"A l'ombre de l'Acropole, là où la Démocratie est née, la démocratie est aujourd'hui foulée aux pieds"... Manolis Glezos (mars, 1963)

marxisme militant

GRECE 1963

Manolis Glezos Message

André Gisselbrecht Grèce 1963 Quelques mythes modernes - Les hommes victi­ mes des ruines - Ne suivez pas le guide - Qu’est- ce qui est grec ? - Digression musicale - Le physique ou le moral ? - La fameuse question d’Orient - Le rêve de la grande Grèce - De très vieux réfugiés - Un peuple trahi - La drôle de guerre contre le fascisme - Une Résistance excep­ tionnelle - Les éphémérides de la Résistance grecque - Le sommet de la démocratie grecque - La Résistance intellectuelle - Le premier acte de la guerre froide - Où sont passés les dollars ? Un système quasi-colonial - Un gâteau pour les parasites - Oranges et cigarettes - Un parent pauvre de l’Europe des Six - Ces paysans à l’hos­ pitalité homérique - Des syndicats sans syndica­ listes - Des indigents aux aveugles - La saignée de l’émigration - Un régime hypocrite - L’alibi de la culture - Les philhellènes à l’Index - Un étrange illogisme - Ces innombrables journaux grecs - Le sort original d’un journal démocrati­ que - Une « orgie » électorale - La « mère des démocrates » en action - Ces prisonniers qu’on ne veut pas avouer - Le pope n’est pas l’enne­ mi - Sa Majesté le Roi des Hellènes - Monarchie parlementaire ou République ? - Bonnes œuvres et fastes royaux - Les cousins de Basse-Saxe - Pays « atlantique » ou balkanique ? - Un réduit assiégé du « monde libre » - La revanche des collabos - Une démocratie policière - Le danger du fascisme - Un vaste centre d’indécision - Le parti des « lenvendis » (généreux et nobles) - Des ouvriers du tabac aux avocats - Où sont les Socrates d’aujourd’hui? - Conclusion ...... POEMES ET CHANTS Chants kleftiques ...... 116 Livaditis Ne vise pas mon cœur ...... 117 Elytis Eloges - Prophétie ...... 119 Vrettakos L’homme et le cheval - Deux mères qui se croient seules 120 Yannis Ritsos Epitaphios - Les racines du monde - Soir...... 122 Manolis Fourtounis Le retour ...... 126 Titos Patrikios Phase d ’une bataille - Numéro matricule ...... 126 Tassos Spyropoulos Attends ...... 128 Victoria Theodorou La mer ...... 129 Kostas Koüloufakos Testament ...... 130 Angelos Phocas Histoire pour que l’histoire soit écrite ...... 131

DEUX NOUVELLES Elli Alexiou Le retour au pays natal et les grands nombres 133 Dido Sotiriou Le gosse 137

Les augmentations successives des prix et charges nous con­ traignent à un prochain rajustement de nos tarifs. Ce rajuste­ ment prendra effet avec notre numéro 149 (Septembre-Octobre 1963). Les nouveaux tarifs seront les suivants : Prix de vente du numéro : 4,50 F. — Abonnement 1 an ; 40 F. — 6 mois ; 21 F. — Abonnement d’essai (3 numéros) : 13 F. Conformément à la tra­ dition, nos lecteurs gardent la possibilité, jusqu’au 15 septembre, de s’abonner, et nos abonnés de se réabonner (même par antici­ pation) aux tarifs anciens (voir la dernière page de la revue). M

Chers lecteurs,

Avec le courage que je puise dans cette tragédie, que vous lirez dans les colonnes hospitalières de La Nouvelle Critique, je vous invite, j’invite chaque conscience humaine à se révolter, à réclamer la liberté pour les plus de mille détenus politiques grecs, combattants de la Résistance Nationale. Ces hommes qui, pendant les terribles années de l’occupation, se sont battus pour la liberté de leur pays, pourrissent à présent en prison. Combat­ tants inflexibles de la démocratie, de l'indépendance nationale et de la paix, ils demeurent indomptés, tels de nouveaux Promé- thées, dont le seul crime fut d ’avoir trop aimé l’homme et leur patrie.

Tous ceux qui aiment la Grèce comme un symbole de liberté, de démocratie, d ’humanisme et de civilisation doivent aider à la victoire de ces idéaux, en effaçant de ma patrie cette tache qu ’est la détention politique.

Pour les Grecs, l’idée de liberté est étroitement liée à la France, qui a toujours été associée à nos luttes poui cette liberté. Ses intellectuels, si sensibles à la misère et à l’opnression, suivent aujourd'hui l’exemple de Hugo, qui s'était insurgé contre l'humi ­ liation imposée alors à la Grèce par l’occupation étrangè'e. Son poème, « L’enfant grec », a trouvé une suite dans les démarches, les pétitions et autres expressions de la solidarité des Français. Tous ceux qui visitent aujourd ’hui la Grèce, au-delà des vestiges d'une antique civilisation et d ’une façade menteuse, peu ­ vent discerner le drame de notre pays, la misère, la faim, la douleur infinie. Ils voient des mères, assises au seuil de leur mai­ son et qui attendent depuis dix-neuf ans le retour de leurs enfants. Sous l’ombre de l'Acropole, là où la démocratie est née, la démocratie est maintenant quotidiennement foulée aux pieds.

M A N O O André Gisselbrecht

Grèce 1963

Divers événements récents le prouvent : après l’Espagne, la Grèce préoccupe le monde. Les pages qui suivent ne prétendent pas, tant s’en faut, donner une connaissance complète de la Grèce actuelle. Les spécialistes, les Grecs eux-mêmes y trouve­ ront nombre de lacunes, voire d’inexactitudes, que l’auteur aime­ rait, s’il y a lieu, corriger avec eux. La durée du séjour, l’igno­ rance du grec ancien (malgré tout utile !), un commerce récent — autre que touristique — avec ce pays ne permettaient pas ce qu’on nomme une connaissance « intime » du sujet; ils n’autori­ seraient qu’à un reportage. Ce qu’on va lire n’est pour une bonne part que cela. L’auteur a cru néanmoins devoir déborder les limites de la chose vue et entendue; des faits d’actualité — tels la venue à Paris du héros de l’Acropole, Manolis Glezosi, la Conférence pour l’amnistie tenue en mars au Palais d’Orsay, et aussi le voyage de de Gaulle à Athènes et Salonique — l’ont incité à compléter les données déjà abondantes recueillies sur place par des documents écrits et un rappel (nécessairement succinct et incomplet) du passé historique — à l’exclusion de l’Antiquité classique, dans laquelle on se réfugie trop facilement, tourisme et culture « humaniste » aidant. D’autre part, la rareté des ouvrages consacrés — y compris par des Grecs — à la Grèce contemporaine était une raison sup­ plémentaire de s’aventurer, avec les risques et périls qui s’atta­ chent à l’entreprise; un coup d’œil aux rayons des Presses Uni­ versitaires est édifiant : d’innombrables livres sur la Grèce anti­ que — dont la réédition très heureuse, en Livre de Poche, de De l’Iliade au Parthénon du grand helléniste progressiste André Bonnard —, à peu près aucun sur la Grèce moderne; il n’existe pas d’ouvrage d’ensemble sur la période d’après-guerre jusqu’à nos jours; ni d’histoire complète et sérieuse de la Résistance anti- nazie2; encore moins, vu les controverses toujours vives, de la guerre civile de 194649. C’est pourquoi, malgré l’insuffisance de son information, l’auteur présente ces pages comme une modeste 1. Où il fut reçu, entre autres personnalités, par MM. Dardel, président du Conseil général, et Taittinger, président du Conseil municipal. 2. Le livre du publiciste belge Dzélépy, Le dra­ me de la Résistance grecque, est sujet à caution. ^ pierre d’attente avant l’ouvrage général qu’attendent les hommes 2 de progrès, qui se sont passionnés et se passionnent pour la Grèce, tant ce pays a donné pour sa liberté et celle du monde. 'g Je tiens à remercier ici pour leur aide fraternelle les mili- tants et députés de l’E.D.A. (Union Démocratique de gauche), qui m’ont fait part de leur expérience et de leurs souffrances, et ménagé les contacts indispensables. Qu’on me dispense de citer leurs noms — hommes et femmes —, qui sont trop nombreux : ils se reconnaîtront aisément. Je remercie également les person­ nalités dont les noms suivent, qui ont bien voulu me recevoir : M. Mavros, député de l’Union du Centre, ex-ministre (de la Défense, des Finances, de la Justice); M. Stefanopoulos, député du Centre (leader-adjoint du groupe parlementaire), plusieims fois ministre des Affaires étrangères, ex-vice-président du gouver­ nement du Maréchal Papagos; M. Tsirimokos, leader du Centre, ex-dirigeant du Parti socialiste, vice-Président de la Ligue hellé­ nique des droits de l’homme et de la Fédération internationale des droits de l’homme; M. Argyropoulos, ancien ambassadeur, grand connaisseur de notre pays (et de son Président de la Répu­ blique), ex-ministre des Affaires étrangères du « grand » Veni- zelos3; M. Merkourisi, député indépendant, ancien ministre de la Santé publique, ex-organisateur du référendum pour le retour du roi Georges, représentant grec au Parlement européen, prési­ dent du Comité pour la coopération des pays balkaniques; M. P5 rromaglou, du Parti agraire, ex-dirigeant de l’organisation de Résistance (anticommuniste) E.D.E.S. (du Général Zervas), ex­ professeur de français. Leur savoir de spécialistes (M. Mavros par­ ticulièrement est un économiste réputé, M. Pyromaglou est histo­ rien — à la fois acteur et chroniqueur — de la Résistance), ainsi que leurs déclarations d’hommes politiques responsables, donc « autorisées », m’ont été très précieuses pour définir l’éventail d’opinions de la Grèce actuelle. On me pardonnera d’omettre le parti gouvernemental — l’E.R.E.5 de M. Caramcmlis — (au pouvoir depuis 56), dont les positions officielles sont suffisamment con­ nues — alors que ses pratiques les sont beaucoup moins.

Quelques mythes modernes Que sait-on de la Grèce ? Il faut distinguer, bien sûr, entre le public politisé et celui qui ne l’est pas — disons, en gros, les vacanciers — bien que les deux catégories puissent se recouper. Le premier a entendu parler de l’acte héroïque de Manolis Glezos et 3. Dont le fils, Sophocle Venizelos, est l’un des principaux leaders de ce même parti du Centre. 4. M. Merkouris est le père de la célèbre artiste Mélina Merkouri. 5. E.R.E. : Union nationale radicale. de son compagnon arrachant le drapeau nazi de l’Acropole; il sait moins comment la Résistance fut trahie en 1944, il a plemré sur la fin tragique de l’épopée des Monts Grammos, sur l’exécu­ tion de Beloyannis {L'Homme à l'œillet de Picasso est dans leurs mémoires), il sait que des hommes de gauche, liés au peuple, ont été persécutés, jetés en prison, et que l’un des plus aimés, des plus prestigieux, Manolis Glezos lui-même, vient d’en être libéré. On sait, depuis peu, qu’on ne craint pas d’y assassiner en pleine rue des opposants qui sont des hommes respectés et populaires, en voulant — mais vainement — déguiser le meurtre en acci­ dent... Mais l’autre, qui est ébloui par le décor ? Il faut d’abord interroger les images littéraires et artistiques les plus répandues qui nous ont été offertes de la Grèce ces der­ nières années. Ces images, même si elles contiennent une part de vérité, sont des clichés qui font plus ou moins écran à une vision vraie du peuple grec. Prenons les films de Jules Dassin, ce Grec d’adoption. On peut diverger sur l’appréciation de Jamais le dimanche, mais pour les Grecs cultivés, c’est une imagerie complaisante de ce qu’ils refusent ; la Grèce pauvre mais lumineuse, soleil, haillons et danses extatiques; une Grèce pour étrangers, qui se donne en spectacle. Dassin, dans l'intention louable de dégonfler le mythe de la Grèce antique, le remplace par un autre. Un film « putain », me disait un ami, particulièrement sévère. Dans Phaedra, il ne se sert de l’île d’Hydra que comme d’un cadre; personne ne pense que sa critique sociale ait inquiété si peu que ce soit le grand armateur Onassis; et quant à Hydra, qui devinerait que cette île, pleine de demeures de grands bourgeois patriotes et d’amiraux de la guerre d’indépendance contre les Turcs, fut l’un des centres de la « Révolution nationale » de 1821 à 1827 ? Il y a plus de Grèce actuelle, de dignité humaine, d’esprit démocratique dans l’Elektra de Michel Cacoyannis, qui ne fait qu’adapter Euri­ pide, même si l’on pense qu’il est demeuré en retrait sur le grand tragique : en Grèce, le despotisme étranger d’Egisthe et la trahi­ son de Clytemnestre sont immédiatement traduits en termes contemporains... Prenons le grand écrivain crétois Nicos Kazantzakis, dont Dassin a porté à l’écran Le Christ recrucifié, et qtd est connu chez nous par le Livre de Poche. Certes, il fut le chantre de la lutte pour l’indépendcmce de la Crètes, mais ce n’est pas chez lui un motif central; et son héros populaire Alexis Zorba (dans le roman du même nom) est un modèle assez douteux et typiquement litté­ raire : aussi pur qu’inculte, libre comme l’air avec son « san- 6. Voir aussi Le Crétois, de Prévélakis, traduit récemment par Jacques Lacarrière. On sait que la Résistance crétoise a rendu ta vie impossible aux troupes de Goering. La Crète est aussi le pays natal de Venizelos, l’homme politique répu ­ blicain le plus marquant de la Grèce moderne. M touri », libre de préjugés mais aussi d’attachements et de convic- 2 tiens — comme son auteur, qui passa un peu par toutes les idéo- logies et toutes les religions de la terre. Précisons aussi que 'w Kazantzakis, prix Nobel, dont le talent n’est pas en cause, est ^3 beaucoup moins connu du peuple grec que du public lettré, grec ou étranger^. Je ne m’étendrai pas sur un motif connu, auquel les romans de Peyrefitte doivent leur succès ; !’« amour grec ». La Grèce actuelle, à l’heure américaine, ne manque pas de formes de pros­ titution, que ses fils sont les premiers à déplorer avec honte et avec rage. Mais le phénomène dont il s’agit est somme toute moins virulent en Grèce, eu égard au chiffre de population, qu’en Angleterre ou en Allemagne. Et on ne songerait pas à mettre en filiation quelques éphèbes grecs d’aujourd’hui et ceux du temps de Platon s’il n’y avait eu un Peyrefitte, dont les études de mœurs se limitent d’ailleurs au milieu... des Ambassades. Il y a aussi la Grèce de Durrell; celle d’Henry Miller. Je lis avec plaisir, après mon voyage, dans le volume Petite Planète de Mme Mimica Cranakis, un chapitre consacré au « Colosse de Maroussi »9 de Miller; il est venu en Grèce, où il fut accompagné par le critique Katsimbalis et le grand poète Séféris (Séfériadès), en pleine dictature de Métaxas, alors qu’on se battait déjà sur le front d’Albanie, et il n’a vu que le ciel bleu et l’extrême facilité de rapports humains des Grecs, de préférences misérables, c’est- à-dire l’immense majorité. « J’aime la Grèce pour sa lumière et sa pauvreté » ; vous nous aimez, lui dit-elle, pauvres mais hon­ nêtes, c’est-à-dire esthétiques; vous mettez soigneusement la Grèce à l’abri de la civilisation moderne : le sous-développement est un charme qui dure. Et enfin : « Vous montez les 999 mar­ ches de la forteresse de Nauplie et vous n’entendez pas les gémis­ sements des cachots, ces mêmes cachots où Kolokotronnis, le héros de la guerre d’indépendance, fut enfermé, des cachots genre oubliettes ; en 1939, ils étaient, pourtant, pleins de com­ munistes »... Miller, qui vomit avec bonne conscience le « Brou- kli »io — le Grec émigré aux U.S.A. où il a fait fortune et d’où 7. Cependant Kazantzakis a eu certains mérites : il a rompu avec le mythe antique (son Odyssée commence là où l’autre finit), il a brisé les limi­ tations de la sensibilité orthodoxe ( il eut un pro­ cès pour avoir dit ne pas croire en Dieu, mais seulement en l’Etre), il fut le premier à décou ­ vrir l’U.RS.S. (dans Toda Raba, écrit directe­ ment en français)... 8. Grèce, Editions du Seuil. 9. Maroussi, c’est Amaroussion : Kifissia et Amaroussion, délicieusement ombragés, sont deux lieux de villégiature à quelques kilomètres au nord d'Athènes. 8 10. Du nom de Brooklyn. On peut lire aussi à ce sujet le roman de Lilika Nakos, Terre de Béotie, récemment traduit, qui a pour sujet l’affronte­ ment des Grecs de l’« intérieur » et des Grecs d ’Amérique. il revient plein de mépris supérieur pour ses compatriotes — est le type même du citoyen des U.S.A. qui veut oublier qu’il est d’im pays riche et honni pour ses richesses, et pense se régénérer au contact d’un peuple fier dans sa misère, qu’il a pris soin aupa­ ravant de retrancher de l’Histoire.

Les hommes victimes des ruines C’est une fausse contemporanéité, à peine xm progrès sur un travers tout différent et plus répandu ; celui qui consiste à faire de la Grèce un cadre, où des ombres humaines — généralement noires en effet, on le sait depuis le film Stella — évoluent dans un paysage et au milieu de pierres millénaires, gardées de toute souillure par l’esprit, soufflant éternellement, de Périclès et d’Epaminondas. La mentalité qui préside aux croisières Guillaume Budé rejoint ici, dans ses limitations, celle d’agences de tourisme beaucoup plus mercantiles. La splendeur antique — fondée sur l’esclavage, ce qui est reconnu depuis longtemps par tout histo­ rien sérieux, mais encore méconnu du grand public — est pour les Grecs d’aujourd’hui à la fois une gloire et une servitude; en même temps qu’une excuse et un alibi pour les gouvernants, qui mettent le pays en coupe réglée au profit d’une poignée de parasites richissimes, dont les affaires intimes alimentent la presse du cœur, jointes à celles des têtes couronnées qui régnent sur cette « mère des démocraties ». On préfère, dans les écoles, parler de Diogène et d’Aspasie plutôt que de l’occupation alle­ mande, et des guerres médiques plutôt que de la Résistance. Et lorsqu’un observateur étranger critique le fonctionnement actuel de la démocratie grecque, voici ce que cela donne : « L’Ambas ­ sade grecqueii n’a pas réfuté mes accusations (parues dans le Stockholm Tidningen) concernant la fraude électorale, la dépor­ tation, l’obligation du certificat d’opinions politiques; elle s’est lancée dans de longs développements sur la naissance de la démocratie aux temps classiques, mais cela ne me disait rien sur la pratique de la démocratie de nos jours »... Les démocrates se sont toujours élevés contre cet oubli des hommes vivants au profit des antiquités. Aucun n’en dédaigne pour autant l’incomparable lumière qui dore les marbres du Pen- télique ou de Paros, ni le ciel changeant presque à chaque minute. D’un voyage qui fut rien moins que touristique, je garde comme moments inoubliables la montée au temple de Poséidon du cap Sounion et celle au temps d’Aphaïa, dans l’île d’Egine. Les démo­ crates grecs traînés de prisons en camps de déportation les dédai­ gnent encore moins. « Je n’avais qu’une hâte en sortant de prison, me dit une militante de l’E.D.A. ; héler un taxi et dire : conduisez-moi 11. Déclare l’avocat Hans G. Franck, avocat à la cour de Stockholm, dans son rapport à la Con- iérence pour l’Amnistie du Palais d ’Orsay (23- 24 mars). ^ à la mer... Ici, on ne peut pas vivre sans la mer, im Grec est malheu- 2 reux quand il ne peut pas la voir ». Et il faut bien dire que s’il y a un pays où l’existence de prisonniers politiques est particu- lièrement choquante, c’est bien la Grèce : comment imaginer, supporter que des hommes et des femmes de bonne volonté lan­ guissent dans l’obscurité alors qu’au dehors tout n’est que clarté et harmonie ? Des hommes et des femmes qui se prénomment couramment Léonidas ou Pénélope ? En feuilletant le recueil de chants populaires — chants kleftiques pour la plupart — recueil­ lis par le romantique français Fauriel en 182412, je tombe sur ces lignes de son Avant-Propos : « Voilà plus de quatre siècles que les érudits de l’Europe ne parlent de la Grèce que pour déplorer la perte de son ancienne civilisation, ne la parcourant que pour y chercher des débris, je dirais presque la poussière de ses villes et de ses temples, décidés d’avance à s’extasier sur les vestiges les plus douteux ( ?) de ce qu’elle fut il y a deux ou trois mille ans; quant aux cinq ou six millions d’habitants, restes certains, restes vivants de l’ancien peuple de cette terre idolâtrée, il en est bien autrement. Les érudits n’en ont pas tenu compte, ou s’ils en ont parlé, ça n’a guère été qu’en passant, et pour les signaler comme une race abjecte, déchue au point de ne mériter que le mépris ou la pitié des hommes cultivés. On serait tenté, à pren­ dre au sérieux le témoignage de la plupart de ces érudits, de regarder les Grecs modernes comme un accident disparate et profane jeté mal à propos au milieu des ruines sacrées de la vieille Grèce, pour en gâter le spectacle et l’effet aux doctes ado­ rateurs qui les visitent de temps à autre. » C’est là le langage de tout homme, fût-il érudit, qui allie la contemplation à l’action pour un monde meilleur : la période romantique fut aussi celle des luttes des nationalités opprimées. Le peuple grec ne fut-il le premier en Europe à poser — vers 1820 — la question des nationalités ? A ces propos font écho ceux-ci, que je relève dans le volume A l’école du peuple grec, de Roger Milliex, longtemps secrétaire de l’Institut français d’Athè­ nes, paru en 1946, et dédié à ce « peuple de meurt-de-faimi3 gourmands de leur patrie » (Eluard) : « A l’époque heureuse où l’on faisait des croisières en Grèce, nous n’avons que trop ren­ contré de ces voyageurs illuminés à qui Pausanias, la Prière sur l’Acropole et le Guide Bleu étaient montés à la tête et dont l’en­ thousiasme à œillères pour l’antique, et l’antique seul, excitent l’ironie et parfois la légitime irritation des Grecs d’aujourd’hui. Ces aveugles enivrés de mirages scolaires, il prenait envie de J2. Très connu en Grèce, car il a contribué à faire prendre conscience aux Grecs du XIX’ siècle de leur propre patrimoine littéraire. Voir 10 nos « Témoignages littéraires » à la fin de ce numéro. 13. L’auteur vécut en Grèce lors de l’atroce fami­ ne de l’hiver 1941-42 et l'Institut français abrita nombre de résistants. leur mettre le nez dans la boue des ruelles sordides et grouillan­ tes d'un quartier pauvre, d'un quartier de réfugiési4, tout au pied de l'Acropole et que naturellement, dans leur éblouissement arti­ ficiel et inhumain, ils n'avaient pas regardé. » Ce n'est pas que la misère grecque ne crève les yeux des plus innocents : tous les vacanciers en parlent. Mais d'abord la misère peut être mise au compte du pittoresque. Et ensuite elle demeure une image tant qu'on n'essaie pas de remonter à ses causes politiques. Cette vue faussée résulte pour une grande part du snobisme touristique. La Grèce en 1963 a pris la place qu'occu­ pait jusque-là l'Espagne : le pays des vacances ensoleillées à bon marché. Une première vague déferla déjà peu avant la guerre. •Comme par hasard, ces fluctuations suivent celles du change. Simone de Beauvoir témoigne dans ses Mémoiresi^ de la vogue du voyage en Grèce, particulièrement dans les îles de la Mer Egée, chez les jeunes intellectuels de sa génération, y compris ceux de gauche, dans les armées qui précédèrent 1940; et elle ne cache pas qu'elle était liée à cet état d'esprit de petit privilégié qui vous attire vers les pays de haute culture, mais à monnaie faible. Sartre et elle-même, « suivant la mode », ignorèrent tout de la persécution des démocrates sous Métaxas, alors qu'à la forteresse de Nauplie — simple point de départ pour l'excursion d'Epidaure — le gardien leur avait dit : « Tous les communistes de Grèce sont là ». Les reproches, pas toujours muets, des enfants affamés ne faisaient que « gâcher leurs vacances », et les fusta- nellesis des evzonesi7 (celles que soulèvent parfois, aujourd'hui, les marins américains en goguette...), si elles étaient portées manifestement par des troupes de répression fascistes, ressor- tissaient néanmoins à la couleur locale. A part cela, « la Grèce n'avait pas l'air d'une dictature militaire »... Aujourd'hui non plus; pour peu que vous n'ayez aucune relation avec un Grec démocrate, un Grec qui, comme on dit là-bas, « possède un dos­ sier » (de police), en effet, vous ne vous en apercevrez guère; tant le régime actuel est soucieux des apparences et des formes. Nous y reviendrons, longuement.

Ne suivez pas le guide On ne part pas en Grèce sans guide, sans « Itinéraire », sans Mentor. Aucun de ceux qui existent — je ne mentionne que les plus sérieux, en même temps que les plus accessibles — n'est par­ faitement satisfaisant. Même pas le « Que sais-je ? » de M. Svoronos {Histoire de 14. Il s’agit de réfugiés d'Asie Mineure, venus en Grèce continentale à la suite de la catastro­ phe militaire de 1922 et du Traité de Lausanne 1 1 de 1923. Sur ce sujet voir plus loin. 15. La Force de l'Âge, p. 310 et suivantes. 16. Jupes passées. n. Aujourd ’hui gardes royaux. ^ la Grèce Moderne) : il s’arrête à 1950, aux lendemains de la 2 guerre civile. Mais c’est, à notre connaissance, la meilleure mise ^ au point en un si petit format. On ne s’étonne pas que le livre ^ ait ete interdit en Grèce : il parle de la Résistance, de l'E.A.M. et de l’E.L.A.S.. de leur « œuvre administrative et juridique » (p. 116), de leur contribution à la victoire sur le nazisme (p. 114), il signale que la grande majorité du peuple grec était avec elles, il stigmatise en termes modérés mais clairs la terreur déchaînée après la « révolte » populaire de décembre 44 (p. 120)i8, il ne porte pas de jugement sur la guerre civile... L’orientation n’est pas aussi nette dans la Grèce de Mimica Cranaki, dans la collec­ tion « Petite Planète » ; cette collection louvoie généralement entre le conformisme gouvernemental des guides touristiques et le progressisme affiché par la maison d’éditions, mais le résultat en est le plus souvent le compromis bâtard, la fausse audace — compte tenu, bien sûr, des impératifs commerciaux qu’on ne peut exclure. Ainsi Mme Cranaki s’élève contre le culte du faux pittoresque, signale au passage qu’il y a des emprisonnés poli­ tiques; mais elle se garde d’attaquer le régime actuel; elle polé­ mique même (p. 10) contre un adversaire inventé pour la cir­ constance : « Le protestataire professionnel, la belle âme du xx ” siècle », pour qui la Grèce « est un pays fasciste » (« le vin résiné, les rougets, les melons, tout baigne dans cette essence totalitaire »); et elle avance cet argument : « il ne paraît pas facile d’abrutir du jour au lendemain un peuple qui a su sortir indemne ou presque d’un esclavage de quatre sièclesia ». Par­ bleu ! La Grèce de M. Caramanlis, protégée du peuple par la 6' Flotte américaine, n’est pas fasciste, c’est vrai, elle est seule­ ment en voie de fascisation (j’espère le démontrer); et si elle n’est pas fasciste, c’est à l’indomptable résistance de son peuple qu’elle le doit : en effet, il est loin d’être abruti, pas plus par rE.R.E.20 et l’anticommunisme, parmi les plus bêtes du monde, que par les beys et les pachas. Quant aux poissons — les « psa- ria » —, au « retzinato », aux énormes oranges et aux non moins énormes olives noires, ils n’ont pas été, en effet, le moins du monde altérés par le régime actuel, et c’est avec des victimes du néo-fascisme2i que je les ai goûtés avec le plus de plaisii^s...

18. Il cite aussi comme seul historien de la litté­ rature néogrecque (avec M. Mirambel) Constan­ tin Dimaras, qui n'est pas « persona grata » auprès du gouvernement actuel... 19. L'esclavage turc. 20. Le parti gouvernemental. 21. Sorties — pour combien de temps ? — de ses prisons, rescapées de ses camps de déporta ­ 12 tion... 22. Pourquoi faut-il aussi qu'elle parle (p. 54) des « masses éamisées » « hurlant » mots d'or­ dre et chants révolutionnaires le jour de la Libé­ ration ? J’espérais peu du Guide Bleu : bien que plus discrètement -que le Guide Michelin, il prend généralement, dans ses intro­ ductions, le parti du gouvernement en place dans le pays en question. En Espagne, les franquistes sont les « nationaux »... En Grèce... Les vieux Guides Bleus — celui de 1935 par exemple — indiquent comme seule référence litéraire Le Roi des Monta­ gnes d’Edmond About; c’est comme si toute la Grèce était à l'image du Magne, ce district du sud du Péloponèse où l’on pra­ tique encore la vendetta et où se recrutèrent pas mal de bandes fascistes en 1945 et dans les années suivantes23... Après la guerre, le Guide Bleu est neutre et discret, mais c’était plutôt, comme me le précisèrent mes amis grecs, par souci progressiste. Quant à l’édition de 1962, c’est là que la surprise est grande ; l'auteur, P. LévêqueZ'S, y mentionne avec faveur le mouvement de Résis­ tance, l’armée populaire de libération, ce qui est déjà un acte ina­ mical pour le gouvernement actuel, et il écrit ceci2S : « Depuis l’avènement du roi Paul 1“ en 1947, le suffrage populaire a porté au pouvoir des gouvernements de droite, qui connaissent une sta­ bilité assez remarquable (!). Cette stabilité ne doit pas cacher la puissance des forces de gauche, malgré une politique gouverne­ mentale fort peu libérale à leur égard : interdiction du Parti communiste, nécessité d’un certificat de civisme pour accéder aux emplois publics, maintien hors la Grèce des éléments les plus virulents ». Voilà le cadre justement posé; après un coup de chapeau obligé (« La Grèce connaît un essor économique »), il poursuit : « Reste à souhaiter que ces magnifiques créations, qui profitent jusqu’ici essentiellement à la classe aisée, soient bien ­ tôt suivies des progrès sociaux qui s’imposent ». N’était la per­ sonnalité de l’auteur, qui joint l’esprit démocratique à la com­ pétence, qui s'attendrait à trouver dans le bon vieux Guide Bleu des archéologues en herbe l’introduction la plus juste à la Grèce actuelle ? Quant au sérieux Monde, il s’en tient au balancement carac­ téristique de ses articles : la Grèce est un pays prospère, il y a simplement un million de chômeurs ; l’opposition parlementaire boude la royauté, mais le peuple (où l’a-t-il consulté ?) lui reste profondément attaché » (22 mars) et le régime grec est une « démocratie couronnée ». Même si, pour des occasions excep­ tionnelles comme les obsèques populaires de Lambrakis, on change provisoirement de correspondant, ce n’est là, vu d’Athè­ nes, que de la complaisance officielle, et pas de rinformation...25bis

23. Le Péloponèse est connu comme une pépi­ nière de gendarmes (« Un enfant m’est né : gardez-lui une place à la gendarmerie », dit le populaire...). 13 24. Le passage fut cité par M. Ilias lliou au Colloque de Florence de 1962, tant il est inat­ tendu... 25. pp. 61-62. M Qu ’est-ce qui est grec ? 2 Les guides, eux, renforcés par les récits des amis, orien- « tent d’emblée vers ce qu’on nomme la couleur locale. Il faut donc parler du pittoresque grec. Non pas, bien sûr, du faux !«5 antique, de ces vases de toutes les tailles et de ces statuettes de Tanagra répandues à des milliers d’exemplaires, produit lucratif de l’industrie touristique, depuis qu’on ne peut plus voler les antiquités, comme au temps où Lord Elgin emmenait à Londres un bout du Parthénon et où disparaissait la cinquième cariatide de rErechthieion...26. Encore que les prisonniers politiques en confectionnent aussi, pour leurs amis à travers le monde, à côté de bateaux finement gréés et de chaussures à pompons « pour botter le derrière des fascistes » : mais c’est, chez eux, manière de montrer que la Grèce de Périclès n’est pas morte, et qu’ils en sont bien, eux à qui le gouvernement dénie la qualité de Grecs... Non, il s’agit pour l’essentiel de ce qui ressortit à la lon­ gue période de la domination turque, et à celle qui l’a suivie. Le pittoresque a une face vraie : l’originalité des mœurs nationales, façonnée par l’histoire, et une face mensongère, que seule l’explication — et non la vision — peut réduire. Des exem­ ples entre cent. La fustanelle et les « starouki » (souliers à pompon) des ? Mais les « voleurs » (klefte = voleur) glorieux de la montagne aux xvn' et xviii' siècles ne furent pas seuls à les por­ ter; les troupes fascistes également : celles de Métaxas avant la guerre, le bataillons de sécurité sous l’occupation, les bandes qui traquèrent et massacrèrent les patriotes démocrates en 1946... C’est un brevet de patriotisme à bon marché : des rois alle­ mands se firent enterrer en fustanelle pour plaire à leurs sujets helléniques... La cuisine (moussaka, tharama...) ? Mais elle est presque tout entière d’origine turque — les noms de chichkebab ou tesskebab le disent assez, de même que les pâtisseries : loukoums, koura- 25bis. Aujourd ’hui (Il juillet), au moment de la pitoyable visite du couple royal à Londres, Le Monde publie deux articles de fond où il est dit sur le régime actuel certaines vérités qu ’il avait tues par complaisance... jusqu ’au moment de la chute de Caramanlis, qui ouvre une crise « non de gouvernement, mais de régime » et rend im­ possible à cacher l’imposture et le déshonneur du monarcho-fascisme grec (qualifié cette fois de « royauté sans royalistes » ! ). 26. C’est là un motif de satire encore vivant au ­ jourd ’hui, mais il s’applique aux Américains. Dans un film de Koundouros, Drachos (Le Sa­ tyre), on voit un groupe de mauvais garçons 1 4 tracer dans un bar d ’Athènes pour soldats U.S. le plan d ’un hold-up, dont on veut confier la direction au (faux) satyre, et qui consiste à voler quelques fûts de colonnes sur l’Acropole pour les vendre aux Yankees... biehs —, et les Grecs le reconnaissent bien volontiers. Seulement, l’ouvrier grec, lui, mange des olives et des tomates, et un tiers de son budget alimentaire passe dans le pain... La « tabema » — intermédiaire entre le « cafeneion » (bis ­ trot) et le « xenodoxeion » (auberge ou hôtel) ? Ces cafés qui sont le second ou le vrai domicile de tant d’hommes du peuple ? (D’hommes, car on n’y voit presque jamais de femmes, comme dans toutes les zones « déprimées » des pays méditerranéens). Tout simplement parce qu’on est trop mal chez soi... Mais aussi parce que c’est le lieu où l’on traite tant de pauvres affaires, avec tous ces intermédiaires-parasites qui pullulent dans les pays sous-développés et s’offrent pour vendre un immeuble, marier une fille, procurer un contrat de travail en Occident... Voilà pourquoi ces cafés grecs, avec leurs fers et leurs marbres — ou leurs bois — miteux, sont noirs d’un monde noir lui aussi, du matin à une heure avancée de la nuit, d’un monde calme — ceux qui attendent — ou bruyant — ceux qui ont une affaire en train. Enfin, c’est un lieu où l’on trompe sa faim, avec un café turc minuscule — le « turkiko » qu’on sert dans les bureaux et toutes les réceptions même les plus modestes — flanqué de deux immenses verres d’eau. Le nombre des cafés en Grèce est incroya­ ble, et cependant, pour toutes ces raisons, on me l’a dit insuffisant... Ces mêmes raisons qui expliquent le nombre pléthorique de revendeurs, la prolifération des petits métiers de la rue, autre facteur de « pittoresque » : les cireurs, les vendeurs de pistache d’Egine ou d’ailleurs, ceux qui offrent des beignets, des boissons aromatiques d’Asie Mineure, et surtout les petits vendeurs de billets de loterie. Ils les ont fichés dans les entailles d’un long bâton, et le soir, très tard, on peut les voir prendre le même autobus ou le « métro » Athènes-Pirée — en réalité chemin de fer électrique à ligne unique —, car ils habitent pour la plupart le même quartier. Mais après le « travail », beaucoup étudient. Voilà un élément du « pittoresque » athénien : ce sont les 13.000 « enfants du soir », comme on tes appelle là-bas, ou « écoliers de la nuit ». Le jour, ils sont garçons de café, ouvriers boulangers, typos (la vente des billets de loterie est, elle, un « métier libre ») et ils vont~a l’école quand les autres vont se reposer; ils ont hâte que le jour soit passé, ils peuvent à peine trouver le temps d’apprendre leurs leçons, certains le font en tapant sur leur boîte à cirage pour attirer le client, d’autres mangent des pois chiches pour s’en tirer avec 700 drachmes qu'on leur alloue par mois (dont 200 pas- 1 5 3 sent dans les transports et 80 dans les droits d’inscription). 2 L’étude du soir était réservée à ceux qui cotisent à l’assurance «a sociale (ils sont très peu ça excluait 90 % des jeunes); on demande maintenant un certificat de travail, que certains employeurs se refusent à délivrer...

Digression musicale Les « bouzoukis », alors ? D’abord, ce n’est pas, et de loin, toute la musique populaire grecque. Il y a aussi le « kalamatia- nos », le « tramikos » (danse héroïque des « Kleftes » de 1821), les solos de « santouri » crétois (cf. Alexis Zorba de Kazantza- kis) etc... Le folklore, en outre, est de plus en plus italianisé dans les provinces de l’Ouest et les îles ioniennes, et orientalisé dans celles de l’Est; ainsi qu’à Athènes même, car le touriste ou le militaire américain veut voir la danse du ventre : là il est en pays de connaissance; même sans aller jusque-là, le folklore grec a été profondément marqué par les musiques turque et albanaise. Toute la tradition musicale grecque comporte des influences : byzantine, arabe, balkanique, italienne et plus géné­ ralement « européenne ». C’est cette dernière qui l’emporte dans l’actuelle musique savante. Mais le peuple continue à chanter et surtout à danser sa musique. Le coup de génie de certains, comme Mikis Theodorakis, a été de recréer une musique moderne à partir des modes populaires, y compris des « bou ­ zoukis »2'?. On le confond parfois avec Hadzidakis (l’auteur des Enfants de Pirée) qui a esthétisé les bouzoukis, en adaptant surtout celles d’un ancêtre ; Tsitsanis, dont l’une des mélodies est inspirée par un fait qu’il a vécu en détention (en 45-46) : une mère qui vient voir en prison son fils — communiste — condamné à mort... Theodorakis, militant très populaire (il est de toutes les mani­ festations, il en organise même, avec quelques chanteurs et acteurs, jouant Epitaphios ou autres compositions), n’a longtemps composé que de la musique classique, il souffrait de ne pas la voir comprise par le peuple des cafés, qu’il aimait fréquenter; le succès d'Epitaphios scandalisa jusqu’à l’auteur du poème28, car les rythmes étaient ceux des « bouzoukis », mais il lui révéla sa voie : il toucherait le peuple dans un langage musical proche de lui, et en exprimant ses luttes. Le scandale s’explique lorsqu’on sait que le « bouzouki » — dont le nom vient de l’instrument, une sorte de guitare, qui l’accompagne— était à l’origine, avant la dernière

27. Mais les véritables danses populaires grec­ ques, ce sont le « rebetiko » et le « hassapiko » — cette dernière, sobre, grave, lente, d ’une inten­ 16 sité contenue, est celle que les gens du peuple dansent spontanément, autour de musiciens ou d'un juke-box... 28. Nous le reproduisons, en traduction inédite, dans notre choix littéraire. ce n’est donc pas du tout au sens de « villageois » ! C’est une musique de la grande ville : Athènes est peut-être même la seule capitale d’Europe à posséder sa musique. En l’adaptant, Théodo rakis la porta en province, dans les villages. Ces origines suspectes font qu’au lendemain de la guerre le « bouzouki » était plutôt mal vu des militants de gauche... Et pourtant il y a eu communauté de thèmes, parfois, entre Résistants et, disons, opiomanes, et certai­ nes chansons écrites sur des thèmes « de droit commun », si l’on peut dire, sont connues aujourd’hui comme chansons à thème politique (plus ou moins camouflé)... Reste, bien sûr, que la majorité de ces chansons, que le touriste va entendre à Tzitzifiès ou à Néon Phaliron, alors que le peuple les chante en plein centre d’Athènes, dans les cafés souterrains, ont pour thème le déses­ poir d’amour — mais il y a quelques rapports entre la perte d’une amante et la perte de la démocratie...

Le physique ou le moral ? Enfin, verra-t-on en Grèce le « type grec », voire le nez du même nom ? Tout le monde s’accorde pour trouver que les Grecs d’aujourd’hui ressemblent plutôt à des Levantins... Les Grecs « d’origine » ne se rencontrent guère qu’en Epire, et dans certaines régions à grande stabilité de population, comme les pentes de l’Olympe; il y a aussi beaucoup de blonds dans les Iles Ioniennes. Ce fut un beau remue-ménage lorsqu’au milieu du siècle dernier l’ethnologue allemand Fallmerayer prétendit qu’il ne restait absolument rien du grec antique, entièrement recouvert par l’oriental?». Cependant, il n’est pas exclu que le type suggéré par la statuaire ancienne — qui était, ne l’oublions pas, non un type réel, mais une image idéalisée, un idéal de la belle humanité —, ait survécu d’une façon quelconque au bras ­ sage des populations dans cette région particulièrement passa­ gère; aux dernières nouvelles, les thèses d’un ethnologue sovié­ tique seraient venues apporter du renfort à l’idée, chère aux Grecs, de la « permanence de l’hellénisme »... Mais je préfère avouer ici mon incompétence. La permanence en question réside bien plus sûrement dans les qualités morales : la fierté, la pudeur dans l’expression de la souffrance, l'humour dans l’opposition à l’odieux et à l’hypocri­ sie. II m’a fallu bien des jours de fréquentation pour qu’un ami qui avait passé des années en déportation ou en prison, ou les deux successivement, me le dise au détour d’une phrase; me dise aussi qu’il y avait contracté une maladie — ulcère, affection pulmonaire... — qui en faisait à jamais un homme diminué. On n’oublie pas non plus une visite à l’Association d’aide aux famil- 17 29. Ce terme se charge parfois de mépris. Par exemple, on appelle « fessi », à Athènes, un mauvais film d'un orientalisme de pacotille ( du nom de « fès »). «g les des emprisonnés politiques, les visages et les paroles pleins 2 de dignité de ces femmes qui attendent un mari ou un fiancé V — à la fois par fidélité du cœur et par conviction politique — '« depuis quinze ou dix-huit ans; il était difficile de leur faire dire '«i de quoi elles vivaient — généralement de petits métiers, ou comme femmes de ménage, bref : quelque chose qui n’exige pas un « certificat de loyalisme » —, parce qu'elles ne voulaient pas avouer à un étranger leur misère... Quant au pittoresque particulier que constitue la survivance des mots grecs anciens — « nous parlons tous grec sans le savoir », rappelait Le Figaro lors de la visite de de Gaulle à Cara- manlis — dans la langue populaire actuelle, c’est vrai que Irinis^o veut toujours dire « Paix »; polemos : « guerre »; statigos : « général »; agon : « lutte »; niké : « victoire »; elefteria (éleu- thère) : « liberté » ; thanatos : « mort ». Que chronia ne veut pas dire « temps », mais « année »; et Kalti chronia : « bonne année »; c’était le souhait adressé par les emprisonnés politiques, le 1“ janvier dernier, à leurs amis français. Mais je dois dire que l’un des mots que j’ai le plus entendus en Grèce est un mot que j’ignorais, bien qu’il soit classique — c’est philakis : « prison »...

La fameuse question d'Orient A présent que les clichés sont dissipés et le décor expliqué, tournons-nous vers la seule voie d’approche sérieuse : les rap­ pels historiques. Juste ce qu’il en faut, bien entendu, pour com­ prendre le présent. Or, que sait-on de l’histoire grecque moderne ? Pour le lycéen que j’ai été — et bien au-delà pour les étudiants en histoire —, la Grèce est im pion sur l’échiquier de cette fameuse « question d’Orient » où janissaires d’un côté et « Komitadjis »3i de l’autre s’étripent, semble-t-il, pour le plus grand profit des « puissances protectrices » — France, mais surtout Russie tsariste et Angle­ terre — qui guettent les dépouilles de « l’homme malade » (l’Em­ pire ottoman); bref, le plus redoutable casse-tête du programme d’histoire moderne, avec le Compromis austro-hongrois... Nous n’entrerons pas dans ce guêpier. Une seule chose nous importe aujourd’hui et nous rend ce peuple cher, ce peuple tra­ gique : c’est que les Grecs ont été, trois fois au moins au cours de leur histoire récente, trahis, frustrés de leur victoire et des fruits de leur héroïsme. Je n’ai pas en vue, ce disant, le rêve de la Grande Grèce, une idée de politiciens intéressés, mais bien la guerre d’indépendance (qu’on appelle là-bas « Révolution Natio­ nale ») de 1821-1832, la guerre d’Albanie de 1941, et surtout la Libération trahie, la Résistance assassinée en 1944. Toujours les 18 30. L’un des meilleurs magazines grecs est la revue Dromoi Irinis (Les Voies de la Paix). 31. Les terroristes grecs. classes riches ont été sauvées par l’intervention étrangère; le féodalisme l’a été en 1830, le capitalisme l’a été en 1945, et il continue de l’être aujourd’hui.

