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Les Midnight Movies: Une « Espèce » Cinématographique Disparue ?

Les Midnight Movies: Une « Espèce » Cinématographique Disparue ?

Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon

Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Mémoire de Séminaire Préparé par Camille Durand Sous la direction de Jean-Michel Rampon Soutenu le : 6 septembre 2010

Table des matières

Epigraphe . . 5 Introduction . . 6 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies . . 13 A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies . . 13 1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le surréalisme. . . 13 2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies . . 16 B. Les sixties et seventies aux Etats-Unis : un fourmillement créatif . . 18 1/ Un climat de contestation propice aux avant-gardes cinématographiques . . 18 2/ Une culture urbaine foisonnante : l’exemple du cinéma Elgin comme haut lieu d’épanouissement d’une culture underground . . 20 Partie 2 : Que sont les midnight movies . . 22 A. Une tentative de définition par le genre. . . 22 1/ Le genre expérimental . . 22 2/ Le genre fantastique . . 26 3/ Le mélange des genres . . 27 B. Une convergence thématique : La perversion. . . 29 C. Un midnight movies est un film culte, produit de son audience. . . 30 1/ Description d’un public singulier . . 30 2/ Le film culte : définition et analyse . . 31 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète? . . 36 A. Les midnight movies : chronique d'une mort annoncée. . . 36 1/ Les raisons économiques d’un déclin . . 36 2/ Les raisons culturelles : Hollywood récupère l’esthétique de minuit . . 38 B .La télévision : un rôle néfaste pour la culture de minuit. . . 39 1/ La culture vidéo :l’entrée dans la postmodernité et le non public de la télévision . . 39 2 / Les talks shows : de l’horreur au voyeurisme . . 41 3/ La série télévisée culte : Twin Peaks , fille de l’esthétique de minuit . . 41 C. The big LEBOWSKI : La résurection du phénomène des midnight movies. R . . 43 1/The big Lebowski : un parcours similaire aux midnight movies . . 43 2/ Analyse de la séquence d’ouverture . . 44 3/ Conclusion : Une « critique postmoderne du rêve hollywoodien »: . . 48 4/ L’ adoption du film par une grande communauté de fans . . 49 D. Une nouvelle approche des fans : une coproduction d'objet de culte. . . 51 1/Les nouvelles formes de participation des fans , fanfictions :des formes de coproduction du sens . . 51 Conclusion générale . . 57 Bibliographie . . 60 Ouvrages . . 60 Articles . . 60 Issus de revues . . 61 Issus de la presse . . 61 Annexes . . 62 Epigraphe

Epigraphe

« Cinéma est un nom de l'art dont la signification traverse les frontières de l'art. » Jacques Rancière

DURAND Camille_2010 5 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Introduction

A minuit, la dernière heure, heure mystique s'il en est, plusieurs événements très différents prennent place: minuit est l'heure de la messe traditionnelle des catholiques la veille du vingt-cinq décembre où une grande célébration prend place pour fêter la naissance de Jésus. C'est aussi le moment, au réveillon de la Saint Silvestre, où l'on s'embrasse et l'on fête le passage à la nouvelle année, dans le calendrier chrétien. Dans la littérature, les contes et croyances populaires, minuit est le moment magique de l'irrationnel où les sabbats de sorcière, sortes d’assemblées nocturnes, prennent place, où les vampires s’éveillent, les loups garous s’animent, où Mr Jekyll laisse place à Mr Hide, et enfin, dans les romans policiers, c'est la traditionnelle heure du crime. C'est une heure qui fait fonctionner l'imaginaire collectif, qui suggère un affranchissement du domaine du rationnel, et donc du réel. Cette folie inhérente à l'heure de minuit est le vecteur d'une culture underground, choisissant l'obscurité pour satisfaire les attentes d'un public avide de produits marginaux, allant à contre courant de la culture dominante ; parmi ceux là, des films à petits budgets, parfois dits « peu recommandables » devenus aujourd'hui des films culte grâce à leur diffusion à minuit dans les années 1970: les « Midnight Movies ». En France , l'expression n'a pas d'équivalent qui puisse désigner aussi bien ce qui est devenu un genre à part entière aux Etats Unis, c'est pourquoi j'utiliserai l'expression américaine tout au long de ce mémoire. L'idée première de ce mémoire m'est venue par la mise en relation de deux réalisateurs que j'admire beaucoup au nom de leur rejet des conventions hollywoodiennes et de leur capacité à créer dans leurs films un univers cinématographique très personnel et pourvu de ses propres codes esthétiques déviants: il s'agit de Alejandro Jodorowsky_ le réalisateur chilien, créateur avec Fernando Arrabal et Roland Topor du mouvement Panique, scénariste de bandes dessinées, essayiste et poète_ et de , un réalisateur américain bien difficile à classer. Le caractère « protéiforme » de son art m'intéressait tout particulièrement, car cet artiste passa de peintre à réalisateur de films, puis de séries, à designer, photographe et plasticien, musicien, producteur de publicités et inventeur d'une méthode de méditation transcendantale destinée à lutter contre la violence dans les écoles. Cette sorte d'universalité artistique, le procédé de recyclage qu'il utilise pour utiliser d'un art à un autre les mêmes figures et obsessions me plaisaient et m'ont encouragé à approfondir mes connaissances. Le pont qu'il construit entre les arts m'intéressait particulièrement, la question de la transversalité dans son esthétique a d’abord monopolisé mon attention. Ces deux artistes, très influencés par le mouvement surréaliste auquel je me suis toujours intéressée, et tout particulièrement en littérature, m'ont guidé vers les Midnight Movies. étant le film que j'estime le plus, je me suis tournée vers ses particularités esthétiques ; ce premier film de Lynch est quasiment expérimental, fait de manière artisanale (Lynch assume durant la durée du tournage, soit 5 ans, tous les rôles, de décorateur à chargé de bruitage, tout comme Jodorowsky, dans , est à la fois acteur, réalisateur, musicien, décorateur, peintre et costumier) avec un petit budget, et très influencé par l'esthétique surréaliste. En 2004, Eraserhead a été « déclaré » culte dans l'histoire du film américain, classé comme tel par le National Film Registry , ce qui suggère qu'il a été sélectionné pour son « importance culturelle, historique ou esthétique » .

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Ce film fait figure d’OVNI dans le paysage du film, et j'ai donc étudié, en mettant en relation les premiers courts métrages de Lynch « the Alphabet », « The grandmother », « six men getting sick » avec ses peintures (que j'ai pu analyser grâce au catalogue de l'exposition de la fondation Cartier qui lui était dédiée en 2007), les principales figures, obsessions lynchiennes. Dès lors il m'a fallu me questionner sur la forme du travail que je souhaitais accomplir sur Lynch: était-ce l'esthétique du cinéma de Lynch, ou, d'un point de vue plus externe, l'impact de son film le plus culte sur les spectateurs (c’est à dire une analyse plus tournée sur la réception). Il m'est apparu évident que l'esthétique n'allait pas être l'objet de ce mémoire, mais que l'enjeu se trouvait justement dans le lien entre les films et le contexte culturel et social dans lequel ils s’ancraient. J'ai pensé qu'il était intéressant de se focaliser sur le contexte de réception d'une telle œuvre et me suis dirigée ainsi vers les conditions qui ont été celles de la sortie du film: j'ai alors découvert que le film Eraserhead, dont le financement avait été interrompu en cours par L'American Film Institute en raison de sa singularité, de sa « bizarrerie », de son caractère hybride dans le style de l'époque , avait été diffusé à petite échelle dans des conditions uniques: à minuit, et sans aucune publicité , tout comme l'avait été, six ans auparavant le film de Jodorowsky, El Topo. A ce moment précis, mes intérêts premiers se sont donc retrouvés unis dans un même cadre de réception. Le documentaire de Stuart Samuels, « Midnight Movies 1 » a véritablement achevé de fixer mon sujet, car il m'a aidé à problématiser ce sujet. Sans l'avoir trouvé d'une très bonne qualité, il a levé le voile sur la singularité du dispositif de réception du premier long métrage de Lynch: Eraserhead fait partie d'un ensemble de films connus sous le nom des « midnight movies » qui ont fait date dans l'histoire du cinéma américain, devenus des films culte. Ces films au contenu généralement « subversif », ont rassemblé des foules dans les cinémas de grandes agglomérations comme à dans la ville de New York. Le documentaire se limite à l'étude de six des plus marquants de ces midnight movies : The night of the living dead, de George Romero, , de John Waters, Eraserhead, de Lynch The Harder they come, de Perry Henzell, The Rocky Horror Picture Show, de Jim Sharman et El Topo , de Jodorowsky. Ces six films, restant souvent des mois à l'affiche, vus et revus des dizaines voir des centaines de fois pour certains, rapportant aux cinémas des millions de dollars, avaient donc un statut unique. Aux Etats Unis, ils ont été l'objet d'étude de plusieurs critiques de cinéma et de journalistes qui ont voulu se pencher sur un phénomène étonnant, concomitant d'une période de libération des moeurs. L' apparition des midnight movies L'expression « Midnight Movies », apparaît dans les années 50 aux Etats Unis, désignant à l'origine une pratique courante de quelques chaînes de télévision locale : diffuser les films de genre à petits budgets, les fameux films de série B, à une heure avancée dans la nuit, l'heure où l'audience chute, l'heure où une audience différente de celle de la journée allume sa télévision, prête à y voir plus que de simples émissions de divertissement. Ainsi en 1954, la télévision locale de Los Angeles (la chaîne KABC) lance la diffusion de « The Vampira show », les samedis soir à minuit, un show qui diffuse des films d'horreur ou à suspense, à très petits budgets. Avant le film, le présentateur qui introduit le spectateur au programme nocturne est caractéristique: souvent adepte de l'humour noir, armé d'une ironie fracassante et dans le cas de Vampira, très court vêtu. Ces présentateurs sont devenus très appréciés par l'audience, et leurs noms restent aujourd'hui encore, connus, comme ceux

1 Midnight Movies : from the margin to the mainstream, Stuart Samuels, 2006 DURAND Camille_2010 7 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

de Vampira, Zacherley, Cassandra Peterson alias Elvira, « mistress of the dark », adulés par les jeunes de l'époque. Au cinéma, certains films des années 30 sont diffusés à minuit, comme Nosferatu , de Murnau,où les films surréalistes à Paris comme Un chien Andalou mais ces projections restent encore des événements isolés, et prennent place aux Etats Unis lors de foires ou fêtes foraines. Les Midnight Movies au sens donné par Stuart Samuels apparaissent dans les années 1970: on situe traditionnellement la première, le film pionnier en la matière à El Topoqui sort dans les salles du Elgin en décembre 1970, s'apprêtant à se maintenir 6 mois à l'affiche. Comment expliquer ce soudain engouement pour les séances de minuit? Après une période d'éveil culturel et de libération des moeurs, propice à la diversité dans l'expression artistique, les Américains connaissent dans les années 1970 l'apparition de projections à minuit dans certains cinémas de grandes métropoles comme New York, Philadelphie, Los Angeles, San Francisco, Chicago. Ces projections ont en fait vu le jour dans les années 1960, en lien avec le développement des mouvements underground de contre-culture et, dont les avatars, dans le milieu du cinéma sont Andy Warhol, Jonas Mekas ou . Ces cinémas vont initier les séances à minuit, peut être en vue de découvrir une niche dans l'audience et de pouvoir répondre à un public de plus en plus réceptif à ces thèmes. Surpris d'observer un accueil aussi favorable pendant ces projections, qui sont de véritables événements de foules, ils remarquent de curieuses réactions dans l'auditoire : il semble se dérouler un jeu entre les spectateurs, une connivence se crée, encouragée par la circulation fréquente de marijuana. Il s'agit alors du commencement d'un phénomène d'une grande ampleur car ces films, à la base peu commerciaux et dont la distribution s'avérait problématique restaient parfois six mois à l'affiche, rapportant des profits insoupçonnés; Les réalisateurs du documentaire midnight movies délimitent l'étendue du phénomène aux années 70. Ils sont d'autre part très focalisés sur un cinéma de Chelsea à Manhattan, le « », qu'ils considèrent, avec son gérant , comme le cinéma où le phénomène des midnight movies a éclaté et a été le mieux représenté. Dans le documentaire de Stuart Samuels, mon intérêt s'est porté sur les idées de cérémonie, de rituel qui sont soulevées, répétées dans les commentaires de la voix off, et qui m'ont vraiment intrigué. Je me suis demandée quel était le moteur de cette fascination poussant les spectateurs à revenir encore et encore voir le même film. Etait ce pour profiter de l'atmosphère festive unique de la salle, qui variait à chaque séance? Il semble que le simple fait de projeter ce genre de film a eu pour effet de transformer le cinéma lui-même: ce n'est plus un lieu de diffusion industrialisée mais un site urbain d'activités ritualisées. On voit donc que la projection dépasse le simple visionnage d'un film et tire vers la représentation théâtrale: c'est tout l'enjeu que soulève cette tradition iconoclaste, et c'est ce qui constitue le fil directeur de cette étude et mise en perspective des midnight movies des années 1970. Ce documentaire traçait une limite temporelle au phénomène, l'orée des années 1980, années qui marquent l'entrée du dans le « mainstream », dans la norme hollywoodienne, coïncidant avec l'arrivée de la vidéo. La fin des années 1970 serait selon eux marquée par la réappropriation des thèmes autrefois subversifs par les grosses productions hollywoodiennes. A partir de ce constat d'une disparition du phénomène et des maigres conclusions qui sont ébauchées dans le documentaire, j'ai décidé d'interroger les raisons de la disparition du phénomène des Midnight Movies en tâchant de trouver d'autres témoignages, points de vue afin de confronter les discours et de mener une enquête informée.

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Méthode et sources bibliographiques: J'ai donc poursuivi mes recherches, en découvrant que peu avait été écrit en France sur ce sujet, même si le phénomène avait dépassé ses frontières: La Cinémathèque de Paris, dans les années 60, avait aussi inauguré les séances à minuit, diffusant certains films , l’Age d'or de Bunuel, ou l'amour fou de Jacques Rivette, Le roi de coeur de Philippe De Broca et d'autres de la Nouvelle Vague. Pourtant, en France, les Midnight Movies n'existent pour ainsi dire pas, car il ne s'agit pas comme aux Etats Unis d'un phénomène à part entière, ayant sa propre signification. Les projections à minuit, même si elles étaient nombreuses, n'ont pas eu le même retentissement dans les médias et la culture urbaine, et n’ont pas contribué à la découverte de tels films cultes, car il s’agissait souvent de rediffusion de classiques du cinéma ; Ainsi, aucun chercheur ne paraît s'être décidé à étudier le phénomène en France. C'est donc via la littérature américaine que j'ai trouvé de quoi alimenter mes questions sur les Midnight Movies: ma bibliographie de base se compose d'un ouvrage qui est voué à mon sujet, paru en 1983 et réédité dans une version augmentée en 1991, appelé « Midnight Movies » dont les auteurs sont Jonathan Rosenbaum, journaliste au Chicago Reader et James Hoberman, critique de film pour The village Voice. Ce livre m'a été d'une aide précieuse, car peu d'ouvrages se consacrent à l'analyse de ce phénomène, qui est somme toute très peu connu. Néanmoins, les difficultés ont été d'une nature double: d'une part, la langue anglaise , qui est tout de même un facteur ralentissant la compréhension, d 'autre part, le fond même du livre: les détails et la description prennent souvent une place trop importante, au détriment de l'analyse, de plus les auteurs digressent beaucoup sur l'époque et ses acteurs, et ont aussi tendance à embellir l'époque par un ton nostalgique, ce qui m'a poussé à procéder à un tri. A partir de là, j'ai voulu étayer ma recherche en puisant dans les archives de la presse nationale, qui sont assez rares, mais j'ai tout de même déniché dans les archives du New York Times deux articles traitant de l'évènement sous un angle sociologique, c'est à dire de la fréquentation de ces séances de minuit, et du regard des journalistes, contemporains de l’époque. Ils m'ont servi, confrontés à l'ouvrage, à cerner une des clés du succès des midnight movies: les jeunes de l'époque. J'ai obtenu grâce à eux une représentation mentale plus précise de l'audience. Ces articles sont fondamentaux: le regard amusé et critique des journalistes, les témoignages des jeunes, et la confrontation de plusieurs points de vue rapportés ont orienté mes recherches dans le champ de la sociologie. Il me manquait tout de même un point de vue plus interne sur le phénomène, même si le documentaire de Stuart Samuels contenait des extraits d'interview de David Lynch , John Waters et Jodorowsky, ces acteurs n'étaient pas vraiment bien placés pour rendre compte de l'ambiance de ces séances de minuit. C'est alors que j'ai eu accès à une interview des gérants du Elgin Theatre, ayant pour titre « children of the sixties », faite en 1996 par un journaliste et écrivain, Ben Davis. Celle ci a été capitale dans mon travail, car elle fournit une description sociologique du phénomène, d'un point de vue moins « formel » que celui de l'ouvrage de Hoberman et Rosenbaum. Le ton est volontiers empreint d'humour et peu sujet à l'auto censure, c'est une chose importante pour comprendre le phénomène. Afin de mettre en perspective ce qui se jouait parmi l'audience des midnight movies, j'ai aussi puisé dans la littérature du domaine de la sociologie du cinéma , notamment autour de la figure du fan , qui a été très peu étudiée jusqu'ici, ne bénéficiant pas d'une véritable légitimité académique. Deux auteurs fondamentaux font figures de pionniers : John Fiske et Henry Jenkins.

DURAND Camille_2010 9 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Philippe Leguern, maître de conférence en sociologie à l' IUT d' Angers et chercheur au CNRS à Paris, a publié dans la revue « réseaux » une étude portant sur ces « ex fans des seventies » , dans lequel il explique les enjeux de la métaphore religieuse qui est associée au comportement de fan. Cette étude a donné de l'ampleur à ma réflexion sur les midnight movies, et m'a permis de chercher, dans la culture contemporaine, des équivalents, des manifestations voisines, comparables dans leur ferveur dédiée un objet de culte. Néanmoins, ma démarche n'en est pas pour autant de nature sociologique, je n'ai pas procédé à une enquête sociologique avec des entretiens, il n'y a pas d’enquête, mais davantage une mise en perspective du phénomène, une étude de la réception et de l'évolution de l'emploi qui est fait des séances de minuit dans les cinémas d'aujourd'hui. Cette étude n'est pas dévolue à un descriptif esthétique des films de minuit, nous ne sommes pas dans l'hagiographie de films devenus cultes mais dans la recherche d'une signification culturelle et sociale de ce phénomène et du retentissement qu'il a connu. Le corpus de films étudiés : Je n'ai pas l'intention de dresser l'inventaire des films concernés par la diffusion à minuit dans les années 1970 aux Etats Unis, ce qui ne dirait rien du sens à dégager du phénomène, tant les films sont divers, c'est pourquoi je choisis de me focaliser sur quatre en particulier, qui selon moi illustrent chacun des traits forts caractéristiques de l’esthétique des midnight movies. Au nom de mon attachement à une clarté et une concision essentielles à un travail de cette ampleur, je ne parlerai que très peu de films qui pourtant ont connu une trajectoire de midnight movies semblable à celle des films étudiés, comme « liquid eye » « showgirls », « reefer madness » « harold et maude », « the texas chainsaw massacre », « Mondo Trasho », « The harder they come » et autres films cultes découverts par l'audience à minuit. Eraserhead, d'abord, a été un déclic initial, car je fais partie des fans de David Lynch, et parce que c'est un film pivot dans l'oeuvre de Lynch, contenant tous les thèmes qu il développe encore maintenant dans ses films. De tous, c'est incontestablement le plus expérimental, réalisé sur 5 ans dans des conditions extrêmes avec un budget minimal, le plus hybride, car une légende disait que la bande son était dangereuse et nocive . Eraserhead, sorti en 1977, relate la naissance d'un bébé monstrueux et déformé, image de l'univers industriel glauque dans lequel il naît, dans un couple peu uni et qui est effrayé par son propre rejeton. Après ce film, David Lynch connaît le succès avec Elephant Man, film avec lequel il quitte le cinéma dit expérimental et adopte les codes hollywoodiens ; El Topo est une oeuvre inclassable se situant entre le western, le film esthétique surréaliste, l’épopée, la quête mystique, le film underground et la parodie, retraçant la recherche de la sainteté par un homme, un pistolero, qui est mis au défi de tuer les quatre grands maîtres du désert. Il est devenu l'emblème de l'idéologie des hippies, se regardant à l'époque volontiers sous l'effet de stupéfiants. Il a achevé sa diffusion au Elgin à cause de l'achat de ses droits par , qui voyait en ce film un chef d'oeuvre, un poème sur la recherche de la sainteté et de la sublimation. The Rocky Horror Picture Show, de Jim Scharman, sorti en 1975, raconte l'entrée d'un couple rangé, Janet et Brad, dans un château habité par les étranges habitants de la planète Transexual Transylvania, dont le propriétaire, Frank N Furter, un transsexuel travesti, séducteur et créateur d'un objet sexuel, Rocky, va travailler à les pervertir toujours plus et leur faire découvrir les plaisirs sexuels. Ce film à petit budget est devenu l'emblème suprême du film culte, car il a amassé durant trente ans des foules travesties imitant les personnages du film, toutes plus érudites, capables de réciter réplique par réplique le film

