Introduction

n 1974, la presse italienne devient le miroir de la genèse contrariée d’une grande production cinématographique ré- E unissant deux héros nationaux, issus de sphères artistique et historique très différentes. L’un réalise le film, l’autre en est le sujet. L’un et l’autre jouissent d’une telle renommée qu’ils ont vu leurs patronymes s’adjectiviser ou se substantiver, enrichissant la langue de termes aujourd’hui usuels. L’un est Federico Fellini, l’autre Giacomo . La rencontre des deux géants italiens suscite en elle-même impatience, curiosité, intérêt, et porte de nombreux fantasmes, étroitement liés à l’imagerie populaire conséquente qui entoure les deux hommes. Les producteurs américains du filmLe Casanova de Fellini (Il Casanova di Fellini 1) voient ainsi topiquement dans cette adaptation l’occasion d’une rencontre économiquement très fructueuse entre le visionnaire réalisateur romagnol, de renommée européenne, et le non moins célèbre libertin vénitien. Ils imaginent déjà un tableau vivant, baroque, coloré et teinté d’érotisme, une fête féerique propre à faire rêver les spectateurs, à les plonger dans un siècle de plaisirs et de libertinage effrénés : « l’aspect savoureux de l’affaire », témoigne en effet Fellini, « c’était Casanova, Fellini, 10 Fellini et Casanova Introduction 11

Venise, La Dolce Vita, c’est-à-dire un gigantesque spectacle, fas- Vénitien, et lit méticuleusement les trois mille cinq cents pages tueux et festif, un hymne à la vie 2 ». de l’existence casanovienne. Le bilan immédiat est catastrophique. Mais l’idyllique association tourne en guerre larvée, et se ré- Dès l’abord, Fellini déteste le personnage, son œuvre et son mythe : vèle en fait l’un « des chocs les plus cruels de toute l’histoire du « lire cet annuaire téléphonique, ce bottin des événements, cet cinéma 3 ». La presse, à la sortie du film, se fait l’écho de cet af- océan de pages arides, écrites sans passion, et qui met en évidence frontement, présentant même parfois les deux figures transalpines une rigueur de statisticien pédant, méticuleux, pas même men- comme les deux adversaires d’un combat de catch ou d’un match teur, ne m’a procuré que gêne, dégoût, indifférence 8 », confiera- de boxe. Chacun, dans son angle, voit décliner son état civil et t-il par la suite à Aldo Tassone. ses atouts : « d’un côté Giovanni (1725-1798), Il voit essentiellement dans l’autobiographie un catalogue las- chevalier de Seingalt, vénitien […], doué pour les langues (il en sant de pays traversés, de rencontres esquissées, de bonnes fortunes parle sept), les mathématiques, la chimie […]… De l’autre côté vite consommées… ce qu’une première approche de l’œuvre et de Federico Fellini, 57 ans, originaire de Rimini, dessinateur, carica- son personnage-auteur peut en effet donner à penser : renonçant turiste, journaliste et surtout cinéaste […] 4 ». Et le journaliste de à des études de droit et à un vif intérêt pour la médecine, puis à conclure, comme s’il avait assisté à une rencontre sportive, par le l’état ecclésiastique, le jeune Giacomo, qui dès ses 20 ans endosse résultat du pugilat : « de ce véritable combat est né un film somp- l’uniforme militaire, voit avec ses premiers voyages à travers le tueux, un des plus coûteux de l’histoire du cinéma, qui a déjà sus- monde son goût pour les jeunes filles se dessiner. Il goûte à l’exo- cité les passions les plus contradictoires 5 ». tisme, au dépaysement géographique et sensuel : il connaît en effet En effet, il semble que « le film entier repose sur le conflit op- l’Orient, Corfou et la Grèce, Constantinople, séduit un faux castrat posant son personnage à Fellini 6 », sur cette brutale confrontation, qu’il manque d’épouser ou une femme mariée trop scrupuleuse. chargée de l’incompréhension de deux univers apparemment irré- Sa vie débauchée l’oblige à fuir son port d’attache, Venise ; il ductibles l’un à l’autre. Entre Casanova et Fellini se dresse, comme commence alors une vie d’errance, d’où se détache la figure d’Hen- un lien inexorable, l’énorme autobiographie du libertin, l’Histoire riette, son unique amour, qui le quittera trop tôt. Lorsqu’il regagne de ma vie 7. D’emblée rejeté par Fellini, le texte sera ensuite malme- la Cité des Doges, il reprend son existence légère, faite d’opportu- né, écartelé, rageusement réécrit. Pourquoi l’association fructueuse nités à saisir et de corps à conquérir : en témoigne une inoubliable tant rêvée par les producteurs a-t-elle fait place à un affrontement partie carrée avec le cardinal de Bernis, ambassadeur de France, de chaque instant ? Examiner la nature même des protagonistes et deux jeunes religieuses… Cet épisode ne reste pas sans consé- du duel et du travail qui les unit permet, dans un premier temps, quences : arrêté pour libertinage, pratiques magiques et athéisme, d’éclairer les circonstances de ce singulier face-à-face. Casanova est incarcéré à la prison des Plombs. Il réalise l’exploit sans précédent de s’en évader en 1756, et fort de cette réputation, Fellini vs Casanova reprend son périple de capitales en villages, de boudoirs raffinés en arrière-cuisines douteuses… Mais en 1763, il connaît à Londres Lorsque Fellini aborde son projet filmique, il n’a jamais lu son premier échec amoureux avec la Charpillon, une courtisane l’Histoire de ma vie, et ne conçoit le personnage de Casanova qu’à qui se joue de lui, et cette année sonne la fin d’un heureux temps travers une imagerie populaire traditionnelle assez caricaturale, qui de prestige et de richesse. Le second acte de sa vie est en effet plus tend à réduire ses compétences à celles d’un banal séducteur aux lourd de déconvenues, de concessions, de fuites. Après avoir été innombrables conquêtes. Il s’enferme donc avec les mémoires du chassé de Pologne, d’Autriche et de Florence, il rejoint Trieste, 12 Fellini et Casanova Introduction 13 en 1772, où il prépare sa rentrée en grâce auprès des autorités vé- et d’« un auteur ennuyeux » 12. Casanova mémorialiste ne le séduit nitiennes. Il l’obtient enfin deux ans plus tard, date à laquelle il en effet pas davantage, comme en témoignent de nombreuses dé- choisit de refermer l’Histoire de ma vie. clarations à la presse. À longueur de colonnes, Fellini fustige cet Loin d’admirer le protagoniste d’une existence aussi trépi- « auteur terne, monotone, mécanique, qui ne met jamais un adjec- dante, Fellini se trouve incommodé par son omniprésence, ses in- tif à sa place, surtout un adjectif qualifiant, révélateur 13 », décou- nombrables capacités, son évidente supériorité sur ses congénères : vrant ironiquement, lorsqu’il achève son adaptation, les raisons de la fortune de l’Histoire de ma vie auprès des hommes de lettres : C’est quelqu’un qui ne te permet même pas d’être ignorant, il s’im- pose partout : il mesure un mètre quatre-vingt-onze, dit de lui qu’il Comment est-ce possible, me demandais-je, qu’il plaise […] à de peut faire l’amour huit fois de suite, rendant là aussi toute compéti- nombreux écrivains ? […] Et puis j’ai compris : Casanova