. Baptiste écrasa de sa supériorité tous les col­ quittances de loyer timbrées du sceau épiscopal. lègues de sa rue. L’histoire est jolie, mais entièrement fausse. — Je suis chez moi! leur criait-il. J’ai les Les maîtresses de maisons n’ont jamais été con­ m urs! » sidérées par les tribunaux comme des commer­ Le maire d’une petite ville de l’Ailier possédait çantes. Sur les baux dont elles voudraient se pré­ à Paris, rue Mazarine, un immeuble « à usage de valoir, les juges ne daignent pas abaisser leurs maison de tolérance » comme disent élégamment limpides prunelles. En sorte que les propriétaires nos. juges. Un mystique imagier avait peint sur le peuvent chasser ces infortunées quand bon leur carreau dépoli de la porte d’entrée une botte de semble, sans délai,, sans indemnité, et de la façon paille, symbole des fécondités terrestres ou de que voici, le plus simplement du monde. la misère des anciens cachots. Quand des élec­ Si le bail ne porte pas leur signature, soit tions municipales enfiévraient la petite ville, les qu’ils viennent eux-mêmes d’acheter l’immeuble ennemis du maire placardaient sur les murs d’im­ ou qu’ils aient trouvé ce bien de famille dans menses affiches : « La Botte de Paille! Le prix l’héritage paternel, ils demandent hardiment au du stupre ! » Le maire répliquait avec simplicité : tribunal la résiliation d’un contrat impur auquel « Moi, je n’ai pas à m ’occuper de ce qui se passe ils n’ont point participé. Les juges annulent le dans mon immeuble » et sa liste était toujours bail sans même ie lire et ordonnent à la matrone réélue à une grosse majorité. Pour se venger, ses de déguerpir. adversaires, le lendemain du scrutin, jonchaient Mais s’ils ont signé, paraphé le bail, ils ne sont la cour de la mairie de bottes de paille. plus fondés à invoquer sa nullité. Ils connais­ Mais, aux élections dernières, comme ces affi­ saient « l’usage et la destination de la chose ches venaient d’être apposées, le maire répondit louée », ils ont conclu un pacte honteux. Leur victorieusement : « La Botte de Paille n’exisfi propre turpitude — ce sont les juges qui parlent plus. J’ai loué bourgeoisement mon immeuble ». — leur interdit de plaider en qualité de bailleurs. Il fut battu. Sont-ils désarmés pour cela? Aucunement. Ils Mais détruisons les légendes. n’ont qu’à exercer une action en revendication de Un célèbre chroniqueur a raconté que l’évêque leur immeuble en se basant sur leur seul titre de d’une grande ville de l’Ouest, désireux .de puri­ propriété. La matrone aura beau opposer son 120 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 1 2 Î bail, elle aura beau crier : « J’ai loué la maison — J’ai un bail qui stipule que mon apparte­ pour quinze ans », les vertueux m agistrats se ment est à « destination de maison de rendez- boucheront les oreilles, mais ils les ouvriront vous » et ce bail n ’expirera qu'en 1932 ! toutes grandes à ces mots magiques: « Voici mon — Oui, répond le propriétaire, c’est pour cette titre de propriété ». raison que je vous chasse. Vous faites un loyer Et au nom de la sainte et intangible propriété, dérisoire : cinq mille francs par an, Chaussée- la matrone, cette fois encore, sera vivement ex­ d’Antin! Et par surcroît, vous déshonorez ma pulsée. maison ! Par bonheur, les honorables propriétaires ont — Mais je ne demande pas mieux que de peu souvent recours à d’aussi fâcheuses et dra­ payer un juste prix! s’écria la bonne dame. matiques procédures. Ils préfèrent augmenter le — Si vous êtes raisonnable, je serai très heu­ prix de leurs loyers. Ce mest pas dans la corpo­ reux de vous conserver comme locataire... ration des maîtresses de maisons qu’on trouve Un négociant avait acheté, dans le faubourg des sans-logis. Saint-Denis, une petite maison de rendez-vous. Le vénérable de la Loge écossaise, qui louait Très absorbé par ses affaires, il ne put l’exploiter son immeuble à M. Baptiste, éprouva un jour le en personne et la confia à une gérante qui le vola besoin de se disculper devant moi : indignement. Il résolut bientôt de révoquer cette — Si je chassais ce brave Baptiste, que ferais- infidèle préposée et de diriger son établissement je de ma maison? Elle est située dans une rue avec l’aide de sa femme. 11 formait déjà de beaux décriée, où cinq lanternes s’allument le soir. Je projets d’avenir et donnait libre cours à ses ini­ ne pourrais pas la louer « bourgeoisement » ; un tiatives les plus hardies, quand son propriétaire, ancien... vous savez ce que je veux dire, n’a pas brusquement, lui signifia par exploit ministériel* grande valeur locative. Et puis, le maire, qui est d’avoir à déguerpir, son bail étant nul et sans de mes amis, réprouverait ma conduite; il me di­ valeur juridique. rait : « Notre ville, par ta faute, va perdre un Le négociant savait que ce farouche gardien de des plus beaux fleurons de sa couronne. Hors de la morale était marguillier de sa paroisse. Il ob­ la rue « réservée », il m’est impossible de trouver tint du curé une lettre,de recommandation, assez un local pour Baptiste. Nous n’aurons plus que vague, il est vrai, car il avait eu la précaution de quatre maisons! Dans un chef-lieu de départe­ ne pas dévoiler à son protecteur la nature exacte ment, quelle honte! Les touristes se gausseront du conflit. Mais il pensait bien qu’une épître de nous! » ecclésiastique attendrirait l’âme de son proprié­ Tout s’arrangera donc avec un peu d’argent. taire. , A Paris, Mme Zélia, dont l’appartement était Il n’en fut rien. Le marguillier le reçut au coin classé par la Préfecture de police dans les mai­ d’un maigre feu de bois, le complimenta sur son sons de rendez-vous de deuxième catégorie, ap­ zèle religieux et d’une voix onctueuse insinua que prit un jour que son propriétaire se préparait à M. le curé ignorait sans doute sa véritable pro­ l’expulser par tous les moyens de droit. Elle cou­ fession. Au reste le digne prêtre les approuverait, rut chez lui. l’un et l’autre, le propriétaire, de ne plus recevoir MAISONS DE SOCIÉTÉ 1 2 3 1 2 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ trapes que les juges ont semés sous leurs pas, le prix du stupre, et le locataire, de renoncer à maîtres et maîtresses de maisons peuvent envi­ son commerce immonde. sager l’avenir avec confiance. Nous ne les verrons Alors le négociant bégaya qu’il allait se trou­ point errant en quête d’un foyer, comme ces ver ruiné, plus pauvre que Job sur son fumier. Familles trop nombreuses abhorrées des proprie- Cette maison de rendez-vous, il l’avait achetée taires. avec les quelques sous que lui avait laissés sa Débiteurs ponctuels, ils paieront parfois leurs pauvre mère! Il était trop candide, un courtier loyers — les bottins en font foi — à des magis­ marron l’avait berné! Il en faisait le serment! il trats qui, sur un Code civil relié en plein veau, avait cru acquérir une maison meublée... Et, sous-main lisse et rigide, rédigeront les rituelles quand il avait vu clair, il était trop tard, l’argent quittances d’une écriture nette et sans bavures. était déjà versé. •—• Alors que demandez-vous? marmottait le marguillier. Et le pauvre locataire, d’une voix pathétique, des larmes ruisselant sur ses joues, suppliait qu’on le laissât « tenir » lui-même six mois, un an, pas davantage. Juste le temps de remonter l’affaire qu’une gérante avait laissé péricliter. Il revendrait bientôt et le propriétaire serait libre de renvoyer le successeur... Mais le marguillier secouait la tête. — C’est bien ce qu’on m’avait dit. Vous ne faites pas de bénéfices là-dedans. Non, non, je vous renvoie. D’ailleurs, je veux me débarrasser de mon immeuble. Alors le locataire, envahi d’un subit espoir : — Je vous l’achète! — Vous êtes donc riche? sursauta le mar­ guillier. — Mon Dieu! j’ai de quoi faire. Alors le marguillier frotta l’une contre l’autre ses mains grassouillettes, les présenta aux flam­ mes chétives du maigre feu de bois, passa sur ses lèvres une langue gourmande et murmura, la voix pateline et l’œil narquois : — Je crois que nous allons pouvoir nous ar­ ranger à l’amiable. Ainsi, en dépit des traquenards et des chausse- VIII

GÉRANTS, SOUS-MAITRESSES ET CHAMBRIÈRES

« Une maîtresse de maison ne peut tenir deux établissements à la fois », décrètent tous les rè­ glements des « services des mœurs ». Restriction d’une sage prudence et qui ne porte aucune at­ teinte à la liberté commerciale. Les lourdes res­ ponsabilités qui pèsent sur la maîtresse de mai­ son ne lui permettent point de partager son acti­ vité entre deux établissements similaires. Mais on ne lui interdit nullement d’arrondir son domaine, d’acheter d’autres maisons closes, pourvu qu’elle confie ses nouveaux fiefs à des gérantes, agréées par les maires ou les préfets. Les gérantes sont dotées des mêmes privilèges et soumises aux mêmes obligations que leurs patronnes. Le vertueux article 22 leur interdira donc d’avoir des concubins; seuls, leurs époux légitimes pourront vivre avec elles, dans la mai­ son, ignorés du public et de l’autorité. Mais les maris des gérantes ne se résignent pas à jouer le rôle obscur qu’on veut leur assi­ gner. Ce sont eux en réalité qui sont investis des pouvoirs patronaux. Dans l’étrange milieu que je m’attache à décrire, l’homme commande tou­ jours, impose sa loi. En dépit des textes, des règlements administratifs, le Rabouin, proprié- MAISONS DE SOCIÉTÉ 12 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ 127 taire de quinze maisons closes, dit « mes gé­ partirons que si tu nous accordes une indem­ rants » et non point « mes gérantes ». nité. la maison, quand je l’ai prise, valait cent Instabilité des gérants! Ils dépendent des pa­ sacs, eile en vaut trois cents aujourd’hui. Parta­ trons plus étroitement que les préfets du pouvoir geons. Donne-moi cent sacs et je m’en vais. central. Leur révocation est le fait du prince qui Le patron se laissa intimider et François le peut leur enlever à son gré le sceptre qu il leur Gentleman, les poches bien garnies, s’en fut a avait transmis. Mais parfois, ils prennent leur 1 unis où il acheta la Grande Maison, rue El revanche. . t .. . Mektar. ' A Beauvais, le petit Riton, qui tenait le 2o Que ces deux exemples d’insubordination ne pour le compte d’Alexandre le Romanichel, reçut fassent pas croire au lecteur que les gérants re­ un jour son congé sans préavis. Cette décision jettent, quand bon leur semble, le joug patronal. brutale l’irrita. Aussi, réunissant tout le person­ La^ plupart du temps, la police des municipalités nel de la maison, il exposa l’injustice dont il prete main-forte aux légitimes propriétaires des était victime. maisons closes qui veulent se débarrasser de __ Dans quelques jours, déclara-t-il, Alexan­ leurs préposés. Ceux-ci sont bien nantis, par dre, mauvais patron, va reprendre sa tôle. Il vous 1 intermédiaire de leurs femmes, de « la tolé­ fera subir mille tracas. Partez donc avec moi! rance », mais ils ne détiennent pas la licence du Qui m’aime me suive! débit de boissons, ni le bail de l’immeuble. Us Il fut acclamé. La femme de chambre, la cui­ ont intérêt, au surplus, à se montrer corrects sinière, la sous-maîtrese et les cinq filles de la et réguliers en affaires. Le plus mince conlïit maison l’escortèrent dans sa retraite. Le lende­ est aussitôt divulgué dans toute la corporation main, tel un chef arabe à la tête de sa smalah, et le gérant, qui a tenté d’ « arranger » son il faisait une glorieuse entrée dans un café de maître, est mis à l’index. Il devient un véritable la Porte-Saint-Martin. Alexandre était là. Cra­ pestiféré à qui l’accès des maisons de société est moisi de fureur, il poussa un véritable hurle­ désormais interdit. ment : Comme un métayer, le gérant garde pour lui — Il a démonté ma tôle! la moitié des bénéfices du fond qu’il exploite, ou Et il évoquait, en un langage pathétique, le bien, affermant le gros numéro, il paye chaque morne spectacle que devait présenter a cette mois une redevance à son propriétaire. Ce der­ heure la rue Edouard-Mazille, à Beauvais. Dans nier, quelle que soit la nature du contrat, garde sa colère, il proférait de vaines menaces : toujours le droit de conseiller, de surveiller, de __ Bandit, je te poursuivrai devant les tribu­ diriger son mandataire et de lui rappeler en toute naux! Je te réclamerai des dommages-intérêts! occasion qu’il a le devoir strict de jouir de la Au Havre, rue des Galions, brançois le Gentle­ maison en bon père de famille, c’est-à-dire de man fit mieux. Révoqué, il refusa de céder la maintenir intacte la haute réputation, la bonne renommée de l’établissement qu’on lui a fait place à son patron. — Ma femme a la tolérance, dit-il, nous ne l’honneur de lui confier, et de conserver, sinon d accroître, sa clientèle.

