Le curé d'Aleyrac prieur et brigand

Roberto Emilio Caleri

Le curé d'Aleyrac prieur et brigand

Tome 1

La Mirandole Pascale Dondey - Editeur DU MEME AUTEUR

Dans la série policiers : Aux Editions La Mirandole : - Les 7 Clefs ou le Trésor de . Aux Editions Le Roman Contemporain : - Montélimar Connection ou Drôle de Pastis.

© La Mirandole - B.P. 101 - 30130 Pont-Saint-Esprit 1 trimestre 1994 à mon épouse. Cet ouvrage est un roman historique dont l'inspiration est basée sur des événements rigoureusement authentiques, même si l'auteur a pu prendre quelques libertés entre les lignes. Les personnages cités, dans leur presque totalité, ont bel et bien existé sans que leurs noms n'aient été d'aucune façon alté- rés, même s'ils ont pu ne pas être tout à fait tels que l'auteur les décrit. Seuls quelques figurants d'importance mineure sont fic- tifs.

PREFACE DE l'AUTEUR

Que le lecteur me pardonne cette préface. Il me fallait apporter quelques précisions à son intention. Bien que ce livre soit un roman, les faits relatés sont ab- solument authentiques, même si les liens établis entre les per- sonnages peuvent être le fruit de l'imagination de l'auteur. Cet ouvrage comportant dans son ensemble un nombre de pages fort important, j'ai décidé d'en faire deux tomes : - le premier « La Terreur rouge » 1 couvrant la période de 1793 à 1796 ; - le deuxième « La Terreur blanche », pour la période de 1797 à 1800. Mon roman n'est pas uniquement l'histoire de Jean-Joseph RAYMOND curé d'Aleyrac. Elle se veut aussi celle de la région dans laquelle il a vécu, à cheval entre le midi de la Drôme et le Comtat Venaissin. On ne peut pas comprendre les réactions d'un individu hors de leur contexte. Dans le premier tome le curé d'Aleyrac ne fait que quel- ques apparitions. C'est d'abord l'histoire de Valréas, de la com- mission populaire d'Orange, de la naissance de la Chouannerie dans l'Enclave et du mouvement royaliste, duquel RAYMOND sera l'un des chefs. C'est aussi, et surtout, l'histoire des chagrins, des deuils, des haines, des amours et des vengeances de Joachim PIALLA DES ILES, dont nous suivrons les aventures tout au long de ce récit. Ce sera seulement dans le deuxième tome que les actions d'éclat du curé d'Aleyrac et de nombre de ses paroissiens pren- dront de l'expansion. 1. On désigne ainsi la Terreur, prise comme mesure contre les ennemis réels ou supposés de la Révolution, par opposition à la Terreur Blanche qui sera le fait des royalistes et des brigands. Après mon roman « Les Sept Clefs ou le Trésor de Gri- gnan », écrire celui-ci me revenait d'office. Car, s'il ne s'agit ni d'un sujet, ni de circonstances similaires, les lieux d'action sont les mêmes, et presque le même, à quelque deux siècles de dis- tance, un des personnages. Il s'agit là d'une pure coïncidence, car c'est en progressant dans mes recherches que quelques similitudes avec « Les Sept Clefs » me sont apparues. Je n'y pouvais plus rien : il m'était impossible de modifier un récit fictif déjà publié et encore moins de jouer avec des événements historiques. Mais ceci montre qu'il existe des tâches auxquelles l'on doit être prédes- tiné. Le 11 août 1991, avait lieu, à Malaucène, la manifestation « Artistes au Village ». Avec d'autres écrivains, je participais à une séance de dédicaces organisée à la Maison de la Presse par Bernard OLIVE. A midi, après quelques péripéties, je me suis retrouvé at- tablé avec d'autres convives au restaurant la Chevalerie. Cathe- rine et Jean-Jacques HOUDY, ses propriétaires, nous y avaient invité à apprécier leur excellente cuisine. Il y avait là trois or- ganisateurs des festivités 2 et, quant aux écrivains, en attendant Marie CARDINAL, nous n'étions que Simone CHAMOUX et moi. A propos de mon roman policier, cette dernière m'a dit : - Grignan ! Mais vous avez un personnage fabuleux, à Grignan ! Le curé d'Aleyrac. C'est ainsi qu'elle m'a fourni les premiers détails sur les aventures de l'abbé Jean-Joseph RAYMOND, curé d'Aleyrac, dont je me souviens avoir entendu parler à une ou deux occasions antérieures. D'après les contes de sa grand-mère, c'était un fabuleux brigand ayant vécu à l'époque de la Restauration. Il aurait été l'amant d'une marquise de Grignan, qui le renseignait sur les voyageurs de la région afin d'attaquer les diligences et en dé- trousser les occupants. Ses complices avaient été pris et pen- dus. De lui, l'on n'avait retrouvé, dans les bois, que le corps à moitié dévoré par les loups. J'ai découvert depuis que l'histoire réelle n'a rien à voir avec ce conte. A travers le temps, l'imagination populaire avait fait son œuvre.

