ISSN 0249-0072 d’ Les nouvelles L'Afghanistan, GÉOPOLITIQUE de la recherche la de pauvre parent N°172 mars 2021 mars (1 "Qu'allons-nous devenir ?" devenir "Qu'allons-nous er trimestre) -Quarante-deuxième année-6euros depuis 2002 depuis médias Les SOCIÉTÉ d'une d'une Souvenirs HISTOIRE french doctor french Editorial Les nouvelles Réconcilier les mémoires d’Afghanistan Sommaire N°172 ombien est long le chemin vers la paix en Afghanistan ! Il nous semble déjà Cinterminablement long, vu de France, combien plus encore l’est-il en Afghanis- Géopolitique tan, alors que des crimes sans nom, sans nombre visent chaque jour tout ce que Entre conflits religieux et manipulations le pays a d’intelligence et de coeur : journalistes, médecins, juges, responsables ethniques "Qu'allons-nous devenir ? politiques, femmes aussi bien qu’hommes. Comme s’il s’agissait de faire table rase par Mike BARRY 3 et d’éliminer un des atouts du régime actuel, la liberté d’expression, pour mieux L'Afghanistan, imposer une dictature. parent pauvre de la recherche Le poème que nous publions en page de couverture, écrit pourtant par un en- par Jean-Pierre PERRIN 14 fant, en dit long sur l’état d’esprit de beaucoup d’Afghans. Nous n’avons plus le choix qu’entre fuir ou mourir. Le texte que Mike Barry a bien voulu nous confier, Société certes pas toujours diplomatique et dont Les nouvelles d’Afghanistan n’épousent De nouveaux visages pas nécessairement toutes les positions, fait part aussi, dans sa première partie, de par Bérangère HAUER 17 cette désespérance. Il montre ensuite dans quelle impasse les Américains se sont fourvoyés. Les secteurs des médias depuis 2002 La liberté n'est pas donnée, Alors que Trump avec une inconséquence inimaginable a ouvert un boulevard elle s'acquiert aux tâlebân, le chemin vers la paix n’a jamais été aussi étroit. Il doit se faufiler au par Shahir ZAHINE 19 travers de quelques réalités incontournables : - La présence militaire américaine est vouée à disparaître tôt ou tard. Les Afghans Mes compagnons de voyage doivent donc trouver les moyens de se défendre eux-mêmes. Pour quelle raison m'ont sauvé des mains des tâlebân les tâlebân, largement minoritaires, l’emporteraient-ils nécessairement, fût-ce par Nassim IBRAHIMI 24 avec le concours masqué du Pakistan ? L’armée afghane a su jusqu’à présent pallier le départ déjà réalisé de 100 000 soldats américains, pourquoi s’effon- Histoire drerait-elle du jour au lendemain ? Au lieu de la déconsidérer jour après jour il Souvenirs d'une french doctor conviendrait de la conforter. en Afghanistan - La grande faiblesse du gouvernement réside dans la division du monde politique Capucine de Bretagne afghan et dans sa mauvaise image dans l’opinion publique. On oublie tout le tra- par Constance MICALEF MARGAIN 26 vail fait dans le domaine de la santé et de l’éducation, pour ne retenir qu’une cor- ruption hélas bien réelle. Lutter contre ces fléaux est plus que jamais nécessaire. Un thé vert avec - On ne peut pas laisser croire que la seule intransigeance des tâlebân et la capi- Le patrimoine comme arme de paix tulation d’une grande puissance peuvent les amener au pouvoir. Peut-on attendre avec Valéry Freland des autorités européennes d’affirmer clairement qu’un pouvoir ne pourra être par Régis KOETSCHET 30 reconnu s’il n’est pas validé par un processus démocratique ? Il est à peu près clair pour tout le monde que les tâlebân n’obtiendraient jamais une majorité dans des élections libres. C’est bien pour cela qu’ils refusent tout processus électoral. Dernières nouvelles 33 Aussi faut-il les contraindre de se confronter au verdict des urnes. Quand me tueront-ils ? Ceci étant dit, il faut bien en finir avec la guerre et donc donner une place aux par Shah Jahan ADILZAI 40 tâlebân. Et comme la paix nécessite aussi que le Pakistan cesse son soutien logis- tique à l’insurrection, l’Afghanistan ne pourrait-il pas, en échange, offrir de recon- Photo de couverture : naître enfin le tracé de sa frontière avec son voisin ? Qui, à part quelques politiciens, Diverses vues de la société civile et politique n’accepterait de gagner la paix contre un renoncement à un rêve inaccessible ? de l'Afghanistan (voir article pp. 3-13) Mais surtout, un travail aussi gigantesque qu’urgent s’impose. La guerre n’est là que parce que les esprits ne sont pas en paix. Et ceux-ci sont tourmentés parce que jamais n’ont été pansées les blessures du passé. Jamais une commission « Justice Les nouvelles d’Afghanistan et Paix » n’a permis à des victimes de dire ce qu’elles ont vécu. C’est une véritable bénéficient d’une aide financière de l’ambassade de France en Afghanistan politique de la réconciliation qu’il faut inventer en sachant que seules la vérité et une forme douce de justice pourront conduire à une société apaisée. Revue éditée par AFRANE 16, passage de la Main d’Or -75011 Etienne GILLE [email protected] 11 mars 2021 www.afrane.org

2 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique

Entre conflits religieux et manipulations ethniques « Qu’allons-nous devenir ? » par Mike BARRY*

Mike Barry aime l’Afghanistan depuis toujours. Déjà en 1974 il publiait un Petite Planète sur ce pays. Il aime les Afghans et il souffre de leurs souffrances. Il souffre aussi de la politique menée par son pays, les Etats-Unis, qui n’a pas su amener la paix et le développement dans le « Royaume de l’insolence »1. Il souffre et il s’emporte. L’ample analyse qu’il propose aux lecteurs des nouvelles d’Afghanistan mérite d’être méditée.

I - La misère de Kaboul Paris accueillera, le 27 mars 2021, le fils d'Ahmad Shâh Ma tration Trump) : "c'est toujours assez bon pour des Afghans." soud pour y dévoiler une plaque en l'honneur de son père. L'American University of Afghanistan fondée à Kaboul Moment d'amer constat, pour l'Américain que je suis, de en 2006, financée par l'USAID et où j'enseigne depuis 2017, l'étrange amour – gratuit, souvent généreux, parfois hé- paraît pourtant une oasis de verdure dans cet aride paysage roïque – que tant de Français auront porté à l'Afghanistan, de mépris – avec ses jardins arrosés, ses bâtiments propres, alors que les États-Unis s'y engagent dans une guerre directe ses centaines de garçons en jeans ou en pyjama2 traditionnel provoquée par les attentats sur leur propre sol du 11 sep- et ses filles en sages fichus, tous boursiers de toutes les pro- tembre 2001, deux décennies plus tôt, sans se départir d'un vinces, de toutes les ethnies, de toutes les classes sociales, vague mais tenace mépris, tout aussi étrange, pour ce pays et tous enthousiastes pour s'initier en anglais aux affaires et entier, voire pour son peuple.Afghan " good-enough" sera aux sciences du vaste monde : mais désespérés au fond de la l'expression récurrente sous l'Administration Obama trahis- classe où je les aurai tous vus, les yeux écarquillés d'inquié- sant tel dédain - et il s'agissait d'ailleurs encore là d'un gou- tude et la bouche rivée d'un permanent sourire (faux) pour vernement civilisé par rapport à son successeur (l'Adminis- demander poliment, à la fin des cours : Et" maintenant, pro- fesseur, qu'allons-nous devenir?" * Ancien coordinateur de missions humanitaires sur le terrain afghan pour N'étaient guère pour les rassurer les ergotages politiques Médecins du Monde puis les Nations Unies, Michael Barry, né à New York à dégoutter de semaine en semaine des négociations de en 1948, enseigna longtemps les langues et civilisations du Moyen-Orient Doha entre Washington et les tâlebân tout au long de l'année à l'Université de Princeton avant d'occuper depuis 2017 la fonction de pro- fesseur en chef à l'Université américaine de Kaboul. Auteur de nombreux 2020. L'Administration Trump, formation américaine d'ex- ouvrages primés tant en français qu'en anglais, il a été décoré en novembre trême-droite comme chacun sait : la pire depuis celle d'An- 2020 de la Légion d'honneur. drew Johnson à la fin de notre Guerre de Sécession), y cher-

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3 Géopolitique chait (on le sait encore) les plus divers prétextes pour retirer de Kaboul manifestent de temps à autre, sans grande at- ses troupes, afin de séduire son propre électorat d'extrême- tente : "L'État ne nous protège pas !" C'est bien ce que Daech droite, en camouflant verbalement telle reddition militaire à entend leur démontrer. Les employés hazâras de l'université l'extrême-droite de la société afghane soutenue, de surcroît, m'auront sans cesse demandé : "Qu'allons-nous devenir ?" par l'État-major pakistanais et la monarchie saoudienne pas Lové dans sa cuvette montagneuse à 1 800 mètres d’alti- moins réactionnaires. tude, Kaboul grelotte en vitrine de malheur exemplaire, pour- Mme Chéryl Bénard, épouse du principal négociateur de tant à l'aune du malheur planétaire. Les cases des plus misé- l'Administration Trump (le diplomate afghano-américain Zal- rables s’y accrochent aux côteaux rocheux. Plus une maison may Khalîlzâd), était même venue en automne 2019 s'adres- de Kaboul y perche en altitude, plus son loyer en plonge : ser à nos étudiantes dans l'auditorium, en les avertissant car nulle adduction d’eau n’arrose ces hauteurs déshéritées. d'un ton hautain qu'était venu le temps de se prendre elles- Aussi les enfants déguenillés vont-ils la recueillir avec leurs mêmes en main, de promouvoir les droits des femmes dans bidons aux robinets publics de la basse ville, contraints de leur propre société, sans plus attendre de secours extérieur. grimper au retour – une heure d’effort – toutes ces venelles Les filles en chuchotaient d'angoisse à me répéter,- lanci escarpées où ruissellent des eaux usées. nante, la même question, dans le couloir, à la fin de l'allocu- Ces ruelles boueuses et ses masures grises s’enchevêtrent tion : "Et maintenant, professeur, qu'allons-nous devenir ?" en effet jusqu’aux parapets du fleuve-cloaque gorgé de -dé De fait, fin 2020, ces étudiantes et étudiants luttaient chets plastiques. Les îlots d’ordures où broutent les chèvres contre un désespoir à peine camouflé par les politesses émergent d'entre des filets d’eau glaciale – car seule la fonte d’usage - l’étiquette traditionnelle afghane reste aussi céré- des neiges au printemps en gonflera assez le débit pour char- monieuse que la japonaise. Les jeunes gens renouvelaient rier les immondices jusqu’à l’Indus, au Pakistan voisin : en ensuite la rengaine, sans transition, pour affirmer leur dégoût attendant la décrue d’été, avec son retour des accumulations de la corruption de leurs dirigeants, leur méfiance envers les d’ordures et des menaces de choléra pour aggraver celles du volte-face politiques occidentales, leur crainte des visées coronavirus. Accroupis sous les ponts, emmitouflés de châles, pakistanaises sur leur sol, leur terreur des attentats urbains les groupes de désespérés se chauffent autour des feux de incessants à frapper quiconque n’importe où, n’importe pneus en s’échangeant leurs seringues d’héroïne. Il est vrai quand – et leur obstination viscérale à trouver n’importe que le pavot, lourdement cultivé dans le sud afghan, raffiné quel chemin viable pour fuir Kaboul au plus vite et gagner la au Pakistan voisin, finance richement l'effort de guerre des sécurité de l’étranger. Bref, pour abandonner à jamais leur sol tâlebân qui tous les jours infiltrent et tuent dans Kaboul. natal, désormais perçu sans avenir : abandonné par le mépris Ce fleuve de Kaboul constitue toutefois le scandale cen- américain. "Qu'allons-nous devenir ?" tral, voire l'illustration presque poignante de l'incurie deve- Ce mépris devient, il est vrai, palpable, voire reniflable, nue quasi-aberrante de l'occupation américaine : soit la dès la sortie de nos murs. Entre les miradors qui nous pro- vignette d'une corruption généralisée, symptôme de désin- tègent depuis l'attentat des tâlebân contre notre université tégration sociale.Tous les jours, aura noté crûment le journal au printemps de 2016, les striures de pollution, d'un gris même des troupes des États-Unis, dans le numéro de Stars très sombre, barrent l'horizon des montagnes enneigées, and Stripes daté du 12 septembre 2020, l'Ambassade améri- long nuage en suspension constante sur la cité. Cette poisse caine et le quartier-général de l'OTAN auront déversé 79 493 s’épaissit en hiver quand monte la fumée des pneus et des litres (21 000 gallons) du liquide de leurs propres latrines, sachets plastiques : car les pauvres n’ont d’autre chauffage. ajoutés au 45 424 litres (12 000 gallons) suintant des troupes De la fenêtre barrée de ma chambre, j’aperçois aussi toujours internationales cantonnées près de la cité, dans cet égout à ces deux grosses montgolfières de surveillance militaire flot- ciel ouvert qui fend comme une blessure toute la capitale ter dans la brume grise, amarrées au sol par de solides câbles afghane. Plus exactement, les autorités américaines auront d’acier, pour y photographier tout mouvement suspect. sous-traité – sans surveillance – l'évacuation de leurs déchets Vingt ans après l’intervention militaire américaine en Af- par l'entremise d'une entreprise afghane, Makrorayon Waste ghanistan pour en chasser les tâlebân ou “séminaristes cora- Water Treatment, laquelle s'est contentée d'engranger la lar- niques” accusés d’avoir abrité les responsables des tueries gesse étrangère tout en déversant, sans les traiter, les eaux à New York et Washington du 11 septembre 2001, la capi- usées étrangères dans le fleuve de leurs concitoyens. tale afghane en principe “libérée” s’enlise toujours dans sa Pour citer le propre Président Trump (entendu par l'offi- corruption politique (pas d’impôts réguliers, les détourne- cier Guy Snodgrass dans Holding the Line: Inside Trump's Pen- ments des assistances étrangères les relaient), sa peur. Les tagon with Secretary Mattis, New York 2019) devant ses offi- “séminaristes” tiennent la campagne environnante, infiltrent ciers interloqués au sein du haut commandement militaire les villes, quadrillent le pays de leur administration parallèle. américain, réunis devant lui à Washington le 18 janvier 2018: Daech, surgi dans l’est afghan depuis quelque quatre années, "Seriously, who gives a shit about Afghanistan?"3 les concurrence jusque dans les rues de Kaboul avec des atro- cités accrues, en y ciblant de préférence la minorité hazâra : Avant de quitter Kaboul à la fin de l'hiver 2020 passé le terrorisme antichiite étant devenu la spécialité de l'"État (contraint d'y assurer désormais mes cours par télétransmis- islamique" sunnite pour accabler l'ethnie la plus vulnérable sion, COVID oblige), je méditais de ma fenêtre, par-dessus la tout en frappant les autres d'effroi. Les boutiquiers hazâras frise barbelée de nos murs, l'horizon des crêtes enneigées de

4 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique l’Hindou-Kouch, à surgir de la grisaille urbaine aussi pures – j’en distinguais d'ici un très haut col entre deux sommets - que jamais à en étinceler sous un ciel d’émail : l’Afghanistan par les armées d’Alexandre lors du dur hiver de 329 avant d’autrefois. Je préparais à ma table de travail mon dernier Jésus-Christ. Mais l’heure est-elle à pareilles rêveries en hiver cours du jour sur le franchissement de ces mêmes montagnes 2021 ? Après le dégoût, s'impose l'analyse de la colère froide.

II - Négativités et contradictions impériales en Afghanistan, de l'Angleterre victorienne à l'Union soviétique et aux États-Unis

La misère révèle. L'échec occidental en Afghanistan reste mais avant tout veut s'en assurer l'espace à titre purement celui d'une civilisation, la nôtre. défensif. La coalition de démocraties libérales occidentales, conduite La puissance occupante peut certes afficher publique- par les États-Unis, s'était engouffrée dans ces montagnes ment son intention d'y contribuer aux progrès humanitaires d'Asie Centrale en novembre 2001, pour interdire à toute – depuis les bienfaits du socialisme à la soviétique jusqu'aux cette rocaille de servir de sanctuaire imprenable au groupe apports du prospère libéralisme américain - dans le souci de "islamiste" qui entendait s'en faire une base – car c'est là bien séduire l'opinion internationale et celle, interne, du pays en- le sens du mot al-Qâida qu'abritaient les tâlebân – pour en vahi. Mais telle bienveillance ne s'avère jamais la priorité de déclencher, invulnérable, sa terreur internationale. la puissance occupante. Deux décennies plus tard, l'Administration Trump, au cré- Mais les mots humanitaires restent dits, à en cingler mo- puscule de son mandat en janvier 2021, réduisait sa présence ralement l'occupant défait par la suite. Au moment de justi- armée, apparemment vaincue, à un reliquat de 2 500 effec- fier l'invasion anglo-indienne de Kaboul en 1839, première tifs (les autres troupes de l'OTAN en comptaient cependant de la série des invasions modernes, le Manifeste de Simla qui encore 10 000), en échange d'une promesse toute formelle déclarait la guerre à l'émir Dôst-Mohammad pour le rempla- (et impossible à imposer) de la part de ces mêmes tâlebân cer par le protégé anglais Shâh Shodjâ`, et promulgué par de rompre désormais avec al-Qâida et Daech : c'est-àdire le les autorités britanniques en Inde le 1er octobre 1838, sou- droit éventuel de river derechef, sur une société afghane ren- lignait : due exsangue, leur propre code de valeurs farouches, Wash- "Sa Majesté le Shâh Shodjâ`-ol-Molk entrera en Afgha- ington ne s'en souciant manifestement plus, en s'engageant nistan entouré de ses propres troupes, et y sera soutenu toutefois d'empêcher leur sol afghan de servir de base future contre les interférences étrangères et les factieuses par contre les États-Unis. une armée britannique. Le Gouverneur-Général caresse Les valeurs occidentales de démocratie, de droits des l'espoir avec confiance que le Shâh s'y verra rapidement femmes, de liberté de parole et tout le reste pour le bonheur replacé sur son trône par ses propres sujets et adhérents, du peuple afghan, prônées américaines par excellence lors et qu'une fois [ce souverain] assuré de son pouvoir, et de l'invasion de novembre 2001 par l'Administration George l'indépendance et l'intégrité de l'Afghanistan établies, W. Bush, devenaient-elles non avenues pour l'Administration l'armée britannique s'en retirera. Le Gouverneur-Général de Donald J. Trump au moment de retirer la moitié des der- s'est vu contraint de prendre ces mesures par le devoir qui niers effectifs en janvier 2021 ? lui incombe de veiller à la sécurité des possessions de la Soyons justes. Par son approche grossière de la diploma- Couronne britannique ; mais il se réjouit, en accomplissant tie, l'Administration Trump aura aussi simplifié de manière ce devoir, de l'occasion qui lui est offerte de contribuer à roide, mais avec la netteté claire des caricatures, l'attitude restaurer l'union et la prospérité du peuple afghan."4 fondamentale de Washington vis-à-vis de l'Afghanistan – ap- Mots rédigés hier, mutatis mutandis, par les Soviétiques proche semblable d'ailleurs à celle des deux précédents en- installant Kârmal au pouvoir en 1979 ou par la coalition occi- vahisseurs du pays, Anglo- Indiens au XIXe siècle, Soviétiques dentale plaçant Karzaï en 2001 ? du XXe : Négatives, les deux interventions britanniques à Kaboul L'Afghanistan moderne est un terrain négatif, non pas en 1839-1842 et 1878- 1880, pour empêcher le glissement convoité pour ses ressources, mais un espace à neutraliser : du royaume afghan dans la sphère d'influence impériale c'est-à-dire à envahir afin de l'interdire militairement à toute russe : deux échecs militaires rattrapés ensuite, cependant, puissance ou force politique jugée, au moment donné de par la brillante diplomatie de Londres alors. l'invasion, insupportablement hostile à la puissance envahis- Négative encore, l'invasion de Kaboul par l'Armée Rouge sante. en 1979-1989, pour prévenir l'effondrement du gouverne- Pour Calcutta, Moscou, Washington, en attendant Islâmâ- ment communiste afghan dont Moscou redoutait l'effet de bâd, l'Afghanistan successivement occupé de 1839 à 2001 contagion délétère sur l'ensemble de l'empire soviétique - aura toujours représenté une colonie stratégique. crainte au demeurant amplement confirmée. Une colonie stratégique se distingue d'une colonie d'ex- Négative toujours, en 1979-1989, l'assistance armée ploitation économique. L'occupant n'y cherche guère à en américaine fournie, à travers les canaux du Pakistan, aux développer l'infrastructure pour en espérer des revenus, combattants antisoviétiques afghans - ceux du moins choisis

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 5 Géopolitique par Islâmâbâd -, pour affaiblir ou même contraindre l'Armée aussi "dur", vis-à-vis du Tsar, que le parti desTories ne cessant Rouge au retrait. de protester contre la mollesse du gouvernement libéral face Négative bien sûr, l'occupation américaine depuis 2001, aux empiètements russes au Moyen-Orient. Pourtant ce sont pour priver al-Qâ`ida et ses émules de leur sanctuaire afghan bien les Conservateurs ou Tories de Lord Peel, une fois élus – opération au succès devenu plus qu'incertain. en 1841, qui mirent fin au conflit en 1842. Négatif enfin, le soutien du Pakistan aux tâlebân d'au- En revanche, les Conservateurs de Lord Disraeli lancèrent jourd'hui, non pas tant pour entraver la puissance américaine la Seconde Guerre anglo-afghane de 1878, toujours pour dans la région, qu'afin d'empêcher toute résurrection viable barrer le même chemin des Indes aux Russes : confrontation d'un État afghan qui serait de nouveau, autonome, en mesure armée à laquelle ce furent les Libéraux de Gladstone à mettre comme avant 1979 de s'allier à l'Inde en poussant ses reven- un terme en 1880. dications territoriales irrédentistes contre Islâmâbâd : longue Pareil jeu de bascule aux États-Unis : le durcissement de subversion pakistanaise jusqu'à présent plutôt réussie. la réaction américaine contre les envahisseurs soviétiques Sous telle inondation continue d'entreprises impériales en Afghanistan débuta sous l'Administration du Démocrate négatives pendant deux siècles, guère étonnant d'y voir som- Carter dès 1979, se poursuivit sous le Républicain Reagan de brer la nation afghane. 1981 à 1988 ; l'opération militaire contre lestâlebân décidée en 2001 par le Républicain George W. Bush s'est vue relayée Comparons toutefois plus finement ces négativités impé- dès 2009 – fût-ce à contrecoeur – par le Démocrate Barack riales. Obama qui porta les effectifs jusqu'à 130 000 soldats sur le Les ressemblances restent les plus claires, donc s'éclaire, terrain en 2011 avant de les réduire dès 2012. entre les équipées afghanes britanniques d'autrefois, l'amé- Si le "Républicain" préconisait un retrait ricaine d'aujourd'hui. total qu'il espérait parachever, une fois réélu, en mai 2021, L'observateur en tirera les règles qui s'appliquent aussi, le Démocrate Biden en a interrompu le repli dès son entrée partiellement, aux opérations menées sur le même terrain en fonctions le 20 janvier 2021, pour examiner la situation afghan par des voisins autoritaires ou despotiques : l'URSS réelle, avant de se voir à son tour probablement contraint, des années 1980, le Pakistan depuis. comme le Démocrate Obama avant lui – par la logique Il faut être Américain singulièrement provincial pour cruelle du terrain – de renforcer de nouveau le corps expédi- s'aveugler sur l'évidente continuité de notre civilisation poli- tionnaire américain à Kaboul. tique "anglo-saxonne" (comme disent les Français) d'une rive Colonie stratégique à répétition, l'Afghanistan concerne à l'autre de l'Atlantique, semblable à la parenté culturelle donc un territoire dépourvu d'enjeux économiques impor- antique entre Athènes et Syracuse fussent-elles rivales, au tants pour ses envahisseurs modernes, néanmoins considéré transfert du pouvoir de Rome à Byzance ou entre Damas et utile, voire vital, pour y assurer des impératifs de défense – Bagdad aux débuts de l'ère médiévale. du moins lors de la conjoncture régionale ou mondiale au Londres au XIXe siècle, Washington au XXe et début XXIe, moment donné. auront conduit des entreprises impériales très similaires, La crainte, intolérable, d'une influence russe menaçant qualifiables de démocratiques" " : en Afghanistan comme ail- de s'avérer durable à Kaboul au XIXe et XXe siècles, puis d'une leurs. implantation tenace d'al-Qâ`ida au tournant du XXIe, aura Une initiative militaire lancée par une démocratie impé- dicté toutes les successives interventions des démocraties riale en terrain lointain demeure étroitement sujette, à impériales anglo-saxonnes, britanniques ou américaines, sur Londres puis à Washington, aux alternances du pouvoir entre le terrain afghan. partis rivaux, lesquelles quêtent à dates régulières l'approba- Une expédition coloniale stratégique représente pour tion de leurs électeurs métropolitains. une démocratie impériale un investissement à lourds fonds Importe peu l'identité nominale de ces partis dominants perdus – rentabilisables seulement en termes d'une essen- qui alternent dans les deux grandes démocraties impériales tiellesécurité à y gagner. qu'auront été Londres puis Washington : Libéraux ou Conser- Promouvoir une guerre stratégique lointaine n'est pas vateurs, Démocrates ou Républicains (du moins jusqu'à la électoralement très payant en métropole. Le parti au pou- dérive fascisante des Républicains américains à partir de voir, qui se résout à entreprendre une telle guerre, doit donc 2016) - ont en réalité peu d'incidence sur le déroulement des réunir, face à ses électeurs contribuables, les conditions sui- opérations guerrières. vantes : C'est la double pression des élections récurrentes en - Définir pour le public métropolitain le caractère abso- métropole, des événements militaires sur le terrain, qui lument vital de l'expédition pour la sécurité de la métropole interpelle, et infléchit, la politique du protagoniste guerrier elle-même – fût-ce au moyen de grossières simplifications de du moment : Conservateur ou Libéral, Républicain ou Démo- propagande. crate, à Londres comme à Washington. - Rappeler la haute vocation humanitaire de l'expédition, Le parti au pouvoir à Londres s'affichait ainsi Libéral lors du laquelle apportera un degré de civilisation supérieure à une cabinet de Lord Melbourne qui déclencha la Première Guerre contrée supposée barbare. anglo-afghane en 1838 : pour prouver aux Conservateurs de - S'assurer au départ d'une supériorité technologique mi- l'opposition combien un Whig comme lui savait se montrer litaire écrasante, pour pulvériser toute éventuelle opposition

