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2 LES ORIGINES CHINOISES DU LIBÉRALISME Introduction 3 BENOÎT MALBRANQUE LES ORIGINES CHINOISES DU LIBÉRALISME Paris, 2021 Institut Coppet 4 LES ORIGINES CHINOISES DU LIBÉRALISME 無爲 : ancienne graphie du 无为 (wu wei), notion phare de la philosophie classique chi- noise, habituellement rendue par « non-agir » ou « laisser-faire ». INTRODUCTION 5 INTRODUCTION À l’aube des Lumières et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les intel- lectuels français et occidentaux se confrontent à la Chine et pronon- cent leur jugement sur ce prétendu modèle : nul qui n’ait feuilleté les écrits des missionnaires et qui n’en fasse usage ; nul même qui ne croie de bon ton de faire référence à Confucius (孔子 Kong Zi), jusque dans des orthographes aberrantes, tel Blaise Pascal qui croit en impo- ser en disant Keum-fucum1. « Janséniste ou jésuite, sceptique ou carté- sien, écrit René Étiemble, quiconque pense vers 1700 ne peut éluder de penser à la Chine, de penser sur la Chine. » 2 Argument décisif, terrain de discussion ou simple exemple exotique, l’Empire chinois sera au cœur des Lumières, irrigant tous les domaines du savoir, jusqu’à l’économie politique, science nouvelle, dont Mirabeau (le fils) nous dit qu’on s’y réfère tant à son modèle que « nos livres d’éco- nomie politique sont devenus des romans chinois. » 3 L’influence de la Chine sur la pensée des Lumières a fait l’objet de très nombreuses études et la bibliographie sur ce thème est propre- ment immense. Toutefois, l’influence exacte de la Chine sur la forma- tion et le développement du libéralisme, dans toutes ses composan- tes, n’a jamais été étudiée de front et de manière satisfaisante. D’un côté les sinologues, en évoquant la Chine de Bayle, de Voltaire et de Quesnay, se sentent rarement la vocation à approfondir leur pensée, et ne dominant ni l’histoire du libéralisme français ni le corpus qui l’a fondé, ils restent attachés à des interprétations superficielles ; d’un autre, les connaisseurs du libéralisme, se sachant démunis, demeurent muets, la Chine étant une civilisation complexe, un labyrinthe au sein duquel ils savent qu’ils se perdront et ne se retrouveront plus. Après avoir passé dix ans dans l’étude conjointe de la Chine et du libéralisme français, dans une symbiose étroite qu’on taxe d’éclec- tisme, je me sens assez d’audace pour conduire l’enquête que je pro- pose, et quoique je sois le premier à sentir mes limites, je crois utile de livrer au public le résultat de mes travaux. Notre époque paraît d’ailleurs avoir vaincu certains des préjugés qui jadis obscurcissaient la vue et qui firent que tout au long du XIXe siècle les grands noms du libéralisme français conçurent une image très négative de l’influence chinoise sur la pensée de leurs prédéces- 1 Blaise Pascal, Les Provinciales ; Œuvres complètes, éd. Pléiade, 1998, t. I, p. 627. 2 René Étiemble, L’Europe chinoise, 1988, t. I, p. 334. 3 Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État, 1782, p. 162. 6 LES ORIGINES CHINOISES DU LIBÉRALISME seurs. Dans son principal exposé doctrinal des principes du libéra- lisme, publié entre 1822 et 1824, Benjamin Constant se plaint très amèrement des éloges de Filangieri sur l’Empire chinois, « suite, écrit- il sèchement, de cette habitude où l’on était, il y a soixante ans, d’admirer les pays les plus misérables et les gouvernements les plus tyranniques, pourvu qu’on en fût séparé par le temps ou la distance »1. D’après Constant, la référence chinoise ne doit pas nous abuser, n’étant rien d’autre qu’un artifice de rhétorique, et la vérité historique étant ce dont on se souciait alors le moins ; aussi « peu importait à Filangieri que la Chine, gouvernée par le bambou, offrît plus qu’au- cun autre pays le honteux spectacle de la dégradation de l’espèce humaine. »2 De même Alexis de Tocqueville, un temps séduit par les sirènes du modèle chinois3, n’eut bientôt plus que du mépris pour ceux qui y avaient succombé, et dans son dernier livre il dit des phy- siocrates et de leur doctrine que « ne trouvant encore autour d’eux rien qui leur paraisse conforme à cet idéal, ils vont le chercher au fond de l’Asie. Je n’exagère pas en affirmant qu’il n’y en a pas un qui n’ait fait dans quelque partie de ses écrits l’éloge emphatique de la Chine. On est sûr en lisant leurs livres d’y rencontrer au moins cela ; et, comme la Chine est encore très mal connue, il n’est sorte de billeve- sées dont ils ne nous entretiennent à propos d’elle. Ce gouvernement imbécile et barbare, qu’une poignée d’Européens maîtrise