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Études littéraires

Meurtre et sérialité : l’émergence du dans la culture médiatique américaine Serge Chazal

Récit paralittéraire et culture médiatique Article abstract Volume 30, Number 1, automne 1997 The last twenty years have seen serial killers become part of American culture, with Charles Manson, WiliamGacy, Hannibal Lecter and others of URI: https://id.erudit.org/iderudit/501189ar their ilk joining Dracula, Frankenstein and Hitler as icons of evil. This article DOI: https://doi.org/10.7202/501189ar traces the emergence in American media culture of various aspects of the morbid fascination with serial killers : a cocktail of sex, violence and death. See table of contents Yellow journalism, true crime books, thrillers, comic books, movies and television have been willing panders to this singular preference, a preference destined to reach its climax in the mid90s with the proliferation of Internet sites. The recent appearance of a new star, the "profiler" - a species of vampire Publisher(s) slayer, as it were - signals, however, an emerging backlash to this escalation of Département des littératures de l'Université Laval violence.

ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital)

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Cite this article Chazal, S. (1997). Meurtre et sérialité : l’émergence du serial killer dans la culture médiatique américaine. Études littéraires, 30(1), 71–79. https://doi.org/10.7202/501189ar

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L'émergence du sériai killer dans la culture médiatique américaine

Serge Chazal

• Si la production de la culture médiati­ milieu des années soixante-dix, il a été que a partie liée avec la sérialité, le tueur amené pour la première fois à nommer et sériel ne serait-il pas le héros sombre et forger le concept de sériai killer. D'une emblématique de cette culture dans l'ima­ part, il y a l'expérience-limite du tueur - ginaire collectif américain ? À production fantasmes aidant, le prochain meurtre est sérielle et consommation sérielle répon­ anticipé, préparé, mis en scène, mais, pas draient les récits de meurtres sériels. C'est plus que les précédents, il n'amènera un bref panorama des incarnations pleine satisfaction au meurtrier. D'autre transmédiatiques de ce héros que l'on se part, il y a cette expérience propre à la propose de dresser ici. culture médiatique : évoquant, avec une « Mon Dieu, je l'ai tuée trop rapidement. certaine nostalgie, les séances du samedi Je n'ai pas pris assez de temps pour m'amu­ après-midi de sa jeunesse dans le Midwest, ser avec elle, pour la torturer correctement. Ressler insiste sur le sentiment de frustra­ J'aurais du l'approcher différemment, tion qui l'envahissait lorsque les aventu­ j'aurais du penser à d'autres formes de vio­ res du Fantôme ou de Dick Tracy se ter­ lences sexuelles » (sic). minaient de façon abrupte sur ces mots C'est ainsi que Robert Ressler, agent du fatidiques... «la suite à la semaine pro­ F.B.I., fondateur du B.S.U. (Behavioral chaine ». Ressler compare cette frustra­ Science Unit) de Quantico, Virginie, dans tion, ce sentiment d'insatisfaction quasi son ouvrage Whoever fights monsters existentielle à ceux des tueurs sériels, (1992) \ tente de faire saisir comment, au pour lesquels chaque meurtre appelle en

1 Traduit sous le titre Chasseur de monstres (Presse de la Cité, 1993).

Études Littéraires Volume 30 N° 1 Automne 1997 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 30 N° 1 AUTOMNE 1997

