NEUF-BRISACH

Alphonse Halter

Le chef-d'œuvre inachevé de Vauban NEUF-BRISACH

Une collection dirigée par Bernard Vogler

LA NUÉE BLEUE © Editions La Nuée Bleue / DNA, Strasbourg, 1992 Tous droits de reproduction réservés ISBN 2-7165-0162-9 AVANT-PROPOS PAR BERNARD VOGLER

L'histoire de Neuf-Brisach constitue le premier volume d'une collection « His- toire des villes d'Alsace », qui prévoit des publications concernant toutes les villes de cette région qui ont un passé riche. La ville de Neuf-Brisach représente dans l'histoire de l'Alsace un cas unique. Dernière-née des villes d'Alsace, par une volonté extérieure à la région et pour des motifs purement stratégiques et militaires, elle constitue d'abord une ville dirigée contre Breisach, située sur un site privilégié. Celle-ci, adossée au Munsterberg, un petit plateau aux pentes escarpées, et face au Rhin, se trouve au débouché de la vallée de Munster et du Hôllental, à mi-chemin des centres de Strasbourg et de Bâle. Elle est installée au milieu d'un paysage amphibie de prés et de marécages marqués par un fleuve en mouvement. Le site a attiré très tôt des hommes : déjà les Celtes y ont laissé des vestiges, puis les Romains, d'abord à l'ouest du fleuve près de , avant d'édifier un site fortifié vers 369, sur le Munsterberg, sur une route romaine. Cet établissement est à l'origine de la ville. En 939, le « castell Brisicau », devenu une île, est bien protégé par des bras du Rhin et situé « in Alsaciae partibus », car le plateau est considéré comme une part de l'Alsace. Au Xe siècle l'agglomération obtient le privilège d'un marché et d'un atelier de frappe monétaire. Du XIe au XIIIe siècle, la ville change plusieurs fois de seigneur, avant de devenir en 1273 ville d'Empire avec son propre droit urbain. En 1279, elle construit un pont sur le Rhin, le second pont en dur construit sur le Rhin. C'est l'entrée dans les possessions habsbourgeoises en 1330 qui stimule l'essor de la ville et la transforme en une forteresse majeure, disposant du seul pont situé entre Bâle et Strasbourg. Selon une description du xive siècle, Breisach est une ville importante possédant un château et un donjon solides et la meilleure forteresse sur le Rhin. Elle devient alors une capitale politique en accueillant à diverses reprises la diète des Vorlande autrichiens ( Sundgau et Brisgau) et artistique : présence de Martin Schon- gauer à la fin de sa vie, achèvement du chœur de l'église paroissiale, qualifiée de Münster, bien que n'étant pas le siège d'un évêque, et retable du Maître H.L., une des grandes œuvres de la sculpture allemande. L'économie devient prospère : commerce, artisanat et agriculture, ce qui permet à la ville de dépasser trois mille habitants et de disposer de finances municipales aisées, favorisées aussi par d'importantes frappes monétaires : de 1403 à 1584 la ville fait partie du Rappenmünzbund, formé des cinq villes principales du Rhin supérieur, Bâle, Breisach, , Fribourg et Thann. Avec l'extension des États territoriaux et la crainte d'une attaque française - idée largement répandue après le passage en Alsace du roi de Henri II en 1552 - la fonction militaire est continuellement renforcée, comme l'atteste la présence à Breisach pendant plusieurs années de Lazare de Schwendi, un des meilleurs capitaines de son temps. Son importance dans la politique européenne est attestée par sa présence dans les jeux d'échecs des écoles et des princes vers 1618. C'est pendant la guerre de Trente ans que la ville entre vraiment dans l'histoire européenne. En 1638, elle subit un siège de huit mois, d'avril à décembre, par Bernard de Saxe-Weimar qui fait creuser une tranchée circulaire face à une garnison héroïque décimée par le typhus et une famine extrême qui provoque des actes de cannibalisme. La chute est considérée par les contemporains comme un des faits les plus marquants de l'histoire militaire du temps et a suscité toute une littérature. La résistance acharnée a incité après 1945 certains historiens à la comparer à la bataille de Stalingrad. De 1639 à 1700, la ville passe sous la souveraineté .l'rançaise. Elle constitue aux yeux de Richelieu une des trois clés de la France. A deux reprises, elle reçoit la visite de Louis XIV. Elle devient en 1674 le siège du Conseil Souverain d'Alsace et un des pivots essentiels de la défense des frontières, en étant pendant des décennies un « véritable chantier de construction », employant plus de dix mille personnes. Elle constitue à la fois une barrière contre l'Autriche et une porte d'entrée face à celle-ci. Le passage à la France en 1648 entraîne une modification profonde du rôle du Rhin. Depuis le Haut Moyen Age c'était un fleuve intérieur dans l'espace politique carolingien, puis dans celui du Saint-Empire, un axe de transit et de commerce nord-sud sur lequel les passages est-ouest sont banals comme pour n'importe quel fleuve. D'ailleurs les territoires et les diocèses sont les mêmes sur les deux rives du fleuve qui ne constitue même pas une limite territoriale ou politique. Or, en 1697, le Rhin devient une frontière politique et militaire entre la France et l'Empire. L'Alsace cesse d'être couverte entre Strasbourg et , avec la perte de Breisach, perçue désormais comme une menace potentielle sérieuse, une porte d'entrée en Alsace. Aussi Louis XIV, conscient du problème, charge-t-il Vauban de trouver sur place une solution susceptible de neutraliser cette menace. Neuf-Brisach est née. La création ex nihilo d'une ville neuve, forteresse considérée comme imprenable, entraîne de profondes mutations. En Alsace, elle éprouve du mal à s'insérer dans le réseau urbain, d'où le rapide blocage de son développement. Si au XVIIIe la forteresse, considérée comme une des plus puissantes de France par les stratèges européens, demeure dissuasive face à tout attaquant éventuel, la ville se limite à une modeste bourgade qui ne dépassera jamais par la suite la dimension et les fonctions d'un chef- lieu de canton. Elle est calibrée pour une fonction militaire précise, mais dont l'ampleur est restée nettement en dessous du plan primitif de Vauban, qui souhaitait quatre mille civils et autant de militaires. Sa situation la condamne à être une ville « bloquée », sans ban communal hors les murs, entièrement tournée vers sa fonction militaire : institutions urbaines spécifiques, population « transplantée », activités liées à la garnison. Le comportement de la ville et de ses habitants se distingue nettement de son environne- ment. C'est une ville expérimentale, française dans un environnement germanophone, catholique près des protestants et militaire au milieu de populations rurales. Si elle est associée à la Grande Histoire, elle y joue un rôle limité, voire décevant. Au début de la Révolution, la présence militaire est la cause d'une importante effervescence politique, de nombreuses arrestations et d'inquiétude. Le personnel municipal local a manqué d'esprit critique et s'est laissé berner par un escroc. Dans cette ville frontière, les opérations militaires consistent surtout en un bombardement de Breisach totalement anéanti. Au xixe siècle, après les deux blocus de 1814 et de 1815, Neuf-Brisach souffre de la faiblesse des effectifs de la garnison, et d'une vie économique atone jusqu'en 1870, année où le siège se traduit par un bombardement terrible qui anéantit en quelques jours la majeure partie des immeubles. Sous l'empire allemand, la ville a connu de profondes transformations architecturales, un renouveau économique qui s'est poursuivi par la création de plusieurs entreprises industrielles après 1918 et un essor démographique qui a nécessité d'importantes constructions. Au xxe siècle, l'absence de ban communal se révèle un grave handicap pour l'essor économique, d'autant que la ville a subi un martyre en 1945. Sa rivale a connu un sort en partie analogue. En 1700, Breisach retourne aux Habsbourg qui la considèrent désormais comme une ville très exposée, située jusqu'en 1870 sous le feu de l'artillerie du fort Mortier, une menace constamment ressentie par la population. Avec l'expansion vers les pays danubiens et le transfert du centre de gravité de la monarchie des Habsbourg vers l'est, Breisach perd progressivement son intérêt pour les Habsbourg, ce qui entraîne son recul progressif dans la hiérarchie urbaine du Brisgau. En 1703 sa capitulation rapide après un siège de quinze jours étonne Vauban et suscite la consternation des généraux autrichiens. Après le second retour aux Habs- bourg en 1715, ceux-ci reprennent les travaux de fortification. Mais en 1741 Marie-Thérèse ordonne de raser la forteresse : c'est la fin de la fonction militaire, afin qu'elle ne puisse plus servir de base militaire aux Français. Désormais Breisach n'est plus qu'une bourgade sans intérêt, occupée en 1744 par les Français, ce qui lui vaut une visite officielle de Louis XV. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, Breisach est une ville ouverte de quatre mille habitants qui végète et connaît de graves difficultés financières, liées à la stagnation économique, conséquence du conservatisme de la population et du manque de capitaux. Des relations commerciales, mais dont le volume, ne peut être apprécié, existent entre les deux villes, en particulier un important commerce de vins d'Alsace. Alors qu'avant 1638 la ville était un refuge, désormais elle apparaît comme un des lieux les moins sûrs et les plus dangereux. Lors de la Révolution, la ville a connu des souffrances terribles. En 1793 elle a presqu'entièrement été anéantie par un bombarde- ment de quatre jours par l'artillerie de Neuf-Brisach, suivi d'un gigantesque incendie. Puis elle a connu deux occupations françaises accompagnées de lourdes réquisitions. Le passage de la petite ville rurale au grand duché de Bade en 1806 s'accompa- gne de grandes festivités : espoir d'intégration dans un arrière-pays plus étendu et de défense plus résolue par une dynastie plus proche que la lointaine Vienne. Breisach y gagne une fonction administrative non négligeable, moyennant la renonciation à ses privilèges et juridiction autonome, vestige de ses anciennes libertés impériales. Mais la population stagne jusqu'en 1945 autour de trois mille habitants, tout comme l'économie. Jusqu'en 1870 la population vit surtout de l'agriculture, de la pêche, de la navigation et d'un commerce orienté vers l'Alsace, favorisé par la réouverture d'un pont en 1845 (supprimé depuis 1700). Lors des tensions internationales, la population s'inquiète d'éventuelles opérations militaires, en particulier en 1859 et dans les premiè- res semaines de la guerre de 1870. L'église St-Stephan est l'objet d'une profonde rénovation ; désignée désormais par le qualificatif honorifique de Münster, elle symbo- lise le glorieux passé d'une bourgade à dominante administrative rurale. L'annexion de l'Alsace en 1871 met fin à la situation frontalière de Breisach dont l'espace économique traverse maintenant le Rhin avec la construction de la voie ferrée Colmar-Fribourg. Après 1890 un nombre croissant de villageois alsaciens se rendent à Breisach pour leurs courses et la population des deux villes se rapproche à l'occasion de manifestations sportives. Pour la première fois depuis le XVIIe siècle les activités urbaines se diversifient avec la création d'entreprises et l'installation d'une garnison. Le retour de la frontière en 1918 réduit sensiblement les activités de Breisach, au point qu'en 1933 le Rhin redevient une barrière sans passages, ni humains ni économiques. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale la ville a connu sa troisième catastrophe dans l'histoire (après celles de 1638 et de 1793) sous la forme d'une destruction presque totale par un bombardement le 4 février 1945, deux mois avant son occupation sans combat. Depuis 1945, Breisach a connu un essor économique considérable, à la fois industriel (textile, mécanique, construction), commercial (port rhénan) et touristique, ce qui lui permet de passer de 3 000 à 10 000 habitants ( 1990). Néanmoins elle demeure une ville assez modeste dans le réseau urbain du district Südbaden.