0 12 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 129 La patronne du Soleil, à Dijon, me disait ur pécuniaires la plupart de ceux qui seraient tentés jour : üe former de semblables contrats... » — Depuis trente ans que nous tenons, mon Vertueuse naïveté des juges! Ils refusent les mari et moi, nous pouvons dire avec orgueil que secours du droit écrit aux « individus » qui rédi­ nous avons mérité la confiance et l’estime de gent des « pactes honteux », Ignorent-ils donc tous nos concitoyens. Notre établissement vaut, qu’un droit coutumier, ayant sa source dans un au bas mot, trois cent mille francs; mais comme usage général et prolongé de certaines règles tra­ les acheteurs qui se sont présentés jusqu’à ce ditionnelles, sert de base à toutes les conventions jour ne sont pas assez riches pour nous payer impures? comptant, nous avons décidé de le mettre en Les patrons et les gérants des maisons closes gérance. Cela nous fera une petite rente de sept observent, presque tous, ces vieilles coutumes mille francs par mois et, dans trois ou quatre avec loyauté. La croyance erronée qu’une sanc­ années, nos gérants deviendront sans doute nos tion sociale, cette fameuse opinio necessatis in­ successeurs. voquée par nos anciens juristes, plane au-dessus Le patron ajoutait : de leurs têtes, les incite sans doute à faire hon­ — C’est moi qui ai rédigé le contrat et, selon neur à leurs signatures. En dépit de tous les l’usage, j’ai fait verser un cautionnement de jugements qui les chassent des prétoires, ils trente billets à mon gérant. S’il ne me donne pas s’imaginent encore que juges, procureurs, huis­ satisfaction, je le mets à la porte, mais je garde siers, peuvent et doivent les contraindre à res­ sa bonne galette. , pecter les clauses qu’ils ont solennellement rédi­ Le contrat passé entre patron et gérant est gées sur papier timoré. dénué de toute force juridique. J’imagine l’émoi Ainsi se trouvent heureusement contrariés par de nos juges si on les priait d’interpréter une la crainte des gendarmes leurs penchants natu­ convention de cette nature. Quelle roide sentence rels. Tel flibustier de grande envergure, tel filou ils asséneraient sur la tête des impudents : madré deviennent timides et scrupuleux dès « Attendu qu’il serait aussi contraire à la mo­ qu ils ont paraphé un contrat dans une maison rale qu’à la dignité de la magistrature que celle- close, tolérée et contrôlée par la police. Le vice, ci laissât, en matière civile, discuter dans son comme la vertu, a ses grâces. prétoire sur le sens, la portée et les effets des pactes honteux que la conscience publique flé­ trit, et qu’elle intervînt ainsi entre des individus auxquels la justice ne doit aucune protection; Chaque maison est dotée d’une sous-maîtresse qu’au contraire en refusant à chacun de ceux qui qui seconde la matrone, la remplace durant ses ont participé à de pareilles conventions tout ac­ absences, reçoit les clients, surveille les filles, en­ cès devant les tribunaux, on les livre à la discré­ caisse ce que le juge de paix de Poitiers appelle tion l’un de l’autre, on les abandonne sans au­ « le prix des débauches ». cun recours aux conséquences de leur déloyauté Un trousseau de clefs, suspendu à sa ceinture réciproque, on arrête ainsi par crainte de pertes par une chaînette de fer, est l’insigne de ses fonc­ 130 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 131 luxueux établissements, elles sont rétribuées par tions. A chacun de ses pas les clefs s’entre-cho- les patrons eux-mêmes : quinze cents ou deux quent; le matin, leur grêle carillon chante ma­ mille francs par mois, sans compter le vivre et tines dans la maison encore endormie et la nuit, le couvert. quand les filles sont remontées dans leurs cham­ — Mon brevet supérieur, me disait Lolotte, de bres, c’est lui qui sonne le couvre-feu. la rue Laferrière, m’a permis de trouver une — Je suis la première levée, la dernière cou­ jolie situation. chée, me confiait la sous-maîtresse de l’Etoile, à Mais dans les maisons de moindre importance, Montluçon. Et ces clefs, monsieur, vous ne pou­ et dans toutes les villes de province, elles n’ont vez vous imaginer ce qu’elles pèsent. C’est un pour salaire que les pourboires des clients. vrai fardeau. J’en ai vingt-huit. La plus grosse La plupart des sous-maîtresses se recrutent — elle me désignait une énorme clef lourde parmi les prostituées. Les filles de quarante ans comme une masse d’armes — c’est la clef de la ont pour suprême ambition de « quitter le pei­ porte de fer. Voici la clef de la seconde porte, gnoir », de « se retirer des banquettes » et de du tambour si vous aimez mieux; voici les clefs ceindre le tablier blanc orné du symbolique des chambres, des salons, de l’estaminet, de la trousseau de clefs. Bien peu, hélas! réussissent buanderie où sèchent toujours des peignoirs et à occuper ce poste de choix. Quand elles y par­ des chemises. Et ces huit petites clefs servent à viennent, elles oublient leur ancienne condition ouvrir les cadenas qui tiennent fermées les per- et régentent avec dédain, parfois avec sévérité, siennes des pensionnaires... leurs compagnes d’autrefois. Celles-ci leur ren­ La sous-maîtresse de l’Etoile avait certes un dent mépris pour mépris. trousseau de clefs plus lourd que celui de Barbe- — Eh! va donc, parvenue! leur crient-elles. Bleue. Mais, pour elle, aucune chambre n’était Ça prend des airs, ça veut jouer à la patronne. secrète. Elle entrait partout, à n’importe quelle Tu n’es qu’une sous-maxé! heure, tranquille et sans crainte. Sa voix mono­ — Vous m’injuriez! Quarante sous d’amende! tone lançait des ordres salutaires : -— Cinq francs! enchérit Madame. Je veux —• Mignon, encore au lit à midi! Levez-vous... qu’on vous respecte... — Carmen et Muguette, je vous trouve encore Mais elle-même ne se fait pas faute de couvrir couchées ensemble. Madame ne veut pas. Deux d’opprobre sa sous-maîtresse, à la moindre incar­ francs d’amende à chacune... tade. — Monsieur, vous êtes là depuis une demi- — Vous êtes folle! Vous n’avez compté le heure. Le tarif sera doublé... champagne que soixante-dix francs à ces rupins ! De telles fonctions exigent un certain tact, une Moi, je vais vous balancer et vous renvoyer aux délicatesse professionnelle. Dans les grandes banquettes. maisons de Paris, fréquentées par les riches Et les filles, vengées, de rire sous cape. étrangers, les sous-maîtresses doivent parler plu­ Dans les rues chaudes de province, quand la sieurs langues. « English spoken, Se habla es- nuit tombe, les sous-maîtresses, assises sur des panol, Man spricht deutsch », annoncent le Cha- chaises de paille, au seuil des maisons, guettent banais, le Montyon, le Hanovre. Dans ces 132 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 133 fit sifflent les clients. Au-dessus de leurs têtes, maison close que l’on appelle avec irrévérence ies lanternes rouges pendent comme des fruits la Psallette, comme une de ces maîtrises où ja­ tropicaux, entourant d’un halo de pourpre leurs dis, dans les siècles de foi, les enfants de chœur visages blafards. Dans l’ombre trouée de lumières apprenaient les chants sacrés. Mais l’accueillante écarlates, elles ressemblent, avec leurs tabliers maison de la rue cle la Caserne n’avait retenti blancs, à des servantes infernales. jusqu’à ce jour que de refrains profanes et de J’ai souvenir d’avoir rencontré dans l’estami­ chansons à boire. net de La Mascotte, à Cosne, une sous-maîtresse Aussi, passant devant sa porte hérissée de que le grand Toulouse-Lautrec eût voulu pein­ clous de fer, je fus surpris d’entendre des accords dre. Grande et solidement charpentée, elle avait graves et harmonieux. Sur un piano admirable­ une figure crayeuse, où les yeux faisaient deux ment accordé, un artiste jouait une mélodie de trous noirs et la bouche une entaille sanglante. Schumann. Surpris, charmé, j’entrai dans la Dans ses bras, elle tenait six cuvettes d’émail, maison publique. Une fille de l’estaminet me comme on en voit sur les éviers des honnêtes mé­ renseigna tout de suite : nagères. — La belle musique que t’as entendue? C’est — Mesdames, criait-elle, le quincaillier vient la sous-maxé qui la joue, dans le petit salon d’à d’apporter vos bidets. Je vais faire la distribu­ côté. Pour sûr qu’elle fait pas de fausses notes ! tion. C’est la veuve d’un colonel roumain, elle a une Chacune des filles prit un des plats d’émail pension qui ne la fait pas vivre, huit cents francs, et alla le porter dans sa chambre. Quand elles je crois. Alors elle a cherché du travail. Elle est furent descendues, on dansa et la sous-maîtresse, ici depuis six mois... dont les chairs grasses étaient enroulées dans La musique cessa brusquement. La sous-maî- un peignoir à ramages, tourna, enlacée à un tresse apparut, brune et fière. Elle me demanda mince soldat, tout jeunet et tout petit, dont elle ce que je désirais. enfarinait, de son menton poudré, le caiot bleu. — Ce que vous voudrez, madame, mais de la Le soir, dans le café le plus bourgeois de la musique avant tout. ville, je vis entrer une dame vêtue de noir, très Elle fut sensible à cet hommage et, retournant digne. au salon, elle joua avec ferveur la Sonate an — Tiens, murmura le capitaine de gendarme­ Clair de lune, puis ce Quatorzième Prélude de rie, voici Blanche de Maillot. Chopin, que Cortot intitule « la mort de la Po­ — La sous-maîtresse de La Mascotte? de» logne ». mandai-je. Où donc? Des clients avaient envahi Pestaininet. La — Cette dame... sous-maîtresse vint les servir. Elle me dît avec Démaquillée, elle ressemblait dans ses vête» un fort accent roumain : ments de deuil à une veuve éplorée. Elle salua — Quelle tristesse de gagner ainsi sa vie. Ah! la caissière et commanda « un tilleul ». les misères de ce temps. Je me souviens aussi d’une sous-maîtresse que — Etes-vous satisfaite au moins? je vis, l’an dernier, à Tours. C’était dans cette ■— Je gagne beaucoup d’argent, car les clients MAISONS DE SOCIÉTÉ 135 134 MAISONS DE SOCIÉTÉ toutes les femmes dont les hommes s’en vont du salon me font jouer et me donnent de bons « aux durs > ou au < bataillon », viola son ser­ pourboires. Aussi Madame ne veut pas que je ment d’amour. m’en aille, je donne du prestige à la maison. L’an dernier, lisant son histoire dans un re­ Bientôt deux amateurs de musique se présen­ cueil de causes criminelles, je parlais de cette tèrent. Et, comme la veuve du colonel roumain « vieille gloire » à Gégène des Gravilliers, qui leur jouait Jeux d’eau, de Ravel, je les entendis tire le pharo dans un modeste brelan de la rue glapir : des Francs-Bourgeois. —■ Non! Non! tu nous embêtes. Valencial — Casque d’Or? me dit-il. Je l’ai bien connue Tape-nous Valencial quand j’étais môme, à YAnge Gabriel, rue Pi­ rouette, et au Caveau des Innocents. Un drôle de mec qui s’appelait Moréas et qui, de sa pro­ fession, était poète, venait souvent lui payer à boire. Elle est maintenant sous-maxé chez Made­ Mais la sous-maîtresse dont je garderai tou­ leine, aux Rosiers. Va donc lui dire bonjour de jours le souvenir, c’est Casque d’Or. ma part. Elle fut, au début de ce siècle, une célébrité Trois maisons closes, dans le quartier juif, parisienne. Pour conquérir la toison d’or, Leca ont reçu ce nom charmant « les Rosiers », qui et Manda, seigneurs du trottoir, levaient à Cha- est celui même de la rue où s’abrite le négoce, ronne et à Belleville le ban et l’arrière-ban de contrôlé, estampillé par la préfecture de police. leurs vassaux, armés de poignards et chaussés Des boucheries hébraïques, des cafés à l’ensei­ d’espadrilles. La nuit, sur les boulevards exté­ gne « Vins de Sion »' et des fabriques de pain rieurs, les deux bandes s’affrontaient. Casque azyme font avec elles bon voisinage. Les petits d’Or, dont la chevelure, sous un réverbère, flam­ boutiquiers juifs, nostalgiques, rêvant de Jéru­ bait comme une torche, était l’enjeu du combat : salem, reniflent comme des odeurs de myrrhe elle devait appartenir au capitaine victorieux. et d’encens oriental, la verveine et le muguet des Vingt hommes tombèrent. Leca et Manda, bles­ pécheresses. sés, furent ramassés sur le pavé par les agents J’ai suivi un couloir aux murs barbouillés de de police. Us comparurent devant la Cour d’Assi- chaux, j’ai gravi un escalier rustique aux mar­ ses et ce fut la gloire de Casque d’Or. Les jour­ ches de briques roses. Au premier étage, une naux lui dédiaient leurs Premiers-Paris, des re­ femme, à lourde chevelure d’or, m’a reçu en sou­ porters l’interviewaient, des fils de famille lui riant. écrivaient des lettres d’amour, des industriels, — Je viens de la part de Gégène des Gravil­ des banquiers lui faisaient des offres splendides. liers.. Elle vint témoigner au procès, jura une éter­ — Mesdames, ne vous dérangez pas! nelle fidélité à Manda. Les deux rivaux partirent, Dans le vestibule, une douzaine de femmes, farouches, pour la Guyane. Ils étaient condam­ vêtues de soies légères, tapisaient la muraille nés à vingt ans... Vingt ans, avec le doublage, d’un espalier aux fleurs multicolores. Casque autant dire à perpétuité. Casque d’Or, comme 13 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 137 d’Or me fit entrer dans un petit salon tendu de Beauté, de Montparno, mit en l’air le Dénicheur... papier imitant la toile de Jouy. — Et vous, madame Casque d’Or? __ Je parie que vous êtes journaliste. Inutib — Appelez-moi Méfie. Je suis une femme hon­ de nier. Vous venez me faire causer. Mais je nt nête et je veux oublier le passé. Après l’affaire,, vous dirai rien. Les journalistes m’ont fait tro| j’aurais pu gagner une fortune. Les frères Isola de mal... voulaient m’engager aux Bouffes du Nord. Mais L’amazone de tant de nuits sanglantes avait le préfet de police a dit : « Non, pas de piédestal une voix de miel. Mince, le visage doux, les pour elle! » Alors, j’ai été dompteuse et j’ai épaules chastement couvertes d’une mantille, voyagé. Au Caire, j’ai fait la connaissance d’un elle avait plutôt l’apparence d’une honnête pe­ prince russe dont je tairai le nom. Il m’a emme­ tite bourgeoise. Mais un peigne d’écaille rouge, née à Bombay, mais je me languissais de Paris» très haut, décorait comme le cimier d’un casque, J’ai quitté le prince pour revoir Paname. Je me sa chevelure fauve. suis mariée avec un brave garçon, menuisier de — Oui, ce sent les journalistes qui ont grossi son état, nous travaillons chacun de notre côté les histoires de Leca et de Manda. Envoie-t-on et mettons en commun nos économies. Il y a les gens au bagne pour quelques coups de cou­ quelques années, le Petit Parisien a publié un teau? feuilleton dans lequel mon nom de famille était — Que sont-ils devenus? cité en toutes lettres. Mon homme a été se plain­ — Leca est mort. Manda, lui, a une belle si­ dre au rédacteur en chef qui s’est écrié : « Cas­ tuation là-bas. Il est médecin, chirurgien... que d’Or, mais je la croyais morte ! » — « C’est — Infirmier, peut-être? ma femme, qu’a répondu mon mari. Je veux que __ Oui, infirmier. Mais on s’occupe pour le vous supprimiez votre feuilleton! » Le lende­ faire rentrer en France. main, mon nom était remplacé par un autre... — Et leurs amis? — Vous voyez que les journalistes sont aima­ — Quelques-uns se sont rangés, comme San­ bles... sonnet, qui est aujourd’hui plombier à Grenelle — Pensez-vous! La semaine dernière encore, Paulo Balai, qui balafra Marie Pied de Plomb, le Petit Journal a raconté que j’avais été en ré­ est tombé dans une bagarre; Jésus a tué Paulo clusion, moi qui n’ai fait autrefois que des deux Cou Tordu. Deux vrais poteaux pourtant, ceux- jours et des quatre jours à Saint-Lazare, comme là! Un soir, ils s’étaient amusés à faire un toutes les femmes du métier. Je n’ai jamais volé, match. Us avaient descendu le faubourg du je n’ai fait de tort à personne, j’ai un casier Temple, chacun sur son trottoir, et c’était à qui blanc. des deux piquerait le plus de passants du bout Et Mme Méfie, saisissant sur un guéridon un de son couteau. Paulo Cou Tordu, pour sa part, exemplaire du Petit Journal, le brandissait en chatouilla vingt-huit... Quand son couteau comme un drapeau. Mais sa voix restait douce, ruisselait, il l’essùyait entre ses lèvres... Julot presque angélique, et je contemplais curieuse­ Ménétrier fut buté par un fourgue et Théo ment cette femme. Avait-elle jamais frissonné de joie quand les mâles, pour elle, faisaient cou- 138 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 139 1er leur sang? Erigée par l’obscure fatalité en héroïne de geste faubourienne, n’aurait-elle pas Je descendis l’escalier rustique aux marches goûté avec plus de volupté les charm es d’une vie de briques roses (1). bourgeoise et banalement provinciale? Elle me donna raison. — Cet établissement, je le dirige depuis sa fondation. 11 y a sept ans que je suis aux Rosiers. Beaucoup de patrons recrutent leurs gérants, Jamais de scandale, jamais de bruit. Ces mes- leurs sous-maîtresses et leur personnel domesti­ iieurs de la Préfecture pourront vous le dire... que dans deux bureaux de placement de Paris, Aussi, j’ai toute la confiance de la patronne, qui seuls sont autorisés par la Préfecture de Mme Madeleine, qui se repose à la Varenne- Police à servir d’intermédiaires entre les maîtres Saint-Hilaire... de maisons et leurs employés. Mme F..., rue de La porte du petit salon s’entr’ouvrit et une Bondy, et Mme R..., faubourg Montmartre, di­ jeune femme entra, chaussée de bottines à hauts rectrices de ces agences, se trouvent ainsi inves­ talons, les jambes gainées de soie noire. C’était ties d’une sorte de monopole officiel : elles pla­ là tout son costume. Son corps harmonieux, par­ cent les gens de maisons closes. fait, s’offrait avec orgueil. Mais quand elle sut Des claires fenêtres de son appartement, au que je n’étais pas un visiteur payant, elle mani­ deuxième étage d’un grand immeuble bourgeois, festa une pudeur charmante. Elle prit à son tour Mme F... contemple la porte Saint-Martin. Elle le Petit Journal et, plus chaste dans ce salon de est vive, menue, toute grise et trottine comme carrefour que la Vénus de Médicis, le posa sur une souris. Les cartes de publicité, qu’elle sa gorge en guise d’écran. adresse à tous les patrons de Paris et de pro­ Avant de dire adieu à Casque d’Or : vince, sont ainsi rédigées : — Piegrettez-vous le passé? lui dis-je. Une paillette d’or raya ses yeux bleus. (1) Mentionnons les portières. A Paris, dans les vesti­ — Une femme regrette toujours son passé, bules des maisons de luxe, ce sont d’accortes jeunes fem­ répondit-elle d’une voix oppressée, mais je vous mes vêtues comme des soubrettes du répertoire. Mais c’est jure que je suis maintenant une bonne épouse et à Brest, à Dunkerque, à Nantes, à Toulon, dans les rues chaudes livrées aux matelots, qu’il faut les voir. Devant que je gagne honnêtement ma vie. les portes, assises sur de hauts tabourets, elles appellent Le timbre électrique retentissait. Des clients les hommes : « Hé? les gars! entrez... y a des jolies arrivaient, nombreux, avides de butiner les roses filles... » Vieilles, atrocement fardées, elles servent d’en­ de la treille. La belle fille laissa tomber le Petit seignes dérisoires aux maisons de joie. Un soir d’hiver, au Havre, dans la rue des Galions, la Journal. portière de La Lune me disait : « Tu me reconnais? J’ai — Si vous voulez me revoir, me dit Casque été patronne des Augustins, à Loudun, et puis sous-maî­ d’Or, venez un lundi à La Java ou au Petit tresse à Tours, au Petit-Soleil. Maintenant me voilà sur un Balcon. Ce jour-là, je suis de sortie, Mme Made­ escabeau, de deux heures de l’après-midi à cinq heures du matin. Pour salaire, j’ai les pourboires des clients. C’est leine tient sa tôle elle-même. J’en profite pour maigre... » Elle était chaussée de gros sabots, emmitouflée aller danser au musette avec mon homme. dans un fichu de laine. Elle soupira : « Quel métier pour une ancienne tôlière! » MAISONS DE SOCIÉTÉ 141 Î 4 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ — Où avez-vous travaillé? lui demanda Mme F... — J’ai été six mois à Tours... — Rue du Petit-Soleil? Si vous désirez I ______— n — Non, rue Lakanai... Le visage de Mme F... exprima une vive in­ du personnel sérieux ; quiétude. — C’est bizarre, dit-elle* je ne connaissais pas Gérants — Gouvernantes — Ménagés - encore cette maison de la rue Lakanai... Et à Femmes de chambre - Cuisinières | Paris, ma petite? — J’ai été rue Rochechouart.., Garçons de salle, etc... 5 1» — Au 13! proclama Mme F..., fière d’étaler Ml S sa science. ADRESSEZ-VOUS AU — Non, madame, au 28... — Au 28? C’est trop fort! Il n’y a qu’une maison rue Rochechouart et c’est le 13... — Je vous jure, madame, que c’était bien le GRiïB BUREAU DE PLACEMEM ] 28. J’étais bonne à tout faire chez un médecin. ■ m Mme F... leva les bras au ciel. Autorisé S — Vous étiez chez des bourgeois! Mais, ma U LÂ POETE SÂIKT-MA8TÎN | pauvre enfant, je ne puis m’occuper de vous. Je M ne place qu’en maison de société... H Mme R..., rivale de Mme F..., s’est installée Maison de confiance fondée en 1879 g faubourg Montmartre, au fond d’une cour hu­ mide, aux pavés couverts de mousse. Ses bureaux sont étroits et sombres. Mais quelle remarquable D irig é p a r organisatrice que cette femme replète, d’âge canonique, à la voix onctueuse, toujours vêtue de il de Narbonne et de excitée par l’alcool, la rudoyait, elle brandissait Aucun esprit de revendication n’animait ce son balai, cassait un carreau et hurlait : « Je congres fédéral. Les délégués de la Provence et suis la comtesse de Rocheplatte, la femme la plus du Langueaoc, assis autour des tables de jeu, noble et la plus riche de la ville! » ,leur solidarité corporative Quand la fête bat son plein dans les salons qu en s abstenant de ponter les uns contre les et dans l’estaminet, quand toute la maison vibre, autres et en groupant leurs masses de manœuvre sonore de chansons, de danse et de musique, dans 1 espoir de faire sauter les banques tenues dans la cuisine sombre, près des fourneaux par de riches Anglais. Quand un coup avait éteints, les mégères, préposées aux humbles be­ réussi, une grosse gaieté détendait les figures sognes, s’asseyent sur des escabeaux de paille ét durcies des maîtres de maisons qui s'interpel­ sifflent entre leurs dents branlantes d’immondes laient d’une table à l’autre, en seW nant, par injures. Une haine féroce les anime contre les orgueil professionnel, les noms de leurs ensei­ filles et les patrons. Toute la journée, elles les gnes : ont servis, doucereuses, empressées. Maintenant, — Le Flamboyant vient d’abattre neuf deux .«lies leur souhaitent ruines et morts. Ce sont les fors de suite! Euménides de la maison close. — Les Camélias sont en forme, ce soir — T’as pas vu La Féria? — Il est aux petits chevaux avec Le Chat Noir Leurs épaules puissantes faisaient craquer MAISONS DE SOCIÉTÉ 147 1 4 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ n’a pas pris un homme avant quinze jours, tu leurs smokings à revers de soie, mais, pour atté­ la balanceras aussi. » Léon ne voulait rien en­ nuer par une note fantaisiste l'aspect un peu tendre, mais, tous les soirs, les hommes venaient trop guindé qu’aurait pu leur prêter ce vêtement faire du pétard à La Lune. Notre collègue a fini cérémonieux, ils avaient conservé leurs chemise! par accepter les conditions de ces incendiaires, il de couleur, leurs cols mous et leurs souliers a balancé les trois sœurs et versé les cinq cents « marseillais », d’un rouge laqué, aux gros francs à la caisse d’assistance... œillets de cuivre. Seul, M. Lucien, de Toulon, — C’est une œuvre sociale? par un raffinement mondain, portait des escar­ — Oui, avec l’argent de cette caisse on vient pins vernis, un plastron miroitant et avait noué, en aide aux condamnés et on donne un viatique autour du carcan rigide, qui encerclait son cou aux hommes recherchés par la police. de taureau, une cravate papillon, d’un tendre — xvlais vous, patrons du Midi, vous laissez azur semé de fleurettes rouges et dont les ailes, vos placeurs vous imposer leurs lois? en dépit de ses efforts pour les maintenir large­ Ma question les avait blessés au plus vif de ment éployées, se recroquevillaient sans cesse. Il leur orgueil. Ils me citèrent, comme un modèle les roulait entre ses doigts spatulés en grognant: d’héroïsme, Jean la Tête d’Argent qui, à Nîmes, « Ah! les coquines!... » avait logé deux balles de son browning dans le Les banquiers mis en déroute, je causai avec crâne d’un souteneur trop exigeant. les patrons : — Un bizet avait fait entrer sa femme chez — Vous avez la bonne vie, leur disais-je. Jean, rue Saint-Laurent, mais il voulait être — On se distrait un peu, me répondaient-ils, payé comme un placeur, ce qui n’est pas régu­ mais notre métier n’est pas une sinécure. lier. Quand un homme met sa femme en maison, Et, complaisamment, ils m’énuméraient leurs c’est plutôt lui qui devrait des remerciements tracas. Ils se plaignaient des clients, de la police au tôlier. Jean, bien entendu, a refusé de verser et surtout des placeurs. la prime, le bizet a sorti sa lame, mais la Tête — Vos placeurs de Paris sont des agneaux à d’Argent, qui en avait vu d’autres au Transvaal, côté des nôtres. A Marseille, dans le petit bar l’a buté proprement. Titin voûté comme une cave, ils ont décidé, d’ac­ — Il a été condamné? cord avec les maques, de ne placer en maison — Non, acquitté avec félicitations du jury. que les femmes « mariées » et d’infliger des Vous voyez qu’on a du courage et qu’on ne amendes aux tôliers qui garderaient chez eux des craint pas la bagarre. Mais les hommes du mi­ vrilles ou des filles sans hommes. Vous riez? lieu, de Toulouse à Marseille, sont terribles... C’est pourtant la pure vérité. Léon de Montpel — Ils se défendent, dit M. Lucien. Moi-même, lier pourrait vous le dire. Il a reçu un jour unt dans ma jeunesse, j’ai fait la vie dure aux pa­ délégation de placeurs et de maques : « T’a* trons de Marseille et de Toulon. Mais, aujour­ deux femmes en ménage et une autre qui n’est d’hui je suis de l’autre côté de la barricade et pas mariée? » — « Et puis, après? » — « Eh si un maque voulait incendier ma tôle, je ferais bien, tu vas d’abord nous verser cinq livres et tomme Jean la Tête d’Argent. balancer les deux vrilles. La troisième, si elle 14 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 149" outre, elles ne payaient pas les taxes et les im­ — Soyons plutôt diplomates! s’écriait un gros pôts qui pesaient si lourdement sur les salles homme qui était venu nous rejoindre. La di­ de spectacles. Le Maire devait donc, en bonne plomatie, c’est la vertu principale du tôlier, c’est sa force. C’est avec de la diplomatie qu’on fait justice, supprimer les cinémas impurs. les grandes tôles. En séance publique, le Maire de Toulouse, qui était à cette époque M. Feuga, sénateur de la J’eus l’honneur d’être présenté à cet homnu Haute-Garonne, donna lecture de cette lettre à d’Etat. C’était M. Alexandre, de Toulouse. son Conseil municipal. Après une ardente dis­ — Je tiens le Sénat, me déclara-t-il avec sim­ cussion, quatre édiles, élus au scrutin secret, plicité. furent chargés d’enquêter « sur place ». Et, comme je le complimentais : M. Alexandre réunit ses collègues de la rue — Mon petit, me dit-il familièrement, les tô­ Arnauld-Vidal et de la rue du Canal, Il leur con­ liers de Paris sont des enfants. Nous, à Tou­ seilla de ménager un accueil somptueux à la louse, on a le cinéma obscène et ils ne l’ont pas commission d’enquête. « Soyons diplomates ! » là-haut! Oui, je sais, tu me diras qu’ils s’arran­ gent avec leurs lanternes magiques, mais ça leur disait-il. n’est pas du vrai cinéma. Aussi, faut voir comme Aussi, le lendemain, quand les quatre édiles on est jalousé. Notre ciné, on a eu de la peine se présentèrent au Sénat, le champagne moussa à le garder, mais maintenant on le tient bien. dans les coupes et M. Alexandre, serrant les On a été diplomate. mains des missionnaires, déclara : « Je suis un A l’entendre, le cinéma obscène était la plus bon citoyen... j’ai toujours voté pour vous, » belle conquête des « tôliers » de Toulouse. Et Dans le salon réservé aux séances cinématogra­ je transcris son récit en le dépouillant des ter­ phiques, ils inspectèrent minutieusement la ca­ mes d’argot méridional qui le pimentaient for­ bine, puis : tement. — Tournez donc un film... Nous pourrons nous rendre compte des dangers courus par les Sans autorisation, les matrones de Toulouse visiteurs. avaient installé dans leurs salons de petits ciné­ Ainsi s’affirmait leur courage civique. matographes dont les films audacieux embra­ Madame tourna un film, deux films, trois films. saient l’imagination des visiteurs. Ces privilèges Elle épuisa son stock. A deux heures du matin, artistiques furent contestés par la Chambre syn­ les quatre membres de la commission se décla­ dicale du cinéma. Les honorables commerçants, rèrent suffisamment édifiés. Les femmes de la groupés au sein de cette assemblée profession­ maison, qui avaient revêtu leurs livrées de gala, nelle, adressèrent une pétition au Maire de Tou­ leur offrirent des gerbes de fleurs et Mme Alexan­ louse. Ils faisaient valoir que les matrones dre, sur le seuil de la porte, minauda : n’avaient pas eu l’élémentaire précaution de — Vous serez toujours les bienvenus. Ici, vous faire blinder les cabines de projection et de les serez considérés comme des amis et non comme éloigner des fauteuils de leurs clients à la dis­ des clients. tance prévue par les règlements municipaux. En Partout, à la Préfecture, à YElysée, à la Pré­ 150 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 151 sidence, la même hospitalité les attendait. An jamais de se rendre, près de la Porte Saint-Mar­ Flamboyant, s’il faut en croire M. Alexandre, tin, dans un café placé sous l’égide d’un vieil Ivluguette, à qui étaient dévolus les rôles de pe­ ordre militaire et religieux, s’il faut en croire tite fille, leur récita un compliment, galamment son enseigne. versifié par quelque obscur François Villon de Quelques modernes paladins, qui s’assemblent la rue du Canal, amant d’une grosse Margot. là, autour des guéridons et du comptoir de zinc, Aussi le rapport des enquêteurs fut-il favo­ sont peut-être hantés encore par le souvenir des rable aux matrones et un arrêté municipal con­ croisades : ils parlent des lointains pays où ils sacra solennellement l’intronisation de l’art ont soutenu de durs combats. Mais si on prête muet dans les maisons de société. mieux l’oreille à leurs propos, on comprend que toutes leurs expéditions n’ont eu pour but que de — Le cinéma nous rend vraiment de signalés fonder ues maisons de société in partibus infi- services, me déclara M. Alexandre, après qu’il delium. m’eut raconté cette histoire. Les films nous coû­ Ce modeste café, c’est le trait d’union entre tent cher, car c’est de la spécialité, mais on en Paris et la province. Les plus puissants patrons regagne vite le prix. Si jamais tu passes par de Paris ne dédaignent pas de s’y rencontrer Toulouse, je te conseille de venir me voir, je te avec leurs collègues de Mamers, de Saint-Dizier donnerai une séance à l’œil. ou de Brive-la-ôaillarde. Ils les interrogent sur Quinze jours plus tard, je me présentais au les ressources de leurs contrées. N’y aurait-il pas Sénat de Toulouse. M. Alexandre tint ses pro­ une « maison » à vendre chez eux? Ils sont ache­ messes et j’eus la primeur d’un film Rêve teurs et payent comptant! d’Opium, d’une banale obscénité. Après le der­ Constatons-le avec tristesse. Le régionalisme, nier épisode, la matrone projeta sur l’écran cet autrefois si puissant dans cette corporation, tend avis : à disparaître. Toutes les démarcations entre les Et maintenant, Messieurs, la réalité vous at­ patrons de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Midi tend ici avec les caresses de nos dames! s’effacent peu à peu. Paris étend ses tentacules — C’est l’invitation au voyage ! me dit sur les cités florissantes, conquiert l’une après M. Alexandre. Avec le ciné, plus de flanelles l’autre les préfectures, les sous-préfectures et dans la maison! jusqu’à ces villes frontières où les tôliers, dans Et, en homme de progrès, il ajouta, senten­ leurs maisons blindées comme des casemates et cieusement : des forteresses, régnaient, avant la guerre, sur — La science, c’est une belle chose... On ne un peuple de soldats et semblaient les gouver­ peut pas nier ses bienfaits... neurs des Marches de l’Est. De Paris, le pouvoir central administre ces postes avancés par l’intermédiaire de délégués à sa solde, les gérants, révocables comme des pré­ Quand ils viennent consulter leurs placeurs fets. Une sorte do trust s’organise. â Paris, les patrons de province ne manquent Aussi, dans ce petit café de la Porte Saint- MAISONS DE SOCIÉTÉ 153r 352 MAISONS DE SOCIÉTÉ Martin, il est curieux de voir les puissants pa- leures affaires de sa rue. « Je te laisserai le 10 et trons de la capitale préparer leurs offensives. On je prendrai le 8... » se croirait dans la salle des adjudications d’un Abattant son poing fermé sur une table, tribunal. Les voix rauques jonglent avec les chif­ M. Baptiste leur lança cette apostrophe enflam­ fres. Deux cent mille francs, deux cent « sacs » mée : dans leur argot, c’est une « paille » pour ces — Vous, vous arrivez avec votre pèze. Cin­ messieurs. Ils citent des noms de rues, parljimés quante mille de plus! J’achète! Alors, quoi, vous d’un vieux charme provincial : la rae de l'Atta* voulez nous coloniser? che-aux-Bœuts, à Saint-Etienne; la rue Bat- Là aussi, des courtiers en publicité proposent d’Argent, à Nîmes; la rue des Buandières, aux aux patrons de province des cartes-réclame, des Sables-d’Olonne. Ces raes abritent le commerce jetons en carton doré, car tout maître de maison qui se respecte doit avoir son faux louis d’or, auquel ils s’intéressent. Et, comme chaque mai­ orné d’un coq très gaulois et portant en exergue son a son enseigne, on entend : l’adresse de son établissement, ou son bristot — La Patte de Chat est à vendre... prometteur de voluptés discrètes et hygiéniques. — On demande deux cent cinquante sacs des Sur les tables, les courtiers éparpillent glorieu­ Quatre As sement leurs échantillons et, d’après le Guide — On aurait les Oignons pour quatre-vingts Rose, je donne les fac-similés de deux cartes (1). billets. Un numéro, qui a le don de toujours exciter la Des courtiers marrons essayent de ramasser verve des commis-voyageurs, orne, en règle géné­ les miettes de ces festins. Dès qu’ils apprennent rale, ce billet « pour le ciel ». qu’une « tôle » est à vendre, ils s’arrogent un Chaque patron examine longuement ces cartes. mandat fictif et la proposent aux riches patrons 11 en est qui sont illustrées d’une femme demi- toujours désireux d’arrondir leurs domaines. nue, d’un chat noir, d’un petit Amour puisant Mais M. Gaston, de l’Office général du Com­ les flèches dans son carquois. Quand la gravure merce, roulant entre ses doigts sa moustache fri­ ist choisie, il s’agit de trouver une légende ori­ sée au petit fer, jette un regard de dédain sur ces ginale. humbles concurrents. — Vous mettrez : « Bon vin et bagatelle » — Du vent! du bluff! dit-il. Voilà un malheu­ sous mon Amour, dit un patron. reux qui offre la Patte de Chat et c’est moi qui ai Et un autre : l’option sur cette affaire. Demain, j’amène un — Au-dessus de mon chat noir : « A l'Idéal! » acquéreur à Nantes et j’espère bien que dans les Parfois, en veine de générosité, le maître de quarante-huit heures le contrat sera signé, ma maison commande cinq cents ou mille petits mi­ commission encaissée. roirs de poche qu’il offrira aux clients sérieux. Le paisible M. Baptiste se sentit, un jour, hu­ — Naturellement avec votre adresse au verso? milié dans sa dignité provinciale. A côté de lut, demandait un courtier à M. Baptiste. deux collègues de Paris disposaient à leur gré, — Rien du tout! comme de "fiefs leur appartenant déjà, des meil­ (I) Voir à la page 154. 1 5 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 155 — SPÉCIMENS COURANTS — « bien ». Ça les gênerait d’emporter dans leurs poches, où leurs épouses pourraient le trouver, CONFORT MODERNE SALONS PARTICULIERS un miroir du bobinard. Tandis que comme cela, - - Discrétion - - - Ouverts toute la nuit - sans indication, ils pourront l’offrir à leur tour à leurs dames ou à leurs demoiselles... Les patrons de Paris ont aussi leurs cartes de ô t e l e n a is s a n c e publicité. Un jour, Tonio le Corse, sur la place de H R l’Opéra, lançait, du geste auguste du semeur, un fin bristol dans chaque taxi qui passait. Il ne récolta qu’une peine disciplinaire : le préfet de 15, Rue de la Gaillette (au Maroc) Tel. 53 :LONGUYON police ordonna la fermeture de sa maison durant trois jours. CARTE AVEC ADRESSE DÉTACHABLE

