1.(1.1 VIt E 1)K WALTEH SAVAGE LAM)()H

1MEKKE VlTOliX Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure Maître de Conférences à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Montpellier

L'ŒUVRE DE

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

PU ESSE S UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS Vie

1964 DEPOT LEGAL lre édition... 1er trimestre 1964 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

(c) 1964, Presses Universitaires de France A lu mémoire de mon frère Léon Ancien élève de l'École Normale Supérieure Agrégé des Lettres (1936,1961)

Préface

Je dois beaucoup au professeur Louis Landré. Après avoir guidé mes débuts d'angliciste, il m'a orienté vers le sujet de cette thèse, dont il a suivi et dirigé l'élaboration. Pour son aide, et pour le soutien moral qu'il m'a toujours apporté, qu'il trouve au seuil de cet ouvrage l'expression de ma profonde gratitude. Je voudrais également adresser ici mes remerciements à un autre de mes premiers maîtres, le professeur Albert Farmer, qui a dirigé ma thèse complémentaire — et avec lui aux autres professeurs de l'Institut d'Anglais de la Sorbonne, au milieu de qui j'ai travaillé comme assistant pendant cinq ans, et qui m'ont donné leurs encouragements et leurs conseils. Je tiens à remercier aussi : le C.N.R.S., le British Council, et les Rela- tions Culturelles dont le concours m'a permis des séjours en Angleterre — le personnel efficace et courtois de la British Museum Library, où j'ai fait l'essentiel de ma documentation — la direction de la National Portrait Gallery de Londres, qui a autorisé la reproduction ici d'un buste et d'un portrait de W. S. Landor — la bibliothèque de l'Université de Chi- cago et la John Rylands Library de Manchester pour des micro- films de lettres inédites — le professeur James Lee Harlan dont la col- lection de lettres inédites (maintenant déposée à la Huntingdon Library) m'a été ouverte — les bibliothèques des Universités du Minnesota, de la North Carolina et de Washington pour les microfilms de dissertations non publiées (relevées dans ma bibliographie) — enfin, le professeur R. H. Super et M. Malcolm Elwin, dont les livres récents sur Landor m'ont été précieux. Cet ouvrage est publié grâce à une subvention du C.N.R.S. et avec le concours de la Société des Amis de l'Université de Montpellier.

Certaines abréviations sont utilisées dans les notes et la bibliographie. Ce sont, pour les revues, MLN (Modern Language Notes), MLQ (Modern language Quarterly), PMLA (Publication of the Modern Language Associa- tion of America), St. Phil. (Studies in Philology), TLS (Times Literary Sup- plement). Pour les ouvrages le plus souvent mentionnés, W.W. (suivi de l'indication du volume et de la page) renvoie à l'édition en 16 volumes de The Works of Walter Savage Landor par T.E. Welby et S. Wheeler, et F (suivi des mêmes indications) à la biographie en 2 volume (1869) de J. Forster ; les mentions « Elwin » et « Super » (suivies de l'indication de la page) ren- voient respectivement à Landor, A Replevin et Walter Savage Landor de ces deux biographes.

W. S. LANDOR à 53 ans Buste par John Gibson, 1828 National Portrait Gallery de Londres

ERRATA

P. 26, 1. 49 : Landor voulut le faire condamner... P. 33. 1. 28 : Pétrarque et Boccace. De retour à Clifton... P. 69. 1. 20: ils ressemblaient plus aux siens» (36). P. 73, 1. 31 : Flew shuddering from the royal feast accurst, P. 98, 1. 7 : Gefor et Crysaor, P. 105. 1. 18 : ...imprévisibles, il P. 138, 1. 18 Il abandonne l'Iliade ... P. 161. 1. 16 : there is tameness and sain,?ness ; and if often P. 176, 1. 3: thèmes et les personnages» (13). P. 189. 1. 25 : — seulement quelques principes dispersés P. 196, 1. 31 : ...il place l'Odyssée avant l'Iliade,., P. 253, 1. 35 : Il se place ainsi, consciemment P. 282, 1. 35 : force, et présentés, de façon surprenante, par... P. 306, 1. 37: ...de «la grande machine de l'Univers» (11). P. 314, 1. 32 : n'est pas une religion respectable... P. 355, 1. 32: mais Périclès, plus perspicace, s'exerce... P. 366, note 72 : MLsceïlanies, 1886... P. 382. 1. 44: ...le travail de documentation fait par Southey.... P., 408. 1. 19, 20 : ...la question est de savoir... P. 414, 1. 24 : met aux postes importants : P. 470. 1. 12, 13: L'inspiration humanitaire (331). La sensibilité (332).

Introduction

Avant d'aborder l'œuvre de Landor, il peut être utile de se demander quel en fut le destin, et ce qu'il en reste. L'expérience (en ce cas une série d'expériences multipliées par les lois de la conversation polie) montre qu'aujourd'hui, pour un Anglais cultivé, le nom de Landor évoque d'abord sa poésie lyrique brève, quelques vers, toujours les mêmes, qui sont de toutes les anthologies (1) : l'élégie sur Rose Aylmer, et ce quatrain d'anniversaire que l'auteur appela « Dernières Paroles d'un Vieux Philosophe > : I strove with none, for none was worth my strife : Nature I loved, and next to Nature, Art : I warm'd both hands before the fire of life ; It sinks ; and I am ready to depart (2). Dans une des nouvelles de Somerset Maugham, The Door of Opportunity, on retrouve le deuxième vers de ce quatrain, par lequel Anne traduit sa détermination de ne pas laisser la vulgarité du milieu qui l'entoure étouffer sa passion pour la vie de l'esprit et pour l'art. Et tout ce bref poème reparaît, déformé mais reconnaissable, dans les « Conversations de Pursewarden avec Frère Ane », où il reçoit de Lawrence Durrell l'in- contestable sanction de la popularité qu'est la parodie (3). A ces vers se relient d'ordinaire quelques anecdotes sur les querelles de Landor, peut- être le souvenir de la caricature souriante dessinée par Dickens dans Bleak House, avec le personnage de Boythorn : ainsi naît l'image d'un homme dont l'humeur batailleuse forme avec l'idéal de sérénité qu'il affiche un contraste ironique — contraste au demeurant fondé sur une interprétation inexacte du strove with none, où Landor met sa fierté, en grande partie justifiée, de s'être tenu à l'écart des mesquines rivalités littéraires. Le reste de sa poésie est resté dans l'obscurité. T. S. Eliot fait bien au passage l'éloge mesuré de « l'un des plus beaux poètes de la

1. Notamment l'Oxford Book of English Verse, et le Pelican Book of English Verse. L'élégie sur Rose Aylmer est citée p. 165. 2. Dying Speech of an Old Philosopher. W.W. XV 226. 3. Somerset Maugham, The Door of Opportunity, Modern Short Stories, World's Classics, serie 1, p. 126. It Nature he loved and next to nature nudes, He strove with every woman worth the strife, Warming both cheeks before the fire of life, And fell, doing battle with a million prudes ». Lawrence Durrell, Clea, Faber 1960, p. 136. première partie du XIXme siècle : Landor ...l'auteur d'au moins un long roème qui mérite d'être lu plus qu'il ne l'est ...un magnifique sous- - produit de l'histoire littéraire (4). Mais cet éloge n 'a entraîné aucune ré-évaluation de la part de la nouvelle critique. Peu de gens ont lu l'admirable Count Julian : et si Gebir garde encore sa réputation peu atti- rante d'œuvre qui compte parmi les plus obscures de la langue anglaise, rares sont les spécialistes qui l'ont parcouru en entier de sommets en fondrières. La prose a dans son ensemble mieux résisté au temps. Il reste souvent d'elle le souvenir de quelques Conversations Imaginaires, graves ou plai- santes. Le respect dont on les entoure, dû aux grandes œuvres classiques, ne s'accompagne pas souvent du désir passionné de les relire: mais elles ont toujours gardé quelques admirateurs enthousiastes. Aux noms qu'on verra passer, ceux de Wordsworth, Southey, Carlyle, Emerson, Dickens, Browning, Swinburne, d'autres plus récents peuvent s'ajouter. George Gissing écrit : « Je suis plongé dans Landor. Il y a des passages merveil- leux (et il cite le début du célèbre fragment dit par Esope, qui sera analysé plus loin)... Voilà de la prose parfaite > (5). George Moore porte une admiration extravagante, et délibérément subjective, au dernier des- cendant d'une grande famille après lequel tout est décadence — l'appelant de façon répétée « le plus grand écrivain de langue anglaise », le plaçant à côté ou au-dessus de Shakespeare (6). Parmi nos contemporains, E. M. Forster met sans doute plus qu'une pointe d'ironie à en faire l'auteur de chevet de son jeune esthète Tibby, qui tourmenté par le rhume des foins ne rassemble assez de force pour trouver la vie digne d'être vécue qu'en pensant à Walter Savage Landor dont sa sœur lui a promis de lire à haute voix les Imaginary Conversations (7). Mais c'est avec enthousiasme que Bonamy Dobrée fait la louange d'une prose dont la « flexibilité vigoureuse... alliée à la douceur séduisante >, dont la science dans « l'utilisation des sonorités et l'espacement des accents > rappelle l'art de la prose de théâtre chez un Congreve (8). Ces voix sont pourtant celles de ce qui fut toujours une minorité. On ne peut parler de crise de popularité pour Landor. En 1844 déjà, dans A New Spirit of the Age, où Richard Hengist Horne passait en revue les écrivains représentatifs de son temps, il occupait une place à part, à l'écart des autres : « M. Landor est un homme de génie et de savoir, dont la position est différente de celle d'aucun autre individu éminent de son temps. Il n'a reçu aucune influence visible d'aucun de ses contem- porains ; et ceux-ci, tout comme le public, n'ont reçu aucune influence visible de lui > (9). Quelques années plus tard, Emerson remarquait que

4. The Use of Poetry and the Use of Criticism, Faber and Faber, ed. 1948, « Shelley and Keats 9, p. 88 (il s'agit sans doute de Gebir). 5. Letters of G. Gissing to Members of his Family, 1927, p. 133 (23 sept. 1883). 6. Voir Letters of G. Moore, ed. by J. Eglington, p. 38 (20 Février 1917) — Conversations with George Moore, par Geraint Goodwin, 1929, pp. 158, 174-5 — Confessions of a Young Man, 1886, ed. 1929, p. 165 — Avowals, 1919, pp. 5, 29. 7. Howard's End. ch. 11 (ed. Penguin, p. 12). 8. Introduction à l'édition World's Classics de Congreve (p. XXIV). 9. A New Spirit of the Age, 1844, vol. 1, p. 154. L'article fut écrit avec la collaboration d'Elizabeth Barrett. « Landor est étrangement sous-estimé en Angleterre ; généralement laissé de côté, parfois attaqué férocement par les revues... > (10). Et on retrouve chez tous les admirateurs de Landor cette note de regret indigné ou attristé, le sentiment d'aller contre le courant.

Ce fait peut bien entendu recevoir deux explications contraires, dont la première est que l'impopularité de Landor est la conséquence de ses qualités mêmes. C'est celle du reste qu'il suggère : « Je dînerai tard : mais la salle sera bien éclairée, les hôtes choisis et peu nombreux > (11). C'est celle que donnent Horne, et après lui Moore : « Ce qui a glacé Landor dans l'esprit du public, c'est sa sagesse infaillible ; l'homme ordinaire n'appréciera jamais cela » (12). Pour Bonamy Dobrée, « il ne fut jamais populaire, parce qu'il est trop aristocratique intellectuellement pour éveiller un écho dans la masse > : mais « ne pas être familier avec lui vous laisse bien plus pauvre > (13). C'est par la noblesse un peu aus- tère de son style, par l'élévation de sa pensée, par son refus de toute concession au goût ordinaire que Landor reste l'auteur d'une élite. Ces éloges peuvent faire naître quelques inquiétudes : et ils tendent à mettre en relief certains traits irritants de Landor reflétés dans son œuvre (le ton d'oracle, le dédain du vulgaire) — à le figer dans une pose qu'heureusement il ne tient pas longtemps. Il est à peine besoin de forcer l'image donnée par R. H. Horne pour obtenir une caricature : celle de l'auteur distingué qui réserve ses œuvres, en tirage soigneuse- ment limité, aux abonnés de la littérature culturelle (14). Mais tous les admirateurs (même Moore, chez qui l'admiration est liée à une conception de l'art comme « tapisserie ») insistent sur un point : la présence chez Landor d'une pensée, ou d'une sagesse, alliée aux qualités de forme. C'est là le centre du débat. Pour d'autres, en effet, le destin de l'œuvre se justifie par l'absence en Landor de tout élan créateur. Pour Leslie Stephen il est un imitateur stérile des classiques, un modèle grandiose du bon élève de rhétorique (15). G. E. Woodberry le définit comme un parfait maître-artisan à qui manque le génie constructeur, c'est-à-dire (en termes coleridgiens) le pouvoir uni- fiant de l'imagination (16). Pour A. R. Orage, il ne paraît éloigné du monde ordinaire des hommes que parce qu'il n'a pas de contact avec le réel, et sa prose « ne sera jamais vivante, parce qu'elle ne l'a jamais

10. English Traits, 1856, ed. Everyman p. 4. 11. W.W. VI 37. 12. Conversations with Moore, op. cit., p. 175. 13. The Victorians and After, London, ed. 1950 (pp. 100-1). 14. He is not a publican among poets — he does not sell his Amreeta cups upon the highway. He delivers them rather with the dignity of a giver to ticketed persons ; analysing their fragrance and flavour with a learned delicacy .and an appeal to the esoteric. New Spirit of the Age, cit., p. 164. 15. Hours in a Library, ed. 1892, vol. II, p. 339....A glorified and sublime edition of the model sixth-form lad... 16. Makers of Literature, Londres : Macmillan 1900, pp. 68-9. été > (17). F. R. Leavis voit en lui l'inventeur et le maître du Style : , c'est-à-dire d'une manière de cultiver la dignité du langage et des attitudes en l'absence de tout instinct et de tout dessein créateur. Son œuvre est comme une armure qui se tient debout raide et vide. Il faut donc détruire le mythe du « classique méconnu >, libérer de ses remords l'homme cultivé à qui on répète, qui se répète 4: il faudrait lire Landor », et qui a mieux à faire (18). Enfin, dans les conclusions d'une étude récente, Doris E. Petersen attribue l'oubli où sombre Landor à « la pure et simple indigence de ses idées > (19).

