Une place marchande cosmopolite. Dynamiques migratoires et circulations commerciales `aNaples. Camille Schmoll

To cite this version: Camille Schmoll. Une place marchande cosmopolite. Dynamiques migratoires et circulations commerciales `aNaples.. Sciences de l’Homme et Soci´et´e. Universit´ede Nanterre - Paris X, 2004. Fran¸cais.

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UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à

Camille SCHMOLL

PARTIE I

PARTIE II

JURY

Colette VALLAT, Professeur, Université Paris X, Directrice de thèse Pasquale COPPOLA, Professeur, Università «L’Orientale », Naples Alain DUBRESSON, Professeur, Université Paris X Emmanuel MA MUNG, Directeur de recherches, CNRS Michel PÉRALDI, Directeur de recherches, HDR, CNRS Hervé VIEILLARD-BARON, Professeur, Université Paris VIII UNIVERSITÉ PARIS X – NANTERRE École doctorale « Économies, Organisations et Société »

Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Paris X

UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples

Présentée et soutenue publiquement par Camille SCHMOLL le 10 décembre 2004

PARTIE I

PARTIE II

Directrice de recherches Colette VALLAT, Université Paris X

Couverture : Photographie prise au port de Naples, juillet 2002

1 Je tiens en premier lieu à remercier ma directrice, Colette Vallat, pour sa clairvoyance et ses encouragements, tout au long de ce travail.

Ma gratitude va également aux membres du pôle Italie et de la jeune équipe Mosaïques de l’UMR LOUEST, notamment à Serge Weber, Antoine Leblanc, Fabrizio Maccaglia et Thomas Pfirsch, pour leur soutien et leur amitié.

J’exprime toute ma reconnaissance aux membres du laboratoire Migrinter de Poitiers, en particulier à Marie-Antoinette Hily et Emmanuel Ma Mung, qui suivent mon travail depuis le DEA, m’ont encouragée à poursuivre en thèse et ont toujours été présents pour me conseiller. Ma reconnaissance va aussi à Kamel Dorai, pour sa lecture attentive.

Je remercie infiniment mes interlocuteurs privilégiés, et en particulier Zouhair, Karim, Nasser, Yacine, Ali et Leyla, pour leur amitié et pour le temps qu’ils m’ont permis de passer en leur compagnie.

Un grand merci à tous ceux qui ont jalonné les étapes de cette recherche :

En Italie, Fabio Amato, Asher Colombo, Pasquale Coppola, Pascale Froment, Giovanni Laino, Brigitte Marin, Adelina Miranda, Dionisia Russo-Krauss et Maria Teresa Sepe.

À Sousse, Hassen Boubakri.

De Marseille à Naples, Véronique Manry et Michel Péraldi.

À Paris, Guillaume Grech et Anne-Marie Barthélémy pour leurs précieux conseils cartographiques, Ralph pour son grand soutien logistique.

À Ugo, à Jean-Philippe et à ma famille, pour leur compréhension, leur bienveillance et leur soutien de tous les jours.

2 TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE 7

PARTIE I : NOUVELLES PRATIQUES DE CIRCULATION ET ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES DES MIGRANTS

Introduction.………………………………...………………………………………... 20

Chapitre 1 La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource ……… 22

I. Un clivage nord-sud dans les dynamiques migratoires 24 II. Modèles d’interprétation de ces déséquilibres 37 III. Les limites d’une approche duale 47 IV. Naples laboratoire des nouvelles formes de circulation migratoire 55

Chapitre 2 Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire…………………………………………… 87

I. Une approche multidimensionnelle des phénomènes de mobilité 91 II. Les implications identitaires des nouvelles logiques de mobilité : des appartenances multiples 96 III. La mobilité comme ressource : réseaux transnationaux et formes d’inscription cosmopolites des migrants 100 IV. De nouvelles formes de territorialisation 108

Chapitre 3 L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités……………………… 116

I. Les modèles d’interprétation de l’entreprise ethnique : une lecture critique 117 II. L’entreprise migrante à l’épreuve des nouvelles formes migratoires 136

Conclusion…………………………………………………………………………… 150

3 PARTIE II : DU QUARTIER À LA PLACE MARCHANDE. L’ORGANISATION DU DISPOSITIF NAPOLITAIN

Introduction………………………………………………………………………….. 153

Chapitre 4 D’espace du désordre à quartier de la complexité : le quartier de la gare de Naples………………………………………………………………………….…. 156

I. Quand plusieurs territoires cohabitent en un même espace 162 II. Le Vasto, lieu de transit et face visible du commerce migrant communautaire 185 III. La Duchesca-Maddalena : marginalité socio-économique et prédominance des économies de la rue d’empreinte locale 199

Chapitre 5 Des économies circulatoires : acteurs d’une place marchande………………….. 210

I. Les circulants, acteurs le la mise en relation du quartier de la gare avec des lieux distants 212 II. L’offre commerciale et d’accueil aux circulants : la transformation du quartier de la gare 242 III. Les migrants installés à Naples : des têtes de pont 259

Chapitre 6 Un dispositif circulatoire et commercial………………………………….……… 264

I. La diversité de l’offre commerciale sur la place marchande 268 II. Une figure de la mise en relation : l’intermédiaire commercial 280 III. Naples, place centrale et structurante au sein du dispositif 288

Chapitre 7 Alliances, stratégies identitaires et territorialisation des économies circulatoires : du cosmopolitisme au quotidien…………………………………………………… 293

I. Petits arrangements avec les autres…à l’origine du cosmopolitisme 294 II. Échanges marchands, stratégies identitaires et lieux de marquage du cosmopolitisme 307 III. Des territoires cosmopolites ? la territorialisation des économies circulatoires dans le quartier de la gare 318

Conclusion ………………………………………………………………………….. 326

4 PARTIE III : STRATÉGIES COMMERCIALES ET USAGE DE LA CIRCULATION DANS L’ESPACE MÉDITERRANÉEN. DES TRAJECTOIRES SOCIO-SPATIALES CONTRASTÉES

Introduction………………………………………………………………………….. 329

Chapitre 8 La mobilité comme mode de vie : fluidité des trajectoires et territorialisation des espaces du passage 332

I. L’espace de la circulation : le produit de contraintes et d’ajustements 333 II. Les espaces du passage : des territoires du quotidien 346

Chapitre 9 Tirer profit d’espaces distants comme stratégie d’ascension sociale et d’autonomisation : les circulantes tunisiennes 354

I. La négociation du départ : une décision personnelle et familiale 357 II. L’organisation de la mobilité et la traversée des espaces commerciaux 367 III. De retour au pays : stratégies de vente et de mobilité sociale 381

Chapitre 10 La trajectoire « suspendue » des précaires durables 390

I. La venue à Naples : une réponse de second choix à une situation bloquée 392 II. Naples, de lieu de passage en lieu d’ancrage 400 III. Une mobilité socio-économique limitée ici et là : de l’autonomie à la double marginalité ? 406 IV. Résoudre le paradoxe : une position de voyageurs 414

Conclusion 420

CONCLUSION GÉNÉRALE 422

5 Bibliographie, sites internet, sources statistiques……………………………….. 432

Table des cartes……………………………………………………………………. 467

Table des tableaux…………………………………………………………………. 469

Table des graphiques et figures…………………………………………………… 470

Table des photographies et illustrations…………………………………………. 471

Table des matières détaillée……………………………………………………….. 472

Annexes……………………………………………………………………………… 480

6 INTRODUCTION GÉNÉRALE

Depuis environ vingt ans, la ville de Naples, métropole en mutation, est devenue un pôle important dans des mobilités qui relèvent de l’initiative de groupes migrants. Ces mobilités témoignent de nouvelles formes migratoires en acte aujourd’hui dans les espaces européen et méditerranéen. Ce travail de thèse propose d’aborder un aspect singulier de ces nouvelles migrations, la circulation commerciale. Il s’agit de montrer combien la circulation commerciale, qui est parfois interprétée comme une demi-migration, ou encore comme une phase transitoire dans le processus migratoire, peut être lue comme une pratique migratoire à part entière, significative pour les migrants, structurée et génératrice de transformations importantes des espaces. Pour ce faire, il est proposé de mettre en évidence les logiques de ces circulations, ainsi que leurs effets sur les espaces et sur les relations entre les groupes, à partir des questions suivantes : comment la circulation commerciale est-elle organisée socialement et spatialement ? Comment Naples a-t-elle acquis un rôle dans ces parcours ? Quelle signification les circulants accordent-ils à leurs pratiques ? Quelle est la place de la circulation commerciale dans leurs trajectoires migratoires ? Comment, par le truchement de la mobilité spatiale, tirent-ils profit d’espaces distants et parviennent-ils à les transformer ?

Le choix de la ville de Naples comme lieu d’enquête principal s’est imposé pour plusieurs raisons. L’Italie fait partie des nouveaux pays d’immigration en Europe, qui sont essentiellement les pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce, Portugal) et l’Irlande. Dans ces pays, le caractère récent d’une immigration de masse, conjugué aux paradoxes d’une politique migratoire qui associe absence de mesures d’intégration et régularisations massives, rend particulièrement visibles ces formes migratoires émergentes. Ils peuvent ainsi être considérés comme des espaces privilégiés pour l’étude des dynamiques caractéristiques du post-fordisme, des miroirs grossissants des nouvelles formes migratoires. Par l’importance de sa population étrangère résidente, l’Italie se positionne au premier rang de ces nouveaux pays d’immigration1.

1 Au 31-12-2000, il y avait 1.388.000 étrangers détenteurs d’un permis de séjour en Italie, pour 655.000 en Grèce, 207.600 au Portugal, 895.700 en Espagne, 151.400 en Irlande (Caritas, 2003). Après la dernière régularisation (septembre 2002), le chiffre dépasse les 2.500.000 étrangers en règle en Italie (voir, en annexe n.4, les données sur la dernière régularisation). 7 Par ailleurs, l’étude du cas napolitain permet d’engager une réflexion sur le rôle des marges socio-économiques de l’Europe dans les mouvements migratoires qui la traversent actuellement. Naples, capitale du Mezzogiorno d’Italie, est une ville chargée de nombreux stéréotypes : criminalité organisée, chômage endémique, sous-développement et économies souterraines…toutes ces images sont significatives, et porteuses d’une partie de la réalité urbaine, mais Naples est également une très grande ville d’Italie, dont la situation ne peut-être réduite à ces quelques clichés (Vallat, 1998). C’est par l’investigation locale qu’il convient de décrypter derrière l’apparence du chaos une réalité complexe et parfois paradoxale. La marginalité de Naples a longtemps poussé à n’y voir qu’une terre de passage, un relais dans des mobilités secondes. C’est probablement une des raisons pour lesquelles les migrations dans le Mezzogiorno sont encore peu documentées, au regard des régions centrales et septentrionales de l’Italie2. Or, la multiplicité actuelle des parcours permet de privilégier une autre piste. En effet, la ville de Naples pourrait constituer pour les migrants un espace-ressource dans le cadre de pratiques de circulation qui mettent en relation des espaces éclatés à différentes échelles. Il ne s’agit pas uniquement de changer le regard porté sur le Mezzogiorno. Cette approche implique également de considérer les migrants comme des individus porteurs d’initiatives, dotés de compétences et de savoir-faire. Cela ne revient pas à les considérer comme des électrons libres affranchis de toute contrainte structurelle. Il s’agit plutôt de mettre en évidence combien la mobilité transforme leur façon de se rapporter aux espaces qu’ils traversent. Dans ce cadre, l’entrée par le commerce est apparue particulièrement heuristique. La pratique d’activités autonomes de la part des migrants, caractéristique du tournant post- fordiste, se développe dans toute l’Europe occidentale depuis la fin des trente glorieuses (Ma Mung, Simon, 1990 ; Kloosterman, Rath, eds, 2004). Dans les marges socio- économiques de l’Europe, ces activités, apparentées le plus souvent au secteur informel, semblent particulièrement diffuses. Surtout, les activités commerciales, tout en témoignant des capacités d’initiative des migrants, permettent d’observer de près le curieux brouillage des catégories qui s’opère entre formel et informel, entre identité et altérité, entre mobilité et sédentarité, entre sphère économique et sphère culturelle, et qui semble être le corollaire des formes économiques et migratoires actuelles (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Crang, Dwyer, Jackson, 2003).

Envisager ces initiatives migratoires et commerciales amène à s’interroger sur les motivations des individus dans leurs choix sociaux et spatiaux. Jean-François Staszak insiste sur cette nécessité de prendre au sérieux les acteurs sociaux dans leurs décisions géographiques : il n’y a pas d’idiots géographiques, écrit-il, mais des individus qui font

2 Peu de grandes enquêtes ont été réalisées sur la présence étrangère dans le Mezzogiorno (Colombo, Sciortino, 2002). Cependant, les travaux périodiques de l’équipe de sociologues de l’Université Federico II (Calvanese, Pugliese, 1991 ; Pugliese, 1996 ; Vitiello, 2003), ainsi que les travaux menés par l’équipe de P. Coppola pour la société géographique italienne ont constitué une base importante pour une compréhension générale du phénomène (Coppola, 2003). 8 une lecture du monde en fonction d’un certain savoir géographique (expérience, catégories,…), qui prennent des décisions à composante géographique en fonction de certaines rationalités et dans certains buts. Les individus n’obéissent pas à une géographie sociale, à des lois de l’espace social : ils produisent l’espace social en actualisant ces lois3 (Staszak, 1997, 31). À l’instar de Jean-François Staszak, nous avons privilégié une approche compréhensive pour mener à bien ce travail, en cherchant à appréhender la signification donnée par les migrants à leurs choix de vie, à leurs activités et à leurs pratiques socio-spatiales, mais aussi à comprendre l’espace social dans lequel ils vivent et la façon dont leurs initiatives contribuent à le transformer4. L’espace n’est donc pas ici considéré comme un cadre neutre, un simple support. L’approche adoptée se fonde en effet sur une conception interactive et processuelle de la relation entre les acteurs et les structures spatiales, qui vise à considérer l’espace comme produit et organisé par les acteurs sociaux, mais aussi à comprendre la façon dont le milieu, en tant que produit social et dans sa double dimension de contrainte et de ressource, peut influencer l’expérience et la pratique des hommes. L’espace est vécu, transformé, chargé de sens par l’homme. Il est aussi un instrument de ses stratégies (Lussault, 2000). Par conséquent, la mobilité, parce qu’elle permet de tirer profit d’espaces distants ou encore de contourner certaines contraintes spatiales, se présente comme une formidable ressource. En outre, quand les individus s’approprient collectivement l’espace social et contribuent à son organisation tout en le chargeant d’une valeur identitaire, il est possible de parler de territoire (Brunet, 1990 ; Di Méo, 1998). Il est alors légitime de s’interroger sur les transformations induites par les mobilités sur les formes de territorialisation initiées par les acteurs sociaux (Berthelot, Hirschorn, eds, 1996).

Une approche combinant observation participante et réalisation d’entretiens semi- directifs se révèle particulièrement adaptée à l’étude de la construction sociale des espaces et en particulier des formes de territorialisation produites par la mobilité. Steve Herbert, qui insiste sur l’intérêt de l’observation de la vie quotidienne dans une perspective géographique, remarque combien cette technique permet d’interroger et de concrétiser au plan empirique les liens entre structures et agents, les interactions entre phénomènes micro- et macro-sociaux (Herbert, 2000). Cette approche est d’autant plus intéressante

3 Dans ce texte, Jean-François Staszak s’inscrit dans la tradition de l’ethnométhodologie, dont le présupposé est de considérer les sujets étudiés comme des sociologues profanes, dans la mesure où ils seraient les plus compétents pour instruire le chercheur sur leurs activités (De Luze, 1997, 19 ; Garfinkel, 1984, 24). Il s’agit également de rapprocher l’interprétation en sciences sociales de formes plus ordinaires de connaissance : dans la pratique, la théorisation quotidienne de l’acteur est probablement très semblable à celle de l’observateur-chercheur, note ainsi Aaron Cicourel (Cicourel, 1978, cité par Watier, 2002, 152). Sur ce type d’approche en géographie voir aussi Michel Lussault, 2000, 28. 4 L’approche compréhensive s’est développée à la suite des travaux de Dilthey, Simmel et Weber (Watier, 2002). On parle aussi d’approche interprétative (Weber, 1995).

9 dans une perspective relationnelle, qui analyse les liens qu’établissent les individus entre eux ainsi que l’emprise spatiale de ces relations. C’est pourquoi, à la suite d’une pré-enquête5 concernant différents quartiers d’immigration à Naples (, quartiers espagnols, quartier de la gare), qui a permis d’obtenir un cadrage général des dynamiques migratoires dans la ville, nous avons choisi d’effectuer une observation participante des circulations commerciales à partir d’un quartier, celui de la gare. L’observation s’est concentrée sur les formes d’échange, les stratégies économiques et migratoires, l’organisation des parcours, ainsi que les pratiques et transformations spatiales initiées par les individus.

La position du chercheur dans la pratique de l’observation, qui oscille entre celle d’insider et d’outsider, entre inclusion dans le groupe et extranéité, est particulièrement féconde (Herbert, 2000). La relation spécifique qui s’établit avec ses interlocuteurs, faite de réussites et de difficultés, permet d’élaborer une partie essentielle de la démarche d’interprétation (Lepoutre, 1997). C’est pourquoi, dans le cadre de ce travail, les relations entretenues sur le terrain avec les commerçants ont influencé les conditions de l’observation, mais ont également constitué un matériau central pour l’analyse géographique. Par exemple, les relations avec les hommes ne furent pas toujours privées d’ambiguïtés, ce qui a pu soulever certains problèmes. Ces expériences permettaient néanmoins de comprendre de façon directe la place assignée aux femmes dans les espaces étudiés, ainsi que les façons dont il était possible de contourner ces assignations. Tout cela contribuait à l’analyse de la sexuation des espaces et des rapports de genre sur la place marchande napolitaine. Par ailleurs, l’extranéité de notre situation, liée à notre triple position de française (ni italienne, ni extra-communautaire), de jeune femme, et d’étudiante, a présenté des avantages dans les relations entretenues avec les individus rencontrés. Tout d’abord, nous n’étions pas perçue comme une concurrente potentielle. Ainsi, nos interlocuteurs n’hésitaient pas à nous convoquer pour que nous prenions position, en particulier dans les situations de litige commercial. Dans ces situations, notre statut d’étudiante ou de jeune chercheuse nous conférait une certaine autorité. Cette double position de juge et partie n’est pas sans rappeler la figure du tiers, comme élément de médiation et comme personne à se rallier en situation de concurrence, telle qu’elle est analysée dans les travaux de Georg Simmel (1999). Etre convoquée de cette manière donnait la possibilité d’observer en première loge les tensions dans les relations commerciales. Les situations de conflit, en effet, peuvent être considérées comme des indicateurs privilégiés, dans la mesure où elles font émerger les stratégies et les contradictions entre les acteurs (Olivier de Sardan, 2003). De ce point de vue, l’immersion signifie tout sauf le travestissement. La nécessité d’être soi-même est,

5 Le questionnaire de la pré-enquête, ainsi que les raisons pour lesquelles cette technique a été abandonnée, figurent dans l’annexe n. 1. 10 bien au contraire, forte6. Notre identité de parisienne, de française, était sans cesse mise en exergue par nos interlocuteurs et leur servait de point de comparaison pour développer des réflexions diverses sur l’Italie : les tendances vestimentaires et la situation des étrangers, les avantages commerciaux de Naples en comparaison à Marseille, de Marseille en comparaison à Paris étaient tout à tour évoqués. Cependant, il ne faudrait pas exagérer le poids de la particularité de notre position sociale sur le tour qu’ont pris nos relations avec les individus rencontrés. Au contraire, une des conclusions importantes de cette observation est la capacité des commerçants à faire feu de tout bois, pour peu qu’on ne menace pas le bon exercice de leurs commerces. Cette ouverture à autrui - que nous qualifierons dans ce travail de cosmopolitisme – est une ressource essentielle pour les commerçants. Elle marque les relations sociales tout comme les formes de territorialisation. Ainsi, le fait qu’on nous ait assigné à des fonctions fort différentes nous semble révélateur de la fluidité et de la multiplicité des rôles et des appartenances au sein de la place marchande. Dans certaines situations, en effet, notre présence a pu constituer une sorte de valeur ajoutée, d’argument commercial pour certains entrepreneurs, un peu comme s’ils avaient embauché une hôtesse de vente. Vendeuse, le temps que les propriétaires d’une boutique aillent faire quelques courses ou encore accompagnatrice pour des commerçants de passage à Naples, il a été possible tour à tour de conduire en camionnette des acheteurs maghrébins, de tenir boutique, de livrer des marchandises7. Non seulement rendre ces services nous inscrivait dans une logique d’obligations réciproques avec nos interlocuteurs, mais ils étaient autant d’occasions de réaliser de nouvelles observations participantes. Ainsi, notre position particulière, qui aurait pu être considérée comme une position d’extranéité totale en termes de sexe, de statut, de nationalité, nous a permis de faire le constat de l’ouverture des commerçants, de leur capacité à tirer profit, à inclure ce qui est différent, à s’affranchir des frontières sociales et identitaires.

Le second grand type de méthodes que nous avons utilisé a été la réalisation d’entretiens semi-structurés (dont la grille figure en annexe n.1), souvent enregistrés, pour pallier les lacunes du questionnaire8. Les entretiens fournissent des renseignements sur le fonctionnement des réseaux commerçants, l’organisation des entreprises et de la circulation commerciale. Surtout, ils permettent de comprendre la signification qu’accordent les individus à leurs différents choix de vie, projets et stratégies ; en d’autres

6 Cette question a été soulevée avec humour par William Foote Whyte (2002, 355) lorsque, dans son étude de la structure des bandes du North End de Boston, il se laisse prendre par l’immersion et se met à proférer un chapelet d’obscénités devant ses informateurs. Il est aussitôt repris par les membres de la bande qui lui font remarquer que ça n’est pas son style. S’il est accepté, c’est également parce qu’il est différent (un étudiant wasp) et qu’il intéresse ses interlocuteurs par sa différence : non seulement les gens ne s’attendaient pas à ce que je sois exactement comme eux, mais en réalité ils étaient intéressés et contents de me savoir différent, pour autant que je manifestais moi-même un intérêt amical à leur égard (2002, 333) 7 L’usage d’une Renault Clio bleue immatriculé 75-F a constitué à la fois un outil de reconnaissance publique, et un instrument de travail efficace. 8 Au total, c’est un corpus de 47 entretiens approfondis de durée variable (de 30 minutes à environ quatre heures) qui a été constitué. 11 termes, de faire émerger le double niveau de leurs pratiques et de leurs représentations (Blanchet, Gotman, 1992). La reconstitution de trajectoires socio-spatiales durant ces entretiens permet de relier les motivations des interlocuteurs à la trame événementielle et spatiale de leurs activités. En effet, comme l’écrit Abdelmalek Sayad, qui plaide pour la prise en compte des trajectoires migratoires dans leur totalité, seules des trajectoires d’émigrés intégralement reconstituées peuvent livrer le système complet des déterminations qui, ayant agi avant l’émigration et continué d’agir, sous une forme modifiée durant l’immigration ont conduit l’immigré au point d’aboutissement actuel (1999, 57). L’étude des trajectoires socio-spatiales permet non seulement d’envisager l’ensemble de ces déterminations, mais aussi de rendre compte de l’articulation de carrières sociales (au sens d’Howard Becker, 1985) et de parcours spatiaux, de mettre en évidence les correspondances entre position sociale et position dans l’espace des individus et leurs évolutions respectives9.

D’autres sources sont venues compléter les informations obtenues à travers l’observation et les entretiens semi-directifs, telles que les délibérations des conseils de circonscription, les actes d’urbanisme de la ville de Naples, les articles de presse, les actes de police et des inspections des finances, permettant à la fois de contextualiser notre travail et d’obtenir plusieurs angles d’approche de la situation économique et sociale du quartier étudié.

La mobilité permet la mise en relation d’espaces distants. Elle favorise également la rencontre entre les individus. C’est pourquoi une entrée par la mobilité rend la question de la délimitation des groupes et des terrains d’étude particulièrement sensible, sujette au risque de tomber dans le double écueil caractéristique de certains travaux sur l’entreprenariat ethnique : l’écueil localiste et l’écueil du communautarisme a priori (Battegay, 1996). Les travaux que nous avions menés dans le cadre de la maîtrise et du DEA, qui portaient sur les Marocains et les Chinois de Naples (respectivement les premiers et les derniers commerçants arrivés sur la place marchande) nous avaient enseigné combien l’organisation de ces collectifs ne pouvait être comprise qu’en prenant en ligne de compte leurs relations avec d’autres groupes. Ils nous avaient également montré qu’on ne pouvait interpréter la signification d’une installation à Naples qu’en tenant compte d’autres lieux dispersés à différentes échelles. Ainsi, la solution adoptée dans ce travail a été de choisir nos interlocuteurs non pas en fonction de leur appartenance nationale, mais plutôt de leur activité, dominante dans le

9 Dans la description et les histoires de vie, nous aurons recours de façon systématique à des pseudonymes pour préserver l’identité des individus. En ce qui concerne la langue employée par nos interlocuteurs, le passage d’une langue à l’autre (le français, l’arabe, l’italien assorti d’éléments du dialecte napolitain) donne parfois aux entretiens un caractère décousu. Cependant, ces passages correspondent à la réalité des pratiques linguistiques des commerçants, et ce multilinguisme n’est pas la moindre de leurs compétences relationnelles. 12 quartier, le commerce, afin de déterminer, dans un second temps, quels étaient, entre ces commerçants, les facteurs de rapprochement et de distanciation, en fonction de ce qu’ils disaient et de ce que nous observions de leurs contours sociaux10. Le critère de base dans le choix des interlocuteurs était donc leur appartenance au milieu commerçant étudié sur la place de la gare, même s’ils n’étaient souvent que de passage dans le quartier. Nous avons ensuite choisi certains groupes parmi les réseaux identifiés. Ceux qui ont été sélectionnés semblaient particulièrement significatifs dans la mesure où ils relevaient de différents régimes de mobilité et de différentes appartenances. L’enquête s’est toutefois resserrée sur les populations maghrébines (il existe de toute évidence une cohérence dans l’organisation des circulations maghrébines, et en particulier algérienne et tunisienne) sans toutefois abandonner, dans une perspective relationnelle, les acteurs non maghrébins11. Ainsi, il n’a pas été question d’apporter une réponse univoque et consensuelle au problème de la délimitation des groupes, mais plutôt de comprendre ce qui différencie et ce qui unit les acteurs de la place marchande selon leurs activités, leurs pratiques de mobilité et les réseaux qui les appuient.

Des problèmes similaires se sont posés dans le choix des lieux de l’enquête. Comme pour les populations enquêtées, il ne s’agissait pas de fixer a priori les contours des lieux mais plutôt de construire petit à petit l’objet de recherche. Cette question s’est d’abord posée à l’échelle du quartier, qui est notre premier terrain. Le propre de tout quartier est bien la fluidité de ses limites (Hayot, 2002). Surtout, la mobilité des individus et l’éclatement de leurs trajectoires remettent en cause la validité contemporaine de cette échelle d’appréhension des phénomènes sociaux (Authier, 1999 ; Ascher, 2001). Cela n’est pas sans paradoxe car, alors qu’elle semble connaître un regain d’utilisation, on peut se demander si cette notion de quartier conserve encore une pertinence (Vieillard-Baron, 2001). Le quartier (et plus généralement le local) ne peut pas être étudié comme un milieu d’interconnaissance fonctionnant de manière autonome. D’une part, il recouvre de multiples réalités sociales qui peuvent être fort distantes les unes des autres. D’autre part, il ne prend de signification sociale que mis en relation avec d’autres lieux qui composent, dans le cadre de ce travail, les espaces de vie des commerçants migrants.

Cela pose la difficulté du choix d’une échelle de travail. Nous avons décidé d’allier à l’appréhension d’un espace caractérisé par la continuité (le quartier de la gare), un traitement des espaces discontinus de la circulation. Nous avons également associé à l’étude des différents pôles du champ migratoire l’observation des lieux du passage et de la

10 Cela signifie qu’il est important, pour comprendre les formes d’identification des individus d’appréhender à la fois les éléments d’hétéro-désignation et d’auto-désignation du groupe (Amselle, 1998, 23). 11 Par convention, on entendra par Maghreb, l’ensemble constitué par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et la Libye, bien que certaines définitions n’incluent pas cette dernière, ou alors ne tiennent compte que de la Tripolitaine. 13 traversée12. Cette approche peut apparaître résolument étrange pour ceux qui souhaitent encore opposer territoires et réseaux. L’échelle d’étude a ainsi été définie en fonction des mobilités des personnes étudiées, mobilités à géométrie variable, ce qui demande une disponibilité particulière du chercheur dans l’élaboration du questionnement et la formulation de sa problématique (une disponibilité mentale) mais aussi une disponibilité à la mobilité physique. Pour reprendre James Clifford, les cultures voyageuses (travelling cultures) réclament des chercheurs en mouvement (1997). Ainsi, l’enquête est passée d’une micro-échelle (celle du quartier) pour par la suite, s’élargir à d’autres espaces qui contribuaient au champ relationnel et à l’organisation des territoires réticulaires des commerçants. Les suivis d’acteurs qui ont complété le travail d’enquête sur le quartier de la gare ont conjugué deux échelles, afin de couvrir l’ensemble de leurs pratiques spatiales : - une échelle urbaine. L’enquête s’est déroulée sur les différents lieux d’achat qui composent les pratiques spatiales des commerçants dans l’agglomération13 de Naples, et qui sont représentés sur la carte 1. La plupart de ces lieux se situent dans la province de Naples, à l’exception d’Aversa, qui se trouve en province de Caserte. Une partie des enquêtes s’est également déroulée durant les déplacements entre ces différents lieux. Nous utiliserons l’expression place marchande napolitaine, de façon métaphorique, pour désigner l’ensemble de ces lieux fréquentés par les commerçants. - une échelle internationale. À cette échelle, nous avons suivi certains parcours de la circulation commerciale correspondant aux réseaux sélectionnés pour l’enquête. Les principaux parcours commerciaux empruntés sont ceux qui relient Naples à Marseille, à Paris et à Tunis, comme on peut le lire sur la carte 2, qui représente les suivis que nous avons menés en compagnie de commerçants. Des enquêtes complémentaires ont été réalisées dans quelques-unes des destinations commerciales de ces réseaux : Marseille et Paris en France ; Tunis, Sousse et El Jem en Tunisie.

Au fur et à mesure du travail de terrain, nos questions de recherche ont évolué. Inversement, l’influence de lectures qui insistaient sur l’importance des mobilités dans les formes migratoires et économiques actuelles se retrouve dans la formulation de nos pistes de recherche. Comme le fait remarquer Marten Shipman, ces préconceptions sont importantes, car elles sont au chercheur en sciences sociales ce que les hypothèses sont au chercheur en sciences exactes (1997). Pour notre part, nous sommes probablement partis d’une conception positive des mobilités, comme phénomène d’émancipation, qui a été progressivement ré-évaluée, et qui a évolué vers une complexité majeure au cours du travail de terrain. Petit à petit notre problématique est passée d’une enquête locale à une investigation multilocale ayant les mobilités comme point de focalisation. La première entrée adoptée fut celle du travail informel, puis celle du commerce, et ce n’est qu’à travers le constat

12 De nombreux travaux sur les réseaux transnationaux ont mis en œuvre ce type de méthodologie. On peut voir par exemple Faret, 1998 ; Ong et Nonini, 1997 et, pour l’Italie, Riccio, 2002. 13 Voir en annexe n.2, la définition retenue de l’agglomération. 14 progressif de l’importance des pratiques de circulation que nous avons construit des questionnements articulés autour des notions de mobilité et d’organisation socio-spatiale des circulations commerciales. Ainsi, du quartier aux parcours transnationaux, l’évolution de notre problématique a engendré un double regard sur les territoires générés par les circulations. Le quartier de la gare a d’abord été considéré comme un espace carrefour de réseaux et support à de nombreuses situations d’échange, tandis que le changement de perspective et d’échelle, du quartier vers les parcours et les espaces transnationaux des commerçants, a suscité des questionnements concernant la mobilité en tant que mode de vie. Cette évolution se retrouve dans l’organisation de la thèse.

La première partie de cette thèse est dédiée à la construction d’une approche centrée sur les mobilités, permettant une ré-interprétation des phénomènes d’entreprenariat migrant dans le Sud italien. Le premier chapitre s’interroge sur la place du Mezzogiorno dans les dynamiques migratoires en Italie, et cherche à mettre en évidence les limites d’un modèle d’interprétation des migrations basé uniquement sur une perspective duale et nationale. Nous proposons de procéder à une relecture des phénomènes migratoires dans le Sud italien, à la lumière des évolutions post-fordistes du marché du travail et du renouveau des mobilités. Cela mène à considérer la ville de Naples, non plus comme un simple espace de transit, mais comme un espace-ressource et un observatoire des mobilités contemporaines (ch.1). Le chapitre 2 explore la relation entre mobilités, identités et territoires dans le cadre d’une analyse des phénomènes migratoires. Il met en évidence combien une telle approche porte à considérer différemment les territoires des migrants (ch.2). Ce nouveau regard porté sur les territoires permet d’effectuer une lecture critique de certains travaux sur l’entreprise ethnique, afin d’en mettre en évidence les avantages et les écueils dans le cadre d’une étude des circulations commerciales (ch.3). Après cette première partie dédiée à l’élaboration d’une problématique, il est proposé de s’intéresser à l’impact des circulations commerciales sur les relations entre les individus et sur l’organisation des espaces, à partir de l’étude d’un quartier commerçant du centre de Naples, le quartier de la gare. Ce quartier central constitue une véritable concentration d’opportunités pour les nouveaux arrivants (ch.4). Parmi les différentes dynamiques qui le traversent, il est devenu un carrefour de réseaux commerciaux, au sein d’économies basées sur la circulation. Les acteurs de ces économies circulatoires, migrants et autochtones, sont multiples et suivent des régimes de mobilité différenciés. Ces économies ont eu un impact notable sur l’évolution de l’offre commerciale du quartier (ch.5). Cependant, d’autres lieux dans l’agglomération de Naples sont fréquentés par les commerçants circulants. Le quartier de la gare se présente alors comme une place centrale au sein d’un dispositif circulatoire et commercial. Les échanges entre ces lieux d’achat, tout comme la mise en relation des différents acteurs sont assurés par les intermédiaires commerciaux, véritables figures-pivot de la place marchande (ch.6). Par ailleurs, le développement d’économies circulatoires à Naples a, dans les lieux concernés, un impact sur les relations entre les individus. Ces relations se caractérisent en effet par une ouverture particulière sur autrui et par

15 l’instrumentalisation d’appartenances multiples, ethniques mais aussi de genre, dans les échanges et alliances économiques. Cette multiplicité des appartenances dans l’échange marchand a un impact sur la structuration des territoires, qui peuvent être qualifiés de cosmopolites (ch.7). La troisième partie propose d’éclairer l’usage que font les acteurs des économies circulatoires de la mobilité (les ressources symboliques et matérielles qu’ils en tirent), mais aussi la signification qu’ils lui accordent. Comment vit-on en perpétuel déplacement ? Pour répondre à cette question, notre regard s’est déplacé de la place marchande napolitaine vers l’ensemble des espaces de vie de ces acteurs. Les espaces de la circulation commerciale, qui sont faits des lieux de départs, des destinations d’achat et des lieux-supports à la traversée (les routes, les bateaux, les autocars,…) sont en constante redéfinition, ce qui n’empêche pas les migrants de leur attribuer une forte signification et par conséquent, de les territorialiser (ch.8). Deux parcours seront abordés en particulier : celui des femmes qui font du va-et-vient entre la Tunisie, Naples, et d’autres places marchandes en Méditerranée (ch.9) ; puis celui des hommes maghrébins domiciliés à Naples qui pratiquent la circulation commerciale à différentes échelles (ch.10). Ces deux exemples permettent de prendre conscience du caractère socialement stratifié de la circulation commerciale et de montrer que la mobilité n’a pas toujours l’effet de mobilité sociale ascendante escompté. Dans l’espace des circulations commerciales, les trajectoires socio-spatiales sont contrastées et tous n’attribuent pas la même signification à la circulation, ni n’en tirent profit de la même manière.

16 Carte 1 Présentation du terrain d'étude : l'agglomération* de Naples N CASERTE

4

12

6 5 NAPLES 2 3 8 1 7 10 Naples 11 13 14 9

Type d'enquête

Enquête principale

Enquête secondaire de moyenne durée Enquête secondaire SALERNE de courte durée

Lieux enquêtés 10 km 1 Naples (quartier de la gare) 2 Naples (quartier Pianura) 3 Naples (quartiers espagnols) 4 Aversa limite de province 5 Casoria 6 Nola limite de commune 7 Ottaviano 8 Palma NAPLES chef-lieu de province 9 Poggiomarino Naples commune 10 San Gennaro Vesuviano 11 Vesuviano 12 Sant'Antimo 13 Striano 14 Terzigno C.Schmoll, 2004

* La définition de l'agglomération (ou aire urbaine) de Naples est variable (Vallat, 1998). Il a été choisi d'utiliser les limites de la province de Naples comme seuil. Cependant, par souci de cohérence avec les phénomènes étudiés, les communes de la province de Caserte appartenant au district industriel de Grumo Nevano-Aversa-Trentola-Ducenta ont été inclues dans notre périmètre d'étude. Sur ce point, voir aussi l'annexe n.2.

Première partie Nouvelles pratiques de circulation et activités économiques des migrants Introduction

Dans cette première partie, il est proposé de définir une approche des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno d’Italie, en mettant un accent particulier sur les questions d’entrepreneuriat. Le premier chapitre examine les dynamiques migratoires qui traversent le Sud italien, ainsi que les principaux modèles d’interprétation de ces dynamiques. Ces modèles, qui se basent essentiellement sur une approche nationale et duale des faits migratoires, paraissent insuffisants à la lumière des évolutions post-fordistes des économies et de l’intensification des circulations. Le cas de Naples, en particulier, invite à réfléchir sur l’importance des mobilités spatiales dans les dynamiques migratoires actuelles. Par conséquent, il est proposé, dans les chapitres qui suivent, de se référer à d’autres modèles d’analyse, afin de construire une problématique centrée sur la mobilité. Dans les chapitres 2 et 3, deux champs d’étude sont présentés. Il s’agit, d’une part, des travaux concernant les nouvelles formes de circulation et, d’autre part, de ceux sur l’entreprise ethnique. Jusqu’à une période récente, il était fréquent, dans les études migratoires, de considérer que la mobilité spatiale n’était qu’un phénomène transitoire qui devait s’interrompre avec la sédentarisation du migrant ou bien, à l’inverse, avec son retour définitif au pays d’origine. Noria ou installation, telles étaient les deux issues possibles des mouvements migratoires. Parallèlement, il était implicite qu’une entreprise économique ne pouvait s’établir qu’au cours de la phase de sédentarisation des migrants. Aujourd’hui, compte-tenu du développement des mobilités, il est devenu pertinent de s’interroger sur 1 l’articulation entre pratiques entrepreneuriales et mobilités spatiales . Les dynamiques migratoires ont, en effet, connu une évolution, d’une migration dite ordonnée à une migration des mobilités, pour reprendre les termes de Michel Péraldi (2002a, 13). Du point de vue du marché du travail, ce tournant correspond à la fin des 2 norias , c’est-à-dire du flux ordonné, et toujours renouvelé, de travailleurs orchestré par la grande industrie fordiste. Du point de vue des formes migratoires, il se caractérise par la fin des grands départs définitifs et la mise en place de multiples formes de migration temporaire (Doraï, Hily, Ma Mung, 1998 ; Simon, 1990, 1995). Un aspect central de ces évolutions concerne l’articulation croissante entre circulations migratoires et activités économiques. Elle se caractérise par le développement de deux grands types d’activités, les circulations de travail salarié d’une part, et, de l’autre, les circulations commerciales (Battegay, 1996 ; Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Morokvasic,

1 Cette relation fait l’objet de nombreuses recherches depuis le début des années 90. Alain Tarrius en a été le pionnier en France (voir aussi les travaux de Michel Péraldi, Emmanuel Ma Mung, Mirjana Morokvasic, Lamia Missaoui, Catherine Aslafy-Gauthier, Jocelyne Césari, Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo, Véronique Manry, et récemment, Sadia El Hariri, cités en bibliographie). Dans les pays anglo-saxons, ces problématiques s’articulent avec celles du transnationalisme (Portes, 1999 ; Guarnizo, Smith, Portes, 2002). Pour l’Italie, voir Amato, 1999, 2000 ; Riccio, 2002 ; Semi, 2004. 2 La métaphore est utilisée de manière critique par Abdelmalek Sayad pour désigner ce flux intarissable, puis reprise par Michel Péraldi (Péraldi, 2002 ; Sayad, 1999) 20 1999). Ces deux types de circulation économique des hommes se traduisent par la re- localisation d’activités à l’échelle de groupes dispersés, et ont pour corollaire une circulation importante des biens, des informations et des capitaux. Partant de ces observations, un certain nombre de questionnements, auxquels sont consacrés ces trois premiers chapitres, ont orienté notre approche des nouvelles pratiques de circulation : quelles sont les évolutions majeures des mobilités contemporaines, et comment transforment-elles notre appréhension du phénomène migratoire ? De quelle manière changent-elles, dans leur composante identitaire et sociale, la relation des groupes et des individus aux espaces ? Quels sont les cadres spatiaux pertinents pour leur compréhension ? Comment une approche par les mobilités doit-elle transformer notre appréhension de situations locales ? Il est alors possible de s’interroger sur l’apport d’une approche en termes de mobilités à une redéfinition des problématiques de l’entreprise ethnique. Comment les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique permettent-il d’éclairer nos questionnements ? Dans quelle mesure la spécificité des formes entrepreneuriales actuelles exige-t-elle d’ajuster les problématiques traditionnelles de l’entreprise ethnique ? Au regard des questionnements abordés dans les prochains chapitres, il est proposé, en conclusion de cette partie, de définir une approche nouvelle des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno, qui soit plus attentive aux initiatives et aux circulations des individus migrants. Mais tout d’abord il convient de préciser le contexte migratoire dans lequel s’inscrit ce travail de thèse. Procéder à un cadrage des dynamiques migratoires en Italie, et en particulier à Naples, permet en effet de poser les jalons de notre problématique.



21 Chapitre I La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource

Pour comprendre la place du Mezzogiorno dans les dynamiques migratoires actuelles de l’Italie, il convient de revenir au moment de la prise de conscience de l’existence d’un flux d’immigration dirigé vers le pays. C’est en 1974 que le solde migratoire de l’Italie devient positif. Les résultats du recensement de 1981 permettent d’attribuer trois causes principales à cette inversion de tendance : le tarissement des départs d’Italiens vers l’étranger, le retour de nombreux nationaux expatriés, et le renforcement 3 d’un flux d’immigration dirigé vers le pays (Pugliese, Macioti, 2003) . Cependant, ce n’est qu’en 1986, et surtout en 1990, lorsque Claudio Martelli, alors ministre de la justice, 4 propose les lois qui aboutissent aux deux premières procédures de régularisation, que l’Italie prend réellement conscience d’être devenue un pays d’immigration. Un fait divers déchaîne alors les médias et provoque une initiative législative majeure, celle de la loi 39/1990 : l’assassinat, en 1989, d’un jeune sud-africain, Jerry Essan Masslo, à Villa Literno, commune de la province de Caserte qui accueille, chaque été, des milliers 5 d’Africains pour la récolte des tomates . À la fin des années 80 en effet, s’étaient constitués, à Villa Literno, le grand et le petit ghetto, quartiers d’habitat informel érigés en plein milieu des champs de tomates, symboles de la précarité des conditions de vie des migrants. Sous les feux des projecteurs, la petite ville de Campanie passe au centre de l’attention nationale. Elle témoigne, de par l’importante communauté africaine installée sur son territoire, de la participation du Mezzogiorno, et de la Campanie en particulier, au 6 phénomène migratoire des années 80-90 .

3 Il convient de parler de renforcement et non de déclenchement d’une immigration puisque, comme l’ont rappelé des travaux récents, l’Italie a été une destination migratoire durant tout le Xxème siècle (Colombo, Sciortino, 2004) 4 L 39/90 et L 943/86 ou “Lois Martelli”, considérées par la suite comme les bases de la politique migratoire italienne. 5 On peut lire à ce sujet la nouvelle de Tahar Ben Jelloun, « Nuit Africaine » (1992). 6 L’histoire dramatique de l’immigration à Villa Literno ne s’arrête pas à cet assassinat, puisqu’en 1994, le ghetto est incendié dans de mystérieuses circonstances. L’acte était vraisemblablement de nature xénophobe, 22 S’il a été jugé important de s’arrêter sur l’épisode de Villa Literno, c’est qu’il renvoie à une certaine image du Mezzogiorno qui, bien qu’elle ne constitue qu’une des facettes de la migration méridionale, va marquer durablement les esprits. De plus, ce fait divers est le premier d’une longue série d’événements qui, mettant en saillance la figure du migrant 7 extracommunautaire , marque la relation entre la construction sociale d’une image de l’étranger par le fait de la médiatisation des phénomènes, et la prise de mesures politiques d’urgence (campagnes de régularisation et/ou d’expulsion des migrants) dans l’Italie des 8 années 90 (Dal Lago, 1998). Au-delà de cette représentation construite par les médias, ce chapitre propose d’étudier les dynamiques migratoires du Mezzogiorno dans le contexte italien : quelle est la spécificité migratoire du Sud italien ? Comment peut-on l’expliquer ? Dans l’héritage d’une vision 9 dichotomique de l’Italie, les migrations dans le Mezzogiorno sont souvent interprétées comme un phénomène homogène, en opposition avec celles qui touchent les régions septentrionales. Or, une lecture duale des migrations en Italie n’est que partiellement satisfaisante. En effet, elle occulte un certain nombre d’aspects des évolutions migratoires et économiques contemporaines et tient peu compte des capacités d’organisation et d’initiative des migrants. L’étude des différentes formes d’installation des migrants à Naples montre que la ville connaît des dynamiques migratoires contrastées. Celles-ci ont néanmoins pour point commun de se baser sur l’usage de la mobilité de la part des migrants. 

bien que les coupables n’aient jamais été identifiés. On peut mettre ce genre de manifestation en relation avec le pogrom de El Ejido qui a eu lieu les 5 et 6 février 2000 en Espagne. Villa Literno et El Ejido sont toutes deux des zones d’intense exploitation agricole, où la main-d’œuvre immigrée travaille dans des conditions extrêmement difficiles. 7 Le terme d’extra-communautaire est utilisé dans le langage courant, mais également par les autorités administratives, pour désigner les étrangers non ressortissants de l’Union Européenne. L’usage de ce terme témoigne de l’ européanisation croissante des enjeux migratoires. Il comporte souvent une forte dimension dépréciative et sert à désigner par euphémisme les populations immigrées en provenance de pays considérés comme pauvres. Nous aurons néanmoins à utiliser ce terme quand nous devrons manipuler des données statistiques, puisqu’elles se réfèrent à cette catégorie. 8 Les politiques migratoires, au gré des gouvernements qui se succèdent, oscillent régulièrement entre deux tendances : d’une part, des régularisations d’urgence, qui permettent ponctuellement à des dizaines de milliers de migrants irréguliers d’obtenir des permis de séjour. Elles ont eu lieu en 1986, 1990, 1996, 1998 et 2002. Une seule loi-cadre a été édifiée, la Loi Turco-Napolitano de 1998 (précisée en 2003) qui, outre d’introduire des quotas, entend pour la première fois encadrer l’intégration des étrangers et dépasser les mesures d’urgence. D’autre part, tous les gouvernements ont proclamé leurs intentions de contenir l’immigration clandestine, jusqu’à la loi Bossi-Fini adoptée en juillet 2002, qui prévoit un durcissement des contrôles et des peines dans ce domaine. Entre autres, la prise des empreintes digitales, rendue obligatoire pour délivrer un permis de séjour aux extracommunautaires, a ému une partie de l’opinion, de même que le débat sur le contrat de séjour que proposait la Ligue du Nord, et qui avançait de limiter la durée du séjour à celle du contrat de travail. En revanche, il n’existe toujours pas de loi sur la demande d’asile. 9 Les aires territoriales sont de grands ensembles comprenant plusieurs régions administratives. On distingue généralement trois grandes aires territoriales : le Nord, le Centre et le Sud. Des subdivisions seront parfois pratiquées, entre Mezzogiorno insulaire (Sicile et Sardaigne) et Mezzogiorno continental d’une part, entre Nord-Ouest et Nord-Est d’autre part. 23 I. UN CLIVAGE NORD-SUD DANS LES DYNAMIQUES MIGRATOIRES

Les premières décennies d’immigration en Italie se déroulent en l’absence de toute législation en la matière, si bien que la grande majorité de la population étrangère extra- communautaire est irrégulière10. C’est pourquoi il est malaisé de connaître la distribution spatiale des étrangers dans ces années 70 et 80. Des enquêtes semblent cependant montrer que cette présence se concentre dans un Mezzogiorno caractérisé par l’importance de son secteur économique informel, dont les conditions d’accueil seraient plus favorables (Calvanese, Pugliese, 1991 ; Calvanese, 1992 ; Magatti, Quassoli, 2004). Dans ces années, deux modèles d’insertion économique des migrants dits extra- communautaires, qui correspondent à deux types de flux dirigés vers l’Italie, semblent dominer (Vallat, 1993 a ; 1993 b) : d’une part, un modèle rural d’insertion économique, caractérisé par des hommes provenant du Maroc et de Tunisie, souvent saisonniers, insérés dans des activités agricoles et dans le petit commerce ; de l’autre un modèle urbain d’insertion, caractérisé principalement par des femmes venant d’Afrique orientale (Ethiopie, Erythrée, Somalie), puis, au début des années 80, du Cap-Vert, et travaillant comme colf11 (De Filippo, Morlicchio, 1992 ; Vallat, 1981). L’Italie fait alors figure d’antichambre migratoire, dans des mouvements dirigés vers les pays d’Europe nord- occidentale, ou encore d’espace d’accueil ponctuel, dans le cadre de migrations saisonnières. L’émission de lois restrictives au cours des années 90, et son entrée dans le club Schengen en 1998, bouleversent la donne migratoire du pays. Les migrations saisonnières d’extra- communautaires semblent aujourd’hui avoir cessé avec la fermeture des frontières, à la notable exception des Polonais et des Roumains qui, respectivement depuis 1992 et 2002, jouissent de la libre circulation. Plus généralement, depuis les années 90, avec les premières opérations de régularisation, mais aussi avec la diversification des provenances des nouveaux venus, on assiste à de fortes redistributions territoriales et à des formes d’installation durables. Avec la complexification des dynamiques migratoires italiennes, les deux modèles présentés plus haut perdent de leur efficacité. C’est durant cette deuxième phase, du début des années 90 à aujourd’hui, que s’affirme la spécificité migratoire actuelle du Sud italien. Pour la saisir, un certain nombre d’indicateurs seront utilisés : les données sur les permis de séjour du Ministère de l’Intérieur permettent d’obtenir une photographie du stock d’étrangers réguliers en Italie et d’apprécier les inégalités de leur distribution territoriale12 . Celles des registres de résidence

10 Il existait une loi fasciste de nature très restrictive qui réglementait la présence d’étrangers, mais elle n’était guère appliquée (Calvanese, Pugliese, 1991). La terminologie juridique italienne distingue le clandestin (entré illégalement) de l’irrégulier (entré légalement mais tombé dans l’irrégularité suite à expiration de son visa ou titre de séjour). Dans les faits, les situations du clandestin et de l’irrégulier sont quasi-similaires. 11 Colf (Collaboratore domestico fisso) : collaborateur domestique fixe (à demeure) 12 Il s’agit des données publiées par la Caritas dans son rapport annuel. Elles révisent à la hausse les données du Ministère de l’Intérieur, car elles tiennent compte des permis de séjour dont la demande est en cours de traitement au moment de leur publication. 24 nous informent sur la présence de mineurs et sur l’évolution de la distribution résidentielle des populations étrangères. On peut d’ores et déjà remarquer que les données à disposition sont essentiellement des données de stock et que les seules données disponibles sur les mobilités internes concernent les changements de résidence. Cela constitue un premier obstacle de taille dans le cadre d’une réflexion centrée sur les mobilités. Un autre problème important est l’absence de données sur la population présente de façon irrégulière.

La répartition de la population étrangère régulière en Italie présente un certain déséquilibre, comme on peut le voir sur la carte 1.1 de la population étrangère. Les régions du Centre et du Nord concentrent en effet la majeure partie de la population étrangère résidente. Ce déséquilibre est encore plus évident si l’on prend en considération le taux de 13 population étrangère sur la population totale par région (carte 1.2). Celui-ci est bien moins élevé dans les régions du Mezzogiorno que dans le Centre et dans le Nord : 1,1 % de population étrangère régulière en Campanie, 0,8 et 0,9 dans les Pouilles et la Sicile, contre 4,5 % pour le Latium, 3,5 % dans le Trentin, 3,4 % en Lombardie et dans le Frioul Vénétie-Julienne, 3,2 % en Ombrie et en Emilie-Romagne.

13 Le taux de population étrangère régulière sur la population totale est assez faible au regard d’autres États européens d’accueil (2,2 % pour l’Italie en 1999 contre 5,6 % en France et 8,9 % en Allemagne). Ceci est lié au caractère récent de l’immigration de masse en Italie et contraste avec l’alarmisme dont font parfois preuve les médias et les entrepreneurs moraux (Dal Lago, 1998). 25 TTrentin-Hautrentin-Haut AAdigedige N Val-d'Aoste Frioul-Vénétie- Lombardie Julienne VŽénéŽtie Piémont

Emilie- Romagne Ligurie

MMarchesarches Toscane

Ombrie

Abbruzes

Latium Molise

Sardaigne

Pouilles A.M Barthélémy réalisation Weber, Campanie BBasilicateasilicate

Calabre Nombre de permis de séjour en cours de

validitéŽ au 31-12-2001 conception C. Schmoll, S. 313 586 Sicile

95 872 32 688 0 100 km 2 130 Effectif total = 1 362 630

Ministère de l'Intérieur, Caritas

1.1 Permis de séjour en Italie (2001) TTrentin-Hautrentin-Haut AAdigedige N

Val-d'AosteVal-d'Aoste FFrioul-Vénétie-Juliennerioul LombardieLombardie VVénétieŽnŽtie

PiémontPiŽmont ƒEmilie-Romagnemilie-Romagne Ligurie

TToscaneoscane MMarchesarche OOmbriembrie

LLatiumatium AAbbruzesbbruzes MMoliseolise

CCampanieampanie PPouillesouilles SSardaigneardaigne

BBasilicateasilicate

Calabre

Part de la population Žétrangère dans la

Weber, réalisation A.M Barthélémy réalisation Weber,

population totale . 4 à 5 % et plus Sicile 3 à 4 % 2 à 3 % 1 à 2 % 0 100 km moyenneMoyenne nationale nationale = 2,2 =2,2 % % 0 à 1 %

Ministère de l'Intérieur, ISTAT, Caritas (2002) conception C. Schmoll, S

1.2 La population étrangère en situation régulière (2001) Première région d’accueil, le Nord a également connu la croissance de population étrangère la plus importante : le graphique 1.1 illustre l’évolution de la distribution par grandes aires territoriales de la population étrangère en Italie de 1991 à 2001. Il fait apparaître le renforcement des déséquilibres régionaux aux cours des années 90, au profit du Nord-Ouest et du Nord-Est. Alors que le Sud et les Îles comptabilisaient respectivement 10,1 et 8,2 % de la présence étrangère en 1991, ces taux ont chuté à 9,8 et à 4,3% en 2001. Inversement, la part des régions septentrionales dans la répartition spatiale des étrangers réguliers est croissante : le Nord accueille, en 2001, la majorité de cette population. Ainsi, en 2001, 32,6 % et 24,1 % de la population étrangère régulière résident respectivement dans le Nord-Ouest et le Nord-Est, proportions qui n’atteignaient que 27,9 % et 19,7% en 1991. Les régularisations successives semblent donc avoir accentué le tropisme des régions du Nord. On peut cependant distinguer, sur la carte 1.1, des sous-ensembles régionaux : au centre, la région romaine et, dans une moindre mesure, la Toscane et l’Emilie-Romagne, se distinguent par leur attractivité. Dans le Mezzogiorno, la région Campanie émerge grâce à l’effet d’attraction de Naples. On relève également une discrète présence d’étrangers réguliers en Sicile et dans les Pouilles, témoignant de chaînes migratoires anciennes composées de Marocains, Tunisiens, Sri Lankais en Sicile, Albanais et Marocains dans les Pouilles. Au Nord, la population étrangère s’étale régulièrement d’Ouest en Est, du Piémont au Frioul Vénétie Julienne avec des maximums dans la métropole lombarde ainsi que dans le Nord-Est en plein développement économique (Vénétie, Frioul, Trentin).

Graphique 1.1 Distribution régionale de la population étrangère (1991-2001)

1991 1996 2001 4,3 Îles 8,2 7,6 9,8 Sud 10,1 12,5

29,1 Centre 34 29,9

24,1 21,5 Nord-Est 19,7

Nord- 32,6 Ouest 27,9 28,5

1/01/00 2/01/00 3/01/00Caritas,2002

28 1. Le Mezzogiorno : une région de transit

À la suite de chaque procédure de régularisation (1990, 1995-96, 1998), les effectifs des populations étrangères régulières connaissent une forte augmentation, comme le montre la courbe 1.2 de l’évolution de la population étrangère par aire régionale. Cependant, dans les régions du sud et du centre, cette augmentation s’accompagne, un an après la régularisation, d’une chute de la population sur environ deux ans. Cette chute peut être observée en 1991, en 1996 et 1997 dans une moindre mesure, puis en 1999 et 2000. Une partie des populations étrangères semble s’installer dans un premier temps dans les régions méridionales, où elle obtient un permis de séjour, pour ensuite se déplacer vers les régions septentrionales. Le Sud se présente alors clairement comme une région de transit. La courbe 1.3, qui donne l’évolution de la population étrangère résidente dans les régions méridionales, montre que dans certaines régions, peut-être plus exposées aux arrivées de clandestins, comme les Pouilles, la Sicile ou la Calabre, la population régulière étrangère chute de façon particulièrement importante dans l’année qui suit chaque procédure de régularisation (1991 et 1996). En revanche, à la suite de la régularisation de 1998, cette chute de la population s’est produite dans toutes les régions, ce qui vient confirmer l’hypothèse du Sud comme région de transit dans son ensemble. L’examen de la répartition régionale des dernières demandes de régularisation conforte cette thèse, puisque dans tous les ensembles territoriaux, à l’exception du Nord-Est, la part du total des demandes de régularisation est supérieure à la part du total de la population résidente étrangère1. Comme on peut le voir dans le tableau 1.1, cette différence est particulièrement importante en ce qui concerne le Sud puisqu’elle est de 4,8%, ce qui vient confirmer son rôle de transit. Tout se passe comme si, après chaque annonce de régularisation, un stock de population irrégulière, attiré par l’information, se reconstituait, en particulier dans les régions de transit (Reyneri, 1998). Il est probable qu’une part importante de cette population irrégulière se trouve dans le Mezzogiorno.

1 Les données concernant la dernière procédure de régularisation figurent en annexe n.4. On ne dispose malheureusement pas encore à l’heure actuelle de données détaillées par région sur cette régularisation. C’est pour cela, mais aussi pour des motifs de comparabilité avec les autres données (registres de résidence) que nous n’utilisons pas ces données. Remarquons néanmoins que, sur 704 000 demandes déposées en septembre 2002, 650.000 permis de séjour ont été accordés en 2003. On est passé de 1 521 324 étrangers détenteurs de permis de séjour début 2003, à presque 2,3 millions en 2004 (2,5 millions en comptabilisant les mineurs) ce qui a entraîné des transformations en profondeur dans la composition du cadre migratoire italien. La prise d’importance des ressortissants des PECO (Roumanie, Ukraine) est particulièrement frappante. 29 Graphique 1.2 Évolution de la population étrangère résidente par aire territoriale (1991 = base 100)

300

250

200 Nord-Ouest Nord-Est 150 Centre Sud Iles 100

50

0

001 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2 annˇe (1991-2001)

Caritas, 2003 Graphique 1.3 Évolution de la population étrangère résidente (Sud et îles)

300

250

Abruzzes 200 Campanie Molise Basilicate 150 Pouilles Calabre 100 Sicile Sardaigne Population étrangère (base 100) (base étrangère Population

50

0 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 année Caritas, 2003

30 Tableau 1.1 Demandes de régularisation en 2002

Aires régionales Part des demandes de Part de la population régularisation 2002 résidente étrangère (2001) Nord 50,6, 56,7 Centre 29,9 29,1 Sud 14,6 9,8 Iles 5 4,3 Caritas (2003, 138) d’après données du Ministère de l’Intérieur

L’examen des transferts de résidence en Italie effectués sur l’année 1999, année qui suit une période de régularisation, semble confirmer cette tendance à la pratique d’une forte mobilité seconde2 des régions du Sud vers celles du Nord (carte 1.3). Ces données témoignent de l’attractivité du Nord (tous les soldes migratoires interrégionaux sont positifs dans le Nord), alors que le Sud apparaît très nettement comme une zone de départ (tous les soldes sont négatifs). À l’échelle des grandes aires territoriales, l’Italie nord- orientale est la plus favorisée par ces transferts de population : en 1999, les départs de l’Italie méridionale, de l’Italie centrale mais aussi de l’Italie nord-occidentale en direction du nord-est ont chacun dépassé les 2000 unités. Le rôle du centre apparaît plus complexe et nécessite une échelle plus fine : la Toscane et les Marches se distinguent par leur attractivité du Latium et de l’Ombrie, qui ont des soldes négatifs (respectivement un solde migratoire de -2560 et de -16 personnes). La situation du Latium, qui connaît des flux de départ importants vers les régions septentrionales révèle le rôle de transit de la région de Rome. À l’échelle régionale, la Lombardie semble être la région la plus attractive (avec un solde migratoire de 2719 personnes).

2 Par mobilité seconde, on entend une reprise de la migration à l’intérieur du pays de destination, suivant une trajectoire d’ascension professionnelle et/ou résidentielle (Vallat, 2000). 31 1.3 Les transferts de résidence des populations étrangères (1999)

+ 2001 N

Nord-Ouest Nord-Est

+ 2114 + 2351

Centre

Sud et îles

Soldes migratoires 0 100 km ( 694 ; 2719 (

( 175 ; 694 (

( -62 ; 175 ( Transferts les plus importants entre aires territoriales ( -721 ; -62 ( (+ de 2000 départs) C.Schmoll, 2004 ( -2560 ; -721 ( ISTAT, Registres de résidence (2002) méthode de classification: effectifs égaux 2. Les régions septentrionales : des régions de stabilisation

Dans le cadre migratoire italien, les régions septentrionales seraient des pôles d’installation. Les données à disposition sur le logement, les familles et sur l’emploi permettent d’étayer cette hypothèse. À l’échelle de l’Italie, il n’est pas vraiment possible d’obtenir un cadre général du logement des résidents étrangers. La répartition des structures d’accueil pour étrangers, mises à disposition des migrants par l’État ou par des associations permet néanmoins d’apprécier les déséquilibres régionaux entre un Nord mieux doté et un Centre-Sud moins accueillant. Ce déséquilibre s’est d’ailleurs renforcé entre 1996 et 2001.

Tableau 1.2 Les structures d’accueil en Italie (lits disponibles) 1996 2001 Nord-Ouest 245 6887 Nord-Est 320 7890 Centre 100 2758 Sud 56 2434 Îles 21 706 Caritas, 2003,182

Par ailleurs, l’observatoire immobilier de la FIAIP (fédération italienne des agents immobiliers professionnels) a réalisé une enquête dans 17 villes italiennes, permettant de connaître la part d’étrangers extra-communautaires dans la population des acheteurs de biens immobiliers. Remarquons que nous n’avons pas connaissance de la nationalité de ces acheteurs, et qu’il peut s’agir d’extra-communautaires privilégiés (Américains, Canadiens, Japonais…), en particulier dans le cas de cités fort touristiques telles que Venise ou Rome. Par ailleurs, l’importance des achats doit être mise en relation avec le marché immobilier des villes en question : ainsi, dans la ville de Rome, les loyers ont atteint un tel niveau qu’il est parfois plus économique d’emprunter et de réaliser un achat immobilier plutôt que de louer (ARES, 2000, cité par Caritas, 2003, 177). Les chiffres relativement élevés sur les acquisitions immobilières dans les villes du centre-nord peuvent être interprétés de la même façon, car les problèmes de logement sont très aigus dans ces régions. En outre, ces données sont particulièrement élevées du fait de la faiblesse du parc de logement social en Italie, auquel les étrangers n’ont que très peu accès (Coppola, 2003 ; Vallat, 2004). Quoi qu’il en soit, ces données permettent de prendre acte de la faiblesse des achats immobiliers dans les villes du Sud et des Îles, à l’exception notable de Palerme (10% d’acquisitions de la part d’extra-communautaires), au regard des acquisitions réalisées dans les régions du centre et du nord. En effet, comme on le lit sur le tableau 1.3, 15% des acquisitions de biens immobiliers à Rome et à Ancône ont été réalisées par des extra-communautaires, 13% à Trieste, 5% à Milan et à Turin, contre 1% à Bari et à Reggio Calabria et un chiffre nul à Naples.

Tableau 1.3 Achat de biens immobiliers de la part d’étrangers extra-communautaires (enquête réalisée dans 17 villes italiennes, premier semestre 2002)

Ville % d’acheteurs extra-communautaires Rome 15 Ancône 15 Trieste 13 Palerme 10 Turin 5 Milan 5 Gênes 4 Bolzano 3 Venise 2,5 Bologne 2 Florence 1 Pérouse 1 Bari 1 Reggio Calabria 1 Naples 0 Cagliari 0 Chieti 0 FIAIP, 2002 (in Caritas, 2003, 182)

Un autre indice de la stabilisation des populations étrangères au Nord est la présence de familles. Plusieurs indicateurs permettent de l’évaluer : d’une part, les permis de séjour pour regroupement familial ; de l’autre, la présence de mineurs. Selon le Ministère de l’Intérieur (Caritas, 2002), 28,9% des permis de séjour attribués au 31/12/2001 l’étaient pour raisons familiales. Ce type de permis de séjour est particulièrement bien représenté au nord de l’Italie qui totalise 58, 4% de l’ensemble des permis accordés pour raisons familiales, comme on peut le voir sur le tableau 1.4. Cependant, la part des permis de séjour pour regroupement familial rapportée au total des permis de séjour est supérieure dans le Sud (34,7%), ce qui peut s’expliquer par la difficulté majeure, dans cet ensemble régional, à avoir un permis de séjour pour travail salarié, dans la mesure où il y est difficile d’obtenir un contrat de travail régulier. Ces données sont donc difficiles à manier. En ce qui concerne les unions mixtes, la part du Nord, qui comptabilise 54,6% du total des unions mixtes (9044), contre 29,1% dans le centre (4.815) et 16,2% dans le Sud et les Îles (2700), est également élevée.

34 Tableau 1.4 Permis de séjour pour raisons familiales

Aire régionale Permis de séjour Part/nombre total de Part sur total PS pour raisons PS attribués attribués pour familiales (PS) raisons familiales Nord 230.033 29,7 58,4 Centre 97.646 24,6 24,8 Sud 46.184 34,7 11,7 Îles 20.002 33,8 5,1 Total 393.865 28,9 100 Données du Ministère de l’Intérieur, élaboration Caritas, 2002

Un indicateur beaucoup plus clair de cette tendance à la stabilisation au Nord est la présence de mineurs. Pour appréhender cette population, il faut avoir recours aux registres de résidence, dont les données sont rendues publiques par l’ISTAT1, car les effectifs des permis de séjour délivrés par le Ministère de l’Intérieur sous-estiment cette présence2. Au 31 décembre 2000, 277.976 mineurs étrangers étaient inscrits dans les registres de résidence, dont 35,4% dans le Nord-Ouest et 25,7% dans le Nord-Est, soient plus de 60% dans le Nord, puis 25,3% dans le Centre, 8,2% dans le Sud et 5,3 % dans les Îles. Les données sur la scolarisation des mineurs étrangers soulignent également ces disparités territoriales. Selon le Ministère de l’Instruction Publique, 2,3 % des inscrits dans les écoles publiques et privées italiennes, soient 180.000 enfants, sont de nationalité étrangère et 42,53 % d’entre eux fréquentent l’école élémentaire. L’évolution a été extrêmement rapide puisque 10 ans plus tôt ils n’étaient que 25.000. Ils se concentrent majoritairement dans le Nord (66,6%) puis dans le Centre (23,3%), le Sud et les Îles (10,1%) (données MIUR, Dossier Caritas, 2003). Un autre indicateur de la stabilité des migrants dans le Nord concerne la possibilité pour eux d’exercer un emploi déclaré. Ainsi, parmi les résidents étrangers en Italie, les deux 3 tiers des inscrits aux registres des entreprises de l’INPS se concentrent dans le Nord (Macioti, Pugliese, 2003). La répartition des permis de séjour pour travail dépendant par

1 L’institut national d’études statistiques. 2 Les mineurs étrangers ne possèdent pas de permis de séjour et sont simplement inscrits sur celui de leurs parents, à l’exception de certains cas bien précis dans lesquels ils possèdent un permis personnel (raisons familiales, études, travail après l’âge de 14 ans, asile politique, tourisme, santé, ou adoption). C’est pourquoi le ministère de l’intérieur sous-estime fortement cette population. Au 31-12-2001, il comptabilisait quelque 70.291 mineurs étrangers, soient moins d’un quart de la présence régulière effective. Cela explique également pour quelle raison les données des registres de résidence fournies par l’ISTAT sont toujours supérieures à celles des permis de séjour du Ministère de l’Intérieur. En revanche, la détention d’un permis de séjour n’implique pas automatiquement l’inscription aux registres de résidence (dans le cas d’un court séjour, par exemple) 3 Istituto Nazionale di Previdenza Sociale (Institut National de Prévoyance Sociale), correspondant à la sécurité sociale française. C’est auprès de l’INPS qu’un employeur déclare un travailleur. 35 aire territoriale confirme également la prédominance du Nord, qui concentre 58,2% de ces autorisations (Tableau 1.5).

Tableau 1.5 Permis de séjour pour raison de travail, par type de travail et par aire territoriale

Permis % Employé % Travail %En % de (travail indépendant recherche séjour dépendant) d’emploi pour travail Nord 461.745 55.8 375.386 58.2 47.516 57.1 35.373 38.7 Centre 239.135 28.9 187.612 29.1 22.725 27.3 25 .918 28.3 Sud 126.738 15.3 81.949 12.7 13.028 15.6 30.214 33 Total 827.618 100 644.947 100 83.269 100 91.505 100 Istat, La presenza straniera in Italia, 2001

3. La mobilité seconde, un parcours de mobilité socio-économique

L’examen des données officielles permet de tirer les conclusions suivantes : désormais, la grande majorité des populations étrangères régulières se concentre dans le Nord et dans le Centre du pays (85,8 % en 2001). Le Mezzogiorno d’Italie est une étape, une plate-forme de redistribution dans des mobilités spatiales dirigées vers le Nord. À ces mobilités s’associe une mobilité socio-économique ascendante (obtention d’un emploi régulier au Nord, regroupement familial, achat d’un logement…) (Calvanese, 1992, Vallat, 1993a). Dans ce cadre, le rôle du Centre est celui d’un entre-deux. Si, sous certains aspects, il s’apparente au Sud (diminution de la part de la population étrangère totale durant les années 90), d’autres indicateurs le rangent plutôt du côté du Nord (acquisitions de logement par exemple). Ainsi, en Italie, la méridionalisation des provinces du Nord, qui était décrite par Etienne Dalmasso dans les années 70 pour signifier l’importance des migrations en provenance du sud italien en Lombardie, se poursuit, mais elle est à l’initiative des populations étrangères, et touche particulièrement les régions nord- orientales : comment expliquer la persistance de ce fort dualisme ?

36 II. MODÈLES D’INTERPRÉTATION DE CES DÉSÉQUILIBRES

1. Le Mezzogiorno comme porte d’entrée de l’Europe

Une des interprétations les plus répandues consiste à souligner la fonction de porte d’entrée des régions du Sud, pour des flux d’immigration dirigés vers l’Italie et plus généralement vers l’Europe. Il est vrai que certaines régions dont les frontières côtières sont particulièrement exposées, comme les Pouilles ou la Sicile, et plus rarement la Calabre, sont des lieux de prédilection pour l’arrivée des bateaux de clandestins. Cependant, il existe d’autres points d’arrivée en Italie. En effet, la répartition régionale des centres de permanence temporaire4 chargés d’organiser l’accueil et le renvoi des clandestins, ainsi que les données sur les renvois aux frontières, montrent que d’autres régions d’entrée, en particulier au Nord-Est, sont également touchées par ces flux de migrations clandestines (graphiques 1.4 et 1.5). Les frontières terrestres avec la France, l’Autriche, et la Slovénie, sont des lieux de passage importants. La majorité des populations chinoises entrées illégalement, par exemple, emprunte les routes de l’Europe orientale pour pénétrer en Italie par le Frioul-Vénétie-Julienne ou par le Trentin-Haut Adige (International Organization for Migration, 1995 ; Reyneri, 1998). La frontière italo- slovène en particulier est devenue un lieu de passage important comme en témoigne, dans le graphique 1.5, le poids du Frioul Vénétie-Julienne dans le total des renvois aux frontières (36%, soient 13290 personnes pour l’année 2002). Le contrôle de ces frontières septentrionales est rendu d’autant plus difficile qu’il s’agit de zones de passage des flux de tourisme dirigés vers l’Italie. En outre, nombre des migrants présents en Italie ne sont pas entrés de façon clandestine, mais en possession d’un visa (visa Schengen, depuis 1998) pour tourisme ou affaires, obtenu souvent auprès d’autres consulats5. Ainsi, dans le cas des pays d’Afrique francophone et du Maghreb, mais aussi de la Chine, c’est souvent la France, et Paris en particulier, qui joue un rôle de plaque- tournante (Reyneri, 1998 ; Schmoll, 2000). L’interprétation du Mezzogiorno comme porte d’entrée ne suffit donc pas à expliquer la fonction particulière du Sud dans les dynamiques migratoires. Une autre explication de la spécificité du Sud met l’accent sur la segmentation et le dualisme du marché du travail italien.

4 Les centres de permanence temporaire (dits CPT) ont été institués en 1995 et se sont multipliés avec la loi 40/1998 : ils permettent de retenir, pour une période limitée (30 jours, puis 60 jours, depuis la loi 189/2002, dite Bossi-Fini), les individus en attente de l’expulsion ou de l’obtention d’une demande de séjour (vérification ou recherche d’identité et de nationalité, mesures de secours…). 5 Le gouvernement de centre-gauche dirigé par Massimo D’Alema avait introduit des quotas annuels d’entrée, qui permettaient, dans une mesure réduite, l’arrivée légale de travailleurs extra-communautaires en Italie, et devaient, dans l’idée du gouvernement, éviter le recours épisodique à la régularisation (loi 40/1998). Cette politique de la porte entrouverte, qui rappelle les options suggérées par l’Union Européenne au sommet de Tampere (15-16/10/1999) a été suspendue avec l’arrivée du gouvernement Berlusconi, qui est revenu à la méthode classique de la sanatoria (Dal Lago, Palidda, 2001). 37 Graphique 1.4 Renvoi aux frontières aériennes, maritimes et terrestres (31-12-2002)

Autres (3745)

Latium (2600) Frioul Vénétie Julienne (13290) Piémont (2625)

Pouilles (5397)

Lombardie (9638)

Caritas, 2003

Graphique 1.5 Activités des centres de permanence temporaire (part des dossiers traités en Italie)

Émilie-Romagne Calabre 4% 5% Piémont 9% Sicile 30%

Latium 13%

Lombardie 15% Pouilles 24%

Caritas, 2003

38 2. Le dualisme territorial de l’Italie

Sous l’angle socio-économique en effet, l’Italie est le pays d’Europe dans lequel les différences régionales sont les plus accusées. Le clivage est très net entre un Nord, dont certaines régions atteignent des taux de chômage quasiment nuls, et un Sud, dans lequel les taux de chômage sont élevés (en province de Naples, le taux de chômage atteint les 27,9%). Ces différentiels ont par ailleurs tendance à s’accentuer (Reyneri, 1997, 2002).