L'auteur de cette histoire de Neuf-Brisach, Alphonse Halter, officier retraité, a le grand mérite d'avoir dépouillé les archives du ministère de la Guerre à Vincennes, de sorte qu'il apporte une riche information sur les aspects militaires de la place forte, sur la composition, la vie quotidienne de la garnison et les nombreux événements militaires dont la ville a été le théâtre. La curiosité personnelle l'a incité à privilégier nettement la place du facteur militaire pour l'ensemble des trois siècles. La population civile, sa composition, son évolution et ses activités économiques, handicapées par les contraintes de la forteresse et l'absence de ban communal, sont traitées plus rapidement. Ce livre passionnera tous ceux qui s'intéressent à l'histoire militaire. Il constitue aussi un apport intéressant à l'histoire urbaine de l'Alsace, premier maillon d'une collection ambitieuse.

Chapitre 1

LA FONDATION DE LA PLACE

La place de Neuf-Brisach doit son existence à la perte de Brisach, en application de l'article xx du traité de Ryswick signé le 30 octobre 1697. Brisach (Vieux), après la mort du duc de Weimar qui, le 17 décembre 1638, l'avait enlevé aux Habsbourg, après un siège mémorable de trois mois, devint place française le 9 octobre 1639, à la suite de l'alliance du duc avec la France. Elle constituait la principale forteresse des Habsbourg sur le Rhin, qualifiée d'oreiller et de parapet de l'Empire, de clé de l'Allemagne et de bijou précieux de l'Autriche. La cession de la forteresse de Brisach (1697)

L'occupation française fut confirmée par les traités de Westphalie, signés en 1648, qui rattachèrent les possessions habsbourgeoises en Alsace à la France et Brisach devint même la capitale administrative de la province jusqu'à l'annexion de Strasbourg en 1681. Brisach fut, pour la France, de la plus haute importance, car la forteresse était une admirable base d'opérations pour les armées françaises qui portaient la guerre en Allema- gne. Louis XIV, lors de sa visite à Brisach le 30 août 1673, fut frappé de l'état de dépopulation et d'abandon dans lequel se trouvait la ville, et cela malgré son importance stratégique. Pour y remédier, il jugea à propos d'y transférer, en 1674, le Conseil provincial qui avait été établi à en 1658. Ledit Conseil prit alors le nom de Conseil souverain d'Alsace et prit à Brisach une telle importance que bientôt l'étendue de la ville ne suffit plus à loger ses nombreux avocats, procureurs, huissiers et autres gens de robe, sans oublier leurs familles. Sur le conseil de Louvois, il fut décidé de construire dans l'île la plus vaste et la plus proche où furent installés les ateliers des fondeurs de canons des frères Keller et de Ballart qui faisaient loger leurs ouvriers dans des baraques couvertes de paille. On accorda des privilèges à tous ceux qui voulaient s'y établir. Quelques familles juives y furent même admises, en payant au roi il est vrai, un droit de protecteur. La Ville Neuve de Brisach, tel était son nom, fut entourée dans presque sa totalité, par les soins de Tarade, d'une puissante digue avec revêtement de maçonnerie, afin de préserver la ville des inonda- tions. La Ville Neuve comptait, vers 1697, d'après Vauban, mille cinq cents habitants ainsi répartis : deux cents membres du Conseil souverain, toute la population de Biesheim, dont on avait rasé le village pour l'obliger à se fixer dans la nouvelle cité, de nombreux marchands et cabaretiers venus à la faveur des privilèges, ainsi que trente-cinq familles juives. Tous les espoirs étaient permis à la Ville Neuve de Brisach d'acquérir de l'importance quand le traité de Ryswick mit fin à cette ambition. En effet, l'article xx du traité de Ryswick stipula que la ville de Brisach serait rendue à l'empire et que la ville, appelée Ville-Neuve, située sur la même partie gauche du Rhin ainsi que le fort des Cadets, seraient entièrement détruits et démolis « sans pouvoir jamais être rétablis ». Comme stipulé dans le traité, la France perdit Brisach qu'elle possédait depuis soixante ans. Excellente tête de pont, située au débouché du val d'Enfer qui, devenue la possession des Habsbourg, devait, en raison de sa situation prépondérante sur la rive gauche, être considérée comme le point qui serait choisi de préférence par les impériaux pour passer le Rhin et porter la guerre en Alsace. Cette prévision détermina Louis XIV à charger Vauban de visiter les places de la frontière et de reconnaître, en particulier, ce qu'il avait à faire par rapport à Brisach pour la protection de l'Alsace. Il prit la route le 2 avril 1698 en passant par Langres, Belfort et Huningue et arriva à Colmar le 13 mai. Après avoir reconnu avec soin les bords du Rhin en compagnie de Tarade, Fiers, ingénieur en chef du génie (Voir annexe 2d) et Noblesse, ancien chef du génie de Vieux-Brisach, Vauban resta convaincu que la ville offrait, à cause des îles à portée de canon, une entrée facile en Alsace et qu'il était d'autant plus nécessaire d'opposer une place neuve à l'ennemi sur ce point. Il fut indécis sur l'endroit où cette nouvelle place devait être construite. Il rejeta toute position trop rapprochée du Rhin et susceptible d'être exposée aux bombardements de la rive droite. De même, il rejeta toute position en amont de Brisach car, estimait-il, il fallait empêcher l'ennemi de descendre le fleuve plutôt que de le remonter. Il hésita un moment entre Biesheim, jugée trop près du Rhin et Colmar trop éloignée. Colmar, quoiqu'un peu éloignée du Rhin, offrait l'avantage de ses ressources, et justifiait dans l'esprit de Vauban le projet de la transformer en place forte. « Colmar est une ville de sept à huit mille âmes, ville très commerçante pleine d'artisans de toutes espèces. Les maisons sont bien bâties ainsi que toutes les églises, la maison de ville et les halles. Ses foires et marchés établis, ses moulins encore en bon état et je ne sais combien d'usines et d'autres bâtiments de toutes espèces utiles et nécessaires. » A ces avantages économiques, Vauban voyait une particularité remarquable ; le fait que l'Ill pouvait, par bateaux, beaucoup apporter à Colmar : « Ce qui facilite extrêmement le commerce de cette ville et fait que la navigation sur cette rivière peut se prolonger jusqu'à ; on aura une merveilleuse décharge à la Haute-Alsace qui n'a point de débit et ne sait que faire de ses denrées. » Le choix d'un nouveau site par Vauban (1698) Vauban était sur le point de choisir Colmar, lorsqu'il fit, en compa- gnie du marquis d'Huxelles, gouverneur militaire d'Alsace, une nouvelle reconnaissance des lieux et convint qu'il ne fallait pas s'éloigner du fort du Mortier, afin de pouvoir communiquer avec la nouvelle place pour en recevoir l'appui et, au besoin, la soutenir. Si Colmar était jugée éloignée du fort du Mortier, Biesheim en était trop proche. Aussi Vauban fixa-t-il le centre de la nouvelle place sur la capitale du fort du Mortier à 2 400 mètres environ de distance dans une plaine unie, sans habitations et sans autre eau que celle des puits alimentés par les infiltrations des eaux du Rhin. Vauban vit d'abord dans cette place des avantages économiques, du fait qu'il serait plus facile d'y bâtir que partout ailleurs et qu'on pourrait y employer tous les matériaux de démolition de la Ville Neuve. De plus, elle pourrait recevoir dans son enceinte une grande partie des bourgeois de la Ville Neuve qui bâtiraient là à moindre frais. Quant aux avantages stratégiques de la nouvelle place, Vauban les résumait ainsi : « Elle ne sera commandée et commandera à tout ce qui l'environne jusqu'à l'extrême portée de canon et même au-delà. Ce qui, joint à l'effet du fort Mortier, en rendra la circonvallation d'une très grande étendue. Elle donnera du canon sur la queue du Mortier, ce qui incommodera beaucoup l'ennemi et l'obligera à des précautions extraordinaires qui le retarderont en nous donnant moyens de prolonger la défense et, de ce fait, augmentera considérablement la difficulté des attaques, notamment si l'on bâtit une redoute ou, même deux, bien revêtues, à moitié chemin entre le fort du Mortier et la nouvelle place qui sera alors hors de portée des bombes de Brisach dont la garnison n'osera jamais se hasarder à dépasser l'Isle (île de Paille) et encore aurait-elle beaucoup de peine à se maintenir pour peu que le petit Rhin (aujourd'hui Giessen) soit guéable, on pourrait alors tomber sur elle avec de la cavalerie et de l'infanterie, elle ne pourrait que se retirer, non sans subir quelques échecs. » Le 19 juin, Vauban présenta à Louis XIV trois projets pour une nouvelle place. Tous trois, de forme octogonale avec un ouvrage à cou- ronne, ne différaient guère, sinon que le premier comportait des bastions à plans droits, revêtus à mi-hauteur, le deuxième à oreillons revêtus et le troisième des tours bastionnées, comme à Landau, mais avec des courtines également bastionnées de façon à avoir, sur chaque front, deux nouveaux flancs, chacun avec des embrasures pour deux pièces de canon et les huit demi-lunes munies d'un réduit. On choisit le troisième système, le seul appliqué à la place de Neuf-Brisach. Ce fut aussi la dernière place construite par Vauban. Le premier projet, à demi-revêtement, était estimé à 3 531 915 livres ; le second, à bastions à oreillons revêtus, à 3 531 193 livres ; le troisième, à tours bastionnées, à 4 048 875 livres. Quoiqu'étant le plus onéreux, Vauban proposa au roi d'agréer le troisième système pour les raisons suivantes : 1. La place ainsi bâtie porte naturellement son retranchement, le meilleur de tous sans contredit, puisqu'il est tout à fait détaché des bastions du secours desquels il n'a que faire pour sa défense particulière. 2. Les contre-gardes occupent la place des bastions et, en ayant toutes les propriétés, sont capables des mêmes défenses, avec cette différence que, quand les bastions attachés sont ouverts et l'ennemi en brèche, la défense mollit beaucoup et ne va guère loin, à cause des grands périls auxquels le soutien des assauts expose la place, au lieu que la défense des contre-gardes ou bastions détachés se peut opiniâtre dans toute l'étendue de ses pièces et se disputer pied à pied et de traverse en traverse tant le terrain peut fournir de l'espace à se retrancher, sans exposer la place à qui il reste toujours de quoi faire sa défense particulière, parce qu'elle en est séparée par un bon fossé. 3. Que ces tours ne sauraient être battues de la campagne ni d'aucun autre endroit que du sommet des bastions même environnants ; ni leurs flancs que les autres bastions opposés où l'ennemi ne saurait monter du canon qu'avec des difficultés immenses et après en être totalement le maître : encore n'en saurait-il mettre sur les flancs de ces pièces sans présenter le rouage à la place et se mettre dans les revers de ses tours et, par conséquent, s'exposer aux flancs, batteries d'écharpe, de front et de revers, et à l'effet des mines préparées, des bombes, des pierres etc. Sans parler du mousquet qui ne manque personne de si près.