Tel apparaît, dans ce conflit, le problème critique essentiel : et il est probable que la seule présence massive des pages qui suivent, large- ment consacrées à un examen du contenu de l'œuvre, équivaut à une prise de position. Il n'est bien entendu pas question de franchir d'un bond toutes les étapes pour exposer ici des conclusions, qui n'ont du reste aucune valeur indépendante de ce qui les soutient. Il faut cependant exposer l'idée directrice de cette étude, car elle en éclaire et en justifie le déroulement. L'oeuvre de Landor est surtout connue par les anthologies. C'est assez naturel, en raison d'abord de sa masse, et aussi de la multiplicité des œuvres souvent brèves (poèmes ou conversations) qui la composent. Cela ne va pourtant pas sans quelques inconvénients. Le plus évident est que toute anthologie est le résultat d'un choix orienté par une préférence et donne une image déformée. Le second est qu'elle néglige d'ordinaire l'aspect chronologique, important dans une carrière aussi longue, et prive le lecteur d'un fil conducteur précieux. Le plus grave est qu'un passage isolé de Landor, une « page choisie >, se trouve privée de sa vitalité en étant arrachée à son contexte intellectuel ou émotionnel : et on peut dire que l'anthologie contribue largement à créer l'image d'un pur ciseleur de prose, ou l'impression d'une sagesse plate nourrie de vérités communes. Il faut donc prendre l'œuvre dans son ensemble pour en rétablir la continuité et en dégager l'unité. Ainsi, la première partie (simples préli- minaires) rappelle les différentes étapes d'une vie et d'une carrière — pour donner ensuite l'image d'un homme auquel est étroitement liée une œuvre bien moins impersonnelle qu'il n'y paraît souvent. La seconde partie étudie la poésie selon l'ordre chronologique, le seul qui convienne pour des œuvres très diverses, publiées entre 1795 et 1863 — mais elle s'attache aussi à suivre, dans ses détours et ses transformations, une esthétique liée à un dessein créateur. Enfin, la troisième partie embrasse ce qui est le plus important, la prose. Là, pour des œuvres dont

17. Dans Selected Essays and Critical Writing, réunis par Herbert Read ' 1935 voir pp. 71-73.

18. Dans une brève étude (à propos de biographie d'Elwin), Scrutiny 1943 — et une phrase dans The Common Pursuit, 1952 (ed. Peregrine Books, 1962, p. 285).

19. Landor's Treatment of his Source Material in the imaginary Conserva- tions of Greeks and Romans, Summary of Ph. D. Thesis, Minnesota Uni- versity, 1951, vol. V, p. 145. beaucoup (et toutes celles qui comptent) furent écrites pendant les années de maturité, la chronologie est d'importance subordonnée. Elles sont donc étudiées selon leurs formes — mais surtout selon leurs sujets et leurs thèmes (littérature, politique, pensée, histoire). Alors, elles laissent apparaître dans leur variété une cohérence profonde : une cohérence qui n'est jamais absolue ou logique, mais qui est fondée sur la personnalité totale de l'auteur — son caractère et ses émotions, mais aussi sa culture, son imagination, son intelligence, tout ce qu'il exprime ou transpose en elles. Si l'oeuvre peut apparaître ainsi comme un tout, la tâche de la critique est achevée : à l'auteur et au lecteur de faire le reste. Cela ne veut certes pas dire que le spécialiste se verra disputer de toute part le privilège d'avoir lu tout Landor : car Landor, avouons-le, a mérité d'être un écrivain pour anthologies, et le bois mort ne se trouve pas que dans les Dry Sticks de ses dernières années. Mais le lecteur aura peut-être le goût d'une anthologie plus large et variée ; et surtout, s'il peut mieux pénétrer et relier entre eux par la pensée des fragments divers, avoir le sens du mouvement qui porte l'œuvre et de la vie qui l'anime, il y percevra une humanité qui en fait mieux qu'une réussite formelle. Tel est en tous cas le but de cette étude, dont l'ambition se limite à être une introduction à la lecture de Landor.

PREMIÈRE PARTIE

DE L'HOMME A L'ŒUVRE

CHAPITRE PREMIER

La vie et les œuvres

Il existe deux biographies récentes de Landor, qui sont excellentes et détaillées (1). Ce chapitre peut donc se fixer des objectifs limités : rappeler les événements essentiels de sa vie, insister sur les faits qui sont utiles pour comprendre l'homme, et inscrire au passage ses principales œuvres dans le temps. Le père de Landor était médecin à Warwick, où il exerçait en attendant d'hériter de biens de famille. Après un premier mariage, et six filles, dont une seule survécut à sa mère, il épousa Elizabeth Savage, issue d'une vieille famille du Warwickshire. Leur premier fils fut Walter, né le 30 janvier 1775. Il eurent ensuite, en huit ans, six autres enfants — trois filles et trois garçons : Charles, Henry (qui devait devenir l'homme d'affaires de la famille), et Robert, qui poursuivit dans sa cure, une carrière littéraire discrète (2). Ces origines familiales ont leur impor- tance. D'une part, Landor eut toujours la fière conscience d'appartenir à la noblesse sans titre des gentlemen terriens. D'autre part, il se vit promis à une très large fortune. Les biens des Landor, à Rugeley, dans le Staffordshire, devaient passer indivis à l'aîné. De plus, en 1786, une branche cadette des Savage s'éteignit, et deux grandes propriétés, dans le Warwickshire, autour des demeures de Tachbrooke et d'Ipsley Court, se trouvèrent destinées à lui revenir. Toutes ces promesses ne furent pas sans influence sur l'orientation de sa vie et sur son caractère. Il échappa vite au milieu familial, et semble n'en avoir gardé plus tard que peu de souvenirs. Son père était un homme froid, qui le traita sans sévérité excessive et sans compréhension affectueuse. Sa mère était d'humeur parfois aigre, et occupée surtout des enfants plus jeunes et moins favorisés. A quatre ans et demi Walter fut mis à l'école de Knowles et ne revint plus à Warwick qu'aux vacances. Puis, en 1783, il

1. En dehors de la biographie de John Forster, parue en 1869, abondante et toujours utile, il y a celles de R.H. Super (1954) et de Malcolm Elwin (1941, 1958), très différentes d'esprit, et d'une qualité également remarqua ble. Ce dernier ouvrage donne une table biographique complète et utile. On trouvera à la fin du présent livre une bibliographie chronologique des œuvres de Landor. 2. Robert Eyres Landor par Eric Partridge, Fanfrolico Press, London, 1927, étude complétée par Selections from Robert Landor (id. 1927). fut envoyé à Rugby, où il passa huit années heureuses. Il sut d'abord se faire respecter dans quelques pugilats où son ardeur compensait sa ' petite taille. Il n'était pourtant pas porté vers les exercices violents, n'aimant guère le cheval, détestant la chasse, et se désintéressant du cricket. Sa distraction favorite était la pêche, mais elle l'entraîna dans certaines querelles avec les riverains où il ne prit pas le parti de fuir sans résistance. Goûts paisibles, humeur batailleuse qui ne l'empêcha pas, du reste, de laisser dans la légende de Rugby, le souvenir de son humanité envers les fags, de son refus d'abuser des droits tradi- tionnels : l'homme est déjà dans ces contrastes. Par-dessus tout, cependant, il aimait « errer auprès de la rivière avec un livre ». Ses premiers achats fut la Chronicle. de Baker, et le Polyolbion, de Drayton, qu'il lut consciencieusement jusqu'au bout. Un peu plus tard, il se passionna pour Sandford and Merton. Bien entendu, il écrivait déjà. Si les premiers vers (sur la triste aventure de Lady Godiva) furent déchirés par l'auteur vexé de l'éclat de rire dont un camarade les avait accueillis, il reste de ces années, une traduction de Sapho et un bref épithalame pour une amie de la famille (3). Et puis, il y avait le travail scolaire : un peu de mathématiques et de grec, quelques auteurs anglais, dont Milton, et surtout des études latines, dont le couronnement était la composition de vers latins. Cet exercice dont il gardera la passion toute sa vie, et où il excellait, fut l'occasion de ses premiers malheurs. Le jeune Landor était un élève brillant et difficile. Il n'était pas rebelle à toute influence, et ses relations avec son tutor Sleath furent véritablement affectueuses ; mais il avait beaucoup d'orgueil, et se révol- tait, contre ce qui lui paraissait une injustice, avec une insolence difficilement supportable. Avec James, le directeur de l'école, qui fut son maître pendant les deux dernières années, il entra vite en conflit. Landor était d'avis (comme, selon lui, tous ses camarades) que ses vers latins étaient les meilleurs, quand il voulait s'en donner la peine : James refusait souvent de le reconnaître. Il y eut quelques incidents, mais le plus grave survint le jour où James choisit comme occasion de la demi- journée de congé (qui était, selon la tradition, la récompense du bon travail fait par un élève) des vers de Landor que ce dernier tenait pour médiocres. Avec une susceptibilité tortueuse dont il donne plus d'un exemple, le jeune auteur y vit une perfidie, et protesta sur les registres de l 'école, en y ajoutant quelques alcaïques fort grossiers. Le docteur Landor fut sur-le-champ, invité à retirer son fils de Rugby. A cette date, en 1791, Walter était encore trop jeune pour l Université. Il fut donc confié au curé d'Ashbourne, dans le Derbyshire, l « excellent Langley » dont il ne parlera jamais qu'avec émotion et qu'il fera plus tard paraître sous les traits du vieux Willy Oldways (4). La science de ce nouveau maître n'était peut-être pas égale à sa bonté : mais il laissa son élève libre. Celui-ci en profita pour goûter, sur les rives de la Dove, excellente rivière à truites, aux joies qu'elle avait jadis fait connaître à Izaac Walton et son disciple Cotton : mais surtout î put lire et écrire. Son poème Birth of Poesy, en grande partie composé