Tableau 1.6 Taux de chômage par aire territoriale (données 1999) Région Nord Centre Sud Total Taux de 5,4% 9,2% 22% 11,4% chômage Istat, 2001

L’économie souterraine6, entendue comme une activité productive effectuée avec l’intention délibérée de contourner le fisc ou de ne pas respecter les lois, représente, selon les estimations de l’Eurispes7, 28, 5 % du produit intérieur brut italien, ce qui place l’Italie au deuxième rang des pays européens, juste après la Grèce et avant l’Espagne (Eurispes, 2001). Un des aspects de cette économie souterraine est le travail irrégulier, dont l’ISTAT propose périodiquement une évaluation8 : en 1999, le taux d’irrégularité, soit la part des emplois irréguliers sur le total des emplois, était de 15 % en Italie, mais atteignait 22,6 % dans le Mezzogiorno, contre 15,2 % dans le Centre, 11,1 % dans le Nord-Ouest et 10,9 % dans le Nord-Est. Les secteurs les plus touchés sont l’agriculture, puis la construction, et les services (Istat, 2001). Dans le Mezzogiorno, les taux d’irrégularité de l’emploi sont également élevés dans le secteur manufacturier. Ainsi, dans les régions méridionales, des taux de chômage élevés co-existent avec l’existence de formes diffuses d’emploi irrégulier : le marché du travail est segmenté, entre une couche primaire, où l’offre excède la demande, et une couche secondaire, où la demande de travail est présente mais exclue du système des garanties. En outre, les données ISTAT sous-estiment probablement l’importance du travail irrégulier dans le

6 En Italie, cette expression, ou encore celle d’économie immergée (sommersa) est plus fréquente que celle d’économie informelle. 7 L’Eurispes est un institut de recherche sur les dynamiques économiques et sociales de l’Italie qui procède périodiquement à des évaluations de l’économie souterraine. 8 Certaines estimations sont encore plus élevées. Selon une étude de F. Schneider (cité par Palidda, 2002, 93 et consultable à l’adresse suivante : www.jk.uni-linz.ac.at), en 2001, presque 30% du PNB italien relèverait de l’économie dite souterraine et presque 25% de la main d’œuvre serait au noir : ce taux d’économie souterraine ne serait égalé que par la Grèce. Cependant, comme le souligne S. Palidda, il faut remarquer que depuis dix ans ce taux ne cesse de croître dans tous les pays de l’Union Européenne : en 2000, il atteint 23% au Portugal et en Belgique, plus de 19% en Suède et en Norvège, plus de 16 % en Irlande et en France, plus de 15% (Palidda, 2002) 39 Mezzogiorno9 : elles se basent sur le principe que les individus déclareront spontanément leur activité irrégulière, ce qui n’est pas toujours le cas, comme le souligne Luca Meldolesi qui évalue, en se fondant sur une série d’enquêtes, à 50% le taux d’irrégularité de l’emploi dans le Mezzogiorno (1998).

Les dynamiques migratoires reflètent ces déséquilibres régionaux. C’est pourquoi, selon Enrico Pugliese, une interprétation des flux migratoires en termes de concurrence ou de complémentarité sur le marché du travail est nécessairement insuffisante : sur le territoire italien, les deux formes d’insertion des immigrants co-existent, et ont un poids différent, selon que les migrants se trouvent au Sud ou bien au Nord (1990, 2000, voir aussi Ambrosini, 2001 ; Calvanese, 1992 ; Vitiello, 2003). Dans les régions du Nord, c’est la complémentarité entre main-d’œuvre locale et étrangère qui prime. En effet, ces régions proposent des emplois manufacturiers, stables et souvent basés sur les contrats de travail en règle, en particulier dans les petites et moyennes entreprises de la troisième Italie (Vitiello, 2003 ; Pugliese, 2002). Les migrants y occupent des postes difficiles, pour lesquels l’offre d’emploi italienne du Sud, en général plus qualifiée, avec des aspirations majeures en termes de revenu et de statut, n’est pas prête à effectuer une migration interne10 (Reyneri, 1998). Dans les régions du Sud en revanche, l’économie souterraine constitue pour les migrants un puissant facteur d’attraction, en particulier dans les premières phases de la migration (Sciortino, 1997 ; Reyneri, 1998). L’emploi se concentre dans les secteurs de l’agriculture, des services et du bâtiment. Il s’agit d’emplois non déclarés, sous-payés, qui s’apparentent parfois, selon Enrico Pugliese, à des formes d’esclavage contemporain : les salaires proposés aux travailleurs agricoles sont souvent inférieurs à la moitié des salaires contractuels, et les conditions de travail sont presque toujours caractérisées par la violation des normes de sécurité et de garantie, ce qui explique l’indisponibilité des chômeurs locaux, en particulier les jeunes d’extraction urbaine, à se tourner vers ce type de travaux. Il semble évident que la majorité des immigrés se trouvent dans la couche secondaire du marché du travail, dans l’aire du travail précaire non garanti. Les grands débouchés sont le travail domestique, le bâtiment et l’agriculture, concentrée en premier lieu dans les régions méridionales (2002, 98). Ainsi, la segmentation du marché du travail, en particulier dans le Sud, entre, d’un côté une couche primaire, et de l’autre une couche secondaire, exclue du système des garanties, permet de comprendre la demande italienne de main-d’œuvre extra-communautaire. Elle explique, en Italie, la coexistence d’un taux de chômage élevé et d’un flux d’immigration (Pugliese, 2002). Par ailleurs, la diffusion des économies souterraines dans le Mezzogiorno s’est souvent assortie d’une tolérance relative de la part des autorités administratives. Cette tolérance

9 Ces données sont construites sur la base de la convergence/divergence des déclarations des familles et des entreprises. 10 Récemment, les flux migratoires internes du Sud vers le Nord ont cependant connu une légère reprise (de 7% par an en moyenne, 1995 à 1999) ce qui, comme le souligne Dominique Rivière, souligne la persistance de la question méridionale (Svimez, 2002, 28-29 ; Rivière, 2000) 40 vis-à-vis de l’économie souterraine confère au Mezzogiorno une certaine porosité dans l’accueil des nouveaux venus. Selon Pasquale Coppola, l’importance structurelle de l’informel, alliée au poids mineur des formes de réglementation officielles permet d’abaisser les barrières à l’accueil des migrants, en générant une certaine ouverture du marché du travail (Coppola, 1999).

Dans ce cadre, le Mezzogiorno fait figure de tremplin, de sas de transition vers les régions du Nord, dans lesquelles la stabilisation s’explique par une demande de travail souvent déclaré : des recherches conduites dans les dernières décennies ont mis en lumière le phénomène de migration dans l’immigration, selon lequel de nombreux travailleurs immigrés dans le Mezzogiorno, au fur et à mesure qu’ils régularisent leur position, finissent par se transférer dans les régions du Nord, comme de Caserte vers la Vénétie et la Lombardie (Calvanese et Pugliese, 1991). En réalité, dans sa recherche de stabilité et de conditions d’intégration plus favorables, une partie de l’immigration plus ancienne a pensé à se transférer dans les aires ou les possibilités de travail étaient moins précaires. Les migrations internes vers les régions septentrionales qui auparavant concernaient les travailleurs du sud aujourd’hui touchent aussi les immigrés : en effet, l’immigration est, en de nombreux aspects, le miroir de l’économie et de la société italienne (Pugliese, 2002,103). Ce modèle dual fait en général peu de cas de la pratique d’activités commerciales de la part des migrants : cette pratique, quand elle est signalée, est lue comme un expédient, un pis- aller. Le commerce, sous couvert d’activité autonome, masquerait des formes extrêmement précaires de travail dépendant (Calvanese, 1991 ; Vicarelli 1991). La figure exemplaire de ce type d’activité est alors le vu’cumpra11, le commerçant ambulant, souvent africain, que l’on retrouve sur les plages, marchés, et trottoirs des centre-ville d’Italie dès le début des années 80.

3. Le modèle d’immigration méditerranéen

La forte segmentation du marché du travail entre un segment primaire et un segment secondaire exclu du système des garanties est un des aspects qui contribuent, selon certains auteurs, à faire de l’Italie et en particulier du Mezzogiorno, un cas emblématique du modèle d’immigration méditerranéen (Pugliese, 2000 ; voir aussi, pour une approche similaire, King, Ribas-Mateos, 2002). Ce modèle, qui permet un glissement du cas particulier de l’Italie vers d’autres pays d’Europe du Sud, a été mis en place sur la base du constat qu’il existe des similitudes, du point de vue du phénomène migratoire, entre les différents pays d’Europe méridionale (Grèce, Portugal, Espagne, Italie). Quels sont ces points communs ? Tout d’abord, tous ces pays sont passés, au cours des années 70, du statut de pays de départ à celui de pays de destination. Par ailleurs, ils se

11 Le terme vu’cumprà est apparu dans les années 80 pour désigner de façon dépréciative le vendeur de rue extra-communautaire. L’expression signifie littéralement « tu veux acheter ? ». Sur les stéréotypes qui entourent la figure du vu’cumprà on peut lire l’article d’Alfio Sciareza (1999) 41 distinguent en Europe par l’importance de leurs économies souterraines. Dans ces pays, le travail saisonnier, en particulier agricole, est un débouché important pour les migrants, surtout dans les premières phases de la migration. Un autre secteur important est celui du tertiaire (entendu comme services aux personnes) dont le développement est lié aux carences de l’État social mais aussi à un certain type de mentalité patriarcale, attaché aux valeurs familiales (Pugliese, 2002 ; King, Ribas-Mateos, 2002). Dans les pays du modèle méditerranéen, la migration féminine est importante et l’on peut remarquer le rôle du sexe et de la religion en tant que variables associées à des segments économiques particuliers (Miranda, 2002). Les femmes, souvent chrétiennes, sont employées comme travailleuses domestiques, tandis que les hommes, souvent musulmans, sont employés comme ouvriers agricoles ou dans d’autres petits travaux déqualifiés (bâtiment, gardiennage, restauration…). Un autre critère est la proximité géographique entre les pays de départ et les pays d’arrivée : la plupart des migrants étrangers proviennent des autres pays méditerranéens (Maghreb, Albanie) ou encore de la proche Europe orientale ou centrale (Pologne, Roumanie, Ukraine). Il s’agit, par ailleurs, de pays qui sont passés directement d’une politique des frontières ouvertes, en l’absence de normes, à une politique adéquate aux orientations émises par l’Union Européenne, même si cette politique n’est pas exempte de contradictions. Ces pays combinent en effet une absence de mesures d’intégration, une politique officielle des frontières fermées et des mesures ponctuelles de régularisation massive. Un autre aspect de ce modèle est que les migrants ont peu accès aux aides et services sociaux, ce qui est lié à la fois à l’inadéquation des politiques, au passage d’un capitalisme d’État (qui appuyait l’État social) à un capitalisme globalisé, mais aussi au caractère moins définitif des migrations.

Le modèle méditerranéen n’entre pas en contradiction avec l’analyse duale : il reproduit le dualisme à une autre échelle, puisqu’il constate que les pays méditerranéens se distinguent de leurs voisins d’Europe du Nord. De ce point de vue, les auteurs du modèle considèrent que les pays méditerranéens peuvent devenir une étape dans un parcours migratoire de stabilisation orienté vers des pays plus riches (Pugliese, 2000). Ainsi, la dichotomie Nord-Sud est reproduite, mais à une autre échelle, celle de l’Europe. Cependant, les changements d’échelle introduits par ce modèle mettent en perspective de nouveaux éléments qui manquaient à l’analyse précédente, et permettent d’introduire quelques nuances : la féminisation du marché du travail et l’importance du tertiaire (secteur du travail domestique) qui couvrent l’Italie dans sa totalité en sont des aspects importants. La prévalence de la population féminine sur la population étrangère totale dans cinq régions du centre-sud, que met en évidence la carte 1.4, induit bien un modèle spécifique d’insertion féminine, qui remet partiellement en cause le dualisme territorial entre Nord et Sud de l’Italie, et qui permet de s’interroger sur le rôle spécifique des étrangers dans le marché du travail des régions centrales.

42 1.4 Population étrangère féminine

Part de la population féminine 0 100 km sur la population étrangère totale N 35 à 39,9 %

40 à 44, 9 %

45 à 49,9 % 2004 C.S, C.S, 50 à 54, 9 % Caritas, 2002, d'après Ministère de l'Intérieur Tableau 1.7 Étrangers en Italie (trente premières nationalités, 1991-2001)

Nationalité 1991 Effectif 1991 Nationalité 2001 Effectif 2001 Maroc 88665 Maroc 158094 Etats-Unis 59669 Albanie 144120 Tunisie 46276 Roumanie 75377 Philippines 40611 Philippines 64215 Allemagne 39340 Chine 56566 Yougoslavie 33663 Tunisie 46494 Grande-Bretagne 27605 États-Unis 43650 Sénégal 27036 Yougoslavie 36614 Albanie 26191 Allemagne 35888 France 24879 Sénégal 34811 Égypte 22373 Sri Lanka 34364 Chine 20597 Pologne 30658 Pologne 18860 Inde 29873 Suisse 18057 Pérou 29627 Grèce 17246 Égypte 26166 Brésil 16267 France 25880 Argentine 14758 Royaume-Uni 23617 Sri Lanka 14473 Macédoine 23142 Espagne 14366 Bangladesh 20127 Roumanie 13407 Brésil 18776 Ghana 12782 Espagne 18775 Iran 12605 Pakistan 18624 Éthiopie/Erythrée 12548 Ghana 17791 Inde 12064 Nigeria 17832 Somalie 11842 Suisse 16895 URSS 9223 Croatie 15482 Autriche 8206 CEI 12173 Pakistan 7070 Algérie 11647 Hollande 6993 Bosnie-Herzégovine 11239 Nigeria 6578 République 11083 dominicaine Total 30 premiers 684250 Total 30 premiers 1109600 pays de provenance pays de provenance Total étrangers 859571 Total étrangers 1362630 Caritas di Roma, 1992, 41 ; Caritas di Roma, 2002, 96.

44 Cependant, le modèle méditerranéen soulève un certain nombre de difficultés d’interprétation quant à une spécificité de la migration méditerranéenne. Tout d’abord, mais c’est un point de détail, il se concentre exclusivement sur l’Europe méridionale, et élude ainsi les autres pays de la Méditerranée : pourquoi alors ne pas parler de modèle sud- européen ? La réponse est qu’il existerait une forte proximité entre les pays de départ et les pays d’arrivée, au sein du bassin méditerranéen. Ce critère de proximité semble néanmoins contestable, puisque l’Italie se caractérise justement par la diversité des groupes nationaux présents sur son territoire et souvent par l’absence de liens historiques, de type colonial par exemple, entre les pays d’origine de ces nouveaux venus et leur pays d’accueil. Comme on peut le voir sur le tableau 1.7, l’absence de liens historiques se renforce avec la diversification des nationalités et l’affirmation de nouveaux groupes entre 1991 et 2001 tels que les Roumains et les Chinois, tandis que certains pays ayant eu des relations historiques importantes avec l’Italie ont disparu de la classification des 30 premières nationalités en 2001 (Ethiopie-Erythrée, Somalie). Un autre espace en revanche n’est pas envisagé par ce modèle, et pourtant présente de nombreux points communs : il s’agit de l’Irlande, qui n’est pas prise en compte, tout simplement parce qu’elle n’est pas méditerranéenne. La question des variables de sexe dans le marché du travail devrait également être nuancée à la lumière des récentes évolutions, puisqu’elle est mise en discussion par l’arrivée de certains groupes dans lesquels les hommes et les femmes sont présents de manière équilibrée, tels les Chinois les Roumains, ou les Sri-Lankais, comme le montre le tableau 1.8 (Miranda, 2002).

45 Tableau 1.8 Permis de séjour par sexe pour les principaux pays d’origine, 1992 et 2000

Pays d’origine 1992 2000 Var. 1992- H et F % F H et F % F 2000 % Maroc 83.292 9,8 155.864 27,7 87,1 Albanie 24.886 14,1 133.018 34,0 434,5 Ex-Yougosl. 26.727 37,1 92.791 39,5 247,2 Philippines 36.136 67,2 67.386 66,2 85,6 Roumanie 8.250 58,0 61.212 48,9 642,0 Chine 15.776 39,8 56.660 45,1 259,2 Etats-Unis 41.523 65,3 47.855 66,5 15,2 Tunisie 41.547 9,0 46.773 22,1 12,6 Sénégal 24.194 2,9 40.890 7,1 69,0 Allemagne 26.377 58,2 35.332 59,2 34,0 Égypte 18.473 14,2 34.042 17,9 84,3 Sri Lanka 12.114 31,0 31.991 42,7 164,1 Pologne 12.139 55,7 29.478 70,5 142,8 Pérou 5.022 63,7 29.074 68,1 478,9 Inde 9.918 43,0 27.568 36,9 178,0 France 16.637 60,6 25.337 60,6 52,3 Autres 245.744 19,2 425.384 17,2 73,1 Total 648.935 39,9 1.340.655 45,3 106,6 Pugliese 2002, 91, d’après ISTAT, 2001

En définitive, l’interprétation duale des dynamiques migratoires en Italie, tout comme le modèle d’immigration méditerranéen, présentent un certain nombre d’avantages pour la compréhension des mobilités des migrants. Ils montrent que le processus migratoire ne s’interrompt pas à l’arrivée en Italie, mais procède par étapes, qu’il s’agisse de migrations saisonnières de va-et-vient, ou de migrations secondes, du Sud vers le Nord (de l’Italie, de l’Europe). Ils prennent en compte le poids des facteurs institutionnels sur les pratiques des migrants et soulignent les paradoxes des politiques migratoires. Cependant, le modèle dual, tout comme le modèle méditerranéen, laissent en suspens un certain nombre de problèmes. D’une part, on peut se demander si certaines caractéristiques relevées dans le modèle dual et considérées comme typiques d’un modèle migratoire méditerranéen (l’importance du sexe comme variable, l’importance des mobilités secondes…), ne sont pas en réalité caractéristiques plus généralement de l’évolution actuelle des formes migratoires, rendues plus visibles en Europe du Sud parce que plus récentes, ce qui ferait des nouveaux pays d’immigration des miroirs grossissant de tendances généralisées. L’Italie deviendrait alors, avant d’être un pays d’immigration méditerranéen, un laboratoire d’immigration post-

46 fordiste et un observatoire des mobilités contemporaines. D’autre part, on peut se demander si une interprétation duale, qui insiste à la fois sur le dualisme territorial de l’Italie et sur la segmentation du marché du travail, n’occulte pas un certain nombre d’aspects de la migration en Italie et de la géographie économique italienne, qu’une telle perspective ne permet guère d’appréhender. Ces modèles d’explication n’insistent en effet que sur les déterminants structurels des flux (et en particulier sur le marché du travail), sans tenir compte d’autres facteurs, tels que les initiatives et les formes d’organisation mises en place par les groupes migrants. C’est cette critique qui est adressée dans la partie suivante.

III. LES LIMITES D’UNE APPROCHE DUALE

1. Des mobilités et des activités invisibles : l’insuffisance d’un cadrage statistique

Tout d’abord, l’interprétation duale concentre l’attention sur un seul type de mobilité, les mobilités internes et résidentielles (et accessoirement les mobilités saisonnières). Cela est lié aux limites des sources statistiques, qui rendent, en général, d’autres types de mobilité difficilement repérables, et a fortiori celles qui couvrent une échelle internationale (Coupleux, Duhamel, 1999 ; Vallat, 1999). De ce point de vue, on peut dire que les statistiques, qui ne permettent d’examiner que le niveau national du phénomène, encouragent une sorte d’effet de loupe, qu’on pourrait appeler à la suite de certain auteurs, nationalisme méthodologique, c’est-à-dire le fait de considérer l’État- Nation comme cadre d’analyse privilégié et déterminant primordial des phénomènes socio- spatiaux (Beck, 2003 ; Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994). En plus de produire un regard national sur les faits, les données sur les mobilités résidentielles ne sont que partiellement fiables. Les résidents ne déclarent pas toujours leur départ d’une commune, ce qui a pour conséquence une surestimation de leurs effectifs, puisqu’il y a possibilité d’inscription multiple. Par ailleurs, les migrants ne vivent pas nécessairement dans la commune dans laquelle ils déclarent leur résidence, ni ne résident forcément dans la circonscription correspondant à la questura1 dans laquelle ils s’inscrivent. Les procédures administratives (permis de séjour, résidence) s’effectuent dans des communes où elles seront facilitées, soit qu’elles aient la réputation d’être plutôt tolérantes, soit que les migrants bénéficient d’un contact, d’une connaissance. C’est donc aussi bien la couleur politique d’une commune, sa réputation, ou encore le fonctionnement des réseaux de relation qui expliquent l’inscription dans tel registre de résidence et dans telle questure (qui vont souvent ensemble), comme le montrent les deux exemples suivants : Kader vit à Naples, mais a demandé un permis de séjour à la questura de Caserte. Il y connaissait un ami qui, moyennant finances, lui a proposé de l’héberger,

1 Autorité administrative provinciale, dépendant du Ministère de l’Intérieur, chargée de la délivrance des permis de séjour. 47 c’est-à-dire de lui prêter son adresse, nécessaire pour l’obtention du permis de séjour, et pour l’inscription aux registres de résidence. Surtout, cet ami connaissait un fonctionnaire de la questura, ce qui lui permettait d’accélérer les procédures d’obtention du permis de séjour. Tout comme Kader, Sofiane est commerçant et vit à Naples. Sur son permis de séjour, il est déclaré comme travailleur agricole et inscrit au registre de résidence en province de Ragusa, en Sicile. Un ami, tunisien comme lui, domicilié à Ragusa, se charge de lui trouver un contrat de travail à chaque renouvellement de son permis de séjour. Concernant les mobilités internationales, les seules données à disposition sont les annulations de résidence pour départ à l’étranger, mais on ne connaît guère la destination de ces départs : s’agit-il de retour au pays d’origine ou de départ pour une seconde migration dans un pays tiers? Par ailleurs, on a vu que l’annulation de résidence n’était pas une démarche obligatoire : ces données sont donc peu utilisables. Les registres de résidences n’informent pas non plus sur les présences courtes en Italie (permis de séjour religieux, tourisme…). Une source complémentaire peut être alors les entrées de personnes munies de visas, mais ce type de source ne nous renseigne guère que sur les flux d’entrée, sans nous en dire davantage sur les parcours migratoires. Quelle est la part des personnes véritablement de passage ? Quels sont ceux qui viennent augmenter le stock des irréguliers ? De plus, les données sur les visas sont remarquablement élevées, ce qui est lié à l’attractivité religieuse et touristique du pays. En effet, chaque année, environ un million de visas pour l’Italie sont accordés dans le monde (Caritas, 2003)2. Une autre limite des sources statistiques concerne l’emploi : il est extrêmement mal connu. Le travail informel des migrants est fortement sous-estimé dans les données officielles, car la plupart des migrants achètent des contrats de travail ou se font régulariser ponctuellement par leur employeur (souvent à leur frais), afin d’obtenir un permis de séjour (Reyneri, 1998). Ainsi, les données sur les types d’emploi sont faussées par l’importance des contrats fictifs3.

En ce qui concerne le travail autonome, la législation est encore fort restrictive, en dépit de quelques allégements introduits par la loi 40/1998 (Ambrosini, 2002). Ainsi, la question de l’invisibilité statistique des travailleurs autonomes renvoie au rôle des mécanismes institutionnels dans la détermination de la limite entre formel et informel (Quassoli, 1999). Les extra-communautaires sont encore soumis à la norme de réciprocité, ce qui signifie qu’il ne peuvent créer certains types d’entreprise que si leur pays d’origine a passé des accords avec l’Italie. C’est pourquoi nombre d’étrangers extra-communautaires mettent sur pied des entreprises en utilisant des prête-noms italiens. Certains secteurs, la restauration exotique par exemple, demeurent plus accessibles que d’autres, comme la confection (Ambrosini, 2002). De ce point de vue, il est probable que les économies

2 En 2002, les visas d’entrée concédés par l’Italie sont 853.466 (45,6 % pour tourisme, 14,4% pour affaires, 20,5% pour installation). En 2001, ils étaient 947.085 (45,9% pour tourisme, 14,5% pour affaires, 22% pour installation). La chute du nombre de visa entre 2001 et 2002 est liée à l’approbation d’une loi plus restrictive (189/2002) de la part du gouvernement Berlusconi. 3 Angeles Ramirez effectue le même type de constat dans le cas de l’Espagne (1999). 48 communautaires et exotiques constituent pour certains groupes, la face visible, parce qu’autorisée, de leurs activités (Reyneri, 1998 ; Ambrosini, 2002). Cette situation de blocage est liée, selon Maurizio Ambrosini, aux fortes pressions exercées par les PME italiennes, visant à empêcher l’entrée sur le marché du travail de nouveaux concurrents (Ambrosini, 2002 ; voir aussi Magatti, Quassoli, 2004). Cependant, cette situation s’est allégée pour certains groupes, comme les Chinois, dont les entreprises, à la suite d’accords bilatéraux stipulés depuis 1987 avec l’Italie, peuvent bénéficier plus facilement d’une régularisation (Campani, Carchedi, Tassinari, 1994 ; Magatti, Quassoli, 2004). En ce qui concerne les commerçants de rue, ils sont irréguliers dans leur très grande majorité (Magatti, Quassoli, 2004).

Dans le cas des circulations commerciales, le problème posé par les données est double : il s’agit d’une part d’appréhender une activité, exercée, au moins en partie, de façon informelle, et d’autre part des mobilités qui, dans la plupart des cas, ne sont pas enregistrées en tant que mobilités commerciales. Par ailleurs, de par son caractère souvent international, la circulation commerciale dépasse les cadres habituels de la statistique. Pour avoir une idée plus précise de son ampleur et de sa composition, il faudrait isoler une catégorie statistique du circulant commerçant, ce qui est actuellement impossible (De Tapia, 2003). Ainsi, des 18.000 passagers transitant chaque année entre Naples et Tunis, ou encore des 15.409 Tunisiens ayant obtenus un visa pour l’Italie en 2001 (Caritas, 2002, 75), comment distinguer la part des touristes, des commerçants et des migrants traditionnels (et encore faudrait-il pouvoir affirmer que chaque migrant traditionnel n’est pas un commerçant potentiel) ? Par ailleurs, les statuts des commerçants sont variables : certains voyagent grâce à des visas de tourisme ou d’affaires, d’autres, plus fortunés, disposent du précieux permis de séjour. Ainsi, les données statistiques ne donnent qu’un cadre très approximatif des mobilités spatiales des migrants, et de leurs activités économiques. Sur certains points, elles contribuent à fausser ces données (déclaration de domicile ou déclaration d’emploi qui ne répond guère à la réalité). Aussi l’enquête directe est-elle essentielle.

2. Italie : un laboratoire d’immigration post-fordiste ?

Une autre critique peut être adressée à une appréhension duale des dynamiques migratoires. Cette critique concerne la simplification que l’approche duale opère de la situation socio-économique italienne. En effet, à la différence des pays d’Europe nord- occidentale et d’Amérique du Nord, l’immigration en Italie, comme ailleurs en Europe méridionale, se manifeste quand le pays entame sa transition post-fordiste (Quassoli, 1999). Or, il ne faut pas sous-estimer l’influence des transformations induites par ce tournant sur l’insertion socio-économique des migrants. La crise du modèle fordiste se caractérise en effet par de nombreuses transformations dans le marché du travail et dans l’organisation de la production. Elle est marquée en particulier par l’informalisation, la tertiarisation, l’externalisation des économies et le développement du travail flexible et

49 atypique (sous-traitance, travail autonome) (Amin, 1994 ; Bologna, 1992a, 1992b ; Castells, Portes, 1989 ; Magatti, Quassoli, 2004). Parallèlement, certains aspects caractéristiques du fordisme se délitent, tels que l’importance de l’État-Providence, le rôle des État-nations dans la détermination des tendances économiques, le poids des grands complexes industriels, du plein emploi et du travail ouvrier, ou encore l’existence de marchés de masse proposant des biens à bas prix standardisés (Amin, 1994 ; Castells, Portes, 1989 ; Zanini, Fadini, eds, 2001). Un autre aspect de la réorganisation de ces économies est la prise d’importance du travail en réseau, le retour aux relations interpersonnelles et aux liens informels, qui est marqué en Italie par le développement des petites et moyennes entreprises et de la troisième Italie (Bagnasco, 1999 ; Romano, Rullani, 1998)4. Ces évolutions font que les modalités de l’insertion des migrants sont complexes et ne peuvent ni être réduites à l’opposition entre travail informel et travail déclaré, ni à celle entre Nord et Sud.

Une géographie multiforme des économies souterraines

L’économie souterraine, dont les formes et les localisations sont multiples, est vivace et progresse sur l’ensemble du territoire (ISTAT, 2001). Or, l’interprétation duale tend à associer l’économie souterraine au Mezzogiorno et parfois même, à sa capitale, Naples, dans le sillage d’un imaginaire social qui représente l’économie souterraine comme le résidu de pratiques archaïques, sous la forme de la débrouille (l’arrangiarsi) et de l’economia del vicolo (voir p.203). Cette association entre dualisme territorial et dualisme du marché du travail est problématique et ce, tout d’abord, parce que les économies souterraines ne prospèrent pas uniquement dans le Mezzogiorno. Dans le cas des travailleurs extra-communautaires, les inspections réalisées par le Ministère du Travail montrent que le clivage entre Nord et Sud n’est pas si tranché qu’on pourrait le penser : certes, l’emploi d’étrangers sans titre de séjour est plus fréquent dans le Sud (35% de sans papiers sur le total des travailleurs étrangers des entreprises contrôlées contre 21% dans le Nord), mais les emplois non déclarés d’étrangers, en d’autres termes, l’évasion fiscale, sont plus nombreux dans le Nord (42% des travailleurs étrangers concernés contre 36% dans le Sud) (Caritas di Roma, 2002, 271). La géographie duale du travail informel des populations immigrées mérite donc d’être relativisée. De plus, dans le Mezzogiorno, l’économie souterraine évolue et associe aspects traditionnels et aspects de haute modernité5. On peut par exemple constater, avec l’émergence de systèmes productifs locaux dans le Mezzogiorno, des formes de complémentarité entre entreprises-mères déclarées dans les régions centrales et septentrionales, et entreprises dépendantes méridionales, dans le contexte d’une nouvelle

4 Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, sans souvent avoir été mis en relation à notre connaissance, un certain nombre des thèmes qui traversent la littérature sur les districts industriels et la troisième Italie s’approchent des thèmes développés par les théories de l’entreprise ethnique (Quassoli, 1999). 5 Qu’on pense d’un côté à la persistance de pratiques agricoles d’auto-consommation, et de l’autre à la haute technicité de certains domaines, au développement du télétravail par exemple (Reyneri, 1998). 50 division du travail post-fordiste en Italie (Froment, 1999 ; Rossi, 2002). On aurait donc tort de voir dans l’importance des économies souterraines en Italie l’unique effet d’une arriération économique du Sud, mais plutôt une intégration à la marge dans de nouvelles formes d’organisation économique. Dans notre cas d’étude, il convient de nous interroger sur la relation entre cette nouvelle géographie économique du Sud et les dynamiques migratoires. Une autre critique peut être adressée à l’approche duale, car elle ne semble pas tenir compte des multiples interpénétrations, et relations de dépendance, entre le secteur formel et le secteur informel, dont rendent compte de nombreux travaux (Henni, 1991 ; Mozère, 1999). Comme l’a souligné Enzo Mingione pour l’Italie (1993), dans de nombreux secteurs, la zona grigia, c’est-à-dire le segment dans lequel économies régulières et irrégulières coexistent, se fait toujours plus important, sous l’effet de la décentralisation productive. Pour E. Mingione, cela a trait au modèle de développement italien qui se base sur la flexibilité des entreprises italiennes et sur la diffusion des formes de travail atypiques, flirtant souvent avec le travail au noir. Tout cela tend à remettre en cause un dualisme trop marqué du marché du travail.

L’importance des métropoles

Le modèle dual, en se concentrant sur une unique échelle d’analyse, fait peu de cas du local, et en particulier des métropoles, qui sont pourtant des observatoires particulièrement intéressants de la relation entre post-fordisme et travail immigré (Sassen, 1995). Il faut dire que l’observation à l’échelle métropolitaine tend à remettre en cause le dualisme territorial italien (Ambrosini, 1999). Tout d’abord, cette observation montre que les grandes villes du Sud n’ont plus l’apanage des économies souterraines. Salvatore Palidda montre bien dans son analyse ethnographique du cas milanais que le caractère méditerranéen des économies souterraines est plus, à l’heure actuelle, de l’ordre du mythe que de la réalité. Le développement de l’amalgame entre formel, informel et illégal, mais aussi la coexistence entre activités ou économies qui apparemment n’ont pas de relations entre elles semblent avoir trouvé à Milan le contexte le plus favorable, ce qui contredit le lieu commun selon lequel Naples ou Palerme seraient les villes les plus affectées par les hybrides entre formel, informel et illégal ou criminel (2002, 92-94). De plus, l’importance des femmes dans le marché du travail, qui ont tendance à se concentrer, au Nord comme au Sud, dans les communes chef-lieu (à l’exception de la Ligurie, du Piémont, des Abruzzes et de la Sardaigne), questionne le modèle dual et fait apparaître un autre dualisme, qui sépare les grandes villes italiennes du reste de leurs territoires régionaux, comme on peut le lire dans le tableau 1.9.

51 Tableau 1.9 Résidentes féminines par région et par chef-lieu de région

Région/ Résidentes Taux de Résidentes Taux de commune chef-lieu féminines dans féminité féminines dans féminité/ la région Régional la commune commune chef-lieu chef-lieu Latium/Rome 117358 50,1 86895 51,4 Campanie/Naples 24096 42,9 14666 50,8 Lombardie/Milan 152871 44,8 55971 47,5 Piémont/Turin 50094 46,6 17011 45,7 Émilie-Romagne/Bologne 58356 44,7 7805 48,2 Toscane/Florence 54402 48,1 10949 51,1 Sicile/Palerme 28898 41,2 16932 42,8 Vénétie/ Venise 60749 43 5683 45,7 Frioul Vénétie-Julienne/ 14894 46,1 3784 46,2 Trieste Ligurie/Gênes 19313 50,4 8493 50,4 Marches/Ancône 19348 46,5 3323 48,7 Ombrie/Pérouse 14201 48,1 4524 49,8 Abruzzes/L’Aquila 11335 47 ,4 880 42,6 Calabre/Catanzaro 8163 41,8 357 57,1 Basilicate/Potenza 1429 40 143 48,1 Sardaigne/Cagliari 5639 43,6 582 37 Pouilles/Bari 15520 41,8 2338 44,7 Molise/Campobasso 1168 50,4 131 58,2 Trentin Haut-Adige/Trente 12939 45,7 1423 47,3 Val d’Aoste/Aoste 1225 50,9 2404 53,2 ISTAT, registres de résidence au 31-12-2000

L’articulation du travail autonome, du petit entrepreneuriat migrant et de l’économie italienne

Un autre aspect proprement métropolitain de ces économies est le développement d’un entrepreneuriat exotique, dans le secteur de la restauration par exemple. Cela nous renvoie à une autre caractéristique de l’insertion des migrants dans le marché du travail, qui n’est pas prise en considération par le modèle dual : le développement du petit entrepreneuriat et du travail autonome. Pourtant, comme l’écrit Sergio Bologna, cette dernière catégorie est tout à fait centrale pour comprendre le fonctionnement du marché du travail italien. Le marché du travail italien est divisé en trois secteurs, écrit-il, le secteur public à sécurité d’emploi, le secteur privé composé des grandes et moyennes entreprises 52 d’un côté et des petites de l’autre, et enfin le secteur de l’économie souterraine caractérisé par le sous-emploi. On oublie que ces trois secteurs « nagent » dans un liquide formé par des millions de travailleurs autonomes, qu’on appelle de manière impropre micro- entreprises et dont on ne connaît (et que mal) que la partie ayant un statut d’artisan ou de coopérative (Bologna, 1992a, 12). Pour Sergio Bologna, le travailleur autonome, pilier du marché du travail italien, se différencie du travailleur dépendant par le capital relationnel nécessaire à l’exercice de son activité. Dans l’interprétation duale, le travailleur autonome, tout comme l’entrepreneur migrant, est rarement évoqué. Il est également absent du modèle méditerranéen. Tout au plus retrouve-t-on l’entrepreneuriat sous la forme de l’entreprise exotique ou communautaire, et le travail autonome, sous celle du provisoire et marginal commerce ambulant. De cette manière, il est impossible d’observer les multiples ponts qui peuvent exister entre l’économie italienne et le développement de certaines formes d’entrepreneuriat et de travail autonome de la part des migrants. En effet, les migrants peuvent avoir des rôles importants dans les économies post-fordistes, même si c’est au bas de l’échelle, et sous l’étiquette de travailleur autonome ou de petit entrepreneur (Ambrosini, 2001). Par exemple, le développement des PME et des districts industriels est évoqué dans l’approche duale, mais seulement dans la mesure où il crée une demande de main-d’œuvre salariée dans les fabriques. Or, il existe des formes de travail connectées à ce type d’économie qui ne sont pas de l’ordre du travail salarié, que l’on pense, par exemple, à la participation croissante des entreprises chinoises dans les systèmes productifs locaux, qui interroge sur les articulations qui se mettent en place entre dispositif économique chinois et géographie productive de l’Italie. De même, le commerce ambulant ne peut être réduit à une activité provisoire et marginale : certains travaux ont mis en évidence combien le commerce de rue était un phénomène diversifié et pouvait représenter, dans le cas de certains groupes, les Sénégalais par exemple, une ressource importante (Amato, 2000 ; Riccio, 2002).

Entrepreneuriat, consommation et made in Italy

Les migrants ont fait leur entrée dans les secteurs à plus bas profit du made in Italy, à travers la production en sous-traitance en amont et la commercialisation sur les trottoirs en aval. Cependant, il convient également de considérer la capacité de certains à entrer directement en concurrence avec les autochtones sur le marché de la distribution. En effet, le tournant post-fordiste est marqué par d’importants changements dans les formes de production et de consommation. Le produit de consommation est davantage sujet à fluctuation que le produit standardisé de l’ère fordiste, qu’on pense aux évolutions du secteur de la mode par exemple. Cela se traduit sur le plan de l’offre de biens par une grande adaptabilité des entreprises. Cette nouvelle relation entre production et consommation ne peut-elle pas avantager l’entrepreneuriat migrant ? Quelles sont les stratégies économiques mises en

53 œuvre par les entrepreneurs migrants pour répondre à ce caractère fluctuant des pratiques de consommation ? On peut également s’interroger, même si cela nous éloigne de nos préoccupations initiales sur l’insertion des migrants dans le marché du travail italien, sur la relation entre la présence d’une population étrangère et les évolutions du made in Italy : comment le made in Italy influence-t-il les modes de consommation des populations étrangères ? Et surtout, inversement, quel est l’impact de l’apparition d’une classe d’acheteurs et de consommateurs étrangers en Italie, avec des demandes particulières, sur la production et l’offre de marchandises made in Italy ?

3. Une absence de prise en compte des initiatives des migrants

La dernière critique que nous souhaitons adresser à ces modèles d’interprétations concerne leur absence de sensibilité pour les initiatives des migrants. Le modèle d’immigration méditerranéen, tout comme l’interprétation duale du marché du travail, sont très emprunts d’une approche pull-push6 des dynamiques migratoires. Ils se concentrent particulièrement sur la demande de travail provenant du pays d’accueil, dans la lignée de travaux comme ceux de Michaël Piore (1979) ou de Nigel Harris (1995), qui insistent sur la division du marché du travail et sur le rôle crucial de la main d’œuvre étrangère dans les segments les plus bas des économies occidentales7. Or, à trop se concentrer sur le versant de la demande de main-d’œuvre, et donc sur les migrations comme miroir de l’économie et de la société italienne, certains aspects des dynamiques migratoires demeurent inexplicables. Par exemple, ces modèles ne permettent pas d’expliquer pourquoi des groupes parviennent à s’insérer dans une niche économique précise quand d’autres n’y réussissent pas. L’attention portée aux initiatives des migrants, à leur capacité à s’organiser et à créer de la demande, à réagir à certaines contraintes socio-économiques, ou encore à tirer profit d’espaces distants à l’échelle internationale est reléguée au second plan. Or, celles-ci sont essentielles, en particulier dans le cadre de la compréhension du travail autonome et de la petite entreprise, et d’une réflexion orientée sur l’usage stratégique de la mobilité de la part des migrants. Ces modèles ne permettent pas d’interpréter l’entrée des migrants dans l’économie italienne d’un point de vue interactif, c’est-à-dire comme la rencontre entre, d’une part, des conditions structurelles qui influencent les modalités de l’insertion des nouveaux venus et, de l’autre, des stratégies, individuelles ou collectives mises en place par les migrants

6 Modèle d’interprétation des dynamiques migratoires, calqué sur le modèle de l’offre et de la demande dans le marché du travail, qui distingue les facteurs migratoires entre d’une part, des facteurs de départ (conditions de vie et conditions politiques dans le pays de départ, situation familiale et personnelle du migrant…) et, de l’autre, des facteurs d’attraction (demande de main-d’œuvre, ouverture des pays d’accueil…). 7 Michael Piore est un des principaux théoriciens de la segmentation du marché du travail. Dans son ouvrage Birds of passage, il explore la relation entre migration et existence d’un segment secondaire, exclu du système des garanties, au sein du marché du travail (1979). Nigel Harris (1995) insiste sur le poids des facteurs institutionnels, et tout particulièrement des politiques migratoires, dans la perpétuation de migrations clandestines ou irrégulières, en montrant combien la formation de cette classe de nouveaux intouchables est nécessaire à la croissance économique des pays les plus développés. 54 (Ambrosini, 2001 ; Colombo, Sciortino, 2004). Or, si les difficultés des migrants dans la société et dans l’économie italienne sont indéniables, des formes d’ajustement, s’appuyant sur des pratiques de mobilité et des réseaux relationnels divers, leur font écho, comme l’a bien montré Maurizio Ambrosini, qui identifie même dans l’importance que prennent ces formes d’arrangements, une des spécificités d’un modèle d’intégration à l’italienne (Ambrosini, 2001 ; Magatti, Quassoli, 2004 ; voir aussi Schmoll, Weber, 2004). Face à des conditions structurelles aussi contraignantes, et en fonction des ressources dont ils disposent, les individus élaborent des stratégies migratoires diverses. Dans ce cadre, il faudra comprendre, par exemple, dans quelle mesure les migrants à Naples parviennent à tirer à leur avantage des situations a priori défavorables, ou encore comment ils parviennent à dégager de nouvelles opportunités, grâce à l’usage de certaines ressources, comme la mobilité. Dans le paragraphe suivant, nous proposons d’analyser la situation des différents groupes migrants présents à Naples, afin de mettre en évidence le rôle central des circulations dans leurs pratiques.

IV. NAPLES, LABORATOIRE DES NOUVELLES FORMES DE CIRCULATION MIGRATOIRE

La ville de Naples concentre la moitié de la population étrangère de la province (ISTAT, 2001). La présence de mineurs étrangers par quartier et la population étrangère par sexe figurent sur les cartes 1.6 et 1.7. Les groupes les plus importants au 31/12/2001, sur la base des registres de résidence, sont présentés dans le tableau 1.10. La distribution des vingt premiers groupes dans la ville a été reportée sur les cartes 1.8 à 1.27. Pour l’analyse comme pour la cartographie, il a été choisi d’exclure les groupes appartenant à l’Europe des 15, ainsi que les Etats-Unis et la Jordanie8. À partir de ces données, de recherches récentes (Amato, 1998, 1999 ; Centro di Cittadinanza sociale, 2004 ; Pugliese, 1996), et d’une connaissance directe des lieux, il est possible d’élaborer une typologie basée sur la composition et la localisation de la population étrangère dans la ville. Cependant, avant de présenter cette typologie, il convient de souligner certaines caractéristiques générales de la présence étrangère à Naples : - Les recompositions rapides du cadre migratoire. À l’instar de l’ensemble de l’Italie, la composition de la population étrangère se modifie rapidement, ce qui témoigne des fortes turbulences migratoires qui traversent la ville. La présence de certains groupes pionniers, tels que les Cap-Verdiens, les Erythréens et les Somaliens a fortement chuté, tandis que de nouveaux groupes sont progressivement apparus sur la scène napolitaine au cours des années 90 : les Chinois, dont la présence connaît une progression importante dans toute l’Italie ; les Albanais et les Yougoslaves, ce qui est lié aux crises successives traversées par

8 Par leur degré d’insertion dans la société locale, les Jordaniens de Naples, qui sont en majorité des élites palestiniennes, se distinguent fortement des autres groupes (une activité politique, un travail qualifié, de nombreux mariages mixtes…). 55 les Balkans ; les Polonais et les Ukrainiens, qui émigrent à la suite de la chute des régimes communistes. Ce fort renouvellement des groupes contribue à valider la thèse qui voit en Naples un sas de transit dans des mobilités secondes. Remarquons néanmoins que seule une partie de ces populations semble se diriger vers le Nord du pays. Certains se tournent vers d’autres États européens, alors que d’autres rentrent au pays d’origine. D’autres groupes, en revanche, connaissent un renforcement constant de leur présence : c’est le cas des Philippins et des Sri-Lankais, qui s’inscrivent parmi les pionniers de la migration napolitaine et qui, encore aujourd’hui, constituent les deux premiers groupes d’étrangers non européens résidant dans la ville. - La diversité des groupes. Cette diversité est, comme il a été vu plus haut, une caractéristique de l’ensemble de l’Italie. Elle correspond à diverses formes d’insertion professionnelle et à de multiples localisations dans la ville. Du point de vue professionnel, c’est essentiellement dans le tertiaire déqualifié (aide aux personnes, travail domestique, petits travaux,…) et dans le petit commerce9 que les étrangers trouvent une occupation à Naples. Le rôle des réseaux sociaux et des ajustements spontanés dans la recherche d’une activité (comme dans celle d’un logement) est très important, dans une ville où l’insertion économique a lieu principalement dans les économies informelles (Amato, 1998 ; Cattedra, Laino, 1994 ; Coppola, 1999). L’action de ces réseaux, conjuguée à la diversité des groupes, est une des raisons pour lesquelles il n’existe pas à Naples de véritables quartiers de forte concentration de la population étrangère, mais plutôt des micro-zones (Amato, 1998). La localisation de la présence étrangère dans la ville se caractérise, en effet, par sa forte dispersion, comme le montre la carte 1.6 de la population résidente étrangère.

9 Ce secteur toucherait, au milieu des années 90, 10% de la population étrangère résidant à Naples (Giuliani, ed, 1997) 56 Tableau 1.10 Population étrangère résidente à Naples au 31/12/2001

Nationalité Résidents Femmes % Femmes Sri Lanka 2971 1416 47,7 Grèce 1267 226 17,8 Philippines 1007 639 63,5 Cap-Vert 804 629 78,2 Rép. Dominicaine 513 384 74,9 Etats-Unis 502 238 45,8 Chine 445 188 42,3 Pologne 412 363 88,1 Tunisie 376 134 35,6 Albanie 348 169 38,5 Pérou 343 192 56 Somalie 338 232 68,6 Algérie 276 31 11,2 France 269 154 57,2 Sénégal 252 27 10,7 Yougoslavie10 234 114 48,7 Grande-Bretagne 223 119 53,4 Allemagne 214 139 65 Brésil 156 121 77,6 Éthiopie 148 88 59,5 Nigeria 146 93 63,7 Colombie 136 112 82,4 Espagne 126 99 78,6 Maroc 124 65 52,4 Jordanie 123 10 8,1 Érythrée 121 88 72,7 Australie 115 53 46 Ukraine 99 88 88,9 Autres 1649 810 49,1 Total 13737 7021 51,1 Registres de résidence (données au 31/12/2001), bureau « Statistiques », Commune de Naples

10 Serbie, Monténégro et Kosovo. 57 - L’importance de la présence féminine. Le troisième trait saillant de l’immigration à Naples, qui caractérise toutes les métropoles italiennes, est l’importance de la migration féminine, qui constitue 51,1 % de la présence étrangère résidente, alors que la population masculine est majoritaire dans la province (44,7 % de taux de féminité). Les femmes qui immigrent à Naples s’éloignent des figures traditionnelles de la migration féminine (la femme qui suit son époux, l’épouse qui reste au foyer), dans la mesure où elles sont à la fois primo-migrantes – pionnières - et travailleuses. Leur distribution dans l’espace urbain diffère de celle des hommes bien que le développement des regroupements familiaux11 semble atténuer progressivement le poids de cette variable de sexe dans les localisations. Comme le montre la carte 1.6, la présence féminine est majoritaire dans les quartiers résidentiels du centre-ouest de la ville (, , ), tandis que les hommes sont plus représentés dans des zones périphériques telles que , Pianura, et , ainsi que dans certains quartiers du centre historique (San Giuseppe, Porto, , , , ). D’autres quartiers connaissent un certain équilibre entre ces deux populations, tels que et en périphérie, San Carlo all’Arena et dans le centre. Ce sont des quartiers qui se caractérisent également par une présence d’enfants importante au regard de la population étrangère totale, comme le montre la carte 1.7.

11 On entend ici regroupement familial au sens large (un membre d’une famille est rejoint par d’autres) Il est rarement pratiqué sous sa forme légale étant données les difficultés inhérentes à cette pratique. À ce propos, voir également au chapitre 10, pages 406 et suivantes. 58 1.5 Les quartiers de Naples

0 3 km

Scampia

Piscinola San Pietro a Patierno Chiaiano San Carlo All'Arena Pianura Barra Vomero San Giovanni Chiaia a Teduccio Bagnoli

Posilippo

Comune di Napoli, 1999

Stella Vicaria

San Lorenzo San Mercato Pendino Giuseppe Porto

San Ferdinando 1.6 Population étrangère résidente à Naples N

Total de la population étrangère par quartier population masculine 1505 population féminine 1000

500 0 3 km 200 50

17

M Barthélémy M

nception C. Schmoll, réalisation A. réalisation Schmoll, C. nception co

Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.7 Mineurs étrangers résidents à Naples

0 3 km

250 100 N 50 20

2 conception C. Schmoll, réalisation A.M Barthélémy A.M réalisation Schmoll, C. conception

Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 Tableau 1.11 Une typologie de la présence étrangère à Naples Quartier de résidence Nationalité Activité Répartition par Type de mobilité ou de présence (par ordre d’importance) sexe Quartiers bourgeois Cartes 1.9 à 1.18 Travail Présence par Pour certains occidentaux (Chiaia, Sri-Lankais domestique sexe équilibrée groupes, importante Posilippo, Vomero) Philippins Services à ou mobilité seconde et quartiers populaires du Cap-Verdiens domicile. majoritairement vers le Nord. centre à fonction Dominicains Tertiaire féminine Retours périodiques résidentielle Péruviens déqualifié Présence de au pays d’origine. (Montecalvario, Stella, Somaliens (gardiennage, mineurs Importante Avvocata, San Carlo Brésiliens bâtiment, circulation de biens All’Arena, San Éthiopiens petits de consommation et Ferdinando, San Colombiens travaux) d’informations Giuseppe) Érythréens avec le pays De façon secondaire d’origine Fuorigrotta, Arenella, Pianura, Soccavo, Chiaiano, San Giuseppe, San Lorenzo

Quartiers périphériques Cartes 1.19 et 1.20 Travaux dans Présence par Mobilités (Scampia, Secondigliano, Albanais, l’agriculture sexe équilibrée régionales et Ponticelli, Yougoslaves (Serbie, et ou interrégionales très Barra, casale de Pianura) Monténégro, et Kosovo) emplois majoritairement fréquentes liées à la Populations roms de journaliers masculine recherche d’un Macédoine et très précaires Présence de emploi populations d’Afrique dans le mineurs Commerce de va- subsaharienne (Burkina tertiaire et-vient (Albanais). Faso, Côte d’Ivoire) non déqualifié Mobilité seconde représentées sur les vers le Nord cartes car très souhaitée, mais pas majoritairement toujours réalisée irrégulières Présence dispersée dans Cartes 1.21 et 1.22 Travail Présence Mobilités la ville Polonais domestique et majoritairement pendulaires avec le Ukrainiens services à féminine pays d’origine domicile Présence de mineurs rare. Quartiers populaires du Cartes 1.23 à 1.28 Commerce Présence Circulation centre à fonction Chinois majoritairement commerciale à commerciale et de Tunisiens masculine, à différentes échelles passage (San Lorenzo, Algériens l’exception des (régionale, Vicaria, Mercato, Sénégalais Chinois. nationale, Pendino) Nigérians Peu d’enfants, à internationale) Marocains l’exception des Chinois Enquêtes directes, 2001 et élaboration d’après registres de résidence, Istat, 2002

62 À partir de ces remarques, il est possible d’établir une typologie des populations étrangères à Naples. Cette typologie se base sur les critères suivants : - la nationalité des groupes, leur composition par sexe et la présence de mineurs - leurs activités professionnelles et les mobilités qu’ils pratiquent - leur lieu de résidence ou de présence (quand ils sont irréguliers ou de passage) En filigrane, ce sont également leurs projets migratoires qui apparaissent. Quatre situations différentes sont distinguées et répertoriées sur le tableau 1.11 ci-dessus. Certains groupes (Africains de Pianura et Sri-Lankais du centre) font l’objet d’un court approfondissement, dans le but de montrer sous quel angle Naples peut être vue, au-delà de la diversité des situations, comme un laboratoire des circulations. Quant à la situation particulière du quartier de la gare, elle n’est que brièvement évoquée car elle fait l’objet de la seconde partie de ce travail.

1. Quartiers bourgeois occidentaux et quartiers résidentiels du centre : installation durable et formes de circulation transnationale

Ce premier groupe comprend la majorité des étrangers résidant dans la ville et couvre la plupart des quartiers centraux et occidentaux de Naples. Les quartiers bourgeois occidentaux du Vomero, du Posilippo et de Chiaia, sont les premiers à être touchés, à la fin des années 60, par un flux d’immigration, dont les pionnières sont un groupe d’Érythréennes1 (carte 1.18). Elles sont suivies, au cours des années 70, par des migrantes provenant de l’Éthiopie, du Cap-Vert, de la Somalie, puis des Philippines (cartes 1.15, 1.10, 1.3 et 1.9). Travailleuses domestiques ou encore gardes d’enfants auprès des familles de la moyenne-haute bourgeoisie napolitaine, elles logent le plus souvent chez l’employeur (De Filippo, Morlicchio, 1992). Les recrutements ont souvent lieu par l’intermédiaire de paroisses italiennes situées dans les pays de départ, qui sont à l’origine de véritables filières migratoires (Vallat, 1993b). Au début des années 80, la présence masculine se renforce avec les premiers regroupements familiaux, tandis que d’autres groupes, qui se caractérisent par une composition par sexe plus équilibrée, font leur apparition, comme les Sri-Lankais (carte 1.8). Les hommes trouvent alors des occupations auprès des mêmes familles des quartiers bourgeois, en tant que chauffeur, jardinier, porteur, ou encore dog- sitter (De Filippo, Morlicchio, 1992). La prolongation du séjour de ces groupes, leur aspiration à de meilleures conditions de vie, ainsi que leur recherche d’autonomie par rapport à leur famille d’accueil, provoque une redistribution de ces populations vers les quartiers centraux, en particulier Avvocata, Montecalvario, Stella et San Carlo all’Arena. À cette époque, ces quartiers connaissent

1 Elles suivent les familles italiennes rapatriées d’Érythrée à la suite de l’annexion de l’Erythrée à l’Éthiopie par Hailè Selassiè en 1962 (De Filippo, Morlicchio, 1992 ; Kreidler, 1992).

63 d’importants départs de population2, ce qui libère des logements peu coûteux pour les nouveaux arrivants, souvent des bassi3. La présence de ces groupes dans les quartiers centraux se renforce au fur et à mesure que se consolident les filières migratoires qui permettent la venue régulière de compatriotes (Giuliani, ed, 1997). Ces filières, qui s’appuient sur la mise en relation des espaces de provenance et d’accueil, témoignent du lien fort maintenu avec l’espace d’origine. Les quartiers occidentaux et centraux, encore aujourd’hui, conservent une forte complémentarité. La plupart des étrangers travaillant dans les quartiers bourgeois de l’ouest, vivent dans le centre, quand ils ne sont pas domiciliés chez l’employeur4. Dans les quartiers Stella et Avvocata, la présence de mineurs, mise en relation avec la présence étrangère totale, est la plus importante de la ville : ils comptent respectivement 21,5 % et 20,3 % de présence mineure, contre 16,6% et 12,5 % pour les quartiers de San Lorenzo et de Chiaia, qui sont les deux premiers quartiers d’installation des étrangers à Naples. Parallèlement, on assiste au cours des années 80 et 90 à une démocratisation de la demande de travail domestique et d’aide à domicile, qui attire de nouveaux flux (De Filippo, Morlicchio, 1992). De nouvelles populations gagnent Naples (Dominicains, Péruviens, Brésiliens, Colombiens, voir cartes 1.11, 1.12, 1.13 et 1.16), tandis que les groupes historiques se renforcent. Les localisations s’étendent à des quartiers résidentiels plus récents tels que Fuorigrotta, Arenella, Pianura5 et de façon secondaire, Soccavo et Chiaiano, mais également au centre historique, dans les quartiers de , San Giuseppe, Porto, ainsi que la zone de Forcella, dans le quartier San Lorenzo (pour les Dominicains en particulier). La durée du séjour à Naples est, pour les populations de ce groupe, variable. Au cours des années 90, les Somaliens, les Ethiopiens et les Erythréens utilisent Naples comme tremplin en vue de mobilités secondes vers le Nord de l’Italie, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Canada. On signale également des migrations de retour vers le Cap-Vert et la Somalie (Altieri, 1992 ; Amaturo, Morlicchio, 1993 ; Kreidler, 1992). D’autres développent des formes d’ancrage. Ainsi, les quartiers centraux deviennent des espaces d’installation durable pour les Sri-Lankais et les Philippins, bien que les conditions de logement soient encore précaires, même après de longues années de présence à Naples. Pour ces populations installées de façon durable à Naples, la fréquence des circulations financières et de marchandises provenant du pays d’origine engendre, malgré l’éloignement, une

2 Sur les départs de populations dans le centre historique de Naples, voir également chapitre 4 p 180. 3 Il s’agit d’appartements insalubres (souvent d’anciens dépôts ou écuries), qui se situent en dessous du niveau du sol (Laino, 1984). 4 Chiaia conserve un rôle très important dans l’hébergement des populations étrangères : le quartier concentre encore une grande partie de la population féminine, et il s’agit du deuxième quartier d’installation des étrangers à Naples comme on peut le voir sur la carte 1.6. 5 La construction illégale (abusivismo edilizio) a été particulièrement importante à Pianura durant les années 70 : entre 1971 et 1981, 26.384 pièces nouvelles y ont été construites, ce qui a provoqué le doublement du nombre de résidents (Comune di Napoli, 1999, 74). Cette offre de logement importante a naturellement attiré les nouveaux arrivants. 64 relation bipolaire à l’espace et la constitution d’un espace relationnel fort, un champ migratoire transnational6.

À cet égard, le cas des Sri Lankais, qui constituent le premier groupe national étranger à Naples, est révélateur. Leur concentration résidentielle dans les quartiers centraux7, ainsi que leur insertion durable dans le secteur des services aux particuliers témoignent de l’usage de ressources ethniques dans la recherche d’un logement et d’un emploi8 (Amato, 1998). Les fréquents regroupements familiaux sont également l’expression de liens communautaires solides. Aujourd’hui, la composition par sexe de cette population est assez équilibrée (un taux de féminité de 47,7%) et la présence de mineurs, qui s’élève à 637 personnes (soit un cinquième du total), d’importance. L’exemple de cette communauté, qui est composée essentiellement de Cingalais9, permet d’illustrer combien la circulation migratoire n’est pas incompatible avec des formes d’ancrage et d’installation. En effet, parallèlement à l’installation et à la consolidation de la présence sri-lankaise au cours des années 90 à Naples, on assiste au développement de commerces qui témoignent d’une importante circulation d’hommes et de marchandises entre Naples et Colombo (agences de voyages, lieux de vente de produits communautaires, restaurants informels…) (Laino, 2003 ; Sepe, 2003). Les Sri-Lankais effectueraient des retours au pays assez fréquents au regard de la distance qui les sépare de leur île (une fois/an ou tous les deux ans, selon F. Amato, 1999). L’aspect le plus frappant de cette expansion commerciale est probablement l’apparition depuis quelques années de boutiques téléphoniques et de cybercafés10 : ils témoignent d’une circulation d’un autre type, une circulation immatérielle d’informations et d’idées. Comme le souligne Stéphane de Tapia (2003), ce type de mouvement, dès lors qu’ils contribue à renforcer le groupe, participe pleinement à la thématique de la circulation migratoire. Ces commerces permettent en effet

6 Le concept de champ migratoire, entendu comme espace de construction de réseaux de relations, permet une approche commune des espaces de départ et d’arrivée. On doit l’usage de cette notion en géographie à Roger Béteille et Gildas Simon. Elle permet de désigner, plus que l’ensemble des pôles d’un groupe migratoire, un véritable espace humain, fortement structuré et dynamique. [Le champ migratoire] aire d'extension des migrations d'une population donnée, à l'image d'un champ magnétique, est un espace dans lequel la dite population construit un ou des réseaux de relations (Simon, 1979 ; voir aussi Béteille, 1981). Cette notion anticipe sur celles de champ social transnational et de transnationalisme, qui témoignent d’un renforcement et d’une intensification des relations bipolaires. Cette notion est définie par Basch, Glick- Schiller et Szanton-Blanc comme un processus par lequel les immigrants forgent et entretiennent des relations de divers types qui lient les sociétés d’origine et d’installation. Nous appelons ces processus transnationalisme pour insister sur le fait que de nombreux immigrants aujourd’hui construisent des champs sociaux qui dépassent les frontières politiques, géographiques et sociales…Un élément essentiel est la multiplicité des engagements de ces migrants dans les deux sociétés (1994, 7).

7 Les quartiers historiques Sanità et Quartiers Espagnols, qui recoupent les quartiers administratifs Avvocata, Montecalvario et San Carlo All’Arena. 8 L’existence d’une école maternelle réservée aux enfants sri-lankais, la sri lanka junior school, qui propose de suivre les programmes scolaires du pays, témoigne de la volonté de préserver culture et langue du Sri- Lanka. 9 Au trois quarts selon Fabio Amato (1999) 10 Le centre de citoyenneté sociale de la ville de Naples en compte 12 dans les Quartiers Espagnols et 7 à la Sanità (Centro di cittadinanza sociale, 2004b, 2004c) 65 aux migrants de se sentir confortés dans une identité communautaire (Ma Mung, Simon, 1990). Ainsi, l’exemple des Sri-Lankais montre que l’on peut lire les quartiers centraux comme des espaces de stabilisation de communautés transnationales, fonctionnant, à l’échelle de Naples, en binôme avec les quartiers bourgeois de l’ouest de la ville. Dans le cadre de notre problématique, cet exemple permet de comprendre que mobilité et installation durable peuvent être associées dans les pratiques des migrants.

66 1.8 - Sri-Lankais résidents à Naples N Sri-Lankais par quartier 583

280

0 3 km 90 25 1

Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Bartthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

1.9 Philippins résidents à Naples N

Philippins par quartier 206

64 25 0 3 km 7 1

my

nception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé nception C.Schmoll, réalisation

Co

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.10 Cap-Verdiens résidents à Naples N Cap-Verdiens par quartier 175 133 63

my 26 0 3 km 14 1

oll, réalisation A.M Barthélé oll, réalisation

ption C.Schm

Conce

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.11 Dominicains résidents à Naples

Dominicains par quartier N

143

41 11 0 3 km 1

my

M Barthélé

hmoll, réalisation A. hmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

ption C.Sc

Conce 1.12 Péruviens résidents à Naples N

Péruviens par quartier 79 25 8 0 3 km 1

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.13 Somaliens résidents à Naples N

Somaliens par quartier 48 26 9 0 3 km 1

my

hmoll, réalisation A.M Barthélé hmoll, réalisation

Conception C.Sc

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.14 Brésiliens résidents à Naples N

BrŽésiliens par quartier 16 6 1 0 3 km

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.15 Ethiopiens résidents à Naples N

Ethiopiens par quartier 37 12 1 0 3 km

rthélémy

alisation A.M Ba

Conception C.Schmoll, ré

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.16 Colombiens résidents à Naples N

Colombiens par quartier

29 11 1 0 3 km

rthélémy

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Ba Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.17 Erythréens résidents à Naples N

Erythréens par quartier 32 19 7 1 0 3 km

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 2. Les espaces d’errance et de déshérence, aux marges de la ville : du transit qui se prolonge

Le deuxième groupe correspond aux quartiers de déshérence, aux marges de la ville. Il comprend des populations albanaises, des Roms de Yougoslavie ou de Macédoine, ainsi que des populations africaines de Somalie, de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso1. Les quartiers périphériques dans lesquels vivent ces populations2 se caractérisent par leur état avancé de dégradation ou d’abandon. À la différence du groupe précédent, l’établissement de populations étrangères dans les quartiers Barra, Ponticelli, Secondigliano et Scampia, ainsi que dans le casale de Pianura, intervient plus tardivement, au début des années 90. Les débats concernant ces micro-espaces de concentration de la population étrangère ne parlent jamais de rénovation, mais bien d’évacuation et de démolition. Les migrants qui les occupent sont souvent clandestins ou irréguliers. La présence d’Italiens y est rare. Pour ceux qui vivent dans ces lieux souvent stigmatisés par leurs habitants sous les termes de ghetto3 ou encore de bidonville, le passage à Naples est vécu comme une étape intermédiaire dans le cadre de parcours migratoires visant le nord de l’Italie ou encore l’Europe nord-occidentale, le Canada et les Etats-Unis. Cependant, dans la réalité, l’acquisition des papiers n’entraîne pas automatiquement la mobilité et la prétendue phase de transit se transforme bien souvent en permanence non désirée qui peut durer plusieurs années. La présence relativement importante d’enfants dans ces quartiers renvoie d’ailleurs à des formes d’installation durable (carte 1.7). L’insertion professionnelle de ces migrants se caractérise par l’alternance d’emplois déqualifiés, souvent journaliers, dans l’agriculture et le tertiaire (bâtiment, commerce très précaire). Les chances de mobilité sociale sont extrêmement faibles. Dans le cas des Roms, la discrimination et les préjugés dont ils sont l’objet contribuent à rendre encore plus inextricable leur situation de marginalité (Centro di cittadinanza sociale, 2004a). Ces quartiers périphériques, dont la vocation initiale était provisoire, sont devenu des lieux d’installation durable pour ces populations. Ils sont transformés par leur présence : les espaces habités sont aménagés, parfois avec soin, des commerces et restaurants communautaires informels sont créés, des associations sont fondées et des fêtes sont régulièrement organisées (Centro di cittadinanza sociale, 2004a).

1 Les Roms de Macédoine, ainsi que les Burkinabés et les Ivoiriens n’ont pas été cartographiés car il s’agit de populations très majoritairement irrégulières. Par conséquent, elles sont presque totalement absentes des registres de résidence. 2 Les périphéries de Naples font partie du territoire communal. Il s’agit en général des casali, anciens bourgs ruraux qui ont été intégrés à la ville avec les lois du 15/11/1925 et du 3/6/1926 (Vallat, 1998). 3 Hervé Vieillard-Baron souligne que le ghetto, au sens littéral, est fondé sur cinq principes : le resserrement géographique, la contrainte, l’homogénéité ethnique et culturelle, la hiérarchie socio-économique interne et le discrédit des habitants. Les quartiers étudiés, malgré les représentations communes dont ils font l’objet, s’éloignent de certains de ces principes. Ces migrants se situent plutôt dans ce que H. Vieillard-Baron nomme des territoires d’assignation (2001, 124, voir aussi 1996). 72 Photographie 1.1, 1.2, 1.3 et 1.4 – Les bipiani de Ponticelli

73 C.S, septembre 20001

74 Il est possible de distinguer, à l’intérieur de ce groupe, trois situations :

- Les quartiers nord accueillent essentiellement des résidents roms, qui s’installent à Naples à partir de 1992 à la suite de la crise yougoslave. Cette localisation est liée à l’existence de deux camps gérés par la commune de Naples à Scampia (700 places) et à Secondigliano (800 places). - Les quartiers de Barra et Ponticelli, situés dans la zone orientale, accueillent des populations albanaise, ivoirienne et rom. Ces populations logent généralement dans les bipiani, préfabriqués à deux étages, érigés à la suite du tremblement de terre de 1980 devant la nécessité de reloger les habitants sinistrés du casale de Ponticelli (Loi 219/1981). Les 30 bipiani se répartissent entre la circonscription de Barra (18 bipiani) et celle de Ponticelli (12 bipiani), et forment un total de 158 logements (Centro di cittadinanza sociale, 2004a). Ces logements sont occupés à partir de 1992 par les étrangers, après le départ des populations autochtones, relogées dans des habitats définitifs. Selon les données du Bureau Immigration de la mairie, recueillies par Fabio Amato, il y aurait, à la fin des années 90, environ 350 habitants dans ces bipiani : 200 Albanais, 20 familles roms et une soixantaine d’Africains, surtout Burkinabés et Ivoiriens (Amato, 1998). La majorité d’entre eux serait sans papiers. Le Centre de Citoyenneté Sociale de la commune de Naples propose une estimation plus récente de 800 personnes. Les conditions de vie dans ces bipiani sont d’autant plus difficiles qu’ils ne disposent pas d’égouts et de ramassage des ordures. Ces conditions favorisent les maladies infectieuses et respiratoires, les plus touchés étant les enfants. Par ailleurs, l’existence d’une voie rapide qui encercle et isole physiquement les bipiani de leur environnement, rend la traversée vers l’extérieur particulièrement dangereuse. Malgré la difficulté et la dégradation d’une telle situation, qui pourrait laisser penser que les migrants sont totalement privés de ressources, les indices d’une circulation importante sont lisibles. Sur les parkings par exemple, la présence de camions immatriculés en Albanie témoigne d’un commerce de va-et-vient de fripes entre Naples et l’Albanie, comme le montrent les photographies 1.1 et 1.2. - Pianura, quartier que nous avions inclus dans le premier groupe, se distingue également par l’occupation de l’ancien casale par des populations africaines. Situation tout à fait singulière au regard du reste du quartier, elle mérite un développement à part.

Le casale est l’ancien bourg rural du quartier de Pianura, qui a été intégré au périmètre de Naples durant l’époque fasciste. Abandonné presque totalement par les Italiens, il est occupé depuis le début des années 90 par des populations africaines de nationalités somalienne, ivoirienne et, plus récemment, burkinabé. On y compte, au moment des enquêtes, trois foyers italiens, contre une trentaine de logements occupés par les Africains, pour une population totale d’environs 110 personnes. La situation y est fort dégradée : coupures d’eau systématiques, alimentation électrique illégale et fréquemment interrompue, risque d’écroulement des habitations, routes non viabilisées, absence d’égouts. Les maladies endémiques, liées à l’humidité et au manque d’hygiène, tout comme les maladies épidémiques (comme certaines maladies sexuellement transmissibles)

75 y sont particulièrement répandues. Par ailleurs, certains habitants de Pianura souffrent de sérieux troubles mentaux, qu’il faut probablement mettre en relation avec l’état de dégradation sociale et sanitaire de leur situation. Les activités, exercées le plus souvent au jour le jour, sont précaires, et les chances de mobilité sociale extrêmement faibles. Aussi, ces populations se caractérisent par une grande instabilité spatiale et professionnelle. L’été, elles se déplacent en zone agricole. La précarité est alors délocalisée : tous les occupants du lieu émigrent vers des maisons rurales délabrées ou des baraquements à même les champs installés pour la saison sur des terres agricoles, en Campanie, dans les Pouilles et en Calabre. L’hiver, petits travaux et vente ambulante de cigarettes ou de kleenex aux feux rouges sont alternés. Ce type d’insertion se voudrait provisoire : force est de constater qu’il perdure. Les occupants de Pianura y demeurent longtemps, et l’acquisition de papiers n’a pas toujours l’effet de déclencheur de mobilité sociale espéré. Ainsi, le quartier demeure, malgré tout, le point de repère principal de ces populations : les habitations y sont aménagées tant bien 4 que mal, et des lieux de sociabilité s’organisent, tel qu’un maquis tenu par deux jeunes femmes ivoiriennes. De fréquentes visites sont échangées avec des compatriotes de Ponticelli, où encore avec ceux des régions septentrionales, qui parfois se délocalisent à Naples pour travailler dans les zones agricoles voisines durant l’été. Ainsi, la situation des habitants de Pianura se prolonge dans des parcours qui se caractérisent par le flou du projet migratoire, la précarité toujours, la misère souvent, un rapport éloigné au pays d’origine (les allers-retours sont rares et très espacés) mais aussi une grande distance au pays d’accueil. Elle semble correspondre à la définition de l’errance proposée par Alain Tarrius (1992) : pas d’attaches avec le lieu d’origine, une multitude de lieux de centralité lors du parcours (tout lieu où l’on s’arrête), une distance avec la société d’accueil. La situation des étrangers dans ce casale, quartier de transit qui n’en est plus vraiment un, représente une des pires facettes de la situation d’exclusion dans laquelle se trouvent actuellement les populations étrangères marginalisées en Europe. Elle permet de montrer comment mobilité et marginalité peuvent s’associer dans les parcours.

4 Sur le rôle du maquis dans la sociabilité citadine en Côte d’Ivoire, on peut lire Dubresson, 1989, 591-592. 76 Photographies 1.5 et 1.6 – Le casale de Pianura

C.S, octobre 2000

77 1.18 Albanais résidents à Naples

N Albanais par quartier

224

0 3 km

17 4 1

rthélémy

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Ba Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.19 Yougoslaves résidents à Naples N

Yougoslaves par quartier 90 48 15 0 3 km 1

my

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 3. Présence diffuse dans la ville et circulations pendulaires bipolaires

Ce troisième groupe se distingue des autres car il ne correspond pas à une localisation précise dans la ville. Il s’agit des Polonais et des Ukrainiens, dont la présence est dispersée sur l’ensemble des quartiers, sans qu’il soit possible de mettre en évidence à partir des cartes 1.20 et 1.21 un modèle d’installation particulier. Les Polonais arrivent en Italie dès le début des années 90, à la suite de la chute du mur, tandis que la venue des Ukrainiens est plus tardive. Comme le montre la carte 1.21, leur présence à Naples est encore assez limitée en 2001. La présence polonaise et ukrainienne est très majoritairement féminine (respectivement 88,1 % et 88,9% de taux de féminité). La plupart de ces femmes se consacre aux services domestiques ou à l’aide à domicile. L’atomisation de leur présence dans la ville doit être mise en relation avec le caractère récent de leur venue. Trouvant un marché immobilier saturé dans les quartiers traditionnels d’installation, ces populations ont probablement dû explorer d’autres lieux pour trouver un logement. Cet éclatement doit également être rapporté à l’étalement des zones d’emploi, dû à la diffusion du travail domestique dans toutes les couches sociales à Naples. Nous avons déjà évoqué cette démocratisation du travail domestique que connaît Naples dès les années 80. Cependant, avec l’arrivée des femmes des PECO, cette demande d’emploi domestique s’est également répandue dans d’autres communes de l’agglomération napolitaine, en particulier dans la zone vésuvienne, qui est pour ces femmes un pôle d’installation important. Ces groupes se caractérisent par une forte mobilité pendulaire entre le pays d’origine et le pays d’accueil, en particulier dans le cas des Polonais qui bénéficient de la libre circulation (Weber, 2003, 2004). Mettant à profit leur droit à traverser les frontières, ces femmes pratiquent une mobilité faite d’allées et venues dans le cadre d’une stratégie migratoire temporaire mais souvent renouvelée (six mois au pays, six mois à Naples). Ces fréquents va-et-vient ont pour conséquence un turn-over important des travailleuses domestiques sur le marché du travail italien : les femmes qui partent se chargent elle-même de trouver à leur employeur une remplaçante, ce qui montre que la dispersion spatiale de ce groupe dans la ville ne doit pas être assimilée à l’absence de fonctionnement des réseaux communautaires.

79 1.20 Polonais résidents à Naples

N Polonais par quartier 32 11 2 0 3 km

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.21 Ukrainiens résidents à Naples N

Ukrainiens par quartier 10 1

0 3 km my

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 4. Le quartier de la gare : des mobilités liées au commerce

Le dernier type d’espace correspond aux quartiers San Lorenzo, Vicaria, Mercato et Pendino, qui couvrent la zone de la gare et la partie orientale du centre gréco-romain (centro antico) de Naples. Comme le montrent les cartes 1.22, 1.23, 1.24, 1.25, 1.26 et 1.27, ces quartiers concentrent une population majoritairement masculine, composée de Marocains, de Tunisiens, d’Algériens, de Sénégalais, de Nigérians, et de Chinois1. Ces quartiers se caractérisent par des circulations liées au commerce et au transit. Nous n’approfondissons pas ici les caractéristiques de ce type d’espace, car il fait l’objet des deuxième et troisième parties de cette thèse.

1 Seul groupe dont la composition par sexe est assez équilibrée puisque leur taux de féminité s’élève à 42,25% (voir tableau 1.10). 81 1.22 Chinois résidents à Naples

Chinois par quartier N 198

47 17 0 3 km 1

eption C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy eption C.Schmoll, réalisation

Conc

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.23 Tunisiens résidents à Naples

N Tunisiens par quartier 107

42 0 3 km 11 1

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.24 Algériens résidents à Naples N

Algériens par quartier 72 32 10 0 3 km 1

ption C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy ption C.Schmoll, réalisation

Conce

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.25 Sénégalais résidents à Naples N

Sénégalais par quartier

144

38 0 3 km 9 1

Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.26 Nigérians résidents à Naples

Nigérians par quartier

53 12 0 3 km 1 y

m

N A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001

1.27 Marocains résidents à Naples

Marocains par quartier 25 7 1 0 3 km

hmoll, réalisation A.M Barthélémy hmoll, réalisation

N Conception C.Sc

Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 La typologie que nous venons de présenter met en évidence la diversité des modes d’installation et d’organisation des migrants dans la ville. On y retrouve certains aspects du modèle dual et du modèle méditerranéen d’immigration : l’importance de la variable de sexe dans les formes d’insertion, la diversité des groupes présents, le rôle de transit de Naples et de l’Italie pour certains groupes. Cependant, cette typologie fait aussi émerger les limites d’une telle appréhension des dynamiques migratoires, dans la mesure où elle met en évidence le rôle des réseaux et filières migratoires et leur influence sur les localisations des populations. Cette typologie permet également d’apprécier la diversité des mobilités, du point de vue de leur extension spatiale, de leur type (mobilités humaines, flux d’informations, circulations de biens…), de leur fréquence et de leur signification pour les groupes qui les pratiquent. Dans le cas des Philippins et des Sri-Lankais, la mobilité est associée à l’installation durable d’une communauté. Dans celui des femmes des PECO, cette mobilité permet le maintien d’une famille au pays d’origine. Ainsi, pour ces différents groupes, la mobilité a une fonction identitaire, de renforcement de la communauté et de la famille. Dans ces cas, l’espace napolitain fait figure d’espace-ressource, dans le cadre de stratégies de mise en relation de lieux distants. Quant à l’exemple de Pianura, il met en évidence que la relation ente mobilité spatiale et mobilité sociale est complexe : la mobilité peut également être pratiquée dans les pires situations d’exclusion (les exclus ne sont pas forcément immobiles), sans que celle-ci porte nécessairement à des améliorations dans le quotidien des individus. Ainsi, l’observation des trajectoires et parcours de migrants installés dans les différents quartiers de Naples permet de réaliser un jeu d’échelle qui n’existe pas dans l’approche duale. Dans ce contexte, Naples devient un espace-témoin, un laboratoire des nouvelles mobilités dans le Mezzogiorno.