Dans un petit bar du faubourg Saint-Martin, les patrons de la Chapelle et de la Villette jouent e=> M E A U X 70 à la belotte et à la passe anglaise. 9 , Rue du Rempart c z 2 CD SB Tout ébloui de sa rapide fortune, un ancien Ou CET» C l P z s s croque-mort, qui tient le Panier Fleuri, se ha­ C 3 > sarde parfois jusqu’au boulevard Saint-Denis. 11 0> m r* ALLEE 70 r* sait que, plus loin, dans de riches cafés, ses opu­ CD O o 3 r—n O lents collègues du deuxième, du neuvième et du ET X c-o TD Z huitième arrondissements se réunissent chaque O > RETOUR T X i f ) soir. Il a le désir d’aller les retrouver, mais une r ■*2 i sorte de crainte le retient. Lentement, il retourne * o 3 — 3 3 2 au petit bar. Il ouvre un portefeuille gonflé de toutes classes S H m H 1 billets de banque pour payer ses modestes con­ pour le CIEL > m sommations. CT —■H X — Tu voudrais allez dépenser ton pèze avec .es esbrouffeurs? lui dit M. Georges, patron du 164. Prends modèle sur Léon le Marchand de Sable : il ne sort pas de son petit café du Sébasto Et comme le courtier s’étonnait de cette déro­ et pourtant il est plus rupin que toi... gation aux usages : Le croque-mort soupire. Il songe aux dures —• Vous comprenez, expliqua M. Baptiste, années de labeur, il revoit le cimetière d,u Père- c’est un cadeau que je veux faire aux messieurs Lachaise, il entend le lugubre son des pelletées de terre tombant sur les cercueils. Aujourd’hui, 15 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 157 dans sa maison dn boulevard de la Chapelle, Tous deux s’installent dans une luxueuse li­ douze tilles travaillent pour lui, sans se plaindre mousine et, quelques instants plus tard, les voici d’avoir pour dortoirs de froides cellules, man­ dans un grand café du boulevard Montmartre où, sardées, pauvrement éclairées par des vasistas à chaque soir, l’heure rituelle de l’apéritif rassem­ tabatières. Il gagne beaucoup d’argent : « J’ai ble M. Emile, M. Paul, Tonio le Corse qu’on ap­ une bonne tolérance de quartier », dit-il. Mais pelle aussi Chin-Cliin le Magnifique, et quelques ses ambitions ne seront jamais satisfaites. 11 autres collègues, gloire et ileur du haut patronat. voudrait mener la vie joyeuse avec les grands Ces messieurs sont là pour se divertir avec hon­ « tôliers » et il les fuit, redoutant leurs railleries. nêteté, ils mettent leur point d’honneur à faire « On va à la noce, nous, et pas à l’enterrement » figures de braves négociants. Mais les soucis de lui a lancé, un jour, Maurice La Tripe, qui, lui leur métier les préoccupent si vivement que, bien­ aussi pourtant, exerça un métier sans gloire au tôt, délaissant les sujets politiques et financiers, seuil de sa jeunesse, criant dans les rues de Pa­ ils parlent de la « maison ». ris, un baquet à la main : « A la tripe... A la belle Un soir, Chariot Renaissance et Chariot le tripe! » Déçu dans ses espérances, le malheureux Zouave furent salués par cette question : songe à vendre son Panier Fleuri pour acheter — Et vous, est-ce que vous avez été faits aussi? une autre maison, bien loin, en province, dans — Comme tout le monde! Nous en sommes une petite ville où il se fera passer pour un ancien pour deux sacs! comique de café-concert. — Si je compte bien, déclara M. Emile, le coup de l’Inter a réussi dans quatorze tôles. *** Un inter, dans leur langage, c’est un interprète, un de ces industrieux garçons qui mettent à pro­ Dans un café, à l’angle du boulevard Sébas­ fit leur connaissance des langues allemande, es­ topol et du boulevard Saint-Denis, les patrons de pagnole et anglaise pour proposer aux riches la rue Sainte-Appoline, de la rue Blondel, de la étrangers, qu’ils abordent avec politesse, de les rue de Tracy, de la rue d’Aboukir et de la rue du piloter dans Paris. Ils les conduisent dans des Château-d’Eau, Henri les Yeux Bleus, Grécos, maisons de société et les matrones, en récom­ Louis le Mexicain. Maurice des Belles Japonaises pense de leurs bons offices, leur versent une com­ et les trois Chariots, forment un cercle très bour­ mission proportionnelle au chiffre des recettes geois. Parfois, M. Charles, du 32 de la rue Blon­ 'encaissées. del, qui est aussi le patron de la fameuse Maison Or, la veille, deux Italiens étaient introduits Renaissance de Reims et s’enorgueillit de possé­ dans le salon chinois du Colbert par un jeune der, sous le boulevard Jules César, les caves les fomme qui confiait en aparté à madame : plus spacieuses de la cité, propose à son associé — Je suis un nouvel inter. Mes deux clients Chariot le Zouave, ancien tenancier du Petit font des industriels fort riches, fis vont boire Soleil, de Tours, le seul qui, dans la corporation, seulement un verre de porto, mais je vous pro­ porte les longues moustaches et l’impériale : « Si mets de les ramener à minuit. Ce sera la grande on allait dire bonsoir aux fêtards? » fête... 15 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 159 On but le porto. Puis, l’un des industriels tira échantillons de tous les billets étrangers d’usage de son portefeuille un billet de cinq cents lires : courant, livre sterling, dollar, peso, peseta lire « Payez-vous, madame. » r r .n l disait_l1’ quand des étrangers la paie- Madame, dont le patriotisme s’affirme toujours aveJ soin S ? leUr PN ,S’ elle P°“rra ^ f ie r en présence des étrangers, déclara : avec som... Et, si on veut l’arranger, un c o u d d e — Pour moi, la lire ne vaut pas un centime de plus que notre franc. Six portos à douze francs, leséFik)unse..aU COmmissariat et je fais enchr&ter cela fait soixante-douze. Je vous rends quatre Mais Chariot le Zouave élevait le débat : cent vingt-huit francs. Les inters, moi, je commence à en avoir — Une autre tournée! commanda l’inter. m a r r e . Ce s o n t de vraies sangsues. Soixante p o u r Le second industriel la paya, avec un billet de cinq cents lires, lui aussi. Et le trio s’en fut, ju­ " mM. Emile secouait'T sa tarit grosse devie"‘ tête :«°rbita„Pt rant de revenir bientôt. — Pas moyen de se passer d’eux. Encore si De cinq heures à huit heures du soir, les Ita­ nous étions solidaires! Si nous décidions d’un liens et leur cornac visitèrent une douzaine de commun accord, d’abaisser leur part à quarante salons. On les vit au Montyon, , pour cent! Mais vous savez bien que certaines à la Grotte des Hirondelles, à la Lune, aux Petits maisons, dès le lendemain, trahiraient leurs en- Carreaux... Et partout, pour solder leurs mo­ fèrpenT ntS P?Ur ^afle*r toute la clientèle étran- destes dépenses, ils sortaient somptueusement de ?eTr' ^?nez’ Je suis sur que Maryland, de la rue leurs portefeuilles des billets de cinq cents lires. Lafemère, serait le premier à dire aux doÜïe Mais, le lendemain, quand les maîtres de mai­ inters qui travaillent pour sa tôle : « Chez moi, sons voulurent changer dans leurs banques les on donne toujours le soixante... > billets italiens, on leur répondit qu’ils étaient faux. « L’inter » et ses deux complices avaient gnïfiqimaryland’ 16 annonça Chin-Chin le Ma- escroqué une quinzaine de mille francs aux M. Emile, avec vigueur, secoua les mains du grands « tôliers ». Aussi, ce soir-là, on commentait ce grave évé­ tefaix3U VCnU’ S° lde gailIard aux épaules de por- nement. . — Bonsoir, Maryland. On parlait des inters — J’ai été bonard d’un sac, disait Chin-Chin le Magnifique. Peu de chose... A peine le prix d’un copaflles*?11 °n 3 été d°Ublé hier Soir par un de ces de mes complets. rvïTnd ^ H?.? u me P,aindre d’eux. répondit Mar- M. Emile, la mâchoire en avant, grognait : ^ î ? n i de î? i ’ y en, a, Un 9U1 m’a amené deux — Ce que je ne pardonnerai pas à l’inter, c’est Boches, 1 homme et la femme, un jeune ménage d’avoir eiugé son soixante pour cent. Ce flibustier en voyage de noces. Ils ont laissé quatre sacs avait toutes les audaces. Gaston le Lutteur, en prévision de nouvelles cents 3 t0 C' L mter a eu ses deux mille quatre escroqueries, déclarait qu‘il avait conseillé à sa — C’est exagéré! femme de placer sous une petite vitrine de loyaux Mais non, deux Français, pour le même tra- II MAISONS DE SOCIÉTÉ 1G0 MAISONS DE SOCIÉTÉ 161 vail auraient dépensé à peine un sac. Moi, les du . Il a planté des décors de étrangers, je les fusille, je suis nationaliste. théâtre... -Maryland, reprit M. Emile, t’es un lromme- Chin-Chin le Magnifique paraissait sincère­ Je le disais tout à l’heure aux anus : on peut tou- ment indigné. — Ce n’est pas sérieux. Ces gnières-là eu fe­ ^°Cet hommage spontané ioucha le cœur de Ma- ront tant que le Préfet nous serrera la vis. comme ryland. disait Emile. Pilote nous discrédite tous... Maryland, qui surveillait la porte d’entrée, an­ On Jtr°iïquanet K m iîe , revenant à ses inters, nonça : lesjoimüla e n c o r ^ ^ ^ ^ r é p è t e ! Des Somm es qui — Pilote, je l’aperçois. Il vient nous rejoindre. Allectueux, Chin-Chin le Magnifique tendit ses ont roulé partout, qui ont ete m arcnands de deu-x mains à Pilote. viande aux Amériques sans p°u voir — On causait de toi. Paraît que tu as monte quatre sous de côté pour m onter une tôle. Des quelque chose de très bien dans ta maison. Tu parasites iater> répliquait M aryland, te fait fais les scènes du bois de Boulogne? Je le disais tout à 1 heure : Pilote, c’est le plus intelligent de gagner plus de pèze que douze annonces dans les nous tous. Il a des idées, c’est un artiste! J aufais fait un bon metteur en scène, ré­ j°Mn pUaul, de la rue de l’Arcade, souriait avec pondit modestement. Pilote. "La publicité dans les journaux galants je Quelques instants après, les maîtres de mai­ n’en ai jamais voulu. Ma maison est universelle­ sons sortaient du grand café. Dans un bar à la ment connue. Les souverains de passage a Paris. mode, ils allèrent boire nés cocktails puis Chin- Chin le Magnifique proposa : « Si on allait man­ la ^_sl^ stt domine moi, faisait Chin-Chin le Ma- ger un petit morceau? » Chez Maxim’s, les maî­ cnifiaue. Ma maison marche sans publicité. Et, tres d hôtel et les garçons les saluèrent avec res­ pect. A minuit, M. Paul déclara qu’il était pntre nous, je trouve que certains de nos con­ I heure de se rendre au cercle. frères vont un peu fort. Des huttes negres, des mosauées arabes, des palais ouentaux. Vous ver­ *** rez que le Préfet de police finira par se fâcher. ÇajlevienUndécent^t ^ Emile> qui fait annon­ Le cercle officiel des patrons parisiens mérite une mention spéciale. cer : « Mythologie »>. Qu’est-ce que ça peut bien ^•Tur°!S„Ta“ iensJ enanciers de maisons closes, Michel 1 Italien, T... et F... s’associèrent, il y £ V0^°P adraîet! répondit Maryland, qu’il déguise ses quelques années, pour monter un tripot. femmes en nymphes et en satyres. Mais, Pilote, doit rapporter autant que i’amour, dJh» rue de la Victoire, a trouvé mieux. Dans ses disait I Italien. salons, il donne une reconstitution des partouses Et puis, ajoutait F..., un club, c’es* chic, 162 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 163 c’est anglais. On va devenir des hommes du «ussi à un symbolique Robert Macaire qui faisait monde. rouler trois dés pipés sur un tambour. Ils trans­ ils trouvèrent un local superbe, au cœur de portèrent leurs tables de baccara dans un spa­ Paris, sur le boulevard. C’était une salle de spec­ cieux sous-sol, de l’autre côté du boulevard. Mais tacle qu’un célèbre illusionniste avait décorée de les joueurs, qui paraissaient ignorer l’enseigne fresques fantasmagoriques : astrologues à cha­ sportive de ce tripot, se donnaient toujours ren­ peaux pointus, invoquant le démon, mages, alchi­ dez-vous à « l’ancien 6 ». F..., féru de monda­ mistes faisant couler des philtres noirs dans des nités, rugissait : « Tonnerre! On sera donc toute crânes de morts. Le baccara, dans ce lieu diabo­ la vie dans les gros numéros! » lique devenait une divinité mystérieuse et redou­ L’Italien eut alors l’idée d’organiser des soirées table, les douze coups de minuit annonçaient le de gala. Ses rabatteurs, grassement appointés, lui sabbat de Waipurgis. amenèrent les plus gros joueurs de Paris. Le pi­ Dans un coin, un billard, sur lequel était posée teux brelan devint le second cercle de la capitale une planche creusée de cuvettes multicolores, at­ et aujourd’hui, autour de ses tables de jeux, on tirait les joueurs dégoûtés des cartes. Un crou­ peut voir, familièrement accoudés à des bookma­ pier glapissait : « A la baraque! A la baraque! la kers et des tenanciers de maisons de tolérance, partie commence. » Il poussait une bille, annon­ des personnages qui ont du pouvoir dans la Ré­ çait : « L’étoile rouge a gagné ! On paye cinq fois publique. ?a mise! A la baraque! Messieurs! A la bara­ que! » Juste au-dessus du billard, une sorcière à *«• cheval sur un balai, semblait présider une fête- foraine au sommet du Blocksberg. Ce soir-là, M. Paul, de la rue de l’Arcade, an­ Très homogène, la clientèle de ce brelan com- cien commis-voyageur en parapluies, ancien te­ menait des patrons de « tôles », des bookma­ nancier du grand 9, de la rue du Moulin, à Nancy, 1kers, des greluchons sans délicatesse et tous les salua dans le salon du cercle deux Excellences — ruffians échappés des ports méditerranéens. Par­ m ancien ministre de l’Agriculture et un ancien fois des rabatteurs poussaient, au milieu de cette ministre des Finances — serra chaleureusement cohue d’hommes rompus à tous les vices et prêts la main du chef de cabinet d’un sous-secrétaire à toutes les ruses, des provinciaux candides, no­ d’Etat et entra, escorté de trois collègues, dans la taires, bonnetiers ou bandagistes. En moins d’une salle de jeu. Un murmure flatteur l’accueillit. heure, ils étaient dévalisés, « ratissés », mais du Un modeste « chemin de fer » circulait lan­ moins ils avaient l’orgueil, revenus dans leurs guissamment autour de la table verte, émaillée petites villes, de raconter aux habitués du Café de jetons rouges et blancs, comme une prairie du Commerce qu’ils étaient membres du club le fleurie de marguerites et de coquelicots. Des pon­ plus fermé de Paris. tes sans audace ou décavés ravitaillaient maigre­ En 1924, l’Italien et ses deux acolytes — leur ment ce pauvre train de banlieue qui s’arrêtait immeuble étant exproprié — firent de mélanco­ essoufflé et repartait cahin-caha. Un vieux retire, liques adieux à leurs démons, à leurs sorciers et 16 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ. 165 moustaches hérissées et yeux flamboyants, le cou De son butin, il emplit une profonde corbeille serré dans une cravate de cheval, jetait en rugis­ et appelant Tonio le Corse : sant des jetons de cent sous sur le tapis, cepen­ — On est doré, ce soir, mon pote. Viens faire dant qu’un médecin marron, condamné pour le partage. trafic de cocaïne, un publiciste sans journal et un Et Tonio, pour mériter son second surnom de vieillard, dont la tète branlante s’ornait d’une Chin-Chin le Magnifique, distribuait aux « thu­ invraisemblable perruque rose, attendaient pru­ nards » des jetons de cinq cents francs. demment d’avoir « la main » pour miser. M. Paul — Tiens, va manger un petit morceau, toi... eut une moue de dédain. — Toi, c’est pour t’acheter un nouveau com­ — La partie n’est pas forte ce soir, dit-il à un plet... commissaire des jeux. Je préfère m ’en aller. — Toi, pour offrir une robe à ta petite... Mais le commissaire s’empressait : Mais M. Paul résistait aux sollicitations du — Avec vous, M. Paul, la partie va changer. Je vieux reître qui lui demandait mille francs, lui vais liquider tous les « thunards ». offrant en garantie un chronomètre rouillé. Un quart d’heure plus tard, le baccara faisait — Marquis, je vous ai déjà prêté la semaine rage. Les joueurs décavés avaient cédé leurs dernière. places à des personnages plus grandioses. Un Alors, le vieux reître exhala sa rancune : danseur montmartrois, svelte dans son habit noir — Il joue pour la maison, c’est de la frime! et qui mordillait une rose, et un nookmaker dont Get homme-là, c’est le m iroir aux alouettes! Il est le cou de taureau émergeait d’une chemise ré­ là pour attirer les joueurs. séda, sans faux-col, encadraient un jeune prince Un commissaire lui imposa silence et le chef roumain aux cheveux bleus et soyeux comme une de cabinet du sous-secrétaire d’Etat vint compli­ nuit d’été. M. Paul, qui s’était associé avec Chin- menter M. Paul avec une éloquence toute parle­ mentaire. Chin le Magnifique, taillait à banque ouverte et -— Vous avez remporté une belle victoire, grâce les « thunards » expulsés de la table sainte, de­ à l’habileté de votre tactique et à l’audace de bout derrière lui, saluaient chacune de ses vic­ votre offensive... « toires et de ses défaites par des bourdonnements — Venez boire le champagne à Montmartre! joyeux ou des plaintes, formant ainsi une sorte répondit M. Paul. d’orchestre dont le croupier, avec sa longue pa­ Et, à trois heures du matin, comme les quatre lette sans cesse agitée en l’air, semblait rythmer maîtres de maisons et le chef de cabinet du sous- les allégros et les lamentas. secrétaire d’Etat descendaient, place Pigalle, Bientôt la chance, comme une amoureuse, ne d’une luxueuse torpédo, l’ancien croque-mort, quitta plus M. Paul et les jetons, semblables à qui tient le Panier Fleuri à la Chapelle, les aper­ des corolles fauchées, s’entassaient devant lui. A çut, de la terrasse d’un petit bar. Il tendit ses deux heures du matin, il gagnait cent mille muscles et son courage, alla droit à eux. francs. — V’Ià le fossoyeur! ricana M. Paul. — Il y a une suite! annonça-t-il. L’ancien croquè-mort, affreusement humilié, 166 MAISONS DE SOCIÉTÉ fit volte-face, arrêta un taxi qui passait, jeta au chauffeur : « Au 8, boulevard de la Chapelle », senondra sur les coussins et, comme la voiture démarrait, se redressa pour lancer à ses collè­ gues oette injure, qui lui semblait énorme : — Tas d’hommes du monde!