6 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique locale. - Si la collaboration locale avec l'occupant s'avère être - Affirmer que l'opération sera très, très rapide, dès lors inefficace, corrompue, donc par trop impopulaire. moins coûteuse. - Si en effet la collaboration locale, pas assez sûre de la - N'expédier qu'une troupe professionnelle, donc volon- durée de l'occupation, cherche à en profiter dans le très taire, et surtout très réduite car elle dispose d'armements court terme en détournant à son profit le maximum de fonds écrasants, et en évitant soigneusement d'envoyer des contin- fournis par l'occupant. gents tirés de l’électorat métropolitain. - Si la collaboration locale joue l'avenir à pile ou face, en - Car le public métropolitain saluera l'héroïsme de ménageant ses contacts avec l'opposition locale ; l'occupant quelques professionnels métropolitains tués sur le terrain, ne sait plus sur quel collaborateur local vraiment compter. mais ne tolérera jamais longtemps trop de pertes causées à - Spécialité des guérillas afghanes depuis près de deux des troupes métropolitaines expédiées de force pour renfor- siècles : créer une terre brûlée humaine autour de l'occupant, cer le noyau professionnel en cas d'échec. en intimidant ou en assassinant tout collaborateur véritable. - Le public métropolitain applaudira en effet une opéra- En se prolongeant ainsi, la guerre devient coûteuse, dé- tion rapidement victorieuse, peu coûteuse en vies métropo- mentant les pronostics illusoires du gouvernement métropo- litaines, fût-ce au prix de milliers de pertes parmi les forces litain qui l'aura enclenchée. Alors : locales alliées ou dans l'opposition. - L'opposition politique métropolitaine relèvera la tête, - En dehors donc des protestations de rares voix huma- dénoncera l'incompétence gouvernement, son gâchis des nitaires en métropole, les nouvelles de milliers de pertes de fonds publics, sa mise en péril de nos braves soldats (les ressortissants autochtones seront accueillies par l'opinion pertes des gens du pays ne seront mentionnées qu'en deu- publique métropolitaine avec indifférence. xième lieu, voire peu.) - Dans les premiers temps de la guerre, le parti métropo- - Le gouvernement rétorquera en cherchant à conclure litain au pouvoir muselle l'opposition politique en se drapant rapidement la guerre, de patriotisme, pour accuser toute critique de porter atteinte a) soit en expédiant des renforts pour la gagner enfin – à l'honneur de la patrie, à la sécurité de nos braves militaires mais c'est une mesure qui risque une impopularité croissante sur le lointain terrain, etc. en métropole ; - Une fois les premières opérations militaires réussies, b) soit en négociant son retrait avec l'opposition locale et la résistance locale balayée, l'expédition devra cependant (fût-ce au sacrifice du gouvernement local collaborateur), très vite rétablir une administration locale pour lui servir de avec la seule exigence que telle opposition locale n'engagera relais, avec un nombre adéquat de fonctionnaires civils, de pas, ou plus, des activités hostiles envers la sécurité globale soldats et de policiers du pays recrutés, afin de maintenir le de la puissance occupante, désormais en position de repli ; nouvel ordre. c) complication supplémentaire : le gouvernement- mé - Ces relais locaux coûteront moins cher, d'évidence, que tropolitain qui a déclenché la guerre perd sa majorité au mi- des professionnels métropolitains dépêchés : avantage éco- lieu des négociations entamées ; son successeur les reprend. nomique. À ces gens du pays, aussi, d'essuyer le gros des Telles se seront déroulées avec une régularité de métro- pertes, si les opérations militaires continuent - car après tout, nome les opérations coloniales des diverses puissances im- it's their country, c'est leur pays. périales démocratiques, dont celles actives en Afghanistan - Telles conditions couronnées de succès, si elles- per de 1838-1842 à nos jours. durent, assurent la continuité d'une occupation largement La variante impériale autoritaire de la Russie tsariste au relayée par une efficace collaboration locale qui y trouve -suf Caucase et en Asie Centrale au XIXe siècle, ou de l'URSS à fisamment d'intérêt. Kaboul en 1979-1989, s'est vue fondée sur un régime libre Ces conditions se transforment toutefois comme les d'expédier ses troupes sans opposition parlementaire -pos mosaïques multicolores d'un kaléidoscope si, en revanche, sible. l'occupation s'enlise dans un interminable semiéchec, de la Mais même dans l'Union soviétique finissante de l'ère sorte : Gorbatchev, à partir de 1985, le chiffre toujours plus élevé - Si une grosse résistance locale s'obstine, se dérobe, se des pertes russes, et l'impossibilité d'asseoir un régime pro- durcit, perdure, en interminable guerre d'escarmouches et russe stable en Afghanistan auront contraint le retrait de d'embuscades. l'Armée Rouge en 1989

III - L'enchevêtrement afghano-pakistanais et sa dimension "islamique"

Mais une complication afghane accrue s'ajoute aux conflits L'URSS de Leonid Brejnev s'engageait dans son aventure de Kaboul depuis 1978-1979 et en aggrave l'enjeu plané- afghane en 1979 pour enrayer la décomposition du régime taire : l'idéologique, notamment l'islamique. communiste local de Kaboul. La dimension islamique des conflits afghans actuels en a Mais l'opposition ocalel , en se réclamant de l'Islam, s'arc- fait éclater le schéma colonial conventionnel ci-dessus. boutait sur une contestation idéologique autrement plus

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 7 Géopolitique puissante que celle d'un marxisme soviétisé en pleine déca- la présence américaine dans la région, mais, surtout, dénon- dence intellectuelle, planté en terre conservatrice afghane. çait de surcroît le régime saoudien pour son inféodation aux L'histoire culturelle moderne de l'Islam est celle, en effet, intérêts pétroliers et stratégiques de Washington. Le nou- d'une longue humiliation, cuisante, soldée par une domina- vel Iran proclamait dès 1979 son soutien à toutes les forces tion européenne presque totale de toutes les terres musul- islamistes radicales à l'intérieur du royaume saoudien qui manes, du Maroc à l'Indonésie, à la fin de la Première Guerre chercheraient à en renverser la monarchie, depuis les mino- Mondiale. Les troupes britanniques en 1919 occupaient rités contestataires chiites sur la plage du Golfe, jusqu'aux même Istanbul et Téhéran. Dans le panorama de ce désastre, militants sunnites qui s'emparèrent brièvement en automne seul l'Afghanistan survivait, royaume vassal de l'Inde anglaise 1979 de la Grande Mosquée de la Mecque – la maison de sans doute, mais néanmoins formellement indépendant – Saoûd n'étant plus digne, selon la propagande de Téhéran, indépendance victorieusement défendue par ses armes en d'être Gardienne des Lieux Saints. 1842 et en 1879. La monarchie sunnite saoudienne réagit en flétrissant S’exprimant du sein d’une civilisation qui valorise forte- aussitôt le nouveau régime de Téhéran de chiite, donc d'héré- ment le courage et le martyre du guerrier, l'opinion musul- tique – pour en bloquer la propagande en terre d'Islam sun- mane planétaire aura prodigué son admiration pour les trois nite et donc en restreindre la portée aux seules populations principaux exploits guerriers grâce auxquels, au cours du XXe chiites. siècle, trois nations musulmanes recouvraient leur indépen- Alors même que les Soviétiques envahissaient l'Afghanis- dance – non pas octroyée, mais arrachée au prix du sang : tan le 27 décembre, Washington et Riyad au crépuscule de la Turquie en 1923, l'Algérie en 1962, enfin l'Afghanistan en l'an 1979 resserrèrent leur alliance, dans l'espoir d'endiguer, 1989. par la récupération et l'encouragement partout des mouve- La Turquie et l'Algérie, toutefois, s'orientaient vers une ments sunnites les plus radicaux, donc les plus anti-chiites, laïcité absolue prônant un nationalisme laïc – option aussi tout dangereux débordement du rayonnement iranien à tra- des dirigeants princiers afghans de 1919 à 1978. Seul l'Afgha- vers la zone entière. nistan insurgé des années 1979-1989 se réclamait ouverte- Cette politique dedouble endiguement idéologique saou- ment de la bannière de l'Islam en tant que tel. La victoire sur do-américain, appuyée sur le sunnisme radical, aura visé, de l'Armée Rouge fut donc celle de réels modjâhedîn, de com- 1979 à 1989, à contenir à la fois l'influence de Moscou et de battants-saints, sur les mécréants soviétiques. Téhéran – et depuis 1989, de l'Iran surtout. Pour les mouvances islamistes mondiales, la guerre so- La légèreté idéologique de Washington laisse songeur : viéto afghane en devenait dès lors le théâtre cosmique d'un ainsi donc une démocratie impériale occidentale s'est-elle affrontement entre les forces du Mal et celles du Bien. impliquée dans la guerre sectaire d'une autre civilisation reli- Le mouvement islamiste moderne, apparu aux lende- gieuse, en contribuant à attiser la haine des sunnites contre mains de la Première Guerre Mondiale avec la fondation les chiites – rancune pourtant assoupie depuis les conflits du Parti des Frères Musulmans au Caire en 1927, s'allia vite régionaux entre Ottomans sunnites et Séfévides chiites aux idéologiquement au régime fondamentaliste saoudien pour XVIe et XVIIe siècles. dénoncer le nationalisme laïc et préconiser le rétablissement Mais un regard attentif, s'en glaçât-il d'effroi, -posé au intégral de la Loi coranique, condition absolue, presque mes- jourd'hui sur les pays qui entourent l'Iran avec des popula- sianique et millénariste, d'un retour de la grandeur passée de tions tant sunnites que chiites, constate le complet désastre la condition musulmane. sectaire et humanitaire qui les déchire tous, sans exception : En dehors de Riyad, les partis islamistes vécurent une conséquence de la guerre d'influence que s'y livrent depuis longue opposition politique face aux courants laïcs et natio- deux générations, soit depuis 1979, Riyad et Téhéran :du nalistes dominants pendant la plus grande partie du XXe Liban à la Syrie, de l'Irak au Yémen – et à l'est des confins siècle. iraniens, l'espace meurtri afghano-pakistanais. En revanche, le Pakistan, érigé sur les ruines de l'Empire La tragédie afghane appartient aussi à cette catastrophe britannique des Indes en 1947, se réclama, dès sa fondation, sectaire plus large, qui la dépasse mais l’éclabousse de sang : de l'islamisme, et en appuyant le trait surtout après la poli- désastre d'une civilisation religieuse qui, pour Kaboul, passe tique d'islamisation de toute la législation du pays décrétée avant tout par Islâmâbâd, "la cité de l'Islam." par le régime du général Zia-ol-Haq à partir de 1977. La révo- C'est en réalité depuis trois-quarts de siècle que Kaboul lution islamique de Téhéran portait à son tour au pouvoir, en et Islâmâbâd s'entraînent une spirale toujours plus mortifère 1979, une sorte de branche chiite de l'idéologie des Frères pour chacun. Musulmans. En émergeant de l'effondrement de l'Empire britannique L'invasion soviétique de Kaboul le 27 décembre 1979 des Indes en 1947, le Pakistan découvrait avec stupeur qu'un éclata donc en pleine crise islamiste mondiale, et l'aggrava. seul pays au monde votait contre son accès aux Nations Téhéran révolutionnaire – carâyatollâh l' Khomeynî en- Unies : le royaume alors officiellement neutraliste d'Afgha- tendait surmonter l'ancien clivage sectaire entre chiites et nistan. Kaboul irrédentiste, réclamait la rétrocession – ou du sunnites en lançant son appel à la fois contre la corruption moins l'autodétermination - des territoires frontaliers autre- de Riyad et face à l'impérialisme de Washington à tous les fois afghans annexés, en 1893, par les Britanniques, le long musulmans du globe - contestait sans doute la légitimité de des confins dits de la "Ligne Durand" - du nom du fonction-

8 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique naire colonial anglais, Sir Mortimer Durand, qui d'abord la capitale américaine. En vain. Le Secrétaire d'État de l'époque, traça : Ligne qui sectionnait en deux l'ethnie pachtoune. John Foster Dulles, refusa de recevoir son homologue afghan, Le Pakistan refusa cette rétrocession territoriale. en lui intimant en janvier 1954 sa réponse négative à travers Or Moscou et New Delhi soutinrent diplomatiquement la un simple et bref billet - dont copie fut enfin communiquée le revendication irrédentiste afghane aux dépens du Pakistan. 12 décembre 1976, par le prince Naîm lui-même, à un ancien Le Pakistan s'allia donc aux États-Unis, car Washington se ré- ambassadeur des États-Unis à Kaboul, Leon Poullada, venu jouissait d'armer ce long et très peuplé pays, étendu depuis enquêter sur la dégradation passée des relations afghano- les plus hautes cimes de l'Asie Centrale – d'où mieux surveil- américaines : ler l'URSS - jusqu'à l'embouchure du Golfe. "Après soigneuse considération, [il nous apparaît] qu' Le véritable transfert des pouvoirs stratégiques régionaux étendre une assistance armée à l'Afghanistan créerait de Londres à Washington, au lendemain du retrait britan- des problèmes nullement compensés par la force que telle nique des Indes, suivi du partage immédiat du sous-conti- assistance générerait. Au lieu de quémander des armes, nent entre l'Inde laïque et neutraliste de Jawaharlal Nehru, l'Afghanistan devrait régler son différend sur le Pachtou- et le Pakistan islamique de Mohammad `Alî Jinnah le 15 août nistan avec le Pakistan." 1947, s'est vu amplement documenté, entre autres, par l'ac- Pire, allait apprendre l'ambassadeur Poullada, le Secré- tuel chercheur indien Narendra Singh Sarila (The Shadow of taire d'État Dulles avait trahi aussitôt la réserve diplomatique the Great Game: The Untold Story of India’s Partition, New de rigueur, pour partager ce texte avec l'Ambassade pakista- Delhi 2005.) naise à Washington. Pire encore, le gouvernement afghan de Cet érudit a repéré les citations-clef où transparaît toute l'époque en eut vent. l'inquiétude des officiers britanniques du temps à constater La régence dictatoriale du Prince Daoud, cousin du roi l'inclination philo-soviétique toujours plus prononcée de la Zâher et Premier Ministre alors tout-puissant, laïc nationa- nouvelle Inde de Nehru, mais rassurés, du moins, de voir liste animé des plus vifs ressentiments antipakistanais car l'essentiel du dispositif militaire et des bases stratégiques de irrédentiste pachtoun acharné, en tira la fatale conséquence. l'ancien Empire des Indes resté sur le territoire du nouveau Repoussé par Washington, Kaboul accepta dès lors l'offre de Pakistan – ce dont ils avertirent bien entendu leurs homolo- Moscou, en 1955, d’équiper, de former, de financer toute gues du Haut Commandement américain : l'armée afghane – dans le respect formel proclamé, bien sûr, Air Marshal Tedder, Royal Air Force Chief of Staff : Nous" de la stricte neutralité internationale du pays, hautement avions l' exigence de [préserver] certaines facilités straté- affirmé, bien sûr, par la diplomatie soviétique du temps. giques en Inde, si petites fussent-elles. En garder quelques- Vingt-trois ans plus tard, le 27 avril 1978, les officiers com- unes vaudrait toujours mieux que rien." munistes afghans, formés par leurs conseillers soviétiques, Field Marshal Montgomery, British Army Chief of Staff:Du " s'emparaient du pouvoir à Kaboul, dans un coup d'État dont point de vue plus large de la stratégie du Commonwealth, les retombées sanglantes dans la région n'ont plus cessé. il s'agirait d'un atout immense si le Pakistan, et tout par- ticulièrement sa province du Nord-Ouest, demeurait au Le Pakistan depuis sa naissance en 1947 ne s'est jamais sein du Commonwealth. Les bases, les aérodromes et les délesté de sa vision d'un Afghanistan "neutraliste" en prin- ports du nord-ouest des Indes n'auraient pas de prix pour cipe, mais en pratique hostile, dangereux, obstiné à démem- la défense du Commonwealth." brer son voisin oriental d'une partie du légitime territoire Report of the Chiefs of Staff of the British Army, Navy and de celui-ci légué par les Britanniques, vecteur d'influences Air Force : soviétiques de 1947 à 1991, et partenaire diplomatique de "L'aire du Pakistan est stratégiquement la plus importante l'Inde depuis toujours. du continent indien, aussi la majorité de nos exigences La riposte pakistanaise contre Kaboul s'est donc organi- stratégiques se verrait-elle satisfaite ... à travers un ac- sée en quatre grands temps. cord avec le seul Pakistan." 1) D'abord, de 1947 à 1975, le Pakistan s'est appliqué Les Américains se hâtèrent donc après 1947 de renfor- à intégrer les territoires frontaliers contestés toujours plus cer le Pakistan face aux menaces perçues des Soviétiques étroitement dans son économie, pour y prévenir toute ulté- dans la région, appuyés par leur partenaire si complaisant de rieure tentative irrédentiste afghane appuyée tant par l'Inde l'époque, l'Inde neutraliste de Nehru. que par l'URSS. Cependant, désormais alliés du Pakistan, les Américains 2) Puis, en 1975, le régime en principe libéral du Premier se voyaient à leur tour impliqués dans le différend frontalier Ministre pakistanais `Alî Bhutto choisit de soutenir -désor opposant le Pakistan à Kaboul. Washington trancha. Pour mais une contestation islamiste afghane contre le régime du complaire aux Pakistanais, les Américains repoussèrent en Prince Dâoûd (devenu Président à vie d'une République d'Af- 1954 la demande du gouvernement afghan d'adhérer à son ghanistan proclamée en 1973), dans l'espoir que ces oppo- tour à l'alliance occidentale se protéger, bien sûr, d'un voisin sants intérieurs islamistes une fois au pouvoir corrigeraient oriental désormais surarmé. la dérive soviétisante de Kaboul, renonceraient aux reven- Le rejet par Washington en fut même insultant. Kaboul dications irrédentistes contre le Pakistan, et appuieraient le dépêcha jusqu'à son ministre des Affaires étrangères, le Pakistan contre l'Inde. prince Naîm, quémander une audience et une alliance dans la L'insurrection islamiste de 1975 contre Dâoûd échoua (le