a le don tion impossible, traduit des textes latins et grecs, connaît l’Arioste de l’écriture facile, qui glisse toute seule, sans accrocs, sans bonheurs par cœur, s’y connaît en mathématiques, est un bon acteur, parle très d’expression, mais sans difficultés. Et cette prolixité, qui va au-delà bien le français, a connu Louis XV et la Pompadour. Mais comment d’une simple fluidité, fascine surtout l’écrivain laborieux qui connaît peut-on vivre avec un con pareil 9 ? la difficulté d’écrire, l’angoisse douloureuse de la création nécessaire, et qui les craint et les fuit 14. Cette virulente critique doit, signalons-le dès à présent, être lue avec le recul nécessaire au décryptage des déclarations felli- Le prince Charles-Joseph de Ligne, l’un des premiers lecteurs niennes à la presse : le Maestro s’amuse en effet bien volontiers avec de l’autobiographie casanovienne, éclaire en son temps le jugement les journalistes, et les interviews sont à ses yeux un exercice de de Fellini, en le nuançant du respect admiratif qu’il éprouve pour style dans lequel il est plus que jamais « un grand menteur 10 », ce confident épistolaire devenu un ami : qui accommode ses opinions selon son humeur. Son style ressemble à celui des anciennes préfaces ; il est long, diffus et Cependant, la récurrence des attaques acerbes qu’il lance contre lourd ; mais s’il a quelque chose à raconter, comme, par exemple, ses Casanova permet ici de croire à la sincérité du propos, qui n’est aventures, il y met une telle originalité, naïveté, espèce de genre dra- d’ailleurs pas sans évoquer les portraits acérés brossés par certains matique pour mettre tout en action, qu’on ne saurait trop l’admirer 15. contemporains de Casanova, agacés par la personnalité extravertie et la vie trop légère de l’aventurier. L’abbé Chiari en donne à mots Si ce portrait déguisé, composé après la mort de Casanova, ne demi-couverts, sans nommer son personnage, un exemple parlant put donner lieu à aucun droit de réponse de la part de l’aventu- dans un roman alors en vogue, La Commediante in fortuna : « Il est ros ainsi stigmatisé, les critiques felliniennes, pourtant proférées bien fait de sa personne, et d’une assurance incroyable. Toujours quelque deux siècles après la disparition de leur cible, suscitent soigné comme un Narcisse, il se rengorge ; un ballon n’est pas plus par voie de presse le mécontentement posthume d’un Casanova gonflé d’air que lui de vanité ; un moulin n’est pas plus agité 11 ». aux porte-parole zélés… Ils ne sont autres que les « écrivains la- Si Fellini demeure conscient que son jugement s’adresse au per- borieux » raillés par Fellini, et chacun offre sa plume à Casanova sonnage de l’Histoire de ma vie, et que Casanova en est aussi l’au- pour contrer les attaques du réalisateur. Ainsi, par l’intermé- 16 teur et l’acteur historique, aucune de ces trois entités ne trouve diaire de son biographe italien, Roberto Gervaso , Casanova grâce à ses yeux, et il s’agit pour lui « d’un personnage bruyant, entend réinscrire son œuvre littéraire à sa juste place, méses­ agaçant, vulgaire, un courtisan qui s’appelait Casanova, […] qui timée par Fellini : a la bêtise, la suffisance et la superbe de l’armée et de l’Église »… 14 Fellini et Casanova Introduction 15

Mes mémoires peuvent plaire ou ne pas plaire, mais les cataloguer désormais trop âgé, devrait abandonner… Bien que Casanova comme une soupe fade sans queue ni tête n’est pas juste. N’oubliez pas ignore tout du médium cinématographique, il semble, détail amu- que Lacroix les a trouvées « divertissantes, piquantes et spirituelles », sant, comprendre qu’il s’agit là d’une nouvelle forme de représen- […] Ellis, enthousiasmé, a écrit : « Il n’existe pas au monde de livres tation théâtrale, dirigée par un moderne capocomico ; il appelle donc 17 plus délicieux » . bien logiquement Fellini « Signor Goldoni »… La joute verbale Dans la même optique, Luigi Baccolo, autre fervent défenseur à laquelle se livrent les deux adversaires exprime là encore toute de Casanova 18, souligne plus encore le rapport de force entre les la réalité, l’effectivité des rapports tendus qu’ils entretiennent. deux hommes, en campant, face à Fellini, un Casanova tout à la Si les caractères, les goûts et les personnalités des protagonistes fois magnanime et impétueux : « Je vous montrerai mon respect en expliquent en grande partie leur affrontement, la nature du lien vous pardonnant vos bêtises, comme vous pardonnerez les miennes, qui les unit pèse par ailleurs lourdement sur leurs relations. Leur puisque nous en faisons tous. En tant que Chevalier, je ne peux tournure conflictuelle découle en effet également du type de film toutefois vous cacher que dans ma vie j’ai par cinq fois fait verser auquel Fellini se trouve confronté : Le Casanova de Fellini est une le sang de ceux qui m’ont cru lâche 19 ». Au-delà de l’anecdote, œuvre de commande, très éloignée de La Strada ou d’Amarcord, ces interventions apocryphes de Casanova matérialisent celui qui projets artistiques auxquels le cinéaste était très attaché. Pour est désormais devenu l’adversaire de Fellini, lui donnant l’occa- obtenir les capitaux nécessaires au financement de ces films plus sion d’exprimer ses opinions, de construire une ligne de défense, personnels, le Maestro est contraint de proposer de temps à autre d’exister en pensées et en paroles. Tant et si bien que Fellini lui- aux producteurs des idées de films à grand spectacle qui dorment même semble, au fil de l’avancement de son adaptation, donner dans ses archives. Parmi ces « appâts » figure la possibilité d’une voix et corps à Casanova, comme en témoignent ses assistants adaptation des Mémoires de Casanova, qui intéresse grandement le dans un ouvrage qui initie, selon la quatrième de couverture, « le producteur italien Dino De Laurentiis. En 1971, ce dernier connaît dialogue problématique et fabuleux entre Casanova et Fellini » : en effet quelques difficultés financières et multiplie les occasions d’une collaboration fructueuse avec Federico Fellini. Le réalisateur […] l’antipathie, la rancœur, la répugnance de Fellini semblent avoir se jette les yeux fermés dans l’aventure : « ce voyage », raconte-t-il, matérialisé Casanova en un ennemi en chair et en os, à attaquer dans de furieux corps à corps, d’haletantes, de sauvages parties de catch. « commence parce que j’ai signé un contrat. Quand je l’ai signé, 22 […] De temps à autre [Fellini] expédi[e] un de ses assistants dans sa je n’avais pas encore lu les Mémoires de Casanova ». Ce contrat chambre, espion solitaire en territoire ennemi : « Va voir si “le con” salit pour Fellini la pureté originelle de l’idée : 20 est par là … » La première fois que le film apparaît, […] c’est sa pureté qui fait son La rencontre « véritable » des deux hommes aura même lieu charme. Ici s’ouvre la seconde phase : cette très pure image est le point grâce à un ami de Fellini, le célèbre parapsychologue Gustavo Roll, de départ d’une histoire scélérate. Il y a le contrat […]. Le film prend de plus en plus un caractère louche d’entremetteur 23. qui au cours d’une séance de spiritisme met en contact le réalisateur et son personnage. Les propos échangés, rapporte Piero Chiara 21, La découverte de l’autobiographie se révèle, nous l’avons vu, ne peuvent que renforcer la hargne de Fellini, que Casanova, par bien décevante… mais « le projet demeure d’actualité pour la rai- l’intermédiaire de Roll, prie dès l’abord courtoisement de ne pas son précise et absurde qu’il doit être mené à terme 24 ». Tenu par le tutoyer. Il lui donne ensuite foule de conseils désobligeants, le contrat, Fellini s’attelle donc sans enthousiasme à la transposi- notamment en matière de positions sexuelles que le réalisateur, tion du récit de vie casanovien. 16 Fellini et Casanova Introduction 17

