Jacquot de Nantes

de Agnès Varda FFICHE FILM Fiche technique

France - 1991 - 2h - Couleur et N. & B.

Réalisateur : Agnès Varda

Scénario : Agnès Varda d’après les souvenirs de Jacques Demy

Musique : Joanna Bruzdowicz et 20 chansons d’époque

Interprètes : Philippe Maron (Jacquot 1) Edouard Joubeaud (Jacquot 2) Résumé Laurent Monnier (Jacquot 3) Brigitte de Villepoix Le petit Jacques Demy a de la chance : sa passion pour le cinéma. Non content de (Marilou) prime enfance, dans les années trente, est fréquenter la salle la plus proche avec une marquée du sceau de l’insouciance et du assiduité qui ne se dément pas, le jeune Daniel Dublet bonheur. Son père, garagiste, sa mère et homme entreprend de faire lui-même (Raymond) son petit frère l’entourent de toute l’affec- quelques essais en 8 mm. Son père, qui Clément Delaroche tion dont on peut rêver. Et rêver, justement, juge cette passion quelque peu déplacée, Jacquot aime cela. Rien ne l’attire davan- lui fait étudier la mécanique. Mais l’obsti- (Yvon 1) tage que le théâtre de marionnettes qui nation de Jacques a raison de cette résis- Rody Averty permet à son imagination de vagabonder. tance somme toute compréhensible. Alors (Yvon 2) La guerre ne modifie pas réellement cette que la guerre a pris fin et que la vie a peu à prédisposition au bonheur, même si les peu repris ses droits, le jeune garçon brûle Hélène Pors bombardements de 1943 lui inculquent un comme jamais de devenir cinéaste : il (Reine 1, la petite voisine) dégoût durable pour la violence. Son atti- convainc son père de le laisser partir pour rance pour le théâtre se mue peu à peu en Paris...

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Critique Un film de, pour et par crètes, à l’apprentissage d’un métier, à Jacques Demy l’éclosion d’une sensibilité. Il nous fait pénétrer dans le grenier des souvenirs d’enfance avec la même simplicité et la Jacquot de Nantes est plus qu’une L’histoire du cinéma est avare même sûreté de main que celles du évocation : c’est la genèse d’une pas- d’exemples de films tournés par un Sabotier du Val de Loire creusant ses sion peu commune. Celle d’un enfant grand cinéaste en hommage à un autre mortaises. pas tout à fait comme les autres qui grand cinéaste. Il y a, bien sûr, Chris devient sous nos yeux l’un des plus Marker s’attachant aux pas d’Akira Du fugace à I’éternel grands cinéastes de sa génération. Tout Kurosawa, ou Wim Wenders à ceux de le talent d’Agnès Varda est d’avoir su, Yasujiro Ozu. Ni l’un ni l’autre, pourtant, Quand Jacquot devient Jacques, elle tout en conservant le charme de la chro- si estimable que soit leur démarche ne s’arrête, en nous incitant, par un doigt nique, nous entraîner dans cette pas- sont allés aussi loin, dans la voie de la pointé vers la gauche, à aller juger sur sion. Rarement film était parvenu à nous fidélité, de l’émotion rentrée, de l’intelli- pièces du talent de celui qui n’a plus plonger avec autant de clarté au cœur gence des racines, de l’investigation en besoin de son intermédiaire. Etrange et du processus de la création artistique. profondeur d’un artiste et de son œuvre, troublant va-et-vient du passé au pré- La pédagogie rejoint d’ailleurs l’art de la clarté et de la franchise du regard, sent, du noir et blanc à la couleur, de quand la réalisatrice se met à illustrer qu’Agnès Varda mettant ses pas dans l’enfance à l’homme, du fugace à l’éter- les repères biographiques ou artistiques les pas de Jacques Demy. Elle avait le nel. La mort peut bien accomplir son de Demy par des morceaux choisis de choix entre deux attitudes : faire un film inexorable travail de sape, la vie son œuvre. Sont édifiées les passerelles d’Agnès Varda, plein de grâce et de fan- l’emporte, haut la main. qui relient la vie du cinéaste à son uni- taisie comme à son ordinaire, émaillé de «Il est revenu... c’est merveilleux», vers enchanté... Nous faisons ainsi private jokes, qui nous eût comblés mais comme chante la sorcière d’Une connaissance du «véritable» sabotier du quelque peu gênés aux entournures ; ou chambre en ville. Avec ce film, val de Loire ou nous comprenons l’attrait faire un film de, pour et par Jacques Jacques Demy revient parmi nous, il de la mer, et par là-même de l’inconnu Demy. C’est la seconde option qu’elle a nous regarde, il nous sourit par-delà la chez tout Nantais qui se respecte... prise, et on ne l’en louera jamais assez. mort, et nous contemplons, fascinés, Mais Jacquot de Nantes n’est pas Elle s’est complètement effacée devant cette peau indéfiniment caressée, cette pour autant cette «explication de texte» l’homme qu’elle a connu, et aimé autopsie à cœur ouvert qui est d’abord tant redoutée par les écoliers d’hier et jusqu’à la dernière minute, elle s’est un splendide poème d’amour. d’aujourd’hui : si les clés de l’univers du faite son humble exécutrice testamen- Claude Beylie cinéaste nous sont offertes, c’est taire, son porte-serviette, sa Marie- Cinéma 91 n°478 d’abord pour nous faire partager son Madeleine essuyant une larme sur son amour de la vie et des êtres. A cet visage ravagé. Le résultat est tout sim- égard, le film doit également se voir plement bouleversant, de la première à comme une déclaration d’amour, la dernière image. Contrairement à ce que l’on a beaucoup pudique et admirable, faite par Agnès dit, Varda ne raconte pas ici les souve- Varda à l’homme qui a partagé sa vie et Un splendide poème d‘amour nirs d’enfance de Jacques Demy. Elle qui n’est plus. Loin de déparer, les cherche à retrouver ce qui fait la conti- quelques séquences où l’on voit Demy Elle a fait cela sans une once d’affète- nuité du rêve d’un homme d’âge mûr, (parfois filmé en très gros plan) au soir rie, sans les trémolos de caméra qu’on qui vit à côté d’elle et dont elle part, non de sa vie apportent une émotion supplé- eût pu craindre. Elle l’a fait dans la joie, pour reconstituer un passé mais pour mentaire. Jacquot de Nantes est un en nous faisant oublier la mort omnipré- peser, au creux de quelques images, le film rare, d’une densité peu commune. sente, en filmant des enfants qui jouent, projet d’une vie. «Il larguait ses amarres. Ce qui n’exclut pas une certaine légè- qui bricolent, qui sourient quand ils vien- Jacquot, doucement, devenait Jacques» reté de ton, porteuse de ce petit rien qui nent de découvrir un sens à leur vie. Elle dit-elle avec tendresse lorsque l’adoles- s’appelle peut-être le bonheur. a remonté le cours de l’histoire en dou- cent commence à affirmer ses choix. Yves Alion ceur, reconstitué une époque plus vraie C’est ce «devenir doucement», cette Saison Cinématographique 1991 que nature, remis à l’heure gaie la pen- continuité qui pince un peu le cœur, dule infernale du temps. Son film nous maintenant que l’on sait que cet homme fait assister, par petites touches dis- va mourir et qu’il ne s’agit plus que de