soi une nouvelle victime. Compulsion, frus­ Il existe près d'une vingtaine de magazi­ tration, répétition, fidélité (aux victimes, nes. Pour la plupart, ce sont des mensuels, aux auteurs, aux genres...), lecteur sériel mais certains publient un numéro spécial, et tueur sériel ont sans doute en partage annuel, un yearbook. Il y a peu de variété un certain nombre de comportements in­ ni dans les titres {True Détective, True Po­ quiétants. lice, Inside Détective, Startling Détective, Qu'est-ce qu'un tueur sériel ? Les ex­ Front Page Détective, etc.), ni dans les cou­ perts débattent : un meurtrier (ou une vertures (elles présentent, en couleurs, des meurtrière) doit, sur une période variable femmes plus ou moins dénudées, menaçan­ (jours, mois et même années), tuer un mi­ tes ou provocantes, menacées ou effrayées, nimum de trois à quatre victimes, généra­ mortes...), ni dans le style raccrocheur des lement selon une formule ritualisée — type articles : « La police est confrontée à un Jack de victime choisie (étudiantes, enfants, l'Éventreur moderne... LE TUEUR SADIQUE QUI prostituées...) et un tnodus operandi, TRAQUE LES PROSTITUÉES DANS LES COUINES ». Ces c'est-à-dire la méthode utilisée pour circon­ magazines, dont certains existent depuis les venir ou agresser la victime potentielle, années vingt, se sont spécialisés, depuis la mais aussi les sévices, sexuels pour la plu­ fin des années soixante-dix, dans les tueurs part, qui accompagnent ou suivent les sériels, ce qui leur permet d'associer de fa­ meurtres. çon très lucrative (forts tirages), sexe, vio­ Toutefois, pour nous, le tueur sériel n'a lence, sang et mort. d'existence dans l'imaginaire collectif amé­ Les monographies, elles, se multiplient ricain que dans la mesure où il est identifié au début des années quatre-vingt. Elles sont sous ce vocable. L'émergence du sériai soit des études globales sur le phéno­ killer dans l'imaginaire collectif américain mène 3, soit des biographies consacrées à s'est faite lentement, par étapes, à travers un tueur particulier. Au palmarès du meur­ un nombre de plus en plus important de tre en série, on trouve bien entendu médias porteurs. Théodore « Ted » Bundy (sept titres), John Tout commence, à la fin des années Wayne Gacy « The Killer Clown » (quatre soixante-dix, avec un genre très particulier titres), David Berkowitz « Son of Sam » (qua­ que l'on appelle dans les pays anglo-saxons tre titres) et, dernièrement, Jeffrey Dahmer le true crime. Dans la toute récente col­ « The Milwaukee Cannibal » (quatre titres). lection « Crimes & Enquêtes » chez «J'ai À l'heure actuelle, de la plus modeste à la Lu » (1993), on utilise l'expression « histoi­ plus prestigieuse, chaque librairie aux États- res policières véridiques » pour le décrire 2. Unis dispose d'une section consacrée au Ce genre s'illustre dans la culture médiati­ true crime, section représentant parfois que américaine par deux supports, les plus d'une centaine de titres dont la moi­ magazines et les monographies. tié est consacrée à des tueurs sériels.

2 II faut remarquer, à ce sujet, la popularité $. indissante de ce genre en France, à travers la collec- tion citée précédemment mais aussi avec l'apparition, i Fleuve Noir, de la collection « Crime Story ». 3 Comme The Sériai Killers de Colin Wilso & Donald Seaman, 1990, Sériai Murderers de Art Crockett, 1991, ou The Murder Year Book de Brian L; e, 1992.

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La présentation des ouvrages a évolué nouveauté, une cassette permet dans cer­ depuis le milieu des années soixante-dix 4. tains cas (Henry Lee Lucas) d'entendre le Au départ, ils font partie de la très large tueur sériel raconter dans les détails ses catégorie non-fiction et ne se distinguent meurtres les plus horribles 5. pas particulièrement du reste de la produc­ Or, depuis quelques années, un lien tion (première ou quatrième de couverture s'établit explicitement dans la présentation par exemple). Cependant, on y mentionne paratextuelle non plus entre fiction et réa­ qu'il s'agit d'histoires vraies ayant pour lité, sur le modèle réaliste, mais entre réa­ sujet des meurtres en séries. À partir du lité et fiction, sur le mode du simulacre. milieu des années quatre-vingt, un certain Ainsi, sur certaines quatrièmes de couver­ nombre de changements apparaissent : la ture apparaissent des commentaires première de couverture présente une ou comme « Se lit comme le meilleur des plusieurs photos du tueur, assorties de thrillers » ou « Se lit comme le meilleur des commentaires-choc dans la veine des ma­ récits d'horreur ». Car il faut dire que, de­ gazines consacrés au true crime. On y pré­ puis la fin des années soixante-dix, les sente les victimes : « jeunes », « belles », tueurs sériels se sont glissés discrètement « violées », « torturées », « mutilées », « mor­d'abord, puis de façon de plus en plus en­ tes » ; les criminels, eux, sont « intelli­ vahissante dans le roman policier. gents », « diaboliques », « sadiques », « bizar­ En 1973, c'est Daniel G. Blank et son res », « fascinants » et même « séduisants » ! pic à glace dans The First Deadly Sin de Et on nous promet, grande nouveauté, huit Lawrence Sanders. Ce même Sanders nous pages de photographies : « dramatiques », présente quelques années plus tard une des « inédites », « choquantes », « horrifiantes ». rares incarnations féminines du tueur sériel Ces photographies se répartissent selon avec Zoe Kohler et son couteau suisse dans quatre grands thèmes : les victimes (avant The ThirdDeadly Sin (1981). S'il n'est pas et après, le meurtre), les tueurs (avant et dans notre propos de passer en revue tous après, l'arrestation), les policiers, les ins­ les romans policiers mettant en vedette les truments de la mort. Quelquefois s'y ajoute sériai killers 6, soulignons une évolution un cinquième thème : les lieux de la mort récente du thème avec la sérialisation du (cave, rivière, clairière, maison abandon­ tueur sériel, l'introduction du tueur sériel née). sérialisé, récurrent, dans la littérature de Tout dernièrement, les grandes maisons fiction : celui qui apparaît aujourd'hui d'édition américaines, Warner, Signet, comme l'archétype du tueur sériel dans Zébra, Pocket Books, ont officialisé et clai­ l'imaginaire collectif américain, le Docteur rement identifié le genre true crime sur le Hannibal Lecter (Hannibal le Cannibale). dos et la première de couverture. Dernière Sinistre héros du roman de Thomas Harris,