L’adaptation cinématographique sous l’angle fellinien extrêmement flous 29». Le chercheur cite en exemple Les Tentations du docteur Antoine (Le Tentazioni del Dottor Antonio), sketch du film Adapter à l’écran l’autobiographie de Casanova est pour Fellini Boccace 70 (Boccaccio’70) qui, « plus qu’une transposition d’un une nouvelle source de mécontentement. Il goûte en effet peu conte de Boccace à la fin du xxe siècle, est entièrement une ré- l’étroite collaboration entre source littéraire et prolongement fil- écriture », illustrant « la Rome du début des années 1960 qui mique, considérant que « le cinéma n’a pas besoin de littérature, s’ouvre à la consommation, au tourisme de masse, à la musique il n’a besoin que d’auteurs cinématographiques 25 ». Le Septième afro-américaine »30. Art est pour lui « un art autonome, qui n’a guère besoin de trans- En 1968, le Maestro réalise également Toby Dammit – Il ne positions, lesquelles, dans la meilleure hypothèse, ne seront chaque faut jamais parier sa tête avec le diable (Toby Dammit – Non scom- fois que de l’imagerie, de l’illustration », car l’œuvre d’art « naît mettere la testa col diavolo), troisième épisode d’un film collectif, dans une seule et unique expression, […] [puis] ne vit que dans la Histoires extraordinaires (Tre passi nel delirio), inspiré du recueil épo- dimension en quoi elle a été conçue et dans laquelle elle a trouvé nyme d’Edgar Allan Poe. Si Roger Vadim et Louis Malle, les deux son expression »26. autres réalisateurs participant à cette coproduction internationale, Fort de cette préférence étayée par les sujets de scénarios ori- s’abreuvent assez directement à leur source littéraire, l’épisode fel- ginaux, il s’est très peu aventuré à porter à l’écran des textes lit- linien est sans doute, remarque Benito Merlino dans une récente téraires. Sa principale expérience de l’adaptation date de 1969 : biographie consacrée au Maestro, « le moins redevable à l’œuvre il se laisse convaincre par la proposition d’une mise en images du d’Edgar Poe. Il n’en conserve que le titre, le nom du personnage de Pétrone, dont il ne conserve que de vagues souvenirs Satiricon et la décapitation finale 31 ». d’écolier. Mais à la relecture plus approfondie de l’œuvre écrite De même, les propos de Fellini, interrogé au sujet de son der- durant la convalescence d’une grave maladie, il se voit « fort sé- nier film,La Voce della luna, qu’il réalise en 1989 à partir d’un ro- duit par un détail qu’[il] n’avai[t] pas su remarquer auparavant : man contemporain, peuvent a posteriori expliciter l’agacement du les parties qui manquent, donc l’obscurité entre un épisode et un réalisateur durant l’écriture de son Casanova. Le réalisateur confie autre 27 ». Ce récit lacunaire ouvre pour lui la voie non à la recons- en effet son besoin, dès l’inspiration venue, d’une totale liberté titution historique d’une Antiquité oubliée, mais à la possibilité de création : « Je m’étais inspiré d’un livre de Cavazzoni, Le Poème de reconstruire à sa manière « une grande galaxie onirique, plongée des lunatiques. Mais dans ce roman, je n’ai pris qu’une vibration, dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui une suggestion, une intention. Ensuite, […] j’ai inventé le récit, sont parvenus jusqu’à nous 28 ». L’adaptation cinématographique l’histoire de centaines de gens32… » L’œuvre de départ est donc ne se conçoit donc pour Fellini qu’en termes de complémentarité seulement l’impulsion, l’idée ; Fellini n’entend pas se voir tenu entre œuvres littéraire et filmique : un manque, un « blanc » du d’en respecter la cohérence diégétique, les lieux ou les caractères texte d’origine ouvre la voie au réalisateur pour proposer, à partir des personnages. de cet espace vide, sa propre lecture de l’œuvre, et retrouver ainsi Cette position est intéressante, car elle permet de considé- une liberté de création bridée par le principe même de l’adaptation. rer, dans le cadre du processus adaptatif, le texte littéraire et Ce postulat se trouve d’ailleurs confirmé par les autres films son pendant filmique comme deux œuvres tout à la fois indé- felliniens élaborés à partir de matériaux littéraires : parfois, note pendantes et interdépendantes. De nombreux chercheurs, sans Hervé Pernot, « les rapports entre l’œuvre, dont on a gardé le dissocier aussi nettement roman-source et film-cible, prônent au- titre, et le scénario écrit par Fellini et ses collaborateurs sont jourd’hui, après de nombreuses décennies d’amours tourmentées 18 Fellini et Casanova Introduction 19 et ­contradictoires entre les deux arts 33, le droit d’une adaptation Cette conception d’une intertextualité « élargie » s’est de fait vue cinématographique à exister en tant qu’œuvre de cinéma, et non appliquée par plusieurs théoriciens à divers types de phénomènes simple prolongement du texte littéraire dont elle s’inspire. Ainsi, liant un texte et ses manifestations ultérieures, et le cas de l’adap- Lu Shenghui, élargissant la démarche entreprise par Marie-Claire tation cinématographique paraît assez symptomatique de cette Ropars-Wuilleumier 34, propose d’envisager la mise en images tendance pour nous permettre d’envisager la création fellinienne d’une œuvre littéraire comme un processus de transformation in- en termes de « réécriture » de l’œuvre de Casanova. Le Casanova de tersémiotique, évitant ainsi l’écueil restrictif des critères de « trahi- Fellini peut, ainsi défini, affirmer tout à la fois son appartenance à son » ou de « fidélité » qui pèsent sur toute adaptation filmique 35. une « famille » d’intertextes, générés par un même texte de départ, Le passage à l’écran est alors considéré comme une réécriture l’Histoire de ma vie, et son existence propre, façonnée, à travers le différente du texte originel, et s’analyse à ce titre comme un texte médium cinématographique, par la vision originale de son créateur. nouveau. Risquons, pour mieux comprendre cette idée, une para- Ce créateur entretient au seuil de son film des relations si hou- phrase de la pensée balzacienne : si « la mission de l’art n’est pas leuses avec son protagoniste qu’il est légitime de se demander si le de copier la nature, mais de l’exprimer 36 », nous pourrions pos- projet n’est pas dès l’abord voué à