2. Myriam BERTRAND, son époux, Henri, et Olivier PEYRE. Mais, l'ayant gardé en réserve dans mes souvenirs, ce ré- cit m'est revenu tout à coup à l'esprit en février 1992. De cette époque date mon véritable intérêt pour des événements qui sont encore présents dans nombre de mémoires du Midi de la Drôme et de l'enclave des Papes. L'histoire réelle s'est passée pendant la période de la Ré- volution, entre 1789 et 1800. Elle appartient maintenant pour beaucoup à la tradition orale de la région. Encore vivace dans quelques familles, elle risquait de tomber dans l'oubli, mainte- nant que les traditions orales vont disparaissant. Mais ce que les esprits conservent, ce ne sont que des légendes colportées par quelques écrivains du siècle dernier. L'un d'eux avait fabri- qué un faux et les autres lui ont emboîté le pas. Peu de publications ont traité du sujet. Malgré mes re- cherches, je n'ai trouvé que des récits parcellaires intégrés à des panoramas plus vastes de l'époque et de la région. Il s'agit d'ouvrages disparus du commerce, généralement anciens, que l'on peut retrouver dans les archives ou dans les fonds locaux des bibliothèques régionales. Je me suis donc attelé à une tâche qui, au début, m'ef- frayait un peu : la recherche documentaire dans les archives publiques. Je rends grâce aux divers archivistes et employés de mairie que j'ai rencontrés, pour l'aimable accueil que j'ai reçu et les facilités qui m'ont été faites. J'adresse à tous mes remer- ciements en fin d'ouvrage. La documentation annexe étant par trop importante, j'ai renoncé à l'intégrer à mon roman. Elle fera peut-être l'objet d'une publication ultérieure. Je me suis limité à fournir ici une « Chronologie des événements » et un « Index des personna- ges », avec quelques détails biographiques sur ceux ayant le plus de relief. Les personnages fictifs de ce récit sont peu nom- breux. Je les ai nommément désignés. Mais il s'agit surtout de comparses vite escamotés. Tous les autres sont réels et pour- ront être retrouvés sur les registres paroissiaux ou les docu- ments officiels de l'époque. J'ai intégré dans le corps du roman plusieurs extraits de documents authentiques. Ces citations sont en italique, entre guillemets. Dans tous les cas j'ai gardé l'orthographe originale. Leurs fautes ne me sont donc pas imputables, ayant déjà assez à faire à assumer les miennes. Pour situer la chronologie des événements, j'ai daté cha- que chapitre du roman. Une partie de l'histoire se passant pen- dant une période où le calendrier républicain était en vigueur, il m'a semblé plus utile, pour la compréhension du lecteur, de donner simultanément les dates correspondantes du calendrier grégorien. C'est ce qui explique la double datation en tête des chapitres, entre octobre 1793 et la fin du récit. En ce qui concerne les lieux de notre histoire, je dirais qu'ils sont circonscrits à l'intérieur de plusieurs cercles. Ils vont, du cadre général de la Révolution française à ceux englo- bant la région des départements de Vaucluse, de la Drôme et de l'Ardèche, puis les zones de l'enclave des Papes, de la Val- daine et du district de Grignan, limitrophes du minuscule point qu'est la commune d'Aleyrac, où tout finit par se concentrer. Pour ceux qui ne sauraient pas où Aleyrac se trouve, je dois donner quelques explications. Aleyrac n'est pas un village, pas un hameau, mais un ensemble de fermes isolées regroupées en commune. Ses habitants sont aujourd'hui une cinquantaine, comme à l'époque qui nous intéresse. Il est situé sur l'itinéraire vert bis de Valence à Avignon, sur la départementale 9 entre Cléon-d'Andran et Grignan, anciennement appelée route d'Al- lemagne ou chemin ferrât Il est inutile de rappeler ce que la Révolution française a représenté et continue de représenter pour nombre de peuples opprimés. Pour la première fois de l'histoire de l'humanité, tous les individus devenaient, du moins dans les principes, égaux en droit au regard de la loi. Et cela après plusieurs siè- cles de despotisme, d'obscurantisme, de privilèges et d'abus de toute sorte dont nobles et haut clergé étaient les responsables et les bénéficiaires. La Révolution a fondé les bases de nos démocraties ac- tuelles, qui, comme disait CHURCHILL, de toutes les formes de gouvernement est la moins mauvaise. Mais la Révolution a accouché également de la Terreur, du Directoire et de Napoléon. Elle a drainé dans son sillage toute une galaxie d'opportunistes, de profiteurs, de gens sans scrupules, qui, sous le manteau des principes révolutionnaires, ne servaient que leurs desseins d'enrichissement, de domina- tion, de revanche, d'assouvissement de vengeances dicté par la jalousie ou l'intérêt. Ces individus, organisés au sein de socié- tés ou clubs des « Amis de la Liberté », préfigurant les Comités de Surveillance de si triste mémoire, régnaient en maîtres sur les communautés, avec le pouvoir exorbitant de vie ou de mort.

3. Bien que le calendrier républicain parte du 22 septembre 1792, sa mise en application n'est entrée en vigueur qu'à compter du 5 octobre 1793, date de son institution par la Convention nationale. Il sera de nouveau offi- ciellement remplacé par le calendrier grégorien le 1 janvier 1806. 4. Ainsi appelé, car il était revêtu de scories de fer. La presque totalité de ces comités dans nos régions sem- blent avoir été aux mains de gens qui volent et extorquent tout ce qu'ils peuvent, rançonnent les suspects, usent et abusent de leurs charges et font mille vexations au reste de la population. Indiscutablement du beau monde ! Ce n'est pas sans raisons que Madame de STAEL disait un jour : « Quand j'entends crier vive la liberté, je me demande toujours qui on va mettre en prison. ». Et si cela n'avait été que la geôle et non pas l'écha- faud ! Il est indéniablement des périodes qui favorisent la remon- tée à la surface des plus bas instincts de certains individus. C'est là seulement qu'ils osent se montrer sous leur véritable jour. Celle de la Révolution, avec l'apogée de la Terreur, en a été une. Comme celle, plus près de nous, de la Collaboration avec les Nazis. L'époque qui nous concerne déborde de ces compères. Mon roman est leur histoire aussi. Dans ce contexte, il est compréhensible que la révolte ait animé un nombre considérable d'esprits de l'époque, parmi lesquels figure l'abbé Jean-Joseph RAYMOND. C'est également le cas de Joachim PIALLA DES ILES, de la grande majorité des Valréassiens et de tout le Haut-Comtat en général. On pourra être étonné de l'orthographe changeante du nom du curé d'Aleyrac, écrit tantôt Raymond, tantôt Reymond. L'orthographe véritable est Raymond. Ceci apparaît indis- cutablement de la signature de l'intéressé et de son extrait de naissance. Quant à l'autre, elle est le fruit des transcriptions des différents greffiers.

pardonnons nous réciproquement nos sottises c'est la première loi de la nature. Voltaire, Dictionnaire philosophique, Tolérance.