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 9 Géopolitique jeune Massoud y participa par idéalisme et en apprit long sur phique pakistanais afin de s'assurer son accès au Golfe), pour les manoeuvres pakistanaises), mais cristallisa la stratégie de- déclencher massivement cette opération contre un gouver- venue permanente du Pakistan vis-à-vis de son voisin afghan nement de Kaboul désormais ouvertement communiste. jusqu'à nos jours : Les bouleversements de l'année 1979 à travers la région a) Appuyer durablement les contestations islamistes entière – notamment la guerre d'influence grandissante afghanes, idéologiquement arrimées de près aux formations entre Riyad et Téhéran – injectèrent cependant des éléments islamistes pakistanaises, contre les gouvernements laïcs de toujours plus "islamistes", dans la stratégie afghane pakista- Kaboul ; naise : b) Fournir asile sur sol pakistanais, avec une assistance a) La dictature du général Ziâ s'aligna sur Riyad contre très conséquente tant logistique que financière et militaire, Téhéran en s'affirmant, non seulement "islamique", mais aux formations islamistes afghanes ; sunnite, et même sunnite de tendance toujours plus saou- c) Favoriser les islamistes afghans pachtouns, aux dépens dienne ou wahhâbite, à en ouvrir tout son territoire aux mis- des Tâdjîks ou autres ethnies, pour gagner les faveurs de sionnaires wahhâbites saoudiens, pour y faire pièce à toute l'ethnie pachtoune en Afghanistan et neutraliser ainsi son influence iranienne : au risque pleinement accepté de margi- irrédentisme historique envers Islâmâbâd ; naliser la grosse minorité chiite pakistanaise, laquelle forme d) Néanmoins diviser toujours cette contestation isla- au moins un cinquième du pays. Les attentats d'inspiration miste afghane, en en irriguant financièrement plusieurs wahhâbite achèvent depuis lors d'y assécher par la terreur partis, afin d'entraver leur unification ou leur coalition trop tous les anciens courants spirituels de la riche civilisation étroite qui pourrait devenir éventuellement trop puissante et indo-musulmane, dont notamment ses écoles soufies. dangereuse à son tour – le Pakistan devant rester le maître b) Ce tournant anti-chiite pakistanais aura permis à Islâ- absolu de ce jeu politique en y exaspérant les rivalités ; mâbâd tout au long des années 1979-1989 de se poser en e) En armant les insurrections continues desdits islamistes garant de la sécurité géopolitique régionale tant américaine afghans, contribuer à rendre Kaboul incapable de contrôler que saoudienne : en canalisant les ressources militaires et fi- son propre sol national ; nancières consenties par Washington et Riyad vers les seules f) Le cas échéant, porter une faction islamiste afghane au formations islamistes sunnites afghanes les plus intensément pouvoir à Kaboul, dans le but d'y démanteler, sous camou- radicales sur le terrain de la guérilla, les services de rensei- flage "islamique", toutes les structures nationales de l'État gnements – l'Inter-Services Intelligence Directorate (ISI) – de afghan, progressivement mises en place depuis la déclara- l'État-major du Pakistan s'en assuraient la suzeraineté. tion d'indépendance complète du royaume par rapport aux De la sorte, Kaboul communiste devait se trouver consi- Britanniques en 1919, et avec l'octroi de sa première Consti- dérablement gêné pour contrôler son territoire. tution d'esprit très moderne en 1923 : Et, en cas de recul soviétique, un Afghanistan post-com- - en y promouvant la supériorité des seuls Pachtouns (en- muniste, dominé par des islamistes sunnites étroitement viron 40 %) contre toutes les autres ethnies, dépendants du Pakistan, ne risquerait plus jamais de renouer - et des seuls Sunnites (environ 80 %) envers toutes les avec l'Inde (principal avantage pour Islâmâbâd), et aussi et autres communautés religieuses (chiites des Douze, chiites surtout (aux yeux de Riyad et Washington), de basculer sous des Sept, Sikhs), influence iranienne. - et en interdisant l'éducation supérieure des filles tout c) L'"islamisation" du conflit soviéto-afghan des années en renvoyant des administrations tout leur personnel qualifié 1980 étendit ainsi ses vagues à travers le globe. Le champ de féminin, bataille afghan, pour une grande partie de l'opinion musul- - afin de provoquer de la sorte l'éclatement social et mane planétaire, devenait le théâtre symbolique privilégié l'effondrement administratif de l'État afghan, lequel resterait d'une glorieuse résurrection guerrière de la grande Demeure sans doute toujours légalement "indépendant" aux yeux de de l'Islam – du Dâr al-Islâm tout entier à en transcender ces la "communauté internationale", mais réduit, de fait, à un frontières nationales artificielles imposées par les- colonia protectorat d'Islâmâbâd : sorte de prolongement déguisé des listes européens – contre la domination des non-musulmans territoires tribaux pachtouns pakistanais dotés d'autonomie - et leur mécréance. mais chapeautés par le Pakistan. La guerre soviéto-afghane permit en outre au Pakistan 3) Mais c'est l'invasion soviétique directe de l'Afghanis- des années 1980 de redorer son blason musulman, si l'on tan le 27 décembre 1979 qui permit au Pakistan de mettre ose dire. De 1947 à 1979, le Pakistan avait beau clamer en oeuvre, dans une troisième phase, cette stratégie à très son soutien à toutes les causes islamiques et principalement grande échelle – baptisée strategic depth, "profondeur stra- arabes – de l'Algérie à la Palestine –, il ne s'en voyait guère tégique", par l'État-major pakistanais. soutenu à son tour – contre l'Inde à propos du Cachemire La dictature militaire du général Ziâ-ol-Haq au pouvoir de- par exemple – par l'opinion publique arabe (souvent encline puis 1977 (lequel soit dit en passant fit pendre son prédéces- à déprécier les musulmans non-arabes comme autant de seur Alî Bhutto au cours de cette même année de crise mon- croyants de seconde catégorie, inférieurs.) diale en 1979) gagna l'appui massif à la fois des États-Unis, de L'invasion soviétique de Kaboul propulsa au contraire le l'Arabie Saoudite et de la Chine (ennemie de Moscou et New Pakistan en véritable Ligne de Front du Dâr al-Islâm dans son Delhi et soucieuse aussi de se ménager le corridor géogra- ensemble, de toute l'Oumma ou communauté des croyants

10 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique

(du moins sa composante sunnite), et ses alliés afghans au Détruire Kaboul sous les roquettes, comme le savait rang de modjâhedîn, de Combattants Saints, du monde mu- l'État-major pakistanais, c'était faire exploser la clef-de-voûte sulman dans son entier. et la cohérence structurelle de la nation afghane. Intacte en- Aussi les autorités pakistanaises des années 1980 s'em- core en 1992, la capitale était devenue un champ de ruines, pressèrent-elles d'accueillir sur leur sol les officines de toutes affamé, en 1994. les formations islamistes sunnites arabes fussent-elles les c) Autre perversion : l'appui d'Islâmâbâd à un seul groupe plus extrémistes – comme al-Qâ`ida – pour réhausser l'at- ethnique, les Pachtouns d'Hekmatyâr, contre les autres eth- traction pan-islamique de la politique afghane déployée par nies majeures du pays, les Tâdjîks et les Hazâras (les alliances l'Inter-Services Intelligence Directorate du Pakistan. ponctuelles de l'ISI avec le chef de la petite minorité ouzbèke, 4) La quatrième phase pakistanaise, la plus pernicieuse, l'opportuniste général Dôstom, allaient toutefois fluctuer suivit immédiatement le retrait soviétique d'Afghanistan le 15 d'une année à l'autre). février 1989, pour s'aggraver encore pendant la guerre civile Les Pachtouns ont bien fondé le royaume afghan en 1747 qui s'ensuivit jusqu'à la chute du régime communiste afghan – et, au départ, le terme Afghân5 ne s'appliquait certes qu'aux le 16 avril 1992 – et au-delà. Pachtouns seuls, les autres ethnies restant sujettes de l'émir Cette phase dure et empoisonne le globe. de Kaboul ; de fait, les Pachtouns monopolisèrent le pouvoir a) L'Inter-Services Intelligence Directorate misait en 1989 jusqu'à travers la gouvernance communiste de 1978 à 1992. sur sa faction afghane longtemps la plus choyée, le Hezb-e Mais la Constitution royale de 1923 avait voulu abolir les Islâmî ou "Parti islamique" du militant pachtoun Golboddin discriminations ethniques et unifier le pays en décrétant que Hekmatyâr : pour s'emparer enfin du pouvoir à Kaboul et ce nom Afghân désignerait désormais tous les ressortissants transformer enfin l'Afghanistan en perpétuel satellite pakis- du royaume, sans distinction d'origine. tanais. Or, en attisant les griefs de l'ethnie pachtoune depuis Ce furent au contraire les maquisards tâdjîks du Com- la perte effective du pouvoir de celle-ci en 1992, en multi- mandant Massoud qui entrèrent dans la capitale afghane en pliant à la radio les déclarations incendiaires, comme quoi la avril 1992. régence de fait de Massoud, parce que tâdjîk, était illégitime, Le plus doué, de loin le plus fin stratège de tous les chefs et que les seuls Pachtouns, en tant que vrais Afghans, étaient de la Résistance antisoviétique venait, en effet, de négocier la dignes de détenir les rênes de l'État, le Haut Commandement reddition pacifique de Kaboul, en garantissant aux dirigeants pakistanais espérait la désagrégation nationale de son voisin6. civils et militaires communistes afghans leur vie sauve, l'am- Cette manoeuvre ethnique conduite à l’ouest de la "Ligne nistie, leur maintien dans l'administration ou l'armée. Durand" prolonge le problème ethnique de la société pakis- But de Massoud : préserver les structures de l'État natio- tanaise. Un millénaire d'islamisation y camoufle mais n'y nal, l'ossature de la future indépendance afghane. abolit pas l'ancienne division hindouiste des castes – avouée Depuis ses années d'exil au Pakistan en 1973-1978, puis en Inde, discrètement tue mais presque encore plus profon- durant la longue décennie de sa résistance face aux Russes, dément enracinée dans la vallée de l'Indus, justement parce le chef des maquisards de la Vallée du Pandjshêr, pourtant que non avouée. islamiste dans sa jeunesse, avait décelé combien l'Inter-Ser- Derrière une façade républicaine, la caste kshatriya des vices Intelligence Directorate cherchait seulement à instru- anciens Râdjpoût du Pandjâb – princes-guerriers – y conserve mentaliser les islamistes afghans pour étendre son propre le pouvoir sous apparence islamisée (et sunnite) en rivant sa protectorat sur le pays. complète dictature militaire ; les vaishya marchands et les Aussi Massoud voulait-il restructurer l'État post-sovié- shoudra paysans y observent leur rang inférieur, et si les da- tique pour tenir tête aux visées pakistanaises. lit ou "intouchables" ont espéré améliorer leur statut en se De 1979 à 1989, l'ISI s'était efforcé d'asphyxier le maquis convertissant au christianisme sous la domination anglaise, de Massoud, de détourner vers Hekmatyâr la part du lion de ils demeurent aujourd'hui la minorité la plus méprisée et l'assistance militaire américaine. opprimée du pays. Consternation du Pakistan en avril 1992 : l'adversaire Même quand la majorité démographique (60 % en 1947- d'Hekmatyâr coiffait son rival au poteau et gouvernait, victo- mais elle aussi méprisée), l'ethnie bengalie de l'ancien Pakis- rieux, dans Kaboul. tan oriental, élut l'un des leurs au poste de Premier Ministre b) Pourrissement accéléré de la soi-disant guerre civile en 1970, les généraux râdjpoût-pandjâbî en refusèrent crû- post-soviétique entre Massoud et Hekmatyâr : de 1992 à ment le verdict des urnes, pour suffoquer le soulèvement 1994, les autorités pakistanaises renforçaient leur soutien bengali sous plus d'un million de morts en 1971 – seule aux militants d'Hekmatyâr pour encercler la capitale afghane l'intervention armée indienne interrompit ce massacre pour par le sud et par l'est en faisant pleuvoir sur Kaboul une telle donner naissance au Bangladesh indépendant. pluie de missiles que le chef du "Parti islamique" y gagna son Kaboul écrasé sous les roquettes venues du Pakistan en surnom de Râketyâr, "roquettophile". 1992-1994, ou agoni d'attentats aujourd'hui facilités par les Dans l'histoire afghane, depuis la fondation du royaume filières d'Islâmâbâd, n'aura donc pas eu à espérer plus de au XVIIIe siècle, Kaboul reste en effet la seule ville à brasser pitié, de la part des généraux pandjâbî de l'ISI, que les ex- toutes les ethnies, donc siège symbolique de tout pouvoir Pakistanais orientaux. légitime étendu à l'échelle du pays. Soucieux toutefois de se concilier leurs Pachtouns à l'est

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 11 Géopolitique de la "Ligne Durand", les généraux pandjâbî les ont pleine- ricains par cette atrocité, à les contraindre à s'enliser dans ment associés dès 1947 dans leur gestion du pouvoir, voire une expédition de type "colonial" où leurs forces saigneraient les considèrent leurs seuls vrais égaux en termes de caste dans le piège de ces mêmes montagnes afghanes, comme et ont même reconnu pour Président de la République (par celles des Russes avant eux ? Du moins son lieutenant et suc- coup d'État militaire) un pur Pachtoun, le maréchal Ayoûb cesseur, l'égyptien Aymân az- Zawâherî, n'a-t-il cessé depuis Khân, de 1958 à 1969, et un autre comme Premier Ministre, lors de l'affirmer, dans son refuge pakistanais. Imrân Khân, à travers des mandats répétés depuis 1996. Le La mort de Massoud était selon toute vraisemblance Pakistan moderne en demeure une dyarchie ethnique pand- programmée depuis sa visite au Parlement européen en jâbie-pachtoune – et entend que l'Afghanistan voisin reste mai 2001 ; les hasards qui empêchèrent les assassins de l'at- soumis, lui aussi, à la caste dirigeante pachtoune des princes- teindre, pendant des mois, en retardèrent l'exécution jusqu'à guerriers. la veille du 11 septembre – trop tard pour entraîner l'effon- d) L'ultime manipulation pakistanaise du conflit afghan drement de l'Alliance du Nord. demeure toutefois religieuse – d'où le débordement continu Les péripéties successives du désastre afghan sont depuis des crises de Kaboul, du simplement local, à la dimension pla- lors largement connues. nétaire. Les tâlebân avaient démantelé l'État afghan par l'affirma- J'ai taquiné souvent mes anciens étudiants à Princeton, tion de la supériorité pachtoune, et par le renvoi dans leurs que la réalité pakistanaise rendait si perplexe, de traduire foyers de toute la classe féminine éduquée, jusqu'à leur ex- celle-ci en espagnol. pulsion de Kaboul, le 13 novembre 2001, par les forces du feu À quel type de pays ferait donc penser une nation née de Massoud et leurs nouveaux alliés américains. l'éclatement d'un ancien empire mondial, où la caste latifon- Leur pouvoir n'en disparut pas pour autant. Toujours diaire (derrière un masque républicain à la mode du temps) alimenté par le Pakistan (lui-même abrité de toute repré- aurait continué de refuser toute réforme agraire et maintenu saille américaine sous un parapluie chinois et sur un coussin dans la terreur sa majorité paysanne (d'ethnie qualifiée infé- financier saoudien) il s’étendit partout en coïncidant avec rieure), grâce à une police et une armée elles-mêmes issues l'implantation ethnique pachtoune, de Koundouz à Farah, de de la caste dirigeante, en alliance serrée avec un clergé réac- Djalâlâbâd à Kandahâr, mais en heurt constant avec les autres tionnaire prêchant aux paysans que toute remise en cause du ethnies. système social imparti équivaudrait à un blasphème. Le Pakistan conserve sa mainmise sur cette résistance Une dictature d'extrême-droite dans l'Amérique centrale anti-américaine tout comme aux temps antisoviétiques, en des années 1930 ? aiguillonnant les tâlebân au moyen d'autres factions savam- Il reste hors de doute que l'étiquette islamique intimide ment entretenues et financées, telle Daech, pour entretenir les non-musulmans, encore plus les musulmans, glace l'ana- la concurrence et la division des forces afghanes inféodées à lyse politique et perpétue les brouillards conceptuels. Islâmâbâd. L'islamisme (terme que je dois bien utiliser pour faire Les Américains et leurs alliés restent aux prises, et bref) confond une civilisation religieuse plus que millénaire, semblent perdre, avec la manifestation locale puissante d'un avec une déviance assez récente, dont les rapports avec la mouvement idéologique transnational. haute culture d'un Roûmî ou d'un Ibn Arabî ne sont guère Ce qui, hélas, vicie toute analyse purement "coloniale" plus pertinents que ceux qui lieraient – ou plutôt ne lient plus de l'intervention américaine en Afghanistan provoquée par – les télévangélistes vulgaires de notre actuel Parti Républi- les attentats du 11 septembre 2001, aura été l'imbrication si cain aux États-Unis, à la spiritualité d'un Dante ou d'un Saint intime entre les ressentiments ethniques de la majorité des Bonaventure de Bagnorea. Afghans pachtouns, et leur adhésion à un islamisme sunnite En 1994, l'État-major pakistanais, devant l'échec patent qui sacralise, en quelque sorte, ces mêmes ressentiments. d'Hekmatyâr aux portes de Kaboul, lui substituait le mouve- L'idéologie de l'islamisme moderne sous ses diverses éti- ment des tâlebân ou "séminaristes coraniques" pachtouns quettes tire bien sûr ses racines du fondamentalisme anti- afghans, formés dans les écoles coraniques à l'est de la Ligne soufi d'anciens théologiens sunnites tels le syrien Ibn- Tay Durand. La lourdeur du matériel militaire pakistanais fourni miyya au XIVe siècle, l'indien Sérhéndî au XVIIe ou encore le aux tâlebân le 27 septembre 1996 leur ouvrit Kaboul, évacué conseiller spirituel de la monarchie saoudienne Mohammad par Massoud replié sur le Pandjchir et le nord-est. ibn `Abd al-Wahhâb au XVIIIe; mais ses théoriciens récents L'État-major pakistanais comptait cependant sur la for- principaux auront été les égyptiens Hasan al-Bannâ (m. en mation islamiste d'origine arabe al-Qâ`ida, abritée par les 1949) et Sayyed Qotb (m. en 1966) et leur relais pakistanais tâlebân, pour discipliner plus rigoureusement les militants majeur, Aboul-` Alâ Mawdoûdî (m. en 1979). pachtouns et les conduire jusqu'à la victoire totale sur les Dogme central de l'"islamisme" : les musulmans du dernières forces de Massoud, tué le 9 septembre 2001, dans monde actuel ont perdu leur puissance d'autrefois par négli- le premier attentat-suicide de toute l'histoire afghane, afin de gence d'une observance stricte de la Loi coranique, à rétablir précipiter la désagrégation militaire de son Alliance du Nord" dans toute sa rigueur fondatrice du Ier siècle de l'hégire (soit – juste avant les attentats du 11 septembre perpétrés sur sol le VIIe siècle de notre ère). Pour conjurer la colère de Dieu américain. contre les musulmans d'aujourd'hui, et s'attirer de nouveau Osâma ben Lâden cherchait-il à forcer la main des Amé- les faveurs divines, les militants doivent implacablement cor-

12 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Géopolitique riger la dérive de leurs moeurs, châtier tous les tièdes, guer- au terme de deux ou trois générations, dans la modération royer sans pitié contre les impies, les démasquer au besoin, assoupie et le simple conservatisme social. pour reproduire l'heureux temps des Ancêtres sacrés, hâter L'islamisme actuel innove cependant en empruntant l'avènement de la Résurrection finale, préparer sur terre le jusqu'à la technique de l'attentat-suicide, inconnu en Islam règne ultime des seuls purs. traditionnel car d'origine japonaise – les kamikaze furent par De tels mouvements exacerbés ont existé tout au long excellence l'arme du faible contre le fort quand les flottes de l'histoire, depuis le messianisme judéen sous oppression américaines approchaient de l'archipel en 1945 – et perpé- romaine au millénarisme de certaines sectes protestantes du tré pour la première fois au Moyen-Orient par des militants XVIe siècle allemand, en passant par la Danse des fantômes d'extrême-gauche nippons, alliés à un groupe palestinien dans les réserves amérindiennes des années 1890 ou les marxiste, contre l'aéroport de Tel Aviv en 1972. Tels attentats soubresauts dudit Culte du Cargo en Mélanésie d'entre les ponctuent la vie quotidienne de Kaboul aujourd'hui. deux guerres mondiales : partout, très semblable expression Bref, l'Administration Trump cédait le terrain en janvier d'une société désespérée, souvent à l'agonie, faisant face à 2021, pris dans les contradictions d'une guerre devenue des forces écrasantes, et s'en remettant donc à la pensée (fût-ce malgré Washington) de type colonial, face à un mou- magique – et à la pratique maniaque des rites - pour imaginer vement millénariste aux ambitions idéologiques mondiales, son salut sur terre, ou le projeter dans le ciel. et sous l'improbable condition que ce même mouvement, Tels mouvements se sont vus en général écrasés par leurs à l'heure apparente de sa victoire, voudrait gentiment bien voisins, ou bien, lors même de leurs très rares succès ter- rompre avec al-Qâida et Daech, pour accepter de n'être plus restres – les Puritains en Nouvelle-Angleterre par exemple, que local – de ne plus donc concerner que le seul Afghanis- ou les Wahhâbites d'Arabie – se sont affaissés d'eux-mêmes tan, abandonné par Washington à son éternel malheur.

Envoi : vers l'Iran ? En conclusion, la nouvelle Administration Biden, en fonction elle pas dû consentir plutôt une sorte de monumental Plan depuis le 20 janvier 2021 seulement, tire leçon d'un bien Marshall, pour tirer l'Afghanistan de sa périlleuse pauvreté, triste bilan afghan. et faire de ce pays une vitrine du succès du modèle démocra- Risquons quelques hypothèses. tique – et non, face à "l'islamisme", une affiche flagrante de a) Une victoire reconnue des tâlebân sur le terrain afghan son échec ? signalerait à toutes les insurrections islamistes du globe, h) Les trouées de lumière dans toute cette sombre brume du Sahel au sud des Philippines, que la ténacité s'avérera restent rares. Le rapprochement esquissé, enfin, entre Wash- payante, que les puissances occidentales peuvent bien être ington et Téhéran, en réduisant l'influence mortifère de vaincues. Les chancelleries occidentales le savent. Riyad, ouvrirait-il dès lors la frontière occidentale de l'Afgha- b) Sur le conseil de ses militaires, l'Administration Biden, nistan – en desserrant ainsi le verrouillage pakistanais ? malgré son dégoût réel pour l'aventure afghane, interrompra À vrai dire, je mets peut-être mon ultime espoir dans telle donc les initiatives de l'Administration Trump et ne retirera ouverture iranienne, pour entrevoir un Afghanistan porté et pas ses dernières troupes, de crainte de voir un retrait trop irrigué par une éventuelle démocratisation de son grand voi- rapide reproduire la catastrophe irakienne de 2014 qui livra sin juste à l'ouest de Hérât, oasis-berceau de la haute civilisa- déjà la moitié de ce pays àDaech . tion afghane passée. c) Le maintien sur le terrain des forces alliées de l'OTAN, allemandes surtout, semblerait bien indiquer des assurances discrètes d'un prolongement de la présence militaire des États-Unis, outre son appui logistique et aérien important - en 1 - Titre d’un ouvrage de Mike Barry. attendant l'envoi d'éventuels nouveaux renforts américains, 2 - Le mot pyjama vient du mot persan désignant l’ample tenue tradition- retardés le plus longtemps possible, toutefois, pour éviter de nelle (NDLR). froisser une opinion intérieure rétive. 3 - En fait, qu’est-ce qu’on en a à foutre de l’Afghanistan ? (NDLR). d) Tel maintien américain se voudra cependant minimal – 4 - Le texte anglais de cette citation et des suivantes se trouve sur la version mise en ligne sur le site d’AFRANE (NDLR). no nation-building ! – pour se contenter, négatif, d'interdire 5 - Origine sanskrite probable du nom : Ashvaka, "le peuple du cheval" ; à jamais Kaboul aux tâlebân. l'Est afghan montagneux, au climat plus salubre, a en effet fourni l'Inde en e) Cette négativité paraît toutefois lourde de désastres chevaux depuis l'Antiquité jusqu'au début du XXe siècle. politiques encore, à laisser l'Afghanistan stagner toujours 6 - En 1929 seulement, lors de graves troubles civils intérieurs, un dirigeant dans sa misère. tâdjîk était monté brièvement sur le trône de Kaboul sous le nom de règne f) Il peut en effet sembler aberrant, pour l'observateur de Habîbollâh II ; ses adversaires pachtouns victorieux le pendirent au bout de quelques mois, affublé du sobriquet injurieux, Batcha-Sâqao, "le fils objectif, de constater que c'est sur ce même terrain afghan du porteur d'eau"; en avril 1992, d'aucuns chefs pachtouns, en apprenant que l'islamisme radical mise sa principale victoire dans le l'entrée de Massoud dans Kaboul, hurlaient: "Nous le traiterons comme le monde d'aujourd'hui. La coalition internationale n'aurait- fils du porteur d'eau."

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L’Afghanistan, parent pauvre de la recherche par Jean-Pierre PERRIN*

Le CEREDAF publie au mois de mars le livre posthume de Marjane Kamal, fruit de longues années de recherche de terrain, dans des zones peu accessibles du fait de l’insécurité, et d’aussi longues années d’études des sources universitaires1. Jean-Pierre Perrin, dans une préface à ce livre, souligne l’intérêt de ce travail, mais déplore la faiblesse de la recherche universitaire française dans une région pourtant centrale pour la paix mondiale. Nous publions le début de cette préface.