Le rêve de la Grande Grèce Un mot cependant de la « Grande Idée ». D’abord, il y a une « diaspora » grecque (la « xenitià ») un peu comme il y a une diaspora juivess. D’ailleurs, les commerçants grecs ont joué long­ temps le rôle qu’ont joué, en d’autres circonstances33, les Juifs : celui d’intermédiaires économiques entre plusieurs pays. Ce qu’on appelle « l’Hellénisme » n’a pas eu, pendant longtemps, son cen­ tre à Athènes, mais par exemple à ; et les Grecs résidant hors de la Grèce actuelle — en Asie Mineure ou en Rus­ sie — étaient bien plus nombreux et plus riches que les Grecs... de Grèce. La fameuse bourgeoisie cultivée dite « Phanariote »34, qui joua un si grand rôle — au demeurant modérateur face aux adeptes des Jacobins français — dans la Guerre d’indépendance, avait plus d’assises dans l’Empire ottoman que dans les îles de l’Egée. Pendant tout le xix' siècle, la capitale économique et cul­ turelle de la Grèce fut Constantinople, le rayonnement d’Athènes et de son Université ne date pas de plus d’un siècle, pas plus d’ailleurs que l’extension urbanistique de la ville d’Athènes, qui remonte tout au plus à 1830. Il fallait donc s’attendre à ce qu’une fois constituée en nation (1832) — c’est-à-dire en monarchie — la Grèce moderne cherchât à récupérer les territoires habités par des Grecs et demeurés hors du royaume hellénique; mais comme il était bien difficile de délimiter les frontières de « l’Hellénisme », l’irrédentisme grec prit vite la forme de la résurrection de l’Empire byzantin. Du point de vue culturel, la réhabilitation de Byzance n’avait rien de spécialement rétrograde; lorsque le savant allemand Fallme- rayer soutint qu’il ne restait rien chez les Grecs modernes des Grecs anciens, redonner sa place à Byzance — méprisé par les 32. Songeons aux Grecs de Russie (on n'ouhlie pas en Grèce que Prométhée a souffert au Cau ­ case...), aux Grecs de France, qui ne sont pas tous des émigrés politiques, par exemple le cinéaste Ado (nis) Kyrou, le philosophe Axelos, le peintre Prassinos, etc... 33. Et parfois dans les mêmes lieux. Mais ils faisaient des affaires concurremment et avec des talents semblables. C'est pourquoi les nazis n’ont pas trouvé en Grèce d ’antisémitisme popu ­ laire; même pas à Salonique, dont ils massa­ crèrent la population juive au parler « ladino » (cf. le film germano-bulgare Etoiles). Le respon­ sable, le criminel de guerre Merten, fut libéré l’an dernier, et Manolis Glezos a raconté à Paris 19 combien ce général nazi, détenu dans la même prison que lui, avait été bien traité. 34. Du nom de Phanar, faubourg de Constanti­ nople. «g admirateurs de l'Antiquité comme « la nuit du Moyen Age »35, 2 un Moyen Age qui dura en Grèce jusqu'au xviP siècle, sans ^ Renaissance entre temps —, voilà qui établissait la continuité grecque à travers les apports ethniques et civilisateurs divers (dont Venise, les Francsse, les Slaves...), et c'était ime démarche utile (C'est par exemple celle de Paparrigopoulos dans sa clas­ sique « Histoire de la Nation Hellénique » 1860-72). Mais du point de vue politique, c'était anti-réaliste, cela heurtait de front les aspirations nationales des autres pays bal ­ kaniques et les intérêts des grandes puissances, qui utilisèrent cependant le romantisme national grec lorsque cela les servait. La Grèce actuelle est im état moyen entre les frontières de 1832 — la Grèce s’cirrêtait alors à une ligne au nord de Lamia et de l'Eubée et ne comprenait en plus que les Cyclades — et le rêve de grandeur que suscita le Traité de Sèvres (1920), où on récompensa !'« alliée tardive »37 de 1917 par un bout d'Asie Mineure (dont Smyme). Les îles Ioniennes, en effet (Zante, Cépha- lonie, Corfou) ne devinrent grecques qu’en 1864; la Thessalie ne le devint qu'en 1881; la Crète, l’Epire, la Macédoine ne le devin­ rent qu’en 191338. Enfin, la Grèce gagna à la IP guerre mondiale le Dodécanèse, qui la remet aux portes, mais aux portes seule­ ment, de la Turquie. Au milieu de tout cela, la « Grande Idée » subit deux désas­ tres : Ttm en 1897, où l’armée grecque fut battue lamentable ­ ment en Thessalie par ime armée turque instruite par des offi­ ciers allemands; et l’autre, le plus lourd de conséquences, en 1922. Le Traité de Sèvres avait fait de la Grèce l’héritière de l’Em­ pire ottoman, mais les officiers du roi Constantin ne surent pas garder le cadeau des Alliés39 ; l'armée grecque fut défaite par celle de Kemal Atatürk. Alors que la Turquie conservait 23.000 km2 en Europe (la Thrace orientale), !’« Hellénisme » était chassé d’Asie Mineure, où il avait édifié une si brillante civilisation. On assista à l'un des plus vastes et douloureux échan­ ges de population de l’Histoire : par le Traité de Lausanne, la Grèce dut assurer le transport de 400.000 Turcs d’Europe (Crète...) 35. Une visite au Musée Benaki (le musée byzan­ tin d'Athènes), trop ignoré des touristes, per­ met de redresser ce préjugé. 36. C’est dans le royaume franc de Morée (Pé- loponèse), fondé par nos Croisés, autour de Sparte et Mistra, que Goethe, par exemple, situe l'action du II’ Faust (l’union d'Hélène et du monde « gothique »). 37. Venizelos, contre le roi Constantin, finit par faire basculer la Grèce dans le camp allié. 38. Je renonce, vu sa complexité, à évoquer la question de la Thrace et d'Andrinople; la Thrace, 20 mais pas Andrinople, est désormais grecque, de­ puis le Traité de Lausanne de 1923. 39. Ce fut un drame; il y eut des mutineries dans la flotte et des exécutions d ’officiers supé ­ rieurs... en Anatolie et en Asie Mineure, et les 15.000 chrétiens d’Anato­ lie allèrent rejoindre en Grèce les centaines de milliers d’émi­ grés d’Asie Mineure ; au total, la Grèce, qui comptait alors moins de cinq millions d’habitants, dut accueillir 1.400.000 réfu­ giés !

De très vieux réfugiés Je ne me serais pas étendu sur la « grande honte » de 1922-23, le « désastre d’Asie Mineure », si ses suites n’étaient encore aujourd’hui une des plaies de la Grèce. De la « Grande Idée », il reste surtout, en effet, les victimes humaines. Certes, on se plaît, du côté officiel, à vanter l’apport des émigrés à l’économie grecque moderne : pour l’industrie des tapis — et Dieu sait si le tapis, qu’on voit partout, dans les campagnes, exposé au soleil, est l’orgueil de la ménagère grecque ! —, pour les étoffes brodées, pour les faïences... Beaucoup de ces réfugiés ont été intégrés, des dizaines de milliers vivent à Athènes même et ne se distinguent guère du reste de la population^o. Mais allez seulement, à Plakaii, ce délicieux quartier turc d’Athènes, datant du xvir siècle, qui tient à la fois du Montparnasse (pour les pein­ tres) et du Montmartre (pour les tavernes, pleines de fêtards les nuits de Réveillon, où le vin résiné coule à flots) : au pied de l’Acropole, des demeures misérables de réfugiés, des cages à poule avoisinent les Cariatides de l’Erechthéion... Mais que dire d’une qucurtier comme celui de Trapetzona au Pirée ? Ici il apparaît que dans ce pays des milliers de gens vivent encore, avec le statut et les conditions de vie des réfugiés, dans des baraquements « provisoires » : un provisoire qui dure depuis quarante ans. « On est venu en Grèce pour échapper aux Turcs et on est enfermé dans des étables » ; c’est ce qu’ils disent au député de l’E.D.A. qui m’y accompagne, à travers les chemins défoncés qui tiennent lieu de « rues » à la plus grande partie du Pirée. Dans ce quartier qui compte 13.000 personnes — 62 % des voix à l’E.D.A. aux élections générales, 73 % aux municipales —, 8.000 vivent sous la tôle chauffée à blanc l’été, sans revêtement de sol, sans chauffage, avec des W.-C. commims, une pompe à eau pour le quartier. Deux mois auparavant (c’était alors Noël),

40. Voir, par exemple, le roman Sérénité de Vénézis (installation de réfugiés sur un coin inhospitalier du golfe Saronique, près de Sou- nion). Cette catastrophe militaire est l’un des événements qui ont le plus ébranlé la conscien­ ce des écrivains grecs — un peu comme celle de 1898 pour les Espagnols. 41. Les quartiers qui l’avoisinent, celui de l'Ago­ ra des Romains et de la Tour des Vents, celui 21 de Monastiraki, autour de la Mosquée et des rues Pandrossou et Hermou, sont sans conteste les plus agréables d ’une ville défigurée par la fièvre de la construction spéculative. w les femmes — les hommes étant à l’usine — avaient lutté con- 2 tre les bulldozers qui voulaient raser tout (la menace d’expul- ^ sion n’ayant eu aucun effet), et elles ont gagné. On n’offrait de 'w logements nouveaux que pour im dixième des familles’'^, en G excluant du relogement les détenteurs de patrimoine immobi ­ lier, ceux ayant im parent propriétaire, les ouvriers émigrés depuis trois ans... A certains, on offrit de l’argent pour louer im logement pendant un an, mais la solidarité fit que très peu accep­ tèrent. Au VIII” Congrès panhéllénique des réfugiés, qui se pro­ nonça pour l’autofinancement de la construction, les représen­ tants du gouvernement avaient négligé de paraître... Alors qu’en Grèce on obtient, c’est connu, une adjudication en graissant la patte d’un fonctionnaire au café... Je ne m’étonne pas, dès lors, de voir le député de la gauche, lui-même sous la menace perpé­ tuelle, entouré par ces femmes qui sont suspendues à ses paroles : c’est leur seul protecteur (une protectrice, en l’occurrence), leur providence... Un peuple trahi Mais le peuple grec trahi, ça veut dire tout autre chose que le naufrage des idées de grandeur d’une boiugeoisie tard venue au pouvoir : c’est 1832, c’est 1941, c’est 1944. La Guerre d’indépendance n’a pas profité au peuple grec; oui, cette guerre libératrice pour laquelle se passionnèrent les intellectuels romantiques d’Europe occidentale et qui suscita le mouvement de solidarité connu sous le nom de « philhéllénisme »— qui, alors, n’était pas amoureux des Grecs, des Grecs contempo­ rains, eussent-ils des visages d’Albanais ? —, cette guerre qui inspira à Hugo Les Orientales, à Delacroix le Massacre de Scio et La Grèce expirante, et amena Bjron à mourir sous les murs de Missilonghi...'i3. D’abord, le mouvement resta aux mains de grandes familles (les Tombazis, les Mavromikalis... dont les sou­ venirs ornent les murs du musée Benaki), des notables, des « tra- kia », des Phanariotes, du haut-clergé, des chefs militaires des « armatoles ce qui, entre parenthèses, contribua à déve­ lopper chez les Grecs un sentiment contraire à leur démocra­ tisme, et qui est... le culte de la personnalité (pcirticulièrement visible, plus tard, dans le cas de Venizelos, toujours appelé le « Grand »). Or, à ces couches, liées à l’étranger par leur naissance 42. 3.500 familles sur 35.000 dans tout le district. 43. Il y a une rue Chateaubriand à Athènes, pour les mêmes raisons. Il existe aussi des pro­ fesseurs anglais invités gui portent le titre de « professeurs Byron »; l'un d ’eux vient de démis­ sionner de l'Université parce que le gouveme- nement grec ne lui fournissait même pas un assistant... 2 2 44. Membres des milices constituées par les Turcs pour maintenir l’ordre, mais constituées uniquement de Grecs. Il y eut souvent passage de Kleftes (les hors-la-loi) aux armatoles, et vice-versa. et portées au compromis, s’était toujours opposée la résistance spontanée des paysans montagnards et des Kleftes. Mais les ten­ dances populaires, inspirées par la Révolution française, symbo­ lisées par exemple par le héros national Rigas Ferraios^^, furent étouffées; de même que les jacqueries sporadiques, les révoltes sociales contre les notables qui, dans des îles comme Samos et Hydra, précédèrent le soulèvement national...; ce mouvement national avait un contenu social opposé à celui que les dirigeants voulaient lui donner, et c’est ainsi que !’« Hétairie » passa à la veille du soulèvement entre les mains des conservateurs... Mais surtout, ce fut un malheur pour l’Indépendance grecque que de se trouver dépendante du jeu d’influence des grandes puissances; un malheur, comme le déplorait déjà en 1797 le héros du roman élégiaque de Hôlderlin, Hyperion, que la victoire des Grecs fût liée à celle de l’armée et de la flotte russes... Les Russes imposèrent le gouverneur Capodistria — qui fut assas­ siné —, les Anglais imposèrent Othon 1“ : en échange de la déclaration d’indépendance arrachée à la Porte, les trois « puis­ sances protectrices » qui avaient veillé sur le berceau de la Grèce libre imposèrent au peuple, qui s’était battu bien sou­ vent avec des idées antimonarchiques, la monarchie absolue. La Grèce n’avait pas fini de souffrir de la « protection » de la puis­ sance dominante, selon le moment, dans le bassin oriental de la Méditerranée; en 1944, ce fut l’Angleterre, relayée en 1947 par les Etats-Unis, épaulée ensuite par l’Allemagne de l’Ouest, et ne voilà-t-il pas que la France de de Gaulle revendique à présent (sans grandes chances) la succession ?

La drôle de guerre contre le fascisme Deuxième acte : la guerre d’Albanie de 1941. Dans les milieux officiels, on parle de guerre « contre l’Albanie »; on soutient même, aujourd’hui, en 1963, que l’état de guerre existe toujours ! Et c’est ainsi que l’on justifie par exemple, sous prétexte de défense « extérieure », l’existence de ces bandes armées que sont les T.E.A. — successeurs des sinistres groupes fascistes « X », ou « Kitès », ou « EMA » de 1945. Ces groupes de cinq à dix pay­ sans armés ne sont là, en fait, qu’à usage intérieur, comme ins­ truments du parti au pouvoir, l’E.R.E., pour terroriser leurs com­ patriotes, en montrant la force à ceux qui ne l’ont pas... En fait, il y eut guerre contre l'Italie mussolinienne, qui avait occupé d’abord l’Albanie; et finalement, il n’a pas tenu aux simples sol­ dats grecs que les combats ne fussent transportés sur le terri­ toire albanais (les Italiens étaient déjà repoussés à 60 kilomètres à l’intérieur)... Le soldat grec, que certains disaient abâtardi par 23 45. Qui rêvait d ’une République balkanique. fg l’indolence orientale, se battit contre les troupes mussoliniennes, 2 supérieures en nombre et en armes, comme un lion; au milieu du « terrible hiver 1940-41, où on ne comptait plus les pieds gelés dans les montagnes d’Epire, où les femmes montaient, escaladant ^ les rochers, porter vivres et munitions en première ligne^e... Les Grecs furent, on le sait, victorieux, et cette victoire a ime portée historique : plus encore peut-être que la résistance insulaire de l’Angleterre, la défaite de Mussolini en Grèce porta un coup d’ar­ rêt au mythe de l’invincibilité de l’Axe, qui commençait à para­ lyser les alliés; de plus, il est prouvé que la campagne des Bal­ kans — c’est-à-dire la résistance serbe et grecque — ajourna de quatre à cinq mois l’attaque nazie contre l’U.R.S.S.; enfin, à en croire du moins les Mémoires de Churchill (précieux pour toute cette période cruciale), la résistance victorieuse de la loqueteuse petite armée grecque aurait décidé Roosevelt à entrer dans le con­ flit... Mais on sait moins ce qu’il advint de cette victoire : en pleine contre-attaque, les soldats grecs reçurent d’Athènes l’ordre de cessez-le-feu, et durent regagner à pied, la rage au cœur, leurs foyers respectifs. Il m’a été donné de voir à Athènes, avant sa sortie sur les écrans, un très beau témoignage cinématographique de cet épi­ sode si mal connu : c’est le film Ouranos (« Le Ciel »)47, du jeune réalisateur Takis Kanellopoulos. Dans une tonalité de grisaille, il rend avec ime émotion subtile l’état d’esprit des soldats grecs de l’époque ; leur désarroi, leur longue marche de retour après l'or­ dre de retraite qui les laisse désemparés, au point qu’un officier — c’est la dernière image — se suicide. Il y a quelques scènes terribles : celle, par exemple, où un soldat profite de la mort au feu de son supérieur pour s’approprier ses chaussures... Le scé­ nario, qui suit le destin simultané de plusieurs membres d’une escouade, ne comporte pas d’accusation explicite contre l’Etat- major et le gouvernement; il dégage seulement la tristesse poi­ gnante des soldats comprenant, à la nouvelle de l’invasion alle­ mande, qui les prend à revers par la Bulgarie et Salonique, que leiu: héroïsme a été inutile... Mais quand on sait que l’ordre de cessez-le-feu a été donné d’Athènes, alors que les combattants de Thrace et de Macédoine tenaient, eux aussi, toutes leurs posi­ tions, il n'est pas difficile de saisir en filigrane l’intention de l’auteur... Une Résistance exceptionnelle Puis, ce fut la Résistance. Elle aussi étonna le monde. Son imanimité, son efficacité aussi lui valent une place à part parmi 46. De même qu ’en juin 1941 les paysannes de 24 Crète, et en 1942 celles de toute la Grèce, por­ tèrent sur leur dos, dans la neige, leur matériel aux maquisards. 47. Présenté à Cannes hors Festival, il n’a eu malheureusement aucun succès. tous les mouvements de résistance de l’Europe occupée. Mais son destin fut une terrible tragédie politique, que beaucoup ont oubliée, que les jeunes généralement ignorent; ce n’est pas pour rien qu’on a parlé et parle encore du « drame de la Résistance grecque ». Lorsqu’on défend la Résistance grecque — celle qui compte : l’E.L.A.S.is - E.A.M.49 — contre les diffamations des autorités grecques actuelles, il faut bien savoir qu’on ne défend pas des partisans aux deux sens du terme — maquisards et hommes de parti — : sa contribution à l’effort de guerre et à la cause corn- mune des alliés de la dernière guerre a été reconnue et saluée par eux, et en particulier par l’Etat-major britannique au Moyen- Orientso (ce qui ne l’empêchait pas d’intriguer au Caire avec les monarchistes contre ces maquisards qu’ils accablaient de télé^ grammes de félicitations). Par exemple, le général Wilson adres' sait le 12 octobre 1944, jour de la libération d’Athènes, un mes­ sage à l’Armée de Libération où il était dit : « L’immense contri­ bution des andartès grecs à la cause commvme des alliés ne sera jamais oubliée »... Quelques aspects de cette contribution. La guérilla, qui fut étendue à toute la Grèce continentale et à la plupart des îles, immobilisa dix divisions allemandes, treize divisions italiennes, sans parler de trois divisions bulgares (le treizième occupant). En Crète, qui poursuivit la résistance jusqu’en mai, alors que la Cour avait déjà abandonné le pays, Goering, par son audacieuse opération aéroportée, ne remporta, au dire de Churchill, qu’une victoire à la Pyrrhus : « Les forces qu’il y a dépensées auraient pu facilement lui donner Chypre, l’Irak, la Syrie, peut-être la Perse. » (Mémoires). L’opération contre le viaduc de Gorgopo- tamos (sur la route d’Athènes à Salonique) coupa les approvi­ sionnements de l’Afrika Korps de Rommel et préluda à la bataille d’El Alamein. Enfin, l’armée d’occupation italienne (plus les quelques bandes vainques qu’elle avait levées) se rendit par divi­ sions entières (par exemple à Trikkala, en Thessalie), aux parti­ sans eux-mêmes, avant le débarquement des troupes anglaises. D’autre part, lorsque le gouvernement grecsi parle des « cri­ mes » commis par les partisans — contre des Grecs collabora ­ teurs —, on oublie52 : que ces actes n’ont pas été le fait d’une initiative personnelle, mais d’un ordre du commandement de la 48. Organisation militaire. 49. Organisation politique (« Front Populaire de Libération »). 50. Et confirmé par tes services de la Gestapo ( d'après le journal Eleftheria du 13-11 au 17-12-60). 51. Voir par exemple le communiqué de l'am­ 25 bassade grecque ripostant à la Conférence pour l'amnistie au Palais d ’Orsay. 52. Comme le soulignait Manolis Glezos dans sa récente conférence de presse à Paris. «g Résistance; que le gouvernement grec en exil au Caire avait 2 donné l’ordre d'exécuter les traîtres; enfin et surtout que l'Etat- ^ major allié au Moyen-Orient avait donné le même ordre : « cap- 'w ture and Mil »53. Il faut y ajouter d’ailleurs les confusions dues '«S aux passions du moment, et qui ne sauraient justifier une déten­ tion vingt ans après les faits incriminés; et aussi quelques pro­ vocations... Enfin la Grèce fut le seul pays occupé à échapper, par im soulèvement de masse, à la mobilisation civile et au travail forcé en Allemagne : il n’y a pas eu en Grèce de S.T.O.; ni de volontai­ res pour le front de l’Est; et cela, on le doit essentiellement à l’organisation de l’E.A.M. Du 24 février au 10 mars 1943, et sur­ tout le 5 mars, grèves et manifestations du peuple d’Athènes et du Pirée obligent les autorités d’occupation et le gouvernement « Quisling » (c’était le terme consacré) de Reillis à rapporter l’or­ dre et à déclarer solennellement qu’il n’y aurait pas de service du travail obligatoire; les archives avaient d’ailleurs été brûlées par la foule au ministère du Travail pris d’assaut, cependant que les blessés étaient soignés dans des postes de l’E.L.A.S. qui se tenaient prêts à les recevoir... Des grèves comme celle des 50.000 fonctionnaires (surtout des P.T.T. le 14 avril 1942) ou la grande manifestation du 25 mars 1942, jour de la Fête Nationale54, sont à peu près sans égales, par leur ampleur, dans les autres pays occupés; elles laissèrent l’ennemi sans grande réaction, propre­ ment médusé.

Les éphémêrides de la Résistance grecque Comme il n’existe pas encore d’Histoire scientifique de la Résistance, mais seulement quelques ouvrages qui tiennent autant du témoignage que de l’étude de documents (comme ceux de M. Pyromaglou), ou des livraisons populaires éditées par l’E.D.A., voici quelques jalons de son développement, depuis le prélude que constitue l’exploit des deux jeunes étudiants Manolis Glezos et Apostolos Santas® jusqu’à la victoire finale : — Dès 1940, les militants du Parti communiste grec voient affluer vers eux nombre de combattants, conscients du fait que la royauté et le gouvernement Metaxas étaient loin d’avoir employé tous les moyens et forces disponibles contre la double 53. Ainsi, quelques résistants sont encore aujour ­ d ’hui en prison pour avoir tué un Allemand ou un Kollabo grec dans un engagement qui valuî à leur unité les félicitations de Londres ! 54. Où la foule, étudiants et invalides en tête, submergea les forces de répression, couronna les bustes des héros de 1821, et se répandit dans les grandes artères en entonnant des chants patrio­ 26 tiques. 55. Dans la nuit du 30 au 31 mai 1941, soit trois semaines seulement après le début de l’occupa ­ tion, quelques jours après la fin de la bataille de Crète. invasion italienne et allemande. Des groupes de combat sont constitués ici et là, portant les noms de héros de la guerre d’in­ dépendance de 1821. — 28 mai 1941 : création de la « Solidarité Nationale », sorte de Croix-Rouge patriotique. Eté 1941 : les paysans refusent la plus grande part des livraisons exigées par l’occupant. — 17 septembre 1941 : fondation de l’E.A.M., contresignée par le K.K.E., l’E.L.D. (Parti Démocratique du Peuple), le Parti socialiste et le Parti agraire. Des personnalités appartenant aux •classes moyennes, comme Sophoulis (libéral), Gonatas..., d’abord pressenties, se récusèrent, et reprochèrent plus tard à l’E.L.A.M. d’avoir monopolisé le mouvement. — Dans le même temps, d’autres mouvements, beaucoup plus petits, se forment : l’E.D.E.S. (général Zervas, surtout en Epire) et l’E.K.K.A. (Renaissance Nationale Sociale, colonel Psaros); d’autres petits groupes d’officiers déploient une activité surtout conspiratrice, se bornant généralement à des communications au quartier général du Caire. — 27 octobre 1941, anniversaire de l’attaque italienne : répon­ dant à l’appel de milliers de tracts, les femmes d’Athènes vont fleurir les tombes, cependant que les invalides de la guerre d’Al­ banie vont en petite voiture, guidés par des sœurs, déposer une gerbe au Soldat Inconnu, au grand ébahissement des carabiniers italiens. — Hiver 1941-42, l’un des plus terribles du siècle, même dans la méditerranéenne Athènes et l’Attique. La famine fit 300.000 morts dans toute la Grèce (à l’époque, la moitié de la population entière d’Athènes), à certains moments à raison de mille par jouroe : « On louait les cercueils, me raconte Mme Svolos, mais bien ­ tôt on ramassait les morts au tombereau et on les jetait dans d’immenses fosses commîmes; ils tombaient dans la rue, le ventre gonflé, on vit même une mère succomber avec son bébé suspendu à son sein. Ce qui s’est passé au ghetto de Varsovie s’est passé aussi à Athènes... Les rares cantines étaient réser­ vées aux enfants; mais comme les gens de gauche étaient à peu près seuls à se dévouer, j’ai été gérante, et j’ai pu donner par­ fois, comme d’autres, une ration à des jeunes gens. Quant à nous, il fallait avoir du temps pour chercher toute la journée notre nourriture... On mangea des chats et des chiens, des ânes... » Les Athéniens, bien qu’empêchés par les autorités, partirent en grand nombre pour la province, échangeant aux portes des vil­ lages leurs effets contre quelques victuailles; car le numéraire était rare, l’inflation galopante, le marché noir éhonté... 27 56. Les Allemands autorisèrent des envois des Alliés et de la Croix-Rouge, mais ils furent sans grand effet. M — Avril-juillet 1942 : l’E.L.A.S. commence ses opérations mili- 2 taires d’envergure, d’abord en Roumélie^T. Dans le même temps, « elle met sur pied de remarquables institutions, restées sans 'w exemple en Grèce, d’autogouvemement du peuple : justice (un « Code d’autoadministration et de justice populaire » devait être publié le 1“ décembre 1943); sécurité des régions agricoles et ravitaillement du peuple; assemblées populaires de village abso ­ lument souveraines; le vote des femmes sera institué pour la première fois en Grèce lors des élections au Parlement de la Grèce libre, « dans la montagne » (mai 1944). — Février 1943 : création de l’E.P.O.N. (Organisation panhel- lénique de la jeunesse). En mai 1944, trois jeunes de l’E.P.O.N. devaient tenir en échec dix jours, dans le quartier de l’Hymette, près de l’Institut français, les attaques de trois cents Allemands et membres des « Bataillons de Sécurité... » (l’équivalent de la milice de Pétain); la maison où iis se donnèrent la mort au lieu de se rendre devint lieu de pèlerinage. Des dizaines de jeu­ nes, geirçons et filles, tombèrent dans l’originale bataille des signaux allumés sur les hauteurs pour avertir les partisans, et dans celle des porte-voix annonçant au loin les nouvelles®. — 27 février 1943 : mort et funérailles du grand poète Pala- mas; les deux poètes Skipis et Sikelianos, au lieu de l’éloge funè­ bre banal, récitent en public deux poèmes de leur composition, d’un patriotisme brûlantes. — Juillet 1943 ; les nazis, pour faire plaisir à leurs alliés les fascistes bulgares, leur cèdent, en plus de la Thrace et de la Macédoine Orientale, les pentes de l’Olympe. Les atrocités qu’ils devaient commettre dans ces régions ont fortement contribué à enraciner chez pas mal de Grecs d’aujourd’hui le sentiment antibulgare, que le gouvernement Caramanlis exploite dans sa propagande anticommuniste : « Bulgare » est une injure syno­ nyme de « communiste », qui remplace en Grèce celle de « Russe » en usage chez nous, parce que le sentiment antirusse a peu de racines historiques et que l’U.R.S.S. est plus loin que la Bulgarie voisine... — Printemps 1942 : pour faire échec aux petits mouvements séparatistes qui tentaient de mener contre l’E.A.M. ime lutte anticommimiste, l’E.L.A.S. est unifiée à l’échelle panhellénique, avec im quartier général commandé par le général Sarafis (qui 57. Province occidentale, entre l’Epire et le golfe de Corinthe. 58. Les héroïnes Lilly, Stratopolou..., gui mouru- en sautant sur les chars ennemis, furent de dignes continuatrices de Bouboulina, l’héroïne de 1821... 59. Bien après la guerre, les funérailles de Sike­ 28 lianos, don'' l'œuvre est inspirée pour une part par la Résistance (Les derniers mots de Solon, Acritiques, La mort de Digénis), furent elles aus­ si l'occasion d'une manifestation pour la démo­ cratie. fut plus tard, dans la Grèce « libérée », jeté au bagne de Makro nissos). Elle crée une zone libérée dans le centre du pays, con­ trôle entièrement certaines îles (Samos, Chios, Eubée, Cépha- lonie...). En juillet 1943, un quartier général unifié est établi, comprenant des représentants de l’E.D.E.S. et de rE.K.K.A., avec la participation dç représentants de la mission militaire britan ­ nique; le droit pour un rebelle de passer d’une organisation à l’autre est reconnu; les Britanniques promettent de ravitailler chaque organisation en fonction de son importance, ce qui ne fut jtimais appliqué : E.D.E.S. et E.K.K.A. eurent droit à la part du lion et l’E.L.A.S. aux mietteseo. — Juin et juillet 1943 : l’E.L.A.S. (en particulier) organise des actions de diversion pour faciliter aux alliés leur débarque ­ ment en Sicile. — Août 1943 : l’E.L.A.S. devient une armée régulière, dont les unités portent les noms du temps de paix; beaucoup d’officiers de celle-ci rejoignent ses rangs, mais la majorité, de sentiments monarchistes, préférera l’autre camp; à l’E.D.E.S. et à rE.K.K.A., il y avait un officier pour deux à cinq hommes; dans l’E.L.A.S., un pour cent quatre-vingts... — Octobre 1943 : première rupture entre E.L.A.S. et E.D.E.S.; Zervas offre sa « neutralité bienveillante » aux Allemands, bien que la majorité de ses partisans soient sincèrement résistants; un armistice entre les deux formations, signé en décembre 1943, est rompu, et en janvier 1944, l’E.D.E.S., renforcée par les Anglais, passe à un assaut général contre rE.L.A.S.; la réconci­ liation ne peut être obtenue, mais seulement une déclaration commune stigmatisant le gouvernement « Quisling » et ses « Bataillons de Sécurité », — 11 mars 1944 : établissement du Comité de Libération Nationale (P.E.E.A.), autorité suprême de la Grèce libre; en avril le professeur Alexandre Svolos en accepte la présidence. Le gou­ vernement siège à Karpenisiou, près de Lamia (Thessalie). Le 10 mai, élections pour le Conseil national (Parlement de la Grèce libre "1 sur tout le territoire, occupé ou libéré; un million et demi de citoyens réussirent à voter à la barbe de l’occupant.

Le sommet de la démocratie grecque — 27 mai 1944 : le Conseil national promulgue une série de lois dems l’esprit des combattants de 1821, mais telles qu’elles n’avaient jamais vu le jour en Grèce; elles constituent donc le sommet qu’ait atteint la démocratie hellénique. L’autorité dérive du peuple et est exercée par le peuple, justice populaire et self- govemment sont les institutions fondamentales grecques; hom- 29 éO. Quelques officiers anglais trop scrupuleux furent rappelés au Caire, l’un d ’eux fut même assassiné. M mes et femmes ont des droits civiques égaux; le langage officiel 2 pour tous les actes publics et à tous les degrés de l’enseignement ^ est la langue populaire; le principal critère et mérite pour exer- 'w cer une autorité est la participation à la lutte de libération natio- nale. Il n’existe qu’un seul autre exemple de vie démocratique en pleine occupation nazie sur une portion du territoire natio­ nal : celui de la Yougoslavie. — L’E.A.M.-E.L.A.S. ne se contente pas de détruire (les instal­ lations ennemies), elle construit ou reconstruit. « Exceptées les grandes lignes de trafic utilisées par les Allemands, jamais, dans les zones contrôlées par la Résistance, le téléphone, les postes, la radio n’avaient fonctionné aussi bien; rE.L.A.S. réparait les rou­ tes; elle apportait pour la première fois dans les montagnes les bienfaits de la culture; écoles, tribunaux, gouvernements locaux, théâtres, meetings populaires apparurent en beaucoup d’endroits pour la première fois. La vie sociale était développée en harmonie avec l’individualisme légendaire du paysan grec »6i. — 24 avril 1944. Nouvelle tentative des Allemands d’envoyer en Allemagne 150.000 travailleurs d’Athènes et du Pirée, qui échoue à la suite d’une grève nationale de vingt-quatre heures. — Mars 1944. La bataille commence à Athènes même. Les faubourgs populaires — Kaisariani, Byron, Peristeri, Kallithea,. Nea Smymi — se transforment en champs de bataille. A Kaisa­ riani, les opérations sont dirigées du côté nazi par le chef de la Gestapo en personne (Simanan). Rafles et blocages de quartiers,, fusillades se multipliente®. Il n’y eut pas un Oradour en Grèce, il y en eut au moins six : Distomoss (près du Mont Parnasse; les. Allemands y opérèrent en civil), Ligniadis, Arta, Comenon, Chor- tiatos, et une ville : Kalavrita (dont tous les hommes furent tués). En juillet et en septembre, à Kallithea et à Peristeri (ban ­ lieue ouest), des régiments entiers de l’E.L.A.S. d’Athènes furent engagés dans de véritables batailles.

La Résistance intellectuelle C’est pendant cette phase dernière de la lutte que les hom­ mes de culture apportèrent leur plus importcmte et originale- contribution à la lutte libératrice. Depuis les manifestations les plus humbles jusqu’aux plus hautes créations. Les inscriptions. « Ochi ! »64, « elefteria i tanathos fleurissent partout, tra­ cées souvent par des mains d’écoliers ou d’étudiants. De faux 61. Colonel Woodhouse (de la mission britanni­ que) dans son livre La pomme de discorde. 62. Exécutions en masse à Coumovo, Monoden- dri, Charvati, Khaidari, Pavlos Mêlas. 63. Cette année même, le maire, soumis à la 30 pression du préfet, n’autorisa une cérémonie- commémorative qu ’en raison de la présence de délégués étrangers ! 64. « Non ! » 65. « La liberté ou la mort ». amoureux dessinaient dans leur dos, pendant une étreinte osten­ sible, l’horloge fatidique de la défaite allemande marquant minuit moins cinq... Un théâtre était transformé en atelier de polygra- phie clandestine, et pendant que certains acteurs jouaient, d’au­ tres surveillaient les accès... Les comédiens furent d’ailleurs pour beaucoup dans la mise au point de la propagande murale. Mais ceux qui produisirent le plus furent les graveims. La gravure est encore aujourd’hui l’un des genres artistiques les plus floris­ sants en Grèce. Souvent ils illustraient des poèmes et compo­ saient des affiches66. Tous menèrent une guerre insidieuse de sous-entendus et de rapprochements perfides, avec tout un code de symboles : flûte et thym = maquis, hirondelles = bombar ­ diers anglais, hiver = esclavage, et printemps = liberté; un pein­ tre exposait vme nature morte avec du sel (= amertume) et ime flamme (= révolte); on exploitait aussi les thèmes religieux; les barreaux, les nuages — comme ceux que chante la fameuse chanson : « Dimanche nuageux »6'7 — étaient d’autres symboles tout aussi transparents. Des écoliers brodaient des thèmes de rédaction subversifs sur le sujet « Socrate ressuscité » (il voit des Allemands au pied de l’Acropole...). La Résistance vit le plus grand épanouissement — jusqu’ici sans lendemain — du théâtre progressiste. On créa des troupes qui portèrent les pièces dans les provinces libérées ; ces troupes fusionnèrent après la Libération pour former les « Artistes Unis » (divisés en trois : grandes troupes. Jeunes et Revue), qui furent liquidés avec toutes les autres institutions démocratiques en 1946. Un folkloriste recueillit plus de soixante-dix chants nés dans le maquis, s’inspirant soit des chants kleftiques (de ton mar­ tial), soit des « thrènes » ou des « lamentations » (« miroloi ») antiques (sur un village brûlé, etc...). L’écrivain Rotas fit du théâtre d’enfants un instrument de satire contre l’occupant. Une mention spéciale, ici, pour les marionnettes. On connaît le personnage fameux de « Karaghiosis »68 (Karagheuz), le Guignol hellénique, que les Grecs ont emprunté aux Turcs... pour le retourner contre les Turcs (le bey et le pacha sont des personna­ ges constants dans son répertoire). Le thème de prédilection de ce théâtre d’ombres, le même que celui des « Zanni » napoli­ tains, c’est la faim, et en tant que tel il est, du moins en Grèce, « étemel ». Autrefois « Karaghiosis » était une machine de guerre contre toutes les puissances oppressives; aujourd’hui, à part quelques montreurs de talentea, il est tombé au niveau des chan­ gé. Ou dessinaient les maquettes des timbres et billets de banque de la Grèce libre. 67. « Sineiiasmiéni Kyriaki ». 68. Flanqué de comparses divers, mais toujours de son fils Kollitiri. 3 1 69. Disciples du grand Spatari. Le théâtre d ’om­ bres — surtout celui du Pirée — est particuliè ­ rement fréquenté en été, en plein air; le Théâ­ tre des Nations en a offert un spécimen à Paris. f2 sonniers. Mais la marionnette, ou le théâtre d’ombres — et Kara- 2 ghiosis tient des deux à la fois — connut pendant l’occupation J, germano-italienne un usage politique. On ne chevauchait plus les 'S siècles, comme dans les histoires habituelles de Karaghiosis O où les Kleftes du xvii' siècle voisinent avec Alexandre le Grand et les spoutniks; les têtes... de turcs étaient bien définies ; Mus­ solini et Hitler. Cela commença avec la guerre d’Albanie, dans les « stations d’enfants » où on réunissait les gosses chassés par la famine, qu’on nourrissait collectivement^o. Lors du « grand tournant » de 1943, alors qu’on pouvait aller des environs (à 25 km) d’Athènes jusqu’en Epire, par les villages, sans rencontrer un Allemand, les paysans descendaient des montagnes pour venir chercher la troupe de montreurs; quand d’aventure celle-ci ren­ contrait les nazis, elle cachait les poupées et allait jusqu’à leur jouer un sketch anodin'îl... Bref, comme dit R. Milliex dans A l'école du peuple grecT2^ Ulysse n’était pas mort dans le Grec moderne, le génie grec redevenait, comme dans le mythe platoni­ cien, fils de « penia » (l’indigence) et de « poros » (l’expédient)...

JLe premier acte de la guerre froide Alors, à Athènes, ce fut le crime... « La « libération trahie » ne le fut pas, en Grèce, trois ans après la victoire sur le fascisme, elle le fut le jour même de la victoire, ou peu s’en faut. Athènes avait été libérée le 12 octobre 1944, par les troupes de la Résis­ tance et elles seules; les Anglais, avec nombre de troupes indien­ nes, débarquèrent le 16 sans coup férir et n’entrèrent à Athènes que le 23. Si l’E.A.M. « communiste » avait voulu s’emparer du pouvoir, elle l’aurait donc pu : elle ne l’a pas fait. Si on entend par « communisme » la Résistance grecque, où les communistes effectivement dominaient, et par « Etat grec » le gouvernement, reconnu par rE.A.M. immédiatement, et qui arrive dans les four­ gons de l’Armée du général Scobie, il est vrai, absolument vrai que « l’Etat grec » menaçait de tomber aux mains du commu­ nisme. Pendant quelques jours, alors que les autorités de la Résistance contrôlaient tout le pays, où elles maintenaient un ordre exemplaire, !’« Etat grec » se réduisit à un quartier d’Athè­ nes compris entre la place Omonia (Concorde) et la place Syn- tagma (de la Constitution). On a pu affirmer que dès la fin de la guerre la Grèce aurait pu devenir un pays socialiste. Mais à ce

70. On les appelait les « aiglons ». 71. J’emprunte ces détails à la Revue d’Art (« Epitheorisis Technis »), numéro sur la Résis­ tance; on y raconte par exemple le scénario de marionnettes suivant : un paysan a caché un 32 message dans l’oreille de son âne, les Allemands le fouillent, l’âne les cloue au sol par des rua­ des... 72. L’helléniste français veut dire : à son école pendant l’occupation... gouvememenfî^s installé par les Anglais, l’E.A.M. eut tort de faire confiance en signant une série d'accords — Livanos, Gazerta^'i, Varkiza surtout — qui lui liaient les mains. Alors que, selon les accords de Varkiza, toutes les forces armées grecques devaient être désarmées, seules le furent les imités de l’E.L.A.S., leurs chefs furent immédiatement traqués, condamnés, assassinés, alors qu’on armait des « bataillons de sécurité » fascistes qui vin­ rent renforcer le « bataillon sacré » et la « brigade des monta­ gnes » monarchistes, qui avaient débarqué d’Egypte avec les Anglais. Pour protester, la Résistance organisa un meeting mons­ tre à Athènes : les Anglais ouvrirent le feu sur une foule qui criait « Vive Churchill ! Vive Roosevelt ! », faisant des dizaines de morts. C’est ce que le régime actuel appelle !’« insurrection communiste de décembre «ts . Ainsi, les alliés occidentaux retour­ naient le fer contre la Résistance, alors que les Allemands n’avaient pas encore complètement évacué le pays et que la Crète était tou­ jours occupée. C’est un tournant de l’histoire contemporaine qu’il est bon aujourd’hui de se remémorer : les alliés occidentaux, par anticommunisme, ont opéré le renversement des alliances en pleine guerre — à un moment, bien sûr, où leur victoire devenait cer­ taine, et selon un plan prémédité, puisque Churchill et Roosevelt avaient décidé quelques mois avant, à la conférence de Québec, d’envisager après la libération un corps expéditionnaire en Grèce « pour sauver le pays de l’anarchie ». Ou, en d’autres termes : bien avant le discours de Fulton, bien avant le plan Marshall, le premier acte de la guerre froide s’est joué en Grèce; et il a coûté à ce pays, pour longtemps, la perte de son avenir démocratique. Comment en était-on arrivé là ? Je consulte sur ce point M. Pyromaglou : témoin précieux, puisqu’il fut dans l’E.D.E.S. le bras droit du général Zervas et qu'il commença par tirer sur les communistes et leurs alliés avant de sympathiser avec eux... Il est l’auteur d’une « Introduc­ tion à la formation de la Résistance » et d’une histoire de la crise politique grecque pendant la guerre ; Le cheval de Troie, ouvrages saisis. « J’étais contre l’E.A.M. dans la Résistance, me dit-il, mais si aujourd’hui je dis simplement : je ne suis plus contre, je suis catalogué. Il faut que je dise : ce sont des ban ­ dits ». L’anticommunisme en Grèce vise beaucoup plus à faire peur que dans nos pays : il n’est pas fondé sur l’idéologie de la liberté, mais sur l’image du croquemitaine, de l’assassin... Entre

73. Gouvernement royal, alors que le retour à la monarchie n’avait pas été voté (le métropolite Damaskinos assumait la régence). 74. Par lequel l’E.L.A.S. s’abstenait d ’occuper Athènes, qu ’elle laissait aux troupes britanni­ ques. 33 75. L’E.L.A.S. refusant, ayant compris enfin le traquenard, de se dissoudre et les ministres de l’E.A.M. ayant démissionné du gouvernement, on se battit un mois à Athènes « entre Alliés ». g Stalingrad et la fin 1943 (débarquement en Italie) se dessine, me 2 dit M. Pyromaglou, une politique de restauration monarchique ^ dans l’Europe libérée^s, l’accord entre Churchill et le roi de 'w Grèce date peut-être de 1942. Comme le roi n’avait pas laissé en G Grèce l’ombre d’un état-major de résistance, on recommandait pendant la guerre de n’envoyer du Caire en Grèce que des offi­ ciers royalistes et on terrorisait dès ce moment toute la Grèce avec le « danger communiste ». Churchill écrit lui-même dans ses Mémoires : « Désormais^î, tous [c’est-à-dire E.L.A.S., E.D.E.S., royalistes de Londres] pensaient que les alliés gagneraient la guerre et la lutte pour le pouvoir politique s’engagea entre eux avec ardeur, pour le plus grand profit de l’ennemi commun ». Les alliés avaient-ils, comme on l’assure en Angleterre, donné leur accord au contrôle britannique en Grèce ? Ce qui est sûr, c’est que les Anglais ne sont pas venus en Grèce pour libérer, mais bien pour envahir et pour occuper, et que le roi Georges, au lieu d’ac­ cepter le beau cadeau que lui faisait la Résistance, fit appel contre elle aux Anglo-Américains. Alors que les « communistes » étaient entrés dans le gouvernement de la Libération en acceptant l’éven­ tualité d’un plébiscite qui ramènerait le roi... Peut-être, dit M. Pyromaglou, certains dirigeants démocrates ont-ils trop recher­ ché la « légalité » du gouvernement du Caire, et pas assez l’ap­ pui populaire, qui leur était entièrement acquis. C’est là le jugement que la gauche grecque porte elle-même, actuellement, à la suite d’un examen douloureux de cette période décisive; ainsi que sur l’autre épisode tragique qui suivit immé­ diatement et dont les conséquences empoisonnent toujours l’at­ mosphère politique de la Grèce : la guerre civile (1946-1949).