À la lumière de ce qui a été dit dans ce chapitre, il semble important de construire une approche des phénomènes migratoires à Naples qui s’écarte d’une interprétation nationale et duale et qui tienne compte de la multiplicité des formes de mobilité. Il ne s’agit ici pas de nier la persistance de la question méridionale, ni d’abolir le Mezzogiorno (Viesti, 2003). Dans l’étude des migrations en Italie, la lecture duale conserve une pertinence, comme l’analyse statistique présentée dans ce chapitre le montre. Cette lecture duale présente l’intérêt de faire émerger la persistance de fortes disparités à l’échelle de l’Italie et d’envisager les migrations comme un processus permettant d’éventuelles mobilités secondes et inter-régionales. Elle permet d’insister sur le rôle majeur de l’économie informelle du Mezzogiorno dans les formes d’insertion que trouvent les migrants. C’est pourquoi, au cours de l’enquête, nos interlocuteurs ont été interrogés

85 sur la relation qu’ils entretenaient avec les régions septentrionales, et sur leurs projets de mobilité seconde1. Toutefois, ce modèle dual comporte des limites. Il repose essentiellement sur une appréhension statistique des phénomènes, sur la base des données officielles. Or, les sources officielles, sans enquête directe en complément, ne permettent guère de rendre compte de certains aspects de la migration (tels que les va-et-vient au pays d’origine par exemple) qui permettraient d’apporter un éclairage différent sur le Sud italien. Par ailleurs, le modèle dual s’appuie sur de trop nombreuses simplifications, opposant Nord et Sud, segment primaire et segment secondaire du marché du travail, secteur formel et secteur informel, installation et transit… Le modèle d’immigration méditerranéen tente d’enrichir l’approche duale, mais hérite de certains de ses avatars. Par leur manque d’attention aux initiatives et stratégies déployées par les migrants, par leur absence de considération pour les interactions économiques et culturelles entre les migrants et la société et l’économie italiennes, ces approches offrent une image réifiée et homogène des populations extra-communautaires en Italie. Le risque est de voir dans le Mezzogiorno le simple lieu de succession d’oiseaux de passage, la salle d’attente d’individus en transit…et de réduire la présence de migrants dans le Sud à un épiphénomène des dynamiques migratoires. Comme le montre la typologie présentée plus haut, l’importance et la diversité des mobilités doit nous amener à considérer différemment les relations qu’entretiennent les migrants aux espaces qu’ils traversent et transforment. Il convient, pour ce faire, de rechercher de nouveaux outils théoriques et méthodologiques. C’est la démarche que nous allons adopter dans le chapitre suivant, qui est consacré à la notion de mobilité, et à sa mise en relation avec l’évolution des phénomènes migratoires contemporains.



1 Voir le chapitre 10.

86 Chapitre 2 Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire

Brouillage des flux, brouillage des catégories Une entrée par les mobilités aux phénomènes humains n’est certes pas nouvelle en dans les sciences sociales. En géographie, dans les années 50, les travaux de Maximilien Sorre montrent que la permanence est fondamentalement liée à la mobilité, dans la mesure où elle ne constitue qu’une illusion liée à la lenteur du mouvement : le mouvement apparaît comme la seule réalité, la permanence comme une illusion procurée par une mobilité ralentie, écrit-il ainsi dans son Essai sur la mobilité géographique (1955, 14). Cependant, on assiste actuellement à une extension et à une intensification des mobilités, 1 qui mène à une réélaboration des catégories d’interprétation . La circulation des hommes, des images, des informations et des idées, des biens et des capitaux connaît une intensité et un déploiement spatial sans précédent, tandis que de nouveaux types de flux viennent s’ajouter aux anciens (circulation virtuelle des individus, ou encore circulation des images, transférées d’un point à l’autre de la planète par le truchement des médias). Ces évolutions, 2 liées à la globalisation sont d’ordinaire mises en relation avec deux grands phénomènes : l’accroissement des connexions transnationales (Hannerz, 1996), d’une part, accéléré par les révolutions technologiques des moyens de communication matériels et immatériels ; et

1 Comme le montre Jaques Lévy, ce ne sont pas ces modes de gestion de la distance en tant que tels qui ont changé (ils sont toujours les mêmes : télécommunication, déplacement, co-présence), mais bien leur extension et leur intensité (Lévy, 1999). 2 On entend, par globalisation, la diffusion de la mondialisation à tous les domaines de la vie sociale : on inclut ainsi les différents types de réseaux et non plus uniquement les réseaux économiques (Castells, 1996 ; Lévy, Lussault, 2003). Ulrich Beck propose à ce sujet de distinguer la notion de globalisme, qui se rapporte aux marchés mondiaux, de celle de globalisation, qui se rapporte à toutes les sphères : technique, économique et culturelle (un processus multi-dimensionnel, une méta-mutation, qui modifie irréversiblement la nature historique des mondes sociaux et le rôle des États, 2003, 18). 87 le passage à une économie post-fordiste, d’autre part, avec la fluidité des capitaux et de la force de travail qui l’accompagne. Ces évolutions invitent à réfléchir aux nouvelles 3 logiques des flux et à leur impact sur l’organisation des sociétés contemporaines . Parmi ces formes de circulation, celle des personnes a connu des évolutions majeures, si 4 bien qu’elle est devenue un aspect toujours plus important du quotidien des individus . Cette situation a pour conséquence de rendre toujours plus difficile la distinction entre mobilité quotidienne et mobilité rare (Lévy, 1998, 1999). Parallèlement, le sens de la distance a considérablement évolué. En effet, avec la constitution d’un oecoumène global, c’est-à-dire le rétrécissement des distances lié au rapprochement planétaire entre les individus, la mobilité rare est de moins en moins équivalente à la mobilité lointaine (Hannerz, 1996). Cette évolution des mobilités induit la possibilité d’être, de manière contemporaine, mobile sur plusieurs espaces-temps, si bien que les pratiques de mobilité s’enchaînent et se superposent dans les trajectoires humaines. Par exemple, il est possible d’être, au même instant, mobile de plusieurs façons, en se trouvant dans un train tout en 5 utilisant un téléphone cellulaire . Tout comme nos mobilités réelles, le spectre de nos mobilités virtuelles s’élargit, transforme nos imaginaires, même si en définitive nous choisissons de ne pas réaliser effectivement ces mobilités (Urry, 2000). Il y a, en d’autres termes, démultiplication des possibilités de mobilité qui s’offrent à l’individu. Les logiques mêmes de ces mobilités évoluent comme l’illustrent les processus migratoires actuels. Les interdépendances croissantes entre différentes régions du globe, devenues planétaires avec la fin du bipolarisme est-ouest, ont pour corollaire une mondialisation des flux, caractérisée par la diversification des bassins de départ et d’accueil et la fin des couples migratoires coloniaux ou néo-coloniaux (Cohen, 1997 ; Massey, 2002 ; Simon, 1995, 1998). Les mouvements de population sont l’expression d’interrelations toujours plus importantes entre régions du globe6. Ces interrelations sont liées, non seulement aux infrastructures des nouvelles technologies et à la médiatisation des migrations7, mais aussi à la formation de filières migratoires qui permettent la poursuite des flux, et ce même

3 On peut remarquer que le développement de la mobilité en tant qu’objet d’étude est autant lié à son développement empirique, qu’à celui d’une valorisation positive du phénomène, et à un rejet de la métaphysique du sédentarisme pour reprendre les termes de Cresswell (Cresswell, 2001 ; Crang, 2002, voir aussi Bassand, Kaufmann, 2000 et Rémy, 1996). Les travaux de Max Sorre, par exemple, témoignent bien de la valeur négative qui était associée à la mobilité dans les années 50 (1955, voir en particulier le premier chapitre, consacré à une définition des migrations et des mobilités). 4 L’intensification des circulations ne signifie pas pour autant qu’il y ait eu une augmentation des migrations en termes de part des migrants sur la population mondiale. Selon certains auteurs, celle-ci n’aurait sensiblement pas varié depuis 1965 (Ambrosini, 2001 ; Schmidt di Friedberg, 2003). 5 Quand un individu utilise un téléphone cellulaire dans un train, il est doublement mobile, de façon matérielle et immatérielle, dans le temps de l’instantanéité et dans un temps plus long, celui du voyage. Pour une critique d’une vision généralisante de l’instantanéité du temps, voir la définition de Lussault (Lévy, Lussault, eds, 2003, 900). 6 Cela rejoint la théorie du système-monde développée dans le champ des études migratoires par Saskia Sassen (1988). 7 Gildas Simon insiste ainsi sur le rôle de la médiatisation de la planète qui, avec les progrès des technologies de l’information et de la communication, dans le rapprochement des différents mondes, agit comme puissant moteur migratoire (Simon, 1998, 67-69). 88 quand la demande officielle de main-d’œuvre de la part du pays d’accueil a cessé (Castles, 2000 ; Dorai, Hily, Ma Mung, 1998). Les mouvements migratoires, plus autonomes par rapport à une demande stricte de la part du marché du travail, ont connu une diversification (réfugiés, femmes, fuite des cerveaux, familiale…) (Castles, 2000), sanctionnant l’insuffisance des modèles classiques d’interprétation des migrations. Les disparités économiques entre régions du monde ne suffisent plus à déterminer les logiques et l’orientation des flux, et l’on ne peut guère se limiter à un modèle d’interprétation de type push-pull8. Cette complexité croissante des phénomènes de circulation a mené des auteurs à parler de brouillage des flux ou de turbulences migratoires (Simon, 1995 ; Vallat, 2000). Aussi, de toute évidence, les études migratoires affrontent une crise de certaines catégories significatives de l’analyse socio-spatiale. La recherche d’outils d’analyse adaptés et d’une terminologie pertinente est devenue un enjeu central, à laquelle répond un foisonnement des métaphores, cherchant à désigner les nouvelles formes de mobilité et les configurations socio-spatiales qui en résultent (Knafou, 1998 ; Urry, 2000). Il est possible de les répertorier, en un inventaire à la Prévert : nomade, toile (web), flâneur, planeur, vagabond… Le recours à ces métaphores9 témoigne à la fois d’un effort heuristique pour combler le vide, mais aussi de ce que le phénomène ne se qualifie que par un vocabulaire ancien, ce qui est dommageable car peu adapté à la nouveauté de la situation (Knafou, 1998). La difficulté réelle est en fait que ces métaphores s’accompagnent parfois d’interprétations catastrophistes de la situation contemporaine, qui peuvent relever de l’exaltation (l’avènement d’un nouveau désordre hédoniste10) ou encore de ce que Rogério Haesbaert nomme le discours des fins : fin du monde, fin des territoires, fin de la distance ou de la géographie…(Haesbaert, 2001).

Il ne s’agit pas dans ce travail d’apporter des réponses précises et définitives à tous les problèmes soulevés par l’intensification et la transformation de la mobilité. Au contraire, les approches choisies pour construire notre questionnement de recherche ont pour point commun le constat de la complexité des flux actuels. À l’instar d’Arjun Appaduraï qui, s’intéressant aux interactions culturelles globales, propose de passer, d’une image de l’ordre, de la stabilité et de la systématicité, à une image du chaos, de la fluidité et de l’incertitude (2001, 86), leur attention est plus concentrée sur l’appréhension de processus, que sur la recherche d’un unique principe explicatif. Les travaux présentés s’intéressent à la fois aux mécanismes et aux conséquences des phénomènes de mobilité, en insistant sur leur impact sur les formes d’identification et sur les territoires qui en résultent. Ces approches évitent les diagnostics trop hâtifs. En d’autres termes, et sans

8 Voir chapitre 1, note 32. 9 John Urry plaide pour l’usage des métaphores en sciences sociales et en particulier dans le cas des mobilités (Urry, 2000). Voir aussi Iain Chambers (Chambers, 2003). Pour une approche plus critique au foisonnement contemporain des métaphores, et notamment à celle du nomadisme, on peut lire Zigmunt Bauman (Bauman, 1995) et Denis Retaillé (Retaillé, 1998). 10 Maffesoli, 1997, 2002. 89 craindre le paradoxe, le point de départ adopté est d’aborder la mobilité comme catégorie qui dé-catégorise. Ainsi, ce chapitre tente de définir une approche des phénomènes migratoires qui privilégie une entrée par la mobilité11 en tant qu’outil conceptuel central dans les travaux actuels sur la migration et la transformation des espaces contemporains. À l’instar de Denis Retaillé, quand il déclare, une grande mutation est en cours, c’est le passage du couple sédentarité/migration à la mobilité généralisée (1998, 56), la position de recherche que nous souhaitons adopter est de considérer les questions de migration dans un cadre de réflexion plus ample concernant la mobilité. Il nous semble, en effet, que les phénomènes migratoires, dans la mesure où ils entraînent un changement de demeure (même provisoire), permettent d’observer de façon privilégiée la place croissante des mobilités spatiales dans nos sociétés et leurs conséquences sur les territoires et les relations sociales des individus. Les migrations posent de façon particulièrement aiguë le double problème auquel nous confronte la mobilité : la nécessité de se confronter à un autre différent, d’une part ; celle de vivre entre plusieurs espaces distants, de l’autre. L’adoption de la mobilité comme paradigme de recherche signifie non seulement de considérer la migration comme catégorie de la mobilité, mais aussi de transformer le regard porté sur l’acteur migrant qui, d’ ethnique ou étranger, devient, avant toute chose, autre (Tarrius, 2000). Dans cette optique, ce chapitre propose d’aborder les points suivants, afin de définir une approche axée sur les mobilités aux territoires des migrants. Tout d’abord, il convient d’expliciter l’usage fait dans ce travail des notions de mobilité et de circulation (I). En tant que phénomène social total, la mobilité redéfinit l’identité, les relations sociales et les territoires des individus. Les nouvelles mobilités ont engagé d’importantes transformations dans nos sentiments d’appartenance : on peut désormais s’inscrire dans plusieurs lieux distants (II). Dans le cas des migrants, cette double (ou pluri-) inscription s’exprime par une tension entre cosmopolitisme et entre-soi (III). Ces transformations affectent également les modes de territorialisation des individus et des groupes migrants, ainsi que les échelles nécessaires pour les appréhender (IV).



11 Mobilité ou mobilités : nous utiliserons le terme au singulier quand nous ferons référence à la mobilité comme fait social ou comme paradigme. Le terme sera en revanche, pris au pluriel, quand nous parlerons de pratiques spatiales spécifiques. 90 I. UNE APPROCHE MULTIDIMENSIONNELLE DES PHÉNOMÈNES DE MOBILITÉ

Pour analyser la mobilité, Michel Bassand emprunte à Marcel Mauss la notion de fait social total. Il entend ainsi insister sur l’idée que la mobilité peut nous renseigner sur la société dans son ensemble. Cette position est partagée par Willi Dietrich, qui écrit : la mobilité spatiale est un phénomène social total, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais seulement qu’un déplacement, mais toujours une action, au cœur des processus sociaux de fonctionnement et de changement (Dietrich, 1989, 18). Considérer la mobilité comme un fait social total, c’est, ajoute W. Dietrich, renvoyer à la complexité des relations et à la multiplicité des rapports sociaux qu’un type particulier de comportements (ici, la mobilité) peut mettre en œuvre (1989, 18, voir aussi Bassand, Kaufmann, 2000). Cette approche de la mobilité comme phénomène social total permet de mettre en évidence son caractère multidimensionnel et de jouer sur la polysémie de la notion. Elle permet également de prendre de la distance par rapport à des visions trop manichéennes des faits de mobilité, caractéristiques du discours des fins (Haesbaert, 2001). En effet, selon une version pessimiste de la mobilité, les sociétés perdraient de leur cohésion, ou encore, la mobilité aurait pour conséquence un retour vers des formes pré- modernes de société. Inversement, la seconde version, optimiste, consiste à affirmer qu’avec l’éclatement des pratiques spatiales, les individus, tels des électrons libres, seraient libérés de toute contrainte territoriale (Péron, 1998). Analyser la mobilité comme phénomène social total revient à rendre plus complexe cette alternative. Dans la formulation de notre problématique, trois approches complémentaires de la mobilité ont été utilisées et sont ici présentées : la mobilité comme forme sociale, la mobilité comme phénomène socio-spatial, la mobilité comme phénomène spatio-temporel.

1. La mobilité comme forme sociale

La mobilité peut être analysée comme une forme sociale, au sens que donnait Georg Simmel à cette expression. La forme sociale est dotée de propriétés structurales dans la mesure ou elle est capable d’articuler des tensions entre deux pôles en compétition (Rémy, 1995, 151). Elle est mise en relation avec d’autres éléments, structurant le social, dans une tension dialectique. Les tensions, qui sont fondatrices du dynamisme, sont indépassables. Les formes assurent une modalité de coexistence sans aboutir à une résolution définitive (Rémy, 1995, 154). Dans le cas de la mobilité, cette dualité s’articule entre fixité et errance, ancrage et mouvement, ou encore entre sédentarité et nomadisme (Simmel, 2000 voir aussi Rémy, 1996 ; Péron, 1998 ; Tarrius, 1995). Pour Georg Simmel, la figure idéal-typique de la mobilité est l’Étranger12. À travers cette figure, il montre

12 On utilisera étranger sans majuscule, ou encore les expressions résidents étrangers ou population étrangère pour se référer aux étrangers juridiques (ceux qui ne possèdent pas la nationalité du pays où ils 91 comment les relations spatiales sont à la fois la condition et le symbole des relations humaines. Le balancement entre fixité et errance doit ainsi être interprété aussi bien au sens réel qu’au sens symbolique des termes, de proximité spatiale et d’affinité, d’une part, et de distance spatiale et d’éloignement social entre des individus, de l’autre (Simmel, 2000). Considérer les relations sociales entre les individus sous l’angle du couple rapprochement/distance permet ainsi d’ajouter aux couples précédemment évoqués le binôme identité/altérité (Tarrius, 1989). Avec la modernisation des sociétés, et en particulier les processus d’urbanisation et d’individuation, ce balancement s’est accentué et est parfois résumé sous l’angle de la tension ancrage territorial/mondialisation-circulation. Cependant, cette tension qui régit le monde n’est guère récente. Françoise Péron fait ainsi référence à la mythologie grecque, qui montre, avec les dieux Hestia et Hermès, que les hommes fonctionnent sur le mode binaire de l’ancrage au foyer et de l’ouverture au monde. Selon Françoise Péron, cette structure mythique d’opposition entre deux types d’espace continue à informer et à diversifier nos lieux, à construire notre personnalité (Péron, 1998). Ainsi, c’est plutôt sous l’angle de l’accentuation, de l’intensification, que sous celui de la nouveauté, qu’il convient de lire certaines dynamiques de transformation de notre rapport au local et aux identités.

2. La mobilité comme phénomène socio-spatial

La mobilité est, par ailleurs, un phénomène socio-spatial. Elle est socialement et spatialement déterminée, mais elle est également un déterminant de l’organisation des sociétés et des espaces, elle a des effets socio-spatiaux. Cette épaisseur la distingue de la circulation, dans la mesure où cette dernière ne concerne que la mobilité spatiale, parfois cyclique (circuler, c’est littéralement effectuer un mouvement circulaire, donc répétitif) des individus, des biens, des informations…La circulation se rapporte aux flux. C’est la composante effective de la mobilité (Mathieu, 2003, 158 ; voir aussi Odgen, 2000). Les travaux cherchant à articuler les catégories sociales et spatiales de la mobilité sont rares. John Urry déplore ainsi que l’absence de considération pour les croisements entre des catégories géographiques, telles que la région, la ville ou le lieu, et des catégories sociales telle que la classe, le genre ou l’ethnicité ait notablement appauvri la recherche sur la mobilité sociale qui a longtemps considéré la société comme un espace uniforme13 (2000, 3). résident). Quant au terme d’Étranger, il sera utilisé pour désigner une position sociale particulière, en référence à la figure de l’étranger développée dans la tradition sociologique et dont Georg Simmel est l’instigateur (Simmel, 2000). 13 Pour J. Urry, analyser le croisement des deux dimensions de la mobilité, sociale et spatiale, est plus que jamais nécessaire Son ouvrage est un manifeste pour une sociologie centrée non plus sur la question de la société, mais sur la mobilité. La sociologie des mobilités proposée par J.Urry, doit se baser sur le mouvement, les mobilités et les ordres contingents plus que sur la stagnation les structures et l’ordre social, elle devrait permettre, selon l’auteur, de renouveler radicalement le regard porté sur les sociétés contemporaines (Urry, 2000, 18). La même critique qu’il adresse aux sociologues, celle de négliger la mobilité spatiale, pourrait être 92 Au niveau empirique, articuler les dimensions sociale et spatiale de la mobilité est une démarche semée d’embûches, car la relation entre mobilité sociale et mobilité spatiale est fort complexe. Tout d’abord, la notion de mobilité sociale (ou socio-économique) est elle-même difficile à définir. La mobilité sociale, définie comme le changement qui fait 14 passer un individu d’une position sociale a une autre, peut être verticale ou horizontale , intergénérationnelle ou intragénérationnelle, structurelle (dépendante du système social) ou nette (dépendant des seuls individus) (Guedez, 2003). Surtout, la question de la mobilité sociale soulève le problème crucial des critères à adopter pour l’évaluer, qui ne peuvent en aucun cas être réduits à de seuls indicateurs économiques (Guedez, 2003). De ce point de vue, la notion de mobilité sociale est particulièrement révélatrice des positions idéologiques de ceux qui en font usage (Oso Casas, 2001). Par ailleurs, les stratégies de mobilité sociale adoptées par les individus n’aboutissent pas nécessairement aux résultats souhaités. Une stratégie de mobilité sociale peut même avoir les effets inverses de ceux escomptés. Surtout, la relation entre mobilité spatiale et mobilité sociale est elle-même complexe, car la mobilité est à la fois révélatrice et génératrice de changement (Begag, 1988, 13). En effet, le degré de mobilité des individus peut constituer un indice d’inégalité sociale. Ainsi, à partir d’une recherche menée en Suisse, Michel Bassand, Dominique Joye et Martin Schuler ont montré que, plus le statut social des individus est élevé, plus leur mobilité spatiale est importante (1989, 11). Il est alors possible de développer une réflexion en termes d’inégalités d’accès à la mobilité.

Toutefois, la mobilité spatiale est également un instrument de mobilité sociale, ascendante ou descendante, de soi-même ou des autres (intergénérationnelle). Le mouvement dans l’espace géographique modifie la structure des opportunités de mobilité sociale en termes de gains et de pertes (Bassand, Kaufmann, 2000, 134). Par conséquent, elle transforme, subvertit, en les détournant ou en les remettant en cause, la vie sociale des hommes, les hiérarchies sociales et les légitimités locales (Tarrius, 1995). Elle n’aplatit pas les inégalités, mais reconfigure les relations et les ordres sociaux15. Les développements des

adressée aux géographes qui ont longtemps considéré la géographie des mobilités (souvent dénommée géographie des transports) comme un inventaire des modes de gestion de la distance des individus, et la circulation comme la résultante d’un simple calcul coût/bénéfice (Pumain, Offner, eds, 1996). Même si le débat a considérablement évolué, on pourrait regretter que dans le plus récent dictionnaire de géographie, ne fasse que peu de cas à l’articulation des deux phénomènes de mobilité sociale et de mobilité spatiale (Lévy, Lussault, eds, 2003). Pour une critique plus générale à une approche techniciste des phénomènes de mobilité, on peut voir Alain Tarrius, 1989. 14 La mobilité verticale peut être ascendante ou descendante, tandis que la mobilité horizontale introduit un changement de position au niveau professionnel qui n’est ni promotion ni rétrogradation. 15 L’analyse de l’automobilité en tant que forme de mobilité centrale dans la vie contemporaine en est un bon exemple du caractère à la fois libérateur et coercitif des nouvelles formes de mobilité. L’automobilité se présente comme un complexe de machines, de pratiques sociales et de formes d’habiter écrit John Urry, filant la métaphore empruntée à Latour de l’hybride homme-machine. Elle décuple les opportunités, par sa flexibilité, mais représente également une contrainte sévère, puisqu’elle nous éloigne de plus en plus de nos 93 différents flux et réseaux sapent les structures sociales endogènes qui avaient dans le discours sociologique classique le pouvoir de se reproduire, fait ainsi remarquer John Urry, pour suggérer le potentiel de transformation dont sont porteuses les mobilités spatiales (2000, 1). De plus, avec l’accentuation et l’extension des mobilités, l’interprétation de la mobilité sociale devient plus complexe : elle doit tenir compte des différents espaces qui constituent le quotidien des individus. Dans le cas de la migration, il faut considérer la mobilité sociale à la fois sous l’angle du pays d’origine et du pays d’immigration. Pour interpréter la réussite des stratégies mises en œuvre par les migrants, il convient donc de les envisager dans leurs divers positionnements sociaux (il y a des stratégies familiales, individuelles, entrepreneuriales…), mais aussi de leurs multiples positions spatiales, c’est- à-dire à la fois ici et là-bas (Tarrius, 1995 ; Missaoui, 1995).

La mobilité est un phénomène socio-spatial d’un tout autre point de vue : elle est co-présence et interaction. En effet, dans la mesure où elles ne sont presque jamais solitaires, les pratiques de mobilité mettent en relation des individus ou des groupes et permettent la manifestation de formes de micro-sociabilité dans les lieux de co-présence. Jean Samuel Bordreuil, dans une perspective interactionniste, plaide ainsi pour une étude de la mobilité en relation avec celle des autres, génératrice de voisinage (2000, 109). S’inspirant de la lecture d’Erwing Goffman, dans la perspective duquel le monde baigne dans la mobilité, il cherche à comprendre quelle est la relationnalité qui s’exprime dans ces pratiques. Le point de départ de son raisonnement est le suivant : accéder à un lieu c’est accéder à, et se rendre accessible pour d’autres accédants (…) avancer, bouger, expose à l’expérience de l’empiétement sur des réserves territoriales qui ont pour foyer des « ayants-droit » légitimement prêts à ne pas souffrir qu’on en franchisse les barrières (Bordreuil, 2000, 111). Il faut dans cette perspective, comprendre la gestion des proximités à laquelle se livrent les individus, ce qui revient à traiter les jugements moraux à quoi ces empiètements exposent (...). En d’autres termes, les voisinages mettent en jeu des « images de soi » et les passants s’y trouvent sous la contrainte d’avoir « à maintenir une image viable d’eux-mêmes ». En s’intéressant aux proximités circonstancielles (de lieu et de temps), il est possible de faire émerger le fondement relationnel de la mobilité. Dans la plupart des cas, ce fondement n’a pas d’implications majeures en termes de contenu relationnel. En ce sens, on peut dire, selon J.S Bordreuil, qu’il est bordure de réseaux. En revanche, parce que chaque mobilité met en jeu la capacité à présenter une image de soi en adéquation avec la situation, elle est porteuse de constants réajustements territoriaux, qu’il convient de mettre à jour (Bordreuil, 2000). La notion d’échange est particulièrement utile dans une telle perspective relationnelle. Définie par Erwing Goffman

proches. Ainsi, l’automobile pose les problèmes qu’elle était censée dépasser (Urry, 2000, 59-60). Voir également le travail d’O. Coutard, G. Dupuy et S. Fol sur la dépendance automobile (2002). 94 comme l’unité concrète fondamentale de l’activité sociale, elle désigne toute interaction de face-à-face entre individus (Goffman, 1998, 21)16.

3. La mobilité comme phénomène spatio-temporel

Espaces et temps sont indissociables et s’articulent en temporalités (Begag, 1988). Ces dimensions jumelles, dont l’une donne sens à l’existence de l’autre, sont nécessairement complémentaires dans l’étude des mobilités humaines (Haesbaert, 2001, 55). La mobilité est un phénomène spatio-temporel, en dépit des théories du temps instantané et de la fin de la distance. Alain Tarrius, dans l’exposition de son paradigme mobilitaire, montre ainsi combien l’appréhension des individus et des groupes par leurs parcours de mobilité exige de comprendre leurs positions dans l’espace et dans le temps, et d’articuler différentes échelles spatio-temporelles : temps et espaces entretiennent des rapports très étroits dans tout acte de mobilité. Rythmes, flux, séquences et successions généalogiques organisent les parcours en trajectoires, qu’expriment des histoires de vie, et s’articulent en destins collectifs (2002, 31). Les temporalités sont une dimension centrale des mobilités, qui ne peuvent être réduites aux temporalités du quotidien. En effet, les différentes échelles du temps, et notamment celle du temps long, permettent de comprendre le caractère collectif des trajectoires socio-spatiales qui se dessinent. Alain Tarrius identifie ainsi différents niveaux spatio-temporels pour décrire les mobilités des groupes qu’il étudie : les grandes migrations et l’histoire de la production des identités groupales : temps des brassages entre générations et des grands parcours initiateurs d’itinéraires souvent internationaux ; les mobilités résidentielles locales, caractéristiques du cycle de vie familial et productrices des territoires locaux de référence ; les mobilités quotidiennes, espaces-temps collectivement rythmés des échanges généralisés, actes de réactivation des liens identitaires (Tarrius, Péraldi, Marotel, 1988, 15). Cette articulation des différents espaces-temps a pour avantage de mettre en évidence le caractère processuel, évolutif, toujours recomposé, des phénomènes de mobilité, mais aussi de s’inscrire contre une vision trop rationnelle de l’acteur : les logiques qui régissent les mobilités, en effet, sont plus complexes qu’un simple rapport coût/espace/temps, puisque les mobilités sont également chargées de sens social et contribuent aux destins collectifs, sur plusieurs générations. Dans notre cas, cela revient par exemple à s’interroger sur la façon dont les mobilités étudiées sont inscrites dans des relations historiques, tissées dans le temps long, entre plusieurs espaces, à montrer combien les espaces sont tributaires de l’histoire des mobilités. Par ailleurs, une appréhension des mobilités par leurs temporalités

16 La notion d’échange doit être rapportée à celles de situation, toujours empruntée à Erwing Goffman (1998). La situation peut être définie comme un : espace-temps défini conventionnellement où deux personnes ou plus sont co-présentes ou communiquent et contrôlent mutuellement leurs apparences, leur langage corporel et leurs activités (Joseph, 2002, 124). 95 permet de rendre compte de l’articulation de différents étages spatiaux, qui sont complémentaires et évoluent dans le temps17. La mobilité est donc un phénomène multiforme, multidimensionnel, qui se déploie dans l’espace et dans le temps. Dans les lignes qui suivront, nous garderons à l’esprit ces différentes composantes du phénomène, pour nous demander de quelle façon les évolutions des mobilités mènent à de nouvelles logiques sociales et spatiales : comment le développement et la banalisation des mobilités, ou des possibilités de mobilité, transforment-ils le sentiment d’appartenance des individus et leur rapport au lieu et au territoire ? Qu’en est-il de ce sentiment d’appartenance pour les migrants ? Quelles sont les formes socio-spatiales qui émergent de ces nouvelles mobilités ?

II. LES IMPLICATIONS IDENTITAIRES DES NOUVELLES LOGIQUES DE MOBILITÉ : DES APPARTENANCES MULTIPLES

1. De puissants mécanismes de délocalisation

La mobilité spatiale est-elle un élément de renforcement ou d’éclatement d’un groupe social ? Cette question est au cœur des études urbaines et migratoires. Ainsi, les membres de l’Ecole de Chicago observaient, à travers le cycle des relations inter-raciales, comment les rapports que les migrants entretenaient avec leur groupe et avec leur milieu évoluaient vers l’assimilation dans la société urbaine, après des phases d’isolement, de compétition, de conflit et de compromis (accommodation) (Park, 1928, Hannerz, 1996a). La grande ville était une machine à individualiser les hommes et la position de l’Étranger était une position intermédiaire, entre isolement dans le groupe et assimilation dans la société urbaine (Hannerz, 1996a)18. Or, avec le développement des mobilités, cette question évolue et se complexifie : la mobilité se généralise à tous les individus (plus seulement aux migrants) et à tous les types d’espace (elle ne concerne plus uniquement les espaces urbains19). Surtout, les travaux de l’école de Chicago étaient basés sur l’étude des mobilités résidentielles (au sens de changement de résidence)20. Or, comme il a été dit plus haut, avec l’éclatement spatial des individus, la mobilité résidentielle ne constitue qu’un des nombreux types de déplacement

17 Pour une critique de l’idée d’invariance des cadres spatiaux, largement présente dans les sciences sociales, on peut lire la voix « temps » dans le dictionnaire de J. Lévy et M. Lussault (2003). 18 Selon A. Tarrius, la notion de région morale proposée par Robert Ezra Park permettait néanmoins de dépasser le caractère figé des voisinages entre communautés que l’on retrouve dans les travaux du même auteur, et d’anticiper ces questionnements, dans la mesure où cette notion constate les superpositions éphémères ou durables de populations à partir de leur mobilité spatiale. Il reproche cependant à cette notion d’être restée relativement obscure et de ne s’être circonscrite qu’au domaine urbain (Tarrius, in Morokvasic, 1996, p 96). 19 A ce sujet, voir Giddens, 1994 ; Tarrius, 2000. 20 Pour une interprétation différente du cycle des relations raciales, voir Jean-Michel Chapoulie (2002). 96 possibles. Par conséquent, le rapport entre populations et territoires, entre lien spatial et lien social a évolué et devient un enjeu de réflexion central. Comme l’écrit Guido Martinotti, avec l’augmentation en nombre, en direction, en envergure et en fréquence des mobilités humaines, les relations entre populations et territoires sont devenues hautement dynamiques, et l’ensemble des concepts sociaux et écologiques visant à reconstruire les structures des arrangements spatiaux sont tendus à un point critique. Il y a peu de doute sur le fait qu’une des questions les plus importantes auxquelles sont confrontées nos sociétés, et en particulier celles du continent européen, est le réajustement profond de 21 l’équilibre établi entre population et territoire (Martinotti, 1994, 3) . Ces dynamiques de reconfiguration des territoires, liées à la mobilité des individus, doivent être mises en relation avec l’évolution du sentiment d’appartenance et des identités individuelles et collectives. De ce point de vue, Anthony Giddens, reprenant Georg Simmel, considère que la position de l’Étranger, figure cosmopolite et archétypale du monde contemporain, est désormais propre à tous les individus. L’ère actuelle se caractériserait en effet par la capacité de tous à s’inscrire dans plusieurs types d’espaces et à entretenir une relation avec un ailleurs virtuel ou réel. En d’autres termes, la mobilité permettrait à chacun de se situer dans une relation dialectique entre plusieurs univers, entre un ici et un là-bas (Giddens, 1994). Il convient de replacer cette question dans le cadre des travaux d’Anthony Giddens sur l’espace-temps. À travers la problématique de la distanciation spatio-temporelle, Anthony Giddens s’intéresse à la manière dont la vie sociale s’organise dans le temps et l’espace (Giddens, 1994, 26). Celle-ci a évolué avec le phénomène de globalisation. Le monde de la modernité tardive se caractérise en effet par une distanciation (et une recombinaison) espace-temps croissante, qui décuple les possibilités de mobilité qui s’offrent à l’individu. La globalisation est comparée à un mouvement d’étirement : il y a extension latérale des relations sociales à travers le temps et l’espace. L’intérêt de la dissociation espace-temps est qu’elle permet la reconstruction des rapports sociaux et l’émergence de toute une série de nouvelles possibilités (Martucelli, 1999, 517). La mobilité, grâce aux systèmes abstraits22 sur lesquels elle s’appuie, permet en effet à l’individu d’échapper aux fixités du

21 Jean Viard formule le même type de remarque. Il écrit ainsi : il faut se représenter, et accepter, que la mobilité et la circulation ont saisi nos vies ; de l’intérieur, dans l’intimité des familles et des êtres comme au cœur des liens sociaux, des identités collectives, du travail, des territoires, du politique (Viard, 1994, 32-33). Ce changement de rapport aux espaces, qui transforme nos identités et appartenances territoriales est, selon J. Viard, générateur de crise : les lointains y sont infiniment nombreux, quotidiens, construits. Mais cette connaissance-là nous isole de ce qui nous entoure. Là où le paysan connaissait chaque détail des quelques hectares, nous, nous connaissons quelques détails de la planète entière. Le total doit être assez semblable ; l’effet sur notre vie radicalement différent. Nous y avons gagné de multiples ouvertures, mais nos repères ont volé en éclats. 22 Les systèmes abstraits sont des mécanismes qui permettent la délocalisation. Il peut s’agir de gages symboliques, c’est-à-dire des instruments d’échange pouvant circuler à tout moment (c’est le cas de l’argent) ou bien de systèmes experts, qui sont des domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs. Un escalier, un téléphone, une automobile, une route sont des systèmes experts. Le point commun entre gages symboliques et systèmes-experts est qu’ils permettent de distancier les relations sociales de leur contexte immédiat : ils permettent ainsi l’interaction anonyme, sans face-à-face. Ils présupposent et favorisent la distanciation spatio-temporelle. 97 local. Cette capacité s’accompagne de dynamiques d’individuation23 et d’autonomisation par rapport au territoire local et à ses hiérarchies24. La relation au lieu dans lequel les individus se situent est transformée (chaque individu est potentiellement Étranger), tandis que les relations mises en place avec d’autres lieux, dispersés, peuvent avoir autant d’importance dans les dynamiques de construction identitaire. Ces processus, qualifiés par A. Giddens de délocalisation, ou de désencastrement des structures sociales25, garantissent également la possibilité d’interagir avec des individus sans co-présence26. Arjun Appadurai, qui s’intéresse également aux conséquences des différents types de circulation sur les relations interindividuelles, considère que le croisement de la circulation des images (véhiculées par les médias) et de celle des individus ont transformé les subjectivités et les formes de la vie sociale. Avec la médiatisation de la planète, l’imagination aurait pris une force sociale nouvelle, démultipliant le champ des vies possibles (2001, 96). Il propose ainsi l’idée d’improvisation pour caractériser les pratiques et projets sociaux contemporains, qu’il oppose à celle d’habitus, empruntée aux travaux de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 2000 ; Appadurai, 2001, 98).

2. Recompositions des identités et appartenances multiples

Ainsi, c’est la capacité à s’inscrire dans plusieurs mondes, réels ou virtuels, la multi-appartenance, qui caractérise l’individu moderne. Les ordres des routines et de la tradition en sont fortement ébranlés, tandis que le quotidien se structure dans une tension constante du global et du local, de la présence et de l’absence, entre engagement dans des groupes et individualisation, entre déplacement et relocalisation, entre désencastrement et ré-encastrement dans de nouvelles structures sociales (Giddens, 1994). Par conséquent, l’éventail relationnel des individus évolue : associant de plus en plus pratiques locales et relations sociales mondialisées (Giddens, 1994, 85), les individus peuvent désormais à la fois avoir, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, des racines et des ailes, si bien que l’appartenance en réseau peut primer sur l’appartenance locale (2000, 19). La métaphore du rhizome comme réseau de connexion potentiellement infini, empruntée aux travaux de

23 On entend par individuation une responsabilité croissante des individus devant leurs actes, liée à une appropriation individuelle de plus ne plus marquée de l’espace et du temps, ce qui ne signifie pas pour autant une indépendance de l’individu en société ; Au contraire, le paradoxe de l’époque contemporaine est celui d’une autonomie croissante des individus au sein de systèmes de plus en plus socialisés et complexes (Ascher, 2001, 21). 24 Mais aussi d’une plus grande inquiétude ontologique des individus. C’est l’autre grande conséquence de la dissociation espace-temps, le deuxième pilier de la théorie de la modernité aiguë de Giddens. 25 Anthony Giddens entend par délocalisation ce que d’autres nomment dé-territorialisation. On peut remarquer avec R. Haesbaert, que les discours sur la dé-territorialisation se caractérisent souvent pas l’ambiguïté qui de l’usage de la notion de territoire, ce qui est lié à la polysémie du terme (voir la partie IV de ce chapitre). Haesbaert en relève trois significations : le territoire comme simple support matériel de l’action des sociétés humaines, le territoire comme espace du politique, du pouvoir (en particulier des États-Nations), le territoire comme espace doté d’identité (Haesbaert, 2001). 26 C’est-à-dire sans interaction de face-à-face. Ces interactions sont rendues possibles grâce aux systèmes abstraits. Voir supra note 75. 98 Gilles Deleuze et Félix Guattari27, est souvent convoquée pour qualifier cette évolution de la relation au(x) groupe(s) d’appartenance28. Elle permet d’insister sur le caractère horizontal plutôt que vertical du champ de relation et témoigne de ce que le centre de gravité des individus (leurs « racines ») est de plus en plus difficile à déterminer : nous vivons dans un monde rhizomatique, voire schizophrène (Appadurai, 2001, 69). Les travaux d’Anthony Giddens montrent que si les individus ne sont pas libérés de leurs attaches par la mobilité (ils ne sont pas des électrons libres), ils sont néanmoins davantage confrontés à l’autre. Pour certains auteurs, cette confrontation les engage dans une dynamique de négociation identitaire dans la construction du lien social. Il résulterait de ces processus de délocalisation une certaine tension entre cosmopolitisme et entre-soi du groupe, entre altérité et identité, qui est le corollaire de toutes les traversées des univers de normes (Offner, 1989 ; Missaoui, 1999). À cet égard, la question des mobilités et de la multi-appartenance se rattache à des problématiques en termes d’hybridation, de créolisation ou de métissage des identités. La problématique de l’hybridation a notamment été développée par Ulf Hannerz, qui constate la fusion et le mélange des identités culturelles dans l’œcoumène global (1996). Cette problématique est transposée dans la littérature par le poète Édouard Glissant, chantre de l’hybridité : de l’identité comme facteur et comme résultat d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, non plus comme racine unique, mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines (1996, 23). Cette approche a été fort critiquée par Jean-Loup Amselle, qui invite à observer une certaine prudence à l’égard de ces postulats. Refusant une vision du métissage culturel comme mécanisme propre de la mondialisation actuelle, Jean Loup Amselle propose de substituer aux images du rhizome ou de l’hybride, jugées trop redevables de la métaphore biologique, celle du branchement qu’il juge autrement plus convaincante. En réalité, la critique de Jean-Loup Amselle est une remise en cause de la problématique de l’identité telle qu’elle a été traitée traditionnellement dans l’anthropologie29. Selon Amselle, les notions d’hybridité et de créolisation opèrent à leur tour une réification des cultures, en opposant l’époque contemporaine de globalisation économique et de mélange des identités, à des phases antérieures de soi-disant rigidité des identités : c’est en partant du postulat de l’existence d’entités culturelles discrètes nommées « cultures » que l’on

27 Dans la pensée de la multiplicité de Deleuze et Guattari (1980), être rhizomorphe, c’est produire des tiges et des filaments qui ont l’air de racines, ou mieux encore se connectent avec elles en pénétrant dans le tronc, quitte à les faire servir à de nouveaux usages étranges. Ainsi, à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des Etats de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple…Il n’est pas fait d’Unité mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde…contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchiques et liaisons préétablies, le rhizome est un système a-centré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Il n’y a donc pas de fondement, pas de généalogie du rhizome, qui est intermezzo : l’arbre est filiation mais le rhizome est alliance, uniquement alliance. 28 Pour l’usage de la métaphore du rhizome, on peut voir également Urry, 2000 ; Chambers, 2003. 29 Voir également les points de vue similaires développés par Alexis Nouss et François Laplantine (Laplantine, Nouss, 1997 ; Laplantine, Nouss, 2000 ; Laplantine 1999). 99 aboutit à une conception d’un monde post-colonial ou postérieur à la guerre froide vu comme être hybride. Pour échapper à cette idée de mélange par homogénéisation et par hybridation, il faut postuler au contraire que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originelle (2001, 22)… l’accent mis par les auteurs contemporains sur la globalisation économique masque les phénomènes de globalisation partielle qui ont précédé la compénétration actuelle des cultures sous l’effet de la mondialisation (2001, 49)… Plutôt que de concevoir la modernité, la postmodernité ou la surmodernité comme une rupture radicale avec un autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il serait préférable d’y voir un changement du rapport entre des masses, une sorte de mécanique des fluides (2001, 44). C’est donc, plutôt en termes d’accélération de certains processus de compénétration culturelle, que de rupture radicale dans les relations entre les groupes et dans les phénomènes identitaires, qu’il conviendrait de comprendre les processus actuels. Selon Ulrich Beck, qui adresse le même type de critique aux notions d’hybridité et de créolisation, c’est le concept de cosmopolitisme qui permet de dépasser la limite de certains termes comme celui d’hybridation : le cosmopolitisme dépasse le concept d’hybridation car il évite le danger inhérent au recours à la métaphore biologique pour désigner les différences humaines (2003, 146). Quoi qu’il en soit, ces travaux, qu’ils adoptent la problématique du métissage, de l’hybridation, du branchement ou encore du cosmopolitisme, ont pour caractéristique commune de démonter les thèses de l’homogénéisation des cultures, d’une part ou d’autre part, de l’incommensurabilité des cultures. Ce n’est pas à une dissolution30, ni - à l’inverse - à une rigidification des identités qu’on assiste31, mais bien à leur recomposition constante (Amselle, 2001 ; Beck, 2003). Comment s’opèrent ces recompositions identitaires dans le cas des populations migrantes ? Acquièrent-elles une signification et des formes spécifiques ?

III. LA MOBILITÉ COMME RESSOURCE : RÉSEAUX TRANSNATIONAUX ET FORMES D’INSCRIPTION COSMOPOLITES DES MIGRANTS

1. La généralisation de la circulation migratoire

Comme il a été dit dans l’introduction à cette partie, les interprétations classiques du phénomène migratoire considéraient que la trajectoire-type de l’immigrant était celle d’un passage graduel d’une mobilité importante (parfois sous la forme du transit) à la sédentarisation, liée à un processus de mobilité sociale ascendante (obtention de documents

30 Qu’on pense à la prédiction de Marshall Mac Luhan, qui supposait la dilution des identités dans le village global. 31 Voir notamment les thèses de Samuel Huntington (1993) et de Benjamin Barber (1996) que discute Jean- Loup Amselle (2001). 100 légaux et d’un contrat de travail, regroupement familial). Dans cette seconde phase, le seul acte de mobilité envisagé pouvait être le retour périodique, souvent annuel, au pays d’origine. La mobilité, à l’exception des retours au pays, était, forcément, une contrainte, et l’installation engendrait, nécessairement, une sédentarisation dans la société d’accueil. Or, parallèlement à l’intensification de ces mobilités, les formes migratoires ont connu d’importantes transformations, dont un aspect important semble être le développement des 32 circulations migratoires (Hily, Ma Mung, eds, 2003) . On voit actuellement coexister sédentarité et migration dans les parcours des migrants, sans nécessairement pouvoir effectuer de stricte corrélation entre mobilité spatiale et statut social. Gildas Simon montre ainsi comment les migrations temporaires dans le bassin méditerranéen n’entrent pas en contradiction avec la sédentarisation des populations, mais, bien au contraire, concourent à l’établissement de relations sociales entre le pays d’origine et les différents pays d’installation du groupe, contribuant au maillage des espaces migratoires (Simon, 1990). De contrainte, la mobilité devient, au moins dans certaines situations, ressource (Morokvasic, 1999). Souvent cette mobilité s’exerce à petite échelle, permettant aux individus de déployer des stratégies de vie transnationales déployées entre plusieurs États (Riccio, 2002, 172). Le regard porté sur le migrant et sur ses espaces en est transformé : de victime (de la mondialisation, du néo-libéralisme,…), il devient doté d’initiatives. Ce constat porte à nuancer certaines positions, qui sont par exemple celles de Zigmunt Bauman (1999), reprises par Rogério Haesbaert, quand il écrit : nous voyons par exemple le sens diamétralement distinct qu’acquiert la dé-territorialisation pour les plus riches et pour les plus pauvres, que Bauman synthétise par le binôme « touristes » et « vagabonds ». Nous pouvons dire que le grand dirigeant d’une entreprise, dans son expérience profonde de la compression - ou de la distanciation - spatio-temporelle vit une dé-territorialisation sûre dans la mesure où son rétrécissement du monde ne lui est pas imposé, où il garde certains niveaux d’autonomie pour choisir tel ou tel déplacement et où il reste toujours en sécurité sur les réseaux de sa toile et de ses bulles globalisées, où il fréquente toujours les mêmes hôtels de première classe, les mêmes restaurants et les mêmes maisons de spectacle (Haesbaert, 2001, 58). Dans l’opposition effectuée par Zigmunt Bauman entre touristes et vagabonds, le plus petit, le plus pauvre, se caractérise par son manque d’autonomie et par sa faible emprise sur les territoires qu’il traverse. Que le migrant pauvre ne dispose pas des mêmes ressources pour se déplacer que le directeur d’une entreprise multinationale est une évidence : cela revient à dire, comme il a été écrit plus haut, que la mobilité, en tant que phénomène total, est socialement déterminée et stratifiée. Cependant, à la suite des remarques formulées plus haut concernant l’usage de la mobilité comme ressource, ne

32 Tandis que le transnationalisme s’apparente davantage à la tradition anglo-saxonne, la notion de circulation migratoire a connu un développement récent en France. Elles désignent, toutes deux, des phénomènes relativement proches (Dorai, Hily, Ma Mung, 1998), comme en témoigne la définition proposée par Katharyne Mitchell du transnationalisme dans le Dictionnaire de la géographie de R.J. Johnston, D. Gregory, G. Pratt et G. Watts : une série continue de mouvements transfrontaliers à travers lesquels les migrants développent et maintiennent de nombreux liens économiques, politiques, sociaux et culturels entre deux nations ou plus (Mitchell, 2000, 853). 101 peut-on pas émettre l’hypothèse que le migrant dispose de ressources autres, et que ces ressources -qui sont, selon les auteurs, qualifiées de compétences, de savoir-faire, ou 33 encore de capital social - lui permettent une certaine autonomie par rapport aux hiérarchies locales et aux territoires ? Dans ce cas, pourrait-on, dans certaines situations bien précises, considérer ces ressources offertes par la mobilité comme un pouvoir du migrant par rapport aux sédentaires ? L’usage de la mobilité ne pourrait-il pas être considéré comme quelque chose de l’ordre d’une ruse du faible, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau ? Cette piste de la mobilité comme pouvoir du migrant, qui mérite d’être explorée, correspond à la position de Jean Rémy, quand il écrit : les individus peuvent se connecter à travers des réseaux de relation dispersés spatialement (...) Les diasporas issues de l’émigration disposent quelquefois d’un réseau de relations qui les aide à promouvoir certains objectifs. Cette ressource est quelquefois enviée par les autochtones qui en sont privés (1996, 149). Sur quel type de ressources et de savoir-faire se basent les initiatives circulatoires des migrants? Disposent-ils tous des mêmes ressources ?

2. Multi-appartenance et nouvelles migrations : les relations sociales mondialisées des migrants

Les ressources mobilisées par les migrants ne sont pas essentiellement financières ou même matérielles, mais sociales, relationnelles. La notion de réseau social ou réseau 34 relationnel est donc centrale pour comprendre les modalités d’organisation des migrants. Forme de mobilisation du lien social, le réseau peut être défini comme un ensemble d’individus ou de groupes entretenant des relations binaires permettant la circulation de

33 Alain Tarrius et Michel Péraldi utilisent les expressions de savoir-faire, de savoir-circuler et de compétences. Ces expressions, que nous utiliserons fréquemment dans ce travail, renvoient à quelque chose de l’ordre d’une culture et d’un apprentissage de la mobilité. L’expression capital social est en général davantage utilisée par les anglo-saxons, en référence aux travaux de Bourdieu et de Coleman. Jaques Lévy propose d’utiliser l’expression capital spatial : Pierre Bourdieu a fait un pas intéressant lorsqu'il a ajouté au capital économique le capital culturel. Du coup, pour situer les individus, on n'avait plus un axe, mais un plan. Je continuerai dans cette voie en disant qu'il existe une quantité non déterminée de capitaux sociaux, parmi lesquels le capital spatial. Au-delà, c'est la pertinence même d'un classement unique et stable qui se trouve fragilisé. Il est vrai que ceux qui sont dotés en capitaux sociaux classiques sont en général bien connectés aux différentes manières de s'approprier l'espace, alors que ceux qui n'ont rien en sont déconnectés. Je me suis néanmoins employé à identifier deux catégories qui n'entrent pas dans ce schéma, c'est-à-dire des gens apparemment bien dotés mais mal connectés et des gens mal dotés et pourtant bien connectés... (les migrants) utilisent leur capital de liens entre des lieux différents comme le moyen d'une mobilité sociale ascendante, avec dans l'ensemble de bons résultats. Cela se vérifie dans de nombreuses situations. En Californie et au Texas, les Latino-Américains bénéficient par exemple d'une bien meilleure ascension sociale que les Noirs autochtones... Les diasporas chinoise et indienne sont remarquables par leur force d'innovation, parfois en fort contraste avec les sociétés territoriales dont leurs membres sont issus (Lévy, 2001). Si l’expression capital spatial nous semble intéressante dans la mesure où elle permet de déjouer la corrélation entre niveau social et connaissance spatiale des individus, nous préférerons les termes génériques évoqués plus haut, car ils renvoient davantage à la multiplicité des ressources des individus qui ne sont pas uniquement spatiales, mais s’appuient aussi sur des réseaux de relation et des expériences mobilisées à des fins variées. 34 Pour un constat de la rareté de la prise en compte de la notion de réseau social dans la géographie française, on peut lire Offner, Pumain, eds, 1996. 102 ressources (Offner, Pumain, eds, 1996, 167). Ces réseaux sociaux permettent la mobilisation de ressources à échelle transnationale. Certains auteurs critiquent l’usage intempestif de la notion de transnationalisme pour qualifier ces formes d’organisation en réseau. Leur argumentation repose sur un double constat : d’une part, les phénomènes de transnationalisme ont probablement toujours existé, comme le fait remarquer Ralph Grillo, qui prend pour exemple le sionisme juif et la mafia italienne. Par ailleurs, tous les migrants ne sont pas des transnationaux : certains choisissent d’être assimilés dans la société d’accueil, d’autres, fort marginalisés, n’ont pas les ressources nécessaires pour se situer à la fois ici et là-bas (Grillo, 2000 ; Portes, 1999). Le transnationalisme n’est pas une réalité vécue par tous. Cependant, tout en portant un regard critique sur ces notions, ces auteurs concordent pour affirmer que le phénomène connaît un important développement. La transmigration n’est pas nouvelle, écrit R.Grillo, mais bien plus diffuse et persistante à cause de la transformation des moyens de transport et de communication internationaux, de la flexibilité et de l’insécurité du marché du travail actuel, de la précarisation des sociétés d’accueil, du racisme et de la xénophobie que les migrants rencontrent tous les jours, de leur incapacité à vivre et à éduquer leurs enfants en relation avec leurs croyance, du caractère élevé du coût de la vie durant la retraite…(Grillo, 2000, 20). Aussi, si le fonctionnement en réseaux transnationaux des migrations n’est pas un phénomène nouveau (Thomas, Znaniecki, 1920 ), leur rôle s’est renforcé (Grillo, 2000 ; Faist, 1997). En plus des facteurs évoqués par R.Grillo, qui contribuent à ce renforcement, il faut remarquer que les réseaux ont une propriété performative sur l’organisation des groupes : en renforçant les liens entre les différents pôles d’un champ migratoire, ils contribuent à la formation ou au renforcement de groupes transnationaux. Les interrelations qu’ils permettent entre différents pôles, couplées avec un sentiment d’appartenance, permettent la mise en place de communautés transnationales, voire de diasporas, quand ces liens sont particulièrement intenses et structurés (Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994). Réciproquement, l’existence de ces groupes contribue au renforcement de ces liens. En d’autres termes, la forme identitaire qu’est la communauté transnationale permet d’appuyer les différents types de circulation, tout comme la circulation permet de renforcer la communauté. La formation des communautés transnationales se base une relation circulaire et réciproque entre flux migratoires et identités. Arjun Appadurai, s’appuyant sur l’analyse de Benedict Anderson sur les nations imaginées, souligne combien l’importance des circulations planétaires des images, des biens et des individus est devenue constitutive d’un sentiment d’appartenance supra- national et de communautés transnationales (il les nomme mondes transnationaux). En insistant sur la dimension médiatique de la constitution des communautés transnationales, le travail d’A. Appadurai fait apparaître l’importance du lien entre réseaux sociaux déployés à l’échelle transnationale et réseaux techniques des médias. D’une autre manière, on pourrait relever les correspondances entre le développement logistique des réseaux de circulation et la structuration des réseaux migratoires. Stéphane De Tapia, dans ses travaux sur la circulation migratoire, analyse ainsi le rôle structurant

103 pour la communauté turque de la mise en place de sociétés de transports (De Tapia, 1994 ; voir aussi Charef, De Tapia, Gauthier, 1998). Selon S. De Tapia, il convient d’aborder les réseaux qui animent les circulations selon une double perspective : pour circuler, les individus s’appuient sur des réseaux de type relationnel, des relations sociales, déployés à différentes échelles, mais aussi sur des infrastructures de la communication et de l’information, souvent auto-produites par les migrants (Tarrius, 1985). Cette perspective axée sur les réseaux de transports et de communication permet de souligner l’aspect utilitaire des réseaux de migrants, que la base identitaire sur laquelle ils reposent ne doit pas masquer. À cet égard, la définition proposée par Ariel Colonomos est éclairante pour comprendre le caractère utilitaire des réseaux sociaux. Le réseau social est un mouvement faiblement institutionnalisé réunissant des individus et des groupes dans une association dont les termes sont variables et sujets à une ré-interprétation en fonction des contraintes qui pèsent sur leurs actions. Le réseau est une organisation sociale composée d’individus ou de groupes dont la dynamique vise à la perpétuation, à la consolidation et à la progression des activités de ses membres dans une ou plusieurs sphères socio-politiques. Le réseau ne suppose pas nécessairement, contrairement à l’institution, un centre hiérarchique et une organisation verticale (…). Il se déploie dans l’horizontalité, (…) (ce qui n’exclut pas pour autant) l’existence de relations de pouvoir (Colonomos, 1995, 22). Selon cette définition, la formation d’un réseau correspond à une opération ponctuelle de captage de ressource qui permet de fournir des opportunités à ses membres. Cela signifie qu’il ne convient pas de réifier ces réseaux mais de les comprendre comme un processus. Bruno Riccio parle à leur sujet d’une activité de networking, de construction/déconstruction/reconstruction constante des réseaux (Riccio, 2000). Par ailleurs, comme le souligne A. Colonomos, le fonctionnement en réseaux n’exclut pas l’existence de relations de pouvoir : les notions de verticalité, et de centre et de périphérie qui l’accompagnent, si elles sont appliquées à des domaines précis ne perdent pas de leur signification. Prendre conscience des inégalités à l’intérieur du réseau permet de montrer que tous ne disposent pas des mêmes capacités à circuler et surtout, de rester sensible aux différences, de classe sociale et de genre par exemple, dans les groupes sociaux.

Quoi qu’il en soit, l’existence de communautés transnationales structurées par ces réseaux suscite nombre d’interrogations : quelles sont les logiques de la construction de ces réseaux ? Sur quelles bases identitaires ? Quel est leur rôle dans la détermination des parcours circulatoires ? Les réseaux sociaux transnationaux suffisent-ils à rendre compte de l’ensemble des ressources mobilisées par les migrants ? Il a été vu que la délocalisation de l’individu, telle qu’elle est analysée par A. Giddens, permet son autonomisation par rapport au contexte local. Parce qu’il dispose de ressources sociales particulières, dispersées dans l’espace, le migrant est bien l’exemple paradigmatique de celui qui se positionne entre différents univers de normes. Ces communautés transnationales, en tant que formes identitaires, font ressource et appuient circulations des individus. Toutefois, la formation de groupes transnationaux soulève un certain nombre de questionnements, que la littérature sur les communautés

104 transnationales n’aborde pas toujours. Quelles sont les relations que les migrants entretiennent avec les différents lieux traversés, ainsi qu’avec les groupes et individus qu’ils rencontrent sur leurs parcours ? Les communautés transnationales sont-elles une version contemporaine, transposée à l’échelle globale, de l’ancienne communauté locale ? Ne convient-il pas de s’attacher aux rencontres que la mobilité suscite, aux jeux et aux recompositions des identités en situation migratoire que ces rencontres entraînent ? Cette capacité à traverser les univers de normes, caractéristique de l’Étranger pourrait alors être qualifiée, à la suite de Georg Simmel, de cosmopolitisme.

3. De nouveaux cosmopolitismes ?

Ulf Hannerz, dans son ouvrage sur les connexions transnationales, se demande : qu’est-ce qu’une subjectivité transnationale ? Quelle signification attribuer au fait d’être ici et là ? Selon Ulf Hannerz, les circulants transnationaux ne disposent pas du même degré d’ouverture au monde, ni des mêmes capacités à se rapporter aux territoires que certains riches circulants de la mondialisation par le haut (1996). Il propose ainsi une typologie d’individus, qu’il distingue selon leur rapport à leur lieu d’origine (homeland) et leur relation à Autrui. Le premier type est le Cosmopolite, type rare, qui souhaite entrer en relation avec Autrui (willing to engage with the other), le second est le Local, type traditionnel, qui représente une culture territoriale plus circonscrite, et le troisième est le Transnational, un fréquent voyageur qui partage des structures de pensée et de signification portées par des réseaux sociaux, et qui est à la fois le migrant et le touriste contemporain. Alors que le Cosmopolite témoigne d’une ouverture particulière à Autrui, le Transnational, préfère rester dans le cercle de ses compatriotes, dans lequel il se recrée un chez-soi (homeland) : c’est sa fidélité à l’Etat-Nation, en dépit de la dispersion, qui le distingue du Cosmopolite (Hannerz, 1996). Dans l’œcoumène global, le cosmopolitisme 35 serait la prérogative du migrant aisé . Pour montrer que le migrant ordinaire se rapporte davantage au type Transnational qu’au type Cosmopolite, il développe l’exemple des voyageuses à la valise nigérianes, qui trafiquent entre Londres et Lagos des couches pour enfants et du poisson séché. Il écrit à leur sujet : S’agit-il de cosmopolitisme ? Je ne le pense pas. Au sens strict, le cosmopolitisme voudrait dire un engagement important avec de nombreuses cultures différentes…les cosmopolites sont davantage renards que hérissons (sic). Les voyages d’affaire des contrebandiers et des commerçants de Lagos dépassent difficilement l’horizon de la culture urbaine nigériane. Les bâtons de poisson et les couches pour enfants qu’ils transportent ne transforment que très faiblement leurs structures de signification. Et la plupart des personnes qui s’engagent aujourd’hui dans le monde se caractérisent par ce type de vie, une sorte d’assimilation d’objets d’une provenance distante dans une culture fondamentalement locale (Hannerz, 1996, 103).

35 J. Friedman, qui considère que le cosmopolitisme est l’apanage des élites intellectuelles et des classes globales supérieures, partage le même type de considération (Friedman, 1995 cité par Werbner, 1999).

105 Pour d’autres auteurs, à l’opposé de Hannerz, la circulation des migrants génèrerait de nouvelles rencontres et par conséquent de nouvelles situations cosmopolites, et le circulant témoignerait d’une véritable ouverture sur le monde. Alain Tarrius le montre en analysant les migrants professionnels de père en fils, juifs ou italiens, marchands ou industriels, qui mobilisent leurs réseaux identitaires pour travailler et circuler aux quatre coins du monde. Pour ces circulants, la mobilisation de référents identitaires tels que l’appartenance régionale ou religieuse, permet, paradoxalement, de dépasser les frontières du local : ainsi, tel petit-fils d’Italien émigré en France, mobilise à travers ses connaissances linguistiques et ses réseaux familiaux dispersés, des contacts en Angleterre et en Afrique, au Japon et ailleurs… Appartenance communautaire et cosmopolitisme ne peuvent ainsi être opposés radicalement, et la circulation peut être favorable au brassage. Le cosmopolitisme peut alors être défini comme une co-présence tributaire des nouvelles mobilités (Tarrius, 2000) : ces migrants professionnels ont en commun de fédérer des lieux et des cultures fort éloignées à partir de leur capacité d’osmose avec leurs interlocuteurs (…)Le rôle de ces circulants identitaires est de premier ordre dans la perspective du brassage international. Peut-on imaginer que d’autres métiers fédèrent ainsi des individus de citoyennetés et souvent de cultures différentes ? De premier ordre encore cette éclatante démonstration : la fidélité aux micro-lieux et cultures locales d’origine, qui traverse les décennies de pérégrinations internationales, peut être favorable au brassage et à l’influence mondiale (Tarrius, 2000, 59-60). Alain Tarrius parle ainsi de capacités métisses de la part des circulants internationaux : le parcours si souvent décrit, menant d’une altérité aux identités locales, avec ce long temps ou l’individu n’est plus d’ici ni de là-bas devient obsolète : désormais apparaissent plutôt des capacités métisses souvent fugitives momentanées qui permettent de nombreuses entrées et sorties des marquages culturels des étrangers vers ceux des autochtones (2003, 12). De la même façon, pour Arjun Appadurai, la superposition de la mobilité des hommes à celles des imaginaires génère de nouveaux cosmopolitismes, qui s’effectuent à travers des relations translocales actuelles (2001). Il prend pour exemple la situation du pèlerinage islamique à La Mecque, comme moment et lieu de rencontre entre différentes communautés transnationales, générateur d’échanges cosmopolites.

Cela ne signifie pas que tous sont cosmopolites de la même manière (Beck, 2003 ; Hiebert, 2003). La tendance à la cosmopolitisation n’est pas le fait de tous et le cosmopolitisme est un phénomène inégalement partagé. Il s’agit simplement d’insister sur le fait que, d’une part, les différences de statut social ne peuvent suffire à déterminer les capacités cosmopolites des uns et des autres et que, d’autre part, échange cosmopolite et appartenance à un groupe ethnique transnational ne sont pas forcément opposés. Les migrants participent même nécessairement des deux36 : à un niveau social ou même à un

36 Sur ce thème, voir également les travaux de Pnina Werbner (1999), consacrés aux ressources transnationales et cosmopolites des migrants, qui se basent sur la réfutation de la typologie de Hannerz. Voir aussi l’essai de Donald Nonini sur la culture cosmopolite des travailleurs chinois de Malaisie (Ong, Nonini, 1997). 106 niveau plus intime, de nombreux individus semblent être aujourd’hui, et plus que jamais, capables d’articuler des affiliations complexes, des attachements significatifs et des allégeances multiples à des questions, des hommes, des lieux et des traditions qui dépassent le cadre des diasporas et des communautés transnationales (Cohen, Vertovec, 2003, 2). Ainsi, la mobilité croissante des migrants a une double conséquence qui n’est contradictoire qu’en apparence : d’un côté, une plus grande autonomie par rapport au territoire local, qui se réalise dans l’inscription dans des groupes transnationaux, de l’autre la traversée d’univers de normes et de cultures différents et la rencontre d’individus multiples. Cette double structure des appartenances, rendue possible par la délocalisation et les mobilités, permet d’inscrire toute recherche sur les circulations dans une vision composite des identités : le migrant conserve une identité sociale et culturelle qui le rapporte à son lieu d’origine (homeland) et lui permet de s’inscrire dans des groupes transnationaux. Mais, parallèlement, son identité se transforme au contact de nouveaux milieux et de nouveaux groupes, ce qui provoque un jeu de l’identité et de l’altérité, de nouveaux cosmopolitismes. Les migrants n’ont pas nécessairement conscience de cette nouvelle identité : il convient donc d’en chercher les traces dans leurs récits de vie, leurs pratiques de l’espace et leur relation aux lieux. On voit que cette approche permet à la fois de remettre en cause les catégories identitaires rigides (celle de communauté d’origine, comme s’il n’y avait pas d’autres ressources relationnelles possibles) et en même temps de casser le mythe de l’individu libre (comme le montre l’existence de communautés transnationales, les appartenances ethniques fortes existent toujours), qui sont deux avatars des discours sur la mondialisation. Le migrant, s’il n’a plus le privilège d’une position entre plusieurs lieux, demeure, dans ce cadre, un des types les plus affirmés de la tension entre l’inscription dans des lieux et des situations cosmopolites, d’un côté et, de l’autre, une capacité à s’inscrire dans des communautés transnationales. 37 Ulrich Beck est peut-être celui qui souligne le mieux le lien intrinsèque qu’entretiennent ces deux phénomènes, au-delà de leur caractère apparemment contradictoire. Pour lui, le transnationalisme est en effet le corollaire du cosmopolitisme : ce serait une erreur capitale que de considérer que l’empathie cosmopolite se substitue à l’empathie nationale. Les deux se compénètrent, s’intègrent, se modifient et se colorent l’une l’autre. En réalité, la dimension transnationale et la dimension cosmopolite doivent être entendues comme complémentaires à la redéfinition de la dimension nationale et locale…le mélange des cultures et traditions locales, nationales, ethniques, religieuses et cosmopolites est un des piliers de ce nouveau cosmopolitisme (2003, 14). C’est à partir de cette position qu’il convient de construire notre approche des phénomènes de territorialisation des migrants.

37 Le cosmopolitisme contemporain évoqué par Ulrich Beck doit être entendu comme un cosmopolitisme empirico-analytique, ce qui le distingue du cosmopolitisme idéaliste (opposé au nationalisme) du XVIIIème siècle. Cette approche du cosmopolitisme permet de casser une double dichotomie, opérée dans les études migratoires classiques : celle du ou ici…. ou là, d’une part, et celle de l’appartenance à un groupe et celle de l’appartenance cosmopolite, d’autre part. 107 IV. DE NOUVELLES FORMES DE TERRITORIALISATION

Quelles sont les conséquences de ces appartenances en réseaux et de ces identités composites sur les territoires des individus et des groupes ? Selon quelles modalités convient-il de les aborder ?

1. À propos du territoire

Un développement sur la notion de territoire est ici nécessaire, afin de pouvoir articuler ce qui vient d’être dit à l’étude des espaces des migrants. Avant toute chose, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas de donner une définition consensuelle des notions de territoire et de territorialisation, alors que certains auteurs pensent même à les supprimer du vocabulaire de la géographie, mais simplement de clarifier l’approche de ces termes qui 38 sera adoptée dans ce travail . Est-il nécessaire de préciser qu’une notion ne peut avoir du sens qu’à l’épreuve de la réalité empirique ? Elles seront donc constamment vérifiées et réinterprétées, afin d’éviter de les figer dans un traitement a priori. Le territoire, au sens que lui accordent les travaux de géographie sociale, désigne une construction mise en oeuvre par des groupes sociaux à partir de l’espace géographique. Il résulte d’une articulation entre du concret et de l’abstrait, d’un savant mélange de matériel et d’idéel, d’une relation réciproque entre des réalités matérielles et un sujet social (Di Méo, in Lévy, Lussault, 2000 ; Tizon, 1996). Les notions de mobilité et d’identité sont au cœur de ces processus. Pour territorialiser un espace, en effet, il faut le parcourir. La question du territoire est donc au fondement de la relation entre mobilités et espaces, dans la mesure où l’acte de mobilité est un acte de territorialisation. Michel de Certeau a montré cette dialectique entre le flux et l’espace, productrice de territoire, en analysant la marche du passant. Les pas sont un style d’appréhension tactile et d’appropriation kinésique. Leur grouillement est un innumérable de singularités. Les jeux de pas sont façonnage d’espaces. Ils trament les lieux39 (1990, 147). Le caractère dynamique des processus de territorialisation, accéléré par les phénomènes de mobilité, est nommé par Guy Di Méo labilité territoriale, en référence à Gilles Deleuze et Félix Guattari, quand ils écrivent : tout territoire est en voie de déterritorialisation, au moins potentielle, en voie de passage à d’autres agencements, quitte à ce que l’autre agencement opère une reterritorialisation (Deleuze, Guattari, 1980, cités par Di Méo, 1998, 12, voir aussi Offner, Pumain, eds, 1996).

38 En effet, le terme de territoire est polysémique. Cet usage « fourre-tout » et peu rigoureux est lié à l’histoire de la notion en géographie et contribue fortement à son discrédit. Jacques Lévy en répertorie ainsi huit significations dont il juge qu’aucune n’est satisfaisante (Lévy, 1999). 39 Michel de Certeau compare le rôle de la marche dans la ville, à celui de la parole, de l’énonciation pour le langage. La marche aurait, en effet, une triple fonction énonciative : elle est appropriation du système topographique, réalisation spatiale du lieu, elle implique des relations entre des positions différentiées (De Certeau, 1990, 148-150). 108 La notion d’appropriation et de conscience de cette appropriation est également au fondement de ce qui différencie le territoire de l’espace, pour reprendre la définition de Roger Brunet (1990). Cette appropriation de l’espace est à la fois économique, idéologique, et politique (sociale donc). Elle s’effectue par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité (Di Méo, 1998). Fréquenter un espace ne suffit donc guère à produire du territoire. Le territoire comprend également une dimension identitaire, qu’on retrouve dans la définition proposée par Joël Bonnemaison, qui comprend le territoire comme un ensemble de lieux où s’exprime la culture, et, plus loin, l’espèce de relation sourde et émotionnelle qui lie les hommes à leur terre et dans le même mouvement fonde leur identité culturelle (Bonnemaison, 1979, in Tizon, 1996, 22). La définition de Joël Bonnemaison permet également d’insister sur ce qui distingue le territoire du lieu : le lieu est limité, circonscrit, c’est la plus petite unité spatiale complexe (Lussault, 2003). Le territoire peut être discontinu, et est plus étendu qu’un lieu. En d’autres termes, il relève d’une métrique topologique tandis que les lieux s’inscrivent dans une métrique topographique (Di Méo, 1998). Au sujet de la valeur identitaire des territoires, Guy Di Méo considère que la relation du sujet et des sociétés à l’espace est au fondement de la formation des identités. Ainsi, il propose de qualifier les identités sociales d’identités socio-spatiales : l’identité résulte d’une construction tripartite mettant en interaction trois éléments majeurs, le sujet humain, la société et l’espace géographique (Di Méo, 2002, 178). Le rapport identitaire à l’espace est alors nommé territorialité : identité et territorialité ont toutes deux un fondement collectif et individuel, mais tandis que l’identité est incorporation des objets géographiques par le sujet, la territorialité est projection de l’individu sur l’espace vécu (Di Méo, 2002, 179). Le territoire, lié à l’existence d’un groupe humain, permet de passer d’un rapport individuel à un rapport social à l’espace, il relève d’une lecture et d’un signifié collectifs (Di Méo, 1998). Parce qu’il renvoie à un sentiment d’appartenance et au découpage de l’espace par des groupes (c’est sa dimension politique), il est également une forme de positionnement par rapport à Autrui, il permet de lui signifier son Altérité. Cette dimension politique est structurée par un champ symbolique, qui s’appuie sur des marqueurs spatiaux et notamment des limites plus ou moins nettes. De ce point de vue, le territoire se perçoit dans la différence. Il médiatise la relation à l’autre (Barel, 1986). Par conséquent, l’observation de son organisation doit permettre de comprendre celle des rapports sociaux. On retrouve cette dimension identitaire et collective du rapport à l’espace dans les travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective : il faut garder à l’esprit que les traits caractéristiques des représentations collectives et leurs tendances sont de s’exprimer et de se manifester dans des formes matérielles, de nature souvent symbolique ou emblématique. Tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles et dans l’espace (Halbwachs, 1997).

109 Le territoire relève également de l’apprentissage social, de la socialisation : il comprend une dimension historique, du temps long, consolidé (Roncayolo, 1990), qui peut être entretenue à travers la mémoire collective, qui s’inscrit dans des événements mais aussi dans des lieux-supports à la mémoire (Halbwachs, 1971). Ainsi, le territoire n’est pas tant le fruit d’une sédimentation de l’histoire qu’à l’image du palimpseste, une actualisation du passé (Di Méo, 1998). Aussi peut-on considérer le territoire comme une construction panchronique, dans la mesure où elle est traversée par un large spectre de temporalités, revendique quelque chose comme une légitimité historique mais aussi parce que la tyrannie du quotidien ne cesse de reformuler ses ancrages (Joyeux, 2002, 200). Cette dimension du territoire est d’autant plus importante lorsqu’on fait référence à des groupes migrants qui n’ont pas de légitimité historique sur les espaces qu’ils traversent et transforment. Comment cette tension est-elle résolue ? Peut-on penser le territoire autrement que par la présence pérenne d’un groupe (Ma Mung, 1999 b, 96) ? Enfin, le territoire, parce qu’il se différencie de l’espace par sa composante identitaire, est régulation : il n’y a pas d’identité sans règles, implicites ou explicites, imposées ou consenties, modulant les échanges entre soi et avec les autres. À partir d’un même espace, peuvent se construire des territoires multiples, disjoints ou superposés, conflictuels ou non, les uns par rapport aux autres (Offner, Pumain, eds, 1996, 156). Cette possibilité de superposition de plusieurs territoires en un même espace est déjà soulignée par Maurice Halbwachs qui montre, à travers l’étude de la relation entre mémoire, histoire et lieux en terre sainte, comment il est possible, pour différentes communautés religieuses d’attribuer une signification différente à des lieux identiques (1971).