X

LES HOMMES DU VOYAGE

Presque toutes les grandes maisons de Paris et de province appartiennent aux « hommes du voyage ». Leur jeunesse s’est écoulée dans de lointains pays. Précurseurs de l’urbanisme, dans les cités d^Amérique, d’Afrique et d’Asie où leurs étoiles les guidaient, ils se consacrèrent à l’em­ bellissement et au ravitaillement des quartiers réservés. Des fonctionnaires, racornis sur leurs ronds de cuir, n’approuvaient pas toujours leurs initiatives hardies. — A trente-cinq ans, je collectionne quinze décrets d’expulsion, me disait fièrement Maurice l’Algérien. Pas un homme de mon âge ne peut se vanter d’en avoir autant. De retour en France, ils ont ouvert « les écrins de leurs riches mémoires » et la tradition orale, s’emparant de leurs aventures, en transmet le \ récit dans les bars de Montmartre et du Fau­ bourg-Saint-Martin. Déjà la légende surcharge l’histoire de ses arabesques dorées. Les harpeurs des bals musette, les troubadours et les jongleurs de la Madelon, de la Croix de Malte et de Chez Nine feront bientôt, des héros dont ils célèbrent les exploits, d’héroïques martyrs ou des Arthurs 168 aywooNS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 1 6 9 et des Lancelots de la Table Ronde. Il est grand port. Marius le Noir, Marius la Voix d’Or et Jean temps de îlxer, aam une succincte et fidèle rela­ le Tatoué faisaient trembler la ville et tenaient le tion de leurs équipées, la véritable physionomie haut du pavé. Ces cambrioleurs et assassins à des hommes du voyage, personnages truculents, trois chevrons, ces hommes « cassés des durs » à la fois burlesques et tragiques. goûtaient, après les souffrances du bagne, les Gaëtan, qui se faisait appeler le vicomte de délices d’une molle oisiveté. Ils imposaient leurs Jolibois, arrivait en 1910 à Mexico. Brun et svelte, lois à tous les ruffians qui ne pou%'aient su tar­ beau parleur, il conduisait un bel équipage : sa guer d’avoir comparu devant les trois robes rou­ femme et ses deux filles d’amour. ges et les douze « potirons ». Sans contestation, Pour définir le rôle de la fille d’amour, je cède ils s’étaient adjugé les filles de luxe et de grand la parole à Maurice l’Algérien qui, dans ce do­ prix, celles qui le matin, dans de jolies voitures maine sentimental, jouit de l’autorité d’un subtil attelées de mutëts, remontaient la calle San Fran­ casulste. cisco, saluées par les riches commerçants, fai­ — La fille d’amour, m’explique-t-il, n’est pas saient deux ou trois fois le tour de la place Go- un doublard. Le doublard est ignoré de la femme. bierno, avant de s’enfoncer dans les allées om­ L’homme se cache pour aller voir son doublard. breuses du parc Chapultapec où s’érige la rési­ Au contraire, la femme connaît la fille d’amour dence d’été du Président de la République mexi­ et souvent vit avec elle. Elle l’accepte parce que caine. son homme lui a dit : « C’est pour ses sous que A leurs compagnons moins glorieux, ils aban­ je la prends; quand on lui aura fait rendre le donnaient les femmes de la calle du docteur maximum, on la laissera tomber. C’est avec toi, Ruiz et du quartier de la Poste, prostituées fran­ ma femme, que je resterai toujours; tu es ma çaises, italiennes ou allemandes, qui toutes, sur vraie de vraie, mà légitime ». Et la fille d’amour leurs portes vitrées, avaient fait peindre leurs se laisse empaumer par l’homme qui lui dit : drapeaux nationaux. « Attends... patiente un peu; plus tard, tu mon­ L’élite de la pègre, la fine fleur des péniten- teras en grade. C’efrt toi que j'aime; ma femme, tiers avait ses tables réservées au bar Salvin. l e je la balancerai un jour ou l’autre ». Vois-tu, vicomte fut admis dans ce club, bien que son mon pote, il faut être diplomate dans ce métier- casier judiciaire fut fâcheusement vierge. Seul, là. Naturellement, ces ménages à trois ou à Jean le Tatoué formula à son encontre quelques quatre sont parfois troublés. Il arrive qu’une fille réserves : « Il n’a pas fait ses preuves... il n’a d’amour se fait la paire. Ou bien, c’est la ren­ pas même été condamné comme nizet ». Mais les versée : la femme se tire et une fille d’am our la deux Marius, parrains du vicomte, firent valoir remplace. son j arrivée à grand tapage, l’élégante désinvol­ Le vicomte se lia d’amitié avec les évadés de la ture avec laauelle, à peine installé à Mexico, il Guyane qui formaient à Mexico une véritable co­ avait loué deiix cribb’s (cages à poules) pour ses lonie française. C’étaient pour la plupart des deux filles d'amour, et acheté une voiture et un Marseillais, d’anciens nervis qui ne regrettaient mulet pour sa femme. guère la rue Bouterie et les petits bars du vieux Chaque matin, quand le fringant vicomte en­ 170 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 171 trait au bar Salvin, il saluait avec honnêteté les — Moi, déclara l’Oreille coupée, les bulletins, anciens : je m’en moque. J’ai conduit à Barcelone deux — Salut, les hommes! Les gonzesses ont bien mouzingues de dix-sept piges. La première, je tapi né? lui ai fait passer la frontière, la nuit, par les sen­ Mais un jour, Marius la Voix d’Or, dépliant un tiers de montagne, au nez et à la barbe des doua­ journal, lui apprit que les représentants de tous niers. L’autre, je l’ai invitée à faire une prome­ les états d’Europe et d’Amérique, rassemblés à nade en barque. Nous sommes partis de Port­ Paris, avaient décidé de réprimer impitoyable­ er endres à cinq heures du matin et à midb la ment la traite des blanches. Dans ce but, ils môme était chez le Manchot où sa camarade l’at­ avaient rédigé une convention internationale, au tendait. Là, on leur a dit de turbiner... bas de laquelle Sa Majesté l’Empereur d’Allema­ — Pretio de la casa : una peseta, interrompit gne, roi de Prusse, et Sa Majesté l’Empereur de Marius le Noir. toutes les Russies avaient apposé leurs signa­ — Oui, la passe coûtait une peseta, mais elles tures. montaient vingt fois par jour. Les débuts ont été De sa belle voix sonore, Marius lisait les com­ durs, elles pleuraient, criaient. Un soir, elles se mentaires du journal : « les Etats, en décidant sont tirées en sautant du premier étage dans la de se communiquer réciproquement les bulletins ruelle. Elles voulaient aller au consulat français, de condamnation des marchands de chair hu­ mais comme elles ne connaissaient pas un mot maine, portent un coup fatal à leur trafic. Jus- d’espagnol, tous les gens à qui elles demandaient u’alors ils bénéficiaient d’une quasi-impunité; leur chemin passaient sans répondre. Enfin elles 3émasqués dans un pays, ils poursuivaient dans rencontrent un Français. Il écoute leur histoire un autre cette honteuse industrie... Désormais, la et leur dit : « Pauvres petites, suivez-moi, je vais traite des blanches est inscrite de plein droit au vous conduire... » Là-dessus, il les empoigne et nombre des délits donnant lieu à l’extradition. » me les ramène. C’était un ami à moi... De violents éclats de rire saluèrent cette lec­ — Tu les as bien corrigées? ture. — Oui, une bonne danse! Et huit jours après, — D’abord, disait l’Allumette, si on n’emmène départ pour Buenos-Ayres. Pour ne pas payer le à l’étranger que des femmes majeures et consen­ prix de la traversée, je me suis arrangé avec un tantes, il n’y a pas de délit... soutier. Elles ont voyagé à fond de cale. — Et puis, reprenait Jean le Tatoué, nos cor­ __ Tu les as toujours, ces deux mômes? respondants de France continueront à nous en­ __ Non, elles n’avaient pas de résistance, elles voyer des mineures, car elles sont d’un bon rap­ sont tombées malades... port. Les faux faffes sont faciles à fabriquer. Seul, le gros Raoul le Blond ne participait pas Marius le Noir racontait comment, à Marseille, à l’enthousiasme de ses camarades. Il affirmait on se procurait des bulletins d’état civil, en blanc, que « les hommes » auraient maintenant bien du timbrés du sceau de l’Hôtel de Ville et signés du mal à exercer paisiblement leur métier. maire. Un employé les vendait vingt francs pièce; — Tais-toi donc! lui répondait-on, les malins on n’avait plus qu’à les remplir. ne se laisseront jamais prendre. MAISONS DE SOCIÉTÉ 173 172 MAISONS DE SOCIÉTÉ Il secouait la tête, agité de sombres pressenti­ cendier les « tôles » du juif Mimoun et de César ments. Le soir, au bar Saivin, il annonça : l’Algérien. L’Assemblée professionnelle repoussa — Je me retire des affaires. Vous connaissez cette mesure révolutionnaire et décida d’adresser mes trois femmes? Eh bien, elles sont à vendre. un ultimatum aux tenanciers: s’ils refusaient de Jean le Tatoué s’institua commissaire-priseur : supprimer la taxe dite « des polochons », la grève — La Fernande, à vingt pesos... Trente! Qua­ serait déclarée; les femmes, dès le lendemain, rante! Soixante! Cent! Cent cinquante! Deux abandonneraient le travail. cents ! Personne ne dit plus rien. Deux cents pe­ Mimoun, César l’Algerien et leurs collègues ju­ sos, la Fernande! Adjugée à Marius la Voix d’Or. gèrent ces menaces puériles. Ils levèrent l’impôt Les deux autres femmes, l’une après l’autre, d’iniquité, mais les filles, obéissant au mot d’or­ furent mises à l’encan. Le total des enchères at­ dre de leurs maîtres, revêtirent leurs costumes teignit deux mille piastres et le gros Raoul le de ville et se firent ouvrir les portes. Afin de don­ Blond, qui avait déjà de fortes économies, acheta ner à cette démonstration un caractère nettement une boucherie bien achalandée de Mexico. corporatif, elles emportaient sous leurs bras les Quelques jours plus tard, le vicomte, escorté « polochons » taxés. de sa femme et de ses deux filles d’amour, partait Bientôt, comme dans toutes les grèves, le con­ pour Buenos-Ayres. Dans la capitale de l’Argen­ flit s’envenima, des esprits exaltés fomentèrent tine, il retrouva des amis français, Tonio le Corse, des troubles. En cortège, les souteneurs défilaient Henri les Yeux Bleus, Edouard la Carpe, Bibi la devant les maisons désertes, huant, sifflant les Loire. Pendant plus d’un an, il vécut en gentil­ patrons, brisant à coups de pierre les carreaux. homme des rentes que lui allouaient ses trois ser­ Un soir, Mimoun et César l’Algérien voulurent vantes aux grands cœurs. Mais un déplorable in­ balayer, la trique à la main, cette horde criarde. cident vint compromettre sa carrière qui s’an­ Mal leur en prit; désarmés, houspillés, ils durent noncait brillante. prendre la fuite, talonnés par la meute. Ils se A cette époque, Buenos-Ayres était abondam­ voyaient déjà perdus quand la police, arrivant ment pourvue de maisons closes dans lesquelles enfin, chargea les manifestants. La plupart fu­ « travaillaient » les femmes des ruffians belges, rent arrêtés et enfermés dans le présidio. Le vi­ allemands, italiens et français. Elles y faisaient comte était du nombre. Quelques jours plus tard, de belles recettes, mais leurs patrons, trop avi­ on le relâchait, en le priant toutefois de quitter des, les frappaient de taxes et de redevances de au plus vite le territoire de la République Ar­ jour en jour plus lourdes. Au mois de mai 1911, gentine. ils émirent la prétention de leur faire payer une Cette désastreuse équipée se soldait par d’in­ nouvelle dîme pour « frais de literie » : un peso nombrables ruines : les maisons closes étaient supprimées, tous les souteneurs expulsés. Le vi­ chaque jour. Lésé dans ses intérêts immédiats, le syndicat comte connut alors l’instabilité des fortunes ba­ international des souteneurs organisa un meeting sées sur la fidélité féminine. Pendant qu’il était en plein air. Des discours furent tenus en plu­ prisonnier, sa femme et sa première fille d’amour sieurs langues; un nervi marseillais Droposa d’in­ l’avaient lâchement abandonné; toutes deux 1 7 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 175. — Chérie, les gonzesses ont bien tapiné, cette étaient parties pour San-Francisco. Seule, la se­ nuit? conde fille d’amour, la plus humble, l’attendait. — Maintenant, lui dit-il, tu deviens ma femme. Tu seras récompensée. 11 disait vrai. Après une longue randonnée, ils De temps à autre, le vicomte, dans un grand revinrent tous deux en France. Le vicomte avait café des boulevards, rencontre ses amis de Bue- de hautes relations à Paris; il put faire nommer nos-Ayres et de Mexico qui ont réussi et possè­ sa femme gérante d’une grande maison de ren­ dent, comme lui, des maisons de société. On évo­ dez-vous. A la fin de la guerre, il s’établit à son que les temps héroïques, la grève des « polo­ compte dans le neuvième arrondissement. Le chons », les luttes soutenues contre les polices du. jour où tous les papiers furent signés et enregis­ vieux et du nouveau monde. trés, il embrassa tendrement son épouse. On célèbre aussi les disparus, Coco le Riche — Es-tu bien récompensée? Te voilà patronne! qui fuyait les bars, les tripots, vivait comme un Le vicomte, vous pouvez le rencontrer dans les avare, entassant les piastres et les pesos dans un dancings à la mode et les grands restaurants. bas de laine. Il revint à Paris, après avoir vendu Toujours élégant et svelte, il s’amuse avec hon­ ses filles d’amour, acheta deux « tôles » et mou­ nêteté. Les aventures ne le tentent plus; comme rut en pleine gloire, dans la fleur même de sa Ulysse, après son beau voyage, il veut, « plein jeunesse. Sa veuve courut aux Pompes Funèbres- d’usage et raison », vivre des revenus de son commander un enterrement de cinquième classe. petit royaume. « C est pour lui, disait-elle, que je fais cela! Si je — Une bonne clientèle française et bourgeoise, dépensais trop, il sortirait de son cercueil pour dit-il. Des négociants, des parlementaires... m’injurier! » Mais un tabellion la lit appeler. Chaque soir, il rentre avant minuit. Au rez-de- Coco le Riche, dans un testament notarié, s’était chaussée de son opulente demeure, une déesse de décrété des funérailles somptueuses. Il avait ré­ bronze brandit un lampadaire pour guider les- glé les moindres détails de cette cérémonie qui visiteurs. Sur le palier du premier étage, le vi­ devait, par son faste, éblouir le peuple parisien. comte s’arrête un instant. Quand tout est silen­ Cet avare était prodigue dans la mort. cieux, son visage se rembrunit; mais presque tou­ Ses dernières volontés furent exaucées. Il eut jours il entend des rires, des chansons et le son catafalque, des torrents de musique sacrée, joyeux tintement des coupes. Il sourit, murmure: des chevaux noirs comme l’Erèbe et des plumets « 'Les salons, ce soir, sont animés... » et tout géants à son corbillard. Tous les maîtres de mai­ joyeux poursuit son ascension jusqu’au qua­ sons, solennels dans leurs habits de deuil, l’ac­ trième étage où il a luxueusement aménagé ses compagnaient à sa dernière demeure. Mais ces appartements domestiques. Il se couche et quand personnages importants précédaient une cohue sa femme, à l’aube, ses comptes arrêtés, se glisse d’hommes aux chandails de laine et aux panta­ à côté de lui dans le lit conjugal, il bâille, et en­ lons de velours, accourus de la porte d’Italie, de core assoupi, murmure poliment, comme à BelleviJle, de Charonne, car Coco le Riche, par la Mexico : i simplicité de sa vie, était resté populaire dans 12 176 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 177 les faubourgs. Les derniers apaches de barrières, souvenir de famille qui lui rappelait la chau­ traînant leurs espadrilles, coiffés d’antiques cas­ mière natale. Il fut beau joueur. quettes à trois ponts, semblables aux figurants — C’est un Corsico qui les emmène et c’est moi d’une pièce réaliste, avaient eux-mêmes tenu à qui paie le voyage. Mais on se retrouvera... rendre un solennel hommage à l’ami qui ne les Une petite boniche, échappée de sa mansarde, avait jamais reniés. Et le peuple de Paris, voyant tomba une nuit entre ses bras. Elle consentit à passer ce convoi hétéroclite, se demandait . partir pour Mexico. Au terme du voyage, Bibi la « Quel est donc le grand homme que l’on enterre Loire avait en poche, pour toute fortune, deux aujourd’hui? Est-ce un puissant usinier? un phi­ sous français. Il courut chez l’Allumette, conces­ lanthrope? un député socialiste? » sionnaire de tous les cribb’s, qui s’empressa de Les hommes du voyage accordent aussi un loger la bonicûe Calle Estrella; Bibi la Loire pei­ souvenir ému aux victimes, aux compagnons que gnit lui-même sur la porte à claire-voie le dra­ la malchance poursuivit et le nom de Bibi la peau français. Six mois plus tard, il pouvait Loire revient alors souvent sur leurs lèvres. écrire à Coco l’Algérien, le plus grand marchand Ce rustaud qui, dans les prés qu’arrose la de femmes de Marseille, de lui envoyer deux co­ Loire, avait gardé les moutons jusqu’à vingt ans, lis. Coco fit diligence et bientôt deux filles d’Ar­ ne manquait pas d’audace. Pendant qu’il accom­ les, à peine nubiles, paraient les salons de la Ma- plissait son service militaire, des filles de brasse­ nolita. rie lui révélèrent sa véritable vocation. A Lon­ Au cours d’une excursion à TIam-Tlam, joli dres, il loua un flatt — appartement meublé, — village des environs de Mexico, Bibi la Loire, ren­ orna sa porte d’une plaque de cuivre : « Henri versé par son mulet gris sur un tas de cailloux, se Passe, marchand de champagne » et confia le cassa la jambe si malheureusement qu’on dut soin de recevoir les clients à deux jeunes femmes l’amputer. Quand il sortit oc l’hôpital, la jambe accortes. Il revint seul à Paris. droite de son beau pantalon gris clair flottait si­ — Je suis démonté, disait-il. Mais quand j au­ nistrement autour d’un pilon de bois. Clopin clo­ rai chargé, parole de Bibi la Louèrel je partirai uant, il gagna la Calle Estrella, poussa la porte à pour les Amériques. cl'aire voie. Un mestizo surgit dans l’ombre, un Dans sa bouche les r roulaient comme les qua­ poignard à la main et l’infidèle boniche criait : tre roues d’un carrosses sur des pavés de silex. — Va-t’en, pésan bête, sale infirme! Il « chargea » deux jeunes Marseillaises, les li fit demi-tour, se rendit chez la Manolita qui babilla de pied en cap, retint trois places sur un lui apprit sans ménagement que les deux filles paquebot, fit ses adieux à tous les amis. Mais un d’Arles étaient parties pour Buenos-Ayres avec matin, dans le petit bar de Montmartre où se réu­ un souteneur allemand. nissaient les hommes du voyage, on le vit arriver — J’ai compris, lui dit Bibi la Loire. Je vais seul, morne et défait. Les Marseillaises lavaient relayer. entôlé comme un vulgaire « client », le dépouil­ Il acheta une échoppe, s’établit cordonnier. Au­ lant de son portefeuille, de ses trois billets de jourd’hui encore il rapetasse des vieux souliers. messageries et même d’un gros oignon' d’argent, ÏI vit solitaire, fuyant les femmes, n’ayant pour C

178 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 179 compagnon qu’un petit oiseau des îles, chantante casier judiciaire, lui permit en 1919 d’obtenir of­ escarhoucle. ficiellement l’autorisation de relever de ses ruines îa maison de tolérance d’une petite ville des ré­ gions dévastées. Une autre victime : Georges, qu’on appelait Ee gros Arthur D..., surnommé l’Edredon, ra­ l’incendié, peut-être parce que sa ligure bestiale vitaillait une maison close de Johannesburg, fief était surmontée d’une tignasse rouge, peut-être d’une Française, la dame Boisgontier. Astucieux, aussi parce qu’il vivait dans une perpétuelle fu­ il éditait à Prétoria une petite feuille religieuse, reur. Les fillettes, qu’il destinait aux bouges de farcie de cantiques dont l’austérité plaisait aux l’Amérique du Sud, il les recrutait à la manière rudes cultivateurs protestants. Pendant la guerre anglo-boër, Arthur réussit des affaires dans les de ces racoleurs du xvm” siècle qui, dans cette deux camps; il vendit des fusils et des munitions ancienne Vallée de la Misère, devenue le quai de au président Kruger, espionna pour le compte du la Ferraille, racontaient aux jeunes gens éblouis général Kitchener. Des talents si variés et si sou­ que les soldats de Sa Majesté foulaient, aux In­ ples ne devaient pas l’empêcher d’être arrêté en des, des chemins pavés d’or, de perles et de dia­ France, au Havre, alors qu’il embarquait sur un m ants. Dans une auberge de campagne, isolée de toute paquebot deux jeunes filles mineures. Sorti de habitation, Georges amena un jour trois fillettes rison, il « travailla » pour San-Francisco, mais Eientôt une seconde condamnation le frappait qui consentaient à le suivre au pays d’Eldorado. lourdement. Il les enferma dans une chambre du premier Il paya sa dette, puis dégoûté des périlleux étage et se hâta de leur faire confectionner des voyages, s’installa dans une petite ville du Centre, costumes décents et de faux bulletins d’état civil. assoupie au bord d’un grand fleuve. Au Café du Mais elles se disputèrent et se battirent pour des motifs futiles, firent tant de bruit que le garde Commerce, il se donna le titre « d’importateur champêtre, intrigué, entra dans le bouchon. Les de produits exotiques » et, comme les joueurs réponses embarrassées de l’aubergiste lui sem­ de manille appartenaient tous au clan radical, devint rouge à tous crins. Il eut bientôt l’hon­ blèrent suspectes; il prévint la maréchaussée et, neur de serrer la main du député, vice-président le lendemain, les gendarmes se saisirent de l’in­ de la Chambre et gloire du parti radical. cendié et de son complice, le patron d’une maison Arthur, revêtu d’un costume de général boër, close de Santa-Fé, alors qu’ils déballaient, devant dressait une estrade d’andrinople.rouge dans les les fillettes ravies et enfin réconciliées, une malle marchés des villages voisins. Son’ commis tapsf* bondée de trousseaux de soie et de dentelles. éperdument sur une grosse Gaisse, les paysans Georges, pour sa part, récolta deux ans de pri­ s’attroupaient. Et le ^ros général, après avoir dé­ son et cinq ans d’interdictiou de séjour. Après bité un boniment plein de verve, leur vendait de avoir purgé sa peine, il travailla comme garçon petits paquets de foin haché menu, ornés de joues de salle dans une « tôle » du Nord. Une bien­ vignettes : « Thé du Transvaal, dépuratif, laxa­ faisante amnistie, lavant de toutes souilliire son tif, souverain contre la congestion, la goutte, les 180 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 181 varices et les rhumatismes. » Cette panacée lui Grâce à votre appui, je puis facilement obtenir rapportait de jolis bénéfices. cette faveur. Pendant ses loisirs, Arthur rimait des chanson­ — Et si je refuse? nettes contre les « réactionnaires » de la ville. — Le casier judiciaire de votre agent électoral Le député en lut quelques-unes et le supplia de sera, une nuit, affiché à votre porte. Mon déshon­ faire campagne pour lui lors des élections légis­ neur vous éclaboussera. latives. Le député contemplait le gros Arthur qui par­ Le gros homme accepta. Il fut sublime. Il tra­ lait doucement, d’une voix papelarde, mais dont qua dans toutes les réunions publiques le candi­ ms petits yeux, à demi submergés dans une dat libéral. Dès que ce malheureux voulait pren­ graisse rose de porcelet, avaient la lueur glacée dre la parole, Arthur entonnait la Marseillaise d’un couperet de guillotine. anticléricale : — Tu seras réhabilité, dit-il. Trois mois plus tard, l’Edredon recouvrai! Tremblez, coquins, cachez-vous traîtres' l’usage de ses droits civiques. Il eut l’honneur de Disparaissez devant nos yeux! présider un jury d’assises et d’être admis à la Le peuple ne veut plus de prêtres, Loge Ecossaise. Peut-être serait-il devenu un des Patrie et loi, voilà ses dieux. Assez de vos pratiques niaisesl personnages les plus éminents de la cité, si de Les vices sont vos qualités. louches trafics de marchandises, à la fin de la Vous réclamez des libertés? guerre, ne l’avaient conduit une fois de plus sur Il n’en est pas pour les punaises. les bancs de la correctionnelle. Il sollicita en vain l’appui du député. Le refrain, chanté en chœur, faisait trembler — Je ne veux pas me compromettre, répondait les m urs : ce prudent politicien. — Je ne ferai plus campagne pour vous! Aux urnes, citoyens! — Tu m’as rendu des services, je le sais. Mais Contre les cléricaux! avec le scrutin de liste, tes chansons n’auraient Votons, votons! pas grand poids dans la balance électorale. Et que noe voix dispersent les corbeaux! Arthur ne fut condamné qu’a une amende, mais, ulcéré, plein de ressentiment, il quitta la- Le député fut réélu à une énorme majorité. Il ville pour acheter une maison close dans un dé­ offrit les palmes à Arthur, qui, noblement, les partement libéré. .refusa. Son^ ancien patron, devenu sénateur, est un •— Faites-moi réhabiliter, dit-il. peu gêné quand on prononce devant lui le nom — Tu as des condamnations? d’Arthur. — Oui, deux, pour traite des blanches. — Je ne le connais plus, dit-il. Il est passé à L’homme politique sursauta. Mais Arthur, très la réaction. calme : — Voilà quatre ans que je me conduis bien. MAISONS DE SOCIÉTÉ 183 1 8 2 ' MAISONS DE SOCIÉTÉ long jeûne, se ruaient vers cette maison de dé­ *«* lices et offraient à Eugène, assis sur un trépied, derrière une caisse de théâtre forain, des pépites qu’il pesait dans une balance. Quand elles étaient Nez-Pointu, au museau de brochet, Georges le assez lourdes, il soulevait une loque rouge et Cuirassier, superbe gaillard haut de cinq pieds disait: « Passez! » Ce dur travail lui valut le -six pouces, ravitaillèrent aussi Johannesburg, surnom d’Eugène le Forçat. .ainsi que les ports de la mer du Japon. Naviga­ Revenu en France avec une belle fortune, il teur et roulier, leur commis, le vieux Nénesse le trouva la mort dans un accident de chemin de Riche, escortait, la trique à la main, leurs « con­ fer, après avoir acheté une superbe maison de vois de viande ». Les deux associés achetèrent à rendez-vous à Paris. Sa veuve la dirige toujours; Reims et à Lyon des maisons closes; à Paris, ils elle distribue à des gigolos les pépites d’or d’Eu­ •eurent et leur illustre exemple invi­ gène le Forçat. tait aux longues randonnées les hommes du Edouard la Carpe, ancien camelot des grands voyage. boulevards, marchand de boussoles à dix sous la Des ravitailleurs du Transvaal encore, Paul pièce, fit fortune à Rio-de-Janeiro et à Los An- Pompier, Télé, Jean là Tête d’Argent et Cham­ gelès. Il a « tenu » à Grenoble et à Calais. Il pos­ pagne qui, toujours vêtu d’une longue lévite sède aujourd’hui la plus grande maison close de noire et coiffé d’un chapeau Cronstadt, aurait pu Paris. Il a sa loge à l’Opéra; il entretient une se faire passer pour un respectable clergyman, chanteuse. s’il n’avait eu rorgueil de porter en breloques Jean, à vingt ans, poussait une charrette à •une énorme pièce de 100 dollars entourée de bril­ bras, remplie de sacs de sable qu’il vendait dans lants et un petit coq artistement découpé dans les cafés de Paris. « Beau sable de rivière! » un morceau d’ambre hyacinthe. Jean la Tête criait-il. Mais ce travail lui semblait monotone; d’Argent acheta une maison de société à Nîmes, il aimait les expéditions aventureuses. Aussi le Champagne devint patron à Luxembourg, mais vit-on au Transvall, à Port-Arthur, dans les Bal­ Paul Pompier mourut misérablement, après avoir kans, en Turquie. Il se vante d’avoir « fait » perdu sa fortune dans les tripots, et le vieux toutes les guerres. Trois femmes l’escortaient, Télé, le nez rongé par une affreuse maladie, est qu’il livrait, le soir des batailles, aux soldats aujourd’hui marchand de billets sur le boulevard victorieux. Il est patron d’une belle maison close de Clichy. du deuxième arrondissement. Il méprise Edouard la Carpe : « Ce crâneur qui s’habille comme un Le Klondyke fut la terre d’élection d’Eugène. larbin pour aller au théâtre. » Le marchand de C’est dans ce désert glacé que cet alchimiste mo­ sable, homme modeste, va boire son apéritif derne résolut le problème de la pierre philoso­ dans un « tabac » du boulevard Sébastopol, et, phale. Dans les placers, il abattait des arbres, les tapant sur son veston que gonfle un gros porte­ coupait en rondins, dressait une cahute au fond de laquelle il enfermait sa femme et ses-tilles feuille : d’amour. Les chercheurs d’or, affamés par un — J’ai vendu des sacs de sable, je ne m’en 1 8 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 18& cache pas. Mais aujourd’hui, ils sont là, les ser... Et ne planque pas une piastre. On a notre sacs ! honneur, nous! » * Quand «s sont partis, les jeunes avec dédain ** murmurent ; Nantis de grasses prébendes, les hommes du — Qu’est-ee qu’ils se croient, tous ces gros- voyage sont aujourd’hui de paisibles citoyens, sieums ! Bande de crâneurs ! mais il leur arrive encore de rendre visite à « la Mais la Mère des Bandits : Mère des bandits ». C’est dans son petit café — Je vous souhaite de réussir comme eux,, montmartrois qu’ils se réunissaient jadis, entre mes enfants. Tenez, les trois qui viennent de deux expéditions. Elle était discrète et sûre et se sortir, c’est Chocolat qui tient la plus belle mai­ serait laissé couper le poing plutôt que de livrer son de Toulouse, Coco Lacet, dont la femme a un homme. Elle n’a pas quitté son comptoir; elle vendu des lacets sous un grand parapluie rouge, prépare toujours de succulentes bouillabaises à à la sortie des hippodromes, et il a maintenant ses clients d’aujourd’hui qui ressemblent à ceux une écurie de courses et deux tôles. Et le troi­ d’autrefois. sième, c’est M. Zozo, un homme de Londres, qui De luxueuses limousines, la nuit, s’arrêtent a tenu le Hanovre... devant sa porte. Des hommes en tenue de soirée, des diamants aux doigts, entrent chez la « Mère * des Bandits ». — D’où venez-vous, les enfants? Mais de Buenos-Ayres, de Rio-de*daneiro, des — On a été boire le champe au Moulin; main­ placers de l’Alaska, des ports de la mer du Japon, tenant on descend rue Pigalle. quel butin ont-elles rapporté les belles tilles em Ils restent là une heure, deux heures. Ils se bauchées par les hommes du voyage? retrempent dans le passé et toute leur jeunesse Les diamants bleus du Brésil, ceux du Cap, ressuscite sous leurs yeux. Ces pâles aventuriers grains de soléil, les perles de l’Orient, grains de qui, dans le fond de la salle, discutent à mi-voix lune, toutes les pierres précieuses — chantantes, d’embarquements clandestins, ce sont eux à vingt féeries des pays lointains — parent-elles aujour­ ans. d’hui leurs mains, leurs oreilles, leurs corsages? Leur orgueil s’exalte. Les vieux de la vieille, Les saines monnaies, pesos, dollars, livres ster­ les hommes « arrivés » parlent fort pour être ling, gonflent-elles le portefeuille en peau de bien entendus de ces novices qui n’ont pas encore crocodile dont un marin leur fit présent à Val- gagné leurs premiers chevrons. paraiso ou à Cuba? — Eh, Tonio? Tu te rappelles à Mexico, quand Tout leur butin fut raflé par les hommes du on jouait les recettes de nos filles d’amour à la voyage. Beaucoup sont mortes à Ta tâche. Les passe anglaise? Sur un coup de dés, la paye de mauvaises fièvres les ont consumées, ou bien huit jours ou de quinze jours! Deux! Baraque! c’est le poignard d’un matelot en bordée qui les On avait perdu... Alors oii allait chez les mômes : a clouées, une nuit d’orage, sur leur couche ba­ * C’est Marius la Voix d’Or qui viendra encais­ nale, les bras en croix, comme un grand papillon Ï86 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 187 Jr Ce,s Pays> que leurs amants leur Moulin-Rouge avant de « faire les Amériques ». ■avaient dépeints comme des terres promises ces Devant les serruriers, les mécaniciens et les for- Edens et-ces Eldorados ne furent pour elles oue gérons, parfois elle danse. Sa jupe tourbillonne, de durs calvaires avec l'hôpital'et la prison se gonfle en cloche et soudain, après avoir bondi, comme relais. r piiMin Nana, les deux jambes écartées retombe sur le . ^ ais> comme il faut bien des excentions aux plancher. Alors elle fait la quête et dans une tirelire jaune et rouge glisse les pièces de mon­ refour en PpUS imPitoyables> quelques-unes, de retour en P rance, sont devenues d’heureuses naie. maîtresses de maisons. J’ai déjà cité l» Puis elle raconte aux ouvriers ses aventures de Gaétan le Vicomte; j’en coniatl d W r £ de San-Francisco, de La Havane et de Mexico. Le perroquet, juché sur la plus haute planche du io^i-AuteUl1’ da“ s une rue silencieuse, bordée de comptoir, comme sur la vergue d’un voilier, hé­ i dla StePrr?vinciaux’ Nana de Frisco tient le grand 16. Un petit bar, dont la devanture, autre­ risse ses plumes, et entrecoupe chaque anecdote fois sang de bœuf, est aujourd’hui, par là grâce d’un sacrament ou d’un by yod. Et les hommes des pluies, d’un rose attendrissant, P ne maison écoutent, silencieux et rêveurs, ces belles his­ toires, attentifs comme des écoliers à qui un capi­ “ secoUn b0SqUet " C’est ,e domaine d^N aSa taine de navire narre ses voyages au long cours. Nana connaît son bonheur. La nuit, quand deFpav^exSiunP, E,e rr° 2?el P âlotte, ramené elle a mis les barres de fer à sa porte et que ses aes pays exotiques, blasphémé en quatre langues femmes sont couchées, elle suppute le prix de Cinq ou six femmes, aux heures calmes de son petit bar rose et de sa maison blanche, elle après-midi tricotent et brodent, étendues sur tire d’un coffre-fort des liasses de valeurs et, se les canapés d un petit salon Louis-Philippe atte mirant dans une glace, constatant avec joie “an-à l’établissement, et Nana de Fris?? dame' qu’elle a encore, à cinquante ans, la gorge dure d? ’ aS1ule Une glgUe américaine. Une pièce et les yeux vifs, elle songe, désireuse d’avoir une de vingt dollars, montée en broche, flambeP sur vieillesse cajolée, à s’unir en légitime mariage poSs?nTlaenoertS° d COrS^ e-KQuand des hommes avec le jeune homme pauvre qui, chaque jour, poussent la porte du petit bar, les femmes ni vient boire un bock dans son bar sans jamais quent dans de grosses pelotes leurs aiguilles ?t choisir une femme. traînant leurs savates, tiennent boire lu comp- Plus riche que Nana de Frisco, Mme B..., qui trône dans une des plus célèbres maisons closes Un couloir fait communiquer le bar avec la je Paris, pleurait, le jour anniversaire de ses maison blanche ou sont les chambres d’amour dix-sept ans, dans la cale d’un voilier cinglant Les prix sont modestes, car dans cette ru^ si vers La Havane. Sur le pont, le ruffian, son ™aiS Proche du viaduc d’Auteuil maître, fumait de gros cigares et se donnait au­ Nana de Frisco recrute sa clientèle parmi lès près des passagers de première classe pour un ouvriers des usines suburbaines. 1 riche exportateur de rhum et de café. Une autre Elle est populaire. On sait qu’elle a figuré au femme, majeure celle-là, se promenait à côté de 188 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 189 lui. Elle ricanait en songeant à la gamme qui se tonnelle, près des saules de Babylone qui laissent morfondait dans le noir entrepont. pendre dans la Marne, comme une blonde cheve­ Mais, à La Havane, l’homme répudia sa femme lure, leurs feuillages pâlis. et, conquis par les charmes grêles de la fille — Quel calme! dit-elle. Je voudrais rester ici d amour, partit avec celle-ci pour le Klondvke. éternellement... Ils voyagèrent longtemps. Quand ils revinrent Mais son mari bâille. en h rance, en 191(j, la fillette était devenue une — Moi, je vais faire une belotte avec les co- matrone aux chairs épanouies. Ils se marièrent pains. devant le maire et le curé, achetèrent une « mai­ — Va, mon ami, et n’oublie pas de téléphoner son » en province, quintuplèrent leur fortune à la sous-maîtresse. Si elle a besoin de moi. je en trois ans et vinrent à Paris, l’armistice signé. rentre aussitôt... Ils acquirent alors le grand 7, une des plus belles affaires de la capitale. Madame a oublié sa triste adolescence. Sa di­ gnité bourgeoise lui interdit de se souvenir qu elle sanglota dans la cale de la Belle-Florine oü les rats mordillaient le châle dont elle enve­ loppait ses épaules souffreteuses. Aujourd’hui, elle méprise et soupçonne les filles qu’elle exploite. Elle va coller son oreille aux portes des chambres et quand Muguette ou Car­ men redescend au salon : — Combien t’a-t-il donné? t Car la femme doit partager avec la patronne te pourboire du client. — Vingt francs, madame. — Tu mens! Et, d’un geste preste elle fait sauter les petites mules bleues à hauts talons rouges dont la femme est chaussée. Un billet de cinquante francs s’en­ vole. — Garce, tu partiras demain, je n’aime pas les voleuses... A La Vnrenne-Saint-Hilaire, où vingt « tô- liers » de Paris possèdent de luxueuses maisons de campagne, Mme B... se repose, le dimanche, dans une villa enguirlandée de chèvrefeuille et Je vigne vierge. Elle hume son café sous une XI