4. On y peut donc, non seulement attendre l'effet des première, deuxième et troisième mines, mais encore de celle des tours mêmes, sans risquer la place, puisque les premières brèches ne seront pas capables d'y faire une véritable ouverture à cause de leur derrière qui demeura toujours sur son plomb.

5. La garde ordinaire des places, suivant ce système, sera beaucoup plus commode, parce que les rondes n'auront pas tant de chemin à faire, et qu'il y faudra moitié moins de sentinelles.

6. Ces tours portent leurs contre-mines avec elles, par la profondeur de leurs souterrains dans le fond se trouvant très voisin des mines, il sera aisé de les prévenir, les éventer et de les empêcher de nous prendre le dessous.

7. Elles n'ont pas lieu de craindre le ricochet ni les bombes qui sont les foudres des places de ce temps-ci, parce que pour que l'un et les autres puissent leur préjudicier, il faudrait les pouvoir voir de loin, ce qui ne se pourra ; et quand on les verrait, leur petitesse donne peu de prise aux bombes et point du tout au ricochet, parce qu'il faut de l'espace aux boulets pour pouvoir prendre leur plongée, qui ne se trouve pas ici.

8. Ces mêmes souterrains pourront servir de caves très bonnes et très spacieuses à la place.

9. De très bons magasins à poudre, plus sûrs que les ordinaires, mieux placés et capables d'une bien plus grande quantité de poudre, puisqu'ils en peuvent contenir jusqu'à sept ou huit cents milliers, ce qui fera qu'on n'aura pas besoin d'en faire d'autres.

10. Leur haut pourra servir de très bons greniers pour vingt mille septiers de grains, s'il est besoin d'autant, s'entend si on les couvre et qu'on y fasse des planches comme les proposés à Belfort.