3. To a Lady Lately Married, W.W. XVI, p. 274.

4. Walton, Cotton and Oldways, W.W. IV, p. 163 sq. à Ashbourne, porte la marque de ses lectures des poètes latins, des lyriques grecs, et de Pope. En 1793, il devint étudiant de Trinity College, Oxford. Là, il se tint, autant que possible, à l'écart de l'enseignement officiel : cela n'était du reste ni difficile ni rare. Continuant à s'entraîner pour son plaisir à la composition latine, qui lui valut quelque réputation, il refusa de concourir pour aucun prix. Ses meilleures heures se passèrent en promenades le long de la Cherwell, avec Walter Birch, un ami de Rugby, ou Cary, le futur traducteur de Dante. Ses ambitions littéraires n'étaient pas en sommeil : s'il s'intéressait à Pythagore, ou à l'histoire des Phocéens racontée par Justin, c'était pour associer ces éléments dans un projet d'épopée. II écrivit quelques poèmes sentimentaux assez pâles, et quel- ques pièces satiriques, dont la cible principale, en latin comme en langue vulgaire, était le Reverend H. Kett (Henry, ou Horse Kett), professeur de poésie, grâce à la publication tardive de poèmes de jeunesse, célèbre à la fois par son mortel sérieux et sa physionomie chevaline. Il se fit pourtant remarquer, dans cette citadelle tory, par ses opinions politiques affichées. Il refusa de porter ses cheveux aristocra- tiquement poudrés, malgré l'avertissement de son tuteur : « Prenez garde, ils vont vous lapider comme républicain ». Le sage Southey, son contemporain à l'université, qui, du reste était à cette époque jacobin, se souviendra qu'on appelait Landor « le jacobin enragé » et que cette réputation d'extrémisme l'avait empêché de se lier avec un homme dont il partageait pourtant les idées. La politique ne fut pas étrangère à l'incident qui vint, une fois encore, mettre à la carrière universitaire de Landor un terme prématuré. En face de son appartement se trouvait celui d'un Tory notoire. Un soir de juin 1794, par les fenêtres ouvertes, des remarques sans aménité furent échangées entre les amis de Landor et le groupe des « domestiques et autres canailles de toute espèce » réunis de l'autre côté du Quadrangle : on notera le ton dédaigneux de ce jacobinisme aristocratique. Quand les volets de l'ennemi se fermèrent, Landor fit adopter l'idée d'y tirer, par plaisanterie, quelques volées de plomb de chasse. Les autorités du collège firent une enquête. Sommé de s'expliquer, Landor refusa de reconnaître les faits aussi longtemps qu'ils ne furent pas bien établis. Cela le desservit : il fut renvoyé pour deux trimestres de l'Université, où il ne devait jamais revenir. La raison essentielle de cette attitude inhabituelle chez lui, de ce refus de prendre ses responsabilités, était la crainte d'irriter un père « avec qui ses relations étaient déjà assez mauvaises ». En effet, une brèche allait s'élargissant entre lui et sa famille. Son père était un des Whigs qui avaient suivi Burke et s'étaient séparés de Fox. Walter restait le défenseur impétueux de la Révolution française. Il lui arriva, en plein cercle de famille, de formuler le vœu que « les Français enva- hissent l'Angleterre, et aident le peuple à pendre le roi Georges entre ces deux voleurs, les archevêques de Canterbury et de York > : ce qui lui valut de sa mère une gifle retentissante. Il était encouragé dans ses idées, sinon dans ses excès de langage, par Samuel Parr. L'excentrique érudit, qu'on appelait « le docteur Johnson du parti whig », était venu s'installer, en 1785, dans sa cure de Hatton, près de Warwick. Bientôt il ouvrit au jeune Landor sa maison et sa bibliothèque, et une amitié libre s'établit entre eux malgré l'écart des âges. Il favorisa la passion de son ami pour la littérature latine, et même sa curiosité philologique, l'aidant à devenir, en ce domaine, un amateur éclairé sinon un érudit véritable. Reconnaissant en son cadet le don de style dont il était lui- même dépourvu, il rêva d'en faire, sous sa direction, un des polémistes du parti de l'opposition. Le retour d'Oxford n'éclaircit pas l'atmosphère familiale. Landor alla passer la fin de l'été à Tenby, dans le sud du Pays de Galles. A son retour à Warwick, de graves problèmes furent débattus. Le père sou- haitait, bien entendu, voir son fils se soumettre à la discipline d'une profession, et répugnait à utiliser pour l'entretenir dans l'oisiveté des revenus sur lesquels il essayait d'économiser au profit de ses autres enfants. L'armée aurait, à certains égards, convenu au tempérament de Walter, mais il ne voulait pas « se lier la langue » et ses opinions lui fermaient toutes les portes. L'idée de faire son droit lui était insup- portable : à tout prendre, il aurait préféré (déjà) s'exiler en Italie. Tout finit par une violente querelle, et le fils obtint son indépendance avec une pension modeste en regard de ses espérances : cent cinquante livres par an, et l'abri du toit paternel quand ses ressources seraient épuisées. Il passa quelques mois à Londres, au début de l'année 1795. Il s'y perfectionna en grec, en français, et se mit à l'étude de l'italien. Il y entreprit aussi de faire paraître les poèmes qu'il avait en portefeuille depuis Ashbourne et Oxford : en mai, donc, parurent The Poems of Walter Savage Landor, suivis peu après de la Moral Epistle, sans doute publiée à part pour être retirée seule de la circulation en cas de pour- suites gouvernementales. Les trois ans qui suivirent furent en grande partie passés dans la région de Swansea, où il errait, libre et ravi, dans les forêts et les dunes d'un pays encore presque sauvage. C'est là, pendant « ses promenades solitaires le long de la mer », qu'il eut la double révélation qui devait transformer sa poésie, celle de Pindare et de Milton. Il ne se condamnait pourtant pas à la solitude. Il s'était lié avec la famille des Price, habitant Laugharne (qu'il appelle « Lame >) — et particulièrement avec la fille que Mrs Price avait eue d'un premier mariage, Rose Aylmer, alors âgée de seize ans. Leur amitié fut sans doute à peine amoureuse, et elle fut brève : mais quand Landor apprit quelques années plus tard la mort de Rose à Calcutta, il lui dédia une des pièces lyriques restées célèbre, le Ahi What avails the sceptred race... C'est à Rose aussi qu'il dut le sujet d'un poème ; elle lui fit connaître, en effet, le livre de Mrs Reeve dont il allait tirer Gebir. Un épisode de cette période reste enveloppé d'obscurité. Forster, dans sa biographie, fait allusion à une intrigue amoureuse sur laquelle il préfère garder un silence réprobateur. On a cependant une indication plus précise. En marge d'une notice consacrée à Landor, peu après sa mort, par la London Quarterly Review (préservée du reste par Forster à son insu, et léguée avec ses papiers au Victoria and Albert Museum) — à côté d'un passage de Landor décrivant son enthousiasme pour Milton, son frère Robert avait mis ce commentaire acerbe : comme l'Eve du poète « il aurait bien dû se repentir, ayant séduit une fille à Tenby l'année d'avant pour vivre ensuite avec elle à Swansea jusqu'à la naissance d'un enfant » (5). Dans les quelques poèmes consa- crés à la jeune femme, Landor l'appelle parfois Nancy, parfois IÕne, modifiant son nom d'une manière qu'il a décrite : « Je chassai une sifflante désagréable pour lui substituer une jolie voyelle » (6). Elle

5. L Q R, Avril 1865 : no 5084 dans la « Forster Collection ». 6. Poème publié par Sidney Colvin en 1888 — W.W. XV, 403. s'appelait donc Ann Jones. Mais ce nom n'est pas rare « parmi les collines cambriennes », et il n'a pas été possible à R.-H. Super, de retrouver avec certitude sa trace et celle de l'enfant inconnu de Landor (7). Cette liaison ne dura guère, puisque dans Gebir, en 1798, elle appartient déjà au passé ; et sa fin fut suivie peu de temps après par la mort de Nancy, à qui Simonidea en 1806 dédie un poème d'adieu. Les faits nus peuvent donner l'impression d'un banal amour de vacances entre l'étudiant et la fille du peuple : mais les poèmes nous offrent la vérité des sentiments, et de plus profondes résonances. Ce fut bien, pour Landor, une passion des sens, mais l'émotion qui vibre dans l'évocation des plaisirs partagés naît du souvenir d'une plénitude sans doute inégalable. Deux êtres, brûlant de toute leur jeunesse, oubliaient tout de la prudence et des ambitions : mais, en même temps, ils gar- daient en eux-mêmes la certitude que leur union était condamnée à ne durer que quelques étés. Cette fragilité, Landor s'y résigne et en souffre : et la jalousie, les coquetteries que suggèrent à Nancy ses craintes ne font que rapprocher l'heure où les liens seront dénoués. Parfois apparaît un sourire devant l'abandon de la jeune fille séduite par les enchantements d'un amant « à la langue musicale » — mais il n'est pas cynique ou supérieur, c'est un sourire de tendresse. Et quand Landor se retourne vers un amour désormais bien enterré, « sous l'églantier et la pierre droite » qui recouvrent la tombe, il lui accorde les larmes du regret et presque de la reconnaissance, non le remords rougissant de l'homme mûr. On en sait assez sur un amour trop sincère pour vouloir se donner le change, et s'aveugler sur ses limites. (8)

En même temps que cette retraite, en partie studieuse, au Pays de Galles, s'achèvent pour Landor les années d'apprentissage, mais non celles des incertitudes. Devant lui s'ouvrent, en effet, deux voies entre lesquelles il ne se résout pas à choisir. A la fin de 1797 déjà, on le retrouve à Warwick, où il s'engage, aux côtés de Parr, dans la grande campagne des Whigs contre l'impôt sur le revenu proposé par Pitt pour financer sa guerre contre la France. La réunion de masse organisée par Parr fut houleuse, et il ne put finalement pas prononcer le discours qu'il avait préparé. Landor, de son côté, devait prendre la parole, mais il dut se contenter de distribuer, sous forme de tracts hâtivement

7. Voir l'article de R.H. Super (M L N, Juin 1938), qui signale une possibi- lité, cependant : dans un registre de paroisse à Swansea sont enregistrées la mort d'une enfant de 9 mois nommée Ann Jones en Mai 1796, et celle d'une jeune fille de même nom, âgée de 22 ans, en Novembre 1801. Il est de plus à noter que l'élégie à Nancy, publiée en 1803, commence par ces vers : And thou too Nancy : — Why should Heaven remove Each tender object of my early love ? W.W. XV, 264. Cela semble indiquer pour sa mort une date de peu postérieure à celle de la mort de Rose Aylmer en 1799. 8. Ces quelques poèmes sont groupés dans W.W. XV, pp. 263-265. imprimés, le texte intitulé To the Burgesses of Warwick (9). Mais, de toute façon, ce n'était là qu'une escarmouche. Il manquait encore . de poids et d'expérience pour occuper, dans le comté, la position que sa fortune lui promettait pour l'avenir, et qui pourrait servir de point de départ à une carrière parlementaire. Il partit donc pour Londres, où Parr le mit en relations avec Robert Adair, l'un des agents les plus actifs de Fox, et Adair lui fit avoir sa place au banc des journalistes parlementaires, à la Chambre des Communes (« le spectacle le plus cher d'Europe »). Il lui ouvrit les colonnes des journaux whigs, le Morning Post, plus tard le Courier. Le plan de Parr était de créer une sorte d'association où lui-même appor- terait les idées, Adair le savoir-faire et l'entregent, Landor son style polémique vigoureux. Cette tentative fut un échec, en grande partie par la faute de Landor, trop indépendant pour plier ses idées à une disci- pline, trop intempérant pour se tenir à l'abri d'une censure sévère. Certains de ses articles furent rejetés comme dangereux. De plus, il avait peu de confiance en les capacités politiques de Fox, et ses opinions mêmes subissaient une rapide évolution. Le voyage qu'il fit en France, en 1802, profitant comme tant d'autres de la paix rétablie, fut un tournant décisif : il vit à Paris, un peuple apathique, Bonaparte fait consul à vie, et comprit la menace qui allait peser sur l'Angleterre. A son retour, il laissa se détendre ses liens avec les Whigs, et renonça du même coup à jouer un rôle politique actif. Malheureusement, sa carrière littéraire lui faisait connaître, en même temps, d'autres déboires. Publié en 1798, Gebir n'avait guère trouvé de lecteurs, malgré une critique enthousiaste de Robert Southey : et l'auteur, qui avait aisément accepté l'échec de ses premiers poèmes dépassés avant même de paraître, fut cette fois décontenancé par cette réception, ulcéré par les assauts d'adversaires politiques déguisés en critiques poétiques. Les recueils qui suivent font apparaître ce désarroi : ce sont des retours en arrière ou des tentatives hésitantes. Les poèmes dans le style oriental, de 1800, sont une agréable plaisanterie. Le volume de 1802 offre surtout deux fragments d'une épopée inachevée, écrits depuis quelque temps, et le Postcript to Gebir (retiré au dernier moment du volume) est une réplique très acerbe et amère aux critiques malveil- lants. Simonidea, de 1806, contient le premier des poèmes latins auxquels Landor allait longtemps réserver ses efforts, avec une vingtaine de brefs poèmes personnels. C'est là qu'apparaît le nom d'Ianthe. Après avoir partagé son temps entre Warwick et Londres, Landor, après 1800, se laissa de plus en plus attirer par la vie brillante de Bath, et finit par y passer la plus grande partie de l'année. Le moindre attrait de la ville n'était pas la présence d'une lointaine descendante du Doyen de Saint-Patrick, Jane Sophia Swift. Elle était jolie plutôt que belle. Les poèmes de Landor, comme la miniature qu'il garda jusqu'à sa mort, montrent une

9. Le texte en a été retrouvé et publié en 1949 par R.H. Super. Il est possi- ble que Parr et Landor se soient concertés pour agir de façon parallèle dans deux réunions différentes. Les électeurs du borough, les burgesses auxquels Landor devait s'adresser, se réunissaient à la Court-House ; la réunion où Parr était présent se déroula d'abord au Shire-Hall (où se tenaientCourses. les réunions du comté) avant de se transporter au Champ de profusion de « boucles ensoleillées > autour d'un visage au contour délicat, avec un nez plutôt long, des lèvres pleines — mais surtout des yeux qu'on devine expressifs, tendres ou pétillants selon l'humeur. révélant toutes les nuances d'un caractère, fait de bonté rêveuse et de vivacité rieuse, qui était son plus grand charme. Landor devint le plus favorisé de ses nombreux admirateurs, et ce furent les promenades évoquées dans les poèmes : les stratagèmes pour voler une boucle ou un baiser à demi refusés, les moments paisibles où l'harmonie du soir fait naître celle des cœurs, le rire d'Ianthe se moquant de l'emporte- ment ou des attentions impétueuses de celui dont elle savait cependant ne jamais blesser la fierté susceptible. Mais ce n'était pour lui que moments de répit parmi des inquiétudes grandissantes. Fiancée dès l'enfance, par tradition familiale, Ianthe n'avait pas assez d'amour ou de force pour rompre. Elle retourna en Irlande et (sans doute en 1803) épousa son lointain cousin Godwin Swift. Ce ne fut pas une rupture définitive. Il est certain qu'elle revint plusieurs fois à Bath, et que Landor revint à elle. Ce dernier écrivit à Southey, que les poèmes de Simonidea avaient été choisis par « une femme qui l'aimait et dont il consultait tous les caprices », et il est possible qu'Ianthe ait eu cette part dans un recueil où elle tient tant de place (10). C'est elle, en tout cas, qui inspire l'élégie latine dont, en 1808, Landor traduit pour Southey, deux vers où les regrets et les reproches font place à la résignation épicurienne : Soon, 0 Ianthe, life is o'er, And sooner beauty's playful smile! Kiss me, and grant what I implore, Let love remain that little while. (11) Il est moins probable qu'elle soit encore la femme dont il voulut s'arracher en partant pour l'Espagne, en 1809, afin de ne pas compro- mettre « sa réputation et sa paix » (12). De toute façon, la nature de cette liaison reste affaire de conjecture (13). On ne peut qu'opposer la liberté de mœurs, héritée du siècle précédent, qui régnait encore à Bath à cette époque — et l'affirmation de Landor (tardive il est vrai), confiant à , vers 1859, qu'il avait eu de nom- breuses aventures sentimentales avec les femmes, mais n'avait jamais < péché » qu'une seule fois, c'est-à-dire avec Nancy Jones (14). Jane