LE VÉNÉRABLE

Les maîtres de maisons affirment volontiers que la solidarité est la grande vertu de leur caste. A les entendre, on les prendrait pour les derniers disciples de M. Léon Bourgeois. « On est des frangins... Le malheur de l’un retombe sur tous... Soyons unis... Petits et grands, nos intérêts sont les mêmes ». Ces belles formules d’entr’aide sociale farcissent leurs discours. Mais tous leurs actes les démentent. Dans les villes de province une âpre concur­ rence de boutiquiers divise les maîtres de mai­ sons. A Paris, les plus puissants forment une sorte d’aristocratie que jalousent les humbles « tôliers ». Au sein de cette aristocratie elle- même, des conflits surgissent sans cesse, mettant aux prises les deux « Châteaux-d’Eau », les deux « Hanovres », le Chabanais et la rue de l’Arcade. Les affaires sont les affaires. Aussi le malheur de l’un est exploité par tous les autres. Toutefois quand les grands principes sont en jeu, quand « la maison close » est attaquée, on assiste à un regroupement des forces éparses. Et alors tous, sans distinction de fortune, se tour­ nent vers celui qu’ils considèrent comme leur chef, comme le Vénérable de la corporation, ver# 13 192 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ J9& celui dont les hommes du voyage les plus auda­ — C’est la fortune! répondit Auguste. Nous cieux reconnaissent la compétence et l’autorité, allons mettre la Sous-Préfecture en gérance et vers Monsieur Auguste. prendre une grande tôle dans un port. Il s’appelle Auguste M... et on l’a surnommé Au Havre, dans la rue des Galions, il devint « le Rabouin », c’est-à-dire le Romanichel, parce le patron de La Lune, la meilleure affaire de la qu’il naquit dans une roulotte. Enfant de la route, ville. Pendant quatre années, la guerre fut pour il apprit à tresser des paniers d’osier et à pêcher lui une corne d’abondance. Il s’intitulait four­ les poules dans les basses-cours à l’aide d’un nisseur des armées, entassait chaque soir dans hameçon caché dans une croûte de pain. Quand un coffre-fort tous les billets et toutes les pièces un maire ou un brigadier de gendarmerie ordon­ que les matelots et les soldats, en de longues nait à ses parents de quitter le territoire d’une processions, avaient jetés sur son comptoir, pen­ commune, il faisait un pied de nez à ces tyrans dant qu’un phonographe nasillait, l’un après et les appelait « cadjos ». Pour lui, tous ceux l’autre, les hymnes nationaux des armées alliées. qui n’appartenaient pas à sa race étaient de Deux ou trois fois par an, il allait à Paris con­ vulgaires « nonzedugos », mais, humilié de se sulter un marchand de fonds, spécialisé dans la voir chassé de village en village, il jura de deve­ vente des maisons de bon accueil, nir riche et puissant. — Tu as une cabane pour moi? Je suis pre­ A vingt ans il se maria et voyagea enfin dans neur. une roulotte dont il était le seul propriétaire. Il Ainsi lui furent adjugées, à un prix raison­ vendait, dans les foires et les marchés des cam­ nable, pendant que la guerre faisait rage, des, pagnes, des boutons de manchettes en simili-or, maisons à Beauvais, Angers, Rouen et Abbeville. a vingt sous la paire. Sa femme, un fichu d’in­ Après l’armistice, il avait en rabiot deux gentils, dienne sur les épaulés, de grands anneaux de millions qui lui permirent d’acheter, au centre cuivre aux oreilles, battait les tarots sur une de Paris, un établissement quasi-officiel et de petite table .et prédisait l’avenir aux paysans.. faire flotter le drapeau de sa firme dans la capi­ Auguste, en trois années économisa vingt- tale de l’Alsace reconquise, au faite de la plus cinq mille francs. Avec ce modeste capital, il se opulente maison de la ruelle des Bœufs. rendit acquéreur d’une maison close d’Angou- Il songea alors à se reposer. Il avait bien à lui lême, à, l’enseigne de La Sous-Préfecture. Dans quinze « tôles » en plein rapport, placées sous cette bonne ville de garnison, son activité fut la sauvegarde d’honnêtes gérants, et des parts telle qu’il put bientôt acheter à Ruffec et à Bar- d’associé dans quatre ou cinq autres « caba­ bezieux, deux autres maisons qu’il confia, en nes » qu’il contrôlait. Il loua, place de la Répu­ parent dévoué, à ses deux frères. blique, un vaste appartement où il résolut de< La guerre survint, Mme Auguste, qui avait mener une existence bourgeoise et quiète. Dans troqué son fichu d’indienne pour une mantille son salon Loujs-Phiîippe, il exposa sur une pe­ de soie et ses anneaux de cuivre pour des bou­ tite étagère, les tarots de sa femme et trois paires cles d’or enrichies de diamants, gémit : de boutons de manchettes en simili-or, car il ne — C’est notre ruipe! rougissait pas de ses humbles débuts et, s’enor- MAISONS DE SOCIÉTÉ 195 194 MAISONS DE SOCIÉTÉ nistration des Contributions indirectes n’avait gueillissant de son surnom, avait décrété que commis aucun excès de pouvoir ni violé la loi en évaluant les recettes des maisons closes. Le l’argot des rabouins serait, à la table de fa­ Rabouin perdit son procès, mais se couvrit de mille, lâ seule langue autorisée. gloire. Pendant quelques mois, il joua au billard, dans — Vous savez, disait-on entre collègues, notre un petit café, se promena dans Paris, mais bien­ Rabouin a été devant le Conseil d’Etat! Il défend tôt le désir de brasser de nouvelles affaires s’em­ nos intérêts! Il a le bras long! para de lui. Il acheta une maison de rendez-vous Pierre A..., dont la maison, au numéro 32 de rue des Mathurins, et la confia à la femme de la rue Blondel, florissait à l’enseigne des Belles Coco-le-Balafré. Puis, on le vit chaque jour à Poules, était un de ses thuriféraires les plus exal­ la Porte Saint-Martin, dans les bars que fré­ tés. Chaque jour, à la Porte Saint-Martin, il pro­ quentent les patrons « en remonte », et faubourg clamait la souveraineté d’Auguste. Mais son en­ Montmartre, dans l’officine de Mme R..., où il thousiasme s’éteignit soudain, quand il apprit était toujours sûr de rencontrer des collègues de province. que le Rabouin venait d’acheter l’hôtel voisin des Belles Poules et se faisait fort de le transfor­ Sa renommée grandit. Le nom du Rabouin mer en une maison à volets clos. devint célèbre dans toutes les maisons closes de A la Croix de Malte, devant le comptoir de France. On le jalousait et on l’admirait. Bientôt zinc, le vassal défia brutalement son suzerain. le bruit courut qu’il s’était créé, grâce à son .— Alors, Auguste, tu veux me manger? Tu immense fortune, d’utiles et puissantes relations. viens t’installer à côté de ma maison? Tout pour Des avocats réputés, des hommes politiques le toi! Mais je lutterai. Ton gros numéro, tu ne protégeaient, assurait-on. Aussi, des patrons en 1 as pas encore. difficultés avec le fisc et la police vinrent le con­ Pourquoi te fâches-tu? répondait avec sulter. calme le Rabouin. On est en république, chacun Un procès, qui eut dans toute la corporation est libre. Si je veux m’établir au 34, c’est pas toi un immense retentissement, acheva de le mettre qui m en empêcheras. en vedette, il refusa de payer ses impôts, adressa M. Pierre chercha des alliés pour contrecarrer un recours à la juridiction suprême, au Conseil les projets du Rabouin. Il réussit à s’aboucher d’Etat! avec un conseiller municipal qui, enflammé de — Les Contributions indirectes, faisait-il va­ zele pour une si noble cause, déclara qu’il inter­ loir par l’organe de son avocat, veulent abusive­ pellerait le préfet si jamais M. Auguste obtenait ment faire entrer dans mon chiffre d’affaires le 1 autorisation de fonder une maison close à côté revenu des « passes » et des « couchers ». Puis­ des Belles Poules. De son côté, le Rabouin nouait que les tribunaux déclarent qu’un tenancier de des intrigues. Ses protecteurs travaillaient en maison close n’est pas fondé a réclamer en jus­ secret et déjà il touchait au but quand la Préfec­ tice le prix des débauches, comment ose-t-on ture de police annonça qu’elle n’accorderait plus prélever l’impôt sur cet argent de source im­ de « nouvelles toJ'Mrances ». pure? Les conseillers d’Etat répondirent que l’Admi­ 39 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 197 Pour la première fois, le Rabouin subissait tout seul. Mais puisque la Préfecture ne veut un échec. Une jaunisse le tint cloué à la cham­ plus de nouvelles tôles, j’ehtre dans votre con­ bre durant trois semaines. M. Pierre triomphait, sortium. mais l’alerte avait été si chaude qu’il s’empressa — Au capital de cinq millions! proclama de vendre sa maison. Retiré des affaires, il con­ Chariot le Zouave. Deux mois plus tard, Chariot de Tours et Char­ tinua de hanter les bars de la Porte Saint-Mar­ iot l’Italien obtenaient l’autorisation d’agrandir tin, vilipendant son ancienne idole. Le Rabouin entrait en convalescence, quand il leur 32. Les hauts protecteurs d’Auguste avaient vaincu les résistances de la Préfecture de police. reçut la visite des trois Chariots. Après cette victoire, l’étoile du Rabouin, un ins­ — Alors, Auguste, t’abdiques? demanda Char­ iot l’Italien, qui revenait d’Amérique, les poches tant pâlie, brilla d’un éclat plus vif. gonflées de dollars. Il eut presque aussitôt l’occasion de donner Le Rabouin éluda cette question. une nouvelle preuve de sa puissance. Un matin, — Je vois que t’as besoin de moi, dit-il. Tonio 'le Corse vint sonner à sa porte, escorté —. Voilà l’affaire. Comme tu sais, j’ai vendu d’un homme au visage pâle et mélancoliqüe. mes maisons de Montévidéo et j’ai acheté les — Tiens, dit le Rabouin, c’est Henri les Yeux Belles Poules, en association avec Chariot de Bleus. Ta tôle est toujours fermée, inon gars? Reims. Chariot le Zouave, de Tours, achète le — Le Préfet ne veut rien savoir, gémit le ré­ 25 de la rue Sainte-Apolline, et nous avons l’in­ voqué. J’ai tenté plusieurs démarches sans ré­ tention de faire communiquer nos deux tôles par sultat. un couloir. — Auguste, un bon mouvement, intervint To- —• Après? nio. Tu peux le sauver! —■ On te propose d’entrer dans notre consor­ Le Rabouin réfléchissait. tium . T ’apportes ton 34... — En principe, dit-il, je ne m’occupe pas des Une sombre fureur anima le Rabouin. affaires des autres. Je donne des conseils, mais — Mon 34? Un hôtel dont je ne peux rien je n’interviens pas directement. faire. Cadjos! Tonio se fît pathétique. Chariot l'Italien sourit. — Réfléchis, Auguste! Ils sont trois associés — Te fâche pas, Auguste, on ne te met pas dans l’affaire du Château-d’Eau : Grécos, Louis en caisse. Grâce à tes relations, la Préfecture le Mexicain et Henri! Si tu n’agis pas, c’est la peut nous accorder l’autorisation d’agrandir le ruine pour ces trois hommes. On a fermé leur 32. Nous expulserons les locataires de ton hôtel, tôle pour une vétille. « Turpitudes », disait le le 32 et le 34 ne formeront plus qu’une seule rapport de police. maison, le tour sera joué! Avec vingt nouvelles — Je connais l’histoire! Et, si je prenais fait chambres et deux autres salons, nous doublons et cause pour Henri, je le ferais dans mon pro­ le chiffre d’affaires... pre intérêt. Les turpitudes, comme disent ces — C’est pas ce que j’avais rêvé, répondit len­ Messieurs, c’est ce qui fait le bon rendement des tement le Rabouin. J’aurais voulu le 34 à moi 1 9 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 199 grandes maisons de Paris. Alors, tous, moi porter les frais. S’il le faut, tu vendras ta villa comme les autres, on peut être victimes... de La Varenne. Henri les Yeux Bleus renaissait à l’espoir. L’homme à la barbe noire murmura : — Auguste, je te garderai une éternelle re­ — Je crois pouvoir vous donner l’assurance connaissance... que dans un mois le décret de fermeture sera Le Rabouin leva les épaules. rapporté. — Pas de phrases! Explique-moi ce que tu Un mois plus tard, en effet, la dame d’Henri as fait jusqu’ici. les Yeux Bleus était réintégrée dans les cadres Henri raconta que sa femme avait envoyé une de l’activité, avec tous droits et privilèges. lettre au Préfet de police, en lui promettant — Le Rabouin! proclama Tonio le Corse dans « vingt mille francs pour ses œuvres », s’il lui un café du boulevard Montmartre, il met le pré­ accordait sa grâce. fet dans sa poche! Il est aussi puissant qu’un — Boniments! Le Préfet a jeté la lettre au président du Conseil! panier. *• Ensuite Henri avait choisi comme agent d’af­ • faires l’ancien secrétaire d’un de nos plus illus­ tres hommes d’Etat. Il lui avait versé cent mille Riche et honoré, le Rabouin n’est pas heureux: francs. il a son vautour qui le ronge, comme Prométhée. — Il t’a escroqué. Je le connais! Il n’a plus Ce vaste et beau domaine qu’il a patiemment aucun crédit depuis qu’il a quitté son patron. formé, gros numéro par gros numéro, comme un Laisse-moi faire, accorde-moi huit jours. paysan arrondit sans cesse son patrimoine d’un La semaine suivante, dans la salle à manger nouveau lopin de terre, il se demande dans du cercle fréquenté par les grands « tôliers » de quelles mains il tombera après sa mort. Il voit Paris, Tonio le Corse, Henri les Yeux Bleus et déjà son précieux héritage éparpillé, ses maisons le Rabouin dînaient à une table fleurie de roses vendues à des étrangers. et d’œillets. Un quatrième personnage, leur in­ Longtemps il se berça de l’espoir que son fils vité, avait pris place à côté d’eux. C’était le chef et sa fille seraient ses dignes successeurs. Il rê­ de cabinet d’un sous-secrétaire d’Etat. Il portait vait de fonder une dynastie. Les lanternes rouges d’énormes lunettes à monture d’écaille et son de l’aïeul, petits-enfants, arrière-petits-enfants visage barbu ressemblait à un bonnet à poil. se les transmettraient, de génération en généra­ Le Rabouin, sobrement, exposa l’affaire tion, comme des flambeaux. d’Henri les Yeux Bleus. Puis, il laissa tomber un Aussi avec quelle joie il maria sa fille à Henri chiffre : 120.000. La barbe noire frissonna, les les Petits-Pieds! Il ne pouvait trouver un gendre veux s’allumèrent derrière les lunettes d’écaille. plus digne de lui. Henri, toujours chaussé d’es­ Mais Henri avait sursauté. carpins vernis qui faisaient valoir l’élégante — 120.000! C’est trop! finesse et l’exquise cambrure de ses pieds, avait — Tais-toi, ordonna le Rabouin. Ta tôle vaut déjà fait ses preuves. Il avait tenu une maison un million et demi, et puis vous êtes trois à sup­ close, en pleine guerre, au camp breton de Coët- 2 0 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 0 1 quidam; puis il avait acheté les trois maisons de — Ça ne vous dit rien? Vous trouvez que Chartres, le 15, le 19 et le 23 de la rue des Juifs. c’est mesquin! Et bien, moi, je prétends que c’est L’avenir lui souriait. le cadeau le plus magnifique.. En dot, le Rabouin offrit à sa fille un de ses Et, bégayant d’émotion, il racontait aux con­ plus beaux établissements. Le contrat fut passé vives que ces mouchoirs et ce napperon étaient devant notaire. l’hommage des demoiselles de La Lune à leur — Marquez, dit le Rabouin au tabellion, mar­ nouvelle patronne. quez sur papier timbré que ma demoiselle — Elles les ont brodés elles-mêmes, durant apporte La Lune à son futur. leurs heures de loisirs. J’aurais dû les inviter, ces Le notaire le crut fou. braves filles, mais, n’est-ce pas? On ne peut — C’est une maison du Havre, expliqua le pas laisser une tôle à l’abandon. Vous me com­ Rabouin, très digne. prenez, puisque vous êtes tous de la partie. — Une maison de commerce? A flots, le champagne coula. Non, monsieur. C’est un bordel! C’est plus —- Ça me coûte cinquante sacs! répétait le sûr et ça rapporte davantage que les fonds d’Etat. Rabouin. Je suis un homme modeste, je vis sim­ Le mariage fut célébré en grande pompe. A plement, mais, dans un jour comme celui-là, je l’église, les orgues déchaînèrent des rafales de ne regarde pas à la dépense. musique sacrée, des chanteurs de théâtres Sub­ Son bonbeur était si profond que parfois l’ar­ ventionnes entonnèrent la Marche nuptiale de got des romanichels fleurissait son discours. Lohengrin. Dans un des plus grands restaurants — Quand Henri les Petits Pieds est venu chi­ de Paris, un banquet réunit deux cents convives. ner la mouzingue à l’entiflage, j’ai tout de suite Tous les riches patrons de Paris étaient là, eu d it oui... ^habits noirs, cravatés de blanc, accompagnés d( Hélas ! cette félicité fut brève. La fille du Ra­ leurs épouses parées de tous leurs bijoux, scintil­ bouin mourut en donnant le jour à un enfant et lantes comme des châsses de cathédrales. Une Henri les Petits Pieds se remaria presque aussi­ table avait été dressée spécialement pour les tôt, après avoir restitué La Lune à son beau- gérants du Rabouin qui, au dessert, leur adressa père. un discours napoléonien : « Je suis content de Alors, M. Auguste fit comparaître son fils de­ vous... » Sur la table d’honneur, devant la jeune vant lui. mariée, rougissante en ses voiles blancs, Henri — .T’ai cinquante-six ans. A mon âge, dix-huit les Petits Pieds avait eu la délicatesse de placer tôles à surveiller, c’est dur. Il vâ falloir que tu la corbeille de noces et chacun admirait parmi te mettes à la besogne. Pour me rendre compte les candides mousselines et les dentelles, vingt de tes capacités, je commencerai par te donner joyaux de princesse. Mais le Rabouin disait : une petite maison en gérance. Après, nous ver­ —• Moi, ce que je trouve le plus beau, c’est rons. ceci... Sous la direction du jeune homme, la maison Et il désignait un petit napperon et six mou­ périclita. Le Rabouin rappela son fils. choirs brodés. — Tu n’es pas encore à la hauteur... Je vais 2 0 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ te confier une tâche plus simple. Demain, tu partiras en tournée d'inspection. Tu visiteras MAISONS DE SOCIÉTÉ 2.03 mes tôles de l’ouest et du nord. Et, très doucement, avec une infinie tristesse : L’expédition fut désastreuse. Le fils du Ra- — Non, tu n’es pas doué... Tu ne seras jamais bouin révoqua deux gérants honnêtes, accorda tôlier... un satisfecit à un larron qui, depuis plusieurs Mais, après tant de douleurs, une grande joie mois, ne payait pas ses redevances. lui était réservée. Henri les Petits Pieds lui de­ — Tu es jugé, déclara Auguste. A vingt-cinq manda s’il voulait se charger de l’éducation de ans, tu n’es pas capable de surveiller des em­ son petit-fils, un garçonnet de cinq ans. Le Ra­ ployés. Moi, à ton âge, j’étais patron, je tenais bouin, avec enthousiasme, accepta. la Sous-Préfecture. — Je veux en faire un grand tôlier! disait-il Une amère tristesse emplissait son cœur. Il gé- à ses amis. Je travaillerai encore vingt ans s’il misait, levant les mains au ciel : le faut... Que Sainte Sarab lui donne la voca­ — Quaind je ne serai plus de ce monde, tu ne tion!... sauras même pas encaisser tes recettes. Non, non, Et, accompagné de l’enfant, il se rendit en tu ne sauras jamais lever tes collets... pèlerinage dans cette église de la Camargue, où Quelques jours plus tard, dans un bar du fau­ la patronne des « rabouins » est l’objet d’un bourg Saint-Denis, il discutait âprement avec culte fervent. Il promit à sainte Sarah un collier Coco le Balafré dont la femme venait de m ourir. d’or et un manteau de pourpre, si elle réalisait — Qu’est-ce que je vais devenir? disait Coco. son vœu en prenant le bambin sous sa sauve­ — Hé! tu vas t’en aller. Je vais chercher un garde. autre ménage pour tenir ma tôle de la rue des M athurins. — J’ai droit à une indemnité! Si la maison a doublé de valeur, c’est grâce à mon travail et à Cet homme, qui gouverne une vingtaine de celui de ma femme. Ça vaut bien trente sacs... maisons closes, a une pauvre figure d’expédition­ — Pas un sou. naire besogneux. Petit, mince, effacé, le Rabouin Coco le Blafré serra les poings quand soudain, poursuit, avec une farouche énergie, un orgueil désireux de se réhabiliter, le fils du Rabouin, sor­ indomptable, la mission pour laquelle il est né. tant de sa poche un marteau, en asséna un for­ midable coup sur le crâne du quémandeur. Coco s’écroula. — Vite, un taxi! Qu’on l’emporte chez lui! ordonna le Rabouin. Puis, se tournant vers son fils : — Pour la gérance, je ne devais rien à Coco le Balafré, mais pour le coup de marteau, je lui dois trente sacs. Sinon, il déposera une plainte. XII