Première partie

La terreur rouge en Comtat Venaissin

CHAPITRE I

La Noce Aleyrac, mardi gras 5 février 1793

La noce battait son plein. D'habitude, la cuisine, avec ses quatre mètres sur sept, sa grande cheminée, paraissait spacieuse. Mais là, avec tant de monde, on avait l'impression d'étouffer comme dans une mar- mite, alors que dehors le froid mordait. L'union de Rose Thomas et de Joseph Rouvier avait eu lieu le jour même, à trois heures de l'après-midi. Les visages étaient cramoisis, la boisson et la chaleur hu- maine aidant, car, dans l'âtre, seuls quelques restes de bûches rougeoyaient. La mariée, dix-neuf ans à peine, émoustillée par les aga- ceries de son époux, enivrée à la pensée de la nuit qui l'atten- dait, était encore plus écarlate que les autres. Aussi par le con- traste du blanc de sa robe avec l'incarnat de la peau. Toute sa famille était là. Blaise, son père, la soixantaine sonnée, veuf, voûté et taciturne, son frère Jean-Louis et sa femme, ses deux sœurs, leurs époux et tous les enfants. Cela représentait déjà une quinzaine de personnes. Du côté de l'époux, une sœur et un frère avec leurs familles respectives plus trois cousines et un cousin célibataires, entre dix-sept et vingt ans. Les étrangers aux deux familles se réduisaient à six per- sonnes : deux amies de la mariée, à peu près de son âge, deux amis du marié, l'abbé Raymond et sa bonne, Marguerite Gros- jeanne. La noce se passant dans la maison curiale, les deux derniers en étaient les invités obligés. En tout, il y avait là plus d'une trentaine de personnes, grands et petits. Les grands étaient entassés à tel point, autour de la vaste table, que la dizaine d'enfants avait dû chercher refuge dans la cage d'escalier. Ils s'occupaient à leurs jeux sur le palier, devant la porte d'entrée, et sur les marches de pierre polie qui montaient à l'étage. Il restait à peine, aux femmes qui en étaient chargées, la place pour s'occuper des marmites au- tour du feu et faire le service. Les plaisanteries, les chansons grivoises, en ce patois fleuri de provençal dauphinois aux senteurs du midi et de quelques froidures des Alpes, emplissaient la pièce d'un brouhaha épou- vantable. Pour une fois, la nourriture était abondante, la bois- son aussi. On faisait circuler les plats, les yeux brillants, la bouche pleine et les joues rouges. La joie était à son comble pour ces paysans dont les occasions de divertissement et d'un bon repas étaient bien rares. A Aleyrac surtout, coin perdu s'il en fût, formé de quelques fermes éparses sur les reliefs acci- dentés d'un mamelon culminant à 584 mètres d'altitude. Terre rongée jusqu'à l'os du rocher par les pluies et la bise, que de rares champs disputaient à la garrigue. Assis au haut bout de la table, le curé ne participait pas à la joie générale, même s'il fermait l'oreille aux propos coquins et aux chansons osées. Car Jean-Joseph Raymond, prieur de la paroisse d'Aleyrac depuis plus de huit ans, avait d'autres sou- cis en ce moment précis. Pourtant il l'aimait, la famille Thomas. De bien tièdes ré- publicains, en ces temps troublés où la nation semblait être vouée à l'anarchie et aux suppôts de Satan. C'était la raison qui l'avait poussé à accepter que la noce se passât à la cure. Il avait là des ouailles dévouées et attentives à la parole de leur abbé qui avait présidé, et présidait encore, à la vie spirituelle de la communauté (le seul mot qu'on employait à présent pour dé- signer la paroisse). On était au courant du triste événement depuis le samedi précédent, 2 février, à travers un colporteur de passage qui se rendait à Vauréas. C'était toujours ainsi que cela se passait. Les nouvelles arrivaient à Aleyrac avant les documents offi- ciels ! Celle-là, l'homme l'avait annoncée au cabaret, où il avait fait halte sur le midi, « pér restaura la bestio » 1 selon ses pro- pres dires.