rejoindre, tôt ou tard, les limbes tuler que la mission d’une réécriture n’est pas de copier le texte des films irréalisables ou irréalisés 42. Alberto Moravia, qui rend d’origine, mais de l’exprimer. Cette attitude s’accompagne néan- visite à Fellini alors que le tournage du film est déjà commen- moins d’une nécessaire prise de conscience de la valeur de l’œuvre cé, répond à cette interrogation par la négative, et recense dans originelle. Dans une thèse de doctorat consacrée aux adaptations L’Espresso quatre raisons justifiant la réalisation du film : filmiques du personnage du libertin, Alain Sebbah souligne ainsi En premier lieu, Casanova est un personnage éminemment social, l’importance de cette démarche : « La force du texte, le cinéaste [et] Fellini est le réalisateur italien le plus sensible au fait social […]. doit en prendre son parti : ou il s’y soumet, ou il la soumet. Mais Le second motif est que pour Fellini […], homme d’ordre curieux de prendrait-il le risque de s’y mesurer s’il n’avait déjà reconnu la tous les désordres, Casanova, monstre parmi les monstres, est une fas- fascination que cette force exerce sur lui, et quelle force lui-même cinante exception à toutes les règles […]. Troisième motif : Casanova, peut en tirer 37 ? » Bien que « redevable » envers sa source littéraire, pour Fellini, est ce rébus que constitue pour les intellectuels italiens l’adaptation cinématographique se trouve cependant, grâce à cette l’Italien typique, ou celui réputé comme tel […]. Quatrième motif : approche interdisciplinaire, affranchie du carcan notionnel dans Casanova fascine Fellini car sexuellement, il n’a aucun problème 43. 38 lequel de nombreux tenants de l’« adaptalogie » la confinaient , Si ces explications semblent revêtir a posteriori, devant l’œuvre pour s’inscrire avec bonheur dans la famille plus vaste des jeux de achevée et au prisme des nombreuses déclarations felliniennes, une 39 réécritures , et plus particulièrement des pratiques intertextuelles. certaine pertinence, le Maestro lui-même avoue se servir des rap- Postuler, à la suite de Mikhaïl Bakhtine puis de Julia Kristeva, ports si particuliers qui le « lient » à son personnage, pour mener que « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, à bien son projet : tout texte est absorption et transformation d’un autre texte 40 », permet d’inscrire l’intertextualité dans le champ de la sémiotique Pour donner corps à un personnage, il n’est pas du tout nécessaire de se et, partant, de pouvoir étendre son domaine de définition, souligne sentir en accord avec lui. L’important, c’est qu’il nous donne la possibi- Nathalie Limat-Letellier, à « des formes d’expression hybrides, lité de nous exprimer. […] Il est certain que je suis parti d’un sentiment de haine. À présent, toutefois, j’ai envie de dire que cette haine, cette combinant le message textuel à des systèmes de signes non verbaux : aversion, cette nausée étaient sans doute les sentiments qu’il me fallait 41 le théâtre, l’opéra, […] la bande dessinée, l’informatique … ». pour pouvoir réaliser le film 44 . 20 Fellini et Casanova Introduction 21

Ainsi, réinterprétant à sa manière le topos de l’artiste maudit, années soixante les termes génériques de « thèmes » ou de « types » le Maestro aime à travailler dans une ambiance difficile. Il confie pour revendiquer l’appellation de « mythes littéraires », dont en effet : « […] mes films ont toujours eu une genèse aventu- l’étude se voit définie par Pierre Albouy comme «l’élaboration reuse. Si cet esprit d’aventure venait à manquer, je m’alarmerais. d’une donnée traditionnelle et archétypique par un style propre à L’atmosphère de naufrage me stimule 45 ». C’est dans ces conditions l’écrivain et à l’œuvre dégageant des significations multiples 46 ». très particulières que le réalisateur aborde donc, bon gré mal gré, Surgissent alors d’emblée incohérences méthodologiques et la réécriture filmique de l’impressionnante œuvre casanovienne et difficultés épistémologiques. Certains, à la suite de Claude Lévi- son héros mythique. Strauss, dont les analyses structurales des mythes ont souvent servi de point d’ancrage aux études postérieures, voient dans la littéra- Réécrire le mythe casanovien ture une dégradation du mythe : « Non seulement [le roman] est né de l’exténuation du mythe, mais il se réduit à une poursuite C’est à travers le terme « mythe » que nous touchons, semble- exténuante de la structure en deçà d’un devenir qu’il épie au plus t-il, la difficulté principale de l’entreprise adaptative menée par près sans pouvoir retrouver dedans ou dehors le secret d’une fraî- Fellini : au-delà de l’homme fat et superficiel qu’il découvre dans cheur ancienne, sauf peut-être en quelques refuges où la création l’Histoire de ma vie, au-delà de l’écrivain prolixe et ennuyeux, au- mythique reste encore vigoureuse, mais alors et contrairement au delà même du poids d’une œuvre de commande inspirée d’un trop roman, à son insu 47. » présent précédent littéraire, c’est très probablement le statut my- À l’inverse, d’autres soulignent que la littérature n’entraîne pas thique de son personnage qui véritablement dérange le Maestro. irrémédiablement la dissolution du mythe, mais peut se révéler gé- Un réalisateur à la personnalité affirmée ne se trouve sans doute pas nératrice de son émergence. De fait, explique Pierre Brunel, dans la sans quelque ressentiment confronté à un homme entouré d’une préface de son Dictionnaire des mythes littéraires, si « c’est parfois dans aura mythique certaine. Et sa création cinématographique, qui la conscience commune que se produit la “mythisation”, et [que] ne saurait éluder le mythe, doit s’y confronter et choisir le traite- la littérature l’enregistre, […] c’est parfois aussi la littérature qui ment qu’elle lui réserve. Le rapport qu’entretiennent Le Casanova en a l’initiative. D’où cette nouvelle grande catégorie de mythes de Fellini et le mythe littéraire casanovien s’affirme donc comme littéraires : tout ce que la littérature a transformé en mythes 48 ». On la question centrale autour de laquelle s’articulera cet ouvrage. peut en effet, soulignent Frédéric Monneyron et Joël Thomas dans Affiner cette problématique nécessite bien évidemment une défi- une étude claire et synthétique du sujet, « être fondé à considérer nition précise des notions qu’elle convoque. Si nous avons ci-avant que la tendance de la littérature à la dissémination dans sa propre qualifié l’œuvre fellinienne de « réécriture cinématographique » et profondeur contient aussi son propre dépassement potentiel 49 ». justifié ce choix lexical, il convient à présent de s’arrêter sur l’ap- Alors, poursuivent-ils, « la sophistication même du discours lit- pellation « mythe littéraire », afin de juger la pertinence de son téraire, sa mise en perspective, ses particularismes même, liés à emploi pour désigner le personnage de Casanova. la vie intérieure de leur auteur, ne sont plus des obstacles à l’ins- Le statut du mythe et sa définition sont complexes, protéi- tauration