LA MAISON SOUS L’ORAGE

L’ombre de Calvin, errant par les rues de Ge­ nève, s’est glissée dans le palais où délibèrent les représentants de tous les peuples. Elle y ren­ contra le spectre de Wilson et ces deux fan­ tômes glacés dictèrent aux aimables vivants, aux « libertins », aux hommes voluptueux, ennemis des lois somptuaires, une Encyclique contre les maisons de tolérance, contre les casernes de la prostitution. A peine fut-elle fulminée que le bourgmestre de Nuremberg purifiait « le Fossé de la Porte aux Femmes », das Frauentorgraben. Les por­ tes des bouges sordides s’ouvrirent et les filles, un matin de printemps, traversèrent la Ville aux jouets, portant ainsi que des conscrits campa­ gnards leurs pauvres hardes nouées dans des mouchoirs à carreaux de couleur. A la gare, elles demandèrent des billets pour Hambourg. Puis, un coup de tonnerre. Le maire de Stras­ bourg décrète la suppression des maisons closes de la ruelle des Bœufs, du quai de la Bruche, de l’impasse de la Mauve et de la rue des Pê­ cheurs. Le Rabouin perd un des plus beaux fleurons de sa couronna «on petit palais, laqué,

J MAISONS DE SOCIÉTÉ 20 7 206 MAISONS DE SOCIÉTÉ a répondu : « Rien à faire! On vous tolérait, ripoliné, de la ruelle des Bœufs, et Maurice la on ne vous tolère plus... C’est la loi! » Tripe, ses deux établissements de la rue des L’évocation des « tôliers » lillois, à qui la Pêcheurs. municipalité avait tout donné, puis tout enlevé, Tous les « tôliers » de France sentirent cra­ semblables maintenant à Job sur son fumier, quer leurs harmonieux édifices. A Paris, comme emplissait d’une crainte mystérieuse l’âme de un bétail effaré par l’orage, ils erraient de la Chin-Chin le Magnifique, de Chariot le Zouave, Porte Montmartre à la Porte Saint-Martin et de Pilote... s’attroupaient dans les bars, anxieux, livides. Des nouvelles sinistres se propageaient. — La mère Rothschild de Genève, annonçait Chariot le Zouave, vient de m’écrire que là-bas aussi on va supprimer les maisons! C’est alors qu’un patron de Nancy prit l’ini­ Chin-Chin le Magnifique, sous le sceau du tiative d’adresser à tous ses collègues de France secret, racontait que le Conseil d’hygiène du la circulaire suivante que j’ai scrupuleusement Ministère du Travail avait adressé un rapport copiée, bien qu’elle fût confidentielle : aux membres du Parlement pour réclamer l’abo­ lition de toutes les maisons closes de France « Monsieur et cher Collègue, dans un délai de neuf années. « De graves événements se préparent. A Ge­ Un « tôlier » de Lille sonnait le glas. Le Con­ nève, la Société des Nations réclame la ferme­ seil municipal de la grande ville du Nord venait, ture de nos maisons. Déjà, à Strasbourg, des disait-il, de livrer aux pioches des démolisseurs mesures draconiennes ont été prises contre nos les neuf maisons de la rue Frénelet, sans accor­ estimables collègues de la rue des Pêcheurs. Les der la plus mince indemnité d’expropriation à patrons de la rue Frénelet, à Lille, sont chassés leurs tenanciers. de leurs établissements. A Nancy, une maison On se récriait: « C’est impossible! » de la rue du Moulin vient d’être brutalement fer­ Mais le Lillois maintenait ses dires. mée sur l’ordre du Maire. Demain peut-être ie — Le Conseil veut percer un nouveau boule­ même sort sera réservé à toutes les maisons de vard. On démolit la rue Frénelet et on défend France. Un vent de folie souffle sur notre pays. à nos collègues de s’installer dans une autre rue. « Groupons-nous ! Syndiquons-nous en une — Neuf maisons! gémissait Chin-Chin. C’est vaste et puissante association qui aura pour affreux! titre : « La Maison. » — Oui, neuf maisons! Le 1, le 3, le 5, le 7, « A l’heure actuelle, nous vivons sous le régime le 9, le 11, le 15, le 19 et le 21. du bon plaisir des autorités administratives et Et chacun de flétrir les vandales et de plain­ policières. On continue à nous appliquer d’an­ dre les patrons déchus. tiques règlements dont les uns datent du temps — Alors, que vont devenir Cattiaux, Delville, de la reine Jeanne et les autres de l’an VIII. Mazoyer, Monsuez, Bellanger? Les tribunaux civils et les tribunaux de com- '— Ruinés! Ils ont consulté un avoué qui leur 1 4 2 0 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉS 2 0 9 merce nous ignorent; il nous est interdit de leur trait qu’on veut nous supprimer. Nous sommes soumettre nos litiges. Et pourtant le fisc nous pourtant d’utilité publique. De quoi qu’y se mê­ écrase; nous payons la patente, l’impôt sur le lent tous ces beaux parleurs de Genève? Mais chiffre d’affaires et les bénéfices commerciaux. si on nous fermait, ça serait affreux! On atta­ Nous sommes électeurs, citoyens, pères de fa­ querait les femmes et les jeunes filles dans les mille et on nous traite en parias! rues... « Cher Collègue, adhérez à notre Ligue! Rem­ plissez le bulletin d’engagement que vous trou­ Et, abattant son poing fermé sur une table : verez ci-joint. — C’est nous qui sont les champions de la « Nous réclamons : morale! Défendez-nous, monsieur le Ministre... « Notre reconnaissance légale! Le droit de — Je reconnais, répondit en souriant le sous- plaider devant les tribunaux! Une réglementa­ secrétaire d’Etat, que vous rendez à la nation tion nouvelle, en harmonie avec les exigences d’éminents services. Malheureusement, si on de­ de la vie moderne! mande la fermeture de vos maisons, aucun par­ « Plusieurs parlementaires nous ont promis lementaire n’osera élever la voix en votre faveur. leur concours. Ils sont prêts à défendre chaleu­ Le Palais de Cristal vacillait. D’une voix reusement notre cause et nos intérêts. sourde, il gémit : « Pour être forts, soyons unis! — Alors, nous sommes faits! Et on ne tou­ « Vouloir, c’est pouvoir! chera pas d’indemnité? « Signé : M.„, rue du Moulin, à Nancy. — Rassurez-vous. Je dis que pas un député, Promoteur de l’Association « La Maison ». pas un sénateur ne vous défendra publiquement à la tribune. Mais dans les couloirs, dans les On était en septembre 1925. Quatre patrons ministères vos amis pourront agir. Et puis, il de Clermont-Ferrand, qui soignaient à Vichy en sera de vos maisons comme de l’opium. Vous leurs foies et leurs estomacs délabrés par des bénéfierez d’un long sursis. Si vous avez des repas trop succulents, lurent cette circulaire. fils, soyez sûrs que vous pourrez leur léguer vos Elle leur fit perdre, d’un seul coup, tous les bé­ établissements. néfices de leur cure. Verdâtres, ils demandèrent Le Palais de Cristal ne tremblait plus. audience à un sympathique sous-secrétaire WÊtBËÊÊmm — C’est bien ma pensée. En France, on ne d’Etat qui logeait dans leur hôtel. touchera jamais à la maison! Un tôlier honnête, —• Qui êtes-vous, messieurs? En quoi puis-je respectueux de la police, on ne peut pas l’in­ vous êtes utile? interrogea l’homme politique. quiéter... Aussi j’entrerai pas dans le syndicat... — Moi, répondit le plus gros, je suis M. Jo­ Les syndicats, c’est de la politique, c’est pas fait seph... Vous avez dû entendre parler de moi : pour nous... Au revoir, monsieur le Ministre, je tiens le Palais de Cristal à Clermont. Et ces merci de vos conseils. Vous Êtes un brave, vous! trois-là sont mes collègues, la Boule d’Or, les Si jamais vous passez rue des Trois-Raisins, fai­ Glaces et les Oiseaux. On vient vous demander tes-moi l’honneur de venir déjeuner ou dîner un renseignement, monsieur le Ministre. Parai- chez moi, en famille, sans cérémonie... MAISONS DE SOCIÉTÉ 211 210 MAISONS DE SOCIÉTÉ ter et qui n’auraient pas demandé mieux que Et il partit, emmenant les Glaces, la Boule de marcher dans cette affaire pour toucher la d’Or et les Oiseaux. grosse commission, étaient obligés de me répon­ * dre : « Ils sont maîtres chez eux! » ** — C’est vrai! dit Maurice la Tripe qui venait A Paris, le Rabouin, dès qu’il eut pris con­ de vendre à un célèbre boxeur sa maison de la rue de la Harpe, je suis moi aussi une des vic­ naissance de la circulaire nancéènne, convoqua times de Strasbourg et je reconnais que le Ra­ son état-major dans son bureau de la place de bouin a tenté l’impossible pour nous sauver. la République. Sur sa table de travail, un énorme dossier, dont la couverture s’ornait de ce mot, — Mais enfin, s’écria Maurice des Belles Ja­ ponaises, pour qu’on vous ferme, il fallait bien moulé en belle ronde : « Strasbourg », et d’au­ un motif. tres dossiers, plus minces, étaient rangés dans — Oui, dit le Rabouin, on a parlé du scan­ un ordre parfait. Il fit asseoir ses collègues et, dale des fêtes de gymnastique. Les orphéons et tout de suite, entra dans le vif du sujet. Selon les fanfares, après la cérémonie, avaient envahi son habitude, il fut calme et précis. nos maisons. Des bagarres ont éclaté. Un tôlier — Je vous ai réunis pour envisager la situa­ a frappé d’un coup de gourdin le fils d’un juge tion. D’abord, je déblaye le terrain. Genève, Nu­ d’instruction. Et puis on nous a reproché d’avoir remberg, ça ne nous regarde pas, c’est l’étran­ ger. Parlons de notre pays, la France. reçu des gymnastes de quatorze et quinze ans. Mais tout cela, c’était de la frime. La vérité, A grand’peine, il contint son émotion. Sa voix c’est que nous étions visés. On n’attendait qu’une chevrotait. occasion pour nous boucler. — Strasbourg! Nous avons perdu Strasbourg, Un silence lugubre régna. Chariot le Zouave c’est un fait !Une ville si prospère, où l’on tra­ le rompit. vaillait à plein bras... — Alors, si d’autres villes allaient emboîter Maryland, de la rue Laferrière, l’interrompit : le pas... — Comment vous êtes-vous laissés étrangler, D’un coupe-papier, le Rabouin frappa sur la là-bas? table. Les petits yeux de Rabouin s’enflammèrent : — Qu’on me laisse finir! Il y a aussi l’affaire — Vous me connaissez tous. Vous savez que de Lille. Neuf maisons supprimées. Mais là, la je suis un diplomate et que je sais lâcher mon question de principe n’est pas en jeu. La rue pèze à propos. On me dit avare, mais pour sau­ de l’A.-R.-C. a toujours ses huit tôles. Nous ver un million, je casque sans regret cent ou n’avons donc à déplorer jusqu’ici que la perte deux cents sacs. Eh bien! j’ai remué ciel et de Strasbourg. Je sais bien que vous êtes in­ terre! J’ai sondé tous les députés, les sénateurs quiets. Vous redoutez la Société des Nations et d’Alsace, les maires de Strasbourg, de Colmar, on vous a parlé d’un rapport du Conseil de l’hy­ de Mulhouse. Rien à faire ! Incorruptibles, giène. Mais la Société des Nations, on la consi­ comme ils disent, ces cavés! A Paris, tous les dère déjà comme une vieil?? radoteuse et le rap­ hommes politiques, sur lesquels je peux comp­ 2 1 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 213 port des hygiénistes, il va moisir dans un tiroir. vos collègues des départements de se tenir tran­ — Si tu ne crains rien, pourquoi que tu nous quilles. Laissons passer l’orage. Mais, comme il as dérangés? lança Maryland. faut tout prévoir, je vous demande instamment — Parce que c’est vous que je crains et non d’alimenter une caisse de propagande. Nous au­ pas nos ennemis. Vous avez peur et vous allez rons, nous aussi, nos fonds secrets, comme le faire des bêtises. Vous approuvez, j’en suis sûr, gouvernement. Les hommes politiques, pour \a circulaire du tôlier de Nancy. qu’ils nous soutiennent, vous savez qu’il faut Plusieurs voix s’élevèrent : les arroser. — Oui, on va se syndiquer. L’union fait la Ils crièrent tous : force ! . — Bravo, le Rabouin. On cotisera. As pas — Se syndiquer! ricana le Rabouin. Pour­ deur! quoi pas la grève, le lock-out? Pourquoi pas des Seul, l’honnête Maryland formula une timide réunions publiques, des meetings dans la rue? réserve : * Les hommes du voyage, qui sont ici, savent quel — Vrai, tu nous conseilles de laisser tomber a été le résultat de la grève de Buenos-Ayres, ce pauvre tôlier de Nancy? Faudra pas lui ré­ Hein? Tonio, Maryland, Henri les Yeux bleus, pondre? vous pouvez nous donner votre avis sur la grève. Le Rabouin se leva. Mais vous ne comprenez donc pas, vous tous, — Si tu veux dépenser dix sous pour lui que le patron de Nancy réclame votre assistance adresser une lettre de condoléances, je n’y vois parce qu’on vient de fermer sa tôle! Tant pis pas d’inconvénients. pour lui, il n’avait qu’à mieux la tenir! Est-ce que je vous ai appelés à la rescousse, moi, quand on a fermé Strasbourg? Ce raisonnement serré impressionnait les pa­ trons. — Tu gamberges bien ! concéda Maryland. On a eu tort de s’emballer. — Ma conclusion, poursuivit le Rabouin, la voici. Ne bougeons pas! Si on nous attaque, on fera marcher en douce nos amis. Nous avons des protecteurs sérieux et puis, entre nous, la police ne peut guère se passer de nos services, nous rencardons la Sûreté générale et la Brigade mondaine. En province, les municipalités tien­ nent à leurs tôles davantage qu’à leurs sous- préfets et à leurs tribunaux. Donc, que personne ne se syndique. J’ai déjà donné le mot d’ordre à mes gérants. Vous, de votre côté, écrivez à tous l ’ h o r i z o n s ’é c l a i r c i t

Les sages conseils du Rabouin furent écou­ tés. Les « tôliers », obéissant à son mot d’ordre, refusèrent de s’enrôler dans la ligue que rêvait de constituer le patron de Nancy. Ce factieux ne put ainsi, par des revendications inopportunes, troubler la paix de nos calmes cités. Comme l’avait prévu le Vénérable de la cor­ poration, la bonace succéda bientôt à l’orage. La Société des Nations remisait dans un pla­ card ses foudres et ses encycliques, le rapport du Comité d’hygiène dormait parmi les pape­ rasses séculaires, la confiance renaissait, les transactions, un instant suspendues, devenaient plus actives. Le Guide Rose de 1927 attestera qu’une ère de prospérité ouvre de vastes perspectives de gloire et de richesse aux maîtres de maisons. Ils viennent de traverser des temps difficiles. Désespérément, ils ont lutté dans les petites villes vouées à une mort lente par les pouvoirs publics, mais la terre de France, si hospitalière aux étrangers, leur offre des ressources nouvelles. Les maires de maints "diefs-lieux de cantons, 216 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 21 7 envahis par les émigrés, ont fait appel à leur — Elle parle le yddisch. dévouement. Un « tôlier » de'Salaumines leva la main r — On m ’a enlevé ma garnison, et puis mon __ Adjugé! Tous mes clients sont des polaks... tribunal et puis mon sous-préfet, me disait un Dans les contrées du midi, où affluent les émi­ modeste patron. Mes bénéfices ont baissé de moi­ grés italiens, le Guide Rose signalera également tié, mais j’ai monté une tôle dans les régions de nouvelles maisons de société. Le Pouzin, pe­ libérées et vingt de mes collègues ont fait comme tite commune de l’Ardèche, n’a plus rien à en­ moi... vier au chef-lieu. La jeunesse pouzinoise et les « Cabanes » de la Somme, du Nord, du Pas- travailleurs italiens ne vont plus le dimanche de-Calais, de la Meuse, des Ardennes, vous n’êtes au grand 1 de la rue des bileurs, a Privas, ils parfois que des baraquements en planches, dres­ fraternisent désormais dans une accueillante sés parmi les champs, non loin des cimetières demeure, à cent mètres de la mairie, la Villa de soldats! Mais les soirs de paye, vers vos lan­ Beaurivaqe. L’arrêté municipal qui a dote ce ternes rouges, s’acheminent les ouvriers espa-, bourg de 2.597 âmes d’une maison close doit gnois, polonais, russes, italiens. Vos tenanciers être cité :■ doivent bénir la guerre... « Le 8 janvier 1926, Nous, Jules Courtil, Maire A Calonne, Ricouard, Harnes, Hesdin, Chauny, de la commune du Pouzin, Ostricourt, Piennes, Carvin, Homécourt, Barlé, « Vu. les lois des 19 et 23 juillet 1791, vu. la loi Billy-Montigny, dans bien d’autres bourgs, des municipale du 5 avril 1885, maisons closes ont été fondées. Elles s’appellent « Considérant qu’il y a lieu, dans 1 interet de le Printemps, la Brasserie de la Tulipe, le Vert la morale, du bon ordre et de la santé publique, galant, le Moulin. Un patron avait même pris d’agréer la demande faite par la dame Cassin, pour enseigne : « A la Société des Nations ». épouse Villeneuve (Urbain-Camille-Victor), née Vertement semoncé par le Maire, il fit graver le 11 octobre 1881 à Paris, pour ouvrir au Pou­ sur son carreau dépoli : « Au Palais des Na­ zin une maison de tolérance; tions ». Le magistrat municipal jugea cette ree* « Considérant que le lieu où doit se tenir ladite tification insuffisante. Le bouge fut alors bap­ maison ne se trouve pas près de l’église, l’école tisé : « Le Cosmopolitain ». et autres établissements ou bâtiments publics et Ces maisons hebergent des filles souvent flé­ privés, destinés au culte et à 1 instruction, tries, mais dont les corps courageux supportent vaillamment les longs et durs travaux. Celles qui « Arrêtons : jargonnent l’italien et l’espagnol font prime. Un « 1° La dame Cassin (Augustine) est autori­ jour, dans un bar du faubourg Saint-Martin, un sée à ouvrir une maison de tolérance sur la placeur offrait une grosse femme sans grâce et route de Lanoulte, dans l’immeuble Comboroure. sans jeunesse à des patrons de la zone. « 2° Une seule maison de tolérance pourra — Six cents francs et c’est pour rien ! être établie au Pouzin. La tenancière sera tenue — Six livres? Tu veux rire. Pour la .prendre, d’avoir un registre mentionnant les noms, pré­ faudrait nous payer. 2 1 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 21U noms, pseudonymes, lieux de naissance, lieux nouveaux textes accordent officiellement le droit d’où elles viennent et où elles partent de toutes de servir à boire. « La buvette de l’établisse­ les femmes qui seront pensionnaires dans son ment... », c’est net, précis! établissement. La plupart des anciens arrêtés interdisent en « 3° Il est interdit à la patronne de recevoir effet aux maîtresses de maisons de « donner à chez elle des jeunes gens au-dessous de dix-huit boire ». Le baron Harold Portalis a légiféré (ar­ ans. ticle 39) : « 4* Il lui est également interdit de laisser ses « Défense est faite aux maîtresses de maisons femmes sortir en ville sans être accompagnées de tolérance de recevoir les militaires après la de la tenancière. Elles pourront sortir une fois retraite, de donner à boire ou de tenir cabaret par semaine. Après leur séjour dans la maison, dans leurs établissements. » il est formellement défendu aux femmes de res­ En fait, toutes les matrones sont pourvues ter dans la localité, de même qu’il est interdit d’une licence de débit de boissons. La police de recruter des pensionnaires dans la commune. municipale tolère cette infraction au règlement. « 5* La patronne est tenue de déclarer à la Mais un texte, c’est une garantie, une sauve­ olice les clients suspects qui dépenseraient de garde. Et le Rabouin pourra désormais opposer fortes sommes d’argent dans son établissement. aux ordonnances désuètes des décrets inspirés « 6“ La buvette de l’établissement sera rigou­ de l’esprit nouveau. reusement fermée à minuit, seule la lanterne Dans la région parisienne elle-même, des mai­ rouge sera éclairée jusqu’à l’aube. » sons de société vont demain plaquer la note vive de leurs lanternes rouges sur la grisaille de pe­ Cet arrêté municipal a enchanté le Kabouin tites cités qui, jusqu’à ce jour, étaient privées qui en conserve précieusement une copie dans de ce gracieux ornement. Le maire de C... a sou­ ses dossiers. Le sombre poème, enclos dans sa mis à son Conseil municipal une demande pré­ dernière ligne et qui me donne la vision fantas­ sentée par un citoyen « aux fins d’ouvrir une magorique de la lanterne rouge brûlant dans la maison de tolérance » : nuit, sur la route déserte de Lanoulte, au-des­ « Messieurs, exposait le solliciteur, trois mille sus de la porte de l’immeuble Comboroure, ouvriers étrangers travaillent dans votre com­ M. Auguste n’y est pas sensible sans doute. Ce mune. Ces hommes, le soir, sont assaillis de dé­ qu’il a retenu de l’arrêté du maire, ce sont ces sirs charnels! Où iront-ils s’assouvir? Dans des mots : « Dans l’intérêt de la morale, du bon cabarets borgnes où des prostituées de bas étage ordre et de la santé publique... » les contamineront ! Ou bien ils violeront les fem­ — Voilà notre justification! dit-il. J’irai plus mes, les jeunes filles! Epoux, pères de famille, loin : notre apologie. Si on nous supprime, le c’est à vous que nous adressons cette requête. bon ordre, la morale, la santé publique en souf­ Notre maison protégera votre honneur... » friront... Les édiles s’empressèrent d’accéder à cette Et il ajoute : demande. Dans sa joie, le citoyen, futur patron — Je suis heureux aussi de constater que les de la maison de société, versa trente mille francs 2 2 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 2 î à la caisse municipale pour créer à C... un stade gains les redevances, souvent fort élevées, de de gymnastes. On inscrivit son nom sur -le glo­ leurs pensionnaires. rieux palmarès des « bienfaiteurs de la com­ — J’ai trente pupilles, dit Tonio. Chacune mune ». Un laurier olympique servira-t-il d’en­ verse cinquante francs par jour, recta! Car diez seigne à sa maison? moi règne une discipline de caserne. Ça fait donc Ce regain d’activité enllamme le zèle du Ra- quinze cents francs qui passent sous le nez de bouin. Il a cessé de pleurer sur la catastrophe ces Messieurs du Trésor. de Strasbourg et, avec une louable persévérance, Le Rabouin, qui reconnaît volontiers, entre il multiplie démarches et intrigues pour s’instal­ amis, que ses gérants ne déclarent pas le quart ler .à Vierzon. de leur chiffre d’affaires, se plaint de payer trop — Une ville ouvrière de vingt mille habitants d’impôts. J’ai raconté comment il avait demandé qui n’a pas de tôle, c’est honteux! dit-il. au Conseil d’Etat d’exonérer ses maisons de la Mais le député socialiste Perrodin, maire de servitude fiscale, telles les villes franches d’au­ Vierzon, est hostile aux maisons de société. Ce trefois. Ainsi que le proclamait avec emphase politicien morose a reçu plus de cinquante de­ un de nos plus hauts magistrats, il cherchait mandes qu’il a systématiquement repoussées. « son propre salut dans l’abîme de son abjec­ Aux prochaines élections municipales, le Ra- tion ■». bouin subventionnera ses adversaires. Il éprouva, un jour, une crainte terrihle. Un Pithiviers est aussi l’objet de nombreuses con­ de ses gérants, qu’il venait de révoquer, lui tint voitises. Sa maison .close du quartier de Mon- ce langage : tauban, le Bel Air, a été supprimée il y a quel­ — Je vais me venger! J’ai tous les livres de que douze ans. Elle était d’un maigre rapport. la maison en double exemplaire, j’ai noté jour Mais aujourd’hui les Fermiers de Beauce vivent par jour toutes les recettes. Demain, j’adresse avec faste, leurs ouvriers agricoles touchent de une dénonciation au fisc... gros salaires, une maison de société ferait, en — Rends-moi mes livres, voleur! hurlait le peu de temps, la fortune de ses tenanciers. Dix Rabouin. concurrents sont déjà en ligne... 1 — Je ferai mieux, poursuivait le gérant. Je Tels des pionniers défrichant des terres incul­ suis trop « humanitaire » pour tenir une tôle. tes, les maîtres de maisons marchent toujours Je quitte le « milieu » et demande une place à la conquête de nouvelles contrées. dans les bureaux des contributions. Je me charge de vous faire rendre gorge à tous. Je ferai tom­ ber des millions dans les caisses de l’Etat! — On ne voudra pas de toi, chenapan! La patente, la taxe sur le chiffre d’affaires, — Si ! J’écris au Directeur général des Contri­ l’impôt sur les bénéfices commerciaux grèvent butions que ses agents ne connaissent rien aux les recettes de la maison close. Mais le fisc est combinaisons financières des maisons closes. Je aisément fraudé dans les bateaux de fleurs. Les m ’offre à tout dévoiler! patrons se gardent bien d’évaluer dans leurs Et, avec une fière assurance, il ajoutait : MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 2 3 2 2 2 MAISONS DE SOCIÉTÉ Quant aux droits de mutation et d’enregistre­ — Demain, je serai nommé contrôleur. Gare ment, n en parlons que pour mémoire. Dans à vous, tôliers! tous les contrats de vente, le prix réel ne ligure Pour la première fois de sa vie, le Rabouin jamais. C’est de la main à la main que l’ache­ capitula. teur paye le cédant. Il lui remet une enveloppe : — Il y a un malentendu entre nous. On peu» « Compte! » L’autre palpe les billets bleus, s’arranger... Tu vas rester chez moi... mouille son index et deux fois de suite les dé­ Mais il étouffait de rage. nombre. Alors une solide poignée de main scelle Deux ans plus tard, le gérant humanitaire, l’accord. qui avait réalisé une petite fortune, put acheter Pour en arriver là, que de ruses, quel luxe de une maison close. Le Rabouin respira. précautions! Le maire ou le préfet peut, en effet, — Enfin, dit-il, le voilà tôlier! J’aime mieux refuser le brevet de tolérance à la femme de cela que de le voir dans les bureaux des Contri­ l’acquéreur. Il faut donc, pour que l’acte soit butions. Ce bandit nous aurait saignés comme valable, que celle-ci soit officiellement sacrée des petits mouton^. maîtresse de maison par les autorités. Mais alors De temps à autre, au petit bonheur, le fisc le vendeur n’a plus aucun recours contre un dé­ frappe un maître de maison. Le puissant Jala- biteur de mauvaise foi. Aussi exige-t-il souvent bert, du Chabanais, fut condamné tout récem­ que les espèces soient déposées entre les mains ment à une amende de vingt-cinq mille francs. si un tiers. Après avoir payé, il réunit ses trois sous-maî­ Un patron de Lille disait à son futur succes­ tresses : seur : — On m’écrase d’impôts, leur dit-il. Je ne — C est pas que je me méfie de toi, mais les peux plus vous laisser les bouchons de cham­ deux cents sacs que tu dois me verser, tu vas les pagne. porter dans mon coffre-fort à la banque. Certains fabricants accordent, en effet, une — Et si tu refuses de me vendre ensuite? Tu prime de vingt à quarante sous par bouteille garderas mon pèze et je serai marron. vendue. — Tiens, pour te rassurer, viens avec moi à Chaque matin, M. Jalabert, un panier à la ma banque. Tu mettras ton fric, devant moi main, faisait la récolte des bouchons. Il les comp­ dans le coffre et je te donnerai les clefs. tait soigneusement. Ils procédèrent ainsi, mais l’inquiétude les — Je n’en trouve que cent-trois et le livre rongeait tous deux. de caisse porte cent douze bouteilles. Il faut — H a peut-être deux jeux de clefs, se disait qu’on m’apporte les neuf bouchons qui man­ 1 acheteur. Il est bien capable de me filouter. quent. Quand il aura pris mon argent, il me dira qu’ii Au bout de quelques jours, il se frotta les garde sa tôle... ^ mains. — Cette canaille-là, pensait le vendeur, va ou­ — Les bouchons vont me rapporter cinquante vrir mon coffre en douce et retirer son argent... billets par an. Sans le fisc, je n’aurais pas eu Pendant huit jours, ils ne se quittèrent pas un cette bonne idée... 15 224 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 225 seul instant. Ils se promenaient en ville, bras des­ de grande envergure, rapportera une bien faible sus bras dessous, se cramponnant l’un à l’autre. somme au Trésor. A minuit, au moment des adieux, le vendeur Le Babouin a donc raison de proclamer : s’écriait : — Demander notre reconnaissance légale, le — Couche chez moi, mon pote! ■ I ■ ■ droit de plaider devant les tribunaux? Jamais de L’autre répondait : la vie! Je ne veux pas, moi, être assimilé à un — C’est pas de refus. Mais donne-moi un ré­ commerçant. Pour prospérer, la tôle a besoin veille-matin. d’ombre et de mystère. Et le lendemain tous deux se levaient à l’aube Et, posant sa main sur la tête de son petit- pour s’épier mutuellement. fils : — Souviens-toi de ce que je te dis. Quand tu Les grandes maisons de Paris sont devenues seras en âge d’être tôlier, ne dévoile jamais nos de véritables sociétés en commandite. On achète secrets aux cavés, aux profanes, aux cadjos! une part du Hanovre, du Ghabanais, du Mon- Sois brutal ou diplomate comme moi, selon les tyon, du Saint-Augustin ou du Château-d’Eau et circonstances. Pour réussir dans notre métier, on la revend sans éveiller les susceptibilités du faut jamais avoir recours aux lois. fisc. Dans un café de la Porte-Saint-Martin, ceo Ainsi parle le Vénérable des maisons de so­ parts sont cotées comme à la Bourse. On entend : ciété. — Les deux parts du Hanovre sont passées de sept cent cinquante mille à un million. — Le Saint-Augustin est en hausse. Le mois dernier, les trois associés se sont partagés cent vingt sacs de bénéfice net. — Le 68 de la rue du Château-d’Eau baisse fortement. C’est une tôle qui a eu des coups durs. Elle dégringole. Louis le Mexicain, qui avait acheté sa part deux cents billets, l’a revendue cent vingt. M. Jalabert, du Chabarais, avait trois associés : Georges le Cuirassier, Ernest le Sourd, et Nez Pointu. Il les a remboursé et possède aujour­ d’hui un établissement d’une valeur marchande de sept à huit millions. — Je ne pourrai pas vendre en bloc, drt-il. Quand je me ,retirerai des affaires, je diviserai mon Chah en quatre ou cinq parts. Il est probable que cette opération financière.