1. Pour restaurer la bête. Dans l'estaminet, en plus de Jean-Pierre Monge, le caba- retier, de son épouse Elizabeth et de leurs deux enfants, il y avait là cinq habitués, dont Jacques Gras, Joseph-Gaspard Pou- zet et Joseph-Pancrace Jardin, qui tuaient le temps comme ils pouvaient. N'ayant plus rien à faire de la journée, maintenant que les travaux des champs hibernaient, les bêtes de la ferme soignées, mulet ou âne de bât et de labour, maigre vache de traite qu'on attelait au char, cochons, moutons, lapins et basse cour, ils attendaient que les heures s'égrènent. Juste avant que le nouveau venu n'eût franchi la porte du cabaret, Joseph-Gas- pard s'exerçait à son jeu favori de saisir de terre, tout en restant assis, une pièce de monnaie avec la bouche. Le local était sombre : de par ses étroites fenêtres, de par le jour bouché, de par ses murs sales, imprégnés de la crasse accumulée durant des décennies. L'air sentait le moisi, l'âcre odeur des bûches qui brûlaient dans l'âtre, l'entêtante odeur d'hommes rarement lavés, la bouse de vache et la boue qu'on traîne aux sabots, et ces relents de vieilles choses que déga- geaient d'antiques chaises empaillées et de vétustes tables bran- lantes. Devant son pichet de piquette et sa miche de pain, le dos tourné à la chaleur de la vaste cheminée, l'étranger goûtait avec plaisir son ragoût de lapin. La seule bonne odeur de l'endroit se dégageait de son assiette et son fumet faisait saliver les au- tres présents. Se sachant observé, il semblait s'amuser tout seul, comme quelqu'un au courant de choses que les autres ignoraient. Il avait enfin essuyé son épaisse moustache du dos de la main, avait bombé son torse, pris un air d'importance et dit tout à trac : - Lou gros porc ! Ils l'ont saigné, le gros cochon ! Rac- courci d'une tête. Il a fini par la passer dans la lunette à voir l'au delà. Et il s'était esclaffé. C'est ainsi qu'il avait raconté que le Roi, Louis XVI du nom, avait été guillotiné le 21 janvier à Paris en place publique. On avait alors avidement écouté les quelques détails de l'exé- cution, transmis de bouche à oreille, déformés, enjolivés et grossis par la fantaisie de toute une chaîne de rapporteurs. La mort votée à une seule voix d'avance, le cortège à travers les rues de Paris gardées par une immense troupe, l'énorme rou- lement de tambours pour empêcher qu'on entende les derniè- res paroles du roi. Puis la tête qui roule dans le panier et qu'on brandit. On avait bu ses propos, bouche bée. Puis le voyageur s'était mis en devoir de finir son repas, l'air absorbé, signifiant par là qu'il avait tout dit. Les cinq consommateurs avaient vite vidé les lieux pour aller porter la nouvelle aux quatre coins de la commune. In- souciants du froid, ils s'étaient égayés, chacun de son côté, sur les chemins rendus glissants par une pluie fine. Joseph-Gaspard avait gagné Grange Neufve pour avertir son père, le vieux Pouzet, procureur de commune. Avec ses soixante-trois ans, ce dernier avait encore bon pied, bon œil, et le commandement impérieux. Le fils avait beau maugréer, les ordres de son père n'étaient pas de ceux qu'on discutait. Il lui avait fallu s'en aller, tambour battant, porter la nouvelle à Guichard, le maire, tout au fond de la Combe à Mazet Une demi-lieue de distance par un chemin descendant, abrupt, tor- tueux et qui sentait la mousse. Soit une bonne demi-heure de marche pour y aller, et un peu plus pour en remonter. Lorsqu'il était parvenu à l'endroit où le chemin offrait vue sur la combe, elle lui était apparue noyée de brume, comme une sorte de lac laiteux aux eaux vaporeuses. Entre le ciel bas et le brouillard d'en dessous, il ne subsistait qu'une tranche de jour incertain, où le regard allait buter, assez loin, sur le mur du crachin empêtré dans les arbres. Pourtant, à la belle saison, l'endroit était des plus agréa- bles. Des prairies au fond d'un vallon enserré de toutes parts, où la vue se heurtait immédiatement à des montagnes boisées. Sauf à l'est, où il glissait sur des prairies jusqu'au coude de la combe. Une source gargouillant d'une voix claire dans une ci- terne carrée et, à trente toises de là, se dressaient trois ou quatre bâtisses ombragées. C'est ici que vivaient Jean-Pierre Guichard et son gendre, Jean-Antoine Mondon avec sa famille composée d'un nombre impressionnant de marmots. Le jour commençait déjà à décliner. Du fond de la combe l'ombre semblait surgir de la brume, qui de lait devenait poix, et gagnait rapidement sur le jour en grimpant les pentes d'une démarche oblique. Le maire avait écouté Joseph-Gaspard dans la chiche clarté d'une lampe qui creusait les visages. Il avait hoché du chef, puis décidé d'une séance du conseil municipal pour le lendemain après messe. Encore une fois, le fils Pouzet avait été pris pour messager de la convocation.