Partant de cette définition minimale du territoire, qui sera, au cours de cette thèse, à de multiples reprises, visitée et re-travaillée, il est possible de revenir à la question posée initialement : Quels sont les effets des nouvelles migrations sur les logiques et les formes de territorialisation ? Comment penser les territoires à la lumière des nouvelles appartenances ? À la suite des remarques formulées plus haut concernant la double inscription, cosmopolite et transnationale, que permet la mobilité, comment étudier les formes de territorialisation des migrants ? Il est proposé d’aborder cette question selon une double approche, qui touche aux deux dimensions de la mobilité : - La première s’attache aux conséquences de la mobilité sur les formes territoriales à petite échelle, et lit la territorialisation comme une mise en réseau d’espaces complémentaires. - La seconde entrée s’attache à la territorialisation comme co-présence et négociation entre des groupes et des individus différents pour l’appropriation d’un espace, à une échelle plus restreinte.

110 2. La territorialisation comme mise en réseau d’espaces complémentaires

Les espaces sociaux de référence, de pratique et de représentation des individus, leurs territoires en somme, ont changé, et peuvent désormais se composer d’un ensemble de lieux géographiquement distincts (Knafou, 2000, 89). Les territoires actuels se caractérisent par leur discontinuité tandis qu’on est passé, pour reprendre les catégories proposées par Guy Di Méo, d’un acteur de moins en moins endogène à un type d’acteur exogène, familier de l’espace éclaté, qui sélectionne au gré de ses objectifs les formations socio-spatiales qu’il investit (Di Méo, 1987, 593). Cette opposition peut se traduire par le passage de la contiguité à la connexité, de la territorialité aréolaire à la territorialité réticulaire (Dupuy, 1999). C’est, pour reprendre Pierre Veltz, la fin du monde bien ordonné par la distance (Veltz, 2000, 59). Comment désigner ces nouvelles formes territoriales ? Que nous disent-elles sur les modes d’organisation des individus ? Ici encore, un éventail de métaphores peut être mobilisé. Ulrich Beck utilise avec esprit le terme de polygamie des lieux pour qualifier ce nouveau couplage des individus aux espaces, tandis que Jean Viard propose la figure de l’archipel (Beck, 2000 ; Viard, 1994). Cette métaphore de l’archipel, suggérant la spécialisation fonctionnelle d’espaces éclatés et complémentaires, est particulièrement appropriée dans la mesure où elle invite à remettre en cause le principe d’une centralité unique, comme le suggère François Ascher : les centralités se multiplient, se diversifient, se spécialisent, à tel point qu’il semble préférable aujourd’hui de parler de polarités ou de concentrations spécialisées (Ascher, 2001, 23). Toutefois, la métaphore de l’archipel ne se limite pas aux pratiques spatiales des individus. Elle a également été explorée dans le cadre de la mondialisation économique par le haut et des stratégies de rente spatiale différentielle des entreprises (Veltz, 1996). Pierre Veltz oppose ainsi ce qu’il nomme les territoires-réseaux actuels des entreprises, fondés sur la prédominance des relations horizontales (pôle-pôle), aux territoires-zones traditionnels, fondés sur des relations verticales (1996, 62). Par conséquent, transférer cette image de l’archipel aux territoires des individus soulève le problème de la mise en relation de deux phénomènes contemporains, la mondialisation par le haut, et la mondialisation par le bas (Portes, 1999). Quels sont les points communs et les différences entre les deux types de logiques qui président à la formation des territoires en archipel des entreprises et des individus ? Existe-t-il une particularité des groupes migrants dans la formation de ces territoires ? Cette question soulève celle des ressources des individus et de leur capacité à contourner ou à passer, à tirer profit ou à être bloqués par les effets de frontière (dispositifs législatifs, mais aussi univers de normes). Comment, par quels moyens, les migrants parviennent-ils à tirer profit d’espaces distants ? Comment informent-ils et transforment-ils de façon contemporaine différents lieux ? Certains auteurs insistent sur l’importance du capital social mobilisé par les migrants, qui les différencient des acteurs de la mondialisation par le haut, qui mobilisent essentiellement des capitaux économiques (Portes, 1999 ; Péraldi, 2001 a). Alain Tarrius insiste sur la capacité des individus migrants à territorialiser des 111 lieux distants, à les investir de signification sociale, ce qui les distingue des entreprises de la mondialisation par le haut. Il constate, à travers la notion de territoire circulatoire, la capacité des petits migrants à donner sens aux espaces qu’ils traversent et investissent, et qu’il oppose aux cadres circulants internationaux, sous produit des stratégies multinationales des firmes, incapables de produire des identités spécifiques, ni des traces territorialisées d’un type nouveau (1996, 102). Ces compétences du petit migrant par rapport au grand, Alain Tarrius les qualifie de nomades. Les territoires circulatoires des nomades, qu’il définit comme socialisation d’espaces-supports à des pratiques de mobilité, se superposent à ceux des sédentaires et ne correspondent pas aux mêmes logiques, ni aux mêmes hiérarchies. Cette notion de territoire circulatoire permet ainsi de donner une cohérence à l’ensemble discontinu des espaces investis et transformés par les pratiques des circulants. L’investigation des lieux interstitiels, espaces du passage entre les différents pôles, qu’ils soient fixes (aires d’autoroute, parkings, gare…) ou mobiles (train, autocar, bateau) peut 40 peut-être nous aider à comprendre la singularité des territoires de ces migrants . Comme l’écrit Alain Battegay, la reconnaissance des lieux du voyage et des routes des migrations, certes liés à des modes de transport, donne aussi à voir des gammes de savoir-faire, qui peuvent aller de l’utilisation de statuts dérogatoires donnant capacité à circuler (…) jusqu’à l’habitude de circuler entre différents systèmes de valeurs, qu’elles soient éthiques ou économiques, et la capacité à jouer sur des différentiels de valeurs (Battegay, 1996, 64). Comment définir les couloirs et les réseaux logistiques, supports à la circulation ? Qui passe et comment ? Que se trame-t-il dans ces univers du passage ? De quelle manière ces espaces de la traversée sont-ils appropriés ? Une autre question mérite d’être soulevée au sujet de ces nouvelles formes de territorialisation basées sur la mise en réseaux d’espaces complémentaires : qu’en est-il de la hiérarchie des lieux des individus ? De quelle manière la mobilité bouleverse-t-elle les centres et les périphéries de leurs territoires quotidiens ? Dans les territoires en archipel que se tissent les migrants, le lieu conserve toute sa valeur et sa singularité. Cependant, dans un contexte de mise en concurrence globale des villes, ces singularités n’ont de sens 41 que mises en relation avec d’autres lieux : chaque ville peut être vue dans l’ensemble de ces liens avec le monde en dehors de ses limites écrit ainsi Michael Peter Smith, proposant, pour désigner ces villes connectées à d’autres espaces par les migrants transnationaux, le terme de translocalité42. Dans le cadre de ce travail, il faudra donc s’interroger sur les

40 Pour Marc Augé, certains de ces espaces peuvent être considérés comme des non-lieux. Comme le fait remarquer Mike Crang, le succès de la notion de non-lieu proposée par Marc Augé tient justement au fait qu’elle soulève la question de savoir ce que signifie habiter dans une société de la mobilité : Il ne s’agit pas de non-lieux, mais bien des lieux de la ville dans lesquels nous vivons tous les jours (Crang, 2002, 572). 41 Dans ses questionnements sur l’identité du lieu, Doreen Massey remarque ainsi que c’est précisément la connexion qui fait la singularité du lieu (1994). 42 M.P. Smith, qui s’intéresse aux effets du transnationalisme sur les espaces urbains, cherche à se démarquer de l’approche de Saskia Sassen, qui considère que les villes globales sont les lieux idéaux d’observation des dynamiques de désarrimage des identités (Sassen, 1996). Smith suggère que les espaces translocaux ne se limitent guère aux villes globales. L’étude de la ville comme espace translocal permet ainsi d’aborder les 112 défauts et les qualités que présentent certains lieux, sur les avantages et les inconvénients qui motivent les choix de localisation des migrants.

3. La territorialisation comme co-présence et négociation

La translocalité, telle qu’elle est analysée par M. P. Smith comprend une autre signification. Elle est croisement d’individus et croisement de réseaux. Ce second aspect rappelle la mobilité comme co-présence, qui donne lieu à des formes de micro-sociabilité, telle qu’elle a été analysée par Jean-Samuel Bordreuil et présentée au début de ce chapitre. En effet, les formes de territorialisation liées à la pratique des mobilités comportent une dimension de rencontre et de négociation, qu’il convient à présent d’aborder. La mobilité, à travers la question du territoire, interroge notre relation à l’autre. Comme l’écrit Rémy Knafou, tout déplacement, quelles que soient sa portée et sa motivation, nous entraîne sur le territoire des autres, c’est-à-dire dans un espace produit et approprié où, de ce fait, des conflits de tous ordres (de l’usage ou symbolique) peuvent surgir (Knafou, 1998, 7). Cela a d’autant plus d’importance que le principal lieu d’observation de ce travail est une place, au sens propre du terme : la place de la gare de Naples ou place Garibaldi. Or, la place est à la fois un lieu de mobilité par définition, puisqu’elle est croisement des trajectoires, mais aussi un espace sociétal par excellence, accessible à tous, selon la définition de Jacques Lévy (2003). C’est donc un lieu de négociation important. À ce propos, on peut se demander s’il peut exister des modes d’appropriation exclusive du territoire, ou bien s’il convient de penser que la territorialisation est toujours une entreprise de négociation. Les logiques de mobilité posent en effet la question de la territorialisation du même espace par différents groupes sociaux. Cette territorialisation est génératrice de conflits, au sens qu’accorde Georg Simmel à ce terme, c’est-à-dire un véritable principe organisateur de la société, combinant opposition et intégration, distance et proximité (Simmel, 1995). La territorialisation passe par la négociation des identités qui peut s’exprimer, dans le cas des migrants, sur le mode de l’ethnicité, mais pas uniquement : la mobilisation des identités de genres, par exemple, permet également une inscription et une appropriation différente de l’espace, qui passe par des marqueurs spatiaux. Existe-t-il des territoires plus riches en négociations que d’autres ? La grande ville est probablement, par son caractère de proximité et de diversité, le lieu par excellence de la réalisation de ces négociations. D’observatoire des sédentarités, elle est devenue carrefour des mobilités (Martinotti, 1994 ; Tarrius, 1996). Dans les villes, les frontières entre identité/altérité semblent perpétuellement négociées43. Aussi les territoires concernés par la mobilité semblent par définition ne pas correspondre au modèle de l’enclave, au sens que phénomènes de transnationalisme dans leur complexité et de s’affranchir des tentatives d’objectivation des villes effectuées par les théoriciens de la ville globale qui mènent à une vision stricte opposant centres et périphéries économiques du monde. Selon Smith, il convient de restituer au flux leur complexité et leur autonomie par rapport à ceux du capitalisme mondialisé. 43 Les nouvelles mobilités remettent ainsi en cause une approche écologique de la ville, puisque les groupes n’entrent pas nécessairement en concurrence ou plutôt cette concurrence peut être réduite par la négociation. 113 lui attribue le dictionnaire de territoire enfermé dans un autre (ils ne sont pas isolés, puisqu’ils sont des carrefours). Ce sont des lieux de négociations, de concurrences et de complémentarités44.

À partir de ces remarques, on peut conclure que l’observation à l’échelle locale demeure plus que jamais nécessaire : l’investigation des effets des circulations sur les espaces locaux et l’observation des interactions entre différents acteurs permettent de rendre compte de l’émergence de formes nouvelles de relations et de territorialisation.



Ce chapitre se base sur l’hypothèse que l’analyse des mobilités et de leurs implications identitaires, sociales et spatiales permet de construire une approche nouvelle du phénomène migratoire et des territoires des migrants. En tant que phénomène social total, la mobilité doit être appréhendée dans ses multiples dimensions : celle de la tension entre fixité et errance qui caractérise particulièrement l’individu contemporain ; celle de ses dimensions socio-spatiales, structurantes et structurées ; celle des interactions et des micro-sociabilités en situation qu’elle génère ; celle des espaces-temps dans lesquels elle se déploie. L’intensification des circulations a provoqué un brouillage des catégories d’appréhension des phénomènes socio-spatiaux. La capacité croissante d’individuation des hommes, la possibilité de s’inscrire dans des lieux distants, l’autonomisation par rapport au groupe d’origine, impliquent l’émergence de formes identitaires cosmopolites, faisant de chacun une sorte d’Étranger en ce monde, et privilégiant les appartenances en rhizome aux dépens des appartenances locales. La relation entre migration, identités et territoires en est bouleversée. On constate l’émergence de nouvelles formes migratoires, organisées en réseaux transnationaux, qui appuient les circulations des individus. Ces réseaux et ces circulations renforcent, par l’intensité des liens qu’ils créent, les différents pôles du champ migratoire et contribuent à la formation de communautés transnationales. Cependant, le monde ne peut être réductible à une mosaïque de communautés déterritorialisées. Cela reviendrait à considérer les communautés transnationales comme des communautés locales telles qu’elles pouvaient être envisagées par l’anthropologie traditionnelle, simplement transposées à l’échelle mondiale (Amselle, 2001). À l’inverse, les migrants semblent bien représenter l’archétype des identités contemporaines, telles qu’elles ont été décrites par Anthony Giddens : s’inscrivant ici et là, les migrants interagissent avec des individus toujours plus différents,

44 Ce processus de négociation identitaire ne concerne pas seulement les lieux d’accueil. Les travaux de Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily, et Michel Poinard ont ainsi montré, à travers l’analyse du retour des migrants portugais au village d’origine, les processus de négociation territoriale auxquels ils se livraient (1997).

114 dans des situations toujours plus diverses, témoignant ainsi de véritables compétences cosmopolites. Sous l’angle des mobilités, c’est alors une double perspective sur les territoires qui se profile, celle du territoire d’individus et de groupes mobiles, un territoire éclaté, réticulaire, pour reprendre l’expression de Michel Bruneau (1995), et celle du territoire local, souvent urbain, lieu de négociation des identités, des relations intergroupes et interindividuelles, où l’ethnicité prend forme. Résolument, la notion de lieu n’est plus ce qu’elle était (Hannerz, 1996). Mais le local n’a pas pour autant perdu son intérêt en tant qu’objet d’analyse. Les lieux, à la fois connectés et croisements de réseaux, dans la double acception que donne M.P. Smith au concept de translocalité, sont même devenus encore plus passionnants : cette notion témoigne de ce nouveau cosmopolitisme du lieu, pour reprendre l’expression de Beck, qui caractérise en particulier les villes (Smith, 1999, Beck, 2002). Ainsi, les trajectoires des migrants se situent bien dans une dialectique entre local et global, entre lieux d’installation et espaces des circulations, ce qui implique des échelles d’analyse macro- et microscopiques, à la mesure des lieux et des réseaux, des racines et des ailes.

Il convient à présent d’intégrer ces réflexions à nos questionnements, centrés sur la question du commerce et de l’entrepreneuriat migrant. Le commerce interroge radicalement la place du migrant dans nos sociétés. Tout comme la mobilité, il provoque l’échange. De ce point de vue, le commerçant, tout comme l’Étranger, est l’homme cosmopolite par excellence : toute l’histoire économique montre que l’Étranger fait partout son apparition comme commerçant et que le commerçant c’est l’étranger, écrit ainsi Georg Simmel (2000). Le commerce permet de faire émerger des questionnements sur nos identités, nos appartenances, nos positionnements par rapport à l’autre : c’est sa dimension symbolique. C’est, par ailleurs, une activité concrète qui transforme les espaces, les relations et les statuts économiques. Connaître les commerces de l’Étranger, c’est donc reconnaître son double rôle, économique et symbolique, dans les dynamiques socio- spatiales contemporaines (Tarrius, 1999).

Comment, à la lumière des considérations introduites plus haut sur les nouvelles formes de mobilité et d’organisation des migrants, peut-on utiliser le patrimoine que nous livre le champ d’études sur l’entrepreneuriat ethnique pour comprendre les activités commerciales des migrants dans le quartier de la gare de Naples ?

115 Chapitre III L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités

À l’issue des remarques formulées sur les mobilités et leurs implications du point de vue des identités et des territoires des migrants, il est possible d’opérer une relecture critique de la littérature existant sur l’entreprise migrante ou ethnique45. Il s’agit de montrer les avantages et les limites de ces travaux, dans le contexte de notre étude centrée sur la question des circulations, tout en proposant d’autres pistes d’analyse, permettant de construire une problématique de recherche. Ce chapitre s’articule de la manière suivante : la première partie est consacrée aux travaux qui se sont développés depuis une trentaine d’années sur l’entreprise ethnique. Certains apports de cette littérature, qui constitue un véritable champ d’étude, y sont exposés, et envisagés dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes migratoires (I). Par la suite, il est proposé de s’interroger sur la manière dont la spécificité des formes entrepreneuriales actuelles, liée aux évolutions du monde du travail et des migrations, modifie notre lecture des phénomènes d’entrepreneuriat migrant. Il faut, à la lumière du développement des mobilités, réenvisager les problématiques de l’entreprise ethnique, et s’interroger sur les nouvelles formes territoriales qui résultent de ces évolutions (II). 

45 En anglais, migrant (ou immigrant) entrepreneurship ou encore ethnic business. Les deux expressions n’ont pas exactement la même signification. L’expression entreprise migrante ou immigrante permet d’insister sur le fait que ceux qui participent à ces entreprises sont des immigrants. En parlant d’entreprise ethnique, on inclut les minorités ethniques, qui ne sont pas nécessairement des immigrants, et peuvent se trouver depuis plusieurs générations au pays d’accueil. Par ailleurs, l’expression entreprise ethnique insiste davantage sur la particularité des ressources dont font preuve les entrepreneurs concernés. À la suite de Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong (1995), il a été choisi de ne pas effectuer de distinction entre entreprise ethnique et entreprise migrante, ou immigrante : si les formes économiques observées sont plutôt de l’ordre de l’entreprise migrante, dans la mesure où les individus étudiés sont des nouveaux arrivants, on peut également parler d’entreprise ethnique, car ils ont recours (entre autres) à des ressources de type ethnique dans leurs stratégies entrepreneuriales. 116 I. LES MODÈLES D’INTERPRÉTATION DE L’ENTREPRISE ETHNIQUE : UNE LECTURE CRITIQUE

La mise en relation des phénomènes d’entrepreneuriat et de la présence de migrants ou de minorités ethniques dans la ville n’est guère nouvelle (Simmel, 2000). Cette ligne de recherche a néanmoins été abandonnée jusqu’aux années 70 quand, avec le tournant post- fordiste, se manifeste un regain d’attention pour ce qu’on appellera désormais les économies ethniques ou migrantes. Le travail pionnier en la matière, auquel ces économies doivent leur dénomination, s’intitule Ethnic entreprise in America et est publié par Ivan Light, en 1972. Ces travaux émergent dans la période qui suit la seconde division industrielle du travail 46, qui se caractérise par des changements paradigmatiques dans la nature du travail et de l’organisation industrielle, et notamment par le développement du petit entrepreneuriat et du travail autonome (Amin, 1994, 20). Dans ce contexte, le champ d’études pluridisciplinaire sur les économies ethniques prend pour point de départ un double constat :

- le travail autonome et l’entrepreneuriat parmi les migrants et les minorités ethniques sont en constant développement et deviennent un aspect central de l’évolution des sociétés urbaines47. - les activités pratiquées se caractérisent de plus en plus par la spécialisation ethnique, ce qui mène à populariser la notion de niche économique.

Les définitions de l’entreprise ethnique sont variables. Deux grandes acceptions se retrouvent généralement : selon la première, plus restreinte, la notion d’entreprise ethnique se réfère à la pratique de savoirs et d’usages typiques de la région de provenance des migrants, comme dans le cas des restaurants, magasins alimentaires et boutiques

46 L’expression, qu’on doit à Piore et Sabel (1984), désigne la deuxième grande rupture dans l’organisation industrielle du travail. Piore et Sabel identifient deux divisions industrielles : la première dans les années 20 et 30 avec le passage au fordisme par la production de masse, la deuxième dans les années 70, avec le tournant post-fordiste, ou la production de masse et le développement de la spécialisation flexible coexistent. La production de masse exige l’usage de machines et de travailleurs semi-spécialisés pour produire des biens standardisés, et la spécialisation flexible se base sur des travailleurs qualifiés qui produisent des biens spécifiques. Les deux coexistent toujours, au sein des économies fordistes et des économies post-fordistes mais, dans certaines périodes, l’un prime sur l’autre. Cette approche a été critiquée pour son dualisme excessif (d’un coté travail rigide non qualifié, de l’autre travail flexible qualifié). 47 Les premiers travaux sur l’entrepreneuriat ethnique sont réalisés aux Etats-Unis, ce qui est lié à la précocité du phénomène et de sa découverte (fin des années 60). En Europe occidentale, il faut attendre la seconde moitié les années 80 pour voir se développer un champ d’études sur l’entrepreneuriat ethnique, ce qui explique qu’il soit fort influencé par l’approche américaine (Joseph, 1987 ; Ma Mung et Simon,1990 ; Palidda, 1992). En France, la prise de conscience de l’importance des entreprises migrantes est liée au constat d’un certain échec du modèle national d’intégration (Ma Mung, Simon, 1990). En Italie, la question s’est développée au cours des années 90, avec la prise de conscience de l’existence d’une présence étrangère consolidée sur le territoire : elle se concentre sur l’entreprise chinoise ou encore sur les formes de commerce de rue pratiquées par de nombreux groupes de migrants (voir le chapitre 1). 117 artisanales. La seconde définition, qui couvre un plus ample champ d’études, se réfère à l’appui sur des réseaux ou solidarités communautaires de la part des entrepreneurs (Ambroso, Mingione, 1992). Elle correspond à la définition d’Ivan Light et Steve Gold (2000), pour lesquels cette économie se distingue de l’économie générale par l’appartenance ethnique des membres de l’entreprise : une économie ethnique consiste en des employeurs, des employés et des travailleurs autonomes de la même appartenance ethnique. Emmanuel Ma Mung propose une définition relativement similaire, qui met l’accent sur l’importance des réseaux de relations et des solidarités de type ethnique ou communautaire : ces entreprises utilisent et s’appuient sur des réseaux de solidarité ethnique notamment sur le plan du financement, de l’approvisionnement, du recrutement du personnel et parfois même de l’achalandage, lorsqu’elles sont orientées vers leur communauté d’origine (Ma Mung, 1996, 177). Ces définitions de l’entrepreneuriat ethnique prennent en ligne de compte des acteurs extrêmement divers (chefs d’entreprise, employés et travailleurs autonomes et même parfois clientèles, riches et pauvres, immigrants et minorités ethniques, commerçants et entrepreneurs productifs…). Ce domaine d’étude souhaite en effet couvrir un vaste champ de questionnements parmi lesquels : pourquoi les activités entrepreneuriales en contexte urbain sont-elles de plus en plus dominées par la présence des migrants ? Pourquoi ces migrants font-ils le choix de pratiquer ce type d’activité ? Quels sont les facteurs qui déterminent leurs stratégies entrepreneuriales, leurs formes d’organisation, leurs réussites ou leurs échecs ? Existe-t-il une spécificité, dans leurs formes d’organisation socio- spatiale, des économies migrantes ou ethniques ? Si oui, en quoi consiste-t-elle ?

Les travaux sur l’entreprise ethnique isolent en général, dans un schéma économique qui s’apparente à celui de l’offre et de la demande, deux séries de facteurs qui peuvent expliquer la réussite et le développement des entreprises migrantes. La première série de facteurs déterminants concerne les structures, c’est-à-dire les conditions, favorables ou défavorables, à l’insertion des migrants dans une activité ou une niche économique (1). La seconde série de facteurs concerne les ressources ethniques, soient les caractéristiques de groupe dont disposent les entrepreneurs, et qui leur fournissent un avantage sur le marché du travail (Light, 1972, Aldrich, Ward, Waldinger, 1990) (2). Partant de l’examen de ces deux séries de facteurs, ces travaux tirent des conclusions variables concernant la relation entre entrepreneuriat ethnique et mobilité sociale (3). La plus célèbre des tentatives d’explication de la création et du développement des économies ethniques est sans doute le modèle mis en place par Howard Aldrich, Robin Ward et Roger Waldinger, qui se présente comme une tentative de synthèse des travaux précédents (1990). Ce schéma, que nous suivrons dans notre analyse de l’entrepreneuriat migrant à Naples, est dénommé approche interactive (4).

118 1. Structures d’opportunités et de contrainte

Certaines conditions, indépendantes des ressources dont dispose l’entrepreneur, doivent être réunies pour permettre le développement d’une entreprise ethnique. Il s’agit des structures d’opportunité, qui concernent en particulier les conditions du marché du travail et les possibilités d’accès à la propriété (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). Ces dernières dépendent à la fois des places vacantes dans le marché de la propriété entrepreneuriale et des politiques des gouvernements envers l’accès des étrangers à l’entreprise (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Rath, Kloosterman, 2002). À ce sujet, on peut remarquer que la législation européenne concernant l’accès des populations étrangères à l’entrepreneuriat est notablement plus restrictive que la législation nord-américaine (Light, Gold, 2000). La législation italienne ne déroge pas à la règle. Nous avons déjà fait référence dans le premier chapitre aux difficultés rencontrées par les étrangers dans l’ouverture d’une boutique ou dans la mise en œuvre d’une activité productive. Quant à la possibilité pour les étrangers d’exercer une forme de commerce de rue, elle a été, jusqu’en 1998 (loi 114/1998 et loi 40/1998), strictement limitée à trois nationalités soumises à un accord de réciprocité : les Sénégalais, les Marocains et les Albanais. Encore aujourd’hui la possibilité d’exercer de façon légale le commerce de rue est extrêmement restreinte, car l’attribution de postes de vente sur trottoir est la compétence des municipalités, qui en général sont réticentes à les allouer à des étrangers (Pellegrini, 2001). Au-delà des opportunités ou des difficultés liées à l’accès à la propriété, les conditions du marché du travail doivent permettre la mise en route et le succès d’une entreprise. Certains secteurs sont plus adéquats : le commerce de produits ou de services ethniques destinés à une clientèle constituée de co-ethniques est particulièrement favorable. Ce type d’entreprise, qu’Emmanuel Ma Mung et Gildas Simon nomment le commerce communautaire, et qu’on retrouve sous le terme de marché protégé ou marché ethnique dans les travaux des Anglo-saxons est en effet facilement accessible aux immigrants, car ces derniers connaissent davantage les pratiques et les goûts des membres de leur communauté : les goûts du consommateur ethnique provoquent une position de marché protégé, d’abord parce que les membres d’une communauté peuvent préférer avoir des rapports avec des co-ethniques, mais aussi à cause des coûts de l’apprentissage des goûts et des besoins des groupes d‘immigrants, qui peuvent décourager les autochtones à exercer ce type d’activité, en particulier dans un premier temps, quand la communauté est restreinte et peu visible pour les autres écrivent à ce propos Howard Aldrich, Robin Ward et Roger Waldinger (1990, 27). Les migrants bénéficient donc de certains avantages structurels dans ce type de secteur, même s’il offre des chances de mobilité sociale assez restreintes (Aldrich, Ward, Waldinger 1990 ; Light 1972). Par ailleurs, le développement d’une entreprise peut être lié à une demande de la part d’une clientèle non ethnique. C’est le cas de la vente de produits ou de services exotiques destinés aux autochtones, chez qui le besoin ethnique, en particulier dans les grandes métropoles, est toujours plus fort (Raulin, 2000). Ce type d’entrepreneuriat est en effet étroitement lié au développement d’une classe de cosmopolites pratiquants ou

119 consommateurs multiculturels acquise à la consommation de produits originaux et dépaysants (Semi, 2004 ; Simon, 1994). D’autres secteurs du marché du travail sont particulièrement accessibles aux entrepreneurs migrants. Secteurs délaissés, dont les propriétaires ne trouvent pas de repreneurs parmi les autochtones, comme la petite épicerie à Paris dans les années 80, ou encore secteurs demandant des compétences techniques faibles, comme celui des chauffeurs de taxi (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Guillon, Ma Mung, 1986). Roger Waldinger, dans une étude sur les commerçants new-yorkais, remarque ainsi que les entreprises ethniques se développent plutôt dans des secteurs au sein desquels l’entrée est relativement aisée, mais les risques et la compétitivité particulièrement élevés (Waldinger, 1989). Jan Rath et Robert Kloosterman (2000) formulent le même type d’analyse au sujet de l’entreprenariat ethnique aux Pays-Bas. Pour ces auteurs, les migrants occupent, même sous la forme du travail autonome ou de l’entrepreneuriat, les segments les plus bas du marché du travail. Dans cette perspective, l’entrepreneuriat migrant, loin d’être déconnecté de l’économie générale, en constitue, bien au contraire, la clef de voûte. Saskia Sassen-Koob met ainsi en évidence le rôle central des petites entreprises de services et de sous-traitance, souvent gérées par les migrants, dans l’organisation de ce qu’elle appellera les villes globales dans des recherches ultérieures. Ses travaux, en mettant l’accent sur la relation entre entreprise ethnique et économie informelle, montrent combien ces économies, par leur facilité d’accès, constituent un débouché efficace pour les nouveaux arrivants, tout en correspondant à une demande de sous-traitance de la part des entreprises du secteur formel. Elle montre ainsi comment secteurs formels et informels sont interdépendants dans l’économie mondialisée (Sassen-Koob, 1989).

Les choix entrepreneuriaux émanent également de contraintes et de désavantages, comme les discriminations dont sont victimes les migrants et les minorités ethniques, assortis de l’impossibilité légale de pratiquer certaines professions, notamment dans le secteur public. Ivan Light remarque ainsi que : les histoires sociales des Américains d’origine chinoise ou japonaise nous offrent une illustration empirique de la façon dont la pauvreté, la discrimination, et la visibilité ethnique stimulent son propre entreprenariat parmi les immigrés désavantagés (Light, 1972, 8). Ici encore, l’Italie, qui réserve son secteur public48 aux citoyens européens, ne fait pas exception (Magatti, Quassoli, 2004). Par ailleurs, les restructurations du marché du travail qui ont touché les économies occidentales ont poussé de nombreux étrangers à mettre sur pied des activités de type entrepreneurial (Ma Mung, Simon, 1990). Les politiques néo-libérales qui ont accompagné la crise économique des années 80, comme le tatchérisme en Grande-Bretagne, ont accéléré ce passage, en provoquant davantage de sous-emploi et de chômage, qui sont autant de raisons pour investir dans une activité autonome ou entrepreneuriale (Jones, Mc Evoy, 1992, 2000).

48 Ainsi que la compagnie des postes et celle des chemins de fer, qui ont été privatisées récemment, mais dont l’accès est toujours limité aux citoyens de l’Union Européenne. 120 Les groupes, en fonction des désavantages et des opportunités qu’offre le pays d’accueil, se retrouvent dans des secteurs spécifiques du marché du travail, des niches. Pour Roger Waldinger (1994), la formation d’une niche ethnique a lieu par un jeu de succession des différents groupes, qu’il nomme les chaises musicales ethniques (ethnic musical chairs). La thèse de la succession écologique développée par Howard Aldrich (1975), selon laquelle l’abandon de certains marchés par certains groupes permettrait de laisser des vides, occupés par de nouveaux groupes, rejoint celle des chaises musicales ethniques, mais insiste davantage sur le caractère local de ce processus de succession. Cette thèse écologique s’appuie sur les écrits de Robert Ezra Park et Ernest W. Burgess (1936, 1928, cités par Chan, Ong, 1995). Elle permet d’insister sur le fait que des opportunités émergent quand un certain groupe, dans une aire bien déterminée, ne parvient plus à se reproduire et laisse à un autre groupe la possibilité de lui succéder. Ainsi, les groupes reprennent souvent les marchés abandonnés par les locaux, et cherchent à générer un certain profit même s’il est marginal. Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong remarquent que dans ce type de marché, les barrières d’entrée et les économies d’échelle sont relativement basses et que l’efficacité peut être atteinte simplement en mettant en oeuvre des stratégies d’auto-exploitation (Chan, Ong, 1995). La thèse de la succession écologique peut faire l’objet de quelques critiques : tout d’abord, on pourrait se demander, avec Liane Mozère (2002), s’il ne conviendrait pas de préciser de quel type de migrant on parle pour éviter de favoriser la perception d’un tout homogène dans ces théories de l’entrepreneuriat ethnique : primo-migrant ou deuxième génération, hommes ou femmes, riche ou pauvre… n’ont certainement pas le même poids ni la même capacité (ni peut-être la même nécessité) à la création d’une niche ethnique. En outre, comme le remarque Antoine Pécoud, les formes de compétition internes à un groupe ethnique ont souvent été minorées dans cette vision écologique (2002). Ces questions s’insèrent dans une critique générale de la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique, que nous évoquerons plus loin. Surtout, une autre question reste en suspens : on trouve dans cette littérature une certaine ambiguïté concernant la relation entre concentration sectorielle et concentration spatiale des entreprises, que nous retrouverons plus loin quand nous évoquerons les travaux d’Alejandro Portes. Les auteurs oscillent entre une vision déspatialisée de l’entrepreneuriat et une vision localiste. À considérer la niche comme un élément statique, fixe dans l’espace et dans le temps, la thèse de la succession écologique ne porte-t-elle pas une vision biaisée des dynamiques économiques et des marchés qui, par définition, se déplacent et évoluent ? L’hypothèse de l’encastrement multiple développée par Robert Kloosterman et Jan Rath tente de remédier à cette vision trop figée et rigide des structures d’opportunité.

121 Remédier à l’approche localiste de l’entrepreneuriat ethnique par une vision multiscalaire : l’ « encastrement multiple »

Jan Rath et Robert Kloosterman proposent, dans des contributions récentes (2000, 2001, 2002) de re-considérer le rôle des structures d’opportunité, dont l’impact sur les conditions d’organisation sociale des entrepreneurs migrants aurait été sous-estimé. Proposant de restituer à ces formes d’organisation leur complexité, ils suggèrent une approche de l’entreprise à partir de son encastrement multiple (mixed embeddedness). Il se réapproprient ainsi le terme d’encastrement (embeddedness), rendu célèbre par Mark Granovetter (1985) et repris dans de nombreux travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, mais ils en inversent la signification puisque le terme était utilisé pour montrer l’inscription des choix économiques des individus dans des réseaux sociaux. Selon Robert Kloosterman et Jan Rath, les individus sont également encastrés dans de vastes structures de contrainte et d’opportunité, de nature complexe qui, à la manière d’une toile d’araignée, peuvent se lire à plusieurs échelles : les relations et transactions des migrants ne sont pas uniquement encastrées dans des réseaux sociaux concrets, mais de façon plus abstraite, dans des structures socio-économiques et politico-institutionnelles plus larges, précisent-ils (Kloosterman, Rath, 2001, 2 ; voir aussi Rath, 2002). Une analyse minutieuse des structures d’opportunités doit donc s’attacher à la fois aux marchés et aux institutions, en tant que facteurs variables et mouvants dans l’espace et dans le temps. En effet, selon R.Kloosterman et J.Rath, la façon dont la question des structures d’opportunité économiques, et donc des marchés, a été prise en compte dans la littérature classique sur l’entreprise ethnique, est fort critiquable dans la mesure où elle contribue, dans la plupart des cas, à relier les marchés à une demande ethnique de produits ou de services, et à les considérer de manière remarquablement figée. Or, les marchés fluctuent et doivent être abordés, au-delà du cadre restreint d’une demande ethnique, dans celui, plus général, des restructurations des économies occidentales, qui fournissent ou permettent de créer les opportunités pour la mise en place d’une entreprise. L’économie post-fordiste émergente fournit en effet de nouvelles opportunités pour les petits entrepreneurs : les évolutions liées aux nouvelles technologies (développement de l’informatique) et aux goûts des consommateurs ainsi que la fragmentation des marchés liée à l’individuation de la demande et à son caractère toujours plus fluctuant (la réduction des économies d’échelle, dans le secteur de la mode par exemple), et au développement des services ont pour résultat que le niveau de performance minimal s’est abaissé dans de nombreux types de marchés. Par conséquent, les opportunités pour les aspirants entrepreneurs ont augmenté. Par ailleurs, ces structures d’opportunités ne varient pas seulement dans le temps. Elles ne sont pas non plus les mêmes selon les régions ou les villes considérées, encore moins entre les différents pays. Les contextes dans lesquels les entreprises sont encastrées diffèrent à la fois selon le lieu et le moment, remarquent R. Kloosterman et J. Rath, en s’appuyant sur les travaux d’économie régionale d’Allen Scott. En d’autres termes, l’étude des phénomènes

122 d’entrepreneuriat migrant doit mettre en relation différentes échelles des structures d’opportunités. Une analyse des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique doit donc tenir compte des interrelations entre des facteurs généraux et spécifiques. Dans ce cadre, la ville est, selon Rath et Kloosterman, le lieu d’observation idéal pour traiter de dynamiques qui prennent des dimensions à la fois locale, nationale et globale. Par exemple, une comparaison des industries du cuir à Amsterdam et à Los Angeles montre combien le secteur et son évolution sont à la fois sujets à des changements d’ordre global (les évolutions de l’économie néo-libérale) et local (les politiques restrictives du gouvernement hollandais d’une part, une politique de laisser-faire de la part des institutions urbaines américaines de l’autre) (Rath, 2002).

Aussi, dans l’étude des dynamiques qui sous-tendent l’accessibilité et la possibilité de croissance des structures d’opportunité, trois échelles d’analyse doivent être cumulées : La première échelle est l’échelle nationale. Malgré la globalisation, les Etats-Nations et leurs frontières jouent toujours un rôle important dans la détermination de stratégies et des choix entrepreneuriaux. Les institutions et législations nationales fixent les règles de la création d’entreprise. L’accès à la propriété et l’équivalence des diplômes sont également du ressort de l’État. D’autres facteurs, de type culturel, conservent une importance à l’échelle étatique (le fait qu’il existe une culture entrepreneuriale plus ou moins forte dans le pays d’arrivée, par exemple). Felicitas Hillman (1999), dans son analyse comparative des politiques économiques de l’Italie et de l’Allemagne, s’est concentrée sur cette échelle d’analyse, pour montrer combien les deux États ne présentaient pas les mêmes structures d’opportunité pour le nouvel arrivant : la répression du travail informel est en effet beaucoup moins rigide en Italie qu’en Allemagne. Les travaux de Fabio Quassoli (1999) insistent davantage sur l’aspect de contrainte de l’entrée des migrants dans ce secteur en montrant le rôle des institutions dans la relégation des migrants dans les économies informelles en Italie. Le second niveau d’analyse pertinent se situe à l’échelon urbain et régional : à l’intérieur d’un pays, les différences régionales jouent un rôle déterminant (Scott, 1998). Les structures d’opportunité des villes globales, par exemple, permettent à de nombreux migrants dans ces régions urbaines, d’accéder à des emplois à basse qualification (Sassen, 1995). Les gouvernements des villes ont également un poids important, dans la détermination de structures de contraintes et d’opportunités, qu’on pense aux opérations de requalification des centre-ville, ou aux positions des institutions municipales, qui sont plus ou moins tolérantes d’une ville à l’autre, par rapport à la transgression de certaines normes, comme l’ont montré Gilles Barrett, Trevor Jones et David Mc Evoy (2001), au sujet des horaires d’ouverture des boutiques dans l’Angleterre libérale. Le dernier niveau d’analyse pertinent est l’échelon infra-urbain, c’est-à-dire le quartier : l’accès aux marchés et le potentiel de croissance de ces marchés diffèrent d’un quartier à l’autre. Le marché de la consommation possède une structure et des différences intra- urbaines. La concentration de certains groupes d’immigrants peut constituer des marchés

123 naturels ou captifs pour les entrepreneurs migrants (Kloosterman, Rath, 2001 ; Jones, Barett et Mc Evoy, 2001).

L’approche de l’encastrement multiple permet de désenclaver l’entreprise ethnique en la considérant avant tout comme une entreprise comme les autres, sujette à des dynamiques structurelles et conjoncturelles à différentes échelles. On peut lui reprocher sa caricature excessive des approches classiques de l’entreprise ethnique. En effet, de nombreux auteurs s’étaient déjà attachés à restituer l’entreprise ethnique à un contexte plus large (voir, par exemple, Sassen-Koob, 1989)49. Cependant, l’approche de l’encastrement multiple présente plusieurs avantages méthodologiques : la démarche d’explication multiscalaire proposée, qui insiste sur la variabilité des marchés en fonction des contextes, est particulièrement appropriée dans le cadre d’une analyse spatiale, dans la mesure où elle insiste sur l’importance des lieux (quartiers, villes, régions, … ), sur leurs avantages et leurs inconvénients comparatifs, dans le cadre d’une réflexion sur les formes d’organisation socio-économiques des migrants50. Elle montre par ailleurs qu’une l’échelle nationale d’analyse conserve son importance, mais doit être envisagée dans sa complémentarité avec d’autres échelles d’appréhension.

Mobilité sociale et concentration spatiale : le modèle de l’enclave ethnique

Une autre question est fréquente dans les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique : la concentration spatiale d’un groupe ethnique favorise-t-elle ou handicape-t-elle la constitution d’une entreprise et la réussite entrepreneuriale ? Pour certains auteurs, la concentration spatiale des entrepreneurs permet la réussite du projet économique, en générant un effet de protection et en créant les infrastructures nécessaires au développement de certaines activités (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). Elle peut également provoquer un effet d’attraction. À l’échelle d’un quartier, la concentration peut générer une certaine attractivité commerciale, en lui donnant un caractère ethnique, à l’instar du triangle de Choisy dans le XIIIè arrondissement de Paris, où la concentration des commerces asiatiques, répondant aux attentes d’une classe moyenne toujours plus consommatrice de produits exotiques, fait le succès du quartier (Raulin, 2000 ; voir aussi, pour l’exemple de Belleville, Simon, 1994). Le travail pionnier traitant de la relation entre entreprise ethnique et concentration spatiale est celui d’Alejandro Portes et Kenneth Wilson concernant l’enclave immigrante (ou ethnique) (Portes, Wilson, 1980). La position de ces auteurs est la suivante : le modèle de l’enclave ethnique permet, d’une part, de remettre en cause une perspective assimilationniste de la migration, en mettant en évidence la capacité d’autonomisation socio-économique des migrants et, d’autre part, de s’opposer à une vision duale du marché

49 De même, la question de l’aspect institutionnel des structures d’opportunités avait déjà été évoquée par Aldrich, Ward et Waldinger (1990, chapitre 7). 50 Dans une même perspective, on peut voir aussi les travaux de Rekers et Van Kempen, qui insistent sur la nécessité d’adopter une approche spatiale dans l’étude de l’entreprise migrante (2000). 124 du travail, en proposant une troisième voie dans l’intégration économique des migrants par rapport à la théorie classique de la segmentation. Ils développent ainsi une position alternative à la position structuraliste qui est celle de Michael Piore à l’époque (et qui devient ensuite celle de Saskia Sassen par exemple), en considérant que le modèle de l’enclave ethnique constitue une solution avantageuse pour les migrants par rapport à la mainstream economy, une sorte de troisième segment du marché du travail. Selon K. Wilson et A. Portes, le cas de l’enclave cubaine à Miami permet de montrer comment la séparation et la concentration spatiale d’un groupe peuvent, dans certaines situations, générer de la mobilité sociale. Pour les auteurs, la corrélation qui s’effectue souvent entre travail migrant et segment secondaire du marché du travail est, dans le cas de l’enclave cubaine, infondée. Au sein de l’enclave cubaine, on peut travailler dur, comme dans le segment secondaire du marché du travail, mais la différence majeure est qu’il existe, à l’intérieur de cette enclave, de forts canaux de mobilité sociale ascendante. En d’autres termes, l’enclave présente des avantages qui n’existent guère dans le marché du travail classique. De plus, les travailleurs dans l’enclave ethnique présentent de nombreuses similarités avec ceux du segment primaire du marché du travail, qu’il s’agisse par exemple de leurs conditions de travail ou de leurs conditions économiques51. Toutefois, l’optimisme des approches de Portes et Wilson a été fort critiqué. Certains auteurs ont montré en effet combien la concentration spatiale des entrepreneurs peut être un facteur de blocage dans la mesure où elle décuple les formes de concurrence et peut, par un effet de ségrégation ou d’auto-ségrégation, isoler le migrant en le coupant d’autres types d’opportunités (Nee, Sanders, 1987 ; Waldinger, 1994 ; Sassen, 1996 ; Pécoud, 2002).

Mobilité sociale et concentration verticale : de l’enclave spatiale aux ressources ethniques

Dans les années qui suivent, Portes et Wilson reviennent eux-mêmes sur leurs conclusions et relativisent leurs points de vue. Ainsi, dans un article daté de 1982, Kenneth Wilson et William Martin retournent à la question de l’enclave immigrante52 en menant une analyse comparative de la structuration des enclaves afro-américaine et cubaine à Miami, à la manière d’un approfondissement des analyses précédentes du même Kenneth Wilson et d’Alejandro Portes (voir aussi, pour une mise au point similaire de la part d’A. Portes, Jensen, Portes, 1989). L’objectif de leur recherche est d’explorer la relation entre la structure économique de l’enclave ethnique et son bon fonctionnement. En effet, la comparaison entre enclave cubaine et enclave afro-américaine montre que la concentration

51 Les travailleurs de l’enclave ethnique reproduisent de nombreuses caractéristiques de ceux des segments supérieurs du marché du travail. Parmi ces aspects, on peut noter les suivants : de nombreux membres de leur famille vivent aux Etats-Unis, ils ont moins d’opportunités de relations avec les Anglo-Américains, ils ont une forte inclinaison au retour, dans le cas où les conditions politiques changeraient à Cuba, ils témoignent de moins d’intérêt à changer de travail, leur perception des discriminations n’est pas très importante, ils utilisent beaucoup leur capital humain. 52 Les auteurs passent de l’expression « enclave immigrante » (1980) à l’expression d’ « enclave ethnique » (1982). Ils n’expliquent guère la raison de ce passage terminologique, c’est pourquoi on utilisera indifféremment l’une ou l’autre expression. 125 spatiale ne suffit pas à déterminer la mobilité sociale, puisque les Afro-américains, contrairement aux Cubains, ne connaissent pas une telle mobilité. D’autres facteurs méritent donc d’être explorés pour comprendre la réussite des Cubains : Wilson et Martin suggèrent, par exemple, que la situation stratégique de Miami pour les Cubains, qui fonctionne comme hub entre les hispanophones des Etats-Unis et le reste de l’Amérique hispanophone, constitue un élément d’explication qui mériterait d’être approfondi (1982). Cette hypothèse ouvre la voie à une conception différente des espaces de l’entreprise : elle permet de passer d’un espace de l’entrepreneuriat « fermé », qui est celui, classique, de la niche ou de l’enclave ethnique, à celle d’un espace mis en relation, carrefour de réseaux et espace interconnecté, pour reprendre les expressions du chapitre précédent. Ainsi, en se détachant de l’approche traditionnellement localiste des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique, ces travaux ouvrent une première brèche vers une autre appréhension de l’espace des entrepreneurs migrants : la niche économique n’est plus nécessairement une niche spatiale. Surtout, les auteurs insistent sur le fait que ce n’est pas tant la concentration spatiale des entreprises que leur intégration verticale qui détermine leur succès. L’article met en évidence le fait qu’entre ces deux groupes, le plus avantagé économiquement (les Cubains) se caractérise par une plus forte interdépendance des différentes entreprises, ce qu’ils nomment potentiel d’intégration verticale. Cela signifie que les groupes peuvent parvenir, par une distribution particulièrement efficace de leurs ressources, à conquérir une position privilégiée au sein d’un secteur particulier, permettant aux entreprises ethniques d’échanger à l’intérieur de leur groupe d’appartenance53. Il n’est alors plus contradictoire de lire l’économie de l’enclave afro-américaine comme une extension de l’économie secondaire, tandis que l’économie cubaine se présente comme une alternative intéressante au segment secondaire du marché du travail. La relation entre concentration spatiale et mobilité sociale est devenue moins importante. C’est l’intégration verticale des entreprises qui compte. En opérant ce passage de la concentration spatiale à la concentration verticale, les auteurs se sont davantage rapprochés d’une explication en termes de ressources ethniques, telle que nous allons la présenter dans le paragraphe suivant.

2. Ressources ethniques

Une conception dynamique de l’ethnicité

Les conditions d’opportunité et de contrainte constituent la première série d’explication de la création et de l’éventuel succès d’une entreprise. Le deuxième type

53 On peut évoquer d’autres exemples de ce type de réussite liée à une intégration des entreprises dans un secteur particulier. Le cas des Juifs dans le commerce de vêtements à New York, développé par Edna Bonanich, témoigne de ce type d’organisation : les fabricants juifs vendent à des grossistes juifs qui eux- mêmes approvisionnent les détaillants juifs (Bonanich, 1973, 586). Ces formes d’organisation économique s’apparentent à ce qu’Emmanuel Ma Mung nomme le marché ethnique du travail, dans son analyse du fonctionnement des entreprises chinoises entre elles (1991). 126 d’explication relève des ressources de groupe dont dispose un individu pour fonder une entreprise. Ivan Light en distingue deux types : le premier type, les ressources orthodoxes, correspondent au bagage culturel initial qu’un groupe tient de son lieu d’origine, la connaissance linguistique par exemple. Il peut également s’agir de valeurs culturelles héritées du pays d’origine. Kwok Bun Chan et Claire Chan montrent ainsi le rôle des valeurs confucéennes dans le développement de l’entrepreneuriat chez les Chinois de Singapour (1994). La deuxième catégorie de ressources, que Light nomme ressources réactives, ou situationnelles, sont en revanche produites en situation migratoire. Les immigrants font partie d’un groupe primaire qui n’existait pas en tant que tel au pays d’origine (…) une solidarité réactive, qui est liée au statut d’étranger se met en place en migration, écrit-il (Light, 1984, 200). Selon H. Aldrich, R. Ward et R. Waldinger, l’importance de l’expérience partagée en situation migratoire génère du lien social et renforce le sentiment d’appartenance. Les interactions renforcées en situation migratoire entre les individus, mais aussi avec les institutions d’aide (associations, églises,…) expliquent le renforcement des liens ethniques. Le sentiment d’appartenance qui est à la base des ressources ethniques des entrepreneurs est lié à des positions économiques (travail), dans l’espace (logement) et dans la société civile (institutions) (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 34). Les travaux sur l’entreprise ethnique soulignent ainsi le caractère dynamique et relationnel de l’ethnicité, qui évolue selon les circonstances et se construit en situation d’interaction et de co- 54 présence avec d’autres groupes . Selon Jocelyne Streiff et Philippe Poutignat, qui prennent pour point de départ la 55 définition de Max Weber , l’ethnicité se différencie des autres formes d’identités collectives (dans la mesure où elle est) orientée vers le passé. Comme le remarque Emmanuel Ma Mung, il peut s’agir d’un passé migratoire commun ou d’origines partagées (ou imaginées) entre les membres d’un groupe. Par ailleurs, si la mémoire, et la construction d’une mémoire commune, sont au fondement du sentiment d’appartenance, selon Emmanuel Ma Mung, les conceptions de l’origine ou d’un passé commun peuvent être multiples, sans s’exclure les unes des autres : l’appartenance ethnique peut ainsi se fonder tour à tour sur une appartenance commune à un village, une région, un pays, à une famille linguistique, à une religion… ce qui contribue à démontrer le caractère éminemment processuel de la construction de l’ethnicité. Au cours de la migration, écrit E. Ma Mung, se développe une identité fondée sur le sentiment de partager une origine commune, réelle ou supposée, laquelle peut s’exprimer à travers des échelles différentes qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre (même groupe ethnique, et/ou sur un plan

54 Ce faisant, ces travaux se réclament fréquemment de la conception dynamique de l’ethnicité proposée par Frederik Barth (1969). Dans la perspective de F.Barth, en effet, les frontières entre les différents groupes ethniques sont perpétuellement renégociées en relation avec d’autres groupes et en fonction des situations. 55 Dans leur acception wéberienne, les groupes ethniques sont des groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou les deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation, peu importe qu’une communauté de sens existe ou non objectivement (Weber, 1921, in Streiff, Poutignat 1995). 127 géographique, même village ou quartier, même région, pays, voire même continent d’origine). Ce sentiment d’appartenance à un même groupe ayant une origine commune constitue une identité collective de nature ethnique, que celle-ci s’appuie pour tout ou en partie sur une identité ethnique préalablement existante ou qu’elle soit une construction circonstancielle liée au mouvement migratoire (1999). Partant de cette conception constructiviste de l’ethnicité, la littérature sur les ressources ethniques met l’accent sur les réseaux de relation de l’entrepreneur. Cette insistance sur l’importance des réseaux sociaux dans l’organisation de l’entreprise permet de s’inscrire contre une vision sous-socialisante de la migration, dans le sillage de la nouvelle sociologie économique (Granovetter, 1985, 1995). Il s’agit de réfuter une approche victimisante de la migration : les immigrants peuvent être vulnérables et opprimés, mais parce qu’ils développent des relations de réciprocité et d’entraide, il peuvent également créer des ressources qui leurs permettent d’affronter la difficulté de l’environnement auquel ils doivent faire face (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 35). En France, le colloque au titre révélateur Le migrant, acteur économique, témoigne également de cet état d’esprit (Joseph, ed, 1987). Cette volonté de considérer les migrants comme des individus capables de réagir de manière créative aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés (Portes, 1999), en insistant sur leurs initiatives, est récurrente dans les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, si bien qu’on a pu taxer leur auteurs d’apologues de la « débrouillardise » et du néo-libéralisme (Rath, 2002, au sujet de Werbner et Portes ; Bonanich, 1988 ; Morokvasic, 1990). À leur décharge, on peut remarquer que les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, s’ils refusent de faire du migrant une victime, réfutent également la théorie du choix rationnel, telle qu’elle apparaît dans certaines analyses économiques néo-classiques. En effet, les entrepreneurs n’apparaissent pas comme des self-made-men. Leurs stratégies économiques, influencées par un ensemble de contraintes et d’opportunités, comportent une dimension collective essentielle, dans la mesure où elles s’appuient sur des ressources constituées par les réseaux sociaux auxquels ils appartiennent. Leur action économique est encastrée dans des structures sociales, qui sont souvent de parenté et d’amitié. Ces ressources se confondent parfois avec les réseaux migratoires du migrant, ce qui mène certains auteurs à effectuer une corrélation entre entreprise ethnique et entreprise migratoire (Ma Mung, 1999 ; Light, 2002). Selon Alejandro Portes, ces structures sociales génèrent du capital social, qu’il définit, en reprenant Pierre Bourdieu, comme l’ ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées (Bourdieu, 1980, cité par Portes et Sensenbrenner, 1993). Portes décrit alors la spécificité du lien ethnique en termes d’apprentissage de valeurs, de transactions réciproques, de solidarité limitée et de confiance construite (Portes et Sensenbrenner, 1993 ; Portes, 1995). Par ailleurs, ces structures sociales peuvent exercer un effet négatif sur les actions des individus : elles ne sont donc pas seulement conçues de manière utilitariste, mais peuvent également se retourner contre eux, ce qu’A. Portes, critiquant la conception optimiste de James Coleman du capital social (1988), nomme le côté sombre du capital social (Portes,

128 Sensenbrenner, 1993, 1338). Le réseau peut, en effet, être un outil d’exclusion et limiter l’accès à certaines opportunités (Granovetter, 1973 ; Waldinger, 1989). Il peut mener à l’exploitation des co-ethniques, en particulier de la famille (Werbner, 1987 ; Ma Mung, 1994). La force du lien ethnique est alors expliquée par son pouvoir coercitif et par le fort contrôle social qui existerait à l’intérieur du groupe. Par ailleurs, les réseaux peuvent empêcher la réussite de l’entreprise, les liens à entretenir étouffant les possibilités d’entreprendre (Pécoud, 2002, 33).

L’orientation du groupe comme facteur d’explication : la théorie des minorités intermédiaires

Quant aux raisons qui poussent les acteurs à s’appuyer sur des formes de solidarité internes au groupe, elles font l’objet de plusieurs types d’explication. Certaines approches considèrent que l’état d’esprit du groupe permet la mobilisation de ressources ethniques. Selon ces approches, la relation du migrant aux contextes de départ et d’arrivée, son projet migratoire, permettent d’expliquer le choix d’activités entrepreneuriales : souhaite-t-il s’installer définitivement ou sa présence ici est-elle provisoire ? Selon certains auteurs, le lien maintenu avec le lieu d’origine peut favoriser la pratique de ce type d’activité, dans la mesure où la pression sociale au pays d’origine que peut subir celui qui émigre conditionne une motivation, une propension au risque et des capacités d’ajustement au changement plus élevées (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 33). Par ailleurs, selon Ivan Light, les migrants se satisfont davantage que les autochtones d’un modeste revenu, ce qui est lié aux différentiels de richesse entre pays d’origine et pays d’accueil, qui permettraient de supporter davantage de bas salaires (Light, 1984). Inversement, d’autres considèrent que c’est l’intention de s’installer définitivement dans le pays d’accueil qui influence positivement le projet entrepreneurial : on n’investit pas dans une entreprise si on pense à quitter prochainement le pays écrit ainsi Antoine Pécoud (2002, 22, ; voir aussi Aldrich, Ward, Waldinger, 1990).

Edna Bonanich, dans sa théorie des minorités intermédiaires, montre que le débat entre retour et installation au pays d’accueil est plus complexe (1973). Les minorités intermédiaires sont ces groupes qui occupent une position intermédiaire, entre élites et masses, dans la structure d’une société et qui se caractérisent le plus souvent par la pratique de l’entrepreneuriat, et en particulier du commerce. Si les minorités intermédiaires développent une forme de permanence dans la société d’accueil, leur projet migratoire n’en est pas moins le retour au pays d’origine. Ce faisant, elles développent une certaine autonomie, souligne E. Bonanich, en s’inspirant des travaux de Georg Simmel sur la figure de l’Étranger. L’Étranger de Simmel est celui qui parvient à s’inscrire dans plusieurs univers et qui, en même temps, maintient une certaine distance par rapport à chacun de ces univers (Simmel, 2000). E. Bonanich met en évidence la relation particulière, ambivalente, que certains groupes comme les Chinois en Asie du sud-est, les Indiens d’Afrique orientale et les Juifs d’Europe entretiennent avec leurs lieux de résidence. En effet, ils se perçoivent

129 comme sojourners, c’est-à-dire qu’ils considèrent leur présence comme provisoire, ce qui, selon l’auteur, les pousse à jouer un rôle particulier dans l’économie et à choisir certaines activités (Bonanich, 1973 ; Light et Bonanich, 1988). Si cette disposition d’esprit concerne tous les groupes dans les premiers temps du parcours migratoire, dans le cas des minorités intermédiaires, cette disposition continue à affecter les solidarités et les activités économiques des groupes sur plusieurs générations. Cette position de groupe n’est pas forcément celle de groupes présents effectivement de façon provisoire, mais plutôt celle de groupes toujours prêts à partir. En d’autres termes, plutôt qu’une position d’oiseaux de passage, c’est une disposition de potentiels voyageurs qu’occupent ces minorités dans la société d’accueil. Ainsi, la théorie des minorités intermédiaires met en valeur, dans une logique compréhensive, l’état d’esprit, la perception de la permanence dans le pays d’accueil, souvent exclu des théories classiques de l’entrepreneuriat ethnique. À l’instar de la théorie de l’enclave ethnique, l’exemple des minorités intermédiaires se pose en alternative à l’assimilationnisme (mis en évidence dans le cycle des relations raciales de Park) et souligne l’autonomie du groupe56 par rapport à la société d’accueil. Cette autonomie est, selon E. Bonanich, un vecteur de mobilité sociale.

La question de la confiance dans l’entreprise ethnique

D’autres suggèrent que la prévalence ethnique dans le choix des partenaires économiques peut s’expliquer par la confiance accordée à certains membres du groupe (Ma Mung, 1996, 212). Cette confiance est loin d’être aveugle puisqu’elle est liée à la réputation du partenaire au sein de la communauté, qui constitue la garantie du bon déroulement de la transaction (Ma Mung, 2000, 137). Loin de représenter un simple calcul économique, le choix des partenaires est donc entaché des représentations dont fait l’objet leur groupe d’appartenance (Ma Mung, 1999 b). Emmanuel Ma Mung remarque par ailleurs que cette approche de la confiance peut être appliqué aux relations inter-groupes. Ce sont ainsi les mêmes causes qui poussent un acteur économique à choisir un partenaire économique et à effectuer des alliances au sein de son groupe ou à l’extérieur du groupe. Emmanuel Ma Mung, à travers son analyse de la confiance, contribue ainsi à ouvrir le champ d’études de l’entrepreneuriat ethnique, qui se concentrait jusqu’ici souvent sur les relations entre partenaires économiques issus du même groupe.

Écueils et limites d’une approche en termes de ressources ethniques

En effet, tout en déclarant, dans leurs intentions, adopter une perspective constructiviste, certains travaux sur l’entreprise ethnique ont pu contribuer à réifier les groupes. En effet, selon certains auteurs, ces travaux ne posent pas toujours la construction de l’ethnicité comme question de recherche centrale et considèrent parfois le sentiment

56 On peut remarquer qu’à cet égard la théorie des minorités intermédiaires valorise la position de l’Étranger et se différencie ainsi de la tradition sociologique liée à la figure de l’homme marginal (Park, 1928). 130 d’appartenance à un groupe ethnique comme un acquis (Battegay, 1996 ; Pécoud, 2002). Robert Kloosterman et Jan Rath évoquent ainsi la catégorisation a priori des immigrants en tant que groupes ethniques à laquelle se livrent la plupart des recherches sur l’entreprise ethnique (2000). Alain Battegay, dans le même ordre d’idée, met en garde contre un risque de communautarisme méthodologique. Pour Alain Battegay, l’articulation entre les dimensions communautaires et les dimensions professionnelles doit être posée comme enjeu de l’analyse des phénomènes d’entrepreneuriat, plutôt que comme point de départ (1996, 60). Le regard doit se déplacer d’une définition à priori du groupe ethnique vers la complexité de ses contours sociaux, tandis que l’articulation entre les dimensions économique et communautaire de la formation des groupes doit devenir une véritable question de recherche. Alain Battegay reprend ainsi les travaux d’Annie Benveniste sur le quartier de la Roquette à Paris, pour montrer combien le sentiment d’appartenance à une communauté judéo-espagnole peut résulter de la continuité de l’activité économique, et non l’inverse. Surtout, la littérature sur l’entreprise ethnique, parce qu’elle a insisté sur ce qui la différencie des autres entreprises, c’est-à-dire sa dimension ethnique ou communautaire, a souvent négligé d’autres aspects des réseaux de relation des entrepreneurs. Jan Rath écrit ainsi : les questionnements sont en général formulés en termes d’ethnicité. Or, penser en termes de catégories ethniques implique que les réseaux sociaux des entrepreneurs sont confinés à leurs co-ethniques et qu’il n’ont que peu de contacts sociaux avec des personnes à l’extérieur de leur propre groupe, et que les liens ethniques sont les plus importants, les plus solides et les moins perméables. En fait, il est probable que la plupart des entrepreneurs possèdent des réseaux de relation mélangés et définis également par des appartenances de genre, comprenant des co-ethniques, d’autres immigrants, mais aussi d’autres personnes, et que ces réseaux évoluent dans le temps (2002, 11). Les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique ne s’intéressent que rarement aux formes de relations inter-groupes et aux complémentarités économiques. Cela pose problème dès qu’il s’agit d’étudier des situations de co-présence entre différents groupes, et en particulier si l’on souhaite se détacher d’une vision simplement concurrentielle des relations entre les groupes telle qu’elle est posée dans la thèse de la succession écologique (Costes, 1994). Sur ce point, certains auteurs ont insisté sur l’absence de perspective en termes de classes et de genre dans ces travaux (Bonanich, 1988, Morokvasic, 1990). Kwok Bun Chan observe par exemple l’évolution graduelle d’un appui sur des ressources ethniques vers un appui sur des ressources de classe des Chinois au Canada (1992). Il suggère l’importance toujours plus cruciale d’éléments externes au groupe ethnique dans la réussite économique des immigrants, position partagée par Roger Waldinger, lorsqu’il écrit que le recours aux outsiders devient un des fruits du succès entrepreneurial (1992, 12). Quant aux approches en termes de genre, elles montrent à quel point l’entrepreneuriat ethnique est un concept masculin (Hillman, 1999, 280). Felicitas Hillman souligne ainsi combien l’oppression subie par les femmes au sein de l’entreprise a longtemps été masquée. Mirjana Morokvasic, à travers une étude des travailleurs yougoslaves de la confection, met en

131 évidence comment les femmes peuvent faire preuve de ressources transcommunautaires motivées et relayées par une appartenance de genre (1990). Une autre perspective critique, qui rejoint la notion de ressources transcommunautaires, a été ouverte plus récemment par Antoine Pécoud (2002), qui montre combien il est nécessaire pour les entrepreneurs turcs de Berlin, de faire preuve de ressources cosmopolites, aspect pourtant complètement éludé des travaux sur l’entreprise ethnique. Pécoud définit le cosmopolitisme comme une identité qui permet aux entrepreneurs de mettre en place une sorte d’appartenance plurielle. Cette double appartenance appuie des stratégies entrepreneuriales qui doivent forger la dimension culturelle de la boutique. Le cosmopolitisme, qu’il définit à la fois comme une pratique et une ouverture d’esprit, constitue un aspect essentiel de l’activité commerciale, et appuie la réussite de l’activité. De ce point de vue, remarque Antoine Pécoud, la littérature sur l’ethnic business n’a que peu d’utilité, car le cosmopolitisme est complètement éludé par ce champ d’études. Dans le contexte, évoqué dans le chapitre précédent, d’un renouveau des cosmopolitismes lié à l’intensification des mobilités, on comprend à quel point ce type de critique est pertinent.

3. Entrepreneuriat et mobilité socio-économique

Une autre question est récurrente dans les travaux sur l’entreprise ethnique : elle concerne la relation entre entrepreneuriat et mobilité socio-économique. Ce lien est de nature complexe, ne serait-ce que, parce que, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, la mobilité sociale est une notion difficile, dont la définition ne fait pas consensus, qui implique un changement de statut, et qui ne peut aucunement être réduite à un simple enrichissement. Ce débat s’est développé en particulier suite aux premiers écrits d’Alejandro Portes sur l’enclave ethnique, mais a vite dépassé la question du lien entre concentration des entreprises et mobilité sociale. La question centrale de ce débat peut être résumée de la manière suivante : les entrepreneurs migrants sont-ils des néo-prolétaires, une lumpenbourgeoisie pour reprendre l’expression d’Howard Aldrich, Trevor Jones, et David Mc Evoy (1984, 191), soumise aux évolutions des structures d’opportunités et en particulier aux fluctuations du marché du travail et des lois sur la migration, ou bien sont- ils capables de mettre en œuvre des stratégies d’enrichissement et de mobilité sociale, d’embourgeoisement ? Dans certains travaux, la création d’entreprise est perçue comme un processus émancipateur, un acte positif qui ouvre la possibilité de la mobilité sociale, de la croissance et du développement des migrants en tant qu’individus et en tant que groupes (Chan, Ong, 1995, 525). À l’opposé, H. Aldrich et D. Mc Evoy (1984, 209) exhortent les chercheurs à se livrer à une entreprise de déglamourisation de leur objet de recherche. Edna Bonanich a, en ce sens, développé une réflexion sur ce qu’elle nomme l’autre face de l’entrepreneuriat (1993). Pour Edna Bonanich, les travaux sur l’entrepreneuriat migrant (y compris les siens) ont émergé dans un contexte de mentalité pro-capitaliste et pro-libérale diffuse, en considérant la minorité des immigrants qui sont entrepreneurs comme des

132 modèles, des héros (Bonanich, 1988). Selon certains auteurs, ce sont avant tout des structures de contrainte, et en particulier l’évolution des marchés, qui font de l’entrepreneuriat un secteur attractif : ils parlent ainsi, au sujet des entrepreneurs, de réfugiés du marché du travail (Jones, Mc Evoy, 2000). Mirjana Morokvasic a également montré comment dans le cas de l’industrie du cuir parisienne, l’auto-emploi est souvent une forme d’auto-exploitation permettant la survie, une forme de chômage déguisé. Elle souligne que, dans le cas des entreprises du cuir, ce n’est pas l’entrepreneur, mais bien le travailleur qui est le pilier de la réussite de l’entreprise ethnique (1987). D’autres, situant leur critique sur un autre plan, font remarquer combien la spécialisation d’un groupe dans un secteur d’activités produit des stéréotypes dont il est difficile de se défaire et qui peuvent par la suite générer des barrières à l’emploi dans d’autres secteurs (Ambrosini, 2001). À ce sujet, on peut remarquer qu’en Italie, un des questionnements qui anime le plus souvent le débat sur les formes d’entrepreneuriat migrant est bien de comprendre si le commerce ambulant, qui est la forme entrepreneuriale la plus répandue parmi les étrangers, est un vecteur de mobilité sociale ou bien un secteur-refuge pour ceux qui le pratiquent (Ambrosini, 1999). La question a été amplement débattue et les positions s’échelonnent, de ceux qui considèrent le commerce ambulant comme un pis-aller dans l’attente d’une meilleure situation, à ceux qui le considèrent comme un véritable instrument de mobilité sociale (Magatti, Quassoli, 1999 ; Lodigiani, 1999 ; Schmidt Di Friedberg, 2002 ; Riccio, 2002). Roger Waldinger propose un compromis : mon idée est que l’entreprise migrante, comme tout, est un phénomène à double tranchant, avec ses aspects positifs et négatifs (in Chan, Ong, 1995, 527). En fait, comme le remarquent K.B. Chan et J.H.Ong, le débat se situe sur deux plans, qui sont inextricablement mêlés : le premier, d’ordre idéologique, concerne une vision plus ou moins optimiste du capitalisme, l’autre, d’ordre conceptuel, s’inscrit dans un débat plus large sur la dialectique de l’individu et de la société, le rapport entre structures et agent humain, qui nous livre deux images opposées, celle de la prise au piège sociale (entrapment) de l’individu, ou bien celle de l’émancipation humaine (Chan, Ong, 1995, 527). La question de la mobilité sociale des migrants rejoint ainsi celle de leur capacité à développer une certaine autonomie par rapport aux structures sociales.

4. Apports du modèle interactif sous l’angle d’une lecture territoriale

Les travaux sur l’entreprise ethnique proposent deux séries d’explications à la mise en œuvre d’une entreprise : les structures d’opportunité et les ressources de groupe, ou ressources ethniques. Le modèle interactif reprend ces deux séries de facteurs, pour en conclure que l’entreprise résulte de leur interaction. Ce modèle présente un certain nombre d’avantages. Tout d’abord, d’un strict point de vue de l’exposé, il permet d’éclairer précisément la façon dont différents facteurs interagissent dans la mise en œuvre d’une entreprise. Plus qu’un véritable modèle d’analyse, il s’agit donc, avant tout, d’un outil descriptif et méthodologique (Rath, Kloosterman, 2000).

133 D’autre part, le modèle interactif montre qu’il serait vain de se référer exclusivement à l’un ou autre des deux types de facteurs, mais qu’il convient plutôt d’adopter une approche dynamique permettant de comprendre pourquoi et comment les ressources ethniques sont mobilisées, dans quelle mesure et de quelle manière elles sont construites et influent sur les structures, qui elles-mêmes orientent les stratégies entrepreneuriales des migrants (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Waldinger, 1989). L’entrepreneuriat migrant devient un phénomène en perpétuelle évolution, résultant d’une série d’interactions entre demande et offre, structure et ressources. Le modèle interactif permet de comprendre que, d’une part, la propension socio-culturelle n’est pas importée du pays d’origine, mais plutôt réactive ou situationnelle (Waldinger, 1994, 50) ; d’autre part, que les acteurs font preuve d’une capacité à transformer les structures : les entrepreneurs ne répondent pas uniquement à des structures d’opportunités statiques, ils sont capables de les changer et de les forger à travers un comportement innovant et en créant des opportunités qui jusqu’ici n’existaient pas (Rath, Kloosterman, 2001, 4). Bien entendu, cette capacité est limitée et les changements impulsés par les entrepreneurs peuvent être infimes. On compte peu de pionniers et beaucoup de suivants, et l’entrepreneur innovant du type défini par Joseph Schumpeter constitue la minorité parmi la masse (Rath, Kloosterman, 2001). Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer la capacité de l’entrepreneur migrant, à travers les ressources dont il fait preuve, d’influer sur les structures. Un exemple particulièrement révélateur de la relation entre acteurs et structures est celui de la relation réciproque existant entre les membres de la diaspora chinoise et les mesures économiques prises par le gouvernement chinois. Les travaux de Carine Guerrassimof ont montré l’influence des entrepreneurs de la diaspora sur la constitution de zones économiques spéciales en Chine et en retour, celle de l’institution de ces ZES sur les stratégies entrepreneuriales des Chinois d’outre-mer (Guerrassimof, 1997). Autre exemple, ici à une échelle locale : Ivan Light montre la participation toujours plus importante des entrepreneurs coréens de l’immobilier à la machine de la croissance urbaine à Los Angeles. Ces derniers contribuent à la formation de ce qu’il nomme une véritable enclave géographique coréenne, Koreatown. En investissant dans la production immobilière, les constructeurs coréens encouragent la venue de nouveaux arrivants coréens à Koreatown, tandis que ce flux favorise, en retour, l’émergence de nouvelles opportunités pour les constructeurs immobiliers (Light, 2002). Cette remarque a des conséquences méthodologiques. Il est difficile en effet de délimiter clairement la part des structures et celles des ressources, dans la mesure où les structures sont en constante redéfinition, notamment sous l’impulsion des initiatives des migrants. Ainsi, l’usage que nous ferons dans ce travail de l’approche interactive cherchera à aborder les deux phénomènes et à les distinguer dans la mesure du possible, tout en gardant à l’esprit que la distinction entre structures et actions des individus sur les structures est artificielle, et même parfois impossible à effectuer.

En réalité, comme il a été dit plus haut, le modèle interactif se raccroche à un débat plus général concernant les relations entre structure et sujet dans la société, et tente d’y

134 répondre en s’attachant au caractère processuel des situations. Ce faisant, il s’inspire plus ou moins directement de la théorie de la structuration d’Anthony Giddens, dans laquelle celui-ci affirme que les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes (1987, 15 ; voir aussi Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). On retrouve la référence à A. Giddens dans les travaux de K. B. Chan et J. H. Ong, qui écrivent à ce sujet : les recherches sur l’entrepreneuriat migrant montrent, entre autres, comment l’ethnicité peut être et a été utilisée par certains, sinon par tous. Le migrant, en tant qu’individu et en tant que membre d’un groupe, s’engage dans ce que Giddens appelle une dialectique du contrôle, engagée avec l’histoire et avec la structure sociale. Par cette expression, Giddens souligne la capacité du faible, (la compétence de l’agent) à utiliser sa faiblesse contre le pouvoir ou la majorité compacte. Ce qui émerge est donc une image de l’immigrant entrepreneur qui improvise sans cesse, innove et met en place des stratégies dans le contexte d’une dialectique du contrôle incessante entre histoire, personnalité du migrant, ethnicité, race, genre, classe et structure sociale. Cette conception a pour idée centrale une vision des stratégies ethniques comme des phénomènes changeants, dynamiques, émergents, et de nature sociale et collective (Ong, Chan, 1995, 525 ; voir aussi Joseph, ed, 1987). La théorie de la structuration insiste sur la relation dialectique entre sujet et structure, pour tenter de dépasser le débat entre structuralistes et partisans de l’individualisme méthodologique. Elle met en évidence la capacité d’individus dotés de réflexivité à transformer les structures, à travers la notion de dualité du structurel, qui montre comment les agents sociaux sont dépendants des structures pour réaliser leurs buts, mais en même temps combien c’est à travers les actions collectives et individuelles que ces structures sont reproduites ou transformées. Cette théorie, qui a été reprise par de nombreux géographes dans le cadre de l’analyse des processus socio-spatiaux, peut présenter une utilité dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes d’entrepreneuriat migrant, au-delà des nombreuses critiques dont elle a fait l’objet57. Elle permet de revenir à la question de la relation dialectique entre structures spatiales et acteurs, évoquée dans l’introduction de cette thèse. Les acteurs sont à la fois influencés par les structures spatiales, mais en retour ils contribuent à leur organisation et à leur transformation. Replacée dans le contexte de l’entreprise migrante, la référence à la théorie de la structuration permet de souligner le

57 Cette théorie était très à la mode à la fin des années 80, au même moment où se développaient les travaux sur l’ethnic business. Elle a ensuite été très critiquée, notamment pour son éclectisme. Elle est cependant toujours utilisée par certains géographes. Sur l’application de la théorie de la structuration en géographie, on peut se référer aux travaux de Nicholas Etrikin (2001), Steve Herbert (2000) et Robert David Sack (1997) ; Voir également le commentaire de J-F Staszak sur l’utilité de la théorie de la structuration en géographie (Staszak et al., 2001). Voir aussi Eward W. Soja (2001), pour une approche critique ainsi que la définition de Derek Gregory (2000), dans le Dictionnary of Human Geography. A. Giddens développait lui-même sa théorie dans une optique géographique, en s’appuyant notamment sur les travaux des géographes suédois comme Hägerstrand (Giddens, 1987). Voir, à ce sujet l’article « Time geography » dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003). Pour une application de la théorie de la structuration aux études migratoires voir Goss, Lindquist, 1995.