I I

Xi v

l’in pace

Le douze avril 1907, la mère Louise, patronne d’une maison close de la rue des Juifs, à Orléans, conduisit au bureau de police une fille que son placeur de Paris venait de lui envoyer, après lui avoir télégraphié la veille au soir : « Expédie de­ main dix heures jolis colis. Poids vingt-deux ». Le chef des « mœurs » s’acquitta en toute conscience de ses fonctions. Tl interrogea la fille, lui demandant d’où elle venait, si elle s’était déjà livrée à la prostitution et si elle entrait « en maison » de son plein consentement. La fille répondit qu’elle avait été domestique à Paris pendant un an, mais qu’elle « faisait la rue » depuis deux mois. Elle montra son bulle­ tin de naissance et le policier affranchi de toute in^étude, nota sur un petit livret — sorte de fascicule semblable à ceux qu’on remet aux hommes de troupe fraîchement incorporés — le nom et les prénoms de la nouvelle recrue, ceux de ses parents, la date et le lieu de sa naissance. MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 2 9 .228 MAISONS DE SOCIÉTÉ Puis la regardant avec attention, il établit son Année i 9 Visites sanitaires des mois de signalement: Janvier Février Taille...... moyenne. Cheveux...... bruns. Sourcils...... bruns. p ront ...... ordinaire. tfeux...... bleus. Nez...... petit et droit Bouche...... moyenne. !.) Vlenton...... rond. ! ! Visage...... ovale. T eint...... 1 . Il hésitai un instant. Allait-il écrire « rouge » ou « rose » ? La sève d’une jeunesse villageoise fleurissait de vermeilles pivoines les joues pleines eti lisses de Jeanne-Marie P..., née à Aubigny (Cher), le 22 mars 1885. Mais ce policier avait un choix d’épithètes assez variées. A la dernière ligne, il écrivit : « Teint... frais ». Puis il tendit f le carnet à la fille, en lui disant : « V ous passerez M la visite ce soir ». . r Durant les huit mois que Jeanne-Marie de­ meura dans la maison de la mere Louise, elle j n’eut pas la curiosité de lire le « Règlement sur / la police des mœurs » qui occupait vingt-deux pages de son carnet. Elle vit seulement qu’il por­ a tait les signatures du baron Harold Portalis, maire d’Orléans, et d’un, conseiller de préfecture, l M. Dubousset, ce qui lui donna la croyance que Dans la septième case de la page 28, le méde­ de hauts personnages s’intéressaient à elle. cin, le 12 avril 1907, nota : « saine ». Mais le Six feuilles blanches, divisées chacune en dix vingt-cinq octobre, la huitième case de la page 31 cases, étaient annexées à ce règlement :

/

I 2 3 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 231 resta blanche et Jeanne-Marie « reconnue at­ paix revenue, comme elle avait mal dans la poi­ teinte du mal vénérien » fut, em vertu de l’article trine et que le médecin d’un dispensaire lui con­ 44 de son manuel, « dirigée le même jour sur seillait d’aller respirer l’air du Midi, elle s’en­ l’hôpital ». ferma à Perpignan, rue de la Savonnerie, chez Les sœurs qui la soignèrent, dans la salle Michel le Tatoué. Sainte-Madeleine, lui donnèrent des livres pieux Mais là, elle fut prise de quintes de toux si ter­ et lui dirent que le Seigneur accueillait dans son ribles que Michel, dont elle troublait le sommeil, ciel les filles repenties. Mais Jeanne-Marie chan­ la chassa. Le grand 2 du faubourg de la Viliette, tait un refrain obscène que lui avait appris son à Pézenas, puis la Brasserie des Fleurs, à Ta- amant, un artilleur qui la rouait de coups et, au- rascon, la recueillirent peu de temps. Elle deve­ dessus de son lit, sur le mur blanchi à la chaux, nait si maigre qu’à Uzès, où, sortant de Tarascon parmi les cœurs percés de flèches, les serments elle chercha un refuge, un client de la Tour du d’amour et de haine, elle traça, avec le chaton Roi la surnomma « la Mort fardée ». Maîtresse d’une bague de vingt sous, cadeau d’un dragueur Capoduro, sa patronne, lui dit qu’elle déshono­ sentimental : « C’est un sous-otî du 131' d’infan­ rait sa maison et la pria de déguerpir. terie qui m’a f... la vérole. A bas l’infanterie! » Alors, comme une bête qui revient mourir à Au début de décembre, gavée de pilules de son gîte, elle voulut revoir Aubignj% le village du mercure, elle sortit de la salle Sainte-Madeleine, Cher qu’elle avait quitté vingt ans plus tôt et où et son amant l’artilleur, qui venait d’être libéré elle avait laissé des frères et des sœurs. Ils refu­ après deux mois de « rabiot », l’emmenait à La sèrent de la recevoir et Jeanne-Marie, reprenant Rochelle. Toute une année, elle fut pensionnaire sa vie errante, tenta vainement, à Bourges, de se dans une maison de la rue des Voiliers, puis, faire admettre dans une maison close de la rue comme une épave que les flots ballottent, les Sous-les-Ceps, puis à l’hôpital. Au début du mois ports de mer l’accueillirent et la rejetèrent. Elle de janvier 1926, elle se traînait de la gare d’Or­ connut la rue des Caboteurs, à Saint-Nazaire, la léans jusqu’à la rue des Juifs. La mère Louise rue de l’Amiral-Troude, à Cherbourg, la rue Klé­ n’était plus là, mais le nouveau patron, après ber, à Brest, et à Dunkerque, la rue des Casernes- l’avoir dévisagée, lui dit : de-la-Marine où vingt maisons publiques jettent — T’es un peu viocque. Je te garde tout de dans la nuit des feux de forge vers lesquels, même, car je n’ai que trois femmes pour l’ins­ comme un mascaret, déferlent les bandes de ma­ tant. telots. En 1913, elle était à Toulon, rue Traverse- La sous-maîtresse la conduisit au bureau de Lirette et se vantait, auprès de ses compagnes, police. de connaître tous les équipages du monde, les — Vous avez déjà été en maison? lui demanda marins de toutes les peaux et de toutes les cou­ le chef des mœurs. leurs. — C’est à Orléans que j’ai débuté, monsieur. Les années de guerre, elle les passa dans des Même que j’ai touj.ours conservé comme sou­ maisons closes, à proximité des camps, puis, la venir mon premier carnet. Tenez, le voici... 232 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 233 — C’est parfait, répondit le policier, je n’ai 1res pour me mettre au vert entre deux ports. Tu qu’à recopier... parles d’un repos! C’était le mois d’août, les ou­ Et, sur le nouveau carnet délivré à la fille, il vriers de moisson défilaient dans la tôle et dépen­ inscrivit : « ...visage : ovale; bouche : moyenne; saient tout leur pèze comme des matelots. Ils cheveux : bruns; teint : frais. » sentaient la paille et la terre. Au bout de quinze jours, j’étais claquée, alors je suis partie pour Je causais avec elle dans l’estaminet que la Toulon. cohue des dimanches soir emplissait de'rumeur. Elle rit soudain. Si dense était la fumée que chacun de nos gestes — Dis donc, tu croiras peut-être que c’est une la brassait. La musique du piano mécanique blague. Eh bien! j’ai pas vu la mer à Toulon. Ma s’étranglait dans ce brouillard que la flamme du parole de femme! J’ai été que de là gare à la rue gaz piquait de rouge, comme un réverbère au Traverse-Lirette et dans une voiture fermée en­ bord d’un fleuve de brume. core. Tu trouves pas ça drôle? Jeanne-Marie crut peut-être lire dans mes Je remuais les cartes. Toutes lui avaient été yeux ce que les femmes détestent le plus, la adressées dans des maisons publiques ou dans pitié, car elle me parla, avec une sorte d’orgueil des hôpitaux. Des centaines d’hommes les avaient de sa profession. signées de leurs prénoms, mais avec pudeur, elle — Moi, je peux dire que j’ai eu la bonne Vie. me dit : Sais-tu combien j’ai fait de maisons? Cinquante- t — Oh! c’est rien que des clients. Dans toute huit! Oui, cinquante-huit, mon petit! j’ai vos^agé, ma vie je n’ai eu que trois amants. tu sais, j’en connais des villes... Et, sur les cartes, je lisais « Baisers fous... — Tu sortais donc souvent? Tendres baisers... Doux baisers... Mon souvenir —• Je les connais surtout par les cartes pos­ à ma petite Jeanne-Marie... A celle que je n’ou­ tales. J’en ai une collection... plein une caisse! blie pas,.. » Des matelots, de chaque escale, lui Tiens, si tu reviens un jour où il n’y aura pas de avaient envoyé des vues violemment coloriées. presse, je te la montrerai. Suez, Singapour, Saigon, Dakar, le Cap, Mozam­ Je revins le surlendemain, par un calme bique, Buenos-Ayres et la Havane avaient dé­ après-midi. La salle était déserte. Jeanne-Marie roulé devant les yeux de cette recluse leurs pay­ descendit de sa chambre une grande boîte de sages féeriques, leurs décors diaprés. Des soldats carton qu’elle posa sur ses genoux. Quand elle aussi avaient rêvé de Jeanne-Marie dans leurs l’ouvrit, ses yeux brillaient. casernes. Des cuirassiers de Tours, des artilleurs — Regarde, rien que des cartes postales. J’en et des chasseurs à cheval d’Orléans, des fantas­ ai plus de mille. Ça vaut de l’argent tout ça... sins de Blois et de Lunéville lui avaient fait Elle prit une carte au hasard. l’hommage de cartes naïvement sentimentales. — C’est la cathédrale de Chartres. Une belle L’une représentait une colombe qui tenait dans église, dis? son bec un message d’amour, elle était adressée —• Tu l’as visitée? à « Mlle Jeanne-Marie P..., à la Casbah, allée des t —• J’ai pas eu le temps. J’étais venue à Char- Grands-Jardins, à Mailly-le-Camp (Aube) ». MAISONS DE SOCIÉTÉ 23 5 2 3 4 MAISONS DE SOCIÉTÉ Une quinte de toux la secoua et la plia en — Celle-là était bien jolie, me dit-elle. C’est un deux. Quand elle se fut redressée, elle appuya petit griveton qui me l’a envoyée en 1916... ses deux mains contre ses flancs. Elle ajouta : — Tu devrais te soigner. — J’en ai connu des soldats pendant la — Je prends des sirops. J’ai voulu entrer à guerre. J’étais gentille avec eux... Fallait bien l’hôpital, mais on ne veut pas de moi, parce que leur donner un peu de bonheur, avant qu’ils ail­ j’ai pas de domicile. Pour qu’on me reçoive, fau­ lent se faire tuer. dra que je soye à la veille de crever. Je la regardais. Dans son costume bébé, elle Je crus qu’elle ailait pleurer, mais fièrement : ressemblait à une lugubre poupée de bazar. Le — Et puis, tu sais, ^attends après personne, fard transformait en rigoles roses les rides de moi. J’ai des économies. Quand je voudrai, j’irai ses joues, mais ses yeux que la fièvre illuminait me dorloter à la campagne et faire ma petite étaient beaux encore. rentière. Elle plongea ses mains dans l’amas des cartes, Un homme entrait. comme dans un bain doux à sa peau. Il y avait — Excuse-moi, je te quitte, c’est un client qui là toute la mer, le chant des matelots, les der­ m’a donné rancart. niers rêves des soldats sur la ligne de feu. Sa boîte sous le bras, elle fit signe à l’homme Mais elle agitait une carte, triomphalement : et, lentement, monta l’escalier. — Le Palais de Justice de Rouen! Je le con­ Je me levai pour partir. Une fille, couchée sur nais pour de bon! J’ai été témoin dans un pro­ une banquette, se souleva : cès .. Un homme, à l’Etoile Bleue, avait tué sa — Elle t’en a mis plein les yeux, cette paumée femme d’un coup de couteau, devant moi. On de quarante piges! Des économies! Elle est ar­ m’a fait venir au tribunal... Même que l’avocat rivée ici avec treize ronds! Tu m’entends, avec du maque n’a pas été poli pour moi, il a dit treize ronds ! Et ça veut crâner ! Mais demain y comme ça que les jurés ne devaient pas s’occu­ a deux nouvelles femmes qui arrivent et la vioc- per des boniments d’une fille soumise... que elle peut être sûre que le patron va la ba­ Elle laissa tomber la carte. lancer... — Je sais bien, pardi que je suis une paillasse à matelots et à soldats, mais c’est pas une raison pour qu’on me méprise... Le destin de Jeanne-Marie guette les filles de — Mais tu sortais bien quelquefois? lui de­ maisons closes. Les saisons, les climats n’exis­ mandai-je. tent plus pour ces aveugles compagnes du Tour — Pas souvent. Quelquefois, les patrons nous de France. Boulevard de l’Abattoir, à Lons-le- emmenaient dans des guinguettes manger une Saunier, elles ne jouissent pas, comme d’un sor­ gibelotte. On respirait la bonne air et on rentrait bet, des hivers du Jura; rue de la Fonderie, à le soir. Mais tous les ans, je prenais huit jours Aix, elles n’entendent pas le chant des cigales de permission pour me promener avec mon enivrées dé soleil; le doux automne angevin homme. Depuis deux ans, j’ai pas sorti, parce que j’ai plus d’homme... 2 3 6 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 3 7 cache ses feuillages de pourpre aux trois filles, M. le maire s’irritait : mornes comme les trois Parques, qui, à Saumur, — Moi, je vous dis qu’elles ne sont pas mal­ rue du Relais, se consument dans VEden de leur heureuses. D’ailleurs pourquoi les plaindre? Ce matrone, Mme Misère, et leurs sœurs de la rue sont des fainéantes... Pen-Ar’Stang, à Quimper, ue savent pas que Et, pour donner plus de consistance à son des genêts d’or enflamment la lande bretonne. mépris ; On leur a volé ce qui appartient au plus pau­ — Des feignantes! des feignantes! vre, au plus déshérité des humains. Les maires — Mais si la paresse, monsieur le maire, est et les préfets décrètent qu’elles ne verront pas un çéché puni par la loi divine, nos législateurs le soleil, la lune et les consolantes étoiles. La ne l’ont pas inscrite dans la liste des crimes et « maison » est un in pace. des délits humains. Or, vous emmurez ces tilles. — Fariboles que tout cela! me dit le maire Leurs patrons, qui les vendent à tout venant, d’une petite ville. Oui, je sais bien, les volets sont libres, eux, de se promener à leur guise... sont fermés, mais il passe un peu de jour entre — Elles aussi, elles sont libres, libres, libres! les lames des persiennes. Et puis, derrière la Quand elles veulent quitter la maison, elles maison, il y a souvent un jardin et, l'après-midi, partent! ces nymphes bocagères jouent à la belotte sous — Oui, elles quittent une maison pour aller les vertes tonnelles. s’enfermer dans une autre. La tille, qui sort du Son gros rire animait sur son ventre deux bre­ bouge municipal, monsieur le maire, vous ne lui loques d’or : un petit cochon heurtait de son permettez pas de rester dans votre ville... groin un cœur sautillant. — Allons donc! — Beaucoup de maisons n’ont point de jar­ — Vous ignorez le règlement, mais le chef de din, lui répondis-je. Et quand même! A Cosne, la police des mœurs le connaît, lui. La tille est l’autre jour, j’ai passé quelques heures à la Mas­ boutée hors de l’enceinte de la cité, comme une cotte, rue des RivièresrSalnt-Aignan. Vous auriez lépreuse. Article 36, monsieur le maire ; « Les été satisfait, monsieur le maire, en contemplant filles de maison ne peuvent devenir filles isolées le parc, oui, le parc de cette maison publique. (sic) qu’à la condition expresse d’en obtenir l’au­ Des chênes, des saules pleureurs, une petite ri­ torisation du commissaire central de la police vière... C’était idyllique. municipale, devant lequel elles devront se pré­ — Vous voyez bien ! senter avec la maîtresse de maison dont elles ----Qui, mais une fille, dans cette maison, m’a dépendent. Ces filles de maison seront alors sou­ dit : « Le jardin, tu sais, on ne s’y promène mises aux obligations imposées aux filles iso­ guère. On n’a pas le temps... On se lève à midi; lées ». Mais cette autorisation, votre commissaire après le déjeuner, toilette, maquillage et les pre­ central ne l’accorde pour ainsi dire jamais. Sor­ miers èlients arrivent. Et puis, ie vais te dire, les tant de « maison » la fille est considérée comme patrons n’aiment pas nous voir courir sur les si dangereuse pour l’ordre public qu’on la ban­ pelouses. La bonne air, ça creuse l’appétit... On nit. Et ses maîtres se réjouissent de cet ostra­ mangerait trop... cisme. « Fille isolée », leur ancienne pension- 2 3 8 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 3 9 naire pourrait recevoir chez elle les clients qui pour tuer leur idéal. Elles aimeront, malgré vous. venaient la visiter dans la « maison » ; leur com- Et qui aimeront-elles? A coup sûr, pas les bons inerce en soufîriruit... . , bourgeois qui les payent, mais de mauvais gar­ __ Mais le travail honnête n est pas interdit çons, hors la loi, comme elles... aux filles de maisons. Qu’elles aillent à usine, Le maire réfléchissait. Sa figure était devenue à l’atelier! Nous ne les expulserons point de la grave et pathétique, comme au cours d’une par­ ville. J’en connais même quelques-unes qui se tie de manille quand il tentait un suprême eu'ort sont mariées et qui font aujourdhui de braves pour sauver son manillon second. menagères^ien d.hommes vont chercher leurs , — Je vois... je vois... dit-il. Vous vous faites l’avocat des filles publiques. Je ne discute plus. fiancées sur les banquettes rouges? Quant au Vous êtes... vous etes... Au fait, je ne sais pas travail « honnête » n’en parlons point. La hli , trop ce que vous êtes. Je ne voudrais pas user qui s’échappe d’une maison close, reste soumise de mots trop durs, mais quand on attaque, au barbare règlement de votre police des mœurs. comme vous le faites, des institutions néces­ Vous ne consentirez à déchirer sa carte qu au saires, sauvegarde de l’hygiène et de la moralité bout de quelques mois, quand elle aura donne publiques, on se classe dans la catégorie des en­ des preuves de sa bonne conduite. Avant de nemis de la société. laisser rentrer dans la société humaine, vous lui — C’est trop d’honneur pour moi, et surtout imposez un stage. Quel patron voudrait donc pour les maisons closes. Prenez garde, monsieur le maire : vous prononcez leur panégyrique. 1 emplu^nt p0Ur elles! Je ne les plains pas. Il me salua très légèrement. Elles boivent, elles chantent, elles s’amusent, — Adieu, anarchiste. elles gagnent de l’argent... . — Adieu, monsieur le maire. __ Vous croyez peut-etre qu elles s enrichis sent? Détrompez-vous. Les salaires de leurs nuits sans plaisir passent aux mains rapaces des maî­ tres de maisons et le peu qui leur reste, géné­ Dans ce chef-lieu de canton du Midi, où je reusement elles le donnent à leurs amants de m’étais arrêté pour quelques heures, je deman­ cœur. Vous avez beau, monsieur le maire, vous dai à un garçon de café « le chemin de la mai­ instituer l’ange gardien des filles publiques, en son ». même temps que leur geôlier... C’est là-haut, me dit-il en étendant la main. — Moi? Ah! c’est trop fort! Vous demanderez M. Paul qui « tient » des __ Article 11! Vous leur défendez de portei femmes. des toilettes inconvenantes, de se montrer dans Et il me désignait sur la colline un groupe de les bals, les cafés et les théâtres, d’affecter des maisons éparses dans la verdure. allures qui puissent les faire reconnaître — je Je sortis de la ville où des vieilles, assises sur cite textuellement — et de fréquenter des sou­ les seuils, tricotaient, caquetaient, épiaient le teneurs. Mais vous ne serez jamais assez fort passant. Sur leurs genoux, parmi les écheveaus. 16