2. Grange Neuve, ainsi appelée encore aujourd'hui. 3. Aujourd'hui Cazal. 4. Mesure linéaire équivalant à environ 2 mètres. De toutes parts on était venu, le lendemain, au petit jour. D'abord parce que c'était l'office dominical, mais surtout pour assister à la réunion du conseil. Même ceux qui n'en faisaient pas partie étaient décidés à y participer. Comme de petits trains de chenilles, noires de leurs habits, on s'était empressé, remon- tant des combes, descendant des éminences, ou en suivant les chemins des crêtes. On avait convergé de plusieurs directions vers le même point central, la chapelle St-François-de-Sales, se réunissant parfois en route, au gré des croisements de che- mins. On s'était pressé, sous un ciel obscur, liseré du bleu pâle du jour qui commençait à poindre malgré la morsure du vent, malgré le crachin glacé de nuages qui semblaient ne faire que passer pour s'en aller du côté de Grignan. La nouvelle était de trop d'importance. Ils étaient tous là. Même ceux de Rialhe, du terroir de , des Alliers, des Faures, de Citelles, du terroir de Réalville, et du terroir du Poët-Laval. Tous habitant aux limi- tes de la commune. Même les femmes, les enfants et les vieil- lards en état de marcher, en étaient. Même les de Bouilhane, tout protestants qu'ils fussent, venus sans intention d'aller à messe. La veille, Joseph-Pancrace Jardin, avant de rentrer chez lui, était descendu dans la combe apporter la nouvelle au curé. C'était son rôle de plus proche voisin et de sacristain. Ce dimanche, comme toujours, l'abbé avait été le premier à arriver à la chapelle. Le conseil communal se tenait d'habi- tude dans une vieille bâtisse tout à côté. Raymond, suivi de Jardin, était monté en hâte, tenant des deux mains les deux côtés de la soutane qu'il portait encore. Il avait presque couru, les pieds à ras du sol, à cause de l'habit qui empêchait les longues foulées. Il avait passé une très mauvaise nuit. Son air hagard en attestait. Dans le minuscule lieu de culte qui n'était pas prévu pour autant de monde, on s'était entassé en foule. On s'attendait presque à ce que les murs s'effondrent, comme les parois d'une vieille boîte en carton à l'intérieur de laquelle on aurait voulu entrer trop de choses. Raymond avait accueilli les fidèles, déjà prêt pour l'office, en surplis et chasuble. Il était encore trop secoué pour prépa- rer le sermon qui convenait. Aussi, il se méfiait de trop en dire devant autant de monde par ces temps troublés. De sa profonde voix de baryton, qui formait dans cet espace restreint comme un roulement de tonnerre, où l'écho rapproché faisait vibrer les mots d'une résonance d'outre-tombe, il avait seulement dit qu'il était triste de ce qu'on avait fait à la . Puis, il avait incité ses fidèles à prier. Le « Ite missa est » à peine prononcé, la chapelle avait dégorgé tous ses occupants sur l'étroite placette par sa petite porte basse. Des groupes s'étaient formés dans l'humidité ma- tinale, les nuages s'en étant allés. Agglutinés par familles ou sympathies, ils formaient des ensembles de silhouettes noires, en fichu ou chapeau, habillées du dimanche, l'ourlet des robes, les bas, les sabots ou quelques méchants souliers, maculés de la boue des chemins. Puis ils avaient tous convergé vers la maison municipale. La séance du conseil avait été houleuse. Tout le monde voulait parler. Même les simples citoyens. C'était informel et personne n'avait songé à en dresser minute. Selon leurs ten- dances, les habitants d'Aleyrac avaient montré leur joie ou leur peine. On savait déjà, pour le procès du roi, ouvert depuis deux mois. Mais personne, jusque là, n'avait pensé qu'on aurait osé. La satisfaction des Pouzet et des Daumas, républicains enragés, était sur leurs visages. La tristesse de tous les autres, presque honteuse. Les temps se prêtaient peu à montrer ses sympathies monarchiques, car depuis le 21 septembre on n'avait plus de roi ; on était maintenant en République. Mais personne jusqu'alors ne s'était vraiment aperçu du change- ment. L'abbé Raymond n'avait pas pu s'empêcher de dire son sentiment. Il ressentait l'exécution comme une infamie. Si elle n'avait été gagnée à l'Assemblée qu'à une seule voix d'avance, c'est qu'il restait encore un grand nombre de français qui y étaient opposés. Finalement, tout cela n'avait fait qu'envenimer des oppositions déjà connues. Maintenant, dans la maison curiale, ce n'était pas la joie d'une noce qu'il portait en lui, mais le chagrin du deuil suprême d'une royauté défunte. Le mariage avait été célébré, l'après-midi même, dans la grande église de Notre-Dame-la-Brune, à côté du presbytère. Elle était réservée à de tels événements et aux fêtes solennelles, la chapelle, plus facile d'accès aux paroissiens, ne servant qu'aux messes dominicales. Il avait dit sa messe dans le recueillement, avec Joseph- Pancrace Jardin qui lui donnait les réponses pendant la célé- bration. Il avait communié, avec tous les présents, en essayant de chasser de son esprit toute colère, en implorant le pardon pour les brebis égarées qu'étaient les assassins du roi. Pendant la messe il avait retrouvé sa sérénité d'esprit. Lorsqu'il avait prononcé son sermon, au prône, il avait enfin montré toute son émotion. Il faisait froid dans la grande église aux ouvertures livrées aux quatre vents. La mariée, au dessus de sa robe blanche toute neuve, avait passé un manteau fort élimé. Il en allait de même pour le marié et pour tous les participants, engoncés dans de vieilles fripes par dessus l'habit du dimanche, celui qui leur avait servi pour leur propre mariage. Raymond, en dessous de sa chasuble et de la soutane, avait dû passer de gros tricots de laine et d'épais caleçons. Cela ren- dait encore plus large, encore plus imposante, sa forte carrure. Malgré un ciel aujourd'hui dégagé, le jour déclinait déjà au commencement de la cérémonie. Les flammes vacillantes des cierges arrivaient à peine à repousser l'ombre dans les coins de la nef d'une bâtisse qui allait se dégradant d'année en année. La lumière d'un soleil qui touchait déjà presque la crête de la montagne, à l'ouest, entrait en oblique à travers les trois baies en ogive de la façade. Trois tranches de lumière pâle, découpées au couteau dans le rond du jour finissant, qui s'allongeaient à vue d'œil en direction de l'autel. C'était dans ces trois morceaux de clarté, où la fumée des cierges formait de paresseuses volutes, que le curé avait parlé, tourné vers ses paroissiens. Il avait fait un parallèle entre la chiche lumière du jour qui s'en allait et l'ombre qui envahissait les esprits devant le régicide. Comme toujours il avait dû monter ici le ton de sa voix pour lutter contre le bruit entêtant des sources. Enflées par les dernières pluies, elles chantaient sans discontinuer dans leur fosse, sous le plancher de bois vermoulu devant l'entrée. A l'écho profond des paroles renvoyé par l'abside, répondait ce- lui cristallin de l'eau à l'autre bout de la nef. La noce, dans sa maison, avait débuté dans la tristesse. Un à un, les invités avaient franchi la porte sans l'habituelle joie bruyante accompagnant de telles occasions. On avait pris place autour de la table presque avec recueillement. Le béné- dicité avait été des plus mornes. Ce n'est qu'au cours du repas, après que les plats et les cruches de vin eurent circulé devant les convives, que l'am- biance s'était réchauffée. Jean-Louis Thomas, en sa qualité d'aîné, désormais chef de la famille, s'était enfin levé pour dire en patois : - Siem touti triste dintre la cabesso. Mai es la noço de ma sorre. Dins nostre paure vido di jour ansi n'en tenen qu'un. Adounc perqué li gasta A quoi, malgré tout, l'abbé avait approuvé du chef. Maintenant il était là, à observer tous ces bons chrétiens avec un mélange de bienveillance pour eux et de ressentiment pour ceux qui présidaient à leurs destinées. Le plus proche entre tous, était ce Pouzet de malheur avec qui les démêlés ne faisaient que s'accroître. Il ne pensait qu'à s'enrichir en rachetant les terres que la communauté, obligée de subventionner des dépenses exceptionnelles, avait mises en vente. Comme Pouzet, en dehors du curé, était l'un des trois seuls citoyens à savoir déchiffrer un écrit, il avait été nommé pour procéder aux actes d'aliénation et en recevoir le produit. Mais l'abbé Raymond devait contrôler les opérations que le procureur effectuait à son propre nom, et les heurts sur les évaluations étaient inévitables. De plus, l'appartenance exhibée de Pouzet au camp répu- blicain, avec un fils aîné qui avait été commandant de la garde nationale de la commune, était un autre sujet de discorde per- manent avec le curé. Il se prenait pour quelqu'un d'important et il était pratiquement le seul à contredire son abbé. François Daumas, qui l'appuyait parfois, n'était qu'une girouette prête à tourner selon la direction du vent. Et en ce moment, le vent tirait du côté républicain. L'op- pression devenait de plus en plus lourde pour les opposants. Le simple fait de tenir des propos contraires à ceux dictés par le Directoire pouvaient valoir la prison à la citadelle de Nar- bonne à Montélimar. Et depuis les massacres effectués par la populace dans les prisons de Paris du 2 au 5 septembre de l'année précédente, être incarcéré n'était pas à conseiller. Soudainement, par dessus le brouhaha épais de la noce, où voix, odeur âcre des bûches et lampes à huile, fumet de plats et de sueur se mêlaient, on entendit frapper à la porte d'entrée. Tout le monde se tut. L'abbé Raymond lança un rapide coup d'œil à la vieille pendule qui égrenait les secondes de son balancier. Il était presque sept heures du soir. Il se leva en disant : - Vau veire cu es