11. Si le roi agrée ce système, il est très sûr que la place sera fermée un an plus tôt et, que si l'on est pressé, on pourra faire tous les dehors de terre et, à la hâte, pour après les faire à loisir pièce après l'autre, selon le temps qu'on aura d'y travailler, qualité qui est encore très avantageuse. Comme l'avait espéré Vauban, Louis XIV trancha, le 6 septembre 1698, pour le troisième système. Dès lors, il fallait trouver des fonds et acquérir le terrain sur lequel serait bâtie la nouvelle place. Concernant le terrain, la plus grande partie fut achetée au prince duc de Montbéliard-Wurtemberg pour 16 605 livres lors de la vente du 28 mars 1699 ; il s'était fait représenter par François Geiger, son bailli, et le sieur de La Chaume de Remoncourt, écuyer et grand veneur du prince. Le reste fut acheté dans le ban de Weckolsheim au prince de Birkenfeld, qui s'était fait représenter par Dominique Doyen, bailli du comte de Ribeaupierre, aux pères cordeliers, aux pères augustins de Brisach, à l'hôpital Saint-Esprit de la même ville et à quelques particuliers qui méritent d'être cités, Lambrecht, conseiller au magistrat de Brisach, Jean-Jacques Keller ci-devant fondeur à Brisach, Félix Hussmann, bourgeois de et les nommés Jacques Riss et Jean Bachelet, tous deux habitant le village de . Le tout pour la somme de 21 255 livres 13 sols qui ne fut payée aux vendeurs que le 25 mars 1707 par l'ingénieur en chef de la place du Portai. Il est regrettable que le roi n'ait pas acquis un terrain plus étendu. Celui-ci aurait servi extra muros pour l'entraînement de la cavalerie et de l'infanterie et en même temps de pâturage aux cultivateurs habitant la ville. S'il en avait été ainsi, le collège cantonal aurait été édifié, sur le territoire néobrisacien, sans compter l'établissement d'un lotissement voire même d'une zone industrielle. Il eût suffi de deux cents hectares en plus de la surface de la ville et de ses fortifications pour faire changer la face des choses à Neuf-Brisach, après que la ville eut été déclassée en tant que place forte en 1946. La construction de Neuf-Brisach (1699) Disposant de l'accord du roi pour construire la nouvelle place, on passa à la phase suivante, c'est-à-dire à l'adjudication des travaux que devait précéder l'affichage d'un appel d'offres « au rabais » dans les villes les plus importantes de la province. L'adjudication fut passée le 19 septem- bre 1698 à Colmar au cours d'une réunion publique présidée par l'intendant d'Alsace, Claude de La Fond. L'adjudication fut close le lendemain au profit d'un certain Le Duc que nous n'avons malheureusement pas réussi à identifier. Puis, surprise en novembre ! Jean-Baptiste Régemorte, repré- sentant une société de six entrepreneurs, offrait des prix inférieurs à ceux du marché initial et avec des conditions qui déchargeaient le roi de tous les frais d'infrastructure nécessaires aux travaux. On peut, à juste titre, s'étonner de la rupture du marché aux dépens dudit Le Duc. Avait-il tardé à commencer les travaux, ou fut-il incapable de les assumer ? A moins que la passation du premier marché ne fut qu'une manœuvre de diversion organisée par les entrepreneurs pour imposer leurs conditions au roi sous prétexte d'avoir des prix plus avantageux. En ce cas, le nommé Le Duc n'aurait été qu'un prête-nom, pour ne pas dire un comparse. D'ailleurs, comme le fait pertinemment remarquer l'historienne Isabelle Coutenson : « Tous les prix ne sont pas abaissés. Seuls trois prix apparaissent réduits : celui de la grosse maçonnerie (trente-huit livres contre quarante-trois livres la toise cube), celui des murs de façades des pavillons des portes (quinze livres cinq sols). Régemorte demandait même l'augmentation du prix de la grosse maçonne- rie faite de matériaux de démolition tirés de la Ville-Neuve (vingt-six livres contre vingt-deux livres cinq sols) ». Vauban voyait dans le tracé du troisième système une série d'admi- rables propriétés. Il annonçait formellement qu'il était d'une garde plus facile, qu'il exigeait moins de sentinelles et devait résister, en cas de siège, moitié plus que les autres tracés ; il ne pensait pas que les assiégeants puissent établir, en ce cas, du canon devant la queue des glacis. Nous sommes tout-à-fait d'accord. Nous dirons même que Neuf-Brisach était imprenable du fait que, selon Vauban, l'ennemi aurait éprouvé une énorme difficulté à établir, près de la place, de l'artillerie qui eût été exposée aux tirs des mousquets du chemin couvert et des ouvrages avancés. N'oublions pas qu'à l'époque de Vauban, les canons ne lançaient leurs boulets qu'à une distance approximative de 1 200 à 1 400 mètres. La place ne pouvait être prise de vive force. Pour la faire capituler, il eût fallu la bloquer de longs mois pour la réduire à la famine. Mais pendant ce temps, l'ennemi aurait été obligé de concentrer de nombreuses troupes autour de la place, troupes indisponibles ailleurs. La réputation de ce chef-d'œuvre a dissuadé tout attaquant éventuel et explique l'absence de tout blocus jusqu'en 1814. Pour prouver l'invulnérabilité de la place de Neuf-Brisach, il eût fallu pour l'histoire de la fortification, l'épreuve d'un siège entre 1705 et 1760, c'est-à-dire avant que Gribeauval ait réussi à augmenter grandement la puissance des tirs des canons et des mortiers. En tant qu'urbaniste, Vauban partageait l'intérieur de l'octogone en quarante-huit carrés, dont trente-quatre réservés aux bourgeois à raison de dix maisons par quartier, « ce qui permettra de construire trois cent quarante maisons très agréables si elles sont bâties à la française ». Il comptait y loger quatre mille habitants. Au milieu de ce damier, la place d'armes qui devait être bordée par les bâtiments suivants : palais du gouverneur pour la somme de trente mille livres, celui du lieutenant du roi, vingt-deux mille livres, du major, vingt mille livres, de l'intendant et du commissaire des guerres, trente mille livres, enfin l'hôtel de ville qui devait occuper les emplacements actuels nos 10, 12 et 14 et l'église royale dont le devis était estimé à cent mille livres selon les plans de Tarade. A ce propos, Vauban insista pour qu'elle ait une très haute tour à usage de clocher, afin que de son sommet, on