Le Petit Larousse n’a pas retenu la bataille de Gandomak dans Auckland, le gouverneur général des Indes, fit une crise son index des noms propres. Mais, si l’on reste sur la page cardiaque tandis que le gouvernement des Whigs tombait où elle aurait pu ou dû figurer, on relève le nom de Gallipoli, au profit des Tories. La City, elle, s’inquiéta du désastre- fi une bataille de la Première Guerre mondiale, sur les marches nancier : le coût de l’expédition britannique s’élevait à 15 de la Turquie, qui fut certes importante mais le fut-elle plus millions de livres, l’équivalent actuel de plus de 75 milliards que celle qui vit l‘anéantissement de l’armée des Indes, en d’euros. janvier 1842, sur la route de Kaboul à Djalâlâbâd ? Si celle-ci fut davantage une succession d’escarmouches que le franc affrontement de deux armées – c’est la colline sur laquelle Au coeur des bouleversements du monde s’est déroulée la dernière embuscade qui a donné son nom Au-delà, en Europe comme en Asie, la bataille de Gandomak à l’événement -, il demeure qu’elle eut un écho retentissant démontra qu’une armée impériale, fût-elle regardée (depuis dans le monde entier. Waterloo) comme la meilleure au monde, n’était pas invin- Déjà, en Angleterre où, apprenant l’ampleur de la catas- cible face à des guérilleros déterminés, fussent-ils mal armés trophe qui provoqua la mort de 4 500 soldats, 12 000 ser- et mal entraînés. Avec pour effet immédiat, le rejet par l’émir viteurs, femmes et enfants, 30 000 dromadaires…, Lord de Boukhara d’une proposition d’alliance de la Grande-Bre- tagne, et l’exécution des émissaires de la Compagnie des Indes, le colonel Charles Stoddart et le brillant capitaine * Journaliste, correspondant de guerre et écrivain français, auteur de ré- cits d'actualité et de romans policiers. Il a une connaissance de terrain de Arthur Conolly – on lui doit la célèbre expression « le Grand l’Afghanistan et a publié plusieurs livres sur ce pays notamment Jours de Jeu ». Puis, elle inspirera la révolte des Cipayes, de 1857 à poussière : choses vues en Afghanistan, Éditions de la Table ronde (2002) 1858, conduite au départ par des soldats musulmans, qui

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sonne et en relançant la révolution islamique, de priver de sa grande victoire ce monde sunnite qu’il n’aimait guère. Troisième bouleversement enfin et celui-ci, en revanche, fit très grand bruit : l’attaque des tours jumelles du World Trade Center et du Pentagone, le 11 septembre 2001, qui allait entraîner l’intervention des États-Unis et de ses alliés en Afghanistan, même s’il est peu probable que l’attentat lui- même ait été préparé dans les camps d’entraînement djiha- distes du côté de Khost ou de Badjaour. Trois des cataclysmes majeurs du monde contemporain ont donc eu pour théâtre l’Afghanistan et les zones tribales afghano-pakistanaises. Et il est nécessaire, pour comprendre l’Afghanistan d’aujourd’hui, de revenir à ces trois conflits majeurs. Trois conflits qui furent, on l’a peut-être un peu oublié pour le premier, trois Bataille de Gandomak (Peinture anglaise) djehâd. Certes, ils diffèrent, en particulier dans le projet qui les soustend- djehâd défensif pour le premier, djehâd défen- allait mettre l’Inde britannique à feu et à sang. sif et déjà transnational pour le second à partir de 1985, et Cette déroute, la pire jamais subie par l’armée- britan djehâd à la fois défensif (contre l’intervention américaine et nique, n’aura d’équivalent que celle de Singapour face au l’OTAN) et global pour le troisième - mais ils empruntent à une Japon, exactement cent ans plus tard. Aussi, s’il fallait choi- rhétorique, à des valeurs symboliques et identitaires qui leur sir une date pour le début de la lutte des peuples pour leur sont souvent communes. Nous ne sommes donc pas dans émancipation, on pourrait retenir celle de l’ultime corps quelque chose de radicalement nouveau, si ce n’est que ce à corps entre le dernier carré du 44e régiment d’infanterie dernier djehâd se distingue des précédents par sa dimension d’Essex et les guérilleros ghilzaïs sur la colline de Gandomak, internationale. le 13 janvier 1842. Un autre bouleversement du monde a eu pour théâtre l’Afghanistan, et lui non plus n’a pas eu l’attention qu’il méri- Trois formes de djehâd tait. C’est celui qui a mis fin à la guerre froide et précipité la D’où de nécessaires explications et analyses sur cette ques- chute de l’URSS. On pourrait cette fois retenir la date du 15 tion du djehâd tant il a marqué non seulement l’histoire de février 1989, quand les tout derniers escadrons soviétiques l’Afghanistan mais aussi celle du Moyen-Orient et, au-delà, franchirent l’Amou-Daria. Quelque six mois plus tard, c’était le monde contemporain. C’est à quoi s’attache Marjane Ka- la chute du Mur de Berlin. Si l’événement, pour extraordi- mal dont la brillante thèse vient nous rappeler combien la naire qu’il fut, n’a pas été salué comme tel, c’est que l’imam recherche en Afghanistan est absolument nécessaire. Khomeyni lui a volé la vedette en prononçant, exactement la « Les différents épisodes des djehâd du XIXe siècle- vi veille du retrait soviétique, sa terrifiante fatwa condamnant à saient à la défense de l’islam et des valeurs islamiques face à mort l’écrivain Salman Rushdie. Aussi, peut-on, sans trop ris- l’ennemi britannique, puissance non musulmane », explique- quer de se tromper, suspecter le vieil ayatollah, qui a toujours t-elle. « Ce sera un motif central de la culture politique du été fin politique, d’avoir choisi à dessein cette date qui lui a pays pendant la phase d’émergence des institutions étatiques permis, en attirant l’attention du monde entier sur- saper et de formation d’un État-Nation. C’est la persistance de ce concept de djehâd dans la culture politique afghane qui explique l’implication rapide de la population au lendemain du coup d’État communiste de 1978 et de l’invasion so- viétique de 1979. Cette mobilisation est fondée sur une conception strictement défensive du concept, apportant une légitimité religieuse à la révolte de la population ». Elle ajoute : « L’appel au djehâd résonne dans la société afghane comme un « cadre dominant » de l’action collec- tive et de la contestation politique, selon la tradition des soulèvements anticoloniaux du XIXe siècle ». Après, viendront le djehâd global et la prolifération des guerres asymétriques. Cette globalisation sera- am plifiée par l’invasion américaine de l’Irak, en mars 2003,

15 février 1989, les forces soviétiques franchissent l'Amou-Daria (Photo DR)

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Djalâloddin Haqqâni, vétéran du djehâd contre les Soviétiques (Photo DR) avec l’adoption d’une rhétorique et d’un répertoire d’actions communes - on pense en particulier aux attentats-suicides jusqu’alors inconnus en Afghanistan - par les djihadistes qui combattent sur ces deux fronts. Quasiment tous les chefs et théoriciens de ce djehâd glo- bal, tous les idéologues de ce creuset qui permit la naissance d’al-Qaïda et à la matrice djihadiste de se mettre en place, que ce soit le Saoudien Ossama ben Laden, le Palestinien Ab- dollâh Azzam, le Palestino-Jordanien Abou Moussab al- Zar- qaoui, fondateur de ce qui allait devenir l’État islamique, et le théologien jordanien Abou Mohammed al-Maqdissi, grand apôtre du djehâd moderne, ont fait leurs classes en Afghanis- tan. C’est vrai aussi pour le cheikh égyptien Abdel-Rahman al-Ali, plus connu sous le nom d’Abou Abdallah al- Mohadjer, auteur de « Questions sur la jurisprudence du djehâd », et Abou Moussab al-Souri, dont l’ouvrage « Observations sur et pas davantage au Pakistan. Et je me demande si j’ai jamais l’expérience djihadiste en Syrie » a été retrouvé chez nombre entendu mentionner, ou alors incidemment, ces noms qui de jeunes Français partis faire la guerre sainte dans ce pays, sont familiers à tout curieux de l’islam politique dans cette et a inspiré nombre d’attentats isolés sur le territoire euro- région : l’école déobandie, Abdol Rahmân Niâzi, le père de péen. l’islamisme afghan, ou Sayyed Abou Ala Maoudoudi, qui fut à la fois un des grands théoriciens du djehâd et le premier à le Pourtant, force est de constater que la question afghane e n’est pas encore centrale dans la recherche, au moins en prôner ouvertement au XX siècle. France. Alors que parler de l’Afghanistan, c’est parler du Force aussi est de constater que les recherches sur l’Afgha- monde entier. On pourra objecter que tous ces théoriciens nistan se sont appauvries au fil des années. Non sans raison : et prêcheurs de l’Apocalypse 2.0 ont profité de la légendaire les conditions de travail y sont difficiles, voire périlleuses, et hospitalité afghane pour se cacher et faire école. Oui et non. le Quai d’Orsay freine autant qu’il le peut les vocations. Cette Marjane Kamal rappelle que Siradjoddin Haqqâni, fils du lé- « légende noire » de l’Afghanistan n’est d’ailleurs pas nou- gendaire combattant afghan Djalâloddin Haqqâni, vétéran du velle. On peut la faire remonter au désastre de Gandomak, djehâd contre les Soviétiques, déclarait lui-même au début à la suite duquel les Britanniques ont fait de l’Afghanistan le de l’année 2010 sur un site web djihadiste qu’il existait une pays des ténèbres les plus noires. « Plus que tout, soulignait relation entre la conduite du djehâd en Afghanistan, la situa- l’historien de l’Empire britannique Paddy Docherty, c’est la tion des musulmans dans les territoires palestiniens et la -né retraite de Kaboul qui, dans l’imaginaire britannique, a formé cessité de soutenir les djihadistes de l’insurrection irakienne, l’idée de ce qu’est l’Afghanistan. Il est devenu célèbre en tant affirmant ainsi sa proximité idéologique avecal-Qaïda . qu’endroit sauvage et mortel, peuplé de tribus barbares, d’où peu d’envahisseurs sortent vivants ». Cela n’a pas empêché d’excellents travaux de voir le jour ces dernières années. Je me contenterai de mentionner ceux de la regrettée Mariam Un secteur de recherche appauvri Abou Zahab afin de saluer ici sa mémoire - elle fut d’ailleurs la tutrice de Marjane. Ayant suivi pendant quatre ans un séminaire de haut vol Le livre de Marjane Kamal, qui elle aussi nous a quittés consacré à l’islam politique, au djehâd et à la violence liée en 2017 et fait si cruellement défaut aujourd’hui dans la aux dogmes religieux, avec des chercheurs parmi les plus re- recherche, est là pour combler beaucoup de nos interroga- nommés, des professeurs prestigieux, dans un établissement tions. Elle a pour objet la fabrique de la violence en Afghanis- parisien bien connu, j’ai pu voir combien l’Afghanistan était le tan. Et elle est exceptionnelle, tant par la variété des angles parent pauvre de la recherche. Pendant ces quatre années, d’analyse qu’elle propose et la multiplicité des approches que nous avons pourtant parcouru un long chemin à travers le 2 par la recherche des origines de cette violence à travers la monde musulman du Machreq au Maghreb, abordé les ban- longue histoire afghane, remontant jusqu’à Babour et l’em- lieues de l’Occident, remonté à la fois le Nil et le temps jusqu’à pire moghol, fouillant dans le passé compliqué des tribus et l’époque du Prophète, zigzagué d’une hérésie islamique leurs relations rarement stabilisées avec l’État afghan. à l’autre, étudié les mystères de la Révélation, les guerres de succession à la mort du Prophète, les conflits internes à l’islam, la révolution islamique iranienne, puis la révolution 1 - Afghanistan - Les tribus contre l'Etat, du XVIIe siècle à nos jours, de Mar- dans la révolution, le chiisme versus l’imâmisme, l’économie jane Kamal, CEREDAF, 366p.. (NDLR) hallal, et bien d’autres sujets relatifs au djehâd. Mais jamais 2- Le terme Machreq désigne l’Orient arabe, machreq signifiant « orient » le séminaire n’a consacré une seule séance à l’Afghanistan – en arabe, par opposition à maghreb qui signifie « occident ». (NDLR)

16 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Société

De nouveaux visages

par Bérengère HAUER*

On parle de la guerre, des chefs de guerre, des négociations. On parle peu des nouveaux visages de la société afghane. Des jeunes qui continuent de croire en un avenir meilleur. Bérengère Hauer a eu l’occasion de rencontrer quelques personnalités de cette société en construction, aux parcours très divers.

L’actualité ces temps-ci concernant l’Afghanistan est loin pour s’exprimer sur le sujet « les voix afghanes dans la tour- d’être joyeuse. Je n’en parlerai pas, tout le monde la connait mente ». Loin de ce titre accrocheur et un peu racoleur, ce déjà. Mais aujourd’hui, j’ai décidé d’écrire pour montrer un sont des sujets de société qui nous ont été présentés. Le pre- autre visage de l’Afghanistan, ou du moins de Kaboul. Le visage mier à monter sur scène pour introduire la journée était un d’une génération qui a grandi sous le régime des tâlebân, en ancien ambassadeur de Turquie en Afghanistan. Du haut de Afghanistan ou ailleurs, qui n’a connu que la guerre mais qui, sa soixantaine d’années, il a exhorté les jeunes générations pourtant, fait preuve d’une résilience à toute épreuve. Une à créer leur propre modèle de société, en évitant toute in- génération définitivement moderne qui vit avec son temps fluence extérieure. Un peu donneur de leçons, il a cependant et qui veut le meilleur pour son futur. Et pourtant, ce futur, pour le moment, n’est pas à l’étranger. Loin de moi l’idée de Conférence TedX à Kaboul. "Les voix afghanes dans la tourmente" faire de l’angélisme, cette frange de la société dont je parle n’est pas la majorité mais elle est là, bien présente, prête à s’affirmer envers et contre tous. J’ai donc eu la chance d’être invitée à une conférence TedX. Comment expliquer TedX ? D’après leur site internet, TedX c’est « une initiative populaire créée pour rechercher et faire découvrir « des idées qui valent la peine d’être diffu- sées ». En ce beau mois d’octobre 2020, alors que les pour- parlers de paix venaient tout juste de commencer, ce sont des jeunes (et des moins jeunes) qui sont montés sur scène

* Cheffe de mission d’AFRANE en Afghanistan.

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 17 Société

Ascension dans les montagnes du Wakhân. "Le pouvoir émancipateur de cette expédition".

femme, en tant qu’Afghane. En nous montrant des photos magnifiques, elle nous a fait voyager mais nous a aussi racon- Cette jeune Afghane témoigne de son expérience à 4 000 mètres té le pouvoir émancipateur de cette expédition, l’apprentis- d'altitude dans le Wakhân sage de la résilience, de la confiance en soi et dans les autres. Il en faut du courage et de la force pour convaincre sa famille du bien fondé de partir avec un guide homme, pour marcher eu beaucoup de succès auprès de l’auditoire. L’auditoire, 65 km en quelques jours, pour dormir dans une toile de tente parlons-en : environ deux cents jeunes Kaboulis, femmes et à plus de 4 000 mètres d’altitude avec des températures hommes, entre 20 et 40 ans, lettrés, anglophones, issus de la inférieures à 0°C et pour, quelques mois après, monter sur classe moyenne semble-t-il et ayant vraisemblablement suivi scène et raconter cette magnifique expérience devant 200 un cursus universitaire, modernes et progressistes. personnes. Après l’introduction de l’ambassadeur, les intervenants Assister à cet évènement a été pour moi un bol d’air frais. se sont succédé. Il y a eu un fonctionnaire du ministère de Je me suis aussi sentie privilégiée de voir cette face du pays, l’Intérieur parlant en son nom propre avec un discours farou- alors que nous n’étions que deux Occidentales dans la salle, chement anti tâlebân. Il a présenté une analyse sémantique à 10 000 lieux de ce que beaucoup d’autres expatriés voient des publications des tâlebân et a mis ces publications en cor- et savent du pays. rélation avec des articles de journaux dénonçant des actes La fraicheur et l’engagement de ces jeunes qui veulent revendiqués par les tâlebân. Il en a déduit une impossibilité construire leur pays, qui le dessinent et se battent pour un de leur faire confiance. Ensuite, un jeune homme d’une tren- avenir meilleur m’ont fait me remettre en question : « et moi, taine d’années est monté sur scène pour défendre la néces- je fais quoi pour mon pays ? ». J’ai grandi dans un pays stable sité de l’égalité homme/femme dans la société afghane. Puis, et en paix sans vraiment me rendre compte de la chance qu un professeur d’université de 30 ans, ayant grandi au Pakis- c’était. Mais ici, ce sont ces jeunes (et des milliers d’autres) tan et étudié à l’étranger, a démontré la nécessité de créer sa qui créeront l’Afghanistan de demain, celui d’un pays en paix propre identité d’Afghan en essayant de se détacher des que- qui se relève de ses cendres. Pourtant, avant même la paix, relles des générations passées mais en s’appuyant sur ce qui cette classe éduquée et universitaire se bat à sa manière, dans le passé leur est commun et les rapproche (l’histoire, la avec des micros et des stylos. Je suis fière d’avoir eu l’occasion religion, la culture) plutôt que sur ce qui divise. de rencontrer, d’écouter, et d’apprendre de l’engagement de ceux qui 'font' le peuple et je me sens reconnaissante envers l’un des organisateurs qui m’y a invité. Un sacré courage Vous pouvez trouver les vidéo en ligne sur le site de Une jeune femme d’une vingtaine d’années a ensuite pris TedX « TedXDarulaman ». Et voici le lien permettant d’ac- place sur scène. Pas vraiment à l’aise devant une assemblée, céder à l’une d’entre elles : https://www.youtube.com/ elle nous a raconté son expédition dans les montagnes de watch?v=6UlW-Ye4zEU la passe du Wakhân et ce que ça lui a appris, en tant que

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Le secteur des médias depuis 2002 La liberté n’est pas donnée, elle s'acquiert !

par Shahir ZAHINE* Shahir Zahine a joué un rôle important dans le développement de la presse en Afghanistan depuis 2002. Aussi il était particulièrement bien placé pour parler de sa vitalité et de ses difficultés. Secteur clé de la vie démocratique, les médias afghans bénéficient d’une liberté exceptionnelle dans la région. Ce n’est pas pour rien que les journalistes afghans sont de plus en plus fréquemment victimes d’attentats.

Dans les premiers jours de l’année 2002, après la chute du accordée par décret, les finances devaient aussi suivre et leur régime des tâlebân et l’arrivée au pouvoir de l’administra- apprentissage de la liberté d’expression devait être subven- tion intérimaire et de M. Karzai, un décret a été présenté tionné. C’était naïf. La bonne volonté ne suffisait pas etla par M. Rahine, ministre de la Culture et de l’Information de plupart de ces titres ont cessé de paraître une fois les poches l’époque, portant sur la liberté des médias et de la parole, des propriétaires vides ou tout simplement quand l’argent que le Président Karzai avait approuvé. Ainsi nous avons ac- est devenu plus utile quis cette liberté par décret. Aussitôt la parution de ce décret ailleurs que dans l’en- un certain nombre de journaux ont vu le jour : Aina e Zan (le treprise périlleuse, au miroir de la femme), Weekly, l’Hebdo Kabul, Killid. Les moins pour leur bourse, Afghans, qui avaient été privés de parole pendant presque de la liberté des mé- trente ans (la dernière fois qu’on avait eu un semblant de dias. Cette liberté d’ex- liberté de la presse était pendant les dix dernières années pression et des médias, (de 1964 à 1973) du règne du roi Zaher Chah, interrompues après le décret initial, par le coup d’Etat, le 18 juillet 1973, de Daoud Khan), se sont est deveu notre droit jetés sur cette occasion et des dizaines de titres de presse ont avec la constitution de vu le jour. Ils n’ont pas survécu longtemps ; ils se sont éteints janvier 20041. en quelques semaines, en quelques mois ou en quelques La liberté d’expres- années. La raison est simple ou complexe, c’est selon… Les sion et des médias a été Afghans, qui avaient été libérés du joug des tâlebân par l’in- tervention des États-Unis, pensaient que, comme la liberté d’expression leur avait été Seradj ul Akhbar, le premier journal afghan, * Responsable d’organes de presse afghans. paru en 1904

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 19 Société expérimentée en Afghanistan deux ou trois fois tout au long aussi ouvert la porte à des apprentissages, des découvertes du vingtième siècle2 : sous le roi Amanullah qui avait hérité de et des aventures pour beaucoup de jeunes et de moins son père l’un des premiers journaux officiels de l’époque,Se - jeunes. Les Afghans, qui n’avaient pas, durant trois décen- radj ul Akhbar, publié à partir de 1904 ; puis vers la fin des -an nies, connu la liberté d’expression, ne pouvaient pas non plus nées 1940, sous le règne du roi Zaher Chah et de son premier avoir les réflexes d’une pensée libre, et les cadres et journa- ministre Chah Mahmoud Khan qui fut interrompu, en 1953, listes n'étaient pas capables d’écrire librement. La faculté de avec l’arrivée de Daoud Khan comme Premier ministre, puis Journalisme de l’université de Kaboul, qui avait subi le règne une dernière fois pendant la période de monarchie constitu- du président Daoud, le régime prosoviétique, celui des mo- tionnelle de Zaher Chah, interrompue par le coup d’Etat de djahedin et enfin la domination tâleb, n’avait pas eu le luxe ni Daoud Khan (décidément ce dernier ne voyait pas les médias de penser librement ni de s’exprimer librement. Quand mes libres d’un bon oeil !). collègues et moi recrutâmes des journalistes pour notre pre- mier magazine hebdomadaire, Killid (la clé en dari), très vite nous nous sommes rendu compte qu’on pouvait rarement Une véritable aventure compter sur les diplômés de cette faculté, qu’il fallait prendre Ce début chaotique en 2002, après tant d’années difficiles, a des gens qui, en plus de savoir lire et écrire, étaient capables d’être curieux, intéressés, pas bloqués ni dogmatiques, à la

L’état actuel des médias créés après 2002 portant média du pays (entreprise familiale de la famille Mohseni qui possède Tolo TV émettant en dari et pachto, Tolo News, Le- mar TV en pachto et deux chaines nationales de radio). • 600 journaux, magazines et - Ariana Network (initiative d’Ehsan Bayat, homme d’affaires autre presse écrite ont vu le jour afghan qui possède : Ariana TV dari/pachto, Arianna News et sur l’ensemble du territoire Radio Ariana) . afghan et aujourd’hui moins de - Shamshad TV, qui émet en pachto, appartient à un ancien pa- 300 sont imprimés régulièrement. tron d’ONG de déminage • 240 stations de radio émet- - TV1, qui émet en dari et en pachto, appartient à un homme taient dans les 34 provinces d’affaires. Ces médias sont reconnus, bien organisés et partagent afghanes et, à présent 190 sont la plus grande part des campagnes de pub. encore en vie. 2. Les médias indépendants à but non lucratif : • 114 stations de télévision fonc- - le groupe Killid, le deuxième média du pays en importance après tionnaient et actuellement 93 Moby, second aussi pour ce qui est des revenus publicitaires sont encore en état de marche. après Moby (fait partie de l’ONG DHSA) a onze stations de radio Il est nécessaire ici de faire dont sept locales, émet en dari et en pachto et aussi dans les un état des lieux de nos médias langues locales selon les stations (ouzbek, turkmène, nouristani actuels en prenant en compte et pachaï), deux magazines en ligne et un magazine littéraire tous leur réussite et leur ténacité les deux mois). malgré les difficultés citées - le groupe Saba qui n’a malheureusement pas bien réussi (créé plus haut. On peut classer les par l’ONG CHA) avec une chaine de télévision nationale Saba TV médias qui ont réussi et qui et une chaine de radio Nawa. continuent à être présents : 3. Les médias du secteur privé avec le soutien des Seigneurs de 1. Les médias indépendants guerre, des partis politiques ou de nos pays voisins. du secteur privé avec couver- 4. Les médias du gouvernement, station TV et radio dans chaque ture nationale : province et quelques journaux. - le Moby Groupe, le plus im-

Quelques médias papier afghans, de haut en bas : Killid, Morsal et Chehâdat Emission d'actualité à Ariana TV. (Photo DR)