Les responsabilités dans la guerre civile Il est délicat de porter de l’extérieur im jugement sur la Guerre civile — que la gauche appelle « période anormale » et la droite « guerre des bandits ». A l’origine, il y a la trahison de la Libération par les « clercs » (on appelle ainsi souvent les couches privilégiées) et par celle des puissances qui était, selon une malheu­ reuse tradition remontant à 1830, la protectrice de la Grèce : l’Angleterre. Celle-ci, au lieu de favoriser l’évolution démocratique du pays, profita au contraire de la Libération pour aider les traî­ tres de 1940 et la Maison Royale à en finir avec les forces popu­ laires ; à stopper brutalement les processus de démocratisation de la Grèce moderne. Ce fut la Terreur blanche, les résistants étaient traqués, massacrés à raison de plusieurs par jour, des expéditions punitives étaient lancées contre des régions entières — surtout celles du Nord — qualifiées de « rouges ». Que les résistants aient 34 76. Churchill donna ainsi des assurances au rot d'Italie. 77. C'est-à-dire en 1943. pris de nouveau le maquis pour sauver leur vie, cette fois devant leurs propres compatriotes, — mais en laissant, il est vrai, leurs amis sans défense dans les villes et les villages — voilà qui sem­ ble de prime abord compréhensible!. Cependant la Gauche commit ime faute grave, qu’elle a depuis reconnue : elle boycotta les premières élections2, alors qu’elle avait la grande majorité du peuple avec elle; en consentant à la guerre civile, elle tombait dans le piège tendu par ses adversaires ; elle renonçait à une unanimité, à ime adhésion populaire que sa résistance héroïque à l’occupant lui avait précisément values. Car elle aurait pu, en participant aux élections, élargir son influence dans le peuple, si bien que le pays se serait trouvé devant l’alter­ native ; ou les forces populaires auraient imposé une évolution normale, ou la réaction aidée par les Britanniques l’aurait empêchée, mais alors les masses auraient compris par leur propre expérience que la lutte armée devenait inévitable. La gauche s’y est lancée sans avoir épuisé les possibilités d’évolution pacifique. D’autre part, les dirigeants d’alors du Parti communiste — comme N. Zachariadis — considéraient la lutte comme révo­ lutionnaire et socialiste (« garder les armes prêtes ») et non comme patriotique, et faisaient bon marché des alliés groupés dans l’E.A.M. traités de petits-bourgeois et de réformistes; ce qui aurait pu être une lutte de masse devint le combat d’une avant- garde coupée des masses, ce qui permit aussi à la réaction de grouper ses forces et de mettre sur pied de puissants contingents armés. De toute façon, les « andartès » ne pouvaient vaincre. Le dos au mur des « Thermopyles », ils n’avaient pas de bases en Alba ­ nie ou en Bulgarie, alors que les Etats-Unis inondaient le gouver­ nement d’avions et de matériel lourd. A chacune de leurs victoires dans la montagne répondait ime démonstration de la flotte amé­ ricaine, C2ir les Anglais avaient « passé la main » aux Etats-Unis en 1947. Cependant, jusqu’à la fin de 1947, le nouveau « gouverne­ ment de la montagne » et le commandement de l’Armée démocra­ tique multiplièrent les offres de paix et de solution « grecque » du conflit, c’est-à-dire qu’ils tentèrent de sceller par im pacte la Libération de 1944. Le gouvernement répondit par une intensi­ fication des opérations militaires et de l’aide étrangère; et aussi par la mise en place d’un système législatif d’exception, appuyé sur des Cours martiales, qui reste encore aujourd’hui, en 1963, par­ tiellement en vigueur. Le 15 août 1949, le gouvernement démocra­ tique provisoire cessa la lutte par décision rmilatérale. Mais la paix fut celle des militaires, non celle des hommes politiques. Il 1. Il est donc bien entendu que la lutte armée sur les Monts Grammos et ailleurs fut pour une 35 part une lutte juste : la continuation de la Ré­ sistance. 2. Décision prise par le Parti communiste grec en février 1946. ^ y eut 14.000 exécutions capitales, des milliers d’emprisonnés. L'ar- 2 mée démocratique se réfugia dans les démocraties populaires : ,u quelque 60.000 combattants, en tout 100.000 personnes avec leurs 'w familles et des populations des régions contrôlées par elle. Tous ^ les combattants et leur « aides » furent spoliés de leurs biens : im des plus grands vols de l’Histoire. Bilan de la guerre civile, s’ajoutant à celui de la guerre tout court : 500.000 hommes (sur 7 millions) tués, disparus ou perdus pour le pays, des centaines de villages brûlés, une production agricole diminuée de 70 %, les communications totcilement détruites... M. Brillakis tire devant moi une leçon que les communistes grecs et rE.D.A. ont déjà tirée pour leur part, depuis 1956 : « Nous avions surestimé le pouvoir des Anglais, et aussi celui du soi-disant gouvernement d’Union nationale, qui ne tenait que grâce aux Anglais, car il n’avait aucune force derrière lui. Nous avons gâché ce que nous avions réussi à faire pendant l’occupa­ tion : imir le pays de façon à exclure tout risque de guerre civile... Au lieu de respecter les accords de Varkitza, les Anglais empê­ chaient les partisans de rentrer chez eux, des groupes para-mili­ taires s’acharnaient sur eux, la droite poussait de toutes ses for­ ces à la curée des démocrates, à la guerre civile : voyant qu’on ne pouvait nous briser par les moyens légaux, on incitait les gens à quitter les villes vers les montagnes... Aux élections de 1946, nous aurions eu, c’est sûr, beaucoup de députés. Au lieu de cela, Zacha- riadis jugea la situation mûre pour une insurrection ; alors que ni le peuple grec ni le monde (ni nos camarades à l’étranger) n’étaient convaincus que la guerre civile était inévitable... »

Pourquoi n'y a-t-il pas eu d ’apaisement ? Il faut bien comprendre que la situation actuelle est la suite directe de ce drame. Car cette fraction du monde politique grec qui a gagné militairement la guerre civile n’a jamais gagné — du moins honnêtement — les élections. Les premières qui eurent lieu après la guerre civile (mars 1950), elle les a perdues : si elle les avait gagnées, si elle avait consacré sa victoire par les armes par une victoire aux urnes, peut-être n’y aurait-il pas aujourd’hui ime question grecque... Ce qui distingue M. Caramanlis de ses prédé­ cesseurs, c’est ceci : avec lui, la droite a décidé, tout simplement, de ne plus perdre les élections — ce qui ne peut se faire sans fraude et sans violence. Au fond, la Grèce est un pays en état de guerre civile permanente. Ce qui s’y déroule aujourd’hui est la lutte des mêmes contre les mêmes. Caramanlis n’existe que parce que la guerre civile a eu lieu; quinze ans après sa fin, il est un produit de la guerre civile, il est la guerre civile. La situation 36 profondément anormale qui règne en Grèce tient dans cette ques- tion : pourquoi en Grèce l’amnistie — procédure normale après les guerres civiles — n’a-t-elle pas mis fin aux séquelles doulou­ reuses du passé, et permis à ce pays comme à d’autres de se tourner vers l'avenir ? C’est que les forces qui s’étaient groupées dans la Résistance, et qui ont la sympathie populaire, se sont trouvées au lendemain même de la Libération en état de révolu­ tions et n’ont mis bas les armes qu’après un long et dur combat — ce qui a ramené à la surface toutes les forces déconsidérées sous l’occupation, et un appareil policier ayant déjà servi à la dictature de Métaxas (193141), lesquels sont aujourd’hui les piliers du régime. Quelles sont ces séquelles de la guerre civile qui continuent à empoisonner aujourd’hui la vie grecque ? Essentiellement une législation répressive, véritable Constitution parallèle qui a fini par supplanter la Constitution officielle (qui prévoit entre autres le secret de la correspondance, la compétence des tribunaux civils pour les délits politiques et de presse...). On essaye en haut lieu de faire croire qu’elle a été abolie par le décret n" 4.234 de juil­ let 1962 ; en fait, il a bien plutôt incorporé les lois d’exception dans le droit ordinaire... Des exemples le montreront. La loi 375, qui a permis de condamner nombre de démocra­ tes, dont Beloyannis et Manolis Glezos, pour espionnage, et qui date de 1936, c’est-à-dire de Métaxas'* ! Elle prévoit la peine de mort en temps de paixS, et la compétence des tribunaux militai­ res; ceux-ci, comme dans tout régime en voie de fascisation, ten­ dent de plus en plus à être préférés aux tribunaux civils, dont les arrêts sont souvent contraires aux vœux du gouvernement ; l’accusation d’espionnage frappe plus l’opinion publique : c’est pourquoi on poursuit beaucoup plus pour ce chef d’accusation que pour « menées communistes iilicites », c’est-à-dire pour viola­ tion de la loi 509, qui met hors-la-loi le Parti communiste et ses alliés. L’E.D.A. est légal depuis sa fondation (1951), mais les poli­ ciers peuvent tout se permettre avec ses membres, sous prétexte qu’on ne poursuit pas le parti légal, mais l’appareil illégal du Parti communiste... Or, l’article 6 du décret 4.334 permet de répri­ mer toute manifestation d’opinion contraire au gouvernement : atténuation ou aggravation ? La déportation administrative^ est supprimée, le camp d’Aghios Efstratos a été fermé, mais on a disséminé les déportés 3. Selon l’expression de M. Ilias lliou à la Con­ férence du Palais d ’Orsay. 4. On a même remis en vigueur une loi de 1870 portant « répression du banditisme » ! 5. Certains des militants de gauche actuellement vivants ont été condamnés plusieurs fois à mort; leur condamnation a simplement été commuée 37 en déportation ou en peine d ’emprisonnement, parfois à vie. 6. Instituée il y a un siècle pour la répression du banditisme ! M qui restaient (une dizaine) dans des villages deshéritésT, sans res- 2 sources, livrés à la générosité d’une population qui manque elle- ^ même de tout : on a cherché à dissimuler im camp, chose trop voyante pour l’opinion, mais on accélère le processus d’extermina- tion physique des déportés (comme celle des emprisonnés). Mais l’article 3 du décret 4.234 maintient la déportation administrative; de même que l’article 7 aggrave le système des « certificats de loyalisme » (et plus loin). C’est Van dernier seulement que la guerre civile a été déclarée officiellement terminée par le Conseil d’Etat ! Mais dans la pratique elle continue. Dernière injustice qui dure toujours ; l’exil de 60.(X)0 démo­ crates privés de leurs droits civiques et de la nationalité grecque, soumis à un traitement bien moins favorable qu’un quelconque étranger, alors que l’institution de l’exil a été condamnée par la déclaration universelle des Droits de l’Homme. L’exils est l’im des drames les plus poignants de la Grèce actuelle. Dernièrement encore, on annonçait la mort à Paris d’un exilé politique grec, Karakitsakos Mêlas, qui n’avait pas revu le ciel de son pays depuis quinze ans... Une enquête interparlementaire de 1958 a prouvé que ces exilés n’ont en rien renoncé et que leur désir de rentrer est « une invincible nostalgie ». Le prétexte officiel avancé pour leur refuser ce droit simplement humain, c’est que la plu­ part vivent dans les pays socialistes, et que leur retour signi­ fierait une « invasion massive » de communistes « bien éduqués et entraînés »... Il faut dire que l’Union du Centre, toujours limi­ tée dans ses initiatives par la peur du peuple, n’est pas non plus insensible à cet argument... Le décret 4.234 abolit le décret qui avait privé les exilés de leur nationalité et prétend revenir au Code de la nationalité de 1955, mais l’article 4 leur dénie toujours le droit de rentrer ! Mieux : on va pouvoir priver de leru natio­ nalité des Grecs partis à l’étranger provisoirement... Quant à la confiscation des biens9 — véritable tentative d’anéantir économi­ quement l’opposition au lendemain de la guerre civile — on y renonce aussi officiellement, mais à des conditions telles — acquit­ tement, prescription, grâceio — que justice ne peut être faite ! L’hypocrisie s’étale sur toute la ligne.

Réconciliation nationale : une exigence populaire Pourquoi la classe dirigeante grecque tient-elle désespérément à maintenir ainsi ouverte la place de la guerre civile, à qu’nze, pour ne pas dire vingt ans de distance ? L’exécution de Julian 7. La mesure de déportation est renouvelée de deux ans en deux ans... 8. Cf. la nouvelle publiée à la fin de ce numéro. 9. On a également supprimé les pensions aux 38 familles de ceux qui avaient participé au conflit armé, les privant ainsi de moyens d ’existence. JO. Or l’article 3 du décret 4.234 maintient les condamnations portées en vertu des lois d ’ex­ ception... Grimau offre une analogie frappante : comme en Espagne, la droite ne peut gouverner — car elle est encore plus menacée ■qu’en Espagne — que par le chantage au danger d’tme nouvelle guerre civile. C’est ainsi qu’on prétend justifier la détention poli­ tique après dix-huit ou dix-neuf ans : ces prisonniers seraient en danger pour la démocratie, la nation — alors qu’ils totalisent un nombre impressionnant de maladies, que beaucoup sont entre la vie et la mort, qu’ils ne sortiraient de prison que pour aller passer les quelques mois qu’il leur reste à vivre dans leur famille (ou ce qu’il en reste), que certains étaient déjà morts lorsqu’ils ont été libérés ! Ce n’est pas seulement pour des motifs humanitaires, c’est faute d ’opportunité politique que tout ce qui n’est pas le pouvoir réclame en Grèce l’amnistie : le clergé orthodoxe, l’Ordre des avocats d’Athènes, de Salonique, etc..., la Société des gens de Lettres et le Syndicat des acteursn, les Conseils municipaux d’Athènes, Salonique, etc..., l’.Association des médecins d’Athènes, les grands journaux du Centre...i2 Le besoin d’oubli et de pardon, au nom des nécessités de la vie d’un pays et de son avenir, est si naturel aux sociétés humaines que la situation en Grèce en est arrivée aux limites du supportable, tant à l’intérieur qu’aux yeux de l’opinion internationale. La haine entre Grecs n’est maintenue qu’artifiellement, par ime propagande obsédante. Avec le temps écoulé, on aspire par­ tout à la réconciliation nationale. Les geôliers dans les prisons admirent les détenus qui ne fléchissent pas, me dit un ami, bien loin de les mépriser. Lorsque d’aventure un prisonnier politique est libéré et rentre dans son village, il est accueilli avec cordialité par ceux-là mêmes qui avaient eu — vraiment ou faussement — à souffrir de lui... On cite aussi le cas, évoqué au dernier congrès de l’E.D.A., d’un village de Crète dont les habitants, qui s’étaient entre-tués pendant la guerre civile, ont décidé de s’unir contre le préfet et la police... Cas extrême, mais appelé à se multiplier : comment en serait-il autrement ? Parmi les séquelles de la guerre et de la guerre civile, il faut faire un sort à part à deux institutions qui placent la démocratie grecque sous un jour singulier, car elles n’ont pas, à notre con­ naissance, d’équivalent dans le monde — pas même, du moins sous la même forme, aux Etats-Unis... Il s’agit d’une part du « certificat de loyalisme », ou de « civisme », ou d’« opinions sociales », suivant les traductions; et d’autre part de la « décla­ ration de changement d’opinions », ou de « désaveu », appelée communément « décoloration ». 11. Par exemple, l'actrice bien connue Irène Pappas (Elektra), que des photos montrent, ain­ si que de nombreux autres comédiens, suivant 39 le cercueil de Lambrakis... Ainsi que Mélina Mercouri. 12. Cf. par exemple, l’enquête d’Athinaïki parue l’an dernier. M Le certificat de loyalisme ou le chômage 2 La première, comme beaucoup d’autres dispositions législa- M tives, a été présentée comme une mesure d’exception; en réalité, 'JJ elle est devenue — en particulier depuis la loi 4.234 de l’an der- nier — une institution permanente. Autrement dit, cette anomalie scandaleuse en démocratie, loin de s’atténuer avec le temps écoulé depuis les circonstances qui l’avaient vue naître, n’a fait que s’aggraver. On estime qu’actuellement un million et demi de Grecs ont un « dossier » — ce qui les prive du fameux certificat —, ou encore, qu’ils sont « colorés ». Voilà des notions étranges, qu’il faut expliquer, bien que la situation américaine offre ici quelques points de repère. Briève­ ment, disons qu’il dépend de la police — c’est-à-dire du gendarme de chaque localité ou village — qu’on soit classé « communi- sant » ou « crypto »; et de la police seule. Je connais personnel­ lement, d’après les personnes concernées, des dossiers de ce genre ; l’un contient uniquement que l’intéressé a participé au Front de Libération (E.L.A.S.) ; l’autre qu’il n’a pas voté aux élec­ tions de 1946 (la gauche ayant alors préconisé le boycott); ou même qu’il a voté en 1956 pour l’Union démocratique... Mais il peut tout simplement porter qu’il lit VAvghhs (paraissant léga­ lement), ou fréquente des militants de l’E.D.A. (parti agissant léga­ lement)... Enfin, comme la déclaration de loyalisme proclame au fond qu’on est pour l’E.R.E., on renie aussi le Centre, me dit M. Stefanopoulos (du Centre), implicitement sinon expressément... La formule du certificat a légèrement varié avec le temps. Jusqu’à une date récente, il s’agissait de proclamer son horreur de toutes les forces qui avaient composé la Résistancei-^. A pré­ sent, il s’agit plutôt d’abominer ceux qui veulent « renverser le gouvernement par la force »; mais combien sont-ils ?... Ceux qui « ont un dossier » sont invités à « ne plus faire de politique », — ce qui est proprement absurde, puisqu’on leur maintient, for­ mellement du moins, leurs droits électoraux ! Comme on dit, d’une expression qui fait frémir, on ne leur demande que de « sortir de chez eux du pied droit... ». Bref, d’une déclaration attestant qu’on n’est pas communiste (ou « apparenté »), on en est venu à un contrôle de toute l’opposition, sur laquelle on exerce entre autres, de toutes les pressions celle qui est la plus terrible, en même temps que la plus abjecte : la pression éco­ nomique. Officiellement, le fameux certificat n’est exigé que pour les emplois publics ou semi-publics. J’ai connu des amis grecs qui 13. Ou même des journaux du Centre, comme Elefteria, surtout en province où ils parviennent difficilement... 40 14. Parti communiste, EA.M., E.L.A.S., E.P.O.N., O.P.L.A., E.T.A., A.K.E... Depuis son existence, VE.DA. (cependant légale) y figure ' aussi, avec le P.A.M.E. (coalition électorale de gauche de 1961). travaillaient par exemple dans des cliniques privées pour y échap' per... Mais dans la pratique quotidienne, on est très loin du compte ! Le certificat est exigé à tout propos et hors de propos : pour être inscrit à la Faculté; pour faire des études à l’étranger; pour émigrer faute de travaillé; pour avoir une licence d’embar ­ quement quand on est marin; pour avoir un passeport; pour tra­ vailler dans de grandes entreprises comme les raffineries de pétrole; pour avoir un permis de chasse, de pêcheie, un permis de conduire (même pour une vespa), de marchand de quatre- saisons ; pour être docker, ouvrier du tabaci^, balayeur, fossoyeur... Officiellement encore, le certificat n’est pas exigé des petits entre­ preneurs privés; en réalité, dès qu’ils sont soupçonnés d’employer un opposant, ils sont soumis, s’ils n’exigent de lui le certificat, à toutes sortes de tracasseries stupides, on les accuse d’avoir un chien qui aboie trop fort ou de ne pas balayer devant chez eux (inutile de dire qu’un « loyaliste » peut laisser s’accumuler devant sa porte les immondices); des petits patrons comparaissent ainsi tous les mois devant un tribunal pour des vétilles et certains finis­ sent par céder pour avoir la paix...

« Décolorez-vous » i Le système comporte des absurdités manifestes. Par exemple, on demande à des jeunes gens de vingt ans ce qu’ils faisaient en 1943 ou 194818 ... On accuse des adultes, cette fois, d’avoir eu par­ tie liée avec la « révolution » de décembre 1944, quel que soit leur lieu d’habitation, présent ou passé, alors que l’insurrection en question a été strictement limitée à Athènes ! Surtout, on oblige à faire une déclaration politique des hommes et des femmes qui ne cherchent que du travail et qui ont la politique en horreur; c’est-à-dire que le régime entretient — comme en Espagne — un climat de division et d’antagonisme dans la nation au lieu de favoriser, à quinze ans de distance, l’apaisement indispensable

15. On avouera que c’est grave, alors que 60.000 Grecs — soit 78 % de l’excédent annuel des nais­ sances — quittent chaque année le pays à cause du chômage et du sous-emploi. 16. Ce qui faisait écrire au commissaire de poli­ ce Blastari dans un article du journal Vima : « Le régime est menacé par ta canne à pêche et l'hameçon »... 17. Certains ouvriers du tabac, dont c’est la seule ressource, ont refusé de produire le certificat, ce qui représente du courage (p. ex. à Kavalla en Macédoine); certains ont dû le demander vingt fois, car la gauche est forte dans la cor­ poration, et la police exige le certificat chaque année pour l’entrée dans les fabriques de ciga­ rettes... 18. Les lecteurs de notre revue ont eu déjà un 41 échantillon de cette Inquisition avec le passage où Georges Maniatis (Journal d’un Légionnaire) relate l’interrogatoire auquel il fut soumis, en tant que Grec, à son arrivée à la Légion. COvo au développement de cette nation; il s’agit de maintenir rassem­ blés, par la complicité et la peur, les vaincus de 45 contre leiurs « vainqueurs, provisoirement vaincus. C’est ainsi que, il n’y a pas si U longtemps, de simples gens apolitiques devaient signer ime décla­ ration, « de leur volonté libre et non-influencée » (sic), où ils reconnaissaient que « la bande des partisans (resic) ainsi que le communisme en Grèce agissent en traîtres et contre les intérêts et l’intégrité territoriale du pays », que les mêmes « tuent et tortu­ rent sans raison des Grecs innocents, en collaboration avec des pays voisins, ennemis de la Grèce, qu’ils brûlent leurs biens ou s’emparent de leurs fortunes. » Ceci alors que les Grecs accusés d’avoir sympathisé avec la gauche dans la guerre civile ont vu leurs biens confisqués... Dans ce même document (§ 14), on pro­ met « de ne jamais s’opposer d’une manière on d’une autre à l’œuvre de l’Etat et de ses institutions publiques quelle que soit leur nature » ; il s’agit de bien autre chose que du communisme... ! Détail particulièrement révoltant, le certificat est exigé des ouvriers désirant obtenir un logement. Il existe en Grèce un « Office autonome du logement ouvrier », patronné par S. M. le Roi des Hellènes; tous les ouvriers paient pour cela une cotisa­ tion, prélevée autoritairement sur leur salaire, et tous participent à l’attribution, qui se fait par tirage au sort. Mais les gagnants doivent produire le fameux certificat ; sinon, ils devront voir s’en­ voler, à cause de leurs « opinions malsaines », l’espoir de la maison... Voici le cas, relaté par la presse, de l’ouvrier Brahalis, qui reçut du président de l’Office (Stomatopoulos) la lettre sui­ vante ; « Nous vous informons que, d’après le règlement de l’accession finale au logement, qui vous est échu, vous devez avoir des opinions saines. Or, le document n°... de la sous-direction de la Sûreté prouve que vous ne possédez pas les opinions saines requises par la loi 2963/54, art. 14, alinéa 1... Pour cette raison vous êtes exclu par arrêt de la Commission de cette maison tirée au sort à votre profit. De toute façon, vous avez le droit de faire appel... »i9. Je ne voudrais pas clore ce chapitre sans mentionner un cas qui montre jusqu’à quel point cette institution ahurissante fait bon marché de l’intérêt national grec. Il ne s’agit plus cette fois d’un individu, mais d’une ville entière ! C’est la ville de Volos, port de Thessalie. Ce n’est pas une petite ville : elle compte plus de 100.000 habitants, c’est l’un des centres industriels de la Grèce20, fondé en 1905, au moment des débuts du développement industriel du pays. Or l’an dernier, on refusa l’installation d’une raffinerie de pétrole parce que la population — où il aurait fallu seulement recruter 300 ouvriers — n’était pas « sûre » ! Ainsi, 42 19. L'appel fut rejeté... 20. Surtout pour le tabac. on sacrifiait l’équipement industriel d’une ville parce qu’elle avait été l’un des lieux de naissance du mouvement ouvrier (c’est là qu’eurent lieu les premières grèves, que furent élus les pre­ miers députés communistes...) et restait à ce titre « suspecte ». Bref, une ville de 100.000 habitants n’avait pas son « certificat de civisme », n’était pas « décolorée » ! Quant à la « décoloration », c’est bien simple; on signe une déclaration où il est dit : je change d’opinions politiques, je renie mes convictions démocratiques, que je reconnais fausses et odieuses, et je me range aux côtés des « vrais Grecs »2i. Seuls le font ceux que la détresse économique force absolument à le faire, et ils sont peu nombreux. C’est la forme la plus abjecte du fas­ cisme : contraindre un homme à cracher sur ce qu’il a de meil­ leur. On dit à celui qui veut du travail : pourquoi ton frère a-t-il ■encore « un dossier » ? On veut obliger la sœur à renier le frère, le fils à renier le père. (« Mais je suis moi-même de droite » — « D'abord, tu as été vu à une conférence d’Ehrenbourg »...) Si un prisonnier politique signe cette déclaration, il est libéré. •Comme le gouvernement ne veut entendre parler que de crimi­ nels de droit commun — fût-ce « en période de guérillas » — il se démentit lui-même. C’est bien là (entre autres choses) la preuve ■qu’il s’agit de prisonniers politiques, en prison pour leurs idées, et non pour des faits qui datent de près de vingt ans ! En effet, ■dans quel pays a-t-on vu qu’une déclaration de repentir fait d’un ■criminel, du jour au lendemain, un innocent ? Comme aucun •détenu politique ne veut se « décolorer », on peut affirmer que ces malheureux demeurent derrière les barreaux uniquement pour leur fidélité à l’idéal de leur jeunesse.

OU. sont passés les dollars ? Pourquoi ce système de tension et de violence, sinon pour •étouffer la protestation contre la misère et le sous-développe­ ment ? C’est un engrenage : le gouvernement se sert de l’appareil répressif pour perpétuer la misère, et il se sert de la misère, soi­ gneusement entretenue, pour maintenir cet appareil répressif. C’est que l’économie grecque possède des traits bien étranges. A l’occasion de la Fête Nationale, le gouvernement adressait en 1961 à tous les enseignants une circulaire où il était dit : « Nous jugeons utile que des conférenciers mentionnent particu­ lièrement et d’une façon remarquable les réalisations de la Grèce d’aujourd’hui dans le secteur productif... Ces progrès doivent être prouvés par des exemples. Ainsi il sera démontré que la vraie prospérité et le progrès d’un peuple se réalisent seulement 21. Détail absurde : on fait signer un papier 43 comportant des phrases comme « Je n’ai jamais été en rapport depuis 1944 avec des gens de VE. A.M., etc... » à des jeunes qui n’étaient pas nés en 1940 ! M sous un gouvernement de liberté et d’indépendance, dont nous 2 fêtons rétablissement par cette célébration du 25 mars ». Faut-il U alors juger la Grèce d’aujourd’hui sur l’hôtel Hilton d’Athènes 'g; (sur l’avenue Vassilisi Sofiasji, sur la route de comiche d’Athè- nés à Corinthe par Mégare, ou celle qui mène au cap Sounion (« une réalisation de Caramanlis, me disait un ami; lorsqu’on m’emmenait au camp de Makronissos menottes aux mains, il fallait venir d’Athènes par les chemins de l’intérieur ») ? Certes, on n’en est plus, en 1963, à l’époque de l’inflation galopante — comparable à celle qui précéda la venue d’Hitler au pouvoir —, où une transaction tant soit peu importante (comme la location d’un logement) devait se faire en livres sterling, puis en dollars; la « stabilité de la drachme » est devenue le thème de propagande gouvernementale bien connu lorsqu’il s’agit de refu­ ser une hausse de salaire2. Depuis 1947, la Grèce, « laboratoire politique » des Etats-Unis, a été inondée de crédits MarshalD. Où sont-ils passés ? Pour la moitié dans les dépenses militaires (40 % du budget, plus en proportion que toutes les nations du « monde libre » !). Bien sûr, la marine grecque est la cinquième du monde : c’est une fierté pour un si petit pays...''» Cependant, il m’a été donné de voir, depuis le quartier de Perama au Pirée, en vue de Salamine, plus de cent navires rangés en ligne, loin des regards, désarmés; il en est de même, paraît-il, dans le port de Calamata, dans le sud du Péloponèse. Au Pirée, il y a 12.000 « chômeurs de la mer », sur 55.000 gens de mer dans toute la Grèce... Bien sûr, l’électrification a fait des progrès : c’est peut- être le seul domaine où ils soient incontestables; de l’ordre de 1 à 10, alors que pour les autres branches d’industrie, la moyenne est de 1 à 2; j’ai pu en voir des preuves comme la cen­ trale sur le fleuve Acheloos, en Achamanie; il y a environ un millier de villes et villages électrifiés. Il faut dire d’ailleurs que si le potentiel électrique a pu être développé, c’est un peu aux résistants si diffamés qu’on le doit; qui a sauvé de la destruc­ tion par les Allemands, le jour de la Libération, l’usine électrique du Pirée ? Nicandros Kepesis, à la tête du 6” Régiment de l’E.L. A.S. Où est aujourd’hui Kepesis ? Malade à l’hôpital-prison de Sotiria, incarcéré depuis dix-huit ans... Mais, me dit le maire de 1. Inauguré en mai avec un faste coûteux dont la presse s’est fait l’écho complaisant. 2. La dévaluation de 1953 ruina, par la hausse des prix, l'immense majorité des Grecs... Mais les touristes affluèrent : à quelque chose malheur est bon... 3. Plus d ’un milliard et demi de nouveaux francs de 1946 à 1960. 44 4. Le gouvernement a entre autres mesures fait des ponts d'or aux armateurs grecs battant pavillon étranger; la plupart des navires appar­ tenant aux Onassis et aux Niarchos naviguent sous des pavillons de fantaisie. Daphniâ, M. Mikhalopoulos, il y a des quartiers de l’est d’Athè­ nes sans électricité et sans eau (on la porte à cheval), à 500 mètres de la rue Stadiou dont les néons flamboient... Il me donne d’autres précisions, dans son bureau orné du portrait du roi (Constantin, il est vrai) et d’une figure de Christ. Environ 12 % des maisons d’Athènes ont les W.-C. Dans ce fau­ bourg de Daphni, 42 % des rues sont pavées, ce qui est un record, qu’on doit à la municipalité, alors que la commune d’Athènes, qui existe depuis 150 ans, n’en compte que 22 %. Dans les deux-tiers de l’agglomération énorme du Pirée, l’état des rues est inimaginable; les taxis ventrus laissés par les Américains y cahotent de bosses en fondrières comme en pleine campagne. L’état des routes, dès qu’on s’écarte des circuits touristi­ ques, pour lesquels on a fait évidemment un effort, est propre­ ment indescriptible; qui a voyagé par exemple en Achamanie, qui n’est pas une des régions les pires de ce point de vue, consi­ dère d’un œil ironique la comiche du golfe de Corinthe... Mais voilà des domaines — eau, électricité, voirie — où les municipa­ lités peuvent accomplir du bon travail. Hélas ! Elles ont été privées de toute prérogative réelle. Un maire comme M. Mikha­ lopoulos ne fait guère que signer des actes de naissance ou de décès, ses fonctions sont purement bureaucratiques; toutes les décisions du Conseil municipal sont visées par le préfet ; si elles ne sont pas conformes à la politique du gouvernement, le maire est cassée; quant à l’eau et à l’électricité, ils appartien­ nent à des compagnies privées... Les traditions de libertés muni­ cipales sont pourtant une réalité vivave en Grèce, depuis l’oc­ cupation turque (on disait : « plains-toi au maire », il était le justicier), et pourtant il n’est guère de pays aujourd’hui où l’ins­ titution municipale soit tombée dans un tel discrédit que la Grèce. Dans la plupart des localités, ce n’est pas vraiment le peuple qui élit les municipalités, et c’est l’Etat qui a pris pour lui tous leurs pouvoirs — des constmctions scolaires aux secours aux indigents.

Un système quasi colonial Mais le grand problème, pour un pays comme la Grèce, c’est celui de l’industrialisation. Longtemps on a prétendu en haut lieu — comme en Espagne — que c’était chose impossible. On a répliqué à gauche (par exemple, dès 1946, dans la revue 5. Faubourg du sud-est d'Athènes; ne pas con­ fondre avec le Daphni (l’accentuation est diffé­ rente) où se trouve le monastère au fameux Christ Pantacrator, sur la route d ’Eleusis. 45 6. S’il défend les libertés locales, le préfet peut le suspendre pour trois mois; s’il n’est pas « loyaliste », on l’empêche par tous les moyens de s’adresser à ses administrés. M Antée'J), que c’était parfaitement réalisable, à condition que 2 les ressources nationales soient exploitées par la nation... w Mais voilà... L’économie grecque est de type colonial. Elle 'S; est livrée aux grands trusts étrangers, et selon des modalités qui ^ l’enchaînent irrémédiablements ; surtout depuis 1953, date à laquelle fut votée une loi pour attirer le capital étranger. « On imaginerait, m’explique M. Mavros, que le gouvernement, institue im concours international d’investissements, s’il est vrai qu’il n’a pas les moyens, vu la pauvreté du pays, de s’en tirer seul. Nullement ! On négocie par exemple directement avec la. Shell, la Vaccum, Esso; c’est en principe pour dix ans, en réalité pour l’éternité. De cette façon, il n’y a pas pour les monopoles, de concurrence à redouter. Quand la Remington se trouve mena­ cée en France, elle vient s’installer en Grèce avec des privilèges exorbitants. Pourquoi accorder par exemple le monopole des pneus à Pirelli (officiellement pour huit ans) ? Celui de l’alumi­ nium à Péchiney ?9 S’il y a monopole, ce devrait être seulement celui de l’Etat ! Pourquoi les investissements étrangers seraient- ils liés à des privilèges léonins ? L’importation du pétrole est confiée en monopole à des compagnies étrangères; le résultat,, c’est que le prix du pétrole, qui influe tellement sur toute l’acti­ vité industrielle, est astronomique ». « On a créé, me dit de son côté M. Stefanopoulos, deux sucreries, mais le sucre a augmenté de 2-3 drachmes le kilo, et elles vont bientôt fermer. Les usines, de raffinage ont abouti à l’augmentation du prix de l’essence; entre autres conséquences, l’industrie du ciment, qui avait mar­ qué des succès, ne peut plus exporter vers l’Orient. Autrement dit, r« industrialisation » telle qu’elle est pratiquée aboutit à l’augmentation des prix de revient, elle fait au pays plus de mal que de bien ». Prenons encore le cas de l’adduction d’eau et des transports en commun dans l’agglomération Athènes- le Pirée : la première est assurée par la société américaine Oulerv et les seconds par la Poiverio britannique ; pour l’une et l’autre, ce sont des entreprises de tout repos : elles empochent les béné ­ fices, mais ne supportent pas les déficits... A qui a-t-on confié récemment l’usine du fleuve Acheloüs, dont la maquette publici­ taire était exposée Place Syntagma, pendant les fêtes de Noël ? A Péchiney encore, dont je rencontrai des ingénieurs à Agrinion 7. Un jeune économiste, depuis lors fusillé, avait publié sur ce problème des études remarqua ­ bles. 8. Par exemple les récents accords avec l’Alle­ magne de l’Ouest interdisent que soient réduites les importations de produits industriels alle­ mands et donnent la préférence au charbon de la Ruhr. 46 9. Il s’agit essentiellement du grand complexe en construction aux portes mêmes du site de- Delphes pour « L’Aluminium de Grèce ». 10. Cette société a cependant été dernièrement nationalisée, mais comment ? (Achamarde). Cela donna lieu à un scandale, avec interpellations à la Chambre. A qui les complexes de lignite de PtolemaïsH et de Megalopolis ? A une société allemande. Qui exploite les célè­ bres mines de cuivre du Laurion, connues dans l’antiquité ? C’est une société franco-grecque, liée à la Pennarroya. (Un puissant mouvement de grève — le dernier en date ! — qu’un conseiller municipal de Lavrion me relate, y a eu lieu l’an dernier, pour la réintégration de plusieurs ouvriers licenciés, et il fut victorieux)i2. La plupart des capitaux des gros industriels grecs viennent eux-mêmes de l’étranger; c’est le cas entre autres des grands armateurs comme Andreatis, Niarchos (dont les chantiers se voient d’Athènes à Eleusis) et le trop célèbre Onassisis, de grands banquiers comme Katsambas. C’est le type même de la bourgeoi ­ sie « comprador ». Le gouvernement a bien essayé d’attirer le capital national, mais ce fut en pure perte, et il alla jusqu’à bran ­ dir la menace... C’est que ce capital national, petit et moyen, répugne de plus en plus, dans un pays presque sans industrie lourde, aux empiètements des grands monopoles américains, ouest-allemands, ou américano-grecs (exemple ; le roi de l’es­ sence Tom Pappas, dont le nom est tout un symbole). C’est lui qui fournit une bonne partie de son appui économique à l’Union du Centre, le grand parti de la bourgeoisie libérale. Voici qu’au]ourd’hui le capital étranger envahit même la petite industrie : la chaussure, la confection... Pour ce qui est de la bière — les usines « Fix » brillent au ciel du Pirée — la chose est beaucoup plus ancienne : les ascendances germaniques du souverain valent aux Grecs une excellente « façon Munich »... A Salonique vient de se monter une usine allemande de vêtements « prêts à porter »; or il y a au Pirée par exemple beaucoup de tailleurs sur mesure; il en résulta une action unie patrons-ouvriers, pour la première fois, contre le capital alle­ mand, avec liaison Athènes-Salonique... On ne s’étonnera pas, dès lors, d’apprendre que, dix-neuf ans après la guerre, qui lui a coûté plus de destructions en hommes et en richesses que n’im­ porte quel autre pays occupé (sauf l’U.R.S.S.), la Grèce n’ait tou­ jours pas de pian de développement.

Un gâteau pour les parasites « Nous accusons le gouvernement, me dit M. Mavros, de ne pas avoir de plan économique. La production a augmenté cette année (1962) de 3 %, mais cela est dû surtout au hasard, au 11. A Ptolemdis, que certains baptisaient déjà « la Ruhr grecque », les travaux furent un échec, parce qu ’ils manquaient de sérieux. 12. Les grèves ont toujours été nombreuses à Lavrion; c’est là que le mouvement ouvrier grec 47 est né, ainsi que dans les nouveaux centres de Larissa, Volos (Thessalie) et Kavalla (Macédoi­ ne), au début de ce siècle. 13. Ces trois magnats sont liés par mariage. ^ beau temps, comme dans tous les pays sous-développés. Le plan 2 d’industrialisation qui existait a complètement échoué, des docu- ments « secrets » comme le rapport à l’O.E.C.E. l’avouent sans ambages. On accepte des investissements de n’importe qui, pour O empocher simplement de l’argent des adjudications ; la laideur d’Athènes vient pour beaucoup de la spéculation immobilière. Depuis la guerre et la guerre civile, on n’a pas prévu de zones de reconstruction, ni un plan de développement des provinces. Or tout ce qui est à plus de 25 kilomètres de la place Syntagma à Athènes est classé « province ». C’est pourquoi Athènes est une ville de parasites: le niveau de vie dans le centre — le triangle formé par les places de la Constitution (Syntagma) et de la Con­ corde (Omonia) et le Stade, en comprenant le quartier cossu de Kolonaki — a été comparé à celui de l’Italie du Nord depuis le « miracle », mais celui des régions de montagnes égale à peu près celui de l’Inde ou de l’Afrique Noire ! » Les entreprises de tra­ vaux publics, me dit de son côté M. Stefanopoulos, ne sont pas contrôlées; les entrepreneurs sont généralement de bons amis de l’E.R.E. et dépassent les crédits prévus de 200 à 300 %; c’est ce qui s’est passé lors des travaux de transformation de la populaire place Omoniaii, un scandale entre bien d’autres... Le gouverne­ ment n’a pas de politique de crédit; le plan change selon les décisions de tel ou tel député, en fonction de ses intérêts élec­ toraux... ». Presque tout ce que la Grèce compte d’industries est concentré dans la région d’Athènes-Le Pirée. Ajoutons-y les acié­ ries voisines d’Elefsis (Eleusis), qui enlaidissent passablement la ville des Mystères... Le Pirée ne sert qu’à cela, d’ailleurs, car toute vie culturelle en est absente, la ville est sacrifiée à Athènes. C’est là que sont les usines de cigarettes Papastratos et Kera- disis, les grandes raffineries de pétroles, quelques savonneries et minoteries, des entreprises de textile. Au total, 125.000 ouvriers sur une population de 400.000, dont 20 % sont en chômage. L’économie grecque comporte bien d’autres plaies. D’abord, le surendettement. « On importe énormément à crédit, me dit M. Mavros; aussi les dettes en devises de l’après-guerre dépas­ sent 400 millions de dollars, et les réserves ne sont que de 260 millions ». Ensuite la manie des emprunts, qui date de très long­ temps, de la même époque que l’introduction massive des capi­ taux étrangers (alors surtout anglais); l’Allemagne de l’Ouest est, dans ce domaine, de plus en plus sollicitée. Mais de Gaulle a mis le capital français sur les rangs, et les prêts consentis à Caramanlis doivent permettre de payer les commandes passées aux firmes françaises... Enfin et surtout, le déséquilibre profond de la balance des comptes. 48 14. Passages souterrains avec boutiques, terre- plein central gui la rend d ’ailleurs froide et sans vie. 15. Textiles et tabacs emploient ensemble au Pirée 12.000 ouvriers. « Les exportations, me dit encore M. Mavros, sont stagnantes et les importations augmentent de façon inquiétanteis. Les pre­ mières ne couvrent plus que 42 % des secondes. Malgré les bar ­ rières douanières, le déficit de la balance commerciale est de 400 millions de dollars ; que se passera-t-il lorsque le Marché com­ mun abaissera les barrières ? ». Les produits spécifiquement grecs — les agrumes et le tabac (mise à part l’huile d’olive) — sont eux-mêmes dangereusement concurrencés. Or la Grèce exporte pour 94 % des produits agricoles...

Oranges et cigarettes Prenons les agrumes, dont j’ai vu beaucoup pourrir sous les arbres. Pourquoi ? Parce que, si les dernières années on a produit plus de coton (heureusement acclimaté), raisins secs, agrumes, olives, c’est devenu un fléau pour les cultivateurs ; comme les U.S.A. interdisent toute extension du commerce avec l’Est, les prix sont tombés et les paysans ne vendent plus. Il est clair pour tous les Grecs que le marché « occidental » est radica­ lement incapable d’absorber cette production. Il y a tme crise de mévente des oranges parce que les italiennes sont préférées, par­ ticulièrement sur le marché allemand. « Nous avons donc besoin, dit M. Mavros, du camp socialiste; ce sont en effet les pays de l’Est qui peuvent absorber 90 % de cette production, alors que l’Occident ne nous en acheta en 1962 que 4.000 tonnes ! » Mais les contrats avec ces pays ont été très limités, les échanges se font avec eux sur la base du clearing; l’Orient et les pays socia­ listes sont une issue commerciale pour la Grèce, mais seuls des pays comme l’Allemagne peuvent fournir en contre-partie des machines, selon les contrats signés. Un exemple dans un autre domaine : la Tchécoslovaquie a offert des téléphones à un prix plus bas que Siemensi7^ contre des produits agricoles, mais le gouvernement a préféré les Siemens contre du numéraireis... Et le tabac grec, dont la renommée est mondiale ? Ce n’est pas tellement la cigarette américaine qui le concurrence — chose curieuse, elle n’envahit pas les éventaires de façon visible —, mais la cigarette allemande, dont la composition est sensible ­ ment identique. Les impôts aidant, les Grecs finissent, me dit M. Merkouri, par fumer le tabac le plus cher du monde (en proportion de leur niveau de vie moyen...) Et si la Grèce est associée plus étroitement au Marché commun, le tabac, le pro­ duit le plus précieux pour la Grèce, sera précisément soumis dans ces pays du Marché commun à une règlementation très stricte; 16. En 1962, pour 80 millions de dollars en pro­ venance d ’Allemagne, sur un total de 400 mil­ lions. 17. Siemens avait déjà avant la guerre le mono­ 49 pole des téléphones. 18. Cependant la Grèce achète des autos soviéti­ ques et tchèques, du pétrole soviétique et rou­ main (pour le quart de ses besoins). ^ aujourd’hui, ils achètent à la Grèce 30.000 tonnes de tabac par 2 an, mais on ne prévoit pas d’augmentationis ; or, ime preuve des « bienfaits du Marché commun ne serait-elle pas que ce chiffre soit doublé ? « Si la Grèce espérait profiter du Marché commun, '«.i m’expliquent les rédacteurs économiques de YAvghi, ce ne pou­ vait être que pour les produits agricoles. Mais voilà ; le tabac est menacé par l’Allemagne, la Turquie, les Etats-Unis; les oran­ ges et les citrons par l’Espagne, l’Italie, Israël. Si bien que la Grèce n’a pas grand-chose à attendre du Marché commim dans ce secteur; ce qu’elle pourrait en attendre, c’est une exportation détaxée de ses produits industriels : mais ils ne représentent que 3 % de son commerce ! ».

Un parent pauvre de l’Europe des Six En vérité, la Grèce était l’un des derniers pays d’Europe qu’on imaginait entrant dans le Marché commun de la riche Europe des Six20. H n’est guère de leaders du Centre que j’ai consultés qui ne m’aient exprimé, d’une façon ou d’une autre, crainte ou regrets d’avoir voté pour l’association. C’est que le Marché commun est un malheur supplémentaire pour la Grèce, une monstruosité. Quelques chiffres suffisent à le comprendresi. Selon M. Pes- matzoglou22, pour faire bonne figure dans le Marché commun, le revenu national grec devrait augmenter de 16 %. On a mis en route un plan pour élever ce revenu de 6 % par an; or on était en 1962 dans la troisième année du plan, et l’augmentation n’était que de 3 %... Pour la production industrielle, on avait prévu une aug­ mentation de 8 %, et elle n’est que de 4 %. Même si on atteignait 6 %, ce ne serait jamais que la stagnation, car le revenu par tête serait en 1970 le tiers seulement du revenu moyen prévu pour cette date dans l’Europe des Six (on passerait dans ces pays de 1.074 dollars en 1960 à 1580 en 1970; en Grèce, on atteindrait péni­ blement les 600 dollars); le retard resterait donc le même; si le rythme actuel de 3 % se maintient, il s’accroît même dange- reusement23. Le revenu national par tête est actuellement de 19. La France prétexte, pour ne pas en acheter, son régime de monopole. 20. Elle y est associée depuis 1961. 21. Ils sont empruntés à la rédaction économi­ que de l’Avghi. M. Iliou, député de l'E.D.A. et le professeur Kytsiki ont publié chacun un livre, malheureusement non traduit, sur le problème. 22. Un des sous-directeurs de la Banque Natio­ nale, négociateur grec auprès des autorités du Marché commun. 23. Le gouvernement tire argument des 11,3 % d ’augmentation de la production en 1961, année 50 particulièrement faste ( en 1959 : 4,1 % ; en 1960 : 4,6 %; en 1962, comme on l’a dit, 3 %) il y eut en particulier une abondante récolte d ’huile d ’olive — pour prétendre faussement que l’ac­ croissement annuel est de 6 %. 300 dollars par an ; c’est le tiers du chiffre moyen de l’Europe des Six; mais le revenu paysan n’est encore que le tiers de ce tiers... On comprend alors les scrupules des hommes du Centre. « Bien sûr, me dit M. Stefanopoulos, un grand espace écono­ mique est plus favorable au développement. Mais en 1962 le revenu agricole de la Grèce sera inférieur à celui de 1961; avec les pluies, la moitié du sol grec ne sera pas ensemencé; ici. au lieu de diminuer les impôts pour favoriser l’expansion, on les augmente, si bien que le coût de production monte sans cesse. Au lieu de rattraper les pays du Marché commun, on s’en éloigne. Après mon vote « pour » à la Chambre, je me sens des craintes et des responsabilités ; nos industries sont peut-être de taille pour la Grèce, mais dans le Marché commun elles seront écra­ sées ». Il est évident en effet que les Six voient beaucoup moins dans la Grèce un pays à développer qu’un marché ouvert à leurs produits ! « Je ne suis pas contre le Marché commun, dit M. Argyropoulos (indépendant). Nous avons des matières pre­ mières et des sources d’énergie, mais on nous empêche, je dois dire, de les exploiter. Selon les experts roumains, nous avons du pétrole, mais les grandes compagnies américaines ont payé pour arrêter les forages... » Voici encore ce que me dit un autre leader du Centre, M. Tsirimokos : « Le Centre est pour le Marché commun, mais il doit bien en reconnaître les dangers. Rien n’a été fait dans ce pays pour le rendre compétitif. Pourquoi ne serions-nous pas impliqués dans un plan de développement comme pour l’Italie du Sud ou... la Bretagne ? Mais notre commerce a toujours été résolument occidental; nous avions par exemple un clearing avec les nazis pour notre tabac... Il faut équilibrer le commerce avec l’Ouest et le commerce avec l’Est ». Le programme de l’E.D.A. tient compte de cette situation. De même que son programme politique n’est pas !’« ouverture à gauche », mais « la voie vers la démocratie » parce que le pays se fascise; de même son programme économique n’est pas seule­ ment démocratique, mais antiimpérialiste : soutien au capital national dans la mesure où il est lésé par le grand capital étran­ ger ou le capital mixte (germano-grec, franco-grec, etc)... « Nous avons la perspective de gagner ainsi ces couches de la moyenne bourgeoisie nationale, me dit M. Brillakis; le gouvernement lui- même n’a-t-il pas reconnu que l’entrée dans le Marché commun serait un « sacrifice » pour la Grèce ?... Nous n’exigeons pas en politique extérieure un renversement des alliances, mais seule­ ment ; la neutralité, et le commerce avec tous les pays offrant des débouchés aux produits grecs »... Il n’est guère de pays où le contraste entre les quelques 51 nababs qui s’adjugent 65 % du revenu national et la masse du 2 peuple soit aussi saisissant qu’en Grèce. Contraste social, mais ^ contraste géographique aussi. Tous les crédits sont pour Athènes et l’Attique; à 25 kms de la place de la Constitution, c’est la '*3 « province » et elle est sacrifiée. Mais tenons-nous-en aux hommes, au peuple, et aux deux catégories essentielles qui le composent : les paysans — ceux auxquels le touriste a généralement affaire — et les ouvriers d’industrie — en grande majorité de petites et moyennes entreprises.