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dans son intégralité. Cette comédie musicale est déjantée, c'est un hymne à la libération sexuelle et au vice, à la circulation des genres, un film qui fait exploser la morale chrétienne et hétérosexuelle. Enfin, Pink Flamingos, de John Waters, datant de 1972, est , si je puis dire, le plus trash, celui dont les images figurent au dernier degré de la provocation. Il raconte les pérégrinations de , la femme la plus dégoûtante, repoussante du monde, reconnue comme telle « the filthiest person alive », luttant pour maintenir son statut face à un couple de concurrents, dont l'activité consiste à kidnapper des jeunes femmes qu'il font féconder par leur majordome afin ensuite de leur enlever leur bébé, qu'ils revendent à des couples lesbiens. Ce film est très important à prendre en compte, car c’est par lui, et donc par les séances de minuit, que John Waters s'est fait connaître dans le milieu du cinéma underground. Ces films, tout en étant très différents les uns des autres, sont tous le reflet à la fois d'une évolution des moeurs et sont devenus le miroir d'une expérience sociale inédite : une communion des spectateurs autour de l'écran, et les documents d'époque, l’interview des propriétaires du Elgin Theatre que j'ai pu rassembler confirment cette vision du midnight movie comme un rituel, une tradition et une fête à la fois. Afin de mettre en perspective le phénomène des Midnight Movies, je me suis penché sur l'héritage , les illustrations plus récentes du pouvoir des cultes médiatiques. Certains films ont connu le même sort nocturne, se sont faits connaître par le créneau de minuit; et sont aujourd'hui cultes. J'ai choisi d'étudier le cas de The Big Lebowski, un des films des frères Coen, sorti en 1998 qui, à défaut d'avoir connu un succès au box office, est le seul ayant déferlé un mouvement de fans sans précédent, qui font aujourd'hui des kilomètres pour se réunir afin de célébrer le film et la pensée forte qui en émane. Le Duc, « the dude », héros du film, est un magistral fainéant, que l’on qualifierait en France de paresseux, passant son temps au bowling avec ses amis,et se trouve impliqué soudain dans une affaire d'argent et de rançon qui est le fruit d'un quiproquo onomastique. Ce film des frères Coen est un véritable pamphlet sur les valeurs diffusées dans la culture hollywoodienne, et se plaît à déconstruire un à un les clichés du film hollywoodien. Serait-il un descendant direct des midnight movies? J'ai analysé le film pour y répondre. Il sera également question, dans une moindre mesure cependant, de la série de David Lynch, « Twin Peaks », réalisée en 1986, reprenant les thèmes subversifs , la veine transgressive des midnight movies et qui révolutionne les codes du genre de la série. Celle- ci offre, en un sens, une adaptation télévisuelle de l'esprit des Midnight Movies. Définitions Un film culte est un film qui réunit une communauté de fans: Un film culte est un concept difficile à définir, cependant sa caractéristique majeure reste ses fans. L'esthétique, en effet, ne joue pas le premier rôle, ce sont d'autres éléments qui sont capitaux: ce film doit avoir eu une influence sur son temps, il jouit la plupart du temps d'un faible succès commercial, est reconnu souvent dans la durée, restant longtemps à l'affiche, tirant son effet par la répétition, l'accumulation. Le film culte est donc un film qui obsède, se différencie sur ce point des films qui ne se regardent qu’une seule fois et se consomment sans plus de réflexion: une certaine fascination, une adoration émanent de cette catégorie de films. J'ai voulu approfondir cette thématique, qui est au coeur des enjeux soulevés dans mon séminaire « récits, fictions et médias: les clés d'interprétation du réel ». Un film culte est un film où l'illusion du cinéma continue à opérer, même une fois sorti de la salle. DURAND Camille_2010 11 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

La figure du fan: Comme nous le savons, le terme « fan » est un anglicisme, une abréviation de fanatique à l'origine. L'attitude de dévouement et de vénération d'un fervent croyant et d'un fan serait donc pertinente à mettre en parallèle, de même que les séances rituelles des midnight movies sont un lointain écho de la célébration de la messe. Les films de minuit sont dits cultes, sans exception, et c'est la réalité que cache se concept de culte qui focalise mon attention tout au long de ce mémoire. Pourquoi utiliser un tel terme, qui emprunte à la religion? Y a t'il d'autres films cultes par la suite qui se sont fait connaître à minuit ? Si oui, qu'ont ils en commun avec les midnight movies des années 1970? Mon étude se développera donc en trois temps successifs: Dans un premier temps, il sera question d'étudier les conditions d'apparition du phénomène des midnight movies, de définir son ancrage spatio-temporel: les films cultes des années 70 sont irrigués de toute la contre culture des années 60 et s'inscrivent dans un espace urbain propice au mouvements underground. Il sera ensuite temps de décrire et expliquer le phénomène des midnight movies en lui même, à travers une étude des films et de leurs points de convergence. Nous mobiliserons à ce titre plusieurs concepts, outils de taxinomie: une approche thématique qui s'intéresse à rechercher des thèmes communs aux films comme la transgression sexuelle, la violence comme revanche sur la société, les pulsions de vie et de morts « eros et thanatos »; une tentative de définition par le genre, avec le genre du film d'horreur notamment, le genre expérimental et le genre fantastique, ou par l'esthétique, avant d'avoir une approche plus centrée sur la réception, qui sera l'occasion d’analyser le sens à donner aux rituels qui se déroulaient pendant les midnight movies . Enfin, nous partirons en quête de possibles résurgences du phénomène et d'explications de l'évolution du film culte, qui est déplacé du lieu du cinéma à la maison, apprivoisé et du même coup modifié dans son essence. Nous analyserons les objets « héritiers » des midnight movies qui témoignent, en même temps d'une parenté, et d'une mutation, en nous focalisant sur la série Twin Peaks et sur le film des frères Coen The big Lebowski . Nous nous pencherons sur le phénomène de culte chez les fans et tenterons de dépasser une lecture bourdieusienne qui tend à dévaloriser la figure du fan. Nous tenterons aussi de chercher l'emploi actuel qui est fait du créneau de minuit dans les salles, et ce qu'il nous dit sur l'évolution de la figure du fan.

12 DURAND Camille_2010 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

Il serait regrettable, pour une étude sur les Midnight Movies, de tenir ces films comme un phénomène isolé de son contexte, un phénomène ex-nihilo, alors que leurs problématiques ne se comprennent qu'à la lumière des soubassements historiques, idéologiques et sociaux de l’époque, ainsi que des lieux qui ont favorisé leur diffusion. Les Midnight Movies se révèlent être de véritables encéphalogrammes, mesurant le pouls de la contre culture qui se développe à l'époque. Parmi ces facteurs nécessaires à l'épanouissement des Midnight Movies, je m'attarderai dans cette partie en premier lieu sur les mouvements artistiques qui sont propédeutiques à l'avènement des Midnight Movies, à savoir l'expressionnisme allemand et le surréalisme, ensuite sur l'oeuvre matrice des Midnight Movies, Freaks, de Tod Browning, avant de faire un aperçu nécessaire du paysage culturel et cinématographique américain des années 1960-70 , pour enfin effectuer un zoom sur un cinéma , le Elgin, qui est très représentatif du brassage social et de l’ampleur inédite du phénomène des Midnight Movies, mais aussi d’un esprit hippie et d’un climat favorable à la participation des spectateurs.

A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies

1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le surréalisme.

a. L’expressionnisme allemand : définition Le film d'horreur d'aujourd'hui s'est développé sur les bases des premiers films cultes des années 1920 comme Nosferatu le vampire, de Murnau, Le cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene (qui est, selon Hoberman et Rosenbaum le premier film culte, né à Paris où il est diffusé durant 7 ans dans le même cinéma ), ou Docteur Mabuse de Fritz Lang. Ce cinéma était très marqué par les atrocités , l'horreur au quotidien vécues par l' Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale, et met en scène le crime et la culpabilité pesant sur des personnages denses, pétris de contradictions , le tout étant souligné par l'esthétique expressionniste devenue très célèbre. Les personnages de ces films, dont le maquillage épais exalte et exagère les traits, sont filmés sous l'angle de la contre- plongée,la lumière venant du dessous éclairer le visage de manière effrayante, menaçante. Ces personnages grimaçants sont, selon le critique Siegfried Kracauer2, critique de cinéma

2 Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire psychologique de cinéma allemand 1947 p 32 et 36 DURAND Camille_2010 13 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

au journal Frankfurter Zeitung, le reflet des troubles psychologiques profonds du peuple allemand, et annoncent les prémisses du régime totalitaire nazi. Dans M le Maudit ,3, qui devait originellement s'appeler « Mörder ist unter uns », le meurtrier est parmi nous, Fritz Lang met en scène un kidnappeur de petites filles qui sévit dans la ville de Dusseldorf, semant la discorde entre la police et la pègre qui se disputent sa poursuite. La dernière scène illustrerait , par le procès de la Pègre qui est fait au meurtrier, procès acclamé par la foule en délire, la montée du nazisme qui est un mal intérieur du peuple allemand. Cette scène est aussi marquée par l'esthétique expressionniste: les visages de la foule apparaissent déformés par le peu de lumière qui les distingue de la pénombre, et le meurtrier, piégé, avoue alors sa schizophrénie, en pleine lumière des projecteurs braqués sur lui: cette scène finale renverse les rôles, et fait du meurtrier une victime des bourreaux qui l'entourent, comprenant les bandes criminelles et les familles avides de vengeance de la ville. Ainsi, l’expressionnisme se nourrit des malaises profonds des individus pour styliser leurs images qui sont, par leur esthétique, l’extériorisation de leur psychologie. Le personnage principal du film Eraserhead, Henry Spencer, interprété par Jack Nance, pourrait être un personnage influencé de l'expressionnisme allemand, par exemple: c'est un personnage dont les traits sont marqués, montrés toujours au travers d'une lumière très faible, parcouru par les ombres d'une ville sans vie, parcourue de détritus. Son costume noir, terne et élimé est proche de celui de Chaplin, son visage, comme celui du Docteur Caligari est très blanc et les cheveux très noirs. C'est un personnage ambigu dont on ne connaît pas les désirs, mais qui semble torturé , tout le long du film, par cette faute originelle, ce péché de la chair qu'il a commis, donnant naissance à un bébé reptile monstrueux. Henry semble travaillé par sa culpabilité vis à vis de son enfant, partagé entre son dégoût pour la créature criarde et son sentiment d'humanité, de paternité qui lui chuchote de prendre soin de son bébé, et par la culpabilité vis à vis de celle qui est la mère de son enfant, qui a fui le foyer mais qui n'est pas l'objet de ses fantasmes, occupés par la mystérieuse voisine. De même, The Rocky Horror Picture Show, qui est une parodie des films adaptés du roman de Mary Shelley « Frankenstein ou le Prométhée moderne», au moins pour les deux premières versions de James Whale en 1931, « Frankenstein » et « la Fiancée de Frankenstein ». Frank N Furter est un personnage complexe qui doit sa richesse et son intensité à son esthétique, elle aussi inspirée des avatars de l'expressionnisme allemand, avec son maquillage épais et son jeu très porté dans l’excès. Quant aux personnages secondaires du film, inutile de dire qu'ils s'apparentent tous de près ou de loin au Docteur Mabuse, à Nosferatu ou à Frankenstein. Le personnage de Riff Raff est d'ailleurs directement inspiré par Nosferatu, de Murnau, avec sa figure blême et triste et ses cheveux longs filasses jaunes. Magenta, la servante, est aussi un avatar moderne du personnage de la fiancée de Frankenstein. Les Midnight Movies sont donc nés sur les bases esthétiques de l’expressionnisme allemand, puisqu’ils en ont non seulement repris les thèmes, mais aussi l’esthétique, qui dessert la dimension fantastique des films.

b. Le surréalisme au cinéma

3 Ein Stadt sucht einen Mörder, Fritz Lang , 193 14 DURAND Camille_2010 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

« L'un des points de départs du surréalisme est l'observation selon laquelle tout ce qui jaillit de l'esprit, même dénué de forme logique, révèle inévitablement la singularité de cet esprit »4. A travers cette citation célèbre, l’on saisit l’importance prise par l’imaginaire individuel sur la raison collective et la victoire de l’irrationnel sur le plausible, ce qui permet mieux de comprendre pourquoi un surréaliste comme Breton s’est essayé à l’écriture automatique et à un style très peu soucieux du cadre spatio-temporel, à l’opposé du roman réaliste, à l’œuvre dans Nadja. La source d'inspiration première des Midnight Movies, qui est la plus fréquemment citée, reste celle des films surréalistes français, mouvement situé généralement dans l'entre-deux guerres qui a inspiré de nombreux cinéastes comme Jodorowsky et Lynch. Aragon définit le concept de cette façon : « Le vice appelé surréalisme: emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image ». Ce mouvement, qui refusait pourtant de se revendiquer comme tel, déploie dans ses films une logique onirique de métaphores, d'associations libres de figures mythiques et de rêves, souvenirs parfois, enchaînés, comme dans Un chien andalou, dont l'histoire est le fruit d'une conversation entre Bunuel et Dali portant sur leurs rêves respectifs. Les figures maîtresses sont Cocteau (Le sang d'un poète de Cocteau, sorti en 1930, la belle et la bête, de 1946, mais surtout Orphée, de 1950.) Bunuel et Dali, dans des films comme Un chien Andalou, 1929, l'Age d'Or qui, en 1930 dont la projection fait scandale à l’époque. Au tout début d’Un chien Andalou, une femme se fait trancher l'oeil à l'aide d'une lame de rasoir, scène très choquante, même aujourd'hui où nos moeurs sont plus habitués à la violence visuelle. Les allusions à la masturbation dans l'Age d'Or sont claires, d'autant que le film s'attaque aux institutions qui sont le fondement de la société: la famille, la patrie et la religion. Le film crée le scandale à Paris, donnant lieu à des évanouissements, avortements et dénonciations au commissariat, et ensuite à un véritable lynchage de la part de ligues d'extrême droite qui saccagent le cinéma où avait lieu la projection. Par la suite, elles se dérouleront sous contrôle de la police, avant d'être complètement interdites. La censure du film ne prend fin qu'en 1981, cinquante ans plus tard. Ces films illustrent tous d'une certaine façon le célèbre aphorisme de Breton « la beauté sera convulsive », et incarnent un véritable rejet de la tradition française du réalisme poétique, incarnée par Renoir, Carné ou Clair, très focalisée sur les dialogues et les personnages populaires. Ainsi, Un chien Andalou est un film muet sans personnages, et il n'y a pour ainsi dire pas d'intrigue. Maya Deren est celle qui a officiellement importé aux Etats Unis le surréalisme et l’avant-garde au cinéma. Son film le plus connu, « Meshes of the afternoon », est un film muet qui instaure une poésie basée sur des images suggestives et remplies de mystère : une femme rêve et poursuit dans son songe une femme toute voilée de noir, sans visage, qui promène une fleur. Puis son mari apparaît, mais le rêve ne s’achève que lorsqu’il rentre dans la maison et la découvre morte recouverte d’éclats de miroirs. Le court métrage multiplie les gros plans , une caméra nichée dans des angles anormaux, des effets de disparitions créés au montage qui réussissent à recréer l’ambiance du rêve : une atmosphère instable pour une réalité fuyante et la puissance surréelle des objets, symboles oniriques.

4 Goudal Jean, surréalisme et cinéma, 1925 DURAND Camille_2010 15 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Eraserhead est basé sur cette logique du rêve, qui est en fait un principe qui va guider Lynch tout au long de sa filmographie, de ses courts métrages également: le réel est toujours contaminé par le rêve, et sa logique irrationnelle. Les scènes dites réalistes sont en vérité de véritables pastiches des impératifs de clarté et de réalisme hollywoodiens, comme dans Mulholland Drive, son film le plus populaire, où la première partie du film, centrée sur l'arrivée du personnage de Naomi Watts à Hollywood est à interpréter au second degré, tandis que le rêve des jeunes femmes prend la conduite de la narration. Le rêve, l'aspect illogique sont le moteur même de l'intrigue dans Lost Highway . Ainsi, le surréalisme et sa volonté de rompre avec les codes du cinéma réalistes, de se focaliser sur les mouvements de l’imaginaire, du rêve, d’utiliser la logique de l’association et de la métaphore libres plutôt que le rythme canonique de la narration est un état d’esprit qui a eu un impact sur l’idéologie des Midnight Movies, autant sur les films que sur la manière de les regarder.

2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies A mains égards, l'on peut considérer Freaks comme l'ancêtre, le parent de tous les midnight movies réalisés pendant les seventies. Son statut est assez complexe, pourtant, car il a fait partie des films diffusés à minuit dans les années 1970, alors même que c'est un film réalisé en 1931. Tod Browning, son réalisateur, a été victime d'une censure impitoyable, puisque sa diffusion a été interdite au Royaume Uni jusqu'au années 1950. Tourné dans un cirque à l'aide d'acteurs non professionnels qui jouent leur propre rôle, il va au plus près de la monstruosité, ce qui en fait un film très novateur pour l'époque. Elephant Man, le célèbre film de David Lynch, est un hommage à Freaks, tout en retournant le thème de la monstruosité, car le film est moins provocateur, et surtout beaucoup plus moral. Avant sa sortie définitive, Freaks sera corrigé, car les tests effectués sur les spectateurs sont catastrophiques, ces derniers partent avant la fin, et l'on raconte même qu'une femme a menacé d'attaquer la production MGM en justice car le film avait déclenché sa fausse couche. Ces premiers incidents passés et le public désertant les salles, on décide de couper au montage les scènes les plus choquantes, notamment celles de la castration de Hercule et de l'attaque de Cleopatra par les monstres, suggérant son viol, suivie de sa mutation en poulet. Un nouvel épilogue est tourné, plus gai que l'autre. Mais ces modifications n'augmentent guère les entrées en salle, si bien que même à Los Angeles, le film ne reste à l'affiche que deux semaines. Comment expliquer qu'un film connaissant un tel échec commercial soit considéré culte dans les années 1960, regardé comme une sorte de matrice des Midnight Movies ? Freaks est un film très violent, une sorte de pamphlet sur les valeurs maîtresses à Hollywood: le culte de la beauté alliée à la vertu (cela correspond au célèbre concept grec, kalos kagathos, allier le beau et le bon). L'intrigue se noue autour de l'opposition entre deux camps au sein du cirque: les normaux, en minorité, composés d'Hercule et Cleopatra, et les monstres, les Freaks. Ces groupes entrent en collision lorsque Cleopatra décide de séduire le lilliputien Hans afin de réaliser un plan machiavélique avec Hercule, son amant: lui dérober sa fortune. Celui ci se sépare de sa promise, Frieda, une autre freaks, séduit par la beauté de la trapéziste Cleopatra qu'il décide finalement d'épouser. Néanmoins, celle ci, dégoûtée par tous les monstres qui l'entourent durant le repas du mariage, finit par céder à son horreur, et les insulte tous. Cette scène constitue le climax de l'intrigue, l'acmé, c'est à dire le point où la tension dramatique se fait la plus forte: tous attablés autour du mariage de Cleopatra et de Hans, les Freaks entonnent une chanson, un hymne triomphal (We accept 16 DURAND Camille_2010 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

her, we accept her, one of us, one of us, Nous l'acceptons, elle est des nôtres), qui sous l'effet de l'alcool, rompt de calme de Cleo, incapable de se contenir davantage. Celle ci se lève et se retourne contre eux, les congédiant et dévoilant par là même son mépris pour eux. A ce moment du film, l'équilibre des forces se retourne, et la vengeance des Freaks commence, telle une révolution. Freaks est un film d'une étrange contemporanéité, doté d'une résonance politique indéniable. Le film est basé sur le motif de l'inversion entre la monstruosité physique des freaks qui est plus humaine que la monstruosité morale de deux êtres hypocrites comme Hercule et Cleo. Ce retournement vient dénoncer les valeurs à la base de l'institution hollywoodienne comme le culte de la beauté et du glamour, par une mise en avant de la difformité physique. Le message est clair: la machine à rêves d'Hollywood n'est qu'une vaste mascarade. Dans un pays encore très conservateur, dans les années 1930, certaines organisations puritaines, comme la National Association of Women appellent à boycotter le film qui, selon eux, véhicule des clichés dégradants. En Grande Bretagne, le film est tout simplement interdit pour trente ans. Au moment où la crise de 1929 touche les Américains et les contraint à revenir à un niveau de vie archaïque, et pour les plus touchés à faire la queue pour les soupes populaires, l'intrigue suggère aux spectateurs de ne pas s'identifier aux stars d’Hollywood mais aux « petites gens », à des êtres qui, dans l'ombre, font preuve de plus d'humanité que les autres. C'est une morale très singulière et novatrice pour l'époque. Après sa sortie des affiches, le film est utilisé à des fins scientifiques, intégré dans des publicités pour des remèdes scientifiques. La MGM va jusqu'à re-baptiser le film « Nature's mistakes », un titre qui va à contresens de l'argumentation du film, occultant ce qu'il promeut vraiment: l'égalité fondamentale entre tous les hommes. La réédition du film, après la seconde guerre mondiale, sonne le début de sa re légitimation fulgurante: le film est diffusé dans de prestigieux festivals comme Venise ou Cannes, reconnu par la critique et le cinéma underground comme une inépuisable source d'inspiration du cinéma fantastique. A partir des années 1960, il est diffusé régulièrement dans les cinémas new-yorkais, et c’est parmi les cercles intellectuels, une référence indiscutable, un film culte qu'il faut avoir vu. Ce film va aussi être une référence commune pour Jodorowsky et Lynch, dans El Topo, qui présente dans son casting de nombreux êtres difformes, et Eraserhead , qui transpose la monstruosité dans la cellule familiale. Au delà de nos Midnight Movies, le film innerve la veine fantastique chez des réalisateurs comme David Cronenberg ou Tim Burton. Mais la réussite de Tod Browning tient dans son refus de recourir à la science-fiction, puisqu'il utilise de vraies personnes handicapées, et s'inscrit dans leur milieu, le cirque. On raconte d'ailleurs que le tournage a été parfois douloureux pour certains, qui ne supportaient pas de dîner à table avec des êtres difformes. C'est tout le réalisme de Freaks qui fait horreur et qui l’a consacré comme culte, et c’est pour ces raisons qu’il a été diffusé, redécouvert dans les années 1960. Sa dimension subversive vaut par son extrême réalisme. Les films de minuit ont tous plus tard exploité le choc, le sens implicite de ce film très dissident pour l’époque .