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mettre bout à bout ses rêves et ses mor- Jacques… Des souvenirs en vrac et des peut voir de Jacques : son visage, ses ceaux de films. Pour Jacquot de lambeaux de poèmes me passent par la mains, ses yeux». Nantes, Agnès Varda retrouve l’état de tête. «Tes yeux dans lesquels nous dormons grâce et d’amertume qui hantait Cléo Et ma mémoire oscille entre l’ardeur et tous les deux...» Paul Eluard de 5 à 7, lorsque la mort annoncée vient l’erreur. Agnès Varda, le 22 novembre 1990. éclairer d’une même lumière les instants Je veux cependant donner des nouvelles Dossier Collège au Cinéma n°42 d’aujourd’hui et les heures passées. La de Jacques Demy en 1990. Des nou- gourmandise y est aussi forte, de l’être- velles de son travail, qui est devenu là, de sa présence et du partage, mais notre travail, peu à peu. les souvenirs y sont aussi le signe de Il avait dû ralentir le rythme. Il peignait l’absence. Le montage mêle admirable- (il avait depuis 4 ans travaillé en acadé- La réalisatrice ment à la reconstitution d’époque des mie, pris des cours de dessin). Il voulait gros plans de la peau de Demy, de ses apprendre par le début, copier les yeux, de son visage, comme pour inscri- maîtres, être modeste. Il était inspiré re dans la représentation de son adoles- par les plages, les rivages, les couples cence la présence physique la plus nus. Et aussi par les pylônes de haute immédiate de l’homme d’aujourd’hui. tension. Tout le film est porté par ces va-et-vient De plus en plus, surtout tôt le matin, il apparemment arbitraires, sans protocole me parlait de son enfance. de passage, qui donnent une formidable Il s’est mis à prendre des notes puis à unité à l’existence de Demy. Non pas à écrire à l’ordinateur, sur son écran colo- sa trajectoire, non pas à sa carrière, car ré. Il en profitait pour composer des cou- ce n’est pas de logique qu’il s’agit ici, leurs sur les palettes de son programme mais bien d’une persévérance de l’être graphique. et de son rêve quotidiennement vécu. Il avait trouvé le ton : il racontait au Née à Bruxelles en 1928, Agnès Varda Les entrelacs des voix off - parfois passé simple, chronologiquement, et de grandit à Sète puis suit ses études à Varda, parfois Demy -, des dialogues et façon détaillée. Et moi qui croyais avoir Paris. Elle débute en tant que photo- des souvenirs, I’utilisation non systéma- tout entendu déjà, je découvrais des graphe du T.N.P. à l’époque de Jean tique de la couleur (laquelle ne se rap- anecdotes, des précisions et les noms Vilar. Situé à Sète, son premier film, la porte pas uniquement, comme on aurait de ceux qui avaient joué les seconds Pointe courte, est perçu comme nova- pu trop conventionnellement l’attendre, rôles. teur et annonciateur de la Nouvelle au temps présent) produisent cet effet Jacques se plongeait avec un total déli- Vague. La réalisatrice s’écarte de la nar- étrange d’un temps aux plis multiples, ce dans sa vie d’enfant, il racontait son ration traditionnelle, faisant surgir la vé- qui dénie à la simple linéarité le mono- désir de faire du spectacle, il parlait du rité du réel, mêlant souvent le reportage pole d’une vie. guignol qu’il fréquentait assidûment, à la fiction dans des documentaires sub- Vincent Amiel des opérettes vues dès l’âge de 6 ans, jectifs qui deviendront sa spécialité. On Positif n°365 - 366 Juillet Août 91 et du premier film qu’il a vu : Blanche l’a ainsi surnommée la documenteuse. Neige. Dans tous ses films (fictionnels ou non), Juin 90 : Jacques ne va plus au cinéma elle aime choisir des détails significatifs depuis des mois. Mais on veut voir de la vie quotidienne, révélateurs de Propos d’Agnès Varda Nouvelle Vague. On est heureux. sentiments et d’émotions. Cette Pendant le film et après. On en parle démarche se retrouve par exemple dans beaucoup ensuite, on parle de Jean-Luc, Cléo de 5 à 7, deux heures dans la vie de son cinéma, du chemin qu’il a fait d’une femme qui attend avec angoisse Vers le visage de Jacques pour dire l’alliance (parfois douloureu- les résultats d’un examen médical se)entre un homme et une femme… important. Deux heures où tout sera «Ma tête écrit des mots sans crayon. Moi j’aime qu’il désigne la nature et son perçu subjectivement par elle comme Mon cœur bat des battements hors ordre, la beauté des arbres. C’est le der- des présages de maladie et de mort. série. Ma main tremble parfois et mes nier film que Jacques a vu. Cinéaste indépendante (elle est sa genoux sont en coton. Dans la cour, rue Daguerre, en juillet, je propre productrice), elle reste en marge Comment écrirais-je un hommage ému à filme de très près ce que tout le monde de tout courant et poursuit son objectif :