10. FI 256, note — Voir aussi R.H. Super, p. 75. 11. F 1 219, et une version un peu différente, celle de 1846, dans W.W. XV, 384. Les deux vers latins, cités par Forster, sont les 9mB et 10me de l'Elégie 1 (Ad Ianthen) des Idullia de 1815, où les reproches d'inconstance se mêlent aux vœux de fidélité, le désir d'immortaliser le nom d'Ianthe à la volonté de respecter des promesses de discrétion (qui sont tenues, même en latin). Un passage suggère qu'elle fut écrite bien avant 1808, cependant, au moment du voyage en France. 12. W.W. XV, 275 : Against the rocking mast 1 stand... Le parallèle latin de ce poème, la deuxième élégie de 1815 (Hispaniam Navigantis) n'est pas dédié à Ianthe comme la première élégie. 13. On peut choisir entre les hypothèses d'Elwin (IPP. 99-102, 114-116) et la prudence de R.H. Super (pp. 58-62). 14. Lettre inédite de Mrs Browning, cité par R.H. Super, p. 521, note 92. Swift, laissée veuve en 1814, avec sept enfants, remariée ensuite avec le comte de Molandé, reparut plus tard, à , dans la vie de , Landor : mais elle n'avait pas quitté ses pensées. Pour sa passion, transformée peu à peu en fidélité chevaleresque, elle resta l'image de la femme avec qui il aurait pu trouver un bonheur qui lui fut, en définitive, refusé. Il n'était cependant pas homme à se contenter d'attendre ses retours à Bath dans une fidélité glacée. Il se jeta avec ardeur dans le tourbillon des fêtes de la ville d'eaux. En 1805, un événement survint qu'on savait depuis quelque temps proche : son père mourut, lui laissant un revenu annuel d'environ mille cinq cents livres, qui devait être à peu près doublé à la mcrt de sa mère. Il put, dès lors, avoir « une belle voiture, trois chevaux, deux domestiques, des livres, de l'argenterie, de la porcelaine, des tableaux i> — enfin, tous les avantages pour briller, sauf l'art de danser. Il dira, plus tard, que ce fut la plus mortifiante de ses imperfections ; mais elle ne l'empêcha pas d'avoir quelques succès, auxquels sa correspondance fait parfois une allusion discrète. Pourtant, il n'était pas comblé : c'est un sentiment d'insatisfaction que révèlent surtout ses lettres à son nouvel ami Southey. Landor était, naturellement, curieux de rencontrer l'admirateur de Gebir, celui dont il appréciait lui-même le récent poème Thalaba. Des relations communes de Bristol lui en donnèrent l'occasion, en avril 1808. Les circonstances étaient favorables à la sympathie réciproque : mais ce fut tout autre chose, la naissance d'une amitié profonde. Les deux hommes étaient dissemblables : l'un patient et serein, poursuivant avec conscience. et dans la pauvreté un labeur écrasant, l'autre impulsif, emporté, libre de soucis matériels et conduit par le caprice. Les années allaient creuser l'écart, à mesure surtout que s'éteignait chez Southey l'ardeur déjà tempérée de son jacobinisme. Mais leur accord était dès le début un paradoxe, et n'en avait que plus de prix, puisqu'il symbo- lisait le pouvoir qu'a l'amitié de surmonter les différences qui pourraient créer les différends. Landor note ce qui est pour lui l'essentiel : l'impression de pureté que laisse Southey, avec son absolue droiture professionnelle et morale. Ce dernier sut percevoir, sous le tumulte des apparences, la rectitude d'esprit et la générosité de cœur de Landor. Les deux hommes ne se virent pas souvent, mais ils s'écrivirent longue- ment. Au moment de leur rencontre, Southey traversait des jours de découragement : obligé de vivre de sa plume, il allait renoncer à écrire ses grands poèmes. Landor offrit d'en payer l'impression. Encouragé par une offre que, du reste, il refusa, Southey se remit au travail, et put bientôt lui envoyer les fragments successifs de The Curse of Kehama. En échange, il se donna pour tâche de remettre sur la bonne voie son ami désorienté en lui redonnant d'abord le goût d'écrire.

Depuis quelque temps, Landor songeait à s'établir. Attiré d'abord par^ la région des Lacs, il arrêta son choix sur un vaste domaine de forêts et de pâturages au milieu duquel se dressaient les ruines de l Abbaye de Llanthony, dans le Monmouthshire, à l'orée du Pays de Galles. Il n'était pas attaché à des propriétés familiales qu'il ne visitait jamais : et il découvrait une terre sauvage, à distance convenable de Bath, dont les revenus pouvaient être doublés avec un peu de soin. Il vendit donc Rugeley, et obtint de sa mère qu'elle se séparât de Tachbrooke, dont elle avait la jouissance, en échange d'une rente annuelle. Avant même cette dernière vente, l'achat de Llanthony était réalisé, au début de 1808, grâce à des hypothèques pour la somme restant due. L'installation du nouveau propriétaire ne fut pourtant pas immé- diate. C'était l'époque où toute l'Angleterre s'enflammait pour la résis- tance des vaillants Espagnols devant les armées napoléoniennes. En août 1808, Landor s'embarqua, avec deux jeunes Irlandais, pour la Corogne, où il offrit ses services comme volontaire et dix mille réals — proposant, de surcroît, d'entretenir une petite troupe. Il rejoignit avec elle la division de Blake, participa à quelques escarmouches : puis, furieux des condi- tions trop douces qu'imposait aux français de Junot la Convention de Cintra, il revint en Angleterre, après une expédition de moins de trois mois, qui lui avait au moins suggéré, avec des réflexions amères sur l'état politique de l'Espagne et l'incapacité des dirigeants anglais, quelques-uns des thèmes et des décors qu'il allait utiliser aussitôt. A son retour, avant de rejoindre son domaine, il dut y faire construire une maison d'habitation, et l'entreprise fut longue et difficile. Pendant son attente, il écrivit Count Julian. Il prit aussi une décision brusque, mais depuis quelque temps prévisible : il se maria. Il y était poussé par sa lassitude d'une vie sans objet, par Southey, et par les lettres de sa famille. A la fin de janvier 1811, il fit son choix. Selon une anecdote, vraie ou fausse, il entra un soir dans une salle de bal, et voyant une des danseuses s'écria : « Voilà la plus jolie fille de cette assemblée : je l'épouse ! » Un peu plus tard, il annonça la nouvelle à Southey, en ces termes : « J'ai trouvé une jeune fille qui n'a pas un sou et qui n'est pas très accomplie. Mais elle est jolie, gracieuse et d'humeur douce : trois choses indispensables à mon bonheur. Adieu, et félicitez-moi. J'oubliais de dire que j'ai ajouté trente-cinq vers à la scène II de l'acte premier (15) ». A sa mère, il écrivit : « Le nom de ma future femme est Julia Thuillier. Elle n'a pas de prétention d'aucune sorte, et son manque de fortune est précisément ce qui m'a déterminé à l'épouser. » (16). Julia Thuillier était une jolie blonde de seize ans. Son père était un banquier dont la fortune avait été sérieusement compromise par la guerre. Landor lui-même n'en savait guère plus sur elle quand le mariage fut célébré en mai 1811. Evidemment, il faisait preuve dans cette affaire d'une légèreté certaine, qui apparaît dans son ton détaché. Mais il ne jouait pas la comédie du mariage d'amour, s'avouant franchement qu'il voulait avant tout trouver un certain équilibre et recouvrir les cendres d'un amour impossible. D'autre part, son choix n'était pas seulement dicté par un égoïsme à courte vue. Bien sftr, il voulait une femme assez jolie pour lui plaire, assez dépendante de lui pour être docile, et assez jeune pour être malléable ; mais son horreur du mariage d'intérêt était sincère, et son désir de trouver une compagne d'humeur égale était l'aveu d'un caractère assez difficile pour mettre en danger l'harmonie conjugale. L'avenir montrera la réalité du péril, sinon la justesse de son choix ; mais il est bien entendu impossible de deviner quel cours aurait pu prendre, dans des circonstances plus tranquilles, une union à laquelle les premières années ne ménagèrent pas les épreuves.

15. F 1 323. 16. FI 324. Quand Landor et sa femme arrivèrent en août à Llanthony, rien n'était prêt pour les accueillir. Ils durent camper parmi les caisses dans de misérables bâtiments de ferme accotés aux ruines de l'Abbaye. L'été fut égayé par les visites de la famille et de Southey ; mais déjà les diffi- cultés de toute sorte s'accumulaient. Landor était résolu à mettre en valeur ses biens. Il arrivait la tête pleine de projets, parfois raisonna- bles et parfois extravagants : il voulait regrouper les petites fermes et les faire exploiter selon des méthodes plus modernes, enclore les terres incultes, améliorer la race des moutons en les croisant avec des mérinos envoyés d'Espagne, construire une route et des ponts, planter des chê- nes, et même introduire le cèdre du Liban. Il lui manquait, pour ce rôle de propriétaire éclairé, de savoir calculer le coût des entreprises, accep- ter les délais inévitables, composer avec la mauvaise volonté des hom- mes, et il rencontrait cette difficulté supplémentaire que la guerre avait fait monter les taxes et les prix, créant dans les campagnes une misère effroyable. Les paysans, insensibles aux promesses d'une amélioration à long terme de leurs conditions d'exploitation, ne virent dans l'étranger qu'un homme qui menaçait de les exproprier ou de relever leurs ferma- ges. Ils entrèrent aussitôt en lutte avec lui : ses arbres étaient abattus, ses clôtures brisées, ses titres contestés, l'argent qu'on lui devait ne rentrait pas. Son homme d'affaires local, Gabell, encourageait en sous- main les résistances et les chicanes où il trouvait son profit. Quand Landor le renvoya, il se fit un ennemi mortel, et ne trouva pas en Gabb, de la ville voisine d'Abergavenny, un secours plus efficace. Afin de vaincre la résistance d'une race barbare, « ivrogne, paresseu- se, malfaisante, malveillante >, Landor voulut avoir un appui. Pour une de ses fermes, qui était libre, il prit en confiance un homme que Sou- they lui indiqua sans même le recommander, puisqu'il le connaissait à peine. Betham n'entendait rien à l'agriculture. Reçu par Landor avec une générosité imprudente, il ne tarda pas à en abuser, au point qu'après une année d'exercice, il présenta une facture au lieu de l'argent du fer- mage, prétendant que ses frais avaient dépassé la. somme dont il était débiteur. Ce fut l'occasion d'un procès, et surtout le point de départ d'harassantes et mesquines querelles de mauvais voisinage. Les rémi- niscences de Landor fourniront bien plus tard à Dickens le modèle des démêlés traei-comiques du coléreux Boythorn avec son ennemi Sir Leicester Dedlock: mais il est certain que ce fut à l'époque une. véritable tragédie quotidienne. L'insolence de Betham était sans bornes. Landor était de son côté irrité au point qu'un jour de mai 1813, pour une affaire de jeunes sapins déplantés, il en vint à coller lui-même sur les murs et à distribuer dans les rues de Monmouth, parmi la foule d'un jour d'assises, un placard où il accusait du méfait Frederick Betham, le jeune frère de Charles. Cela lui valut un procès pour diffamation. Ce n'était pas la dernière fois qu'il allait, sûr de son droit, négliger les précau- tions qu'impose la justice officielle. Il est vrai qu'il ne pouvait en fait compter que sur lui-même. L'un des avoués du comté, John Price, était aussi assesseur des taxes, et était aussi assesseur réouté pour se montrer complaisant à bon compte dans l'exercice de ses fonctions. Landor volut le faire condamner ; la justice resta sourde, mais il se fit un puissant ennemi de plus et fut, bien entendu, imposé sans indulgence. Un peu plus tard, désireux de se faire nommer magis- trat dans son district (privilège normal de sa position, et avantage incon- testable dans ses multiples querelles), il s'adressa au Duc de Beaufort qui était le Lord-Lieutenant du Comté. Sa requête fut rejetée sans expli- cations, mais pour des motifs politiques. Landor se vengea par une lettre d'une ironie hautaine, et s'engagea à fond et sans succès pour faire perdre l'élection de 1812 à l'un des candidats tories soutenus par de Duc. Il n'est pas étonnant qu'après tout cela ses procès les mieux fondés aient pris mauvaise tournure, que l'audace de ses ennemis n'ait cessé de grandir. Il est à peine croyable qu'il ait trouvé assez de temps et de paix d'esprit pour ne pas interrompre son activité littéraire. Pourtant il écrivit une tragédie, Ferrante and Giulio, dont quelques scènes allaient paraître plus tard sous un autre titre. En décembre 1811, transcrivant ses réflexions sur le « sot livre » de Trotter, l'ancien secrétaire de Fox, il fit son Commentary on Memoirs of Mr. Fox, que John Murray, après l'avoir d'abord imprimé, refusa de publier après une intervention de Gifford et un essai de médiation par Southey. En Juin 1813, il envoya à Sou- they une comédie qui a totalement disparu. Et surtout, il trouvait un refuge loin des tracas dans sa poésie latine : les cinq Idyllia qui devaient paraître en 1815 étaient entre les mains des imprimeurs quand il fut contraint de quitter Llanthony. Tel fut en effet le dénouement. L'obstination de Landor allait être vaincue par la banqueroute. L'argent ne rentrait pas : les procès traî- naient, tandis qu'il recevait de tous les corps de métier des notes qu'il jugeait honteusement gonflées. Un Acte de Parlement, qu'il avait sollicité pour enclore des terres, lui coûtait plus de 1.000 livres en frais de pro- cédure et d'hommes de loi. En Octobre 1813, harcelé par les créanciers, il se réfugia à Swansea : il en était réduit à solliciter un emprunt usu- raire, à demander à Gabb de lui envoyer 2 ou 3 livres. Dans son domaine, acheté pour environ 50.000 livres, il avait englouti 20.000 livres en trois ans. Il pouvait en vendre l'usufruit, pour 30.000 livres peut-être, si les créanciers ne le saisissaient pas comme gage. Heureusement, la mère de Landor venait en tête de ses créanciers, en raison de la rente qui lui avait été assurée : la gestion des biens revint donc à la famille. Mais vingt-cinq ans plus tard, les dettes n'étaient pas éteintes, et Landor ne gardait qu'une rente d'à peu près 500 livres par an. Il avait fait bien des erreurs ; mais on comprend son amertume permanente devant les lenteurs et les frais d'une justice faite pour « la protection des coquins et la ruine des honnêtes gens ». Menacé d'un procès auquel il n'avait pas l'intention de paraître, au risque d'être poursuivi pour défaut, recu- lant devant les vexations qui attendent le débiteur insolvable, il était résolu à l'exil. Quand en Mai 1814 Betham reçut ordre de payer les arriérés de ses fermages, et obtint, du reste, un sursis, tous les prépara- tifs de départ étaient achevés.