DURAND Camille_2010 17 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

B. Les sixties et seventies aux Etats-Unis : un fourmillement créatif

1/ Un climat de contestation propice aux avant-gardes cinématographiques La société Américaine des années 1960 connaît, comme nous le savons, des bouleversements sociaux importants, dont les films des années 1970 sont le reflet. Parmi ces mutations, la commercialisation de la pilule contraceptive en 1960, emblème de l'éveil d'une sexualité libérée de tout impératif moral, le climat de contestation parmi les étudiants qui naît d'un rassemblement autour de l'opposition à la guerre du Vietnam, symbole du l'impérialisme américain qui est décrié, relayé par le mouvement Hippie, les émeutes de Watts, et la lutte contre la ségrégation entreprise par Martin Luther King. Les premiers pas sur la Lune, l'avènement d'une culture rock qui incite à la circulation de drogues : tous ces enjeux culturels, sociaux sont en quelque sorte digérés par des films emblématiques qui deviennent le miroir des évolutions en cours. Psychose, de Hitchcock, sorti en 1960, provoque des réactions houleuses, en partie à cause d'une scène, devenue mythique, qui défit la morale puritaine de l'époque, dans un pays dont la production cinématographique reste sous contrôle du code Hays. Cette scène conjuguait à l'époque deux éléments très subversifs: une violence visuelle au premier plan: Janet Leigh, filmée en plan rapproché, meurt poignardée sous les multiples coups de couteau de son agresseur, qui est à la place du spectateur, en caméra subjective. De surcroît, Janet Leigh est nue, sous la douche : l’alliance entre sexualité suggérée et violence est rarement portée à l'écran, condamnée par le code Hays. Ce code de censure régissait la production des films, et fut adopté en 1934 par William Hays5, un sénateur, et le texte rédigé par deux ecclésiastiques comprenant un prêtre Jésuite, Daniel Lord et un éditeur catholique Martin Quigley. Imposé à Hollywood suite à des scandales d'acteurs filmés en état d'ébriété, il a pour ambition de diffuser une rigueur morale dans le paysage hollywoodien: ainsi, dans les scénarios, la représentation du crime, de la sexualité de la patrie et de la religion font l'objet d'une attention particulière. Les réalisateurs sont tenus de ne pas tourner en dérision la loi et le drapeau américain, de maintenir une certaine décence (le blasphème, l'obscénité et la nudité sont interdits) et de promouvoir les institutions sociales traditionnelles comme le mariage et la famille. Le crime ne doit jamais être représenté d'une façon élogieuse, tout comme le péché de manière générale (« the sympathy of the audience should never be thrown to the side of crime, wrongdoing, evil or sin »6). De 1934 à 1954, le très conservateur Joseph Breen, alors président de l' administration du code de production, fait régner l'austérité, avant que son successeur ne relâche quelque peu sa surveillance, jusqu'à la suppression totale du code Hays en 1966. Le moment va être propice à la création, à l'exploration de tabous à l'écran, d'autant plus que la fameuse règle du happy ending disparaît elle aussi en 1970.

5 Horwath, King , Elsaesser, Last great american picture show: New Hollywood cinema in the 1970s, p. 67. 6 The Motion Picture Code of 1930, www.artsreformation.com 18 DURAND Camille_2010 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

Le Lauréat (the Graduate), sorti en 1967, de Mike Nichols illustre bien la libération des tabous à l'écran. Il montre une histoire d'amour entre un jeune homme et une femme mûre, et la rivalité entre une femme et sa propre fille, toutes les deux éprises de ce même jeune homme. Ce motif quasi incestueux est très provocateur et illustre en outre deux petites révolutions: celle du sexe en dehors du mariage et celle du démantèlement de la famille, unité qui se désintègre complètement dans le film. Robin Wood établit un lien entre ce phénomène de crise de l'unité familiale et le genre fantastique. Selon lui, c'est à partir du film Psychose en 1960 que le genre fantastique familial se développe, genre dans lequel s'inscrivent Eraserhead et La nuit des morts vivants, de George Romero. Eraserhead aborde le tabou de la monstruosité qui se développe au sein d'un couple, dont la femme met au monde un bébé reptile repoussant. Nous traiterons cependant du genre fantastique dans la seconde partie. Les films des années 1960 et 70 vont puiser dans la richesse des évolutions sociales pour nourrir de nouvelles problématiques cinématographiques. Les genres du fantastique et de l'horreur sont en pleine expansion, influencés par un contexte économique et politique singulier. Parmi des événements significatifs on trouve la récession, qui est la conséquence des deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979, portant la peur et l'angoisse économique à leur apogée, d'autre part la reconnaissance de la maladie du Sida, qui explose durant cette décennie, et enfin le scandale de Watergate qui éclate au grand jour en 1974, instaurant une nouvelle forme de méfiance envers les arcanes du pouvoir et le sentiment d'insécurité. La violence, la crainte de l'autorité corrompue deviennent des thèmes centraux, et la provocation est au menu des avant-gardes au cinéma. Andy Warhol et sa factory, Stan Brakhage et Jonas Mekas trouvent à New York un terrain fertile pour la production de films expérimentaux, films qui passaient dans certains cinémas underground, et qui ouvrent la voie aux Midnight Movies. Eraserhead est particulièrement influencé par les expériences cinématographiques menées par les avant- gardes des sixties, par des réalisateurs comme Brakhage qui utilisent les techniques de superposition dans l’image, comme dans la séquence d’ouverture ou le visage d’ Henry Spencer, à l’horizontal, apparaît superposé à ce qui ressemble à une planète, placée juste à l’endroit de son cerveau. Ce qui réunit cette « nouvelle vague »de réalisateurs expérimentaux, c'est la volonté d'instituer un contre cinéma qui bouleverse les habitudes bourgeoises des spectateurs, leur style de vie citadin: ils sont influencés par le surréalisme et le situationnisme dont l'avatar le plus connu est Guy Debord. La ville est pour eux le lieu du merveilleux, de la licence et de la poésie. New York est alors le berceau d'une jeunesse qui se délecte de films provocateurs, comme le célèbre Chelsea Girls de Andy Warhol, tourné dans un hôtel new-yorkais situé dans le quartier de Chelsea. Le film montre, pendant trois heures, un écran séparé en deux, filmant des moments de vie, discussions de jeunes hommes et femmes de l'hôtel ou de la factory, jouant pour la plupart leur propre rôle. L'expérimentation touche autant à la forme, car le dédoublement est une technique nouvelle, que la narration, qui est décousue et très minimaliste. Un autre film symbolique d' Andy Warhol, représentant l'avant garde new yorkaise par excellence est Blow Job, qui, comme son nom l'indique représente en noir et blanc, durant trente-cinq minutes un homme recevant une fellation. Tourné en 16 images par seconde, c'est à dire à une vitesse un tiers plus lente que la norme, on ne verra dans ce

DURAND Camille_2010 19 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

court métrage muet que l'expression de l'homme, sans jamais apercevoir celui ou celle qui lui fait. C'est donc une réflexion sur le voyeurisme au cinéma, car l'objectif, immobile, frustre le spectateur, toujours désireux d'embrasser par la vue la totalité d'une scène afin de la dominer et d'en comprendre l'économie. L'immobilité de l'objectif est accentuée par la tension toujours grimpante de la montée vers l'orgasme, qui fait que le spectateur, n'ayant rien d'autre à observer dans le plan, attend lui aussi la délivrance de l'acteur, sentiment embarrassant pour le spectateur. Dans des quartiers comme East village, Greenwich village, le Warehouse district à Chicago, le South of market era à San Francisco, Chelsea, à l'ouest de Manhattan7, le fameux 'funky chelsea neighborhood8, où les restaurants sont bon marché, où l'on trouve des boutiques de nourriture diététique, bar à ambiance, où les artistes ne peinent pas à trouver des studios bon marché ; s'épanouit la production de films expérimentaux, car les studios y sont souvent très peu onéreux. Certains lieux deviennent des repères de la culture underground, comme le Mini Cinema à Unionsdale, à Long Island qui a initié les séances de minuit en 1971, ou comme Le Elgin. Il est donc capital de saisir les Midnight Movies dans l’univers topographique, sociologique et culturel qui a préparé leur émergence. Car ce phénomène était unique aux quartiers alternatifs des grandes métropoles américaines, et il me serait impossible de le relativiser dans l’espace.

2/ Une culture urbaine foisonnante : l’exemple du cinéma Elgin comme haut lieu d’épanouissement d’une culture underground Le cinéma Elgin, sur lequel se focalise le documentaire de Stuart Samuels, illustre à lui seul cette ambiance typique des « revival movie houses », des sortes de cinémathèques diffusant d'anciens classiques hollywoodiens, ou des films d'avant garde européens, endroits qui ont souvent été les lieux de tournage des films de Woody Allen, comme dans Manhattan et Annie Hall. Au sein de ces lieux, le Elgin était un des cinémas les plus connus dans les années 1970. Au départ , dans les années 1950, le Elgin était un cinéma espagnol, détenu par une compagnie mexicaine « Azteca films », diffusant des films en version originale espagnole car le quartier, à l'époque était habité en majorité par des Espagnols. Le Elgin prit ensuite sa forme la plus connue à la fin des années 60, lorsque Ben Barenholtz rachète l'établissement, et opère la transition en diffusant un film symbolique, Chelsea Girls dont nous parlions plus haut, faisant du lieu un des bastions de la culture underground de New York. Sa devanture un peu délabrée, son côté alternatif et la diversité culturelle de ses usagers en faisaient un lieu hippie qui correspondait à l'état d'esprit du quartier qui, dans le passé, était un endroit de mixité sociale. Avec Chelsea Girls, le Elgin se lance finalement dans les séances de minuit avec El Topo, le premier succès de ce qui deviendra au fil des années une tradition attirant des spectateurs venus de toute la ville, tous avides de l’ambiance qui y règne. Le gérant du

7 Hawkins Joan “ Midnight sex horror movie and the downtown avant-garde”in Jancovitch Marc, defining cult movies: the cultural politics of oppostitional taste, , 8 Hoberman et Rosenbaum , Midnight Movies, p 193 20 DURAND Camille_2010 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

Elgin en témoigne lui même: « We had an underground opening...and it was like the entire 60s was invited to be there »9, c'est toute une culture urbaine qui se rejoignait au Elgin. L'article du New York Times interroge un des responsables de la distribution de ces films qui parle cependant d'une audience très jeune et désoeuvrée qui n'a rien à faire de mieux que de traîner en ville le soir et d'aller voir des films à minuit. Selon lui, les jeunes de 18 à 25 ans forment le public privilégié de ces films, qui en soi n'ont rien d'original, mais que leur diffusion à minuit rend spéciaux, attirants et mystérieux pour les jeunes citadins en recherche de l'esprit de leur génération, de la culture des sixties. Le cinéma Elgin était donc un lieu alternatif, et bien intégré dans son quartier, considéré depuis déjà de longues années comme un lieu dédié au cinéma et favorable au mixage des cultures. Il n’est pas anodin de savoir l’histoire d’un lieu qui a été le théâtre d’un tel phénomène, car l’espace urbain est rempli de connotations que la mémoire collective entretient comme des légendes, de bouche à oreille, le média même qui a servi les Midnight Movies. Dans ce quartier à l’identité forte, la reconnaissance du lieu et de son emploi a encouragé une intimité, une connivence entre les commerçants et résidents qui procuraient au cinéma son côté familial et réconfortant. C’est dans cette inimité que naissent les cultes. Nous avons donc vu, à travers cette première partie, que les Midnight Movies sont le produit d’une effervescence culturelle qui se retrouve à la fois dans les avant-gardes cinématographiques, le climat socio-politique, le phénomène de baby boomers et le développement d’interstices alternatifs au sein des grandes métropoles américaines.

9 Ben Davis, Children of the sixties : an interview with the owners of the Elgin, , voir annexe DURAND Camille_2010 21 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Partie 2 : Que sont les midnight movies

« Le réalisme n'est pas en soi une forme d'art10 » “ A midnight movie has to be a personal vision, it has to be a total critique of society and it has to be discovered by the audience11” Qu’est ce qui fait d’un film un film de minuit? Comment le définir et peut-on même le définir ? C’est la question que pose le journaliste du New York Times du 7 septembre 1975, dans son article intitulé « So what do you do at midnight ? You see a trashy movie », à Jim Dudelson, de New Line Cinema, la compagnie de distribution de Pink Flamingos. Celui-ci, troublé, lui répond « You can’t really put your finger right on it”, (tu ne peux pas vraiment mettre le doigt dessus). Là est toute la problématique des Midnight Movies qui, bien qu’unis dans la même catégorie par cette expression, reflètent des diversités stylistiques, thématiques indéniables. Nous tenterons dans cette partie de capter, en confrontant à la fois ce qui relève de la forme et ce qui appartient au fond de ces films, ce qui les réunit et scelle leur appartenance au même groupe, justifie leur projection à minuit.

A. Une tentative de définition par le genre.

Les Midnight Movies appartiennent ils au même genre ? Un genre au cinéma est ce qui permet de catégoriser les films entre eux selon leur caractères propres : l’esthétique des images, l’intrigue, le recours ou non aux effets spéciaux, au surnaturel, les thèmes abordés et bien d’autres paramètres rentrent en compte pour déterminer un genre. Selon Stuart Samuels, une des caractéristiques communes des Midnight Movies est qu’ils proposent tous une vision très personnelle. Comment comprendre cette expression vague ?

1/ Le genre expérimental Ces films sont souvent jugés excentriques, illustrant une déviance thématique ou esthétique, donc classés comme expérimentaux et avant-gardistes, car ils utilisent des techniques narratives et matérielles nouvelles visant à faire parler la forme même de l’oeuvre. On cite souvent parmi leurs sources d’inspiration, leurs précurseurs, Andy Warhol ou Maya Deren. La terme avant-garde a été importé de l’armée, où il désigne la première ligne de combattants, celle qui affronte en premier l’inconnu. Dans le domaine artistique, on distingue

10 Carl Theodor Dreyer, Réflexions sur mon métier, cahiers, 1983, p 97. 11 Stuart Samuels in « a new time for midnight movies », International Herald Tribune,22.06.05, Lewis Beale. 22 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

selon Paul Young12 le film expérimental de la production commerciale grand public par sa dimension esthétique, idéologique et/ou politique, sa capacité à contester la tendance à la stabilité, au réalisme et à la clarté qui est à l’œuvre dans les films et surtout à « contester les limites du symbolique ». Ainsi Le Grice13 délimite huit caractéristiques permettant, dans un film, d’explorer les différentes possibilités du cinéma, et donc d’entrer dans le genre expérimental : le travail sur le dispositif de la caméra, l’invention de nouvelles formes narratives, la création de nouvelles formes d’organisation du discours, la diffusion d’images occultées par la société, l’engagement politique, la capacité à articuler le cinéma avec d’autres arts comme la philosophie ou la peinture, et le fait d’établir, créer par le cinéma un autre monde, une altérité qui répond à ses propres codes. Les Midnight Movies illustrent-ils la prise en compte, le travail d’une ou plusieurs de ces perspectives ? El Topo joue avec les codes du cinéma et a une vision très poétique du scénario, car l’intrigue n’est qu’un prétexte aux images, qui se succèdent les unes aux autres, non selon une logique narrative, mais plutôt au gré des métaphores et du visuel, comme dans la tradition surréaliste de Dali, Bunuel qui ont révolutionné le genre expérimental. Il s’agit pour lui de briser l’idée de rationalité qui conduit l’intrigue en mettant en place une forme mythique, poétique de dramaturgie. Le début du film nous introduit bien à la décadence narrative du film, car il frise l’absurde. Après avoir tué, de la main de son fils, le dernier survivant d’un massacre de sanguinaires dans une ville, el Topo arrive dans une contrée désertique où trois bandits vivent. Ces derniers passent leur temps à deux activités très loufoques compte tenu du contexte : manger des bananes et caresser avidement des chaussures à haut talons, qu’ils collectionnent. Cette caractéristique est complètement invraisemblable : le spectateur s’attend, au lieu de trois fétichistes, à trouver en de tels bandits des hommes aux mœurs dures et viriles. Dépourvu de sens, d’ancrage spatio-temporel, cet incipit fait la belle part au gratuit et à l’absurde. La violence visuelle est très présente dans le film, vraiment gore, et surtout non légitime : il n’y a pas de morale dans le film, et on nous montre le pire sans aucune explication, sans aucune excuse. Le personnage principal ne semble d’ailleurs pas affecté par ce qu’il voit, et demande à son fils d’achever le massacre, et ce alors même qu’un survivant fait appel à sa pitié. C’est un anti-héros : il abandonne son fils, qu’il a initié et éduqué à la violence, pour poursuivre son chemin avec une femme. Le film est dans le sillage du surréalisme et de Maya Deren, une des précurseurs aux Etats-Unis du surréalisme au cinéma. Eraserhead constitue un des- sinon le- films les plus expérimentaux de Lynch, c’est pourquoi je m’attarderai plus sur cet exemple. Le modèle de narrativité est complètement déviant, car il est sans cesse contaminé par le rêve, qui est la seule porte de sortie d’un environnement hostile où le végétal est absent, où la couleur, la vie, l’animation paraissent à jamais perdus. Les errances de Henry dans son quartier sont marquées par la solitude la plus totale, le passage de longs tunnels dans l’ombre. Lynch dira dans son interview avec Chris Rodley qu’il a voulu recréer le Philadelphie de son enfance, sa banlieue et ses usines, ses fumées industrielles et parvient ainsi à créer un univers totalement autre, presque futuriste, où le soleil ne brille jamais, où le vent siffle

12 Le cinéma expérimental, Paul Young, Taschen 13 Cinémas d’avant-garde, Nicole Brenez DURAND Camille_2010 23 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

en continu tel un murmure de fin du monde. La scène du songe dans le radiateur montre comment la logique du rêve, de l’irrationnel conduit le récit, et occulte les principales normes narratives d’un film. La définition des personnages est floue, dès le départ, on ne saura jamais qui est Henry Spencer et ce qu’il éprouve pour Mary , la mère de leur enfant qui le quitte peu après le début de leur vie commune. De leur histoire commune, rien n’est dit, si bien que le spectateur est aussi surpris que l’est Henry d’apprendre que Mary a mis au monde un bébé. On devine qu’il éprouve une forte attirance pour sa mystérieuse voisine,avec qui il a eu une relation sexuelle, mais celle-ci reste dans l’ombre, comme c’est le cas des autres personnages du film, qui sont des ombres fuyantes, des fantômes dans cette cité industrielle désaffectée. Puisque Henry essaie de se réfugier dans le rêve, dans le songe du radiateur, qui est une sorte d’Eden où Henry est apaisé par la présence d’une femme aux joues démesurément grosses, qui chante en souriant « In heaven, everything is fine.. », tout le reste, le morne quotidien reste de l’ordre de l’implicite. Le spectateur est invité à faire ses propres suppositions, à se servir de son imagination pour comprendre ce qui se passe entre la voisine et Henry, lorsque le bain lacté, qui est la transformation fantasmatique des draps du lit de Henry les happe sous la surface : le liquide laiteux dans lequel le couple s’enfonce suggère l’acte sexuel. Lynch rompt totalement avec le modèle traditionnel de narration. Dès le prologue, où nous est montrée une planète qui est la métaphore du cerveau, le film est placé sous le signe de l’imagination et du rêve. Plus que les personnages, les dialogues et l’action, ce sont les matières et les sons qui permettent de mieux comprendre ce qui est en jeu dans Eraserhead. Le film bouleverse complètement nos habitudes perceptives. Après la sortie du film, une rumeur circulait sur la bande son du film, qui affecterait le subconscient du spectateur par un bourdonnement de très basse fréquence, presque inaudible, donnant la nausée14. Le son donne, il faut bien le reconnaître, un sentiment de malaise continu, car il n’est composé que de rumeurs d’usines, sifflements de trains, murmures de machines, sortes de leitmotiv sonores qui contribuent à faire ressentir le silence du film, très avare en dialogue, et faire par le même coup ressortir les cris assourdis du bébé montres. Par exemple, lorsque Henry rentre dans son hôtel, le son n’est composé que du bruit de fonctionnement de l’ascenseur et de ses portes s’ouvrant et se refermant, alors qu’en arrivant près de sa porte se fait entendre une musique de jazz, suggérant l’univers subversif de sa sulfureuse voisine. Le son est comparable à une voix off, expliquant au spectateur ce qu’il ne peut deviner par les dialogues, et par sa richesse, le son comble le vide des images. Le son qui représente le bébé monstre est un son d’eau qui boue : c’est un son ronronnant, qui fait sentir au spectateur la présence du bébé, car il imite en quelque sorte sa gêne respiratoire. Eric Dufour15 donne une fonction sensitive au son, qui selon lui donne une image de la matière des choses, et, dans cette scène, du bébé : « A l’image du bébé couvert de pustules et secoué par des spasmes correspond le bruit de l’eau qui boue, le halètement et le bruit du vent. » Ainsi, l’expérimentation par le son dans Eraserhead est vouée à suppléer au langage du champ visuel, qui est évasif et incomplet. Eric Dufour explique ainsi : « à la raréfaction de l’image s’oppose la saturation du son qui grouille d’un monde qu’on ne voit pas et dont il ne se contente pas d’indiquer la présence

14 Zizek Slavoj, Lacrimae rerum p 89 15 Eric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, p 27 24 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

puisqu’il la représente au ses littéral du mot. Le vide des zones visuelles traversées par Henry s’oppose à la plénitude des zones sonores (…) ». Le monde que crée David Lynch de toute pièce travaille également la matière, dans un monde industriel composé de trous, de tas de terres, de flaques et de boue sans trace de verdure, qui est un entre deux. Durant la scène du repas chez les parents de Mary, au moment où Henry tente de découper le poulet, un liquide sombre s’échappe du postérieur , suggérant , comme un présage le fluide vaginal monstrueux qui symbolise la naissance du monstre. Il trace par là un pont entre son cinéma et l’art plastique. Mais que penser de Pink Flamingos ou du Rocky Horror Picture show, si l’on considère les exigences du cinéma expérimental ? Ces films sont loin d’illustrer une recherche esthétique, iconique typique au genre expérimental, même s’ils diffusent des images d’une société qui sont traditionnellement occultées. The Rocky Horror Picture Show expose le tabou de la transsexualité, et celui de l’adultère, dans une moindre mesure : Frank N Furter parvient à séduire Janet autant que Brad, dans deux scènes parallèles avant que Rocky soit découvert par toute l’assistance avec Janet, nus, après consommation de l’acte sexuel. Mais on ne peut pas pour autant parler d’expérimentation visuelle ou dramaturgique, car rien ne sort des canons de la parodie, qui par définition recycle des situations, des clichés, un cadre d’une œuvre pour la tourner en dérision. Naturellement, on pourrait considérer la parodie en elle-même comme une forme d’expérimentation, en tant qu’elle pervertit un genre établi, mais sur le plan formel, le film ne présente aucune trace de recherche cinématographique. Mais Pink Flamingos va bien plus loin dans son traitement du tabou, car il le pousse jusqu’à la perversion, et met des images sur des travers sexuels encore jamais portés à l’écran : la coprophagie, la zoophilie, l’inceste et l’exhibitionnisme. Raymond Marble s’amuse à exhiber son sexe devant les jeunes filles qu’il rencontre, tandis que le fils de Divine invite une poule et la tue lors d’un rapport sexuel avec une femme espionne, qui se trouve couverte du sang de la bête. Ces deux scènes sont encore, quarante ans après , très choquantes pour le spectateur. Pink Flamingos est une comédie sur le mauvais goût, que John Waters érige en principe originel du divertissement « To me bad taste is what entertainment is all about »16, et l’explique dan son essai Shock value, publié en 1981 : « if someone vomits watching one of my films, it’s like getting a standing ovation ». Plus qu’une recherche d’un nouveau langage esthétique au cinéma, le film se singularise par son extrême provocation. Pourtant, à sa sortie, le film est très remarqué par les avant-gardes et les critiques de cinéma. Le New Yorker va jusqu’à le comparer à Un Chien Andalou, tandis qu’ Andy Warhol l’a personnellement recommandé à Fellini, ce qui peut surprendre un peu. Pink Flamingos n’est pas un chef d’œuvre ayant des qualités esthétiques intrinsèques, ne révolutionne pas le style de narration. Le film est au contraire, comme l’Urinoir de Duchamp, une insulte à l’art bourgeois classique , une provocation , comme une blague qui secoue les grilles d’interprétation filmique des spectateurs . Montrer aux spectateurs un acteur ingérer les excréments d’un chien, c’est un moyen de faire ce qu’on appellerait aujourd’hui du « buzz médiatique », et donc d’avoir un impact sur les consciences individuelles. Il est donc difficile, après avoir examiné notre corpus de rassembler les Midnight Movies dans le genre expérimental, car si les images de Eraserhead et El Topo dénotent une préoccupation formelle, une recherche plastique indéniables, les autres films ne sont pas dans le même cas et arborent une esthétique plus canonique.