135 caractère processuel et dynamique de la construction des territoires de l’entrepreneuriat migrant. Lue sous cet angle, l’approche interactive replace l’étude des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique dans une perspective territoriale, alors que certains travaux semblaient avoir exclu les structures spatiales de leurs explications. En ce sens, elle sera utile quand il s’agira de retracer la formation d’une place marchande, entre structures socio-spatiales et initiatives des entrepreneurs migrants. De plus, la théorie de la structuration permet d’insister sur une notion centrale, celle de stratégie dont font preuve les acteurs dans la transformation des structures. L’analyse des conduites stratégiques permet en effet, selon Anthony Giddens, de mettre entre parenthèses les institutions envisagées sous l’angle de leur reproduction sociale pour examiner plutôt comment les acteurs contrôlent de façon réflexive ce qu’ils font, et comment ils utilisent des règles et des ressources dans la constitution de l’interaction (1987, 439). Elle permet de mettre en évidence la part d’initiative des individus. Dans notre travail, cette notion de stratégie sera utilisée pour faire référence à un ensemble de processus, parfois contradictoires, plus ou moins rationnels, et qui ne se solde pas nécessairement par une réussite du projet social. Cette notion, prise au sens large du terme, permet aussi bien de s’intéresser aux compétences déployées dans le court terme des situations d’échange, aux jeux d’acteurs au quotidien (tactiques ou ruses dans le langage de Michel de Certeau) ; qu’au temps plus ou moins durable des alliances économiques ; ou encore au temps long des trajectoires socio-spatiales.

II. L’ENTREPRISE MIGRANTE À L’ÉPREUVE DES NOUVELLES FORMES MIGRATOIRES

Nous avons voulu présenter le champ d’études, désormais classique, de l’entrepreneuriat ethnique, en mettant en évidence les avantages, notamment méthodologiques, qu’offre l’approche interactive tout en soulignant certains points faisant problème ou suscitant le débat. Les critiques les plus sévères dont fait l’objet le modèle interactif sont celle de l’encastrement multiple, les critiques de classe et de genre, et surtout celles, peut-être plus radicales, du communautarisme méthodologique (Battegay, 1996, Kloosterman, Rath, 2000) et du manque d’attention aux ressources cosmopolites des entrepreneurs (Pécoud, 2002). Il est essentiellement reproché aux théories de l’entreprise ethnique d’être peu attentive aux articulations de différentes échelles des structures d’opportunités, et de ne pas tenir compte de toutes les ressources dont peuvent faire preuve les migrants entrepreneurs. À travers ces critiques, il est possible de mettre en évidence le double écueil que comporte ce modèle : un écueil localiste, d’une part, un écueil communautariste, de l’autre. Un autre aspect de cette littérature a été évoqué : il s’agit du lien entre mobilité sociale et entreprise ethnique. On a montré la complexité de cette relation, qui est fort débattue et qui ne peut être réduite à la question de la concentration spatiale des entreprises.

136 À l’aune des remarques effectuées dans le précédent chapitre, il semble que l’on puisse penser différemment les stratégies et pratiques entrepreneuriales des migrants. L’approche interactive est-elle encore adaptée aux nouvelles formes migratoires ? Comment intégrer ces approches de l’entrepreneuriat à une problématique centrée sur la circulation ? De quelle manière la généralisation et l’intensification des mobilités peuvent-elles changer notre appréhension des phénomènes d’entrepreneuriat migrant ? Comment la question du lien entre mobilité socio-économique et entrepreneuriat peut-elle être relue à la lumière des nouvelles mobilités ? Dans le sillage des nouvelles formes de migration et de l’évolution des formes d’insertion économique des migrants, de nouvelles perspectives se sont ouvertes dans la littérature sur l’entrepreneuriat migrant. Ce sont ces pistes qui seront à présent explorées, dans le but de préciser notre problématique. Cette partie est construite de la manière suivante : les nouvelles formes empiriques que prend actuellement l’entreprise migrante sont brièvement présentées, car elles permettent d’expliquer l’évolution du champ d’étude sur l’entrepreneuriat (1). Il est alors possible d’envisager leur impact sur l’appréhension des espaces de l’entrepreneuriat (2). Ensuite, nous proposons d’effectuer une relecture des théories de l’entreprise migrante à la lumière des nouvelles mobilités et de présenter quelques approches qui se sont récemment développées sur l’entreprise migrante (3).

1. Le nouveau visage de l’entrepreneur : des formes économiques transnationales basées sur la distance et la mobilité

Aux formes migratoires évoquées dans le chapitre précédent correspondent de nouveaux types d’entreprises. Parmi les transformations qui ont affecté la figure de l’entrepreneur migrant, il convient de souligner les aspects suivants : Avec l’évolution des mobilités, la littérature sur les économies ethniques a pris un nouveau tournant, en insistant sur le rôle central des entrepreneurs migrants dans la création d’espaces transnationaux58. La nature double de l’entrepreneur migrant, sa capacité à être ici et là, est alors présentée comme une des facettes de la globalisation (Portes, Smith et Guarnizo, 2002). Alejandro Portes, William Haller, et Luis Eduardo

58 À la suite des tout premiers travaux sur le transnationalisme (Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994), les recherches sur les entrepreneurs migrants transnationaux se sont développées depuis la seconde moitié des années 90. En schématisant, on peut dire que ces travaux ont été menés sur un double front qualitatif et quantitatif, ce qui mène à des problématiques parfois différentes. Parmi les tentatives d’évaluation quantitative du phénomène, on peut signaler les travaux de Portes, Haller et Guarnizo (2002), et ceux, pour la France, de Stéphane de Tapia (2003). Pour ces travaux, l’enjeu est de comprendre la portée générale, et au sein des groupes migrants, des phénomènes de circulation et d’entrepreneuriat transnational. Les travaux de type qualitatif sont en revanche plus nombreux, et se concentrent davantage sur les conséquences du transnationalisme du point de vue des modes d’organisation des entrepreneurs migrants, des liens sociaux dans l’entreprise et dans le rapport marchand. Ils s’intéressent également à la relation aux lieux traversés et aux lieux d’origine qu’entretient l’entrepreneur migrant (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Péraldi, ed, 2002 ; Tarrius, 1995). Récemment, un intérêt pour les réseaux transnationaux des entrepreneurs s’est également développé au sein de la géographie culturelle britannique (Hardill et Raghuram, 1998 ; Crang, Dwyer, Jackson, 2003).

137 Guarnizo constatent ainsi, à l’occasion d’une enquête quantitative menée récemment auprès de migrants salvadoriens, colombiens et équatoriens aux Etats-Unis, l’importance de ces entrepreneurs transnationaux parmi les travailleurs autonomes : les entrepreneurs transnationaux représentent une importante proportion, souvent la majorité, des personnes travaillant à leur compte dans les communautés immigrées. Ainsi, nos résultats révèlent une dimension importante, négligée par les études antérieures sur l’entrepreneuriat immigré, à savoir la dépendance dans laquelle se situent nombre de ces entreprises à des liens ininterrompus avec leurs pays d’origine (Portes, Haller, Guarnizo, 2002, 72). De la même façon, certains groupes, en Europe, basant leur fonctionnement économique sur l’activation de réseaux communautaires dispersés à l’échelle internationale, mettent en œuvre des initiatives économiques transnationales efficaces. De nombreux auteurs font le constat de l’importance des interactions et des phénomènes de délocalisation/relocalisation entre différents pôles de communautés transnationales. Alain Battegay signale certaines de ces relocalisations à partir d’observation menées en Europe : des indications font état de phénomènes de relocalisation d’activités économiques, qui corrèlent des implantations de migrants. Des indications sur ces mouvements restent en l’état actuel lacunaires, mais mentionnent qu’à partir de Londres des Pakistanais développent des courants d’affaires vers Paris, où ils installent certains établissements et certains services ; à partir de Marseille des Tunisiens et des Algériens semblent procéder à de nouvelles installations vers l’Italie ; depuis Bruxelles des Marocains semblent pour leur part installer des affaires à Londres et à Paris. Ces relocalisations tiennent compte d’opportunités extérieures (tenant à des dispositifs douaniers et de capacités réglementaires de circulation)… (Battegay, 1996, 58). Quand ils s’accompagnent de sentiments d’appartenance forts et que leur organisation est particulièrement structurée, ces phénomènes peuvent prendre la forme d’économies de diaspora (Ma Mung, 1992 a). Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong, insistent sur la nécessité d’une adaptation du champ d’études sur l’entreprise ethnique à ces nouvelles formes d’entrepreneuriat, éclatées entre plusieurs États, qu’ils qualifient d’entreprises multinationales migrantes : la vague migratoire actuelle est ouverte à l’exploration des avantages et des opportunités d’un troisième, voire d’un quatrième pays, parce que ces migrants ont la nécessité d’être mobiles et de chercher des avantages économiques relatifs. La possibilité pour eux de transférer à l’échelle internationale leurs moyens et leurs ressources fait du concept de migrant multinational un phénomène sociologique nouveau et intrigant. Les nouveaux migrants sont capables de changer de base bien plus facilement que ceux qui sont entrés plus tôt, à la recherche d’une résidence permanente. Et pourtant c’est encore sur cette dernière catégorie de résident permanent et non sur le premier type que la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique se concentre (1995, 528). Ces évolutions des formes d’entrepreneuriat se caractérisent également par le développement des circulations commerciales, souvent transfrontalières. De récents travaux ont mis en évidence la diffusion du phénomène, qui était d’abord pensé comme une prérogative des économies socialistes, confinée à la contrebande et au marché noir des pays d’Europe de l’Est et de l’Algérie (Morokvasic, 1999, Tarrius, 1992, Péraldi, 2001

138 a,b,c ; Hily, Ma Mung, eds, 2003). Dans le modèle classique de l’enclave ethnique (Portes, Wilson, 1980), la dispersion du groupe était plutôt lue comme une contrainte. La distance et la dispersion sont devenues pour les entrepreneurs migrants qui savent s’en accommoder et en jouer, un avantage. L’usage de la mobilité comme ressource, évoqué dans le chapitre précédent, est un aspect central des stratégies économiques déployées par ces nouveaux entrepreneurs. Le savoir-faire essentiel, celui qui détermine de plus en plus nettement les réussites commerciales (…) c’est le savoir-circuler et le savoir faire circuler pour reprendre les mots d’Alain Tarrrius (2000, 106). Par ailleurs, la figure professionnelle de l’entrepreneur migrant a évolué, ce qui est lié au développement du travail autonome et des économies informelles, mais aussi à un déplacement géographique des problématiques, des États-Unis vers l’Europe. Dans les années 80, la littérature s’intéressait avant tout à l’entrepreneur productif ou au commerçant délivrant des produits ou des services ethniques. Désormais, l’entrepreneur prend de plus en plus l’apparence du commerçant mobile, de l’entrepreneur sans entreprise (Granovetter, 1995, cité par Péraldi, 2001 a). L’entreprise commerciale et l’auto-emploi prennent le pas sur l’entreprise productive. Michel Péraldi écrit ainsi : si l’entrepreneur ethnique semble dominant du côté anglo-saxon, sinon dans l’ordinaire de ces sociétés du moins dans la littérature sociologique, nous serions enclins à penser que les sociétés européennes sont plutôt marquées par la présence de colporteurs et de marchands, de contrebandiers et d’affairistes plutôt que par celle de donneurs d’ordres et d’assembleurs. Bref, sur les places marchandes européennes on trouve des cabas, valises et containers, plutôt que des machines à coudre, des boutiques et des bureaux de change, plutôt que des ateliers et des sweatshops (Péraldi, 2002 a, 28). En Italie, le commerce autonome, commerce de rue et commerce ambulant, est d’autant plus visible que le pays, d’immigration récente, n’a pas connu les formes d’emploi salarié traditionnelles caractéristiques des phases précédentes. L’évolution de la figure du commerçant a lieu sur un autre plan. Parallèlement à la féminisation des flux de salariés, le rôle des femmes dans des entreprises commerciales basées sur la mobilité commence à émerger de certains travaux, bien que d’autres secteurs, tels que les services domestiques, aient davantage été étudiés59. Cela demande de s’interroger sur ce que pourraient être des spécificités féminines dans les pratiques entrepreneuriales, en termes de ressources, de contraintes, et de types d’activité, par exemple. C’est à la lumière de toutes ces évolutions qu’il nous faut envisager les espaces et les dynamiques de l’entrepreneuriat migrant.

59 Voir, par exemple, Andall, 1999 ; Bava, 2001 ; Boulahbel-Villac, 1996 ; El Hariri, 2003 ; Hardill, Raghuram, 1998 ; Marques, Santos, Araujo, 2001 ; Missaoui, 1995. 139 2. De nouvelles formes socio-spatiales, à l’échelle des réseaux économiques

Dans le chapitre précédent, nous avons voulu montrer comment les mobilités contemporaines devaient modifier notre appréhension des espaces et de la façon dont les individus et les groupes les territorialisent. Partant des évolutions de la figure du migrant entrepreneur, quelle lecture spatiale des phénomènes d’entrepreneuriat est-il possible d’adopter ? Les espaces marqués par les pratiques entrepreneuriales se caractérisent avant tout par la circulation. C’est donc la double appréhension des territoires de la mobilité proposée plus haut, qui conjuguait territoires-réseaux et territoires-croisement, la territorialisation comme mise en réseau d’espaces complémentaires et la territorialisation comme rencontre et négociation, qu’il convient de reprendre. Cette approche permet d’opérer un double décloisonnement des problématiques de l’entrepreneuriat ethnique vis-à-vis des écueils localiste et communautariste. Sous cet angle, les espaces des pratiques entrepreneuriales sont à la fois des carrefours de réseaux et des centralités spécifiques.

Des carrefours de réseaux

À l’échelle locale, les espaces de l’entrepreneuriat doivent avant tout être considérés comme des croisements de réseaux et des lieux de co-présence entre différentes populations. Plusieurs acteurs, définis par des appartenances diverses et entretenant des relations différentes avec ces espaces, y interviennent, sans nécessairement y résider. Il est donc essentiel d’adopter une approche relationnelle, qui mette en évidence le jeu des différents acteurs dans la transformation du territoire, ce qui nous éloigne d’une perspective écologique, basée sur la simple succession résidentielle ou professionnelle de groupes (Aldrich, 1975). Il s’agit dès lors d’envisager les différents acteurs de ces processus d’appropriation spatiale ainsi que la manière dont ils co-habitent au sens large du terme. L’attention doit s’attacher à l’organisation sociale et spatiale des hiérarchies, des distances et des proximités qui s’établissent, en insistant aussi bien sur les relations inter-groupes qu’intra-groupes, sur les modalités de la superposition entre différents mondes sociaux (Péraldi, 2001 a). Pour comprendre la superposition, la concurrence ou la complémentarité de différents collectifs en un même espace, il semble pertinent d’interroger les deux registres suivants, dont le croisement peut nous aider à comprendre les logiques de ces espaces : - Les types d’activités. Un même espace peut en effet articuler plusieurs territoires d’activité (Joseph, 1998, 9). Ce sont alors les différents usages de l’espace, les cohabitations entre les différentes activités et entre leurs différents acteurs qui doivent être éclairées. Dans notre cas, cela revient à s’interroger sur la place du commerce et son articulation avec d’autres activités, mais aussi sur les différentes situations existant à l’intérieur de l’activité commerciale.

140 - Les régimes de mobilité des acteurs. Alain Tarrius montre, à partir de l’étude de différents régimes de mobilité dans le cas du quartier Belsunce à Marseille, comment se superposent, se rencontrent et parfois s’évitent des logiques socio-spatiales, complémentaires mais différentes, du sédentaire et du nomade, et ce dans un même espace.

Quels sont les liens sociaux développés en ces espaces ? Quelles sont les catégories pertinentes du regroupement et des associations ? Sur quelle base s’organisent les coexistences et les territorialités ? Une seule et unique focalisation sur la question du lien ethnique n’est-elle pas réductrice ? Selon quelles modalités s’organise la rencontre entre nomades et sédentaires ? Ces espaces peuvent-ils constituer des observatoires des nouveaux cosmopolitismes ?

Des centralités spécifiques

Par ailleurs, il convient d’observer ces territoires à l’échelle des réseaux économiques et sociaux des entrepreneurs migrants. C’est la deuxième dimension des espaces de l’entrepreneuriat qu’il convient d’éclairer. On passe ainsi de l’enclave à l’espace connecté, et ce sont des polarités commerciales qui émergent. La notion de situation, notion classique en géographie, est alors utile pour restituer à un lieu sa position géographique et son insertion dans des réseaux, en connexion avec d’autres lieux. Ainsi, au sujet de la place commerciale marseillaise, Michel Péraldi montre à quel point la ville, à la fois port et frontière, bénéficie d’un emplacement stratégique au carrefour de l’Europe et de l’Afrique du Nord (Péraldi, 2001 a, b). À l’échelle des réseaux économiques des migrants, ce sont des centralités autres, spécifiques, mineures, qui ne coïncident pas avec les centralités urbaines locales, ainsi qu’une autre géographie des lieux stratégiques, qui se profile60 : les espaces qui jalonnent les parcours individuels ne prennent tout leur sens que si on les rapporte aux réseaux dans lesquels s’imbriquent ces itinéraires, et aux grands couloirs migratoires qui se déploient sur de larges espaces nationaux et transnationaux. Dès lors, ce qui apparaît au premier abord comme minorité, interstice ou enclave, se révèle souvent porteur de centralités spécifiques ; ces nouvelles centralités se surimposent à l’organisation sociale et spatiale de la ville d’accueil ; elles ne sont intelligibles que par rapport à des logiques qui lui sont extérieures, mais pourtant elles infléchissent sa dynamique interne et parviennent souvent à la transformer61. Ces centralités sont d’une autre nature que la centralité historique et locale avec laquelle elles coïncident parfois (Tarrius, 2000, 263).

En résumé, les espaces de l’entrepreneuriat migrant sont à la fois des carrefours de réseaux et centralités spécifiques, des places et des pôles (Battegay, 2003).

60 Dans le même ordre d’idées, Anne Raulin propose de parler de centralités minoritaires, dans la mesure où elles offrent une spécificité culturelle en relation avec des groupes particuliers (Raulin, 2000, 19). 61 Mis en gras et en italique par l’auteur. 141 3. L’ethnic business revisité

Cette nouvelle perspective sur les territoires de l’entreprise migrante doit s’accompagner d’une relecture des modèles classiques d’interprétation de l’entrepreneuriat ethnique.

Entreprise transnationale et mobilité sociale

Avec la transnationalisation des entreprises et l’importance des circulations, le lien entre installation définitive et mise en route d’une entreprise est devenu plus complexe. Les nouveaux entrepreneurs ne semblent pas toujours rechercher l’installation, ou du moins ne la trouvent pas nécessairement (Péraldi, 2002 a). De ce point de vue, les activités transnationales semblent consacrer une plus grande autonomie des migrants par rapport aux conditions d’intégration offertes dans le pays d’accueil. Parallèlement, les activités transnationales permettent souvent de maintenir une relation forte avec le pays d’origine, elles ont une fonction de passerelle (Portes, Haller, Guarnizo, 2002, 69). Dans certains cas, la circulation commerciale constitue même une alternative à la migration définitive, en permettant de s’enrichir tout en étant toujours basé dans le pays d’origine (Morokvasic, 1999). Il faudra donc, dans l’étude des entreprises transnationales, reconsidérer la relation du migrant à sa société d’origine et à celle d’ accueil. La question de la mobilité sociale doit également être réinterprétée à la lumière de ces nouvelles pratiques entrepreneuriales : à l’échelle des circulations, les réseaux transnationaux peuvent apparaître comme de puissants vecteurs de transformations socio- économiques au pays d’origine (Missaoui, 1995 ; Tarrius, 1996 ; Césari, 2002 ; Portes, 1999). La dépendance ici, peut être transformée en réussite, là-bas. Cependant, si la mobilité peut être mise au service de stratégies de promotion sociale au pays d’origine ou dans d’autres pays, il n’est pas évident que ces stratégies aboutissent toujours. En outre, certains auteurs remarquent combien les phénomènes de transnationalisme induisent certes des formes de mobilité sociale au pays d’origine, mais au prix d’une forte mobilité descendante au pays d’accueil (Oso Casas, 2001). C’est, du reste, ce paradoxe que l’on retrouve dans l’expression, petit ici et notable là-bas (Missaoui, 1995). Aussi, postuler une autonomisation des groupes de migrants par rapport aux conditions d’intégration offertes par le pays d’accueil ne simplifie pas nécessairement la question de la mobilité socio-économique des migrants. Elle exige en revanche de modifier notre échelle d’appréhension, qui doit s’élargir à l’ensemble des espaces de vie des migrants transnationaux.

Une relecture horizontale des structures d’opportunités et de contrainte, à l’échelle des réseaux des transmigrants

Ces nouvelles formes entrepreneuriales exigent par ailleurs d’introduire quelques modifications dans le modèle interactif. Il convient de considérer les structures

142 d’opportunités dans le cadre spatial au sein duquel s’insèrent les activités économiques des migrants. Ces activités se caractérisent par leur inscription dans des espaces dispersés et transnationaux. Par conséquent, les structures d’opportunités dont bénéficient les entrepreneurs migrants se situent dans ces différents espaces économiques, politiques, institutionnels…Ce sont alors, plus que les avantages d’un seul lieu, les différentiels entre plusieurs lieux qui permettent au migrant d’appuyer ses stratégies économiques et ses choix de localisation, qu’il s’agisse d’écarts législatifs ou de richesse entre États, ou encore de différentiels entre offre et demande de produits de consommation : le transnationalisme n’est pas un effacement de la fracture, mais son exploitation (Lacroix, 2003, 366). Cela a pour conséquence que l’approche habituelle des structures d’opportunités, même sous la forme perfectionnée de l’encastrement multiple, ne suffit plus. En effet, les structures d’opportunités doivent être abordées selon un double niveau d’analyse : - D’une part, sur un plan « vertical». Il convient de tenir compte de l’articulation sur plusieurs échelles de ces structures. C’est l’approche de l’encastrement multiple, qui propose de tenir compte à la fois des dimensions locales, régionales et nationales d’un choix de localisation. - D’autre part, sur un plan « horizontal». Il convient de prendre en considération la dimension multilocale des activités des migrants. L’appréhension des différents lieux, mis en relation par les échanges et les circulations des entrepreneurs migrants, permet d’éclairer les différentiels et les complémentarités qui motivent la mobilité entrepreneuriale. Il faudra par exemple, consacrer davantage d’attention aux structures d’opportunités et de contraintes dans le pays d’origine du migrant, dans le cas où le migrant continuerait à maintenir une relation économique avec celui-ci, ou encore dans d’autres pays, quand il entretient des relations avec d’autres États.

Parallèlement, la question des ressources sociales a évolué vers une complexité majeure : comment les migrants parviennent-ils à tirer profit d’espaces distants ? On a pu situer, dans le premier chapitre, les conséquences des mobilités du point de vue des appartenances des migrants dans une double dimension, celle de l’appartenance à des réseaux sociaux transnationaux, et celle de l’inscription dans des situations cosmopolites. Les ressources sociales déployées dans les stratégies économiques des entrepreneurs peuvent être lues suivant cette double dimension.

La dispersion des ressources ethniques et l’usage de cette dispersion

La dispersion d’un corps social peut, dans certains cas, constituer une ressource spatiale (Ma Mung, 1999 a). Dans le cas des diasporas, l’usage de ressources de groupe dispersées a une importance particulière. En ce qui concerne les populations chinoises, les interactions économiques et les échanges entre les différents pôles d’installation de la communauté permettent le fonctionnement économique tout particulier du groupe. D’un point de vue morphologique, on peut parler d’interpolarité (Ma Mung, 1999 a). L’existence de ces échanges au sein du groupe éclaté renouvelle l’intérêt de la question de la confiance.

143 En effet, quand un groupe est dispersé, la confiance ne peut se baser sur le face-à-face. La réputation devient alors un élément central et nécessaire pour comprendre la persistance de ces échanges, en particulier s’ils sont de nature informelle (Ma Mung, 1999 a). Si, dans le cas des économies de diaspora, les solidarités ethniques déployées à l’échelle transnationale sont à la base du fonctionnement économique du groupe, on peut s’interroger sur l’aptitude de la part d’autres groupes à mobiliser le même type de ressources. Est-il possible d’appliquer un modèle diasporique à tous les groupes de migrants ? Selon Emmanuel Ma Mung, il est possible d’utiliser ces analyses pour comprendre l’organisation des Africains sub-sahariens ou encore celle des Maghrébins, dans la mesure ou quelque chose de l’ordre d’une dynamique de diasporisation se met en place actuellement dans ces groupes (1997, 2002). C’est également le point de vue d’autres auteurs comme Gildas Simon (1990) au sujet de la structuration de la diaspora marocaine, ou d’Ottavia Schmidt di Friedberg au sujet des réseaux mourides en Italie (1994).

L’usage d’autres types de réseaux sociaux dans les pratiques entrepreneuriales et dans les pratiques d’échange, qui renvoie à des formes plus circonstancielles et cosmopolites de solidarité

Par ailleurs, certains auteurs ont ré-interrogé le poids des identités de groupe et des solidarités communautaires dans les pratiques actuelles d’entrepreneuriat. Il ne s’agit pas nécessairement de minorer ce poids de ces solidarités, mais plutôt de souligner leur dimension parfois fonctionnelle et, par là, leur variabilité. Surtout, ces travaux insistent sur le fait qu’il existe d’autres formes de solidarité que les formes communautaires et que celles-ci peuvent être complémentaires. En insistant, en effet, sur les solidarités ethniques des migrants, la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique a parfois occulté d’autres formes de solidarité et de liens sociaux et, pourquoi pas, de relations plus froides qui peuvent exister entre les entrepreneurs et leurs interlocuteurs économiques. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître la capacité des acteurs économiques à puiser dans différents répertoires de ressources, pour reprendre l’expression de Jocelyne Césari, qui écrit : l’ethnicité et l’appartenance religieuse mais aussi l’intérêt économique jouent un rôle déterminant dans la structuration de formes communautaires déterritorialisées. À cet égard, comme nous l’avions déjà souligné, l’opposition classique entre réseaux organiques qui définissent le tissu des relations au sein d’une communauté et recouvrent diverses fonctions et réseaux fonctionnels ou stratégiques créés à des fins précises et délimitées tend à devenir inopérante (Césari, 2002, 17). On peut remarquer que si cet aspect avait souvent été minoré, c’est probablement parce que la littérature anglo-saxonne, qui est pionnière concernant les réflexions sur l’entrepreneuriat migrant, ne s’intéressait que de façon accessoire au commerce. L’entrepreneuriat commercial n’était considéré que comme un type comme un autre d’entreprise ethnique et était souvent réduit au commerce communautaire. En revanche, l’étude des places marchandes, telle qu’elle se développe en Europe, place au coeur de la

144 réflexion la question de la superposition entre différents mondes sociaux et de l’articulation entre différents réseaux (Péraldi, 2001 a). Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo soulignent ainsi que la réussite, au sein de la place commerciale de Vintimille, s’appuie sur des réseaux relationnels ouverts et différentiés (2003 b, 50) : ce qui se joue sur le marché de Vintimille comme d’ailleurs dans d’autres lieux de rencontre des petits artisans de l’économie informelle mondialisée, c’est la construction de formes originales de socialité faite d’un mélange de liens communautaires, entre compatriotes d’ici et de là-bas, et de liens entre particuliers, d’alliances ponctuelles, de rencontres opportunes, qui permettent de franchir des distances sociales plus importantes que ne le permettent les relations entretenues à l’intérieur d’un réseau communautaire. Le point de vue de Mirjana Morokvasic, qui observe les pratiques de circulation commerciale des migrants d’Europe de l’Est, est plus radical. Elle remarque, en effet, à quel point les liens déployés en circulation commerciale n’ont pas la force des liens sur lesquels s’appuient les projets sédentaires d’entrepreneuriat ethnique. Insistant sur le caractère transcommunautaire de ces liens, elle reprend l’opposition de Mark Granovetter (1973) entre liens forts et liens faibles pour montrer que, tandis que dans l’entreprise ethnique classique, c’est plutôt du lien fort qui est mobilisé, dans le cas des circulations de travail ou de commerce actuelles, les liens sociaux sur lesquels s’appuient les migrants sont plutôt faibles et élargis, et se caractérisent par leur fonctionnalité, plutôt que leur ancrage identitaire. M. Morokvasic évoque ainsi des solidarités précaires et changeantes et observe l’émergence de toute une série d’intermédiaires permettant cette mobilité : la force des liens ainsi établis ne provient pas de leur ancrage dans des groupes communautaires mais au contraire de leur efficacité quant aux objectifs poursuivis. Ces liens mettent en relation les membres de groupes différents (contrairement aux « strong ties » qui assurent une cohésion intra-groupe et que l’on trouve justement dans l’ethnic business).(…)Les réseaux se forment dans un territoire où les solidarités précaires fonctionnent le temps d’un voyage, pour se dissoudre aussitôt après et se reconstituer de nouveau avec d’autres personnes ou lors d’un nouveau trajet (Morokvasic, 1999). On touche ici à ce qui semble devenir un élément essentiel de ces nouvelles solidarités : la dispersion des réseaux sociaux le long des itinéraires de la circulation commerciale. Le savoir circulatoire s’appuie sur la connaissance des itinéraires et sur l’expérience des lieux, qui est également expérience et connaissance des hommes-clefs, au-delà des appartenances ethniques. Mirjana Morokvasic poursuit en effet : des liens ne se forment pas tant sur les bases ethniques que sur les bases de l’expérience commune à ceux qui partagent la même route, investissent les mêmes espaces et ont à faire aux mêmes intermédiaires. Michel Péraldi et Véronique Manry effectuent le même type d’observation dans leur analyse des situations marseillaise et stambouliote. Pour V.Manry, le potentiel relationnel des commerçants est fait tout à la fois de liens faibles et de liens forts (familiaux, amicaux…), mais les liens faibles présentent une majeure efficacité, permettant d’élargir les opportunités et d’établir des liens entre des groupes sociaux différents, dans le cadre

145 d’une économie d’opportunité dans laquelle la circulation des informations est essentielle. Les liens forts, en revanche, sont plus contraignants. Selon V. Manry, c’est davantage la situation dans laquelle se trouve le commerçant, le fait d’être au marché, d’être en affaires, plutôt qu’une appartenance stricte, qui fait réseau (Manry, 2001). À ce sujet, Michel Péraldi parle d’espace-temps du commerce et de l’entraide pour souligner le caractère momentané, situé, des logiques de solidarité observées : les dispositifs commerciaux entre lesquels circulent les Algériens ne sont pas des niches ethniques mais des sociétés cosmopolites articulées sur des « collégialités » (Lazega, 1999) fondées sur le partage de situations très variables d’altérité et des sphères communes et circonstanciées d’intérêts (Péraldi, 2002 b, 7). Pour M. Péraldi, ce sont des solidarités latérales et circonstancielles, plutôt que des liens forts, qui régissent ces échanges.

La dimension des stratégies identitaires déployées dans l’interaction commerciale

Un dernier type d’interprétation, proche de celui que nous venons d’évoquer, se déplace des réseaux sociaux vers les ressources déployées en situation commerciale, ressources qui appuient des stratégies identitaires et participent à la construction d’une image de soi. Cette approche a pour but de se distancier de l’orthodoxie d’une certaine sociologie économique qui focalisait sa réflexion sur la question des réseaux et des formes de socialisation primaire, en occultant les formes de socialisation secondaire du marché (Chantelat, 2002). Le regard se déplace alors de l’organisation interne de l’entreprise vers l’observation des interactions économiques et des compétences dont doivent faire preuve les acteurs dans l’échange marchand. Ce regard, s’il peut être appliqué à toutes les situations d’échange (Joseph, 1998), est particulièrement adapté à l’étude des formes d’échange marchand entre individus de différentes origines. Il a été vu que, s’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu et James Coleman, les travaux classiques sur l’entrepreneuriat migrant montraient que l’encastrement générait du capital social en termes de confiance et de solidarité construites (Portes, Sessenbrenner, 1993). Les critiques de la nouvelle sociologie économique remettent en cause cette conception de la confiance en montrant combien elle n’est pas nécessairement liée à la connaissance qu’on a de son interlocuteur économique mais aussi aux croyances qu’on y associe. Pascal Chantelat écrit ainsi : à trop insister sur les formes de socialisation primaire du marché (les valeurs, les normes, la morale, le don…), on risque de réduire la sociologie économique des marchés à la seule analyse des échanges personnalisés et d’oublier le rôle structurant des formes de socialisation « secondaire », c’est-à-dire les interactions minimales, discontinues et impersonnelles de l’échange marchand. En ce sens, la relation marchande est d’emblée une relation sociale, non pas parce qu’elle fait intervenir des valeurs, des normes, des émotions ou des réseaux de relation personnelles, mais parce qu’elle présente un minimum de réciprocité sociale (2002, 531). Cette approche de nature interactionniste, inspirée par les travaux d’Erwing Goffman, mais également par ceux de Georg Simmel sur la modernité et l’impersonnalité du mode de vie

146 urbain, permet de mettre en valeur la dimension de la rencontre inter-individuelle et de la mise en relation entre différents collectifs qui, comme nous l’avons souligné dans le précédent chapitre, est le corollaire des pratiques de mobilité (Bordreuil, 2000 ). Elle insiste sur le fait que la confiance n’est pas nécessairement liée à la connaissance réelle ni à la durabilité des relations d’échange avec les interlocuteurs. À partir d’exemples très différents, les commerçants asiatiques et maghrébins pour l’un, un marché provençal pour l’autre, Emmanuel Ma Mung et Michelle de la Pradelle insistent sur le rôle des représentations, des stéréotypes associés aux vendeurs, et de la façon dont les vendeurs utilisent cette image en puisant dans différents registres identitaires, dans la sensation de confiance du client. Le réseau ne peut donc tout expliquer. L’espace, avant d’être support à la territorialisation de groupes communautaires devient, dans cette optique, sujet à une intense activité de différentiation et de production d’altérité, qui témoigne de la construction d’un ordre social (Hily, Rinaudo, 2003). Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo ont ainsi montré, à l’échelle de l’espace marchand de Vintimille, le travail de catégorisation qui s’opère, par la construction de frontières, contribuant au marquage spatial ethnicisé des différents commerces, et l’établissement de hiérarchies d’un nouvel ordre social. On assiste à des processus de recomposition identitaire de l’espace public urbain sur le mode d’une mise en saillance des identités ethniques à des fins commerciales, écrivent-ils (2003, 55). Il faudra donc dans ce travail, s’intéresser à la façon dont ce jeu des identités marque et structure l’espace, par l’intermédiaire de scénographies commerciales (Raulin, 2000) par exemple. Cette approche permet de mettre en évidence le fait que ce qui peut sembler a priori la manifestation d’une appartenance ne l’est pas forcément. Les travaux d’Emmanuel Ma Mung montrent par exemple comment le regroupement dans Chinatown de la part des Chinois de France est autant une manière de négocier une présence sur le territoire, sous la forme d’un exotisme, que le reflet d’une identité ethnique (Ma Mung, 2000). Ce qui pourrait donc sembler a priori paradoxal (la manifestation d’une identité dans une relation commerciale avec un individu différent) pourrait alors devenir le propre des situations cosmopolites actuelles, qui selon Marie- Antoinette Hily et Christian Rinaudo (2003, 57), peuvent être définies comme des expériences sociales qui rejettent la clôture mais qui ne contribuent pas moins pour autant au marquage contextualisé de frontières symboliques. En termes simméliens, cela revient à dire qu’elles s’apparentent à une forme sociale dont la caractéristique réside précisément dans le fait d’être à la fois résistantes aux identités fermées et productrices d’un jeu permanent sur les catégories d’appartenance.



147 Dans le deuxième chapitre de cette partie, nous avons voulu montrer qu’une analyse des circulations devait se positionner dans les tensions, entre ancrage et mobilité d’une part, entre appartenance communautaire et inscription dans des situations cosmopolites, d’autre part, qui caractérisent l’individu contemporain et tout particulièrement le migrant. Tenir compte de cette double dimension influence fortement le regard porté sur les théories de l’entrepreneuriat ethnique. Certes, les questionnements généraux présentés dans ces études conservent un intérêt. Elles permettent d’interroger le lien entre entrepreneuriat et dynamiques d’autonomisation, de rechercher les causes structurelles de la mise en route et des choix de localisation d’une entreprise, mais aussi de comprendre quelles sont les formes d’organisation sociale des migrants et quel est leur positionnement dans la société d’accueil, de s’intéresser aux déterminants de leur mobilité socio-économique. Ce sont autant de questionnements qu’il convient de garder en mémoire. En outre, le modèle interactif prend tout son intérêt dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes d’entrepreneuriat migrant, dans la mesure où il permet de rendre compte de la dialectique à laquelle se livrent les sujets ou les groupes avec les structures socio-spatiales dans lesquelles ils s’inscrivent. Toutefois, si ces questionnements généraux méritent d’être pris en compte, certains aspects de ces travaux, en particulier une perspective communautariste des groupes migrants et une approche localiste des espaces de l’entrepreneuriat, peuvent être remis en cause par l’importance des pratiques de mobilité. L’usage de la mobilité dans les stratégies entrepreneuriales, caractéristique des nouvelles formes d’entreprise migrante, nécessite, en effet, d’aborder différemment les territoires des entrepreneurs. Plus que des enclaves spatiales au sens propre du terme, les territoires des entrepreneurs sont, en effet, devenus des places et des pôles (Battegay, 2003). La problématique doit articuler, d’une part, l’analyse des espaces des circulations commerciales et des réseaux socio-économiques et, de l’autre, la territorialisation de places marchandes, de lieux précis, qui sont des carrefours de réseaux. Ce sont, en effet, les articulations entre ces deux dimensions spatiales, qui permettent de saisir les logiques qui organisent les mouvements des entrepreneurs et d’appréhender la façon dont se structurent les espaces qu’ils traversent. Le regard porté sur la question de la mobilité sociale en est transformé, puisqu’il convient de considérer l’ensemble des espaces de vie de ces entrepreneurs pour comprendre leurs stratégies de promotion, leurs réussites et leurs échecs. Les mobilités ne résolvent pas l’épineuse question du lien entre entrepreneuriat et mobilité sociale, mais demandent de déplacer le regard à l’échelle des espaces des entrepreneurs. Ce nouveau regard sur les espaces des entrepreneurs migrants demande de s’interroger sur la capacité des entrepreneurs à tirer profit d’espaces distants, c’est-à-dire à la fois de structures d’opportunités mais aussi de ressources de groupe dispersées. En outre, l’adoption d’une problématique axée sur le commerce et sur les mobilités ne demande plus seulement d’appréhender le mode d’organisation interne de l’entreprise, mais aussi de s’intéresser aux échanges afin de comprendre quelles sont les ressources mobilisées par les

148 migrants dans les situations commerciales auxquelles ils participent, et de quelle manière celles-ci contribuent à structurer les espaces. Les travaux évoqués sur les nouvelles formes entrepreneuriales insistent en effet sur les ressources et solidarités multiples dont font preuve les entrepreneurs, et montrent que les interactions économiques provoquent des stratégies identitaires diverses, permettant d’établir des liens entre groupes différents.



149 Conclusion

Dans le premier chapitre de cette partie, on a cherché à mettre en évidence les limites des approches classiques aux migrations dans le Mezzogiorno d’Italie, pour montrer combien les réalités actuelles impliquaient de nouveaux outils d’analyse. Il a été vu qu’une lecture duale ne pouvait suffire à l’interprétation des phénomènes migratoires dans le Sud italien, au risque de ne voir dans le Mezzogiorno qu’un seul espace de transit. L’adoption d’un modèle interactif tenant compte des nouvelles pratiques entrepreneuriales, tel qu’il a été exposé dans le chapitre trois, permet d’effectuer une relecture des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno, et de restituer aux migrants leur capacité d’initiative. Cette approche sera suivie pour étudier les activités et les mobilités des migrants dans le quartier de la gare de Naples.

En nous appuyant sur les jalons théoriques et méthodologiques exposés dans les deux chapitres précédents, nous proposons à présent de nous interroger sur les aspects suivants : Dans quel faisceau de contraintes et d’opportunités s’inscrit la venue des migrants commerçants à Naples ? Dans quelle mesure le contexte social, économique, politique et institutionnel de l’Italie a-t-il pu favoriser les pratiques entrepreneuriales observées (niveau national) ? Quel est l’impact sur ces pratiques des restructurations socio-économiques qui touchent actuellement l’aire urbaine de Naples (niveau régional) ? Quel rôle jouent les économies informelles, et leurs évolutions différenciées dans le Mezzogiorno d’Italie, dans la détermination des formes d’insertion entrepreneuriales des migrants ? Dans quelle mesure le quartier de la gare, qui sera au centre de nos investigations, constitue-t-il un espace particulièrement favorable à la venue d’entrepreneurs et comment conditionne-t-il les formes d’entrepreneuriat pratiquées (niveau infra-urbain)? Comment Naples a-t-elle pu présenter pour les migrants des formes de complémentarité avantageuses avec d’autres espaces à échelle internationale (niveau « horizontal ») ?

Quelles sont les ressources dont font preuve les migrants dans leurs activités économiques ? Comment sont-ils parvenus à s’insérer dans des activités commerciales ? Sur quelles formes d’organisation et sur quels types de compétences s’appuient-ils pour mener à bien leurs entreprises ?

Quels sont les effets des circulations commerciales sur les relations entre les individus et entre les groupes, entre les sédentaires et les circulants, mais aussi entre les différents réseaux commerçants qui gravitent sur la place ? Quelles sont les formes de territorialisation qui résultent de ces circulations à Naples ? Les commerces pratiqués à Naples correspondent-ils à de nouvelles formes économiques, génèrent-ils des types de territoires particuliers, ou bien ne correspondent-ils qu’à une simple insertion dans des niches déjà existantes au sein du marché du travail ?

150 En d’autres termes, c’est la capacité des migrants à transformer, par leurs mobilités et leurs activités, l’organisation sociale des espaces, qui sera questionnée dans la partie suivante. Ces questionnements pourront nous aider à comprendre comment Naples a pu constituer un espace-ressource, ou plutôt comment, à travers leurs ressources, les migrants parviennent à tirer profit d’un espace considéré déprimé comme le Mezzogiorno. À l’opposé d’un modèle dual et national d’interprétation des dynamiques migratoires, l’étude des espaces investis par les migrants ainsi que leurs activités, qui se situent sur différentes échelles, locale (urbaine et intra-urbaine) et transnationale, devrait nous permettre de montrer que les migrations actuelles à Naples dépassent l’opposition trop simplificatrice entre d’une part le transit et de l’autre, l’installation.



151 Deuxième partie Du quartier à la place marchande, l’organisation du dispositif napolitain Introduction

Un espace du dedans qui sera tout entier co-présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli… Gilles Deleuze

L’approche interactive, telle qu’elle a été présentée dans la partie précédente, permet de lire les processus de territorialisation comme le produit d’interactions entre différents éléments. Il s’agit de tenir compte, d’une part, des structures d’opportunités et de contraintes à différentes échelles, qui permettent aux migrants de mettre en place des activités commerciales. Ces structures peuvent être lues à la fois dans une perspective verticale (l’encastrement multiple) et horizontale (l’éclatement des structures de contrainte et d’opportunités, entre ici et là-bas). D’autre part, l’approche interactive propose de mettre en évidence les ressources (réseaux sociaux, compétences) et stratégies que mettent en oeuvre les migrants pour mener à bien leurs activités. Dans cette partie, deux dimensions complémentaires sont progressivement envisagées, pour caractériser les phénomènes observés à Naples. La circulation commerciale d’une part, qui permet de comprendre comment des formes économiques et territoriales tout à fait particulières se sont mises en place à Naples, et combien une lecture locale du quartier demeure insuffisante. Le cosmopolitisme dont font preuve les acteurs de ces économies, d’autre part, qui marque notablement les espaces de la circulation commerciale. Parler de cosmopolitisme dans le cas de Naples n’est pas sans difficulté. Il convient donc, avant d’aller plus loin, d’expliquer pourquoi la représentation commune de Naples 1 comme celle d’une ville cosmopolite est problématique . Le cosmopolitisme, en effet, participe du cortège de représentations qui accompagne l’évocation des villes méditerranéennes, et Naples ne fait pas exception. Selon ces positions, il existerait une continuité entre des formes de co-présence historiques, qui renvoient à la fonction de lieu de passage et d’échange commercial de la ville, et la situation actuelle. La tradition cosmopolite de Naples serait liée à sa nature portuaire, à sa longue histoire urbaine et aux dominations et influences étrangères qu’elle a subi (Schifano, 2004). On y observerait des continuités spatio-temporelles, voire la réactivation de routes, comme autant de plis de l’histoire. Cette conception essentialiste du lieu attribue à Naples une sorte de genius loci, motivé par une tradition séculaire d’ouverture sur le monde et sur l’Autre. Et pourtant, à l’inverse, on pourrait montrer combien la Naples contemporaine, métropole familiale, selon l’expression du Censis2 (Anselme, Péraldi, 1987), est fermée aux influences extérieures, situation monolithe qui est le propre de nombreuses métropoles secondaires en

1 En réalité, nous serons souvent rattrapés par le mythe, car nous verrons que les acteurs sociaux se réapproprient cette représentation de la ville. Comme le montre Brigitte Marin, les représentations véhiculées au sujet de Naples comportent toujours une part de vérité, ce qui est d’ailleurs le propre des mythes. 2 Centro Studi Investimenti Sociali. Un des principaux centres d’étude sur les dynamiques sociales en Italie, qui publie un rapport annuel. 153 Méditerranée, et qui contraste fort avec le multiculturalisme des villes d’Europe du Nord (Fabre, 1994 ; Bauman, 1996)3. Ces deux conceptions, la ville monolithe et la ville cosmopolite, qui sont les deux pendants de la surcharge de représentations dont souffre la ville (Marin, 1998), se retrouvent dans la façon d’aborder les mouvements de population qui la touchent. Appliquées aux phénomènes migratoires, ces conceptions de la ville mènent à deux lectures antagoniques : pour l’une, Naples, économiquement déprimée, fermée sur des formes d’organisation familiales et claniques, ne pourrait guère attirer les migrants. Inversement, l’autre lecture voit en Naples un creuset intégrateur, qui aurait retrouvé sa fonction d’absorption disparue avec la longue parenthèse industrielle en Méditerranée. Ces deux visions antithétiques comportent un certain nombre d’avatars. Figeant la ville dans son particularisme, elles dénotent une absence de sensibilité à la diversité intra-urbaine et aux dynamiques du changement métropolitain. En outre, ces conceptions réifient les migrants, en les privant de toute capacité d’initiative. Ainsi, il est proposé de situer notre appréhension des formes de cosmopolitisme dans une autre perspective, celle de l’évolution socio-économique de la ville, d’une part, et en particulier du quartier de la gare ; et celle, d’autre part, d’une mutation des formes migratoires, dont l’aspect analysé ici est la circulation commerciale. Pour ce faire, le quartier de la gare est appréhendé sous ses différentes dimensions, pour se demander : dans quel contexte s’effectue la venue des migrants ? Quelles possibilités d’insertion le quartier a-t-il pu leur offrir ? (ch. 4). Notre regard se déplace alors vers d’autres acteurs, moins remarquables, mais très importants du point de vue de l’organisation des territoires dans le quartier de la gare, à savoir les circulants commerciaux. Seule une approche multiscalaire, tenant compte de différents lieux et de différentes pratiques circulatoires en Méditerranée, permet de rendre véritablement compte d’une spécificité du quartier de la gare dans les dynamiques migratoires, celle d’être un carrefour de réseaux. Les circulations commerciales, qui mettent en relation la ville avec d’autres lieux en Méditerranée, permettent par ailleurs d’interpréter différemment une partie des transformations qui ont affecté le quartier de la gare (ch. 5). Mais l’observation ne doit pas se limiter à une échelle euro-méditerranéenne. En effet, le quartier de la gare est également une place centrale dans un ensemble de lieux qui forment un dispositif circulatoire et commercial dans l’agglomération, et dont les intermédiaires commerciaux sont des figures structurantes (ch.6). Au sein de ce dispositif, le croisement d’individus d’appartenances diverses, ainsi

3 Cette forte opposition dans les représentations, entre ces deux images de la ville n’est pas nouvelle, et s’allient dans le thème de la cité cosmopolite déchue qu’on retrouve dans les descriptions du début du XXème siècle. Le méridionaliste Francesco Saverio Nitti écrit ainsi au tout début du siècle : Aucune ville d’Italie et même pas Rome, contenait le nombre d’étrangers qu’on trouvait à Naples. Située sur la mer, elle était non seulement la plus grande, mais par sa nature, la plus belle ville maritime de la Méditerranée; et, à une époque où les voyages par voie terrestre étaient difficiles, le centre d’attraction principal pour les voyageurs. Naples avait la cour la plus riche d’Italie apparentée aux plus grandes cours d’Europe : elle était le lieu de séjour des pinces et des princesses et elle avait des saisons théâtrales qui jouissaient d’une renommée européenne…Naples était la plus grande ville de consommation d’Italie (mais, quand elle perdit son statut de capitale), elle se trouva devant ce terrible choix: ou devenir un grand centre industriel, ou tomber dans la décadence (De Seta, 1999, pp. 249-250).

154 que le type d’économies pratiqué, rendent nécessaires des formes de cosmopolitisme banal, quotidien, que l’on retrouve dans les lieux des échanges marchands, ainsi que dans l’émergence de formes de territorialisation originales (ch.7).



155 Chapitre IV D’espace du désordre à quartier de la complexité, le quartier de la gare de Naples

Celui qui passe tous les jours à piazza Garibaldi te dira: je connais très bien piazza Garibaldi. En fait, ce n’est pas possible. Je ne pense pas, aujourd’hui, qu’il existe quelqu’un au monde qui connaisse piazza Garibaldi telle qu’elle est réellement. Il y a différents mondes à Piazza Garibaldi, mais tellement de mondes! celui de la légalité et celui de l’illégalité, le commerce, la prostitution, le trafic d’armes, de papiers, les faux billets, tout ce que nous pouvons imaginer nous le trouverons. Il y a aussi les commerçants internationaux, ceux qui viennent d’ailleurs, les Marseillais par exemple, les Arabes qui vivent à Marseille mais aussi à Paris, à Lyon, et qui viennent faire des achats, mais aussi ceux qui viennent directement du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie. C’est vraiment un autre monde, un monde dans une place, piazza Garibaldi. Lamine

Qu’il soit nommé Place Garibaldi ou ferrovia (place de la gare), l’espace objet de cette étude est couramment désigné comme un quartier, au sens que nous en donnent les manuels de géographie urbaine : un fragment urbain auquel on reconnaît une certaine individualité (Laborde, 2001 ; Choay, Merlin, 1987). Ne s’agissant pas d’un quartier administratif, il est impossible de donner des limites consensuelles au quartier étudié. Dans une définition minimale, il correspond à la place de la gare (piazza Garibaldi), et aux rues qui forment son périmètre. Dans une acception plus large, il pourrait englober une vaste aire, de la piazza Nazionale au tribunal, du tribunal à la piazza Mercato, de la piazza Mercato au terminus de la Circumvesuviana et jusqu’à la piazza Nazionale. On pourrait même y inclure le centre directionnel à l’Est, et la via Foria au nord (carte 2.1). Dans ce travail, il a été choisi d’adopter une définition étroitement associée aux activités commerciales des migrants. Ainsi, dans notre acception, le quartier de la gare se situe à l’intersection de quatre quartiers administratifs, Vicaria, Pendino, Mercato et San Lorenzo

156 (carte 2.2), qui forment deux circonscriptions et regroupent, au 31/12/2000, 9,5% de la population napolitaine, pour 2,7% de la superficie communale (Comune di Napoli, 2001). Toutefois, l’espace ciblé pour l’enquête se trouve essentiellement dans le périmètre du quartier administratif San Lorenzo, et couvre plusieurs quartiers historiques. En effet, la ferrovia n’a pas une histoire mais des histoires, celles de plusieurs quartiers, au moins deux : la Duchesca-Maddalena et le Vasto, qui se complètent, mais possèdent des caractéristiques et des identités historiques fort différentes. Quant à la partie sud du quartier de la gare, comprise entre le corso Umberto, le corso Arnaldo Lucci et les via Nuova Marina et Amerigo Vespucci, elle n’a été prise en compte que de façon non systématique dans ce travail car les transformations induites par la présence des migrants y sont moins importantes qu’au Vasto et à la Duchesca-Maddalena.



157 2.1 Le quartier de la gare de Naples: délimitations possibles et délimitation choisie pour l'étude

100 m une délimitation large du quartier de la gare une délimitation restreinte du quartier de la gare périmètre choisi pour l'étude

quartier historique Duchesca-Maddalena quartier historique Vasto 2.2 Le quartier de la gare : quartiers administratifs et quartiers historiques

0 3 km

Vicaria

San Lorenzo

Zone industrielle

Pendino Mercato

100 m

quartier Duchesca-Maddalena Limite de quartier administratif quartier Vasto Pendino Nom de quartier administratif Il ne suffit pas d’avoir retenu un périmètre d’étude, forcément arbitraire, pour comprendre l’organisation du quartier. L’étude des pratiques et des représentations de cet espace pose problème : tout d’abord, l’espace étudié recouvre, comme il a été dit plus haut, plusieurs quartiers historiques qui, en cherchant bien, pourraient probablement être subdivisés en une infinité de sous-quartiers. Chacun range sous l’étiquette ferrovia une réalité constituée d’espaces, d’activités, d’acteurs différents. Cela rejoint, dans une certaine mesure, les affirmations de Giovanni Laino qui, au sujet des quartiers de Naples, parle de quartiers de la complexité : dans de nombreuses zones du centre historique, écrit-il, à la différence d’autres villes européennes, les aires ne sont pas à caractère mono-fonctionnel, mais il existe une variété de destinations d’usage, d’activités, qui sollicitent la catégorie de la complexité comme trait distinctif du centre de Naples (Laino, 1988, 51). À cette difficulté originelle d’appréhension du quartier s’ajoutent celles liées à la diversification actuelle des populations dans la ville. Ainsi, dans les propos de Lamine, jeune tunisien interrogé sur sa vision de la place, piazza Garibaldi est un monde dans une place, ou encore différents mondes…tellement de mondes ! Ces propos permettent de souligner la densité humaine d’un tel espace. Ils nous rappellent les travaux d’Alain Medam qui, au sujet de la cosmopolitisation actuelle des espaces, souligne que quand le monde est dans le lieu, le lieu est dans le monde (1996). Comment sortir de cette impasse ? Comment dire quelque chose du quartier de la gare, devant la complexité de ce qu’il s’en dit et de ce qui s’y fait, sans en appauvrir la réalité ? Une digression par la notion de territoire, telle qu’elle a été explorée dans le premier chapitre, peut nous aider à « tirer notre épingle du jeu ». Cette notion permet de concevoir la dimension identitaire des pratiques spatiales, dans la mesure où elle associe représentations et usages de l’espace1. La notion de territoire renvoie par ailleurs à des formes d’appropriation et par là, interroge la relation à l’autre, qui peut s’exprimer par des processus ségrégatifs ou agrégatifs2(Poiret, 2000). Il a été vu également que la mobilité est fondatrice de l’acte de territorialisation : ce néologisme permet d’insister sur la dimension processuelle, dynamique, de la formation du territoire, qui résulte d’un rapport dialectique entre les hommes et l’espace et s’organise selon des temporalités diverses. Dans le quartier de la gare, par exemple, selon les heures du jour et de la nuit, ou encore selon les jours de la semaine, les espaces ne sont pas territorialisés de la même façon, ni par les mêmes individus. Par ailleurs, plusieurs territoires peuvent cohabiter en un même et unique espace.

1 Il existe une relation intrinsèque entre représentations et pratiques de l’espace, qui peut parfois être à l’origine de réputations. Cela ne signifie pas que pratiques et représentations se correspondent nécessairement, mais plutôt qu’il existe une relation entre ce qui se dit/pense et ce qui se fait dans les espaces. De même que les pratiques spatiales peuvent donner lieu à des représentations, celles-ci peuvent entraîner des pratiques, ce qui n’est pas sans rappeler la notion de prophétie auto-réalisatrice rendue célèbre par Robert Merton. 2 Pour une critique d’une approche déterministe du quartier, qui voit dans la proximité spatiale une nécessaire proximité sociale, on peut lire Di Méo, 1994. 160 Ainsi, c’est une typologie des territoires du quartier de la gare qui sera ici proposée. La typologie, exercice réducteur par définition, peut néanmoins être considérée comme une grille de lecture efficace. Lecture forcément partielle, subjective, mais décodage tout de même, elle offre des clefs d’interprétation à l’espace fourmillant des activités et des mobilités. L’observation du quartier permet de faire émerger quatre formes de territorialisation, chacune liée à des représentations, des usages de l’espace et des acteurs particuliers (I) : les territoires du passage (transit et tourisme), les territoires de la petite criminalité, ceux de la marginalité et de l’errance, et enfin ceux du commerce, qu’il soit formel ou informel3. Il est intéressant de remarquer que les migrants participent à chacun de ces territoires, mais que ces quatre aspects de l’organisation socio-spatiale du quartier pré-existaient à leur venue et ne sont pas liés uniquement à leur présence. Aussi, cette étude des territoires du quartier permet-elle de lancer quelques pistes d’explication quant aux opportunités et aux obstacles qu’ils ont pu trouver à leur arrivée. Dans un deuxième temps, l’attention sera portée, de façon plus précise, sur l’organisation des territoires du commerce, qui se partagent entre ce que l’on peut nommer un territoire de la visibilité marchande, d’une part, et de l’autre, un territoire qui est davantage un lieu de marginalité, caractérisé par l’importance des économies de la rue, souvent invisibles. Ces espaces, à la fois différents et complémentaires, sont les quartiers du Vasto (II) et de la Duchesca-Maddalena (III).



3 Deux autres types possibles de territoires n’ont pas été explorés, ou bien ne seront évoqués que de manière transversale. Il s’agit, d’une part, des espaces de la criminalité liée à des formes d’intégrisme religieux. Le peu d’éléments en notre connaissance ne nous permet pas de dire si les informations qui circulent au sujet du quartier sont de l’ordre de la réalité ou de la légende métropolitaine. Cependant, l’arrestation à Forcella de 28 commerçants pakistanais accusés d’appartenir à la nébuleuse « Al Qaïda » qui, après 14 jours de prison, ont été libérés et innocentés, doit pousser à la vigilance quant aux discours des autorités sur la prétendue fonction de plaque-tournante de l’islamisme du quartier de la gare (voir article en annexe n.5). On peut lire au sujet de ce type de discrimination et préjugés anti-musulmans en Italie l’ouvrage d’Ana-Maria Rivera et Paola Andrisani (2003). Dans le cas des Algériens, l’installation d’individus ayant appartenu à des groupes armés islamistes (qui, du reste, ne poursuivaient pas nécessairement leurs activités en Italie) semble s’être tarie ces dernières années dans le quartier de la gare (voir chapitre suivant). L’autre type de territoire qui n’a pas été envisagé concerne la criminalité organisée. Si elle ne constitue pas à proprement parler l’objet de ce travail, nous avons fait à plusieurs reprises l’expérience de son existence. Cependant, les éléments dont nous disposons sont très limités : comme le souligne Paola Monzini, ce qui caractérise la criminalité organisée est bien la compartimentation des informations sur le sujet. Peut-on parler d’un territoire en soi de la criminalité organisée ? Étant donnée l’importance et la variété des domaines dans lesquels elle agit à Naples, il nous semble qu’on peut dire qu’elle a un impact sur tous les territoires en les contrôlant de façon plus ou moins importante (et plus ou moins directe). Par exemple, selon certains auteurs, le lien entre petite délinquance urbaine et criminalité organisée serait particulièrement fort à Naples, à la différence d’autres espaces comme la Sicile (Monzini, 1999). La criminalité organisée, tout comme l’État, semble être présente indirectement dans tous les types de territoires. Toutefois, certaines activités des migrants échappent à ce contrôle. Nous y reviendrons dans le chapitre 10, quand nous envisagerons les stratégies de mobilité sociale mises en œuvre par les migrants et les obstacles qu’ils rencontrent. 161 I. QUAND PLUSIEURS TERRITOIRES COHABITENT EN UN MÊME ESPACE

Rencontres, superpositions, évitements

Lieu-mouvement par excellence, le quartier de la gare constitue un espace de haute densité humaine et relationnelle sur lequel cohabitent différents territoires (Joseph, 1998, 2000). Ils sont séparés les uns des autres par des limites symboliques, qui ne sont pas nécessairement concrétisées dans l’espace, et n’engagent généralement pas les mêmes acteurs. Nicholas Dines écrit ainsi : contrastant avec l’image typique renvoyée par les medias de la place et de ses environs comme celle d’un bazar chaotique, Piazza Garibaldi est bien plus un espace structuré caractérisé par la diversité de ses frontières et de ses itinéraires (2002). La cohabitation entre plusieurs territoires en un même espace oblige l’observateur à prêter attention à la fois aux formes de structuration, frontières et itinéraires, de ces territoires, mais aussi aux situations de rencontre qui peuvent être souhaitées ou non, et peuvent générer des échanges ou encore des stratégies d’évitement de la part des individus. Dans certains cas, les situations de rencontre correspondent à des formes de consommation d’exotisme : c’est le cas par exemple, lorsqu’un passant, avide de sensations nouvelles, s’arrête et décide de s’acheter un sandwich kebab sur les territoires du commerce, ou encore lorsqu’une jeune fille italienne décide de se faire tresser des nattes auprès de Mariam, la coiffeuse nigériane de la via Bologna. Cette volonté de dépaysement peut également correspondre à un désir d’éprouver la part de risque, de danger, que portent, dans les représentations communes, de tels lieux. Parfois, la rencontre de ces territoires provoque au contraire des situations de crise ou de désagrément. L’exemple classique d’interaction critique demeure alors le célèbre bidone ou pacco napoletano : un individu sorti de la gare (un touriste septentrional de préférence) est interpellé par un Napolitain qui lui propose un bien d’origine douteuse à un prix défiant toute concurrence. Après l’échange, le vendeur prend la fuite, et le malheureux touriste se retrouve avec une boîte en carton vide payée à prix d’or. Mais la rencontre n’est pas toujours la règle : certains lieux se prêtent particulièrement à la superposition des différents territoires, sans qu’il y ait nécessairement d’échanges entre leurs différents acteurs. Le Mc Donald du quartier de la gare, loin d’être un non-lieu, est bien cet espace de cohabitation des différents acteurs et de superposition des différents territoires. Il est tout à la fois un lieu de halte pour les touristes à peine arrivés à Naples ou sur le départ, un lieu de pause pour les toxicomanes en recherche d’argent, l’occasion pour un zio4 marocain d’offrir une gourmandise au jeune qui l’accompagne, un lieu de retrouvailles pour de nombreux commerçants, un lieu de drague pour les hommes napolitains en quête d’une jeune femme étrangère… Enfin, les situations d’évitement,

4 Zio (oncle) est le terme utilisé par les jeunes Marocains pour désigner l’homme qui les accompagne dans leurs déplacements commerciaux. En réalité, il ne s’agit pas nécessairement d’un oncle, mais d’un membre de leur village qui les a fait venir en Italie et les initie à la pratique du commerce, parfois moyennant rétribution de la part de la famille de ces jeunes (Schmoll, 1999). 162 comme nous le verrons dans le cas des relations entre les vendeurs de stupéfiants et les commerçants des économies informelles non criminelles, génèrent des frontières entre les différents territoires. Pourquoi cette entrée en matière par les rencontres avant même d’aborder dans le détail les territoires de la place ? Dans les représentations communes, c’est une image stigmatisante et ambiguë du quartier qui prime. Or, il semble que le caractère négatif de cette image puisse être mis en relation avec la densité des activités et des personnes, et surtout l’importance des rencontres possibles sur la place. Le sentiment d’insécurité et la stigmatisation du quartier en un espace du désordre urbain seraient liés aux rencontres que l’on y fait (ou aux possibilités de rencontre), à la coexistence de plusieurs mondes dans la place, pour reprendre les termes de Lamine. En effet, une des expressions utilisées le plus fréquemment pour qualifier la place est celle de chaos, terme qui, du reste, est régulièrement associé à la ville de Naples dans son ensemble (Coppola, 1999). Ainsi, la place donnerait un avant-goût de la ville. C’est curieux car si, d’un côté, le quartier fonctionne bien comme la figure métonymique de Naples, de l’autre, il est, dans le langage courant, associé à des formes d’exotisme, comme si l’on souhaitait l’éloigner symboliquement de ce centre historique dont il est en quelque sorte la porte d’entrée5. Le quartier, par exemple, est considéré depuis longtemps, et bien avant l’arrivée des Maghrébins, comme la casbah de Naples6. Le terme de casbah suggère alors, loin de sa signification originelle, l’idée de désordre et de dédale7. Le quartier de la gare est donc associé à la marginalité, et ce malgré sa situation relativement centrale dans l’agglomération napolitaine. De ce point de vue, le quartier est, dans son extranéité, au mieux, un lieu dépaysant, et à l’appellation de casbah, se sont récemment agrégées celles de suk, de chinatown, ou de medina ; au pire, un lieu hostile, de débauche et de criminalité, qu’on pense à la façon dont a été rebaptisée, dans certaines histoires drôles, la via Milano via Taleban, ou encore aux expressions utilisées par le romancier Peppe Lanzetta pour qualifier le quartier, qui montrent bien l’ambiguïté du statut de cette portion de ville : da un’altra parte della città, nel Vasto, a ridosso della ferroviacasbahfigliadiputtanapoletana… (2000). Au final, le quartier mêle, dans les représentations communes, des éléments d’extranéité et de napolétanité pure. C’est probablement cette ambiguïté qui inquiète mais aussi fascine l’observateur. L’étude des différents territoires qui se superposent dans ce même quartier permet de décrypter le chaos qui caractérise la place.

5 Voir la délimitation du centre historique en annexe n.2. 6 Dans une étude systématique de la presse réalisée par Nick Dines (2002), la place apparaît comme une Afrique en miniature (La Repubblica, 27-10-96) et une zone de frontière vivant du fourmillement de personnes de toutes les races (Il Mattino, 12-09-99) (Dines, 2002). Nous avons également procédé à une lecture non systématique de la Repubblica, du Mattino et du Corriere del Mezzogiorno. L’occurrence de termes tels que casbah ou suk au sujet du quartier est tout à fait surprenante, comme le montrent les articles de presse présentés en annexe n.5. 7 Dans le dictionnaire de la langue italienne Garzanti, trois définitions du terme sont proposées, révélant le glissement sémantique du terme : 1. Forteresse (de l’arabe Kasaba) ; 2. vieux quartier arabe de l’Afrique du Nord coloniale ou de l’Espagne mauresque ; 3. Quartier malfamé d’une ville. 163 1. Des migrants aux usagers : un carrefour de mobilités

Le premier type de territoire du quartier est celui du transit, du passage. Si, sur le plan historique, la ville de Naples est une ville de passage et de brassage importante, c’est avec la construction du chemin de fer, en 1836, que le quartier prend un rôle central dans cette fonction. Proche de la mer et du port, la gare constitue d’abord une étape fondamentale dans les trajectoires des émigrants italiens vers les Amériques, l’Europe, et l’Afrique du Nord. Elle est plus tard un point de transit pour les émigrés en provenance d’autres régions du sud, Sicile et Calabre par exemple, et à destination des régions industrielles du nord- ouest (Belli, 1976). La fonction de passage du quartier pour les nombreux migrants qui se sont succédés sur le sol napolitain est donc un élément récurrent de son histoire, réactivé lors des premières migrations en provenance des pays du sud dans les années 70, comme il sera vu plus bas, dans l’étude du Vasto. Cette fonction de passage et de redistribution des flux se retrouve également dans d’autres types de mobilités, comme on peut le lire sur la carte 2.3 : le rôle de transit de la place de la gare est alimenté quotidiennement par un important trafic automobile. Surtout, de nombreux transports collectifs gravitent sur la place, qui est à la fois le principal carrefour ferroviaire de la ville (trains nationaux et de banlieue : circumvesuviana, FS ), un important carrefour routier (terminus d’autocars et de minibus régionaux, interrégionaux et internationaux) et le principal terminus des moyens de transport intra-urbains (trams, taxis, autobus et métropolitain). De ce point de vue, la place de la gare, qui est la plus grande place de Naples depuis les travaux d’agrandissement à la fin des années 50, constitue l’antichambre du centre-ville (Amato, 1992). De ce fait, elle contribue à l’inscription de Naples dans ce que Guido Martinotti nomme les espaces urbains de deuxième génération, c’est-à-dire des espaces urbains qui sont utilisés par d’autres groupes sociaux que leurs propres habitants : usagers temporaires, touristes….(Martinotti, 1993 ; Rossi, 2003). Espace de transit, elle l’est d’abord pour les milliers de pendulaires, consommateurs métropolitains (city users) qui chaque jour passent par la gare pour se rendre en centre-ville. Elle l’est aussi pour les touristes, dont le flux est en nette augmentation depuis 1993, après une chute assez constante de la fréquentation durant environ 30 ans (Regione Campania, 1999). Toutefois, pour les usagers qui empruntent les nombreux modes de transport disponibles place de la gare, traverser le quartier ne signifie pas nécessairement en avoir une réelle pratique et une véritable connaissance. En effet, l’organisation de la gare et de sa place permet à ceux qui fréquentent ce grand hub, de passer directement d’un mode de transport à l’autre. Il leur est donc possible, par exemple, de se rendre de la gare au terminus d’autobus en évitant la place et son chaos, comme on peut le lire sur la carte 2.3. Cependant, cette séparation nette entre la place, qui serait la seule à être parcourue par les usagers des transports, et le reste du quartier est en train de céder. L’examen des documents d’aménagement révèle, en effet, que le dessein du gouvernement municipal est tout autre pour le quartier.

164 À la suite de l’opération mains propres, on assiste en effet à Naples à un processus de régénération urbaine, dont les principaux acteurs institutionnels sont d’abord les juges, puis le maire, Antonio Bassolino, élu en décembre 1993 (Rossi, 2003). La création de nouvelles infrastructures est ainsi au cœur des projets de la municipalité depuis l’arrivée d’Antonio Bassolino8(1993). Dans le plan communal des transports, approuvé en 1997, et dont l’objectif est de faire de la gare le principal noeud intermodal de Naples, le rôle du quartier dans la ville doit être renforcé par de nouvelles réalisations d’infrastructures, avec la création d’une station de métropolitain (ligne 1) (voir le plan des transports en annexe n.3). Par ailleurs, dans l’esprit de la variante générale au PRG, le plan communal des transports doit s’accompagner d’une revalorisation du quartier (Comune di Napoli, 1999). La création de parkings9, la piétonisation de certaines rues, la création d’une grande galerie marchande, et surtout, l’agrandissement et la rénovation de la gare (le progetto grande stazione, opération de réaménagement dont l’aboutissement est prévu vers 2010) sont autant de projets qui visent à renforcer le rôle de pôle de redistribution du quartier dans la dynamique urbaine, ainsi que son attractivité touristique. L’importance du quartier de la gare dans les stratégies de requalification urbaine correspond donc à une volonté de réconciliation de la gare avec le quartier qui l’entoure. Il s’agit de lutter contre une représentation négative de la ville, et de stimuler le tourisme, ressource essentielle qui justifie la concurrence à laquelle se livrent les grandes métropoles méditerranéennes au sujet de leur image. Parallèlement, dans ces mêmes années 90, l’attention prêtée au quartier de la part des médias est croissante. La place devient un lieu stratégique dans les débats sur la ville, à la suite de l’élection de l’administration de gauche, en 1993, qui met l’accent sur le tourisme et qui démontre une majeure préoccupation pour l’image de la ville, écrit ainsi Nick Dines (2002). Cela ne signifie pas pour autant que la place se soit débarrassée de sa mauvaise réputation. N. Dines poursuit : mais, alors que les places monumentales sont réaménagées durant ce mandat et employées comme les symboles d’une « Renaissance napolitaine », la place Garibaldi devient en revanche l’incarnation de tous les problèmes matériels et sociaux de la ville : embouteillages, pollution, crime, groupes marginalisés comme les sans domicile fixe et surtout, les immigrants (Dines, 2002). Aussi, si la municipalité se donne tout ce mal pour redorer le blason du quartier, c’est parce que, comme l’écrit Nicholas Dines, la place de gare participe encore pour beaucoup à la stigmatisation de Naples. En particulier, la référence à l’existence de certaines formes de criminalité est récurrente dans les représentations du quartier. Il est ainsi possible de reconnaître l’existence, dans le quartier de la gare, de véritables territoires de la petite criminalité.

8 La durée du mandat Bassolino (1993-2001), son élection en 2001 à la tête de la région ainsi que l’élection à Naples d’un membre de sa coalition, Rosa Russo Jervolino, ont permis une certaine continuité (malgré des dissensions et des retraits, comme celui de l’urbaniste Vezio De Lucia) dans l’action municipale, qui a bénéficié au processus de régénération urbaine. 9 La création de places de parking aux abords de la place, en 1998, a été une première étape. 165 2.3 Les territoires du passage Mobilités quotidiennes dans le quartier de la gare

G A R E

Transports collectifs Transports individuels 50 m métropolitain (ligne 1) borne de taxis trains zone de parking

train de banlieue (circumvesuviana) 2004. juillet actualisation Dernière périodiques. Repérages tramway gare routière (autobus régionaux, interrégionaux et internationaux) terminus des autobus intra-urbains (avant 2001) terminus des autobus intra-urbains (après 2001) trajectoire des passants de la gare aux autobus (avant 2001) trajectoire des passants de la gare aux autobus (après 2001) Photos 2.1 et 2.2 Un carrefour de transports internationaux

« Trans Balady » est une compagnie de transports marocaine C.S, juin 2000

Des navettes pour la Pologne C.S, juin 2000

167 2. Territoires de la petite criminalité

Dans le quartier de la gare, le phénomène de déviance criminelle le plus visible est la petite délinquance. Cette petite délinquance implique en partie, mais pas exclusivement, les étrangers. Elle se focalise essentiellement sur la vente de drogue et d’objets volés : aussi, d’une certaine manière, cette économie contribue-t-elle à renforcer l’offre commerciale du quartier. La vente de stupéfiants a lieu essentiellement à l’intérieur de la gare et dans le quartier de la Duchesca-Maddalena, comme on peut le lire sur la carte 2.4. Les étrangers se situent au bas de l’échelle de ce commerce, en tant que vendeurs de rue. L’économie de la drogue est contrôlée par la criminalité organisée, dont un des bastions est le quartier de Forcella qui se situe à proximité de la Duchesca-Maddalena. En ce qui concerne le recel et la vente de produits volés, ils se concentrent sur le trottoir nord de la place de la gare ainsi que dans le quartier de la Duchesca-Maddalena. L’aspect le plus visible, presque folklorique, de cette économie de la petite criminalité est le fameux pacco napoletano dont il a été question plus haut. Mais elle prend évidemment d’autres formes. Le quartier de la Duchesca-Maddalena se caractérise en effet par la vente systématique et presque institutionnalisée d’objets volés, comme on peut le voir sur la carte 2.4. Quotidiennement un petit marché aux voleurs, orchestré par des Maghrébins, se tient sur la piazza Mancini, tandis que sur les trottoirs de la Duchesca, les étals proposant autoradios et autre matériel électronique sont tenus par des Italiens1. Les produits volés ne sont pas nécessairement proposés sur les trottoirs, c’est pourquoi la carte ne rend compte que d’une partie de ces activités. Ils peuvent également s’écouler par le bouche-à-oreille quand il s’agit de gros stocks tombés du camion. Surtout, un élément notable contribue à fluidifier la limite de l’illégalité : certains produits volés sont régulièrement écoulés dans les magasins et même dans certains bars du quartier. Ainsi, un des cafés les plus fréquentés de la place propose sur son comptoir des téléphones volés, exposés au vu, mais pas nécessairement au su de tous. Il existe une division très précise du travail à l’intérieur du marché des produits volés : les étrangers se chargent du vol, autrement dit de la tâche la plus dangereuse, mais ce sont en général les Napolitains qui écoulent le produit, probablement parce qu’ils disposent de meilleurs réseaux de distribution. De ce point de vue, le marché aux voleurs de la piazza Mancini permet le passage de la marchandise du voleur au vendeur italien.