Ces paysans à l’hospitalité homérique Le Grec est d’abord un paysan. La classe ouvrière ne date guère que du début de ce sièclei. C’est le paysan qui, dans les tra­ gédies récentes — occupation, guerre civile... — a le plus souffert. Où en est-il aujourd’hui ? Précisons d’abord que la grande propriété latifundiaire est presque inconnue en Grèce. Et même la très grande propriété tout court. Sauf pour les orangeraies et les oliveraies; et puis, bien sûr, les domaines de la Cour et de l’Eglise, qui sont fort vas­ tes... En effet, la Grèce a déjà accompli partiellement une réforme agraire. Pas sous Caramanlis ! Bien avant. On aime à dire en Grèce : « Nous n’avons jamais été serfs ». Il faut nuancer, sans doute, mais c’est vrai, en tout cas, pour des régions comme le Péloponèse ou l’Epire, ce l’est déjà beaucoup moins pour la Thessalie et en général pour les nouveaux territoires annexés à la fin du XIX' siècle. Entre 1910 et 1920, beaucoup de grands domai­ nes furent expropriés, appartenant aussi bien à des monastères qu’à de gros propriétaires. Depuis ce temps, il est en principe interdit en Grèce de posséder plus de 30 ou 50 hectares, selon les cas... De plus, il y a en Grèce, depuis longtemps, des coopératives agricoles. Mais elles ne peuvent pas, aujourd’hui, apporter à la condition des paysans les améliorations nécessaires, car elles sont truffées d’hommes du gouvernement. Les paysans ne sont pas libres de porter à la tête de ces coopératives des hommes qui ont leur confiance. Lorsqu’ils le font, l’élection est annulée arbitrairement par la Sûreté ou le Préfet; certains élus cassés furent réélus, et recassés... A la fin de l’an dernier, lors de la grande grève des ouvriers du tabac d’Achamanie-Etolie, parallèle à celle des commerçants de la région d’AgrinionS, on forma des comités de paysans de tou- 1. Dès avant 1910 — date à laquelle lurent créés les Centres syndicaux d ’Athènes et le Pirée et où la participation patronale fut interdite — les 52 ouvriers de Salonique étaient déjà organisés en une puissante Fédération. 2. Le député anglais Pavitt a cité 48 cas de des­ titution à la Conférence du Palais d ’Orsay. 3. Cf. plus loin. tes tendances politiques; c’était, me dit-on sur les lieux, le moyen trouvé de court-circuiter les coopératives « maison », en qui l'ou­ vrier agricole a aussi peu confiance que l’ouvrier d’industrie dans les actuels syndicats; ce qui fait que, d’ailleurs, les coopératives sont de plus en plus désertées... Comment expliquer, dès lors, que la droite soit prépondé­ rante chez les paysans ? C’est en effet grâce aux villages que l’E.R.E. de Caramanlis assure son pouvoir; car son pourcentage électoral dans les villes est la plupart du temps très faible, parce que les moyens de pression y sont moindres qu’à la campagne. Impossible de penser que ce paysan grec, que tous les tomistes décrivent si hospitalier, prêt à donner sa chemise lorsqu’il en a une, est spécialement réactionnaire. Innombrables sont les pay­ sans qui, bravant des dangers mortels, ont pris part à la Résis­ tance; très nombreux ceux qui ont pris le maquis ensuite avec l’Armée Démocratique. Mais il se passe en Grèce un phénomène comparable à celui qui se passe en Espagne : le gouvernement effraie par le rappel des horreurs de la guerre civile; les gens âgés surtout ont trop souffert et ils ont peur. Il y a des indices qui ne trompent pas, m’ont dit les militants de l’E.D.A. Dans les villages où les forces de répression ne sont pas intervenues en 1961 — il y en a eu quelques-uns, ceux où la gauche était faible jusque-là... — l’E.D.A. a doublé ses voix. Par­ tout on m’a répété que la gauche était puisssante à la campagne dans les régions les plus riches : la plaine de Corinthe ou l’île de Mytilène (Lesbos)-!... Comment, sinon parce que les paysans des régions pauvres, obligés de s’adresser au député E.R.E. pour béné ­ ficier du crédit agricole, sont économiquement vulnérables ? Et parce que dans les régions plus reculées et arriérées, les E.T.A. (milices agraires) et les forces de répression classiques font la loi beaucoup plus facilement à l’abri des observateurs et du contrôle populaire ?

Des syndicats sans syndicalistes L’organisation de la classe ouvrière des villes n’est pas moins difficile. Officiellement, il n’y a pas de corporatisme en Grèce, donc pas de syndicats verticaux patrons-ouvriers — c’est la démo- cratie5... Mais il y a un fait brutal : tous les dirigeants syndicaux en fonction en 1946 ont été en prison, en exil; certains y sont encore, et d’autres craignent chaque jour d’être contraints à l’exil. 4. Renommée par son huile d ’olive; selon cer­ tains, l’huile de Calamata (Péloponèse) est meil­ 53 leure, ou celle de Céphalonie; affaire de patrio­ tisme local... 5. De plus, la Grèce a adhéré aux conventions internationales sur les libertés syndicales. w Au bureau du Mouvement pour l’unification syndicale (ou 2 Mouvement Syndical Démocratique, où me reçoit son président V M. Demetrios Stratis, j’ai devant moi un syndicaliste qui a été exilé douze ans, un autre qui l’a été dix-sept ans... Pourquoi ce ^ Mouvement (avec son journal Elefteria Syndikata) ? Parce que les dirigeants des syndicats actuels sont tous gouvemementauxs. Le mouvement (M.S.D., fondé en 1955) n’est pas ime organisation ouvrière, c’est un mouvement de cadres — plus de cinq cents déjà —, avec comités locaux et comités de branche profession­ nelle, qui encourage cadres et militants progressistes à prendre la tête des luttes revendicatives et à poser leurs candidatures aux organismes de direction. Et de fait, beaucoup de démocrates réussissent à entrer dans les directions syndicales à la base... La difficulté à laquelle il se heurte, m’explique d’autre part M. Bril- lakis, c’est que beaucoup d’ouvriers ne veulent pas se syndiquer, la moitié des travailleurs grecs ne sont pas syndiqués, et à peu près aucune femme; précisément parce que les dirigeants sont aux ordres du gouvernement. Il existe ainsi des unions syndicales- fantômes, sans adhérents, qui ne tiennent nullement à recruter... Ajoutons-y, bien sûr, la pression politique, le « certificat de civisme », le fait que les opinions politiques des syndiqués sont vérifiées, épluchées"?; dans beaucoup de petites usines, les syndi­ qués sont renvoyés; la pression est particulièrement terrible pour les femmes : en période de chômage, si elles ont été congédiées, elles ne peuvent retrouver du travail... En Grèce, il est également très difficile de se mettre en grève : celui qui a « fomenté » une grève sans avoir prévenu la police au moins trois jours à l’avance est puni d’au moins six mois de prison ; la grève est interdite sous peine de prison pendant la période d’« arbitrage » d’un conflit; or cet arbitrage est obligatoire, et, bien entendu, démesurément long. Quant aux conventions collectives, c’est une pure impos­ ture, car c’est le gouvernement qui, par son « arbitrage », fixe les salaires. Comment en est-on arrivé là ? C’est bien simple : en 1946, après le premier Congrès d’après-guerre de la Confédération du travails, le gouvernement Tsaldaris destitua tout le bureau élu et le remplaça par des gens de droite, dont plusieurs collabos ou agents de Metaxas, sous prétexte qu’il avait refusé de remettre ses archives et sa comptabilité ! En dépit de l’intervention de Jouhaux au nom de la F.S.M., les membres du bureau furent condamnés à quatre mois de prison. Depuis lors, ce sont toujours

6. De par leur appartenance idéologique, ce sont des réformistes, adhérents à la Fédération mondiale des syndicats libres, envers laquelle 5 4 ils exigent un « serment de fidélité »... 7. On tolère aussi la présence d ’un membre de la Sûreté aux réunions syndicales... 8. Auquel assistaient des représentants français, anglais, etc... les mêmes politiciens parachutés d’en haut, en tête M. Makris, qui dirigent la C.G.T. grecque... Malgré l’appareil de corruption et de répression, c’est loin d’être l’éteignoir. Depuis quatre ans règne dans la C.G.T. grecque une crise grave. Quatre fédérations, plus dix unions locales (en tête celle de Salonique) menacent de fonder une nouvelle Confé­ dération ; mais ce n’est pas là que réside l’espoir, car ces scission­ nistes ne sont pas mus par autre chose que la rivalité et les ambitions personnelles. Par contre, plusieurs organisations de base et fédérations (cinquante en tout) qui avaient été exclues pour « activités communistes », ont dû être réintégrées au Con­ grès de 1958; il faut voir là l’effet de l’activité inlassable du Mou­ vement syndical démocratique — dont M. Stratis a fait entendre récemment, à Paris comme à Florence, la voix de l’authentique syndicalisme grec. On peut déceler facilement l’existence de celui-ci aux mesures de répression, dont je citerai au hasard quelques-unes datant de 1962 : arrestation en octobre du président des syndicats des couvreurs d’Athènes — alors que le bâtiment est une profession relativement bien payée; arrestation de neuf chefs de taxis (octo­ bre également) qui refusaient de convoyer les clients ; en août, jugement de membres de la Bourse du Travail de Lavrion (mines); condamnation en août à sept mois de prison du prési­ dent du syndicat des garçons de café d’Athènes (qui avait « insulté » un policier provocateur, etc...

Des indigents aux aveugles La misère ouvrière est très grande. Le chômage en Grèce est énorme. Il faut ajouter aux chômeurs, m’explique-t-on au siège de l’E.D.A. du Pirée, ceux qui ne travaillent que deux ou trois jours dans la semaine, et qui sont légion. C’est le phéno­ mène terrible du sous-emploi, du chômage partiel. Ceux qui tra­ vaillent toute la semaine touchent pour 25 ou 26 jours par mois, les autres ne touchent que pour 12 jours, et pourtant ils doivent bien manger eux aussi pendant 30 jours ! Salaire moyen : 60 drachmes par jour, les plus bas sont de 41 pour les femmes et de 53 pour les hommes, l’écart entre les salaires masculins et féminins va en augmentant, le salaire féminin le plus bas suffit à peine à l’achat d’un kilo de viande... Au recensement de 1961, 417.000 Grecs déclarèrent n’avoir pas travaillé ime seule heure et 1.159 se déclarèrent sous-employés. On aboutit finalement au nombre de 863.000 chômeurs totaux, ce qui représente le quart (23,6 %) de la population active ! Et puis, il y a les « pauvres », ceux qui sont secourus officiellement : or on est secouru à par­ tir d’un revenu de 150 drachmes par mois; ce qui vous vaut 55 M d’être dispensés de droit de timbrage, de voir deux films pour 2 le prix d’un... Si bien que près du tiers de la population grecque — on avance même parfois le chiffre de trois millions — entre .«J dans la catégorie des « pauvres ». « Cette année, me dit M. Stefa- CS nopoulos, il n’y a pas de statistiques de chômage... Mais la sous- occupation touche à elle seule 700.000 personnes. Des gens qui pos­ sédaient une terre ne peuvent même plus acheter leur pain; le Métropolite m’a confié que beaucoup n’en avaient pas pour Noël — à plus forte raison, pas de dinde ! —, mais n’osaient pas le dire, tant ils cachent leur misère... » Aux Assurances sociales cotisent seulement patrons et ouvriers, l’Etat ne verse rien, et le déficit est grave et constant. Certains petits patrons n’arrivent pas à cotiser®, et le programme de l’E.D.A. prévoit une aide en leur faveur. Les gros capitalistes, par contre, s’abstiennent souvent pendant im ou deux ans, pré­ textant la lourdeur des charges, et conseillés en cela par le gou­ vernement; souvent l’argent que les ouvriers versent au patron n’est pas transmis aux caisses... Aux « pauvres » et aux chômeurs, j’ajouterai les aveugles, qui font partie depuis longtemps du « paysage » grec. Ils sont organisés, et je les ai vus, pendant les fêtes de fin d’année, par­ courir le centre d’Athènes, quêtant avec des orchestres (trom­ pette, grosse caisse...). Mais l’un des incidents les plus atroces de l’an dernier, ce fut le matraquage sauvage de 5.000 aveugles venus manifester pour leurs pensions après une réunion au cinéma « Pamassos ». On me montre la revue de !’« Union panhellé- nique des aveugles » ; au recto, une photo de la manifestation, où on reconnaît beaucoup de jeunes; au verso, le buste du plus illustre des aveugles : Homère...

La saignée de l’émigration Pour éviter l’indigence totale, beaucoup s’expatrient. C’est ainsi que l’émigration est devenue l’une des plaies de la Grèce de Caramanlis. Ou plutôt, c’est une hémorragie. Une hémorragie d’autant plus grave qu’elle atteint les hommes et les femmes jeunes. De plus, il y a parmi eux beaucoup de travailleiurs quali­ fiés, futurs cadres techniques de la nation — futurs parce que l’industrialisation est encore dans l’enfance, mais devra bien un jour se faire. L’avenir économique du pays en souffre; mais aussi son avenir politique : combien de futurs militants démo­ crates sont-ils ainsi perdus pour le pays, que le gouvernement laisse partir, on le comprend, avec un lâche soulagement ?i Pour les démocrates grecs, le spectacle des départs au Pirée serre le cœur... 56 9. Et ils risquent la prison ! 1. Plus la famille est « à gauche », plus il lui est facile de s’expatrier ; mais la misère est si grande que les militants démocrates ne peuvent rien empêcher... Ainsi, la Grèce se trouve à la même enseigne que l’Espagne : beaucoup de ses meilleurs fils abandonnent leur ingrate patrie pour aller vendre leur force de travail au capital étranger. Le niveau des salaires est d’ailleurs sensiblement le même que chez Franco... Des villages entiers — de montagne surtout — partent s’embarquer au Pirée; certains restent sans hommes; et puis les jeunes filles, au bout d’un certain temps, partent aussi, pour se marier. Cependant, les villageois restés dans les montagnes vivent un peu mieux — ce n’est pas difficile ! — depuis que cer­ tains autres envoient de l’argent de l’étranger; dans beaucoup de campagnes grecques, dix drachmes par jour, c’est une fortune...; le gouvernement table sur ce fait, tout comme le gouvernement franquiste, pour apaiser, au moins pour un temps, le méconten­ tement... Des chiffres ? Ils sont positivement effrayants. En 1962, 100.000 Grecs ont émigré pour chercher du travail. On prévoit officiellement que cette année il en partira 160.000 autres. « L’émigration de cette année, me disait M. Mavros, dépasse l’augmentation de la population (qui est seulement de 1 % par an); nous sommes im peuple qui vieillit, car ce 1 % n’est pas dû aux naissances, mais au recul de la mortalité... Et ce sont les meilleurs travailleurs qui partent, car en Europe occidentale l’inspection du travail n’accepte que ceux qui ont subi un sévère examen d’hygiène, de connaissances techniques, de rende­ ment...) ». 350.000 Grecs ont émigré depuis que l’E.R.E. de M. Caramanlis est au pouvoir (à son arrivée au pouvoir, en 1955, la moyenne annuelle n’était que de 25.000); et quelque 600.000 de 1950 à 1960. Voici d’autres chiffres sur l’émigration défini­ tive : en 1959, 23.700; en 1960 ; 47.800; en 1961 ; 58.900. Parmi lesquels 5.000 ouvriers d’industries en 1960, 12.000 en 1961, 19.300 en 1962. Jusqu’à 1959, la grande majorité des émigrants prove­ naient des populations sous-employées de la campagne; depuis 1959, ce sont les ouvriers qui, progressivement, ont renversé la proportion. L’émigration atteint donc de plus en plus les for­ ces les plus productives du pays ; ce n’est plus le sous-emploi qui en est la cause principale, mais la baisse du niveau de vie. Si le rythme actuel se poursuit, il y aura dans vingt ans 1.2000.000 jeunes de moins en Grèce (en 1960, 75.000 jeunes sont partis s’installer définitivement à rétranger)2. Le gouvernement accepte ce drame avec philosophie. De même que les accidents du travail de plus en plus nombreux — par exemple dans une usine aussi vétuste que l’aciérie d’Eleu­ sis, qu’on peut voir sur la route de Corinthe —, que le ministre du Travail Dimitratos (dtins le « Kathimerini ») attribue à « la 2. Un jeune Grec disait par exemple à l’un de 57 mes amis : « Je pars parce que le samedi je ne peux pas payer le cinéma à 4 drachmes à ma fiancée » (et non, par fierté : parce que je n'ai pas à manger). ^ nature inquiète et indisciplinée du Grec ». Un autre officiel met 2 de même l’émigration sur le compte de « l’amour des Grecs pour les voyages » : en somme, ce sont des odyssées, la psycho- 'jf logie (étemelle) des peuples a bon dos... Quant au journal Les ^ Grecs de l’Etranger, il écrit ; « Personne ne peut empêcher un homme de tenter sa chance ; la Grèce est un pays de citoyens libres »...

Grecs d ’Allemagne et Grecs d ’Amérique. Où vont ces émigrants ? Parfois fort loin ; en Afrique du Sud, en Australie; des jeunes filles se louent comme aides dans des familles australiennes ou néo-zélandaises (titre d’un jour­ nal : « Pénurie de femmes grecques en Nouvelle-Zélande »...). Mais dans leur majorité, ils vont dans les grands centres indus­ triels de l’Europe du Nord et de l’Ouest, là où le travail est le plus pénible et le plus mal payé. En Belgique, d’abords. En France, peu (à la différence des Espagnols et des Portugais). Mais surtout, en Allemagne. On a calculé que le tiers de tous les travailleurs émigrés s’éta­ blissait en Allemagne. De préférence, on s’en doute, dans le bas ­ sin de la Ruhr. Des ouvriers grecs y ont déjà trouvé la mort... On peut s’assurer facilement de leur présence à la gare de Francfort, par exemple, où l’on entend couramment parler grec. Ils sont déjà plus de 100.000 dans la République Fédérale. Comme la Grèce a échappé au S.T.O., il est facile de dire qu’il y a beaucoup plus d’ouvriers grecs travaillant en Allemagne que du temps de l’occupation nazie... On est loin, comme on voit, du phénomène de l’émigration du siècle dernier, le siècle du « self made man » américain. Alors, le Grec qu’abomine Henry Miller, celui qui allait s’enrichir aux Etats-Unis et que le peuple surnommait « Brouklos », pou­ vait réellement y faire fortune; et s’il revenait, c’était plein de morgue à l’égard de ses amis de jeunesse, restés abonnés à la tomate, l’olive et la « fêta » (fromage crétois). Ce qu’il y a de commun avec l’émigrant d’aujourd’hui, c’est qu’il a pu voir en Belgique ou en Allemagne de l'Ouest un niveau infiniment supérieur à celui de son village et même à celui d’Athènes. Car beaucoup de montagnards s’en viennent à Athènes y chercher un petit travail qu’ils ne trouvent pas; et ils grossissent la popu­ lation déjà pléthorique de l’agglomération Athènes-Le Pirée; jusqu’au moment où ils prennent leur billet au port, nantis ou non d’un contrat, parce qu’ils auront rencontré dans ime « tavema » un intermédiaire qui leur aura fait miroiter un tra- 58 3. Les lecteurs de La Nouvelle Critique le sa­ vent d ’après le « Journal d'un Légionaire » qu ’elle a publié; M. Maniatis y racontait son passage dans l’enfer des mines du Borinage. vail à l’étranger : la capitale n’aura été pour eux que la dernière station avant l’exil... où aucun ne s’enrichit. Tout cela explique cette réflexion amère d’un ami grec, sans doute excessive, mais significative : « Bientôt la Grèce ne vivra plus que des touristes, et nous ne serons plus qu’un peuple d’hôteliers et de cabaretiers qui vendent, se vendent et se don­ nent en spectacle. Les meilleurs étant ou victimes de la répression ou partis... » Mais beaucoup pourront dire ; la misère est due peut-être à des causes naturelles, à un sol ingrat, aux difficultés de remonter la pente après les destructions de 40 à 49 ; elle n’est pas due à une dictature étouffante et obscurantiste comme en Espagne. Politi­ quement, la Grèce n’apparaît-elle pas au visiteur non prévenu — surtout s’il ignore les événements de 1963 — comme un Etat libéral ?

Un régime hypocrite La Grèce actuelle trompe son monde. Le gouvernement, la classe dirigeante et les « protecteurs » occidentaux déploient en effet des efforts considérables pour lui garder aux yeux de l’étranger une façade démocratique et des simulacres de légalité. C’est ce qui distingue la Grèce de l’Espagne — en plus du fait qu’elle ne vit pas, pas encore du moins, en régime fasciste; et si elle n’en est qu’au stade de la fascisation, c’est tout simple­ ment à cause du rapport des forces^ ; parce que l’opposition reste très puissante et active, et s’étend à la majorité des classes moyennes, de la petite et moyenne bourgeoisie nationale; parce que cette opposition, depuis la fin de la guerre civile, n’a jamais désarmé; la fascisation étant même, précisément, un signe évi­ dent de faiblesse et de fragilité pour le régime; le signe qu’il suf­ firait de peu de chose — n’était la tutelle américaine, et l’hésita­ tion de la bourgeoisie libérale — pour que le pays bascule vers la gauche, ou que soit renoué, tout au moins, le processus vers une démocratie parlementaire normale. Ce qu’on appelle !’« orgie électorale » d’octobre 1961 n’a-t-elle pas eu lieu, justement, pour empêcher par la force ce processus ? Le régime Caramanlis n’a-t-il pas craint — et avec lui, peut-être, la royauté — d’être balayé par l’opposition dont l’E.D.A. était devenue, aux élections précédentes de 1958, le premier parti, avec un million de suffrages? C’est tout cela qui explique un certain nombre d’h5 fpocri- sies et de faux-semblants qui caractérisent le régime grec actuel, et ne manquent pas d’abuser le voyageur pressé. Le parlemen­ taire britannique en mission à Athènes ne manque pas d’observer 1. C’est seulement dans une moindre mesure qu ’il faut faire intervenir l’absence de clérico- 59 fascisme de type espagnol ou portugais, l’Eglise orthodoxe ne pesant pas d ’un poids très lourd dans l’appareil d ’oppression politique (cf. plus loin). M des anomalies choquantes par rapport à Westminsters, alors que le gouvernement grec s’ingénie à donner un cachet britannique ^ à ses institutions; encore plus que le Portugal de Salazar, qui s’y trouve contraint par les exigences des acheteurs de Porto... Sur le O Portugal, qui s’intitule parfois, lui aussi, démocratie — mais « orga­ nique » —, et qui est en fait, on le sait, un corporatisme fasciste, le public non averti sait généralement à quoi s’en tenir. Mais sur la Grèce, les choses sont beaucoup moins claires dans les esprits, aussi bien ceux des professeurs de grec ancien que ceux des tou­ ristes qui vont s’entasser dans les camps de Lambiri ou de Xylokastron, sur le golfe de Corinthe, ou naviguer en caïque d’île en île dans les Cyclades, sous un ciel sans histoire... La position embarrassée du régime grec actuel, que M. Argy- ropoulos qualifiait devant moi de « régime policier à façade par­ lementaire », se marque dans de multiples domaines. Ce qui donne lieu à une série de phénomènes qui paraissent au premier abord d’étranges inconséquences; mais se révèlent à l’examen comme le résultat de l’équilibre instable que le régime doit observer pour maintenir une domination illégale et détestée face à son propre peuple et à l’opinion internationale, à laquelle il s’avère très sensible, et de plus en plus vulnérable. Tout ce qui suit ne fera que passer en revue ces différents domaines de la vie publique, afin d’orienter le lecteur ou futur visiteur de la Grece dans le dédale des apparences contradictoires, et aussi des astuces juridiques dans lesquelles excelle l’esprit éminemment procédurier de la classe dirigeante hellénique.

L’alibi de la culture Commençons par la vie culturelle. C’est là que le décalage est le plus net, car on y observe, par rapport à la vie politique, un très relatif libéralisme. Il est vrai que le public lettré est très restreint. Lorsqu’un livre atteint un tirage de 5.000 exemplaires, c'est un grand succès. On ne vous demande pas quels livres vous avez dans votre bibliothèque. Quand il s’agit du journal, il en va déjà, nous le verrons, tout autrement... Et comme il faut toujours faire entrer en ligne de compte le souci de l’opinion démocra­ tique étrangère, il faut dire que celle-ci apprend plus facilement l’interdiction d’un livre que l’emprisonnement d’un ouvrier et s’en émeut parfois davantage... Sait-on par exemple — bien que l’incident ait été connu, en 2. Bien qu ’on évite à Athènes, où les choses se savent facilement, des abus trop voyants dont on ne se prive pas en province, à commencer par la surveillance policière... Anecdote rapportée par Le Monde : lors de la brutale répression du 60 Marathon de la Paix, des journalistes anglais furent molestés par la police, mais lorsqu ’elle s’aperçut qu ’elle avait affaire à des sujets de Sa Majesté britannique, elle leur offrit le café ; voilà qui peint le régime actuel. son temps, à Paris — qu’on a interdit en Grèce Le Mur de Sar­ tre et incarcéré l’éditeur ? Non pas parce qu’il y est question de la Résistance, ce qui était le vrai motif, mais pour pornographie ! Alors que, il est à peine besoin de le dire, ni le gouvernement ni l’Eglise ne voient d’inconvénient à ce que s’étalent aux kiosques à journaux les publications pornographiques « made in U.S.A. »... L’activité littéraire est libre, mais beaucoup d’écrivains — et pas seulement ceux qui sont très proches de l’E.D.A. (comme les poètes Vamalis, Vrettakos...3) — sont constamment convoqués à la police où on leur tient un discours moral du genre : comment pouvez-vous, vous, un homme respectable et de talent, frayer avec des assassins ou fils d’assassins ?... La lit­ térature française est en honneur, mais on a interdit aux soldats et aux prisonniers politiques la lecture de tous les grands écri­ vains démocrates français, y compris ceux qui se signalèrent par leur philhellénisme : en tête, et son Enfant grec, et Renan pour sa Prière sur l’Acropolei i La guerre d’indépendance est officiellement célébrée — on ne peut faire mieux que d’hono- rer l’acte de naissance de l’Etat grec —, mais les œuvres de cer­ tains de ses héros les plus populaires sont interdites dans les mêmes lieux (casernes et prisons) : celles de Rigas Ferraios, les Mémoires de Kolokotronnis... Les philheîlènes à l’index Voici par exemple l’index de la prison d’Egine, où sont déte­ nus un grand nombre de prisonniers politiques (460). Sont inter­ dits : En Exil de Victor Hugo, Le Rouge et le Noir, Résurrection de Tolstoï, Les Frères Karamazov, Les Raisins de la colère, La der­ nière tentation et Le Pauvre d ’Assise de Kazantzakis, La mort de Digénis de Sikelianos, Le n° 31.328 de Vénézis, les œuvres de Ritsos, Komaros, Loudemis, Rotas, Photiadis (pour ne citer que des écrivains contemporains connus et appréciés des spécialistes étrangers), les Principes d ’économie politique de Charles Gide, l’Histoire de la philosophie grecque de Zeller ( !). Par contre, Mein Kampf est autorisé. Pour ceux qui lisent le français. Le Monde est interdit... Voici maintenant, extraits de la circulaire confidentielle de l’état-major révélée à la Chambre, les noms de quelques écrivains qu’il est interdit à un soldat de la très monarchique et britan ­ nique armée grecque de lire ou de posséder ; les Lettres à Rachel de Costis Palamasj, Le jugement de Nuremberg de Perdikis, et là 3. Ce fut le cas aussi pour Loudemis, Livaditis, pour le vieil écrivain Theodoropoulos (ex-vice- président de l’Union des Droits de l’Homme), pour plusieurs éditeurs (cf. le mémorandum adressé le 14 avril 1960 à l’Union interparlemen­ taire par le président de l’E.D.A., le Dr Passali- 61 dis). 4. Jugée d ’esprit trop démocratique... 5. Unanimement reconnu comme le père de la littérature grecque moderne. aussi Victor Hugo, Renan, Rigas Ferraioss, en général tous les 2 livres exaltant les idées de liberté civique et de souveraineté tu populaire. O ^ Voici enfin, pris au hasard, des faits extraits d’un « journal de la persécution de l’esprit en Grèce » qui ne couvre que la période 1957-60. 1957 : interdiction d’entrée au cirque de Pékin et au théâtre de marionnettes d’Obrastzov ’i'; interdiction aux professeurs L. Politis, J. Imvriotis, etc.,, ainsi qu’aux écrivains Papatzonis, Dimaras, Avgheris et autres, de prendre part au Con­ grès d’études néo-helléniques de Berlin; interdiction aux éditions « Culture » de vendre la traduction du Réalisme socialiste de Gorki; la censure supprime quelques scènes de Celui qui doit mourir de Dassin pour ménager les Turcs, alliés de la Grèce dans le Pacte Atlantique... 1959 : le ministre Tsatsos interdit les repré­ sentations des Oiseaux d’Aristophane par le régisseur KuhnS à l’Odéon d’Hérode Atticus. 1960 : la police confisque l'Histoire des Religions de Lounatcharski ; la Sûreté de Kifissia interroge lon­ guement le président honoraire de l’Association des écrivains grecs parce qu’il s’était rendu au Festival de la Jeunesse à Mos­ cou; le ministère refuse la participation grecque au Congrès d’études néo-helléniques de Paris parce que les représentants grecs officiels ne peuvent s’asseoir à la même table que des Grecs réfugiés dans les démocraties populaires, et le Congrès n’a pas lieu; le peintre Dalkos accuse la police de l’avoir détenu cinq jours pour avoir peint un marché d’Athènes ; le grand metteur en scène Rondiris, directeur du théâtre du Pirée, ne peut se rendre en tournée à Moscou; sont traduits devant le juge d’instruction les trois... traducteurs à ’Un pas en avant deux pas en arrière de Lénine; à Loutraki (près de Corinthe) la police exige des certi­ ficats de loyalisme de cinéastes occupés au tournage du Lion de Sparte...

Un étrange illogisme Il demeure cependant — jusqu’à nouvel ordre — un certain nombre de faits que l’observateur se doit de relever. Si le journal de TE.D.A., Avghi (l’Aube), est soumis à toutes sortes de tracas­ series, la revue Dromoi Irinis le supplée dans certains endroits de province où il ne peut pénétrer; le Livre Noir (Mavros Biblos) de l’E.D.A. sur les élections de 1961 a pu paraître (mais sans nom d’éditeur). La Revue d'Art, dont les rédacteurs sont progressistes. 6. Chants de guerre, Les Droits de l’Homme, La Constitution. 7. Il en fut de même, Van dernier, pour le Bol- chdi, sous le faux prétexte que Moscou ne pos­ 62 sédait pas de salle pour accueillir une troupe grecque. 8. Directeur du Théâtre d ’Art, le meilleur d ’Athè­ nes, qui a monté les auteurs de l’avant-garde, Brecht, Arthur Miller... mais dont l’éventail idéologique est assez large, s’étale en bonne place aux kiosques, elle est d’ailleurs la meilleure du genre. Il est possible de voir à Athènes — y compris au cinéma d’été en plein air — la plupart des bons films soviétiques... de même que beau ­ coup de Moskvitch (automobile bon marché); j’ai même vu dans un cinéma de la publicité — privée — pour le volume Hellas de l’Encyclopédie soviétique ! Mais à côté de cela, on a convoqué tout récemment au poste, à Athènes, deux jeunes garçons de 8 à 11 ans, hors de la présence de leurs parents, parce qu’ils apprenaient le russes ! On peut trouver dans certaines librairies d’Athènes des classiques du marxisme, mais tel critique se plaint qu’on lui ait bloqué à la douane un livre de Marx... Le gouverne­ ment grec ne se prive pas d’exploiter pour sa gloire la réputa­ tion internationale d’artistes comme le compositeur Mikos Theodorakis, (qui signa, entre autres, la musique d'Elektra) : on ignore que celui-ci est un grand Résistant, et qu’il fut détenu au bagne de Makronissos ; néanmoins, sa suite de mélodies Epita- phios, sur un poème de Ritsos, à la mémoire d’un jeune ouvrier de Salonique assassiné au cours d’une grève en 1936, est un best- seller du disque à Athènes ; il est vrai que dans une émission sur la musique grecque contemporaine à la R.T.F., on lui a préféré Hadjidakis, l’auteur des Enfants du Pirée, qui n’a pas la moitié de son talent... Je ne peux parler ici que pour mémoire des écrivains et artis­ tes grecs demeurés en exil, parce que les gouvernements succes­ sifs depuis 1946 les ont laissés privés de leur nationalité grecque; parmi eux, citons Khadis (à Berlin), la romancière Melpo Axioti, dont le lecteur français connaît XZ' siècle (de même que les Car­ nets du Major Ypsilante d’André Kedros), Sevastiskoglou, Mme Alexiou, l’acteur Yanidis, le sculpteur Makris (dont la femme, Zizi Makris, a gravé en 1960 à la prison de femmes Ave- roff à Athènes)io... Ils ont bien leur place à côté de ceux qui furent fusillés par les Allemands, comme le poète Vanipoulos (traduit par Eluard), ceux qui furent emprisonnés pour faits de la Résistance ou de la Guerre civile, comme Komaros, Angoulis, Porphyrisii, ceux qui furent exilés et ont obtenu leur retour : Photiadis, Yannis Ritsos, Livanitis, Voumas, Loudémis, Koulou- fakos... Des œuvres naissent aujourd’hui en prison, comme jadis aux camps de Makronissos et Aeghios Efstratos; certains se sou- 9. L'incident a été dénoncé à la Conférence pour l’Amnistie de Paris. Observons que d ’autres Grecs — adultes, donc avec un minimum de conscience politique ! — apprennent le russe sans avoir été, jusqu ’ici, inquiétés... 10. Voir les reproductions dans Les Lettres Fran­ çaises. La revue Partisans vient également de 63 publier une œuvre née en prison ; des poèmes d ’Helli loannidou, la veuve de Beloyannis. 11. MM. Porphyris et Kouloufakos assistaient à un entretien que nous eûmes à la Revue d’Art. ^ viennent des poèmes de Loudémis envoyés à Aragon, de celui de 2 Vanopoulos traduit par Eluard avant que l'auteur soit exécuté...

«U Ces innombrables journaux grecs O Au chapitre de la presse, il y a moins d’équivoque. On a toujours vanté — ou décrié, selon le cas — la consommation étonnante de journaux que font les Grecs et qui les rend si bien informés des choses de l’étranger (de la France tout particuliè­ rement). Il ne semble pas, à voir les cafés ou le « métro » du Pirée, qu’elle ait baissé; et cependant, si : on me l’a prouvé chiffres en mains; les tirages sont moindres qu’avant la guerre, cas sans doute unique en Europe; et la raison ne peut en être que le conformisme officiel, qui s’abat lui aussi de plus en plus lourdement sur cette branche si vivace de l’activité culturelle grecque. La presse est libre, certes; il y a des journaux d’op­ position, ils sont même très nombreux; depuis ïAvghi, de la gauche, jusqu’au Progrès de M. Markezinis en passant par les grands journaux du Centre : Athindiki, Elefteria (Liberté), Vima, Ethnos, Ta Nea (Les Nouvelles), Niki (La Victoire). On ne peut pas dire que les grands journaux de droite, Kathimerini (de l’E.R.E.) et Akropolis (journal, dit-on, de la police, en tout cas à grand tirage), jouissent, à en juger d’après les kiosques et les lecteurs, d’un quelconque monopole. Dans la pratique, les choses se passent autrement. D’abord, la liberté n’est pas pour tout le monde et pour n’importe quoi. Depuis la guerre civile, on a soumis la liberté de la presse à des restrictions graves. Il est interdit de mentionner le Parti com­ muniste — hors-la-loi —, les organisations de Résistance E.A.M. et E.L.A.S., l’« Armée Démocratique de la Grèce », qui a mené la guerre civile ainsi que le « gouvernement provisoire de la Grèce libre » fondé le 23 décembre 1947 dans le maquis; interdit de publier ou même de mentionner un document émanant de l’une de ces organisations ou d’une autre qui leur soit sympathique ! Non seulement ces dispositions de la loi d ’exception n° 509, qui date de 1947, n’ont pas été abolies ni adoucies, mais elles ont été reconduites et aggravées dans la récente loi n° 4234 de 1962, qui prétend cependant supprimer la législation d’exception née de la Guerre civile ! La différence, c’est que le chef d’accusation n’est plus maintenant la tentative de « renverser par la violence » le régime existant, mais l’apologie des ligues dissoutes ou de toute idée pouvant favoriser leur reconstitution, et la diffusion orale ou écrite des résolutions, programmes et idées de ces ligues dissoutes. Voilà qui va très loin. C’est la première fois qu’on sera poursuivi en Grèce sans que la loi définisse clairement ■6 4 rimputationi2 ; c’est la légalisation du critère subjectif d’appré- 72. Comme Va fait observer le Barreau d ’Athè­ nes. De plus, les tribunaux militaires sont habi­ lités à en apprécier. dation, du procès d ’intention. En effet, comment un citoyen pourra-t-il jamais savoir avec certitude si ses opinions sur les bases militaires étrangères, l’armement atomique, voire le budget de l’Instruction publique, ne coïncident pas, d’aventure, avec le programme — qu’il ignore en général — de l’une au moins de ces formations dissoutes ? On aboutit à une sorte de paralysie politique du citoyen grec. De plus, c’est l’épée de Damoclès sus­ pendue sur les partis, les députés, donc aussi les journaux de l’opposition : on pourra toujours présenter leurs propositions de réformer la législation en vigueur comme inspirées par un parti hors-la-loi 1 L’article 7, réprimant tout écrit en faveur d’un grou­ pement interdit, considérant comme un crime de dire ou écrire que le Parti communiste devrait être légalisé, fut écarté provisoi­ rement à la suite d’une bataille parlementaire où l’opposition prouva qu’il était calqué sur une loi hitlérienne de 1933...; mais il fut adopté à la suite des élections de 1961... C’est pour ce chef d’accusation que le directeur de l'Avghi, M. Krikis, a été récemment condamné à quatre mois de prison; non pas pour avoir publié un communiqué du Parti commimiste (encore ime inconséquence), mais pour avoir publié un article commémorant l’anniversaire de l’E.A.M. (dont le rôle fut pour­ tant reconnu par l’état-major du Caire...); et selon la nouvelle loi de l’été 1961, la peine encourue ne comporte pas de sursis : de six mois à cinq ans de prison ferme. S’il n’y avait que ce seul chef d’accusation ! Les pouvoirs donnés au gouvernement par la farce électorale de 1961 lui ont permis de déclencher une offen­ sive de grand style contre la presse du Centre; Elefteria a été poursuivi pour un article attaquant le chef de l’état-major. L’Athi- naiki l’a été pour avoir publié un article de la reine-mère (la duchesse douairière de Brunschwick) jugé insultant pour le cou­ ple royal, et son directeur, M. Papageorgiou, est actuellement en prison pour neuf moisis ; Makedonia, pour avoir publié un arti­ cle d’un général en retraite critiquant les immixtions de l’armée dans la vie politique... Selon l’ancienne loi de presse, on était poursuivi lorsqu’on n’avait pas demandé l’autorisation de la Sûreté et de la police locale pour la publication d’vm imprimé, d’une brochure ou d’une affiche. La nouvelle, votée en juillet de l’an demieri4, se donne les apparences du libéralisme en sup­ primant cette autorisation, mais elle punit la diffusion d'opinions politiques et sociales; en d’autres termes, la répression, qui sem­ ble s’atténuer, en réalité s’aggrave et s’étend. De toute façon, les choses étaient claires : depuis 1952, date à laquelle fut promul­ guée la Constitution, des centaines de gens avaient fondé des 13. Et le co-directeur, M. Kyriakidis, pour six mois... Ethnos et Vima ont également été pour ­ 65 suivis. 14. Condamnée par les syndicats, le barreau d'Athènes, tous les partis d ’opposition et ( mê­ me) l'Union des Journalistes. M publications ou exprimé leur pensée par écrit sans demander la 2 moindre autorisation, on n’a jamais poursuivi que sur la base du ^ contenu de l'écrit et de l’identité de la personnels... Ainsi, le sim- pie droit d’expression sur des problèmes politiques est mainte- G nant fondamentalement menacé — sans que la Constitution soit — encore — modifiée... Mais le pouvoir a mis en oeuvre d’autres moyens de pression : les ims spéciaux à VAvghi, le grand quotidien de gauche, les autres communs à toute la presse d’opposition.