16 Midnight Movies, Hoberman et Rosenbaum p 327 DURAND Camille_2010 25 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

2/ Le genre fantastique Pour essayer de comprendre ce qui fait la cohérence des Midnight Movies, nous posons maintenant l’hypothèse du genre fantastique qui, selon rené Prédal,17 se définit par l’absence d’opposition, « le constant balancement entre le réel et l’imaginaire ». Robin Wood18, critique de cinéma, rattache le genre fantastique à des problématiques psychanalytiques, car les films fantastiques « reflètent spontanément certaines attitudes symptomatiques du malaise collectif ». Il se représente le film d’horreur (compris en anglais comme genre fantastique, car « horror movie » se traduit comme film fantastique), comme « l’expression dramatisée d’un cauchemar collectif ». Celui si se concrétiserait par la présence récurrente de formes d’altérité par rapport à la norme, se manifestant tantôt sous forme du monstre, comme dans Eraserhead, tantôt sous forme d’êtres provenant d’un monde différent, comme le monde de l’au-delà dans La nuit des morts vivants, la planète « transexual transylvania » pour les proches de Frank N Furter dans The Rocky Horror Picture Show, le monde du désert, irrationnel, dans EL Topo et, dans une moindre mesure, le monde de Divine de Pink Flamingos, situé dans sa caravane. Cette altérité symbolise la non-conformité, le rejet des normes sociopolitiques (le refus de l’ordre dominant, patriarcal et hétérosexuel) et l’affirmation d’une contestation de leur légitimité. Selon Robin Wood, le noyau dur du fantastique dans les films des années 1960 -70 se situerait dans le thème de la famille, un espace privilégié pour le développement de l’altérité, du fameux « unheimlich », cette inquiétante étrangeté qui rompt avec un sentiment de confort quotidien . Ce concept freudien à l’origine est bien illustré dans Eraserhead, puisque l’intrigue se déploie autour d’un monstre né d’un couple, né de la chair d’une femme biologiquement normale. Une scène importante du film éclaire bien le concept de unheimliche. C’est donc la scène du repas, où Henry arrive chez ses beaux parents pour partager le dîner. Cette situation est un topos du cinéma : la présentation du futur gendre aux parents est un archétype, une sorte de déjà vu au cinéma. Pourtant, la scène est inquiétante : dans le foyer sombre, seule une lumière basse nous donne à voir les visages froids et gênés des convives, qui se taisent tous excepté le père et la configuration des places donne le sentiment qu’ Henry passe un interrogatoire, épaulé à sa gauche par le père, qui préside la table, face à la mère et la fille. La scène bascule alors à la fois dans le grotesque et l’étrange, lorsque Henry, sur la demande pressante du père, qui lui fait subir une sorte de mise à l’épreuve par cet acte, commence à découper une des cailles qui sont présentées sur la table. A peine la fourchette plantée, un liquide sombre commence à s’échapper de la caille par son derrière, dont le flot est activé par les mouvements des cuisses arrières. Henry, stupéfait, seul dans le plan, sous une lumière criarde, observe alors la réaction des deux femmes, en contre champ, comme si l’événement avait un rapport avec elles, avec la féminité en général. Sa belle mère, médusée, est soudain transportée, les yeux révulsés, comme prise de convulsions légères , puis graduellement plus marquées, comme si elle était proche de l’orgasme, avant finalement de quitter la table, suivie de peu par sa fille qui semble paralysée par la honte. Juste après, Henry apprendra que Mary était enceinte de lui, et qu’elle a mis au monde un bébé pas très normal (elle prononce cette phrase énigmatique mythique : « They don’t know yet if it is a baby »). Cette scène qui passe des topos au grotesque et à l’angoisse confirme cette importance du motif de la famille dans le cinéma fantastique qui est le théâtre de la monstruosité. 17 René Prédal, Le cinéma Fantastique, 1970, Seghers 18 Robin Wood in Cauchemars Américains: le fantastique et l’horreur dans le cinéma moderne, Franck Lafond p. 25. 26 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

Robin Wood19 rattache cette caractéristique aux phénomènes sociaux qui fragilisent les traditions patriarcales, comme l’émergence du féminisme. Il explique que le film fantastique est, depuis les années 1960, dominé par cinq motifs, que l’on retrouve dans les Midnight Movies : le monstre comme être humain psychotique ou schizophrène, la vengeance de la nature, la satanisme, l’enfant comme objet terrifiant, dont eraserhead est l’illustration la plus célèbre, et enfin le cannibalisme, qui est à l’œuvre dans La nuit des morts vivants de George Romero. Néanmoins, en dépit de la présence de ces deux dernières caractéristiques , on se rend compte que les autres ne sont pas représentées , et par conséquent que le genre fantastique ne suffit pas à rendre compte de ce qui fait l’essence des Midnight Movies .

3/ Le mélange des genres Comment classer El Topo dans le genre fantastique ? L’errance du cow-boy est davantage une quête métaphysique, qui fait appel à l’horreur autant qu’à l’humour, sans se soucier de situer son intrigue au sein de la famille, sans même établir de séparation entre le monde normal et l’altérité, qui s’interpénètrent constamment. Il n’y a pas de normalité dans El topo, tout y est métaphorique et illogique. Quant au Rocky Horror Picture Show, même si son intrigue initiale répond aux codes du genre fantastique, par la présence d’un monde parallèle, celui de la planète « transexual transylvania », qui est contenu dans le château, qui en est la métonymie, le motif de la comédie musicale met en exergue le dispositif ironique du film, et désamorce la portée de l’imaginaire et de l’irrationnel du film. L’altérité n’est donc pas physique comme dans Eraserhead mais de nature sexuelle car ce sont des êtres transsexuels, et il n’y a pas de différence fondamentale entre le couple de normaux que forment Janet et Brad et les prétendus extra terrestres de la planète Transylvania. Même la créature crée par Frank, Rocky, n’est pas étrange en tant qu’il est très humain, bien que naïf, et cède à la pulsion hétérosexuelle avec Janet. Dès lors, ne restent de fantastique que le maquillage, les déguisements, le château et leur origine, qui sont davantage les attributs de la comédie musicale que ceux du genre fantastique. Pink Flamingos, tout en décrivant l’altérité fondamentale d’une famille à travers sa perversité, montre combien cette qualité est plus répandue que l’on ne le pense, puisque l’intrigue est basée sur la rivalité entre la perversité de Divine et celle du couple qui capture des jeunes femmes pour les faire féconder par leur majordome et revendre leur bébé aux couples lesbiens. Malgré le dégoût que l’on éprouve devant des scènes comme celle où Divine ingère les excréments d’un chien, le cinéma nous rend toujours sympathiques les héros qu’il met en scène, et Divine, ainsi que sa famille, n’y échappent pas. Les scènes dans la caravane nous inspirent un sentiment de « heimlich », de normalité et de familier, malgré tout le grotesque et la laideur de la mère de Divine, qui passe son temps dans un parc pour bébé à manger des œufs, elle nous inspire de la sympathie et surtout le sourire. John Waters, à partir d’un film trash et très choquant, parvient à rendre humains des êtres déviants et psychologiquement déficients, par le détour du grotesque et du rire. Là encore, c’est le réalisme qui fait obstacle au fantastique, car la nécessaire altérité sur laquelle repose le dispositif fantastique qui, selon la formule de Todorov, est une hésitation entre l’étrange et le merveilleux, n’est qu’allégorique : elle n’est pas physique mais morale, car ce sont des

19 Robin Wood, le retour du refoulé , danscauchemars américains : fantastique et horreur dans le cinéma moderne, Franck Lafond p 20 DURAND Camille_2010 27 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

gens aux mœurs différents. Malgré le maquillage outrancier de Divine, celle-ci n’est pas considérée comme un monstre, malgré sa grosseur. Dans ces deux derniers films (le Rocky Horror et Pink Flamingos), il y a une autre caractéristique, plus évidente, qui vient ajouter à la complexité du genre et ne s’accorde pas tout à fait avec le fantastique: c’est la présence soutenue d’une musique Rock ‘n roll, du style musical né des sixties, qui accompagne l’action des protagonistes et la commente. Dans le Rocky Horror, il s’agit d’une musique qui est dans le champ, car les acteurs chantent et dansent à son rythme, le tout aboutissant à un dispositif théâtral. Le maquillage exagéré, l’arrière plan sexuel, le jeu avec la circulation des genres et des identités sexuelles, l’ambiance festive et encline à la rêverie, toute la philosophie du rock ‘n roll est là. ( « Rocky Horror did make a rich connection between movies and rock ‘n roll- so much that it could remain meaningful for successive generation of American kids »20) Dans Pink Flamingos, la musique est hors champ, elle se fait caution d’un univers comique et grotesque, invitant à prendre au second degré des scènes qui seraient choquantes. Les chansons commentent même les images, guidant le spectateur dans sa recherche de cohérence, comme dans la scène où Divine sort en ville de sa voiture, très apprêtée et, d’un pas coquet, gardant la tête haute se dirige vers le centre , accompagnée d’une musique pop pour adolescents qui dit : « Girls can’t help it if they are born to please » ( les filles ne peuvent rien au fait qu’elles sont nées pour plaire). La musique introduit une distance ironique qui adoucit la violence des images. On voit donc que la définition d‘un genre d’appartenance aux Midnight Movies est sujette à débat car ils sont un mélange, une association de sensibilités et d’éléments très divergents. On pourrait tout simplement postuler que les Midnight Movies sont essentiellement éclectiques, mélangeant et recyclant les genres de façon ludique pour ensuite en dresser la critique : ce sont des films hybrides qui se jouent des conventions propres aux genres. Par exemple, El topo est un mélange entre western spaghetti, film gore, film métaphysique liturgique et film surréaliste. Le dispositif est celui du western, le héros est un cow-boy qui enlève une belle femme, mais l’histoire ressemble davantage à une quête mystique, et le traitement visuel correspond au genre surréaliste, qui a le souci des symboles. Eraserhead concentre en lui le genre fantastique, le film d’horreur et le voyage métaphysique intérieur, le film ayant souvent été rapproché du célèbre film de Kubrick, 2001 : A space oddity, en particulier la scène du songe dans le radiateur, selon Olivier Smolders21 en ce qu « ’elle inscrit le destin de l’homme dans sa dimension cosmique et métaphysique ». Pink Flamingos rassemble autour de lui aussi bien les profanes avides d’un spectacle comique qui repousse les limites du gore que les érudits se gaussant du mauvais goût et de la provocation du spectacle : le film réunit les couches populaires autant que les snobs. Néanmoins, il ne présente pas les caractéristiques du film d’horreur. Selon Hoberman, « Waters sets out to test te limits of hippie tolerance », c’est donc bien un défi pour les spectateurs et non un film crée pour les fasciner.

20 Midnight Movies, Hoberman et Rosenbaum 21 Olivier Smolders, Eraserhead, Yellow Now 2005 28 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

The Rocky horror n’a pas bénéficié de cette caution des avant-gardes mais réunit des éléments très divergents de la culture moderne22 : il fait appel à un dispositif de film d’horreur, mais par le jeu médiocre des acteurs, l’omniprésence de la musique rock et le décor un peu « carton pâte », invite au rire. Selon Hoberman, le film est un concentré de la culture anglo-américaine d’après guerre : le goût pour les vieux films de montres, la naissance du rock’n roll, Elvis Presley, les Hippies, les drogues et même un soupçon de punk : tous ces éléments en ont fait un film indémodable à l’image du rock n’ roll qui ne l’est jamais devenu. Nous voyons donc bien, après avoir constaté la pluralité des genres auxquels les midnight movies font appel, que le concept stable de genre ne suffit pas entièrement pour décrire et rassembler les midnight movies , car ces films sont chacun des « melting pot » culturels, des creusets réunissant des genres différents .

B. Une convergence thématique : La perversion.

Il serait alors plus pertinent de saisir la cohérence des Midnight Movies par les sujets qui les traversent. Selon Stuart Samuels, la deuxième caractéristique qui unit ces films est qu’ils constituent tous une critique totale de la société, ce qui signifie qu’ils attaquent tous une critique totale de la société. Le premier outil de critique est l’utilisation d’un héros marginal, un héros de la contre culture, excentrique, qui est vecteur de la critique. C’est le cas du héros d’ El topo, interprété par Jodorowsky lui-même qui est l’image de la rébellion face à la morale, puisqu’il est cruel, sanguinaire et sans pitié. L’héroïne de Pink Flamingos est dès le début singularisée et pointée du doigt comme « the filthiest woman alive », elle est donc à l’encontre des normes sociales et brise les tabous les plus ancrés dans la société, comme celui de l’inceste, car le film la montre procédant à une fellation sur son fils, un fait hautement blâmé dans la plupart des sociétés. Tous les tabous de la société sont représentés, exposés afin de faire exploser les limites du représentable et la morale bourgeoise. John Waters attaque les normes sociales en montrant que la perversion, la déviance sexuelle peuvent être un idéal de vie, celui de Divine qui l’assume avec fierté, prête à tout pour défendre son titre de femme la plus dégoûtante sur Terre. Gary Edgerton voit à travers les midnight movies23, la cristallisation du cas de la perversité féminine. Celle-ci serait une attaque directe à la tradition patriarcale, au stéréotype de la femme soumise. Dans les Midnight Movies, on remarque en effet une représentation complexe et parfois même menaçante de la sexualité féminine. Dans Eraserhead, par exemple, la féminité est effrayante, que ce soit celle de la mère, prise de sursauts extatiques lorsque Henry découpe le poulet à table, puis essayant d’aguicher Henry un peu plus tard, ou la fille qui accouche d’un bébé reptile alors même qu’Henry croyait que leur relation était finie depuis longtemps. Dans le Rocky Horror, Janet est celle qui franchit le plus facilement, le plus tôt le pas de l’adultère, ne résistant ni aux charmes du transsexuel Frank, ni au charme juvénile de sa créature avec qui elle consomme l’acte sexuel.La sexe est un jeu de rôle dans Rocky Horror, et Frank est le chef d’orchestre de cet hymne, de cette symphonie. Le personnage de

22 Aude Weber-Houde, Le Panoptique, 2007 23 In the eye of the Beholder: Critical perspective in popular film and television, Gary edgerton, Michael Marsden, Jack Nachbar DURAND Camille_2010 29 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Frank est profondément paradoxal : il assume et affiche sa féminité mais a un comportement entreprenant, viril, ce qui fait de lui un personnage hermaphrodite, androgyne, un héros qui transcende les genres. Cet arrière plan sexuel subversif se retrouve même dans El Topo, mais dans une moindre mesure. Les bandits rencontrés dans le désert sont fétichistes et procèdent à des attouchements sur des chaussures à talons qu’ils collectionnent comme autant de métonymies de la féminité. Les Midnight Movies sont donc marqués par une problématique culturelle de plus en plus visible dans la société, qui est la question de la différence en sexualité, et apparaissent révolutionnaires sur ce plan. Marcuse24 montre que la perversion défie le fondement de la société capitaliste en faisant de la sexualité un acte autotélique, en ne le soumettant pas au principe de performance qui structure et régit la société ». Cet engagement critique contre les normes sexuelles, à travers la représentation d’un héros déviant et de son attitude excessive est donc un élément clé du succès des Midnight Movies, et une des raisons du culte dont ils sont l’objet.

C. Un midnight movies est un film culte, produit de son audience.

1/ Description d’un public singulier La troisième caractéristique des Midnight Movies, citée par Stuart Samuels, n’est pas un facteur interne aux films mais une spécificité externe : ce sont les spectateurs qui consacrent les films de minuit pour en faire des films cultes. Autrement dit, les Midnight Movies se doivent d’être découverts par l’audience pour devenir cultes. Il n’y a pas à proprement parler d’études sur l’audience des midnight movies, mais certains documents d’archive, comme ceux que j’ai pu retrouver dans les archives du New York Times, nous aident à cerner ce qui se déroulait vraiment durant ces projections nocturnes. Un article du 7 juillet 1995 revient sur le sujet : « the midnight movies have attracted inexplicably large and loyal cult followings that make what happens in the audience as interesting as what happens on screen or on stage ; whether it’s water pistols suirted into the crowd during the rain scene or fans playing catch and response with the screen, the rocky horros picture show is a movie experience ». Ainsi, les séances de minuit étaient de véritables shows où la scène était ce qui se jouait parmi les spectateurs qui interagissaient, s’arrosaient d’eau avec des pistolets à eau pendant la scène de la tempête, jouent à des questions réponses pour se faire deviner les répliques. A cet égard, on peut considérer le Rocky Horror comme le film le plus culte de tous les midnight movies, car c’est le seul à avoir attiré des foules déguisées , en délire, revenant après des dizaines et des dizaines de fois . Ces séances étaient de véritables événements sociaux , « like a party », selon les mots d’ Andy Warhol25 ,où les spectateurs se lèvent, crient, reprennent à pleine voix les chansons entraînantes du film, une audience qui , selon la critique de cinéma Pauline Kael , est « excitée, satisfaite par les images les 24 Marcuse, Eros et Civilisation 25 Cutting Edge 30 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

plus choquantes et révoltantes », un public qualifié par les journaux de l’époque comme le New York Times de « rock’n’roll film type audience », qui prend de la drogue, envoie des projectiles et de la nourriture dans la salle, s’esclaffe ouvertement, drague son voisin et même parfois vomit. Dans The cultural economy of fandom , John Fiske donne une analyse précise du phénomène de participation, d’interaction entre les spectateurs et la salle . L’objet de culte, le film passe d’un objet d’art à un événement social. Selon lui, le Rocky Horror inaugure un spectacle qui se trouve dans la salle, une sorte de carnaval de fans, déguisés à l’image de personnages du film, inventant de nouvelles répliques ou changeant complètement le texte principal en le pervertissant : à travers cette participation, la distance séparant un objet de fiction de l’audience est abolie, et les spectateurs sont immergés dans la fiction. Par exemple, quand le narrateur du Rocky horror, cette voix off, décrit les nuages de l’orage qui sont « lourds, noirs et tombants », le silence précédant cette réplique est remplit par la voix des spectateurs qui s’écrient « décrit tes testicules ». Ceci montre ce processus d’appropriation du film par les fans qui développent les dialogues, leur donnent un nouveau sens plus comique, cette activité contribuait à souder les communautés de fans, émetteurs, producteurs d’une culture secondaire et co-constructeurs de l’objet de culte.

2/ Le film culte : définition et analyse

Umberto Eco26 explique qu’un film culte doit apporter un monde assez riche pour que ses fans puissent en citer les passages, en imiter les personnages et épisodes, créer des quizz et jouer à des jeux basés sur lui. C’est un film qui rassemble tous les autres, qui peut être divisé en parties, scènes qui sont auto suffisantes et qui résument à elles seules l’esprit de la totalité. « to transform a work into a cult object, one must be able to break, dislocate, unhinge it so that one can remember only parts of it, irrespective of their original relationship with the whole”. Pour transformer un film en un objet de culte, on doit être en mesure de la casser, de le disloquer, de le diviser de telle façon qu’on se rappelle seulement des parties, sans prendre en compte leur relation avec l’ensemble. Ce programme est bien respecté par tous nos Midnight Movies, même dans Eraserhead, qui pourtant encourage moins à une participation orale que les autres, la narration passe au second plan derrière les images. Les scènes comme celles du songe dans le radiateur ou celle du repas de Henry chez les parents de Mary restent plus en mémoire , quand on évoque le film, que l’intrigue générale, qui n’a pas une grande signification. Les séances de minuit apparaissent effectivement comme de véritables rituels dotés de leur propres codes : fumer, se lever, crier, protester, rituels qui se répètent, deviennent des habitudes de fans et rythment leur soirée. L’historien Adams Sitney27 a même comparé l’audience des midnight movies à celle de la messe, pour qui ces films sont des ersatz de religion.