« Ma femme ne pouvait guère imaginer en m'épousant qu'elle devrait abandonner tous ses amis pour vivre dans l'obscurité, et peut-être dans le besoins (17). En effet, tous les rêves brillants que Julia avait pu caresser s'étaient effondrés. Elle avait accepté avec docilité un exil tem- poraire dans un pays sauvage ; elle se refusait maintenant à rompre tout lien avec l'Angleterre. A Jersey, la veille du jour où ils devaient s'embarquer pour la France, elle éclata en reproches, revenant sans

17. FI 408. cesse sur «la sottise qu'elle avait faite en épousant un vieil hommes. Landor l'écouta sans un mot, jusqu'au bout, par un effort qui le laissa physiquement brisé ; le lendemain, il partit seul. Finalement, les deux familles s'interposèrent, et il alla à sa rencontre à Dieppe : mais il est des paroles qui ne s'oublient pas. Le couple passa les Cent Jours à Tours sans être inquiété. Puis, accompagné de Robert Landor qui était en route pour , il partit pour l'Italie. Walter et Julia s'installèrent provisoirement à Côme, où en Mars 1818 naquit leur premier enfant, Arnold Savage. Quelques mois plus tard, après une violente querelle avec les autorités locales à propos de poèmes latins dont la publication avait été interdite par le censeur, ils partirent pour Gênes, où Landor loua un appartement dans le palais du marquis Pallavacini : c'est le décor d'une des quelques conversations où Landor se met en scène. De là ils allèrent à Pise, puis à Pistoïe, et revinrent à Pise au début de l'automne 1819. Au cours de l'hiver arriva Shelley, accompagné de Mary et Claire. Il souhaita, paraît-il, rencontrer Landor, mais ce dernier refusa tout contact avec un homme qu'il tenait pour responsable de la mort de Harriet. Il exprimera publiquement plus tard son regret d'avoir prêté foi à ces calomnies. Par contre, il fit la connaissance d'un groupe d'étudiants grecs patriotes, dont était Mavro- cordato, destiné jouer un grand rôle dans la guerre d'indépendance. En Mars 1820 naquit une fille qui fut nommée Julia. En juin parut chez un éditeur local le fruit du travail de ces der- nières années : les dix Idyllia Heroica (dont cinq étaient inédites), avec l'essai De Cultu Atque Usu Latini Sermonis qui reprenait et déve- loppait considérablement le Latine Scribendi Defensio de 1795. Mais aus- sitôt après il découvrait le dialogue, la forme qui convenait à son talent : il entrait dans les années fécondes de sa vie, celles des Imaginary Conversations. Ce sont aussi des années d'apaisement. Résigné à l'exil, découvrant « qu'on pouvait vivre ailleurs qu'en Angleterre », Landor avait résolu de se fixer définitivement en Italie, si possible dans la pres- tigieuse capitale de la Toscane. Dans le courant de l'été 1821 il rejoi- gnit en effet Florence, où il se logea dans le palais du Comte Lozzi, Via della Scala. Après une querelle avec son propriétaire (personnage du reste peu estimable), il trouva un appartement confortable de douze pièces qu'il meubla lui-même. Son adresse fut dès lors le « Palazzo Medi- ci » — mais ce n'était pas le magnifique palais qui porte d'ordinaire ce nom : c'était l'une des demeures que possédait la famille des Medici- Tornaquinci, entre le Borgo degli Albizzi et la Via dei Pandolfini, dans le vieux quartier du Bargello. La paix domestique semblait cimentée par la présence de jeunes enfants, auxquels se joignirent Walter en Novembre 1822 et Charles en Août 1825. La santé de Julia était souvent inquiétante, mais la vie ani- mée de Florence lui plaisait et elle sortait beaucoup. Landor partageait son temps entre ses enfants qu'il adorait, sa table de travail et de lon- gues promenades dans la campagne. Il n'était pourtant pas à l'abri des soucis. Il s'exaspérait des difficultés qui retardaient la parution des volu- mes successifs des Conversations Imaginaires, malgré les efforts de Julius Hare (le frère d'un de ses amis de Florence) qui s'était fait son agent littéraire bénévole. Ses relations avec les Italiens étaient souvent tumultueuses. Les archives de la police florentine en témoignent : plainte de Landor contre une femme de chambre renvoyée qui avait de dépit renversé de l'eau bouillante sur l'un des enfants, et plainte de la femme de chambre que le père avait chassé avec une violence dont elle portait les traces ; plainte d'un charpentier que Landor avait voulu châ- tier à coup de pied d'un retard de quelques minutes ; plainte contre un marchand de tableaux détenteur d'une œuvre qui avait été volée à Lan- dor, et plainte du marchand qui avait trouvé un matin sur sa porte une affiche manuscrite invitant les Anglais à ne pas pénétrer dans l'antre d'un voleur... Le mépris souvent exprimé de Landor pour « la race abâ- tardie des Florentins > est le reflet de ces relations avec les gens qui dans une grande ville sont toujours prêts à servir l'étranger pour le voler ; mais ni le laisser-aller de Julia en matière domestique ni l'em- portement du mari n'étaient propres à arranger les choses. Du reste, Landor n'était pas toujours en meilleurs termes avec ses compatriotes. Il était arrivé avec la volonté de se tenir sur la réserve. Il avait fait imprimer à Pistoïe son idylle Sponsalia Polyxenae, selon les termes de la préface, pour ne pas être « confondu aux yeux du monde avec la foule des touristes anglais ». Il eut maille à partir à Florence avec un secrétaire de légation, le « sieur Dawkins », dont une Conversa- tion dénonce la fatuité et l'insolence, même envers Mrs. Landor, et l'affaire fut l'occasion d'une lettre de reproches à l'envoyé anglais, Lord Burghersh, accusé de faiblesse envers son subordonné. Tout cela lui faisait une réputation de hauteur et de violence. Il ne faut pourtant pas se l'imaginer frappé d'ostracisme ou enfermé dans la soli- tude : il avait ces « amis choisis » qui étaient pour lui une des condi- tions du bonheur. Le plus proche était Francis Hare, dilettante cultivé, d'humeur joyeuse et d'esprit curieux, causeur brillant servi par une mémoire extraordinaire, qui trouvait en Landor un rival capable de le prendre parfois en défaut ; ils passaient ensemble de longues soirées à débattre de ces questions historiques ou morales qui sont la trame des dialogues imaginaires. A ces soirées était souvent présent le peintre Seymour Kirkup, qui devait appartenir plus tard au cercle des Browning ; il joua un rôle de pionnier dans la découverte des primitifs (c'est lui qui identifia la figure de Dante sur l'une des fresques de Giotto au Bar- gello), et son influence explique les goûts larges de Landor en peinture. Un autre ami, , descendait de son village de Maiano, et entre 1823 et 1825 il amena souvent Leigh Hunt à la Casa Medici. Hazlitt aussi, qui, en 1825, au cours de son voyage de secondes noces, se décida à « affronter le lion dans sa tanière », passa ensuite plusieurs soirées avec l'auteur à qui il venait de consacrer un article dans l'Edinburgh Review. Landor, à qui Southey avait révélé Words- worth quelques années plus tôt, se vit ainsi entraîné à la découverte des poètes de la génération suivante, avec qui ii avait du reste plus d'affi- nités politiques et même poétiques. Après 1825, il eut une vie mondaine plus active : détente naturelle après les quatre années qui lui avaient permis d'écrire la majeure partie de ses Conversations. En Janvier 1826, il accompagna Francis Hare à Rome où il resta un mois, « accueilli de magnifique façon » par la société anglo-italienne. C'est là qu'il connut la joie d'être un personnage impor- tant, l'auteur de dialogues dont chacun avait entendu parler ; et cette joie lui permit de dépouiller la raideur agressive qui protégeait sa sen- sibilité d'écrivain méconnu. Il en revint plus disposé à se mêler aux divertissements de la vie florentine ; on le vit aux bals, aux représenta- tions théâtrales d'amateurs organisées par son nouvel ami Lord Nor- manby. Le changement se précipita quand il fit en Juin 1827 la connais- sance de la belle Lady Blessington, arrivée depuis peu avec son mari (que Landor avait connu à Bath quand il n'était que Lord Mountjoy), et son chevalier-servant, l'élégant Comte d'Orsay. Sans se soucier des rumeurs qui couraient sur la conduite passée et présente de la comtesse, Landor devint vite un visiteur habituel des Blessington. Il se rendit avec eux à Naples sur leur yacht, le « Bolivar », qui avait appartenu à Lord Byron ; mais ce voyage fut écourté par de vives inquiétudes sur la santé de sa femme et de ses enfants, victimes d'une forte fièvre. Tout finit bien ; cependant, cette alerte, qui lui laissa les cheveux blancs, le décida à quitter le climat malsain de Florence. Il avait déjà pris l'habitude de louer une villa en dehors de la ville pendant les mois d'été. Quand le bail du Palazzo Medici expira, il ne le renouvela pas, et ne chercha pas non plus à se réinstaller de façon permanente. Son départ faillit être précipité par une invitation impérative à quitter la Toscane dans les trois jours ; c'était la conséquence d'une plainte pour vol d'argenterie qu'il avait agrémentée de commentaires sceptiques sur l'efficacité et l'honnêteté de la police florentine. L'affaire fut arrangée à son insu par des amis influents. Mais à la fin de l'été 1829 il était en mesure de s'installer à la villa Gherardesca. Cette villa venait d'être achetée par un de ses admirateurs, dont il avait fait deux ans plus tôt la connaissance par les Hare, Joseph Ablett. Ce dernier lui en offrit la jouissance, le laissant libre d'en rembourser à loisir le prix sans aucun intérêt. La maison, placée à mi-pente sur la colline de Fiesole, était spacieuse, avec une grande terrasse donnant vue sur le Valdarno et Vallombrosa, « célébrés par Milton ». Au bas du jardin bien irrigué, planté de vignes, d'oliviers, d'orangers et de citronniers, coulait l'Affrico au bord duquel avaient été échangés les contes du Décameron. En s'installant dans ce lieu paisible, vrai jardin d'Epicure, à l'écart mais non loin de la ville, au milieu de cette belle campagne chargée de souvenirs, Landor eut le sentiment de trouver un asile définitif. Il ne devait en jouir que moins de six ans. Ses premiers soins furent ceux du nouveau propriétaire : embellir son petit podere, multiplier les arbres, importer des fleurs d'Angleterre. La passion des jours de Llanthony renaissait, mais contenue dans de sages limites ; et il travaillait lui-même, s'adonnant à la «plus saine et la plus morale des occupations », le jardinage. Il voulait surtout faire de ce jardin le paradis de ses enfants, qu'il aimait avec l'élan sans contrainte d'un homme qui a lui-même souffert de la froideur d'un père, qui a connu tard les joies de la paternité, avec aussi une affection jalouse qui faisait d'eux inconsciemment un enjeu entre leur mère et lui. Quand Arnold eut 7 ans, au lieu d'être envoyé dans une école anglai- se, comme le proposait sa grand'mère, il fut mis dans une pension flo- rentine. Mais à Fiesole la distance était un obstacle. Aussi, tous les enfants y reçurent une éducation décousue, avec des professeurs pri- vés (pour la musique ou les langues) et leur père pour la partie classi- que. Landor avait des idées arrêtées sur le danger d'étouffer les dons et les goûts des enfants, d'entraver leur développement physique par l'étude précoce ; en pratique il laissa les siens libres de grandir en sauvageons. Quand il devint conscient des dangers e� tenta de rétablir un peu de discipline, il se heurta aux penchants qu'il avait laissé grandir, la paresse et l'égoïsme d'Arnold, la faiblesse de caractère de Walter. Pour rompre la monotonie des jours, il y eut l'inévitable querelle : cette fois avec un Français nommé Antoir, dont le jardin était placé sur la pente au-dessous de celui de Landor et qui se plaignait de ce que les excès d'arrosage de son voisin le privaient d'eau. Cela fut l'origine d'un long procès et faillit être celle d'un duel. Mais les visiteurs offraient une distraction plus plaisante, lanthe, devenue Comtesse de Molandé et veuve pour la seconde fois, charmante encore à l'approche de la cinquantaine, passa quelque temps à Florence avec quatre de ses enfants, et tous montèrent souvent à la villa, cependant que cet hiver 1829-1830 voyait souvent Landor escorter son amie au spectacle ou au bal. Henry Crabb Robinson vint le voir plusieurs fois en août 1830, et a laissé dans son journal un récit détaillé de leurs conversations. En mai 1833, Ralph Waldo Emerson dans son pélerinage auprès des grands hommes de l'Europe fit étape à la Villa Gherardesca. Le jeune Monckton Milnes (futur biographe de Keats) devint pour quelques mois le familier de la maison, et le romancier déjà célèbre Bulwer Lytton fut un visiteur de passage. En 1832 Landor revint en Angleterre pour quelques mois après 18 ans d'exil. Après avoir revu à Brighton la comtesse de Molandé, il passa deux mois chez son ami Ablett, à Llanbedr Hall dans le Denbigshire. Il rencontra pour la première fois Wordsworth, et revit, à Keswick, Southey, terriblement vieilli par le travail et les peines. Il vit Lamb, l'admirateur de Rose Aylmer, qui l'accueillit « comme s'ils se connaissaient depuis vingt ans », et Coleridge, sans oublier Lady Blessington. Puis, avec Julius Hare, passant par la Belgique et la vallée du Rhin, par Venise et Padoue, il rejoignit la Toscane à la fin de novembre. Il avait peu écrit pendant les premières années de Fiesole, où il trou- vait à peine le temps de lire. Quelques poèmes nouveaux prirent place dans le recueil de 1831 qui était préparé dès 1827. Ensuite, il eut un regain d'activité. Pendant l'automne 1831 il composa son High and Low Life in Italy (qui parut en 1837) et environ deux ans plus tard le long dialogue comique qui met en scène Shakespeare. Il revint à la forme épistolaire dans Pericles and Aspasia ; mais, bien que la préface en soit datée du 4 juillet 1835 à la Villa Fiesolana, l'œuvre n'avait pas encore sa forme définitive quand avant cette date il quitta sa demeure et bientôt l'Italie. Ce départ fut la conséquence d'une scène violente qu'un soir de mars 1835 lui fit Julia, sans motif réel, au dire d'un témoin, Charles Brown, impuissant à l'arrêter ou à obtenir d'elle ensuite un mot de regret. C'était le dénouement d'un long drame obscur, fait d'incidents « qui paraîtraient à ceux qui n'y sont pas mêlés de nature à faire naître la dérision plus que la compassion », comme le dit Landor dans une confidence à peine voilée (18). Quand les souffrances et les griefs sont également partagés, il est presque vain de chercher à déterminer la responsabilité de chacun. La paix relative des premières années italiennes était née d'une indifférence mutuelle grandissante. A Fiesole, Julia s'était aigrie, regrettant la vie plus gaie de Florence. Sa nervosité, de tous temps excessive, était devenue maladive : Landor s'en inquiétait, et il s 'en irritait, car elle en jouait comme d'une menace ou d'une punition. Elle s acharnait à le contredire en tout, sachant qu'il supportait diffi- cilement la contradiction. Devant les domestiques, les étrangers, et