Le sort original d ’un journal démocratique Le cas de VAvghi est un exemple parfait de l’hypocrisie qui imprègne toute la législation répressive grecque. Pourquoi ne pas l’interdire franchement ? Il est en vente libre, mais il est rare qu’il soit affiché bien en vue, comme les autres; on vous le vend plié, le titre en dedans, invisible. Ses lecteurs sont souvent inter­ pellés, on les mène au poste, pour voir si leur casier judiciaire est vierge... Au village, la police demande aux distributeurs de leur fournir les noms des acheteurs de journaux démocratiques : ça sert le jour venu, comme on l’a bien vu aux élections de 1961... Cela vaut aussi pour quelques journaux du Centre, comme Elef- teria et Athinaiiki, anticommunistes mais hostiles au gouverne­ ment. Dans certaines régions de montagne, et même de plaine, même la presse du Centre n’est pas diffusée, et on ne lit guère que cette feuille de chou qu'est VAkropolis. Rien qu’en décembre dernier, VAvghi avait quatre procès (pour l’un d'eux il fut relaxé) ; lorsqu’il est condamné, le journal est privé de papier ordinaire : il doit donc l’acheter à un prix plus élevé, et il ne peut plus cou­ vrir ses frais... C’est là qu’apparaît une seconde entorse à la liberté : la pression économique. Comme les tirages étaient tombés après la Guerre civile et la vague de répression qui suivit, les journaux cherchèrent l’argent qui leur manquait pour être renfloués; et ils furent contraints de quémander des subsides au gouverne­ ment; lequel, bien entendu, combla ceux qui lui étaient favo­ rables. Aujourd’hui, tous les journaux vivent de subsides gou­ vernementaux — sauf VAvghi et VEstiatà; ils ont donc des dettes envers l’Etat, de quelques milliers à quelques millions de drach­ mes. Chaque fois qu’un journal a voulu soutenir ime politique contraire à celle du gouvernement, il n’a pas été frappé par la police, mais par un moyen plus simple : on exigeait de lui le lemboursement de ses dettesit... 15. Comme le firent observer au Ministre de la Justice, en octobre 1961, les avocats d ’Athènes. 66 16. Feuille de droite, sympathique à Markezinis, mais entreprise un peu à part financée par la riche famille des Kyrou. n. C’est ainsi par exemple que le Neologos, de Fatras, frôla la faillite. Un phénomène récent et nouveau dans la presse grecque, c’est la concentration monopoliste. Ainsi, le trust Vima publie un journal du matin, un du soir, un magazine hebdomadaire, un journal économique et un journal sportif : ensemble énorme vu les capacités de l’économie capitaliste grecque. Le trust de YEÎef- teria a sorti récemment la Niki. Un autre trust, purement gou- vernementalis, appartenant aux frères Athanasiadis, contrôle le Vradini (quotidien du soir), le quotidien économique Naftenbo- riki, et vient de sortir un nouveau quotidien du matin, le Proïa... Mais, chose curieuse, cette concentration ne s’opère pas tou­ jours, tant s’en faut, au profit de la droite au pouvoir. On voit apparaître des mécènes qui financent des journaux d’opposi­ tion, ou pour le moins d’attitude ambiguë. C’est un signe des temps. Par exemple, le trust du Kathimerini, le vieux journal réactionnaire datant d’avant-guerre, a sorti un nouveau journal du soir, le Messimvrini et deux revues hebdomadaires. Ce tmst, géré par Mme Vlakhos — que certains m’ont dépeinte comme « la femme la plus intelligente de Grèce »... —, a un pied dans le gouvernement et l’autre dans l’opposition. De façon générale, la presse d’opposition progresse depuis les élections de 1961; la révélation des fraudes et violences de toutes sortes qui les ont marqués a fait monter son tirage : YAthindiki est passé à 50.000, alors que la moyenne est de 20 ou 30.000 (ÏAvghi tire à 25.000). Enfin, il faut souligner que les attaques contre la liberté de la presse sont particulièrement graves parce que le journal reste — en l’absence de la télévision, qui n’existe pas en Grèce — la seule source d’information des citoyens. En effet, la radio est un objet de scandale maintes fois dénoncé. On devrait plutôt dire : les radios, car il y a la radio d’Etat (E.I.R.) et celle... de l’armée. Celle-ci possède un émetteur à Athènes et un dans cha­ que ville de province, et son budget échappe à tout contrôle; elle possède son Index d’artistes, mais son niveau est de toute façon offligeant; entre les rengaines — à peu près aucun mor­ ceau de musique classique, au dire de mes interlocuteurs — s'insèrent des harangues anticommunistes faites par des offi­ ciers, du genre : « N’oubliez pas le danger communiste; le com­ munisme, c’est les Slaves, ennemis de la Grèce ». Mais la radio d’Etat, par sa partialité, ne vaut guère mieux; elle est devenue purement et simplement le porte-voix de l’E.R.E.; lorsqu’un député d’opposition a parlé à la Chambre, elle signale simple­ ment qu’il a pris la parole, sans juger bon de préciser ce qu’il a dit... On comprend que le Centre et la gauche mettent comme condition au retour à une vie démocratique normale la neutrali­ sation de la radio, au moins pendant la période préparatoire 67 J8. Lié au directeur de cabinet du premier mi­ nistre. M à ces élections « honnêtes » dont tout le monde parle depuis long- 2 temps, et dont le gouvernement a tenté de prévenir le résultat iné- vitable par la terreur et l’assassinat (affaire Lambrakis). Quant aux précédentes, elles méritent un développement spécial : t5 c’est un autre aspect de l’imposture qu’est le régime grec actuel. Une « orgie » électorale En principe, les élections sont libres. Pas de candidatures uniques. Pas non plus de candidatures officielles. De fait, pen­ dant quelques années, après la Guerre civile, les élections furent à peu près libres, surtout de 1950 à 1952. Aux élections de 1956, qui se firent selon un système mixte de proportionnelle et de scrutin majoritaire, la droite conquit la majorité parce qu’elle comptait encore réellement des partisans; les interventions de l’armée, de la police, de la gendarmerie étaient discrètes, les groupes paramilitaires étaient beaucoup moins nombreux; le Parlement avait aussi plus de pouvoir réel. Le système électoral lui-même, jusqu’à 1956, n’avantageait qu’indirectement la droitei. Les élections de mai 1958 (à la veille desquelles on suspendit cependant les mesures d’exception) furent déjà plus entachées de fraude, mais pas assez pour empêcher l’E.D.A. d’obtenir 24,5 % des voix et plus de sièges (79) que le Centre... Les élections « libres » qui suivirent, celles du 29 octobre 1961 — qu’on qualifie couramment en Grèce de « Coup d’Etat électo­ ral » ou d’« orgie électorale » (« orgie » = déchaînement de violences) — sont l’un des sommets que l’hypocrisie du « monde libre » ait atteint ces dernières années. Leur déroulement a fait l’objet de deux « Livres Noirs », l’un de l’E.D.A. et l’autre du Centres, remplis de témoignages par centaines et de photos mon­ trant des électeurs et des candidats blessés et hospitalisés; de multiples interpellations à la Chambre, de communications de l’opposition aux organismes européens (dont l’Union interparle­ mentaire); le gouvernement Caramanlis s’est vu contraint de convoquer pour explications la presse étrangère, qui s’est hâtée d’ailleurs d’aller consulter les députés de l’opposition... Des cen­ taines d’avocats qui avaient suivi les opérations — non sans dif­ ficultés — comme « représentants de la loi » ont dénoncé la ter­ reur qui les a marquées; 500 avocats d’Athènes et 200 de Salo- nique ont élevé ime protestation solennelle; les partis d’opposi­ tion ont officiellement qualifié d’usurpateur le gouvernement qui avait « gagné » les élections et ont boycotté un temps les votes (« Vous êtes l’occupation intérieure, nous sommes la Résis­ tance », a déclaré en plein Parlement le leader du Centre Papan- J. Mais celui de 1961, dit de la « proportionnelle 6 8 primée », donna tout à coup 50,75 % des voix à la droite, dont l’usure s'était pourtant aggra­ vée constamment depuis 1952 : « miracle grec » ? 2. Le premier, plus volumineux (500 pages), est réellement noir, le second est bleu... dréou3); ils ont réclamé à la Chambre la traduction en Haute- Cour des ministres intérimaires — c’est-à-dire le « gouverne­ ment de service »4 du général Dovas qu’on avait précisément nommé pour que les élections s’effectuent dans im climat de neu­ tralité plus serein ! Voici quelques-unes des caractéristiques stu­ péfiantes — sauf si l’on songe aux territoires français d’Outre- mer ! — de ces élections désormais tristement fameuses, et qu’on n’énumère ici que pour dépeindre le « climat » grec. — La date coïncida volontairement avec une période de ten­ sion internationale (problème de Berlin, reprise des essais ther­ monucléaires). La 6' Flotte U.S. mouilla — pour la quatrième fois — dans les eaux grecques et le commandant de la flotte grecque fit des déclarations bellicistes. — Un « plan d’organisation des élections prochaines » (que le gouvernement « préparait » en fait depuis 1958) fut révélé trois mois avant les élections, dont voici des extraits : « Les hom­ mes des T.E.A.5 sont à la fois civils et soldats. Pour la propa­ gande, ils seront bien entendu mobilisés en leur qualité de sol­ dats; mais face au public, ils ne doivent ni considérer ni pré­ senter leur activité comme un service ou un ordre, mais comme venant de leur propre initiative de citoyens... La riposte au P.A. M.E.6 ne sera pas effectuée par les organes de l’Etat, elle sera la tâche des citoyens bien-pensants; la police ne doit même pas être présente, pour sauver les apparences... Si un candidat du P.A.M.E. est allé dans un village pour sa propagande, il faut que le com­ missaire ou le maireT ne se montre pas, mais que par contre ime dizaine ou plus de citoyens bien-pensants se présentent à lui pour lui dire ; Monsieur, nous vous prions de quitter notre village, notre patrie a beaucoup souffert à cause de vous, et si vous res­ tez, nous ne pouvons rien garantir...; s’il part, il n’osera même pas en parler, car cela voudrait dire que le village l’a chassé... Si le candidat ose faire un discours, il faut qu’il soit sifflé, que de jeimes villageois tapent sur des casseroles, que des tomates l’atteignent, ou d’autres objets qui ne blessent pas mais ridicu- 3. Cet homme respectable a également qualifié de « bande » l'équipe gouvemementalle actuelle... 4. C’est-à^ire mis en place spécialement et uni ­ quement pour la période préélectorale et électo­ rale. 5. Bataillons de Sécurité, formés surtout de paysans armés. 6. Dénomination de la coalition électorale où était entré l'E.D.A. Comme « Pâme » veut dire aussi « allons ! », on lançait le slogan aux con­ ducteurs d ’autobus prêts à partir... 7. Supposé membre de l'E.R.E., ce qui est le cas de la majorité; mais le Centre a un certain nom­ bre de municipalités, dont celle d ’Athènes (ce 69 qui explique que dans son allocution de bienve­ nue à de Gaulle, le maire d ’Athènes ait évoqué d ’un mot la Résistance...), et même l’E.D.A. en a quelques-unes. ^ lisent et surtout tachent irrémédiablement les vêtements... Si le 2 candidat demande la protection de la police, le commissaire le ^ recevra aimablement et lui dira : je ne peux rien faire, le vil- lage ne veut pas entendre parler de vous, vous auriez dû le '>5 savoir... puisqu’ils ne t’ont pas battu ou blessé (auquel cas j’in­ terviendrais), mais seulement désapprouvé, ce qui est le droit de tout citoyen libre... On a taché tes vêtements ? Demande l’in­ demnisation de la part du coupable (il va de soi que celui-ci serait un jeune paysan inconnu qui se serait sauvé...) On recom­ mande aussi la menace indirecte, formulée par des civils, des parents, qui préviendront le partisan de la gauche du danger, non seulement de poursuites, mais de ruine économique : par exemple, ils lui diront qu’il ne recevrait pas de crédits de la Banque Agricole, qu’il serait sommé d’acquitter ses dettes sans délai, qu’il n’aurait pas de permis de chasse ou de pêche; la pression économique est plus efficace que la poursuite policière... Il est opportun que tout le papier journal existant dans une province soit accaparé ou bloqué, de sorte que le journal de gauche se trouve à court de papier; en même temps, on aura soin d’empê­ cher l’envoi de papier de la capitale... »

La

Ces prisonniers qu ’on ne veut pas avouer Le problème des prisonniers politiques est un dernier aspect de l’hypocrisie officielle. C'est la honte secrète de la Grèce. Aucun journaliste ne peut les visiter. Or, officiellement, il n’y a que des criminels de droit commun ; parce qu’en démocratie il ne peut y avoir de prisonniers politiques... Mais par rapport à cette position tranchée, et intenable, il y a déjà eu recul, devant l’intervention de l’opinion étrangèreis. H a été question de « cri­ mes » commis « en période de guérilla », ce qui change tout. (On avait déjà inventé la notion de « crimes composés » : moitié politiques, moitié de droit commun...) Puis on a fait état de 20.000 prisonniers déjà graciés depuis 1949 (sur 70.000): c’est donc qu’il y avait — pour le moins — des prisonniers politiques; enfin, de ceux qui ont été libérés à Noël, à Pâques (une poignée) : c’est donc qu’il y en a encore; selon les officiels ; 900; en réalité: 1.100. Plus de quinze ans après les faits reprochés, c’est exor­ bitant. Mais quels faits ? Il y a ceux, réels, qu’explique le climat de haine aveugle qui est celui de toute guerre fratricide, ou guerre tout court. Il y a ceux qui ont été inventés par des gens malveillants : leurs familles ont parfois retiré depuis leur accusa­ tion, et malgré cela les « criminels » sont toujours en prison ! Certains sont accusés de meurtres de personnes qui n’ont jamais existé ! En gros, il y a trois sortes de prisonniers : ceux con­ damnés pour faits de Résistance (plus de 600) — or les procès de la guerre ont tous été révisés et les condamnés acquittés...; ceux condamnés pour participation à la guerre civile (plus de 400); ceux condamnés pour « espionnage » (70). Chacune de ces caté­ gories a des limites chronologiques précises : pendant l’occu­ pation, personne n’a été condamné ni pour espionnage (loi 375) ni pour subversion communiste (loi 509); c’est donc que pour cha­ que période il existe pour la classe dirigeante une forme de « crime » qui menace le pays; c’est donc qu’au fond ces prison­ niers sont des otages — avertissement à ceux qui suivraient leur exemple —, et qu’ils moisissent dans des geôles datant des Turcs parce que leurs opinions déplaisent au gouvernement... Ce dou- 16. Nous serons volontairement succints sur ce point, car la presse a fait assez largement écho à la Conférence pour l'amnistie, à la conférence de presse de Manolis Glezos, aux communiqués de l’Ambassade grecque qui tentaient d ’y répon­ dre, ainsi qu ’à la délégation conduite par M. 73 Deschizeaux, député-maire de Châteauroux, qui s’est rendue à Athènes. Notons d ’ailleurs que le mouvement est moins fort en France qu ’en An­ gleterre (prise de position de 140 députés). M loureux problème présente trois aspects : un aspect humani- ^ taire, un aspect légal, un aspect politique. y Aspect humanitaire ; non seulement, après 16 ou 18 ans, les 'w conditions de détention ne se sont pas adoucies, mais elles sont de plus en plus inhumaines. Ce qu’on veut est clair : c’est l’anéan­ tissement physique et politique des prisonniers, car la vengeance elle-même est suffisamment assouvie. Au drame humain des détenus s’ajoute celui de leurs familles, déjà décimées par les nazis, et manquant de tout; sans l’Association qui les groupe, et les détenus et leurs parents seraient depuis longtemps morts de faim. Depuis 1950, 236 sont morts en prison. Ceux qui restent tota­ lisent un nombre incroyable de maladies... Il est demandé au tou­ riste d’y penser lorsqu’il débarquera dans File d’Egine.-.i’? Aspect légal : aucun prisonnier de droit commun (sauf en Espagne et au Portugal) ne purge des peines aussi longues. En tout cas pas les femmes, dont certaines finissent à l’hôpital psy­ chiatrique (comme Chryssoula Callimani), et qui sont groupées à Athènes dans la prison Averoff. La procédure de grâce ne fonc­ tionne jamais ; sauf si, bien entendu, on se « décolore » — ce qui est rare et prouve la conviction politique des détenus. Aspect politique : tous les détenus ont été des combattants contre le fascisme, y compris, pour certains, contre les Italiens et contre les Bulgares : ils ne « tiennent » pas pour eux seuls, mais pour la restauration des valeurs nationales, car en aucun pays d’Europe n’a été opéré un tel renversement des principes moraux. Nous n’avons pas à lutter, nous, pour la reconnaissance légale de notre Résistance : la Résistance grecque, elle, doit encore être reconnue. Est-il admissible que certains détenus — comme le soulignait Lord Russell dans un message à l’O.N.U. — qui étaient déjà en prison sous l’occupation allemande, y soient restés après la Libération et y demeurent encore ? Enfin, l’existence de ces prisonniers est un chantage à la « subversion communiste », qui bloque tout progrès dans le pays ; le gouvernement ne veut pas passer l’éponge sur le passé, parce que c’est un passé qui l’accuse et le disqualifie. Car les éléments qui composent le régime actuel et déterminent sa politique sont ceux-là mêmes qui ont été discrédités et balayés en 1940 : la Royauté d’une part; le personnel politique, policier etc... de la dictature de Métaxas, de l’autre — aujourd’hui; l’E.R.E.; à quoi il faut ajouter les fameuses « puissances protectrices », dont la France gaulliste est la dernière en date. Mais avant de passer ces éléments en revue, il convient de mettre à peut l’Eglise. n. La prison d ’Egine (un ancien orphelinat...) renferme la plus grande concentration de déte­ nus politiques (450); viennent ensuite Halicar- 74 nasse, Vile d ’Eubêe, la forteresse d ’Heptapyr- gion à Salonique, etc... Je garde le souvenir de fleurs que j'avais cueillies à Egine pour les déte­ nus : on ne peut pas les prendre, me dirent leurs femmes, c'est interdit... £e pope n’est pas l'ennemi L’Eglise orthodoxe est certes une puissance, et la diffamation du clergé est sévèrement punie. Cependant, il n’existe pas en Grèce de problème clérical. Si vous entendez le mot « laikos », sachez que cela veut dire : populaire (laos = peuple). Cela ne signifie pas que le clergé orthodoxe plane dans les nuées. Il est officiel. La Constitution commence par « Au nom du Saint- Esprit »... Puissance temporelle aussi : il possède de très grands domaines. En particulier d’innombrables monastères — c’est -une spécialité grecque, des Météores (au Nord) à ceux de Mistra (au Péloponèse). Ce sont ces monastères qui fabriquent le fameux « kobolos », le chapelet d’ambre qu’on vend à tous les kiosques à journaux et que les désœuvrés, par goût ou par force, voire même des hommes haut placés lorsqu’ils vous reçoivent chez eux, égrènent sans fin, mais sans signification religieuse : si ça ne fait pas l’affaire de Papastratos (le roi de la cigarette), me disait un ami grec — car pendant ce temps-là on ne fume pas —, ça fait celle de l’Eglise... De plus, l’Eglise possède la majorité des parts dans la banque de Grèce. Donc, elle n’est pas non plus spécifiquement progressiste. Le haut clergé n’est jamais nommé Seins accord de l’Etat. Civilement, c’est l’Etat qui gouverne l’Eglise; seul le rite est défini par le patriarcat de Constantinople. On a pu citer, lors des interpellations à la Chambre sur les élec­ tions de 1961, des cas où des popes avaient encouragé la fraude ou en avaient profité... Mais en revanche, le bas clergé orthodoxe est resté, dans sa majorité, plus près du peuple que, par exemple, le clergé catho- liquei. Aussi les forces populaires ne font-elles guère de propa­ gande antireligieuse. Je n’ai pas rencontré de communiste, ou sympathisant, qui ne fût baptisé; c’est obligatoire, il est vrai, pour avoir un patronyme, ester en justice, exercer ses droits de citoyen. « Il y a deux choses que la Constitution défend, me disait un étudiant ; être athée et ne pas reconnaître le nouveau calendrier. » Certains hommes de gauche m’ont parlé avec émo­ tion des splendeurs des fêtes pascales, plus solennelles et joyeu­ ses que celles de Noël et Saint Basilea ; tout le monde va à la messe de minuit, même les incroyants, tous ceux qui en ont les

1. Les « lamentations » — « miroloi » —, les chansons des enfants-quêteurs pour la St Basile et le l" mars, font partie du folklore. Et aussi — comme on l'a vu lors des grandioses funérail ­ les de Lambrakis —, la joie qui éclate aux enter­ rements : la mort est une victoire (« Lambrakis immortel ! »), surtout si c’est celle d ’un combat­ tant de la paix (« Lambrakis invaincu ! »); ajou ­ 75 tée, bien sûr, au contentement de pouvoir — enfin — manifester en masse sans heurts avec la police... 2. La Saint-Sylvestre grecque. M moyens, font rôtir à la broche l’agneau « à la pallikare »3 flanqué 2 des « kokoretsi »'*; personne, pas même les mécréants, ne reste ca chez lui le jour de la procession, très joyeuse, du Vendredi Saint, qui est aussi le jour du retour du printemps et des fleurso. ^ Comment, d’ailleurs, ne pas être sensible à la beauté simple de la liturgie orthodoxe, aux balancements d’encensoir devant le livre à fermoirs d’or, au dialogue, mi-parole, mi-chant, des deux chantres aux admirables voix de basse, debout et presque cachés de chaque côté de l’église ? Comment ne pas admirer, à côté du Parthénon, de l’Olympiéion, du Théséion, l’harmonie des modes­ tes petites églises byzantines d’Athènes, en forme de croix- grecque — Aghi Theodori, Kapnikarea... —, cachées au milieu des hideuses bâtisses couleur crème du temps de la spéculation immobilière ? Le pope — le « pappas » est souvent pauvre. Il est payé par l’Etat, mais il l’est fort mal. Dernièrement encore, le bas-clergé a demandé une revalorisation de ses traitements, et les chiffres qui ont été publiés sont plus bas encore que ceux des traitements des enseignants... (C’est pourquoi le pope — de village surtout — est si mal vêtu, voire franchement crasseux... C’est à tel point que le dernier Congrès de l’E.D.A., où les communistes, de noto­ riété publique, sont nombreux, a été saisi d’une demande de cer­ tains popes pour qu’il prenne en mains leurs revendications; et VAvghi, journal de gauche, les évoque souvent dans ses colonnes... Mais le pope est moins coupé de la vie que le curé catholique, c’est souvent un joyeux drille, qu’on salue familièrement; ajou­ tons qu’il est la plupart du temps marié, sauf s’il se destine à l’évêché. (N’empêche que certains pratiquent l’amour... grec ; l’archevêque d’Athènes lui-même n’a-t-il pas été accusé d’homo­ sexualité ?)... D’autre part, l’Eglise grecque est une Eglise nationale. Elle a lutté longtemps pour devenir indépendante du patriarcat de Constantinople, et cette lutte s’identifiait aussi à une lutte contre la Russie tsariste. Quand on juge de l’Eglise orthodoxe, il ne faut jamais oublier son rôle patriotiques. Parmi les premiers à 3. Souvenir des mœurs homériques des combat­ tants de la montagne contre les Turcs (« palli­ kare » = brave); motif courant des chants klef- tiques. 4. Brochette de foie et de rognons entortillés dans des intestins. 5. Certains jeûnent alors quarante jours, mais pour beaucoup cette quarantaine n’est qu'une cure d'amaigrissement... 6. Le nom d'« ethnarque » pour les dignitaires orthodoxes ( ethnos = nation ) symbolise ce rôle national; de même que l’exemple de Chypre, 76 où Mgr Makarios a été nommé chef de l'Etat : un^ homme d ’Eglise représente ici la nation, même si sa politique actuelle est des plus discu ­ tables... Songez aussi à la Crète et au Christ recrucifié de Kazantzakis. lever l’étendard de la révolte contre les Turcs, en 1821, il y eut un Papaflessas et Germanos, évêque de Fatras. C’est vrai que les héroïques combattants de la guerre d’Albanie, en 1941, allaient au combat avec le nom de la « Panaghia » — la Vierge — sur les lèvres, et que les Italiens aient ouvert brusquement les hosti­ lités en coulant un croiseur grec dans le port de Tinos (île célè­ bre pour ses pèlerinages) le jour même de l’Assomption, fut res­ senti comme un sacrilège. Beaucoup de popes furent résistants de 1941 à 1944; il faut, il est vrai, distinguer entre le pope de campagne et celui qui était titulaire d’une paroisse en ville — mais parmi les premiers, nombreux furent ceux qu’on trouva le fusil à la main. Sur une photo, qu’on me montre, du « Gou­ vernement de la Montagne » constitué en 1943 sous l’égide de l’E.A.M.-E.L.A.S. — le gouvernement de la Grèce libre et démocra­ tique —, je reconnais à leur barbe-fleuve et à leurs longs cheveux tressés des ecclésiastiques; certains, en effet, furent députés dans ce Parlement de la Montagne. Des évêques furent ensuite délé­ gués à l’Assemblée constituante de 1945 et suivirent la politique de la gauche; il faut dire qu’ils furent privés de leurs évêchés... Enfin, il n’existe pas un enseignement dogmatique orthodoxe qui interdirait, par exemple, la collaboration avec les commu­ nistes. C’est que l’orthodoxie est beaucoup plus axée sur la cha­ rité que le catholicisme romain. Aussi, dans le problème n° 1 d’aujourd’hui, l’amnistie aux emprisonnés et exilés politiques, l’Eglise est-elle dans sa grande majorité favorable à l’apaise­ ment, à r« oubli du passé ». Je me souviens des obsèques, au grand cimetière du Pirée, du camarade Lysandros Nicolopoulos (chef de partisans, mort à l’asile après dix-huit ans de prison) : les popes écoutèrent atten­ tivement les allocutions politiques des députés de TE.D.A. en pleine église et l’un d’eux tint à se faire photographier sur le par­ vis au milieu des personnalités présentes, devant le cercueil où le mort apparut, selon une antique coutume, à visage découvert... Le St Synode a pris position pour l’amnistie et dans une liste déjà ancienne de déclarations se prononçant dans ce sens, je relève les noms des évêques de Kavalla (Macédoine), Salonique, Corfou, Mytilène (Lesbos), Fatras, La Canée (Crète), Samos, Rho­ des... et enfin celui du Theoklitos, « archevêque d’Athènes et de toute la Grèce ». Enfin, lors des funérailles de Grégoire Lambra- kis, c’est l’Archevêque d’Athènes qui a tenu à célébrer l’office à la cathédrale métropolitaine... Sa Majesté le Roi des Hellènes Il n’en est pas du tout de même avec le Roi. Il ne ressemble en rien à un arbitre suprême entre ses sujets. Le Roi des Hellènes est un souverain partisan. Il y a en Grèce, depuis la première 77 M guerre mondiale, et encore plus depuis l’occupation nazie, une 2 question royale. Depuis la proclamation de l’Indépendance en- ^ 1827, le pays n’a connu qu’une courte période républicaine : la République grecque, dominée par la personnalité aventureuse du grand libéral Elefterios Venizelos, n’a duré que douze ans, de 1924 à 1936. Elle fit place alors à une dictature ; celle de Métexas, la « dictature du 4 août », qui ne cachait pas ses sympathies pour les régimes fascistes; s’il n’avait tenu qu’à elle, la Grèce, laissée militairement impréparée, n’aurait résisté que très molle­ ment aux troupes de Mussolini et d’Hitler. La République connut une seconde incarnation, brève mais magnifique : ce fut le « Gou­ vernement de la Montagne », constitué par l’E.L.A.S. et l’E.L.A.M. et quelques autres formations dans le nord de la Grèce, avec ses institutions et ses frontières. Le problème devint aigu lors de l’occupation, puis de la Libération. En effet, le roi et la cour avaient froidement aban ­ donné le pays et fui au Caire avec la plupart des officiers de l’armée. Ce qui créa, écrit par exemple M. Pyromaglou dans son livre « Dourios Ippos », « un vide politique sans précédent, où n’apparaissait guère que le K.K.E., le Parti communiste grec, pourtant férocement persécuté par le régime du 4 août qui venait de s’effondrer ». Alors que l’E.A.M.-E.L.A.S., soucieuse de laisser le mouvement de résistance ouvert le plus largement possible, y compris aux royalistes, subordonnait le retour du roi Georges à un plébiscite au lendemain de la Libération, l'E.D.E.S., organi­ sation mineure comprenant des patriotes sincères, mais bien ­ tôt exclusivement anticommuniste, s’opposait catégoriquement au retour du roi. Mais c’est précisément l’E.D.E.S. qui, surtout sous l’impulsion de son chef, le général Napoléon Zervas, prit contact avec l’état-major du Caire pour conduire la lutte sur deux fronts : contre les nazis, et aussi — bientôt surtout — contre l’E.L.A.S.-E.L.A.M., où les communistes étaient en majorité, car ils s’étaient dressés les premiers en tant que force organisée contre l’envahisseur. Le plébiscite prévu eut lieu en 1946; dans les conditions où il fut organisé — les Anglais régnant en maî­ tres, les démocrates traqués par les bandes d’extrême-droite —, on ne s’étonnera pas du résultat : il ramena sur le trône Geor­ ges II de Glücksbourg. Ce nom rien moins que grec révèle une anomalie : depuis le dernier PaléologueT, Michel, qui mourut lors de la prise de 7. On appelle « Renaissance des Palêologues » la période au cours de laquelle furent chassés les Francs — allant du XIII° au XV‘ siècle. Cer­ tains portent ce nom en Grèce même, et à l'étranger, et se réclament de cette descendance; 78 de même que les membres des familles Canta- cuzène et Comnène (on connaît ici l’écrivain Anne-Marie Comnène), noms d ’autres empe­ reurs de Byzance, qui portaient le titre glorieux de « basileos ». Constantinople par les Turcs en 1453, les Grecs n’ont plus jamais eu de souverain grec. A peine libérée, grâce à l’héroïsme de ses « pallikares » (les braves), du joug turc, la Grèce se vit imposer par l’Angleterre un prince bavarois. Othon I" régna sur le peuple grec en l’ignorant, comme en pays conquis, allant jusqu’à licen­ cier les troupes grecques, remplacées par im corps de volontaires allemands; il est pourtant célébré officiellement, par le régime actuel, comme l’un des grands hommes du pays... Cette domina­ tion étrangère, qui a dû depuis lors atténuer son caractère « teuton », a laissé sa marque sur Athènes : le hideux Palais royal de la rue Hérode Atticus, qui n’a d’égal dans la laideur que le Parlement de la place Syntagma (« Constitution » : après la monarchie absolue, la monarchie constitutionnelle), ressemble plus à une caserne de Munich — cette Athènes de Germanie ! — qu’à un monument national grec... Mais voici qu’en 1862 Othon est renversé et que l’Angleterre, puisant dans la panoplie des dynasties, remplace le Wittelsbachs par un Glücksbourg, prince de Danemark, mais toujours allemand; ce Georges I" a transmis son titre à l’actuel roi Paul : celui de « roi des Hellènes ». Venons-en, précisément, à nos jours. Depuis 1946, les pas­ sions s’étaient quelque peu apaisées autour de la personne royale; le sentiment antiroyaliste du peuple et de certains bour ­ geois libéraux avait paru s’assoupir. Mais aujourd’hui, l’anti­ monarchisme redevient actuel et puissant.

Monarchie parlementaire ou République ? « L’institution royale, m’explique M. Tsirimokos — qui, les journaux me l’apprenaient, déploya lui-même de vains efforts pour obtenir l’arbitrage royal entre le parti au pouvoir et l’op­ position — n’avait pas, à l’origine, de bases de classe dans un pays comme le nôtre. Mais elle les a trouvées. Pas avec la bour ­ geoisie, primitivement, car elle est de formation récente; la bour ­ geoisie, dans les années vingt et trente, fut poim Venizelos; depuis, elle s’est ralliée en grande partie à la monarchie. Mais ce qui fausse tout, c’est que la monarchie — c’est une sorte de règle historique dans les Balkans — s’est liée à un parti. Le résultat, c’est qu’il n’y a pas de vie parlementaire possible. La royauté, au lieu d’unir, même formellement, le peuple, le divise très pro­ fondément. L’institution royale serait sans importance si nous avions une vie parlementaire normale. Mais le roi est tellement compromis avec Caramanlis qu’il n’ose pas le lâcher, de crainte de sombrer avec lui. Il est compromis dans l’organisation des fameuses élections de 1961, qui ont été faites par son aide de camp honoraire... » M. Tsiromokos expose alors un point de vue 79 8. C’est la dynastie à laquelle appartint Louis II, le roi iou. Avec Othon s’achève, parallèlement, la période de bric-à-brac « romantique » de l’his­ toire grecque moderne. M répandu dans son parti : l’Union du Centre. « Dans nos rangs, 2 on est moins contre les « protecteurs » étrangers que contre le ^ roi. C’est le vieux réflexe venizeliste : certains ont participé jadis aux luttes contre le roi Constantin (mon père, gouverneur général de la Crète, était un collaborateur de Venizelos). Les lut­ tes entre Constantiniens et Venizelistes sont encore instructives aujourd’hui : c’est pourquoi, par exemple, l’Avghi (de rE.D.A.) publie les Mémoires d’Argyropoulos... Puis il y eut Georges II, et la lutte contre Métaxas fut une lutte contre Georges II, car celui-ci avait accepté la dictature par haine du venizelisme. Pen­ dant la Guerre civile, le sentiment antidynastique a reculé devant l’antagonisme communistes-anticommunistes; mais aujourd’hui, il reparaît, et on peut même dire que l’hostilité populaire se cris­ tallise plus sur le roi que sur Caramanlis... » Manifestement, le Centre souhaiterait un roi à la mode anglaise ou belge : formellement au-dessus des partis, « arbi ­ tre » entre les groupes sociaux. Il est perpétuellement tenté — même après l’affaire Lambrakis — de recourir à son « arbi ­ trage ». Malheureusement, le message de Nouvel An 1963 dégon­ flait déjà l’utopie : le souverain y distingue entre les partis « nationaux » et ceux qui ne le sont pas (« je n’ai pas de préfé­ rence entre les partis nationaux »), et il ne classe pas le Centre, c’est-à-dire la bourgeoisie moyenne nationale, parmi ces derniers... Que demande le Centre au roi ? De reconnaître qu’il y a une crise politique dans le pays et qu’elle ne peut être résolue que par de nouvelles élections; or le roi a le pouvoir de dissoudre la Cham­ bre et de refaire des élections selon des modalités différentes des précédentes. Ce que veut le Centre, c’est que la Cour distende ses liens désastreux avec le parti totalitaire : l’E.R.E.; bref, c’est un compromis, donc une politique de troisième force entre Caramanlis et la gauche (l’E.D.A.); s’il échouait, l’opposition demanderait l’abdication du roi, dit M. Tsirimokos; mais je com­ prends que ce serait la mort dans l’âme... Le 25 mars, ce fut la Fête nationale grecque, et 1963, c’est le centenaire de l’actuelle dynastie fondée par Georges I". Les per­ sonnalités du Centre n’ont pas assisté aux cérémonies; mais il apparaît que c’est là plus une bouderie qu’une rupture; la ten­ dance est forte au Centre de se rallier au point de vue du petit parti marginal de Markezinis : ne pas mettre en cause le régime lui-même ; « dialoguer » avec la Couronne et le parti au pouvoir... Pourtant, c’est par le fait de la Cour que le Centre vient, depuis les élections de 1961, de subir à son tour la répression. Pour la première fois, des journalistes « nationaux » (mais le sont-ils aujourd’hui, s’ils l’étaient encore hier ?) ont goûté de la 80 prison. Parce que le journal Athindiki (le quotidien du Centre le plus lu à Athènes) avait publié en décembre une interview de la reine-mère où celle-ci, de sa résidence allemande de Hanovre, se plaignait de mauvais traitements de la part de sa fille — la reine Frederika» —, le directeur, Papageorgiou, fut condamné, pour diffamation de la Cour, à neuf mois de détention sans sursis. Depuis, d’autres journaux du Centre — Ethmos, Vima, Elefthe- ria — ont été poursuivis en justice.

Bonnes œuvres et fastes royaux Les activités de « bienfaisance » de la Cour constituent un chapitre particulier et assez édifiant. Un jour où je remarque sur un billet de cinéma la mention « pour la reconstruction des régions du Nord », un ami grec me donne l'explication suivante : il s’agit d’une quête, sous le patronage de la reine, alimentée par une taxe sur les objets de luxe — donc les spectacles —, au béné ­ fice de ces régions du Nord qui sont toujours « surveillées », ainsi que la moitié de l'île de Corfou. Elles avaient particulière­ ment souffert des destructions et des séparations de la guerre civile; on avait dû regrouper des enfants dans des villages spé­ ciaux. (Ce fait est aujourd’hui reproché à la gauche, mais les peti­ tes victimes sont devenues des hommes avec des situations par­ fois enviables...). La collecte fut instituée en 1947 « jusqu’à la fin de la Guerre civile », et elle était volontaire; or elle dure toujours, alors que la guerre civile est finie depuis quatorze ans, et elle est devenue obligatoire, transformée en « Prévoyance de la Reine ». Ajoutons qu’en l’occurrence la royauté fait payer les citoyens pour des désastres qu’elle a elle-même grandement con­ tribué à déchaîner ! J’apprends enfin que le budget de la reine est presque égal au budget national, que le roi préside lui aussi une « Institution Nationale », mais qu’on ignore l’usage qui est fait de ces œuvres, gérées par une banque privée... Le peuple grec a également des raisons de se plaindre des fastes royaux. Déjà la princesse Sophie défraya la chronique internationale avec ses amours, et l’insignifiant prince Constan- tinio par son intrigue avec la Brigitte Bardot grecque, Vouyou- klaki. L’affaire de la dot de la princesse Sophie a fait sourire jusqu’aux « inconditionnels » de l’E.R.E. Mais que dire des nou­ velles constructions ; un second palais à Athènes^, un autre pour 9. Dont on connaît la pitoyable équipée à Lon­ dres, où elle n’a nullement été molestée : elle a seulement fui devant des compatriotes qui lui demandaient la grâce des leurs, emprisonnés en Grèce. 10. Celui qui accueillit de Gaulle pendant les em­ barras gastriques de son royal père... 11. La famille royale n’habite presque jamais rue H érode Atticus, mais dans la ferme de Ta- 8l toia, près de Kifissia, dont l’exploitation est per­ pétuellement en déficit. Mais la Cour fait un fructueux commerce de miel (le fameux miel du mont Hymette)... M le dauphin, d’autres à Corfou, à Salonique, un futur à Jannina 2 (Epire) ? On a calculé que la Cour a dépensé dans les dernières ^ années (en voitures, yachts, etc.) plus que depuis la fondation de la royauté. On vient de retenir lui monastère qui couronne '«5 l'Hymette pour les séances de peinture de la reine Alexandra. C’est le luxe payé par le peuple — sait-on que la Cour a revendu au prix fort, à des connaissances, des centaines de voitures ? — qui indispose contre la famille royale; plus encore que ses ori­ gines étrangères, auxquelles on ne pense pas tout le temps...

Les cousins de Basse-Saxe Cependant, la présence d’un prince d’origine germanique à la tête de l’Etat giec facilite la pénétration économique et l’in­ fluence politique de l’Allemagne de l’Ouest. Le roi Paul, actuel­ lement régnant, est né en Grèce, mais sa femme est allemande, elle a fait partie d’une organisation de jeunesse fasciste et ses frères ont été membres du parti ntizi (des photos sont là pour le prouver à qui que ce soit). La pénétration allemande remonte loin. Depuis l'époque où, autour de 1835, on réclamait « le renvoi des Bavarois », jusqu’à l’entre-deux-guerres, où l’Allemagne avait une position économique dominante (elle achetait entre autres la plus grande partie de la récolte de tabac), en passant par Guil­ laume II; alors, le « Drang nach Osten », symbolisé par le che­ min de fer de Bagdad, coupait la Macédoine, qui devint la pla­ que tournante de la question d’Orient, la rivalité anglo-russe faisant place en Grèce à une rivalité anglo-allemandeis. Sous la dictature de Métaxas, le fameux sorcier de l’économie nazie, le D' Schacht, vint à Athènes mettre de l’ordre dans les finances grecques; en juin de l’an dernier, c’était le vice-chancelier Ehrard qui était dépêché par Adenauer... Aujourd’hui, l’Allemagne a pris d’ores et déjà la seconde place dans l'influence économique étrangère en Grèce, immédia­ tement après les Etats-Unis, évinçant l’Angleterre, distançant de loin la France, qui essaie avec de Gaulle de remonter la pente. Le trust électrique A.E.G., les firmes Siemens, Blaupunkt, Tele- funken... brillent au ciel des enseignes au néon des rues Stadiou et Panepistimiou... Bonn vient en tête de tous les pays pour l’in­ filtration commerciale. Les importations d’Allemagne de l’Ouest ont atteint — en machines comme en produits de consomma­ tion — 80 millions de dollars sur un total de 400 millions. Mais au capital privé allemand, il faut ajouter les emprunts d'Etat, 12. C’est alors que l’Angleterre, qui n’avait plus désormais d ’intérêt à la fameuse « intégrité de l’Empire ottoman », encouragea ouvertement les 82 visées de « Grande Grèce », qui se traduisirent par l’annexion de la Crète, de la Macédoine Orientale et de l’Epire du sud, mais sombrèrent lamentablement dans le désastre d ’Asie Mineure (1922). , „ ; auxquels la Grèce fait de plus en plus appel; dernièrement, 200 millions de marks ont été empruntés à Bonn pour financer les ensembles de Ptolémaïs (hydro-électrique) et Megalopolis (dans le Sud du Péloponèse, thermo-électiique). Mais si la Crète achète pour 90 millions de dollars à l’Allemagne, l’Allemagne lui achète seulement pour 30 millions; il faut dire d’ailleurs que la proportion est sensiblement la même pour tous les pays « atlan­ tiques »... Cependant que des financiers ouest-allemands veulent acheter tout un district de l’Ouest du Péloponèse pour y édifier des industries hôtelières, que d’autres contrôlent déjà les casi­ nos de grand luxe de Corfou et de Rhodes, que Krupp loue des îles entières pour les vacances de ses ouvriers... Enfin, l’Ambassade de Bonn prend à Athènes une importance de plus en plus grande, proportionnelle à l'accroissement du poids spécifique de l’Allemagne de l’Ouest dans le Pacte Atlan­ tique. De son côté, la Bundeswehr tend à faire des malheureuses régions de la Grèce du Nord, au même titre que l’Espagne ou la Sardaigne, un de ses champs de manœuvre...

Pays « atlantique » ou balkanique ? Mais parmi les puissances qui maintiennent la Grèce sous le joug, il ne faut pas oublier les puissances « protectrices », qui l’ont enchaînée dans un système d’alliances agressives, en sa qua­ lité de « pointe avancée » de l’Occident capitaliste aux portes des Barbares. La Grèce n’est toujours pas libre de sa politique exté­ rieure. Elle est liée par deux pactes, dont le second a révélé beau ­ coup plus d’effets funestes que le second : le Pacte Balkanique (avec la Yougoslavie et la Turquie), et le Pacte Atlantique, dont il est une dépendance, et qui a fait de la Grèce, contre tout bon sens géographique — ce qui n’est pas pour choquer le général de Gaulle —, un pays... atlantique, et la tête-de-pont anticommu­ niste des Balkans. Le Pacte Balkanique, il faut bien dire qu’au jour d’hui, on n’en ressent guère les effets. Petit à petit, il est devenu lettre morte. Par la force des choses, la Grèce en est venue à pratiquer avec ses voisins balkaniques, tous de régime socialiste, une poli­ tique de bon voisinage — dans la mesure, du moins, où cela est compatible avec la politique de guerre froide du Département d’Etat et l’anticommunisme officiel du gouvernement. Consultons sur ce point M. Merkourii, puisqu’il préside le Mouvement pour l’entente des pays balkaniques. Le mouvement prend la suite du mouvement de Panapastasis, qui donna d’heu­ reux résultats à l’époque : le Pacte Balkanique de 1934 (il dura jusqu’en 1940), lié à la « Petite Entente » (Tchécoslovaquie, You- 1. Ex-colonel de l'Armée royale, fils de M. Mer- 83 kouri, maire d'Athènes pendant vingt ans et... père de Mélina Merkouri (il en a la prestance), dont on a lu à la Conférence pour l'Amnistie le message de sympathie. goslavie, Rotimanie). Le début du mouvement actuel remonte à 3 1959; il comprend des membres du Centre, du parti de Marke- n, zinis, de l'E.D.A. et des indépendants comme M. Merkouri lui- même, plus des universitaires, des syndicalistes, des artistes; il possède des comités en Yougoslavie, en Roumanie, en Bulgarie. Une rencontre a eu lieu à Sofia l’an dernier (une nouvelle doit se tenir à Bucarest) ; on y vota une résolution recommandant la désatomisation des Balkans et la coexistence entre pays bal ­ kaniques. Mais quelle est l’attitude du gouvernement Caramanlis devant ce mouvement, qui utilise judicieusement la solidarité de fait des pays balkaniques pour contrer son orientation pro­ américaine ? Si les comités nationaux membres de l’Entente sont officiels, celui de Grèce est officiellement « ignoré »2, mais en réalité il ne l’est pas, et les relations avec le gouvernement d’Athènes sont polies. De son côté, l’Entente, et ses membres grecs, même s’ils n’aiment guère ce gouvernement pour sa politique intérieure, l’encouragent dans toute démarche allant dans le sens de la détente dans les Balkans. Certes, Athènes a refusé jusqu’ici l’im­ portante proposition roumaine visant à convoquer une réunion des chefs d’Etat balkaniques, mais la partie n’est pas jouée. En organisant des manœuvres atomiques dans les régions « sur­ veillées » du Nord de la Grèce, en acceptant l’installation de bases de lancement de fusées U.S. en Crète (sous le couvert d’un « Centre d’études »), la Grèce s’isole de plus en plus dans cette région de l’Europe du Sud-Est. « Le Pacte Balkanique et le Pacte Atlantique sont pour la Grèce des non-sens, me dit aussi M. Argyropoulos ; à l’intérieur de l’O.T.A.N., on peut très bien mener ime politique modérée, et dire qu’on ne marchera que pour des buts défensifs (or la poli­ tique U.S. est offensive). Les pays balkaniques peuvent très bien assurer entre eux la paix dans cette région ; peu importe que les uns (la Grèce) appartiennent à l’O.T.A.N., les autres au Pacte de Varsovie et la Yougoslavie à rien du tout... » C’est qu’en effet il existe dans les Balkans un équilibre des forces. Bulgares, Yougoslaves et Grecs (pour ne parler que des deux pays avec lesquels la Grèce a des frontières communes) n’ont pas peur les uns des autres (Quant à l’Albanie...). Ils ont tout ce qu’il faut pour vivre entre eux; la base matérielle existe pour cela, avec l’essor économique des démocraties populaires, dont la Grèce pourrait profiter. Récemment, Mme Vlakhos (du Kathimerini, journal de droite) a écrit plusieurs articles élogieux sur la Bulgarie et ses réalisations sociales. Il devient difficile de contester son dévelop­ pement; beaucoup de gens commencent à faire des comparai- 84 2. C'est le mot du ministre des Affaires étran­ gères Averoff. sons entre quinze ans d'aide Marshall en Grèce et quinze ans de régime collectiviste en Bulgaries. « Même l’Albanie nous dépas­ sera, dit M. Merkouri, si la droite reste au pouvoir; il y a encore en Grèce des villages sans électricité, il n’y en a plus en Alba ­ nie ». Mais le cas de la Bulgarie est particulièrement démons­ tratif, car la droite grecque développe par tous les moyens le chauvinisme antibulgare = antislave = anticommuniste. La pas­ sion nationaliste est des plus faibles en Grèce..., sauf peut-être en ce qui concerne les Bulgares, parce que là elle se nourrit d’une réalité : les Bulgares ont envahi la Grèce par trois fois en cent ans, et la dernière fois les fascistes de Sofia laissèrent dans le Nord et le Nord-Est du pays un épouvcintable souvenir. Il est donc du plus haut intérêt pour le peuple grec de constater que dans ce pays honni et méprisé on vit mieux que dans le sien propre; et que cette différence tient, vu qu’il s’agit de deux pays dit « pauvres » et arriérés, au régime économico-social. Si l’on passe en revue les voisins de la Grèce, on s’aperçoit qu’avec aucun elle n’a actuellement de problèmes graves.