26 Umberto Eco, Casablanca ou la renaissance des dieux (1975) in La guerre du faux 27 Hoberman et Rosenbaum, Midnight Movies, p 32 DURAND Camille_2010 31 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Pour Edgar Morin 28 celui qui fréquente les salles de cinéma n’est jamais vraiment athée. C’est le dispositif même du cinéma qui soutient la comparaison avec la religion, selon Hoberman et Rosenbaum, le cinéma est une sorte d’épiphanie religieuse, qui rompt avec le quotidien et le temps profane, c’est un moment suspendu dans le temps qu’expérimente le spectateur dans un état de passivité physique, prêt à effectuer un passage de situation assise dans une salle sombre à une histoire imaginaire dotée de son propre espace temps. Le New York Times du 12 octobre 1980 interroge des « pratiquants », des habitués des séances de minuit qui témoignent de ce que cet événement représente dans leur quotidien : « it’s a good option to have- we plan our whole evening around going to the show(…) the movie capped an evening of dining at a Cedarhurst restaurant and listening to records at a friend’s home ». C’est bien un rituel de jeunes qui se met en place, dont la dimension dépasse celle du simple film du samedi soir. Le terme « show » est utilisé pour désigner le film de minuit, terme qui, en anglais, renvoie aussi à l’idée de manifestation, de spectacle, de représentation, et bien entendu à la notion de monstration, car » to show » signifie montrer. S’il y a bien évidemment la représentation d’un film sur l’écran, les spectateurs assistent en outre à la présentation d’un spectacle dans la salle, nouveau à chaque fois. Un autre témoin le confirme dans le New York Times du 7 septembre 1975 « Everybody is digging midnights » says a boy with a jean jacket thrown over his shoulder , a girl on his arm, and plastic flowers tied in his hair » it is a scene to make , the funkiest thing since rock’n roll”. C’est donc bien dans un contexte social et culturel précis que s’inscrit le phénomène des spectacles de minuit, car ce spectacle est très à la mode pour les jeunes, s’adresse à eux comme le rock’n’roll le faisait pour les adolescents des années 1950-60. Ils sont à la recherche d’un divertissement un peu subversif, qui est un moyen de se rebeller et de célébrer leur jeunesse, leur liberté. Les Midnight Movies sont une sorte d’ersatz, de succédané de la culture sixties, du mouvement hippie et son cortège d’illusions, c’est pourquoi le rituel passait pour un signe d’appartenance à une même génération, celle des 18-25 ans, mais qui a , comme le rock‘n’roll, traversé les générations. Le style vestimentaire, aujourd’hui toujours capital, est l’affichage d’une même « identité sociale » et d’un même état d’esprit. Dans ce même article, un observateur d’une compagnie de distribution new-yorkaise considère aussi les midnight movies comme un phénomène de mode : « every kids who owns a pair of blue jeans thinks he’s gonna find the spirit of his generation in a midnight movie house ». Exactement comme le rock’n roll quelque temps auparavant, il est mal vu d’aller voir les films de minuit, c’est une marque de désoeuvrement et un loisir illusoire pour la société, et la réprobation de celle-ci ne fait qu’aiguiser l’envie des jeunes d’y aller afin d’afficher leur rébellion. Bernard Goldberg, président de l’association des propriétaires de cinémas indépendants en 1980, effectue dans cet article une séparation entre les films de minuit qui attirent un public calme, respectueux et cultivé, et ceux qui attirent une audience rock ‘n roll, qui consomment de la drogue, vomissent, vandalisent la salle durant la projection. Ce dernier tableau est qualifié de « culturally bad » (littéralement culturellement mauvais, nuisible) et forcément très éloigné des avant-gardes cinématographiques des sixties ( « Cult films catered to a select , sophisticated audience, midnight movies have an altogether different audience, an audience that goes to see something culturally bad ») . Les midnight Movies ne seraient donc pas des films cultes, au vu de la composition de l’audience. Cette vision très élitiste et méprisante n’est pas une exception, car un autre article, celui du 7 septembre 1975, confirme le peu de considération donné aux films de

28 Edgar Morin, les stars 32 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

minuit. « the midnight hour as prime time for a generation looking for a little action, but too apathetic to wander far in its search », une génération avide d’action, d’animation, mais trop apathique pour aller loin dans sa quête. A travers l’analyse de ces deux articles, l’on s’aperçoit du peu de considération dont jouissent les films de minuit, à qui on renie le statut de culte. Cependant, l’interview des propriétaires du Elgin 29qui est le cinéma ayant lancé le premier les projections d’ El Topo, dévoile un autre point de vue sur l’audience et sur l’événement social des films de minuit. Prenant le parti d’une programmation éclectique, ils favorisaient durant ces séances une diversité sociale et ethnique, une politique d’inclusion sociale, the « senior citizen policy », qui permettait aux personnes âgées d’avoir accès aux séances pour seulement 25 cents. Cette décision, assez rare pour être remarquée dans toute la ville, fut médiatisée à outrance pour sa modernité. En outre, à une période où, malgré la vague d’émancipation hippie des sixties, l’homophobie était encore une réaction assez courante, le Elgin favorisait les rencontres en accueillant la communauté gay. (« it was a theater which was pretty close in its restrictions. It was a theater where the gay community wouldn’t have any problems with cruising . we didn’t bother them, it was live and let live. There were times when I would offer the theater on a cost basis to the local school, so that they would be able to see some films.” Le Elgin facilitait les rencontres de gays qui venaient aux séances de minuit en pratiquant un tarif privilégié, car l’idéologie était à la liberté des mœurs : la philosophie du lieu était donc très démocratique pour l’époque, car il représentait une sorte d’hors monde, où les ségrégations s’exprimaient moins qu’ailleurs, où la circulation de drogues était licite et faisait même parti du paysage des midnight movies, venait compléter leur magie, comme El Topo dont le mode de visionnement optimal était sous influence de stupéfiants. Ainsi, le lieu du Elgin évoquait l’utopie d’un monde unifié, et participait à faire régner le climat libertaire des films au-delà de la sortie de la salle. Malgré la venue d’Andy Warhol et de John Lennon, Woody Allen et tant d’autres intellectuels, Chuck le soutient, le lieu n’était pas élitiste ou snob, car la sélection des films promouvait l’éclectisme. Marc Jancovitch30 souligne l’importance de ce point. Selon lui, le film culte représente un genre essentiellement éclectique réunissant des films ayant une idéologie commune, qui est peut être celle de l’expérience des limites de la transgression que les jeunes aiment à vivre par la médiation filmique, faute de le faire au premier degré. Les Midnight movies transcendait le statut de simple fiction divertissante car ils étaient l’objet d’appropriation des fans, leur monde flattait l’imagination du spectateur et exacerbait son identification aux personnages. C’est un effet qui est inhérent au cinéma, une expérience cathartique, exactement comme la messe qui, à travers la lecture de textes, paraboles et les chants, est une expérience soulageante pour les croyants et stimulante. Alain Riou31 rappelle la dimension séductrice intrinsèque au cinéma, et à fortiori aux films d’horreur qui nous attirent avec ce que nous craignons le plus : la peur. « Nous sortons soulagés d’un lieu où nos terreurs n’ont été que fictives ». C’est à peu près la définition la plus courante donnée à la fonction catharsis.

29 Ben Davis, Children of the sixties, voir annexe 30 Jancovitch Marc, defining cult movies : the cultural politics of oppositional taste, p 26 31 Alain Riou, cinéma, ces peurs qui nous habitent, Imaginaire et inconscient, 73-82 DURAND Camille_2010 33 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Au sens Aristotélicien, la catharsis désigne à la fois un effet de transe et de distanciation. Dans le livre VIII32, il définit la Catarsis, à l’occasion d’une démonstration sur la valeur éducative de la musique « sous l’influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes , quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle- même , remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation . C’est à ce traitement que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur. » Pour Aristote, le processus est donc plus médical que moral. Qu’en est il au cinéma ? Selon Alexandre Chirouze33, le dispositif cinématographique est important pour mesurer l’impact des films : l’obscurité, le silence, le corps au repos, l’isolement, l’attention attirée vers une surface lumineuse, l’identification à l’œil de la caméra, tout cela met le spectateur dans un état de concentration, de réceptivité optimales, conditions propices à la catharsis. Celle-ci est d’autant plus poussée que les films de minuit, comme on l’a souligné, prolongent la fiction en dehors de l’écran, dans la salle. L’émotion liée à la fiction se transforme alors en action. Cette réaction est donc ambivalente, car elle illustre à la fois la volonté de prolonger , de donner une seconde vie à la fiction dans la réalité, mais il peut être aussi une mise à distance du spectateur d’avec ce qu’il voit sur l’écran : l’illusion permise par les conditions citées ( corps au repos, immobilité, silence) est brisée, car le spectateur, en étant sollicité dans la salle par les cris, les projectiles, les discussions, sort de la transe contemplative dans laquelle il se trouvait plongé. L’état d’éblouissement et de peur se retourne en parodie. Dès lors, après l’analyse de l’audience, on peut effectuer une échelle pour situer les midnight movies les uns par rapport aux autres, avec, à un bout, les midnight movies qui présentent une violence et une terreur véritables, comme Eraserhead, qui était pour ces raisons déconseillé aux femmes enceintes par le directeur du Elgin, Ben Barenholtz, et à l’autre le spectacle parodique et participatif du Rocky Horror Picture show. A partir de cette échelle, on peut donc conclure qu’ils illustrent chacun des formes différentes de catharsis, Eraserheadinaugure la catharsis au sens de terreur et de purgation d’une angoisse, celle de la conception d’un monstre. El topo est un film contemplatif, où le spectateur peut méditer sous l’usage de stupéfiants et expérimenter leurs effets visuels, c’est un film ne supposant pas vraiment d’expérience collective, car chacun peut y voir ce qu’il y souhaite, et les mythes, figures métaphoriques n’appellent pas aux cris mais à la réflexion. Pour Pink Flamingos, il s’agissait d’un trip gore , appelant au comique et au rejet, donc ayant un effet repoussoir sur les participants qui passaient toute la séance dans une odeur nauséabonde car on y lançait des œufs et le poppers collé au sol dégageait une odeur horrible : c’était en quelque sorte un moment dionysiaque, de défoulement ; Dans le Rocky Horror Picture Show, il s’agissait plus d’une catharsis « négociée » , si je peux me permettre cette expression malhabile, car le film , centré sur le tabou de la sexualité, permet un assouvissement pulsionnel médiatisé mais aussi une distanciation totale par le rire , la dérision des répliques et la parodie des déguisements, des personnages. Nous sommes dans ce film dans un second degré, et la réception est une réappropriation parodique qui n’a donc rien à voir avec l’impression d’effroi et de stupeur qui accompagne le spectateur devant Eraserhead, dont la réception ne favorise pas le partage collectif et l’extériorisation. Le film

32 La politique, passages 1341a23, 1341b32 33 Alexandre Chirouze, les mécanismes d’influence d’un film : entre manipulation, éthique et co-construction du sens, Market et Management n°14 34 DURAND Camille_2010 Partie 2 : Que sont les midnight movies

fait donc figure d’exception dans le paysage des films de minuit, car il est une expérience individuelle et intérieure. Après examen des thèmes transversaux, esthétiques et genres auxquels les Midnight Movies font appel, il m’apparaît donc très problématique de trouver de véritables points de convergence entre les Midnight Movies, excepté si l’on considère que leur usage commun du mélange des genres et l’association de plusieurs registres à la fois en font des films frères.

DURAND Camille_2010 35 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

« What was once culturally transgressive- sexually, thematically, esthetically- has now been made mainstream »34 Dansle documentaire “ Midnight Movies : from the margin to the mainstream”, Stuart Samuels dresse en filigrane un exposé des raisons de l’historicité des midnight movies. Il avance l’hypothèse de la récupération hollywoodienne de cette thématique typique des Midnight Movies à savoir leur veine transgressive et fantastique, récupération qui serait à l’origine d’un déclin des séances de minuit. En se popularisant, en entrant dans la culture de masse, les midnight movies aurait disparu du paysage underground. C’est l’hypothèse que nous développerons en premier temps. Mais peut on dire que le phénomène s’est complétement éteint ? Si oui, l’industrie hollywoodienne est-elle la seule à mettre en cause ? Le mécanisme de réception propre à la culture télévisuelle sera analysé. Nous montrerons ensuite que les mutations entraînées par l’arrivée de la vidéo et de programmes nouveaux à la télévision, comme les talk-shows et les séries, sont des legs de l’univers des midnight movies et témoignent d’une nouvelle vision du cinéma subversif. Nous prendrons l’exemple de la série culte Twin Peaks, réalisée par David Lynch et Mark Frost, qui est la descendante directe de l’esprit des Midnight Movies. A travers le parcours d’un film comme « The Big lebowski », qui est selon nous une des résurgences du phénomène, nous expliquerons comment les thèmes chers du genre de minuit se recyclent et comment les fans, toujours présents, ont fait de ce film de minuit au succès modeste un film culte au sens propre de l’expression. A travers l’analyse des formes de participation des fans, de leur production textuelle et symbolique, nous montrerons combien la vision du fan comme consommateur aliéné et passif est à remettre en cause, et comment d’une participation effective aux projections de films de minuit, les fans sont aujourd’hui vecteur d’une culture secondaire dont ils sont les co producteurs. Enfin, et en guise de conclusion, nous montrerons comment sont utilisés maintenant les créneaux de minuit, et où se sont réfugiés les midnight movies d’aujourd’hui, héritiers de leur esthétique trash.

A. Les midnight movies : chronique d'une mort annoncée.

1/ Les raisons économiques d’un déclin 34 Stuart Samuels, Midnight Movies, from the margin to the mainstream, 2006 36 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

Commençons d’abord par analyser les raisons de l’affaiblissement du phénomène au niveau local. Prenons le quartier de Chelsea,à New York , témoin de l’extinction d’un emblème des midnight movies, leur protecteur, et le cinéma le plus chéri du quartier, le Elgin, que nous avons déjà présenté comme un des symboles forts du triomphe de l’esthétique de minuit. Le Cinéma Elgin, le mythique « Elgin theater » a pourtant dû fermer ses portes, et essentiellement pour des raisons économiques, que les anciens propriétaires expliquent plutôt brièvement dans l’interview (cf annexe). Il semble s’agir d’une lente complexification du processus de distribution .Le prix de location des films a fortement augmenté, sous l’effet de la prise de conscience par les distributeurs du succès des midnight movies. Ensuite, le marché s’est segmenté et il est devenu plus difficile de récupérer des films n’ayant pas connu de succès commercial comme ils le faisaient avant, en raison de nouvelles obligations contractuelles, de nouvelles lois. Ensuite, certaines évolutions technologiques n’ont bien sûr pas aidé le cinéma : en 1978, la télévision câblée apparaît, avec son lot de chaînes toutes disposées à diffuser des films concurrençant les cinémathèques comme le Elgin. Avec Betamax, format sorti par Sony en 1975, c’est la cassette vidéo qui fait son entrée, permettant les enregistrements domestiques, et donc une pratique qui se développe : au sein de la famille, l’on consulte le programme télévisé pour enregistrer des films, souvent des classiques qui passent tard la nuit, et les visionner chez soi à un moment plus approprié, le week-end par exemple, et souvent le samedi soir, ce qui bien évidemment exclut la sortie au cinéma. Hoberman et Rosenbaum se posent la question de la raison profonde de la disparition des midnight movies dans l’épilogue de l’ouvrage « Midnight Movies ». Rosenbaum parle d’une incompatibilité fondamentale entre le régime politique des Etats-Unis qui favorise les grandes entreprises et la philosophie marginale inhérente aux midnight movies, qui sous entend que ceux là sont découverts par l’audience dans de petits cinémas de quartier. « The secret and the marginal are both based on a certain tolerance of small businesses”35 (Ce qui est marginal et secret a pour condition l’existence de petites entreprises.) Une loi importante a permis à ces petites structures de se développer : la décision de la Cour Suprême du 28 juillet 1949, qui interdit et brise le monopole des grands studios, et qui, dans ses grandes lignes, permettait aux petits propriétaires de cinémas comme le Elgin de louer des films sans avoir à payer un pourcentage de leurs recettes aux distributeurs. Cette loi, dont je suis péniblement arrivée à retrouver la teneur, opposait le gouvernement à Paramount, qui était accusé, après son renforcement suite à la dépression de 1929, d’exercer un monopole nuisant à la compétition. Ainsi, il a été décidé, concernant Paramount, que le studio devait limiter ses contrats à 600 cinémas. Ainsi, il a été mis un terme au monopole des grands studios hollywoodiens, et la croissance des cinémas indépendants, cinémas d’art et essai, cinémathèques a été exponentielle. Selon Rosenbaum, c’est ce qui a débouché le phénomène des midnight movies. Cependant, sous Reagan, président de 1981 à 1989, le système revient sur ses pas. (« Reagan reversed all of that, encouraging monololies and giving them such ilimited power that they could force the Mom and Pop venues out of business »). Il devient compliqué pour les cinémas indépendants d’échapper à la précarité. Selon Rosenbaum, cette période est concomitante d’une réappropriation par le cinéma commercial de l’esthétique excentrique des Midnight Movies, car Hollywood veut absorber ce qui est underground. « if the

35 Hoberman et Rosenbaum, Midnight Movies, p 322 DURAND Camille_2010 37 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

mainstream has broadened to include more alternatives, it’s in order to eliminate everything that exists outside of it »36. C’est ainsi qu’Hollywood se mit à l’heure du trash.

2/ Les raisons culturelles : Hollywood récupère l’esthétique de minuit Hoberman et Rosenbaum avancent l’hypothèse de la commercialisation de l’esthétique, et font donc ce constat : « Much of the countercultural energy that used to keep midnight movies going has relocated elsewhere.. » : ainsi, la véritable dynamique qui accompagnait les Midnight movies s’est éteinte, progressivement, au début des années 80, pour se réfugier autre part. Mais où ? Si l’on se penche sur les plus grands succès hollywoodiens de la fin des années 1970 à la décennie 1980, on trouve une majorité écrasante de films de science-fiction : La guerre des étoiles, de George Lucas sorti en 1977 ; E.T l’extraterrestre, de Spielberg, sorti en 1982 ; Retour vers le futur, sorti en 1985, de Robert Zemeckis, Blade runner, de Ridley Scott en 1982, Gremlins, en 1984, etc... la liste est loin d’être exhaustive, mais montre à quel point la science-fiction a pris une place écrasante dans les scénarios de l’époque. C’est peut être le moment où Hollywood apprivoise les thèmes fantastiques de l’angoisse, de l’altérité d’un autre monde, où la violence commence à être montrée directement, reflet du contexte impérialiste de la présidence de Reagan. Même pour nos réalisateurs underground des midnight movies, le vent tourne, et leur apporte la reconnaissance et les moyens financiers du même coup. Hoberman et Rosenbaum adoptent à cet égard une posture plutôt critique, au nom d’une idéologie de l’underground trahie, car convertie à l’industrie hollywoodienne. Les Midnight Movies ne sont plus connus par le bouche à oreille, qui leur procurait toute leur gloire, mais par l’intermédiaire de la publicité. C’est donc à regret qu’ils en font le constat : les midnight movies ont connu la gloire, mais au prix de leur popularisation « You can say that midnight movies succeeded rather than failed, in the sense that the major figures in this movement- Waters and his entourage, Lynch and Georges Romero- have all made it into the mainstream »”37. Même Jodorowsky, avec La montagne sacrée, aux moyens financiers démesurés, connaît une période de reconnaissance. Pourtant, il s’agit aussi de la fin d’un mythe, car ces réalisateurs standardisent quelque peu leurs films. C’est du moins souvent cette analyse qui est faite à propos de Elephant man, sorti en 1980, qui est un espèce de pendant à Eraserhead, c'est-à-dire qu’il traite de la monstruosité depuis le point de vue des normaux et la marginalise, au lieu de l’insérer dans le cocon familial, comme cela était le cas dans Eraserhead. On a souvent reproché à Lynch de trahir la veine expérimentale d’ Eraserhead dans un film formellement très conventionnel et teinté d’une morale peu typique du style lynchien. Dans Elephant Man, tout repose sur l’individualisation d’un monstre qui peu à peu est découvert comme étant doté de qualités humaines de gentillesse, de curiosité, doué de culture et enfin sensible à la beauté. C’est donc un film qui « surfe » sur le grand principe qu’il faut aller au-delà de l’apparence et que les qualités humaines peuvent se cacher derrière un physique monstrueux, tandis qu’Eraserhead ne se préoccupe nullement de la morale et va complètement à son encontre en présentant le monstre comme une abomination, qui 36 ibid p 323 37 ibid p 327 38 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

repousse même sa propre génitrice, quittant le foyer après quelques temps. Henry, le père, va finir par éventrer le bébé en découpant la bande de tissus qui le protège, poussé par le mystère qui entoure ce bébé monstrueux. Il n’y a donc aucune préoccupation d’ordre éthique dans le film, mais seulement la représentation de cette chose sans corps et qui crie, menaçante. John Waters va aussi connaître un succès avec sa comédie Hairspray, sortie en 1988, lui aussi en changeant ses positions radicales et extrêmes adoptées dans Pink Flamingos. Cette comédie retrace le parcours d’une adolescente obèse, Tracy, qui souhaite passer dans l’émission télévisée de danse « the Corny Collins show », une émission où l’on chante et l’on danse. Son succès arrive et elle est consacrée égérie d’une marque de vêtement, alors que sa rivale mince et blonde de fait quitter par son petit copain pour Tracy. Celle-ci va peu à peu devenir un emblème de l’intégration des Noirs, car elle se bat pour l’arrêt de la ségrégation tandis que la famille d’Amber affiche son racisme. A travers ce court synopsis, on voit comment la caractéristique la plus importante de Pink Flamingos, le mauvais goût et le tabou a laissé place à des thématiques beaucoup plus politiquement correctes, et plus morales. C’est donc un peu le même « reproche » que l’on peut formuler à l’encontre de Elephant Man et de Haispray : ce qui a fait le succès des midnight movies s’est évanouit par la suite , dans la vague de « mainstreaming », de reconnaissance commerciale de ces réalisateurs et films transgressifs. C’est ce que concluent Rosenbaum et Hoberman « Lynch and John Waters had been maintreamed into commercial theatrical filmmaking in the 1980s with releases such as Blue Velvet and Hairspray”38. Pour certains, comme pour le journaliste du Guardian qui nous livre son analyse du phénomène des Midnight Movies, le point de rupture entre les midnight movies et la commercialisation de leur essence, se situe dans la reconnaissance populaire du Rocky Horror Picture show : « The success of the Rocky Horror Picture Show was the beginning of the mainstreaming-perhaps the beginning of the end- of this defiantly marginal subculture (…) and which was doomed by the advent of the VCR and cable television. » Cette culture marginale s’est affaiblie avec la popularisation du Rocky Horror Picture Show et a été condamnée par l’arrivée de la vidéo et des programmes cablés. Ainsi, l’on retrouve ici la fréquente séparation opérée entre les films de minuit fidèles à l’esthétique de minuit et le film le plus commercial, The Rocky Horror Picture Show, qui est aussi le moins licencieux. Ce qui est aussi pointé par ce journaliste est le rôle très important de la vidéo, qui a contribué à rendre désuètes les séances de minuit.

B .La télévision : un rôle néfaste pour la culture de minuit.