18. W.W. IV, 246 (Marvel défendant le Traité de Milton sur le divorce). même les enfants, elle usait envers lui des expressions les plus bles- santes, auxquelles il se forçait à n'opposer que le silence. Quant a Julia, qui présenta en quelque sorte sa défense à Crabb Robinson venu la voir en 1837, elle décrivit son mari comme ayant bon cœur et très mauvais caractère, l'accusa de l'avoir battue et d'avoir tenté de dresser ses enfants contre elle. Elle avait sans doute des raisons de se plaindre ; mais la façon dont elle présenta leur première rupture (« il l'avait aban- donnée à Jersey peu après leur mariage ») montre qu'elle n'hésitait pas à déformer les faits à son avantage. Leur mésentente avait sans doute d'autres aspects. Avec une stupeur gênée, Crabb Robinson entendit Mrs Landor affirmer qu'ils avaient « vécu comme frère et sœur depuis qu'elle avait atteint l'âge de trente-six ans » (19) : c'est-à-dire à peu près depuis la visite d'Ianthe, venant apporter à Landor le regret d'un bonheur qu'il aurait pu connaître, et à Julia le défi d'un passé qu'elle n'avait pas su vaincre. Mais de cette situation l'attitude de l'épouse était en partie au moins responsable. Landor écrira un peu plus tard à son frère : « J'ai trouvé sa chambre fermée à clef, et toutes les portes qui y condui- saient, plus d'une fois. Il y a déjà bien des années !... » Poussa-t-elle ensuite plus loin la vengeance ? On sait que le dernier professeur des enfants, un jeune homme nommé Mac Carthy, s'implanta si bien dans la maison que Landor, voulant le chasser pour incompétence, ne réussit pas à le déloger, que Mac Carthy demeura à la villa après le départ du maître, et que Landor acquit plus tard la conviction qu'il était l'amant de Julia. Il n'apparaît pas qu'il ait au moment de la rupture soupçonné sa femme d'une infidélité qui peut, si elle n'est pas imaginaire, avoir été la simple conséquence de son absence : mais sa conviction explique qu'il ait plus tard repoussé avec obstination les efforts de ses amis pour l'amener à une réconciliation.

Il s'attarda quelque temps en Italie, espérant emmener avec lui au moins ses deux aînès : mais Julia fut inébranlable. Il se rendit alors à Llanbedr Hall, où il passa quelques mois pour arrêter ses plans. Résolu à vivre avec 200 livres par an (le quart du revenu qui était le sien depuis la mort de sa mère), il choisit de se fixer à Clifton, le quartier résiden- tiel de Bristol, dont le climat doux semblait devoir convenir à sa « méca- nique italianisée ». Peu après cependant, en mai 1836, il accepta l'invita- tion de Lady Blessington, et fut l'un des premiers hôtes de Gore House, dans Kensington, où la comtesse tenue à l'écart de la bonne société allait ouvrir un brillant cercle littéraire. Elle le reçut avec prévenance, lui laissant toute sa liberté en s'ingéniant cependant à le distraire de ses tristes pensées. Il passa bon nombre de ses journées avec Crabb Robinson. Chezkenuon, qu'il avait autrefois reçu en Italie, il rencontra plusieurs fois Wordsworth (qui ne mettait pas les pieds à Gore House). Tous deux le 26 mai assistèrent, Landor ému jusqu'aux larmes et Wordsworth impassible, à la représentation du Ion de Talfourd, salué comme l'aube d'une renaissance de la tragédie : et ils se retrouvèrent le même soir au iner donné par l'acteur Macready. Landor y rencontra deux jeunes