Un réduit assiégé du « monde libre » ? L’Albanie ? Il y a des conflits entre la Yougoslavie et l’Alba ­ nie, mais pas entre l’Albanie et la Grèce. A part la question, tou­ jours officiellement pendante, de l’Epire du Nord. L’Albanie sert essentiellement à une chose : en maintenant la fiction de l’« état de guerre » avec l’Albanie depuis 1940 — laquelle Albanie n’a jamais fait la guerre à la Grèce —, Caramanlis essaie de justi­ fier par l’impossible le maintien des tristement célèbres « E.T.A. », ou Compagnies de Sécurité, en raison d’un « danger extérieur » que tout le monde sait inexistant; ainsi que les tribunaux mili­ taires ; les uns et les autres étant évidemment des cirmes, non con­ tre les Albanais, mais contre les démocrates grecs, l’opposition intérieure. Mais le fait que les E.T.A. soient formés de paysans pro­ voque le mécontentement dans leurs propres rangs. Pourquoi; commencent-ils à dire, nous imposer, en plus des travaux des champs, la corvée des armes ? Pourquoi ne Timposerait-on pas aussi à ces damnés gens de gauche, contre lesquels on nous emploie ? C’est ainsi qu’en Achamanie, lors de la grande grève du tabac de l’an dernier, où ils tuèrent l’un des leurs, ils ont réclamé leur propre dissolution... La Bulgarie ? La Grèce entretient avec elle des relations éco­ nomiques de plus en plus étroites. Si la Bulgarie exporte en Grèce des produits industriels, elle achète à la Grèce ime partie de son excédent d’agrumes, d’olives, de poissons; les deux pays 85 3. C’était, on s’en souvient, le sujet d ’une étude qu ’a publiée La Nouvelle Critique. w ont entrepris des travaux communs sur les fleuves, pour l’énergie 2 électrique, le sauvetage des régions inondées; enfin, il ne faut n) pas oublier que Salonique est à quatre heures et demie d’auto de 'S Sofia et que Sofia peut profiter de Salonique, qui a toujours été Ô le grand port de l’Europe balkanique. Cependant, l’injure « bul ­ gare » sert encore comme slogan électoral ; le nationalisme tient lieu de réalisations économiques et sociales absentes... Enfin, la Bulgarie est le peuple slave le plus proche et le plus honni; un discours provocateur et une parade militaire devant de Gaulle, à deux pas de la frontière du Nord, viennent donc à point nommé redonner vie à un « danger slave » imaginaire, qui n’est que la peur de tout gouvernement populaire. La Yougoslavie ? Pas de problèmes là non plus, depuis que la pomme de discorde des Balkans, la question de Macédoine, a été reléguée au troisième plan. La Yougoslavie accepte — mais sans plus — la proposition roumaine de désengagement. Les relations de bon voisinage entre la Grèce et la Yougos­ lavie « non engagée » ont évidemment leurs inconvénients en ce qui concerne la situation de la gauche grecque. Certains articles de la revue yougoslave Politika où l’on rend hommage à la « sta­ bilité »... du régime Caramanlis donnent l’impression qu’on souhaite à Belgrade le statu-quo politique à tout prix dans tous les pays balkaniques. Certains amis se sont plaint devant moi du fait que ni les syndicats ni les associations d’anciens Résistants n’aient engagé d’action de soutien pour la libération de Manolis Glezos. Enfin, les souvenirs de la Guerre civile n’ont pas éteint, dans ce domaine, toutes les passions — bien que le reproche fait à Tito d’avoir ouvert sa frontière aux troupes gouvernementales grecques au moment des combats des Monts Grammos, ce qui leur permit de prendre l’Armée populaire à revers, soit plutôt le grief personnel de Zachariadis, alors dirigeant du Parti commu­ niste grec4... Zachariadis commit aussi la lourde erreur de pro­ mettre aux populations macédoniennes le droit à la séparation; erreur que les réactionnaires grecs ont abondamment exploitée contre la gauche. Aujoimd’hui, la Yougoslavie et la gauche grecque mènent une campagne parallèle pour l’autonomie relative de la population slave en Macédoine grecque, fondée sur les droits traditionnels des minorités, sans aller jusqu’à la séparation. Enfin, les démocrates grecs reconnaissent que si le Pacte Balka ­ nique n’a pas entraîné les effets que l’on redoutait, c’est essen­ tiellement à Belgrade qu’on le doit... Reste im pays qui n’est pas balkanique, mais membre du 4. Ce qui est vrai, c’est que les Yougoslaves « tra­ vaillèrent » beaucoup, surtout depuis 1948, la 86 minorité slave de la Macédoine grecque, dont beaucoup d ’éléments combattaient dans l’Armée Populaire, cherchant à les attirer vers la Répu ­ blique de Macédoine, membre de la Fédération yougoslave. Pacte Atlantique : la Turquie. C’est ici la question de Chypre qui est, évidemment, la pierre de touche des rapports de voisinage, maintenant que la blessure « nationale » de 1923 est cicatrisée. Les accords de Zurich et de Londres n’ont rien résolu. On peut même dire qu’ils ont plus éloigné l’heure de T« Enosis » qu’ils ne l’ont rapprochée. La Grande-Bretagne garde sa forteresse mili- taire'j; contre les Grecs, la minorité turque a été avantagée : la proportion de 40 % dans les administrations et l’armée (est-elle bien nécessaire ?) ne correspond nullement au rapport numérique des deux populations. Aujourd’hui, aux antagonismes ethniques entre Grecs et Turcs se superposent ceux entre Grecs de droite et de gauche, dans l’ile (l’A.K.E.L.) et dans la « métropole » — tant il est évident que le gouvernement Caramanlis a trahi, par fidélité « atlantique », la cause de l’indépendcmce chypriote. L’archevêque Makarios joue un rôle de plus en plus douteux. Cependant, la pression populaire l’oblige à déclarer que T« Eno­ sis » n’est pas enterrée et que ce n’est que partie remise; à quoi le partenaire turc dans la double alliance atlantique et balkanique répond que c’est une « utopie ». Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’O.T.A.N... Mais le problème n" 1 reste celui du désarmement dans cette partie de l’Europe — celle où, comme en Allemagne, les deux systèmes mondiaux se trouvent en contact. A la menace constante que fait peser la 6' Flotte U.S., constamment au large ou en rade du Pirée, s’ajoute maintenant la flotille de sous- marins et bateaux-pirates équipés de fusées Polaris que les U.S.A. entretiennent en Méditerranée Orientale. La récente proposition soviétique : le bassin oriental de la Méditerranée zone dénucléari­ sée, place le gouvernement d’Athènes dans une situation déli­ cate : comment nier qu’il expose à la destruction ces trésors de l’Antiquité qui lui rapportent de substantiels revenus et que ce sont les Barbares slaves qui s’en préoccupent ?

La revanche des collabos Bien que les Américains aient décidé d’« émanciper écono­ miquement » la Grèce, ils la gouvernent toujoims par personne interposée ; par le parti unique au pouvoir — l’Union Nationale Radicale ou E.R.E. L’E.R.E., c’est — ou c’était — M. Caramanlis, successeur au poste de leader de la Droite grecque du Maréchal Papagosi, héritier des « Populistes » de Tsaldaris. L’histoire de son ascension n’est pas banale; en effet, il fut nommé en 1955 par le roi lui-même, sans consultation des 5. Mais c’est en fait un point d'appui de l’O.T. A.N., avec troupes anglaises, turques et grec­ ques. 87 1. Celui-ci est mort en 1955, Caramanlis dirigea d ’abord — d'octobre 1955 à 1957 — un parti de droite nommé « Svnaiermos » (l’Alarme), qui devait donner l’E.R.E. tg Chambres; et non pas chef du gouvernement, mais chef de son 2 propre parti : l’E.R.E. ! (Car c’est seulement en 1956 qu’il devint Président du Conseil). Si bien que l’une des revendications des 'w libéraux, telle que la formule devant moi M. Stefanopoulos^, est G celle-ci : que les partis se forment par la base, et non par un décret d’en haut, et que leurs dirigeants aussi soient élus par la base ! La composition du gouvernement offre un raccourci saisis­ sant du drame grec depuis la dernière guerre ; on peut affirmer sans crainte de diffamation que la majorité de ses membres est composée de collaborateurs; ils symbolisent la revanche brutale et éhontée de la trahison nationale sur la Résistance; ils incar­ nent un pays où l’amnistie aux criminels de guerre a été promul­ guée depuis longtemps — criminels qui n’ont d’ailleurs jamais été sérieusement inquiétés —, tandis que des chefs de détache­ ments de partisans se meurent en prison pour « crimes » commis contre l’occupant et ses collaborateurs grecs. Voilà devant qui de Gaulle a osé exalter — le mot d’imposture est-il assez fort ? — l’esprit de la Résistance... La Résistance, précisément, est non seulement ignorée, mais persécutée : cas unique dans les pays qui ont été libérés de la domination hitlérienne. Il y a bien de rares cérémonies très offi­ cielles, ça et là, mais qui ne désignent même pas l’ennemi d’hier. Par contre, toutes les commémorations organisées par les Résis­ tants eux-mêmes sont interdites. Pourquoi ? Parce que, pour im régime comme celui de Caramanlis, la guerre de 39-45 ne doit pas avoir existé; parce que la Résistance, en Grèce, n’appartient pas au passé : elle continue, menée par les mêmes contre les mêmes. Quelques exemples seulement de haut-lieux de la Résistance, dans la banlieue d’Athènes qu’on m’a fait parcourir précisément pour me montrer leur état ; un lieu-dit — généralement vendu avec permis de construire —, im mur ou ime dalle nue, sans ins­ cription. Place St-Xénia au Pirée, où les Kollabos grecs dési­ gnaient, masqués, les otages à fusiller; un petit monument, dû uniquement à la personnalité du maire (E.D.A.) du quartier de Nikea, aux « tombés » (« pesontes »), sans qu’on puisse dire devant qui; seule est permise une cérémonie à l’église avec dépôt de gerbes, mais sans qu’il soit dit pourquoi; les fleurs contre le mur sont immédiatement enlevées. Le stand de tir de Skopefti- rion à Kesariani^, où moururent 200 hommes (dont les commu­ nistes tirés de la forteresse d’Acronauplie), au milieu d’un quar­ tier qui fut libéré par les ieunes de l’E.P.O.N. : on vous l’ouvre à condition que vous ne preniez pas de photos (de quoi ?), la 2. Classé généralement dans la droite du Centre. 88 3. Mais dernièrement, la police a pénétré dans un village où furent fusillés 25 otages, en pleine cérémonie religieuse et a vidé l’église. 4. Un quartier de réfugiés d ’Asie Mineure, com­ me beaucoup d ’autres. mairie a demandé vainement que l’endroit devienne mémorial. Sur la route de Marathon, une croix et une plaque (des otages fusillés, encore) : peut-être le seul cas en Grèce. Au cimetière du Pirée, une immense dalle recouvrant des couches superposées- de cadavres, avec une inscription : « Aux morts pendant l’occu­ pation étrangère ». Plus loin, des morts juifs, que rien ne signale. Entre des haies successives, des fosses communes à l’infini : les morts de faim pendant l’hiver 41-42 — rien pour le signaler : étaient-ils tous « communistes » ? « Sur 170 députés de l’E.R.E., me dit Mme Svolos, on peut estimer qu’une vingtaine sont respectables. Prenez le ministre Makris : sa femme fut la secrétaire de Mertens, ce général S.S. responsable du massacre et du vol des Juifs de Salonique, libéré il y a trois ans. Un député du Centre a récemment accusé, en plein Parlement, rm ministre d’avoir tenu un bordel sous l’occu­ pation allemande... Où trouver comme ministre un homme « propre » ?

Une démocratie policière L’E.R.E. tend de plus en plus à s'identifier à l’Etat. Par exemple, aucun fonctionnaire ne peut être membre du Centre. La Grèce est devenue une « démocratie dirigée » ou, selon une autre expression (de M. Mavros) une « démocratie de parti unique ». Par rapport à la France, la Grèce a été une manière de précurseur... « La démocratie formelle a déjà été violée en 1955, me dit M. Stefanopoulos, lorsque le roi, en nommant Caramanlis, s’est solidarisé avec un parti. Elle l’a été en 1961, lorsque tout un appareil para-étatique a été mis en mouvement pour assurer par la force la majorité à l’E.R.E. Quand le gouvernement est dési­ gné, non par les électeurs, mais par certains cercles proches de la Cour, il est prisonnier d’une petite minorité qui exploite le peuple. Un exemple : le directeur de la Banque agricole a démis­ sionné parce que, disait-il, « le gouvernement est devenu l’instru­ ment de la ploutocratie »... L’E.R.E. contrôle la Radio, pur organe de propagande du parti au pouvoir, et dont même le très gouvernemental KathU merini écrivait en 1959 que, peu importe sur quelle longueur d’on­ des on l’ouvrait, elle constituait un scandale en démocratie. II contrôle toute vie locale par les « nomarques », les préfets tout- puissants. Il favorise la constitution d’innombrables groupuscules fascistes, parfois. Il a multiplié depuis 1956 les polices parallèles; en Grèce plus que dans tout autre pays « atlantique », il faut parler non de la, mais des polices. Il est une chose qui crève les yeux de l’observateur, pour peu qu’il se rende sur la place d’une ville de province plus ou moins 89 ^ « névralgique » : c'est le trio formé par le commissaire de police, 2 le capitaine de gendarmerie et les flics en civil, qui filent tout

Le danger du fascisme Il n’est plus question aujourd’hui, chez les officiels grecs, que d’« abus de la démocratie »; la démocratie est bonne, dit-on, à condition de n’en pas user. (Refrain connu dans la France gaul­ liste...). Le projet de réforme est d’ailleurs dirigé, dans son libellé, contre ceux « qui abusent des institutions démocrati­ ques ». Plus question donc de la guerre civile de 46 qui conti­ nuerait ; la fiction n’a pas résisté à quatorze années écoulées; même plus du « climat » de guerre civile, argument de rechange qui fut invoqué lorsque la fin de la guerre civile fut officielle­ ment proclamée; il ne s’agit plus que de défendre l’Etat « contre les entreprises totalitaires », de « protéger la démocratie » contre ceux qui en « abusent »; c’est, me dit M. Brillakis, le système prévu en Allemagne de l’Ouest, où il reste cependant, à tout pren­ dre, plus de libertés qu’en Grèce. Le projet rencontre une forte opposition, on ne sait encore s’il recueillera la majorité des deux-tiers requise au Parlement, mais il vise en fait, précisément, à liquider l’opposition : le gouvernement pourrait légiférer pair décrets « en cas d’urgence », le droit de grève serait retiré aux fonctionnaires, un tribunal suprême constitutionnel serait chargé 90 5. Entre E.D.A. et Centre. de « dissoudre les partis ayant pour but de renverser le régime », le nombre des députés serait réduit « proportionnellement à l’importance de chaque parti »... De plus, ç’en serait fini de l’un des faux-semblants de la « démocratie » grecque dont le pouvoir tire le plus argument : l’immunité parlementaire. Lorsqu’on parle de fascisation, on vous nomme tel député notoirement communiste et l’on vous dit ; comment se fait-il, alors, qu’il soit au Parlement ?6. Dans ce pays, me disait M. Argyropoulos, un communiste peut (encore) être législateur, mais on force les gens à jurer par écrit qu’ils ne sont pas communistes ! C’est un fait aussi que ce député de convic­ tions marxistes, dans un pays dont l’anticommunisme est offi­ ciel et militant, peut, comme les autres, voyager gratis sur les bateaux et dans les avions battant pavillon hellénique ; facilité que ne possèdent pas par exemple — pour ne parler que de voi­ sins immédiats — les parlementaires italiens... Mais par bien des côtés, le député de l’opposition a moins de droits qu’un simple citoyen; il ne peut, par exemple, pénétrer à la Préfecture de Police, dont tout le premier étage est occupé par le F.B.I. améri­ cain, qui a fiché pour son propre compte tous les Grecs « sus­ pects ». « Moi qui fus ministre de l’Intérieur, m’a dit M. Mer- kouri (indépendant), on m’a convoqué à la police pour me deman­ der pourquoi je voulais un visa pour la Bulgarie; nous vivons dans une démocratie où n’importe quel policier peut m’interner quelque part en Grèce du jour au lendemain ». Il aurait pu aussi bien dire ; où n’importe quel nervi peut m’assassiner... Ainsi, on n’est pas arrivé en Grèce au fascisme. Mais, comme le disait M. Iliou au Colloque de Florence, « nous offrons à qui veut y regarder de près le spectacle original d’une démocratie dominée par l'esprit du fascisme, et admettant des institutions qui abolissent en pratique toutes les garanties constitutionnelles des droits de l’homme et du citoyen ». Depuis l’assassinat de Lambrakis, les choses sont encore plus claires. Les élections tru­ quées, la pression économique ne suffisent plus à maintenir le régime en place : il envisage donc froidement l’éventualité de la dictature militaire, appuyée sur les bandes de « citoyens en colère »; il envisage la liquidation physique de l’opposition, le meurtre politique comme un moyen de gouvernement. Les funé­ railles de Lambrakis ont porté un coup d’arrêt à ce glissement périlleux, mais la violence demeure pour Caramanlis le seul recours. Parce que le peuple ne l’a jamais accepté. Il faut être vigilant à l’égard de la Grèce ; c’est un pays qui vit, sous des é. Cet argument fallacieux a été, comme de juste, repris récemment par M. Averoff, ministre des Affaires étrangères, dans une interview au Monde. Lorsqu ’on sait qu ’un Manolis Glezos, dont il a cité l’exemple, est, comme Lambrakis, 91 menacé de mort, on voit ce que vaut son immu ­ nité... ^ formes plus ou moins larvées, en état perpétuel de guerre civile. 2 Attention : le peuple grec est en grand danger.

'w Un vaste Centre d indécision Il est en danger bien que, ou plutôt parce que l’opposition est — de plus en plus — puissante. Si l’on met à part le tout petit parti-charnière de M. Markezinis (« Progressistes » = ... de droite), l’opposition se compose de la vaste Union du Centre et de rE.D.A. (véritable gauche, alors qu’on la qualifie officiellement d’« ex­ trême-gauche...). Question préliminaire : pourquoi n’y a-t-il pas de socialistes ? Plus précisément, il n’y en a plus, tous sont pas­ sés à l’Union du Centre. M. Trimokos, qui fut l’un de leurs leadersi avec le professeur Svolos, m’en explique les raisons : « En Grèce, le Centre fut longtemps un allié de la droite contre les communistesz ; vaine­ ment, on a essayé pendant des années de jeter un pont entre lui et la gauche. Lorsqu’avec la suppression de la proportionnelle le Parti socialiste se trouva condamné, j’ai cru pouvoir apporter au Centre l’aide qui lui manquait... Aujourd’hui, un bourgeois pro­ gressiste doit accepter des mesures de socialisation; d’autre part, les socialistes vraiment révolutionnaires se rapprochent des com­ munistes; dans des pays comme la France ou l’Angleterre, l’évo­ lution s’effectue à l’intérieur de la social-démocratie ; en Grèce il n’y a pas de tradition social-démocrate, les partis n’y sont pas porteurs de théorie, ce sont des instruments de lutte pour des objectifs assez élémentaires : la démocratie... ». Mais pourquoi n’y a-t-il pas de tradition social-démocrate, pourquoi n’y a-t-il jamais eu un grand parti socialiste, bien que nombre d’intellec­ tuels et de cadres du syndicalisme soient de tendance socia­ liste ? Parce que l’industrialisation du pays a été très tardive; lorsqu’une classe ouvrière s’est constituée et a pris conscience d’elle-même, la Révolution d’Octobre avait eu lieu : la classe ouvrière grecque n’a donc pas connu la scission, ni l’existence de deux partis se réclamant d’elle... Il y a un peu de tout dans cette Union du Centres : des conservateurs, des radicaux à la française, des socialistes. Elle a une droite et une gauche. Quant à savoir si c’est Venizelos (très anglophile) ou Papandréou qui est le leader de la gauche, c’est plus difficile'’*. Le Centre a une opinion et une attitude flottan­ tes. Il est pour le retour à la démocratie, qui lui permettrait de revenir au pouvoir; le fonctionnement normal des institutions 1. Du « Parti démocratique ». 2. C’est par exemple un « libéral » du Centre, Plastiras, qui a fait fusiller Beloyannis... 92 3. Qui a succédé au Parti Libéral. 4. Venizelos penche vers le compromis avec la Droite, mais il est plus progressiste et moins antisoviétique en politique étrangère que Papan­ dréou. parlementaires est pour lui la meilleure parade contre le com­ munisme ; il ne peut donc concevoir la lutte que sur deux fronts^ ; certains de ses leaders excluent l’E.D.A. des « partis nationaux » — dont la droite exclut le Centre... De fait, il a refusé l’unité de la gauche aux précédentes élections : elle a failli se faire en 56 et la gauche a failli gagner contre un Caramanlis encore tout neuf, mais dès 58 elle fut empêchée; de même à celles d’octo­ bre 61, et aux élections municipales de janvier dernier... Voici à ce sujet les déclarations que m’ont faites MM. Mavros, Toirimokos et Stefanopoulos. « Nous excluons un gouvernement biparti avec l’E.R.E., me dit M. Mavros, parce que le peuple lui est absolument hostile. La loi électorale (système proportionnel) devra permettre aux trois tendances — Droite, Centre, Gauche — de s’exprimer sans déformation. La guerre civile nous a séparés de l’E.D.A. ; ainsi que les questions de politique extérieure : nous sommes pour le Pacte Atlantique et le Marché communs. Quel intérêt à ce que nous fassions alliance avec l’E.D.A. uniquement pour renverser le gouvernement ? La prochaine Chambre, élue à un scrutin « honnête », dégagera une majorité gouvernementale selon la représentation des trois grandes tendances... ». Opinion légèrement différente chez M. Tsirimokos : « Nous nous conten­ tons d’une collaboration de fait avec l’E.D.A. : nous prenons beaucoup de positions communes à la Chambre (par exemple contre les lois d’exception, pour l’amnistie...). Il ne peut y avoir de lutte double, parce que l’E.D.A. n’est pas au pouvoir, il n’y en a qu’une : il faut renverser la droite ». « Si la droite et la Cour refusent notre proposition de loi électorale nouvelle, nous boycot ­ terons les élections. Pourquoi pas de collaboration avec l’E.D.A. ? Parce que nous voulons arracher à la droite des électeurs qui ne sont pour elle que par peur de la gauche, paralysés qu’ils sont par le souvenir des deuils de la guerre civile; avec des élections honnêtes, le Centre et l’E.D.A. pourraient avoir 75 % des députés^; ne laissons donc pas M. Caramanlis exploiter les rancœurs de la guerre civile... ». Ces déclarations montrent suffisamment malgré leur assu­ rance, combien la démarche de la bourgeoisie libérale est hési­ tante. Elle veut bien s’appuyer sur le peuple, mais uniquement comme moyen de pression : sur la Cour d’une part, sur les ambassades anglaise et américaine de l’autre. C’est sur le revire­ ment et du roi et de la politique américaine que compte essen­ tiellement le Centre; de même que sur la prochaine arrivée au 5. Notre groupe, me disait M. Argyropoulos, lut ­ te justement pour que le Centre ne se batte pas sur deux fronts, mais sur un seul. 6. Notons que l’E.D.A., dans son programme, n’en fait pas un obstacle à l’alliance. 93 7. Il n’empêche qu ’aux dernières élections le Centre « conseilla » à VE.D.A. de retirer ses can­ didats de province à son profit, sous prétexte qu ’ils n’avaient aucune chance... «g pouvoir des travaillistes de M. Wilson... Il y a bien chez lui des 2 velléités d’antiaméricanisme ; celui-ci peut même être très vio- ^ lent en paroles, comme dans cet article récent d ’Elefteria qui rw accusait le département d’Etat de tenir le Centre écarté des affaires publiques depuis douze ans et de traiter la Grèce comme un Gibraltar au pied de l’Europe de l’Est socialiste — comme un rocher, en oubliant les hommes... Mais d’une part on ne met pas en question la politique « atlantique »; d’autre part, on place tous les espoirs dans les intérêts bien compris de la diplomatie américaine, qui la pousserait aujourd’hui, à l’époque de la coexistence, à sacrifier des gouvernements aussi marqués dans la réaction que celui de Caramanlis...* La peur de la gauche reste encore déterminante; c’est pourquoi le Centre ne lutte contre le régime qu’en se présentant comme la formation anticommuniste la plus efficace; c’est pourquoi, au sujet des emprisonnés, il parle plus volontiers d’« oubli du passé » que d’amnistie et qu’il par­ tage avec la droite certaines craintes au sujet du retour des 60.000 exilés. Pourquoi ? Parce que la gauche est beaucoup plus puissante que ne le laisse supposer le nombre de ses députés. Parce qu’en Grèce le socialisme représente une éventualité relati­ vement proche; dès lors que le monopole politique de la droite est brisé, la bourgeoisie moyenne où se recrute le Centre ne cons­ titue pas un tampon suffisamment épais pour que la réaction s’abrite derrière elle... Le Centre est une balance : on ne sait pas. encore où elle penchera.

Le parti des « levendis » (généreux et nobles) L’E.D.A. regroupe des démocrates de diverses nuances, des. socialistes de gauche (comme son Président, le D’’ PassalidisS), et, c’est l’évidence, les communistes vivant en Grèce, puisque leur Parti est illégal. Cela ne va pas sans divergences : il y a quelques extrémistes qui veulent faire un Parti monolithique, il y a à l’in­ verse des opportunistes qui veulent (par exemple aux dernières élections) s’effacer devant le Centre; mais l’unité de vues grandit à chaque congrès. C’est un Parti où l’écart est énorme entre les adhérents et les sympathisants; ceux-là sont dix fois plus nom­ breux que les militants, ils manifestent leur sympathie à chaque occasion propice : aussi bien aux élections qu’en des jours solen­ nels comme les funérailles de Lambrakis; les jours d’élections générales, il apparaît, comme on l’a dit en Grèce, que « chaque pierre cachait un communiste »... 8. Et il est bien vrai que les U.S.A. cherchent un arrangement avec le Centre; mais les conci­ liateurs dans le Centre sont contrés par les pro­ gressistes, poussés par l’E.DA. 94 9. Oui a appartenu au groupe des Grecs exilés en U.R.S.S., où il fut menchevik... Il y a un so­ cialiste au comité directeur. J'ai rencontré aussi à l'E.D.A. M”' Svolos, qui y milite par fidélité au souvenir de son mari... Le reste du temps, la pierre ne se soulève pas. Si on veut garder son travail à l’usine, on s’abstient de venir aux bureaux de l’E.D.A. Pour venir saluer dans la rue le député E.D.A. de la circonscription, sous la surveillance narquoise du policier ou du gendarme, il faut déjà avoir une situation tant soit peu assurée : un petit commerce, une petite entreprise... Les gens modestes, les ouvriers, les paysans doivent lutter contre la pression économique, subir les convocations continuelles au commissa­ riat : ce n’est pas au pouvoir de tout un chacun. Ma première impression de l’E. D. A. fut que les membres des professions libérales — avocats surtout — y dominaient : c’est qu’ils peuvent encore se permettre d’agir au grand jour; mais ce n’était qu’une impression : il est bel et bien le parti des ouvriers et des pay­ sans; au demeurant, tel qui a l’air d’un intellectuel est parfois un ouvrier qui s’est cultivé en prison... Au dernier congrès, il y avait, sur 330 délégués, 157 ouvriers et employés, mais dans le « parti réel » ouvriers et paysans sont beaucoup plus nombreux. Il y a aussi pas mal de petits commerçants : épiciers, tailleurs, horlogers... Il y a également, c’est vrai, des docteurs et des chi­ mistes, des acteurs et des peintres, des écrivains comme Dimitri Photiadisio et le poète Varnalis. Mais le plus représentatif de l’E.D.A., c’est encore un homme comme ce paysan qui intervint au Congrès de décembre 62, après avoir marché vingt jours pour parvenir jusqu’à la prestigieuse Athènes, qu’il n’avait jamais vue de sa vie : « Si les partis démocratiques ne collaborent pas, dit-il entre autres, Caramanlis restera au pouvoir : vous pourrez lui cracher dessus tant que vous voudrez, il se nettoiera toujours la figure... A Papandréou qui dit à chaque élection, qu’il sera au gouvernement le lendemain lundi, je dis ceci : sans notre aide il ne sortira que les pieds en avant accompagné du prêtre... » Bien que légal pour la façade, l’E.D.A. est soumis à toutes sortes de persécutions et de tracasseries. Ses députés peuvent parler, certes, au Parlement, bien qu’on y entende parfois des menaces de mort. Mais dès qu’ils vont dans leur circonscription, ils sont suivis par des escouades de policiers comme par des ombres — « jusqu’aux lavabos », me disait l’ex-député Cacoyan- nis à Agrinion —, il y a toujours un officiel menaçant et pro­ vocant pour s’interposer entre eux et leurs électeurs; on saisit sur quiconque leur matériel de propagande, non pas officielle­ ment à cause de son contenu, mais parce qu’il ne circule pas avec l’autorisation de la police, que précisément il n’obtient jamais ! Ils ne peuvent pénétrer dans les « zones surveillées » du Nord, non plus qu’à l’immeuble central de la police à Athènes, ils ne peuvent visiter les prisons que s’ils sont avocats... Un pas de plus, et on lève leur immunité grâce à une accusation calom- 95 10. Ancien directeur des Lettres Libres, déporté à Makronissosi ^ nieuse ; une immunité qtii de toute façon ne les protège pas de 2 l’agression à main armée en pleine rue, en pleine période électo- (u raie; ni même de la déportation. Un député de l’E.D.A., j’ai pu 'w m’en rendre compte, est un homme jouissant de tous ses droits, O mais menacé de perdre à tout instant la liberté ou la vie... Le programme maximum de l’E.D.A., c’est le programme minimum du Parti communiste grec (en exil). Ce n’est pas un programme socialiste, ni « de gauche » ; c’est un programme de restauration de la démocratie formelle, puisque celle-là même n’existe plus; amnistie, épuration de la police et de l’armée, dis­ solution des groupes para-militaires ; c’était déjà en gros le pro­ gramme d’union des élections de 58, mais depuis la fascisation a grandi considérablement. C’est un programme national, qui lutte contre la mise en coupe réglée des ressources du pays par l’im­ périalisme économique étranger, un programme s’efforçant de répondre aux besoins propres d’un pays sous-développé, suscep­ tible de rallier une bourgeoisie moyenne que l’entrée dans le Marché commim plonge dans le désespoir.

Des ouvriers du tabac aux avocats Persécutés et menacés comme ils le sont, les militants de la ■Gauche démocratique unifiée ne seraient que des héros si leur courage ne s’alimentait aux luttes populaires. Le caractère mas­ sif et continuel de celles-ci, en dépit du formidable appareil de répression, en dit long sur l’impopularité du régime. Rien que .dans les derniers mois, il n’est guère de catégorie professionnelle qui n’ait engagé une lutte revendicative, y compris en descendant dans la rue. On n’en finirait pas de les énumérer. Il y eut 427.000 grévistes .en 1962, contre 215.000 en 1961. (170 grèves rien que de janvier à octobre 62). Grève du bâtiment, de la boulangerie-minoterie, des cheminots, des téléphones, des autobus du Pirée, des garçons de café, etc... Dernièrement, en février, ce fut la grève des 1.500 dockers du Pirée; 50 d’entre eux qui faisaient la grève de la faim furent transportés à l’hôpital... Comme en France, les augures qui disaient la classe ouvrière « abrutie » se sont vu infliger im heu­ reux démenti. J’ai été témoin en Achamanie, dans la région de Xyroméron, des lendemains d’une manifestation sur la routei de 1.000 culti­ vateurs de tabac exaspérés par la mévente, suivant un Congrès

I. Dans cette région, il n'y a de vraie route car­ rossable qu’une route stratégique (pour l'O.T. A.N.), celle qui va vers Jannina et l’Albanie^ on n’accède aux villages — comme Papadotou, Pa- ravola... — que par des pistes. Entre Naupacte, -9 6 Amphilochia et Missolonghi, il y a ainsi 300 vil­ lages accessibles seulement à pied ou à dos d’âne. Fondrières, huttes de chaume, inonda ­ tions; il n’y a jamais de crédits que pour l’At- tique... de paysans à Agrinion; la police tua un ouvrier (nommé Vlakhos) et blessa im enfant (au village de Sfina). J’apprends dans la famille du mort, au village de Lépénou, qu’il était plutôt de droite; bien entendu, on ne saura jamais quel gendarme l’a tué, disent sa mère et ses sœurs. C’est la troisième année qu’ils n’ont pas vendu un ballot de tabac, me disent ceux du village de Papadatou, ils meurent de faim dessus, en fumant des cigarettes en papier rose ; ils songent à redescendre manifester sur la route... Ici, où l’on dort à la maison entre les balles de tabac et le métier à tisser, le « kapnos » (tabac) est le seul moyen de vivre, et c’est pour l’heure le moyen de mourir... Mais avec un kilo de tabac qu’on paie à ces cultivateurs 35 drachmes, le fameux Papastratos, dent tous les touristes connaissent le nom, fabrique 48 paquets, pour 450 drachmes... Mais les classes moyennes et les professions libérales se met­ tent à leur tour en mouvement. En mars dernier, les ensei­ gnants du primaire et du secondaire, rejetant un ultimatum gouvernemental, faisaient gi'ève pendant trois semaines. L’an der­ nier, on vit descendre dans la nre 2.000 avocats d’Athènes — de ces avocats obligés de faire un peu de tout, intermédiaires pour l’achat d’un fonds comme pour un mariage, autant huissiers et notaires qu’avocats... Le monde de la justice mérite une mention spéciale. On dit souvent en Grèce, aujourd’hui, que les juges sont un des refuges des libertés2. C’est bien pourquoi le gouvernement a recours aux tribunaux militaires... De fait, le gouvernement issu des élections d’octobre 61 a été condamné par les barreaux d’Athènes et de Salonique; les premiers dénoncent « l’identification d’un Parti à l’Etat, ce qui provoque une crise morale ne laissant au peuple qu’un seul espoir : la justice »; et concluents : « Nous rappelons aux Grecs, fiers et épris de liberté, le dernier article de notre Constitution, selon laquelle sa défense est confiée au patriotisme des Hellènes ». J’ai d’autre part sous les yeux deux listes : celle des agents de police et de gendarmerie (environ 170) et celle des membres des bataillons de sécurité. (T.E.A.) et autres terro­ ristes condamnés par les tribunaux civils à des peines de prison pour coups, blessures ou menaces aux candidats et électeurs de l’opposition pendant la période électorale d’octobre 61...

Où sont les Socrates d ’aujourd'hui ? Parmi tous les mouvements revendicatifs actuels, il faut faire une place à part à la « lutte pour l’éducation ». Le mouvement étudiant — et scolaire en général — est l’un des plus originaux de la Grèce actuelle. 2. M. Argyropoülos allait jusqu ’à me dire : « La 97 seule protection des libertés publiques que nous ayons ». 3. « Fidèle au serment que nous avons prêté comme serviteurs de Thémis... » jg Mais parlons d’abord des professeurs. Pour dire d’abord que 2 le diplôme universitaire'* ne garantit nullement contre le chô- (u mage. Et ensuite, que pour vouloir être membre de l’enseigne- ment supérieur, il faut : ou posséder une fortune personnelle, ou compter sur le népotisme. Pourquoi ? Parce que la thèse d’« habilitation » (encore une influence allemande), qu’on passe souvent vers la quarantaine, ne vous donne droit qu’au grade de chargé de cours, sans rétribution. Un ami me disait ; « Mon professeur de droii n’a rien touché pendant treize ans... » Le pro­ fesseur n’est payé que s’il est nommé titulaire (vers la cinquan­ taine !) et il est payé dans les 7.000 drachmes (cent mille francs anciens). A condition... à condition de ne pas « avoir un dos­ sier », d’avoir signé un « certificat de civisme »... Combien, pour cette raison, sont actuellement sans chaire ? (Sans compter les exilés). On comprend que la complaisance à l’égard du pouvoir retentisse fâcheusement sur la valeur scientifique de l’Université grecque. Encore faut-il distinguer entre Salonique et Athènes — il n’y a que ces deux Universités-là, mais il convient d’y ajou­ ter le Polytechnion d’Athènes (situé à côté du Musée Natio­ nal) — ; il fut un temps où la première était assez avancée, lorsqu’y enseignaient par exemple des philosophes comme Imvrio- tis5 (exilé) et Theodoridiss ; aujourd’hui encore, bien que Salo­ nique — que les Grecs appellent toujours Thessaloniki — soit la ville-bastion, passablement embellie depuis l’avant-guerre, du Pré­ sident du Conseil, son Université est pour les démocrates, par rapport à celle d’Athènes, un moindre mal... Nous parlions de philosophes. La Grèce comptait hier trois ministres-philosophes : Kanellopoulos, vice-président du Conseil, Tsatsos, ministre de la Santé publique, Kasimatis, minis­ tre de l’Education nationale. S’agissant surtout de la Grèce, qui s’en plaindrait ? Mais voilà, ce sont tout autre chose que des professeurs de conscience civique : plutôt des aristocrates de la pensée qui, sous prétexte de loi morale — ils appartiennent tous à l’école néo-kantienne —, enseignent le plus parfait conserva­ tisme social. Les étudiants citent de M. Kasimatis ce mot : « Croire en la patrie, c’est croire en l’E.R.E. »t, et de M. Papa- nitsos, autre philosophe libéral, celui-ci» : « La grève altère la relation hautement spirituelle entre jeunes et hommes mûrs jus-

4. Un peu plus que la licence, un peu moins que l'agrégation. 5. Mme Imvriotis, qui fut au bagne de Makronis- sos, était l’une des meilleures pédagogues grec­ ques. 6. Auteur d'un Epicure, d’une Introduction à la philosophie, mort il y a quinze ans. 7. Et il s'intéresse, de fait, de très près au ren­ 98 forcement des « Jeunes de l’E.R.E. » (l’E.K. O.F.) à l’Université. 8. Prononcé lors d’une grève de la faim (15 étu­ diants à l’hôpital) pour transférer un cours de 1' ’ en 2 ’ année ! qu’au niveau où ne s’opposent que des intérêts » (fi donc !); quant à M. Kanellopoulos, on peut se demander s’il aurait occupé ce poste s’il n’était le neveu d’un Président du Conseil (Gounaris)... « Dans quelle Université du monde dit « libre », me dit M. Pyromaglou, demande-t-on à la police quelles sont les ten­ dances politiques d’un postulat à une chaire ? A celle d’Athènes... C’est ime vérité officielle que les communistes ont « trahi » la Grèce et ont voulu la vendre à l’étranger : croyez-vous que les professeurs d’histoire considèrent de leur devoir de vérifier dans les documents si c’est vrai ? Non, ils ne voient que leur gagne- pain. La reine s’est rendue coupable de violation de la Constitu­ tion : ils ne protestent pas ; ils ne protestent à peu près jamais ». Rares sont les professeurs d’Université qui ont signé la pétition « pour les 15 % du budget à l’Education » — les étudiants me citent M. Koulis (économiste), l’ex-recteur Evelpidis —, et en tout cas, ils n’ont pas marqué de solidarité officielle avec ce mouvement d’ampleur nationale.

« Un point noir : les universitaires » Cela remonte loin. Nulle part les intellectuels collaborateurs ne furent plus rares qu’en Grèce : en 1945, la Société des Gens de Lettres — encore aujourd’hui très démocrate — n’eut à épurer qu’un seul membre. Sur cinq cents artistes dramatiques, seuls trois acteurs et quatre chanteurs furent exclus. Les professeurs du secondaire et du primaire — surtout les institutrices, dont le comportement fut magnifique — firent également leur devoir. Une seule ombre ; rUniversité...9, qui en 1963 est encore, dans son ensemble, au service du pouvoir. Déjà, sous Metaxas, lorsque le gouvernement voulait faire plaisir à quelqu’un qui l’avait servi, il le nommait professeur d’Université; de même sous l’oc­ cupation; aujourd’hui, de bons serviteurs de l’E.R.E. comme MM. Tsatsos et Kanellopoulosio entrent sans coup férir à l’Aca­ démie. En revanche, lorsqu’on était tombé en disgrâce, on vous envoyait à Salonique, perdue dans le nord lointain du pays, et c’est pourquoi son Université devenait meilleure que celle d’Athènes... A la fin de l’an dernier, un scandale d’un genre peu usité éclatait à Athènes : im idéologue de la droite, très lié au parti de Caramanlis, publiait un livre de sociologie; renseignements pris — c’était bien facile, inutile même d’aller dans une librairie internationale d’Athènes comme Kaufmann ou Elefteroudakis — il avait copié, de la première à la dernière ligne, le Que Sais-je ? de M. Fourastié, « L’espoir du xx' siècle », et y avait simplement 99 9. « Un peu plus atteinte, semble-t-il, par le mal » écrit R. Milliex avec modération. 10. Qui disait : « l’accepte la responsabilité en­ tière du camp de Makronissos ». M mis son nom... Mais la misère matérielle de l’Université grecque ^ est à l’égal de sa misère intellectuelle; il n’y a presque pas d’as- ,u sistants; l’Université d’Athènes ne compte guère plus de cin- quante professeurs (en Droit, 26 pour 2.000 étudiants). C’est le Ô caractère ridicule et quasi-honoraire des rétributions qui pousse d’ailleurs certains à des activités annexes, et si possible aux moindres frais (comme dans le cas ci-dessus). Il est de bon ton, quand on occupe un poste officiel ou qu’on est parlementaire, d’avoir fait ses études à l’étranger; c’est tout juste si celui qui les a faites entièrement à Athènes n’est pas considéré comme sous-développé...; il n’est guère d’homme politique que j’ai ren­ contré — en général des avocats — qui n’ait fait ses études de droit ou d’économie politique à Oxford ou à Parisu, à Berlin ou -à Heidelberg (y compris sous le nazisme)... Les études de droit sont toujours très courues, dans ce pays où la profession d'avocat mène à tout, aussi bien dans l’appareil d’Etat qu’aux belles-lettres. En 1960 encore, un étudiant sur trois était juriste. Cet engouement est typique d’un pays sous-déve­ loppé, car on fait du droit essentiellement pour gagner son pain, vu qu’il mène à l’administrationis ; certains emplois devenant de plus en plus infâmants pour des jeunes gens d’origine populaire, combien finissent à l’école des agents de police ! Il faut dire qu’aujourd’hui le droit commence à être contrebalancé par les études scientifiques, et que l’Ecole Polytechnique d’Athènes se développe; mais pas, tant s’en faut, au point qu’exige l’évolu­ tion du monde moderne. Il faudrait en effet que la Grèce s’indus­ trialise, qu’il y ait un Plan de développement, bref des débou ­ chés ! Or rien de tout cela n’existe, et on m’a parlé d’étudiants en sciences qui avaient fini par échouer au Bureau d’Emi- gration...i2bis. Quant à la démocratisation de l’Université, elle est sans doute encore moins avancée que chez nous. L’inscription en faculté coûte la coquette somme de 4.000 drachmes. Il y a 1,3 % de boursiers (France : 17 %, Allemagne de l’Est : 90 %...) et la bourse se monte à 300 drachmes. La Cité Universitaire d’Athènes demeure sur le papier. L’Etat ne contribue en rien au finance­ ment, sauf par quelques impôts spéciaux. Ajoutons que les fran­ chises universitaires — l’« asylos » —, qui existaient avant la guerre, n’existent plus; la police pénètre à la Faculté, des poli­ ciers en civil suivent les cours et prodiguent aux coipos des

JJ. Par exemple M. Tsirimokos, dont le français, comme celui de beaucoup d'autres, est impec ­ cable, voulait y écrire une thèse sur Jaurès (dont le souvenir orne les murs de son bureau)... J2. Pour les étudiantes, il peut mener aussi à une grosse dot... 100 /2bis. Il s’agit d’étudiants des écoles techniques (il en sort 6.000 environ chaque année). L’an der­ nier, une école de mécaniciens, sans professeurs, labos ni programmes, a déclenché une grève de la faim « jusqu’à la mort ».. « conseils » amicaux...; bien entendu, on ne peut être étudiant sans être passé devant le gendarme pour le fameux certificat de civisme et avoir prêté serment d'« obéir aux lois de l’Etat »... Malgré cela, la Gauche et le Centre sont puissants à l’Université, et les étudiants marquent un refus très net d’« obéir aux lois de l’Etat ».

Les étudiants protègent la Constitution... Tous les étudiants d’Athènes sont automatiquement mem­ bres de la D.E.S.P.A. (l’U.N.E.F. de là-bas). La précédente Union Nationale des Etudiants, organisation fantôme, fut dissoute il y a deux ans, et fit place à trois associations : la D.E.S.P.A. d’Athènes (10.000 membres), celle de Salonique (7.000), celle du Polytechnion (2.000). Les jeunes de l’E.R.E. (l’E.K.O.F.) subissent aux élections imiversitaires des échecs retentissants, sauf aux Sciences Poi3, c’est-à-dire l’Ecole d’Administration, où se recru­ tent entre autres les « étudiants-flics », comme me dit en fran­ çais un jeune étudiant. Tous les partis politiques du pays sont représentés : Gauche, Centre, même l’étrange parti progressiste de M. Markezinis (dont on ne sait, disent les étudiants, s’il faut le situer entre la Gauche et le Centre ou — plutôt — entre le Centre et la Droite), et la Droite plus ou moins fascisante. Les « apolitiques » sont encore la majorité, mais si on les questionne, ils ont tous une opinion — on reconnaît là la fameuse passion politique des Grecs —, la plupart sont antigouvernementaux, même s’ils ne veulent pas identifier leur position à celle d’im parti; en tout cas, la plupart sont antimonarchistes et se lais­ sent aisément entraîner par im mot d’ordre républîcain comme « Démocratie ! »i3bis. Voici, d’après le récit des étudiants eux-mêmes et des arti­ cles du Panspoudastiki — journal étudiant de gauche : le seul du genre, très bien présenté et très lu —, quelques exemples de manifestations étudiantes de l’an dernier, ou de manifestations de masse auxquelles (es étudiants ont pris part en grand nombre (pour Athènes seulement). — Début 1962 : manifestation « pour le respect de la Consti­ tution »; son art. 114 — le dernier — stipule en effet que la Cons- tution est confiée « au patriotisme du peuple grec » et que si elle est violée, c’est à lui de la faire respecter. — 6 avril : manifestation où on jura de « rester fidèles à la

13. Et en blessant sept opposants... Un projet de loi laissant au gouvernement le soin de déci­ der de l’existence d'une organisation syndicale, a été repoussé. Souvent les gens de droite recou ­ rent aux tribunaux pour faire annuler des élec­ tions qui ont donné une majorité de gauche. 101 ISbis. Il n’y a pas de mot grec signifiant « Répu ­ blique », il n’y a que « Demokratia » ; il signi­ fie donc à la fois République, contre Monarchie, et Démocratie, contre Dictature et Fascisme. w démocratie » et à la « liberté de pensée »; le théâtre était encer- ^ clé par la police. n) — 15 avril : manifestation en cortège vers le Ministère de l’Education; les haut-parleurs de la police criaient « tapez ! »; ^ les étudiants chantaient l’hymne national et scandaient le mot « démocratie ! ». — 21 avril : gendarmes et blindés isolent tout le centre d’Athènes; bataille rangée avec des jeunes venus surtout des faubourgs. — 5 mars : 5.000 étudiants manifestent dans Panepistimiou — la rue de l’Université qui, parallèle à la rue du Stade et à la rue de l’Académie, est l’une des grandes artères du Centre — en criant « Vive la République ! ». Ce mot d’ordre, ainsi que celui d’« A bas le fascisme ! » fut repris en d’autres occasions. — Manifestation contre la visite à l’Université d’Athènes du roi et de la reine, invités par le recteur, aux cris de « Honte au recteur ! Kasimatis démission ! ». Ce réveil de la combativité des étudiants est d’autant plus remarquable qu’elle semblait avoir été épuisée par les luttes en faveur de !’« Enosis » — le rattachement de Chypre à la Grèce. Les étudiants y avaient pris une part prépondérante — parallèle­ ment à leurs homologues chypriotes —, l’un d’eux avait été tué sur les « propylées »i4 de l’Université d’Athènes; et depuis la trahison gouvernementale dans cette affaire, qui les plongea dans l’accablement, les étudiants ne s’étaient guère manifestés pen­ dant deux années. Or, 1962 constitua le point culminant de l’ac­ tion antigouvernementale en Grèce depuis 1950. Depuis, il y a eu la participation massive des étudiants aux manifestations qui suivirent l’assassinat de Lambrakis. Mais l’apport spécifique du monde des écoles à cette action, c’est la grande campagne des « 15 % ». Chose remarquable, le mouvement est parti des étudiants et des lycéens eux-mêmes, sans liaison, à l’origine, avec les partis politiques d’opposition, qui s’y rallièrent ensuitei». C’est la première fois que les étu­ diants se retrouvaient unis. Mais le mouvement, remontant des écoles primaires et des gymnases à la Faculté, embrassa bientôt tout le peuple, et prit les proportions d’une campagne nationale pour la culture — campagne particulièrement émouvante dans un pays comme la Grèce, culturellement sous-développée après avoir tant donné à notre culture à tous...