1/ La culture vidéo :l’entrée dans la postmodernité et le non public de la télévision En 1985, après Betamax dix ans plus tôt, c’est VHS qui sort et permet l’appropriation du film. 5 ans plus tard, c’est The Rocky Horror Picture show qui sort en cassette vidéo, accompagné

38 ibid p 325 DURAND Camille_2010 39 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

du commentaire significatif d’un changement culturel certain : « Rêvez le chez vous, vivez le au cinéma ». L’idée de la séance de cinéma importée dans le salon se développe, avec une culture, une pratique différente. Il ne s’agit plus de se déplacer, car la cassette permet de programmer soi même sa projection, et de la regarder selon son propre rythme. La cassette permet la répétition, et encourage le fan à s’approprier l’œuvre, s’en repasser les passages favoris, en connaître les répliques par cœur. La cassette entraîne un comportement de collectionneur, de fan mais sans la dimension collective de partage et de sociabilité. D’autre part, la cassette désacralise l’acte de visionnage d’un film. Là où le dispositif cinématographique permettait de capter l’attention de l’audience, on a maintenant un contact plus médiatisé , plus distancié avec un écran plus petit, une salle souvent illuminée , des personnes qui parlent et parfois exercent une activité parallèle, donc une illusion moins effective, car l’attention du téléspectateur est sporadique. Le public de la télévision peut dès lors être considéré comme un « non public », selon Jean Pierre Esquenazi39. Cette notion de réception est utilisée pour définir l’état de passivité intellectuelle qui caractérise le téléspectateur qui rentre chez lui après sa journée de travail et n’aspire qu’à se vider la tête dans un programme ne lui demandant aucune réflexion. Jean Pierre Esquenazi sous entend par cette expression que la qualité d’un public est sa capacité de réaction et de résistance face à ce que l’écran lui montre, débouchant parfois sur la formation d’une opinion, d’un jugement après une argumentation. Or, le téléspectateur selon lui est toujours plus ou moins en état d’assoupissement intellectuel. Selon Timothy Corrigan40, cette idée de désacralisation que suppose la vidéo est liée au concept général de postmodernisme tel que Baudrillard le définit dans Simulation et simulacres . Nous sommes entrés, avec la vidéo, dans une ère d’instabilité , à l’image d’un mode de vie où plus rien n’est structuré, hiérarchisé si bien que la fragmentation de l’attention du spectateur s’inscrit dans ce processus de décentrement . Avec la cassette, il n’y a plus d’original, et toutes ne sont que des copies, ce que Baudrillard appelle des simulacres. Si bien que le savoir est complètement relativisé, déshumanisé car l’empreinte authentique de l’artiste a disparu. C’est surtout vrai dans les domaines de la musique et du cinéma où les Cds, cassettes, supports numériques permettent la reproduction à l’infini d’un contenu artistique. D’autre part, même si les films d’auteurs sont parfois aussi disponibles que les films commerciaux, nous ne savons pas vraiment si la fracture entre low et high culture s’amoindrit avec la vidéo. L’esprit de mixage culturel, de communion que représentait la séance au cinéma a disparu avec l’arrivée de la vidéo, signe d’un repli de soi. Signe aussi que le public des cinémas est désormais plus composé d’experts que de passants en recherche d’un divertissement pour occuper leur soirée, car ces derniers ont maintenant la possibilité de ne pas se déplacer dans le cinéma du quartier en regardant le film à domicile. La vidéo démocratise l’accès aux films, mais porte un coup fatal aux cinémas, désormais peuplés que par des passionnés .On ne se rend au cinéma que pour voir les nouveaux films sortis que l’on désire vivement voir, mais plus pour découvrir un nouveau spectacle.

39 Les non publics de la télévision , dans la Revue Réseaux 2002 40 Franck Lafond, Cauchemars américains : fantastique et horreur dans le cinéma moderne p 35 40 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

Pour le reste, les comédies sont regardées au foyer, lieu de la culture vulgaire, où l’on regarde de nouveaux programmes, comme les talk-shows qui fleurissent aux Etats-Unis au début des années 1990.

2 / Les talks shows : de l’horreur au voyeurisme On peut considérer, à bien des égards, que les talk-show des années 1990 sont des héritiers de l’esthétique trash des midnight movies, car ils mettent en scène des invités qui dévoilent leur vie privée, celle-ci étant, pour les besoins du spectacle, en général très différente de l’idée que l’on se fait d’une vie normale. Les invités dévoilent leurs tabous, leur vie sexuelle sans plus d’embarras et le public se fait l’écho du présentateur ou de la présentatrice, Ricki Lake en fut une des plus connues, et devient inquisiteur, avide de révélations loufoques. Ces émissions sont tout de même présentées sous un prétexte thérapeutique, car il s’agit d’éduquer l’audience, comme la fonction catharsis. S’effectue en amont une sélection, qui va déterminer la production à choisir le plus excentrique, le plus drôle des candidats, qui sont souvent des travestis, des Drag Queen . Ces invités sont en quelque sorte les réincarnations de Divine, de Pink Flamingos, ou de Frank N Furter, de Rocky dans The Rocky Horror Picture Show : ils sont les avatars de l’extrême et permettent une mise à distance de la perversion et des tabous, car leur cas est présenté sous un aspect pathologique. Ils représentent l’excès et leur prestation est souvent pathétique. Pour les spectateurs, c’est un moyen de se rassurer sur leurs propres problèmes, qu’ils relativisent grandement en voyant de tels individus. Par le rire, la moquerie, la pitié ou la critique, le téléspectateur met à distance de lui-même la bizarrerie, la déviance et s’inclut dans la norme. C’est cela qui contribue au succès commercial des talk shows, qui ne se regardent pas à minuit mais en pleine journée. Le cadre de réception a changé et il ne s’agit plus s’identifier à des héros décadents mais de se moquer d’individus aux modes de vie différents.

3/ La série télévisée culte : Twin Peaks , fille de l’esthétique de minuit Le premier épisode de Twin Peaks, « Northwest Passage » est diffusé aux Etats-Unis le dimanche 8 avril 1990, à 21 heures et les épisodes sont ensuite diffusés le jeudi soir est diffusée sur la chaîne ABC jusqu’au 10 juin 1991. Ce feuilleton dramatique, une coproduction de Mark Frost et de David Lynch, raconte l’enquête menée après l’assassinat de Laura Palmer, jeune habitante de Twin Peaks , un petit village près de la frontière canadienne entouré d’une forêt épaisse où se déroulent d’étranges événements. Le fil conducteur entre les épisodes est bien entendu, la question toujours renouvelée : Qui a tué Laura Palmer ? Autour d’elle, une multitude de personnages qui enquêtent sur sa disparition, tous enveloppés d’un halo de mystère et de fantastique. L’héroïne Laura Palmer, que l’on découvrira davantage dans le film Twin Peaks : Fire walks with me, est absente, car la série s’ouvre sur la découverte de son cadavre, mais omniprésente, car la fin ultime de la série est de découvrir le meurtrier, même si cette révélation sera, pour Lynch, un sacrifice à son esthétique. Cette série, qui fut pourtant un échec commercial total, devient culte pour les Américains, au point que lorsque la chaîne décide de mettre fin à la diffusion de la série, faute d’audience, un collectif de fans se forme comme association nationale, baptisée la

DURAND Camille_2010 41 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

COOP, avec pour slogan « all we are saying is give Peaks a chance !»41 (donnez une chance à Twin Peaks). En cela, la série a eu un parcours similaire aux Midnight Movies : si elle n’a pas eu de succès au niveau commercial, ses fans, fidèles, ont su maintenir un mythe autour de la série et contribuer par leur insistance à sa reconnaissance. Ce « soap opera » a plû par son suspense, et a tenu en haleine les téléspectateurs intrigués sur la base d’une question toujours en suspens, celle de l’identité du tueur de Laura Palmer. Le côté mélodramatique a également fait recette, avec une myriade d’acteurs séduisants, tout comme l’environnement, le campus et le milieu du lycée, qui sont somme toute des canons du genre du soap opera et de ses stéréotypes. Cependant, l’audience a tout de même l’impression de regarder un feuilleton sans pareil : cette impression de déja vu n’est que très éphémère. Ce qui a rendu la série culte reste son originalité, qui tient à un esthétique très peu conforme au format de la série, très peu compatible avec le genre télévisuel. On l’a vu à travers l’analyse d’ Eraserhead, David Lynch aime imbriquer le réel et le rêve sans séparer les deux sphères, a une prédilection pour une narration instable et elliptique qui est souvent loin d’être cohérente. Pour Twin Peaks, il en va de même, selon Guy Astic42 : « L’évolution de l’intrigue, tellement déterminante dans le cadre feuilletonesque, ne procède pas, ici, d’un ordre de cohérence évident ». Lynch travaille à faire varier les atmosphères et les tonalités. Ainsi, les rêves et plongées dans la Red Room, sorte d’antichambre surréelle, se situent sur un plan différent de celui du quotidien de Twin Peaks, des rencontres au lycée entre adolescents. Les ruptures de tons, cohabitation de registres très différents sont récurrentes et contribuent à un style « syncopé », faisant fi des critères de vraisemblance et de continuité. C’est le côté décalé de la série qui explique aussi le culte dont elle a fait l’objet, selon David Lavery43 . Certains détails détonnent avec l’ambiance et le contexte du moment, comme par exemple dans l’épisode pilote, au moment où la standardiste Lucy demande au shérif Truman de décrocher « le téléphone noir, pas le marron… sur la table près du siège rouge », au moment où la nouvelle de la mort tragique de Laura Palmer est annoncée à tous, le tout dans une consternation générale. De même, l’adjoint Andy Brennan, chargé de photographier le cadavre de la défunte Laura, explose en sanglots convulsifs comme un enfant, ce qui ne cadre pas avec son métier de policier. La dame à la bûche, celle qui introduit l’épisode pilote, associe en elle le comique et le mystérieux, unis dans un indécidable mélange qui fait le charisme du personnage. Ces détails incongrus sont des sortes de thèmes rompant avec la continuité dramatique, et viennent à contretemps dans le récit. Ce sont ces épisodes qui restent les plus commentés, récités par les fans. C’est donc ici une première caractéristique démontrant la parenté de la série avec l’esthétique de minuit, qui repose, comme nous l’avons dit plus avant, sur le mélange des genres et l’association d’éléments divergents de la culture moderne. A l’image des Midnight Movies, Twin Peaks joue avec les genres et les esthétiques pour les subvertir. D’où l’expression de soap noir44 pour désigner la coexistence d’une tonalité tragique et mystérieuse et de scènes légères et mélodramatiques, bercées par la douce musique 41 Philippe Le Guern, Fans et cultes médiatiques: les enjeux de la métaphore religieuse, Réseaux n°153 42 Guy Astic, Twin Peaks: les laboratoires de David Lynch, , 2008, Rouge profond 43 David Lavery, Full of secrets. Critical approaches to Twin Peaks, 1995 p11 44 Stefan Peltier, Twin Peaks: Une cartographie de l’inconscient, p 67 42 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

nostalgique et triste de Badalamenti. Dés le début, la découverte du corps sur la rivière succède de peu à un générique où l’univers du village et ses environs est idéalisé, filmé comme un Eden. L’univers de Twin Peaks est un milieu où l’insolite et l’unheimliche ont élu domicile : sous une façade idyllique et enchanteresse , un monde étrange et surnaturel bouillonne, d’autant plus inquiétant qu’il a un visage familier : les lieux sont connus : le lycée, la station service, la maison de Laura, sa chambre, l’hôtel, ce ne sont que des endroits connus, des visages connus, en général des lieux destinés à faciliter le processus d’identification des américains résidant dans des petites villes. Le contraste né entre le côté familier des lieux et sa dimension sous-jacente fantastique est illustré dans le générique : malgré les images d’une nature vierge et luxuriante, des cascades, chutes d’eau et forêts vertes, la musique nous fait sentir toute la vanité de l’univers, et l’on sent que tout l’artifice de cette mise en scène qui , par son emphase, s’auto dénonce comme telle. Le générique en fait trop, exagère les traits du soap pour ainsi dénoncer son caractère illusoire. Guy Astic note ce contraste ainsi : « La simplicité et la naïveté des mélodies retenues contrastent, dans le cas de Twin Peaks, avec la violence de l’histoire, insistant sur la perversion à l’œuvre et sr ce qui a disparu avec la mort de Laura.45 ». La musique de Badalamenti est ainsi à l’image des moments naïfs des films de Lynch : assumés, sincères mais permettant de renforcer le contraste avec le reste. Twin Peaks, par son emprunt à plusieurs styles et ambiances différents, a acquis une modernité et une liberté de ton qui rappelle l’esprit révolutionnaire et déjanté des Midnight Movies, et qui, par son usage de la dérision et de l’ironie présentes en filigrane, annonce des films à contre courant de l’industrie hollywoodienne comme The Big Lebowski.

C. The big LEBOWSKI : La résurection du phénomène des midnight movies. R

1/The big Lebowski : un parcours similaire aux midnight movies The big Lebowski est sorti en 1997,en cette fin des années 1990, une ère de développement accéléré de l'ordinateur et d'internet,l’ère des blockbusters de science fiction futuristes, comme Men in Black , Armageddon, Independence Day, Le sixième sens, Jurassik Park, The Matrix. Au milieu de ce panel de films dont les enjeux ne relèvent de rien moins que de la survie du genre humain, The Big Lebowski fait figure d'incongruité dans l'espace hollywoodien. Se tenant sur quelques personnages qui n'ont rien du physique de Bruce Willis ou de Keanu Reeves, le film est loin d'être dans l'esprit de son temps: l'intrigue est maigre, les effets spéciaux quasiment absents : le film n’a pas eu de véritable succès

45 Guy Astic, Twin Peaks: les laboratoires de David Lynch, 2008, rouge profond p 96 DURAND Camille_2010 43 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

commercial, mais a attiré un public grandissant grâce à son passage à minuit dans les cinémas.46 The Big Lebowski est une adaptation libre du roman de Raymond Chandler, The Big Sleep, un roman noir qui est une critique du rêve américain. Tout y fonctionne sur un système déceptif, et c’est ce que nous allons voir désormais par l’analyse des cinq premières minutes du film, qui nous montrent par leur densité tout le dispositif ironique qui sera déployé dans l’intrigue .

2/ Analyse de la séquence d’ouverture introduction Cette séquence d’ouverture présente à nos yeux un double intérêt : Dans un film, le début est un équivalent de l’incipit en littérature, c'est-à-dire une scène traditionnellement essentielle à l’intrigue, car elle vaut comme scène d’exposition. D’autre part, cette séquence est un concentré de tous les thèmes qui seront développés par la suite dans le film, car une séquence d’ouverture est par principe, riche en informations sur la fiction à venir et vaut comme synthèse de tous les registres auxquels il sera fait appel dans la suite du film. Dans une scène d’exposition, le spectateur a plusieurs types d’attentes : il s’attend par exemple à ce que les personnages de l’intrigue à venir soient présentés, à ce que le cadre spatio-temporel soit défini, en bref à ce que la situation initiale soit clairement exposée. Ensuite, il s’attend à des thématiques, un genre précis qui formatent son appréhension des images et du registre en général. Ici, notre analyse commence aux premières images et s’arrête au moment du générique, que nous n’analyserons pas, soit une durée de 5 minutes environ. Cette analyse ne se fera pas plan par plan mais selon les temps forts du passage et les axes qui s’en dégagent. A travers cette analyse de l’incipit de The Big Lebowski, je vais montrer comment la séquence d’ouverture met en place un double mécanisme d’imposture et de déception qui sert à la construction de la tonalité générale parodique du film. Cette imposture est une entreprise de sape des clichés du film hollywoodien et un discours ironique sur l’industrie du film : c’est en cela que le film peut être considéré comme un des legs de l’esthétique de minuit. Nous le montrerons dans cette analyse de séquence. . Développement Son: La chanson qui ouvre le film est un chœur traditionnel sur fond de musique country qui introduit l’imaginaire du spectateur au genre du western, dans une ambiance bien déclarée. Puis surgit la voix off, traînante et rauque, pourvue d’un accent de l’ouest aux sonorités très rondes, qui nous raconte l’histoire de Jeffrey Lebowski en commençant par « there is a man.. » L’imaginaire du spectateur construit une image mentale très connotée : un équivalent de Buffalo Bill, Davy Crockett, bref un cow-boy mythique, légendaire dans tout l’Ouest.

46 « Mr Valen of Landmark theaters cited the Coen brothers « big lebowski » 1998 which was not received well when it was released but attracted a huge and immensely loyal audience, thanks to midnight showings “ it’s got a very irreverent sense of humor, it’s kind of trippy”he said. In New York Times, 19 Juin 2005 44 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

La musique qui ouvre un film est capitale car elle fixe d’entrée la note, le registre dans lesquels s’inscrit l’intrigue, c’est un élément de compréhension d’une telle puissance qu’il remplace parfois, dans certains films, la dramaturgie en elle-même. La musique est un média riche, vecteur d’émotions et de connotations qui suppléent au régime narratif. Dans notre cas, il en va de l’atmosphère générale du film, et celle-ci est placée sous le signe du western, rappelant fortement (et là encore, ce n’est sûrement pas un hasard étant donné la culture cinématographique des frères Coen) la musique de L’homme de la plaine, d’ Anthony Mann, film dans lequel les chœurs chantent « The man from Laramie ». Par cette musique, un réseau d’éléments culturels bien déterminés est convoqué, et donc un horizon d’attentes des spectateurs. Séquence 1: Les premières images dévoilent un paysage de western typique, des steppes de désert avec en plus, comme dans les westerns de Ford, cette caméra qui surplombe le désert et qui est un symbole de la toute puissance américaine , le travelling sur les terres vierges rappelant le mythe de la frontière toujours repoussée. La frontière est un mythe fondateur de la philosophie du western, car cette limite invisible était comme un défi qui animait les rêves ème patriotiques des Américains tout au long du 19 siècle : la nature vierge à conquérir, des espaces à civiliser, des populations indigènes à dominer, le tout dans un paysage aride et idyllique à la fois, dont les films de John Ford se sont faits l’apologie. Le genre du western est donc investit de significations très fortes pour les Américains, et ce n’est ni innocent ni fortuit de la part des frères Coen, d’avoir inscrit l’accroche de leur film dans ce contexte. Soudain, le paysage s’arrête, révélant derrière une côte les lumières d'une ville la nuit. Une première fois, le mécanisme de la déception, de l’attente trompée est utilisé : nous ne sommes plus dans l'eldorado sauvage et ses fantasmes qui lui sont associés, mais dans un film bien ancré dans la civilisation et le temps présent. De plus, la vue qui est donnée sur la ville n'est pas une vue « canonique » comme les films hollywoodiens en montrent, suggérant le miracle des villes américaines et de leur gratte-ciel, de leur animation, mais on a affaire à une vue brouillée par une brume qui augure déjà que l'on n'est pas dans une énième apologie du paysage américain, mais dans un point de vue quelque peu désillusionné porté sur Los Angeles des années 1990. Le rond de brindilles qui a fait le lien du désert à la ville nous guide de plans en plans, par sa légèreté elle annonce le côté ludique et amusé, mais surtout la distance entre le désert du western, dont il est la métonymie, et la ville et ses laideurs , comme un pont au dessus d'une autoroute en pleine nuit. Ce rond de brindilles est un élément exotique, incongru, destiné à faire contraste avec l’environnement industriel glauque, il symbolise l'âge d'or du western de l'Amérique glorieuse, dans un espace-temps nouveau, d'où les cow-boys et les paysages purs sont absents. Le plan d’après enchaîne en fondu sur une cafétéria glauque, une sorte de baraque à frites plongée dans l’obscurité. L’intention est donc claire : les frères Coen montrent l'autre visage de l'Amérique : celle de l’industrie et du quotidien gris. Après la route vide le plan d'après est encore guidé par le rond de brindilles, sur une plage de la côte , dont le sable est foulé par le passage, une plage après une après midi de passage : c'est un peu l'envers de l'image de plage paradisiaque au sable vierge . Jusqu’ici, la voix off nous promène dans l’entourage du Dude, Los Angeles et les clichés que la ville véhicule comme celui de la plage, ainsi que l’envers des clichés : cette baraque à hot dog et à frites.