d’une forme de mythe, qui puisse rejoindre le discours formes, et son inscription dans le champ de la littérature diver- mythique 50 ». Casanova semble s’inscrire pleinement dans cette sement interprétée. Si l’intérêt pour les mythes est très ancien, famille de mythes nouvellement jaillis d’une source littéraire : en la critique littéraire a largement délaissé leur étude jusqu’à une effet, personnage historique, aventurier et libertin, il n’était pas un époque récente. Les théoriciens n’abandonnent qu’à la fin des mythe vivant ; les jugements de ses contemporains cités ci-avant 22 Fellini et Casanova Introduction 23 témoignent au contraire d’attitudes et de caractéristiques toutes Vénitien) 55 ». Cette dernière affirmation, pour partie corrobo- « humaines » et prosaïques. Son image et sa légende doivent donc rée par une première lecture de l’Histoire de ma vie, qui alterne en leur création et leur pérennité à son autobiographie et aux innom- effet épisodes sentimentaux et mondains aux structures souvent brables hypertextes et métatextes qu’elle a engendrés. Le person- semblables et interludes philosophiques où le mémorialiste nous nage s’affirme-t-il néanmoins comme un véritable mythe littéraire, livre quelques réflexions intimes, prive Casanova de l’étiquette au-delà du mémorialiste ou du séducteur ? « mythe littéraire » stricto sensu, la structure de son récit de vie se Philippe Sellier, à travers de nombreux articles et communi- révélant trop peu solide. cations 51, a tenté d’affiner la définition du mythe spécifiquement Les critères composant la définition proposée par Philippe littéraire. Ainsi, contrairement au mythe ethno-religieux, préala- Sellier paraissent donc trop restrictifs pour s’adapter au visage ac- blement circonscrit par les chercheurs, le mythe littéraire ne re- tuel de la littérature et des mythes qu’elle charrie. Un tel constat late pas un événement qui « a eu lieu dans le temps primordial, suggère une définition plus ouverte du mythe littéraire, permet- le temps fabuleux des commencements 52 », sa formation n’est ni tant d’élargir l’éventail de ses représentants. À cet effet, Pierre orale, ni collective, mais véhiculée par un écrit signé d’une ou plu- Brunel rappelle celle que propose André Dabezies – « une illustra- sieurs personnalités singulières, et il ne décrit pas l’irruption du tion symbolique et fascinante d’une situation humaine exemplaire « surnaturel » dans le monde réel. En revanche, le sens du mythe pour telle ou telle collectivité 56 » –, qui redonne ainsi en partie littéraire, comme celui du mythe ethno-religieux, n’est pas seu- au mythe littéraire un sens plus trivial, plus populaire, celui d’un lement constitué par « le fil du récit, mais […] aussi [par] le sens vecteur de rêves, d’identification à un modèle érigé en représentant symbolique des termes 53 » ; ils sont de plus tous deux régis par parfait d’une catégorie d’individus, d’un comportement à adopter, une puissante organisation structurale, « forme grossière de spé- d’un personnage à camper dans le théâtre de la vie. Et c’est pré- culation philosophique 54 ». cisément l’étiquette de « séducteur », de « libertin » ou d’« aven- Ces trois caractéristiques, communes aux deux formes de turier » qui permet semble-t-il à Casanova d’accéder au rang de mythes, permettent donc de définir le mythe littéraire et, par- mythe littéraire, bien que cette terminologie soit imparfaite, car tant, de déterminer si les récits usuellement inscrits dans cette le champ des réécritures du mythe casanovien dépasse celui de catégorie méritent d’y figurer. Il semble pourtant que certains la littérature – Frédéric Monneyron et Joël Thomas soulignent mythes littéraires pourtant labellisés comme tels par le critique d’ailleurs tout l’intérêt d’une typologie qui « prendrait aussi en lui-même résistent mal à l’épreuve de cette définition, qui souffre compte les mythes dont les reformulations ne sont pas seulement alors quelques aménagements. Philippe Sellier en donne lui-même littéraires », inscrite dans « une perspective qui ne fasse pas de la une démonstration révélatrice avec l’exemple de Dom Juan… qu’il littérature une référence unique et s’inscrive dans une interdisci- oppose tout naturellement, afin de le définir comme un véritable plinarité indispensable à l’étude des mythes » 57. mythe littéraire, à son « homologue » transalpin Casanova : en Considérer le personnage de Casanova et son aventureuse exis- effet, si le sens symbolique et la structure forte du Dom Juan de tence comme les composants d’un mythe littéraire soulève néan- Molière lui paraissent incontestables, le troisième critère retenu moins une question importante : contrairement à d’autres figures pour qualifier un mythe littéraire fait défaut. Mais c’est alors cette mythiques, purement fictives comme Don Juan ou exclusive- absence même d’éclairage métaphysique qui donne à Don Juan ment historiques comme Louis XIV, Casanova jouit d’un statut sa dimension mythique, en interdisant « déjà de [le] confondre hybride. Il serait schématiquement possible de considérer qu’il a avec Casanova (à quoi s’ajoute la “sérialité” lâche des Mémoires du vécu comme un homme, et survécu comme un mythe. Grâce à son 24 Fellini et Casanova Introduction 25 autobiographie, l’Histoire de ma vie, Casanova est en effet un écri- des mythes littéraires, nés de la propagation écrite ou orale d’un vain du xviiie siècle, témoin tout à fait humain de son époque, et, ­faisceau d’idées, de caractéristiques propres à un sujet ou un ob- dans un même mouvement, l’acteur d’aventures extraordinaires, jet. Il se tient, comme tout personnage mythique, à mi-chemin qui égrenées dans l’immense catalogue de ses Mémoires, parviennent entre réalité et fiction, et voit sa propre légende s’échafauder par à notre connaissance, au fil des siècles et des réécritures, comme de multiples pratiques de réécritures, qui entretiennent entre elles les éléments d’un destin mythique. Cette double identité d’un et avec le texte originel, l’Histoire de ma vie, des relations variées. Casanova, figure historique à l’existence attestée et protagoniste Fellini, au seuil de son film, n’ignore pas qu’en choisissant de romanesque à la vie mouvementée, désoriente le lecteur de son au- porter à l’écran la vie de Casanova, il écrit lui aussi une nouvelle tobiographie ; « submergé par [des] tourbillons d’effets purement page du mythe. Il se doit donc, comme ceux qui l’ont précédé, littéraires, il [lui] paraît difficile de saisir un peu de la substance de choisir sa voie, et les pistes d’écriture qui s’offrent dès lors à humaine de Casanova 58 ». Mais cela lui importe-t-il réellement ? Il lui constituent autant d’angles à aborder au cours de notre étude. semble, témoigne Marie-Françoise Luna, que « le lecteur en géné- Un mythe peut en effet, comme le soulignent Frédéric ral ne se soucie guère de savoir quelque chose de cette humanité : Monneyron et Joël Thomas, « être perçu à la fois dans une pé- il lui faut un Casanova mythique, […] support