1 Ce marché appelé en l’occurrence thieves market bénéficie même d’une rubrique sur le très officiel site de la marine américaine (www.nsa.naples.navy.mil/benvenuti/shopping/open.htm), ce qui permet de dire que les commerçants du quartier de la Duchesca n’extrapolent probablement pas quand ils déclarent bénéficier d’une clientèle d’Américains basés à Naples. 168

2.4 Territoires de la petite criminalité

ctualisation juillet 2004. juillet ctualisation

pérages périodiques. Dernière a Dernière périodiques. pérages

e C.Schmoll. R C.Schmoll. 50 m lieu de vente de drogue vente d'objets volés sur trottoirs "pacco napoletano"(Italiens) étal proposant des objets volés (Italiens) marché aux objets volés (Maghrébins) vers Forcella Si elle est parfois floue dans les représentations externes de la place, ce qui porte à l’image chaotique du quartier, la limite entre les territoires de la petite criminalité et les territoires du commerce informel non criminel est en réalité très marquée dans les pratiques de ceux qui y participent. Dans le cas des commerçants maghrébins, une distinction est effectuée entre l’économie qui relève du domaine du risque (c’est l’expression d’usage), et les autres économies informelles. Les activités dites du risque et les lieux où elles sont pratiquées sont qualifiés de haram (non conformes à la religion) par opposition aux lieux halal (autorisées par l’Islam). Remarquons d’emblée que les activités qui ressortissent du domaine de la production et de la vente de contrefaçon, dont nous parlerons plus bas et qui sont définies par la loi italienne comme des activités délictuelles, ne sont pas considérées par les commerçants maghrébins rencontrés comme haram1, alors que le vol, le recel, et la vente d’objets volés, ou encore la vente de drogue ressortissent de ce domaine. C’est donc que l’appréciation donnée sur une activité économique ne dépend pas directement de sa définition légale, mais plutôt d’une valeur plus ou moins négative qui lui est associée : j’ai envoyé 16.000 euros à ma mère cette année…mais de l’argent 2 halal, gagné en « fatiquant », pas avec la drogue déclare ainsi Mourad, grossiste en contrefaçons. Si les acteurs des économies haram et halal se côtoient quotidiennement, ils ne se confondent pas. Cependant, la clarté de cette limite morale entre économie criminelle et économie informelle non criminelle doit être relativisée. En effet, la limite la plus nette est celle qui sépare l’économie informelle de produits d’usage licite (qui comprend les produits volés), d’une part, et l’économie informelle des produits d’usage illicite (essentiellement les stupéfiants), de l’autre. Cela rejoint les positions défendues dans leurs travaux par Alain Tarrius et Lamia Missaoui, qui montrent qu’il existe une limite éthique forte entre les circuits souterrains de produits d’usage licite, et ceux d’usage illicite (1995, 1999). Ainsi, si les acteurs maghrébins du commerce informel tiennent à se distinguer spatialement et socialement des acteurs de la petite criminalité, ils n’hésitent pas à participer indirectement à l’économie des produits volés ne profitant de l’offre, et surtout, en jouant un rôle de passaparola, d’intermédiation, entre l’offre et la demande. En revanche, la limite est beaucoup plus marquée dans les relations avec ceux qui vendent de la drogue. Si cette limite clairement marquée relève probablement d’une moralité des commerçants (l’usage des qualificatifs de haram et halal appartient à ce registre du bien et du mal, puisqu’ils désignent ce qui est conforme ou non à la loi musulmane), la nécessité de marquer clairement la limite entre les deux types d’économie est également liée, pour

1 On pourrait objecter que c’est parce qu’ils participent de cette économie que mes interlocuteurs, par justification, inscrivent ces activités dans le domaine du halal. Cependant, les personnes interrogées à ce sujet n’étaient, en majorité, ni producteur, ni grossiste, ni consommateur-vendeur de contrefaçons : ils n’avaient donc a priori aucune raison de justifier cette activité. 2 Faticare : en napolitain signifie travailler. Mourad a francisé le terme en fatiquer. D’autres interlocuteurs utilisaient fatiguer. Selon Italo Pardo (1996), le terme faticare n’est pas utilisé pour désigner tout type de travail. Il désigne le travail dur, le travail physique. Chez les migrants, le terme faticare désigne les activités légitimes (qui demandent donc des efforts, qui sont fatigantes). 170 les commerçants informels de produits d’usage licite, à l’exigence de ne pas exposer leur activité à la curiosité de la police. Cela explique que nous avons systématiquement été éloignée des acteurs de la vente de produits d’usage illicite par nos interlocuteurs privilégiés, qui n’acceptaient pas que nous nous confondions avec ce genre de personnage. Ce fut le cas avec Anna, rencontrée un jour en compagnie de Nourredine, producteur en contrefaçons. Ce jour-là, Nourredine décide d’aller faire une pause chez son voisin, Ahmed. Tandis que nous sirotons un thé dans la salle à manger, une amie d’Ahmed, Anna, fait son apparition. Cette jeune femme, âgée d’une trentaine d’années, est d’origine suédoise et marocaine. Elle se montre très cordiale, mais Nourredine, prétextant une course à faire, nous entraîne rapidement hors de l’appartement. Quand nous l’interrogeons sur les causes de sa réaction, il répond : moins je vois cette fille, mieux je me porte. Au départ, nous nous imaginons qu’il s’agit peut-être d’une ex-petite amie de Nourredine, ou bien d’une prostituée qu’il a fréquentée, ce qui aurait pu expliquer son embarras. Nous aurons la réponse plus tard, mais elle viendra d’un autre commerçant. Le lendemain, en effet, lors d’une promenade en compagnie de Sofiane, commerçant de rue, nous croisons de nouveau Anna, assise sur un pas-de-porte. Nous allons la saluer, malgré la gêne occasionnée par la réaction de notre ami la veille. Une fois que nous nous sommes éloignés d’elle, Sofiane nous informe : il ne faut pas s’approcher de cette fille, elle fait le risque -quel type de risque ? - elle vend de la drogue. Nous lui demandons, avec un air naïf, pour quelle raison il est aussi gêné par le fait que nous puissions saluer cette personne, ce à quoi, il répond, outré par notre inconscience : tu ne comprends pas ? si la police te voit avec elle, tu es grillée. Sofiane, en nous éloignant d’Anna, cherchait autant à nous prémunir de rencontres hasardeuses qu’à se protéger lui-même. En effet, nous exposer aux regards, étant donné que nous passions alors notre quotidien auprès de lui et d’autres commerçants, revenait à exposer les autres. Si l’histoire de notre rencontre manquée avec Anna traduit probablement la difficulté à être une femme dans le quartier, elle met surtout en évidence l’exclusion pratiquée par les commerçants non impliqués dans des activités criminelles envers ceux qui sont liés aux économies criminelles, en particulier dans le cas de la vente de stupéfiants (produits d’usage illicite).

3. Territoires de l’errance et de la marginalité

Si la criminalité contribue à la mauvaise réputation du quartier, le fait que celui-ci constitue un débouché pour de nombreux individus en situation d’errance en est également un aspect important, comme on peut le lire sur la carte 2.5. Comme dans tous les quartiers de gare, ces individus sont à la recherche de petits revenus ou encore d’endroits où dormir. Il s’agit souvent de sans domicile fixe, parfois de toxicomanes, mais aussi, depuis quelques années, de populations Roms provenant d’ex-Yougoslavie et de Roumanie, qui se déplacent en famille. Les activités pratiquées font de la rencontre avec les territoires du passage une ressource. Pendant la journée, le va-et-vient des passagers permet de recueillir quelque pièce de

171 monnaie. Pour certains, le lavage de vitres aux voitures arrêtées aux feux rouges représente un pis-aller dans l’attente d’un emploi meilleur, comme on peut le lire sur la carte 2.5. Durant la nuit, la gare devient un dortoir pour ceux qui parviennent à y pénétrer. Certains occupent des wagons abandonnés. La présence du binario della solidarietà (quai de la solidarité) et d’un centre d’écoute, tous deux gérés par la Caritas, permet d’obtenir une soupe chaude, une aide pratique ou psychologique et un couchage éventuel pour la nuit. La présence voisine de cabanons industriels abandonnés via Vespucci, via Gianturco et corso Lucci fournit également la possibilité de squatter (carte 2.5). Il convient d’emblée de remarquer, que pour de nombreux migrants maghrébins interrogés, la gare a bien joué ce rôle d’accueil dans les premiers jours de la migration, ce qui mène à relativiser fortement l’idée d’une solidarité communautaire et surtout d’un fonctionnement en chaîne des migrations (voir chapitre 10). Les individus interrogés sont pour la plupart arrivés seuls et ont dû, dans les premiers jours, affronter des phases de solitude et d’extrême découragement. Heureusement, la gare fonctionne non seulement comme dortoir, mais aussi comme concentration d’opportunités, ce qui a permis a nombre d’entre eux d’y trouver un travail dans les premiers temps de leur migration. En effet, le quartier de la gare connaît une activité économique très importante, concentrée en particulier dans le secteur commercial. C’est le dernier aspect du quartier sur lequel nous souhaiterions nous arrêter dans ce paragraphe.

172

2.5 Territoires de l'errance et de la marginalité

ctualisation juillet 2004. juillet ctualisation

pérages périodiques. Dernière a Dernière périodiques. pérages e

50 m

Activités Lieux de vie Structures d'accueil R C.Schmoll. lieu de quête vers les squats (via Gianturco, via Vespucci, binario della solidarieta' lavage de vitres corso Arnaldo Lucci) aux feux rouges centre d'écoute zone de couchage dans la gare

wagons abandonnés 4. Territoires du commerce

Après les territoires du passage, de la petite criminalité, de l’errance et de la marginalité, il est possible de distinguer un dernier type de territoire, celui du commerce, sur lequel nous allons nous arrêter plus longuement, puisqu’il permet en grande partie d’expliquer la venue de migrants dans le quartier de la gare.

Centralité commerciale du quartier de la gare

La question des petites entreprises et du travail autonome est au cœur des problématiques de la transition post-fordiste. Il convient à ce sujet d’envisager à la fois la particularité de l’Italie en Europe, puis celle de Naples en Italie, et enfin celle du quartier de la gare à Naples. En Italie, le commerce a un poids économique tout particulier puisqu’il représente en 1995 16,33 % du PIB, contre 8,51 % pour l’Allemagne ou encore 11,90 % pour la France (OCDE, 1997, in Pellegrini, 2001). En outre, il s’agit d’un petit commerce : la distribution est éclatée en unités de faible taille, puisqu’en 1996, 58 % des actifs dans le commerce, soit 2.979.600 personnes, étaient des travailleurs autonomes, selon le recensement intermédiaire conduit par l’ISTAT (ISTAT, 1996). Cette position particulière en Europe est liée pour partie aux retards législatifs de l’Italie en la matière (Pellegrini, 2001).

Tableau 2.1 La grande distribution en Italie (m2/ 1000 hbts)

Nord-Ouest Nord-Est Centre Mezzogiorno 209 219 178 95 Svimez, 2002, 190

La situation du commerce reflète également les contrastes territoriaux de l’Italie car, tandis que le Centre et surtout le Nord sont mieux dotés pour la grande distribution, comme on le lit sur le tableau 2.1, le Mezzogiorno et Naples en particulier se distinguent par l’importance des petites unités commerciales, qui absorbent traditionnellement ceux qui ne trouvent pas de travail dans d’autres secteurs. Le tableau 2. 2. montre ainsi l’importance du petit commerce dans la province (53.000 unités). Autant dire qu’à Naples, la révolution des comportements de consommation vers la grande distribution n’a pas eu lieu complètement : la ville basse ne compte ainsi que trois supermarchés (via Martucci, via Foria, via Maddalena), de faible surface de surcroît. Et pourtant, l’idéologie de fond du PRG de 1972 toujours en vigueur, était d’opérer une modernisation de la ville, en la transformant en une métropole des services (Dal Piaz, Apreda, 1993). Or, force est de constater que c’est avant tout le petit tertiaire, formel ou informel, qui prédomine à Naples et en particulier dans les quartiers bas, même si l’on assiste tout de même à un processus de restructuration et de concentration de l’offre commerciale depuis le début des années 90 (SVIMEZ, 2002). Dans l’ensemble, Naples

174 demeure encore une ville tertiaire, mais au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire une métropole des petits services, du commerce et de l’administration publique, loin de l’objectif des aménageurs de rehausser ce tertiaire.

Tableau 2.2 Le commerce dans la province de Naples

Commerces de détail 53.000 Bars-restaurants 7700 Hypermarchés 4 Grands magasins 25 Supermarchés 202 Istat, 1996

Tout cela fait de Naples un cas très particulier en Italie et en Europe. En même temps, la faiblesse de la grande distribution ne doit pas nous amener à déduire qu’on est face à des formes économiques archaïques, ni que les Napolitains consomment peu (SVIMEZ, 2002). Le quartier de la gare, en tant que quartier de majeure concentration des activités commerciales dans la ville, est un lieu d’intense consommation (San Lorenzo-Vicaria et Mercato-Pendino concentrent plus d’1/5ème des emplois de la ville dans le commerce, comme le montre le tableau 2.3). Ce fourmillement du commerce contribue d’ailleurs à son image chaotique. Il est important d’insister sur ce point, car l’importance de ce commerce a pu offrir de remarquables structures d’opportunités pour les nouveaux arrivants.

Tableau 2.3. Commerce et emploi dans les quartiers étudiés

Commerce en gros et en détail Unités Emplois Mercato-Pendino 2195 5279 Pendino 1685 1875 Mercato 320 697 San Lorenzo-Vicaria 2665 5593 San Lorenzo 2046 3979 Vicaria 609 1614 Total Naples 24425 54352 Istat, Recensement de l’industrie et des services, 1991 ; Comune di Napoli, 1996

Cette offre commerciale concerne à la fois le gros et le détail. Elle s’enrichit également de la présence de commerçants de rue, qui exercent le plus souvent leur activité de façon informelle, ainsi que de nombreux marchés. En effet, comme on peut le voir sur la carte 2.6, les quartiers de San Lorenzo-Vicaria et de Mercato-Pendino concentrent, juste 175 après celui de Poggioreale, le nombre le plus important de postes de vente à Naples (339 postes de vente, plus de quatre jours par semaine à San Lorenzo-Vicaria, 224 à Mercato- Pendino, pour 554 postes de vente à Poggioreale). Les marchés les plus importants dans la zone étudiée sont ceux de la Duchesca-Via Mancini (dite piazza Mancini), de la via Ferrara, de la Porta Nolana et de la via Bologna (carte 2.7). On trouve également, à proximité de la zone étudiée, le marché de la porta Nolana (via Soppramuro) au sud et celui du Borgo di Sant’Antonio, au nord (dit O’Buvero). Cette densité commerciale peut être mise en relation avec plusieurs éléments : le rôle de carrefour de la place, le fait qu’il s’agisse d’un des lieux les plus densément peuplés de la ville (juste après les quartiers Avvocata et Montecalvario1 comme le montre la carte 2 .8 des densités), et enfin la proximité de la piazza Mercato, centre traditionnel d’approvisionnement en gros de la ville.

1 Naples est elle-même la ville la plus densément peuplée parmi les plus grandes villes d’Italie, avec une densité de 9.102 habitants/km2 en 2001 (Comune di Napoli, 1999). 176 2.6 Les marchés* à Naples

0 3 km

r circonscription, Ufficio Mercati, 2003 Mercati, Ufficio circonscription, r

pa

ll. Données communales Données ll.

o C. Schm C.

Nombre d'emplacements de vente par cirsconscription

554 postes de vente 44 postes de vente

vente plus de 4 jours par semaine vente de 1 à 4 jours par semaine

*mixtes et non alimentaires. les marchés uniquement alimentaires ont été exclus. 2.7 Marchés et commerces de rue dans le quartier de la gare S. A n n t o n i o A b a t e V Via Ferrara i a

B o l o g n a

Piazza Garibaldi Piazza Mancini

V. S o p r a 2004. juillet actualisation rnière

m De

u ues.

r q o 50 m marché alimentaire

marché non alimentaire Repérages périodi Repérages

extension du marché de la piazza Mancini le dimanche

vente informelle sur trottoir intégrée au marché

vente informelle 2.8 Densités de population par quartier à Naples (1999)

0 3 km

9

9 poli, 199 poli, Densités (nombre d'habitants / km2 )

( 2000 ; 5775 (

( 5775 ; 10497 (

densité communale = 8550 hbts/km2 ( 10497 ; 15000 ( 31/12/1999, Comune di Na di Comune 31/12/1999,

( 15000 ; 21300 ( au

( 21300 ; 26714 (

( 26714 ; 32638 (

( 32638 ; 34620)

ll. Données communales Données ll.

o C. Schm C. De notables transformations démographiques et économiques

Durant les vingt dernières années, cette géographie du commerce a connu d’importantes évolutions, sur lesquelles il convient de revenir, car elles permettent de faire entrer en scène certains acteurs dont il a été jusqu’ici peu question : les résidents. On peut lier les évolutions que connaît le quartier durant les décennies 80 et 90 à deux événements. Le premier est la délocalisation d’une partie du commerce de gros à l’extérieur du centre-ville. Depuis les années 70, en effet, le centre-ville de Naples, et tout particulièrement le quartier de piazza Mercato, au sud du quartier de la gare, était congestionné par l’afflux et le reflux d’acheteurs. En 1986, le CIS de Nola1, la plus grande centrale d’achat du centre et du sud italien, est réalisé aux portes de l’agglomération. À l’époque, une partie des acheteurs s’était déjà spontanément déplacée vers d’autres pôles d’achat et la fréquentation commerciale du quartier avait fortement chuté. Cependant, si l’on aurait pu croire à une disparition du commerce de gros dans le quartier, nous verrons dans le chapitre suivant qu’une partie de ce commerce connut une reconversion en faveur d’un nouveau type de clientèle au cours des années 80. La seconde cause de ces évolutions, plus profonde, est le long déclin démographique que traverse la ville. Entre 1981 et 1991, Naples perd 12 % de sa population. Dans les circonscriptions de San Lorenzo-Vicaria et de Mercato-Pendino, elle chute respectivement de 20 % et de 22 %, comme on peut le lire sur le graphique 2.1. Cette chute, qui a cessé à Mercato-Pendino, se poursuit actuellement dans le quartier San Lorenzo-Vicaria. En fait, si le tremblement de terre de 1981, avec ses conséquences, constitue l’apogée de cette période de déclin démographique, le quartier accusait depuis longtemps une perte importante de sa population, ce qui est lié au développement de Naples hors de ses quartiers historiques, depuis les années 30 et surtout depuis l’après-guerre. On peut ainsi distinguer, concernant la dynamique démographique de l’agglomération, deux phases depuis l’après-guerre : depuis les années 50, l’ensemble du centre-ville de Naples perd de sa population au profit des quartiers périphériques. Comme le montre le graphique 2.1, les quartiers étudiés ne font pas exception, et subissent des pertes importantes. À partir des années 70, cette chute de la population se diffuse à l’ensemble de la commune, au profit de l’agglomération, comme on peut le lire sur le tableau 2.4. Ce processus de déconcentration s’est d’abord effectué au profit d’une première couronne dans la province de Naples, puis vers les communes limitrophes des provinces de Caserte et Salerne.

1 Le choix de l’emplacement de Nola pour la construction du CIS (Centro Ingrosso Sviluppo) était motivé par la présence de terrain libre et surtout par l’accès facile de la zone, qui se situait sur un ASI (area di sviluppo industriale : aire de développement industriel) et qui était desservie par l’autoroute (Vallat, 1993 c). Au sujet du CIS, voir chapitre 6, p.268. 180 Tableau 2.4 Évolution de la population résidente dans la commune et la province de Naples

1951 1061 1971 1981 1991 Naples 1.010.550 1.182.815 1.226.594 1.212.387 1.067.365 Naples- 631.832 587.261 489.166 430.718 347.386 centre* Province 2.088092 2.423204 2.709.929 2.970.563 1.067.365 Istat, Recensement general de la Population (1951-2001) *quartiers de Chiaia, San Giuseppe, Porto, Montecalvario, Stella, Mercato, Pendino, San Lorenzo, Vicaria, San Carlo all’Arena, San ferdinando et Avvocata

Graphique 2.1 Évolution de la population résidente (1951-1999)

1800000

1600000

1400000

1200000

1000000

800000

600000

400000

200000

0 1951 1961 1971 1981 1991 1999 Vicaria San Lorenzo San Lorenzo-Vicaria Pendino Mercato Mercato-Pendino Naples total Comune di Napoli, 1999, p. 49 D’après données ISTAT, Recensement Général de la population et Registres de résidence pour 1999.

Les migrations vers la périphérie sont également liées aux évolutions de l’offre de logement et aux importantes opérations de construction immobilière2, souvent illégales (abusive)3, qui ont lieu à cette même époque dans l’hinterland napolitain (Laino, 1988 ; Amato, 1998). Cette délocalisation offre pour les populations d’un centre historique trop densément peuplé des avantages notables et, il est probable que dans certaines situations, le

2 De l’après-guerre à 1997, 250.000 logements ont été construits dans la province de Naples, dont les trois- quarts dans les quinze années qui ont suivi le tremblement de terre (Biondi, Coppola, Viganoni, 1997). 3 Abusivismo : formes d’illégalité liées au secteur du bâtiment. 181 tremblement de terre joue simplement un rôle de déclencheur d’une décision en cours de maturation.

Quelles sont les conséquences de ces départs de population sur l’offre commerciale du quartier ? Si, d’un côté, ces départs auraient dû logiquement entraîner une chute de la demande de commerce de détail, en réalité, le petit commerce, souvent informel, devient pour les populations restées dans le quartier une planche de salut (Vallat, 1998 ; Sommella, 1997). En effet, ce sont souvent les plus démunis parmi les habitants du quartier qui demeurent sur place. Par ailleurs, la crise que connaît Naples à l’époque entraîne une augmentation des taux de chômage et un processus de paupérisation des quartiers centraux4. À Naples, le taux de chômage passe en effet de 36, 1 à 42,7 % de 1981 à 1991. Ce chiffre augmente de 5,6 % en dix ans, mais l’évolution est encore plus sensible dans le quartier de San Lorenzo-Vicaria où il passe de 40,9 % à 46,8 % et dans celui de Mercato- Pendino où, de 41,4 % en 1981, il atteint 51,5 % en 1991. Le quartier de la gare est donc un espace dont la marginalité sociale s’accentue et où les économies connaissent un processus d’informalisation, du moins jusqu’au début des années 90. Les indicateurs figurant sur les tableaux suivants permettent d’illustrer la persistance de cette marginalité sociale au recensement de 1991.

Tableau 2.5 Logement : superficie moyenne (m2/hbt)

San Lorenzo 21,9 Vicaria 23,9 Mercato 18,5 Pendino 22,1 Naples 24 Istat, RGP, 1991

Tableau 2.6 Taux de scolarisation des jeunes

Ecole obligatoire Lycée et Université (6-13 ans) (14-29 ans) San Lorenzo 96 21,1 Vicaria 97,9 27,9 Mercato 95,4 15,7 Pendino 93,2 16,6 Total 95,9% 27,1% Istat, RGP, 1991

4 L’espace objet de notre étude est d’ailleurs identifié par Fabio Amato et Pasquale Coppola comme appartenant à l’une des aires de crise et de dégradation majeure dans la commune de Naples au début des années 80 (Amato, Coppola 1997, 82). 182 Tableau 2.7 Taux d’analphabétisme et diplômés

Taux Taux Part des Part des d’analphabètes d’analphabètes diplômés sur la diplômés sur la (1981) (1991) population totale population totale (1981) (1991) San Lorenzo 4,3 3,1 8,9 12,7 Vicaria 2,5 1,7 13,8 19,7 Mercato 4,5 3,2 7,3 10,6 Pendino 4,5 3 7,9 10,9 Total 3,2 2,3 13,3 17,8 Istat, RGP, 1981 ; Istat, RGP, 1991

En 1991, la superficie à disposition des habitants est inférieure à la moyenne napolitaine (tableau 2.5). Si les taux de fréquentation de l’école obligatoire sont plutôt élevés, ceux de fréquentation du lycée et de l’université sont remarquablement bas par rapport à la moyenne communale (tableau 2.6). De 1981 à 1991, la part d’analphabètes sur la population totale connaît une chute plus importante que celle de la moyenne communale, mais demeure néanmoins assez élevée (plus de 3 % pour les quartiers San Lorenzo, Mercato et Pendino alors que la moyenne communale est de 2,3 %). Le taux de diplômés de l’enseignement supérieur connaît, sur cette même période, une progression plus faible que celle de la moyenne communale (tableau 2.7). Toutefois, Vicaria fait exception : dans ce quartier plus bourgeois, influencé par la présence voisine du centre directionnel, la superficie moyenne à disposition des résidents s’approche de la moyenne communale. Le taux d’analphabètisme y est particulièrement bas, tandis que les autres indicateurs concernant l’éducation et la scolarisation sont bien supérieurs à la moyenne.

Quoi qu’il en soit, ces deux phénomènes, la délocalisation des activités commerciales et des populations, ainsi que les recompositions socio-économiques qui s’en suivent dans le quartier, ont des conséquences importantes sur l’insertion des migrants. En effet, c’est dans cette même période que commence à se manifester la présence d’étrangers dans le quartier (Tableau 2.4). Les circonstances dans lesquelles leur venue survient - crise économique et départs de population - influencent notablement leur insertion dans le secteur du commerce. Ce sont, pour le dire autrement, les premiers éléments d’une certaine porosité du quartier (Coppola, 1999).

183 Tableau 2.8 Étrangers présents et résidents au recensement de la population de 1991

Résidents étrangers Présents Parmi lesquels non clients d’hôtels Vicaria 62 41 27 San Lorenzo 304 353 184 Mercato 42 40 11 Pendino 109 171 89 Total Naples 5337 5604 5002 Istat 1993, données du recensement général de la population de 1991

Cependant, pour apprécier correctement les formes d’insertion qu’ont pu trouver les étrangers sur ces territoires du commerce, il convient d’opérer un réglage de focale plus précis. Il est en effet possible de mettre en évidence un certain nombre de différences, du point de vue des activités, des populations, et des évolutions socio-économiques, mais aussi des stratégies de valorisation engagées par la municipalité, entre, d’une part, le quartier du Vasto et, de l’autre, celui de la Duchesca-Maddalena. Si le Vasto présente la face visible du commerce migrant, et se caractérise avant tout par sa fonction de passage et d’offre communautaire et culturelle, la Duchesca-Maddalena tient davantage du domaine du caché et des économies locales, de la rue. Remarquons d’emblée que la plupart des analyses qui suivent proviennent de l’enquête directe. La délimitation administrative des quartiers à Naples ne permet guère d’appuyer cette typologie, puisqu’à peu près la moitié du Vasto (le Vasto d’en haut) et la Duchesca- Maddalena se situent dans le même quartier administratif, San Lorenzo. Ce quartier, qui couvre une partie importante du centre historique, est d’ailleurs le plus vaste et le plus 5 peuplé du centre-ville de Naples , ce qui rend les données statistiques à notre disposition insuffisamment précises.

5 Avec des densités extrêmement élevées : 37 227 hbts/km2 en 1991, pour une moyenne communale de 9 102 hbts/km2 ; 34 427/km2 en 1999, pour une moyenne communale de 8 531 hbts/km2, comme on peut le lire sur la carte 2.8.

184 II. LE VASTO, LIEU DE TRANSIT ET FACE VISIBLE DU COMMERCE MIGRANT COMMUNAUTAIRE

Situé entre les quartiers administratifs de Vicaria et de San Lorenzo, le Vasto est limité à l’Est par le centre directionnel, et à l’Ouest pas la piazza principe Umberto. Il est parcouru par le corso Novara, qui sépare le Vasto d’en haut, à l’ouest, qui débouche directement sur la place Garibaldi, du Vasto d’en bas, à l’est, qui longe le centre directionnel. Pendant longtemps, seul le Vasto d’en haut a été concerné par l’installation des migrants. Ce n’est qu’avec l’arrivée récente, en 1999, des commerçants chinois, sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant, que le Vasto d’en bas s’est raccroché aux territoires des commerçants migrants. 6 Le quartier du Vasto est né de l’expansion à l’Est de la ville durant le Risanamento , comme en témoigne son quadrillage large et rectiligne. Sans vouloir entrer dans un discours déterministe, il est clair que son tissu aéré est porteur d’une certaine dimension d’ouverture sur la place, que ne possède pas le quartier de la Duchesca-Maddalena. La présence de banques, du siège napolitain du premier syndicat italien (la CGIL), et de nombreux restaurants et hôtels conforte cette ouverture du quartier sur le reste de la ville.

Tableau 2.9 Hôtels et restaurants dans le quartier de la gare

Hôtels et restaurants Unités Emplois Mercato-Pendino 155 498 Pendino 98 258 Mercato 57 240 San Lorenzo-Vicaria 261 719 San Lorenzo 206 606 Vicaria 55 113 Total Naples 2197 8108 Istat, Recensement de l’industrie et des services, 1991 ; Comune di Napoli, 1996

Dès sa fondation, le quartier se distingue par sa forte identité ouvrière et de classes moyennes, à la différence des quartiers proches du centre de Naples, qui se caractérisaient, du moins historiquement, par la présence du vieux modèle de mixité, c’est-à-dire la coexistence du sous-prolétariat et d’une élite liée à la noblesse (Allum, 1973, 1994). Cette identité ouvrière s’explique par la présence de la voie ferrée et par la fondation voisine au XVIII ème siècle par les Bourbons de la manufacture textile royale. Le principe de gestion zonale propre au tournant du XX ème siècle confirme cette identité, qui est alimentée par

6 Le Risanamento (Assainissement), dont le plan est décidé en 1885, à la suite d’une épidémie de choléra qui fit 7000 morts en 1884, est un grand programme d’urbanisme inspiré des travaux d’Haussman à Paris, et qui aboutit à la réorganisation des quartiers centraux, en particulier par le tracé de grandes artères et par leur décongestion avec la création des quartiers orientaux (Vallat, 1998). 185 une immigration importante en provenance d’autres provinces du Mezzogiorno : quartier d’habitat économique et populaire, selon l’expression du plan De Simone7 du début du siècle, la vocation ouvrière du quartier est renforcée avec la loi d’industrialisation du 08 juillet 1904 qui entraîne le développement des usines de la zone orientale (De Seta, 1999). Cette activité ouvrière décline avec les destructions causées par les bombardements, puis avec la désindustrialisation des années 808. Le quartier entame alors un processus de paupérisation, tandis et perd une partie de sa population.

1. Une tradition de relais migratoire réactivée par les nouveaux arrivants

Le Vasto concentre une grande partie des hôtels et pensions de la ville, comme on peut le voir sur la carte 2.9. Il a ainsi une fonction historique de passage : touristes, migrants, populations relogées, s’y sont succédés. Ce rôle de passage concerne également les marins, et c’est à leur présence9 que l’on peut lier le rôle historique du quartier de la gare comme lieu de prostitution. On peut distinguer plusieurs périodes dans le rôle de transit du Vasto, qui permettent de comprendre pourquoi la présence d’étrangers extra- communautaires a pu, dans une certaine mesure, être la bienvenue dans les années 80 et avoir une influence importante sur le secteur hôtelier. Le Vasto est d’abord un quartier de relais et de transit dans l’émigration italienne dès la fin du XIXème siècle. Naples est alors le premier port d’Italie10. Le quartier de la gare remplit une fonction de passage et d’hébergement des émigrants italiens dans le cadre du départ vers les Amériques, et dans une moindre mesure des bataillons de l’ imperialismo straccione dirigés vers l’Afrique du Nord11. Arrivés à pied, en train ou en voiture, nombre d’entre eux connaissent l’errance à piazza Garibaldi dans l’attente d’une possible embarcation. De toute provenance régionale, leur attente contribue à alimenter le peuple de l’énorme avaleuse d’hommes qu’est la Naples fin de siècle (Serao, 1884). Les plus fortunés d’entre eux logent dans les hôtels et pensions du Vasto, du port et de la place Mercato, tandis que d’autres dorment à même la rue. Certains aubergistes du Vasto, interrogés à ce

7 Premier plan régulateur du Xxème siècle, le plan De Simone ne fut finalement pas approuvé (De Seta, 1999). 8 Le secteur industriel napolitain perd 15,416 emplois entre 1982 et 1990 (Caiazzo, Dal Piaz, 1994) 9 Ainsi qu’à celle, historique, de militaires, mais elle n’est pas propre au quartier. 10 En 1905, 747 452 passagers transitaient par le port (Di Stefano, 1970). Entre 1876 et 1900, la moyenne annuelle des départs de toute l’Italie est de 210317 unités. Lors des phases successives, d’après les statistiques de l’époque, les moyennes sont de 626506 unités dans les années 1901-1913, et chutent dans les années de la première guerre mondiale (168468) pour remonter lors de la décennie suivante à 319657 unités. Dans les années 1928-1930, malgré l’avènement de la politique fasciste de limitation de l’émigration, la moyenne des sorties se maintient encore assez proche du rythme des 200 000 unités annuelles, surtout probablement pour des raisons de regroupement familial ou d’exil politique. Cette émigration se destine aux Amériques ou à l’Europe du nord-ouest. Dans les années 60, l’émigration se poursuit, mais il s’agit désormais essentiellement d’une migration interne ou tournée vers l’Europe (Mottura, 1995). 11 L’imperialismo straccione (l’impérialisme en haillons) : façon dont on a coutume de qualifier l’émigration de peuplement, favorisée jusqu’au fascisme (et encore en Libye durant le fascisme) des petits blancs misérables italiens vers l’Afrique du nord. 186 sujet, conservent encore la mémoire, transmise de génération en génération, du passage de ces migrants. Dans les années 40, le Vasto traverse une longue période d’infortune. Ce sont tout d’abord les destructions causées par les bombardements (les voies ferrées, ainsi que bon nombre d’hôtels sont touchés), puis la misère des années d’après-guerre. La reconstruction est longue. Entre-temps, l’émigration reprend, vers 1955, mais les trajectoires des émigrants italiens se déplacent. Désormais, l’émigration italienne boude les destinations d’outre-mer. L’émigration se dirige essentiellement vers les pays d’Europe du Nord et vers le triangle industriel Milan-Gênes-Turin. Les régions de départ sont également moins nombreuses (Mezzogiorno et Nord-Est). Ainsi, Naples perd de sa fonction de redistribution des flux, même si elle reste un lieu de transit dans des migrations inter-régionales dirigées du Sud vers les régions les plus industrialisées (Belli, 1976 ; Mottura, 1995). Dans les années 50, Naples se relève timidement de ses difficultés et le tourisme connaît un certain développement mais, à partir de 1964, la fréquentation touristique rechute brutalement, tandis qu’on prend la mesure du retard napolitain. Le secteur hôtelier est 12 particulièrement affecté par la chute spectaculaire de la fréquentation touristique . C’est le début d’une longue crise socio-économique, aggravée par le tremblement de terre de 1980 et ses effets. En 1981, les sfollati (évacués) du quartier sont relogés dans les hôtels du Vasto, dans l’attente de la restructuration de leur logement, ou de l’attribution d’un logement populaire. Quant ils abandonnent à leur tour les hôtels, ils les laissent dans un état de dégradation avancé, tandis que la crise du tourisme persiste13. C’est pourquoi l’arrivée des premiers migrants, au début des années 80, est plutôt bien accueillie par les hôteliers du quartier. Ils permettront sinon de pallier, du moins d’atténuer la crise du tourisme et le déclin des hôtels. Ce sont alors des Nord-Africains, puis des Sénégalais14, qui s’installent dans le quartier de la gare, le temps d’une halte, le lieu faisant office de sas de redistribution des nouveaux arrivants (Mboup, 2000). Les lois Martelli de 1986 et 1989, qui donnent lieu à des procédures de régularisation, provoquent un effet d’appel : nombreux sont ceux qui, découragés par une irrégularité sans issue en France, choisissent de se rendre en Italie pour y déposer une demande de régularisation. La venue de ces nouveaux arrivants profite encore aux hôtels du quartier.

12 Le nombre de visiteurs annuels (italiens et étrangers) dans les hôtels napolitains a chuté progressivement de 1.100.000 en 1964 à 500.000 en 1993. Cette chute est relativement constante au cours des années, même si elle est particulièrement accusée durant la période qui suit l’épidémie de choléra et le tremblement de terre. Entre 1993 et 1998, le nombre de visiteurs annuels passe de 500.000 à 700.000 (Regione Campania, 1999). 13 Témoignages recueillis auprès de gérants d’hôtels. 14 La France impose le visa d’entrée en 1986 aux Algériens, en 1988 aux Sénégalais (Mboup, 2000). Jusqu’en 1993, les Sénégalais n’auront pas besoin de visa pour entrer en Italie. 187 2.9 Les hôtels dans le quartier de la gare

5 29 38 1 42 15 16 11 24 28 10 7 19 25 4

30 20 37 13 26 40 2-35 21 8 6 34 32

14 23 39 33 27 17 12

41 3 36 22 18

9 2004. juillet actualisation rnière De

31

ques. i

1 Anna Rea 2 Aurora 3 Billia 4 Caterino 5 Casanova 50 m 6 Cavour 7 Charlie 8 Clarean 9 Colombo 10 Eden 11 Europa 12 Gallo 13 Garden 14 Garibaldi 15 Giglio 4 étoiles

16 Ginevra 17 Ideal 18 Mercure 19 Mexico 20 Mignon 3 étoiles périod Repérages 21 Nuovo Rebecchino 22 Odeon 23 Palace 24 Pensione 2 étoiles 1 étoile 25 Plaza 26 Poker 27 Potenza 28 Prati 29 Primus pas d'étoile (pension) 30 Rivoli 31 Roby 32 S. Giorgio33 S. Pietro 34 S.Angelo en rénovation 35 Sayonara 36 Siri 37 Siri 2 38 Speranza 39 Terminus 40 Veneto 41 Vergilius 42 Viola Pourquoi cette digression par l’histoire des mouvements de population dans le Vasto ? Entrer dans l’histoire des mobilités, les restituer sur le temps long, c’est voir combien certains lieux de passage et certains itinéraires peuvent être réactivés à des moments insoupçonnés de l’histoire d’un pays. L’histoire des hôtels et pensions du Vasto est ainsi inextricablement liée à celle des mouvements migratoires à Naples. Cette fonction historique de passage du Vasto est récupérée par les migrants, au moment où la ville connaît une terrible phase de crise. La gare de Naples devient alors, au cours des années 80, le point de départ de nombreuses trajectoires migratoires en Italie. Pour certains migrants, le quartier est seulement un lieu de transit et un point de passage, pour d’autres il devient un lieu d’installation durable dans le secteur du commerce. À la fin des années 90, les hôtels du Vasto sont restructurés, bénéficiant d’un certain nombre de fonds, dans l’optique d’une stimulation du tourisme, en particulier du tourisme bon marché (Dines, 2002). Cette activité connaît alors une certaine reprise. Cependant, c’est encore du passage et parfois du séjour des migrants, que vivent actuellement de nombreux hôtels du quartier (à l’exception des hôtels de standing élevé situés sur la place).

2. Un lieu de sociabilité et de consommation culturelle

Une référence communautaire importante

Parallèlement, au cours des années 80, le quartier de la gare devient, de plaque tournante des migrations, un lieu de sociabilité. Fort de son offre en marchés et de sa fonction de croisement de réseaux de transport, il devient un lieu de fréquentation dominicale, où les migrants viennent s’approvisionner en toutes sortes de produits mais aussi se rencontrer et échanger des nouvelles. Les Tunisiens sont les premiers à s’installer dans le quartier, mais c’est avec la venue des Africains dans les années 80 que la fonction communautaire du quartier émerge. Désormais, à l’heure où les Napolitains déjeunent en famille, les trottoirs du quartier se transforment en promenade des Africains. La vivacité du quartier contraste avec la misère et la pesanteur des ghettos dans lesquels sont confinés la plupart des étrangers dans l’agglomération1. Le lieu représente l’accès à la consommation, au divertissement et au loisir, loin des espaces de relégation aux marges de la ville. Progressivement, le Vasto devient le lieu de concentration des magasins et restaurants communautaires2 dans la région, au fur et à mesure de l’apparition des premiers maquis (buvettes communautaires informelles) tenus par des femmes ouest-africaines (ivoiriennes et nigérianes) et de quelques épiceries et boutiques. Un Ivoirien s’improvise photographe

1 Le terme de ghetto est couramment associé à ces lieux dans les représentations des Italiens et des étrangers (voir chapitre 1 p.72). En réalité, il ne s’agit pas véritablement d’enclaves communautaires, mais plutôt de lieux de concentration des populations étrangères et marginalisées dans les zones périphériques de la commune de Naples et dans l’agglomération. 2 Dans la signification que prend le terme dans la typologie proposée par E. Ma Mung et G.Simon (1990), et qui a été évoquée dans le troisième chapitre p.119. 189 ambulant attitré de la place. Il arpente les rues du quartier, proposant pauses et clichés à conserver comme souvenir ou à envoyer au pays. Snacks, épiceries, boucheries, bars, centres téléphoniques ouvrent successivement leurs portes. Les Italiens ne sont pas les derniers à participer à cette dynamique, et même à l’offre de services et de produits dits communautaires, ce qui semble être un trait distinctif de la situation napolitaine au regard de certaines villes d’Europe septentrionale, et qui fait émerger les limites d’une telle définition des activités économiques. C’est pourquoi nous les avons signalés sur la carte 2.10. Parmi les produits proposés par les commerçants italiens du quartier, chaussures, vêtements de sport et, plus tard, téléphones portables sont particulièrement appréciés par les étrangers. Ciro, qui flaire la bonne affaire, reprend un bar sur la place de la gare et le transforme en ce qui devient la célèbre épicerie Christiani plus connue sous le nom de Banana par ses clients. Ciro développe des relations commerciales avec différents groupes de migrants ce qui lui permet de nouer des contacts avec de nombreux pays (Côte d’Ivoire, Nigéria, Chine, Maghreb et France…) d’où il importe des produits alimentaires. Un coiffeur italien se spécialise dans l’accueil de clientèles maghrébines et africaines. La boulangerie de la via Firenze (unique boulangerie du quartier), tenue par des Italiens, devient un dépôt de pain, un pain confectionné à domicile et livré quotidiennement par des Tunisiens. Via Bologna est le lieu principal de l’offre en produits communautaires, souvent importés de France : les cassettes audio et vidéo, le tabac à chiquer, les produits de beauté et autres denrées alimentaires y siègent sur les étals de vendeurs sénégalais et nord-africains.

Cette fonction communautaire du quartier ne s’est pas tarie, comme on peut le lire sur la carte 2.10. La tradition de sortie dominicale, séquence importante du rythme de la place, perdure aujourd’hui et s’est diffusée parmi les Maghrébins, les migrants originaires des PECO et les Chinois. Au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux groupes à Naples, elle a connu une extension aux zones limitrophes. Aujourd’hui, elle s’étend de l’autre côté de la place, en direction de la Marina avec l’ouverture de deux salles de prière3 ainsi que l’apparition d’épiceries et de centres téléphoniques corso Lucci, via Sopramuro et via Spaventa. Un peu plus loin, la grande dalle de la place joue le rôle de lieu de retrouvailles pour les femmes provenant des PECO, pendant les jours de repos. Enfin, chaque dimanche matin, un marché ukrainien dit marché russe, se tient via Marina : on peut, pour un euro au kilo, y envoyer des marchandises en Ukraine, mais aussi y échanger de l’argent et des nouvelles. De ce point de vue, les rythmes de la place ont également changé : tandis qu’avec les Africains et Nord-Africains, cette fonction de sociabilité et de consommation se perpétuait essentiellement le dimanche, depuis les années 90, la venue de personnes est-

3 À la fin des années 80, deux salles de prière sont créées à Naples, aux alentours de la piazza Dante et à Piazza Garibaldi. En 1994, elles se délocalisent à proximité de la piazza Municipio (fréquentée essentiellement par des Somaliens, aujourd’hui disparue) et de la piazza Mercato. Actuellement, les deux mosquées de Naples se situent à proximité du Vasto. Il s’agit de l’association Zaid Ibn Thabit (créée en 1997 sur l’emplacement de la mosquée de piazza Mercato) et de la comunità islamica di Napoli, située corso Arnaldo Lucci et fondée à la fin des années 90. L’adjoint à l’urbanisme de la municipalité a récemment proposé l’édification d’une mosquée dans le quartier de Ponticelli (Boccolini, 2002). 190 européennes, essentiellement des femmes employées dans les travaux domestiques, fait du jeudi une journée très importante. Mais revenons à l’épicentre de l’activité communautaire, le Vasto. On y compte désormais deux Dahira4 (mouride à via Torino, tijane à via Firenze), un restaurant informel sénégalais (via Milano), 6 boucheries et 4 épiceries maghrébines, plusieurs magasins d’habillement et de décoration maghrébins, 11 restaurants maghrébins, 1 restaurant nigérian, 2 épiceries et 2 restaurants chinois (où l’on distribue également la presse), 2 coiffeurs africains et un coiffeur italien destiné à une clientèle maghrébine, une épicerie africaine, une dizaine de centres téléphoniques tenus par Pakistanais, des Italiens ou des Africains (via Torino, corso Novara, piazza Garibaldi) ainsi que plusieurs bureaux de change d’argent (carte 2.10).

4 Lieu de rencontre et de culte propre à l’Islam pratiqué par les Sénégalais. 191

2.10 Commerces communautaires et lieux d'agrégation dans le quartier de la gare

rnière actualisation juillet 2004. juillet actualisation rnière

De

ues. q 50 m Commerces autorisés Commerces non autorisés Lieux d'agrégation Nationalités des commerçants

épicerie-bazar épicerie-bazar lieu de retrouvailles Chine Repérages périodi Repérages restaurant restaurant vers le marché russe Sénégal-Afrique de l'ouest boucherie vente sur trottoir de de la via Marina Maghreb produits communautaires bar Péninsule indienne vidéo-club (Pakistan, Inde, Sri-lanka) boutique téléphonique PECO vidéo-club Italie coiffeur Machrek change d'argent vente sur trottoir de produits communautaires Un lieu de consommation culturelle

Un deuxième phénomène, certes moins notable que cette fonction communautaire et de sociabilité, semble prendre une importance croissante dans le Vasto : on assiste en effet à la venue dans le quartier d’une clientèle italienne désireuse de profiter de l’offre de consommation culturelle exotique qu’il propose. Cette clientèle est encore fort limitée car le quartier demeure associé à la marginalité et à la dégradation, cependant elle mérite qu’on la mentionne, car elle représente bien la dynamique d’ouverture que semble actuellement connaître cet espace. À cette curiosité culturelle que développent les Italiens par rapport au quartier font écho de nouvelles stratégies commerciales de la part des migrants : certaines boutiques, telles que le suk arabo, bazar-épicerie tenu par un Marocain, le nouveau snack algérien de la place Garibaldi ou encore le marchand d’artisanat tunisien de la via Torino, installé récemment en témoignent : ces commerces ne sont pas uniquement tournés vers une clientèle communautaire, ils cherchent également à attirer des consommateurs locaux avides de produits différent. C’est à ce type de demande que répond aussi le développement des petits vendeurs sénégalais, qui proposent de l’artisanat africain, sur les trottoirs du quartier. Le quartier connaît également des transformations dans la composition sociale de ses habitants : parallèlement à l’arrivée des premiers immigrants étrangers et à l’accroissement du nombre de chômeurs, lié à la crise économique que traverse Naples et à la désindustrialisation, il connaît, dès la fin des années 80, une timide dynamique d’embourgeoisement de sa population : les professions libérales s’y font plus nombreuses, si l’on en juge à l’importance des plaques à l’entrée des immeubles, ainsi qu’aux témoignages des agents immobiliers du quartier. Rien de spécifiquement napolitain dans tout cela : loin de s’agir d’une marque de l’hétérogénéité sociale napolitaine et de la convivialité qui y est associée1, il faut plutôt voir dans cette tendance une dynamique que l’on retrouve dans de nombreux quartiers des villes occidentales contemporaines, où se déroule à la fois une certaine ethnicisation du paysage urbain, parallèlement à la venue des classes moyennes et aisées de la population (Simon, 1994 ; Semi ; 2004 ; Zukin, 1998).

1 La structure mixte de classe traditionnelle, dite agrégat vertical mixte (Galasso, 1994), se nourrissait, en effet, de l’immobilité, comme le souligne Percy Allum : ce modèle de rapports sociaux pour avoir l’influence qu’on prétend, présuppose un certain nombre de conditions qui pourraient bien ne plus être remplies. L’une d’elles est la permanence de la constitution urbaine, ce qui implique un fort immobilisme territorial. L’autre est que cette structure urbaine domine encore la société napolitaine. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Un changement décisif dans la distribution géographique de la population s’est produit dans les quarante dernières années. On a vu jusqu’à 50% de la population quitter certains quartiers du centre, ce qui a désarticulé la structure sociale antérieure et conduit à la formation de quartiers segmentés (Allum, 1994, 112). L’agrégat vertical mixte connaît ses premiers coups de boutoir au cours du XIXème siècle. Aujourd’hui, une structure horizontale s’est substituée à l’ancienne structure verticale (Amato, Coppola, 1997). Sur le mythe de la collaboration entre les classes sociales à Naples voir aussi Froment (1999). 193 Cette double dynamique, observée dans le quartier, entre, d’une part, l’ouverture de commerces ethniques à une population locale avide de produits et de services nouveaux, et, de l’autre, la conversion de certains Italiens à un commerce orienté vers une clientèle extra-communautaire, témoigne bien des complémentarités qui s’instaurent à l’échelle du quartier entre populations diverses. Cette dynamique va donc à l’encontre d’une vision proprement écologique insistant sur les phénomènes de concurrence entre les différents groupes.

Photographie 2.3 – Suk Arabo, l’épicerie de la via Milano

enseignes : « Marché arabe » « La bonne nourriture » C.S – janvier 2004

194 3. Enjeux politiques et ethnicisation de la visibilité marchande

Par ailleurs, le quartier est, sur le plan politique, doublement porteur d’enjeux : il est d’abord un point de repère pour les migrants, dans la mesure où il est l’espace de majeure concentration des associations et des syndicats, où l’on vient glaner des conseils et des informations, en particulier durant les périodes de régularisation. La CGIL y installe, dès 1986, avec la première loi Martelli2, son bureau immigration, tandis qu’au cours des années 90, de nombreuses associations nées dans le giron du syndicat y font leur apparition : l’association des Sénégalais d’Italie (1997), l’association comunità socio- culturale araba in Campania, ou encore l’association des Sri-Lankais. La CGIL, grâce notamment au charisme et aux compétences de son représentant, un Palestinien de Jordanie immigré de longue date en Italie, devient un point de repère important3. D’autres associations, indépendantes du syndicat, s’installent également dans le Vasto : c’est le cas de l’association d’aide aux citoyens d’ex-union soviétique ou encore l’associazione 3 febbraio, liée au Socialisme Révolutionnaire (un petit parti d’extrême gauche), qui établit son quartier général via Bologna. Les unités de rues mises en place par certaines associations (Gatta, Arci) stationnent également dans le quartier. Cette dimension politique du Vasto n’est pas le seul fait des migrants : la plupart des manifestations de protestation prennent pour point de départ le quartier de la gare. Le quartier est porteur d’enjeux politiques sur un autre plan. Dans le quartier de la gare, le point de départ du processus de régénération urbaine est l’organisation du sommet du G8 en 1994, à l’occasion duquel on lui refait une beauté (repavement des rues, restauration d’immeubles,…). On profite également de l’occasion pour la débarrasser provisoirement de ses commerçants de rue (Dines, 2002). Cependant, l’équipe municipale, à la différence d’autres municipalités italiennes (voir par exemple les cas de Milan ou de Lecce), ne semble pas envisager d’opération de nettoyage ethnique du quartier au vu de sa requalification et voit au contraire dans la présence de migrants un potentiel d’action. C’est ainsi que, dès 1994, une opération de régularisation des commerçants de rue est envisagée (Dines, 2002). Cette proposition n’aboutit qu’en juin 2000, lorsque l’adjoint au commerce de la municipalité, Raffaele Tecce, propose l’institution d’un petit marché via Bologna. Cette proposition est d’importance, car elle marque la première reconnaissance institutionnelle de l’existence de formes de commerce pratiquées par les étrangers dans la ville. Pour les commerçants, c’est une opportunité inespérée : le quota de postes de vente sur trottoir pour vendeurs itinérants étant bloqué à Naples, l’obtention d’une place régulière de vente devait être racheté, ce qui avait entraîné une forte spéculation.

2 Les premières lois ont pour effet indirect la création et le développement de formes d’associations d’aide aux immigrés, communautaires ou non. L’intégration à l’italienne a en effet pour caractéristique que la faiblesse des politiques et des institutions sociales est compensée par les acteurs locaux et associatifs (terzo settore), les syndicats et réseaux communautaires (Ambrosini, 2001 ; Schmoll, Weber, 2004). 3 La CGIL évite le piège de la spécialisation ethnique dans lequel tombe la CISL (ANOLF créée en 1989). 195 C’est donc par dizaines que les commerçants se présentent pour constituer les listes d’attente4(158 personnes inscrites en juillet 2000). Le 15 juin 2000, des débats houleux ont lieu dans la salle du conseil de circonscription San Lorenzo-Vicaria. Le président de la circonscription joue son rôle d’opposant et se déclare défavorable. Quelques commerçants de rue illégaux italiens s’élèvent contre la création d’un marché ethnique qui, de fait, les excluait. Après quelques semaines de négociation, Raffaelle Tecce parvient à un accord tacite avec eux sous réserve de leur obtention de quelques postes de vente sur les trottoirs de la place. Surtout, le marché est institué à la veille des grandes vacances, la torpeur estivale aidant à faire passer la nouvelle. Ainsi, le 24 juillet 2000, une aire de marché pour l’exercice du commerce de la part de citoyens extra-communautaires a via Bologna5, nommée aussi marché des extra-communautaires est instituée pour deux mois, puis reconfirmée, le 15 septembre, avec l’assignation de 61 postes de vente (19 pour les Italiens, 42 pour les étrangers). On baptise officiellement le lieu petit marché interethnique (mercatino interetnico) de la via Bologna. Il est ouvert tous les jours de la semaine, de 8.00 à 14.30, à l’exception des dimanches et fêtes. En mars 2003, le nombre de vendeurs autorisés atteint 74, dont 59 pour les étrangers (Comune di Napoli, Ufficio Commercio)6. Peu importe ici que la création du marché ait été une opération électorale, pour un adjoint communiste qui, avant une campagne municipale qui s’annonçait serrée, et face à un parti qui ne le soutenait plus, avait besoin marquer son appartenance à la gauche7. Le fait est que la création du mercatino marque une étape dans la reconnaissance de la présence d’étrangers pratiquant un commerce honnête, pour reprendre l’expression de l’adjoint au maire. Une étape qui coïncide avec le début des travaux de construction de la deuxième ligne de métropolitain place Garibaldi début 2001 : ces deux événements ont un lien, car la construction du métro entraîne un déplacement des arrêts d’autobus, ce qui contraint les passagers à parcourir à pied les trottoirs de la place de la gare (voir la carte 2.3 p.166). Ce déplacement, s’il peut paraître anecdotique, n’est pas négligeable, du point de vue du renforcement de la centralité marchande du quartier, puisqu’il contraint les passagers à arpenter les trottoirs de la place de la gare, et provoque une situation de rencontre avec les commerçants. Cette démarche qui, pour certains d’entre eux, s’apparente à un véritable parcours du combattant, les contraint à ouvrir les yeux, et accessoirement le portefeuille, sur le commerce de rue. On découvre qu’à piazza Garibaldi, il n’y a pas seulement des voleurs et des imbroglioni (arnaqueurs) mais aussi de nombreux étrangers qui pratiquent la

4 Ce qui prouve que les commerçants de rue ne sont pas nécessairement réfractaires à l’idée de se mettre en règle et ne sont illégaux que pas impossibilité de se mettre en règle. 5 Comune di Napoli, Dipartimento Normalità, Servizio Commercio su aree pubbliche, O.S n 802, Ordinanza sindacale, n. 203, 24-07-00. 6 Le procès-verbal figure en annexe n.6 7 Du reste, cette mesure n’était pas si populaire. La gauche reprocha à l’adjoint R.Tecce de renforcer l’ effet ghetto du quartier. R.Tecce promit alors de créer deux autres petits marchés ethniques à Naples, dans les quartiers du Vomero et de la très commerçante via Roma. Après les élections, le poste de R.Tecce a été confirmé (aux affaires sociales) mais la création des marchés a semble-t-il disparu de ses préoccupations. Il est probable que l’ouverture d’esprit de l’administration communale aie ses limites et que le mercatino inter- ethnique ne pouvait prendre place que dans la casbah. 196 vente sur les trottoirs. Cette contrainte, si elle n’a pas probablement correspondu à une véritable volonté de la municipalité mais plutôt à une nécessité, contribue, d’une certaine manière, en provoquant des rencontres entre les territoires du passage et ceux du commerce, à désenclaver le quartier par rapport à la place de la gare.

Le petit marché : une vitrine déformante de la réalité commerciale du quartier

Toutefois, la création du marché ne se fait pas sans négociation et sans sacrifice pour les commerçants étrangers. Tout d’abord, dans le but de valoriser l’image du marché et d’éviter la concurrence avec les autochtones, il est demandé aux commerçants de vendre exclusivement des produits artisanaux typiques des pays de provenance des vendeurs : cette clause est imposée par le préfet (qui apparemment craint des troubles de l’ordre 8 public) au mois de septembre 2000 . La mise en place du marché se fait donc par la négociation d’une image ethnique imposée par le haut, qui veut favoriser, de façon bienveillante, la consommation de la culture de l’autre (Semi, 2004). Or, demander aux vendeurs de commercialiser des produits artisanaux typiques en provenance de leur pays, c’est méconnaître les circuits mondialisés de la production et de la distribution des marchandises destinées à la communauté. De fait, sur les étals de la via Bologna se côtoient théières fabriquées en Chine, K7 vidéo en provenance de Paris ou d’Abidjan, wax de Hollande ou d’Angleterre, kaftans syriens et menthe marseillaise9. De plus, le choix des occupants du marché se fait par l’intermédiaire des associations représentant les travailleurs immigrés10. Cette disposition avantage nettement les Sénégalais, qui sont les pionniers du commerce de rue via Bologna et surtout les seuls parmi les vendeurs à être organisés en une association puissante. L’importance de l’association des Sénégalais qui compte 570 inscrits, soient environ 80% des Sénégalais de Naples, et qui est appuyée et logée par la FILCAMS-CGIL, leur a permis de jouer un rôle central dans le dialogue avec les institutions municipales. Cette surreprésentation s’explique également par le fait que les Sénégalais revendiquaient depuis 1997 la création d’un espace de vente, et qu’ils auraient été, selon les dires de leur président, les premiers à suggérer l’option de la via Bologna à l’adjoint au maire11. Ainsi, la composition des vendeurs met en évidence un fort déséquilibre entre les commerçants sénégalais et les

8 Comune di Napoli, prog. N 972, Ordinanza sindacale, n. 211, 26-09-2000. 9 Sur la diversité des circuits d’importation en Italie des produits dits communautaires, on peut lire, à partir de l’exemple de Turin, le doctorat de G. Semi (2004). 10 Comune di Napoli, Dipartimento Normalità, Servizio Commercio su aree pubbliche, prog. N 802, Ordinanza sindacale, n. 203, 24-07-00. 11 Avant la loi de libéralisation (114/1998), qui a débloqué la concession de licences commerciales, l’inscription au REC (registro esercizi commerciali) était nécessaire pour obtenir une autorisation de vente. À l’époque les Sénégalais démontraient déjà des capacités d’organisation particulières puisqu’ils étaient, parmi les 249 participant à l’examen d’inscription entre 1991 et 1994, la nationalité la plus représentée (Giuliani, 1997). Cela reflète également leur niveau d’éducation, plus élevé que celui des autres groupes pratiquant le commerce. Cependant, il convient de remarquer, que seules certaines nationalités- sénégalaise puis, tardivement, albanaise et marocaine- bénéficiant d’accords de réciprocité, avaient la possibilité de s’inscrire. 197 autres. Parmi les 59 vendeurs extra-communautaires, on trouve aujourd’hui 52 Sénégalais, 1 Marocain, 2 Guinéens, 2 Chinois, un Égyptien, une Nigériane. Par ailleurs, avec l’institution du mercatino de la via Bologna, on est face à une tentative de la part de l’administration communale de mettre en scène la réalité urbaine multiculturelle de Naples. Le marché joue, de ce point de vue, un rôle de vitrine. Or, si la création du mercatino a contribué à donner une légitimité et une visibilité aux vendeurs de rue12, elle exerce une sorte d’effet paravent, en renforçant l’aveuglement sur ce qui se passe derrière leurs étals. Le petit marché de la via Bologna valorise le commerce, donne une image impressionniste , sympathique de l’entreprenariat étranger, mais boubous et djembés voilent une réalité économique complexe, à plusieurs niveaux, qui interagit bien plus fortement avec le contexte local que l’image communautaire du marché pourrait le suggérer.

En conclusion, on peut décrire le Vasto comme un espace en voie d’ouverture. Il a les caractéristiques de nombreux espaces de passage et de croisement dans les grandes villes d’Europe, et en particulier des quartiers de gare, qui sont à la fois étapes dans les flux migratoires, lieu de ressourcement communautaire et politique, et enfin lieu-vitrine d’une économie liée à la présence de l’étranger dans la ville. Les caractéristiques socio- économiques de la Duchesca-Maddalena, tout comme le type d’insertion qu’y trouveront les étrangers, sont tout autres.

12 Il semble inapproprié de parler pour le quartier de la gare de vendeurs à la sauvette dans la mesure où ces commerçants, hormis quelques circonstances exceptionnelles, sont peu inquiétés par les forces de l’ordre.

198 III. LA DUCHESCA-MADDALENA : MARGINALITÉ SOCIO- ÉCONOMIQUE ET PRÉDOMINANCE DES ÉCONOMIES DE LA RUE D’EMPREINTE LOCALE

Fondé au XVIè siècle, le quartier de la Duchesca-Maddalena, plus connu sous le nom de Maddalena par les migrants, se distingue du Vasto par l’étroitesse de ses ruelles et par la vétusté de ses immeubles. En effet, malgré son noble patronyme, qu’il tient de la Duchesse de Noja, le quartier est un peu l’enfant pauvre du centre historique de Naples. S’il y participe dans sa définition officielle, il n’est en réalité que rarement mentionné dans les discours sur la ville, au profit des quartiers espagnols et du centre gréco-romain (centro antico), qui concentrent dans leurs vastes périmètres une part importante du patrimoine urbain, et constituent les têtes de pont de la réhabilitation de Naples. Jusqu’à présent, la Duchesca-Maddalena a été peu touchée par les opérations de régénération urbaine, aussi bien du point de vue urbanistique que socio-économique. Il est vrai que le quartier ne se distingue pas particulièrement par la qualité de son patrimoine : c’est l’exemple typique de la construction populaire durant le vice-règne. La distance qualitative d’avec les maisons patriciennes est immense, écrit ainsi Roberto Di Stefano (Di Stefano, 1970). Bien que certains immeubles, ainsi que deux hôtels historiques, aient touché des financements pour la rénovation, le quartier demeure, dans l’ensemble, particulièrement dégradé. Micro- espace, le quartier de la Duchesca-Maddalena, fortement caractérisé par sa population et par la nature de ses activités, semble ainsi concentrer de façon paradigmatique les problèmes sociaux et urbains de la Naples contemporaine, à l’instar du quartier voisin de Forcella.

1. Une forte marginalité sociale

La population de ce quartier diffère de celle du Vasto et du reste du centre historique. En effet, dans ces quartiers, on observe une certaine hétérogénéité des populations qui, plus que l’héritage d’un passé de mixité sociale, est probablement liée à de légers processus de gentrification, et surtout pour le centre antique, à son ouverture sur de nouvelles activités et de nouveaux usagers13 (Rossi, 2003). À l’inverse, à la Duchesca, et bien que les données à disposition ne soient pas suffisamment précises pour permettre un cadrage statistique satisfaisant14, l’observation révèle l’homogénéité socio-économique de la population. En fait, la grande pauvreté était présente dans le quartier dès les années de l’après-guerre, mais, loin d’avoir su attirer des couches moyennes, il semble qu’il ait

13 Une recherche effectuée dans les pages jaunes (éditions 2003) sur les cabinets d’avocats localisés dans le quartier fait apparaître le contraste entre le Vasto et la Duchesca-Maddalena. Alors que l’on ne compte qu’un cabinet d’avocats à la Duchesca-Maddalena, on trouve, dans le Vasto, 84 cabinets d’avocats (sur 2457 à Naples au total), sans compter les 128 autres cabinets localisés au centre directionnel. 14 Comme il a été dit plus haut, la Duchesca-Maddalena et une partie du Vasto s’inscrivent dans le périmètre administratif de San Lorenzo qui est un des quartiers les plus densément peuplés de Naples, ce qui constitue un obstacle à l’analyse statistique. 199 connu, depuis les années 80, un processus de dégradation et de paupérisation, qui contrairement, au Vasto, ne s’est pas ralenti récemment. En ce sens, la Duchesca- Maddalena concentre toutes les caractéristiques de la marginalité sociale. Le quartier présente par ailleurs un risque exceptionnellement élevé de déviance sociale des jeunes populations (Centro di cittadinanza sociale, 2004 d). La Duchesca-Maddalena subit de plein fouet les conséquences du tremblement de terre : certains immeubles, jugés à haut risque, sont évacués. Selon les témoignages recueillis, seul un sous-prolétariat, dont la mobilité spatiale est handicapée par la faiblesse de ses ressources, demeure dans le quartier à cette époque. Cette désertion, au cours des années 80, des populations les plus aisées vers les périphéries entraîne une certaine offre de logement, bien que le quartier demeure densément peuplé. Ces logements fort précaires sont occupés par de nouveaux arrivants : certains appartements sont loués à des femmes maghrébines qui exercent la prostitution dans le quartier. Surtout, les marchands de sommeil, dès le début des années 80, s’approprient les interstices laissés vacants dans le tissu urbain. Ce sont alors les Maghrébins et les Africains, fraîchement arrivés et disposant de peu de ressources, qui les occupent. Aujourd’hui, on constate, depuis 1997 environ, une forte présence de Pakistanais15 dans ces logements.

15 Les Pakistanais étaient présents dans le quartier depuis les années 70, mais en très faible nombre. 200

2.11 Les lieux de la prostitution dans le quartier de la gare iques. Dernière actualisation juillet 2004. juillet actualisation Dernière iques. 50 m

Lieu de prostitution diurne

Lieu de prostitution nocturne périod Repérages

Cinéma X Lieu de rencontre nocturne

principale zone de résidence des prostituées 2. L’importance des activités informelles

La Duchesca-Maddalena était, dans les années 60, un pôle d’achat de vêtements de sport et de produits d’ameublement, de décoration et de matériel électroménager. À ce titre, le quartier participait pleinement à l’identité commerçante du quartier de la gare. De nombreux ménages napolitains y constituaient alors leur liste de mariage. Cependant, l’avènement, même relatif, de la grande distribution dans ce domaine (qu’on pense à l’ouverture des grandes surfaces du meuble sur la route de Naples à Caserte), ajouté aux difficultés causées par la crise et le tremblement de terre, entament son dynamisme, provoquant la faillite de nombreux commerces1. Certains réorientent leurs spécialités commerciales. Notons que le tour que prennent ces transformations n’est pas sans rapport avec la présence croissante de migrants à la Duchesca. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Mais, plus généralement, les économies informelles se développent dans le quartier au cours des années 80. Le dos tourné à la gare, séparée de la place par une barrière de circulation automobile, le quartier de la Duchesca-Maddalena se tourne, du point de vue de ses activités, vers les entrailles de Naples, et en particulier le quartier voisin de Forcella, connu pour sa petite délinquance et pour être un bastion de la criminalité organisée. Aujourd’hui, si l’on ne dispose pas de données à l’échelle de ce quartier sur les activités économiques, il est probable que l’essentiel des ressources de ses habitants provient d’une économie informelle, qui n’est pas toujours visible. On a déjà évoqué la participation du quartier à des activités criminelles, telles que la vente de stupéfiants et d’objets volés. Mais l’existence d’une large économie informelle qui pallie le taux de chômage élevé et qui a pu faire figure d’amortisseur social pour la population durant les années de crise, ne se limite guère aux économies criminelles. Ces économies englobent, au contraire, un large spectre d’activités, ce qui d’ailleurs peut mener à douter de la pertinence d’une telle catégorie d’analyse2 : petits travaux et services non déclarés, travail de couture en sous-traitance, travaux de ménage, commerce, prostitution…Ce marché du travail parallèle, par sa souplesse, absorbe plus facilement de nouvelles populations. Il a pu constituer un facteur d’attraction pour des migrants, souvent sans papiers, en quête d’une nouvelle activité. Parallèlement, la Duchesca-Maddalena est devenue, dans une moindre mesure que le Vasto néanmoins (carte 2.10 p.192), un point de repère communautaire pour ces migrants, en particulier pour les Maghrébins. À la lecture de la carte 2.10, on peut remarquer que ces activités ont pris l’empreinte du quartier : à la différence du Vasto, elles n’ont pas toujours pignon sur rue. Ainsi, si l’on compte autant de restaurants maghrébins à la Duchesca- Maddalena qu’au Vasto, aucun d’entre eux n’est déclaré au registre du commerce : il s’agit

1 Un commerçant du quartier, qui se charge de fournir les habitants en tout et en rien a été rebaptisé Centromercato, du nom d’une des principales centrales de grande distribution située aux marges de la ville. L’ironie napolitaine, qui attribue habituellement des surnoms aux commerçants, a encore fait mouche. 2 Voir dans le cas de Naples, les travaux de Pascale Froment (1999). Voir aussi Lautier, Morice, 1991 ; Mozère, 1999. 202 de restaurants informels installés dans des bassi3 aménagés ou encore aux étages des immeubles. Les seules activités communautaires déclarées sont une épicerie chinoise qui a ouvert ses portes en 2002 sur la place Mancini et cinq centres téléphoniques. Cependant, trois de ces centres cachent, à l’étage ou derrière une fausse paroi, d’autres activités tenues secrètes, ce qui là encore soulève la question de la limite entre formel et informel. L’un d’entre eux est en effet un dépôt-dortoir pour des commerçants ambulants, l’autre un vidéo-club polonais; et le dernier, une boutique de vente de contrefaçons. La prostitution, qui est exercée dans certaines rues du quartier, est également une niche économique importante, comme on peut le lire sur la carte 2.11. De jour, l’espace de la prostitution est circonscrit au triangle constitué par les trois cinémas érotiques compris entre la via Poerio et la via A. d’Aragona, ainsi qu’à la zone autour de la piazza Nolana. Les femmes qui travaillent dans ces rues, toutes maghrébines, sont relativement âgées. Elles exercent parfois une activité complémentaire, telle que la vente de cigarette de contrebande. De nuit, le cadre de la prostitution se complexifie et s’étend à la plupart des rues du quartier de la gare. Il s’agit de filles plus jeunes, femmes originaires du golfe de Guinée (Nigérianes le plus souvent) mais aussi de travestis italiens et algériens.

Peut-on parler, au sujet de ces activités informelles, d’économie de la rue ? Nombre de ces activités se déroulent, du moins en partie, hors des cadres habituels du commerce et en particulier sur les trottoirs (Bouillon, 2001). De ce point de vue, cette définition peut sembler correcte. Cependant, cette catégorie ne doit pas être confondue à celle d’économie de la ruelle, dans la signification qui lui est habituellement accordée à Naples (economia del vicolo), car les conditions historiques d’exercice des économies informelles ne sont plus les mêmes. L’économie de la ruelle était notamment une économie fermée, basée sur les relations entre le sous-prolétariat urbain et la noblesse, et liée aux relations qui s’établissaient de la proximité entre les différentes couches sociales dans la ville, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui (Allum, 1973).

3. L’économie du fals’

Un autre débouché économique important pour les habitants du quartier est le marché de la piazza Mancini. Ouvert sept jours sur sept (il s’agrandit chaque dimanche et se prolonge jusqu’au corso Umberto), lieu d’observation tout à fait important, il contraste avec le marché de la via Bologna, qui propose plutôt des produits d’origine étrangère. Si certains des produits proposés à piazza Mancini se retrouvent ailleurs et pour des prix plus avantageux, un des atouts du marché réside dans l’ampleur de l’offre et dans la diversité des produits proposés : fripes, cuirs et chaussures en déstockage, petite quincaillerie, produits de consommation courante de basse ou moyenne qualité (maquillage, produits de beauté, piles, chaussures, cartes de téléphone….), mais aussi

3 On compte 2364 bassi à San Lorenzo, 263 à Vicaria et 170 à Pendino (Mazzacane, 1978). 203 produits de contrefaçon et de contrebande (cassettes audio et vidéos pirates, billets de loterie clandestine, cigarettes, objets volés…). Une des caractéristiques originales du marché réside dans son offre en produits de contrefaçon confectionnés à Naples. Le cas de la filière des vêtements sportifs est éclairant, pour mettre en évidence la fonction de débouché que joue le marché pour la production locale. À ce sujet, il convient de remarquer que l’Italie est le troisième producteur et 4 consommateur mondial de contrefaçons et que Naples est un des bastions de ce marché, qui se développe au cours des années 80 (Dal Lago, Palidda, 2002 ; Mboup, 2000 ; Khouma, 1990). La marchandise de contrefaçon est couramment appelée par ceux qui la pratiquent le fals’, abréviation napolitaine désignant ce qui est faux : le falso. Dans le 5 quartier de la Duchesca-Maddalena , un véritable système productif local de la contrefaçon sportive s’est développé. Il s’agit de vêtements de sport de marques célèbres : survêtements, pulls, blousons, casquettes, tee-shirts, et éventuellement chaussures. Ce sont des Tunisiens qui entrent les premiers dans cette niche économique, à la fin des années 70, au moment de leur arrivée à Naples, pourtant, étant donné son caractère illégal, cette activité est peu visible et peu connue, d’autant plus que, comme le remarque Pascale Froment au sujet des activités productives dans le centre historique de Naples, l’invisibilité statistique de nombreuses entreprises s’accompagne souvent d’une difficile lisibilité dans le paysage, d’autant plus qu’à la différence des commerces, elles ne nécessitent pas forcément d’avoir pignon sur rue (Froment, 2001, 148). L’impact de ces entreprises sur l’organisation socio-spatiale du quartier est néanmoins d’ampleur, comme on peut le lire sur la carte 2.12. Ces produits alimentent une douzaine de stands sur le marché de la piazza Mancini, qui constitue la partie visible, non dissimulée, de cette économie : quatre étals sont tenus par des Tunisiens, un par un Algérien, le reste par des Italiens. Surtout, les marchandises sont stockées auprès de grossistes, dissimulés à l’intérieur des immeubles. Le fonctionnement de cette économie du fals’ sera évoqué dans le détail dans le chapitre 7, mais l’on peut d’ores et déjà garder à l’esprit qu’il s’agit d’un des piliers de l’organisation socio-économique du quartier. Face à l’importance de ces économies informelles, quelle est la position des autorités urbaines ?

4 Après la Corée du Sud et Taïwan, selon l’INDICEM (Istituto Nazionale per la Diffesa, l’Identificazione e la Certificazione dei Marchi autentici). La Campanie est la première région italienne pour la production de contrefaçons d’habillement. À Naples, en 2002, 1289 personnes étaient accusées de piraterie informatique, audiovisuelle et phonographique et 668 personnes de contrefaçon de marques. L’année précédente, 655 personnes avaient été accusées de contrefaçons pour un total de marchandises séquestrées d’une valeur de 1.488.273 lires (Guardia di Finanza). 5 Il ne s’agit pas bien entendu du seul lieu de production de contrefaçons. Voir par exemple les travaux de Pascale Froment sur les quartiers Stella et Montecalvario. Les données transmises par la guardia di finanza ne sont malheureusement pas désagrégées par quartier. Elles peuvent donc difficilement être utilisées dans le cadre d’une étude ciblée sur la production de contrefaçons. 204 205 4. Centrocittà vs P. Mancini : la victoire du marché sur le centre commercial

La position des forces de l’ordre est ambiguë, et oscille entre répression et tolérance, en fonction des conjonctures et des pressions de la hiérarchie, mais aussi en fonction de la gravité des délits commis. C’est ainsi que plusieurs opérations de nettoyage du quartier ont eu lieu, souvent impulsées par le ministre de l’intérieur. Ces moments de tension s’alternent avec des phases de laisser-aller, justifiées par l’importance des taux de chômage locaux1. Quant à la position des autorités municipales, l’importance des activités informelles entrave bien souvent leur action. Qu’il s’agisse d’un manque d’intérêt ou d’une impuissance, les déclarations dépitées de Raffaelle Tecce témoignent du peu d’initiative de la municipalité, qui contraste avec les initiatives menées sur la place de la gare et dans le Vasto : pour ce quartier, rien n’a été prévu, et je ne pourrais pas t’en dire grand chose. On peut cependant relever la tentative de la part des autorités urbaines d’assainir le marché de la place Mancini, qui est contemporaine à la fondation, par des opérateurs privés, d’une galerie commerciale via Maddalena. En 1998, en effet, un centre commercial flambant neuf est inauguré sur le lieu de l’ancien Upim. Il se nomme, de façon significative, Centrocittà : il s’agit du premier véritable centre commercial dans les quartiers bas de Naples. Le nom est déjà tout un programme puisqu’il place -pour une fois- les quartiers de la Duchesca et de Forcella au cœur de la ville, selon les objectifs des dirigeants du centre commercial2. Opération de recyclage d’argent sale3 ? Tentative de faire pénétrer la modernité et la centralité un des quartiers les plus dégradés et les plus marginalisés de Naples ? Le fait est que l’opération échoue, pour des raisons économiques évidentes (les produits proposés derrière les vitrines de Centrocittà étaient semblables à ceux qu’on trouve sur les étals du marché pour des prix nettement supérieurs), mais probablement aussi pour des raisons ayant trait à l’identité du quartier et au rôle économique et culturel de premier plan qu’y jouent les marchés et les petits commerces. Après deux ans d’activité, les deux tiers des locaux commerciaux sont ainsi désertés4. Toutefois, l’ouverture de Centrocittà avait entraîné, en guise de compensation, la régularisation de 84 postes de vente piazza Mancini. Il s’agit, pour l’administration municipale, de normaliser, d’assainir le quartier, selon les termes de Raffaelle Tecce5. La contrepartie espérée est la disparition des postes de vente illégaux et des produits volés et

1 Comme le remarque à juste titre Florence Bouillon (2001) dans un article consacré aux économies de la rue marseillaises, il n’est pas sûr que les acteurs de l’économie de la rue auraient trouvé leur place dans une société du pacte salarial, mais cet argument, quelle que soit la part de vérité qu’il détienne, est le fondement du comportement relativement tolérant et souple des gendarmes et gardes financiers. 2 Entretiens menés en 1999, à l’occasion de notre mémoire de DEA (Schmoll, 2000). 3 C’est la thèse que soutiennent nombre de mes interlocuteurs, en particulier les commerçants du quartier. 4 On peut comparer ce type de dynamique à ceux de la création du centre Bourse à Marseille, ou encore des Olympiades à Paris (Raulin, 2000 ; Tarrius, 1995). 5 Entretiens réalisés en 1999 et en 2002. 206 de contrefaçon, afin d’enrayer des formes de concurrence déloyale avec d’autres commerces et surtout avec les boutiques de Centrocittà. Le projet de l’équipe municipale échoue : le nombre de postes de vente illégaux a augmenté (l’adjoint au maire en compte 40 en 2002) et la vente de fausses griffes perdure. Le doublement du nombre de commerçants révèle ainsi le grand succès rencontré par ce marché. Quant au centre commercial, il ferme ses portes en 2001, et devient, en juillet 2002, une salle de jeu, sorte de casino urbain qui semble connaître un franc succès (il existe une forte 6 tradition du loto et du jeu d’argent à Naples) . Pour reprendre l’expression de R. Tecce, c’est la victoire du marché sur le centre commercial : disons le franchement, Centrocittà était une opération de spéculation immobilière qui s’est révélé un échec total. La place Mancini a vaincu le centre commercial. Bien entendu les étrangers sont, dans cette réalité, des acteurs de premier plan. L’échec du centre commercial sur le marché pourrait être interprétée de façon romantique comme un échec du centre privé sur la place publique. Cependant, c’est surtout l’échec de l’économie officielle sur des économies à dominante informelle qu’il convient d’y lire. C’est peut-être aussi l’absence d’interlocuteurs dynamiques sur le terrain tels que les associations et les syndicats, à la différence du Vasto, ainsi que la présence encore forte de la criminalité organisée, qui n’a pas permis aux élus d’influer comme ils le souhaitaient sur la transformation du quartier. Le fait est que, alors que le marché de la via Bologna, dans le Vasto, est relativement bien contrôlé, celui de la piazza Mancini compte au moins un tiers d’irréguliers. Les places officielles de vente font par ailleurs objet d’un commerce. La difficulté de la part des pouvoirs publics à maîtriser cette zone, invite aussi à réfléchir sur les différents degrés existant à l’intérieur des situations d’illégalité, qui ne permettent pas toujours la réussite de l’intervention des autorités municipales.