DURAND Camille_2010 45 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Mais c'est après que la désillusion finit de s'installer comme principe directeur de ce début de film. Contrairement à la présentation classique du personnage principal de western qui est pris en plongée sur un paysage, on aborde le héros d'une façon biaisée, avec d’abord un plan au ras du sol, au niveau des rayons, dans un supermarché vide et vaste, éclairé de façon criarde par des plafonniers jaunes, dont les rayons apparaissent surchargés de produits. Nous sommes dans un supermarché de banlieue peu fréquenté, ou du moins pas du tout à cette heure-là, une heure creuse sans doute, hypothèse qui semble se confirmer par la suite au vu du regard agacé de la caissière. Les rayons pleins, le sol brillant et lustré, les publicités de produits comme seul vis-à-vis : nous sommes bien dans une critique de la société de consommation, où l’abondance, le surplus commercial sont devenus des valeurs quotidiennes, là où la chasse, la pêche étaient de vrais challenges pendant la conquête de l’Ouest. Soudain, le héros apparaît, d’une démarche vulgaire , portant des lunettes de soleil démodées et des claquettes de campeur , habillé en pyjama sous une robe de chambre marron délavé. Une allure et une démarche peu élégantes, donc peu conformes à l’idée que l’on se fait des habitants de Los Angeles.Le héros arrive dans l'intrigue comme par effraction: c'est un imposteur, le portrait d'un rebus de la société qui apparaît immédiatement déclassé. Déjà, la voix off se fait ironique et dévie de son rôle premier d’œil « objectif », omniscient, en nous disant que le héros (« fits right in there », « he is the man for his time and place », « and that’s the Dude » « here in Los Angeles ») est parfaitement adapté à son milieu, qu’il est un homme de son temps. Dès lors, un double discours se met en place, à la fois ironique et complètement réaliste : d’une part, affirmer que le Dude est bien adapté à son environnement est ironique , car Los Angeles est le lieu même du glamour et du prestige, alors que le Dude est l’exact opposé de cela. Mais si l’on réfléchit bien, cette voix est sensée, car le Dude est représentatif de ce qu’est vraiment Los Angeles, derrière ses strass et paillettes, son visage surfait : une ville où vit une population pas plus élégante, pas plus exceptionnelle qu’ailleurs, comportant elle aussi ses excentriques et marginaux qui vont acheter une brique de lait en robe de chambre. La voix off se fait petit à petit moins sûre et se répète, et finit par ne jamais finir sa phrase, comme si la voix off était incapable d’en dire plus, de jouer son rôle de raconteur d’histoire plus longtemps, car il se rend bien compte qu’avec l’image , tout est dit et ce n’est plus la peine de faire croire au spectateur que le Dude est un homme exceptionnel : le « sometimes there is a man.. » qui annonce une suite singularisant le Dude, une suite étonnante, une histoire intrigante , tombe à l’eau. A ce même moment, un gros plan sur le chèque qu’il est en train de rédiger montre l’inscription 0,69 , ce qui rend encore plus ringard le personnage, se rendant dans un supermarché immense pour n’y acheter qu’un article , qu’il paye par chèque :toute l’action est frappée par le dérisoire . Le regard méprisant de la caissière, dans le plan d'après, est le regard de la société sur ce parasite, et pendant ce temps, le Dude jette un regard sur la télévision, qui montre le président Bush dans un discours condamnant l’invasion du Koweit par l’Irak, disant « this will not stand, this aggression against Koweit ». Ce clin d’œil à l’actualité du moment est lui aussi important, car il montre combien, sur un arrière plan historique important, les êtres anonymes et sans génie comme le Dude parait l’être ne sont pas affectés dans leur

46 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

vie quotidienne par une telle nouvelle. Donc le fait qu’il relève la tête, faisant mine de s’y intéresser, est ironique. Séquence 3 : On l’a compris dès la scène précédente : le personnage drôle et pathétique à la fois qui nous a été présenté au supermarché est le héros du film, et ici la scène le représente sur le chemin de sa maison, au milieu d’une banlieue résidentielle, se hâtant dans son peignoir d’une façon peu virile. Cette scène est un écho lointain de la scène canonique du cow boy rentrant sur son cheval, comme Lucky Luke qui, à la fin de chaque album, chante « im a lonesome cowboy, and a long way from home ». Ici, le Dude rentre chez lui avec une bouteille de lait, à pied et non à cheval, en robe de chambre et de surcroît en trottinant d’une façon efféminée, comique. Il va de soi que cette scène est un clin d’œil ironique qui singe la scène du cow-boy sur sa monture avec un homme à pied, portant une brique de lait. Quant au décor, il n’a rien à voir avec celui de l’ouest enchanteur, ni avec la steppe qu’on nous montrait au début du film : il s’agit en réalité d’un quartier résidentiel composé de petites maisons toutes semblables les unes aux autres, toutes dotées d’escaliers parallèles. Le spectateur réalise qu’il a affaire à une sorte de pitre ou de ce que l’on appelle un original, un looser qui n’a rien à voir avec un héros noble et fier chevauchant à travers la steppe. Séquence 4 : Cette séquence au domicile du Dude est un véritable détournement de la scène d’action canonique du film Noir, correspondant à l’élément perturbateur dans l’intrigue. Le suspense et la terreur qui sont attendus dans ce genre de scène sont ici remplacés par l’ironie et le comique de situation.Là où l’on pensait trouver une scène mystérieuse et intrigante, on nous livre un quiproquo plein d’humour. Imposture une nouvelle fois, car les deux bandits font deux actions ne cadrant pas avec leur rôle : d’une part, plonger la tête dans la cuvette des WC, même si l’action est assez violente, porte au rire, par l’incongruité de l’endroit , le tout accompagné d’une phrase qui rime,répétée à 3 reprises, qui agit comme un comique de répétition car suivie à chaque fois d’une plongée de la tête du Dude dans la cuvette des toilettes : « Where is the money lebowski ? where is the money Lebowski ? ». Le comique de répétition est d’ailleurs repris dans la réplique d’après où le bandit blond s’exclame en le pointant du doigt : « Your name is lebowski, Lebowski ». D’autre part, uriner sur un tapis est loin de faire l’unanimité si l’on pense aux différentes manières de faire parler, de soutirer des informations à quelqu’un : il ne s’agit pas d’une vraie stratégie d’intimidation : ce n’est pas une action violente mais c’est une humiliation pure, et c’est là encore une preuve du climat de dérision qui règne. Pourtant, c’est cette action qui peine le plus le Duc, qui se sent plus agressé par cette action que par son immersion dans l’eau de la cuvette des toilettes. Les bandits ne sont même pas « professionnels » car ils ne réalisent leur confusion qu’après avoir attaqué « the Dude », sans avoir pris la peine de regarder l’aspect modeste de l’appartement, fait qui les aurait sûrement fait comprendre que ce n’était pas le bon Lebowski , milliardaire qu’ils étaient censés attaquer. Ils ont aussi ridicules que le Dude, pestant à voix haute contre leur erreur. Quant aux répliques du duc, elles sont à l’image de son comportement, drôles et décalées pour une telle situation, car il ne fait que corriger son prénom en précisant que

DURAND Camille_2010 47 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

tout le monde l’appelle « the dude », au lieu de s’indigner du traitement que deux inconnus entrés par effraction dans son domicile lui font subir. Pire, il se met presque en colère d’entendre que les bandits le croyaient marié. Il se sent presque insulté et, sa réplique, comique, finit de nous le rendre sympathique : « Do you see a fucking ring on my finger ? does this place look like Im a fucking married ? the toilet sits up, man ! ». Ce dernier et non moindre élément fait appel à un élément de complicité masculine domestique, ce qui nous rend le duc très proche et renforce l’identification au personnage, qui est une des plus grandes réussites du film, et qui explique son statut de culte. Une autre caractéristique est capitale dans cette scène, c’est la découverte d’une boule de bowling, dans un sac, qui achève de convaincre les deux bandits de leur erreur. L’attitude du Dude est très sérieuse, et presque affligée de voir que les bandits ne jouent pas au bowling et ne savent pas ce qu’ils tiennent entre les mains. Cet attachement annonce la passion du Dude et qui est son lieu de sociabilité tout au long du film : le bowling et tous ses adeptes. Cette passion est une des plus fortes caractéristiques de sa personnalité, et une de ses seules activités, c’est donc important de fixer cela dans la séquence d’ouverture. Celle-ci en devient vraiment un résumé condensé de tout le développement ultérieur. Les dernières paroles échangées entre les deux bandits sont comme l’écho des pensées du spectateur devant cet anti héros qu’on lui présente « isn’t this guy supposed to be a millionaire ? » « he looks like a fucking looser » . On a ici l’exacte traduction du sentiment d’imposture qui envahit le spectateur en ce début de film, ce dernier s’attendant à faire face, pour un héros habitant à Los Angeles, à un millionnaire , ou une sorte de self made man comme les films hollywoodiens savent bien les concevoir. Enfin, la dernière image de cette séquence est devenue un topos du film : le Duc se trouve , toujours dans sa robe de chambre marron, assit sur la cuvette des toilettes , les cheveux mouillés par l’eau trouble de sa cuvette lui dégoulinant sur les épaules, les lunettes de soleil sur le nez , les jambes écartées, avec en arrière plan le papier peint kitsch de sa salle de bain. Cette scène est culte, et c’est devenue d’image emblématique du film, qui, insérée dans n’importe quel contexte, rappelle immédiatement d’où elle vient. Elle sera d’ailleurs reprise dans Lost in Translation, de Sofia Coppola, dont le personnage principal incarné par Bill Murray est une sorte de Dude réincarné. La même scène, avec Bill Murray assis de cette même manière molle et avachie sur son lit de sa chambre d’ hôtel, le regard blasé, en robe de chambre et claquettes, est reprise, c’est même l’affiche du film Lost In Translation. C’est donc devenu un topos, un stéréotype dans la culture cinématographique américaine, alors que c’était à l’époque une manière de lui tourner le dos. Pour conclure, cette séquence d’ouverture instaure une esthétique de l’imposture, et de la dérision qui fixe le registre du film dans un domaine comique et ironique. Cette séquence innove par son entreprise de ruine des clichés hollywoodiens : elle manipule des images stéréotypées, un paysage et un lieu fortement connotés pour en retourner le sens commun et y exprimer toute la banalité.

3/ Conclusion : Une « critique postmoderne du rêve hollywoodien »:

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47 Jean François Chagnon dans Cadrage, mai 2007 48 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

Selon Jean François Chagnon, The big Lebowski est l’illustration de la post modernité, au sens où le film est structuré par le concept de dérision. Le film est une véritable remise en cause des archétypes du cinéma hollywoodien, par sa dénonciation des valeurs ancrées dans la société américaine comme celles de la réussite, du self made man. Deux aspects sont centraux dans la construction de cette critique : le détournement des codes du film noir hollywoodien, comme on l’a vu à travers la scène d’action chez le duc et la distanciation par la présence d’un narrateur extradiégétique, celui qui nous annonce d’histoire d’un héros qui n’en est pas un , s’exprimant « I wouldn’t say a hero, because what is a hero ? » lorsqu’il nous présente le Duc. Dès le départ, deux genres différents sont convoqués et subvertis l’un après l’autre : le genre du western et le genre du film noir, les deux genres principaux qui ont contribué à la gloire du cinéma américain. Contrairement aux héros de films noirs, Jeffrey Lebowski est un anti héros, un homme du commun des mortels qui n’a pas un physique exceptionnel et qui s’exprime sans éloquence, en utilisant des expressions entendues à la télévision, comme la fameuse « This will not stand » prononcées par Bush, qu’il répète pour désigner l’outrage que les bandits lui ont fait connaître en urinant sur son tapis. De plus, il n’y a pas de véritable résolution finale comme la dramaturgie hollywoodienne l’impose. L’intrigue en elle-même est un non événement, et se déploie à partir de l’imposture qui est décrite dans l’analyse de la séquence d’ouverture. Le kidnapping s’avérera être un leurre, et tout revient à l’état initial sur la fin, sans le classique retour à l’ordre attendu. Ce film est en outre dépourvu de la traditionnelle morale qui accompagne les héros hollywoodiens : la psychologie des personnages n’évolue pas vers un état meilleur. Ainsi, le fait que le Duc goûte aux plaisirs sexuels avec Maude ne modifie en rien sa conception de la vie : le Duc fume de la Marijuana, préfère le bowling à toute autre activité et il n’est jamais question d’amour et les valeurs qui jalonnent toute intrigue hollywoodienne comme la justice, l’abondance, le droit, la richesse et le patriotisme sont ici absentes. La virilité, le patriotisme sont bien entendue tournés en dérision, comme des extensions du rêve américain, et c’est la répétition de la réplique peu spirituelle de Bush « This will not stand, this agression against the Koweit » qui nous éclaire sur le regard moqueur des frères Coen sur la politique impérialiste de Bush en 1991. La réplique devient de plus en plus drôle, car elle fait référence dans le film à la scène initiale où le bandit urine sur le tapis du Duc. A travers le détournement de son usage, les Frères Coen tournent en ridicule le personnage présidentiel. La position des réalisateurs par rapport à leur film parle d’elle-même , et concorde aussi avec ce point de vue de critique post moderne de l’industrie hollywoodienne , car les frères Coen ont tout simplement refusé de s’exprimer au sujet du film , sur leurs intentions à travers lui. Leur silence est une prise de position à lui tout seul, car il prône l’ouverture dans les possibles significations à tirer du film, là où la plupart des auteurs de l’industrie hollywoodienne prennent souvent très à cœur les interviews comme moyen d’imposer de façon autoritaire le sens, les idées qu’ils ont voulu diffuser.

4/ L’ adoption du film par une grande communauté de fans The Big Lebowski a déclenché une vague de fans démesurée, si l’on tient compte du fait qu’à sa sortie, en 1998, c’était un des pires échecs commerciaux jamais connu pour les frères Coen. Le film est devenu une référence commune à toute une génération aujourd’hui, celle DURAND Camille_2010 49 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

des 20-30 ans, qui se sont retrouvés dans le personnage de Jeff Bridges et son apathie ,son refus de s’intégrer dans les valeurs mainstream de la réussite, du mariage et du stress. Les fans, regroupés sous le nom de The Achievers, en hommage aux enfants déshérités dont le riche Lebowski est le protecteur dans le film, et ont crée en 2002 à Louisville, Kentucky, un festival annuel au nom du film , the Lebowski Fest, qui célèbre le film et la culture qui s’y développe : le Bowling, bien sûr, la célèbre boisson favorite du Dude, la « white russian », les costumes et déguisements rappelant le mode de vie du Dude, etc.. Le festival est l’occasion de projections du film, de concerts et de rencontres entre fans. Outre le festival, un magazine se consacre au film, ou du moins son esprit, the Dudespaper, « a lifestyle magazine for the deeply casual », un magazine sur l’ordinaire, la simplicité et la légèreté. Quant au producteur du film, Jeff Dowd, qui est en fait le modèle à partir duquel les frères Coen ont puisé pour donner naissance au Dude, il a entamé une carrière parallèle , une sorte de one man show où il se présente comme « The real Lebowski ». Tandis que des centaines d’essais, écrits et publications académiques se sont penchés sur le sujet, comme l’étude d’un certain Edward Comentale, professeur d’Anglais à l’université d’Indiana « The Year’s work in Lebowski Studies », les fans du film ont été l’objet d’un documentaire qui leur est dédié, appelé The Achievers, documentaire réalisé par Eddie Chung. Nous le voyons, le film a eu un retentissement culturel dépassant complètement son impact commercial. D’autant qu’il a inspiré une philosophie de vivre, une morale sans précédent, comme le célèbre roman de Gontcharov, Oblomov, qui a donné fruit à l’oblomovisme, une doctrine prônant la paresse, à l’image du personnage principal du livre, Oblomov, rentier, qui passe ses journées dans l’oisiveté la plus totale, dan son canapé. Le Duc est maintenant cité par tous ses fans, respecté à l’image d’un Dieu. C’est d’ailleurs devenu, au sens propre, un Dieu fictif, qui est l’origine d’une religion, the dudeism, dépassant le simple gag. Nous avons donc affaire à la fabrication d’un culte au sens propre, d’où toute la pertinence de la métaphore de la lithurgie religieuse pour parler des fans. Ici, le film a vraiment fait naître une religion à part entière . Olivier Benjamin est le fondateur officiel de « the church of the Latter-Day Dude »48, une église consacrée au Dude. Dans le documentaire d’Eddie Chung, The Achievers, un fan déguisé en moïse et soutenant deux tables de commandements sur le Dude , explique leur croyance : « Nous avons pensé que si Moïse était encore vivant aujourd’hui il serait fan de Lebowski »49. Tout en gardant un œil ironique sur cette religion, ses adhérents sont sincèrement adeptes de cette philosophie de vivre. Désormais, le dudeism compte plus de 70 000 convertis grâce à un procédé de conversion sur internet, sur le site dédié à la religion. Sur ce site, on trouve de nombreuses rubriques commerciales, vendant des produits dérivés du film, mais aussi une explication de la pensée qui se rattache au Dudeism, avec les figures avatars de la pensée, comme Jesus Christ, Buddha, Il est écrit que le Dudeism est la réponse à tout « your answer for everything ».

48 Guardian , Wednesday 20 january 2010 , Ben Walters 49 Guardian , Wednesday 2O january 2010, Ben Walters 50 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

L’idée générale de cette religion est de proposer une alternative au rythme de vie tendu par des objectifs de réussite qui nous empêche de profiter réellement du moment présent. Il s’agit d’accepter son état, d’accepter sa propre impuissance à changer sa vie et de profiter , de prendre les choses comme elles viennent. L’idée est assez proche du carpe diem, mais parait tout de même plus compliquée. Cette religion a pour racine, selon ses créateurs, le taoïsme chinois, qui est un mélange d’éthique libertaire, de pensée quiétiste et de la philosophie des équilibres du yin et du yang. La pensée dudéiste est un véritable syncrétisme culturel, une sorte de melting pot où s’amalgament le courant hippies, des philosophies chinoises et bouddhistes. A travers cette analyse de séquence, The Big Lebowski apparaît comme un authentique film culte : il mélange les genres et fait appel à des registres différents, il met en scène un anti-héros qui est devenu une icône d’une pensée hippie et libertaire, il regorge de scènes mythiques qui, avec comme arrière plan une intrigue sans intérêt et stupide , prennent le pas sur l’ensemble ; comme le dit Umberto Eco, le film culte est celui que l’on peut faire éclater en saynètes , que l’on cite sans réfléchir au sens de l’ensemble de l’intrigue. Ce sont les détails comiques, comme la richesse des personnages secondaires, la mise en scène du sport du Bowling et des adeptes qui y jouent, les white russians qui sont des perles de comique de situation et qui viennent à l’esprit en premier lorsqu’on songe au film. Cette capacité à créer un univers réaliste composé de personnages attachants et drôles, ne célébrant pas l’amour, l’argent ni la gloire mais l’amitié, l’humour et le plaisir de l’instant a consacré le culte de The Big Lebowski et l’envie de la part de ses fans les plus ardents de propager la pensée « take it easy » du film au-delà de ses strictes frontières fictionnelles. Les fans, à qui l’on colle souvent l’étiquette de grandes victimes du système médiatique, sont intervenus ici à contre courant de celui-ci, pour manifester leur rejet des valeurs illusoires diffusées par l’industrie hollywoodienne.

D. Une nouvelle approche des fans : une coproduction d'objet de culte.

1/Les nouvelles formes de participation des fans , fanfictions :des formes de coproduction du sens Ce qu’il est important ici de rappeler, et ce afin de mieux comprendre l’argumentation, c’est toute la tradition sociologique dérivée de Bourdieu de dénigrement de la figure du fan, considéré comme un consommateur passif dépourvu de sa propre faculté de juger ce qu’il ingère à la télévision . Nous avons précédemment parlé du non public de la télévision, il semblerait que plusieurs théoriciens de la figure du fan, comme John Fiske, héritier de Stuart Hall et des travaux essayant de réfuter le modèle de l’aliénation culturelle par la culture de masse établit par l’ Ecole de Francfort. Afin de mieux comprendre ce qui est en jeu dans la problématique de la figure du fan, nous rappellerons dans un premier temps les théories de Bourdieu. L’approche du fandomisme comme consommateur aliéné :

DURAND Camille_2010 51 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Bourdieu n’a pas écrit en particulier sur la figure du fan, mais dans La distinction, il soulève et formule tout de même la question du fan, et nous livre sa pensée sur le phénomène que Philippe LeGuern50 nomme fandomisme , en écho à l’expression anglaise « fandom ». Ce dernier nous expose la vision bourdieusienne du fan, pour en montrer les limites. Bourdieu voit dans le fan une figure ne se rencontrant pas dans les classes dominantes, mais uniquement dans la petite bourgeoisie et les classes populaires ; le fan porte toutes les marques du dominé, car trois caractéristiques le définissent : l’aliénation, la dépossession et l’accumulation. Pour Bourdieu en effet, le fan obéit à un ordre qui s’impose à lui, les nouveaux ingénieurs de la production culturelle de grande série lui dictent d’aimer des divertissements préfabriqués, qui n’ont rien d’authentiques, il est « voué à un participation passionnée… mais passive et fictive qui n’est que la compensation illusoire de la dépossession au profit des experts »51. Ainsi, selon Philippe Le Guern, Bourdieu envisage le fan comme le cousin de « l’archétype du public dominé à qui s’imposent le sens des hiérarchies », donc une figure de l’indignité culturelle. Cela revient quelque peu à l’idée que développe l’ Ecole de Francfort, avec Adorno notamment, qui produit une véritable critique à l’encontre de l’industrie culturelle, qui n’est pas produit par le peuple mais vouée à l’aliéner, le nourrir de produits standardisés et , à terme, faire taire son individualité et sa capacité de rébellion face à la manipulation industrielle, fruit direct de la société capitaliste et libérale , dont il est la cible. Dans l’Homme unidimensionnel, Marcuse travaille le même sujet de l’industrie culturelle et la condamne , car elle écarte toutes les réactions antisystémiques, tous les comportements critiques d’opposition à la pensée dominante. C’est sur ces bases théoriques très engagées et très critiques que se développe la réflexion sur la figure du fan, et c’est sûrement à cause de la radicalité de ces soubassements philosophiques que la recherche académique s’est si peu penchée sur la question du fan. Heureusement , de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de la vision bourdieusienne développée dans la distinction , par des sociologues comme John Fiske ou Stuart Hall par exemple, qui , lui, remet en cause le radicalisme des théories de l’aliénation culturelle de l’ Ecole de Francfort. Le braconnage textuel et la coproduction du sens Philippe Le Guern nous propose dans son article une remise en cause de la vision du fan comme un objet de l’aliénation, en prenant exemple sur des théories formulées par exemple par Certeau, qui théorise le modèle du « braconnage textuel », qui renvoie à la capacité du fan à se réapproprier les éléments culturels, de recomposer ce que lui impose le système économique dominant.Le braconnier, comme on le sait, est celui qui chasse dans des contrées qui ne lui appartiennent pas. Certeau dresse un parallèle entre le braconnier et le fan, qui, en se réappropriant le produit culturel, envahit le territoire du producteur qui imposent des significations préconçues. Cette théorie pourrait être une extension du modèle développé par les cultural studies , un courant de recherche en sociologie , né dans les années 1960, qui s’est épanouit à travers la revendication d’une critique de l’ Ecole de Francfort et des relations qu’elle instaure entre culture et pouvoir.