puisse voir ce qui se passe sur le Rhin et aux environs de Brisach et que le clocher puisse être utilisé à faire des signaux de près ou de loin en cas de siège. L'église projetée par Tarade ne fut pas édifiée. La paroisse dut se contenter d'une église provisoire jusqu'en 1731, année de la pose de la première pierre de l'église paroissiale actuelle due à Jean Chevalier, collaborateur de l'architecte Massol, à qui on doit le palais Rohan à Strasbourg. A part l'église et le palais du gouverneur qui ne fut construit qu'en 1772, aucun des autres édifices qui figuraient, sur la place d'Armes, d'après le devis de Vauban, ne fut construit. Ni l'hôtel de ville, ni la maison du commissaire des guerres, ni celle du lieutenant du roi et du major de la place, ni le presbytère. L'hôtel de ville, moitié en briques, moitié en planches, fut construit en 1700 sur la petite place « à titre provisoire, en attendant qu'on ait des fonds pour le construire place d'Armes ». Comme le bâtiment de l'hôtel de ville provisoire « menaçait ruines », il fut recons- truit en 1758, et devint l'hôtel de ville à titre définitif. (Au début des travaux, les services municipaux furent transférés dans le pavillon de la porte de Strasbourg). Le marché de la construction de Neuf-Brisach fut officialisé par le notaire Mengel de Brisach, le 10 mai 1699. Les conditions de Régemorte étaient les suivantes : 1. Qu'il fera travailler à tous les ouvrages de la place jusqu'à son entière perfection, y compris tous les bâtiments qui doivent se faire aux dépens du roi et qui sont contenus au projet de Vauban à la réserve de l'église. 2. Qu'il lui sera permis de faire tirer de la terre pour faire de la brique pour les ouvrages dans tous les endroits où il les trouvera sans être obligé de ne rien payer aux propriétaires. 3. De passer sur les chemins qu'il trouvera les plus commodes pour transporter les matériaux jusqu'à la place. 4. Qu'il pourra prendre du sable nécessaire pour les ouvrages dans les endroits où il le trouvera sans rien payer, ni être obligé de recombler. 5. Qu'il est permis à l'entrepreneur de se servir des eaux de toutes les sources et ruisseaux. 6. Il serait permis à l'entrepreneur d'extraire des pierres des carrières sans rien payer. 7. Qu'il sera payé, pour voiturer pendant l'hiver les vieux matériaux de la ville Neuve jusqu'à la nouvelle place, six livres par chaque toise cube (huit mètres cubes). 8. Que les soldats travaillant à l'excavation des terres seront payés sur le même pied qu'ils ont travaillé ci-devant dans la province, savoir qu'ils auront de chaque toise cube de terre douze sols pour la fouille et pour la jeter à la pelle à deux sols. 9. L'entrepreneur sera obligé de convenir de gré à gré avec les troupes qu'il emploiera pour que chaque ouvrier puisse gagner huit à douze sols par jour. 10. Que Sa Majesté fournira mille cinq cents travailleurs pour être employés pour faire les canaux, couper les bois, livrer les terres pour les briques des voûtes, livrer les briques de la chaux, faire les chemins et faire tous les ouvrages nécessaires au transport et faire des matériaux afin de pouvoir commencer à maçonner au plus tard à la fin juillet 1699. 11. Qu'il sera fourni à l'entrepreneur, dans la place et aux environs, du terrain pour faire des magasins et bâtiments pour lui et ses commis sans rien payer à personne pour le terrain qu'il occupera. Enfin, dernière exigence : les chevaux et les bœufs qui serviront à l'entrepreneur pour exécuter les travaux pourront pâturer dans les bois du roi sans rien payer et dans ceux des communautés et particuliers, ainsi que dans les communes. Il payera, par an, trente sols pour un bœuf et le double pour un cheval. Le Peletier de Souzy accepta toutes les conditions de Régemorte, lui signalant pourtant qu'il aurait à combler les trous aux endroits où il tirerait du sable. Au commencement des travaux de construction de la ville, il y avait, en 1698, huit régiments sur place, formés de douze bataillons. Deux du régiment de Rouergue travaillaient dans l'exploitation des carrières, tandis qu'un bataillon du régiment de Bourbonnais s'occupait de la navigation des bateaux sur le canal de . Les bataillons de ces régiments étaient surtout employés aux travaux de terrassement, creusement des fondations, comme manœuvres des maçons et des charpentiers, ainsi qu'au chargement et déchargement des bateaux et des chariots. La plupart, pour ne pas dire tous, gagnaient fort peu d'argent et, pour augmenter leur rendement, on les fit travailler à la tâche sans que les entrepreneurs soient obligés de les payer à date fixe. Quant aux terrassiers, ils gagnaient entre huit et douze sols par jour. D'après Isabelle Coutenson, « il était facile de rémunérer à la tâche ce genre de travail ; il suffisait en effet de compter le nombre de brouettées de terre remuée ou transportée par le travailleur, sachant qu'une toise cube équivalait à deux cent cinquante brouettées ». Les soldats logeaient en général dans les camps, souvent avec les travailleurs civils, celui de la petite Hollande, de Saint-Jacques, à l'est de la porte de Bâle (camp qui fut démoli en 1703), et surtout dans le camp de la Sereine qui devint, pour les militaires, synonyme de Volgelsheim. Les autres logeaient dans les villages le long du canal : , , Rouffach, , Weckolsheim et aussi Sainte-Croix, où on avait établi une briqueterie. Les militaires ne furent acceptés dans ces communautés « qu'à condition que le roi les nourrisse et qu'il leur fournisse le bois de chauffage et qu'ils seraient placés sous la stricte surveillance de leurs officiers pour prévenir des dégâts dans les vignes ». Cette main-d'œuvre militaire fut utilisée intensivement pendant les trois premières années de la construction, jusqu'à la reprise des hostilités en 1702. En ce qui concerne la main-d'œuvre qualifiée, les gens de métier tels que charpentiers, maçons, menuisiers, serruriers, tailleurs de pierre, paveurs, sculpteurs et appareilleurs, ils venaient de diverses provinces de France ainsi que de l'étranger, d'Allema- gne, de Hollande, d'Italie, de Suisse et de Savoie, qui n'était pas encore rattachée à la France. S'ils avaient le titre de maîtres, ils pouvaient gagner jusqu'à trente-six sols par jour et