5. Nous sommes tous tristes dans la tête. Mais c'est la noce de ma sœur. Dans nos pauvres vies, des jours comme ça, on n'en a qu'un. Alors pourquoi le lui gâcher ! 6. Je vais voir qui c'est. En sortant de la cuisine il écarta les enfants assis dans la pénombre, devant la porte d'entrée. Il cria, à travers l'huis : - Qui est là ? - C'est Jacques Gras, répondit une voix. Et quelques au- tres. Nous venons pour la noce. Le curé était dépité. Il regarda tous ces gens qui se ser- raient dans les moindres recoins de la pièce. - Il y a déjà trop de monde ici. Vous êtes combien ? de- manda-t-il. - Une dizaine, répondit une deuxième voix. L'abbé eut une courte hésitation. Ajouter dix personnes à celles qui étaient déjà là était impossible. - Vous êtes trop nombreux, dit-il. Je ne peux pas faire entrer autant de gens. Retirez-vous ! Dehors il y eut des exclamations de dépit. La bande ag- glutinée devant la porte commença à crier : - Mais nous sommes invités ! D'autres cris se firent entendre. L'excitation était à son comble. Tous ces gens, qui s'étaient fait un plaisir à la pensée d'échapper à la monotonie de la vie à Aleyrac, de faire un bon repas et d'abondantes libations en participant à la noce, ma- nifestaient bruyamment leur déception. Ils venaient tous du cabaret où ils avaient déjà commencé de se mettre en train avec quelques bouteilles. Après tout on était mardi gras. - Nous voulons entrer, cria quelqu'un en frappant à coups redoublés. Dans la cuisine, des conversations contenues avaient re- pris. On commentait cette soudaine intrusion, effrayé en son for de tout ce vacarme. L'abbé Raymond qui, pensant l'incident clos, s'en retour- nait à sa place, rebroussa subitement chemin et ouvrit le bat- tant. Après la chaleur de l'intérieur le froid de la nuit lui mordit le visage de ses crocs. L'obscurité était déjà épaisse dans la Combe de l'Eglise où le presbytère semblait le gardien du lieu de culte, à trente pas de là. Elle avait déjà avalé champs et bosquets de la cuvette englobant les deux constructions. Seul un soupçon de clarté, lampe à huile ou lumignon, derrière la vitre d'une fenêtre, trouait le noir. C'était au sommet de la pente ouest dominant la ravine, là où se perchait la maison de Joseph-Pancrace Jar- din. La façade de pierres claires de l'ancienne abbatiale, à l'est, ne se devinait que par le ton à peine moins obscur d'un trian- gle de nuit. - Je n'ai pas besoin d'autant de monde, chez moi ! cria-t-il, avec colère, aux nouveaux venus dont il ne discernait que les vagues contours des visages. Retirez-vous ! Ma maison n'est pas pour tenir une assemblée ! Il rabattit l'huis avec force et referma à double tour. A travers les lattes du bois des injures lui parvinrent. - Espèce de royaliste ! Tyran ! Coquin d'aristocrate ! Traî- tre ! A la guillotine ! On frappa de nouveau, à coups redoublés. - Partez, ou je vous fous un coup de fusil, cria le curé, hors de lui. Pour donner plus de poids à sa menace, il écarta les en- fants agglutinés sur les marches et monta quatre à quatre l'es- calier. Il courut à sa chambre et tâtonna à la recherche du fusil de chasse. Puis il ouvrit les volets de sa fenêtre en façade à grand fracas, alors qu'en bas l'on s'acharnait sur l'huis comme un ennemi à abattre. - J'ai mon arme, cria-t-il à la nuit. Et si vous ne partez pas je vous en fous un coup. Cette fois-ci la menace porta. On s'égaya dans un froufrou furtif gobé par les ténèbres. Effrayés, les importuns s'écartèrent de la maison vers l'ouest. Ils s'éloignèrent d'une soixantaine de pas, sur le chemin de Taulignan, qui remontait vers le chemin ferrat après avoir serpenté derrière l'église et le presbytère. Et ce ne fut qu'une fois dérobés par la distance à l'emprise de l'arme, qu'ils lancèrent des quolibets en remâchant leur décep- tion. Ils se comptèrent. Ils étaient huit, Joseph-Gaspard Pouzet, étant du nombre. Tous entre vingt et vingt-sept ans, sauf Tar- dieu, le cadet, quinze ans. - On s'amusera entre nous, lança Joseph-Gaspard. On va faire un grand feu, danser et chanter. Il ne peut pas nous en empêcher, ici. C'est carnaval et nous sommes sur la voie pu- blique. On va lui faire comprendre, à cet enragé de royaliste. Et là il entonna « ça ira, ça ira », tout en tâtonnant à la recherche de branches mortes. Ils remâchaient leur déception. Là, tout près, il y avait une noce où beaucoup de gens s'amusaient alors qu'on les empê- chait arbitrairement d'y participer. Quand pourraient-ils re- trouver une semblable occasion de se divertir ? Leur vie de tous les jours c'était le travail abrutissant des champs et l'ennui, qu'on essayait de tromper quelquefois au cabaret, surtout pen- dant l'hiver. Comme seules distractions, les vogues7, mais à la belle saison seulement. En hiver, la messe dominicale, à la