50 revue Réseaux n°153, 2009 « Entre esthétique et politique : sociologie des fans, un bilan critique, Philippe Le Guern 51 ibid 52 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

Les cultural studies vont reconsidérer la capacité de discernement et de résistance des classes populaires face aux produits de la culture de masse. Stuart Hall, une des figures dominantes des cultural studies construit par exemple le modèle « encodage-décodage »qui repose sur la distinction entre trois grands types de réaction du public face à un produit culturel : le modèle dominant ou hégémonique, qui signifie que le spectateur reste passif et accepte le sens tel que le producteur l’a dicté ; le modèle négocié suppose que , malgré l’acceptation du sens général, certains éléments sont refusés : enfin, le modèle oppositionnel lui, suppose une compréhension en totale rupture avec l’intention originelle des producteurs. Ce modèle relativise l’aliénation systématique du spectateur et lui confère le pouvoir de résister aux codes émanant du pouvoir économique dominant. John Fiske va approfondir cette nouvelle conception en parlant d’une participation active des fans à la construction de l’objet culturel qui les fascine52. Selon lui, le fandomisme est une caractéristique commune de la culture de masse dans les sociétés industrialisées, qui est associée à ce que les dominants rejètent et dénigrent comme n’ayant ni légitimité institutionnelle ni sociale. Pourtant, le public a une réception active car le fandomisme retravaille certaines valeurs de la culture officielle et légitime à laquelle il est opposé. Par exemple, John Fiske remarque que les fans ont une activité de production, qui est de trois natures différentes ; le premier type de production est une production sémiotique, ce qui signifie que les fans, à travers leur passion, définissent leur identité sociale. John Fiske donne l’exemple des fans de Madonna, qui se servent de leur passion pour revendiquer leur sexualité. Le deuxième type de production est une production énonciative, c'est-à-dire que la passion, partagée avec d’autres fans, donne naissance à des discussions, où les références, thèmes de l’objet de culte sont échangés, réinterprétés pendant des débats au sein d’une communauté orale portant sur le sens de certaines scènes ou de personnages. Cet échange est facilité par une connivence vestimentaire : coupe de cheveux, style des vêtements servent à se reconnaître entre fans et à se rassembler plus facilement en communautés. Cette production débouche sur le troisième type de production, textuelle, cette fois ci, plus concrète, qui est la mise par écrit de ces échanges entre fans. Les membres d’une communauté de fans s’échangent des textes, vidéos et prolongent ainsi la vie d’un film au- delà de la fiction. Les fans de The big Lebowski, par exemple, ont inventé une religion qui s’inspire du personnage principal , the dude, et ont écrit la doctrine de cette religion, lui ont donné une existence officielle en créant un son site , qui est destiné à expliquer à la population les principes de cette philosophie. De même, le festival annuel, the Lebowski Fest, est une production des fans, qui organisent et donnent une visibilité à leur passion dans la société, produisent une culture secondaire tangible. De même, le festival de Twin Peaks ,le Twin Peaks Fest qui a été inauguré en 1993, consiste en un week-end entier de célébration de la série, qui prévoit des rencontres avec les acteurs de la série, une nuit durant laquelle le film adapté de la série , Twin peaks, Fire walks with me, une visite guidée en bus des lieux du tournage . Ces événements montrent comment la passion des fans est projetée dans la sphère du réel , extériorisée dans la société. Ces stratégies des fans recréent un nouvel espace culturel dérivé de ce que le système économique dominant lui fournit. La production textuelle va petit à petit se détacher de l’objet

52 John Fiske, The Cultural economy of fandom, voir annexe DURAND Camille_2010 53 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

duquel elle est née, pour apparaître comme activité autonome. Comme le dit Philippe Le Guern53, « La productivité des fans se nourrit des interstices du texte, de ses béances sémiotiques ou idéologiques, pour élaborer de nouveaux para-textes ». Ces nouveaux paratextes ont souvent pris la forme de fanzines ( voir en annexe celui de Twin Peaks) , des journaux indépendants écrits par des fans à destination des passionnés de l’objet culturel qu’ils célèbrent. Désormais, avec l’ère internet, une nouvelle forme de participation textuelle des fans se développe : les fanfictions. . Les fanfictions : approche d’un phénomène culturel symbolique Que sont les fanfictions ? Bien que le néologisme soit assez transparent pour être compris de tous, un article de Sébastien François m’a permis de mieux me représenter le phénomène.54 Les fanfictions renvoient à l’ensemble des récits de fans, textes écris par les téléspectateurs pour prolonger, compléter ou amender leurs films ou séries préférés. Ainsi, le fan invente de nouveaux possibles afin de, lui aussi, participer à l’élaboration de sa passion, mais aussi de prolonger son plaisir , la fiction. Les fanfictions sont déposés sur des sites prévus à cet effet, et sont lus par tous les membres de la communauté, qui ont , eux , le pouvoir de laisser des commentaires sur les récits : c’est donc une pratique socialisante qui permet l’expression des avis, des goûts des fans. Ces récits sont apparus dans les années 1960-70, sur les ruines des fanzines, développés avec des séries télévisées comme Star Trek. A la base, c’est un moyen de confronter ses perceptions avec d’autres fans et du même coup, pour reprendre les mots de Sébastien François d’avoir « une attitude active, voire critique face aux produits médiatiques ». Avec internet, le phénomène a pris une certaine ampleur, et dépasse son cadre d’échange d’opinion, selon Sébastien François, car ce sont des écrits qui sont médiateurs de la subjectivité de chacun, et permettent de projeter l’individualité de l’auteur dans l’espace textuel. Il s’agit souvent de récits parallèles à l’action principale , permettant souvent, comme dans l’exemple que nous avons choisi d’analyser, de développer plus la vie d’ un personnage en particulier , ou une relation entre deux personnages. Cependant, il arrive parfois que les récits se coupent complètement de leur trame initiale, c’est ce qui est appelé le genre des Univers Alternatifs (alternative universe en anglais), et qui permet de faire prendre une autre route au récit. D’autres catégories de récits sont rangées dans des genres comme celui du « hurt/ comfort », qui rassemble les récits structurés en deux temps : une période de tension et d’épreuve suivie d’une solution mettant fin au conflit, ou comme le genre « slashs », qui met en scène une relation amoureuse et parfois sexuelle entre deux protagonistes masculins de l’histoire principale. Sébastien François s’est surtout focalisé sur le Potterfictions, les récits des fans de Harry Potter, qui, selon ses observations, portent plus majoritairement sur la formation de couples entre des personnages que sur l’évolution de l’intrigue générale. Ces récits reflètent donc, outre le besoin du fan de prolonger la fiction de leur univers favori, également un besoin d’extérioriser, peut être même d’exorciser ses propres fantasmes, les tabous et ses problèmes personnels par le biais de l’écriture.

53 Philippe Le Guern, fans et cultes médiatiques, Réseaux n °153 54 Sébastien François, « Fanf®ictions : tensions identitaires et relationnelles chez les auteurs de récits de fans.revue Réseaux 2009 54 DURAND Camille_2010 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète?

Les fanfictions peuvent dès lors être considérées comme un espace exutoire des désirs inconscients de leurs auteurs. Pour preuve, Sébastien François remarque une abondance de Potterfictions qui nouent leur intrigue autour de personnages victimes de suicides, drogues ou incestes, comme si leurs auteurs essayaient de faire partager des angoisses à travers leurs personnages. Dans certains cas, les amateurs se regroupent pour modifier complètement l’histoire initiale , et créent ce qui s’appelle des « fanons » , des fictions parallèles qui ont en général autant de succès que les fanfictions. Cependant, en général, les fanfictions se limitent au canon, c'est-à-dire à l’histoire initiale, et les auteurs gardent en tête que leur texte est voué à être lu, donc ne divaguent pas trop et essayent de prendre en compte les goûts d’autrui. Analyse d’une fanfiction : Sur le site des fanfictions, fanfictions.net, j’ai cherché une fanfiction de préférence en lien avec les thèmes de cette étude, et j’en ai trouvé beaucoup sur la série Twin Peaks, une série culte comme je l’ai expliqué précédemment. Parmi toutes celles écrites, le portail d’entrée permet de sélectionner le genre dans lequel on souhaite avoir une fiction : si l’on souhaite une romance, de la science fiction, de l’horreur, du drame etc.Les genres sont assez diversifiés, et on en compte au moins 20 différents , allant même jusqu’au western, ce qui prouve combien les auteurs , dans certains récits, réinventent ex nihilo une nouvelle ambiance, un nouveau dispositif pour y inscrire leur histoire. C’est le paratexte qui a d’abord focalisé mon attention : celui-ci est codé, et répond à une organisation précise : on nous renseigne déjà sur l’auteur de la fiction, avec son pseudonyme et le nombre de fictions dont il est l’auteur. Est renseignée ensuite la langue de la fiction et son genre, ici « Friendship », annonçant le contenu de la fiction. L’histoire possède également un titre, ici, « Déboires amoureux »qui nous renseigne sur le contenu et permet de savoir à quoi s’attendre en lisant, et les personnages présents sont annoncés, cités, ce qui fixe la situation d’énonciation. De même, la lettre K désigne la note d’évaluation qui a été attribuée à la fiction. Cette lettre n’évalue pas la qualité du texte mais si ce texte est lisible par tout type de public, comprenant les enfants. Ici la lettre K correspond à un contenu convenant aux enfants de tout âge, à partir de 5 ans. L’objet de la fiction est ensuite exposé, qui est ici : « Ecrit pour AnnaOz. Elle voulait une fic (=histoire) où Dale Cooper se retrouverait confronté aux déboires amoureux d’un personnage masculin de mon choix (entre Andy, Benjamin Horne ou Pete Martell). J’ai préféré écrire sur Andy car j’adore ce personnage. » Nous découvrons notamment qu’il existe de réels échanges au sein des réseaux d’auteurs de fanfictions, au point que certains commandent à d’autres des récits portant sur un sujet qu’ils aimeraient voir s’épanouir dans les fictions ou qui n’est tout simplement pas assez évoqué dans la série selon eux . C’est un système de défis, de demandes qui motivent l’écriture des fanfictions. Ici, nous avons l’exemple d’un récit centré sur le personnage de Dale Cooper, agent du FBI, et a pour but de nouer une relation amicale entre deux personnages masculins dont la relation n’est pas établie comme amicale à l’écran. Le point de vue adopté est le point de vue interne du personnage de Dale, et tout est fait pour montrer sa gentillesse et sa disponibilité à l’égard de l’adjoint Brennan, et l’on peut

DURAND Camille_2010 55 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

même décerner une certaine tendance à l’exagération, à l’embellissement, car une situation de déboires amoureux, d’ébriété causée par la tristesse mène finalement à un constat de satisfaction : « Il avait tout ce qui lui fallait : le parfum des sapins et une belle nuit étoilée ». Il est clair que l’auteur de la fiction est très influencé par le genre hurt/comfort dont nous avons vu le fonctionnement : une période de tension succédant à un apaisement. Ici, il y a clairement cette volonté de montrer que l’amitié peut sauver d’un chagrin d’amour. On voit donc à travers l’analyse de cette fanfiction toute la tension qui règne entre la volonté de répondre à la demande de fan, celle d’ « AnnaOz », qui aimerait une fiction représentant Dale Cooper confronté aux malheurs sentimentaux d’un autre homme, la volonté personnelle de traiter d’un sujet favori qui fait directement écho avec la vie du fan, ici l’amitié et le personnage de Andy auquel il s’identifie, et l’exigence d’être raccord avec l’intrigue générale en suivant ses actions ( ici, le lieu même du bar miteux, la conversation avec Lucy auquel il est fait allusion, l’évocation de Washington suffisent à rappeler la narration générale de Twin Peaks). Les fanfictions sont de véritables écrits d’invention qu’il serait regrettable de dévaloriser : ce sont des produits culturels à part entière, répondant à des contraintes formelles propres : ils font le va et vient entre le genre autobiographique, l’écrit à destination d’autrui et l’adaptation à une trame préexistante, une sensibilité originale qu’il ne faut pas dénaturer. Pour conclure cette partie, nous pourrions parler de la traditionnelle séparation entre low et high culture, qui structure tous les débats sur la séparation entre le commercial et l’art. Avec les fanfictions, nous avons la preuve que, malgré sa position de fan , celui-ci est en mesure de reconquérir l’espace de la toile pour y laisser l’empreinte symbolique de son identité. Les fanfictions sont des espaces médiateurs de personnalités propres, et non d’aliénés déterminés par une industrie qui les dépasse. Peut être serait il judicieux, afin de mettre fin au dénigrement du fan, de trouver un autre terme moins connoté. Un fan n’est pas un fanatique, car même si l’industrie culturelle lui dicte les objets de sa passion, lui restent toujours sa parole et sa plume pour modifier, contester, affirmer ses partis pris, ses préférences et argumenter ses choix.

56 DURAND Camille_2010 Conclusion générale

Conclusion générale

Les Midnight Movies ne sont pas dépositaires d’une identité claire et fixée, malgré la volonté de Stuart Samuels, dans son documentaire, de les déclarer comme relevant d’un même genre. Cette tentative dénote un point de vue nostalgique des réalisateurs du documentaire sur cette période, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres documentaires faisant l’apologie de périodes idéalisées de l’Histoire. C’est une façon de romancer qui prend le pas, parfois, sur l’analyse pure des événements et de leur impact. Cependant, on ne peut tout de même pas nier l’existence d’un contexte de réception unique à l’époque, correspondant à la sortie de nombreux films décalés, décadents, malpolis, peu complaisants à l’égard des normes hollywoodiennes de beauté et de grandeur. Ces films n’avaient peut être rien d’autre en commun que leur goût pour la provocation, chacun la stylisant, lui donnant un sens différent. La provocation est utilisée comme arme esthétique, qui les pousse à investir de nombreux genres, thématiques et courants culturels communs. Les films expérimentaux de Warhol ont été de vrais modèles, mais aussi les films fantastiques des années 20, leur charme expressionniste désuet, le genre fantastique et son obsession de la perversion dans le cercle familial. Après donc avoir constaté toute l’inanité de ma tentative de regroupement des Midnight Movies en un même genre, je me suis rapprochée de la définition d’un film culte, et c’est ainsi que mon mémoire a pris une tournure plus sociologique qu’esthétique, car un film culte se définit comme tel uniquement par la communauté de fans à qui il donne naissance. En étudiant les phénomènes de communions spirituelles, de communautés spontanées, j’ai découvert que c’était par la participation active des spectateurs que le spectacle du film à minuit prenait tout son sens, ce qui a modifié complètement mon hypothèse initiale. Si les Midnight Movies sont un phénomène historique et daté, c’est avant tout parce que la télévision s’est accaparée l’attention et la soif de spectacle des spectateurs, en leur proposant des programmes qui satisfont leur goût pour le trash et le choc, et en outre en donnant la possibilité de voir les films culte en vidéo, à la maison. La baisse de fréquentation a porté un coup fatal aux petits cinémas d’exploitation comme le Elgin, déjà affaiblis par l’augmentation graduelle des coûts de distribution. Outre la volonté de s’essayer au format d’une série, David Lynch a dû lui aussi en venir à ce constat, et revoir ses choix esthétiques après Eraserhead , qui a été plus loin dans l’étrange qu’aucun de ses autres films. En ce qui concerne Twin Peaks, la série représente, pour Rosenbaum et Hoberman l’ultime marque de postmodernité, c'est-à-dire de la fin de la période de créativité pure de Lynch, car le réalisateur est déjà, selon eux, dans une démarche de recyclage de ses propres thèmes et idées déjà investis dans ses œuvres les plus anciennes, comme je l’ai dit. La série utilise tout un dispositif onirique déjà présent en germe dans Eraserhead : la Red Room est peuplée d’êtres difformes qui s’apparentent à des Freaks ( monstres), et emprunte à l’ambiance d’Eraserhead dans cette scène finale mythique où la tête de Henry est ramassée dans une rue puis finit dans une usine qui l’utilise pour fabriquer des crayons.

DURAND Camille_2010 57 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

En France, certaines trajectoires de films rappellent celles des Midnight Movies, mais à une échelle différente : à Lyon, le Graphique de Boscop, une comédie potache, a tenu plus de trente ans à l’affiche du CNP Terreaux, et s’est brutalement arrêtée en février dernier sans plus de cérémonie. Vient un moment où l’esprit des Midnight Movies est trahi : on vient voir un vieux film rediffusé encore et encore, plus mû par la nostalgie d’un temps révolu que pour y assister à une cérémonie prenant place dans la salle ; plutôt qu’un public non averti venu par curiosité, on y rencontre des habitués en quête de souvenirs de l’ambiance potache et seventies qui habite le film. Mais quels films passent encore à minuit, si l’on écarte la rétrospective et la rediffusion ? Ce qui fleurit encore à minuit est maintenant de l’ordre du commercial, car les avant- premières sont aussi des sortes d’événements sociaux, à leur façon. Souvent à minuit, les épisodes de Harry Potter passent en avant première dans de gros multiplexes comme les Mégas CGR et rassemblent des foules d’adolescents prêts à réserver leur place longtemps à l’avance afin d’avoir droit de voir en exclusivité les dernières aventures du sorcier. En un sens, le phénomène Harry Potter profite aussi d’une génération de jeunes avides de spectacle, mais la cérémonie qui avait lieu dans la salle n’existe pas, une fois la lumière éteinte. Programmer une avant première à minuit, c’est d’abord pour les propriétaires du cinémas l’assurance d’attirer un public en nombre, prêt à dépenser sans compter, accompagnés des parents qui achètent sans rechigner des bonbons et pop corn pour plaire à leurs enfants. Ce rituel commercial est pourtant le dernier élément que l’on pourrait considérer comme hérité des folles projections des seventies où le public mangeait et buvait librement. Harry Potter réunit autour de ses films et de ses livres une immense communauté de fans, il faut bien le reconnaître. Que cela tienne aux personnages ou au traitement fantastique original qui invente un monde parallèle légiféré par la sorcellerie, la saga est une référence commune à toute la génération de jeunes de 12 à 25 ans désormais, même si ce n’est évidemment pas grâce au bouche à oreille, au vu du tapage médiatique qui entoure les sorties des films. Mais peut-on pour autant considérer les fans de Harry Potter comme de simples moutons asservis à l’économie médiatico-publicitaire, comme le soutiendraient Adorno et d’autres sociologues théoriciens de l’aliénation de l’industrie culturelle ? L’étude de la production littéraire des fans, en particulier des fanfictions, nous a éclairé sur l’espace de contrôle, la liberté de création et la marge de réaction dont ils disposent à leur échelle, ces moyens s’étant émancipés du support matériel et démocratisés avec le développement de l’Internet. Néanmoins, il n’est pas question de placer sur un même plan une saga commerciale que représente un film de Harry Potter, dont la célébrité découle des œuvres littéraires qu’ils adaptent et d’une publicité massive , avec un film culte comme The Big lebowski. Telle est justement la raison pour laquelle mon mémoire ne traite pas des sagas fantastiques devenues cultes comme Le seigneur des anneaux, Twilight, Saw ou autres produits commerciaux profondément immergés dans l’océan du mainstream hollywoodien. J’ai tenté d’approcher cette capacité de résistance, de rébellion artistique d’un film, mise au service d’un discours anticonformiste qui démontre le refus de se prostituer aux canons du plaisir filmique. Car au fil des années, les méthodes d’Hollywood se sont radicalisées : les pratiques de pré tests publicitaires, consistant à tester lors de projections anticipées la future réception du film auprès du public, se sont étoffées. A la technique du sneak preview, qui avait 58 DURAND Camille_2010 Conclusion générale

pris une ampleur forte à Hollywood dans les années 1980 se sont ajoutées des pratiques comme le « concept testing », qui oriente dans le choix du thème du film ou le « cast appeal testing », qui teste la popularité pour une distribution d’acteurs donnée. Ces stratégies directement importées du marketing détruisent donc toute la liberté de création et marginalisent l’originalité. Un blockbuster comme Harry Potter émerge donc de quantité d’épreuves qui en ont formaté le contenu, ont épuré l’intrigue de toutes les éventuelles transgressions à l’égard des normes de la société. Si les films qui passent à minuit ne sont plus fidèles à l’esprit convivial de minuit, dans quel contexte sont découverts les films excentriques, bizarres et inclassables comme l’étaient nos Midnight Movies ? Il est difficile de généraliser, car il me faudrait avoir étudié la programmation de tous les cinémas, en France et ailleurs, pour pouvoir affirmer qu’il n’y a plus vraiment de films dans la filiation du genre de minuit (même si ce genre se définit, comme nous l’avons vu, dans sa négativité et sa dispersion). Cependant, s’il y a un contexte permettant la découverte de films expérimentaux, c’est indubitablement celui du festival, très en vogue aujourd’hui, permettant à des films qui ne se rapprochent pas du genre commercial de trouver une place, un public pour y être remarqués. Le festival du film de Toronto est celui qui a inauguré, en 1988 grâce à Mr Handling55, la catégorie Midnight Madness, une section spéciale qui récompense le meilleur film de minuit. Le jury de cette catégorie doit donc se baser sur certains critères pour faire son choix. En fait, cette cérémonie a une organisation différente, puisque ce sont les fans qui participent au processus de décision, à travers, à partir de deux heures du matin après le film, des sessions de questions/ réponses en présence du réalisateur. Le festival travaille ainsi , en même temps qu’à la perpétuation d’une tradition de minuit, à la promotion de jeunes réalisateurs, comme ce fut le cas pour Peter Jackson, qui plus tard sera commercialement reconnu comme réalisateur du Seigneur des Anneaux. Par ce fonctionnement, le festival reconnaît enfin ce qui fait le succès des Midnight Movies, et dont l’importance est minimisée dans le documentaire de Stuart Samuels, les fans. En cela , c’est un authentique festival qui restitue aux fans leurs rôles et perpétue l’esprit démocratique que cherchaient à instituer les propriétaires du Elgin à travers leur « senior citizen policy », qui facilitait l’accès des personnes âgées aux films et leur politique d’ouverture envers les homosexuels . Le public des Midnight Movies continue ainsi d’assumer le double rôle qui lui est dévolu : le rôle d’une audience, qui reçoit un contenu, et le rôle de jury et de législateur, qui élit et prescrit les films assez dignes pour recevoir la distinction symbolique suprême pour un film, celle de l’accession au statut de film culte.

55 Richard Corliss et Susan Catto, The freaks come out at midnight, The Time magazine du 12/O9/2007. DURAND Camille_2010 59 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Bibliographie

Ouvrages

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Articles 60 DURAND Camille_2010 Bibliographie

Issus de revues

Chirouze Alexandre, les mécanismes d’influence d’un film : entre manipulation, éthique et co construction du sens, Market management n°14 ,2006 Esquenazi Jean-Pierre, les non-publics de la télévision, Réseaux n°112 Fiske John, the cultural economy of fandom François Sébastien, “fan f( r )ictions : tensions identitaires et relationnelles chez les auteurs de récits de fans, Réseaux n°157 Le Guern Philippe, Ex fans des seventies, Fans et cultes médiatiques : les enjeux de la métaphore religieuse, in Réseaux n° 153 Riou Alain, Cinéma : ces peurs qui nous habitent, Imaginaire et inconscient n°22, 2008

Issus de la presse

Presse américaine

Anderman Joan, “The big Lebowski”, the Boston Globe, 15/09/2009 Beale Lewis, « The Midnight Movie », New York Times, 19/06/2005 Corliss Richard et Catto Susan, “The freaks come out at night”, The time, 12/09/2007 Edelstein Andy, “Movies at midnight”, New York Times, 12/10/1980 Walters Ben, “Dudeism, the faith that abides in the big Lebowski”, the Guardian, 20/01/2010 Wolff Michael, “So what do you do at midnight? You see a trashy Movie”, New York Times, 7/09/1975

Presse française

Chagnon Jean-François, “Une critique post-moderne du rêve hollywoodien », Cadrage, Mai 2007 Regnier Isabelle, “George Romero hante la nuit de l’horreur”, Le Monde, 15/05/05 Issus d’internet: The Motion Picture Code: www.artsetformations.com Weber Houde Aude, “Cinéma de minuit”, 01/09/2007Le Panoptique, www.lepanoptique.com

DURAND Camille_2010 61 Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Annexes

Ces annexes sont à consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon

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