de fantasmes et de rennité de sens et dans l’actualité de sa réécriture. Il peut servir rêves narcissiques 59 ». Le mythe casanovien serait donc indispen- en même temps à consolider une tradition et à contribuer à un sable pour susciter l’approbation, l’affection, la compréhension de travail à proprement parler révolutionnaire 63 ». En écho à cette la majeure partie du lectorat. apparente dichotomie, qui s’entend bien souvent davantage en Quant au public plus averti, familier des méandres de l’auto- termes de complémentarité qu’en termes d’opposition, la réé- biographie et de l’existence historique de Casanova, il s’avoue criture d’un mythe littéraire semble donc elle aussi s’envisager souvent, à l’image du neurobiologiste Jean-Didier Vincent, qui comme un nouveau départ, une continuité ou une rupture d’avec s’intéresse à la mise en scène du corps tour à tour malade et bien son texte fondateur. portant du libertin vénitien 60, « embarrassé par le mythe 61 ». En ef- De fait, réécrire un mythe peut tout d’abord offrir l’occasion fet, si beaucoup s’évertuent à démontrer la véracité de ses Mémoires, de découvrir, ou de redécouvrir, derrière la légende, la véritable c’est justement pour montrer que Casanova n’est pas un mythe, source historique du mythe, le personnage de chair et de sang qu’il a réellement vécu l’incroyable succession d’aventures livrées, qui lui a donné naissance. Cette idée est ainsi développée et ap- au soir de sa vie, en une dernière, celle de l’écriture. Sans doute pliquée au mythe casanovien par Leonardo Sciascia, dans sa pré- faut-il, pour tenter de distinguer le statut mythique ou humain face à l’édition italienne de Casanova ou la Dissipation 64, qu’il a de Casanova, écarter le mythe du séducteur, comme le propose dirigée et coordonnée. Reprenant une boutade faussement attri- le psychanalyste Jacques-Antoine Malarewicz : « Quand on lit buée à Mark Twain 65 et destinée à souligner la densité des études Casanova, il y a de la chair, il y a des fluides, c’est extraordinaire- shakespeariennes – « Les tragédies de Shakespeare ne sont pas de ment humain. Il n’est en rien mythe. Peut-être [est-il] mythe à Shakespeare, mais d’un inconnu qui s’appelait exactement comme d’autres niveaux [que celui de la séduction] : celui du xviiie siècle, lui » –, Sciascia l’applique à « la question Casanova, car à force de celui de Venise… Je crois surtout qu’il est le mythe de celui qui l’interpréter et spécialement en fonction des dernières trouvailles écrit sa vie en vivant 62. » des délires pansexuels dont notre temps se fait une joie et un tour- Quelles que soient donc les couleurs sous lesquelles officie ment (mais plutôt un tourment qu’une joie), Casanova précisément Casanova, il semble donc appartenir à cette immense famille risque de devenir un inconnu. Je veux dire le vrai Casanova 66 ». 26 Fellini et Casanova Introduction 27

Pour le ­critique, en effet, les nombreuses réécritures du mythe ont maillon. Le mythe littéraire semble de fait offrir à l’écrivain la pos- tendu à étouffer la vraie figure de celui qui l’a généré, en recréant sibilité d’écrire une autre œuvre, et non pas uniquement de réécrire de nombreux autres avatars du personnage : la dernière œuvre de la chaîne historique des textes constitutifs du mythe. En effet, et l’on comprend mieux ici le choix du terme Ainsi donc l’Histoire de ma vie n’est ni de Casanova, ni des Casanova qui ont été mis en circulation au cours de ces dernières années, et « palimpsestes » pour désigner l’étude genettienne des pratiques 70 bien moins encore du Casanova de Fellini, elle est d’un inconnu qui transtextuelles , réécrire un mythe serait alors, souligne Daniel s’appelait comme lui et qu’il nous est donné de rejoindre qu’à travers Mortier, « indiquer que l’on n’écrit pas n’importe où, mais sur un quelques très rares méditations 67. parchemin déjà utilisé, dont l’écriture antérieure a été effacée 71 ». Ce gommage semble cependant épargner le texte originel, Si ce propos sert ici à introduire l’ouvrage à suivre, qui s’inscrit fondateur du mythe : les réécritures diverses de l’Histoire de ma vie bien évidemment dans la catégorie des « méditations » précitées, entretiennent toutes de fait avec le récit casanovien un dialogue il illustre toute l’ambiguïté d’un « après-texte » appartenant à la privilégié, construit sur des références implicites ou explicites chaîne d’un mythe : une opération de réécriture peut contribuer à fréquentes. Lorsque le texte initial tend à disparaître, tant sont démêler, dans l’écheveau embrouillé des innombrables reprises du grandes les différences fondamentales ou formelles entre texte mythe, le vrai fil conducteur du texte de départ ou de la personna- source et textes engendrés, la réécriture devient très proche de lité de son auteur… ou au contraire écraser le texte d’origine, fai- l’adaptation ou de la traduction, comblant ainsi l’inévitable écart sant même parfois oublier son véritable auteur ou son propos réel. dû à la distance historique, ou à la différence entre les cultures Face à un mythe littéraire, un créateur peut de fait décider de ou les langages. s’inscrire de plain-pied dans la grande chaîne de réécritures qui Le Casanova de Fellini, qui s’inscrit dans cet espace particulier, le constitue. En se plaçant dans une perspective de réception, semble à première vue ressortir davantage à ce dernier choix de les différents auteurs – ce terme étant ici entendu au sens large, réécriture. Le titre du film est d’ailleurs immédiatement évoca- et comprenant également tout créateur d’œuvre non littéraire – teur dans son génitif, faisant écho au Fellini-Satyricon : à travers deviennent ainsi des intermédiaires qui nous proposent leur propre un trait d’union ou un complément du nom, la relation d’appar- lecture du mythe. On peut alors observer, note Daniel Mortier, tenance est explicitement marquée 72. Analysant le titre de l’adap- un « phénomène de contamination » : « chaque mythe a tendance tation, Lorenzo Codelli remarque ainsi que « le film aura donc à être rapproché d’autres mythes, sinon à être, au moins passagè- 68 deux auteurs – unis et distincts – celui, contemporain et vivant, rement, confondu avec eux » . Casanova se mêle par exemple à ne se faisant précéder par l’autre, historiquement plus connu, que Don Juan, Valmont, Lovelace ou Gil Blas, augmentant à l’infini pour, sans modestie, se l’approprier complètement, avec cet article le nombre de ceux qui peuvent lui être comparés. Les relations et cette préposition, mais acceptant quand même de se dissoudre entre les différentes réécritures du mythe ne sont plus considé- avec lui dans un destin commun 73 ». Le réalisateur affirme donc rées comme strictement hypertextuelles, mais s’élargissent à une clairement sa propre vision du récit, s’affranchissant de l’œuvre intertextualité toute particulière aux mythes, privilégiant « une 74 69 originelle par ce qu’il labellise « une adaptation libre », sans sorte d’architexte composé au moins d’un ensemble de mythes ». occulter l’œuvre originale. Il serait cependant dommage de s’ar- Enfin, réécrire un mythe peut, paradoxalement peut-être, per- rêter à cette première interprétation, et d’imaginer qu’un réalisa- mettre de rompre la légende, de casser l’image traditionnelle d’un teur tel que Fellini a seulement souhaité déconstruire un mythe personnage, de briser la chaîne… tout en conservant le premier pour en proposer une nouvelle interprétation. Pour construire une 28 Fellini et Casanova Introduction 29