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donner à voir la réalité en prenant des Filmographie Les Créatures 1966 distances avec le réel par une représen- tation personnelle. Pour ce, elle inter- Loin du Vietnam 1967 vient fréquemment en tant qu’auteur par Courts métrages : ses commentaires - jeux de mots - qui Lions Love 1969 enrichissent l’image d’un contrepoint O saisons, ô châteaux 1956 verbal. L’une chante, I’autre pas 1977 Agnès Varda est fascinée par les margi- L‘Opéra-mouffe 1958 naux dont elle aime explorer les qualités 1981 humaines, comme dans Sans toit ni Du côté de la côte loi, longue errance d’une fille à la dérive Documenteurs interprétée par Sandrine Bonnaire. Elle La Cocotte d’Azur 1959 continue à fouiller au fond des êtres et Ulysse 1982 des choses en guettant l’inattendu et le Salut les Cubains 1963 Iyrisme, faisant surgir leur essence en Sans toit ni loi 1985 dehors de tout psychologisme. Elle Elsa 1967 entrecroise constamment document et Jane B 1988 fiction, les rendant indissociables et Uncle Janco 1968 complémentaires. Elle réalise pleine- Kung Fu Master ment dans cet esprit le portrait-collage Black Panthers de Jane Birkin dans Jane B par Agnès Jacquot de Nantes 1991 V. Sous forme de puzzle, elle met en Daguerréotypes 1975 scène l’actrice et elle-même, élaborant Les cent et une nuits 1995 de véritables dialogues où elle se révèle autant que son sujet. Au cours du tour- Longs métrages : nage, Jane Birkin lui suggère le sujet de Kung-Fu master (la passion interdite 1954 entre une femme et un garçon de quinze ans). Tourné dans la maison de Birkin Cléo de 5 à 7 1962 entourée de ses propres filles, interprété par le fils de Varda, ce film devient une Le Bonheur 1965 histoire de familles, pudique et troublan- te. Cette frontière fragile entre documentai- re et fiction, Agnès Varda la brise totale- ment dans Jacquot de Nantes. En révélant les sources d’inspiration et la naissance de la vocation du réalisateur Jacques Demy, elle réalise un hommage émouvant à l’homme qui a partagé sa vie depuis 1959. Dossier Collège au Cinéma n°42

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