La coutume de la dot Il entre donc dans cette lutte un aspect social. Les familles les plus modestes, particulièrement à la campagne, s’imposent

102 14. Vestibule — comme celui de VAcropole; c’est en effet le nom consacré. 15. Le Centre montra quelques réserves : s’il accédait au gouvernement, pourrait-il consacrer 15 % du budget à la culture 7 en Grèce des sacrifices très durs pour que leurs enfants accè­ dent à la haute culture. J'ai rencontré par exemple des « étu­ diants travailleurs » (ouvriers ou employés du privé), qui sui­ vaient des cours d’Université soit le matin, soit l’après-midi, à mi-temps; certains avaient un « job » (le plus répemdu étant celui de placier de livres ou tenancier de bibliothèque ambulante — celui également auquel se trouvent réduits des intellectuels pro­ létarisés et sans emploi...). Le plus grand nombre des étudiants d’Athènes vient de la province ; les familles les plus riches envoient leurs enfants à l’étranger; 1 ou 2 % seulement de fils d’ouvriers; pour les paysans, il n’y a pas de statistiques, ou on ne les publie pasi6. Pourquoi le sacrifice à consentir est-il, pour les familles pauvres, particulièrement lourd ? Aux raisons pro­ prement économiques tenant au sous-développement s’ajoute en Grèce ime coutume dont il faut dire quelques motsi’? : la dot. Une fille en Grèce doit être dotéeis; le fils peut vivre sans faire d’études supérieures, mais la fille ne peut pas vivre — c’est-à-dire se marier — sans dot; aussi le choix est-il dramatique dans les familles paysannes : ou les études pour le fils, ou la dot pour la fille, mais pas les deux à la fois; ou encore, si dans une famille de trois enfants on veut en envoyer un à l’un des cinq instituts supérieurs d’Athènes, il faudra sacrifier les deux autres... D’où vient la persistance de cette coutume ? De la misère générale du peuple grec, qui ne permet pas à l’époux d’entretenir sa femme. Et aussi d’un état social où l’infériorité de la femme par rapport à l’homme est particulièrement criante, au triple point de vue de l’instruction, des débouchés professionnels et de la rémunération du travail — ce qui l’empêche de gagner des revenus capables de remplacer la dot. Ces deux causes ressortis­ sent à l’état de sous-développement, qui est incontestablement celui de la Grèce; le mariage y est impossible si la femme n’est pas dotée. Cependant, la dot existe aussi chez les Grecs riches, mais pour des motifs bien différents; ou bien c’est le désir d’ascension sociale : les mariages entre bourgeois richissimes et gentilhom- mes ruinés se voient encore de nos jours; ou bien, c’est le désir de redorer la façade. L’histoire de la dot de la princesse Sophie, qui a défrayé la chronique l’an dernier, est à cet égard typique : il s’agissait de démontrer aux autres cours d’Europe que la famille royale hellénique n’était pas un parent pauvre, si le pays, ô combien, l’était; et aussi d’assurer financièrement un avenir

16. On me dit qu’au prochain Congrès de la D.E.S.P.A. on distribuerait un questionnaire pour déterminer quel est le niveau de vie moyen des familles et comment un étudiant peut vivre à Athènes lorsqu ’il vient de la province, ïl. D’après des conversations et une étude de l’excellente revue Dromoi Irinis (Les Voies de 103 la Paix). 18. La dot devient propriété du mari. M qui devient, pour la monarchie d’Athènes, assez aléatoire... La 2 Cour s’est rangée ainsi par deux fois aux côtés des forces les plus rétrogrades ; en donnant de la publicité au vote parlemen- taire de la dot de Sophie de Grèce; et en instituant des « livrets de dot »... — autre forme du paternalisme royal —, distribués au cours d’une « émouvante cérémonie » à un nombre infime de jeunes filles « indigentes » (c’est une somme dérisoire déposée à la banque pour que les intérêts finissent par constituer la dot). Donc, si dans le cas des classes pauvres le problème ne relève pas du jugement moral, car il ne pourra être résolu que par un changement de régime économique, dans le cas des couches pri­ vilégiées, il s’agit d’un pur scandale, étant donné le gaspillage du revenu national qu’il représente. C’est pourquoi les forces pro­ gressistes, et en particulier les organisations féminines de toutes tendances, se prononcent pour la suppression de la dot.

La lutte pour ta culture : les « 15 % » Cependant la « campagne pour les 15 % » a une significa­ tion non seulement sociale^, mais nationale. C’est la première fois qu’en Grèce un mouvement de masse embrasse tant de gens, et tant de tendances différentes. Il faut savoir d’abord que la Grèce possède un double et triste privilège : celui d’avoir, de tous les pays européens, le budget militaire le plus lourd^o — avoisi­ nant, en pourcentage, celui du grand protecteur américain —, et le budget d’éducation le plus bas. Il est actuellement de 6,8 % ; devant l’ampleur du mouvement, le gouvernement a offert 10,2 %, mais comme le budget de l’Education nationale comprend celui des Cultes (3%), l’augmentation se réduit en fait à 0,4 % ! D’où plusieurs formes d’action, dont voici les principales. D’abord des grèves nationales. Une grève des lycéens de cinq jours, une des élèves des cinq écoles supérieures d’Athènes. Une grande manifestation de rues (il en existe d’innombrables photos qui en démontrent l’exceptionnelle ampleur). Une marche silen­ cieuse de 10 à 12.000 personnes sur le ministère ; la police avait annoncé son interdiction à la presse, pour qu’elle n’y fût pas pré­ sente, mais elle l’autorisa au dernier moment et les forces de répression n’intervinrent pas. Il faut dire que la campagne des 15 %, par son objectif et par son unanimité, gêne beaucoup le gouvernement Caramanlisïi : il ne peut pas dire, comme pour les manifestations contre les rampes de fusées américaines qui

19. En particulier, comme en France, pour la suppression du cloisonnement entre les trois degrés d'enseignement. 20. Le service militaire, lui, est pratiquement de deux ans et demi (trois ou quatre pour les officiers de réserve); « deux fois et demi plus long qu’en Belgique », me dit M. Argyropoulos. 104 21. Il n’empêche que le 15 février, la police a chargé une manifestation étudiante pour les 15 %, faisant sept blessés graves. mettent en danger l’Acropole, qu’elles visent à trahir le pays au' profit du communisme ! Ensuite, la mobilisation de l’opinion. Les étudiants déposèrent un projet de loi, soumis à tous les partis d’opposition, tendant à la réduction concomitante des crédits militaires : on voit que le mouvement possède assez de conscience politique pour lier les deux aspects du problème. La Fédération des professeurs du secondaire exprima sa solidarité. L’Institut d’opinion publique fit savoir que 80 % des Grecs étaient favorables au projet (3 % contre, 17 % sans opinion). Enfin, un référendum organisé dans toute la Grèce par les étudiants et lycéens de toute la Grèce, à la suite d’un meeting aux « propylées » de l’Université d’Athènes où fut adopté le chiffre de 15 %. En même temps, les étudiants lan­ cèrent un appel aux intellectuels grecsss contenant un « credo » dont voici des extraits, auxquels je laisse à dessein leur parfum de rhétorique méditerranéenne : « A vous, les initiés de la beauté et de la vérité, les ouvriers de la culture, nous nous adressons, nous la génération des bancs de l’école et des amphithéâtres, poussés par la conscience de nos devoirs envers la Grèce et envers l’homme... Les vicissitudes de notre patrie sont dures et sans fin, celles de l’esprit aussi. Le moment présent est aussi celui où les habitants de notre planète, tous de la même étoffe, égaux par l’es­ prit, se lancent dans l’exploration de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Le contraste est mille fois plus pénible avec les maux auxquels nous condamne l’Etat, à des actes antihistoriques, à l’adoration de ce qui est figé et mort... Nous devons détruire les Idoles, vous, en créant, nous en étudiant et en puisant dans vos œuvres, jusqu’à ce que nous soyons capables de vous succéder, voire de vous dépasser. Nos peines et nos luttes sont communes. Nous vous attendons pour la Grande Marche ». La jeunesse scolaire parcourut la Grèce en autocar pour faire signer, sur les places, les marchés... un bulletin de vote dont voici le fac-similé^t : 15 % Référendum National pour la renaissance de l’Enseignement « Je vote pour le relèvement jusqu ’à 15 % du budget national des crédits de l’éducation » D’autres tracts comportent une liste des besoins de l’éduca­ tion, des chiffres, les budgets d’autres pays, les demandes diffé­ rentes adressées « au gouvernement... aux parents... aux jeunes... au peuple » et (à l’adresse de la police), le slogan « bas les mains devant l’Université ! »... Lors de mon séjour en Grèce, on en était à 400.000 signataires^^, et lorsque la campagne s’est close en février, on avait atteint le million. 105 22. Pour ta « Grande Marche ». 23. D'après l’exemplaire qu’on m’a remis dans une ville de province. 24. Dont certaines de policiers. cg Cette revendication nationale est considérée comme pouvant 2 être immédiatement satisfaite, sans changement de régime, en ^ l’absence d’une planification qui demanderait de très longues 'w années. Il n’en va pas de même, évidemment, du contenu de l’en- Ci seignement, qui laisse aussi fort à désirer. Ici, quelques coups de sonde seulement.

Un passé culturel gênant On ne sera pas étonné d’apprendre que les philosophesss maté­ rialistes de l’Antiquité — Démocrite, Epicure— ou le père de la dialectique, Héraclite, soient ignorés ou diffamés dans les manuels; seul est glorifié Platon, et d’ailleurs comme un simple appendice au siècle de Périclès. L’enseignement de la philosophie se réduit à un peu de logique et de morale; Platon et Kant (son moralisme surtout) sont les deux piliers de l’idéalisme. Sans doute n’est-ce pas faire trop injure aux professeurs ou historiens de la philosophie grecque vivant en Grèce que de leur préférer aux spécialistes grecs de la tragédie classique André Bonnard ou le marxiste anglais George Thomson (comme semble le prouver le succès considérable obtenu l’an dernier par ses conférences à Athènes...)26. Quant aux manuels d’histoiresv, un jugement tant soit peu « scientifique » n’apparaît guère qu’avec les guerres médiques et surtout celle du Péloponèse; avant, l’histoire est un appendice de la mythologie; bien que le programme aille en principe jus­ qu’en 1940, certains cours s’arrêtent à la guerre d’indépendance et au roi Othon; d’autres en 1918 ou 1936; beaucoup groupent la période 1918-1940 en une seule leçon; la deuxième guerre mon­ diale n’est pas du tout enseignée; quant à la Guerre civile et ses suites... L’« enseignement » commence ici à l’école primaire. Voici, à titre d’exemple, une rédaction imposée à des enfants de huit ans sur le thème de la guerre civile; il s’agissait de commémorer — le 12 novembre 1960 — l’anniversaire du « martyre » de l’insti­ tutrice Papatanassiou « torturée » par les communistes (objet d’une circulaire ministérielle). On parlait aux enfants de « mons­ tres grimaçants qui arrachaient aux femmes leurs petits comme des hyènes...; il s’agissait, bien sûr, des communistes, et la des­ cription du martyre — oreilles, cheveux, doigts, langue arrachés —

25. Les philosophes sont mentionnés dans la première classe avec la Mythologie, début obli ­ gatoire de l’enseignement de l’histoire. 26. Le programme est le suivant : classe A (la première) jusqu’à 490; B : jusqu’en 323 106 (Alexandre); C : jusqu’en 315 (période hellénis­ tique); D : jusqu’en 1453 (Byzance); E : jus­ qu’en 1821; ET’ : jusqu’en 1940. 27. Il existe par contre des archéologues émi­ nents. était d’un sadisme inouï. Ceci n’est pas un exemple isolé. Un Livre Bleu gouvernemental contient par exemple l’appréciation sui­ vante, qui ne manque pas de sel lorsqu’on connaît la misère de l’école grecque actuelle : « Pendant l’occupation allemande et surtout (sic) du fait de la domination de la Grèce par l’E.A.M.^s. (On parle là-bas d’« éamocratie »), les enfants restaient sans école et condamnés à l’analphabétisme. » Mieux vaut, pour le gouvernement Caramanlis, ne pas publier le chiffre des illettrés partiels ou totaux aujourd ’hui — un des records du monde libre... La littérature enfin est assez peu enseignée au lycée. J’entends la littérature moderne : les Grecs, dans leur majorité, la connais­ sent peu. Est-ce parce que les poèmes nés de la guerre d’indépen­ dance — ceux du grand Solomos, de Calvos —, puis ceux de Pala- mas, la prose des Psichari, Papadiamantis, etc... sont écrits en démotique (ou du moins, pour certains, en un mélange impur des deux) ? On préfère la poésie intimiste, alors que la littérature politique a été si importante, voire prépondérante... L’un des mérites de l’Institut français — qu’il ne faut pas confondre avec l’Ecole française d’archéologie — aura été de faire connaître certains trésors de cette littérature moderne aux Grecs eux-mêmes. Du temps où l’Institut^s était dirigé et animé par ces deux grands hellénistes que sont Octave Merlier et Robert Leves- que, et où on pouvait y faire parler sur le désarmement un mem­ bre du Mouvement de la Paix, on y discutait avec animation de la littérature ou du cinéma modernes. C’est par exemple l’Institut français, et non l’Etat grec, qui organisa l’exposition Solomos. Les Français — et les Italiens — furent les seuls à aider et populariser la littérature et la culture grecques. L’Ecole Allemandeso, presque aussi ancienne, mais de rayonnement moindre, n’a pas fait ce travail, et l’Institut Américain est uniquement propagandiste. Mais avec la V' République, et déjà avec la guerre d’Algérie, qui ternit quelque peu le prestige français, les directives changent : ne travaillez plus pour les Grecs, travaillez seulement pour la France... Mais on serait très incomplet si, dans la question scolaire et universitaire, on ne faisait entrer l’ahurissante querelle de la « démotique ». Si surprenant que cela paraisse, le peuple grec lutte aussi pour sa langue.

28. Autrement dit, ce ne sont pas les nazis qui « dominaient » la Grèce, mais bien les Résistants antinazis... 29. Il ressemble un peu à une Université; après cinq ou six années passées à l’étude du français, les élèves se spécialisent. Son secrétaire, Roger Milliex, qui a tant fait pour la culture et la 107 Résistance culturelle grecques pendant l'occupa ­ tion, a été destitué par de Gaulle. 30. Refondée seulement en 1952, comme cours privé, reconstituée en 1956. VOCO La lutte des classes dans te langage La Grèce souffre, en effet, d’un drame linguistique. Comme les pays arabes, toutes proportions gardées. Mais en Grèce, c’est un problème national — et, on peut le dire, un problème de e> classe. Il y a deux langues : la « démotique » ^— langue parlée par le peuplesi — et la « katharevoussa »32 ou langue savante, ou, comme on me le traduisait le plus souvent, « pédante » (« la pédante »). La seconde, c’est celle qui, on le devine, est maintenue la plus proche du grec ancien, du grec de nos professeurs; cer­ tains pensaient à l’origine (au xviii' siècle) qu’en imitant la lan­ gue des Anciens on finirait par retrouver leur façon de penser et leur façon d’être... Au cours des siècles, avec les apports histori­ ques slaves, italiens (par Venise surtout), turcs enfin — on n’a pas été impunément administré trois siècles par des Mahomé- tans —, cette langue est devenue parfaitement artificielle. Cepen­ dant, elle est maintenue à bout de bras par les couches dirigean­ tes, sous prétexte de « rayonnement international » — à cause, bien sûr, des hellénistes étrangers pour qui la Grèce antique est la Grèce étemelle; en fait, c’est un acte de conservation sociale. La preuve que la question linguistique est une question de classe? D’abord, au cours des temps passés, surtout depuis le milieu du siècle dernier, ceux qui ont défendu et illustré la démotique étaient toujours les forces progressistes; le « démotikisme » ou « vulgarisme » a toujours recmté dans les milieux intellectuels et politiques les plus proches du peuple. « Le peuple, me dit le critique marxiste Augheris, parla la langue telle qu’elle est développée elle-même; car il était isolé de la culture officielle, qui le méprisait profondément; les savants de l’époque byzantine voulaient ignorer la culture populaire, comme l’archevêque Atheras qui parlait de ce « peuple de Pata- gons qui chante de porte en porte ». La démotique offre infini­ ment plus de variétés dans le vocabulaire, infiniment plus de dérivations, de synonymes marquant chacun une nuance particu­ lière : pour un seul mot « Katharevoussa » vous avez six ou huit mots en « démotique » — prenez par exemple le mot « pied »... Inutile de dire que la langue populaire a joué un grand rôle dans la lutte d’indépendance aux xviii' et xix' siècles, comme en témoi­ gnent ces « hétairies » (sociétés) où, sous prétexte de cultiver les trésors de la langue, on préparait l’insurrection. Pour libérer le sol grec de la domination ottomane, il fallait instruire le peuple, et pour cela, il fallait employer sa langue, autrement plus apte que celle des clercs à exprimer toutes les connaissances nouvelles et tous les sentiments. Plus tard, le « dimotikismos » est lancé

108 31. « Demos » signifie toujours « peuple » au sens de « couches populaires », alors qu’« eth- nos » signifie « peuple » au sens de « nation »; il existe aussi le mot « làikos ». 32. De « Katharos » ; « pur ». par un linguiste et propagandiste passionné : Jean Psichari (on l'appelait en Grèce « le Maître » : o dascalos), Français par ses liens de famille avec Renanss. Sa démonstration est simple; une langue ne se justifie pas sentimentalement ou logiquement, mais par l’épreuve des faits : il y a ce qui est vivant, et ce qui est artificiel. Or il faut une langue commune à tous les Grecs ; Psichari identifie lutte pour la langue et lutte pour la patrie34; cette langue ne peut reposer que sur les éléments par lesquels tous les Hellènes se comprennent : or, la « populaire », c’est la réalité vivante, que cela plaise ou non; on peut enrichir la démo­ tique par des créations selon les besoins de l’heure, en recou­ rant au dialecte, ou en recourant, pourquoi pas ? au fonds ancien, mais toujours conformément aux lois d’évolution du grec vivant. On peut dire qu’en 1963 ces principes sont encore ceux des défen­ seurs du primat de la démotique.

Vers la victoire de la langue populaire Pour la littérature, c’est gagné depuis longtemps. La poésie avant la prose; la première emprunte très tôt à la langue des chants populaires, des chants « kleftiques »; la seconde com­ mença par introduire du vocabulaire populaire à petites doses, puis l’adopta entièrement. Le grand poète Palamas, le patriarche des lettres grecques modernes, se rallia d’enthousiasme au mou­ vement vulgariste et rompit de façon éclatante avec l’archaïsme. Le recours à la langue parlée eut d’ailleurs^s des conséquences idéologiques remarquables : il développa grandement le genre narratif — roman et nouvelle — jusque-là négligé en Grèce; il dégagea la littérature du mythe et du culte de l’histoire passée pour l’orienter vers l’actualité grecque et le réalisme; il inclina les écrivains à rechercher leurs personnages dans la vie popu­ laire (surtout dans la nouvelle, genre aujourd’hui encore très cultivé). Les écrivains grecs ont donc gagné, avec quelque trois siècles de retard, la même bataille que nos poètes de la Pléiade... Mais les écrivains seulement. Il n’y a pas si longtemps qu’eut lieu à Athènes un « procès des accents », intenté par la Faculté des Lettres, im des bastions du purisme officiel, contre un de ses jeunes professeurs accusé d’avoir adopté un système d’accentua­ tion simplifié non conforme à l’antiquese. Cependant, la démo­ tique gagne à chaque fois que paraît une « Grammaire officieile »

33. On cannait bien en France la famille Psicha- ri-Renan. 34. Patriotisme sain et non mystique — comme celui de la « Grande Idée » —, dont le besoin se faisait sentir après la défaite cuisante de 1897. 35. Comme le souligne M. Mirambel dans sa Lit­ térature grecque moderne (Que Sais-je ?), p. 63. 36. Roger Milliex parle de ces patriotes puristes 109 qui considèrent la suppression de l’accent cir­ conflexe comme une atteinte à l’unité nationale, mais méprisent le langage dans lequel, des siè­ cles durant, le peuple grec a célébré ses héros... M pour les écoles, qu'un cours de sciences physiques est rédigé en 2 langue vulgaire; après avoir conquis la littérature et la critique, ^ l’histoire, partiellement l’archéologie (le folklore aussi avec Poli- 'w tis), il est parti à l’attaque des sciences positives... G Mais le purisme garde trois bastions de grande importance pour la classe au pouvoir : l’Université et l’Académie, mais sur­ tout l’Administration et la Presses'?. La fondation de l’Etat grec moderne en 1832 constitua du point de vue linguistique un recul; son caractère antipopulaire se marque fort bien dans le fait- même qu’il tendit à rattacher la vie publique — et littéraire — à la Grèce classique. Aujourd’hui, sous le régime Caramanlis, la ségrégation des classes continue à se marquer dans ce domaine* D’abord, dans l’administration. Selon l’art. 107 de la Consti­ tution, la langue officielle de l’Etat, de tous les actes publics, c’est celle où sont rédigées la Constitution et les lois elles-mêmes ; la « pédante ». On s’explique par là le nombre pléthorique d’avo­ cats que compte ce pays, et surtout le fait qu’ils aient à jouer des. rôles plus ou moins identiques à celui d’écrivain public, qu’igno­ rent naturellement nos avocats à nous... Pourquoi cela ? C’est là qu’on aborde le problème scolaire* Les vénizélistes — c’est-à-dire les républicains — obtinrent en 1917 que l’enseignement primaire fût fondé sur la langue parlée. Mais on n’a jamais pu obtenir depuis que la réforme fût étendue au secondaire, c’est-à-dire au « gymnase ». Résultat : pendant les quatre années (décisives) du primaire, l’enfant grec apprend une autre syntaxe, une autre orthographe et partiellement un autre vocabulaire que ceux qu’on lui enseignera — s’il y va — au lycée ; plus exactement, on enseigne dans les deux premières classes du primaire la démotique (contenant donc du vocabulaire non grec), dans les deux suivantes les deux langues ensemble; ensuite, la « Katharevoussa » toute seule ; au lycée, on n’apprend que le grec ancien. Il en résulte un désordre mental incroyable : « Nous autres étudiants, m’expliquent certains d’entre eux que j’ai réunis un soir, nous ne pouvons pas apprendre vraiment notre propre langue; nous ne sommes pas en possession d’une langue stable et sûre; nous connaissons de quatre à sept formes différentes d’un même verbe; on emploie tantôt un mot ou une tournure de l’une des deux langues, tantôt le mot ou la tournure correspon­ dante de l’autre... Alors, les copies sont pleines de fautes d’ortho­ graphe, et d’autres. Cependant, la majorité des professeurs, comme les écrivains, parlent et enseignent la démotique. Com­ prenez : c’est une question et une revendication nationales. Nous

37. Mais dans le domaine de l’Enseignement su­ périeur, on cite toujours l'Université de Saloni- que comme plus avancée que celle d'Athènes — 1 1 0 fondée en 1837 seulement, sous un roi germa­ nique, et dont les bâtiments sont l’exemple par ­ fait du « néo-hellénisme » munichois — parce qu’elle accueille des professeurs partisans de la démotique. voulons que la démotique devienne la langue officielle et publi­ que, la seule langue grecque; et qu’elle le devienne dans l’ensei­ gnement du premier degré jusqu’à la Faculté ». Quant à la presse, c’est simple et brutcil : les journaux de droite sont rédigés en langue savante. Seuls quelques journaux d’opposition publient en démotique. Il faut dire que ces derniers se multiplient. Mais on ne saurait imaginer plus bel exemple d’inégalité sociale consacrée par les moyens d’expression.

Telle est la Grèce actuelle, que de Gaulle appelle sa mère, mais que nous continuons à appeler la mère de la démocratie ; ce n’est pas vaine rhétorique : c’est que le cœur se soulève haut, de voir qu’un tel pays, habité par des hommes dont le courage égale les souffrances, exceptionnellement longues, est menacé directement par le fascisme. Tout simplement parce que la classe dirigeante, ramenée dans les fourgons des troupes alliées, n’a pas pu vaincre le peuple qui avait fait la Résistance; parce que la misère noire alimente constamment la résistance actuelle; et que le régime installé par le dollar et la livre sterling, protégé par le mark et le franc nouveau, ne peut plus subsister que par la dictature. La question grecque est posée. Ami lecteur, touriste plein de souve­ nirs scolaires, va maintenant en Grèce, mais n’oublie pas le peu­ ple grec; il est difficile, quand on Ta connu, de ne pas l’aimer; fasse que cet amour ne reste pas... platonique. II faudra de nou­ veau des « philhellènes ».

ANDRE G ISSELBRECHT Témoignages littéraires

La grande guerre et la guerre gréco-turque qui aboutit à la « catastrophe » de 1922 ont profondément influencé la production littéraire. S’il y a des romans et des nouvelles qui s’y rapportent directement, comme ceux de Myrivilis et de Vénézis, c’est par un renversement des valeurs établies, par l’approche critique et la recherche d ’une prise de conscience; les « œuvres de guerre » sont en effet presque toutes antimilitaristes. Ainsi, à côté des grands de la génération précédente, comme Palamas, Sikelianos et Varnalis, monte la « génération de 1930 », marquée par une jeunesse brutalement interrompue, s'insurgeant contre Vacceptation passive de tout ce qui est tradition et valeur admise. Au nom soit d'un rationalisme moderne, soit des héros antiques, soit d ’un christianisme tant occidental qu ’or­ thodoxe. Dans le domaine de la prose, le renouvellement de ta technique accompagne la réflexion sur les nouveaux thèmes. Dans celui de la poésie, V expression libre de la subjectivité, ins­ crite souvent dans le courant surréaliste, traque une vérité tou ­ jours plus profonde. Des romanciers tels que Theotokas, Terza- kis, Karagatsis, des poètes comme Elytis, Seferis, Ritsos, Vretta- kos, sont ceux des années 30, qui dominent encore la littérature grecque. Mais entre temps, les expériences se sont accumulées, les bouleversements se sont succédé : la guerre d ’Albanie, l’occupa­ tion, la guerre civile. De nouveaux sujets de révolte, de nouvelles raisons d ’espérer. De larges fresques, sortes d ’épopées de l'hellé­ nisme, apparaissent : Les Mavrolyki de T. Petsalis, Le Crétois de P. Prévélakis. Le grand Sikélianos passe du lyrisme au tragique (il a écrit plusieurs tragédies), de l’individuel au collectif, et ce sont les Acritiques et La mort de Digenis, cette dernière tragé­ die animée d ’un immense espoir. Elytis, ce lyrique sensible, mar­ qué par 1940 et les événements qui suivirent, change de registre et insère son lyrisme dans une vision nouvelle de la Grèce. La poésie de Ritsos et de Vrettakos s’épanouit au contact des réa­ lités des vingt dernières années. A présent, ce sont ceux qui ont vécu leur jeunesse dans la résistance et dans les camps, ou dans l’atmosphère étouffante de la guerre civile et de la répression, qui commencent à livrer leurs 112 expériences. Les romanciers Fraghias et K. Kotzias, les proètes Livaditis, Patrikios, Fourtounis, Théodorou sont représentatifs de cette jeunesse éprouvée. Notre choix leur fait une très large place. Indépendamment de leur valeur esthétique, on retiendra les cir­ constances dans lesquelles sont nés ces poèmes, et le témoignage qu ’ils portent sur le drame de la démocratie hellénique. A quelques exceptions près, on ne trouvera ici que de l’inédit. Le florilège qui suit ne prétend donc nullement donner de la lit­ térature grecque moderne une image complète, comme par exem­ ple le Domaine grec de Robert Levesque (Ed. des Trois Collines) ou le numéro des Cahiers du Sud paru il y a une dizaine d ’années. C’est une vue cavalière qui laisse des lacunes béantes, comme par exemple la poésie savante des guerres d ’indépendance. Je vois encore un ami grec réciter avec flamme devant moi les « Assiégés libres » du grand Solomos {thème repris par Vamalis dans les Esclaves Assiégés), poème sur le siège de Missolonghi que beaucoup là-bas savent par cœur : assiégés à la fois par les Turcs et par le printemps, les Grecs se voient tentés par la fumée des agneaux à la broche qui monte du camp turc jusqu ’à leurs narines, ils résistent pour ne pas encourir le mépris, tentent une sortie désespérée et ne restent que 1.200 sur 11.000... On ne trou ­ vera pas non plus Cavafis, précurseur au milieu du siècle dernier du pessimisme moderne {c’est une sorte de T. S. Eliot), évoquant avec émotion les périodes de décadence, comme l’ère hellénis­ tique. Ni même un grand contemporain comme Séféris, pénétré du sentiment de la fin de sa classe, hanté par la mort, exorcisant les monstres historiques d ’aujourd ’hui. Il a fallu renoncer aussi à la littérature de la Résistance, à laquelle Robert Levesque donne la place d ’honneur, ainsi que Roger Milliex dans son livre A l’Ecole du peuple grec. Enfin, on s’accuse ici de trois lacunes de taille : Sikelianos, auteur des Acritiques, qui opéra dans sa carrière un significatif passage « de l’horizon d ’un seul à l’ho­ rizon de tous »; Engonopoulos {auteur du grand poème de résis­ tance « Bolivar »); et Gatsos, connu essentiellement comme l’au ­ teur d’Amorgos. Mais il faut dire auparavant quelques mots sur le théâtre, bien qu ’aucun extrait ne puisse venir illustrer ici notre propos. (Ju'est-il despenu aujourd'hui dans le pays qui vit naître la tragédie ? Incontestablement, depuis que la période des grandes luttes démocratiques — Résistance, Guerre civile — a fait place au monarcho-fascisme, en gros après 1950, le théâtre est en déca­ dence, à la fois du point de vue du niveau artistique et de celui de l’audience de masse. Il n’a pas retrouvé le contact avec le peu ­ ple qu ’il avait noué « dans la montagne ». Seuls deux ou trois réalisateurs de talent — Koun {directeur du Théâtre d ’Art), Ron- 113 diris... — émergent du lot et possèdent — ou devraient posséder — une réputation internationale. Ce qui domine à Athènes, dont les vingt-deux théâtres ne correspondent nullement à une vie théâ­ trale en proportion de ce nombre, c'est le « boulevard », la comédie bourgeoise. Une seule salle présente des revues : c'était ta forme préférée de la satire politique, mais elle est tombée au niveau du Grenier de Montmartre, ce qui a éloigné d'elle le grand public, et les acteurs formés au style « revue » jouent maintenant dans des vraies pièces. Le public cultivé cherche quelque chose de plus substantiel. Comme on sait la puissance de l'opposition, certains entrepre­ neurs de spectacles ont monté des pièces plus ou moins enga­ gées : le public de gauche était commercialement rentable; d'où quelques spectacles bâclés, passablement démagogiques, avec simplement des « répliques-pirates »i, comprises des (nombreux) initiés; mais aussi certains auteurs grecs contemporains ont produit des spectacles de valeur, tels Perianis, Andreopoulos, Stavrou, Patatzisi, Kambanellis'i. Ce dernier a osé le premier, dans L’Age de la Nuit, abor­ der le temps de la guerre civile; la pièce fut montée au Théâtre d'Art de Koun; on y voyait dans un immeuble le fils du proprié­ taire passer la soirée avec le fils des locataires pauvres du des­ sous, qui devait être exécuté à l'aube... Mais le public sait saluer les allusions, voulues ou non, à la situation actuelle, dans des pièces qui n'ont pas été écrites précisément pour cela. Par exemple, à la représentation des Sorcières de Salem ■— par le même Koun — le public mani­ festa à la scène où l'héroïne signe une déclaration de reniement (la « décoloration » !) jetant des œillets rouges (souvenir de Beloyannis) sur la scène... On manifesta à Arturo Ui, mais aussi à des représentations de la tragédie classique : La Paix d'Aristophane, en plein hémicycle d'Epidaure; Ajax de Sopho­ cle, où Ménélas lance à Agememnon : « Comment fut-il élu ? Par la force ». Le théâtre antique continue, bien sûr, à constituer la « spé­ cialité » théâtrale de la Grèce. Mais l'esprit conservateur se- marque même ici par la préférence donnée au Théâtre National sur son concurrent récent^, mais plus novateur : le Théâtre du Pirée. Le premier conserve le patrimoine des tragiques avec hon­ neur, mais le conserve seulemenC^ (on reconnaît tout de suite un 1. Par exemple la pièce américaine antiraciste Les racines sont profondes a eu un grand succès. 2. Qui adapta Schweyk. 3. Mais la pièce — sur la Résistance — par la­ quelle le compositeur Theodorakis s'essaya au théâtre fut un échec. 4. Il a été fondé il y a cinq ans. 5. Cependant le théâtre de Khatzis va plus loin encore, en restituant masques et cothurnes, mais- sans succès. acteur ou une actrice du Théâtre National — au cinéma par exemple — à la « diction tragique » consacrée) ; en tout cas, il en a le monopole. L'espèce de persécution dont est victime de la part des auto ­ rités le Théâtre du Pirée est un exemple d ’hostilité personnelle, en fait politique, qui n’ose s’avouer. Ce théâtre, dirigé par Ron- diris, un des grands hommes de théâtre actuel, a été consacré par l’étranger : la Yougoslavie, l’Allemagne de l’Ouest, l’U.R.S.S., Paris (où la principale actrice, Aspasie Papathanassiou, a obtenu le prix d ’interprétation, concurremment avec Hélène Weigel), les Etats-Unis enfin, où Kennedy reçut le directeur et où il remporta un succès plus grand que le T.N.P. ou l’Old Vie. Malgré cela, le Théâtre du Pirée est exclu des Festivals de Théâtre classique nationaux, on lui interdit les théâtres antiques d ’Epidaure, de Dodone, d ’Hérode Atticus (à Athènes), de Delphes; à Epidaure, les services archéologiques prétendirent que la sécurité des lieux laissait à désirer, alors que d ’autres troupes s’y produisirent et continuent de s’y produire... Récemment, Rondiris fut plébiscité lors d ’une représentation au Stade d ’Athènes (le « Stadion » qui fait face au Parc National), sous les auspices de la municipalité, au cours de laquelle la foule scanda : « Rondiris à Hérode ! » (c’est-à-dire au Théâtre d'Hérode Atticuse, consécration officielle)... Rondiris, qui a été formé à l’école de Reinhard, n’est pas spécia­ lement avancé, pas plus en art qu ’en politique; cependant le public, par ses applaudissements, exprime son opposition à l’os­ tracisme dont est victime un homme de culture de valeur de la part des milieux officiels. Mais il existe une persécution directement politique, bien qti’officiellement — toujours le souci des formes — la censure n’existe pas. C’est ainsi qu ’on a interdit une pièce de Sevasti- koglou, Angela, parce que l’auteur vit en U.R.S.S. Que Koun, qui a monté BrechU, reçut des lettres anonymes et dut suppri ­ mer les prologues d'Arturo Ui et du Cercle de Craie. Qu ’on a fait disparaître la croix gammée que devait porter le professeur à la fin de La Leçon de Ionesco... Mais à quoi bon poursuivre ?

1 1 5 6. L’Odéon situé au pied de l’Acropole, Avenue Denys l’Areopagyte. 7. Encore une des anomalies du régime : Brecht est très joué sous Caramanlis... Chants kleftiques

La littérature grecque moderne n’a pas commencé avec les chants kleftiques, ou les « chansons démotiques », mais c’est un lointain et digne prélude aux textes que nous publions plus loin. C’est en effet par leur thème que ces courts poèmes populaires, qui passaient de lèvre en lèvre, se retient directement, par-dessus les grands poètes classiques : Solomos, Calvos, Valaoritis, Cavafis, Palamas (premier esprit grec « européen »), à la littérature de pro ­ testation actuelle. Ce thème, c'est la lutte patriotique pour l'indépendance, l’enthousiasme sacré pour la liberté. C’est par là aussi que les chants kleftiques — les kleftes, c’étaient un peu les maquisards du XVIP et du XVIJP siècle — attirèrent l’attention de l’Europe littéraire, et c’est à un romantique français, Eauriel, passionné par l’éveil des nationalités, que revient l’honneur de les avoir publiés et élevés à la dignité littéraire. La poésie est la plus grande gloire de la littérature grecque moderne : nous lui accorderons donc la place essentielle.

N» 9. — LES DERNIERS ADIEUX DU KLEFTE Lance-toi là-bas vers le rivage, là-bas, vers la rive Fais des rames de tes mains, de ta poitrine un gouvernail Et de ton leste corps frais im navire Si Dieu et la Vierge veulent que tu nages, que tu gagnes l’autre [bord Que tu arrives à nos quartiers, là où nous tenons conseil Et où nous fîmes un jour rôtir les deux chevreaux FLORAS et [Tombras Et si nos compagnons te font quelque question à mon sujet Ne dis pas que j’ai péri, infortuné Dis seulement que je me suis marié Dans les tristes pays étrangers Que j’ai pris la pierre plate pour belle-mère La noire terre pour femme et les menus cailloux pour beaux-frères.

N» 10. — LE TOMBEAU DU KLEFTE Le soleil se couchait et Dimos donnait ses ordres ; 1 1 6 Vous, mes enfants, cherchez de l’eau pour votre repas du soir Toi, Comprakis, mon neveu, assieds-toi là près de moi Tiens, revêts mes armes et sois capitaine Et vous, mes braves, prenez mon pauvre, mon cher sabre Coupez de verts branchages, faites-m'en un lit Et allez me quérir un confesseur A qui je dise tous les péchés que j’ai commis. Je fus trente ans armatole, vingt ans Klefte Et maintenant l’heure de ma mort est venue. Faites-moi un tombeau, faites-le-moi large et haut Que j’y puisse combattre debout et charger, mon arme étendue [au côté. Laissez à droite une fenêtre, pour que les hirondelles viennent [m’annoncer le printemps Et les rossignols me chanter le bon mois de mai.

N- 17. — INSCRIPTION DU SABRE DE KONTOGHIANNIS

Pour celui qui ne craint pas les tyrans Et qui vit libre dans le monde Seulement son sabre Est sa gloire, son honneur et sa vie. Extraits du recueil de Fauriel « Chants Populaires de la Grèce moderne », 1824

POETES CONTEMPORAINS

LIVADITIS. — Ce poème de Livaditis (né en 1922 à Athènes) porte en exergue : « Makronissos 1950 »; il a donc été, comme beaucoup d’autres, écrit au bagne, où les gouvernements d’après 1945 jetèrent les résistants.

NE VISE PAS MON CŒUR Mon frère, la sentinelle, mon frère, la sentinelle, je t’entends marcher sur la neige 117 je t’entends tousser dans la gelée je te connais mon frère et tu me connais ;3 je parie que tu as une photo d’une jerme filie dans ta poche. je parie qu’à gauche dans ta poitrine tu as un cœur Tu te souviens ? Tu avais jadis un cahier illustré d'hirondelles j’avais quelquefois rêvé de nous promener ensemble sur ton front il y a une petite cicatrice laissée par ma fronde dans mon mouchoir je garde tes larmes pliées dans un coin de notre cour sont restés tes souliers du dimanche sur le mur de la vieille maison brilient encore nos rêves enfantins écrits à la craie Ta mère a vieilli à force de laver les marches des ministères le soir elle s’arrête au coin de la rue acheter un peu de charbon à la charrette de mon père.

Pour un moment ils se regardent et ils sourient à l’heure où toi tu charges ton arme et tu te prépares à me tuer Tes yeux matinaux sont couchés derrière un casque tu as changé tes mains enfantines en un dur fusil tous les deux nous avons faim d’un sourire et d’une bouchée de sommeil tranquille.

Maintenant j'entends tes godillots sur la neige bientôt tu iras dormir bonne nuit mon frère triste Si par hasard tu vois une grande étoile c’est que je penserai à toi comme tu appuieras ton fusil au coin tu deviendras un moineau.

Et lorsqu’on t’ordonne de me fusiller tire ailleurs ne vise pas mon cœur quelque part dans son fond reste vivant ton \dsage enfantin 118 je ne voudrais pas que tu le blesses. ELYTIS. — Avec Séféris (qui est ambassadeur, mais pas conformiste pour autant), Elytis est l’un des grands poètes de la Grèce actuelle. Les deux extraits d’« Eloges » (le même titre que Saint John Perse) montrent, particuliè­ rement le second, que l'hermétisme qu'affectionnent beau­ coup de poètes actuels n’est souvent qu'une ruse qui sert à exprimer, de façon plus ou moins voilée, une protesta ­ tion contre le régime actuel. Le thème général d’« Eloges » est en effet celui-ci : le poète Phénix a pour mission de purifier l’hellénisme de tout ce qui le défigure; de quoi ? C'est ce que l’allusion transparente laisse facilement de­ viner.

ELOGES

Soit louée la lumière Et le premier vœu de l’homme tracé sur la pierre, La vigueur dans la bête que guide le soleil La plante volubile et le jour qui se lèvei.

La terre qui plonge et relève l’échine Cheval de pierre que chevauche la mer Les frêles voix d’azur par myriades La grande tête blanche de Poséidon.

Soit louée la main de la Gorgone Qui tient le trois-mâts comme pour le protéger Ou comme pour l’offrir aux vents Hésitant : le retenir ou le laisser partir ?

Le petit héron de l’église Neuf heures du matin comme une bergamotte La chute manquée aux tréfonds d’un galet Du ciel bleu les plantes et les toits.

Les vents annonciateurs qui officient Et soulèvent la mer, telle la Vierge, Qui soufflent et enflamment les oranges Qui sifflent dans les monts et surviennent.

Les imberbes cadets de la tempête Les coureurs qui franchissent les milles célestes Les Hermès au chapeau pointu Et le héraut de fumée noire... 119 1. Extrait de la 3“ partie : « Eloges des éléments ». « PROPHETIE g Ce sera bien des années après la Faute, qu’ils appelaient Vertu ■■a dans les églises et qu’ils bénissaient. Les débris des anciens astres et les coins du ciel couverts de toiles d’araignées seront balayés par la tempête que va engendrer l’esprit de l’homme... Le tumulte s’abattra sur l’Enfer et le plancher cédera sous la haute pression du soleil. Lequel d’abord retiendra ses rayons, signe qu’à présent les rêves prendront leur revanche. Puis il par­ lera, disant : Poète exilé dans ton siècle, dis ce que tu vois. Je vois les nations, autrefois arrogantes, livrées à la guêpe et à la zizanie. Je vois dans les airs les haches débitant les bustes des sou­ verains et des généraux. Je vois les marchands qui encaissent, obséquieux, le prix de leurs propres cadavres. Je vois la cohésion des sens cachés. ,... Bien des années après la Faute qu’ils appelaient Vertu dans les églises et qu’ils bénissaient. Mais d’abord, voici ce que vont devenir les bellâtres qui se pavanaient aux carrefours, les Philippe et les Robert. Ils retourneront leurs bagues et, s’aidant d’un clou, peigneront leur chevelure, et de têtes de morts orneront leurs poi­ trines, afin de séduire les femelles. Et les femelles s’étonneront et se laisseront faire ; pour que se vérifie la parole selon laquelle approche le jour où la Beauté sera livrée aux mouches de l’Agora. Et le corps de la prostituée s’exténuera sans avoir rien d’autre à désirer. Et la prostituée se fera l’accusatrice des sages et des grands, et le sperme, serviteur docile, apportera témoignage...

VRETTAKOS. — Né en 1911 dans te Péloponèse, Prix national de poésie, est l’un des meilleurs poètes actuels. Venu du surréalisme comme beaucoup de ceux qui ont débuté dans les années trente, il exprime cependant, comme Vamalis, des sentiments progressistes. Mais alors que Vamalis, le plus ancien des poètes progressistes, surtout satiriste fcf. ses romans La vraie apologie de Socrate, Le Journal de Pénélope, Le Dictateur) écrit en vers tra­ ditionnels, Vrettakos, comme la plupart de ses contempo ­ rains, écrit en vers libres. Ces deux poèmes sont inédits en français.

L’HOMME ET LE CHEVAL Il avait un cheval. Il est parti à la guerre 120 Deux mois ne s’étaient pas passés qu’il est revenu la jambe coupée. Quand son cheval l’a vu, il s’est mis à hennir quelques jours plus tard il fut réquisitionné.

Lui n’est pas revenu.

Et depuis lors, lorsqu’il voulait se rappeler quelque chose d’inoubliable qu’il avait vécu, quelque chose de beau La Vierge, le Christ ou le soleil par exemple — il se souvenait de ce hennissement.

DEUX MERES QUI SE CROIENT SEULES

Son fils a été tué il y a six mois. Le matin quand elle ouvre sa porte c’est chaque fois un deuil. On croit voir hors du temps et de l’espace : le deuil. Le soir, même chose ; Elle pousse la porte comme si elle s’effondrait. Elle entre chancelante, elle allume. Son châle noir est dénoué. Les extrémités en pendent jusqu’au sol. En face d’elle, sur le mur l’icône s’émeut. La Vierge la regarde, ses mains tremblent, on croirait que l’Enfant va lui échapper, lui tomber des bras Ses lèvres se contractent, sa rouge mantille frémit. Elle veut l’aider, mais elle est seule dans la maison. Elle n’a personne dans ce monde à qui confier un instant son enfant.

121 YANNIS RITSOS n’est pas inconnu du lecteur fran­ çais; beaucoup de ses poèmes ont été publiés, entre autres, dans Les Lettres Freinçaises. L'une de ses ceuvres, L'Epitaphe — lamentation sur le corps d'un ouvrier assas­ siné — fut mis un jour en musique par le plus grand com ­ positeur grec actuel, Mikis Theodorakis, son ami et com ­ pagnon de déportation dans l'enfer de Makronissos, c'est devenu l’un des grands succès du disque en Grèce.

F-, EPITAPHIOS

Mon fils, entrailles de mes entrailles, cœur de mon cœur. Oiseau de la cour pauvre, fleur de ma solitude.

Où est-il parti, mon garçon, où est-il allé, où me laisse-t-il ? La cage reste sans oiseau, privée d’eau la fontaine.

Tes chers yeux sont fermés et tu ne me vois pas pleurer, Tu ne bouges pas, tu n’écoutes pas les paroles amères que je [t'adresse.

Où est-il parti, mon garçon ?

III

Un jour de mai tu es parti, un jour de mai je t’ai perdu. Au printemps, mon fils, quand tu aimais monter A la terrasse, regarder et sans te rassasier Aspirer de tes yeux la lumière de l’univers.

Tu me contais d’une voix douce, chaude et mâle Plus d’histoires que les galets de la mer.

Et tu me disais que tout ce qui est beau serait à nous ; Mais maintenant tu es éteint et notre lumière et notre feu sont [aussi éteints.

IV

Tu es éteinte, mon étoile, l’univers entier est éteint. 1 2 2 Le soleil, pelote noire, a ramassé sa lumière. 'Des gens qui passent me bousculent, des soldats me piétinent, Mais je ne peux détacher mes regards de toi.

Je sens ta respiration sur ma joue. Une grande lumière flotte au bout de la rue.

Une main lumineuse essuie mes yeux. Ta voix, mon petit garçon, est entrée dans mes entrailles.

Voilà que je me relève, mes pieds tiennent encore. Une lumière, mon gars courageux, m’a arrachée à la terre.

Les drapeaux t’enveloppent maintenant. Dors, mon enfant. Moi, je m’en vais vers tes frères et je prends ta voix.

Tu étais bon, tu étais doux, tu avais toutes les qualités. Toutes les caresses du vent t’étaient destinées, tous les lilas du [jardin.

Tu avais le pied léger, tel un jeune cerf; Quand il touchait le pas de notre porte, il brillait comme de l’or.

Ta jeunesse me rendait la jeunesse et je souriais encore. Je ne craignais pas la vieillesse, je défiais la mort.