20 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Société recherche de la vérité et de la justice, et que ce serait notre Logo de NAI, tâche de leur apprendre le métier, les réflexes d’un penseur la compagnie de distribution libre. On les a formés sur le tas, pas un seul n’était de la fa- du groupe de presse Killid culté de Journalisme ! Notre meilleur élément dans ce pre- mier groupe était un garçon qui avait perdu ses deux parents durant la guerre civile (avril 1992-décembre 2001) et qui du Le premier Killid a été dis- coup avait quitté l’école en classe èmede 10 (2nd en France) tribué à Mazar-e Charif et dans pour travailler et nourrir ses frères et soeurs. La seule bonne les provinces qui relient cette habitude qu’il avait sauvegardée de ses parents était de ville à Kaboul (Killid #1, 5000 continuer à lire. Il était curieux par nature et voulait désespé- copies, vendu dans 70 points de rément apprendre et se former. Il est devenu notre meilleur vente à 2 afghanis). Au bout de reporter et enquêteur… huit mois, Killid était tiré à 25 000 exemplaires, nous avions Cet apprentissage en pratique de la liberté s’étendait plus de 600 points de vente dans les capitales de toutes les aussi à la population et surtout aux hommes forts de la provinces et dans une centaine de districts importants du ville… particulièrement durant les toutes premières années ; pays. Notre réseau de distribution a fini au bout de quelques chaque reportage radio sur les méfaits de ces messieurs était mois à distribuer tous ceux qui voulaient que leurs journaux suivi d’une visite musclée et armée d’un seigneur de guerre sortent de leur ville d’origine. L’Union européenne a subven- qui s’était senti lésé par le contenu du reportage. Il nous tionné notre effort pour que nous distribuions tout le monde demandait des comptes et il nous fallait lui démontrer que et nous sommes devenus la compagnie de distribution Nay l’opinion exprimée n’était pas la nôtre, mais le témoignage (Nye en anglais ; ce mot veut dire « roseau » en dari et dé- de l’homme de la rue. Avec le temps, les visites se sont espa- signe à la fois la plume et la flute) qui continue à être opéra- cées et puis ces hommes ont accepté l'idée qu’il fallait vivre tionnel dans les 34 provinces. avec la présence de médias dans le pays : aussi ils ont décidé En ce qui concerne la vente de notre magazine, nous d’avoir leurs propres médias à destination de leur public… n’avons jamais réussi à vendre plus de 50% du total imprimé et notre dernier prix était de 5 afghanis l’exemplaire (envi- ron 5 centimes). Avec la couverture internet grâce aux télé- phones cellulaires et avec la vitesse de l’information en ligne Il a fallu créer sur les réseaux sociaux, notre magazine, qui devait être sub- un outil ed diffusion ventionné par les revenus de nos radios, a cessé de paraitre Un autre obstacle auquel la presse écrite a fait face a été le en décembre 2018. Il est depuis publié, chaque semaine, sur problème de la distribution. En effet, il n’y avait aucun méca- le site du groupe Killid (www.tkg.af ). Il faut ici ajouter que le nisme de distribution de la presse. Pendant les années du magazine Killid était une exception, aucun titre indépendant président Daoud puis des gouvernements prosoviétiques la de la presse écrite n’ayant jamais eu la couverture nationale seule presse écrite en Afghanistan était celle du gouverne- de ce dernier, mis à part le bimensuel de l’ISAF/OTAN et les ment qui était acheminée par les services postaux, tant bien titres du gouvernement qui continuent à être envoyés au que mal, au centre des provinces. À l’arrivée, le 28 avril 1992, centre des provinces. des modjahedin au pouvoir et pendant la guerre civile qui a suivi on a fait le deuil de cette ressource et de toute presse écrite. En 2002, après le décret qui a institué la liberté des Des soutiens médias et la liberté d’expression, la presse a d’abord été concentrée dans les centres urbains et les métropoles pro- importants vinciales. Je dois saluer ici le travail vital et continu des institutions À partir du mois de janvier 2002 quand mes collègues internationales de formation aux métiers de journalisme qui et moi travaillions pour lancer notre premier magazine heb- sont venues en Afghanistan, pendant des années, pour for- domadaire, Killid, nous avions, entre autres, deux objectifs mer des centaines de reporters, éditeurs, producteurs et qui importants : sortir notre magazine de Kaboul et le vendre. ont, pour finir, aidé à établir des instituts afghans de forma- Venant du milieu associatif engagé, nos ambitions étaient tion qui ont pris la relève. Sans leurs efforts et leur engage- bien plus grandes que nos maigres moyens. Nous voulions ment le progrès actuel de nos médias aurait été très difficile que notre magazine arrive aussi loin que possible et qu’il soit à accomplir. un outil d’éducation, d’éclaircissement et d’identification- na Il me faut aussi saluer la patience et la tolérance de nos tionale. Aussi, en plus du défi que représentaient le recrute- hommes politiques et surtout des deux Présidents de la Ré- ment et la formation de nos journalistes, nous nous sommes publique depuis 2002 (le Président Hamed Karzai 2002-2014 aussi attelés à la tâche d’organiser un réseau de distribution et le Président Achraf Ghani depuis 2014) qui n’ont à aucun de notre magazine. Le 21 mars 2002 (jour du Naorouz, le pre- moment entravé la marche et le travail des médias afghans. mier de l’an en Afghanistan) pour le premier numéro de Killid Grâce à l’espace libre qui nous a été octroyé, malgré les pro- nous avons organisé 70 points de vente dans cinq provinces blèmes notamment de sécurité, sur l’index de liberté des du pays. médias établi par Reporters sans frontières, l’Afghanistan est

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L’assassinat d’un journaliste

Plusieurs journalistes ont été assassinés à la fin Yama s’investit dans le domaine culturel et social et de l’automne en Afghanistan. L’élimination de apparait souvent dans différentes émissions télévisées pour Yama Siawash, symbole de la liberté d’expres- exprimer sa vision sur la situation du pays. Lors d’un entre- 1 tien télévisé, il déclare : « Le travail journalistique en Afgha- sion, a particulièrement ému la population . nistan n’est pas sans risque. Vous mettez le pas sur un ter- rain miné. A n’importe quel moment vous risquez de mettre Dans la lignée d’une série d’attentats épouvantables à le pied sur une mine et d’être propulsé en air ». Kaboul, une étoile du monde du journalisme, Yama Siawash, A sa mort, il y a eu une forte réaction pour dénoncer les a été assassinée avec deux autres personnes le matin du 7 crimes des tâlebân et de leurs alliés terroristes dans le pays. novembre 2020 dans le quartier de Microrayon. A noter que son frère ainé Baktash Siawash qui est lui aussi un journaliste renommé a été député de la province Qui était Yama Siawash ? de Kaboul avant de devenir conseiller du président de l’As- Jeune journaliste, politologue, il avait une grande connais- semblée. C’est un homme jeune, cultivé, qui est devenu l’une sance des phénomènes politiques de la société afghane. Par des figures prestigieuses de la politique et se bat contre la son courage, ses questions directes et ses propos critiques corruption. « Concernant mon frère Baktash, nous sommes envers les hommes politiques et aussi par son éloquence, il une âme dans deux corps. Je suis rentré à l’école en même était devenu une des célébrités du monde médiatique. temps que lui, nous avons fait douze années d’études dans la Né en 1987 dans le district de Kohestan (Kapisa), Yama même classe. C’est un frère, un ami et un bon conseiller pour Siawash a fini ses études secondaires en 2006 et obtenu moi » disait son frère Yama. son baccalauréat au lycée Abdel Hadi Dawi à Kaboul. Entré à Invité par les animateurs dans l’émission Qâb-e Goft o l’université il y obtient une licence en Droit et Sciences poli- Gou (litt. le plat de la conversation) sur la chaine de TOLO, il tiques. En 2019 il revient d’Inde a eu les propos suivants : « Je n’ai jamais quitté ce pays. De avec un master d’une université ce fait, certains peuvent dire que je suis trop sérieux. Mais ce indienne. n’est pas l’encre qui coule dans notre calame, c’est le sang du « Mon père est journaliste. coeur des milliers de martyrs, des orphelins, des femmes et Avec mon frère, nous avons ap- des hommes errants de ce pays qui coule dans notre calame. pris le journalisme au sein de la Lorsque tu écris avec l’encre de ce calame l’écrit devient famille », disait-il. Sa participa- sérieux, posé et âcre. Lorsque tu poses une question écrite tion au sein de la revue Nowna- avec ce calame, ces questions deviennent très graves. halân (Les jeunes pousses) a été Lorsque tu quittes ton domicile pour te rendre à ton son premier pas officiel dans le travail, tu observes la souffrance d’un peuple. La personne journalisme. Par la suite, il est allongée au bord d’une rue, tu sais qu’elle est affamée. Cela devenu présentateur à Radio Ar- te fait mal. man avant de devenir une vedette Certains disent qu’il ne faut pas mêler les sentiments de la chaine de télévision Tolo. avec le travail journalistique. Mais chaque journaliste est un En 2015, son entretien avec le être humain. Nous ne sommes pas des robots, nous sommes ministre des Frontières Moham- des humains. Lorsque tu es témoin de cruautés, tu dois le mad Golab Mangal sur un accord dire. » avec les tâlebân concernant le district de Dand-e Ghori de Selon Radio Azadi, devant les retards et les négligences la province de Baghlân provoque des réactions au sein de la concernant l’enquête, le père de Yama Siawash a sollicité les société. Mangal, pour éviter de répondre à sa question, l’ac- Nations Unies pour qu’elles suivent l’affaire. Il a vivement cri- cuse entre autres d’utiliser le vocabulaire iranien. Après cet tiqué le gouvernement afghan de ne pas faire le nécessaire entretien télévisé, sous la pression du pouvoir sur la chaine, pour l’enquête. Selon Afghan Voice Agency, des personnes Yama est contraint de quitter son poste. de la société civile et certains représentants des médias Il prend alors à nouveau le chemin de l’Inde pour conti- afghans ont également déposé une pétition pour obtenir une nuer ses études. A son retour, il est engagé comme conseiller enquête des Nations Unies. Zaher DIVANTCHEGUI en relations publiques par la Banque centrale d'Afghanistan. Lors de l’attentat, il était avec deux autres collègues (Ahma- dollah Ons, adjoint de la direction générale de la Banque, et 1 - Une erreur de transmission a empêché ce texte de paraître dans notre Aminollah Razaï, responsable du secteur des transports de précédent numéro. Il a été légèrement actualisé par l’auteur auquel nous pré- la Banque centrale). sentons nos excuses (NDLR)

22 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Société placé 122ème sur 180 pays, mieux que tous nos voisins et Alors de quoi vivent-ils ? Le revenu des médias est assuré même que l’Inde qui est 142ème. en partie par le secteur de la télécommunication (jusqu’en décembre 2014, on estimait que près de 40% de revenus des médias étaient constitués par les publicités des quatre com- Le tabou de la religion pagnies de téléphones cellulaires). L’autre source de revenus Nous avons appris avec le temps les ficelles du métier ; com- vient des campagnes de messages d’intérêt public. Ces cam- ment organiser un article, comment trouver un équilibre pagnes se répartissent en annonces pour soutenir les forces objectif des témoignages, comment protéger nos sources, de sécurité afghanes (payées par l’OTAN et DOD), pour les comment forcer la main d’un homme de gouvernement ou différentes élections (payées officiellement par les- candi d’un politique à dire ce qu’il ne veut pas dire et surtout com- dats), en faveur des programmes éducatifs (payées par l’ONU, ment survivre en zone de guerre sans compromettre notre l’USAID et d’autres ou par les différents ministères afghans). liberté de parole et notre métier de journaliste. Nous avons Depuis le 31 décembre 2014 (date du retrait de plus de aussi appris les limites de notre liberté d’expression. Il y a des cent mille soldats des forces internationales de l’OTAN) les choses à ne pas aborder comme la religion que nous ne tou- revenus des médias provenant des annonces des compa- cherons pas car l’épée de Damoclès que sont le blasphème et gnies de télécommunication ont dramatiquement baissé. Le la mort est au-dessus de nos têtes. C’est un des rares sujets séisme financier qui a suivi ce retrait a été considérable pour que nous n’abordons pas, délibérément, car notre mission en le secteur privé qui vivait autour d’activités destinées au sou- général nécessite cet oubli (et Dieu sait qu’il y aurait beau- tien des forces militaires étrangères (il faut savoir que pour coup à dire !). chaque soldat américain dans un pays quelconque trois ou quatre autres expatriés sont aussi mobilisés pour le soute- nir). De ce fait, le retrait des 120 000 soldats de la coalition De quoi vivent les médias a provoqué le départ d’Afghanistan de 450 000 autres expa- triés. C’est dans la gestion financière des entreprises de presse que Le manque à gagner a été conséquent aussi bien pour les réside le défi majeur de la survie des médias indépendants compagnies de télécommunication que pour les autres par- et de la liberté d’expression. En effet, quand la communauté ties du secteur privé afghan. Depuis aucune étude sérieuse internationale, avec les États-Unis à la tête des donateurs, n’a été conduite pour savoir quel volume d’argent s’est tari a commencé à déverser des fonds pour développer ce sec- d’un seul coup. Cette situation a carrément coulé une par- teur de la société démocratique afghane et faire paraître des tie des médias afghans qui vivaient de ces revenus. Comme journaux et des magazines, créer des stations de radio et de l’Afghanistan, à nouveau, traverse une période trouble et télévision, ils comptaient aussi sur un développement natu- incertaine avec la perspective de voir les tâlebân entrer au rel, important et compétitif, du secteur privé afghan. Selon gouvernement et partager le pouvoir, beaucoup de points leurs calculs au bout de cinq ou six ans un secteur commer- d’interrogation apparaissent, aussi bien pour le devenir des cial devait, aussi, se développer et prendrait la relève de leurs médias indépendants, que pour la participation des femmes dons en achetant de l’espace publicitaire dans ces médias. à la vie politique et à la vie active, ou l’avenir de la jeunesse Malheureusement ce dernier volet ne s’est pas encore mani- éduquée et de la société civile en général. festé pour des raisons diverses. À commencer par la situation Les violences contre les journalistes, les femmes actives sécuritaire ; les Afghans qui avaient créé et développé des et les employés du gouvernement se sont accrues de ma- entreprises dans les pays voisins, ou dans la région proche ou nière importante durant l’année 2020 (depuis les accords encore plus loin, ne se sont pas vus encouragés à rapatrier en février 2020 entre les tâlebân et les États-Unis). Voici un une partie importante de leur argent. Les hommes d’affaires décompte des attaques contre les médias en 2020 : 8 per- de la diaspora afghane se sont plusieurs fois réunis et ont sonnes tuées par attaque terroriste, 19 personnes blessées, fait des promesses d’investissements dans leur pays, ceux-ci 45 menaces, 6 attaques à main armée ayant échoué, 11 at- conditionnés à un minimum de sécurité pour leur personnel. taques corporelles, 13 cas d’insultes graves, 6 arrestations et Jamais cette assurance ne leur a été donnée. 4 kidnappings. Il y a aussi le faible pouvoir d’achat des entreprises lo- Le secteur des médias en Afghanistan est un acteur à part cales qui ne permet pas d’investissements en publicité, ce entière de la vie démocratique du pays. La liberté d’expres- qui permettrait de soutenir les médias. La taille minuscule de sion, que nous avons acquise par décret, est maintenant un la classe moyenn afghane et les revenus de ses membres ne article de notre constitution et avec le temps nous avons valent pas la peine de faire des efforts en publicité. Le faible appris à l’apprivoiser, à la chérir et je crois que nous sommes pouvoir d’achat de la population afghane en général n’auto- prêts à la défendre et à lutter pour la sauvegarder. rise pas non plus des stratégies publicitaires expansionnistes et force à la prudence quand il faut faire de la publicité pour une marque. Il y a aussi le manque d’éducation et de culture de la publicité aussi bien chez les entrepreneurs que dans le grand public…. Bref, les médias afghans ne peuvent pas sur- 1 - https://duckduckgo.com/?q=afghan+freedom+of+expression+and+mé dia+&ia=web vivre avec les revenus des publicités conventionnelles. 2- https://www.rferl.org/a/1068023.html

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 23 Société

Mes compagnons de voyage m’ont sauvé des mains des tâlebân

par Nassim IBRAHIMI*

M. Ibrahimi est un homme enthousiaste. Il semble incarner la joie de vivre. Et pourtant, comme beaucoup d’Afghans, il a traversé des moments terribles.

J’étais étudiant à l’Université de Kaboul. Je logeais à l’inter- Nous sommes arrivés à Sâlâr, - un endroit du district de nat et j’avais l’habitude de lire des journaux. J’étais abonné Sayed-Abad -, et là des motocyclistes armés portant des tur- à Djâméa-e Bâz (La société ouverte). Mais des étudiants de bans et agitant des drapeaux blancs ont entouré notre véhi- la faculté de théologie (Charyât) qui partageaient le même cule et nous ont arrêtés. Ils nous ont conduits vers une route dortoir que moi m’empêchaient de le lire. Ils me disaient : inconnue. Le chauffeur a obéi sans résistance. On a avancé, « Ce journal est trompeur. Il blasphème. Vous n’avez pas le accompagnés des deux côtés par ces motocyclistes. Nous droit de le lire ». Ils ont réussi à en arrêter la vente à l’Univer- sommes allés loin, très loin. Il a commencé à faire sombre. sité pendant quelques jours. Dans ce journal, on trouve des Nous ne savions pas où nous étions. articles sur l’islamisme et le djihâdisme. Alors que nous avancions dans une zone désertique, le mur d’une maison est apparu à la lumière des phares, au pied d’une petite colline sèche et vide. Nous nous sommes appro- chés et avons vu des hommes armés portant des turbans. La Un coup de téléphone assassin voiture a traversé un ruisseau presque à sec. Avant d’arri- Un jour en 2012, un de ces étudiants et moi nous nous ver à cette maison, les motocyclistes armés ont ordonné au sommes trouvés par hasard à effectuer le même voyage en chauffeur de s’arrêter. Ils ont ouvert la porte. La première bus de Kaboul à Ghazni. Quand nous sommes parvenus au personne à descendre a été l’étudiant délateur qui était assis Bazar de Sayed-Abad - un district de la province de Maïdan à la troisième banquette. Puis, les trois hommes âgés assis au Wardak à l’ouest de Kaboul - l’étudiant a téléphoné. Il a ex- premier rang sont descendus. Au deuxième rang, l’homme pliqué à quelqu’un toutes les particularités du bus en disant barbu et portant un turban blanc qui était à ma droite s’est que dans le bus il y avait une personne qui aidait des Améri- levé, m’a tiré vers sa place et a poussé l’autre homme âgé cains1. Il me menaça ensuite en répétant : « Ici ce n’est pas portant un turban noir vers la porte. Celui-ci était assis à ma Kaboul. Il n’y a plus les forces américaines. Ici, c’est notre gauche et priait continuellement. Tous les deux sont descen- territoire. C’est Wardak. Comprends-tu ? » -Wardak est une dus. En passant, l’homme portant le turban blanc m’a dit province où les tâlebân sont très forts. Les autres voyageurs doucement avec un accent pachto mais en persan : « mon ne disaient rien, ni pour, ni contre. petit gars, ne descends pas ! » Un jeune homme portant un chapeau kandahâri et moi nous sommes restés dans la voi- * Directeur du Centre d’enseignement du français de Bâmyân. ture : lui au quatrième siège et moi au deuxième.

24 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Société

On est parti. Tout le monde était en silence. Personne ne disait rien. En raison de la fatigue et de la faim on n’avait pas l’énergie de parler. Enfin, nous sommes arrivés à Ghazni. Les passagers sont descendus les uns après les autres. Place du Cinéma (un endroit situé au centre de Ghazni), le chauffeur a décidé d’aller chez lui à Khogyâni à quelques kilomètres de la ville à l’ouest, alors que ma destination était à un kilo- mètre au nord. Après avoir beaucoup insisté, j’ai pu obtenir du chauffeur qu’il m’amène chez moi. Nous nous sommes donc mis en route, cependant à un moment donné il a ar- rêté le bus. Je n’étais encore qu’à michemin, mais il m’a fait descendre. J’ai eu beau insister il a refusé de me conduire à l’arrêt près de chez moi : - A cause de toi, nous nous sommes égarés. Regarde l’heure, c’est minuit. - Mais c’est votre faute. C’est vous qui avez laissé monter le " Des motocyclistes armés portant des turbans et agitant des drapeaux blancs ont entouré notre tâleb dans votre bus. La vie des voyageurs n’est pas impor- véhicule et nous ont arrêtés" (Photo DR) tante pour vous !

Ma dernière heure ? Les chiens ont eu peur Les hommes armés se sont approchés de la voiture en inter- Je me suis mis en route à pied. Quand je suis arrivé au rogeant : « où est la personne ? Lequel est-ce ? » Les hommes milieu du bazar local, une meute de chiens errants furieux est âgés essayaient de les empêcher de se rapprocher mais ils n’y arrivée. Je me suis mis à courir le plus vite possible, mais ils sont pas arrivés. Un des hommes armés est venu à la fenêtre se rapprochaient. En courant, j’ai glissé et je suis tombé par et m’a dit en souriant : « Descends ! Ce n’est rien, réponds terre. J’ai crié si fort que les chiens ont eu peur et se sont éloi- juste à quelques questions ! » Le passager barbu portant le gnés. Je suis resté quelques instants par terre. Finalement le turban blanc s’est collé luimême à la porte de notre voiture gardien du bazar a allumé sa lampe. Je me suis levé et me pour empêcher les hommes armés de l’ouvrir. Il leur disait : suis dirigé vers ma maison. Le gardien éclairait les magasins « C’est le mois de ramadan. N’embêtez pas un musulman. Ce et j’ai pu marcher grâce à cette lumière. Au début de la rue n’est pas bien. » Ils parlaient, mais je n’ai pas compris tout ce de ma maison, nos chemins au gardien et à moi se sont sépa- qu’ils disaient. Ils se sont éloignés. rés. Les lampes de la plupart des maisons étaient éteintes car J’étais silencieux dans la voiture. Quand ils nous ont arrê- les gens dormaient, mais j’ai réussi à trouver ma maison. J’ai tés, au début j’avais très peur et j’ai pensé que ma vie était frappé à la porte. Mes soeurs, Soghra et Fatima, sont venues terminée. « C’est maintenant que commence le voyage vers la lumière à la main et ont ouvert la porte. Elles étaient en l’autre monde. » Puis, je n’ai plus pensé ni à la mort ni à la train de faire les préparatifs pour la fête de l’Aïd qui était le vie. Je n’étais ni content ni triste. Je ne pensais à rien. J’étais lendemain. comme inconscient. Je regardais les gens. A la lumière des Suite à cet événement, voyager m’est devenu trop dur. phares, je pouvais voir les hommes armés barbus qui por- C’e voulu quitter Bâmyân où j’habite à présent. Seulement, taient de grands turbans. Quelques minutes sont passées, il y l’an dernier, pendant les derniers jours de ramadan, je suis a eu des bruits. Et au milieu de ce bruit, on a tiré. allé à Ils sont revenus vers la voiture. Une personne a crié : « Vas- nouveau à Ghazni. Comme l’autre fois, tout au long du trajet, y, descends tout de suite ! ». Il éclairait la voiture avec une il y avait la guerre, les tâlebân, des soldats de l’armée natio- lampe. L’homme âgé a fait un geste dans ma direction en nale et la route détruite. Cette fois-ci, en arrivant à Ghazni, je disant : « Regardez ! Il est petit (je suis de petite taille). Lais- ne suis pas allé à la maison et Fatima n’est pas venue m’ouvrir sezle. » Je n’ai pas compris les autres paroles. Mais l’homme la porte. Ma soeur aînée et moi, nous sommes allés directe- armé avec des cheveux longs et les yeux cernés de kohol ment à la mosquée. Nous avons entendu la lecture du Coran. avait l’air furieux et a crié : « On nous a dit qu’il apprend A l’intérieur, dans un coin, on a mis le corps de Fatima dans l’anglais à Kaboul et qu’il aide des Américains » Ensuite, de le cercueil. On a prié et on a procédé à l’enterrement. Moi je derrière la vitre il m’a dit, très en colère : « Si cet homme à pleurais continuellement. Mes cris ont fini par énerver tout barbe blanche n’avait pas été là, et si ce n’était pas le mois le monde. Du milieu des gens une voix s’est élevée : « Calme- de ramadan, on t’aurait pété le cerveau avec une balle. » En toi donc ! Tu es une personne éduquée comment peux-tu fait, m'échapper de leurs mains n’a pas été aussi facile que pleurer tellement ! » je l’écris ici. Enfin, les passagers sont montés en voiture. Un voyageur âgé a murmuré en s’asseyant : « Quels hommes 1 - En Afghanistan, chez les gens ordinaires, on dit américain pour un étran- tyranniques et cruels ! Pendant le mois de ramadan, faire de ger. Comme j’étudiais le français, on me disait que je travaillais avec des telles choses ! » Américains.