19. Voir R.H. Super, p. 258 - Elwin, p. 278. gens qui allaient tenir une grande place dans sa vie : Robert Browning, et John Forster en qui il découvrit l'auteur d'un article élogieux paru peu avant dans l'Examiner. il avait eu l'illusion que son départ rétablirait une sorte de paix dans sa famille, mais il apprit bientôt que l'anarchie s'y était au contraire installée. Il fit alors, sans grand espoir, un nouvel effort pour faire venir Arnold et Julia. L'insistance de Francis Hare auprès de Julia parut d'abord réussir, et Landor alla en Allemagne à la rencontre de ses enfants. Mais après trois mois d'attente à Heidelberg, puis à Mannheim, il reçut seulement une lettre d'Arnold qui refusait de partir et engageait son père à revenir. Amèrement déçu, Landor repartit à Clifton « se mettre en boule pour l'hiver comme un hérisson ». En novembre il revit Sou- they, venu faire une sorte de pélerinage à Bristol où s'était écoulée sa jeunesse : ce furent les derniers moments qu'ils passèrent ensemble. Un an plus tard, il alla s'installer à Bath, dans la ville de ses années les plus heureuses, qui allait être sa résidence pendant plus de vingt ans. Le plus sûr moyen d'échapper à la tristesse était pour lui d'écrire. A Llanbedr Hall, il avait rassemblé diverses pièces en prose ou en vers pour le volume de Literary Hours que Ablett fit paraître en 1837, mais il avait surtout complété et élargi, à la demande des éditeurs qui vou- laient en faire deux volumes, son Pericles and Aspasia qui parut en mars 1836. Le mois suivant parurent ses Letters of a Conservative, réflexions inspirées par l'impuissance de l'Eglise Etablie à se concilier les populations galloises. C'est sans doute à Londres qu'il écrivit Terry Hogan, une gaillarde pastorale irlandaise. En Allemagne il retrouva par l'imagination la Toscane en entreprenant une série de dialogues entre Pétrarque et Boccace). De retour à Clifton, il écrivit très vite, en cinq soi- rées, la Satire on Satirists, où il se faisait avec plus de passion que de jugement le défenseur de Southey contre le mépris réel ou supposé de Wordsworth. En décembre 1837, ses nouveaux dialogues italiens parurent sous le titre de Pentameron : cinq scènes en vers s'y ajoutaient, formant la Pentalogia. A Bath, Landor habita d'abord le n° 35 de St. James's Square, une place paisible à laquelle il allait rester longtemps fidèle malgré deux changements de demeure. Il y mena une existence régulière. Ses habitudes étaient frugales ; il faisait ses achats lui-même, et souvent sa cuisine. Ses longues promenades en firent vite un personnage familier qu'on reconnaissait de loin à sa tenue invariable : gros paletot tabac, pantalon informe de même couleur, lourdes chaussures, une tenue scrupuleu- sement propre, mais qu'il laissait s'user avec indifférence. Sans se soucier de prévoir ou noter ses dépenses, il dépensait moins que son revenu et le surplus était toujours au service de la charité. S'il ne retrouvait plus les familiers de sa jeunesse, il n'était pas isolé. A deux pas de chez lui vivait Mrs. Paynter, demi-sœur de Rose Aylmer, avec ses deux filles, Sophy et celle qui devint la « deuxième Rose de sa vie » et lui rappelait aussi par l'âge Julia, la plus aimée de ses enfants. Il s'était lié d'amitié solide avec le colonel William Napier, frère cadet du plus illustre « Conquérant de Scinde », et alors occupé à écrire son Histoire de la Guerre Péninsulaire. Landor appréciait le caractère éner- gique de ce soldat, et ses opinions conservatrices aussi tranchées et à peine moins hétérodoxes que les siennes. Enfin, Ianthe venait parfois dans la ville où son vieil admirateur l 'attendait. Après l'hiver, généralement en mai, il était pour une quinzaine l'hôte de Lady Blessington : et ensuite il se rendait chez des amis (comme Julius Hare à Hurtsmonceaux en 1842), chez Ablett, chez son frère Robert avec qui il s'était réconcilié après une brouille qui datait des débuts de son exil, ou le plus souvent à Warwick où régnait main- tenant sa sœur Elizabeth. A Londres, il avait l'occasion d'entrer en contact avec les représentants de la nouvelle littérature : il rencontra Carlyle, Macaulay, Horne (qui devait lui faire une place dans son New Spirit of the Age), et Charles Dickens surtout. Ce dernier, amené par Forster, vint plusieurs fois passer de joyeuses soirées dans la maison de St. James's Square où il conçut l'idée du personnage de Little Nell dans The Old Curiosity Shop. En 1846, un habitué de Gore House vint le voir : le Prince Louis-Napoléon, qui lui laissa en témoignage d'estime un exemplaire de son étude sur l'artillerie. Cet exemplaire fut renvoyé plus tard au donateur au moment du siège de Rome par les troupes impériales. Après bien des espoirs déçus, les visiteurs les plus attendus arri- vèrent enfin. En mai 1841, il se rendit à Paris pour en ramener son fils Walter qui repartit au début de l'automne. Ensuite, ce fut le tour d'Arnold, mais c'était une visite d'affaires plus que d'affection, destinée à régler la question de la villa de Fiesole : Ablett fut payé au prix d'une nou- velle hypothèque sur Ipsley. En 1843, Walter revint, avec Julia cette fois. Landor les emmena à Warwick, Llanbedr et Plymouth : il fit de son mieux pour les distraire tout en débarrassant sa fille de sa gau- cherie timide. La séparation fut pénible à Julia, mais la lutte d'influence entre les parents était plus âpre que jamais : Landor devait attendre en vain le retour de sa fille, et ne revoir Walter que six ans plus tard. Pendant toutes les années de Bath, Landor trouva en John Forster l'agent littéraire qui lui était indispensable, et dans une certaine mesure un conseiller. C'est certainement en suivant ses suggestions qu'il revint au drame avec sa trilogie napolitaine, qu'il entreprit en 1838 alors qu'il était immobilisé chez lui par une foulure à la cheville, et qui ne fut du reste jamais représentée. C'est pour la Foreign Quarterly Review, récemment prise en mains par Forster, qu'il écrivit trois essais sur Catulle (en juillet 1842), Théocrite et Pétrarque. La seule entreprise où Forster n eut pas de part tourna court assez vite : pour faire paraître sa seconde Conversation entre Southey et Porson sur la poésie de Words- worth (d'un ton fort acerbe, à la différence de celle de 1824), Landor s'adressa au Blackwood's Magazine qui lui fit une place en décembre 1842. Il envoya ensuite trois autres dialogues qu'il avait en réserve, et ils turent publiés. Mais en avril 1843, la revue accueillit une Imaginary Conversation qui n'était pas de Landor : c'était une parodie mise au point par Quillman (le mari de Dora Wordsworth) et Crabb Robinson. Landor rompit aussitôt toute relation avec la revue. Depuis quelque temps, cependant, son travail principal était de rassembler et réviser toutes ses Conversations, dont beaucoup restaient inédites.Ce projetinitial fut même élargi, de sorte que les deux gros volumesimprimeés sur double colonne e! petits caractères que que L' on fit paraître en juin 1846 s appelèrent The Works of Walter Savage Landor. Ils regroupaient l 'essentiel des oeuvres auparavant publiées et y ajoutaient du neuf : surtout les poèmes rassemblés sous le titre d'Hellenics (utilisé ià pour la première fois), qui étaient, à l'exception de Chrysaor, de 1802, de fruit du travail des quatre dernières années. Ensuite, Landor voulut regrouper ses poèmes latins, et Forster accepta de l'aider encore. La tâche fut rude pour l'auteur, tourmenté par la crainte de l'erreur dans une lan- gue qu'il ne pratiquait plus guère depuis vingt ans, pour Forster aux prises dans une langue morte avec une écriture indéchiffrable, et pour les imprimeurs plus que jamais maudits. Enfin, Poemata et Inscriptiones sortit en juillet 1847 ; mais un autre projet était né, celui de traduire en vers les Idyllia Heroica, pour les ajouter aux poèmes récents de genre similaire. Ce fut chose faite avec les Hellenics de novembre 1847. L'édition de 1846, sans être un grand succès de librairie, se vendit assez bien ; en une quinzaine de jours, cinq cents exemplaires, ou trois cents (Browning n'était pas très sûr du chiffre). Cela était en partie dû au savoir-faire de Forster, qui avait obtenu, au plus vite, des comptes- rendus élogieux. Mais l'intérêt soulevé fut réel ; grâce à la variété et à la richesse des œuvres rassemblées, Landor élargissait, en la consolidant, la réputation que lui avait faite les Conversations Imaginaires. Au début de 1847. De Quincey lui consacrait, dans le Tait's Edinburgh Magazine, une critique détaillée et pénétrante. De plus, les Hellenics ne venaient pas du passé ; elles révélaient un poète nouveau, qui allait enflammer l'admiration du jeune Swiburne. Ce n'était pas un hommage différé. c'était une apogée. Pourtant, c'était l'apogée d'un vétéran, et Landor avait l'impression justifiée que l'avenir n'apporterait plus rien d'essentiel à son œuvre. Il allait, du reste, bientôt sentir le poids de l'âge. Jusque là, sa vigueur était restée intacte et sa vie active ; au moins neuf kilomètres de promenade tous les jours, par tous les temps, et s'il dormait peu (quatre heures vers le matin), c'était l'effet non des ans, mais d'une habitude acquise dès sa jeunesse. Il accueillit sa soixante-dixième année avec une sorte d'incrédulité ; mais il savait que les derniers beaux jours précèdent souvent la venue brutale de l'hiver. L'hiver 1846-1847 faillit, en effet, lui être fatal ; un déménagement dans le froid, un travail anxieux sur sa poésie latine, entraînèrent une fièvre qui fit craindre le typhus. Sa vie prit ensuite un rythme plus lent. Ses promenades se confinèrent dans la ville. Il ne renonça pas à ses déplacements accoutumés ; War- wick, Hurtsmonceaux en 1852 (où une discussion avec Hare, sur Words- worth, récemment disparu, fut l'origine d'une Conversation tardive). Londres, où il fut l'hôte de Forster ou Kenyon, après la ruine et l'exil de Lady Blessington, et où il visita le nouveau Crystal Palace, en 1855. Cependant, il hésitait de plus en plus devant les fatigues du chemin de fer, les problèmes de bagages et d'horaire. Il recevait toujours des visiteurs — à partir de 1849, dans le petit logement de Rivers Street où il avait émigré. Carlyle y passa une soirée avec le vieil homme « fier, irascible, tranchant, et pourtant géné- reux, sincère et noble ». John Forster y revint, à la fin d'une première querelle à propos de Last Fruit que Landor trouvait corrigé sans assez de soin ; et il est vrai que Forster était devenu, avec le succès, un homme chargé de besogne. Mais Napier avait rejoint son nouveau poste de gouverneur à Guernesey, Rose s'était mariée et de rares visites en Cornouaille ne remplaçaient pas une amitié qui était devenue presque quotidienne. Surtout, Landor ressentait durement le « drame de la longé- vité » ; Southey était mort en 1843, Ablett mourait en 1848, et Lady Blessington à Paris, l'année suivante ; en août 1851 venait le coup le , plus cruel, la disparition d-Ianthe. En 1855, apprenant celle de Julius Hare il soupirait : « Je survis à tous mes amis, et il est temps pour moi derejoin rendre ceux qui m'ont précédé. Déjà, j'ai perdu la mémoire, la force, et sans doute mes jours sont comptés >. Il lisait peu ; quelques classiques favoris (sa seule bibliothèque), les livres des jeunes auteurs qu'il connaissait et voulait encourager. Il rêvait beaucoup, s'interrompant pour griffonner un vers ou une phrase sur n'importe quel bout de papier. Il suivait toujours avec autant de passion les événements politiques, qu'il commentait par ses lettres envoyées à la presse (et surtout à l'Examiner' de John Forster). Les œuvres d'imagination se faisaient plus rares, et, sans porter des traces très visibles de déclin, elles étaient d'une saveur moins forte, plus sentimentales, et de style plus raide. C est le cas des Scènes, de 1851, où paraît une Béatrice Cenci très idéalisée. Rassemblant toutes ses Imaginary Conversations of Greeks and Romans dans un volume sorti des presses en 1853 et dédié à l'auteur de Bleak House, Landor en écrivit quatre nouvelles. Il regroupa presque toutes les œuvres des six dernières années, où figuraient bon nombre d'écrits politiques, dans un recueil dont le titre sonnait comme un adieu : Last Fruit Off an Old Tree, de novembre 1853. La série de scènes historiques de 1856, Antony and Octavius est, dans l'ensemble, assez faible et mièvre. Mais de la première des deux Conversations de la même année, parues dans le Fraser's Magazine, avec respectivement Alfieri et Epicure comme prin- cipal personnage, Carlyle eut peine à croire qu'elle était récente : « Croyez-vous que l'admirable vieux païen vient seulement de l'écrire ? Cela sonne comme les épées romaines martelant les casques des Bar- bares... Un vieux Romain indomptable ! » Un peu plus tard, la lettre à Emerson, en réponse au récit de la visite de ce dernier à Fiesole, est une vigoureuse mise au point de ses goûts artistiques et de ses idées politiques. Ses derniers jours semblaient devoir s'écouler paisiblement à Bath ; il dut pourtant partir pour un nouvel exil, à la suite de la triste « affaire y escombe ». A l'origine de cette affaire se trouvent la solitude du vieil homme et une de ses faiblesses. Il aimait la compagnie des jeunes filles — par instinct paternel déçu, en partie, mais aussi parce qu'il aimait entretenir une atmosphère d'amitié teintée de galanterie, celle dont il entoure dans ses dialogues les promenades du vieil Epicure avec Leontion et la toute jeune Ternissa. La place de Rose Paynter, longtemps objet d'une affection profonde et délicate, avait été prise, ou plutôt conquise, par une admiratrice enthousiaste qui, rencontrant le « grand Landor» par hasard, lui avait révélé qu'il était son maître spirituel. Amusé et flatté d'abord, il adopta vite la jeune Elisa Lynn qu'il n'appela plus que « sa fille ». La romancière débutante obtint un patronage profitable, et la passion jalouse qu'elle mit, après la mort de Landor, à revendiquer sa place dans son affection ne la rend pas aimable ; mais elle était sincère dans ses sentiments, et son départ précédant son mariage avec W.-J. Linton laissa malheureusement Landor aux mains d'une aventurière. C'était la femme d'un pasteur sans fortune établi à Bath avec ses cinq enfants. La vie de l'« Honorable » Mrs Yescombe (selon le titre qu'elle fondait sur un premier mariage plus brillant) était une lutte pour tenir son rang, et elle ne reculait apparemment pas devant les petits larcins dans les boutiques. Après avoir gagné la confiance de Landor, elle lui présenta sa protégée, une jolie fille de seize ans, Geraldine Hooper, qu'avec beaucoup d'imagination elle dépeignit mal- traitée par des parents indignes. Elle enflamma aisément la compassion de Landor. Il est possible que la fausse innocence perverse de Geraldine ait aussi enflammé chez lui des sentiments équivoques : le badinage des poèmes adressés à « Erminine » ou « Caroline » manque parfois de délicatesse ; mais les « poèmes obscènes > invoqués plus tard au procès par Mrs Yescombe, qui circulèrent manuscrits, mais non de la main de Landor, sont d'une authenticité plus que douteuse. Après quelques résistances, Geraldine accepta des cadeaux : un mé- daillon, un bracelet, des tableaux, pris en dépôt par Mrs Yescombe pour les sauver de la cupidité des parents. Un legs qui échut à Landor, a la mort de Kenyon, prit le même chemin, détourné cependant, en partie pour payer les frais d'un procès que Mrs Yescombe avait perdu. Landor. cependant, conçut vite quelques soupçons : les commerçants fai- saient courir des rumeurs ; une lettre, par laquelle il envoyait cinq livres à Elisa Lynn, aimablement postée par Mrs Yescombe, était arrivée vide d'ar- gent...Tout fut révélé quand Geraldine (peut-être lassée de partager avec sa protectrice) vint lui réclamer une somme due à un commerçant et qu'il avait déjà remise. n écrivit à Mr Hooper, qui se hâta d'éloigner sa fille de Bath et de son indélicate amie — et non, comme cette dernière le prétendra, de la mettre à l'abri des « sollicitations indécentes > de Landor. L'affaire était strictement privée et aurait pu en rester là ; mais Landor voulait le châtiment public de la coupable, et tenait à se laver des calomnies qui étaient répandues en ville. Ce fut le double objet de la plaquette Walter Savage Landor and the Honorable Mrs Yescombe, qu'il publia à la fin de mai 1857. Il se vit aussitôt menacé d'un procès en diffamation, et des dommages et intérêts que son adversaire avait, en d'autres occasions, cherché à obtenir. Forster, arrivant sur ces entre- faites, jugea qu'un compromis valait mieux qu'un procès grossi d'un scandale. Il réussit à faire signer à son ami une rétractation, et aussi l'engagement de cesser toute attaque. C'était une erreur ; Landor était incapable d'admettre une différence entre le droit et l'équité, comme d'aliéner sa liberté d'expression. Les Dry Sticks, de janvier 1858, dont Forster n'avait pas eu le temps de s'occuper, reprenaient dans certains poèmes les récits des vols de « Mrs Pestcome » et faisaient allusion à ses tentatives pour entraîner une innocente jeune fille dans des pratiques contre nature. L'inévitable procès se présentait très mal. Les nièces de Landor, qui vivaient à Bath, virent le vieilllard menacé de la ruine et de la prison et organisèrent sa fuite avec Forster, qui aurait dû comprendre que les dangers n'étaient pas si graves. Landor, qui venait de passer un très mauvais hiver, presque privé de la vue et de la mémoire, perclus de rhumatismes, se remettant d'une apoplexie qui l'avait laissé vingt- quatre heures sans connaissance, montra la passivité d'une presque totale inconscience. Le 16 juillet, il débarquait à Boulogne. Dans le procès qui s'ouvrit, le mois suivant, à Bristol, l'accusation put s'en donner à cœur joie, et la presse conservatrice (qui venait d'attaquer Landor, à propos du complot d'Orsini, pour ses apologies du tyran- nicide) se déchaîna avec une vertueuse fureur contre « le satyre chan- celant et édenté » qui déshonorait les lettres anglaises.