Et maintenant où puis-je bien m’appuyer. Où me tenir, où entrer ?

Je suis restée telle un arbre desséché Au milieu d’un champ couvert de neige.

VI

Tu restais devant la fenétie et tes fortes épaules Bouchaient toute l’ouverture ; on ne voyait plus la mer, les [barques.

Ton ombre, comme un archange, inondait la maison Et là, près de ton oreille, étincelait le mimosa de l’étoile du soir.

Comme tu regardais flamboyer le coucher du soleil Tu apparaissais comme un timonier et la chambre un bateau. 12 3 s Et dans la tombée du jour tiède et bleue — ramez, les gars 1 •g Tu me faisais naviguer dans le silence de la voie lactée.

,3 Mais le bateau a coulé, le gouvernail s’est cassé g Et j'erre maintenant seule au fond de l’océan.

.|| VII O g ^ Si j'avais l'eau magique qui rend la vie, si j’avais une ame [nouvelle A te donner pour que tu puisses te réveiller juste un moment.

Voir ton rêve devenir réalité et te remplir de joie.

Les rues et les marchés, les balcons et les ruelles résonnent. Les jeunes filles te jettent des fleurs sur les cheveux.

VIII Mon fils, quel est ce destin qui avait écrit cela pour toi Et pour moi, qu’une telle détresse, un tel feu devrait flamber [dans ma poitrine...

Mon cher enfant, tu n’es pas mort, toi, tu es dans mes veines; Mon fils, tu entreras au plus profond des veines de tous et tu [y vivras.

Ces poèmes avaient été écrits en septembre et octobre 1949 à Makronissos, au bataillon D des exilés politiques, bien avant notre transport au bataillon B, bien avant que nous ayons vécu toute l'horreur de Makronissos. Ces manuscrits avaient été mis en terre, dans des bouteilles scellées. Ils furent déterrés en juillet 1950.

LES RACINES DU MONDE Quelques ajoncs flambés sous l’aisselle de l’été quelques sauges arborescentes le thym. Nous avons eu très soif Nous avons eu très faim. 124 Nous avions trop souffert. Nous ne croyions jamais que les hommes puissent être si cruels. Nous ne croyions jamais que notre cœur pût avoir tant d’endurance.

La barbe longue avec un croûton de mort dans notre poche — n’y a-t-il pas un épi pour dire bonjour ?

Le jour baisse avec la gourde du soleil couchant enfouie dans la grève, avec la lune accostée dans une autre côte, une lune que la sérénité berce de son petit doigt — dans quelle côte ? quelle sérénité ?

Nous avons eu trop soif en travaillant du matin au soir la pierre. Sous notre soif Se trouvent cachées les racines du monde.

SOIR

De la salive sèche dans la bouche de la journée sèche pas même pour coller un timbre sur la carte à maman et la poussière adhérée aux ongles et aux yeux comme l’amertume sur la peau de la mémoire.

Nous avons bien des fois gravi la montagne en portant sur le dos la pierre et la mort sous les injures et les coups de fouet nous avons mesuré l’eau et la pierre la vie et la mort nous nous sommes habitués — la peine a diminué.

Entre la pioche et la pelle de la nuit les camarades se reposent les dents serrées le poing en guise d’oreiller. 125 Ceux qui viennent à présent sont de jeunes poètes; il y en a de plus renommés. Mais nous avons voulu donner un aperçu de la littérature qui se fait. Sans doute avons- nous également privilégié le thème politique. Toute la poésie grecque actuelle n’est pas une poésie de la Résis­ tance; mais c’est un thème suffisamment fréquent pour dominer un choix nécessairement restreint et partial. Au ijp reste, même chez les poètes « intimistes », il n’en est guère qui s’accommodent, de près ou de loin, de la vie bO actuelle en Grèce. De plus, nous nous devions de rendre à nos amis grecs cet hommage, venant d’eux-mêmes, à '4) leurs souffrances et à leurs luttes : ce n’est pas leur faute si les thèmes déroulés ici sont monotones. La plupart de ces poèmes ont paru dans la Revue d’Art d ’Athènes, les autres nous ont été confiés directement par leurs auteurs.

MANOLIS FOURTOUNIS. — Né à Vile de Cos, dans le Dodecanèse, en 1926. Il s’est inscrit à la Faculté des Let­ tres de l’Université d ’Athènes, mais n’a pu terminer ses études à cause de sa détention aux camps de Makronissos et de Aeghios Efstratos de 1947 à 1958.

LE RETOUR

A notre retour les enfants que nous avons laissés ne seront plus enfants les belles filles ne seront plus belles. S’il y a un retour.

TITOS PATRIKIOS. — Né à Athènes en 1928. A fait des études juridiques à l’Université d’Athènes. A été détenu aux camps de Makronissos et de Aeghios-Efstratos de 1951 à 1954.

PHASE D’UNE BATAILLE

Je suis face à face avec mon ennemi. Un bureau seulement nous sépare comme un tranchée ou comme un tombeau.. 126 Derrière nos masques dignes, de loin, profonde, elle monte et nous brûle la haine. Et c’est à ce moment même, alors que ma vie est en jeu, que je découvre sur son visage que j’aurais pu l’avoir aimé. C’est à ce moment même qu’il découvre sur mon visage qu’il aurait pu m’avoir aimé.

Je suis face à face avec mon ennemi. La haine alors défigure nos masques courtois.

NUMERO MATRICULE

Les mots de passe ont traversé le ciel, griffé le ciel de leurs signes. Caisse de l’Aide Américaine. Statistiques linéaires des idées, lignes folles comme dans l’eau réfractées, où les indices, comme des croix de cimetières, symbolisent plus ou moins de capitaux ou de corps. Les hommes, même les vivants, croupissent au fond de caves en plein air. La boue plombe leurs narines, comme l’air pourri, calleux des abris sur le port. Les femmes des chômeurs emprisonnés leur apportent de quoi manger, des pansements, des cigarettes et ce gosse qui hurle au fond des quartiers populaires tente en vain d’arracher de son museau son matricule comme un chien cherche à ôter, en vain, sa truffe d’une boîte de conserve. Comptables, officiers griffonnent par millions des chiffres et les zéros tourbillonnent comme les roues des corbillards [populaires. Ils impriment les matricules sur la peau —. L’ordre règne ; ils enregistrent même les conversations dans les chiottes. Ce qui se fait, ce qui se dit dans les baraques et dans les maisons neuves, ils l’enregistrent. Les rapports secrets s’accumulent aussi vite que les idées circulent dans les têtes sur la bouffe, 12 7 sur les plantations de l’amour au fond du lit conjugal. Les intendants portent sur le visage un masque d’obscurité et leurs yeux, comme des veilleuses, s’allument, fouillant, tels des voleurs furtifs, jusque dans le sommeil des [hommes afin qu’ils n’effacent pas leur matricule... t>o Ils ouvrent les paumes crispées des morts O afin qu’ils ne retiennent pas non plus un peu de la terre des I [possesseurs... Ils ouvrent les cuisses des femmes, ils fourragent dans leurs [ventres afin qu’elles ne nourrissent pas dans leurs entrailles la force qui demain prendra la relève, afin qu’à la place de chaque travailleur assassiné ne naissent pas deux travailleurs. Car il fallait qu’ils sachent les possesseurs, car il fallait qu’ils sachent bien ce qui se passe dans l’enclos cubique, le monde des barbelés de fer. Sans cesse montent les statistiques des profits, sans cesse les [hauts-fourneaux grandissent. Et sans cesse grandit l’usine des yeux toujours mobiles l’usine qui, incapable de se taire, transforme le présent en futur. Traduction de Jean LOCARDI.

TASSOS SPYROPOULOS. — Né à , Péloponèse, en 1927. Il s’inscrivit à la Faculté de Droit de l'Université d ’Athènes, mais ne put terminer ses études, à la suite de sa détention au camp de Makronissos de 1948 à 1956.

ATTENDS

Ce soir Ne ferme pas la fenêtre.

Je t’envoie Avec les vagues de la mer Une palpitation de mon corps. 128 Je t’envoie un sotuire Qui a pu échapper Au-dessus les baïonnettes des gardes.

Ne ferme pas la fenêtre. En dépit du silence En dépit du temps naufragé Pour toi Pour le souvenir du coucher du soleil J’envoie ma foi Avec un regard blessé. Ne ferme pas la fenêtre.

Colombe blanche Dans le sommeil des enfants Les arbres lient la promesse Ecoute les pas dans les rues.

Ce soir Ne ferme pas la fenêtre Attends.

VICTORIA THEODOROU. — Née en Crète en 1926, orpheline, résistante à quinze ans, déportée en 1946, a publié deux recueils en 1957 et 1962.

LA MER

Je voudrais tant moi aussi la chanter ! car ses vagues me berçaient quand j’étais gosse et le vent d’été séchait et embaumait nos vêtements.

On m’a réduite à la regarder maintenant en frissonnant comme si elle était un reptile, un fantôme froid, la mer. Dans les bateaux au fond noir des cales on m’emportait les hublots fermés sur la brise et l’eau bénite des vagues. 129 Et les îles Chio, Anaphi, Folegandros, SJ — des noms anciens, sacrés — Scaria, Psyttalia, on les a liées dans mon cœur à l’amertume et à la peur. 3 Je n’ai pas joui de leur beauté, déportée, torturée, habitant sous une tente. Bien loin les orangers, les pins, ,iaO les plages, les rivages et les vagues. On m’avait abandonnée, moi, au milieu des épines, sous un abri misérable, à la merci du vent du nord

Et je n’arrive pas à me consoler de ne pas pouvoir chanter une chanson joyeuse poin: la mer. C’est la colère et les souvenirs amers qui m’envahissent devant [ses îles.

KOSTAS KOULOUFAKOS. — Né en 1922 à Athènes.

à l'adolescent de l’année 2052 TESTAMENT

Toi, tu es né avec l’herbe sur les tombes des ennemis et des frères. Toi, tu peux choisir toi-même ta manière de vivre. Je sais que tu as le cerveau dans la tête et le cœur à sa place. Utilise tous les deux pour apprendre. Mais pour aimer... seulement le second. C’est ainsi que tu pourras peut-être montrer un peu de sympathie pour nos ennemis. Toi, tu peux faire ce que nous ne nous sommes jamais permis. Nous ne serons pas chagrinés si tu nous juges D’ailleurs, nous n’avons rien fait d’autre que combattre. Et il n’y a pas raison que tu saches notre nom. Nous sommes venus Nous avons accompli notre devoir Nous sommes partis. 130 (1952) ANGELOS PHOCAS. Né à Athènes en 1931. A fait des études de droit.

HISTOIRE POUR QUE L’HISTOIRE SOIT ECRITE

Personne ne savait ce qui allait se passer Pendant que dans l’air plana un soupçon affreux Et les chiens depuis des heures hurlaient Nous jetions des regards inquiets vers le sud Voyant les nuages se multiplier dans le ciel Soudainement Ce fut comme si les rues étaient vides Bien que jamais on n’ait parlé d’une affluence pareille Des allées Un murmure se répand — L’averse approche Des queues s’allongent le long des stations d’autobus — Emmenez-nous emmenez-nous — L’averse approche En vain on poursuit des discussions arrêtées Les premières gouttes tombent — Relève ton col — Ne le crois pas — Ce n’est qu’ime fièvre — Tiens bien — Voilà l’averse — Ne le crois pas Il commence à faire sombre — Non ce n’est pas ça la mort Il commence à faire sombre, comme il fait sombre dans les yeux des hommes Nous avons le temps te dis-je pour tant de choses encore Il commence à faire sombre — Le sang a une autre couleur 11 commence à faire sombre — Evacuez les enfants — Changez des noms changez d’adresse Il commence à faire sombre — Au diable les abris Allons il commence à faire sombre De tout côté il fait sombre

Alors nous nous sommes tenus devant nos maisons et nous avons acclamé. 131 Prose

Le roman grec actuel — mis à part le nom bien connu de Kazantzakis — traite presque uniquement, au dire una ­ nime des critiques, des grands problèmes de la Grèce moderne : romans historiques — sur la guerre d ’indépen ­ dance, la catastrophe de 1922, la dernière guerre — ou romans de la Grèce actuelle, y compris la Crète, qui a toujours joué un grand rôle dans la littérature moderne; presque tous sont des témoignages qui veulent dépasser l'horizon individuel de l’auteur. Le roman grec commence seulement à être connu en France : y connaîtraj-il le même succès que le roman espagnol ? Cette année même ont été traduits : le roman tragique La Cité ivre, de Patatzis (ex-combattant de ta Résistance), dont Le Monde indiquait qu ’il fut interdit en Grèce parce qu ’il contient entre autres la satire d ’un chef de police...; Terre de Béotie de Lilika Nakos, dont Le Monde encore souligne la particularité suivante : comme beaucoup de ses pareil­ les, la romancière se replie sur ses souvenirs d ’enfance « en face d ’un régime policier qui lui mesure la liberté »; enfin, traduit par Jacques Lacarrière, Le Crétois de Prévé- laids, trilogie qui date de près de quinze ans, consacrée à la lutte ancienne du peuple crétois pour l’indépendance (comme le Capetan Michaelis de Kazantzakis). Mais on attend encore des traductions de Loudémis, de Vénézis (interné par les Allemands), de Cosmas Politis, de Casta- nakis, Papadiamantis, Photiadis; et aussi de Kornaros, qui témoigru sur le camp de concentration allemand de Xaidari, de Khatzis (qui vit à Berlin), de Phraghias; d ’autres aussi qui n’appartiennent pas au mouvement pro­ gressiste, comme Stratis Mylivilis, qui, bien que de droite, dut effacer un passage d ’un roman pacifiste pour entrer à l’Académie; on souhaiterait aussi un recueil de ceux qui, de nos jours, ont osé — ce qui est aussi risqué que ce l’était d ’écrire dans î'Elefteria Grammata (dir. Photiaris) sous l’occupation — aborder l’époque de la Résistance, comme Kotzias (Le Ciel fumé), Omiros Relias (Stalag 7), etc... Faute de tout cela, on lira ici deux nouvelles — genre très cultivé en Grèce —, dont les auteurs sont deux 132 femmes. Elli Alexiou

Le retour au pays natal et les grands nombres

Cette nouvelle a paru dans la Revue d’Art d ’Athènes. Elle traite d ’une des réalités les plus tragiques de la Grèce contemporaine : l’exil des démocrates. Le mot « Rapatriement » revient très souvent ces derniers temps. Avant on l’entendait une fois, comme ça, par hasard. Mais quel en est le sens ? Voilà qui est impossible à saisir. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il a un million de sens. C’est exac­ tement comme le mot « amour ». Celui-ci non plus ne peut pas être saisi. Quand tu dis : j’ai faim, quand tu dis : j’ai soif, j’ai som­ meil, tout le monde te comprend. Tous peuvent t’aider. Avec l’amour chacun pense à une chose différente. Pour lui, c’est toujours l’unique. Personne n’est capable de t’aider. C’est la même chose pour le rapatriement. Chaque émigré lui donne un autre contenu, lui confère sa propre image du retour. A son arrivée, quand il s’assiéra pour manger, il disposera, l’une à côté de l’autre, des images de personnes qui se trouvent dans son imagination, et seulement dans la sienne. Il prépare des questions et attend anxieusement des réponses, qu’il sera le seul malheureux à entendre... « Il y a autant de retours au pays qu’il y a de départs »... Ils m’ont apporté et j’ai signé notre « pétition », que nous avons envoyée au gouverne­ ment, et à l’Assemblée et dans laquelle nous les prions de met­ tre fin à notre injuste éloignement. Je l’ai lue et je l’ai signée, dit Michel Papadetos, le petit vieillard du troisième étage. De mon propre retour, la pétition ne dit rien... Pourtant, j’ai apposé ma signature, car j’étais d’accord sur l’essentiel, à savoir qu’il faut que je rentre au plus tôt au pays où je suis né. C’est d’ailleurs mon plus grand désir. Désir que mon âge avancé augmente encore. Quand on est vieux, les désirs doivent être rapidement satisfaits, car la marge est petite... Quant aux autres arguments que la pétition contenait : « Pour consacrer mes forces au déve­ loppement de mon pays... pour mettre à sa disposition les con­ naissances et l’expérience acquises à l’étranger... pour rentrer et 133 ^ voir mes enfants que j’ai laissés quand ils étaient au berceau... pour pouvoir être le soutien de mes vieux parents, qui ont blan- ‘fe chi en pensant à moi... pour réunir ma famille dispersée et redonner la vie à la maison »... et tant d’autres choses... Michel g Papadetos arrête l'énumération et éclate de rire... Un gros rire. Puis il fixe l’étiquette de la petite fiole qui se trouvedt sur la J3 table. g II avait l’air de la lire, mais ne la lisait pas. Il l’avait étudiée ^ et réétudiée tant de fois... Il l’a regardée pendant im bout de temps et des larmes ont brillé dans ses yeux. «... Quand j’étais jeune je ne pleurais jamais. Maintenant, je pleure pour un rien. Avec les années, on laisse tout aller. Etant avocat, avec une longue carrière derrière moi, j’ai vu des tas de choses, j’ai connu des milliers de drames hiunains. Notre métier tient du confessionnal. On frappe timidement à ta porte, le client entre, te dit bonjour, s’asseoit et t’ouvre son cœur. Des milliers de malheurs, complaisamment embellis, édul­ corés. J’ai été initié à des états d’âme complexes souvent impos­ sibles à élucider. J’ai accablé et j’ai défendu des coupables et des innocents. J’ai vu plusieurs fois mon auditoire avoir les larmes aux yeux et ma voix restait toujours inflexible. Mon visage impas­ sible. Maintenant tout est vieux en moi. Pas seulement le cœur... Maintenant j’arrive à pleurer pour des choses que les autres ne trouvent même pas émouvantes ». Papadetos a souri et hoché la tête tristement. «... J’avais de riches réserves, physiques, intellectuelles. Peut- être comme peu d’hommes en ont. Chaque matin, je me levais avec un entrain indescriptible, et l’envie de faire le boulot de dix personnes. Mais depuis seize ans, je ne fais que toucher des rentes. C’est terminé. Maintenant, tout ce qui me reste à offrir à mon retour... ». Il a souri de nouveau. « Je voulais revenir fort, en pleine possession de mes moyens, et comme mon esprit s’est enrichi, s’est épanoui dans tm entou­ rage stimulant, le don que je voulais faire aurait été d’une qua­ lité supérieure. J’aurais été plus utile qu’avant. Mais seize années de force et de santé ont filé dans le vain désir d’offrir. Pendant seize ans je me disais : j'ai encore du temps, je peux encore beaucoup pour cet être adoré qui s’appelle la patrie. Je voyais le village où je suis né se distinguer, bien aménagé, plus beau parmi les autres... Cette année, j’ai changé d’un coup. J’ai cessé de le croire. Le retour a trop tardé. Il a tant tardé que c’est peut-être mieux ainsi. Parce que plus tu aimes, plus tu veux donner. Mais quand les sources ont tari ? Quand tu n’a plus rien 13 4 à offrir ? — Mais vous avez là-bas des êtres qui vous aiment, qui vous attendent impatiemment, que vous adorez, non ? — C’est vrai. Mais pensez-donc, j’ai soixante-seize ans et les gens qui m’aiment et que j’adore ont, l’im 73, un autre 74. L’âge de tout le monde commence par un 7. Ces nombres, je pense, vous expliquent pas mal de choses. Depuis seize ans, je suis torturé par la passion du retoin:, à chaque instant, à l’arrivée du printemps, pendant les longues nuits d’hiver. Je vis tristement mes joies, je suis mélancolique les jours de fête. Une passion sans pitié, qui m’attaque par tous les moyens, me gâche la tranquillité du jour, me prend le sommeil de la nuit. Maintenant ma passion s’accompagne de la crainte constante qu’elle soit sans espoir; que je frappe à des portes que nul n’ha­ bite. Une angoisse faite d’impatience et de hâte. Crainte que les nombres fatidiques grandissent. Nous quatre qui nous aimons, nous marchons tous sur une corde tendue sans filet de sécurité. Et pas seulement pendant les heures de représentation. Vous voyez, au cirque, les spectacles ont un début et une fin. Pour nous, la marche ne s’arrête pas. Même pendant les heures où l’humanité dort, nos coeurs de vieillards peinent ». Il a repris la pétition. «... pour me trouver auprès de mes parents »... Il sourit. « Même au moment où j’étais poursuivi, et où je suis parti, même alors je n’avais plus mes parents. Je les avais perdus très tôt... «... Auprès de mes enfants »... îl a hoché la tête... « Je n’ai même pas ime photo de lui... Peut-être que mes frères ont la dernière qu’on avait prise quand nous étions tous ensemble »... « Vous n’êtes pas le seul dont les enfants ont été tués. Des tas de gens ont été perdus... Il y a des gens, vous le savez bien, qui ont perdu deux, trois, même quatre membres de leur famille. Voilà oncle Thymios qui vient de per­ dre sa fille, nous sommes un peuple de victimes et de sacrifiés. Les ims ont perdu une jambe, les autres les yeux, d’autres leurs enfants. » L’interlocuteur de Papadetos était borgne. Il portait un œil de verre, mais très réussi de forme et de couleur. « Seize ans. En seize ans, on ne peut refaire ime vie. Le retour au pays devient de plus en plus inutile.. Quand on nous l’offrira, on ne saura pas quoi en faire. Nos pieds sont devenus trop lourds. Comment pourras-tu à nouveau te promener sur les lieux aimés, parmi les bosquets, les platanes, les eaux qui jaillis­ sent de partout, parmi les herbes folles, sur les cols des hautes montagnes, là où la route monte vers Notre-Dame, sur les rochers et les grottes de « Tripitis ». Sur les plages de « sahle épais ». Les portails que tu passais avec amour sont maintenant 13 5 déserts, pleins d’herbe, ou ils ont été reconstruits. Tu les cherche­ ras en vain, avec ton cœur de vieillard, tu ne feras plus le plon­ 1^ geon que tu avais l’habitude de faire du haut du « château ». •ts Pour les deux bleus et les mers couvertes d’écume, ta vue est devenue trop basse. Et pour le vin noir, il ne faut même pas en parler. iO En dernier lieu, il ne te restera que ce genre de propos, cha­ cun accompagné d’une révérence, d’une poignée de main, d’un espoir. Un petit coup au cœur, une déception. « Alors, nous avons des espoirs ?» « Je vous remercie beaucoup ». « Quelles sont les nouvelles ?» « Vous êtes donc sûr ?» « C’est seulement une question de procédure administrative ». « Alors il viendra ? Je vous en serais si reconnaissant, faites ce que vous pouvez ». « Mais il y a encore du retard ». En attente, toujours. Peut-être qu’il arrivera, le papier tant désiré, mais il aura autant de valeur qu’un costume de marié pour mes blessés paralysés. Entre temps, nos grands nombres avancent à toute allure, vers un retour d’un autre genre. « Il était poussière et il est redevenu poussière ». J’ai un dossier où je garde les papiers de rapatriement. Chaque mois, tous les deux mois, j’y mets quel­ que chose. Il est gonflé de pétitions, de circulaires, de demandes, de coupures de journaux, de bulletins à remplir... Alors que l’au­ tre retour s’effectue continuellement, invisiblement, sans passe­ port, ni certificat de résidence, ni visa de sortie, ni laissez-passer... Là, les nationaux de tous genres, de toutes conditions, amis ou ennemis, sont rapatriés avec la même facilité. Cerbère fait ren­ trer tout le monde sans examen. A ce retour noble et sans effort, nos grands nombres se rencontreront. Avec des intervalles un peu moins espacés. Il n’y a plus de marges pour d’autres dizaines d’années de torture. Comment sommes-nous arrivés à nous laisser aller à des illu­ sions ? Pour les âges avancés, il n’y a qu’un seul rapatriement. Notre désir nous a aveuglés, notre amour nous a aveuglés, main­ tenant je m’aperçois combien j’ai été ridicule de signer cette pétition.

X O U Dido Sotiriou

Le gosse

Ecrivain déjà très connu, Dido Sotiriou a lutté pour l’émancipation de la femme, et a écrit peut-être le meilleur roman sur la « catastrophe nationale » de 1922. Il s’agit ici d ’un sujet tragiquement actuel : les prisonniers poli­ tiques. ' Le procès dura dix jours au tribunal militaire exceptionnel, et Pantelis Agapitos n’a pas manqué l’audience une seconde. Il s’installait, le corps penché en avant, l’oreille tendue pour ne pas perdre un seul mot. Sa tête chauve, aux os proéminents, le dis­ tinguait parmi la foule. Ses yeux pareils à deux petites perles bleues, ses joues creuses et toutes plissées, son nez en forme de bec d’oiseau, le cou long et maigre, c’était à se demander com­ ment il arrivait à tenir droite cette grosse tête-là. Il était toujours bien rasé, endimanché, vêtu d’xm complet de serge bleue officiel, que visiblement il n’avait porté que peu de fois dans sa vie. Il s’installait avant l’arrivée de la foule et prenait soin de se mettre en face de son fils Anastasis, qui était accusé en même temps que plusieurs autres. Monsieur Pantelis trouvait l’occasion d’échanger quelques mots avec le « gosse » (c’est ainsi qu’il nom­ mait toujours Anastasis) avant l’entrée des membres du tribunal et le début de la séance. — Ce ne sont que des mauvais jours qui passeront. Ton innocence sera prouvée. Ça va de soi. Personne ne s’inquiète. Et pour quelle raison s’inquiéter ? Les avocats de la défense m’ont dit... J’ai été en voir plusieurs... Tout le monde me le garantit... Après tout tu n’as rien fait de mal. Aurais-tu volé ? Aurais-tu tué ? Aurais-tu fait du mal à quelqu’un ? Les gendarmes l’interrompaient. — Allons vieux, ça suffit ! Défense de parler politique... Il y en avait quelques-uns de moins durs. — C’est un père. Il ne parle qu’à son fils. Laissons-le faire. Alors Pantelis Agapitos, s’enhardissant, s’approchait, passait à son fils des petits paquets soigneusement emballés dans des papiers multicolores à cadeaux, noués avec de jolis rubans. — Ta mère a préparé quelques gâteaux au fromage. Elle a 137 étendu la pâte hier. Ces massepains, c'est tante Hélène qui les envoie. C’est « fabrication maison »... Parfois il apportait des chocolats, des bonbons, des cigaret­ tes qu’il appelait « fabrication maison » par la force de l’habitude. ■1) Elle a changé, Despina. Elle se sert même du téléphone, elle n’en a plus peur. Elle donne des coups de téléphone sans arrêt. Elle dresse des plans pour rencontrer le ministre à la sortie de chez lui. Elle est devenue rusée ! Rusée ! Monsieur Pantelis rit pour prouver qu’il ne se fait pas de soucis, que tout cela c’est ime bagatelle et qu’aucun danger ne menace son fils. — Et au magasin nous avons peu à faire, de sorte que ma présence n’est pas indispensable. Ça tombe bien... Il ne voulait pas donner du souci au « gosse ». Il se devait de tout éclaircir pour que son fils ne pense pas comme im mou­ rant : « Pourquoi mon père se trouve-t-il à mon chevet ? » Mon­ sieur Pantelis se mettait en route dès l’aube. Il allait devant les tribunaux fermés. Il faisait les cent pas. Il réfléchissait aux démarches à entreprendre. Il notait sur xm bout de papier pour s’en souvenir. « Qu’est-ce que j’ai pensé dire à l’avocat ? Qu’est-ce que c’était donc ? Qui ai-je pensé aller voir à la fin de la séance ? » Il connaissait tout le monde au tribunal par son prénom. Jusqu’aux femmes de ménage et aux huissiers. Il était le premier à leur souhaiter le bonjour. « C’est encore nous ! » Que faire ? Il les flattait, s’informait de leurs propres soucis, tout en les inter­ rogeant du regard. — Comment ça marche ? Vous êtes-vous aperçus de quelque chose ? Que dit-on sur le procès ? Il paraît que les tribimaux exceptionnels seront supprimés. Les exécutions capitales pren­ dront fin. L’Q.N.U... Les Droits de l’Homme... Certainement, cer­ tainement ! Il posait les questions et se donnait lui-même la réponse. — Et qu’a donc fait mon gosse à moi ? Mais quoi donc ? Il a servi sa patrie. Il a servi le peuple. Là dans mes poches se trou­ vent ses décorations. Qui, oui. Il sortait de sa poche son porte­ feuille bourré de papiers et de photos. — Voilà, regardez ! C’est mon fils ! Il porte Tunifoime de sous-lieutenant. Il était de réserve au front d’Albanie. Il fut blessé à deux reprises ! Citation d’honneur ! Et regardez là. Etudiant, 138 connaissance de trois langues étrangères... Constamment penché sur ses livres... On ne s’apercevait pas de sa présence à la maison. Il n’exigeait rien. Il se débrouillait tout seul pour ne pas fatiguer sa mère... Nous n’avons que lui ! Il est tout pour nous. Quelques-uns ralentissaient le pas en souriant ironiquement. D’autres l’écoutaient avec pitié et tristesse. La plupart précipi­ taient le pas. « Que cherche-t-on par ces jours incertains ? » Ils le quittaient et il continuait à se parler tout seul. Quand le « panier à salade » arrivait et que les prisonniers •enchaînés deux par deux sautaient dehors, Monsieur Pantelis était toujours présent. Le souffle lui manquait à l’idée que le ^osse pouvait se faire du mal. Il se tordait, sautillait à droite et à gauche : « doucement », criait-il, « faites attention ». Il poussait les gens pour se frayer un chemin, se dressait sur la pointe des pieds, et en voyant son Anastasis souriant et fier... — C’est mon fils, disait-il à ses voisins. Mon fils ! Là à droite le grand noiraud aux cheveux frisés, celui en complet gris... Il suivait en courant les accusés, grimpait l’escalier à toute allure, malgré son âge, pour arriver le plus vite dans la grande salle et parvenir à échanger deux paroles avec le gosse. Quand il ne réussissait pas, il restait assis sur le banc, les mains trem­ blantes, fatigué, impuissant à penser tant au bien qu’au mal. Si quelqu’un de ses voisins amorçait la conversation, il se ranimait. — C’est mon enfant unique. Tout ce que je puis faire pour lui est encore trop peu. J’ai été à l’étranger, j’ai peiné pour lui cons­ truire une maisonnette, la meubler pour que rien n’y manque quand la belle-fille s’installera et nous donnera des petits-enfants... Qui s’imaginerait que de tels malheurs nous tomberaient dessus... Que Dieu nous vienne en aide, qu’il ait pitié de la Grèce... Que les pauvres gens ne soient pas plongés dans la misère ! Quand plusieurs parents éprouvés se rencontraient, ils vidaient leur cœur librement : « Il te faut aller encore par là... On dit que cet avocat a des moyens... Cinquante livres or, prix fixe, et cent à deux cents comptant, s’il le sauve... Qù les trou­ ver ? ». « L’avocat ne peut sauver les enfants, va. Cela ne sert qu’à nous faire perdre nos sous... ». « Quoi qu’il en soit... Le désespéré s’accroche à ses propres cheveux pour se sauver... » Le soir. Monsieur Pantelis se couchait à bout de forces. II ronflait tout de suite, il haletait et se réveillait en sursaut. Les soucis le rongeaient; et les soucis, c’est vorace. Despina fixait des yeux le plafond patiemment. Ils ne s’avouaient pas l’un à l’autre qu’ils ne parvenaient pas à s’endormir. C’était pareil quand le gosse était petit et faisait ses maladies d'enfance, quand il se présentait aux examens du lycée, de l’Université, quand il était appelé au service militaire. Que d’angoisses pour élever un enfant, l’éduquer, le rendre apte à vivre dans la société ! Et à présent on 139 g te l’enlève comme cela, pour cause de politique, et tu risques de •g le perdre pour toujours. Les couvertures de laine tirées jusqu'aux oreilles. Monsieur Pantelis et sa femme réchauffaient des souvenirs, de vieilles ima- g ges. Despina se plaisait à se rappeler d’Anastasis bébé faisant ^ ses premier pas, et quand il a dit pour la première fois « papa ». §3 Une fois il avait mal aux oreilles et elle le portait dans ses g bras une nuit entière en le promenant... Et plus tard quand il a eu la coqueluche... il fallait trouver du lait d’ânesse qui était, comme on disait, le meilleur des médicaments. Maigrichon comme il était, les maladies enfantines succédaient les unes aux autres. Rougeole, varicelle, oreillons, jusqu’à l’âge de dix ans où il reprit ses forces et ses parents retrouvèrent le calme. Les souvenirs du père étaient différents : quand il a entendu pour la première fois le gosse, monté sur l’estrade, habillé de sa marinière, déclamer sa poésie les mains jointes. Le maître distri­ bua les prix. « Anastasis Agapitos, fils de Pantelis. Premier prix ! » Et encore, quand il a dû partir pour l’étranger, le gosse en pantalons courts, les yeux humides et pleins de rêve, lui fai­ sant des signes d’adieu du débarcadère. C’est dès lors qu’il s’est mis en tête d’améliorer la société et de rendre la vie belle pour qu’elle vaille la peine d’être vécue... Il s’est jeté sur les livres, les sciences, il veillait des nuits entières, s’amaigrissait. Monsieur Pantelis se tuait pour lui appor­ ter du poisson frais, des côtelettes, du foie de veau, des grenades, qui fortifient la cervelle. Il ne permettait à mouche de voler, à chien d’hurler, à coq de chanter dans tes environs pour ne point déranger l’enfant. Jusqu’au jour où le gosse le taquina : « Père, ne t’en fais pas. Penserais-tu que j’ai encore besoin de tutelle ?». C’était un gosse sage, mûr et modeste. C’est fou tout ce qu’il pou­ vait penser et prévoir. Monsieur Pantelis escomptait la joie de son fils quand il serait bientôt de retour à la maison et trouverait le jardin fleuri. « Père, où prends-tu le temps pour cultiver des fleurs ? Tu te fatigues, tu te fatigues trop pour ton âge... » Me fatiguer, quelle idée... serais-je monté à la lune ? Et après tout, pom-quoi n’y monte­ rais-je pas ? Le couple se levait en plein nuit pour liquider les travaux de ménage afin d’avoir la journée libre pour courir. Et on entendait toute la nuit le va-et-vient des pantoufles. Le jour du jugement arriva. Mère et père se sont cru prêts à affronter ce moment décisif. Tout ce qui était en leur pouvoir aurait été fait. Ils se sont démenés, ont prié, pleuré, fait des pré­ sents de tout ce qu’ils possédaient : cadres, porcelaines, services 14 0 chinois. Ils ont apporté des pots de gardénias, des hortensias. Ils ont déraciné les jasmins et les rosiers de leur jardin. Ils déraci­ neraient leur propre cœur s’ils le pouvaient. Que les gens qui voulaient bien aider soient bénis ! Ils s’entraidaient pour trouver des moyens. « J’ai im cousin qui connaît le parrain du ministre... » « J’ai im ami avocat habitué de la medson du colonel ». « Je con­ nais une dame qui joue aux cartes avec la femme du général ». « Le gendre de mon beau-frère est le frère du député... » Que d’angoisses, que de courses, que de milliers de coups de téléphone pour trouver les gens, les mettre en mouvement, les émouvoir 1 Et que faudrait-il dire à chacun ? Et quoi omettre ? Comment s’y prendre ? Mettre en exécution xm plan, le voir détruit et recommencer dès le début. S’accrocher à im espoir, lui donner coips et le voir finalement se briser entre ses mains comme par enchantement ! Mais qui tient compte de tout cela ? Il suffit que le gosse soit au plus vite hors de cause. Les dan­ gers guettent de tous les côtés ! Et les balles du peloton d'exé­ cution transpercent les cœurs. Les parents dressent l’oreille : « Serait-ce mon propre enfant, cette fois-ci ? » Et voilà qu’à présent le grand moment est arrivé pour Pan- telis et Despina. Comment traverser une telle nuit, mon Dieu ? L’un ayant peur de rencontrer le regard de l’autre pour ne point se trahir. Deux peines accumulées ou bien elles s’amoindrissent ou elles deviennent insoutenables. Chacun a besoin de solitude pour pleurer un peu, dire au gosse quelques paroles tendres à haute voix pour se soulager le cœur. Monsieur Pantelis s’est levé du lit avant même de mouler le matelas de son corps. Il s’est faufilé dans la cave et s’est mis à bricoler. Elle s’est réfugiée vers ses fourneaux. Elle avait l’im­ pression qu’une mouche lui creusait la cervelle, le cœur et l’esto­ mac. Mais quand Pantelis entra dans la cuisine leurs yeux enflés se rencontrèrent. — Quelle heure est-il ? Une heure lourde, intenable. Elle s’effondra en sanglots et se couvrit le visage avec ses mains. Monsieur Pantelis eut les larmes aux yeux, mais sa voix sor­ tit rude. — Qu’as-tu donc à pleurer ? Cela porte malheur ! Et après tout, quelles raisons as-tu d’avoir peur ? Ses mâchoires tremblaient, ses dents tremblaient, ses mains tremblaient. Il posa le « briqui » pour le café sur le feu. Il ouvrit bruyamment les armoires. Il en sortit une grande boîte de ciga­ rettes. Il se mit à fumer. Il y avait dix ans qu’il n’avait plus goûté à ces maudites cigarettes. La nuit était interminable. — Habille-toi, Despina, prépare-toi pour sortir. Allons chez Hélène. J'attends un coup de téléphone... 141 g Ils se mirent en route avant l’aube. Ils ralentirent le pas •g dans le jardin. Le robinet gouttait. Un support du petit jasmin était tombé. Quelques moineaux effrayés s’envolèrent des branches du mimosa. Et la Blanchette se frotta en miaulant plaintivement g contre les jambes de Pantelis Agapitos, qui l’avedt oubliée. Tout ^ était calme, brumeux. Le ciel se trouvait à sa place habituelle, §3 les maisons aussi. Une ménagère lavait hâtivement les marches S de sa maison. Le premier bus démarrait du faubourg lointain, '§ plein d’ouvriers. Comme il serait bon de se mettre en route pour ^ leur petit magasin. Jusqu’à quand, mon Dieu, les gens se charge­ ront-ils de fardeaux trop lourds pour leurs épaules ? Le tribunal de guerre était en séance depuis le matin. Il était six heures du soir et ça continuait. Les parents formaient un groupe serré, les yeux effrayés, la gorge sèche. Ils promenaient leur regard sur les sièges vides où hier encore leurs enfants étaient assis. Ils regardaient les sièges des juges, le crucifix sur le mur, ils regardaient les portes fermées. Que se passait-il là der­ rière ? Quelles décisions seraient prises ? De temps en temps une porte s’ouvrait bruyamment. Quel­ qu’un sortait. Les yeux le suivaient, cherchaient à deviner. Un juge de tribunal se rendait régulièrement au corridor pour télé­ phoner. Il paraît qu’il ne voulait pas être entendu par ses collè­ gues. Monsieur Pantelis le surprit. — Comment est la température de l’enfant ? demandait-il à sa femme. Prend-il régulièrement son antibiotique ? Toutes les six heures, exactement, ni plus tôt, ni plus tard. Tu me suis ? Et ne t’en fais pas, c’est passager. Donne-lui à boire du jus de meri­ ses. Je serai en retard ce soir... M. Pantelis soupira avec soulagement. « Ils sont comme nous, quand même. Des hommes qui ont des enfants, des soucis, de la tendresse. » Il reprit espoir. « Qu’ai-je donc contre ce père et que peut-il avoir contre moi ? » L’angoisse augmentait avec l’heure. Quelques mères se rendi­ rent à l’église de Chryssospiliotissa alliuner un cierge et une autre raconta un rêve sombre qui terrifia tout le monde. Que Dieu les guide ! — Et même s’ils décident la mort, ils ne sont pas exécutés si les voix sont partagées, deux contre trois, disons... Us faisaient un mélcinge de tout, des lois avec les « moyens », des pressentiments avec l’espoir et le désespoir. Cinq, six autres parents se tenaient à part en discutant. Leurs enfants avaient fléchi. On ne pouvait pas comprendre s’ils ressentaient de la 142 honte ou du soulagement. — Qu’est-ce que ça leur fait à eux ? Ils n’ont pas de soucis à se faire, ils peuvent dormir tranquillement ! — De nos jours la certitude va avec la honte... Il y eut du bruit dans la salle, on déplaçait les sièges bruyam­ ment. A vos place ! Le verdict ! Un silence de mort régna dans la salle. Les juges militaires se tenant debout, là-haut, devant leims sièges, les gens se tenant debout, en bas, aux places qu’on leur a assignées. Les jambes tremblent, les cœurs tremblent, les dents s’entrechoquent, les tambours roulent, les cloches sonnent. Un oiseau noir plane au-dessus de la salle... La mort, la mort, la mort ! Ah ! l’intenable douleur. Venez à l’aide de l’homme, donnez-lui un appui, donnez- lui de la force pour la supporter ! Ce fut la tornade, la pluie, la fin du monde ! Cède la place, Dreyfus. Il y a xme nouvelle récolte. La graine à deux mètres sous terre... Les nœuds de la nuit suspendus aux arbres. Non ! Où trouverez-vous assez d’eau pour effacer la douleur et le sang ! L’engrenage de la haine s’est émoussé. Des cadavres, encore des cadavres ! L’histoire fait la grimace. Faites venir des nouvelles âmes. Et attention à vos doigts pour qu’ils restent propres. Pro­ pres à créer... — Allons nous-en, Despina ! — Mais où aller ? — Vraiment, où peut-on aller ? Les petits vieux ont froid, ils se replient sur eux-mêmes en traînant les pieds. — Occupons-nous du sursis ! — Courons ! — L’O.N.U... Les Droits de l’Homme... — Sauvons les enfants ! La douleur est grande ! Pantelis et Despina assis sur deux chaises, immuables, muets, les yeux rouges et autour d’eux le noir. Du noir, rien que du noir. Et quand le jour arriva, Pantelis se leva et sa femme l’imita. Ils commandèrent à leurs membres paralysés de bouger. — Femme, apporte les titres de propriété de la maison... Donne le magot, tous tes bijoux. Elle secoua la tête, ouvrit des grands yeux pour mieux com­ prendre, partit pour la chambre d’à côté, ouvrit le tiroir et, en tendant les mains, s’effondra en sanglots ; « Bravo, Pantelis, bravo, tu n’a pas perdu la tête, tu peux encore raisonner, tu te mettras de nouveau en marche. Dépense jusqu’au dernier sou, mais sauve-le... » Elle prit entre ses mains les titres de la maison, deux bagues solitaires, un montre antique en or suspendue à tme 14 3 g grosse chaîne et vingt livres or (elle mit de côté le crucifix du •g baptême du gosse). Elle porta soleimellement tout cela et les 'fe remit entre les mains de son mari. — Fais ce que Dieu te dicte... g Pantelis savait qu’il était encore trop tôt pour trouver les ^ gens à leur travail, mais ne supportait plus de rester les mains croisées. Pouvait-il rester à maudire son sort quand le gosse se S trouvait en danger ? 11 se souvint qu’une fois, il y a deux mois de cela, quand Anastasis se trouvait en prison à Corfou, U acheta et ^ mit à la poste un périodique américain. Un parent lui dit le soir : — Dis donc, Pantelis, tu n’as pas remarqué que sur la cou­ verture se trouvait la photo d’un général russe ? — Que dis-tu, tu penses que ça pourrait lui nuire ? Que ce sera employé contre lui ? — Qui peut le dire, par des temps pareils... M. Pantelis se précipita à la poste. Il passa par tous les bureaux, visita tous les chefs de services. « Les enfants, il faut ouvrir le sac postal, il le faut ! C’est une question de vie ou de mort. C’est pom: mon fils, pour mon gosse... » Finalement il réussit. Le sac postal fût ouvert et le périodique retiré. Et à présent, se résignerait-il à attendre ? Il sortit au jardin se rafraîchir la tête et s’éclaircir les idées. Les roses répandaient leur parfum. Dans sa pensée il confondait les bouquets de mariage avec les couronnes d’enterrement. « Tiens fort, mon cœur, tiens fort! La mort t’accorde trois jours, seulement trois ! » Il partit à pied. Les transports n’avaient pas encore pris leur service. Tout d’un coup une peur le saisit. Il manquait un titre de la maison. « Mais est-ce pour un chiffon de papier que tout sera gâché ? Nous ferons faire encore ce titre-là ! A présent j’ai besoin d’argent. Moi, monsieur, je t’offre le sang de mon cœur. Peux-tu t’imaginer comment j’ai fait cette maison ? Non, tu ne le peux pas. En hiver tu auras du soleil, en été tu te mettras avec ta famille sous la vigne à boire ton petit café. Quand je rentrais, moi, de mon travail, sais-tu ce que je faisais ? Je passais mes habits de travail et me mettais à jardiner. Je plantais des jacinthes, des violettes, des pois de senteur, des pensées. Je semais des petits oignons, des laitues, de la sauge, du cerfeuil. Acheter des légumes ? Jamais. Les produits de ton propre jardin ont une douceur toute particulière ». « C’était une bonne idée, père, de planter ce petit jardin. Bien qu’il soit petit, rien n’y man­ que ! » Et qu’est-ce que c’est pour moi, la maison ? Qu’est-ce que c’est pour moi, le jardin ? Qu’est-ce que ça me fait ? Pourvu que je sauve le gosse ! Le troisième jour arriva. Seule la loi peut fixer des délais qui 14 4 séparent la vie de la mort. Il ne restait plus de portes où frapper. d’escaliers à grimper. Il ne restait que le chemin qui mène à la prison. Là devant ils se tenaient. Ils questionnaient et cherchaient à savoir quand on leur permettrait de faire leurs adieux au gosse. Ils tremblaient de peur de ne plus résister, de mourir là devant, de donner ce dernier coup au gosse. Ils préparaient et mettaient en ligne deux, trois belles paroles à lui dire, qu’ils trouvaient ensuite fades et pauvres. Quelle lan­ gue a des pcuroles qui suffiraient à fciire des adieux à son gosse ? Comment peut-on les laisser l’emporter vivant et placer son cœur en face du peloton d’exécution ? Et qui donnerait le signal « Feu » ! Qui le pourrait ? Frères ! Enfants de la Grèce, nos enfants à nous ! — Despina, pour l’amour de Dieu, je dois vite partir, j’ai oublié une réponse. S’il arrive que tu entres la première, ne te laisse pas faiblir. Et dis-leur que je garde mon droit d’entrée. Ils ne peuvent m’en empêcher... As-tu compris ce que je t’ai dit ? Il sauta dans un taxi et disparut. L’heure avançait et quand un gardien sortit au seuil de la porte en fer et appela : — Pantelis et Despina Agapitou ! Entrez ! Despina vit un taxi arriver et Pantelis s’élancer comme un fou dans la pièce des visites et de ses lèvres blanches sortit le grand mot : — Mon enfant ! La maison et toi, vous avez reçu le sursis ! Le sursis ! Traduction : Marie Ciompi.

D D O O R I O U marxitm* MllitMii

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