­hypothèse de travail plus complète, il convient alors de « décor- hypothèse de réponse plus complète à la question soulevée par tiquer » le film, en considérant notamment les très nombreuses notre problématique qui, rappelons-le, tend à mettre en lumière étapes de son élaboration. le traitement du mythe littéraire casanovien à travers la réécri- ture fellinienne : Le Casanova de Fellini pourrait concentrer en lui- Vers une étude génétique du Casanova de Fellini même, dans l’épaisseur de sa longue élaboration, les trois choix d’écriture du mythe détaillés ci-avant. Il privilégierait ainsi tour Le Casanova de Fellini est riche d’une histoire longue et com- à tour le personnage historique caché derrière son enveloppe my- plexe. Fellini souligne largement l’importance de ces différents thique, le mythe lui-même, ou la recréation d’un personnage dif- « états » du film : « tout ce qui arrive au cours de la conception, de férent, rompant avec la chaîne des précédentes interprétations de 75 la préparation du tournage ou du montage, est utile au film ». son existence. Individualiser et préciser ces différentes phases né- Ces différentes étapes sont en effet ici encore autant de palimp- cessite donc un examen détaillé de la genèse de l’œuvre fellinienne. sestes du résultat final : de fait, souligne Marie Anne Guérin, « le Initialement et encore majoritairement utilisé dans le champ récit de cinéma n’est pas constitué de strates qui se recouvrent et littéraire, l’examen des divers états antérieurs d’un texte dévoile se gomment l’une l’autre pour accomplir un objet fini qui aurait ses aspects intratextuels – un auteur utilise des textes qu’il a écrits effacé toute trace des premières décisions qui l’ont esquissé. […] auparavant, ou des fragments de sa production contemporaine De l’écriture du scénario au montage et au mixage des plans, dans le texte considéré. Cette discipline est notamment le champ se succèdent plusieurs récits qui ne se superposent pas mais se d’investigation de Raymonde Debray-Genette, qui tente de préci- 76 ­surimpressionnent ». Ornella Volta fait écho à cette définition ser ses contours, en l’opposant tant à la traditionnelle « étude des en examinant la genèse du Casanova de Fellini : sources » héritée de Gustave Lanson qu’à la poétique : Tout se passe […] comme si, en concevant des scènes qu’il ne tournera Entre l’étude du hors-texte comprise comme l’exploration des alen- pas forcément, en faisant construire des décors qu’il n’utilisera qu’en tours, et celle, acharnée, de ce qu’on voudrait appeler l’intexte, fermé partie, en sélectionnant, maquillant, dirigeant des acteurs qui ne sur lui-même, il existe une étendue, plus ou moins considérable, qui survivront pas au montage définitif, […] en accomplissant des cen- ne se réduit ni à l’un ni à l’autre, et dont on ne sait s’il faut l’appeler taines d’actions successives, Fellini ne faisait que nettoyer, que polir, un texte, ni même du texte 79. que lustrer le philtre à travers lequel quelque chose d’indéfinissable, d’inconnu même à ses propres yeux, puisse passer. On comprend Cette nouvelle génétique doit définir son objet d’étude, et dis- que toutes les séquences qui ont été préparées, puis supprimées, tingue donc, explique Jean Bellemin-Noël, le manuscrit, « en- tous les décors inutilement construits, toutes les scènes tournées, semble de supports matériels portant du texte », les brouillons, puis écartées, ont laissé derrière eux des traces qui ont déteint sur ce « ensemble des documents qui ont servi à la rédaction d’un ou- 77 qui a été conservé . vrage », et l’avant-texte, « une certaine reconstruction de ce qui a Ces différentes strates, qui « apporte[nt] à la surface apparem- précédé un texte, établie par un critique à l’aide d’une méthode ment lisse l’idée d’une profondeur 78 », représentent la « mémoire » spécifique, pour faire l’objet d’une lecture en continuité avec le 80 du film. L’examen plus approfondi des différentes phases du film donné définitif » . Ces avant-textes sont construits selon deux mo- laisse en effet entrevoir, comme nous tenterons de le démontrer dalités opérant symétriquement : l’endogenèse, processus où l’écri- dans le corps même de cette étude, des conceptions différentes du ture est centrée sur elle-même, joue ainsi au niveau intratextuel, personnage de Casanova et de son mythe. Formulons dès lors une et l’exogenèse, dans laquelle le projet rédactionnel s’empare des 30 Fellini et Casanova Introduction 31 sources et se sert de matériaux extérieurs – transcription de notes Arrêtons-nous quelques instants sur le cas particulier d’une de lecture, recherche de documents iconographiques… –, révélant forme de récit génétique, complémentaire et opposé tout à la fois alors une transtextualité critique ou documentaire. à la génétique filmique proprement dite : le making of. Tourné en Plus récemment, plusieurs groupes de chercheurs se sont in- temps réel dans les coulisses de la fabrication du film, et donc terrogés sur la possibilité et la pertinence d’une étude génétique regard différent pour le chercheur, qui compose son étude après des œuvres d’art visuelles, élargie également aux créations ci- coup, ce documentaire doit être néanmoins examiné avec précau- nématographiques. Cette évolution est notamment perceptible tion. En effet, Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer, en introduc- dans les derniers numéros d’une revue spécialisée en études gé- tion aux « Genèses cinématographiques », soulignent son caractère nétiques, Genesis, qui regroupe les travaux réalisés par un labo- artificiel : ratoire du CNRS, l’Institut des textes et manuscrits modernes C’est le cas de dire que l’observation (et plus encore la conscience (ITEM), dirigé par Pierre-Marc de Biasi. Lors de sa création, en d’être observé) modifie le phénomène observé : non seulement les 2004, le laboratoire se donne pour mission de « réunir les traces protagonistes n’agiront plus jamais de manière naturelle, sachant matérielles des processus de création littéraire (carnets d’écri- que leurs pratiques hors champ sont captées par des caméras, mais il vains, brouillons, épreuves corrigées…), de les mettre en rela- paraît inévitable que le tournage soit souvent infléchi pour donner à tion les unes avec les autres et avec les œuvres auxquelles ces l’équipe du making of un espace et un temps de travail 84. processus ont abouti et notamment de les ordonner en une suite Si l’habitude de filmer un tournage, un casting ou une séance chronologique qui reflète les étapes de l’élaboration