4 Nous ne prenons en considération ici que la version paperback, livre de poche, des ouvrages. 5 Tout ceci pour la modique somme de 5.95 $ : « For the first time ever ! A tape of the authentic confessions of America's most notorious sériai killer ! » 6 Non seulement la liste en serait-elle trop longue mais elle serait redondante à celle incluse dans l'ouvrage récent de Norbert Spehner (1995).

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Red Dragon (1981), puis de The Silence à l'autre tueur, « Buffalo Bill » l'écorcheur. ofthe Lambs (1988), ce psychiatre char­ Comme dans le domaine du true crime et mant et charmeur, cultivé, intelligent, gas­ de la littérature de fiction, le tueur sériel tronome à ses heures, est quelquefois pris envahit depuis quelques années les écrans, d'une violente fringale qui lui fait commet­ devient incontournable dans le cinéma tre les pires excès. Emprisonné, il se ré­ américain d'horreur 7, dans le film de sus­ vèle un consultant fort apprécié des mi­ pense 8 et même dans le cinéma d'auteur9. lieux policiers qui lui demandent à Au point de vue promotionnel, il a rem­ plusieurs reprises de l'aide pour mettre la placé le psychopathe des années soixante- main sur des tueurs sériels en activité. Il a dix. depuis peu trouvé un rival, un autre méde­ Autre type de consécration, autre cir­ cin, le docteur Michael Bekker, qui cuit, même personnage : le seul film qui apparait à deux reprises, sous la plume nous semble échapper à cette mode du de John Sandford, dans Eyes of Prey tueur sériel est le film Henry, portrait ofa (1991) et SilentPrey (1992). Ce patholo- sériai killer, tourné en 16 mm avec de très giste, médecin au Vietnam pendant la petits moyens 1() par Jim MacNaughton en guerre (il était alors surnommé Doctor 1986. Ce film, sans concessions mais sans Death), est un consommateur gastronome complaisance, est une libre adaptation de lui-aussi, mais il s'agit dans son cas d'am­ la vie du meurtrier Henry Lee Lucas. Si ce phétamines, d'euphorisants et d'hypnoti­ film ne devait avoir que peu de succès ques, avec lesquels il se concocte de re­ auprès des spectateurs américains, il aura doutables cocktails qui lui permettent beaucoup mieux réussi avec le bureau de d'accomplir les meurtres les plus horri­ censure des États-Unis, qui lui a décerné la bles. Connaîtrons-nous l'éternel retour des côte X : réservée aux films pornographi­ tueurs en série, Doctor Lecter III, Doctor ques, elle rend difficile son exploitation en Bekker VII ? Seul l'avenir le dira. salle n. Néanmoins, porté par cette vague Autre effet de la culture sérialisante, la du tueur sériel qui réaménage le paysage fortune transmédiatique du personnage de thématique de la culture de grande diffu­ tueur sériel, grâce à Hannibal le Cannibale sion, depuis quelques années Henry circule devenu star dans le film de Jonathan dans le circuit des « films cultes » (salle de Demme tiré du roman de Thomas Harris répertoire, séances de onze heures ou mi­ (1991). Qui peut oublier la performance nuit), les cinéphiles et autres intellectuels d'Anthony Hopkins dans le rôle du Doc­ s'étant faits à la violence brute de ce film. teur Lecter ? Il vole littéralement la vedette Voire, Henry est devenu un must qui se