à son gré, leur semble le modèle le plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde. »4 Et sur ce même cas, Léonce de Lavergne, l’un des premiers historiens des économistes libéraux français, affirme pé- remptoirement en 1870 que « s’il a plu aux physiocrates de faire du Céleste Empire une sorte d’idéal, c’était par une fantaisie d’imagi- nation qu’il ne faut pas trop prendre au sérieux. »5 Ces préjugés se maintinrent encore pour plusieurs décennies, et qui consentirait à me lire encore si j’osais prétendre qu’ils ont au- jourd’hui tous disparu ? Il n’en faut pas moins marcher plus avant dans la recherche, et élucider les questions que posent ce modèle chi- nois dont l’influence fut si grande au temps du premier établissement du libéralisme en France. Quelle fut, notamment, la valeur de ce mo- dèle ? Comment fonctionna-t-il ? Quelle en fut la portée ? Enfin, la Chine ne fut-elle qu’un exemple commode, ou fut-elle proprement une inspiration ? 1 Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri ; Œuvres complètes, éd. De Gruyter, t. XXVI, p. 211. 2 Ibid., p. 212. 3 Manuscrits de la Démocratie en Amérique, dans Œuvres, éd. Pléiade, t. II, p. 1101. 4 L’Ancien régime et la Révolution ; Œuvres complètes, éd. Gallimard, t. II, vol. I, p. 213. 5 Léonce de Lavergne, Les économistes français du dix-huitième siècle, 1870, p. 287. INTRODUCTION 7 Jusqu’à aujourd’hui, la thèse du procédé rhétorique semble l’opi- nion courante. « Les encyclopédistes, lit-on par exemple, ayant vu l’abus et la corruption dans la politique et la religion, ont voulu les attaquer indirectement en s’armant de ce qu’ils avaient trouvé de meilleur dans les autres pays… Au lieu de dire du mal de leurs pays, ils vantèrent tout simplement la sagesse et la tolérance de l’Empereur de Chine, ou d’autres princes de l’Orient. Confucius devient leur idole, parce que sa morale “est simple et n’est jamais troublée par les querelles du sacerdoce et de l’empire”, pour ne pas dire que la religion chrétienne a tous ces défauts. » 1 À l’époque même des Lumières, cette pratique rhétorique avait été théorisée et mise en exergue. Dans l’ouvrage qu’il consacra à la défense de sa théorie du libéralisme éco- nomique, Condillac conseillait l’usage des modèles étrangers dans l’argumentation, soutenant que le peuple « est trop aveuglé et ses yeux se refuseraient à la lumière dès qu’elle lui montrerait des vérités qu’il ne veut pas voir. Afin donc qu’il jugeât de ses erreurs, il faudrait qu’il ignorât que ce sont les siennes. Or on pourrait, par des suppositions, essayer de les lui montrer dans d’autres peuples, où il aurait quelque peine à se reconnaître. On pourrait au moins lui faire voir sensible- ment les avantages dont il se prive, si on lui faisait remarquer ceux dont jouirait un peuple qui n’aurait pas ses préjugés. » 2 Ainsi il paraît rétrospectivement tout naturel d’affirmer que c’est cet usage premier qui fut fait du modèle chinois. Mais cette supposition se trouve-t-elle validée par l’examen des sources ? La Chine ne servit-elle que de point d’appui, de référence facile, pour des philosophes et des économistes libéraux qui conçurent par eux-mêmes leurs doctrines ? Au contraire, ne vinrent-ils pas pri- mitivement s’abreuver à cette source nouvelle et audacieuse, pour concevoir les idées par lesquelles l’Europe, en mal d’inspiration, et subissant la chute généralisée des modèles et des systèmes anciens, pourrait se renouveler ? Le « libéralisme chinois » avait-il une quel- conque valeur historique, ou n’était-il qu’un modèle fantastique, in- venté de toutes pièces ? Il est temps, je crois, d’examiner ces questions, en rouvrant, sur la base de documents nouveaux, ce vieux procès en apparence tant de fois jugé. Je le ferais en deux temps. Dans la première partie de cette étude, j’examine la naissance et le développement du modèle chinois et son usage par les philosophes et les économistes dans leur défense de la liberté considérée dans ses différentes composantes. Je tourne ensuite mon attention sur le corpus de la philosophie chinoise ancienne, que 1 Ting Tchao-Tsing, Les descriptions de la Chine par les Français (1650-1750), 1928, p. 98 ; p. 100. 2 Étienne Bonnot de Condillac, Le commerce et le gouvernement, 1776, p. 359-360. 8 LES ORIGINES CHINOISES DU LIBÉRALISME j’interroge et que j’examine afin d’y rechercher les traces d’une dé- fense de la liberté humaine, de manière à juger si le modèle de libéra- lisme que les premiers libéraux français ont cru trouver en Chine, était véritablement une illusion et une aberration. INTRODUCTION 9 CHAPITRE I.