Malgré son apparence déstructurée et désorganisée, et en dépit d’une impression initiale de chaos, le quartier de la gare accueille une organisation sociale complexe ayant des effets structurants sur les espaces. Pour les migrants, le quartier a pu, par les différents territoires qui s’y superposent, constituer un carrefour d’opportunités : par sa fonction de transit et de relais migratoire, par l’importance des économies informelles et criminelles, par les transformations radicales qu’il subit depuis l’après-guerre et en particulier après le tremblement de terre de 1980, le quartier offrait clairement un vivier de possibilités, qui a

6 Seul le supermarché qui occupe le sous-sol du centre est resté ouvert : remarquons qu’il s’agit du plus grand supermarché du bas Naples. Jusqu’ici les Napolitains des bas quartiers faisaient leur commission après de petits commerçants. On peut imaginer facilement que la modernité attractive de ce nouveau centre d’achat ait convaincu de nombreux consommateurs (et les étrangers ne sont pas les derniers) à fréquenter le supermarché.

207 contribué à attirer les nouveaux venus. Il devient petit à petit, de lieu de transit, un lieu d’approvisionnement et de sociabilité, une référence communautaire, mais aussi, pour certains, un lieu d’installation. C’est aussi un lieu d’errance, celui des premiers pas et des premières difficultés. Pour toutes ces raisons, le quartier, avec les multiples territoires qui s’y croisent et s’y superposent, joue un rôle initiatique et symbolique fort dans les parcours migratoires. Dans le cas des territoires du commerce à piazza Garibaldi, toute tentative de synthèse s’avère difficile. La superposition des étages spatiaux du commerce impressionne et fascine l’observateur : rue, trottoirs, bassi, appartements sont investis par les commerçants ; il y a en quelque sorte appropriation totale de l’espace par le commerce. On a néanmoins cherché à distinguer pour analyser Piazza Garibaldi, deux quartiers, qui participent des territoires du commerce et dans lesquels les migrants ont trouvé des formes d’insertion différentes : la Duchesca-Maddalena et le Vasto7. Ces quartiers s’opposent notamment par les types d’économies pratiqués et par la lisibilité des activités dans l’espace urbain : une économie communautaire et visible d’un côté, de l’autre, une petite économie informelle d’empreinte plutôt locale, et parfois cachée. Le quartier du Vasto peut être identifié essentiellement par sa fonction de transit et par la visibilité de ses commerces. Actuellement, l’arrivée de populations socialement plus avantagées, ainsi que le bénéfice tiré des opérations de régénération urbaine, lui permettent, dans une certaine mesure, de jouer un rôle de vitrine de l’ethnicité urbaine. Une économie liée à une consommation culturelle de produits ethniques semble s’y développer, même si ce processus est encore timide. Le rôle des migrants dans le quartier de la Duchesca-Maddalena, quartier nettement plus populaire et enclavé socialement que le Vasto, est lié à l’importance des économies informelles et notamment à l’existence du district du fals’ . Il s’agit d’un espace de moindre visibilité, qui demande davantage de discrétion. L’économie du quartier s’apparente plus alors au registre des économies de la rue ou des économies locales, licites ou illicites, qui existent à Naples, bien avant la venue des migrants, mais au sein desquelles ils se sont appropriés certains secteurs. Cette opposition mérite toutefois d’être relativisée : on a vu que l’économie communautaire, bien que moins visible et moins importante, était également présente à la Duchesca-Maddalena. Quant au Vasto, malgré l’initiative municipale via Bologna, la majeure partie des activités pratiquées par les migrants y demeure du domaine de l’illégalité, et parfois de l’invisibilité. Enfin, l’opposition entre visibilité et invisibilité doit être nuancée, puisqu’il s’agit d’une catégorie qui n’a de sens que pour ceux qui sont étrangers à l’organisation du quartier. Nous verrons loin que l’importance de la mise en visibilité du commerce informel sur les trottoirs de la ville est au contraire un élément qui réunit ces deux quartiers. En effet, ces deux territoires du commerce se complètent et

7 Ce partage fait peu de cas d’autres lieux voisins, tels que le Borgo di Sant’Antonio ou encore la porta Nolana : lieux d’achats et de sociabilité, ils participent de la vie quotidienne des migrants dans le quartier, mais leur organisation semble avoir été moins transformée par leur venue. 208 s’articulent au sein d’une autre forme d’économie, l’économie circulatoire. Pour envisager les économies circulatoires dans le quartier de la gare, il convient de déplacer notre regard vers d’autres acteurs et d’autres lieux, susceptibles d’être mis en relation, par le truchement des mobilités, avec le quartier de la gare. Ce nouveau cadrage permettra d’avancer dans la compréhension de l’organisation du quartier, mais aussi de comprendre comment les quartiers qui viennent d’être étudiés s’articulent entre eux, mais aussi avec d’autres espaces, pour faire de Naples une place d’achat et un pôle important dans des circulations commerciales. 

209 Chapitre V Des économies circulatoires Acteurs d’une place marchande

Les activités commerciales des migrants dans le quartier de la gare se fondent sur plusieurs types d’économies, dont deux ont été envisagés jusqu’à présent, l’économie de la rue, qui se concentre dans la Duchesca-Maddalena, et l’économie communautaire à forte visibilité, localisée principalement dans le Vasto. Elles s’articulent à un troisième type d’économie, que nous avons nommé économie circulatoire, dans la mesure où elle se base sur la circulation commerciale et sur son organisation socio-spatiale. Cette notion nécessite de prendre en compte de nouveaux acteurs, puisque les protagonistes principaux en sont les circulants qui mettent en relation des lieux distants et complémentaires. Elle nécessite également de considérer différemment les acteurs qui ont été étudiés jusqu’à présent, puisque nombre d’entre eux tirent profit de cette circulation commerciale. Présenter les différents acteurs cette économie, leurs activités, ainsi que les circonstances de leur entrée sur la place marchande a plusieurs avantages : tout d’abord, cela permet de comprendre dans quel faisceau de contraintes et d’opportunités, à échelle internationale, s’inscrit le développement de Naples en tant que place d’achat. Cela permet également éclairer les ressources dont font preuve ces différents acteurs dans leurs activités économiques. Selon leur rôle dans les économies circulatoires, ces acteurs suivent des régimes de mobilité distincts, qui sont autant de liens sociaux déployés en des lieux différents. C’est ainsi qu’il a été choisi de distinguer, en fonction de leurs régimes de mobilité1 :

1 La construction de ces figures idéal-typiques a permis de donner un sens collectif aux histoires de vie. L’exercice de typologie doit être compris comme un outil méthodologique (Tarrius, 1995), permettant d’attribuer une signification générale aux parcours individuels mais aussi d’ordonner ces parcours. Ces types émergent en collaboration avec les représentations et des points de vue des individus. C’est Max Weber qui est à l’origine de la notion de type (1995). Elle a ensuite été reprise par Alfred Schütz (1987). Comme le fait 210 - les circulants commerciaux, d’une part, qui utilisent Naples comme place d’achat et tirent profit de lieux distants, souvent situés dans des États différents : ils pratiquent alors un commerce transfrontalier, dans la mesure où ils traversent des frontières nationales et se jouent des différentiels de prix et de richesse entre les États (I) - les sédentaires, qui fournissent, localement, une structure d’accueil aux circulants (II) - les semi-circulants, migrants installés à Naples mais dont les activités nécessitent une certaine mobilité, qui jouent un rôle d’intermédiation entre ces deux groupes (III)

Ce travail se concentre essentiellement sur les aspects de cette économie liés à la circulation des Maghrébins, puisque les réseaux et filières que nous avons choisi de suivre pendant le travail de terrain les ont pour principaux protagonistes. Cependant, deux observations s’imposent : d’une part, l’enquête ne se limite guère aux populations maghrébines, puisque celles-ci se confrontent quotidiennement à des interlocuteurs de différentes origines : Chinois, Italiens, Ouest-Africains... D’autre part, il convient de remarquer qu’il existe également une circulation commerciale africaine à dimension nationale2 et internationale (Amato, 1992, 1997, 2000) et, depuis les années 90, une circulation commerciale des populations des PECO (Amato, 1998 ; Dines, 2002 ; Weber, 2000). Ces circulations ne sont pas étudiées ici de manière approfondie mais elles constituent certainement un aspect important des dynamiques commerciales du quartier.



remarquer A. Schütz, ce travail de typification des individus est une condition de la socialisation et, par conséquent, de l’interprétation : dans les constructions du sens commun, l’Autre apparaît, dans le meilleur des cas, comme une construction partielle (Schütz, 1987, 25). La pertinence des typologies est toutefois valable à la condition d’en accepter les limites (le caractère idéal) et de considérer les positionnements et les passages multiples que les individus peuvent adopter d’un type à l’autre. 2 Dès leur arrivée dans les années 80, les Sénégalais investissent les trottoirs de tous les centres-ville d’Italie. Cela est d’importance car les Africains ont impulsé des transformations notables dans le quartier de la gare, même si nous n’y ferons que des références brèves. Naples devient en effet la première place d’achat en Italie pour ces commerçants de rue. Logeant parfois plusieurs jours consécutifs dans les hôtels du quartier, les commerçants sénégalais ouvrent un dépôt de bagages à leur usage dans le Vasto (via Torino). Les Sénégalais sont aussi parmi les premiers à s’approprier les logements dans ce quartier. Cependant, si les Sénégalais sont les plus nombreux à pratiquer un petit commerce urbain (Schmidt di Friedberg, 1994 ; Amato, 1992), il faut remarquer la présence à Naples d’une population sri-lankaise et pakistanaise, et plus récemment chinoise, exerçant ce métier et s’approvisionnant dans le quartier de la gare. Ils revendent leurs marchandises dans la ville, sur les trottoirs de la place de la gare et dans les rues adjacentes, mais aussi dans d’autres quartiers. Ainsi, le Rettifilo (Corso Umberto), la via Roma, et la via Scarlatti au Vomero sont des lieux de vente privilégiés pour ces petits commerçants. Bien que le commerce de rue soit encore largement pratiqué par les Italiens, la venue des commerçants étrangers à Naples ne semble pas constituer un facteur majeur de discorde, peut-être du fait de leur spécialisation par produit et par zone occupée : alors que Sri-Lankais et Pakistanais proposent colifichets et bijouterie fantaisie dans les rues du centre historique (Spaccanapoli et via Roma), les Sénégalais vendent lunettes de soleil, objets d’artisanat africain et disques et cassettes pirates. Les Napolitains conservent plutôt la part des vêtements, de la chaussure, des produits de contrefaçon et de contrebande.

211 I. LES CIRCULANTS, ACTEURS DE LA MISE EN RELATION DU QUARTIER DE LA GARE AVEC DES LIEUX DISTANTS

L’existence de relations économiques et humaines entre Naples et le Maghreb est un phénomène ancien, dont peut témoigner la présence historique de populations d’origine napolitaine en Tunisie et dans l’Est algérien (Liauzu, 1998 ; Loth, 1905). À partir des années 60, les flux coloniaux s’inversent, et l’Italie devient une destination d’achat dans des circulations commerciales en provenance du Maghreb3 (De Filippo, Morlicchio, 1992). Ce n’est cependant qu’à la fin des années 80 que la circulation commerciale maghrébine à destination de Naples prend son essor, marquant durablement les espaces de départ comme les espaces d’achat. Ce développement est précipité par une double conjoncture, interne et internationale. D’une part, l’accroissement des flux d’immigration dirigés vers l’Italie et le développement du petit commerce de rue qui en résulte, de l’autre, le détournement des routes du commerce à la valise, qui amène les commerçants transfrontaliers à découvrir de nouveaux lieux d’achat et à intégrer l’Italie dans leurs parcours. Nous proposons ici une typologie des différentes formes de circulation commerciale des Maghrébins à Naples, à partir des pays d’origine de ceux qui les pratiquent, de l’ampleur et de la fréquence de leurs déplacements, ainsi que des réseaux sociaux sur lesquels ils s’appuient, ici et là, pour circuler. Ces groupes ne sont pas nécessairement représentatifs des réseaux maghrébins qui gravitent sur la place commerciale napolitaine. Il s’agit plutôt de faire émerger, à partir de différents exemples significatifs, leur diversité. Cela permet d’affirmer que Naples se présente comme une translocalité, c’est-à-dire à la fois comme un espace connecté dans des polarités commerciales et comme un carrefour de réseaux, à l’instar des espaces des mobilités qui ont été évoqués dans la première partie de cette thèse. Les Marocains, qui sont les premiers à utiliser Naples comme place d’achat, et qui pratiquent des mobilités commerciales essentiellement régionales ou nationales, ont été distingués des autres groupes en provenance du Maghreb (Algérie, Tunisie, Libye) dont les déplacements couvrent de plus grandes distances et mettent en relation plusieurs États européens ou, plus souvent encore, les deux rives de la Méditerranée.

3 Cette inversion de la direction des flux mène certains auteurs à parler de renversement de l’ordre colonial (Tarrius, 1995, Aslafy-Gauthier, 2002). 212 Tableau de synthèse (2.10) : Typologie des clientèles circulantes à Naples

Objet Extension des Fréquence des Modalité du Mode de Principal lieu du voyage/ mobilités déplacements à déplacement transport d’installation sexe des Naples pour l’achat emprunté circulants Marocains commerce régionale Quotidienne individuel ou en transports publics région ambulant dans la (occasionnellement groupe (circumvesuviana), Campanie région de Naples transnationale) intergénérationnel automobile, -hommes (autocar pour mobilités transnationales) commerce interrégionale élevée (de individuel ou en transports publics autres régions ambulant en Italie (occasionnellement quotidienne à groupe (train), d’Italie -hommes transnationale) hebdomadaire) intergénérationnel automobile, (autocar pour mobilités transnationales) vente en semi- interrégionale élevée (de individuel ou en transports publics Italie gros aux (occasionnellement quotidienne à groupe (train), commerçants transnationale) hebdomadaire) automobile, marocains d’Italie camionnette, -hommes (autocar pour mobilités transnationales) Algériens vente sur les étals transnationale élevée individuel autocar, Italie et dans les France-Italie (plusieurs fois camionnette, train commerces par semaine) communautaires maghrébins à Naples -hommes vente en semi- transnationale élevée individuel autocar, Italie ou France gros ou vente Italie-France (plusieurs fois camionnette, train directe en par semaine) boutique ou dans les marchés en France -hommes vente en Tunisie transnationale élevée individuel bateau (+ taxi Algérie ou -hommes Italie-Tunisie-Algérie (plusieurs fois informel pour Italie par semaine) retour en Algérie) vente en semi- transnationale élevée (une à individuel train + bateau Algérie ou gros ou vente Italie- Algérie plusieurs fois très rarement autocar + bateau Italie (rare) directe en Algérie par mois) accompagné -hommes d’une épouse (femmes très rarement) 213 Tunisiens semi-grossistes de transnationale élevée individuel bateau entre l’Italie et Nehj Zarkoun Italie- Tunisie (plusieurs fois avion la Tunisie -hommes par mois) commerçants de transnationale de rare à élevée individuel bateau Tunis Nehj Zarkoun Italie- Tunisie avion -hommes migrants installés transnationale de rare à élevée individuel bateau Naples à Naples : revente Italie- Tunisie avion directe ou en semi-gros -hommes migrants installés transnationale occasionnelle individuel bateau Italie en Italie : revente Italie- Tunisie avion directe ou en semi-gros, achat pour consommation individuelle et familiale -hommes-femmes consommation transnationale Rare en groupe, en bateau Tunisie directe, Italie- Tunisie famille, en couple avion « tourisme d’achat » -hommes-femmes revente directe ou transnationale élevée (une à en groupe, seules bateau Tunisie en semi-gros en Italie- Tunisie plusieurs fois pour celles qui avion Tunisie par mois) ont connu une -femmes émigration en Italie revente sur les Transnationale élevée en groupe train France marchés dans France-Italie (hebdomadaire) la région de Nice - femmes employés des transnationale élevée (une à individuel ou en bateau Tunisie compagnies de Italie- Tunisie plusieurs fois couple avion transports. par mois) Tourisme d’achat et revente en boutique -hommes-femmes Libyens importateurs- transnationale élevée (une à individuel ou en avion Libye (Tripoli) commerçants Italie- Libye plusieurs fois famille -hommes, parfois par mois) accompagnés de femmes

Enquêtes, 2001-2003 214 1. Les semi-grossistes et les ambulants marocains : des commerçants basés en Italie, aux mobilités principalement nationales

Naples est le principal lieu d’approvisionnement des commerçants étrangers qui travaillent dans les rues, sur les marchés ou sur les plages d’Italie (Perrone, 1997 ; Reyneri, 2002). Parmi les Maghrébins, les Marocains sont les plus nombreux à pratiquer ce commerce de rue destiné à une clientèle autochtone. Ils achètent à Naples jouets et bibelots, linge de maison, produits d’entretiens, ou encore vêtements bon marché ou de contrefaçon. Si certains se rendent directement sur place, d’autres s’en remettent à des semi-grossistes qui, munis d’une automobile ou d’une camionnette, se sont créé une spécialité dans la revente de produits napolitains à leurs compatriotes localisés dans toute l’Italie, de la Sicile à la Vénétie. Cette tradition d’approvisionnement remonte à la fin des années 60, quand les premiers Marocains s’installent à Naples. Ils proviennent de la région du Plateau des phosphates. Dans certains villages, tels que Tlaat Loulad, qui se situe à 23 km de Khouribga, des filières villageoises se mettent en place à destination de la zone vésuvienne et permettent des départs importants d’hommes, jeunes ou moins jeunes. Un des aspects frappants de cette migration est en effet que, bien qu’elle touche un éventail de générations important, elle demeure presque exclusivement masculine. En effet, encore aujourd’hui, après plus de trois décennies d’immigration, le taux de féminité de cette population n’atteint que 16 % dans la province de Naples4. Ces pionniers de l’immigration masculine sont aussi les premiers étrangers à pratiquer à Naples des formes de circulation commerciale. Très tôt, ils exercent la vente itinérante5, en complément de petits travaux journaliers trouvés dans la région. Cette activité est souvent exercée en groupe ou assisté d’un jeune neveu (nipote6). Petit à petit, elle prend le pas sur les autres formes d’occupation, si bien qu’il est possible de parler aujourd’hui d’une véritable niche du commerce ambulant marocain à Naples. L’entrée dans ce secteur s’effectue par un jeu de chaises musicales (Waldinger, 1994). Elle correspond en effet à l’abandon progressif de ce métier de la part de ceux qui l’exerçaient habituellement dans la zone vésuvienne, les magliari, qui étaient les vendeurs de vêtements itinérants. Particulièrement réputés pour leur bagout et leurs compétences, ces magliari s’enrichissent au cours des années 80, si bien qu’ils investissent dans la vente en gros, puis dans la production de vêtements et linge de maison, ce qui est à l’origine du développement d’un système productif local dans les communes vésuviennes (Aniello, Meldolesi, 1998). Le secteur de la vente itinérante se libère alors pour les commerçants marocains. Nombre d’entre eux s’établissent dans la commune de Poggiomarino : la position de carrefour de la ville - au croisement de trois lignes de la Circumvesuviana (le train qui

4 Istat, registres de résidence au 31/12/1999 5 L’essentiel des enquêtes réalisées sur les commerçants marocains domiciliés en province de Naples a été effectué dans le cadre de mon travail de maîtrise (Schmoll, 1999). 6 Voir note 7 p 162. 215 encercle le Vésuve)- permet d’atteindre facilement les centres d’achat en gros de San Giuseppe, pour la lingerie et le linge de maison, et du quartier de la gare de Naples, pour les autres produits. C’est également la disponibilité de logements à bas prix - des maisons rurales délabrées et abandonnées par les locaux- qui favorise la venue de ce groupe d’hommes, peu regardants aux conditions de logement, dans cette commune. La présence des Marocains dans la province de Naples s’étend par la suite aux communes limitrophes (San Giuseppe, Striano, Pomigliano d’Arco), ainsi que dans certaines communes du Nord de la province (Afragola, Sant’Antimo), au fur et à mesure que les lieux de provenance, dans la région de Khouribga, se diversifient et s’étendent à la vallée du Tadla (carte 2.13 et 2.14). Cette présence connaît une croissance continue tout au long des années 80 ainsi qu’au début des années 90, puis accuse une certaine stagnation (alors qu’en Italie elle poursuit sa progression), ce qui témoigne probablement de la saturation des emplois disponibles dans cette niche économique, ainsi que de phénomènes de départ vers le Nord. Cette présence ne gagne la ville de Naples que modérément : au 31-12-2000, seuls 5,7% des résidents marocains en province de Naples résident dans la commune chef- lieu. Le commerçant ambulant marocain se distingue en effet des autres commerçants étrangers par une stratégie commerciale se basant sur la mobilité périurbaine.

Graphique 2.2. - La présence marocaine en Italie et en Campanie (1990-2002)

200000

180000

160000

140000

120000

100000

80000

permis de séjour délivrés 60000

40000

20000

0 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 année

Italie Campanie

Caritas, Dossiers statistiques, (années 1992-2003), les données pour la Campanie ne sont disponibles que sur la période 1996-2001.

216

Les commerçants ambulants marocains n’exercent leur activité qu’aux marges de la ville et de façon ambulante. Le support privilégié de ces mobilités est bien entendu la circumvesuviana, et leurs trajectoires couvrent le Nord et l’Est de la province de Naples et parfois même celle de Salerne. Leurs marchandises sont disposées sur un carozzino, poussette pour enfants aménagée en présentoir et support au transport de marchandises. Leur clientèle privilégiée est constituée de ménagères éloignées des grands centres d’achat qui ont recours aux Marocains pour se dépanner en produits d’entretien ou en linge de maison. Parfois, les commerçants marocains abandonnent pour quelques heures leur activité nomade et se postent aux carrefours ou sur les marchés locaux. Malgré la prévalence de la dimension périurbaine dans leurs déplacements, les circulations des commerçants marocains ne se limitent pas à la région de Naples et prennent parfois une dimension transméditerranéenne. Des allers-retours (une à deux fois/an) sont pratiqués vers la région où ils ont laissé leur famille. L’activité commerciale se perpétue alors au- delà des frontières. À chaque retour estival, des marchandises sont exportées : elles seront vendues sur les marchés ou à l’un des détaillants ayant ouvert une boutique sur le souk de Khouribga. Certains disposent d’un emplacement en sous-location au marché du soleil à Marseille, qui constitue alors une étape sur le chemin du retour. Les voyages sont parfois effectués en avion, mais dans la grande majorité des cas, les commerçants marocains empruntent la voiture -il y a à Khouribga un célèbre marché aux voitures italiennes1- ou bien l’autocar (six autocars quittent chaque semaine la Campanie pour le centre du Maroc2). Pour ces Marocains, les voyages de commerce au pays constituent un plus, au regard de leur activité principale de commerce périurbain. Cette pratique du commerce transfrontalier ne concerne cependant que les Marocains domiciliés en Italie et en particulier ceux qui vivent dans la région de Naples. En effet, il est rare que des Marocains non résidents en Italie viennent faire des achats pour l’exportation à Naples. Cela peut probablement s’expliquer par la distance qui sépare le Maroc de l’Italie : pour les Marocains installés au Maroc, et a fortiori pour ceux qui vivent en France et dans la péninsule ibérique, il est plus avantageux de s’approvisionner en Espagne, où certains lieux comme la ville d’Alicante semblent présenter les mêmes qualités que Naples (Tarrius, 2003).

1 Plusieurs Marocains rencontrés pratiquaient fréquemment, avec la complicité d’Italiens, des arnaques à l’assurance, qui consistaient à emporter une voiture au Maroc, à faire empocher au propriétaire italien son remboursement parla compagnie d’assurance, puis à partager les gains de la revente. 2 Suite à un accord réalisé entre une société de transports marocaine et un transporteur napolitain, trois fois par semaine, un autocar pour Khouribga quitte la place de la gare à Naples. Mais d’autres sociétés de transports, telle qu’Eurolines se chargent également du transport pour le Maroc. 218

Si les Marocains ont été les pionniers, c’est parmi d’autres groupes que s’est diffusée la pratique d’un commerce à dimension transméditerranéenne. Naples est devenue en effet une place d’achat pour des commerçants algériens, tunisiens et libyens, dont le commerce transfrontalier est l’activité principale. Les formes de circulation qu’ils mettent en place sont plus diversifiées, et les réseaux sociaux sur lesquels ils s’appuient plus complexes. Ces circulants, à la différence des Marocains, qui desservent un marché local, approvisionnent des destinations éclatées à l’échelle internationale. Il s’agit d’un phénomène social plus difficile à cerner que celui du petit commerce marocain. La circulation commerciale transnationale des Maghrébins se fonde en effet sur la capacité à circuler et à faire circuler des marchandises grâce à des réseaux sociaux, spatialement éclatés, déployés en plusieurs États. Les réseaux qui appuient ces mobilités transnationales, sont plus diversifiés que ceux des Marocains de Naples, qui mobilisent essentiellement, dans leurs déplacements, des liens villageois.

2. Algériens, Tunisiens, Libyens : des circulants transnationaux

Il est possible de relever l’existence de formes de commerce de va-et-vient entre Naples et le Maghreb dès les années 60, même si le mouvement se renforce incontestablement à la fin des années 80. Dans les sociétés maghrébines, le succès - toujours plus prononcé dans les pratiques de consommation - du produit dit d’importation a probablement été encouragé par les allées et venues des migrants, notamment de France, et par les pratiques de marchandisation des cadeaux qui les accompagnent (Aslafy- Gauthier, 2002). Plus généralement, l’émergence d’une classe moyenne et de nouveaux pouvoirs d’achat au Maghreb encourage le développement des voyages de commerce en Europe. Les marchandises sont écoulées dans des circuits de distribution parallèles, dont le développement doit être mis en relation avec la forte taxation des produits importés dans le marché officiel. En Algérie, la présence d’une économie dirigiste qui restreint fortement l’importation encourage tout particulièrement le développement de cette économie parallèle (Henni, 1988 ; Péraldi, 2001 a). Cependant, les voyages d’achat ont, jusqu’à la fin des années 80, la ville de Marseille pour principale destination. Ce sont les bouleversements des relations commerciales entre le Maghreb et la France qui sont à l’origine du développement de nouvelles places d’achat. En effet, le démantèlement du comptoir marseillais, suite à l’instauration du visa en 1986, met fin au face-à-face, institué au rythme des circulations des fourmis maghrébines, entre le quartier de Belsunce et le Maghreb (Tarrius, 1992, 2000). Il provoque une recomposition des trajectoires au profit d’autres villes comme Naples1. Dans le cas des Algériens, la

1 À propos de la diversification des réseaux d’approvisionnement maghrébins, on peut lire les travaux d’A. Tarrius, L. Missaoui J.D. Sempere Souvannavong sur Alicante, M. Péraldi et V. Manry sur Istanbul. Cependant les flux de circulation ente le Maghreb et Marseille ne se sont guère interrompus. Ils ont simplement connu des transformations à la fois dans leur composition et dans leurs destinations (Péraldi, Manry, 2001). 220 coupure avec la France s’accentue davantage au cours des années 90, avec la suspension de 2 certaines liaisons aériennes .

Du trabendiste à l’immigrant, et de l’immigrant au trabendiste : les circulations algériennes

La ville de Naples est connue des Algériens puisqu’elle se situe, depuis l’ouverture des frontières de l’Algérie en 1980, sur les routes du trabendo3. Forme de voyage orientée vers le gain (Colombo,1998), ressource pour faire face à l’érosion du pouvoir d’achat (Dris, 2002), le trabendo, terme dérivé de l’espagnol contrabando, désigne une forme de circulation commerciale des Algériens, destinée à alimenter le marché parallèle de produits d’importation. Il s’agit encore aujourd’hui d’une des activités informelles les plus pratiquées en Algérie, même si elle a beaucoup évolué avec la libéralisation de l’économie4. Au début des années 80, Naples est donc, avec Milan, une des destinations privilégiées des nouveaux porteurs de valise. La ville partage avec l’Est de l’Algérie une longue tradition d’échange de populations, s’appuyant sur l’existence historique d’une liaison maritime avec Annaba. C’est pourquoi, quand la France tourne le dos aux Algériens et que la situation socio-politique du pays se dégrade, certains choisissent naturellement de s’y installer. Il est donc possible de penser que la présence de la ville sur les routes du trabendo ait créé les structures d’opportunité favorables à une installation (Colombo, 1998). Cette installation est tardive au regard des autres flux en provenance du Maghreb (Tunisie et Maroc) : les pionniers de l’immigration algérienne à Naples s’installent vers 1988, puis leur présence se consolide vers 1992, faisant de la Campanie leur première région d’installation5. Ils proviennent de l’Est du pays (Annaba, Jijel, Guelma, Constantine, Tébessa), mais aussi de la région d’Alger, l’Ouest étant davantage capté par l’Espagne (Sempere Souvannavong, 2000). L’Italie est, à cette époque, encore accueillante. Au tournant des années 90, la ville de Naples constitue ainsi un bastion des partisans du Front Islamique du Salut, qui trouvent refuge dans le centre de Naples mais aussi dans le Rione Terra de Pouzzoles6 et, vers 1995, dans les communes de San Giuseppe et Poggiomarino (Boccolini, 2002 ; Schmoll, 1999). Plus tardivement, leur présence s’étend aux communes

2 Les vols de la compagnie Air France pour l’Algérie ont été suspendus de 1994 à 2003. Benjamin Stora parle à ce sujet de grand embargo (2001). Naples connaîtra une phase de fermeture à l’Algérie, mais elle sera plus tardive (1996), comme on le verra dans de chapitre 8. 3 Si, jusqu’à cette année, le commerce à la valise était l’apanage des migrants installés en Europe, avec l’ouverture des frontières, cette pratique se généralise (Dris, 2002). Voir aussi Bouhamidi, 1999. 4 Notamment à travers une refonte des échelles du commerce dont il sera question dans le chapitre VIII. 5 Encore aujourd’hui, la région Campanie est la première région d’installation des Algériens en Italie, ce qui constitue une anomalie au regard de la localisation des autres groupes de migrants, qui se concentrent avant tout dans les régions du Centre et du Nord (chapitre 1). 6 Quartier de la ville alors abandonné à la suite des phénomènes de bradyséisme, aujourd’hui requalifié, ce qui a provoqué le départ d’une partie des Algériens vers la zone vésuvienne. 221 de Giuliano et Bacoli, ainsi qu’aux communes septentrionales d’Acerra, Aversa et Casavatore (carte 2.15).

Graphique 2.3 - La présence algérienne en Italie et en Campanie (1993-2001)

14000

12000

10000

8000

6000 permis de séjour délivrés 4000

2000

0 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 année Italie Campanie Caritas, Dossiers statistiques (années 1995-2003), les données pour la Campanie ne sont disponible que sur la période 1996-2001

À la différence des Marocains, ce groupe conçoit sa permanence à Naples comme provisoire. Ainsi, au début des années 2000, la ville perd de sa vocation d’installation pour les Algériens, comme l’atteste la courbe de l’évolution de la présence algérienne qui montre une stagnation depuis 1999, puis une chute de la présence des Algériens en Italie, tandis que leur présence en Campanie chute dès 1997. Ceux-ci empruntent des trajectoires diverses, témoignant du déploiement transnational de leurs réseaux et de l’éclatement de la migration algérienne7. Certains se rendent dans d’autres pays d’Europe (Grande-Bretagne, Suède, Suisse) ou en Amérique du Nord, avec un bon mariage ou un statut de réfugié politique à la clef. Les activistes du FIS sont les premiers à partir. Ne restent sur place, semble-t-il, que les sympathisants, ceux qui n’étaient pas suffisamment engagés politiquement pour obtenir le précieux statut. Parmi eux, certains opèrent une mobilité seconde vers les régions septentrionales. Parmi ceux qui restent à Naples, certains tombent dans les économies criminelles de la drogue et du scippo (vol à la tire)8. Certains choisissent de mettre sur pied un restaurant ou une boutique, proposant cuirs, chaussures et textiles ou produits alimentaires, tandis que d’autres sont employés comme vendeurs-traducteurs par des grossistes autochtones.

7 La présence d’Algériens en Italie mais aussi en Espagne, en Turquie, en Angleterre ou au Canada témoigne bien en effet de l’ouverture de l’espace migratoire algérien qui marque la fin du bipolarisme franco-algérien. 8 Sur ce sujet, on peut lire aussi Colombo, 1998. 222

D’autres encore, souvent d’anciens trabendistes, jouent les têtes de pont pour les clientèles de passage. Cependant, la plupart des Algériens présents à Naples poursuit une activité de commerce transfrontalier. En effet, si la ville a perdu de son rôle d’installation, elle se situe toujours, en revanche, sur les routes du commerce à la valise. Il est possible de distinguer deux types de circulants algériens, en fonction de l’ampleur de leurs mobilités et de leur lieu d’installation principal1 : - les premiers ont pour activité principale la circulation entre l’Italie et la France, et résident dans l’un de ces pays. - les seconds commercent entre l’Italie et l’Algérie, bien que leurs itinéraires empruntent souvent la route de Marseille. Ils résident pour la plupart en Algérie.

Les hommes qui pratiquent des voyages de commerce entre Naples et la France résident souvent à Naples, dans le quartier de la gare ou en zone vésuvienne. Leur première destination commerciale est Marseille, mais Lyon et Paris sont également fréquentées. De la France vers l’Italie, ce sont essentiellement des produits communautaires qui transitent : tabac à chiquer, petit lait, menthe, en provenance de Marseille et de Lyon, sont écoulés sur les étals de la via Bologna et dans les épiceries et restaurants maghrébins du quartier. Dans la direction inverse, les flux de marchandises sont beaucoup plus importants et diversifiés. Ils se composent de produits italiens et chinois, mais aussi de contrefaçons. À Marseille, les stands du marché aux puces et les boutiques de bazar du quartier Belsunce sont régulièrement alimentés par ces marchandises en provenance de Naples. Najib, par exemple, est un habitué de ces voyages. Il tient, avec quelques amis, un stand au marché aux puces, où il propose, à même le sol, des chaussures de sport à des prix défiant toute concurrence, mais aussi quelques jeans et des paires de lunettes achetés chaque semaine dans le quartier de la gare. Bachir, âgé de 30 ans, était infirmier en Algérie. Il ne se rend à Marseille que le temps de livrer ses marchandises au marché aux puces pour repartir immédiatement à Naples, où il a su établir des contacts durables et des relations d’exclusivité avec des grossistes chinois. Samir et Youssef, deux hommes d’âge mûr, anciens chômeurs reconvertis dans les affaires, possèdent depuis déjà longtemps des boutiques de bazar à Belsunce. À Naples, ils s’approvisionnent en tapis et linge de maison. Un autre lieu de revente important des marchandises achetées à Naples est le quartier de la Porte d’Aix. Nabil approvisionne les commerçants de la rue Camille Pelletan en détecteurs de faux euros provenant des grossistes chinois de Naples. Jar, quant à lui, propose à même le sol des fripes achetées à Ercolano aux portes du marché du soleil. D’autres poussent leurs voyages de vente jusqu’à la région parisienne. Les destinations les plus fréquentées sont alors Barbès, Montreuil, Creil, Saint Denis, mais aussi les boutiques du quartier latin. D’autres encore préfèrent la vente à domicile, activité pourtant habituellement féminine. Ainsi, Nabil, deux fois par semaine, se rend de Naples à Montpellier pour approvisionner

1 Les passages d’un type de commerce à un autre sont néanmoins fréquents, comme en témoignent les histoires croisées de Mokhran et Abbes, frères trabendistes, présentées en annexe n.8 224 les femmes de sa famille et leurs amies en linge de maison et en bijoux : l’or, s’il est de même qualité des deux côtés des Alpes, est en effet moins taxé en Italie. Ces déambulations commerciales s’appuient sur les lignes de transport ferroviaire, mais surtout sur l’existence de plusieurs liaisons d’autocar organisées par les migrants et fréquentées exclusivement par des commerçants (à la différence des liaisons marocaines), qui connectent Naples à la ville de Marseille. C’est ici le règne du transport auto-produit : les autocars sont sous-loués à des sociétés de transports italiennes et ce sont les migrants qui organisent le voyage, touchent les bénéfices ou, parfois, subissent les déficits. Les voyages s’organisent selon des préférences régionales. Il est ainsi possible de distinguer les autocars organisés et fréquentés par des Constantinois de ceux des Bônois. Seuls les Algérois (catégorie dans laquelle on range généralement tous ceux qui sont ni de la région de Constantine ni de celle d’Annaba) se répartissent dans les deux autocars selon leurs connaissances et affinités personnelles. Les personnes interrogées expliquent cette répartition en termes de confiance. Cependant, cette confiance a des limites, et les voyages sont toujours des voyages individuels : une fois quitté l’autocar, ces commerçants voyagent seuls, leurs gains et leurs dépenses sont personnels et confidentiels, et ils ne livrent pas facilement les secrets du métier, ni le contenu de ce qu’il transportent dans leurs cartons.

Le deuxième type de circulants algériens, qui correspond à ceux dont l’activité principale se déroule en Algérie, réside rarement à Naples. Ces commerçants voyagent grâce à des visas d’affaire ou de tourisme. Nourredine, par exemple, est de Jijel et, comme la plupart des passagers qui empruntent l’autocar, ne possède pas de permis de séjour, mais un visa pour commerce. Il effectue le voyage d’Alger à Marseille puis de Marseille à Naples deux à trois fois par mois, pour acheter des chaussures de sport dans le quartier de la gare. Quant à Abdelmalik, âgé de 40 ans et originaire de Tébessa, il vend des vêtements classiques de facture italienne à la frontière tuniso-algérienne, avec une fréquence d’un aller-retour par semaine. À ce sujet, la série de changements politiques au Maghreb à la fin des années 80 et notamment la signature du traité de Marrakech (17 février 1989) entre les cinq membres de l’Union du Maghreb Arabe (UMA), dont l’une des principales clauses est la libéralisation de la circulation des personnes, a généré une intensification des dynamiques d’échanges transfrontalières (Boubakri, 2000). Les marchés transfrontaliers d’Algérie, mais aussi de Tunisie et de Libye ont fleuri au cours des années 90, et ne sont pas les derniers à proposer des produits italiens.

225

Photographie 2.4. – Dans une boutique d’Annaba, des chaussures chinoises achetées à Naples

photographie offerte par un passager de « l’autocar des Bônois »

Tableau 2.11 Liaisons aériennes entre Alger et l’Italie

Trajet Fréquence Compagnie Alger-Rome Bi-hebdomadaire Air Algérie Alger-Rome Bi-hebdomadaire Alitalia Alger-Milan Bi-hebdomadaire Air Algérie Alger-Milan Bi-hebdomadaire Alitalia Compagnies aériennes, 2003

227 Ainsi, les circulations algériennes à Naples sont des circulations essentiellement masculines (les commerçants domiciliés en Algérie peuvent très exceptionnellement être accompagnés par leur épouse) et individuelles, qui se basent sur un triptyque Italie-France- Algérie. Il est remarquable que, malgré le détournement de certains flux commerciaux, la ville de Marseille conserve une centralité dans les routes algériennes : cela fait émerger à la fois le rôle logistique de la ville en tant que plate-forme de redistribution des flux entre l’Europe et l’Algérie, mais aussi l’importance des relations sociales établies entre les Algériens d’Italie et ceux de France, ce qui nous met sur la piste de l’existence de liens transnationaux fort entre la France, l’Algérie et l’Italie.

Cependant, une autre destination de vente, plus secondaire, mérite d’être signalée : il s’agit de la Tunisie, où certains choisissent d’écouler tout ou partie de leurs produits. Le choix de cette destination concerne aussi bien des commerçants installés en Italie que des commerçants domiciliés en Tunisie. Dans ce cas, les trajectoires évitent exceptionnellement la route de Marseille et empruntent la liaison maritime Naples-Tunis. En comparaison avec celle des Algériens, la circulation des Tunisiens est un phénomène bien plus hétérogène.

Les circulants tunisiens

À Naples, la circulation tunisienne est non seulement le phénomène le plus important numériquement au regard des autres circulations maghrébines, mais aussi le plus complexe socialement. Tout d’abord, les circonstances de leur venue à Naples diffèrent de celles qui caractérisaient les circulations algériennes. Dans le cas des Algériens, l’existence d’une ligne maritime entre Naples et Annaba avait pu favoriser les premiers voyages d’achat. Dans celui des Tunisiens, cette relation d’échange historique n’avait pas lieu avec Naples, mais avec la Sicile. En effet, il existe en Tunisie une longue tradition de commerce transfrontalier avec la Sicile, favorisée par leur proximité spatiale (140 km séparent les deux continents) et surtout par l’existence de liaisons maritimes régulières entre Naples et Trapani depuis les années 70. De nombreux témoignages recueillis en Tunisie rapportent l’existence de ces voyages d’achat qui pouvaient être effectués avec une certaine fréquence. Ces voyages étaient parfois alternés avec des déplacements à Marseille, où les marchandises proposées (des vêtements classiques et de sport) présentaient une certaine complémentarité avec les marchandises achetées en Sicile (des vêtements classiques, mais surtout des produits d’ameublement et de décoration). Au cours des années 80, les premières installations de Tunisiens dans l’agglomération de Naples (communes de Naples, d’Acerra, de Frattamaggiore, de Palma Campania, île d’Ischia, carte 2.17), qui contribuent à colporter la réputation de la ville outre- Méditerranée, ainsi que la fermeture de Marseille, entraînent le déplacement vers Naples de certains flux d’acheteurs qui se rendaient habituellement en Sicile et en France.

228

Graphique 2.4 -La présence tunisienne en Italie et en Campanie (1990-2002)

60000

50000

40000

30000

20000 permis de séjour délivrés

10000

0 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 année

Italie Campanie Caritas, 1990-2002, les données pour la Campanie se sont disponibles que sur la période 1996-2001

Depuis 1998, les circulations maritimes entre l’Italie et la Tunisie ne cessent de se développer : aux liaisons traditionnelles qui mettaient en relation Gênes et Trapani au port de Tunis, sont venues d’ajouter de nouvelles lignes maritimes (au départ de Naples, Salerne, Palerme, La Spezia et Trapani), comme on peut le voir sur le tableau 2.12. Ainsi, les circulants qui s’approvisionnent à Naples n’empruntent pas nécessairement la ligne Naples-Tunis, mais choisissent plutôt leur lieu de départ en fonction du jour de leur retour en Tunisie (tableau 2.15). Les lignes aériennes régulières, qui de Tunis les mènent à Rome et Milan, ou encore les nombreux charters qui de Tunis et Djerba, permettent de se rendre directement à Naples, sont également empruntés (tableau 2.13).

230 Tableau 2.12 Le développement des lignes maritimes entre la Tunisie et l’Italie

Compagnie Avant 1998 1998 2003 Medmar-Lauro Trapani-Tunis Trapani-Tunis Trapani-Tunis Naples-Tunis Naples-Tunis La Spezia-Tunis La Spezia-Tunis Grimaldi Gênes-Tunis Gênes-Tunis Gênes-Tunis Tirrenia Trapani-Tunis Trapani-Tunis Trapani-Tunis Grimaldi Napoli Salerne-Tunis Trapani-Tunis Palerme-Tunis

Source : Compagnies maritimes, 2003

Tableau 2.13 Liaisons aériennes entre la Tunisie et l’Italie

Trajet Fréquence Compagnie Tunis-Rome Quotidienne Tunisair Tunis-Rome Quotidienne Alitalia Tunis-Milan Quotidienne Tunisair Tunis-Milan Quotidienne Alitalia Tunis-Naples ; Tunis-Rome ; Aléatoire Diverses (nombreux Tunis-Milan ; Djerba- charters) Naples ; Djerba-Rome ; Djerba-Milan Source : compagnies aériennes, 2003

Tableau 2. 14 Statistiques du port de Trapani (données disponibles jusqu’en septembre 2003)

Année Passagers arrivés de Tunisie Passagers au départ pour la au port de Trapani Tunisie au port de Trapani 2001 28400 28492 2002 28691 30573 2003 28980 32410 source: Grimaldi-Napoli, 2004

231 Tableau 2.15 - Les jours de départ des liaisons Italie-Tunisie

Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi Samedi Dimanche Naples-Tunis AR (MedMar) Trapani-Tunis A A (Medmar) (été) (hiver) R R (hiver) (été) Trapani-Tunis AR (Tirrenia) Gênes-Tunis ARAR (Grimaldi) La Spezia-Tunis RA (Medmar) Salerne-Tunis AARR (Grimaldi-Naples) Trapani-Tunis A (Grimaldi-Naples) seulement l’été pas de retour Palerme-Tunis AR (Grimaldi-Naples) A= aller (dans le sens Italie-Tunisie) R= retour (Tunisie-Italie) Source : compagnies maritimes

Les itinéraires sont donc variables, mais il est fréquent que les circulants commerciaux effectuent leurs allers en avion, et empruntent la voie maritime au retour. En effet, il est beaucoup plus facile de transporter une quantité importante de marchandises avec soi par bateau, plutôt que par voie aérienne. Les statistiques à notre disposition, qui ne concernent que le trafic maritime entre Trapani et Tunis, corroborent cette hypothèse. En effet, ces données mettent en évidence que les départs de l’Italie vers la Tunisie sont plus nombreux que les voyages effectués dans le sens inverse (tableau 2.14). En 2002 par exemple, 30573 passagers ont quitté Trapani pour Tunis, tandis qu’ils étaient 28.691 dans la direction inverse. Les courbes n.5 a et 5 b, qui indiquent respectivement les minimums de départs et d’arrivées au port de Trapani sur 3 ans, attestent également de cette prédominance des voyages en direction de la Tunisie sur les voyages effectués dans l’autre direction. En outre, le tableau 2.14 permet de mettre en évidence une augmentation des circulations maritimes de 2000 à 2003, de 1% par an dans la direction Tunis-Trapani, mais de 6% par an dans la direction inverse. L’importance de l’augmentation des voyages dans une direction (Italie-Tunisie) plutôt que dans l’autre permet de renforcer l’hypothèse -bien que l’on ne puisse pas affirmer de manière catégorique que ces voyages correspondent à des voyages de commerce- qu’il y a eu, ces dernières années, un développement des circulations commerciales entre l’Italie et la Tunisie, du moins en ce qui concerne les liaisons avec la Sicile.

232 Graphique 2.5 a et b- Minimum des départs et des arrivées au port de Trapani pour la Tunisie (2001-2002-2003)

curva dei punti minimi anni 2001/2002/2003

8000

7000

6000

5000

4000 passeggeri partiti

3000

2000

1000

0

o io o le o o e ai rz ri n re re n ra a p g glio b bre b n a iu lu m o e bb m g agost e ott g fe maggio tt cembr se novem di mesi

curva dei punti minimi - anni 2001/2002/2003

7000

6000

5000

4000

minimi

3000

2000

1000

0 gennaio febbraio marzo aprile maggio giugno luglio agosto settembre ottobre november dicembre mesi

Source : Grimaldi-Napoli, 2004

233 En Tunisie, la circulation commerciale transfrontalière, qu’elle soit dirigée vers Naples ou d’autres places commerciales en Méditerranée (Libye, Turquie, Syrie, Espagne,…), est un phénomène important et de plus en plus diffus. Selon les entretiens effectués à Naples et en Tunisie, la plupart des commerçants tunisiens proposant dans leur boutique des produits dits d’importation, passent par des canaux informels, qu’ils se déplacent directement pour s’approvisionner ou bien qu’ils passent pas des semi-grossistes. Cela ne signifie pas que toutes les marchandises étrangères proposées en Tunisie proviennent du commerce informel transfrontalier, mais qu’une partie du chiffre d’affaires des commerçants est réalisée par ce biais. Les circulants tunisiens à Naples proviennent des grandes et moyennes villes de toutes les régions, même si la capitale joue un rôle important dans les flux, ce qui reflète son poids dans la distribution de la population tunisienne. Il est possible de distinguer quelques-unes de ces filières qui mettent en relation la ville de Naples avec différents lieux en Tunisie :

La première est la filière Naples-Nehj Zarkoun. Durant les années 80, les espaces consacrés exclusivement à la marchandise italienne (souk Italia) se développent sur tous les marchés tunisiens. Dans la médina de Tunis, le quartier de Nehj Zarkoun (rue Zarkoun) se spécialise dans les produits napolitains, en particulier les contrefaçons de marques 1 américaines et italiennes . Salim, par exemple, possède depuis 10 ans l’un des plus beaux magasins du quartier. Bâti sur trois étages, il propose un habillement pour hommes à la fois sportif et raffiné. Salim nous montre les produits achetés à Naples : chaussures en cuir, sacs provenant de chez Sergio Cerruti, qui a une boutique de vente en gros sur la piazza Garibaldi (et qui ne doit pas être confondu avec le célèbre Nino). Certains des commerçants de Nehj Zarkoun, comme Salim, viennent s’approvisionner directement à Naples (quatre d’entre eux possèdent une licence d’import-export et organisent des conteneurs). Cependant, la plupart d’entre eux a recours à des intermédiaires spécialisés dans la vente d’articles en semi-gros. Ces intermédiaires sont une douzaine au total. Ils sont appelés intermédiaires de Zarkoun, car ils se chargent essentiellement de l’approvisionnement de ce quartier. Magdi, âgé de 33 ans, est l’un d’entre eux. Né dans le quartier de Nehj Zarkoun, il fait du commerce depuis l’âge de 13 ans. Dans un premier temps, il travaille à Marseille, comme vendeur à la sauvette de parfums, puis à l’âge de 23 ans (en 1994), il commence à se rendre régulièrement à Naples. Désormais grossiste, il possède un dépôt dans le quartier El Mourouj 3 à Tunis d’où il approvisionne certains commerçants de Zarkoun. Il vend essentiellement des chaussures et des vêtements pour hommes (chemises classiques italiennes et pantalons levi’s), mais accessoirement il achète

1 Il est difficile de statuer exactement en quelle année les commerçants ont commencé à s’approvisionner en Italie. Pour certains interlocuteurs, la circulation commerciale débute en 1975. Pour d’autres, ce n’est que vers 1980-1981 que les commerçants exploitent cette filière. En 1997, la création du marché Moncef Bey, qui vise à assainir et à désengorger la rue Zarkoun provoque un déplacement d’une partie des commerçants de Zarkoun vers ce nouvel espace commercial. Pendant un temps, cette délocalisation a contribué a renforcer la spécialisation de la rue Zarkoun dans la marchandise italienne, tandis qu’à Moncef Bey (867 stands) étaient essentiellement proposées des marchandises turques et chinoises. 234 quelques vêtements pour femme, ou encore achète auprès de la Fiat quelques pièces détachées de voiture. Magdi qui se rend à Naples une fois par semaine, loge dans les hôtels du quartier de la gare entre deux et trois jours. C’est en effet une particularité des intermédiaires de Zarkoun que de vivre à mi-temps, pour reprendre l’expression de l’un d’entre eux, en Tunisie et en Italie. L’histoire d’Amin est révélatrice à cet égard. Âgé de 39 ans, il fait du commerce depuis 1973 : à l’âge de huit ans, il tient déjà un étal au souk des jouets à Tunis. Il travaille ensuite dans une boulangerie dans le quartier de Khaznadar et, à partir de 1981, jusqu’en 1986, fait du commerce à la valise entre la France (Puces de Clignancourt, Belsunce) et la Tunisie. À 22 ans, il obtient une licence d’import-export et commence à vendre en gros aux commerçants de Nehj Zarkoun. Dans un premier temps, il importe sa marchandise de Nice (essentiellement des chaussures de sport). En 1986, il commence ses voyages à Naples, ville qu’il connaissait déjà puisqu’il était venu rendre visite à des compatriotes en 1982. En 1990, il obtient un permis de séjour et systématise ses allées et venues. Aujourd’hui il possède un dépôt dans le quartier de Soukra et, si l’essentiel de sa clientèle se trouve à Zarkoun, il approvisionne également des commerçants de Sousse, de Bizerte et de Sfax. En Tunisie, il est marié et vit au Bardo. A Naples, il partage un appartement dans le Vasto avec quelques compatriotes. Un second type de circulation concerne les migrants installés à Naples qui revendent en Tunisie des marchandises italiennes. Certains possèdent leurs propre boutique, tenue et gérée par un ami ou un membre de leur famille, tandis que d’autres approvisionnent d’autres commerçants. La fréquence de ces voyages est très variable car la circulation peut être un métier à temps plein, comme elle peut représenter une activité occasionnelle. Un autre type de circulation est celui des femmes tunisiennes qui, à la différence des hommes, et tout particulièrement lorsqu’elles ne voyagent pas accompagnées de leurs maris, se déplacent en grappe, selon l’heureuse formule d’Hassen Boubakri (Boubakri, 2003). Ainsi, un groupe de cinq femmes provenant de Nice se rend chaque semaine à Naples pour un voyage d’achat. Les produits sont ensuite écoulés sur les marchés de la Côte d’Azur. Cependant, le réseau féminin le plus important que nous ayons pu identifier provient directement de Tunisie : il s’agit d’un groupe d’une quarantaine de femmes, qui voyagent toujours en groupes de 2 à 6 personnes, provenant de la ville de Sousse en Tunisie. L’existence du même type de collectif en provenance d’autres villes de Tunisie nous a été signalée à plusieurs reprises.

235 Photographie 2.5 -Le célèbre Sergio Cerruti, place de la gare…

C.S, octobre 2001

Dans les circulations féminines, seules les femmes qui ont une expérience d’installation en Italie échappent à la règle du voyage en groupe2. Loubna, par exemple, est âgée de 42 ans et a vécu aux environs de Rome pendant 18 ans. Après son divorce en 1999, elle s’est ré- installée en Tunisie avec ses trois filles. Depuis lors, elle achète environ tous les deux mois des vêtements à Naples, qu’elle revend ensuite dans sa villa de Chebba. D’autres types de circulations, à la fois féminines et masculines, méritent d’être signalés. Il s’agit de circulations ponctuelles, parmi lesquelles il est possible de distinguer celles de shopping transnational de celles, annuelles ou bi-annuelles, des immigrants de retour en Tunisie. En effet, les Tunisiens installés en Italie viennent, sur le chemin du retour, s’approvisionner à Naples en toutes sortes de produits, avant de prendre le bateau

2 Nous chercherons à en éclairer les raisons dans le chapitre 9. 236 ou l’avion. Pour ces migrants, le commerce peut représenter une sorte d’activité complémentaire qu’ils exercent lors de chaque séjour au pays. Issane vit à Turin depuis 1990, en compagnie de son épouse qu’il a fait venir par le biais du regroupement familial. Il exerce officiellement la profession de plombier, mais avant chaque départ en Tunisie, il se rend à Naples pour faire des achats, qu’il achemine ensuite vers sa ville de Mehdia. Pour ces immigrants, la distinction entre voyage de commerce et achat à des fins de consommation personnelle et familiale est parfois difficile à établir. Halima par exemple, a immigré en Italie en 1992. Âgée de 40 ans, elle est mariée et s’est installée, avec ses parents, son mari et ses enfants à Bologne. Elle a récemment décidé d’acheminer des marchandises entre Naples et Monastir, où elle vient d’acheter une maison. Pour elle, il s’agit à la fois de meubler son nouveau logement, mais aussi de pratiquer un commerce de vêtements italiens auprès de ses amies et voisines. Issane et Halima ont par ailleurs un point commun : Naples a été pour eux la première étape de leur parcours migratoire en Italie. Ainsi, à travers l’activité commerciale, un lien est maintenu avec la ville, malgré le parcours de mobilité seconde entamé. Ces exemples montrent aussi que Naples n’est pas seulement un lieu d’achat pour des commerçants, elle est aussi une destination de shopping transnational. En effet, au-delà de la situation des migrants installés en Italie qui pratiquent des voyages d’achat de retour au pays, des touristes, qui appartiennent à des couches diversifiées de la société tunisienne, se rendent ponctuellement à Naples pour faire des emplettes. Des personnages issus de grandes familles, proches des cercles du pouvoir, se font accompagner gratuitement par les migrants installés à Naples, parfois en échange de faveurs, entre deux visites touristiques en Italie. D’autres voyages font figure de véritables tours organisés. Des Tunisiens basés à Naples se chargent ainsi chaque année de voyages tout compris dans les centrales d’achat, sorte de shopping géant, pour des groupes de 40 à 50 personnes, Tunisiens et surtout Tunisiennes. De fait, l’existence de ce tourisme d’achat diffus montre bien que le temps où la consommation de produits d’importation était l’apanage du migrant ou des classes les plus aisées est bien fini. En effet, de plus en plus de jeunes filles tunisiennes issues de classes moyennes ou aisées viennent constituer leurs trousseaux de mariage à Naples, où elles achètent parures, vêtements, objets d’ameublement et de décoration, électroménager et linge de maison. C’est le cas de Nadia et Sabrina, deux sœurs, qui voyagent en compagnie de leur mère, Om El Kheir. Elles proviennent de Tunis, où elles vivent dans le quartier bourgeois d’El Menzah. Elles sont venues à Naples pour constituer le trousseau de mariage de la cadette qui doit se marier très prochainement. 15 000 dinars (soient environ 12.500 euros) ont été dépensés, entre vêtements, bijoux et services en cristal. Elles font montre d’une certaine condescendance à l’égard des Tunisiens immigrés en Italie : Nous, on a pas besoin d’émigrer, insistent-elles, afin de bien marquer leur différence. Un autre type de circulation commerciale peut encore être distingué. Il s’agit de celle des employés de compagnie de transport tunisiens, qui bénéficient de ce qu’on pourrait nommer une rente de situation, dans la mesure où leur emploi leur permet de jouir de certains avantages. D’une part, ils ont la liberté de voyager. Surtout, en particulier dans le cas de Fouad, ils exercent un véritable pouvoir sur les migrants qui résident à Naples.

237 Fouad est en effet un des hommes-clefs du passage de marchandises au port de la Goulette. Officiellement en charge du trafic des passagers, il est, en échange de services rendus aux circulants, accueilli régulièrement à Naples pour des voyages d’achat tous frais compris : il y a un mois et demi, j’ai dépensé 500 euros de restaurant pour lui et ses copines, déclare ainsi Sofiane, migrant installé à Naples qui a besoin de l’appui de Fouad pour faire passer ses marchandises en Tunisie. Fouad envoie aussi régulièrement des amies faire des voyages de shopping et n’hésite pas à demander à Sofiane de se charger gracieusement de leur accompagnement. Autre catégorie parmi ces circulants rentiers, les employés des compagnies aériennes. L’extension de leurs mobilités, qui ne se limitent pas au bassin méditerranéen mais couvrent d’autres continents, est liée à leur possibilité de voyager gratuitement ou à des tarifs avantageux. Ces employés des compagnies aériennes s’organisent généralement en binôme avec leur épouse, qui est commerçante et possède une boutique. Omar, par exemple, est un employé de la Tunisair. Sa femme possède une petite boutique à Tunis qu’Omar approvisionne régulièrement en vêtements achetés à Naples. Il se rend sur place environ trois fois pas mois, mais sa femme se charge également des déplacements, avec la même fréquence. Spécialisés dans l’habillement et l’accessoire féminin, ils achètent presque toutes leurs marchandises à Naples, à l’exception des robes de soirée qu’ils trouvent dans le Sentier parisien. Omar ne limite pas ses circulations aux pays méditerranéens : il a travaillé en Thaïlande (Bangkok, Phuket, Pataya, je joins l’utile à l’agréable, dit-il), en Corée du Sud, en Inde, mais à présent, il dit se sentir trop vieux pour entreprendre de tels déplacements. Quant à Farid, il est agent d’accueil à l’aéroport de Tunis. Il alterne ses déplacements, d’une fréquence bi-mensuelle, avec sa femme, qui possède une boutique à Tunis. Farid justifie son activité de la manière suivante : je fais ce travail parce que j’ai les billets gratuits alors il faut bien en profiter, et puis je suis payé 650 dinars/mois, avec deux enfants et un loyer de 350 dinars3, il ne me reste rien…. Farid connaît de nombreuses destinations : New York (pour les marques pas chères : Calvin Klein, Ralph Lauren), Bangkok (pour les contrefaçons), Bombay… Par contre, il entend ne jamais aller à Istanbul, ce qui témoigne d’une volonté de distinction sociale par rapport aux autres circulants : selon lui, il y a trop de femmes, et surtout trop d’Arabes là-bas.

3 Soient respectivement environ 520 et 280 euros 238

Le développement des circulations libyennes

Naples est également un lieu d’achat pour des populations libyennes. En Libye, le commerce transfrontalier s’est développé à partir de 1988 avec la levée de l’interdit sur le commerce privé (interdit depuis 1973). Cette libéralisation partielle de l’économie a entraîné un développement des voyages d’achat vers Malte, l’Egypte et la Tunisie1 (Martinez, 2000 ; Boubakri, 2000). Même si, pendant l’embargo, le pouvoir d’achat des Libyens a chuté, cette circulation s’est poursuivie2. Cependant, ce n’est qu’après la chute de l’embargo, avec la levée du blocage aérien, que les circulations de Libyens se sont dirigées vers l’Italie. Bien que nous ayons pu identifier quelques commerçants à la valise, il s’agit essentiellement d’une circulation de grands commerçants titulaires d’une licence d’import-export. En effet, depuis 1999, la libéralisation de l’économie libyenne s’est poursuivie. L’État a levé le monopole de l’importation de produits finis3, ce qui permet aux sociétés ayant une licence de grossiste de développer des relations de commerce avec l’Italie4. Ces importateurs, souvent d’anciens employés d’état, proviennent généralement de la ville de Tripoli. Il s’agit toujours d’individus ayant un pouvoir d’achat relativement élevé, en comparaison aux autres Maghrébins. Ils voyagent par avion et expédient leurs marchandises par conteneur. Ali, par exemple, possède une société d’import-export et se rend à Naples en avion, via Rome, environ une à deux fois pas mois, muni d’un visa pour affaires. Il possède, en association avec ses trois frères, deux boutiques à Tripoli, l’une de chaussures classiques pour hommes, femmes et enfants, et l’autre d’accessoires pour femme (maquillage, sacs,…). Il exerce également une activité de semi-grossiste, en fournissant du matériel à des salons de coiffure et des esthéticiens. Il alterne les voyages d’achat avec l’un de ses frères, tandis que les deux autres se chargent de l’entretien des boutiques. Cette fois-ci, Ali voyage en compagnie de sa sœur, qui vient de soutenir un master de sciences économiques et voudrait devenir professeur à l’université. Elle a un goût particulier, affirme-t-il, elle a du flair pour choisir les produits. Auparavant, les frères s’approvisionnaient en Syrie (Damas) et en Tunisie (Sfax) mais depuis 2000, ils font leurs achats exclusivement à Naples. Ali dépense environ 20.000 dollars par voyage. Bien que ces transactions puissent avoir une allure de légalité, elles s’accompagnent de formes de commerce parallèle. Tout d’abord, les voyages sont l’occasion d’importants shoppings qui peuvent ensuite être écoulés dans les circuits de distribution parallèle. De plus, les importateurs ne suivent pas à la lettre les règles imposées par les codes du

1 La circulation commerciale entre la Libye et la Tunisie a pu se développer grâce une série de changements politiques au Maghreb à la fin des années 80 et notamment la signature du traité de Marrakech entre les cinq membres de l’Union du Maghreb arabe (UMA), dont l’une des principales clauses est la libéralisation de la circulation des personnes (Boubakri, 2000). 2 L’embargo sur la Libye a débuté le 21-01-1992. La plupart des sanctions ont pris fin le 05-04-1999. 3 Décret 242 d’août 1999 (Chambre de commerce franco-arabe) 4 8 % des exportations italiennes en Libye concernent des produits manufacturiers (Chambre de commerce italo-arabe). 240 commerce. Avec la complicité du transitaire italien et des douaniers des ports d’arrivée, les commerçants font régulièrement passer des marchandises pour lesquelles ils n’ont pas d’autorisation d’achat, car en Libye, les importations sont encore strictement réglementées par types de produit. Par ailleurs, il n’est pas rare que ces grossistes libyens sous-louent à des commerçants à la valise des espaces dans leurs conteneurs.

Tableau 2.16 Liaisons aériennes entre la Libye et l’Italie

Trajet Fréquence Compagnie Tripoli-Rome Tri-hebdomadaire Libyan Arab Airlines Tripoli-Rome Tri-hebdomadaire Alitalia Tripoli-Milan Hebdomadaire Libyan Arab Airlines Tripoli-Milan Tri-hebdomadaire Alitalia Compagnies aériennes, 2003

Les différentes situations présentées dans ce paragraphe sur les circulants commerciaux permettent de faire émerger la complexité sociale de la circulation commerciale qui, bien qu’elle s’organise suivant des micro-réseaux, semble avoir un impact non négligeable sur les sociétés de provenance de ces migrants. La circulation commerciale transnationale touche des hommes comme des femmes (même s’il faut reconnaître que, parmi les femmes, seules les Tunisiennes semblent avoir véritablement droit de cité à Naples) ; mais aussi des individus aux situations légales et aux statuts sociaux fort différents (licences commerciales, visa, permis de séjour, grand commerçant international/fourmi). La fréquence de leur déplacements varie. Les réseaux familiaux sont importants (on peut même parler, dans certains cas, de circulation familiale), mais non suffisants. Les circulations se basent aussi sur des appartenances plus larges : régionales, dans le cas des Algériens, nationales, appartenances de genre pour les femmes de Nice et de Sousse. Les lieux de résidence des circulants sont également fort divers : personnes installées au Maghreb qui se rendent à Naples pour s’approvisionner, migrants installés en Italie ou dans d’autres pays de l’Europe Schengen. Par ailleurs, le fait que les migrants dont le lieu de résidence est Naples ou un autre lieu en Italie pratiquent également la circulation commerciale permet de dépasser une opposition entre ancrage local et mobilité, entre immigration et circulation, au sens où l’on peut être installé en Europe tout en étant mobile et en bénéficiant de réseaux déployés dans différents lieux. Cette diversité des statuts et des situations est un des aspects qui permet de parler d’une communauté transnationale maghrébine liée au commerce, et sur laquelle nous reviendrons plus loin. À l’échelle du quartier de la gare, envisager l’existence de ces différents réseaux qui gravitent sur Naples permet d’engager le double regard sur les territoires des mobilités qui a été présenté dans la première partie de ce travail. En effet, à la lumière des différents

241 types de circulation évoqués, le quartier se présente à la fois comme un carrefour, un croisement de réseaux, et comme un pôle dans des territoires réticulaires en Méditerranée. Le paragraphe suivant aborde les effets de ces circulations sur l’organisation des activités et espaces commerciaux à l’échelle locale, dans le quartier de la gare de Naples.

II. L’OFFRE COMMERCIALE ET D’ACCUEIL AUX CIRCULANTS : LA TRANSFORMATION DU QUARTIER DE LA GARE

L’expansion de ces réseaux a eu pour effet des transformations très importantes dans le quartier de la gare, et en particulier l’émergence d’une véritable offre commerciale et d’accueil aux circulants. Il est possible de distinguer, parmi les sédentaires qui participent à cette offre dans le quartier de la gare : - les commerçants et hôteliers implantés sur place qui constituent l’offre commerciale et de logement. - les commerçants étrangers, qui disposent de réseaux sociaux plus éclatés et moins centrés sur le local que les autochtones, ce qui peut expliquer, dans une certaine mesure, leur présence toujours plus importante sur la place marchande, comme nous le verrons dans le cas des Chinois. - toute une série de petits métiers intermédiaires qui assurent la prise en charge des circulants.

1. Grossistes et hôteliers italiens du quartier de la gare, dynamisés par la circulation

Au cours des années 70 et 80, le quartier de la gare subit un fort déclin lié à la crise socio-économique générale de la ville et à la délocalisation du commerce de gros au CIS. La mise en relation de cette crise du quartier avec le développement des économies circulatoires permet de comprendre la participation des autochtones à la nouvelle dynamique qui se met en place et qui fait du quartier un lieu d’approvisionnement et d’accueil important. Cela permet d’infléchir notre interprétation de la situation du quartier de la gare au cours des années 80 et 90. Si la tendance générale est bien celle d’une crise, certains grossistes, mais aussi d’autres commerçants (restaurateurs, hôteliers...), parviennent à tirer profit de la circulation commerciale des migrants qui prend alors son essor. Pour les commerçants italiens, et en fonction de leur situation financière et commerciale, trois cas de figure se présentent : fermer boutique précocement, mettre en place des stratégies d’adaptation, ou encore sous-louer ou vendre un établissement à bon prix, quand la vocation de lieu d’achat du quartier se confirme.

242 Certains, fragilisés par la crise, vendent leur boutique et quittent le quartier, dès les années 80. Durant les entretiens, les commerçants et hôteliers insistent ainsi sur la disparition progressive des petits commerces de proximité dans le quartier. Carlo, gérant d’hôtel, déclare: Tu vois combien de pharmacies on a dans le quartier : eh bien avant il y en avait le double, elles ont toutes fermé leurs portes. Le quartier est trop dégoûtant … et puis maintenant il ont « leur » pharmacie (il rie et montre du doigt une épicerie marocaine qui est couramment appelée farmacia parce que son propriétaire vend des médicaments et des produits d’hygiène). Comme certains pharmaciens, les bouchers du Vasto ont déserté, remplacés par des bouchers tunisiens ou algériens halal. Cette évolution est souvent vue d’un oeil négatif. Ainsi, un portier d’hôtel interrogé sur l’évolution du quartier, déclare : questa non è evoluzione, è in-voluzione (ce n’est pas une évolution, c’est une régression) On retrouve le même type de constat, dans les déclarations de Carlo, grossiste en habillement, qui parle d’une régression totale du quartier. Les propos de Carmelo, épicier, sont plus mitigés. Il reconnaît la participation des étrangers à la renaissance du quartier, tout en déplorant de devoir lutter péniblement pour conserver sa boutique : Au début les extra-communautaires venaient faire leurs courses chez nous, et honnêtement ce sont eux qui ont fait renaître le quartier, ils ont ouvert tout ce qui était fermé, même les caves dans les sous-sols ! maintenant ils se sont organisés, ils ne pensent plus à nous, ils ont leurs propres épiceries…et, de toute façon, qu’est-ce-qu’on gagne avec eux ? pour un demi-litre de lait ils te demandent un sac plastique, et les sacs plastique c’est cher, alors tu penses si on gagne, et puis on sait ce qu’ils vont faire avec les sacs plastique…ils les vendent ! Quoi qu’il en soit, les commerçants du quartier reconnaissent généralement que la crise du quartier a précédé la venue des étrangers et que sa dégradation a peu à voir avec la présence des migrants : ça n’est pas la faute des étrangers si le quartier est mal en point. C’est la nôtre, c’est nous qui avons pourri le quartier, ensuite ils sont venus ! dit ainsi Renato, patron de bar. Alors que certains ferment boutique, d’autres commerçants locaux mettent en place des stratégies d’adaptation à cette nouvelle dynamique. La première stratégie consiste à adapter ses produits aux goûts de la nouvelle clientèle et à se spécialiser dans une offre de marchandises en mesure d’attirer les circulants commerciaux. À la Duchesca, dont les commerçants étaient, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, spécialisés dans la vente d’objets décoratifs et d’ameublement, les boutiques se lancent dans la vente de cuirs et vêtements. Ainsi, de 1999 à 2004, sur les neuf boutiques de décoration situées sur la place Mancini, trois ont troqué leurs lampadaires contre des chaussures, comme on peut le voir sur la carte 2.19. De même, les bijouteries se sont multipliées dans le quartier de la gare. Désormais, dans les vitrines, les crucifix côtoient les mains de Fatma, les inscriptions du Coran et les diadèmes de mariage (voir la carte 2.21).

243 Photographie 2.6 - Une boucherie locale devenue halal

C.S, janvier 2002 Photographie 2.7 - Idea per viaggiare, une boutique qui résiste

C.S, juin 2000

244

Cette souplesse fulgurante de l’évolution des commerces, qui ont su rapidement s’adapter aux exigences de la demande, surprend et ne peut s’expliquer que par la crise que connaissait alors le quartier. Cependant, parmi les spécialités historiques du quartier, certaines n’ont pas périclité : ainsi, la vente d’articles de voyage (sacs, valises,…) est florissante, sans qu’il soit difficile d’en deviner les causes. Le marché de la lingerie et du linge de maison semble également trouver son compte dans la présence de ces étrangers, et en particulier des étrangères. Le commerce de babioles et de petits jouets, destiné à une clientèle de commerçants de rue marocains, fleurit dans le quartier de la Porta Nolana.

Quant au commerce de gros dans le quartier de la gare, il ne disparaît pas complètement avec la délocalisation des grossistes à Nola, mais se reconvertit dans l’approvisionnement d’une clientèle étrangère. Certains reconnaissent volontiers le rôle- clef de ces circulants dans le bon fonctionnement de leur entreprise : selon les témoignages de certains grossistes, l’arrivée de ces acheteurs étrangers dans les années 80 a même représenté une véritable opportunité, un âge d’or. L’année 86, en particulier, qui est celle de l’instauration du visa pour la France, correspond au déclenchement d’une véritable ruée vers Naples. Maria, productrice et grossiste en ameublement et objets de décoration nous explique le choc que ce débarquement a été pour elle : ça s’est passé comme ça, brusquement. Des centaines de maghrébins. Ils achetaient tout, tu comprends ? Ils ne s’intéressaient pas à un type de marchandise en particulier. Un jour ils faisaient les chaussures, l’autre jour les vases,…tout !…ensuite on a pris deux employés algériens et on a commencé à faire de l’exportation en Tunisie. Ils nous ont sauvé la boutique et le quartier. Carlo, grossiste en linge de maison, déclare ainsi au sujet d’un groupe de femmes maghrébines : elles venaient par groupe, en camionnette. Elles payaient cash. Elles discutaient jamais le prix…une aubaine ! et nous toujours habitués à discuter sur tout… Les déclarations de certains hôteliers vont dans le même sens : notre activité est liée aux étrangers, et surtout aux Arabes. Quand nous recevons un coup de téléphone de la Tunisie ou de l’Algérie, nous savons que nous aurons du travail pour une semaine (…) Bien sûr, depuis quelques années nous bénéficions d’un autre type de clientèle, les jeunes du nord de l’Italie et d’Europe qui cherchent à voyager à bas prix, mais sans les commerçants arabes, nous devrions tout simplement fermer boutique, déclare Mauro, propriétaire d’hôtel. Il faut ici préciser que les hôteliers ont également trouvé dans la présence des circulants une source indirecte d’enrichissement, puisqu’ils se chargent parfois de leur fournir les précieuses lettres d’invitation, nécessaires à l’obtention du visa. Dans la période des années noires de Naples où le centre-ville ne voyait pas l’ombre d’un touriste, chaque commerçant de passage est une opportunité pour les hôteliers. Actuellement, le développement du tourisme, signalé par Mauro, provoque des réactions d’intolérance de la part de certains hôteliers, qui considèrent que la venue des étrangers pourrait gâcher la réputation de leur quartier. Ainsi, Silvio, portier d’hôtel, déclare : ils ont tous dégradé ici parce qu’ils font fuir les touristes. La zone est trop sale. Les touristes ne veulent plus venir, ils ont peur de venir.

246 Les grossistes et hôteliers du quartier de la gare ne sont pas les seuls à tirer profit du développement de la circulation commerciale. Les circulants sont également des consommateurs et de nombreux commerces sont dynamisés par leur venue, tels que les magasins de chaussures ou de téléphones portables. Enfin, ils constituent une part importante de la clientèle des restaurants et épiceries, des bars et centres téléphoniques. Ainsi, envisager le quartier de la gare sous l’angle des économies circulatoires amène à poser un regard nouveau sur les magasins et restaurants communautaires. Leur développement, dont il a été question dans le chapitre précédent, a été encouragé par la venue de ces circulants.