les appareilleurs jusqu'à cinquante sols. Ces sommes pouvaient même leur être payées alors qu'ils n'étaient pas encore arrivés sur le chantier, à condition qu'ils se soient engagés à venir au plus vite travailler à Neuf-Brisach. Comme il manquait de maçons et aussi de tailleurs de pierres, Le Peletier de Souzy fit venir en juin 1701 à Neuf-Brisach, deux cents maçons du Limousin et de la Marche, et quarante tailleurs de pierres de la région parisienne. A propos de main-d'œuvre, il faut nous arrêter à un Hollandais du nom de Van der Wiellen, qui essaya d'utiliser, au début des travaux, une machine qui devait permettre d'accélérer et de simplifier l'une des tâches les plus contraignantes de la construction de la place : l'excavation des fossés. Ledit Hollandais comptait se servir de sa machine, ancêtre des pelleteuses, pour laquelle il avait obtenu du roi un privilège d'exploitation pour vingt ans. Mais les réticences de Fiers, l'ingénieur, et de Régemorte l'entrepre- neur, et surtout quelques échecs répétés lors des essais mirent fin à ses projets, sur décision de Régemorte qui n'hésitait pas à écrire au ministre que l'emploi de telles machines mettrait de nombreux soldats et travailleurs au chômage, « et ne manquerait de faire crever quatre cents chevaux d'ici l'été ». En novembre 1700, soit plus d'un an après les essais de sa machine, Van der Wiellen se plaignit que Régemorte utilisait à Neuf-Brisach une imitation de sa machine. Le Peletier de Souzy demanda à Picon d'Andre- zelle une enquête qui aboutit à l'emprisonnement du Hollandais. Les nouveaux habitants Par l'édit de septembre 1698, signé à Compiègne, Louis XIV accorda des privilèges intéressants, afin de rendre la place plus considérable, des privilèges pour y attirer le plus grand nombre d'habitants et faire fleurir davantage le commerce. Tous les bourgeois et habitants de la ville de Neuf-Brisach, de quelque qualité et condition qu'ils puissent être, soient et demeurent exempts pendant vingt ans de tous droits d'entrée en ladite ville et de sortir de celle-ci de vins, que de toutes autres denrées nécessaires à la vie, avec pouvoir et faculté de faire commerce de toutes sortes de marchandises et manufactures, sans payer aucun droit d'entrée ni sortie de la ville. Le roy exempte aussi les habitants de la taille et des quartiers d'hiver des troupes et autres taxes de quelque nature qu'elles soient. Cette ordonnance accorda à tous les étrangers de quelque nation qu'ils soient, qui désirent bâtir en la ville, de jouir des mêmes avantages que ceux originaires du royaume, sans qu'ils soient obligés de se naturaliser, à condition toutefois que lesdits étrangers qui viendraient s'établir en la ville de Neuf-Brisach, donneront les assurances par devant l'intendant d'Alsace, de faire bâtir des maisons dans un délai convenu et qu'ils se conduiront comme de vrais et nationaux sujets. Cet édit accorda aussi les terrains à bâtir gratuitement « sans qu'à présent, ni à l'avenir, sous quelque prétexte que ce soit, rien ne puisse leur être demandé pour les places ». Autre avantage important : Nous voulons et entendons que tous les bourgeois et habitants de ladite ville, soient et demeurent exempts du logement de nos dits gens de guerre. Ces privilèges accordés pour vingt ans, furent renouvelés en 1718 et 1738. On offrait même une prime de mille livres aux membres du Conseil souverain d'Alsace pour qu'ils bâtissent à Neuf-Brisach. Tous ne répondi- rent pas à cette proposition. La raison en est que, même avant l'arrivée de Vauban en Alsace, l'intendant d'Alsace de La Fond annonça le 17 mai 1698 « qu'il n'y avait dans la Haute-Alsace de lieu plus propice à établir un présidial que la ville de Colmar, et que Sa Majesté a trouvé à propos de transférer la chambre de ce pays en cette ville, dans ladite Haute-Alsace et est à portée de tout le pays ». Pour la prospérité économique de la ville, Régemorte envisageait de creuser un canal le long du Rhin de Huningue à Fort-Louis et de le relier à Neuf-Brisach, possible entrepôt de toutes les marchandises qui passeront par cette navigation. On pourrait même établir une coche par eau au lieu de celui qui se fait par terre. Ce qui établirait le commerce dans cette place qui, sans cela aura de la peine à se bâtir, j'entends par des maisons bourgeoises. N'y ayant aucun trafic et la fortifica- tion faite, les habitants auront de la peine d'y subsister, le terrain des environs ne produit que peu à cause qu'il est fort aride. Il n'y a que cela (la construction d'un canal) qui puisse y porter quelques abondances ou bien d'y faire venir le Conseil souverain d'Alsace. Sinon la ville aura du mal à se développer et les emplacements à bâtir resteront inutilisés. La suite lui donnera raison. Autre regret : ni juifs, ni calvinistes, ni luthériens n'avaient le droit de se fixer dans la ville, sous prétexte que, lors du traité de Ryswick, Neuf-Brisach n'existait pas. Cette question sera posée à plusieurs reprises mais, jusqu'à la Révolution, il n'y eut pas de suite au grand dommage de l'économie de la ville. Plusieurs habitants français de la Ville-Neuve de Brisach avaient demandé à Vauban le droit de rester dans la ville jusqu'au moment où ils pourraient s'établir à Neuf-Brisach. A ce sujet, Vauban s'adressera le 12 juin 1698 à Le Peletier de Souzy, directeur des fortifications, lui disant qu'il serait à propos « de stipuler que les habitants français de la Ville- Neuve de Brisach désirant venir en Alsace seraient en droit d'y rester jusqu'à ce que la ville de Neuf-Brisach soit en mesure de les recevoir et que les impériaux s'accommodent de tout cela pourvu que le roi commence à exécuter le traité de Ryswick en leur remettant Fribourg et Philippsbourg ou au moins la première des places, car ils craignent avec raison qu'il y ait anguille sous roche de la part du roi qui empêche ou retarde l'entière exécution du traité ». En humaniste, Vauban s'occupait aussi du sort des habitants de la Ville-Neuve de Brisach qu'on forçait d'évacuer, la ville étant promise à la démolition, en application du traité. Dans une lettre écrite au même Le Peletier de Souzy, il réclamait pour les habitants de Biesheim « qu'on avait forcés dix ans auparavant à quitter leur village pour