7 Comme Jason, de la série « Vendredi 13 » ; Freddy Kruger, de la série « Les griffes de la nuit », Michael Myers, de la série « Halloween », etc. 8 Manhunter de Michael Mann, 1986 ; Sea ofLove de Harold Becker, 1989 ; Blue Steel de Kathryn Bigelow, 1989 ; Rampage de William Friedkin, 1988. 9 Barton Fink de Joël Coen, 1991 ; Twin Peaks, Fire Walk Witb Me de David Lynch, 1992... 10 Quatre semaines et 120 000 dollars. 11 Réflexion désabusée de Mac Naughton, à l'époque, sur son film : « trop artistique pour les ama­ teurs d'hémoglobine, trop sanglant pour les cinéphiles ».

74 MEURTRE ET SÉRIALITÉ : L'ÉMERGENCE DU SERIAI KILLER ... retrouve sur les étagères des clubs de loca­ Au milieu des années quatre-vingt ont tion de cassettes vidéo. commencé à fleurir un certain nombre de Parallèlement, aux États-Unis, la télévi­ fanzines consacrés à tout ce qui touche de sion s'est intéressée aux tueurs sériels. De près ou de loin à la mort. À titre d'exem­ nombreux téléfilms ont été consacrés aux ples édifiants, évoquons Murder Can Be sinistres exploits de Ted Bundy 12, Wayne Fun et Answer me !. Le premier, qui en Williams 13, Richard Ramirez 14, Bianchi et est à son quatorzième numéro, paraît de Buono 15, John Wayne Gacy 16 ; et est an­ façon erratique depuis 1985. Entièrement noncé un téléfilm sur Jeffrey Dahmer, réalisé par le californien John Marr, MCBF l'ogre de Milwaukee. Ces films, sans grand se penche avec beaucoup d'humour (noir) intérêt, présentent en fait une version très sur toutes les formes de morts violentes : édulcorée des événements violents qu'ils catastrophes naturelles, accidents de che­ évoquent où est mis en vedette le travail mins de fer, épidémies, suicides d'adoles­ acharné d'une poignée de policiers qui fi­ cents et, bien entendu, meurtres en séries. nissent par mettre la main sur le terrible Dès le premier numéro, une devinette sous tueur. Il n'est quand même pas pensable la forme du jeu du pendu teste nos connais­ de voir dans les salons américains, aux sances sur Ted Bundy. Le numéro quatre heures de plus haute écoute, Ted défon­ consacre deux pages à une bibliographie cer le crâne de ses victimes à coup de complète des ouvrages parus sur le même démonte-pneu, Angelo Buono torturer ses Ted Bundy. Le numéro huit réserve six victimes tout en les asphyxiant à l'aide pages et la couverture à trois tueurs sériels, d'un sac en plastique... transparent (pour Ed Kemper, John Linley Frazier et Herbert ne rien perdre du spectacle). Effacement Mullin. Chaque année, Marr propose un télévisuel politically correct des victimes calendrier qui fait une large place aux et des sévices épouvantables qu'elles ont tueurs sériels : nous y apprenons, par pu subir ; il est des images qu'on ne sau­ exemple, que c'est un 18 juin que Jeffrey rait montrer, l'acte se métonymisant en Dahmer a étranglé et démembré la pre­ son « juste avant » (c'est tellement exci­ mière de ses dix-sept victimes. Answer tant) et son « juste après » (mort et châti­ me ! se présente sous l'apparence d'un ment). magazine plus que d'un fanzine (près de Vingt ans après avoir envahi le livre et cent pages), il en était, en 1993, à son se­ le cinéma, les tueurs sériels s'étendent cond numéro. L'auteur-rédacteur en chef- aujourd'hui à de nouveaux supports, mi­ éditeur, le californien Jim Goad, se pas­ neurs ; bande dessinée, vente par corres­ sionne lui aussi pour la mort sous toutes pondance, cartes de collection, fanzines, ses formes, la pornographie, la violence, rien ne leur échappe plus désormais. etc. Le numéro deux livre sur cinquante

12 The Deliberate Stranger de Marvin Chomsky, 1986. 13 The Atlanta Child Murders de John Erman, 1985. 14 The Nightstalker de Max Kleven, 1987. 15 The Hillside Stranglers de Steven Gethers, 1989. 16 To Catch a Killer de Eric Till, 1991.