textuelle 81 ». de maquillage semble relativement récente, un cinéaste comme En mars 2005, le numéro 24 de Genesis élargit cette approche Fellini l’a cependant expérimentée de manière originale pour son à d’autres champs disciplinaires tels que la peinture, la gravure Casanova en demandant à son assistant, Gianfranco Angelucci, ou la sculpture 82, et en juillet 2007, la revue est consacrée aux de réaliser lors d’une interruption de tournage un documentaire genèses cinématographiques 83. back-stage, dans lequel interviews de personnalités ou de modernes Il devient de fait difficile aujourd’hui d’ignorer ce champ Casanova voisinent avec les bouts d’essai d’acteurs pressentis pour le d’étude, car le matériel, longtemps confiné aux archives des bi- rôle 85. Outre cet intéressant documentaire, diffusé à l’époque sur les bliothèques spécialisées ou des fonds particuliers muséaux, est chaînes italiennes, le DVD bonus de la dernière édition du Casanova désormais, notamment grâce aux bonus des supports DVD, ac- de Fellini présente également Et Fellini créa le Casanova, entretien cessible à tous. Présentées en annexe au DVD principal consacré à de trente minutes dans lequel Gianfranco Angelucci revient sur l’œuvre cinématographique achevée, les traces des « avant-films », la genèse du tournage, « Poly-gammies » en la mineur, entretien de qui s’apparentent aux brouillons et notes préparatoires de l’écri- vingt-deux minutes avec le compositeur contemporain Alexandre vain au seuil de son roman, sont bien sûr réunies et aménagées Desplat, autour de la musique de Nino Rota, et Les Mémoires d’un dans un but essentiellement commercial, et constituent à cet égard casanoviste, entretien de vingt-deux minutes avec l’écrivain et docu- une base documentaire lacunaire et orientée. Cependant, le géné- mentariste Alain Jaubert, qui s’intéresse au personnage historique ticien attentif peut en tirer un grand profit, s’il prend soin de se de Casanova. Le matériel mis à disposition pour l’étude génétique méfier de certainsstory-boards ou scènes coupées au montage, en est donc abondant et varié, touchant tant à la création du film en réalité créés exclusivement en vue d’enrichir les bonus à offrir aux elle-même qu’aux interviews de « techniciens » de l’écrit ou du son, spectateurs-acheteurs. destinées à apporter un point de vue différent sur l’œuvre. 32 Fellini et Casanova Introduction 33

Cette unique source d’étude se révèle cependant parcellaire, car à un documentaire génétique. C’est le cas de Fellini nel cestino, dif- oublieuse, comme la plupart des bonus adjoints au film en lui- fusé sur les chaînes italiennes et édité en France sous le nom de même, de phases importantes de la préparation de l’œuvre, comme Zoom sur Fellini. Les inédits de Fellini 88 : Fellini est interrogé sur le confirment Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer : les raisons qui ont motivé le choix des coupes dans ses différents films par son ami Oreste Del Buono, et les propos introductifs de Parmi les documents d’archives retenus pour les DVD, préférence est donnée à ceux qui présentent une valeur visuelle spectaculaire : l’homme de lettres soulignent tout l’intérêt d’une étude génétique scènes achevées et coupées lors du montage final, prises non retenues, des œuvres felliniennes : lorsque celles-ci ont été conservées, storyboards, dessins ou maquettes […] les copies de travail des films [de Fellini] […] demeurent la des décors, des costumes ou des accessoires… plus belle partie de son œuvre. Lorsque l’on revoit ensuite le film au En revanche les scénarios et l’ensemble des documents écrits sont peu cinéma, on découvre qu’il manque quelque chose : inévitablement, représentés, sans doute parce qu’on considère (à tort) qu’ils ont peu il manque cette petite séquence, ce petit épisode, ce détail qui nous 86 de valeur visuelle et ne conviennent pas au médium . avait frappé. Il reste alors cette curiosité, cet arrière-goût de curiosité, De cette constatation découlent, comme l’illustre le séminaire cette envie de savoir si cette séquence existait, ou si on l’a inventée, en rêvant sur le film de Fellini, puis de réussir à savoir pourquoi Fellini préparatoire à la publication de Genesis – Cinéma, trois modalités a coupé. De tous les réalisateurs que je connais, Fellini est celui qui de recherche génétique appliquée au champ cinématographique : coupe le plus, et le plus férocement 89. la première s’attache surtout au(x) scénario(s), la deuxième aux éléments génétiques visuels, tels les croquis ou les maquettes des Les films achevés duMaestro portent donc la trace indélébile des décors, et la troisième, à visée plus large, combine matériaux scéna- différentes phases de leur gestation, qui s’inscrivent dans le résul- ristiques, ou plus généralement « textuels », et documents visuels. tat final, parfois même, très paradoxalement, par leur absence. Ces Le choix d’une méthode ne relève malheureusement pas seu- « avant-textes » sont nourris par Fellini tant de l’intérieur, grâce lement d’affinités personnelles ou des préférences de travail du aux réflexions et productions qui les ont précédés, matérialisées cinéaste étudié, mais aussi bien souvent se voit déterminé par par les différentes étapes de la création du film – écriture des scé- l’accessibilité des fonds mis à la disposition du chercheur 87. Fort narios, tournage, montage, postsynchronisation –, que de l’exté- heureusement, de nombreux documents relatifs à la genèse du rieur, s’abreuvant aux autres textes relatifs au mythe casanovien. Casanova de Fellini ont pu être sauvés de l’oubli grâce à Gérald Il est donc possible, grâce au matériel documentaire mis à notre Morin, assistant de Fellini sur le tournage, qui a fait don de diverses disposition, et que nous détaillerons au fur et à mesure des be- archives en sa possession à la Fondation Fellini pour le cinéma, soins de notre étude, d’examiner, pour reprendre la terminologie créée et présidée par Stéphane Marti, et localisée à Sion, en Suisse. de Raymonde Debray-Genette, tant l’endogenèse du Casanova de Les portes en sont fort aimablement ouvertes aux chercheurs, qui Fellini, à travers les phases successives de son élaboration, que son disposent ainsi d’un matériel génétique conséquent et diversifié. exogenèse, avec ses sources extérieures d’inspiration. Ainsi peut- Quant aux archives visuelles, elles nourrissent plusieurs reportages être la réécriture fellinienne pourra se réinscrire à sa juste place, consacrés au personnage de Casanova ou à l’œuvre du Maestro : le trop souvent mésestimée par son public, dans la chaîne des œuvres réalisateur jouant allègrement des ciseaux lors du montage, les formant le mythe de Casanova. « chutes », séquences filmées puis écartées du montage définitif, Le cadre restreint de cet ouvrage nécessite de circonscrire notre sont si nombreuses qu’elles peuvent à elles seules fournir matière propos ; aussi avons-nous choisi de nous intéresser ici exclusive- ment à l’endogenèse du Casanova de Fellini, matérialisée par les