Si Landor crut trouver, à Fiesole, l'oubli des querelles passées, le temps des illusions fut bref. Il fut accueilli par sa femme en vaincu, et par Arnold en étranger. Il n'avait, pour le soutenir, que la bonne volonté de Walter, faible de caractère comme d'esprit, le reste d'affection qu'il sentait chez son cadet Charles, le « Carlino » de jadis, et l'attachement qu'il eut tout de suite pour une « douce petite fille adoptée par Julia », en réalité la fille naturelle de cette dernière. Hanté par le désir de répondre aux injures publiques qu'on n'avait pu tout à fait lui cacher, il était condamné au silence ; seul, l'éditeur radical Holyoake accepta finalement de courir le risque de poursuites et de publier ses Remarks, dont la diffusion clandestine et limitée ne pouvait le satisfaire. La décision de justice, qui réservait ses revenus au règlement des dommages accordés aux Yescombe, le laissa entièrement à la charge de sa famille, dont l'hostilité grandit. Après avoir tenté de mettre fin à ses jours, ne réussissant qu'à se faire une blessure légère, il quitta sa maison, en juillet 1859, à pied, sans bagages, avec quelques sous en poche. Robert Browning le rencontra, tel une réincarnation pathétique de Lear, errant en plein midi dans les rues de Florence, et l'emmena à la Casa Guidi. Le poète se donna pour tâche de veiller sur cette « ruine grandiose de génie ». Par l'intermédiaire de Forster, il obtint des frères de Landor un revenu de cinquante livres trimestrielles, dont il se fit l'intendant. Il l'installa à Florence, derrière le Carminé, dans trois pièces modestes, avec une terrasse agréable, où prit soin de lui la domestique anglaise qui avait accompagné Miss Barrett dans sa fuite de la maison paternelle. Il eut à calmer, sans trop de peine, quelques tempêtes, pour un repas mal préparé, ou un poêle qui fumait. Landor recevait les visites de son vieil ami Kirkup, qui le fatiguait cependant beaucoup, étant devenu presque sourd — celles aussi d'une jeune Américaine dont la famille connaissait les Browning, Kate Field. Comme le disait Browning, il avait surtout besoin, pour être heureux, de a pretty girl to talk nonsense to ; mais à Kate il apprenait le latin à tra- vers ses poètes favoris. En 1861, quand Kate avec sa famille, et Browning après la mort de sa femme, quittèrent l'Italie, il se retrouva plus seul que jamais — avec son chien Giallo comme compagnon, et même comme confident. Il lisait beaucoup, plus que par le passé, avec une avidité enthou- siaste ; mais sa mémoire, si elle était restée extraordinaire, malgré cer- taines défaillances. qui l'irritaient comme le signe de sa décadence, semblait se refuser à enregistrer d'autres souvenirs. L'avantage en était qu 'il lui arrivait de relire un bon livre avec le plaisir de la décou- verte. Sa plume était toujours active. Une nouvelle édition des Hellenics, avec additions, et traduction nouvelle des anciennes Idylles, était en préparation à son départ d'Angleterre. Elle fut l'occasion d'une brouille .avec Forster, en raison d'une négligence qui retarda la parution du volume préparé jusqu 'à décembre 1859, et surtout de l'omission d'un « Appendice > sur le scandale de Bath. En Italie, en dehors de ses lettres aux journaux et de quelques nouveaux dialogues, surtout politi- ques, il eut vite assez de poèmes en anglais ou en latin, nouveaux ou récemment retrouvés, pour former la matière d'un ultime volume. Mais, ni son jeune ami Arthur Walker, qui s'était chargé de surveiller les épreuves, ni l'éditeur Newby, spécialisé dans les romans, ne furent à la hauteur de leur tâche. Landor fut atterré par ces Heroic Idyls d'octobre 1863, au point de vouloir faire paraître une lettre d'excuses au public. Il le fut plus encore par une lettre de l'éditeur annonçant le projet d'une biographie, et joignant un spécimen « plein d'injures et d'erreurs ». Landor ne vit d'autre ressource que de se tourner vers Forster et de lui demander, au nom de leur vieille amitié, de le protéger, en reprenant, au besoin son ancien projet d'être son biographe. La réponse amicale de Forster trouva Landor très affaibli : torturé par la sciatique, réduit à la nourriture liquide, il n'avait plus la force de se lever de son fauteuil. Son esprit était le plus souvent embrumé. Quand le jeune Swinburne, en mars 1864, vint voir l'un de ses « demi-dieux », il crut arriver trop tard pour faire comprendre l'objet de sa visite, et adresser l'hommage de son futur poème, Atalanta in Calydon. Mais, le lendemain, une note l'invita à revenir ; il trouva un Landor « alerte, brillant, délicieux, tel que d'autres l'avaient pu voir vingt ans plus tôt », et se vit offrir autant d'exemplaires qu'il en voudrait de la conversation en italien, avec Savonarole, imprimée depuis quatre ans, dont les invendus s'entassaient dans la pièce. Un peu plus tard, Landor put encore accueillir un autre admirateur, Aubrey de Vere, et Augustus Hare, le jeune fils de son ami Francis. Chacun sentait que la fin était proche, et il l'attendait sans crainte. De sa femme, de sa fille et de son fils aîné, il n'avait aucune nouvelle ; mais maintenant Walter et Charles étaient quelquefois près de lui, attirés peut-être par la pitié. En août, il écrivait à Browning : « Me voici presque aveugle et totalement sourd... Mon fils Charles me déshabille, je ne donne pas de tracas... mais ma faiblesse est telle qu'il doit me hisser dans mon lit ». Le 17 septembre 1864, il mourut d'un arrêt du cœur, au milieu d'une quinte de toux. Accompagné seulement de ses deux fils, il fut conduit deux jours plus tard au cimetière protestant où maintenant, sur sa tombe, une plaque de marbre porte huit vers de Swinburne, tirés d'un poème « A la mémoire de Walter Savage Landor », qui unit son nom à celui de la ville où il repose.

W. S. LANDOR à 63 ans Portrait par William Fisher, 1838 National Portrait Gallery de Londres

CHAPITRE II

L'homme et l'écrivain

Les documents ne manquent pas à celui qui veut se faire une image de Landor ; mais ils sont assez différents pour suggérer que son visage était moins remarquable par ses traits permanents que par une expres- sion changeante, difficile à fixer. De plus, ils datent presque tous de la dernière partie de sa vie. L'intérêt exceptionnel du profil dessiné par George Dance est de nous montrer Landor à l'âge de vingt-neuf ans ; un Landor sombre, qui semble timide et bourru, un front en partie dissi- mulé sous la retombée des mèches bouclées, un nez fort, des yeux fixes et assez gros (qui étaient d'un bleu presque gris), un pli très marqué au coin des lèvres — une tête assez massive, enfoncée dans un corps qui dégage une impression de vigueur, malgré les épaules tombantes (1). Il faut ensuite attendre 1826, pour retrouver Landor à cinquante et un ans, dans le dessin fait à Florence par Bewick ; on retrouve la fixité du regard attentif et sans dureté, on découvre un front dégarni qui semble maintenant très haut, on note l'arc très accentué des sourcils, mais le reste est assez incertain (2). Il y a plus de caractère, et sans doute de fidélité, dans le buste de 1828, dû à John Gibson, dont Landor a dit qu'« il était le seul à ne l'avoir ni flatté ni calomnié >; le contraste est marqué entre la lèvre supérieure mince et l'inférieure avançant en une moue, cependant que le pli au coin des lèvres mêle à la sérénité dominante une ombre d'ironie ou d'amertume (3). Dix ans plus tard, à Bath, une série de trois portraits fut exécutée par le jeune William Fisher. Le corps y paraît alourdi, le cou et le bas du visage épaissis, mais l'expression que Forster trouvait « trop agressive » manifeste surtout une sorte d'ardeur mal contenue (4). C'est, au contraire, le Landor classique, calme et majestueux, qui paraît dans le portrait de ses soixante-treize ans (5). On peut ne pas insister sur la fade peinture

1. Frontispices de F. 1 et W.W. XIII ; Elwin, en face de p. 113. 2. Elwin, en face de p. 225. 3. Frontispice de ce livre. 4. Dans ce livre, en face de la p. 41. 5. Frontispice de Super. de Boxall en 1852 (6), le pastel (pourtant bon) de Faulkner deux ans plus tard (7), et même les deux croquis à la plume de William Wetmore Story (Landor à Sienne, dans 1 'un souriant, dans 1 autre lisant avec une concentration boudeuse) (8) - pour finir sur l'émouvante photographie prise en 1860, où les traits indistincts sont en partie dissimulés par la barbe blanche récente, mais où, sur un corps raide et lourd, la tête apparaît rejetée en arrière dans un mouvement de fierté, presque de défi (9). On peut placer, en regard de ces documents, le portrait-souvenir laissé par John Forster : « Pour un instant je retrouve avec précision la silhouette et le visage familiers, tels que je les découvris il y a près de trente ans. Landor en avait alors plus de soixante, et il les paraissait largement. Sa taille ne dépassait pas la moyenne, mais il avait une allure vigoureuse, avec un peu de corpulence, et marchait en se tenant très droit. Son aspect général, avec en particulier le port de tête, lui donnait ce qu'on appelle un air de distinction. Ses cheveux étaient d'un gris argenté et dégageaient un front large et ample, mais fuyant, qui ne devait pas, autrefois, être aussi bien mis en valeur. Cependant, ce qu'on remarquait d'abord, c'étaient les sourcils touffus, mais arqués assez haut, qui ne laissaient pas sur-le-champ une impression favorable. Ils auraient pu n'indiquer que l'orgueil, l'obstina- tion sous la forme la plus arrogante, s'il n'y avait eu ce qui apparaissait dans le reste du visage ». Les yeux étaient paisibles en profondeur, mais agités à la surface par une curiosité ardente. Les lèvres, parfois serrées et inflexibles, se détendaient soudain en un sourire d'une douceur féminine. Les traits, surtout le nez, étaient sans finesse, mais cette tête massive surmontée d'une crinière blanche, posée très en arrière, lui donnait l'aspect « léonin » qui a frappé tous ses contemporains — aspect confirmé par le rire pareil à un rugissement lâché en volées successives qui gagnaient peu à peu en volume (10). On retrouve ce rire dans les évocations de tous ceux qui ont connu Landor. Du reste, l'impression laissée n'était pas toujours agréable. Elizabeth Barrett, dont les nerfs fragiles supportaient mal ce fracas, dit : « Il rit, je m'en souviens, comme un ogre — il rit comme si le rire pouvait tuer, comme s'il le savait et pensait à un ennemi >. Et Carlyle : « C'était un homme sincère, en même temps qu'ardent et impétueux... mais l'impression personnelle qu'il laissait sur ceux qui ne faisaient que le rencontrer était celle d'un être sans frein, avec des veux ardents et des attitudes tapageuses, énonçant sur tout sujet qui était évoqué des exagérations énormes, suivies d'un éclat de rire qui n'était pas réjouissant, bien au contraire en fait > (11). Mais Wordsworth

6. Frontispice de F. II (Portrait au Victoria and Albert Museum). 7. Elwin, en face de p. 400 (le pastel est à la National Portrait Gallery). 8. Elwin, en face de pp. 433, 448. 9. Frontispice de H.C. Minchin, Walter Savage Landor, Last days, etc..., 1934 et de la Bibliography de Wise et Wheeler. 10. F 1, pp. 18-19. 11. Letters of Browning and Elizabeth Browning ; II, 199 — C.G. Duffy, Con- versations with Carlyle (N.Y. 1892), p. 65. (Cités, comme le texte suivant, par R.H. Super, p. 361). le décrit comme c un homme au cœur chaleureux, un causeur animé. dont le rire est le plus jovial et le plus heureux que j'aie jamais entendu chez un homme de cet âge » (12). Et ce rire tonitruant sert encore d'ouverture avant l'apparition du Boythorn de Bleak House. Son rire (dit Edith Summerson) « nous prévint tous en sa faveur. Il y avait une qualité de franchise dans ce rire, comme dans sa voix sonore et vigoureuse, dans la plénitude et la netteté avec laquelle il prononçait chaque mot, et dans le déchaînement même de ses super- latifs, qui semblaient partir comme des canons chargés à blanc, sans faire aucun mal ». Elle note ensuite les traits physiques qu'on a déjà vus, avec sa corpulence active, et le « menton qui aurait pu s'affaisser en double menton, s'il n'avait pas été sans cesse requis pour accentuer ses paroles avec véhémence > ; mais elle insiste surtout sur la noblesse de ses manières, sa courtoisie chevaleresque, et la soudaine tendresse d'un sourire qui venait révéler l'homme profond « sous une apparence quel- quefois terrifiante pour ceux qui le connaissaient mal » (13). C'est un portrait d'observation, non de fantaisie, et Dickens n'a même pas eu à grossir beaucoup les traits. Les démêlés avec Sir Leicester Dedlock reprennent les querelles avec Betham et Antoir. Pour les extravagances, l'auteur pouvait retrouver, par exemple, le souvenir du soir à Bath où Landor, apprenant que son ancienne résidence avait été le lieu de naissance du personnage de Little Nell, jura que s'il l'avait su à temps, il aurait acheté la maison pour la brûler de fond en comble, afin qu'elle ne fût pas profanée (14). L'habitude de mettre ses sentiments au superlatif remonte loin, et Birch, son ami d'Oxford, s'étonnait déjà ironiquement que de toutes les femmes rencontrées dans une promenade chacune soit la plus divine des créatures, que Pitt puisse être la pire des canailles si Canning l'était également et si leur souverain les laissait tous deux loin derrière... (15) Ce sont là, cependant des traits superficiels qui prennent un relief excessif et sont par là déformés dans la vision comique qui est celle de Dickens. De plus, le romancier donne à son Boythorn une nature trop simple (résumée en une opposition entre douceur profonde et violence verbale), pour en faire un excentrique inof- fensif. Peut-être se laisse-t-il influencer par Forster, qui manifeste (comme le lui reproche Elwin), une tendance marquée à traiter tout ce qui chez Landor déplaît à son esprit conformiste par un sourire de supériorité amusée. Il est, de toute façon, certain que Boythorn est une copie fidèle du personnage que jouait le Landor de Bath ; mais ce per- sonnage haut en couleurs, sans être étranger à lui-même, lui servait aussi d'écran, placé entre le monde et un esprit inquiet, tourmenté — une personnalité faite de contrastes dont sa vie nous offre l'illustration, et son œuvre le reflet. Comme Dickens, presque tous les contemporains ont été frappés, chez Landor, par une courtoisie que ne laissait pas prévoir sa réputation de violence. Hazlitt à Florence fut très bien reçu par le « roi des animaux > qu 'il hésitait à braver dans sa tanière. Leigh Hunt comparait

12. Robinson and the Wordsworth Circle, ed. Morlev 1 231 13. Bleak House, ed. New Oxford Illustrated Dickens, p. 117 (voir aussi p. 115). 14. F. II, 459,460. 15. F l, 186.