7. Fêtes votives. chapelle, ou celle des fêtes religieuses, à la grande église. Des filles à fréquenter, néant. Ou alors quelques sœurs des amis qu'on avait le plus grand mal à approcher. Une noce était l'oc- casion unique d'aborder celles qui y participaient. Penser que quatre ou cinq filles célibataires étaient du souper, derrière les murs de la maison curiale, et qu'ils ne pouvaient pas les ap- procher, aiguisait encore plus leur ressentiment. Les autres aussi se mirent de la partie. Chacun criait ou chantait, tout en ramassant du bois. On entassait déjà les bran- ches. Quelqu'un battit un briquet. Une flamme incertaine et fumeuse commença à lécher le bois humide. Tout à leurs manifestations bruyantes et à leurs occupa- tions, ils n'entendirent pas le bruit d'approche et les cailloux qui roulaient sous les sabots d'un nouvel arrivant. C'était An- toine Baudouin de Taulignan qui s'en allait voir sa promise à Porte. Il s'arrêta un instant à peine pour échanger quelques propos autour du feu, avant de continuer son chemin. Les jeunes gens, en le voyant disparaître dans la nuit, pen- sèrent à lui et à sa promise qui l'attendait. Et leur dépit gran- dit. Ils se lancèrent dans une farandole endiablée autour des flammes qui montaient, criant des « A mort les aristocrates », « Les curés au bûcher ». Les chants, les lazzis, les insultes re- prirent de plus belle. Après sa dernière menace, Raymond les avait entendus courir sous sa fenêtre et s'éloigner dans la nuit. Il avait refermé les volets et la croisée de sa chambre donnant au sud, et était allé ouvrir, sans faire de bruit, celle donnant sur la cage d'es- calier, plus à l'ouest. De là, sans distinguer les importuns, il avait vu le feu prendre, des ombres s'agiter. Il les entendait s'exciter entre eux. Les bruits et les éclats de voix lui parvenaient, sans qu'il puisse en discerner le sens. Puis il y avait eu les chants révolutionnai- res. Après le « Ça ira, ça ira » et une courte interruption, la « Carmagnole ». L'abbé rageait. On venait le défier chez lui. On traitait le représentant de Dieu, ici, dans ce coin perdu, sans plus aucun respect. Ces jeunes foulaient au pied des traditions séculaires de crainte et de déférence due à l'église et à ses serviteurs. Depuis la Constitution civile du clergé, depuis les serments d'allégeance à l'état qui avaient été imposés aux religieux, tout partait à vau-l'eau. Ce chahut en était une manifestation fla- grante. Même dans ce coin reculé de tout, les effets pervers de la République venaient se faire sentir. Pourtant il y avait cru, au début, à la révolution. Il avait même consenti à être élu maire d'Aleyrac, fonction qu'il avait remplie pendant presque deux ans. Mais il y avait eu le conflit avec Rome, tous les serments. On l'avait humilié dans sa dignité de prêtre et heurté en sa croyance en l'église et dans leur père à tous, le Pape, dont il était né sujet en l'état pontifical. Alors maintenant, devant les quolibets de ces paysans ignorants, leur défi, ces chants dégradants, il sentait remonter sa colère du plus profond de son être. Et puis, tout à coup, l'inévitable se produisit. Pendant que l'on s'esclaffait, une voix cria dans la nuit : - Hein, curé Raymond, on l'a bien eu, le gros cochon ! Il y est passé, ton roi, à la guillotine ! L'abbé vit rouge. Il épaula son fusil et lâcha un coup dans la direction des voix. Antoine Baudouin, qui continuait paisi- blement son chemin entendit l'explosion. A quelque soixante dix pas de distance, une décharge de petits plombs n'est pas bien efficace. Mais quelques cris de douleur et des exclamations de frayeur fusèrent dans l'obscu- rité. - Il m'a blessé la brute, cria Joseph-Gaspard. D'autres lui firent écho, se déclarant également touchés. Subitement effrayé par son geste irréfléchi, Raymond re- ferma ses volets et resta silencieux dans la froidure obscure du palier. L'explosion du coup de feu avait fait un tel vacarme dans cette étroite cage d'escalier, que les plus jeunes enfants hurlaient à déboucher un sourd. Les femmes avaient déserté la cuisine en courant pour venir les consoler. Des lampes pro- jetaient une sarabande d'ombres contre les murs. La colère de l'abbé était tombée d'un coup pour laisser place à un subit désarroi. A mesure que les pleurs allaient s'estompant, il devenait conscient du silence qui avait remplacé le brouhaha de la cuisine. Il regagna sa chambre sur la pointe des pieds et alla poser son arme dans un angle de la pièce. Puis il descendit rejoindre ses invités, essayant de reprendre conte- nance. Dehors, les jeunes gens s'éloignaient maintenant du pres- bytère. Quelques uns sautillaient en se plaignant. - Allons chez Joseph Jardin. Ils quittèrent la combe pour monter à la maison qui la dominait. Joseph-Pancrace Jardin vivait seul. Il ouvrit la porte et laissa entrer les nouveaux venus dans la clarté de son lumi- gnon. Puis il les fit passer dans la cuisine éclairée par les flam- mes dansantes de la cheminée. Des nouveaux venus, quatre étaient blessés. Qui aux bras, qui aux cuisses, qui aux mollets. Blessures très superficielles ayant à peine saigné. Mais le ressentiment était plus cuisant que les dommages. Le sacristain apporta une cruche d'eau pour laver les minuscules plaies. - Il faut le dénoncer, cet enragé royaliste ! s'exclama Jo- seph-Gaspard Pouzet, chez qui la colère était décuplée par l'animosité familiale envers le curé. - Mais vous l'avez cherché ! s'écria Joseph-Pancrace qui vouait une véritable adoration à son abbé. Un ou deux petits plombs ce n'est rien. Une discussion animée s'instaura entre les tenants d'une dénonciation et ceux qui jugeaient qu'il valait mieux laver le linge sale en famille, ici même à Aleyrac. A la cure aussi on se consultait sur les explications à four- nir sur l'événement. On se doutait que Jean-Louis Pouzet, le procureur de la commune, allait tout faire pour gonfler l'inci- dent et porter préjudice à l'abbé.