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 25 Histoire

Souvenirs d’une French Doctor en Afghanistan : Capucine de Bretagne

par Constance MICALEF MARGAIN*

Dans notre dernière parution, Régis Koetschet prenait le thé avec Juliette Fournot. Constance Micalef Margain nous raconte aujourd’hui une mission pleine de périls de Capucine de Bretagne, partie au Pandjchir à la même époque.

L’engagement de Capucine de Bretagne en Afghanistan1 est trale. Porter l’espoir en croisant humanisme et solidarité ; né de souvenirs de voyages comme ceux d’Ella Maillart, par- le romantisme de l’aventure et l’engagement médical ont tie sillonner la Turquie, l’Iran jusqu’à l’Afghanistan. Après une déterminé le choix de prendre de tels risques et le courage thèse de médecine sur l’histoire des enfants trouvés au XVIIIe de jouer sa vie. siècle, Capucine quitta la France avec l’association Aide Médi- cale Internationale (AMI) pour l’Afghanistan, en guerre. Pour- quoi Massoud et la vallée du Pandjchir ? La décision avait été prise en amont, à Peshawar, où Laurence Laumonier, méde- La première mission cin membre de l’AMI, était en contact avec Burhanuddin Le chemin pour arriver jusque dans cette vallée n’était que le Rabbani, le chef du parti Djamiat-e Islami (le Rassemblement début, mais quel début ! Le voyage de Capucine au début de islamique, un des mouvement de la Résistance afghane). Ce l’hiver 1981 est comparable à celui qu’a filmé Juliette Fournot contact politique établi, il est certain que le bon déroulement de Médecins sans frontières dans le documentaire A ciel ou- de ces missions médicales mais aussi l’accueil de ces Occi- vert. Ainsi, Capucine est partie avec une caravane d’approvi- dentaux furent liés aux talents de Massoud pour planifier et sionnement (armes, vêtements, médicaments…) destinée à organiser leurs séjours. D’un côté, cette rencontre avec Mas- l’Afghanistan. Il fallait échapper aux Soviétiques et donc pas- soud ; de l’autre l’engagement. Il n’est pas faux d’établir un ser par les montagnes, hors des routes. Le sommeil était ce parallèle entre cette expérience et la Résistance pendant la qui manquait le plus dans ces étapes aux ascensions vertigi- Seconde Guerre mondiale. Le père de Capucine avait été neuses et aux longues heures de marche : le moindre arrêt le résistant, décoré de la Croix de guerre 39-45. Ainsi, cet héri- provoquait brutalement. Puis tout à coup, des Afghans déva- tage familial se jouait aussi dans ce lointain pays d’Asie cen- laient devant vous la montagne et vous mettaient dans les poches des raisins secs et du blé grillé. Cette hospitalité si souvent décrite, un précepte du Coran, reste gravée dans la * Passionnée par l'Afghanistan et les relations franco-afghanes, Constance Micalef Margain est docteure en histoire contemporaine. Elle est la nièce mémoire de Capucine d’autant plus qu’elle était sans contre- de Capucine de Bretagne. partie.

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Caravane d'AMI sur la route du Pandjchir (Photo J.-L. Brémont)

Capucine de Bretagne (à gauche) et Laurence Laumonier (Photo col. C. de Bretagne) arrivée dans le Pandjchir, Massoud et ses hommes poursui- virent trois objectifs : chasser ou prendre le contrôle de toutes les représentations locales (préfecture, caserne, école, etc…) A son arrivée en novembre 1981, avec l’infirmière Marie- du gouvernement pro-soviétique, établir un dialogue et un Paule Soleilhet, dans la vallée du Pandjchir, une partie de la lien de confiance avec les habitants et enfin mettre en place Résistance afghane s’était cristallisée autour de Massoud. une organisation militaire et civile dans la vallée. C’est dans L’organisation pensée par ce dernier donna à cette mission ce cadre que le commandant Massoud fit la connaissance de un relief que Capucine ne retrouva pas dans sa deuxième Mawlawi Merradjoudin. Un lien de confiance unit les deux mission en Afghanistan dans le Takhâr. Par exemple, journa- hommes. A la demande de l’organisation civile des modja- listes et médecins vivaient dans la maison d’un certain Kâkâ hedin sous l’impulsion du commandant Massoud, Mehra- Siddik (kâkâ veut dire oncle) dans la ville d’Âstona. Ce der- bodin enseigna lecture et écriture aux enfants des villages nier connaissait les habitudes des Européens, ayant travaillé de la vallée. Ancien élève du lycée francoafghan Esteqlâl de auparavant auprès de la communauté des expatriés à Kaboul, Kaboul, Mehrabodin parlait le français. Il avait 16 ans. Mas- et recevait souvent Massoud. Un autre aspect qui rendit cette soud lui demanda, ayant appris sa parenté et ses connais- mission si accueillante et si singulière fut le choix par Mas- sances en langue, d’accompagner les médecins jour et nuit. soud de Mehrabodin Masstan, comme guide et interprète. Mehrabodin accueillit les deux premières missions de l’AMI, Dès l’automne 1979, le père de Mehrabodin, Mawlawi puis la troisième à laquelle participa Capucine qui fit la jonc- Merradjoudin, imam et érudit, retourna dans son village 2 tion avec l’équipe d’Evelyne Guillaume, Frédérique Hincelin d’origine Âstana, après plusieurs mois de vie clandestine . et Bertrand Navet. Cette deuxième équipe est filmée dans le Quelques mois auparavant, Ahmad Chah Massoud, accom- documentaire de Christophe de Ponfilly et Jérôme Bony,Une pagné d’une quarantaine d’hommes venait de prendre le Vallée contre un Empire. contrôle de tout la haute vallée du Pandjchir. A cette époque D’ailleurs, Mehrabodin fut aussi le « sherpa » de Chris- Massoud, jeune homme de 27 ans, était un inconnu. Dès son tophe de Ponfilly dans tous ses reportages, témoin et soutien indéfectibles du journaliste des années durant. Plus que tout autre, Mehrabodin eut conscience de l’intensité de cette L'hôpital d'Ostona (Photo J.-L. Brémont) médecine de guerre et de l’engageent de ces médecins fran- çais. Les efforts physiques pour se rendre sur place étaientb immenses et l’expérience les marqua à jamais. Ces méde- cins avaient souvent des discussions avec Massoud dont ils louèrent à l’époque la clairvoyance politique. En 1981, Massoud vint passer la nuit de Noël avec Capucine et Marie- Paule Soleilhet, un jour pourtant comme les autres pour les Afghans…

Former des infirmiers locaux Mehrabodin passait prendre Capucine et ses collègues le matin pour aller dans les villages environnants puis à l’hôpi- tal. Un des buts de la mission et l’un des fondements de l’AMI était d’assurer la formation d’aides-infirmiers locaux. Il s’agis-

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AMI : Aide Médicale Internationale Aide Médicale Internationale (AMI) a été fondée par le mé- decin urgentiste Michel Bonnot le 2 novembre 1979 dans une salle de l’Hôpital Henri Mondor, à Paris, avec une ving- taine d’autres infirmiers, infirmières et médecins. Le mot d’ordre était « aller où personne ne veut aller » mais aussi « aidons-les à se passer de nous ». Les missions s’effec- tuaient, les premières années, dans des régions délaissées par les organismes humanitaires officiels internationaux comme le Laos, le Cambodge, le Kurdistan iranien, le Liban, la Colombie, la Birmanie... En Afghanistan, les missions débutèrent en juillet 1980. Les départs étaient bénévoles et seuls les billets d’avion et les frais de mission étaient pris en charge par l’association. Les missions étaient courtes, de quatre à six mois avec, dans la mesure du possible, un Capucine assistant Jean-Luc Brémont à l'hôpital d'Ostona (Photo J.-L. Brémont) relai sur le terrain des équipes médicales. Les dépenses de fonctionnement interne se voulaient très réduites. En sus de l’activité curative traditionnelle médico-chirurgicale, Aide Médicale Internationale formait sur place des équipes sait d’un petit nombre d’étudiants qui avaient entre 17 et 20 locales, à la prévention, l’éducation sanitaire et l’hygiène. ans. Leur formation aux notions d’hygiène et à des connais- Ces équipes devaient être amenées ensuite à fonctionner sances médicales fondamentales était rendue difficile par le de manière autonome. Beaucoup de médecins ont traver- manque de matériel qui se résumait à des pansements, des sé des frontières clandestinement en se fondant dans la seringues, des désinfectants, quelques bouilloires, du savon population et en essayant de s’adapter, avec des moyens liquide, une bassine… Dans les villages, une file d’attente réduits au minimum. La pratique médicale devait s’adapter considérable se formait. Les heures de consultation s’enchaî- au contexte culturel et religieux du pays, comme à la situa- naient. Les médecins « fransaoui » (français) étaient attendus tion de guerre. En 2011, Aide Médicale Internationale et Pre- parfois pour simplement recevoir quelques pilules. Les maux mière Urgence ont fusionné pour créer Première Urgence Internationale qui agit actuellement dans une vingtaine de psychosomatiques soulignaient les séquelles invisibles de la pays, dont l’Afghanistan. guerre. « Dard mikona » : ça fait mal. Capucine de Bretagne se souvient de cette petite fille qui tenait un bébé dans ses bras dans la salle du dispensaire. Elle s’était dépêchée pour balité afin de trouver une solution. Ainsi, Capucine se rap- chercher une ampoule et s’était entaillé le doigt dans sa pelle être entrée dans une maison où un adolescent se tenait précipitation. Quand elle revint, le bébé rendait son dernier inerte et semi-comateux dans son lit. Depuis un mois, il avait soupir. Quarante ans après, le souvenir était toujours présent des délires accompagnés de fièvre et de diarrhées. Quelle comme la réaction de sa grande soeur : fataliste et silen- pouvait être sa maladie ? Capucine s’aperçut brutalement cieuse. Les enfants ne disaient mot quand ils étaient blessés qu’il s’agissait de la typhoïde, en se rappelant que tuphos en ou ils chantaient une mélopée en implorant Allah. Parfois, grec ancien signifie hébétement, abattement. Elle lui admi- Mehrabodin la réveillait la nuit pour partir soigner un blessé. nistra des antibiotiques et l’enfant fut sauvé. Toutefois cette Les opérations se faisaient de nuit pour ne pas risquer d’être médecine du quotidien était sans arrêt interrompue par les interrompues par les bombardements. bombardements soviétiques. De quelle médecine parle-t-on dans ces situations ? Une médecine humanitaire en cela qu’elle soigne en temps de guerre ? D’urgence en ce qu’elle agit en temps de crise ou de Un sauvetage périlleux catastrophe ? La médecine humanitaire, curieux pléonasme, Au début de 1982, les troupes de l’Armée rouge repérèrent n’est pas une spécialité en soi ; pas plus que l’on ne parle de le village où vivait la famille de Massoud. L’objectif était médecin urgentiste pour ceux qui partent sur les terrains de double : déstabiliser le jeune commandant en touchant guerre. De fait, la base de la médecine ne changeait pas fon- sa famille et tuer son beau-frère et cousin : Mohammed damentalement : l’observation, la recherche des symptômes, Ghauss. C’était le mari de Bibi Chirin, sa soeur. Il s’agissait l’écoute, permettaient de soigner. Il n’y a pas de meilleure d’un de ses plus fidèles soutiens, compagnon de combat, qui école de sémiologie que la médecine en situation d’isole- gérait la livraison des armes à partir du Pakistan. Il mourut ment sanitaire, la médecine à « mains nues ». L’important sur le coup et la perte pour Massoud fut immense. Le fils restait l’écoute et l’examen clinique : savoir comment opé- aîné de Mohammed Ghauss, Mahmoud, souffrait d’une frac- rer certes, mais surtout savoir quoi opérer. L’éthique médi- ture ouverte du fémur. Il avait 12 ans à l’époque. Capucine se cale primait au-delà de toutes considérations économiques. précipita avec une trousse de médicaments. L’enfant restait Sans bloc opératoire, ni équipe ou matériel technique, il était silencieux. Sa jambe plâtrée, la gangrène menaçait. Sa mère, nécessaire d’appréhender la situation du patient dans sa glo- Bibi Chirin avait perdu un oeil. Massoud décida de mettre sa

28 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Histoire famille à l’abri au Pakistan. Capucine choisit de les accompa- allait y avoir des morts, des amputations et des blessés. Et gner car la jambe en traction nécessitait une assistance médi- quel sentiment de catastrophe, de misère et de chagrin ! La cale. Dans un froid hivernal, à cheval, le trajet dura quinze peur n’était pas là, plutôt la pensée des soins urgents à effec- jours. Capucine avait gardé le cadeau d’une amie française tuer. pendant son voyage : un immense châle en soie. Elle y enve- loppa l’autre enfant du commandant afghan mort, qui s’ap- pelait aussi Massoud. Il pleurait pour obtenir une kalachnikov Témoigner ? afin de tuer ceux qui avaient assassiné son père. Capucine Le 17 mai 1982 commença la cinquième offensive russe qui le prit avec elle sur son cheval. On bricola pour l’autre fils obligea les deux médecins à partir dans les montagnes avec de Bibi Chirin une traction avec des morceaux de bois, une les blessés et à se déplacer de nuit. Jean-Luc Brémont avait pierre au bout d’une corde, pour maintenir la jambe plâtrée dû repartir en France (il revint dans le Pandjchir l’année sui- et une perfusion. Les chevaux avaient les sabots enrobés de vante). Pendant cinq jours, de 6 heures du matin à 19 heures, chiffons pour ne pas faire de bruit. Ils partirent de nuit dans une centaine d’hélicoptères et de chasseurs-bombardiers une longue caravane : le père du commandant Massoud, an- russes pilonnèrent les villages. Les bombardements attei- cien officier, une femme qui l’aidait, les deux soeurs et frères gnirent un refuge de blessés. Tous moururent. Le Pandjchir de Massoud, neuf enfants, d’autres futurs réfugiés. On ne se restait une cible privilégiée, seule région organisée politi- lavait pas, on ne se déshabillait pas en ce temps dépouillé quement et militairement. Les Soviétiques lancèrent des de tout. Les chevaux au passage des rivières avaient de l’eau tracts dans lesquels Capucine et sa collègue furent insultées jusqu’au flanc ; les chutes de neige étaient spectaculaires. A et Massoud accusé de s’être enfui avec elles (et quelques un moment, dans la montagne escarpée, le cheval de Capu- émeraudes). Dans un village, les Soviétiques firent dévoiler cine s’emballa, provoquant leur chute dans un ravin. Elle toutes les femmes pour démasquer les deux médecins. En garda le petit Massoud dans les bras le protégeant dans leur cherchant à les emprisonner, ils voulaient organiser un de ces descente vertigineuse. Seule l’arrivée à Peshawar les sépara. fameux procès soviétiques où des « aveux » obtenus sous la Capucine passa quelques jours au célèbre Dean’s Hotel, qui torture conduisaient à une condamnation suivi de l’autocri- réunissait tous les expatriés, hôtel détruit depuis. tique de l’accusé. Après avoir trouvé les papiers perdus de Capucine dans un village ils annoncèrent sur Radio Kaboul qu’ils les avaient capturées. En fait, le 2 juin, Massoud organi- Sous les bombes sa leur départ. Mehrabodin Masstan les accompagna jusqu’à Boraghayn dans la plaine de Chamâli. Après treize jours de Elle repartit pour le Pandjchir le 30 janvier 1982, avec les mé- marche, se cachant dans les grottes, subissant le harcèlement decins Laurence Laumonier et Jean-Luc Brémont. Ce dernier des hélicoptères et des bombardements, elles atteignirent immortalisa leur mission au Pandjchir avec son appareil pho- Peshawar. tographique. De Peshawar, ils arrivèrent à Chitral cachés dans A leur retour à Paris, elles furent reçues au ministère des une ambulance puis en camion. La caravane se forma avec Affaires étrangères puis par le Secrétaire Général de- l’Ely des stocks d’armes, des canons anti-aériens, des munitions et sée, qui les assura de leur soutien. Elles partirent ensuite des kalachnikovs. Les chevaux, très chargés, peinaient sur les témoigner en France et aux Etats-Unis de l’injustice de cette chemins pentus et verglacés. Deux hommes les tenaient : un guerre. Cette pratique engagée était emblématique des à la tête, un autre à la queue. Les modjahedin marchaient en French Doctors. Capucine appartenait désormais au cercle avant car les mines anti-personnel parsemaient les chemins. restreint des médecins sans frontières. Il fallait réveiller ou La marche continuait la nuit sous un ciel noir étoilé sans lu- provoquer « l’indignation du monde », mais elle vécut de ma- mière parasite, pour passer les endroits dangereux comme la nière contrastée la nécessité de communiquer pour obtenir route entre Kaboul et Djalalabad, route surveillée par l’armée de l’argent et des soutiens politiques. Par la suite, Capucine soviétique, où se rejoignent les rivières Kaboul et Pandjchir. choisit le terrain (le département de la Creuse) et la méde- Après être passés près de la base militaire de Bagram, base cine comme unique discours. stratégique soviétique, médecins et soldats remontèrent la Une dernière anecdote accompagne les souvenirs de cette vallée du Chotoul pour arriver enfin dans le Pandjchir. époque : dans les bureaux du Ministère en cet été 1982, un A leur arrivée, le commandant Massoud félicita Capucine. orage éclata brusquement accompagné d’un énorme coup L’histoire du sauvetage de l’enfant de Bibi Chirin, maintenu de tonnerre. Instinctivement, les deux femmes se réfugièrent entouré dans les bras au fond du ravin, était rapidement sous un bureau et en sortirent en riant… parvenue dans la vallée. La médecine itinérante reprit. Le bombardement de la mosquée du village d’Âstona eut lieu avant la tentative d’invasion du Pandjchir par les Soviétiques. 1 - Cet article se base sur des entretiens avec Capucine de Bretagne, Jean- Laurence et Capucine avaient refusé l’ordre d’y rejoindre les Luc Brémont et Mehrabodin Masstan au printemps et à l’automne 2020. Je les remercie ainsi que Morgane Lecuyer, Delphine Wormser et Frédéric femmes et les enfants du village. Les avions arrivèrent pour Pinto. y lâcher leurs bombes. Réfugiées sous un porche, après un 2- Après la prise de pouvoir des communistes en 1978, la répression contre bruit assourdissant, les médecins suffoquèrent dans la pous- toute forme d’opposition fut intense, obligeant de nombreuses personnes sière. Un silence immense s’abattit, avant les hurlements. Il à se cacher. (NDLR)

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 29 Un thé vert avec

Le patrimoine comme arme de paix

un thé vert avec Valéry FRELAND* Les conflits qui sévissent de par le monde ne font pas des victimes que parmi les humains. Certains belligérants aimeraient détruire toutes traces d’un passé qu’ils veulent effacer. Régis Koetschet s’est entretenu avec la personne en charge de la sauvegarde de ce patrimoine en péril.

La destruction, le 11 mars 2001, des Bouddhas de Bâmyân Autour des fêtes de fin d’année, pour un « thé vert » au par le régime des tâlebân a consterné le monde. L’écrivain goût de pommes, j’ai retrouvé avec bonheur Valéry sur son Atiq Rahimi, comme il l’a inscrit en exergue de son romanLes lieu de vacances dans la Normandie profonde, celle de Nez Porteurs d’eau, y a vu « une défaite de l’Histoire ». Mossoul, de cuir de La Varende, du château de la comtesse de Ségur et Palmyre, Tombouctou et tant d’autres lieux de beauté, de du lieu de naissance de l’orientaliste Lottin de Laval, l’inven- culture, de sagesse, de civilisation ont, par la suite, connu les teur de la « lottinoplastie », un système de moulage permet- mêmes blessures barbares. tant de reproduire les oeuvres archéologiques qu’il testera À l’initiative des diplomaties française et émiratie, la- com justement en Mésopota- munauté internationale a réagi. Une conférence internatio- mie, deux siècles avant les nale sur le patrimoine en danger a été organisée, début dé- saccages de Daech. cembre 2016, à Abou Dhabi. Aux côtés de François Hollande Le directeur exécutif et du prince héritier Mohamed bin Zayed, le président Achraf d’Aliph est l’un des diplo- Ghani y a pris part. Une année plus tard, à l’occasion d’une mates français les plus visite d’Emmanuel Macron pour l’inauguration du Louvre affutés en matière de d’Abou Dhabi, à nouveau en présence du président afghan, diplomatie culturelle. Son la France confirmait son engagement. La fondation Aliph – parcours l’a notamment alliance internationale pour la protection du patrimoine dans conduit au Service de des zones de conflit - était sur les rails avec une centaine de coopération de l’ambas- millions de dollars de fonds levés, un siège à Genève et un sade de France en Ara- directeur exécutif, le diplomate français Valéry Freland. En bie saoudite, au service prime, une feuille de route de la plume de Dostoïevsky : « La des affaires juridiques du beauté sauvera le monde".

* Directeur exécutif de la fondation Aliph - Alliance internationale pour la Valéry Freland protection du patrimoine dans les zones de conflit. (Photo DR)

30 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Un thé vert avec

Conseil supérieur de l’audiovisuel, à la Direction de l’audio- visuel extérieur du Ministère des Affaires Etrangères, au suivi de l’action culturelle extérieure de l’Union européenne à la Représentation française à Bruxelles, au cabinet de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. Je l’ai connu conseiller culturel et de coopération à Tunis au moment de la révolu- tion de jasmin. Avant de rejoindre Aliph, il était Consul géné- ral de France à Boston, en charge notamment de la relation avec la prestigieuse université Harvard.