habiter la Ville-Neuve de Brisach des dédommagements ». A propos dudit Conseil souverain, il écrit « qu'il est certain qu'il était à Ensisheim, qu'il était transféré à Brisach puis, dans la Ville-Neuve qui n'était que ville de paille où il n'y avait pour lui ni logements, ni palais et qu'il a fallu à chaque conseiller se loger comme il a pu, ce qui leur coûta beaucoup ». Il est certain qu'ils n'y sont pas venus de leur plein gré et qu'il a fallu, pour les obliger, un ordre qui n'a pu venir que du roi. Il est donc juste qu'il les dédommage, sauf pour ceux qui s'y sont établis de leur plein gré et pour leur profit personnel. Il préconise un dédommagement qui peut se faire sur imposition sur la province payée en huit ou dix ans. Sur l'intervention de Vauban, les habitants de Biesheim furent partiellement dédommagés et leur église fut reconstruite, en partie grâce à une gratification royale de deux mille livres. Quant aux membres du Conseil souverain, on leur octroya une gratification de mille livres pour rebâtir leurs maisons à Neuf-Brisach ; s'il fut fait défense aux familles juives de s'établir à Neuf-Brisach, elles furent autorisées à se fixer à Biesheim. Quant à Vauban, il quitta Strasbourg en septembre 1698, c'est- à-dire, avant même que ne commencent les travaux de construction de Neuf-Brisach. Pendant son séjour en Haute-Alsace, de juin à juillet, il logea à Colmar et n'habita jamais Weckolsheim, où on évoquait naguère encore le château de Vauban, qui en réalité était la maison de l'entrepreneur Castillon, encore moins dans la maison de Brockhoff, à Neuf-Brisach comme le prétend ce dernier dans son « Histoire de Neuf-Brisach ». Déroulement des travaux Le constructeur de Neuf-Brisach a été, nous l'avons dit, Jean- Baptiste Régemorte « exécutant très habile d'un génie au-dessus des autres entrepreneurs associés ». Il était placé sous la surveillance de Jean Tarade, directeur des fortifications en Alsace, secondé par l'ingénieur en chef Fiers, « âme de nos travaux à Neuf-Brisach » (d'après Le Peletier de Souzy) qui avait lui-même sous ses ordres quelques ingénieurs dont, pour mémoire, nous citons les noms : De Nercy, inspecteur des travaux à Strasbourg, ingénieur depuis 1692 ; Jacques Vialis, qui était à Charlemont en 1698 (on ignore la date de sa nomination d'ingénieur ordinaire du roi) ; Michel Guillyn, ingénieur ordinaire en 1692, en fonction à Chalon-sur-Saône en 1698 ; Poilly, ingénieur à Fort-Louis, nommé à Neuf-Brisach le 14 juin 1700 pour remplacer Beaussan (ingénieur qui devint contrôleur des ouvriers) et Maulevant qui prit en charge les travaux du fort Mortier. A ces noms, il faut ajouter celui de Picon d'Andrezelle, conseiller du roi, commissaire ordonnateur à Neuf-Brisach et subdélégué de l'intendant d'Alsace. Il joua un rôle important dans la correspondance avec le marquis d'Huxelles, commandant des troupes en Alsace et surtout avec Le Peletier de Souzy, directeur des fortifications de France, et Laubanie, gouverneur de la place, qui correspondait avec le secrétaire d'Etat à la Guerre au sujet de l'avancée des travaux et de la mise en état de la défense de la place, lors du déclenchement de la guerre de la succession d'Espagne en 1701. Le 20 novembre 1700, Laubanie annonce à Le Peletier de Souzy que la gelée est venue d'un seul coup et un peu trop tôt, car cinq ou six jours plus tard on aurait pu mettre le comble au-dessus de la porte de Belfort. Mais on a été obligé d'interrompre la maçonnerie que l'on avait pris soin de faire couvrir de terre et de fumier comme toutes les autres, tant les revêtements des corps de la place que les tours bastionnées, souterrains et poternes. Le 26 novembre 1700, il donne l'ordre de démolir le moulin à poudre qui appartenait à Vieux-Brisach, celui-ci étant inutile en temps de paix et mal placé pendant la guerre : situé sous le canon de Brisach, l'ennemi pourrait le brûler en deux ou trois volées de canon ou par quelques bombes. Avant la guerre 1939-45, à l'emplacement dudit moulin à poudre, se trouvait la ferme d'Alfred Schmitt qu'on nommait toujours « Pulvermuhl » et le propriétaire, Pulverfredi. Malgré la gelée, Laubanie annonça, le 30 décembre 1700, que toutes les tours bastionnées, à la réserve de leurs pavés et de leurs portes en charpentes, et les façades des grandes portes d'entrées étaient faites aux deux tiers. Le 9 janvier 1701, il annonce au secrétaire d'Etat à la Guerre Chamillart que les travaux vont autant que faire se peut, qu'il serait à souhaiter que les fonds ne manquassent pas. On pourrait mettre cette place en défense dès cette année alors que, s'il n'y avait pas de fonds, elle resterait incomplète. Si Laubanie évoque la menace d'une pénurie financière c'est que, dès 1701, la construction fut ralentie par la diminution des crédits attribués au département des fortifications, ce qui fit écrire Vauban à Le Peletier de Souzy : « pour le peu qui m'est revenu de l'Etat des places de la présente année, il me semble qu'au lieu d'augmenter de fonds, nous le diminuons » ; qu'est-ce que cela, ne verrons-nous donc jamais finir une place ? En mars 1701, Le Peletier de Souzy se plaignit à Picon d'Andrezelle qu'il rencontrait pour faire les dépenses courantes, c'est-à-dire celles inscri- tes au devis de Vauban, beaucoup de difficultés pour trouver les fonds et encore davantage pour les dépenses imprévues. Une de ces dépenses vint de Vauban lui-même. En effet, il modifia le devis de sa propre rédaction, en juin 1701, en proposant au roi de rehausser le niveau du revêtement de certains ouvrages extérieurs : les contregardes et les demi-lunes. Le roi accepta cette modification et avertit Le Peletier de Souzy de procéder à ce rehaussement avec le plus de diligence possible. Cela occasionna une dépense de 152 018 livres. A la « disette des fonds », pour faire face aux dépenses courantes et imprévues, vinrent se greffer deux événements qui faillirent mettre fin à l'existence même des travaux de construction : le déclenchement de la guerre de succession d'Espagne qui menaçait l'Alsace et l'apparition, dès 1701, d'épidémies d'une telle gravité que Neuf-Brisach devint, de 1701 à 1712, un mouroir. Le mot n'est pas trop fort. La panique s'empara de la Sources et bibliographie