CHAPITRE II

Le procès Aleyrac, samedi 27 avril 1793

Jean-Joseph Raymond était inquiet et, simultanément, plein de rage rentrée contre Pouzet et tous les témoins qui l'avaient chargé. La salle des séances du tribunal de police de Château- neuf-de-Mazenc était pleine à craquer de gens du lieu et d'Aley- raquiens venus assister au jugement. C'était la première fois qu'un curé était mis en cause dans la région. Jean-Jacques Blanc, juge de paix du canton, et ses deux assesseurs, en l'occurrence ses deux frères, avaient eu un en- tretien préalable avec Raymond, en aparté, dans leur bureau. En substance, le juge de paix lui avait dit : - Citoyen curé, nous allons passer sous silence vos propos royalistes et le faux en écriture. Car cela serait pour vous, par les temps qui courent, de la plus grande gravité. Et il vaut mieux ne pas mêler ces Messieurs du Directoire de Montélimar à nos affaires locales. Alors nous allons seulement vous con- damner pour coups et blessures, à une peine pécuniaire mini- male. Mais gardez-vous de recommencer. Car alors nous de- vrions sévir, même à notre corps défendant. Raymond avait acquiescé, soulagé de s'en sortir à si bon compte. Mais plus tard, dans la salle, devant tous ces gens et ses paroissiens, il avait été surtout conscient de l'humiliation qu'on lui faisait subir. Voila deux mois, presque jour pour jour, qu'il était dans cet état. Depuis avoir été informé que, le 28 février, Pouzet w) - Félix GREGOIRE, « Miéjour » et « Sensations de Dauphiné », Aleyrac, Grenoble, Librairie Dauphinoise, H. H. Falque & Félix Perrin - 1900. Ouvrages disparus du commerce, pouvant être consultés, le premier aux archives départementales de la Drôme, à Valence, le second à la Médiathèque de Montélimar. x) - Selon Devès, manuscrit se trouvant dans ses propres papiers person- nels. y) - Note manuscrite en marge à la page 21 de l'ouvrage de Devès (o). z) - Archives municipales de Réauville, selon Devès. aa) - Hugh Richard Owen MALTBY, « Crime and the Local Community in France. The Department of the Drôme, 1770-1820 ». Thèse soumise au professeur D. Phil du Magdalen College en 1980. Ouvrage confi- dentiel déposé aux archives départementales de la Drôme le 5 mai 1981. Ne pouvant être consulté qu'avec l'autorisation de l'auteur. ab) - Roger PASTOUREL, « Le curé d'Aleyrac », pièce de théâtre que j'ai eu le plaisir de lire sous sa forme dactylographiée. Elle a été jouée dans les années 1970 à Valréas et à . En 1976, elle a été reprise au festival des nuits de l'Enclave, à Richerenches, dans une autre version et avec une mise en scène d'Etienne CATALLAN. ac) - Léo REYRE, « Le chemin de Barbaras », roman préfacé par Roger Pas- tourel - Edition Messages « Le Régional », Président/Directeur de Pu- blication : Gérard BERTRAND - Quartier Varembon - 26110 . Ou- vrage disponible dans les librairies de la région. ad) - A. LACROIX, archiviste départemental, « Histoire de l'arrondissement de Montélimar », Nyons, Chantemerle, Editeur, av. Frédéric-Mistral, 31 - 1975. Ouvrage disponible à l'emprunt à la Médiathèque de Mon- télimar. ae) - Michel GARCIN, « La Patrie en danger - Histoire des bataillons de vo- lontaires (1791-1794) et des généraux drômois » - 1991 - Nigel GAUVIN, éditeur, quartier Péroton, B.P. 17, 26800 Etoile sur Rhône. af) - Michel VOVELLE, « La mentalité révolutionnaire - Société et mentalités sous la révolution française » - 1985 - Messidor / Editions sociales, 146, rue du Faubourg Poissonnière, 75010 Paris. - « La Révolution contre l'église - De la Raison à l'Etre Suprême » - 1988 - Editions Complexe, SPRL Diffusion Promotion Information, 24, rue de Bosnie, 1060 Bruxelles. ag) - Jean ROBIOUET, « La vie quotidienne au temps de la Révolution » - 1938 - Libraire Hachette. ah) - Roger PIERRE, « 240.000 Drômois aux quatre vents de la Révolution » - 1989 - Editions Notre Temps. 2 tomes. ai) - M. de BAUMEFORT, « Le Tribunal révolutionnaire d'Orange », pouvant être consulté à la Bibliothèque municipale d'Orange. aj) - Renseignements dûs à l'obligeance de Madame Maryse WOEHL, con- servateur du musée d'Orange. ak) - Jean BOULLÉ, « Dictionnaire des rues, avenues, chemins, lotissements, places, résidences d'Orange », publication des « Amis d'Orange ». al) - Registre paroissial de Camaret-en-Comtat, faisant partie des archives de la commune de Camaret. am) - Divers documents concernant le mandat d'amener établi par le Tribu- nal criminel de Carpentras contre Joachim Pialla des Iles. Procès-ver- bal établi par la municipalité de Grignan, signé Jean-Louis Béchier et Manselon, concernant le constat de non production du mandat susdit par le gendarme Simon Poujoula.