Aliph, la clef Nous évoquons la signification profonde de la lettre Alef/ Aliph qui a donné son nom à la fondation qu’il dirige. Première lettre de l’alphabet en arabe ou en hébreu, Atiq Lachkari Bazar, l'Arche de Bost (Photo DR) Rahimi l’a magnifiquement évoquée dans la Ballade du ca- lame. Alef « ma mère, mon origine », qui comme l’a écrit Ibn Arabi « représente l’existence de l’Essence dans sa perfec- pour que les populations puissent à nouveau jouir de leur tion ». Clef imaginaire, clef identitaire qui relie le corps errant patrimoine culturel. de l’exilé avec sa terre perdue, « son insaisissable présent Cette ambition posée, demeure une réalité complexe avec son passé inachevé ». avec les difficultés d’accès, l’insécurité, le poids de la corrup- Aliph ouvre la voie pour accéder aux « libres champs de la tion, la fuite des cerveaux. La pandémie de la COVID a appelé créativité et de l’écriture ». Sa signification va donc bien au- un programme d’urgence visant les personnels et leur pro- delà d’un simple acronyme. tection. La barre est mise haut et correspond à une volonté d’être Restent aussi, parfois, les débats de principe au regard de dans l’action, aux sources du traumatisme, à l’orée du renou- l’attachement – ou pas – au patrimoine. veau. Les Bouddhas de Bâmyân en sont, une nouvelle fois, une Depuis la destruction des Bouddhas à Bâmyân, l’actua- significative illustration. Dans un livre rédigé dans l’urgence, lité a montré que le patrimoine était devenu une arme peu après leur destruction, Pierre Centlivres avait question- de guerre : les combattants se réfugient dans des lieux de né leur appropriation par les populations : « Le patrimoine culture comme la vieille ville de Mossoul pour en nier l’esprit afghan n’est à leurs yeux, ni dans les pierres de Bâmyân ni ou par facilité logistique, les livres sont brûlés, les oeuvres dans les ivoires de Begram. Ceux qui les ont créés ou qui ont détruites par dérision ou à des fins de propagande. La contre- patronné la création, ceux qui ont pratiqué la circum-ambula- bande d’objets archéologiques finance les armes et la - ter tion des stupas, ne sont pas ceux que les Afghans considèrent reur. Patrimoine, violence et grande criminalité sont exploi- comme leurs ancêtres ». Pour Atiq Rahimi, en revanche, alors tés de concert au nom de Dieu. L’Afghanistan en est un triste que l’Afghanistan a été jadis un carrefour de civilisations, zo- exemple. Il ne reste plus rien du site archéologique de Hadda roastrienne, bouddhique, grecque, leurs vestiges « existent – « Feu Hadda » s’écrira Jacques Chirac lors de l’inauguration toujours miraculeusement dans l’inconscience collective » du musée Guimet rénové – qui à travers le Gandhara expri- afghane. mait « la beauté suprême par la sagesse suprême ». Valéry Freland, pleinement conscient des enjeux, est pas- sionné par sa nouvelle mission. Car si le patrimoine a triste- ment pris une place de choix dans la guerre et le terrorisme, il Aliph et l’Afghanistan peut et doit fortement contribuer à la paix : instrument d’une La Fondation Aliph intervient désormais dans 22 pays et sou- réappropriation identitaire, témoignage d’un vivre ensemble, tient une centaine de projets, de la falaise dogon de Bandia- recours à la beauté. Sans compter l’accès à l’emploi et à une gara au palais Sursok de Beyrouth, du musée de Raqqa à la formation que la culture peut permettre. bibliothèque de la mosquée Sankore de Tombouctou. Mon interlocuteur se plaît à relever la réactivité, la flexibi- Aliph est fortement engagé en Afghanistan sur une dou- lité et l’inventivité d’Aliph. En s’appuyant sur l’ancrage local de zaine de projets pour un montant global de près de 7 millions partenaires de différents horizons et souvent issus des socié- de dollars. Les partenariats sont solides (DAFA, Turquoise tés civiles, la Fondation dont il a la charge entend être dispo- Mountain, Educational and Cultural Support Organization, nible sur l’ensemble de la séquence : protection préventive Afghan cultural Heritage Consulting Organisation, Aga Khan pour atténuer les risques de destruction, mesures d’urgence Trust for Culture et UNESCO). pour assurer la sécurité du patrimoine, action post-conflits - soutien COVID au Musée national et à l’Institut d’archéo-

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 31 Un thé vert avec conservation en vue de la création d’un parc archéologique). Les partenaires afghans d’Aliph affichent leur confiance. Les populations voisines du site bouddhiste de Chewaki sou- tiennent sa réhabilitation, des officiels étaient présents pour le lancement du chantier. Ces projets ont un impact écono- mique significatif apportant dans leur ensemble du travail à des populations rurales ou défavorisées. On consultera avec intérêt et émotion le rapport final sur le projet de mise à l’abri en urgence d’objets et d’inscriptions hébraïques sur le site du minaret de Djam à Ghor du fait des crues violentes. Des centaines de pièces ont été récupérées, traitées, répertoriées et mises à l’abri en liaison avec le Mu- sée national de Kaboul. (website d’ECSO www.ecso.af) Citadelle de Bâlâ Hissâr à Kaboul : projet de création d'un parc archéologique (Photo Bernard Jamois) Un projet de voyage logie (équipements sanitaires) - minaret de Djam (sauvegarde, mise à l’abri d’objets) Valéry Freland doit se rendre prochainement en Afghanistan. - sauvegarde des sources de Sultan Poor Chenee révérées On lui souhaite une bonne mission en espérant que la situa- par les populations sikhes près de Djalâlâbâd tion politique et de sécurité le permettra. - quartier de Mourad Khâni à Kaboul (mesures d’urgence, Le patrimoine et l’éducation sont des enjeux majeurs des réhabilitation d’un sanctuaire soufi, d’un hammam et de pourparlers de Doha. À AFRANE, on considère que tous deux deux maisons traditionnelles) constituent « le meilleur chemin vers la paix ». Le nierou - sauvegarde du sanctuaire de Châh Faizullâh dans la pro- simplement ne pas le reconnaître risquent de conduire à une vince du Nangarhâr douloureuse régression. - sauvegarde de pratiques traditionnelles par des activités J’ai donné à Valéry un petit viatique littéraire pour la route. de documentation, de formation et de sensibilisation Il retrouvera à Kaboul son camarade de promotion à l’ENA, - restauration de la madrassa Sultan Hassan Baiqara à l’ancien ambassadeur Abdel-Ellah Sediqi. Ils pourront res- Hérat sasser des souvenirs notamment celui du choix du nom de - site de Lachkari Bazar (travaux de sauvegarde sur la cita- la promotion, quand avait fait une percée celui du « com- delle, l’arche et le puits de Bost) mandant Massoud » avant de s’effacer devant le président- - conservation du stupa bouddhiste de Chewaki au nord poète Léopold Sedar Senghor. La route du patrimoine dans de Kaboul l’urgence était toute tracée. - citadelle de Bâlâ Hissâr (projet archéologique et de

Les nouvelles Afrane Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris d’Afghanistan Tel. : (33) 01.43.55.63.50 La revue LES NOUVELLES D’AFGHANISTAN est une revue trimes- L’association Amitié Franco-Afghane (Afrane) a été fondée au début de trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par les Sovié- émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous- tiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite qu’aider les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun parti politique. Elle sou- titres sont de la responsabilité de la rédaction. tient à présent prinicipalement des projets éducatifs. Adhésion et abonnement à la revue Abonnement France et U.E. - 4 numéros ...... 22 € Les nouvelles d’Afghanistan ...... 48 € Etudiant ou demandeur d'emploi...... 16 € Adhésion et abonnement (étudiant ou demandeur d'emploi).. 30 € Abonnement de soutien France et U.E. - 4 numéros ...... 40 € Adhésion de soutien (et abonnement) à partir de ...... 60 € Abonnement France et U.E. - 8 numéros ...... 42 € Adhésion seule (sans abonnement) ...... 28 € Autres pays -4 numéros ...... 32 € Adhésion seule (étudiant ou demandeur d'emploi)...... 14 € Autres pays -8 numéros ...... 60 € DON (déductible de l’impôt dans les limites prévues par la loi) (un reçu sera adressé sur demande) ...... € NOM ...... Prénom...... Adresse...... NOM ...... Prénom...... Tél ou email...... Adresse...... Tél ou email...... Tout règlement à l’ordre d’AFRANE, merci.

32 Les nouvelles d’Afghanistan n°172 Dernières nouvelles

La Chambre basse du parlement afghan des 13 dernières années, a rapporté plus de Chronologie confirme la nomination de 20 ministres sur 4,520 millions de dollars à l’Afghanistan. Il les 25 proposés par la présidence, plus d’une s’agit d’un trésor de 21 145 objets en or da- année après les élections de septembre tant de l’époque kouchane (1er s.) et décou- Décembre 2020 2019, 9 mois après la prestation de serment verts en 1978 par une équipe archéologique - Le 2 : À Doha, le gouvernement afghan et du président le 9 mars 2020 et 7 mois après soviéto-afghane dans la région de Telia Tepe les Tâlebân parviennent à un accord sur les l’accord entre le président Achraf Ghani (prov. de Djaozdjân). « règles et procédures » pour les négocia- et Abdullah Abdullah, président du Haut - Le 9 : L’Afghanistan recevra son premier tions. Conseil pour la réconciliation nationale. lot de vaccins anti-Covid à la mi-2021. Il - Le 3 : Le chef d’état-major interarmées - Le 7 : Depuis l’accord de février 2020 concernera 3% de la population. Le minis- américain, le général Mark Milley, annonce signé entre les Tâlebân et les États-Unis, l’ar- tère de la Santé prévoit de recevoir des vac- que les États-Unis conserveront deux gran- mée afghane a pris le relais et multiplié les cins pour 40% de la population d’ici la fin de des bases militaires en Afghanistan ; ils reste- frappes aériennes pour faire pression sur les 2022. ront pour aider et former les forces afghanes Tâlebân, augmentant le nombre de victimes Selon des responsables locaux de la pro- et mener des opérations de contre-terro- civiles. vince de Badakhchân, quelque 450 mer- risme contre l’État islamique. - Le 8 : Transparency International a offi- cenaires étrangers (originaires de différents - Le 6 : Le Comité international de la Croix- ciellement ouvert un bureau en Afghanis- groupes islamiques du Turkestan oriental, Rouge déclare que ses activités en Afgha- tan ; Selon son enquête annuelle, l‘Afgha- du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, du Caucase, nistan sont confrontées à une crise de finan- nistan est classé comme le septième pays le et des Ouighours chinois) se battent aux cement en raison des frais liés à la pandémie plus corrompu sur 180 pays. côtés des Tâlebân et tentent de contrôler les du coronavirus. Pour l’Afghanistan, le CICR a L’exposition itinérante « Trésor de Bac- zones frontalières. besoin de 88,5 millions de dollars. triane », présentée dans 13 pays au cours - Le 10: À Djalâlâbâd, la présentatrice de

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3333 Chronologie

télévision Malalaï Maïwand et son chauf- d’un système politique dans lequel le diri- lacunes. feur sont tués par balles. C’est le troisième geant du pays sera choisi par un conseil, la Le minaret de Djâm (prov.de Ghor) datant meurtre de journalistes en Afghanistan Choura-Ahl-e-Hal Wa Aqd (Conseil pour le de la fin du 12e s. a été classé parmi les sites depuis début novembre. L’assassinat est règlement des problèmes et la conciliation). du patrimoine culturel du monde islamique revendiqué par le groupe État islamique. Le gouvernement afghan limoge la mi- par l’Organisation mondiale islamique pour À Doha, les négociations sont suspendues nistre d’État aux droits de l’homme Sima l’éducation, la science et la culture (ICESCO). jusqu’au 5 janvier 2021. Samar et dissout son ministère. Au 31 décembre : Coronavirus : cas offi- L’Iran et l’Afghanistan inaugurent officiel- À Kaboul, une voiture piégée fait 10 morts ciellement confirmés : 52 513 ; guéris : 42 lement l’ouverture de leur première liaison et 52 blessés. L’attaque n’a pas encore été 006 ; morts : 2 201. ferroviaire – 130 km - entre Khawaf et Gho- revendiquée. Le groupe État Islamique a, ryan ; elle sera prolongée de 85 km jusqu’à lui, revendiqué ces dernières semaines plu- Hérat. L’Afghanistan a ainsi une liaison sieurs attaques dans la capitale, dont celles Janvier 2021 directe par chemin de fer avec la Turquie et contre l’Université et un autre centre éduca- - Le 1er : Le rédacteur en chef de la radio l’Europe et les ports iraniens du Golfe per- tif, qui ont fait au total plus de 50 morts. Voice of Ghor, Besmellah Adel Aimâq, est sique. - Le 21 : Le ministre iranien des Affaires tué par balles dans la province de Ghor. Il est étrangères Mohammad Djavad Zarif dé- le cinquième journaliste assassiné en deux clare que 2000 volontaires afghans, armés mois. par l’Iran, combattent toujours en Syrie. - Le 3 : Le Pakistan a détruit 200 000 cartes - Le 22 : Cinq personnes, dont quatre d’identité informatisées qui avaient été médecins travaillant dans une prison où délivrées frauduleusement à des citoyens sont détenus des centaines de Tâlebân, afghans. Environ 800 000 réfugiés afghans sont tuées à Kaboul dans l’explosion d’une vivent illégalement au Pakistan, selon les bombe placée sous leur voiture. autorités pakistanaises. - Le 24 : La militante des droits des - Le 4 : L’armée américaine laisse entendre Afghanes, Ferechta Kohistani (29 ans) est Arrivée du premier train en provenance d'Iran (Photo DR) que les Tâlebân sont à l’origine des attaques assassinée, ainsi que son frère, dans le dis- non revendiquées contre des représentants trict de Kohistan (prov. de Kâpisâ). du gouvernement, des dirigeants de la so- - Le 11 : L’écrivain, romancier, journaliste - Le 26 : Dix ressortissants chinois sont ciété civile et des journalistes en Afghanis- et érudit Rahnaward Zaryab décède à arrêtés à Kaboul, accusés d’espionnage. Se- tan. Le 6, les Tâlebân rejettent toute implica- l’âge de 77 ans à Kaboul. Exilé en France lon les services de renseignements afghans, tion dans cette vague d’assassinats. dans les années 1990, il était retourné à ils recherchaient des informations sur le Les forces américaines ont quitté leur Kaboul où il a travaillé pour Tolo News TV groupe terroriste al-Qaïda ainsi que sur la base de la province du Logar et l’ont remise pendant dix ans. présence potentielle dans des provinces de aux forces afghanes. Entre 2006 et 2014, elle - Le 12 : Les Tâlebân reprennent le district l’est de l’Afghanistan de Chinois Ouïghours, abritait près de 18 000 militaires ; il en restait de Dehrawoud (province d’Orouzgân). l’ethnie musulmane de la région du Xinjiang. encore 300. La base mesure 8 km de long sur - Le 17: Les forces afghanes repoussent une Depuis quelques années, des Ouïghours 3 km de large. attaque des Tâlebân dans le district de Zhe- radicalisés ont rejoint al-Qaïda, intégrant un Selon la Chambre de commerce et d’in- rai (prov. de Kandahar). groupuscule appelé l’ETIM, le Mouvement vestissement de la province de Hérat, 10 Selon la Commission indépendante islamique du Turkestan oriental. Ils seraient tonnes de cumin ont été exportées et 12 afghane des droits de l’homme, 114 civils en contact avec le groupe Haqqani. tonnes de safran récoltées en 2020. ont été tués et 300 autres blessés au cours - Le 28 : Selon les autorités locales, 6500 - Le 5 : Le gouvernement afghan a auto- des trois derniers mois dans l’est de l’Afgha- familles ont été déplacées dans la province risé dix ressortissants chinois – arrêtés le nistan. de Kandahar suite à des affrontements entre 10 décembre 2020 pour avoir exploité une Selon le Programme des Nations Unies forces afghanes et tâlebân au cours des trois « cellule terroriste » à Kaboul - à quitter le pour le développement (PNUD), l’Afgha- derniers mois. Les districts d’Arghandâb, pays. nistan a progressé d’une place pour se clas- Zherai, Pandjwaï, Maïwand et Dand ont - Le 6 : Reprise des négociations entre ser 169e sur 189 pays sur l’Indice de déve- connu de violents affrontements. Quelque gouvernement afghan et tâlebân à Doha. La loppement humain 2020. [Compte tenu de 300 postes de contrôle de sécurité seraient question de l’ordre du jour des pourparlers l’imprécisions des données statistiques, une tombés aux mains des tâlebân. devrait être abordée. Également à l’ordre du telle progression n’est pas significative. Cf Pour le Comité international de la Croix- jour, la Constitution afghane de 2004. Les nouvelles d’Afghanistan, n°120, « Atten- Rouge (CICR) l’Afghanistan est l’un des - Le 7 : À Djalālābād, suite à des rumeurs tion statistiques », NDLR]] endroits les plus meurtriers au monde pour sur la mise en place d’un éventuel gouver- - Le 18 : Les Nations Unies concluent un les civils. nement intérimaire à l’issue du processus de accord avec les dirigeants tâlebân pour - Le 29: Des notables religieux des pro- paix avec les tâlebân, Achraf Ghani déclare créer des milliers d’écoles (il est question de vinces de l’ouest du pays rejettent la pro- que son devoir de président est de transfé- 4 000) pour garçons et filles dans les zones position « unilatérale » des tâlebân sur l’éta- rer pacifiquement le pouvoir à son succes- sous leur influence. L’UNICEF pense toucher blissement d’un système islamique dans le seur conformément à la loi et par le biais plus de 120 000 jeunes enfants dans un pays pays. d’une élection. où près de 4 millions de personnes ne sont - Le 30 : La Wolesi Djirga rejette le projet - Le 8 : Depuis fin octobre, quelque 17 000 pas scolarisées, dont les 3/5 sont des filles. de budget (5,8 milliards de dollars) pour familles ont fui leur foyer dans la province [A noter que cela ferait 30 élèves par école, l’année fiscale à venir, affirmant que les de Kandahar pour échapper aux combats NDLR] comptes proposés sont entachés de graves opposant les forces gouvernementales aux - Le 20 : Les Tâlebân se disent en faveur

3434LesLes nouvelles nouvelles d’Afghanistan d’Afghanistan n°172 n°172 Chronologie tâlebân. plus de 500 membres de leurs communau- sont les premiers demandeurs d’asile avec - Le 10 : Zia Wadan, un ancien journaliste tés suite à l’attaque meurtrière contre leurs 8 886 demandes en 2020 (contre 10 014 en afghan devenu porte-parole de la Force lieux de culte l’an dernier. 2019), sur 81 669. nationale de Protection civile dépendant du - Le 18 : Les autorités de la province de Un mémorandum d’accord sur la res- ministère de l’Intérieur est tué à Kaboul avec Kandahar affirment que 35 000 t. de gre- tauration et la protection des minarets du deux de ses collègues. nades ont été exportées en 2020 vers le Musalla de Hérat est signé entre le ministère Dans la province de Paktika, les forces Pakistan, l’Inde et les Émirats arabes unis. de l’Information et de la Culture et un repré- de sécurité afghanes arrêtent pour espion- - Le 19 : Le futur secrétaire d’État améri- sentant de la Fondation Aga khan. nage cinq membres d’une cellule du réseau cain Antony Blinken annonce son intention - Le 27 : Selon la commission afghane des Tâlebân-Haqqani ; l’un était en relation avec de réexaminer l’accord signé en février 2020 droits humains, le nombre des victimes l’agence d’espionnage pakistanaise, Inter- par les Etats-Unis et les tâlebân, en vue de civiles du conflit en Afghanistan a dépassé Services Intelligence. maintenir en Afghanistan des moyens de 2 900 personnes tuées en 2020 (contre 2 - Le 13 : Des parlementaires afghans dé- lutte contre le terrorisme. 800 en 2019). Plus de la moitié des victimes clarent qu’aucun système politique autre Le ministère de la Santé annonce que sont dues aux tâlebân, 15% aux forces gou- que républicain ne serait acceptable pour le le premier envoi de vaccins anti Covid-19 vernementales et à leurs partenaires inter- peuple afghan. devrait arriver en Afghanistan dans les six nationaux, le reste à des groupes tels l’État - Le 14 : Le Turkménistan annonce l’inau- prochains mois. islamique. guration d’un tronçon ferroviaire prolon- - Le 20 : À Doha, les Tâlebân réclament un - Le 29 : En visite officielle à Moscou, Cher geant la ligne reliant les deux pays depuis système strictement islamique, déclarant Mohammad Abbas Stanekzaï, négociateur- 2016 et allant désormais jusqu’à Andkhoï. que le gouvernement actuel ne peut pas clé des tâlebân à Doha, déclare que le gou- En outre une ligne à haute tension de 153 être réformé, et demandent la libération des vernement afghan est le « seul obstacle » au km relie désormais Kerki (sud du Turkménis- prisonniers restants. processus de paix. tan) à Cheberghân (prov. de Djaozdjân) et Les Tâlebân reconnaissent avoir levé des Au 31 janvier : Coronavirus : cas confirmés permettra d’alimenter en électricité Mazar-e taxes sur des projets de développement officiellement 55 059, guéris 47 609, morts Charif, la quatrième ville afghane. dans la province de Paktya, collectant ainsi 2 404. - Le 15 : Quelque 60 jeunes sportifs, dont des centaines de millions d’afghanis sur la 8 femmes, participent à une épreuve de ski – construction du barrage de Machalgo et de Faits et dates relevés coupe de la paix et de l’amitié – sur la piste plusieurs routes. par Micheline Centlivres-Demont de Chahid Mazari, dans la province de Bâ- - Le 21 : En France, selon les statistiques (Base : le Bulletin du Ceredaf, divers sites, ainsi miyân. du mnistère de l’Intérieur, les Afghans que Afghanistan Analysts Network)

Mémoire

dont l'anglais et le français. Il a étudié la phi- Un érudit afghan losophie, la psychologie et la sociologie. Ce maitre de la langue persane classique, de la nommé Zariâb poésie et de la prose avait une connaissance Epreuve de ski "Coupe de la paix et de l'amitié" dans la approfondie de la société. De ce fait il est province de Bâmyân (Photo DR) Mohammad Azam Rahnaward Zariâb, né en devenu un écrivain influent. août 1944 à Raka-Khana de Kaboul, est mort Douze membres d’une milice progou- à Kaboul le 10 décembre 2020, emporté à vernementale sont tués dans une attaque l’âge de 76 ans par le Coronavirus. Mohammad A. R. Zariâb tâleb dans le district de Ghoryan (prov. de Auteur et romancier renommé, il a Herat). Les tâlebân s’étaient infiltrés dans les consacré plus de 50 ans de sa vie à des re- rangs de la milice. cherches linguistiques et culturelles. Il était Le chef du Pentagone Christopher Miller connu au-delà des frontières afghanes, no- annonce que les effectifs des forces armées tamment au Tadjikistan, en Inde et en Iran. américaines en Afghanistan se montent Les auteurs iraniens le considèrent comme désormais à 2 500. un grand écrivain de la langue persane. Les - Le 16 : Le Parlement afghan rejette à médias afghans l’ont quant à eux qualifié de nouveau le budget 2021, critiquant le gou- « Palais de la langue persane en Afghanis- vernement pour son incapacité à le corriger tan », « Roi de la langue persane d'Afgha- et entre autres à égaliser les salaires des nistan », « Académie de la langue et de la fonctionnaires. littérature persanes d'Afghanistan ». - Le 17 : À Kaboul, deux femmes juges tra- Après une licence en journalisme à vaillant pour la Cour suprême sont tuées par l’université de Kaboul, il a continué ses balles. Plus de 200 femmes travaillent pour études supérieures au Pays de Galles et en la Cour suprême. Nouvelle-Zélande. Il s’est ensuite consacré Il ne reste désormais que 250 Sikhs et à la formation des jeunes journalistes nés Hindous en Afghanistan après le départ de en Afghanistan. Il parlait plusieurs langues