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pages (avec photos 17) un dictionnaire des cartes de collection, la bande dessinée et sériai killers et de leurs cousins les mass les jeux. murderers, sous le titre percutant : « Night Aux États-Unis, les cartes de collection of a Hundred Stars », allusion à la célèbre se rattachent avant tout au domaine spor­ soirée de remise des oscars à Hollywood. tif ; depuis plus d'une soixantaine d'an­ Chaque article comporte, outre une bio­ nées, un nombre imposant de jeunes graphie succincte, un certain nombre de Américains collectionnent ces petites car­ pictogrammes significatifs : une tête de tes présentant au recto la photographie de mort avec le nombre de victimes, un chien leur idole (base-bail, hockey, football, bas- (torture d'animaux), un sablier (torture ketball) et, au verso, une courte biographie lente), un lit (incontinence juvénile), etc., et surtout des statistiques (points accumu­ correspondant aux petits travers des meur­ lés, buts marqués, moyennes diverses). Ces triers. Chaque article s'accompagne aussi cartes se trouvaient à Y origine comme pro­ d'une citation — comme « La seule chose motion fidélisatrice dans des paquets de dont on puisse m'accuser est d'avoir dirigé chewing-gum, de lessive. Aujourd'hui, el­ une entreprise de pompes funèbres sans les se vendent sous enveloppes (une di­ permis », John Wayne Gacy, responsable zaine de cartes différentes) et ne se can­ du meurtre d'une trentaine de jeunes tonnent plus au seul domaine du sport : adolescents dont on a retrouvé les cada­ personnages de BD, de séries télévisées, vres dans le sous-sol de son bungalow de de films et, depuis peu, tueurs sériels. En Chicago. 1990, la compagnie Shel-Tone Publications, Par le truchement de la vente par cor­ dans le New Jersey, mettait en circulation respondance, les amateurs peuvent se pro­ une première série, sous le titre Bloody curer 18, les œuvres picturales de ce même Visions, quarante-sept cartes de format tra­ John Wayne Gacy, condamné à mort en ditionnel 19, présentant au recto une illus­ attente d'exécution. Il affectionne particu­ tration en noir et blanc d'un sériai killer. lièrement les clowns et différentes scènes Certains tueurs célèbres sont représentés du dessin animé Blanche Neige et les sept sur plusieurs cartes (Bundy, Gacy, nains. Pour quelques dollars de plus Manson...). Selon le principe des cartes (125 $), et si vous envoyez une bonne sportives, au recto figure une biographie photo (en couleur), l'artiste vous renverra et surtout les statistiques pertinentes (nom­ dans les cinq semaines un portrait tout à bre de victimes authentifiées ou présu­ fait ressemblant, avec dédicace de l'auteur. mées), l'association entre vedette et statis­ Plus récemment, le tueur sériel s'impose tiques. En 1992, la même compagne dans des domaines traditionnellement ré­ mettait en vente une autre série, de trente- servés aux enfants et aux adolescents : les six cartes et en couleur cette fois, sous le

17 Dont certaines sont d'un goût plus que contestable : le contenu du frigidaire du cannibale de Milwaukee par exemple... 18 Pour la modique somme de 80 $, en moyenne. 19 Ces cartes se vendent par boîte contenant les quarante-sept cartes en série complète pour la somme de 20 $.

