La Folle Époque. Des Ballets Russes Au Surréalisme
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LA FOLLE ÉPOQUE J.-P. CRESPELLE LA FOLLE ÉPOQUE DES BALLETS RUSSES AU SURRÉALISME HACHETTE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PROMENONS-NOUS DANS PARIS (Hachette). A LA DÉCOUVERTE DE L'ART DANS LES MUSÉES DE PARIS (Hachette). MONTPARNASSE VIVANT (Hachette). MONTMARTRE VIVANT (Hachette). LES MAITRES DE LA BELLE ÉPOQUE (Hachette). LES FAUVES (Ides et Calendes). VLAMINCK (Gallimard - Air du Temps). TERECHKOVITCH (Cailler, Genève). VILLON (Hazan). UTRILLO, églises (Hazan). Yves BRAYER, aquarelliste (Art et Style). TOULOUSE-LAUTREC, dessinateur (Au Pont des Arts). PICASSO, LES FEMMES, LES AMIS, L'ŒUVRE (Presses de la Cité). En préparation CHAGALL. Ci-contre : 1. JEAN COCTEAU : portrait de Picasso, l'Oiseau du Benin, fait à Rome en 1917. Holmès-Lebel. Photo Len Sirman. © by Spadem, Paris, 1968. © CHAPITRE PREMIER « PARADE » E 18 MAI 1917, les Ballets russes, absents depuis trois ans, faisaient leur rentrée à Paris au théâtre du Châtelet. On L était au plus noir de la guerre, au lendemain des muti- neries qui avaient ébranlé l'armée et de la désastreuse offensive Nivelle. Ce soir-là, le tac-tac de la machine à écrire dont Satie avait ponctué sa musique répondait en un écho ironique au tac-tac lugubre des mitrailleuses de Verdun. Malgré la présence dans la salle d'une claque enthousiaste de peintres descendus de Mont- martre et de Montparnasse, qui bigarraient de leurs chandails rouges et de leurs vestes de velours les robes du soir et les habits, Parade provoqua un énorme chahut. Un peu effrayé, Diaghilev, qui avait commandé le ballet à Cocteau, Satie et Picasso dans l'espoir de donner un nouveau souffle aux Ballets russes, rentra dans l'ombre et partit pour Londres attendre des jours meilleurs. On ne le revit plus qu'en décembre 1919. Avec Parade, le premier des chocs qui devaient secouer la Folle Époque s'était produit : le rideau peint par Picasso se levait sur une époque appelée à devenir fabuleuse. Parade !... voilà bien le titre convenable à ce moment qui vit apparaître dans un tourbillon de couleurs, de lumières et de sons les personnages les plus authentiquement géniaux en même temps que les plus clinquants, les uns faisant valoir les autres et, parfois, s'intégrant à eux indissolublement. Les idées, les mouvements littéraires et artistiques furent présentés sur le rythme trépidant d'une parade foraine — « Notre époque, ce n'est qu'un mouvement », écrira Maurice Sachs — devant une assistance à ce point subjuguée qu'elle n'avait plus le temps de s'interroger sur la qualité de ce qu'on lui présentait et sur ses goûts véritables. Les Années folles, les bien nommées, furent un bref moment d'exaltation, où le siècle au fort de son âge fit étalage de tous ses dons, de ses enchanteurs et de ses démons, de ses génies et de ses bateleurs, de ses penseurs et de ses truqueurs... Lorsque l'on survole cette époque multiple, fourmillante, survoltée, étourdissante, où les événements se bousculent, se télescopent, c'est d'abord une impression de jeunesse qui frappe. Avec la fin de la terrible saignée qui vit des millions de jeunes hommes tomber dans les boues de Flandre et les marnes de Champagne, le monde se retrouvait pantelant, mais débarrassé des tabous paralysants de la société de la Belle Epoque : le temps de la jeunesse s'ouvrait. Durant dix ans, ce furent les enthousiasmes, les audaces, les excès, les défis, les modes folles propres à la jeunesse qui mar- quèrent la vie. Sans oublier la tristesse et les crises de désespoir : un goût de larmes demeura après tant de folies et les gesticu- lations fiévreuses des boîtes de nuit évoquent quelque danse macabre. Le drame était toujours présent, sous-jacent. Que de fins navrantes, que de suicides absurdes ! Modigliani, Jeanne Hébuterne, Arthur Cravan, René Crevel, Jacques Vaché, Jacques Rigaut, Max Linder, Diaghilev, Jean Borlin, Pascin... Les morts jalonnent les années 20. Pour les différentes générations, la jeunesse devint le mot de passe, et cela fit surgir bien des silhouettes grotesques et odieuses : les douairières, se mettant au régime jockey, jouaient les fausses mineures, les hommes passaient sur le billard du professeur Voronoff, tandis que des artistes célèbres devenaient maqui- gnons de beauté avec l'apparition des « Miss ». A l'exception de Satie, les animateurs de ces années furent des moins de quarante ans. Cocteau, Radiguet, Paul Morand, Aragon, Breton, Auric, Sauguet, Milhaud, Rudolf Valentino, Carpentier, Lindberg furent les entraîneurs au sourire éclatant d'un monde miraculeusement rajeuni, dont Picabia proclamait le credo : « Vis pour ton plaisir. Il n'y a rien à comprendre, rien, rien, rien que les valeurs que tu donneras toi-même à tout. » On jouissait — « Dans la vie, faut pas s'en faire! » —, on buvait — l'éthylisme mondain apparaissait avec les premiers cocktails —, on dansait — « Y a du jazz band le jour, la nuit, y a du jazz band