l MAISONS DE SOCIÉTÉ 24 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ 2 4 1 de laine, des chats goûtaient, les paupières mi- mais Ja salle du Moulin Rouge est ombreuse et closes, la quiétude et l’engourdissement de ^es femmes se mêlent à la rue par la l’après-midi. porte toujours ouverte, où pend un rideau bruis­ Je franchis les anciens fosses; une eau lim­ sant de verroterie. Ce rideau! Elles aimaient s’en pide coulait, des ménagères lavaient leur linge. draper singeant les danseuses de l’Eldorado, aux Au sommet du coteau, planté d’oliviers brûles robes etincelantes, et riaient de voir leurs corps où bruissaient les cigales, je vis la maison de rutiler de gemmes fauves. Mais la voix de ^ M. Paul. C’est une villa modeste, deux lions en sous-maitress^ grondait, criant qu’elles allaient terre cuite décorent l’entrée, mais la lanterne abîmer et qu on laissait entrer les mouches. rituelle, au lieu d’être accrochée au-dessus de la porte, s’érige, fichée au bout d’une perche, à la De l’Espagne toute proche, des maisons de cime du toit. Barcelone, de Valence, venaient des moricaudes Par les nuits obscures, ce phare, semblable au auxSlonffn°prtafient de ,la'bas ces châles éclatants signal d’un naufrageur, doit rallier toutes les à la S h T 868 d,e Soie <ïue Ies marchandes luxures perdues dans la plaine. a la toilette échangent contre des rubans et des Vêtues de voiles légers, Suzon, Mariette et Lina Faavme SpP° r leSAr^ ndre ensuite dames d£ lisaient ou cousaient dans le jardin, à l’ombre a vdle. I arfois, à 1 écart des clients, soldats de de la treille. A mon approche, elles levèrent sur «tene colonlale> ouvriers espagnols, de mau- moi leurs yeux soumis. Je m’assis auprès d elles l ’assevaiEnt S’Tlf31 raS iu i..i,.„ I1IilllllI111(I11I11I11|lliiiiiiiiiiiiiiiii| ...... i i ( i ^ — Cinq cents francs, ma petite... Margot ne possède pas cette somme, mais elle | SPÉCIALITÉ DE COSTUMES \ a une envie folle de ce costume qui la rendra - POUR ; semblable à un figurante de music-hall. : MAISONS DE SALONS ET ESTAMINETS É — Je te le louerai trente-cinq francs par se­ maine, dit Madame. Au choix, tu seras superbe. i ------| Jalouses de Margot, les autres filles réclament HAUTE NOUVEAUTÉ aussi des tutus de gaze rose et des tuniques ifc scintillantes. Madame en a tout un stock dans S Lingeries fines — Rubans — Peignoirs une malle. Déshabillés - Robes da Soirée — Crois- tu que c’est un bon placement? dit- Folies — Pyjamas elle à son mari. La prochaine fois que tu mon­ teras à Paris, tu iras faubourg Montmartre, chez "Bas et Chaussettes de Soie Mme D..., renouveler notre provision...... B u a M s u n i i i B B s t t i i i i n u t m , , , , , , , , , , , ï

Elle a pris le solennel engagement de ne Dans le petit appartement de Mme D... sont sonsrFllpS Cf0Stu“ es qu’aux maîtresses de mai­ accrochées toutes les livrées des lilles publiques, sons. Elle refuse de servir les filles. depuis le sarrau Claudine et la chemise Bébé, 77))X°|U y d

270 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 27 1 Rouge suppliciant un ennemi vaincu. La sœur l'avenir est incertain. Avec mélancolie il baisse ramasse ses blonds cheveux, éparpillés sur l’oreil­ les yeux sur ses souliers vernis à guêtres beiges, ler, et dans un vieux numéro de La Croix enroule dernier cadeau de Françoise. ce trophée barbare. Madame, relevant une bruissante jupe de faille, Le soir, dans ia maison close, les autres filles, découvre ses mollets gainés, comme ceux d’un qui ont appris la mort de leur compagne, s’at­ évêque, de bas violets. Manon et Muguette, pour tristent et boudent les clients. honorer leur pauvre amie, ont revêtu leurs plus — Voyons, mesdames, s’écrie la patronne, Un beaux atours et rutilent comme des aras du Bré­ peu de gaieté! Le travail avant tout! sil. La sous-maîtresse, obèse et asthmatique, suf­ Mais elle-même ne peut retenir ses plaintes : foque sous son manteau rouge. — Nous avons perdu une bonne ouvrière, Et dans les rues de la ville le dérisoire convoi dit-elle à sou mari. On sera longtemps avant s’achemine, suscitant la gaieté des hommes qui d’en retrouver une qui la vaille... ont reconnu les patrons du 1 2 — J’ai envoyé un télégramme à Dédé la Mu­ Des bourgeois qui, aux enterrements de pre­ sique, répond Monsieur. Il viendra peut-être à mière classe, se découvrent devant les chantres, l’enterrement de sa femme... le corbillard et la famille, escamotent leur salut. —• Nous aussi, n’est-ce pas, Madame, on ira Le curé lui-même, dans sa logette, se sent con­ tl l’enterrement? s’écrient les filles. fus, humilié; il cache son visage dans son bré­ Madame le leur promet, mais le chef de la viaire. Tant que son cercueil de sapin ne sera police des mœurs, qu’elle consulte le lendemain, pas enfoui dans la fosse commune, Françoise refuse d’accorder cette faveur exceptionnelle. restera la fille publique, la prostituée anonyme —- Toutes les femmes? Non! Deux seulement... de la maison close. Les dévotes, à regret, lui font Et cet homme d’esprit ajoute : l’aumône d’un signe de croix. — Une délégation, quoi! Dans la petite chapelle des hospices, un prêtre a énpietté quelques bribes de latin sur le cercueil de Françoise. Madame, Monsieur, la sous-maî­ tresse, Manon, Muguette et Dédé la Musique composaient l’assistance. Maintenant le corbil­ lard des pauvres doit traverser toute la ville pour gagner le cimetière. Le prêtre s’est logé dans une petite niche vitrée, derrière le siège du cocher. C’est un matin d’avril, tendu de bleu et d’or, Monsieur et Dédé la Musique mènent le deuil. — Belle journée! dit Monsieur. — Belle journée! répond Dédé la Musique. Mais il est lugubre comme un monument-dé­ saffecté. Il songe qu’il n’a plus de femme et que 18 XV

TU FINIRAS A LA MONJOL

« Va donc à la Monjol », c’est l’injure la plus féroce qu’on puisse lancer, dans une maison close, à une fille lasse et vieillie. Toutes la con­ naissent, de réputation au moins, cette Monjol où viennent se réfugier les prostituées décrépites, chassées des bouges à lanternes. C’est Paulo les Belles Dents, ainsi surnommé parce que la grosse Henriette lui avait fait don d’un râtelier tri voire et d’ébonite, qui me fit con­ naître la Monjol. Nous errions, une après-midi d’août, sur le boulevard de la Villette. Aprement le soleil dévorait l’azur du ciel et les couleurs des objets terrestres. Le canal Saint-Martin fer­ mentait et les péniches, sur l’eau plombée, res­ semblaient à de grosses bêtes crevées. Un mât, comme la patte rigide d’une charogne gonflée, se dressait au-dessus des flancs cariés d’un vieux bateau. Nous allions vers Belleville. La place du Com­ bat traversée, Paulo me désigna une ruelle : « Re­ garde... La Monjol! » Pavée de cailloux enfouis dans des collerettes d’herbe flétrie, la ruelle tortillait entre deux mu­ railles de prison, mais à gauche, s’ouvraient des 274 MAISONS DE SOCIÉTÉ m a is o n s d e s o c ié t é 275 sortes de granges ou d’étables, au seuil desquel­ leurs vives, oriflammes de la prostitution. El les des filles étaient assises. A un coude de la nous atteignîmes le parvis. ruelle, un escalier fantomatique, aux marches Là, se dressait autrefois un fort. On l’a dé­ de silex ébréché, trouait le mur sombre et, dans mantelé, rasé. Des maisons basses et sordides, une lumière verdâtre, montait vers m parvis deux hôtels misérables enserrent aujourd’hui mystérieux. Et cet escalier était bordé par deux une petite place, terre-plein raviné, gondolé, et rampes de fer auxquelles s’accrochaient — fruits une méchante rue pierreuse. Auprès d’un pan de monstrueux de ces treilles — des grappes de mur écroulé, des roulottes de bohémiens se sont filles aux peignoirs jaunes, roses et rouges. échouées, si usées qu’elles n’ont pu reprendre la Paulo m’invita à pénétrer dans la ruelle, où route. Et l’on s’étonne de ne pas voir, à côté de coulait un ruisselet irisé de bulles savonneuses. ces squelettes de voitures, les carcasses des che­ Les filles mornes, affalées sur des chaises de vaux et des ânes qui les tirèrent jusqu’à la mort. paille, nous laissèrent passer sans nous siffler Des linges, guenilles, charpies, séchaient aux leurs appels. Le fard fleurissait de pivoines roses tenetres et, dans ce paysage de désolation, vingt leurs visages à la peau écaillée. Paulo leur femmes, semblables à leurs tristes sœurs de la souhaita le bonjour. « Ça bouine un peu? » Elles ruelle et de l’escalier, guettaient le passant pour nous répondirent que le métier n’allait pas fort. lui proposer je ne sais quelles amours ou Quelles Je jetai un regard furtif dans leurs antres : cinq batailles. ou six remises, au sol carrelé, meublées d’un Je suis revenu à la Monjol (1). J’ai hanté ses grabat, d’un fourneau et sans fenêtres. Quand cabarets ou s elevent parlois des chants désespé­ un homme entrait, la fille fermait la porte aux rés et j’ai connu les prostituées, assises sur les vantaux de bois plein et le couple forniquait marches de pierre de leurs seuils, comme sur les dans une nuit à peine pâlie par le jour qui tom­ dalles d un cimcticrc. Elles sont lu une cinquun- bait d’une imposte aux carreaux crasseux. taine, réparties en deux équipes. La première Puis, c’était un cabaret obscur comme une équipé _« travaille » de cinq heures à neuf heures cave et où trois Bicots, coiffés de calottes rouges, du matin et de huit heures du soir à minuit Ce deux voyous chaussés d’espadrilles et une femme sont les plus vieilles, les plus décrépites. Pen­ en caraco, le chignon piqué d’une rose, près d’un dant le jour, elles cèdent leurs chambres à des comptoir de zinc aux reflets de clair de lune, compagnes yn peu moins flétries. La prostitution composaient une lugubre estampe. Enfin, de­ a ses relèves à la Monjol. vant l’escalier, la ruelle tournait et, dans un cul- de-sac, deux masures, percées, comme des bou­ (I) La Monjol ne sera plus bientôt qu’un affreux sou­ tiques villageoises, de petites portes à carreaux, venir. An mois de novembre 1926, on a commencé à dé­ molir ses maisons lépreuses. Les misérables femmes ex­ servaient de logis à deux filles, l’une obèse et pulsées de leurs cases, ont dû chercher d’autres cites l’autre pareille à la Camarde maquillée. Que ques-unes se sont réfugiées rue de la Charbonnière Nous gravîmes l’escalier. Les filles, juchées ou les tenanciers des hôtels meublés leur ont petrové lé sur les marches, étaient silencieuses. Leurs ven­ droit de faire le guet, sur le seuil de» portes9 d e v in a heures à neuf heures du matin. p * ae clnq tres énormes ballonnaient les peignoirs aux cou- 276 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 277 Les proxénètes de la Monjol sont les patrons ponts ou meurt à l’hôpital. Mais une autre tille la des cabarets et des hôtels lépreux. Les cases, où remplace dans sa case. les tilles s’abritent, leur appartiennent et ils en Un matin d’avril pourtant, j’ai vu une Monjol tirent de bons revenus. Mais des artisans possè­ idyllique et pastorale. Un chevrier, sa flûte aux dent aussi des bicoques dans cette affreuse zone. lèvres, poussait son troupeau dans ce cimetière Un menuisier loue une remise, un débarras aux de l’amour. Et les tilles, entendant la fraîche prostituées. Un établi voisine avec le grabat, des chanson, sortirent de leurs antres, comme ra­ paniers sont empilés dans un coin et la tille fait jeunies. Dans les pots et les tasses ébréchées gémir la paillasse, pendant que le patron, sifflant qu’elles lui tendaient, l’homme, pressant les pis une chanson, pousse la varlope dans la cour. de ses chèvres, fit couler un lait crémeux, aux senteurs fortes. Les ténèbres donnent à la Monjol une sinistre Elles burent le lait, à petits coups, comme des beauté. Les femmes ont allumé leurs lampes à chattes gourmandes. Et celles qui n’avaient ja­ pétrole dont les flammes, par les portes ouvertes, mais connu les champs disaient : « Faudra passer zèbrent de larges raies jaunes les ruelles sombres. un dimanche à la campagne pour oublier cette En haut de l’escalier, un réverbère clignote, fanal chienne de vie, cette garce de ville... » Et celles de détresse qui signale la houle des masures. Des qui avaient été tilles de ferme à quinze ans sou­ ombres glissent, dansent, puis naufragent. Des riaient, attendries, conquises par les souvenirs. coups de sifflet s’enfoncent, comme des couteaux L’homme reprit ses pipeaux, modula une chan­ pointus, au cœur de la nuit. son qu’on respirait comme un parfum et s’en alla Le samedi soir, les tilles font recette. Trois, avec ses chèvres noires et blancnes, laissant un quatre hommes attendent patiemment devant les peu de rêve à la Monjol. portes. Bientôt, l’huis s’entr’ouvre pour rejeter Dans ce paysage de désolation, je connus Pier­ un « client » mélancolique et happer une nou­ rette qui, sans un morceau de pain, avait quitté velle proie. Ce soir-là, bicots, truands loqueteux, le Moulin Galant de la rue de Fourcy, Fernande ouvriers travaillant deux jours par mois et se la Rouquine que Mme Blanche, du boulevard blessant pour extorquer le demi-salaire aux com­ Richard-Lenoir, avait expulsé de son misérable pagnies d’assurances, tous les amants de cœur salon, Yvette qui n’était plus digne des maisons emplissent les cabarets de la Monjol et font publiques de l’avenue Lowendal et du boulevard ripaille. de Grenelle, Rachel, bannie du grand 11 du bou­ La Monjol, c’est la dernière étape des prosti­ levard Auguste-Blanqui, et dix "autres tilles con­ tuées. Sinistre garnison du vieux fort démantelé, gédiées des maisons closes de province. elles veillent parmi les murailles en ruines et les Là aussi, je rencontrai une « femme du voya­ décombres noircis. Parfois, fourbue, ne trouvant ge », la grosse Hortense qu’on appelait « l’Amé­ plus chaland, la plus vieille est expulsée de son ricaine », parce qu’un aventurier l’avait vendue taudis et son amant la rejette comme une gue­ à l’aube de son adolescence, blonde, les seins en nille. On ne sait ce qu’elle devient. Elle vend des fleurs et les jambes fuselées, au patron d’une journaux, couche dans les asiles de nuit, sous les maison publique de Montevideo. 278 MAISONS DE SOCIÉTÉ MAISONS DE SOCIÉTÉ 279 La syphilis, dont lui lit cadeau, avec deux quait des écailles roses sur ses joues ravinées et, pièces d^argent, un matelot anglais, abîma vite quand elle ouvrait la bouche, on voyait un trou son joli corps. Là-bas, on soigne mal les prosti­ loir. tuées. Une méningite la coucha sur un lit d’hô­ — C’est le mercure, disait-elle, ça fait tomber pital et, quand elle se releva, ses cheveux blonds, les dents. qu’elle nouait en tresses, étaient tous tombés. Elle haïssait l’homme qui l’avait vendue et Elle porta perruque. Puis des bubons gonllèrent l’accusait d’avoir fait son malheur. ses aines, son corps, gravé de rouges arabesques, — Sans lui, je serais lingère ou mercière. J’au­ de cicatrices et de coutures devint un objet de rais un mari, des mioches. Mais je vis dans l’or­ dégoût. Son amant l’abandonna. Elle erra sur les dure et lui, Je bandit, est heureux. Paraît qu’il quais du port. Un cuisinier de paquebot lui lit tient un bordel à Paris et qu’il est riche à mil­ prendre dns pilules de mercure et, devenu son lions. ruffian, la ramena en France. Parfois elle faisait des serments solennels : Elle fit escale à Cherbourg, regagna Paris où elle loua, rue de la Charbonnière, une échoppe — Que je le rencontre et vous verrez, vous meublée d’un lit sans draps et d’une table boi­ autres! Je lui crèverai les yeux avec mes griffes! teuse. Elle y demeura cinq années. En 1917, aux Ses compagnes l’approuvaient. Aigries, pleines carreaux de sa boutique, un écriteau se balan­ de rancune, elles détestaient les patrons des mai­ çait : « Consigné à la troupe », car de temps à sons closes. autre la maladie se réveillait et rendait son com­ — Ils font fortune avec nos ventres et quand merce dangereux pour les jeunes soldats. on est bien usées, ils nous llanquent à la porte. En 1920, après avoir été, deux mois, servante Ah! si on avait un peu de cœur, on irait mettre dans un cabaret borgne, près de l’Ecole militaire, le feu à toutes les tôles... elle émigra place d’Italie et, le soir, se vendit Hortense revit son amant. Près de la pouilleuse pour deux francs rue de Villejuif. Le cuisinier Monjol, un garage d’autos a été construit dans avait trouvé la mort dans une rixe et Hortense, un terrain vague. Or, l’an passé, par un soir devenue obèse, n’avait plus d’amant. tendre d’automne, une luxueuse torpédo s’arrêta Un ouvrier, au veston saupoudré de plâtre, lui devant ce garage. Gros, trapu, un homme des­ conseilla alors de louer une bicoque à la Villette. cendit de la voiture et, roulant les épaules, s’ap­ Elle y consentit et la Monjol la recueillit. En procha des ouvriers pour leur demander un bidon échange de ses bons offices, le plâtrier venait, d’essence. Hortense l’Américaine, qui guettait à chaque samedi, après avoir touché la paye de son sa porte, l’aperçut. patron, recevoir son second salaire. Hortense lui — C’est lui! cria-t-elle aux autres filles. C’est donnait quelques billets de cent sous, l’invitait à le barbeau qui m’a vendue. Il a toujours sa dent boire et passait la nuit en sa compagnie. Ainsi de tigre à sa chaîne de montre. elle avait encore l’illusion d’être aimée. — Vas-y, Hortense! Crève-lui ses mirettes! Quand je la connus, elle avait trente-sept ans, Venge-toi ! mais paraissait bien cinquantenaire. Le fard pla­ Elle courut vers l’homme, mais à deux pas de 2 8 0 MAISONS DE SOCIÉTÉ lui, sa colère soudain tombée, elle l’appela dou­ cement : — P’tit Louis! Hé, P’tit Louis? V’ià longtemps que je te cherche... / Il la regarda et sans doute ne la reconnut pas. Un autre homme, demeuré dans l’auto, rica­ TABLE DES MATIÈRES nait : — Dis donc, mon pote, t’as des relations. T’es connu avantageusement à la Monjol. Tu l’em­ mènes dîner avec nous, ton béguin? P’tit Louis haussa les épaules. — Laisse donc, c’est une toquée. Pages Mais, avant de remonter dans sa voiture, il fouilla dans son gousset, en tira un billet de dix I. — Le guide rose ou le bilan de nos joies. 5 francs qu’il plia en quatre et lança aux pieds II. — Maîtresses dé maisons...... 17 d’Hortense. III. — Maîtres de maisons...... 51 —- Tiens, la viocque, tu boiras à ma santé. C’est tout ce que je peux faire pour toi. Si tu IV. — Les placeurs...... 73 cherches de l’embauche, y a pas mèche d’entrer V. — Vertus civiques...... 97 dans ma tôle. T’as vingt piges de trop... VI. — Les magistrats et la « Maison »...... 105 Et l’auto démarra. La grosse fille pleurait. VII. — Leurs propriétaires...... 117 — Vrai, ça m’a fait quéque chose au cœur de VIII. — Gérants, sous-maîtresses et chambrières 125 le revoir, disait-elle aux autres. Il est beau encore, dites? mon ancien homme... IX. — Loisirs et travaux...... 145 Elle ramassa le billet. X. — Les hommes du voyage...... 167 — Si l’autre mec ne l’avait pas charrié, il m’au­ XI. — Le vénérable...... 191 rait causé, j’en suis sûre. XII. — La maison sous l’orage...... 205 Ce soir-là, elle ferma sa case et s’enivra dans les cabarets de la Monjol. A l’aube, deux agents XIII. — L’horizon s’éclaircit...... 215 la ramassèrent inerte, cuvant son vin, sur un trot­ XIV. — L’in pace...... 227 toir du boulevard de la Villette. Us portèrent au poste du Combat ce paquet de misère. XV. — Tu finiras à la Monjol...... 273

Paris, 3 janvier. — Orléans, 24 novembre 1926.

i ACHEVÉ D'IMPRIMER L E 19 OCTOBRE 1927, SUR* LES PRESSES DE L’IM P. RAMLOT ET Ci r , 52, AVENUE DU MAINE, POUR A. FAYARD ET Cie, —; ÉDITEURS ------A RT H EM E FAYARD & O , EDITEURS

COLETTE (COLETTE WILLY) C h éri...... 1 volume | La Paix chez les Bétes. 1 volume Hitsou, ou comment l'esprit vient aux filles ...... 1 volume FRÉDÉRIC BOUTET L'Ile de Noce, ou les Sept Nuits de Valentine...... 1 volume L’Amour eu É t é ...... 1 vol. | Le Oros Lot...... 1 vol. AUGUSTE BAILLY La Carcasse et le Tord-cou. 1 vol. Naples au Baiser de Feu. . i vol. La V e sta le ...... i vol. I Le Désir et l'Amour .... 1 vol. Saint-Esprit...... 1 volume RENÉ BENJAMIN Antoine déchaîné...... 1 vol. | La Farce de la Sorbonne, t vol. Grandgoujon...... 1 vol. I Amadou, bolcheviste . . . 1 vol. Le Palais et ses gens de J u s t i c e ...... \ volume Valentine on la Folie démocratique...... 1 volume G a s p a r d ...... ‘jfÿÊêf'''* ''...... * volume MYRIÀM HARRY La Petite fille de Jérusalem . 1 vol. I LeTendreCantiquedeSiona. 1 vol. Siona chez les Barbares . . 1vol. Tunis la Blanche...... 1 vol. Slona A P a ris ...... 1 vol. | Les Amants de Sion .... 1 vol. La Vallée des Rois et des R e in e s...... 1 volume FRANCIS CARCO Scènes de la vie de Montmartre...... 1 volume Jésus la Caille...... 1 volume ANDRÉ FOUCAULT Llsbeth, ou la Perversion in te lle c tu e lle ...... 1 volume LOUIS LÉON-MARTIN Le Trio en sol majeur . . 1 vol. | La Vierge sage ...... Le Jeune Homme au Cycle-car. . . 1 volume Angèle, dame de coquetterie . . . i volume OCTAVE AUBRY Le Roi p e r d u ...... 1 vol. | Le Lit du R o i...... Le Grand Amour caché de Napoléon i volume Le Roman de N ap o léo n ...... 1 volume JEAN FAYARD Oxford et M argaret. . . . 1 vol. | Trois Quarts de Monde . . 1 vol. MAURICE DUPLAY Nos Médecins. . . . La Bacchanale .... La Femme de César 1 volume

18439. — lmp. des Beaux-Arts, 79, rue Dareau, Paris. — 10-87.