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titre peu original, mais bien américain, une dizaine de numéros spéciaux : Psycho Bloody Visions IL Toujours en 1992, la Killers Classics (les grands classiques), Psy­ compagnie Eclipse, qui jusqu'alors se con­ cho Killers Body Count (les statistiques), sacrait à la bande dessinée, propose à son Psycho Killers Missing in Action (les tueurs tour une série intitulée True Crime. Il sériels encore en liberté), War Criminals s'agit, cette fois, de 110 cartes (couleur, (un type particulier de tueurs sériels, mais même format) : cinquante-cinq cartes sont pourquoi pas ?)... Du point de vue graphi­ consacrées aux G. Men et aux gangsters que, la qualité artistique de ces publications des années trente, cinquante-cinq aux est affligeante alors que les illustrations fi­ tueurs sériels (et aux mass-murderers). gurant sur les cartes de collection sont sou­ Chacune de ces dernières est tachée de vent de grande qualité esthétique. sang pour faire plus vrai. Il fallait s'y atten­ Enfin, la compagnie « Comic Zone Pro­ dre, quelques mois plus tard (fin 1992) ductions », outre la publication de BD, a devant le succès remporté par la première produit la maquette d'un jeu de plateau très série, Eclipse récidivait avec True Crime original The Sériai Killer Game. Cela se IL Le principe est le même, cinquante-cinq joue un peu comme le Monopoly, mais il cartes consacrées aux gangsters des années s'agit d'accumuler des cadavres plutôt que cinquante cette fois, cinquante-cinq con­ des propriétés immobilières, tout en échap­ sacrées aux sériai killers 20. Signalons que pant à la police et à la chaise électrique toutes ces cartes de collection sont en bien entendu. vente dans les magasins spécialisés dans la Ainsi, des années soixante aux années bande dessinée, fréquentés par une clien­ quatre-vingt-dix, nous avons constaté que tèle plutôt jeune. le tueur sériel s'intermédiatise. Cantonné Clientèle qui, dans le même magasin, au début à la sleazoïd press21 à grand ti­ peut se laisser tenter dans le rayon des co­ rage, il sera à l'origine d'un nouveau genre mtes par des titres accrocheurs (sur cou­ non-fictionnel, le true crime. Les années vertures aux couleurs criardes) comme : quatre-vingt verront le sériai killer réel ou Psycho Killers, Killer Cuits ou War imaginaire envahir les médias (para- Criminals. Seule la première série se spé­ littérature, fanzines, téléfilms, cinéma) jus­ cialise dans les tueurs sériels. C'est la com­ qu'à la consécration suprême : les oscars pagnie « Comic Zone Productions » qui, en de Silence ofthe Lambs. Nous ne pouvons décembre 1991, devait lancer cette série. que constater, après ce survol, le rôle gran­ Chaque numéro (trente-deux pages, cou­ dissant qu'il joue dans la production cultu­ verture couleur, intérieur noir et blanc) est relle aux États-Unis. La fin des années consacré à un tueur sériel, Manson, Bundy, quatre-vingt et le début des années quatre- Dahmer, Gacy, etc. À ce jour, onze numé­ vingt-dix aux États-Unis ont été marqués ros sont parus. Il faut ajouter à ce nombre par une monopolisation croissante des

20 Les cartes de la compagnie Eclipse représentent un véritable défi pour les afficionados car, comme les cartes de sport, elles sont vendues par paquets de douze. Chaque paquet coûtant à peu près 2 $, la série complète, si vous avez de la chance, vous revient à une soixantaine de dollars ! 21 Combinaison de sleazy tabloïd, sordide tabloïd.

77 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 30 N° 1 AUTOMNE 1997 médias par le tueur en série. Dernier ava­ ler. Le tueur en série ne serait-il plus à la tar du genre, le tueur sériel, prévisiblement, mode ? Manifeste dans la paralittérature, le se sérialise : la chaîne NBC a lancé le sa­ cinéma et la télévision, c'est-à-dire les sup­ medi 21 septembre 1996 une nouvelle sé­ ports massmédiatiques, plus contrôlables, rie Profiler. On y voit une femme, Sam ce reflux épargne cependant le plus anar- Waters, dont les talents de profiler (cet chique et acéphale Internet où de nom­ agent du F.B.I. chargé d'établir le profil breux sites sont consacrés à Bundy, Gacy, psychologique d'un sériai killef) lui per­ Dahmer, etc. Il semblerait que les médias mettent de pénétrer à l'intérieur de l'es­ américains qui s'intéressent plus aujour­ prit tordu des meurtriers et de faire la d'hui aux chasseurs de psychopathes chasse à un psychopathe qui, trois ans plus veuillent, après nous avoir terrifiés pendant tôt, a tué son mari. Plus tard cet automne, des années, nous donner une image rassu­ la compagnie Fox (productrice de la série rante de la situation : les monstres de jadis culte The X-Files) lancera Millenium, dans sont confrontés, enfin, à de redoutables laquelle un ancien agent du F.B.I. (en­ adversaires, le sériai killer réduit, dans core !), Frank Black, traquera, lui-aussi, de l'imaginaire optimiste de la culture média­ nombreux sériai killers. tique américaine, à l'état de simple faire- Aujourd'hui, dernier retournement valoir des tout-puissants agents du F.B.I. Le donc, on constate que le tueur sériel, même dragon a-t-il été, enfin, terrassé par Saint- s'il reste encore relativement présent dans Georges ? Pas si sûr ; il garde les yeux les médias 22 semble peu à peu céder du ouverts et nous redoutons tous, incons­ terrain a son chasseur spécifique, le profi­ ciemment (impatiemment) son retour...