Sources manuscrites

Archives historiques de l'Arniée : série A', registre de lettres 1465, 1501, 1502, 1503, 1504, 1568, 1569, 1571, 1572, 1573, 1699, 1752, 1846, 1849, 1950. Mémoires historiques du commandant LEGRAND. Carton siège de Neuf-Brisach 1870. Les deux blocus en 1814 et 1815. Archives nationales : AF II 136, F. b II (18) Q 2, biens nationaux 136 (Haut-Rhin) district de Colmar F 1 b II 18. Dépôt du génie, 18 cartons concernant Neuf-Brisach. Archives municipales de Neyf-Bi-isach : registres paroissiaux, registre des actes de baptêmes, mariages et décès 1699 à 1792. Registres des actes de naissances, mariages et décès 1792 à 1980 et registres des décès des militaires 1731 à 1792. Registres des délibérations 1700 à 1985. Archives du département du Haut-Rhin : C. 1083, 1182, 1183, 1290, 1390, 1497. Série I E, Seigneuries LE, 80 Neuf-Brisach et ville de Paille.

Bibliographie

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Illustrations et photographies André HERSCHER, héraldiste. Antoine LINDER, Studio A, à Neuf-Brisach. Bibliothèque Nationale, estampes ; dépôt du génie. Musée Vauban de Neuf-Brisach et collections privées.