partout » — à une cadence effrénée. L'excès était la règle, et les jeunes des caves de Saint-Germain-des-Prés semblent de moroses fossiles auprès des danseurs de tous âges, qui se pressaient dans l'atmosphère bleue du Bœuf sur le Toit et des boîtes de Montparnasse. Il était entré dans les mœurs qu'une bourgeoise du XVI se rendît l'après-midi dans un thé- âtre dansant et payât un danseur professionnel aux cheveux la- qués en casque — ah ! les Argentins ! — pour la faire évoluer lan- goureusement cheek to cheek sur la piste à l'ombre bienveillante. Effarante mutation : les femmes étaient sorties de la guerre pratiquement dévêtues. Celles-là même qui cachaient pudi- quement leurs chevilles avant 14 découvraient hardiment leurs genoux, se faisaient tondre la nuque, buvaient des « roses » et fumaient en public, comme la scandaleuse héroïne de Victor Margueritte. Publiée en 1922, La Garçonne, lancée comme une marque de savonnette, atteignit un tirage de 750 000 exemplaires. Le 1 janvier 1923, Victor Margueritte était radié de l'ordre de la Légion d'honneur. Chut ! Quelques-unes de ces garçonnes commençaient à se raser sous les bras, et l'on pouvait lire dans les journaux cette publicité : « Grâce au rasoir de sûreté Gillette, une lady décolletée a toujours les dessous de bras blancs et veloutés. » Gaby Deslys, qui se baignait à Deauville en maillot collant rose lacé de rubans noirs, turban sommé d'aigrettes, et Napierkowska, au maquillage de goule, n'étaient que les caricatures des modèles de Paul Poiret, couturier en train de passer de mode. Pas plus que lui, elles ne se rendaient compte qu'elles n'étaient plus de leur temps. L'avenir était à l'androgyne, à la femme sans seins, ni hanches, aux cheveux coupés ras sur la nuque. Faits nouveaux : Présentés par le puritain André Gide, les homosexuels acquéraient droit de cité, dans le même temps que les femmes entretenues, les « cocottes » de la Belle Époque, disparaissaient. Leur rôle était devenu sans objet : les femmes « comme il faut » avaient pris la relève. Ce sont elles que l'on rencontrait en compagnie de jeunes intellectuels — nœud papillon, guêtres, veston cintré et canne — dans les bals chauds de la rue de Lappe et de la rue des Vertus, à L'As de Cœur, au Bal Vernet, au Petit Balcon, se faisant interpeller par des voyous déjà plus authentiques : « T'as l'idéal ? ») ; ou encore, aux petites heures, dans les buissons du Bois de Boulogne, jouant les dryades « Oh ! c'est pour faire plaisir à mon mari... ». Une légende soli- dement accréditée leur donnait la caution d'un nonce du pape. Autres nouveautés moins contestables, les sports d'hiver cessaient d'être une fantaisie excentrique ; Picasso, Chanel, Picabia, Marie Laurencin, Léon Bailby lançaient le Midi l'été ; les courses continuaient comme aux beaux jours à attirer les foules à Auteuil et à Longchamp, mais le Tour de France prenait les proportions d'un événement national. « Toute la France est sur le pas de sa porte pour regarder passer le tour », écrivait non sans raison un Homère de la presse sportive. La défaite de Georges Carpentier devant Dempsey, le 2 juillet 1921, à Madison Square Garden, fut ressentie comme une guerre perdue. Il fallut attendre que les mousquetaires du tennis, Cochet, Lacoste, Borotra et Brugnon remportent la coupe Davis pour que les foules se sentent quelque peu consolées de ce désastre. Suzanne Lenglen était alors le modèle de milliers de jeunes filles courant sur les courts après les balles, les cheveux retenus par un large bandeau semblable à un pansement. Alain Gerbault, navigateur solitaire, le premier à avoir réussi le tour du monde seul à bord de son Fire Crest, connut également une gloire durable ainsi que Hardt, Audouin-Dubreuil, les héros de la « Croisière noire » : ils symbolisaient à la fois l'idéal sportif et la soif de connaissance à l'égard du monde extérieur. Autant que les découvertes, les records exaltaient : Pelletier d'Oisy, Sadi Lecointe, Latécoère, le commandant Vuillemin furent, en attendant Mermoz, Nungesser et Coli, Lindberg, les idoles ailées des premières années de l'aviation civile. Dans le domaine des arts, la situation était entièrement nou- velle : les pompiers n'existaient plus. La guerre leur avait été fatale et ceux qui occupaient encore l'Institut, l'école des Beaux- Arts et le Salon des artistes français se mouvaient dans le vide. Ils n'avaient plus d'amateurs, plus de cote, plus d'audience. L'avant-garde méprisée, ridiculisée ou simplement ignorée avant guerre triomphait sur tous les tableaux, et l'on assista à une explosion égale à celle provoquée cinquante ans plus tôt par les impressionnistes. En quelques années, on vit se succéder le dadaïsme, le surréalisme, le néo-cubisme, le purisme, l'expres- sionnisme, l'art abstrait, tandis que les expériences décoratives amorcées depuis le début du siècle étaient confrontées à l'Expo- sition de 1925 avec celles, plus neuves et vierges de toute influence de l'art nouveau, de Le Corbusier et de Mallet-Stevens.