22 Dans des films comme Seven de D. Fioncher, 1995, ou Copycat de J.Amiel, 1995 ; dans certains épisodes de la série The X-Files (« Squeeze », 24 septembre 1993 ; « Beyond the Sea », 7 janvier 1994 ; « Tooms », 22 avril 1994 ; « Aubrey », 6 janvier 1995 ; « Irrésistible », 13 janvier 1995).

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Orientations bibliographiques

Le lecteur curieux trouvera dans ces succinctes suggestions de lecture de quoi se constituer un corps de savoir minimal sur le tueur sériel, ce nouvel « emploi » de la culture médiatique américaine.

1) Le True Crime DOUGLAS, John & Mark OLSHAKER, Mind Hunter (Inside the Elite Sériai Crime Unit), New York, Pocket Books, 1996. Les témoignages impressionnants des deux meilleursprofilers du F.B.I. HICKEY, Eric W., Sériai Murderers and Their Victims, Pacific Grove, Brooks-Cole Publishing Company, 1991. L'ouvrage de référence sur les tueurs sériels, New York, Académique et indispensable. KEPPEL, Robert D & William J. BIRNES, The Riverman, New York, Pocket Books, 1995. Ted Bundy « colla­ bore » avec le F.B.I. pour faire la chasse à un autre tueur sériel, le « Green River Killer ». Incontourna­ ble. MICHAUD, Stephen & Hugh AYNESWORTH, Ted Bundy : Conversations With a Killer, New York, Signet Books, 1989. Quelques heures, terrifiantes, en compagnie de Ted Bundy. OLSEN, Jack, The Misbegotten Son (A Sériai Killer and His Victims) New York, Island Books, 1993. Le meilleur ouvrage écrit, de l'intérieur, sur un tueur en série. RESSLER, Robert K. & Tom SHACHTMAN, Whoever Fights Monsters (My Twenty Years Tracking Sériai Killers), New York, St Martin's Press, 1992.

2) La fiction CARR, Caleb, The Alienist, New York, Random House, 1994. 1896 ; un tueur en série hante les rues de New York. Édouardien. HARRIS, Thomas, The Silence ofthe Lambs, New York, St Martin's Press, 1988. Un classique. PERRY, Michael R., The Stranger Returns, New York, Pocket Books, 1992. Le 24 janvier, Ted Bundy est électrocuté dans la prison de Starke en Floride. Maintenant Ted a un alibi parfait. Tout le monde pense qu'il est mort... Surprenant. SPEHNER, Norbert, Les fils de Jack l'Éventreur, Québec, Nuit Blanche éditeur (Études paralittéraires), 1995. Le guide bleu de cet univers imaginaire.

3) Le cinéma Halloween, John CARPENTER, 1978. Un des premiers du genre. Indémodable. Seven, D. FINCHER, 1995. Un des derniers avatars du genre. Expressionniste et glauque. Henry : Portrait of a Sériai Killer, John MCNAUGHTON, 1986. Cinéma-vérité, estomacs sensibles s'abs­ tenir...

4) La Sleazoïd Press Inside Détective Startling Détective True Police Pour amateurs seulement...

5) Les fanzines Answer Me Mur der Can Be Fun Morbides et provocants.

6) Les Comics Psycho Killers (1 à 10) Psycho Killers Classics (1 et 2) Désolants et aujourd'hui heureusement introuvables (ou presque).

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