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3535 Mémoire

français d’Afghanistan. Afghanistan, les signes matériels de la mo- En 2012 Zariâb a fondé une maison dernité sont venus, à savoir : les bâtiments, d’édition qui porte son nom. Sur le site de l'électricité, les voitures, les usines et les ave- l’Institut Français d’Afghanistan nous lisons : nues modernes, mais ces signes matériels de « Son projet est tourné vers la recherche de la modernité se sont heurtés à une culture la lumière et les combats contre la censure étrangère. Parce que la culture n'était pas dans la littérature persane ». L’Éditeur a pu- avec elle. De ce fait, est apparue une contra- blié dans la même direction de nombreux diction entre la civilisation et la culture, et livres comme Lolita, Cent ans de solitude et elle existe encore ». BBC 12 décembre 2020. Syngué sabour d’Atiq En 2005 sur le site persan de la BBC, dans Rahimi. Le directeur de la maison Manut- un long entretien sur le concept de moder- chehr Faradis, qui est aussi un écrivain nité il disait : « Si nous voulons répondre à disait : La Maison d’édition Zariâb est fon- la question de la modernité, nous devons dée : « pour publier des ouvrages venus du prendre en considération deux aspects : monde entier et d’Afghanistan et non censu- le côté matériel et le côté spirituel ; civili- rés. Avant, en Afghanistan certains ouvrages sation et culture. Les civilisations occiden- ont été interdits par le gouvernement et ne tales dans les pays orientaux ont trouvé pouvaient pas être publiés. Maintenant on très rapidement leur chemin. Mais la culture 1 Quelques ouvrages de Zariâb le fait. » qui accompagnait cette civilisation avait du Dans le domaine de la pensée, Zariâb retard. Elle n'arrivait pas, ou elle est arrivée est un intellectuel reconnu. Sirous Alinajad, en retard, ou bien elle n'est toujours pas arri- Zariâb a connu la prison pendant la journaliste et écrivain, exprime ainsi la vision vée. Quelle est la relation entre la culture et période Taraki en 1978-1979. Il a vécu dans de Zariâb : Il pensait qu’entre la civilisation la civilisation ? Qu'est-ce que la civilisation les années 1990 près de dix ans en exil dans et la culture il y a une contradiction. On peut elle-même ? À mon avis, la civilisation est un le sud de la France à Montpellier. Après la importer la civilisation dans un pays comme effort humain visant à rendre la vie plus fa- chute des tâlebân, il est retourné à Kaboul l’Afghanistan, mais pas la culture. Dans un cile. Par exemple, l'homme a voulu raccour- pour, comme il disait lui-même « être au entretien il s’exprimait lui-même ainsi : « En cir les distances, alors il a construit la voiture. service de son peuple ». Ainsi, bien qu’ayant une vie paisible à Montpellier, il fut parmi les rares personnalités du monde de la culture à avoir choisi de retourner s’installer à Kaboul Nouvelle publication du CEREDAF dans son pays natal. Il était marié à Spôjmaï Zariâb écrivaine Afghanistan (auteure entre autres de Ces murs qui nous Les tribus contre l’État écoutent, édition bilingue). Le couple a eu e trois filles qui vivent en France, dont Chab- du XVII siècle à nos jours name (auteure, scénariste et réalisatrice). de Marjane KAMAL Après son retour à Kaboul Zariâb a été Préface de Jean-Pierre PERRIN conseiller au ministère de la Culture, puis a travaillé comme rédacteur pour Tolo TV. Parution mars 2021 Simultanément, il a exercé plusieurs respon- 366 pages, format 16x24 cm, illustrations en noir sabilités dont celle de président de l'Asso- Prix public : 18 € ciation des écrivains d'Afghanistan. Zariâb a créé des dizaines d'oeuvres littéraires de Cet ouvrage sur l’Afghanistan évoque l’histoire du pays genres différents. Il est l'écrivain le plus pro- dès ses origines pour détailler la formation de la nation lifique des dernières décennies. Parmi ces afghane. e oeuvres les plus célèbres on peut citer : Gol- La constitution d’un État afghan depuis le XVIII siècle nar wa Ayna (Golnar et le miroir), Darwech a dû vaincre les habitudes d’autonomie des régions e-Pandjom (le cinquième derviche), Tchâr de ce pays largement montagneux et sans débouchés Gerd e-Qala Gachtom (J’ai fait le tour de la sur l’Océan, où le nomadisme pastoral gardait une place primordiale. Dans ce long processus, les tribus qala). Ce dernier roman a remporté en 2016 afghanes pachtounes ont joué un rôle essentiel : celles le prix du meilleur auteur en Iran. Certaines liées à la royauté, désireuses de centralisation et de de ses nouvelles ont été traduites en russe relations fructueuses avec l’Émir, les autres désireuses de conserver leur indépendance et leurs et publiées dans un recueil intitulé Taswir coutumes ancestrales. (Images). Le conflit actuel vient essentiellement du désir des campagnes et des tribus non dominantes de Son nom est également connu dans le préserver leur autonomie, leur loi et leur foi, face au gouvernement citadin et centralisateur de monde cinématographique afghan. Il a écrit Kaboul. Et l’Afghanistan est plus que jamais dépendant des puissances régionales et internationales, le scénario d’Akhtar-e Maskhara (Akhtar, le de leurs influences contradictoires et de leurs financements. bouffon), réalisé en 1981 par Latif Ahmadi. Ce film est considéré par le monde du ciné- A commander au CEREDAF, 18 €, ma afghan comme le meilleur film des an- ou par envoi postal au prix de 27€ franco. nées 80. Après 32 ans, ce film est réapparu Chèque à libeller au nom du CEREDAF et à envoyer à : CEREDAF, 16 passage de la Main d'Or - en septembre 2012 sur l’écran de l’Institut 75011 Paris

3636LesLes nouvelles nouvelles d’Afghanistan d’Afghanistan n°172 n°172 Mémoire

Mais lorsque les automobiles ont été créées, Dans le domaine de l’écriture, avec voisins brillaient. Je me suis souvenu que il a été nécessaire qu’elles ne se heurtent une imagination ludique et recherchée, j'avais trop dormi. L'humidité de la sueur, je pas, qu’elles ne dérangent pas les piétons. Zariâb peint les ambiances et raconte des la sentais dans mon corps. J’avais mal par- Donc il a fallu qu’elles acceptent certaines histoires à la manière d’un conteur sage et tout. Ma gorge était sèche et une forte fièvre restrictions pour circuler. C’est ainsi que des dans un style poétique. Les personnages de brûlait des particules dans mon corps. Mes règles de conduite ont été créées qui sont ses contes sont représentatifs de toutes les deux lèvres se collaient... La solitude, dans la culture de la conduite. Autrement dit, en couches sociales de la société afghane. Le l'espace couleur d’acier de la pièce, m’a paru premier lieu la voiture a été créée en tant sujet est aussi bien vendeur de journaux, terrifiante. »2 qu'élément de la civilisation. Puis les règles scientifique, campagnard, citadin, pauvre ou Zariâb avait un roman en chantier : « de conduite ont vu le jour, qui constituent riche. Zariâb a voyagé au coeur du peuple et Femme du Badakhchân ». Il espérait trouver la culture de la voiture. En conséquence, y a sélectionné un échantillon de citoyens la force de le finir. Mais la mort ne lui a pas vous pouvez voir que nous avons les der- pour figurer dans ses romans. laissé de temps de conclure son livre. niers modèles de voitures à Kaboul. Mais, Son conte Sham qui a été publié en Zaher DIVANTCHEGUI nous n'avons pas la culture de la conduite. 1976 commence ainsi : « Quand j'ai ouvert La culture ne vient pas en même temps que les yeux, l'atmosphère de la pièce avait pris 1 - https://institutfrancais-afghanistan.com/?p=3747 la voiture. la couleur de l’acier et les lanternes des 2 - Traduction du persan en français par Z. Divantchegui

Assia Akram

Nous avons appris avec beaucoup de peine ces temps-là, dans ce qui constituait un âge la disparition de Mme Akram qui fut tou- d’or au vu d’aujourd’hui, occupait son temps jours sympathisante d’AFRANE et attentive entre les obligations familiales, une vie so- à son action. Nous présentons nos condo- ciale où femmes et hommes se réunissaient léances à ses enfants qui ont bien voulu lors de cérémonies dans les ambassades nous adresser leur témoignage. étrangères, les ministères et autres cercles C'est avec tristesse que nous parta- gouvernementaux, et enseignait à l’occa- geons la nouvelle du décès de notre mère, sion dans les établissements destinés aux Assia Akram, veuve de l’ancien ambassa- jeunes filles (Zarghouna, Rabe’a-e Balkhi, deur Mohammed Akram, l’un des fonda- Assia et Mohammed AKRAM et plus tard Moassessa-e-Naswân). Elle était teurs du CEREDAF et son premier président. une mater familias qui aimait organiser la Née en 1929, elle est décédée en janvier de vie de sa famille autour d’elle, avec toute la cette année 2021 d’une complication car- mesure qui avait coûté le pouvoir à l’émir bienveillance qu’une mère peut avoir. Elle diaque. Elle avait fait partie des premiers Amanoullah, trois décennies plus tôt. était alerte jusqu’aux derniers jours de sa groupes de jeunes filles à obtenir le bacca- Dans le Kaboul des années 1960-70, où vie, continuant à lire quotidiennement Le lauréat en Afghanistan - elle en était tou- les femmes étaient probablement à l’apo- Monde et ayant trouvé le moyen de navi- jours très fière ; de même qu’elle était très gée de leur présence sur la scène socio- guer sur Internet pour glaner les nouvelles contente de rappeler qu’elle avait fait partie économique de l’Afghanistan, et où les liées à la situation en Afghanistan sur les du premier groupe de femmes à ne plus épouses des dignitaires gouvernementaux sites de la BBC en persan ou de RFI. porter la burqa lorsque le Premier ministre n’étaient pas reléguées derrière un voile Daoud décida de restaurer, en 1959, l’auto- et contraintes de rester à la maison, Assia Les enfants AKRAM risation de ne plus s’en recouvrir en public, Akram, comme tant d’autres femmes en

Dernières publications

Articles - « Que fait l’Afghanistan de l’aide fi- - « Petites reines de Kaboul : l'échappée Benn, Le Figaro 07/01 nancière ? », par Torek Farhadi Afghan, belle », par Louise Pluyaud, Paris Match - « En Afghanistan, les femmes en pre- ancien conseiller au FMI, La Tribune de 09/12 mière ligne face aux attaques des « étu- Genève 02/12) - « En Afghanistan, l’heure de la résis- diants en religion », par Margaux Benn, - « Retrait américain d’Afghanistan : à tance », par Quérouil-Bruneel, Le Figaro Le Figaro 06/01 Kaboul, la colère plus forte que la peur », 11/12 - « Reza Jafari : Ce n’est pas cette France par Sonia Ghezali, La Croix 03/12 - « Le processus de paix afghan en dan- que j’aime », par Nadia Sweeny, politis.fr, - « Police afghane versus : une ger face à la pression des talibans », par n° 1636, 13/01 guerre par l’image, par Dina Isreb, Centre Jacques Follorou, Le Monde 06/01 - « Farahnaz Forotan, star de la télé de réflexion sur la guerre économique, - « En Afghanistan, les talibans négocient afghane contrainte à l’exil », par Ghazal Ecole de guerre économique, 04/12 leur retour au pouvoir », par Margaux Golshiri, Le Monde, 23/01

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3737 Publications

- « Al-Qaida se renforce en Afghanistan sem Akram, éd. L’Harmattan (fév. 2021), ledge Pub. (janv. 2021), 256p., ISBN : 978- grâce à ses liens avec les talibans », par 304p., ISBN : 978-2-343-21020-9 1138280151 Jacques Follorou, Le Monde 29/01 - The Spectre of Afghanistan: Security - “The return of Russia in Afghanistan”, in Central Asia, de Amin Saikal et Kirill Les dates de parution ne sont données par Amin Tarzi, in Russia in NATO’s South: Nourzhanov, I.B. Tauris Pub. (janv. 2021), qu'à titre indicatif. S’informer auprès des Expansionist Strategy or Defensive Pos- 248p., ISBN : 9780755637065 éditeurs. Pour un aperçu plus complet des ture?, NDC Research Paper, No.16, Ja- - Political Networks Power and the State dernières publications , consulter le Bulle- nuary 2021, pp. 51-60 in Afghanistan, de Timor Sharan, Rout- tin du Ceredaf. - « J’ai vécu deux mois avec les cultiva- teurs de cannabis en Afghanistan », par Lucas Strazzeri, vice.com 10/02 - « Les talibans sont-ils la solution en Afghanistan ? » propos recueillis par Notes de lectures Fabrice Deprez, La Croix 21/02 - « Afghanistan : Les pistes sont ouvertes », par Régis Le Sommier, Paris-Match, 28/02 [il Une si prévisible défaite ? s’agit des pistes de ski à Bamyan] Le livre que vient de publier Gilles gement identifiées, le réquisitoire qu'ins- Dorronsoro était attendu. Sous le titre truit Gilles Dorronsoro est utile. Il n’est « le gouvernement transnational de l'Af- pas sûr néanmoins que les populations ghanistan (c'est à dire articulant le ré- afghanes se retrouveront complète- gime et ses tuteurs extérieurs occiden- ment dans la description de ce champ Livres et études taux) une si prévisible défaite », l'auteur, de ruines. Personne, en effet, ne semble au terme d'une longue étude de terrain, trouver grâce aux yeux de l'auteur, hor- - 9603 kilomètres, l’Odyssée de deux en- d'un séjour aux États- Unis et d'une so- mis…. Habibullah Khan alias Kalakani, dit fants, BD de Stéphane Marchetti et Crille lide documentation, notamment anglo- le « fils du porteur d'eau », dont le « pro- Pomès, éd. Futuro-polis (sept. 2020), saxonne (la bibliographie est précieuse), gramme » en 1929 était précurseur, les 128p., ISBN : 9782754825894 analyse les causes de ce qui apparaît, troupes soviétiques qui « au moins man- - Popular Culture in Afghanistan: Per- selon lui, comme un fiasco généralisé geaient au bazar avec les Afghans » (dixit formance, Islam and Gender in Central ouvrant la voie à la « guerre civile ». un commer- Asia, de Razia Sultanova, I.B. Tauris (nov. Dans cette affaire, les intervenants çant de Djala- 2020), 304p., ISBN-13 : 978-1780763958 extérieurs et leurs partenaires locaux labad p 115) et - The Tragedy of Afghanistan: The Social, auront eu « tout faux », globalement les Talibans, Cultural and Political Impact of the Soviet depuis le premier jour. L'auteur distingue avec un T ma- Invasion, sous la direction de Bo Huldt au moins quatre péchés fondateurs : juscule auquel et Erland Jansson, Routledge Pub. (déc. – L'ignorance. L'expertise, reconnue ou Dorronsoro 2020) 278p., ISBN : 978-0367265502 auto-proclamée, « orientaliste » et « sé- tient du fait de - Journal of an Afghanistan Prisoner, de curocrate », fonctionnant en vase clos et leur dimen- Vincent Eyre, Routledge Pub. (déc. 2020), en liens incestueux avec les décideurs, sion politique. 362p., ISBN : 978-0367265632 [réédition s'est nourrie d'une « anthropologie ima- Sous le d’un livre paru en 1843 relatant la déroute ginaire » et a produit une « (mé)connais- titre « les Tali- anglaise de 1842.] sance ». bans existent- - Geopolitics of the Pakistan–Afghanistan – Une soumission à la « mythologie » ils ? », les Borderland, edited by Syed Sami Raza et conduisant à une supposée allergie à développe- Michael J. Shapiro, Routledge Pub. (déc l'État, l'illusion du local, les faux-sem- ments consacrés à l’insurrection sont 2020), 240p., ISBN : 9780367647698 blants communautaires et tribaux. intéressants et plus novateurs. Il est, à - The Future of the Bamiyan Buddha Sta- – Une arrogance cachant à peine une juste titre, relevé l’apparente incapacité tues: Heritage Reconstruction in Theory indécision et une impuissance. L'équa- de la coalition à identifier « l'ennemi », and Practice, sous la direction de Masa- tion stratégique restera irrésolue et les à en mesurer l'originalité, l'innovation, nori Nagaoka, Springer Nature Switzer- programmes constitutifs du « state- la « légitimité charismatique » de ses land AG (décembre 2020), 364p., ISBN : building » contribueront en fait à une dirigeants, le sens de l'État… jusqu’à une 978-3030513153 déconstruction politique, administrative, certaine mansuétude dont on laissera la - Television and the Afghan Culture Wars: institutionnelle voire territoriale. responsabilité à l’auteur (« Les Talibans Brought to You by Foreigners, Warlords, – Une intervention génératrice de cor- ont cherché à limiter les pertes civiles and Activists (The Geopolitics of Infor- ruption à tous les étages, délégitimant le liées aux IED1 » p 99). mation), de Wazhmah Osman, University régime et « déchirant » la société. La liste On notera au passage que rien n'est of Illinois Press (décembre 2020), 288p., en la matière est infinie, économique et dit sur les secteurs de l'éducation et de ISBN :978-9-252-08545-1 financière mais aussi morale et politique. la santé pour lesquels le « gouverne- - Le jeu du Roi, reportages en Afgha- Bref, « l 'incapacité des États-Unis à ment transnational » peut se targuer nistan, de Joseph Kessel, réédition, éd. se fixer des objectifs cohérents a conduit de quelques résultats. La France est Arthaud (janv 2021), 296p., ISBN : 978- à une escalade des moyens et, in fine, à absente de cette réflexion sans doute au 2081516274 un désengagement ». regard d'un faible investissement mais - Afghanistan – Conflit et société, de As- Sur ces thématiques déjà assez lar- aussi, d'une manière moindre mais plus

3838LesLes nouvelles nouvelles d’Afghanistan d’Afghanistan n°172 n°172 Publications gênante, les pays voisins, comme si, hor- La mort et son frère mis le Pakistan, les « opérateurs inter- nationaux » n'étaient qu'occidentaux. Né à Kaboul en 1987, Khosraw Mani banal, tellement banal ». Quatre membres Le travail de Gilles Dorronsoro est a grandi en Afghanistan, où il a exercé de la famille sont tués. L’attentat, son bienvenu - et pas que sur l'Afghanistan. entre autres l’activité de journaliste. contexte, et ses conséquences sont évo- La dernière phrase est à méditer, qu'il Il vit en France depuis 2015, à Paris, qués à partir d’une trentaine de témoi- s'agisse des « effets de plus en plus comme réfugié politique. Il est diplômé gnages, qui de près ou de loin ont un incontrôlables des opérations militaires en sciences poli- rapport avec le drame : d’un chauffeur de extérieures » que des hasards qui en- tiques et juridiques taxi à un chien errant, d’une journaliste tourent « la transformation de la supériorité de l’université de TV à l’arbre planté en face de la maison militaire en avantage politique ». On regret- Kaboul. La Mort et détruite, d’un terroriste à un gamin des tera d’autant une analyse à charge un son frère est son rues, d’un détrousseur de cadavres à un peu systématique, au risque de défoncer sixième roman, le marchand de cercueils. Ce sont quatre parfois des portes déjà largement ou- deuxième à être cercueils que l’on suivra tout au long de vertes, une forme emberlificotée et sen- traduit en français ce roman, de l’aube à la nuit, dans un tencieuse dont témoignent par exemple après Une petite paysage désolé. « Une journée dans une ces quelques lignes sur les ONG, par- vie (Intervalles, ville où la mort n’est qu’une anecdote à tie prenante, selon l’auteur du « rejet 2018). peine commentée, vite oubliée ». des Occidentaux ». Après un rappel des C’est dans cette La langue est belle, le travail de la 2 propos de Bachardost (« les ONG sont « étrange ville de traductrice Sabrina Nouri y est très su- aussi dommageables que les seigneurs Kaboul » que l’au- rement pour quelque chose. de guerre »), au regard des « voitures de teur nous entraîne Philippe BERTONECHE luxe, des salaires exorbitants… » - etc avec La Mort et son etc - il trouve cette accusation « peut- frère, arpentée à - La mort et son frère, de Khosraw Mani, être pas totalement infondée ». Un « pan travers différents regards. Une roquette Roman traduit du persan (Afghanistan) par sur le bec » que l’équipe et les membres tombe sur une maison que vient de quit- Sabrina Nouri, Actes Sud, 160p., ISBN 978-2- d’AFRANE jugeront, pour le coup, un peu ter un jeune homme. Un événement in- 330-13498-3 « gratuit ». supportable, « tragique mais cependant Régis KOETSCHET

- Le gouvernement transnational de l’Afgha- nistan - Une si prévisible défaite, de Gilles Dorronsoro, éditions Karthala, 2021, 293 p. Images des années 1970 1 - Improvised Explosive Device : Engin explo- sif improvisé (NDLR). Passé de la diplomatie à l’anthro- connaissance du milieu. Il a parcouru 2 - Homme politique afghan. On pourra se reporter à son interview sur le sujet dans pologie, G. Whitney Azoy possède dans l’Afghanistan du nord au sud et d’est en Les nouvelles d’Afghanistan, n° 107 (décembre l’approche qui est la sienne un double re- ouest, et chaque rencontre est l’occasion 2004) et, dans le même numéro à d’autres gard, celui du politiste savant et quelque d’une réflexion sur l’arrièrehistoire de la points de vue. peu sceptique et celui de l’anthropologue scène représentée et sur l’intériorité des soucieux d’appréhender avec empathie sujets captés par la caméra. Artisans, la culture des personnes saisies dans commerçants, éleveurs, agriculteurs leur vie quotidienne ; j’ajouterais le re- mais aussi mystiques, musiciens, spor- Erratum gard du photo- tifs et notables de toutes régions et des Plusieurs erreurs se sont glissées dans notre graphe qui, en différents groupes ethniques figurent précédent numéro consacré aux 40 ans à peine plus de dans ce périple à la fois informé, sensible d’AFRANE. quatre-vingt et quelque peu nostalgique. Page 3, le prénom de M. Le Drian est images (Ko- Comme il se doit pour l’auteur de bien Jean-Yves comme cela était indiqué dachrome et Buzkashi : Game and Power in Afghanis- en signature et non pas Yves comme nous Ektachrome) tan (1982), le dernier chapitre consiste en l’avons écrit dans le titre de l’article. interroge un une série d’images et de commentaires Dans l’article de Pierre Lafrance, au lieu pays qu’il a pertinents sur ce jeu devenu, peut-être de compte Egmont c’est bien sûr comte parcouru en malgré ses pratiquants, le sport national d’Egmont qu’il fallait écrire. tous sens dans des Afghans. La notice consacrée par Pierre Centlivres les années Pierre CENTLIVRES au livre de Richard Tapper « Afghan Village 1970 et dont Voices » a été malencontreusement inti- les photos ici reproduites datent donc - Afghanistan. A Partial Comprehension. de G. tulée « Voies afghanes » au lieu de « Voix d’avant le conflit. Un des mérites et un Whitney Azoy, Nnn paginé. sl, 2020. afghanes ». des charmes de ce livre, c’est l’ambiguïté Le livre peut être commandé par l’intermé- Nous présentons nos excuses à la fois aux des images, l’incertitude quant à leur si- diaire de Brad Hanson. E-mail : hansbrad@ gmail.com auteurs des textes et à nos lecteurs. gnification et le questionnement qu’elles Ces erreurs ont été corrigées dans la ver- provoquent, un questionnement que l’au- sion pdf de la revue. teur développe avec talent et une bonne

Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3939 Quand me tueront-ils ? par Shah Jahan ADILZAI

Lors d’une « journée de la paix », organisée par AFRANE dans un lycée de Djalalabad, les élèves ont écrit des textes, des réflexions, des poèmes. L’un d’entre eux, désespéré, a retenu notre attention. Ecrit en pachto par un élève de 9ème classe, l’équivalent d’une classe de 3ème en France, il dit combien grande est la détresse des élèves, mais aussi leur courage pour continuer à se rendre chaque jour à l’école. Je me disais ce monde doit être plein de plaisirs Je me disais ce monde doit être plein de délices Quand j’étais petit, je disais à mon père J’irai à l’école, je serai docteur, ingénieur ! Je pensais, je rêvassais, Je disais à mon père, je serai pilote, comme toi ! Lorsque j’ai grandi Ces pensées s’en sont allées Mes rêves se sont brisés Lorsque j’étais à l’école J’avais dans la tête cette pensée Quand viendront-ils ? Quand me tueront ils ? J’avais cette pensée dans ma tête Je vivrai durement ; Je connaitrai des souffrances Je ferai des études Et comme ceux de Kaboul Ils me tueront à l’université Ils me tueront dans la mosquée Ils me tueront à l’école. Je suis dégouté des études, Je suis dégouté de ce monde Ce monde est plein de sauvageries, Ce monde est plein de douleurs, Ici on ne sait pas ce qu’est étudier. Adelzai, ne songe plus à ces histoires Va dans un désert, vis loin des gens Passe ces deux jours que tu as à vivre, sans soucis. Traduction Nadjib Manalaï

Directeur de la publication : Etienne Gille - Rédacteur en chef : Etienne Gille - Maquette et réalisation : Alain Marigo N°CPPAP : 1019 G 83919 - Corlet Imprimeur, S.A., 14110 Condé-sur-Noireau 40 Les nouvelles d’Afghanistan n°172