2. Internationalisation en amont de la place marchande : le développement des grossistes étrangers

Pour les commerçants locaux, une autre stratégie d’adaptation consiste à sous-louer ou à vendre sa boutique à un étranger qui la transformera en commerce de gros. C’est ainsi que, petit à petit, la provenance des grossistes s’est internationalisée sur la place : des Sénégalais se spécialisent dans la vente en gros d’artisanat que des compatriotes importent du Sénégal (on comptait 3 grossistes sénégalais dans le Vasto en 1998, ils sont 14 en 2004), puis ce sont des Sri-Lankais et des Pakistanais qui reprennent des boutiques dans lesquelles ils proposent des bibelots et des accessoires de mode (2 boutiques concentrées dans le Vasto en 1998, 10 dans le quartier en 2004). Ainsi, à la fin des années 90, céder sa boutique à des commerçants étrangers peut représenter un bon calcul économique pour les locaux. Il ne s’agit plus de mettre la clef sous la porte et de vendre à perte, comme c’était le cas dans les années 80, mais de réaliser une opération avantageuse.

Cette tendance se renforce avec la venue de commerçants chinois. Le développement des commerces chinois à Naples s’inscrit pleinement dans celui de la ville en tant que place d’achat dans des circulations, puisque leurs boutiques captent une clientèle composée de commerçants ambulants chinois, italiens, marocains et sénégalais, de circulants algériens et de producteurs-grossistes maghrébins1. La venue de Chinois constitue la dernière étape de l’internationalisation en amont de la place marchande. Leur présence à Naples, ancienne mais limitée, a notablement augmenté ces dernières années : de 1344 Chinois résidant officiellement en Campanie en 1997, on est passé à 3906 en 2001. Provenant en grande majorité du Zhejiang, ils se singularisent des autres groupes par la mise en place de formes très structurées d’entrepreneuriat. Ils s’appuient en effet sur une organisation qui est celle des Chinois en diaspora, et qui repose sur l’importance des réseaux communautaires et de parenté déployés à l’échelle internationale, ainsi que sur le rôle central et fédérateur de l’entreprise (Ma Mung, 1992 a).

1 Voir chapitre 7. 247 Graphique 2.6 - La présence chinoise en Italie et en Campanie (1990-2002)

70000

60000

50000

40000

30000 permis de séjour délivrés

20000

10000

0 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 année

Italie Campanie Caritas, Dossiers Statistiques (1992 à 2003) les données pour la Campanie ne sont disponibles que sur la période 1993-2001

Tandis que les autres groupes n’étaient parvenus qu’à s’insérer de façon marginale ou très sectorielle dans ces activités de production et d’importation2, les Chinois impulsent, grâce aux ressources diasporiques sur lesquelles ils s’appuient, des transformations profondes en amont de la place marchande, si bien qu’ils modifient les pratiques d’achat et de consommation des circulants3. Leur venue marque aussi l’émergence de formes sensibles de concurrence entre migrants et autochtones, puisque les Chinois s’insèrent en amont des filières, dans la production de marchandises, et surtout dans l’importation, via le port de Naples.

2 Dans le cas de la production, seules certaines contrefaçons étaient aux mains des étrangers. Pour ce qui est de l’importation, seuls les produits d’artisanat africain étaient acheminés par des Sénégalais via le port de Naples. 3 Autre aspect non négligeable de la venue des Chinois : l’installation de familles place de la gare, qui marque l’entrée des enfants chinois dans les écoles du quartier et la présence de femmes dans un monde qui était jusqu’ici très masculin. 248 Photographie 2.8 – Une boutique chinoise

H. Vieillard-Baron, septembre 2001 Photographie 2.9 – Rue des lanternes rouges

C.S, mars 2000

249 1999, l’année de la Chine

L’aspect le plus visible de l’expansion chinoise à Naples correspond à l’apparition de plusieurs dizaines de boutiques de vente en gros. Dans ce contexte, 1999 se présente incontestablement comme l’année de la Chine. 51 boutiques ouvrent alors leurs portes dans le quartier de la gare, alors qu’il n’en existait que 2 en 19984. Elles sont 123 en juillet 2002, 138 en juin 2004. Il s’agit uniquement de grossistes, proposant des vêtements, des bijoux- fantaisie, des jouets et du petit matériel électronique. Leur localisation couvre à la fois le quartier du Vasto (avec un étalement spatial en direction du Vasto d’ en bas, à l’est) et celui de la Duchesca. Le triangle constitué par les rues Poerio, Carriera Grande et Maddalena, qui se situe entre les deux quartiers du Vasto et de la Duchesca, est particulièrement touché : ces rues deviennent, pour les habitués, les vie delle lanterne rosse (les rues des lanternes rouges). L’apparition de cet espace-charnière affaiblit l’opposition entre les deux quartiers, entre lesquels il constitue une sorte de trait d’union. Cette localisation est liée à la disponibilité de locaux commerciaux. Les Chinois sont tributaires des endroits libres car ils arrivent quand les économies circulatoires se sont déjà constituées et consolidées. Cependant, leur fort pouvoir d’achat, supérieur à celui des autres étrangers, leur permet de reprendre des commerces dans des rues où la vocation circulatoire est déjà bien affirmée. Cette capacité d’achat est liée à l’importance des mécanismes de financements communautaires, les tontines, qui ont permis la rapidité de l’expansion des Chinois dans le quartier. Parmi les commerçants italiens interrogés, tous avaient reçu au moins une proposition d’achat de la part des Chinois. Au-delà de ces formes de financements communautaires, l’expansion des entreprises chinoises en Italie tient à des dynamiques plus structurelles. La libéralisation des économies de la Chine et de l’Italie fournit notamment une piste d’explication. En Italie, la loi Bersani de libéralisation (114/1998) facilite notablement les conditions de mise en place d’une activité commerciale pour les étrangers. Par ailleurs, l’ouverture commerciale de la Chine qui se produit dans ces mêmes années, donne lieu au développement d’accords commerciaux de réciprocité entre la Chine et l’Italie. Cela joue probablement un rôle important dans la décision de commerçants chinois de s’implanter aussi massivement à Naples. De ce point de vue, Naples n’est pas le seul lieu d’installation récente des Chinois, elle constitue plutôt la tête de pont d’une expansion commerciale dans le Mezzogiorno qui comprend également la Sicile et les Pouilles5. Par ailleurs, le développement d’activités entrepreneuriales menées par les Chinois est également en développement dans les régions traditionnelles d’immigration chinoise (Latium, et surtout Lombardie et Toscane). On peut ainsi dire qu’on assiste à une expansion généralisée de la présence et des activités chinoises en Italie, dont Naples est un point de fixation important.

4 Ainsi que trois autres boutiques dans le quartier de Gianturco, qui ont aujourd’hui fermé leurs portes. 5 La présence chinoise dans les Pouilles et en Sicile est passé respectivement de 366 personnes à 716 personnes et de 314 personnes à 618 personnes en situation régulière, de 1997 à 2001. 250 Le choix de Naples comme lieu d’implantation a plusieurs causes. Jusqu’en 2001, la totalité des marchandises approvisionnant les boutiques chinoises de Naples provenait de Rome, où se trouvaient les dépôts qui centralisaient les importations. Rome restait en effet moins chère que Naples pour les petits entrepreneurs que sont les grossistes, des entreprises chinoises y étaient solidement implantées avec une forte capacité d’importation6. Ainsi, la plupart des grossistes chinois de Naples, qui n’avaient pas les capitaux ni les structures nécessaires pour importer directement devaient encore passer par Rome pour s’approvisionner. Cependant, cette hégémonie de Rome se fracture : depuis 2001, une partie minoritaire des marchandises est dirigée directement du port de Naples vers les grossistes de la région. Plusieurs éléments peuvent expliquer ce déplacement des flux vers Naples. Premièrement, il faut y voir une conséquence indirecte de la fermeture de la piazza Vittorio Emmanuelle à Rome, qui était la première place chinoise de vente en gros en Italie. Mais cet élément ne suffit pas à expliquer ce développement fulgurant des grossistes. C’est surtout le développement d’accords commerciaux de grande envergure entre les autorités portuaires de Naples, la région Campanie, et une grande compagnie d’armement chinoise qui permet d’expliquer cette prise d’importance de Naples7. COSCO (China Ocean Shipping Company), première compagnie chinoise de navigation, s’est en effet appropriée, en 1997, la concession Darsena di Levante du port de Naples et en a fait, par la même occasion, son principal hub en Italie (Journal de la Marine Marchande,1998, 1913)8. Dans le quartier de la gare, l’expansion des Chinois a pour effet indirect un freinage de l’expansion économique des migrants d’autres nationalités car elle a provoqué une hausse des prix des locaux commerciaux. Comment tu vas faire ? ils paient 80 millions9 pour une licence, plus le loyer, 2 millions, qui est-ce qui peut payer ça ?, dit Ahmed, entrepreneur tunisien à la recherche d’un local commercial dans le quartier. L’expansion commerciale des autres groupes se poursuit néanmoins mais de façon plus lente et surtout dans des lieux plus insolites et moins coûteux comme des appartements, des sous-sols et bassi.

6 Selon G.Lin, qui travaille pour une société d’import-export chinoise, le rapport entre la capacité d’achat en EVP (équivalent vingt pieds) de Naples et celle de Rome serait, du point de vue des importations chinoises, de 1 à 300. Avec la conteneurisation en effet, ce n’est pas tant la proximité des ports que la capacité d’achat qui compte (Genet, 1999). Naples est actuellement le 28 ème port à conteneur d’Europe et le cinquième d’Italie (après Gioia Tauro, Gênes, La Spezia et Tarente). Il possède, en 2002, une capacité de 446000 EVP. 7 De ce point de vue, Naples n’est pas une exception : dans une large mesure, la conteneurisation internationale est dopée par le marché chinois (ISEMAR, 2003, 2). 8 L’arrivée de l’armement chinois dans le transport maritime, ferait pencher l’axe des trafics européens vers la Méditerranée (Journal de la Marine Marchande, 2000, 1575). 9 2 millions de lires = environ 1200 euros ; 80 millions de lires = environ 48.000 euros. 251

2.20 Les grosssistes chinois dans le quartier de la gare

rnière actualisation juillet 2004. juillet actualisation rnière

ues. De ues.

q i 50 m boutique apparue en 1999 triangle des lanternes rouges boutique apparue entre 1999 et 2004

apparue en 1999 et disparue en 2004 Repérages périod Repérages existait avant 1999 existait avant 1999, disparue en 2004 Les producteurs-grossistes maghrébins

Dans le cas des Maghrébins, leur participation en amont de l’économie circulatoire est moins visible au premier abord, à l’exception de quelques boutiques algériennes, sept au total (quatre à la Maddalena et deux dans le Vasto) qui proposent des vêtements et cuirs made in Italy et de la bijouterie, ainsi que de deux grossistes tunisiens. En réalité, la plupart des grossistes maghrébins, les Tunisiens en particulier, se sont spécialisés dans la production et la vente de fals’, dès la fin des années 70. Cette activité, cachée, se concentre à l’intérieur des immeubles. On peut se demander comment les Maghrébins, étant donnée la lourdeur des réseaux locaux de l’économie souterraine à Naples, ont pu s’épanouir dans ce type d’activités. Selon les grossistes interrogés, les Napolitains, qui ignoraient la réalité et les potentialités de la circulation commerciale n’auraient pas su saisir l’opportunité. Surtout, comme nous le verrons dans le chapitre VII, ils n’auraient pas les qualités nécessaires à l’exercice de cette profession1.

1 Il n’en reste pas moins qu’il existe un phénomène de segmentation à l’intérieur de la production de contrefaçon puisqu’actuellement ce sont les Italiens qui produisent les contrefaçons de meilleure qualité. 253 2.21 Lieux d'achat en gros pour les circulants dans le quartier de la gare

vers Fiat

alisation juillet 2004. juillet alisation Repérages périodiques. Dernière actu Dernière périodiques. Repérages

50 m

Commerces autorisés Commerces non autorisés Nationalités des commerçants grossiste grossiste - producteur Chine bijouterie Sénégal-Afrique de l'ouest district du fals' Italie Péninsule indienne (Pakistan, Inde, Sri-lanka) Algérie Tunisie Maroc association italien/africain association italien/algérien 3. Petits métiers intermédiaires

Une multitude de petits métiers intermédiaires1, tels que les changeurs d’argent, les bagagistes et porteurs de cartons, les vendeurs de sacs en plastique qui circulent d’une boutique à l’autre et les parcheggiatori (gardiens de véhicules, mais aussi de carrozzini) assurent le fonctionnement de l’économie circulatoire dans le quartier de la gare. Le caractère informel des échanges économiques confère à la rue un rôle de mise en visibilité de tous ces petits métiers qui se concentrent sur les trottoirs, et aux pieds des immeubles (carte 2.22). Parmi ces activités, certaines sont plus prestigieuses. C’est le cas du change d’argent. À via Firenze, et jusqu’à l’entrée en circulation de l’euro, une dizaine de hadj2 sénégalais, reconnus de tous et respectés pour leurs valeurs morales, se chargeaient ainsi du change informel de devises du franc à la lire. Il s’agissait pour la plupart d’immigrés de longue date en Italie, c’est-à-dire depuis la seconde moitié des années 803. Leur clientèle était constituée avant tout de Sénégalais et d’Algériens faisant le va-et-vient entre la France et l’Italie. À cette époque, Kader, commerçant algérien, déclarait : J’aime beaucoup les Africains, 90% d’entre eux sont des musulmans très sérieux. Ils se chargent du change franc-lires de façon très correcte. Ces petits métiers nécessitent tous un ancrage local. En effet, les acteurs de ces petits métiers ont besoin d’une certaine reconnaissance de leur utilité, de manière à justifier leur présence sur les trottoirs ou dans les magasins. Cette légitimité s’acquiert le plus souvent par le biais d’accords passés avec des commerçants officiels, comme on peut le voir dans le cas des porteurs-accompagnateurs. Ces derniers proviennent souvent d’Afrique de l’ouest (Guinée, Côte d’Ivoire). Arrivés plus récemment que les hadj sénégalais sur la place marchande, ils se tiennent à la disposition des acheteurs pour les accompagner à leur véhicule ou à la gare. Munis d’un diable, ils se postent dans les rues les plus fréquentées, aux intersections stratégiques (via Bologna/piazza Garibaldi, via Bologna/via Firenze, via Poerio/via Carriera Grande, Pza Mancini/ Duchesca), toujours en retrait néanmoins par rapport à l’activité commerciale : il s’agit de ne pas gêner le passage explique Amadou, porteur guinéen. Leur activité consiste à transporter les marchandises entre boutiques, marchés, hôtels et éventuellement lieu de départ des acheteurs (train, camionnette,…). Bien qu’en constante mobilité, leur périmètre d’action se limite au quartier de la gare. Ils peuvent passer des accords de quasi-exclusivité avec certains grossistes : ainsi, Leyla, grossiste en contrefaçons, propose à Omar, accompagnateur sénégalais, de lui fournir une clientèle sénégalaise détournée des autres grossistes, ce en échange de quoi elle s’engage à le payer mieux que les autres. Le métier de porteur-accompagnateur est très physique et relativement peu rémunérateur : ainsi, il est vécu comme une situation provisoire, et

1 On retrouve probablement ce genre de petit métier sur toutes les places commerciales d’importance. 2 Individu ayant effectué le pèlerinage à La Mecque. Dans le quartier, l’expression est utilisée plus généralement pour désigner un bon musulman, respecté pour sa sagesse. 3 Cela dit, il convient de signaler qu’à Naples, de nombreux bureaux de change officiels, qui m’ont été signalés par les circulants, pratiquent une activité de change illégale. 255 souvent comme un tremplin vers d’autres activités de la rue. Quant aux gardiens de carrozzini, c’est en alliance avec les grossistes italiens, auprès desquels les détenteurs de poussettes s’approvisionnent, qu’ils s’organisent. Ils sont très visibles. Trois de ces parkings existent dans le quartier de la gare. Certains de ces métiers peuvent être exercés occasionnellement, et constituent une occasion pour s’arrondir les fins de mois, comme le déclare Rachid. Originaire du sud-est de la Tunisie, ce dernier possède une boutique de vêtements dans le quartier de la Maddalena. Quand un bateau part de Naples pour la Tunisie, il est chargé par la compagnie maritime d’organiser un conteneur de marchandises. Il prend un pourcentage sur chaque client qui utilise le conteneur. C’est ainsi que l’été, quand plus de 1200 passagers sont attendus à chaque départ pour Tunis, ce commerce devient pour lui une source de revenu très importante.

La structure d’accueil aux circulants est, en définitive, composée d’acteurs fort divers, qui couvrent différentes professions. Le rôle des grossistes est central car ils constituent l’offre, en amont de la place marchande. Alors que les circulants transnationaux se définissent le plus souvent par leur peu d’attaches à Naples (à l’exception de ceux qui y résident), ces grossistes se caractérisent avant tout par leur ancrage dans les situations locales, même si leurs réseaux sociaux peuvent, comme dans le cas des Chinois, prendre une dimension transnationale. Un autre type d’acteur important des économies circulatoires sont les têtes de ponts, ou accompagnateurs, dont les pratiques oscillent entre des pratiques sédentaires nécessitant un ancrage local et des pratiques de circulation, impliquant des réseaux sociaux plus éclatés.

256 Photographie 2.10 - Gardiens de carrozini

2.22 Petits métiers informels dans le quartier de la gare

50 m change d'argent gardien de carrozino porteur C.Schmoll Repérages périodiques. Dernière actualisation juillet 2004. Photographies 2.11 et 2.12 - Organiser un conteneur au port….

C.S, juillet 2001.

258 III. LES MIGRANTS INSTALLÉS À NAPLES : DES TÊTES DE PONT

Envisager les activités des migrants sous l’angle des économies circulatoires nous mène à considérer différemment les Maghrébins domiciliés à Naples, qui jouent un rôle fondamental dans l’accueil des circulants. En effet, ils constituent des appuis, des têtes de pont, pour reprendre l’expression d’Alejandro Portes (1999), puisqu’ils mettent en contact offre et demande commerciale, accompagnent les circulants sur leurs lieux d’achat ou encore se chargent de leur hébergement. Ce rôle d’intermédiaire entre les sédentaires et les circulants est particulièrement important quand ces derniers n’ont pas d’ancrage en Italie (ni lieu de résidence, ni passé d’immigration). Ce troisième type d’acteurs peut être qualifié de semi-circulant : par leur activité d’accompagnement, ils alternent moments de circulation à différentes échelles et moments de sédentarité. Surtout, ils se positionnent dans une sorte de statut hybride, qui est lié à leur rôle de médiation entre les deux autres groupes. Il existe deux types de semi-circulants, ceux qui pratiquent cette activité de façon occasionnelle, et ceux qui en font leur profession. Ceux qui se chargent d’accompagner les circulants de façon occasionnelle partagent avec eux des liens familiaux, d’amitié ou encore de voisinage au pays d’origine. Ainsi, les intermédiaires et commerçants de Nehj Zarkoun s’appuient d’ordinaire sur un membre de leur famille installé à Naples qui les aide dans leurs voyages d’achat, comme en témoignent les situations d’Abdelmajid et d’Abdu présentées en annexe n.8. Cependant, ces solidarités familiales doivent être nuancées. Tout d’abord, il faut entendre ce registre de la famille au sens large puisqu’il n’est pas rare qu’une personne originaire de la même région soit nommée cousin ou frère (c’est le cas pour Abdu, dont le contact à Naples est, tout comme lui, originaire de Tataouine). De plus, les affaires mises en commun sont rares. Ces frères et ces cousins n’hésitent pas à faire jouer la concurrence, lorsque cela est nécessaire. Les accompagnateurs occasionnels ont souvent une activité principale liée aux économies circulatoires (qu’ils pratiquent une activité sédentaire, comme vendeur de contrefaçons, ou bien une activité de circulation commerciale) et mettent à profit leur connaissance de Naples pour aider les circulants. Les relations entre les migrants installés à Naples et les circulants s’expriment souvent, dans le langage des personnes interrogées, en termes de services rendus : lettre d’invitation, prêt d’argent, accompagnement en voiture sur un lieu d’achat…Cette logique du service s’appuie sur la réciprocité, puisque les circulants commerciaux sont de véritables passeurs d’argent, de nouvelles et de cadeaux, d’une rive à l’autre. Surtout, les Maghrébins installés à Naples savent qu’ils pourront s’appuyer sur leur accueil lors de leur retour au pays d’origine. Ainsi, si les accompagnateurs remplissent une fonction de relais entre société d’accueil (sédentaires) et clientèles circulantes, ces dernières ont également un rôle de mise en relation, mais cette fois-ci entre migrants installés en Italie et société d’origine.

259 D’autres jouent ce rôle de tête de pont de façon professionnelle et sont rémunérés : il s’agit des intermédiaires commerciaux. Les premiers intermédiaires commerciaux étrangers apparaissent à Naples en 1987, quand la circulation commerciale connaît un développement important. C’est un Algérien, portier dans un hôtel fréquenté par des circulants tunisiens, qui se spécialise le premier dans l’accompagnement des clientèles. Ces figures constituent actuellement un pilier de l’organisation des économies circulatoires. Leur position, aussi bien du point de vue de leurs régimes de mobilité que de leurs réseaux sociaux se situe dans un entre-deux, entre ici et là. Le choix de l’intermédiaire commercial, contrairement à celui des accompagnateurs occasionnels, ne s’effectue pas nécessairement sur la base d’une appartenance de quartier ou familiale commune. Il est beaucoup plus large, si bien que certains circulants, même si c’est l’exception, font appel à des intermédiaires non maghrébins. La confiance accordée à l’intermédiaire se base sur sa réputation au sein de la place marchande.

Cette relation réciproque entre migrants maghrébins installés à Naples et circulants de passage, cet usage de la dispersion de la communauté comme ressource permet de parler, pour qualifier la structuration du groupe des commerçants maghrébins à Naples, de communauté transnationale, à la manière d’Alejandro Portes, ou encore de diaspora maghrébine, dans la signification que Gildas Simon ou Emmanuel Ma Mung donnent à cette expression (Portes, 1999 ; Simon, 1990 ; Ma Mung, 1992 a, 1999 a, voir au chapitre 3 p.144). Il semble exister une complémentarité entre les différents acteurs maghrébins des économies circulatoires, sédentaires, circulants, semi-circulants, qui contribuent à la structuration d’un champ social transnational du commerce maghrébin et utilisent des ressources qui dépassent le cadre de leurs États d’origine et d’installation respectifs. Les expressions de communauté transnationale ou de diaspora permettent de donner cohérence et continuité à un phénomène qui englobe des espaces distants, ici et là, mis en relation par les réseaux d’entrepreneurs maghrébins. Toutefois, deux remarques s’imposent à ce sujet : tout d’abord, la focalisation sur l’exemple de Naples ne doit pas nous donner l’illusion que la structuration de la communauté transnationale maghrébine s’effectue de façon bipolaire, entre État d’origine et État d’accueil. L’ampleur des mobilités des individus étudiés révèle que leur champ relationnel dépasse ces deux États pour s’élargir à d’autres états d’installation de leur groupe. Par exemple, les pratiques de mobilité des commerçants algériens s’appuient sur des réseaux sociaux qui se déploient en différents pays, la France, l’Italie, l’Algérie et même parfois la Tunisie. Ainsi, l’histoire du départ de Yayah pour l’Algérie permet de juger du caractère transnational de ses ressources. Bien que domicilié à Naples depuis plusieurs années et n’ayant jamais résidé en France de façon permanente, Yayah entretient des liens importants avec Marseille, qui lui servent, dans cette situation précise, de tremplin pour son départ en Algérie.

260 Yayah, en partance pour l’Algérie (février 2002)

7 heures du matin, au point d’arrivée des autocars à Marseille. La rue est animée par le va-et-vient de marchandises consécutif à toute arrivée en provenance de Naples : des camionnettes conduites par des Maghrébins de Marseille sont venues récupérer des cartons ; d’autres sont déchargés, à l’aide de grands diables, dans les halls des hôtels. Sur chaque carton figure le nom du propriétaire ainsi que son contenu, démarche obligatoire pour s’assurer de ne pas avoir de problèmes lors des fréquents contrôles de douane qui ont lieu à bord de l’autocar. Dans cette rue, située à proximité du vieux port, deux hôtels se chargent de l’accueil des circulants. Ils ne louent pas nécessairement une chambre pour la nuit, puisque la plupart d’entre eux prennent le bateau ou l’avion dans la journée. Il s’agit plutôt pour les hôtels de leur permettre de stocker leurs bagages et parfois de prendre une douche. Yayah est arrivé à Naples à l’âge de 21 ans, en 1995, et depuis l’obtention de son permis de séjour en 1998, il se rend environ deux fois par an en Algérie, via Marseille. Yayah se présente en survêtement râpé, et demande à ses amis de l’attendre, le temps d’aller se rafraîchir. Il réapparaît quinze minutes plus tard très endimanché : c’est aujourd’hui qu’il rentre à Alger. Accompagnateur sur le bus Naples-Marseille, il se charge d’organiser le déroulement des voyages pour ses clients, qui sont presque tous originaires de Constantine. À Naples, il met en contact ceux qui n’ont guère d’expérience avec des grossistes. Il fait également passer des contrefaçons entre Naples et Marseille, activité risquée mais fort rémunératrice. C’est pourquoi Yayah, qui passe 4 nuits par semaine dans l’autocar, connaît bien Marseille où il passe une grande partie de son quotidien. Il a de nombreux contacts avec des commerçants qui lui rachètent sa marchandise. Son avion part de Marignane à 13.00 et arrive à Alger vers 15.00. C’est mon père qui viendra me chercher. Il a une Renault clio blanche. À 9.30, le départ sonne. Un Constantinois installé à Marseille conduit Yayah dans sa camionnette. C’est son métier que d’accompagner les circulants à l’aéroport. Pour Yayah, c’est un service gratuit qu’il rend, car il le connaît de longue date. Yayah l’a souvent guidé sur ses lieux d’achat, lors de ses voyages à Naples. Nous sommes six dans la camionnette : le chauffeur, Yayah et moi, un autre Constantinois sur le départ, et enfin Kader et Jori, les deux autres accompagnateurs du bus des Constantinois, qui souhaitaient accompagner Yayah. Arrivés à l’aéroport de Marignane, un café est pris au bar, puis Yayah est laissé à l’embarquement, avec ses valises.

Par ailleurs, l’organisation de la place marchande met en relation des réseaux extrêmement divers à l’intérieur du groupe maghrébin. À ce sujet, Gildas Simon se demande s’il convient davantage de parler de diaspora maghrébine au singulier ou au pluriel, et opte pour la seconde réponse. À l’échelle de Naples, alors que les Marocains constituent un groupe très structuré et autonome, dans le cas des Tunisiens, des Algériens mais aussi des Libyens, les solidarités intermaghrébines sont importantes, si bien qu’il semble qu’on puisse, dans une certaine mesure, parler d’une appartenance commune trans- maghrébine. Surtout, l’organisation de la place marchande se base sur d’autres groupes, comme il est possible de le lire sur le schéma récapitulatif suivant. C’est pourquoi la notion de communauté transnationale est insuffisante pour comprendre l’organisation des économies circulatoires. Cette question sera reprise plus loin, lorsque les relations entre les différents groupes au sein de la place marchande, ainsi que leur impact sur la structuration des territoires seront évoquées (chapitre 7).

261



Le développement d’économies circulatoires s’inscrit dans un faisceau de contraintes et d’opportunités qui ne peuvent être lues que selon plusieurs niveaux : il convient de tenir compte de l’évolution des sociétés maghrébines et en particulier de leurs classes moyennes, combinée en Algérie à la dégradation de la situation socio-politique. Au niveau international, l’existence de relations de longue date entre Naples et certaines régions d’Afrique du Nord, et surtout l’institution du visa pour la France et plus généralement la fermeture des pays d’Europe du nord-ouest, qui a pour corollaire l’installation des premiers Maghrébins en Italie et dans la région de Naples, explique la venue des acheteurs maghrébins, à la fois chassés de certaines destinations traditionnelles d’achat et en même temps attirés par une communauté servant de point d’appui sur place. Par ailleurs, la crise que subissait la ville, et tout particulièrement le quartier de la gare, a réuni les conditions pour l’adaptation des locaux à ces nouveaux arrivants. Parallèlement, le développement de ces économies résulte d’initiatives de commerçants qui se basent sur l’usage de la mobilité comme ressource. Cette mobilité s’appuie sur différents réseaux, réseaux familiaux ou d’amitié en ce qui concerne les modalités du déplacement, communauté de Maghrébins installée à Naples faisant office de têtes de pont, pour les conditions de l’accueil. L’appui sur ces réseaux, qui peut être lue comme une mobilisation de ressources ethniques, structure les déplacements et les activités à Naples. Les atouts de la place napolitaine, ses avantages compétitifs (liés aux caractéristiques de son économie et de ses produits) ont ensuite pu contribuer à pérenniser le flux. C’est sur ce dernier point que nous allons nous arrêter dans le chapitre suivant. Quels sont les facteurs, au delà de la situation particulière du quartier de la gare, qui ont contribué à l’attractivité de Naples en tant que place d’achat ? Partant de cette question, nous proposons d’engager une réflexion sur l’émergence de nouvelles formes socio-spatiales dans l’agglomération, parallèlement au développement de la place marchande napolitaine.



263 Chapitre VI Un dispositif circulatoire et commercial

S’intéresser à l’attractivité de Naples en tant que place d’achat exige de tenir compte de différents lieux dispersés dans l’agglomération. Quels sont les atouts de ces différents lieux et comment sont-ils organisés entre eux ? Quelles sont les formes socio- spatiales qui résultent de leur articulation au sein des économies circulatoires ? L’échelle du quartier conserve-t-elle une pertinence pour l’appréhension des économies circulatoires ? Dans ce chapitre, il est proposé de faire appel à la notion de dispositif pour désigner l’organisation socio-spatiale des économies circulatoires dans l’agglomération napolitaine. La notion de dispositif est entendue telle qu’elle a été utilisée dans un numéro spécial de la revue Hermes (Jacquinot-Delaunay, Monnoyer, 1999), qui présente le dispositif comme le produit d’une interaction entre technique et symbolique et surtout, telle qu’on la retrouve dans les travaux concernant les économies migrantes, comme ceux d’Alain Tarrius (1995, 2000) ou d’Emmanuel Ma Mung (1992 a, 1999 b). Ces derniers utilisent ce terme pour désigner deux formes entrepreneuriales et territoriales différentes, celle des économies souterraines maghrébines à Marseille dans le cas du premier, celle de l’organisation économique des Chinois en diaspora pour le second. Cependant, leurs définitions présentent un certain nombre de similarités qui peuvent être suivies pour éclairer les formes observées à Naples. Leurs analyses permettent de considérer le dispositif comme une forme socio-spatiale singulière liée à la fluidité, au mouvement1. La notion de dispositif suggère tout d’abord l’idée de disposition et de connexion, c’est-à- dire d’agencement. Le dispositif est un ensemble articulé (Ma Mung, 1999 b). Dans le cas de Naples, les économies circulatoires s’appuient sur un ensemble de lieux interdépendants et reliés par des réseaux de transports. Les intermédiaires commerciaux permettent la mise en relation de ces lieux par leurs pratiques circulatoires. Ils contribuent également à

1 La notion diffère ainsi de sa signification habituelle en termes de pouvoir, telle qu’elle a été élaborée par Michel Foucault (dispositif disciplinaire, le dispositif comme matérialisation de rapports de force invisibles : 1975) 264 organiser la rencontre entre circulants et sédentaires. Ils ont donc un double rôle de prise en charge matérielle et immatérielle des circulants. L’organisation de ce dispositif fait l’objet des deux prochains paragraphes, tandis que le troisième paragraphe revient sur le rôle du quartier de la gare au sein du dispositif, pour montrer combien le dispositif est un ensemble territorial hiérarchisé, au sein duquel le quartier fait figure de place centrale.



265

I. LA DIVERSITÉ DE L’OFFRE COMMERCIALE SUR LA PLACE MARCHANDE

1. Un ensemble de lieux d’achat dispersés dans l’aire urbaine

Les circulants commerciaux déclinent les qualités de Naples sur le registre de ses avantages comparatifs par rapport à d’autres places marchandes. Ils font référence à la grande diversité des produits proposés, qui se répartissent en différents lieux d’achat. En effet, si le quartier de la gare présente une offre commerciale importante qui s’adapte avec rapidité à ces clientèles, les parcours des circulants ne s’y limitent guère. L’observation de la carte des lieux d’achat des circulants permet d’effectuer deux remarques. D’une part, il est surprenant de constater, si l’on met en relation les cartes 2.23 et 2.24, à quel point les lieux d’achat fréquentés correspondent aux espaces de majeure concentration des populations étrangères, et en particulier maghrébines, dans l’agglomération de Naples (centre-ville, district vésuvien, district nord), ce qui témoigne à la fois du rôle d’appui que peuvent exercer les Maghrébins résidant à Naples (dont il a été question plus haut) ; mais aussi du dynamisme économique et de l’attractivité de ces espaces, pour ceux qui souhaitent s’installer dans l’aire urbaine1. D’autre part, et c’est ce qui va nous intéresser dans cette partie, les lieux d’achat se caractérisent par leur hétérogénéité. Loin de se cantonner au quartier de la gare et à ses marchés et grossistes, les pratiques d’achat des circulants couvrent un ensemble de lieux, du marché urbain à la centrale de vente en gros flambant neuf, du district productif au marché aux puces. C’est bien cette combinaison de différents lieux de production et de commercialisation qui fait l’attractivité de Naples. Naples est immense et on y trouve de tout, déclare ainsi Amin, semi-grossiste de Zarkoun.

Dès la fin des années 80, en effet, de nouvelles zones d’achat viennent s’agréger aux parcours des circulants. Le développement de la circulation commerciale à Naples concorde notamment avec la création du CIS, en septembre 1986, qui parvient rapidement à capter les flux de circulants. L’ouverture de cette centrale représente un véritable tournant pour la distribution en gros dans le Mezzogiorno. La structure est en effet la plus importante du sud italien pour les échanges commerciaux. Le projet de sa construction remonte aux années 70, à l’initiative des commerçants de la piazza Mercato qui, devant la congestion du centre de Naples, souhaitèrent transférer leurs activités dans une zone

1 C’est le cas notamment pour la zone vésuvienne dont la part de population étrangère sur la population totale est la plus élevée dans l’agglomération de Naples. La population étrangère régulière résidente représente 3 % de la population totale du district vésuvien (soient 2867 étrangers inscrits aux registres de résidence sur une population totale de 96324 personnes résidentes), ce qui peut sembler négligeable, mais qui dépasse néanmoins de loin les 1% de moyenne provinciale. Le district vésuvien a connu une certaine notoriété suite au travaux de Luca Meldolesi (Aniello, Meldolesi, 1998), qui a insisté sur le développement remarquable du district et le processus d’internationalisation qu’il a subi. Peu a été dit en revanche (à l’exception de quelques lignes concernant les sous-traitants chinois) concernant l’ internationalisation par le bas qu’a connu le district. (ISTAT, Registres de résidence). 268 commerciale moderne (ASI2), efficace, et plus accessible, bien reliée au système des transports. Le CIS a ensuite attiré les commerçants des zones productives voisines (comme ceux de la zone vésuvienne) qui y ont installé leurs principaux points de vente. L’opération, pour le moins ambitieuse, fut réalisée sans aucune aide financière publique3, fait important, car le contexte est marqué par les dysfonctionnements et les occasions perdues dans le domaine des travaux publics. Le CIS, conçu comme une véritable ville-marché (il est d’ailleurs surnommé par ses fondateurs la città dell’ingrosso ou la città degli affari, comme on peut le voir sur la photo ci-bas) est doté de nombreux services lui permettant de jouir d’une autonomie certaine (banques, postes, restaurants, bars, douane, centre médical, auditorium, héliport…). Il est actuellement entièrement opérationnel : 320 grossistes (pour 2500 employés) et 150 bureaux de représentation y sont établis, couvrant 90 types de marchandises (ISTAT, 1996). En 1996, la clientèle est évaluée à 50.000 personnes par an et le chiffre d’affaires estimé à 5.000 milliards de lires. La structure est répartie en huit îlots (six avant l’agrandissement de 1994), qui couvrent un million de m2, avec à leur centre une tour qui accueille la direction, les bureaux des représentants et le service clientèle. Les espaces de vente sont des cabanons en préfabriqué, de taille standardisée (20 sur 25 mètres), qui peuvent être agrégés au cas où un opérateur ait besoin d’un double ou triple espace. Chaque bloc est constitué d’un espace de vente à l’avant et d’une dépendance arrière destinée au chargement et au déchargement des marchandises (De Riggi, 2001). Ces détails permettent d’apprécier l’ambition et l’ampleur du projet, qui transforme radicalement la situation commerciale du Mezzogiorno, et permet d’amoindrir sa dépendance au Nord. Au cours des années 90, d’autres centres de vente en gros, dans la périphérie septentrionale de Naples, se calquent sur le modèle du CIS, avec des ambitions plus modestes néanmoins. Leur ouverture est liée au développement de systèmes productifs locaux spécialisés dans la chaussure et les cuirs, dans les communes nord de la province (Aniello, 1998 ; Aniello, Meldolesi, 1998 ; Biondi, 2001 ; Viesti, 2000). Les centres fréquentés par les circulants sont le MIS (Mercato Ingrosso Scarpe) d’Aversa qui compte 116 grossistes, le CIC (Centro Ingrosso Calzaturiero, 29 grossistes) et le CGR de Casoria (Centro Grossisti Riuniti, 50 grossistes) qui proposent des cuirs et chaussures, mais aussi le SOCAP de Sant’Antimo, spécialisé dans la vente d’accessoires de coiffure. Surtout, à l’est de Naples, le district vésuvien, spécialisé dans la production et la vente en gros d’habillement et de linge de maison, attire une part importante des flux. Dans la zone vésuvienne, les grossistes sont plus dispersés sur le territoire que ceux de la zone nord.

Même si l’apparence d’ultra-sophistication qu’ils souhaitent parfois transmettre pourrait laisser présumer du contraire, les grossistes des centrales de vente et de la zone vésuvienne

2 Area di Sviluppo Industriale : zone de développement industriel. 3 La réalisation du CIS, qui a coûté 180 milliards de lires, a été financée par un pool d’institutions de crédits avec à leur tête, la Banca della Provincia di Napoli. Selon Lucia De Riggi, le CIS peut être considéré comme une réalité d’avant-garde dans une région ou l’avant-garde n’existe pas, un petit miracle.

269 sont tout à fait intéressés par la venue des circulants, avec lesquels ils ont pris l’habitude de traiter. Une simple observation des breaks et voitures immatriculés en France sur les parkings pourrait en témoigner. Un grossiste en chaussures, installé au MIS, déclare même avec fierté être le premier fournisseur du marché du soleil à Marseille. Ainsi, les grossistes n’hésitent pas à téléphoner aux intermédiaires commerciaux pour les relancer en cas de creux dans la fréquentation des circulants, mais aussi à publier des annonces dans la presse arabophone. Depuis leur arrivée, les Chinois se sont agrégés à cette géographie des lieux d’achat. La carte des Chinois dans l’agglomération de Naples fait du reste émerger une nette correspondance entre les lieux de concentration de la population chinoise (commune de Naples et zone vésuvienne), et les lieux d’achat des circulants (cartes 2.24 et 2.25). À la fin des années 90, la zone vésuvienne a subi la même évolution que le quartier de la gare, avec l’ouverture de plusieurs dizaines de grossistes chinois. L’étape la plus récente de leur expansion est cependant l’ouverture d’une boutique de vente en gros de chaussures au MIS d’Aversa (2002) et surtout, celle d’une centrale de vente en gros, à proximité du quartier de la gare, CinaMercato, en juin 2003. Cette centrale, qui regroupe une centaine de sociétés d’import-export, est surnommée d’ores et déjà le CIS des Chinois4.

4 Il Mattino, 12-06-2003. 270 Photographies 2.13 et 2.14 - Cinamercato, le « Cis des Chinois »

C.S février 2004

271

D’autres lieux encore peuvent occasionnellement s’inscrire dans les parcours des commerçants : le marché aux fripes d’Ercolano et les différents marchés de Poggioreale (marché du dimanche, marché aux puces, marché aux pièces détachées et marché nocturne aux chaussures). Enfin, certains circulants disposent de contacts privilégiés avec des fabricants et parviennent à profiter directement des déstockages sans passer par l’intermédiaire du marchand ou du grossiste.

Au sein de l’agglomération, les trajectoires des circulants, toujours à l’affût d’une meilleure occasion, sont en constante recomposition entre ces différents lieux d’achat qui se font concurrence. Les effets de cette concurrence doivent cependant être relativisés : l’ampleur et la diversité de l’offre commerciale contribuent également à renforcer l’attractivité globale de la place1. Il existe une véritable répartition des lieux d’achat en fonction de l’expérience des circulants. Tandis que le commerçant expérimenté remonte à la source des filières et joue de nombreux contacts, le nouveau venu s’approvisionne dans les marchés et dans les boutiques de détail du quartier de la gare, comme l’explique Farid, qui possède un stand de contrefaçons sur le marché de piazza Mancini : On ne craint pas beaucoup la concurrence des grossistes. Il y a des clients qui viennent toujours directement chez nous, des extra-communautaires qui viennent à chaque nouvel an pour les fêtes directement ici. Il y a toujours des nouveaux, ils ne connaissent pas les grossistes au début, alors ils achètent ici. Ensuite, ils apprennent. Il y a aussi ceux qui viennent une, deux fois pas an, comme ceux qui viennent pour les fêtes, eux ils n’apprennent jamais, alors ils viennent toujours ici.

1 De même, si les Chinois ont indubitablement exercé une forte concurrence par le bas pour les Italiens, ils ont peut-être également renforcé l’attractivité de la place. Nous reviendrons sur les effets de leur venue sur la place marchande dans la partie suivante.

273 Illustration 2.15 et 2.16 - Une centrale flambant-neuve….

calendrier de poche offert aux clients du CIS

…qui publie des annonces dans la presse arabophone

traduction : « Le plus grand groupement commercial du centre et du sud de l’Italie » « DOMAR, vente en gros » « sacs à main, sacs de voyage, portes-monnaie, ceintures, ensembles vestimentaires, parapluies, objets en cuir ». Nur, Mensuel gratuit de la Western Union publié en arabe (mars 2002)

274 Photographies 2.17 et 2.18 - Du marché….

C.S septembre 2000 …à la centrale de vente en gros

C.S, juillet 2002

275 2. Le prestige du made in Italy, et ses frontières floues…

Les circulants font référence à la qualité, au prestige, et à l’authenticité (les marques) du produit made in Italy. Magdi, semi-grossiste de Nehj Zarkoun, déclare ainsi : on me parlait de l’Italie. Grosso modo, on me disait qu’il y avait de la qualité sûre, de la super qualité en Italie. L’Italie, c’est Naples. Bon, anche la Francia anche la Germania, je les connais. La Germania, la France, tu trouves la qualité mais la Germania elle est trop chère, toutes les marchandises de l’Italie sont en Germania. Comme le scarpe (il prononce le mot avec un fort accent napolitain), les chaussures en Italie tu les trouves à 22 euros la paire, en Germania à 70 euros…bella differenza. Je connais bien Marseille. Cours Belsunce, rue Nationale, les grands souks, les grands marchés comme St Nazaire, marché Velten2 … En 89, elle est finie Marseille. Mais maintenant j’y vais quand même, une seule fois ou deux fois par an seulement, pas comme à Naples… Les déclarations de Magdi témoignent de l’importance des connaissances géographiques des circulants en matière de lieu d’achat. Naples n’est pas choisie par hasard ni uniquement par contrainte, mais bien parce qu’elle présente des avantages comparatifs importants. De ce point de vue, la circulation d’achat qui a lieu vers Naples inverse les représentations habituelles en termes de consommation et de commerce tenu par des étrangers. Ici, en effet, ce ne sont pas des étrangers qui proposent des produits exotiques aux locaux, mais ce sont bien des consommateurs maghrébins en quête d’italianité qui se déplacent à Naples pour consommer ou revendre aux consommateurs du Maghreb. Le truc de l’étranger est toujours demandé chez nous on a le vice…ça n’a aucune comparaison ! Quelle que soit la concurrence, jamais ! On a des produits, je ne le nie pas mais c’est toujours le produit de l’étranger qui gagne déclare ainsi Sabrina, commerçante tunisienne. La qualité du produit italien est souvent opposée à celle du produit turc. Istanbul, qui est probablement la première place d’achat en Méditerranée depuis la seconde moitié des années 90, est en effet le principal point de comparaison. Fayçal, vendeur de fals’, déclare ainsi : pour nous, l’article qui se porte le mieux c’est l’article sportif. Naples, c’est la base de ce travail en Italie. Il y en a aussi en Turquie mais ici c’est mieux parce qu’on a toutes les races qui viennent : des Marocains, des Sénégalais, des Tunisiens, des Algériens même. Naples c’est « le noyau » (en français), me dit-il en riant et d’ajouter : le fait est que la Turquie n’est pas réputée comme ici, et puis tu fais pas les mêmes marges, ici c’est mieux. Magdi, client, déclare sur le même registre : J’ai des amis qui vont en Turquie mais moi non j’aime pas ça parce qu’il y a beaucoup trop de Tunisiens en Turquie. J’aime les vêtements originaux pas le falso parce que en Italie j’ai des vêtements originaux et j’ai des

2 Le marché Velten, qui a aujourd’hui disparu, était un marché privé du centre de Marseille. A ce sujet, on peut lire V.Manry (2001). 276 vêtements non originaux, j’ai le choix ; En Turquie, c’est 100% non original, imitation. La qualité n’est pas bonne parce qu’ils font des imitations.

Pour Farid, intermédiaire de Zarkoun, Naples est un véritable laboratoire d’innovation dans le secteur de la mode : Napoli est connue sur le plan européen. La preuve en est qu’au CIS de Nola, chaque fois que je viens, je rencontre des Français qui viennent avec des fourgonnettes. Ils achètent les habits, les habits, les habits, ils vont revendre ça en France et je veux te dire quelque chose : la France est très en retard sur la mode en Italie. Quelque chose qui sort ici en Italie, il faut attendre peut-être deux ans trois ans pour voir ça en France. Par exemple je prends le jean, les jeans, les crazy jeans là, les jeans des femmes avec des poches partout bien déchirées les jeunes filles, ça c’est né en Italie ici ça fait peut-être deux ans…ça coûte cher à Paris, très cher, tu achètes 20,000 lires ici tu peux vendre ça même 150,000 lires3. La qualité de certains produits commercialisés sur la place marchande napolitaine est liée à la proximité de zones de production spécialisées comme le système productif vésuvien ou encore la zone septentrionale, pour la chaussure et les cuirs (carte 2.23). De ce point de vue, le développement de Naples en tant que place d’achat doit être mis en relation avec l’émergence de districts industriels dans l’agglomération. L’appellation même de district est sujette à discussion, car ces systèmes productifs locaux sont bien plus fragiles que les districts classiques de la troisième Italie, et ont une forte dépendance aux régions du Nord. Ils ont notamment basé leur développement sur l’importance de la main-d’œuvre non déclarée (Aniello, Meldolesi, 1998 ; Meldolesi, 1998). Dans le cas du district vésuvien, la production est d’ailleurs largement sous-traitée à des entreprises productives chinoises. Il est alors possible de constater la relation entre d’une part l’émergence d’une réalité productive post-fordiste dans la province de Naples et, d’autre part, le développement de la place d’achat. Les déclarations d’Ahjabou, vendeur auprès d’un grossiste en ligne de maison à San Giuseppe, viennent conforter cette idée : Ici c’est beaucoup moins cher car toutes les fabriques sont irrégulières, on produit hors taxes, tu comprends ? Alors ici c’est le repaire des Marocains, l’endroit le moins cher d’Italie. De toute façon ici, on a que des clients étrangers. Ainsi, à Naples, l’importance des pratiques informelles aurait permis le développement des flux de circulants.

Cependant, l’influence de ces districts sur les pratiques d’achat des circulants est à nuancer, car la plupart des produits achetés ne sont pas confectionnés à Naples, ou bien sont confectionnés en sous-traitance à Naples mais transitent par les entreprises de la troisième Italie. Freemood, par exemple, qui est une marque de chaussures fort prisée au Maghreb, provient de Vérone. On pourrait alors se demander pourquoi les circulants ne vont pas s’approvisionner directement dans les districts de la troisième Italie. En réalité, tout autant que le fait qu’il s’agisse d’un lieu d’achat du made in Italy, c’est l’alliance entre captage de réseaux internationaux de marchandises et production locale, en

3 Respectivement environ 11 euros et 75 euros. 277 d’autres termes, la diversité des produits offerts, qui fait l’attractivité de la place napolitaine. En effet, l’expression made in Italy, telle qu’elle est reprise par les circulants, doit être entendue au sens large, car si certaines marchandises sont très probablement produites en Italie (chaussures, chemises, linge de maison et produits d’ameublement), d’autres sont importées d’autres pays (services à café, produits d’électroménager, petits bibelots électroniques, jouets…). Si le produit made in Italy représente une forte attraction pour le consommateur étranger, les étrangers ont su également influencer les types de production et les modes de commercialisation. Ainsi, dans les centrales de vente en gros de la zone vésuvienne, la marchandise proposée s’est diversifiée pour satisfaire aux demandes d’une clientèle exigeante : des gammes de produits exclusivement destinés au Maghreb et aux bazars maghrébins d’Europe ont été créées, tandis que des produits importés (couvertures espagnoles, tapis belges, chinois et saoudiens par exemple) viennent s’ajouter aux produits locaux. De plus, la conception du made in Italy varie sensiblement d’un individu à l’autre, comme en témoigne la vignette qui suit :

La scène se déroule dans une boutique qui vend des complets pour hommes de qualité supérieure. Les complets, de facture vésuvienne, sont produits dans des ateliers italiens. Le client demande à la vendeuse si les vêtements sont de production locale. Celle-ci répond qu’il ne s’agit pas d’une production locale, puisqu’il s’agit d’une production purement italienne. Le client réitère sa demande : d’accord c’est une production italienne, mais est-ce local ? Visiblement vexée, elle précise : non ce n’est pas local, puisque c’est italien ! C’est fait en Toscane !

Visiblement, la vendeuse tenait à distinguer la production italienne de la production locale (vésuvienne), qu’elle associe probablement à la présence des Chinois qui travaillent en sous-traitance pour le compte des Italiens. La frontière de ce qui est ou n’est pas un produit italien est donc une frontière floue, qui évolue selon les individus et les situations commerciales. De même, les contrefaçons peuvent être considérées par certains circulants comme des produits typiquement italiens.

3. Des économies entre formalité et informalité, entre détail et gros

Cependant, il y a une autre raison pour laquelle les circulants préfèrent s’approvisionner à Naples plutôt que directement à la source, dans les districts industriels de la troisième Italie : c’est la modicité des prix. Naples est décrite comme la place la moins chère d’Italie, et même parfois d’Europe, ce qui est lié aux particularités de son tissu économique : Je suis allé une fois à Prato pour acheter, c’était la première et la dernière fois, dit Amine. En fait, deux éléments contribuent à cette modicité des prix. Dans les lieux d’achat, ni la distinction entre détail et gros, ni celle entre formel et informel, qui devraient être imposés dans le respect de la loi, n’ont vraiment droit de cité. Non seulement les centrales de vente en gros se laissent très facilement amadouer par les circulants pour vendre au détail, mais,

278 ce qui est plus surprenant, les vendeurs au détail, contrairement aux apparences, se transforment parfois en puissants grossistes, comme le montre le cas de la boutique de parapluies située sur la place de la gare, qui est présentée dans la vignette suivante. Cela signifie qu’on ne peut pas toujours établir de relation simple et directe entre l’importance du capital dont disposent certains circulants et leurs destinations d’achat : certains grands circulants s’approvisionnent dans les marchés et boutiques du quartier de la gare en grandes quantités ; tandis que certaines fourmis se retrouvent dans les centrales de vente en gros, même si c’est seulement pour l’achat de quelques pièces.

Derrière le paravent de la boutique de parapluies... Sur la place Garibaldi, une boutique relativement grande (une quinzaine de mètres de long) propose au chaland des accessoires (foulards, casquettes, parapluies, chapeaux) et des maillots affichant couleurs et symboles de l’équipe de Naples, jetés en vrac dans des parapluies renversés et disposés sur les trottoirs. Les objets sont disponibles pour des sommes relativement modiques. Le chaland pressé qui traverse piazza Garibaldi en temps de pluie pourra s’y procurer un utile couvre-chef sans se rendre compte de l’activité qui se déroule en retrait à l’intérieur du magasin, derrière des paravents. Du reste, la partie interne de la boutique n’est officiellement pas ouverte au public ; C’est un dépôt, tu ne peux pas entrer, nous fait-on remarquer lorsque nous essayons de nous y aventurer seule. Nous y retournerons accompagnée d’un client libyen : nous découvrons alors que le propriétaire du modeste stand de foulards réalise d’importantes affaires. Dans l’arrière-boutique, véritable dépôt de vente en gros, des clients maghrébins effectuent des achats de foulards par milliers de pièces.

Cette frontière floue du détail et du gros témoigne de l’importance des pratiques informelles, toujours articulées à des pratiques formelles. Mais l’imbrication des secteurs formels et informels ne se limite pas à l’indifférenciation entre détail et gros, ou encore à l’importance de l’informel dans les filières productives, telle qu’elle a été évoquée plus haut : les grossistes remplissent également des factures dont le montant est moins élevé que la quantité véritablement vendue, ou encore accordent une marge sur les produits vendus aux accompagnateurs. Il s’agit de pratiques récurrentes, connues de tous les employés de ces boutiques.

Au-delà de ces diverses caractéristiques de l’offre commerciale napolitaine, un autre atout de Naples est la présence d’infrastructures permettant l’acheminement, le captage et la redistribution des flux d’hommes et de marchandises. Infrastructures routières, comme il est possible de le lire sur la carte 2.23, mais surtout lieux de captage et de distribution, tels que le port, l’aéroport, la gare ferroviaire, la gare routière et la plateforme multimodale de Nola4, où travaillent les transitaires, qui ne sont pas les derniers à profiter des économies circulatoires. Ces différents lieux permettent de connecter Naples avec les destinations de revente. Par ailleurs, tout comme les centrales de vente en gros, un

4 Adjacent au CIS, l’interport permet le stockage, la manipulation et le déplacement des marchandises sur la base de systèmes informatiques et télématiques de pointe. C’est notamment un pôle de redistribution des marchandises échangées entre Nord et Sud de la péninsule. Equipés de structures permettant l’intermodalité entre chemin de fer (depuis février 2002) et routes, il constitue un point de repère aux niveaux européen et national et contribue à faire de Nola et du CIS un nœud commercial unique dans le Mezzogiorno. 279 lieu comme la plateforme multimodale (interporto) interroge sur les relations et articulations multiples qui existent entre la circulation commerciale et ces lieux de haute technicité. Elles questionnent ainsi l’opposition couramment pratiquée entre archaïsme du petit commerce informel et modernité des échanges internationaux (Péraldi, 2001 a).

Tous ces lieux sont mis en relation par une structure logistique qui est produite par les intermédiaires installés à Naples. Il s’agit du deuxième élément, après son offre en commerces et en infrastructures, qui contribue à l’attractivité de Naples.

II. UNE FIGURE DE LA MISE EN RELATION : L’INTERMÉDIAIRE COMMERCIAL

Ils se définissent comme accompagnateurs, passeurs, guides en commerce international, médiateurs, intermédiaires. Ces deux derniers termes sont peut-être ceux qui suggèrent le mieux leur position d’entre-deux et de mise en relation. Les intermédiaires sont considérés, dans des mesures variables, comme les acteurs-clef, les incontournables du passage à Naples. Connus de tous parce qu’utiles à tous, véritables figures-pivot sur la place marchande, les intermédiaires sont à la fois la preuve tangible de la réalité des économies circulatoires et leurs premiers protagonistes : faiseurs de sociabilités, tiers nécessaires, ils garantissent et organisent la tenue des échanges et des circulations5. De nationalité tunisienne, algérienne, marocaine, plus rarement ivoirienne, camerounaise, sénégalaise, ou italienne, ils prennent en charge une clientèle relativement importante (jusqu’à 30 clients par jour et par intermédiaire), constituée de circulants transnationaux. L’estimation du total des intermédiaires, qui seraient environ une trentaine de personnes, est rendue difficile par le fait que si certains d’entre eux ont une expérience professionnelle solide et y consacrent la majeure partie de leur temps, d’autres pratiquent cette activité de façon ponctuelle, et la considèrent comme une de leurs multiples sources de revenus. Au total, seize intermédiaires ont été rencontrés et onze entretiens ont été réalisés. La clientèle de ces intermédiaires n’a pas d’ancrage direct à Naples6. C’est une clientèle disparate, qui reflète la diversité sociale des acteurs de la circulation commerciale. Il s’agit de commerçants circulants, de particuliers venus faire quelques achats ou encore de commerçants plus importants qui désirent être présentés à des fabricants pour réaliser des importations par conteneurs. Pourquoi s’en remettent-ils aux intermédiaires commerciaux ? Quel est leur rôle au sein du dispositif ? Pourquoi s’agit-il d’une figure si incontournable ?

5 Il ne doivent pas être confondus avec les intermédiaires de Nehj Zarkoun qui ont été évoqués dans le chapitre précédent et qui sont des semi-grossistes et des circulants à plein titre. 6 Selon Bernard, intermédiaire ivoirien, il existe également une clientèle de commerçants afro-américains. L’existence de cette clientèle peut s’expliquer par la relation historique qui unit Naples et les Etats-Unis, de par leur histoire migratoire commune, et surtout de par la présence d’une base de l’OTAN à Pozzuoli. 280 L’intermédiaire commercial est une figure que l’on retrouve vraisemblablement sur toutes les places commerciales7, et qui mérite d’être distinguée des autres entrepreneurs pour son rôle et ses compétences. Pourtant, peu de travaux empiriques semblent lui avoir été spécifiquement consacrés8. Le mot est entouré d’un flottement terminologique qui, comme le remarque J. Bonaffé-Schmidt (2000), peut être tout à fait fécond. Ce flottement permet en effet de le rapprocher d’autres types de figure, individuelles ou collectives, qui font actuellement l’objet de nombreux questionnements, en particulier dans les registres de la représentation politique et de l’organisation post-fordiste du marché du travail.

1. Deux modèles de médiation

Le premier domaine dans lequel émerge la figure de l’intermédiaire est celui de la redéfinition de la citoyenneté et de la réorganisation des systèmes politiques, qui accompagne la montée des mécanismes de démocratie participative et de représentation locale. L’intermédiaire est, dans ce contexte, le médiateur culturel ou interculturel, l’animateur dans les quartiers difficiles et cités, voire le représentant de communauté dans le cadre des politiques locales pour l’immigration9. Dans cette définition, il est un acteur politique central qui permet de faire passer des informations mais aussi d’atténuer des conflits. L’intermédiaire apparaît alors comme une figure du compromis et de la reconnaissance d’Autrui. En effet, l’activité de médiation, en restaurant ou en instaurant un lien, est motivée par la nécessité de coexistence, comme l’écrit Gilles Verbunt : la médiation s’oppose à l’élimination d’une des parties, par le refus du narcissisme qui conduit à poser l’issue du conflit dans des termes du genre : “c’est toi ou c’est moi”, pour chercher la solution dans les termes “moi et toi”, ou “moi avec toi”... Le médiateur aide les autres à se situer dans un contexte plus global. Un contexte géographique d’abord : plus personne, aujourd’hui ne peut vivre en vase clos ; l’interdépendance n’est pas de l’ordre du souhait, mais de la réalité ; elle demande la reconnaissance de l’autre et la nécessité de s’entendre avec lui (Verbunt, 1997). Ainsi, la médiation est une véritable position culturelle, dans la mesure où elle s’oppose au conflit et cherche le compromis.

7 Il rappelle les figures napolitaine du zanzaro et arabe du samsar (moustique) qui se chargent, y compris dans les petites villes, de mettre en contact offre et demande et de garantir les tractations sur le marché immobilier. 8 On pourrait rapprocher cette figure à celle du notaire informel, proposée par Alain Tarrius et Lamia Missaoui, dans la mesure où il s’agit d’une figure régulatrice et civilisatrice des échanges, mais le rôle du notaire informel semble bien plus institutionnalisé et son impact sur le déroulement des échanges bien plus important que celui des intermédiaires commerciaux. En outre le notaire informel décrit par ces auteurs a une position d’entre deux entre réseaux mafieux et réseaux des économies souterraines que l’intermédiaire commercial n’a pas a Naples (Tarrius, Missaoui, 1995 ; Tarrius, 2001). Il nous semble en revanche plus hasardeux de rapprocher l’intermédiaire commercial de certaines figures de la médiation politique et sociale tels que les notables évoqué dans les travaux de Gabriella Gribaudi (1980) qui opéraient dans le Mezzogiorno une fonction de médiation entre administrés et pouvoir central allant parfois jusqu’à bloquer l’approbation d’une loi allant contre leurs intérêts. L’intermédiaire n’a pas de compétence institutionnelle ni de poids sur les institutions et, au fond, a un pouvoir très limité sur les individus. 9 En Italie, la loi-cadre sur l’immigration (testo unico) de 1998 sur l’immigration prévoit l’institution et la formation de cette figure. 281 Doudou Gueye définit le médiateur en opposition au relais, et montre qu’il s’agit d’une figure du lien social, de par l’importance de son investissement dans la relation : C’est le degré d’implication des acteurs qui définit la fonction. Dans la pratique de relais, il s’agit de traduire et de clarifier les demandes émanant des populations étrangères. Il s’agit surtout d’éviter les malentendus et les incompréhensions entre les usagers et les institutions. Il est demandé à la personne relais une forte neutralité alors que dans la pratique de médiation, il est surtout question de créer ou de recréer un lien, là où le tissu social est détruit ou dégradé. Dans ce cas, le médiateur participe à la mise en place de nouveaux modes de régulation sociale et de dialogue (Gueye, 2001, 167-168). Catherine Delcroix va plus loin, en montrant que les médiateurs peuvent produire une identité commune entre des populations d’origine différente. Elle montre comment des femmes, s’organisant en association, sont parvenues à restaurer des circuits de communication, à participer à la construction de l’identité locale, et à l’intégration des populations fragilisées qu’elles soient d’origine étrangère ou française (Delcroix, 2001,197). Le deuxième registre dans lequel il est possible de retrouver la figure de l’intermédiaire est celui de l’évolution post-fordiste du marché du travail, dont l’apparition des figures de l’intermédiation est un des aspects marquants. Deux causes, en particulier, peuvent être attribuées à l’apparition de ces figures. D’une part, la perte de poids des institutions classiques d’intermédiation, comme les syndicats, a permis l’émergence de figures qui se chargent de mettre en contact l’offre et la demande de main-d’oeuvre, et éventuellement de réguler les relations entre employé et employeur. C’est également l’informalité croissante des économies qui provoque la recrudescence de ces figures de l’intermédiation (Castells, Portes, 1989). Les intermédiaires se chargent, par exemple, dans un contexte informel où la confiance accordée est une valeur centrale, de “garantir” un travailleur aux yeux de son patron, mais aussi de régler d’éventuels litiges. En Italie, ce type de figure se retrouve dans tous les secteurs d’activités, de façon plus ou moins prononcée. Ainsi, le recrutement dans les usines s’effectue souvent par le biais du bouche- à-oreille et de la confiance accordée par un entrepreneur à un ouvrier étranger. Cet ouvrier se porte alors garant de ses compatriotes, qu’il recommande auprès de son employeur, ce qui est souvent à l’origine de véritables concentrations ethniques dans les districts productifs (Ambrosini, 2001). De la même façon, dans les régions agricoles, les exploitants confient le recrutement et la gestion de la main-d’œuvre journalière à des caporali 10(Palidda, 2001; Macioti, Pugliese, 1993). Certaines institutions peuvent jouer ce rôle d’intermédiation. L’Eglise catholique est ainsi à l’origine de l’insertion de nombreuses femmes dans les travaux d’assistance et domestiques, constituant de véritables filières migratoires (telles que celles, historiques, en provenance du Cap-Vert ou des Philippines), qui mettent en relation des paroisses du pays d’origine, et paroisses italiennes (Vallat, 1981). De même, les associations peuvent jouer un rôle d’interface entre offre et demande, que l’on pense au rôle central joué par l’association des Sénégalais de Naples dans le cas de la création du petit marché de la via Bologna.

10 Figure particulièrement caractéristique du Sud italien, il s’agit d’un intermédiaire recruteur de main d’œuvre travaillant pour le compte d’un exploitant agricole. 282 La littérature sur les médiateurs culturels met en évidence le caractère de tiers nécessaire de l’intermédiaire, qui se présente comme une figure du compromis et du dialogue entre deux parties (Simmel, 1999). Cette littérature fait émerger la position particulière qu’occupe le médiateur au sein du groupe, mais également sa capacité de transformation d’une situation sociale. Quant aux travaux sur les économies post-fordistes, ils montrent que la figure de l’intermédiaire est une figure non seulement de mise en relation, mais aussi de régulation de l’offre et de la demande, ce qui signifie qu’elle est capable d’orienter le fonctionnement du marché du travail.

Pourquoi avoir effectué ce détour par ces deux modèles de médiation et d’intermédiation, qui peuvent sembler bien lointains de la place marchande napolitaine, de ses acteurs et de ses lieux ? Bien qu’elles s’inscrivent dans des domaines d’activités différents, ces figures s’apparentent à celle de l’intermédiaire commercial sur un certain nombre de points. En effet, les intermédiaires commerciaux combinent des compétences techniques (logistique) et symboliques (politiques). Il s’agit de figures structurantes du dispositif napolitain, dans la mesure où ils organisent et orientent les circulations, tout comme les relations entre les différents groupes.

2. Une figure logistique et de mise en contact de l’offre et de la demande commerciale

Les intermédiaires sont tout d’abord des figures logistiques, chargées de mettre en relation des lieux distants : disposant d’un véhicule, ils guident et accompagnent les circulants sur les lieux d’achat et se chargent du transport de leurs marchandises. Ils se chargent également de leur accueil sur les lieux d’arrivée et de leur accompagnement aux lieux de départ (ports de Gênes, Trapani, Salerne et de La Spezia, Marseille, Rome, Milan, aéroport et port de Naples), ainsi que de l’expédition, si nécessaire, de leurs marchandises. Certains intermédiaires prennent également en charge les déplacements internationaux des circulants (préparation du voyage choix d’itinéraire, passage de frontière, acheminement des clients et de leurs marchandises, contact avec les transitaires…). Cette fonction de circulation des hommes et des marchandises à l’échelle internationale peut par ailleurs requérir des compétences de passeur, au sens où les intermédiaires peuvent se charger de négocier les passages aux frontières, quand leurs clients ne sont pas tout à fait en règle avec la loi. D’autres se limitent à conseiller les circulants sur l’opportunité d’emprunter certains itinéraires. Les intermédiaires se chargent également de l’organisation du séjour des circulants à Naples (logement, nourriture). C’est pourquoi ils établissent des relations privilégiées avec les propriétaires d’hôtels. Bennour, intermédiaire maghrébin, déclare ainsi : J’ai des relations avec presque tous les patrons ou les portiers d’hôtel à piazza Garibaldi, C’est là- bas que la plupart des commerçants dort, à Piazza Garibaldi dans les petits et même dans les grands hôtels. Mais il y a aussi ceux qui sont là-bas, sur le Lungomare (bord de mer), pour les gros clients, donc moi j’ai déjà le contact avec le stationniste (voiturier) et avec le patron de l’hôtel.

283 Surtout, les intermédiaires commerciaux se chargent, pour les circulants qui ne vivent pas à Naples et n’ont pas la possibilité de se créer un réseau d’interlocuteurs commerciaux, de les mettre en contact avec l’offre commerciale. C’est une personne qui te fait rencontrer des gens, qui te met en contact avec les gens. C’est ça son boulot, dit ainsi Leyla, commerçante tunisienne, qui a recours aux services des intermédiaires. Cette fonction de mise en relation bénéficie aux grossistes, hôteliers et transitaire en amont tout comme aux circulants en aval, si bien que les intermédiaires tirent leurs revenus des deux côtés. Ils perçoivent souvent une somme fixe de la part des circulants, ainsi qu’un pourboire sur la marchandise vendue de la part des sédentaires. Sofiane détaille ses revenus de la façon suivante : les clients me donnent 50 euros pour une journée de travail. Le grossiste, c’est simple, il me donne la mazetta (pourboire) : 5%, 10% ça dépend. Ensuite si je vois qu’il y a des problèmes, que je ne suis pas satisfait de ce qu’il m’a donné, je retourne dans son magasin et je me sers, c’est tout ! Les intermédiaires se chargent de l’évaluation de la totalité des frais que nécessite l’opération commerciale pour leurs clients (déplacements, transitaires, main-d’oeuvre…). Les prix sont négociés avec chaque interlocuteur, l’objectif étant de fournir aux clients un devis avantageux dont ils puissent eux-mêmes tirer des avantages. Le revenu des intermédiaires est ainsi constitué d’une somme de petites marges complémentaires, et leur chiffre d’affaires dépend du bénéfice qu’ils parviennent à dégager sur chaque opération : pourboires donnés par les patrons d’hôtels, change d’argent, services proposés aux clients (lettres d’invitation notamment), vente et passage de marchandises (les intermédiaires pratiquent tous le commerce comme activité complémentaire), négociation avec les transitaires,…. Selon les personnes interrogées, leur revenu serait supérieur à celui d’un ouvrier du Nord de l’Italie. Bernard, intermédiaire ivoirien, déclare ainsi : je travaillais dans une parfumerie où je gagnais déjà bien donc quand j’ai eu les papiers. Bon, j’ai commencé à aussi découvrir autre chose et j’me suis dit que après trois ans de travail bon ça ne servait plus à rien vraiment d’aller chercher du travail parce qu’il fallait que je réfléchisse à avoir plus d’argent parce qu’en Italie en travaillant on ne gagne pas beaucoup d’argent. La vie est toujours égale quoi. Parce qu’au Nord ceux–mêmes qui travaillent ont tous des problèmes ils travaillent seulement pour payer la maison pour manger et ils gardent 100,000 lires par mois, 200,000 lires11, ce qui ne suffit pas. Par ailleurs, il n’est pas rare que les intermédiaires achètent des stocks pour leur propre compte, lorsqu’ils dénichent une bonne affaire. Ils s’appuient alors sur leur réseau de grossistes et de commerçants, dispersés entre ici et là, pour les écouler. L’intermédiaire est également un chercheur d’opportunités : il ne se contente pas de mettre en contact l’offre et la demande, il doit également rechercher les bonnes affaires et de bonnes idées. C’est pourquoi, à l’instar de Bernard, nombre d’entre eux se définissent comme des guides : Par exemple quelqu’un qui veut acheter des bijoux en grande quantité, on peut pas quand même l’amener dans une bijouterie parce si on l’amène dans une bijouterie il va beaucoup dépenser, il peut même pas acheter ce qui lui plait. Donc il faut

11 Respectivement environ 54 euros et 108 euros 284 l’amener chez un fabricant de bijoux et là il va acheter en gros comme un napolitain qui va aussi acheter en gros. Donc, il faut toujours quelqu’un qui connaît : un guide. Donc moi avant que je n’amène la personne dans la fabrique, je vais aller voir le fabricant d’abord, on discute. Moi je peux même payer la marchandise, j’amène mon argent, je paie et on va amener les gens vendre la marchandise à mes clients. Quand, tu t’adresses à moi quand tu t’adresses à ma société, je m’occupe de toi, je t’aide encore à découvrir beaucoup de choses. Parce que je te donne l’exemple : il y a des gens qui ont des boutiques mais ils ne savent pas ce qu’ils doivent mettre dedans, et ils vendent des petites choses qui ne rapportent rien, n’importe quoi ! Il suffit que tu leur donnes des idées. La personne va voir son magasin garni et ça le magasin va changer d’aspect, ça va augmenter de valeur, tu vois, c’est comme comment dirais-je tu amènes des costumes de valeur dans une boutique, Italiens en plus ! ça fait une grande valeur de la boutique, donc c’est une manière d’aider aussi les gens qui n’ont pas les idées les gens qui n’ont pas cette possibilité de se déplacer de chercher parce que le commerçant qui vient de loin qui arrive en Italie, il ne connaît rien, il ne peut pas chercher il n’a pas le temps de chercher est-ce qu’il peut aller jusqu’à Caserta pour contacter une fabrique ? non ! il ne sait même pas que la fabrique existe, donc il faut toujours quelqu’un qui lui donne … parce que la marchandise on l’achète pas comme ça pour le plaisir de l’acheter ; il faut être sûr de l’écouler dans les jours à venir, il faut que ça tourne quoi, parce que c’est de l’argent qui doit te revenir tu vois. La recherche d’opportunités nécessite une grande mobilité spatiale : pour rechercher de nouvelles pistes, il faut nécessairement sortir de Naples aller prospecter dans l’aire urbaine, mais aussi dans d’autres régions, à la recherche de bonnes affaires. Les itinéraires des intermédiaires- et, par conséquent, ceux de leurs clients- sont sans cesse redéfinis. Cette variabilité des itinéraires reflète également une non-spécialisation, ni dans un type de marchandise, ni dans un type de clientèle. La mobilité spatiale peut également être mise au service de la découverte des boutiques des clients de l’intermédiaire, dans leur pays d’installation. C’est le cas de Paul qui prospecte en Grande-Bretagne ou de Sofiane qui part régulièrement pour Marseille démarcher des clients et lors de ses retours en Tunisie, se déplace de boutique en boutique pour proposer aux commerçants de les guider en Italie : Il faut bien bouger, je peux pas rester là à attendre que ça tombe, dit-il. Selon nos interlocuteurs, cette grande mobilité est un des éléments permettant d’expliquer que les Napolitains parviennent difficilement à exercer cette profession, mais aussi que les intermédiaires conservent toujours une utilité pour leur clientèle, même quand celles-ci sont habituées à la fréquentation de la place marchande. Ainsi, selon Sofiane, être guide en commerce n’est pas une profession à la portée de tous, il distingue d’ailleurs plusieurs degrés d’exercice de la profession, dont il souligne que les Napolitains sont désormais totalement exclus : Il faut dire que c’est un travail qui a besoin vraiment de beaucoup de découverte et de beaucoup de mouvement. Voilà bien sûr, y a des gens qui font ça à un degré moindre, oui qui se limitent peut-être à acheter quelque chose et à le vendre à quelqu’un d’autre, pourtant il y a aussi beaucoup de choses qu’il faut découvrir. Des Napolitains qui font un travail comme je le fais je n’en connais pas.

285 3. Un garant moral

Les intermédiaires ne sont pas seulement des figures logistiques et de mise en relation de l’offre et de la demande commerciale. Ils organisent et détendent la rencontre entre sédentaires et circulants. Le recours à ces individus qui font parfois figure de traducteur, mais surtout d’interface et de garant dans un contexte où les échanges se basent essentiellement sur la réputation et le face-à-face, est rendu nécessaire par le caractère informel de la plupart des transactions. Les intermédiaires sont des figures régulatrices, des sortes de gardiens moraux des échanges, par leur position d’entre-deux et par leur connaissance des usages et des prix. En même temps, il s’agit de sortes de médiateurs culturels, dans la mesure où ils facilitent, des deux côtés, l’interprétation des situations. En effet, les intermédiaires doivent être en mesure de comprendre les exigences de leur clientèle et de les traduire à leurs interlocuteurs sédentaires. Souvent cela se fait brièvement au moment de la mise en relation de l’offre et de la demande, sous la forme d’une courte présentation qui permet au propriétaire d’hôtel ou au grossiste de comprendre à quel type de personne il a à faire et quelles seront ses exigences. Ainsi, Ahmed, au moment de loger une dame tunisienne de niveau social plus élevé que les commerçantes habituelles, dresse son portrait à Mauro, le patron de l’hôtel : Elle c’est une dame de grande qualité, d’un bon milieu, alors attention, il faut qu’elle soit logée bien comme il faut, à sa hauteur, ne lui fais pas partager sa chambre ! (car d’ordinaire, les commerçantes tunisiennes partagent leur chambre). De la même façon, Sofiane, lorsqu’il doit servir de médiateur entre les grossistes et les acheteurs, brosse immédiatement le portrait du client au grossiste : Ce monsieur doit travailler en France, il a besoin de marchandises pour la France, des choses pour les marchés, de la lingerie, d’accord ? Cette fonction de gardien du bon déroulement des événements est particulièrement importante dans le cas des femmes, et s’étend, non seulement aux échanges mais à l’ensemble de leurs pratiques quotidiennes sur la place marchande, comme le montre l’anecdote suivante, rapportée par Ahmed : hier les « femmine12 » m’ont appelé à trois heures du matin. Elles me disent : « viens vite Ahmed ! » Je les trouve sur le trottoir, en bas de l’hôtel, en chemise de nuit : elles m’expliquent qu’un vagabond, un ivrogne, est rentré dans les couloirs pendant la nuit, un Polonais, il était saoul, elles veulent plus rester à l’hôtel, elles ont trop peur, moi j’ai dû garder la chambre après, toute la nuit. Mais Mauro (le patron de l’hôtel), il va m’entendre, il a intérêt à faire quelque chose parce que je te jure qu’il nous verra plus si ça continue … Cette anecdote fait émerger une situation de crise, liée à l’interférence des territoires (territoire de l’errance et territoires du commerce). L’intermédiaire cherche à neutraliser cette situation de crise, en faisant comprendre au propriétaire d’hôtel qu’il doit surveiller le

12 femmine : terme napolitain utilisé par les intermédiaires pour désigner les groupes de femmes qui effectuent des voyages d’achat à Naples. 286 passage dans son hôtel s’il souhaite conserver cette clientèle féminine, car cette situation (l’apparition d’un homme saoul, en pleine nuit, dans le couloir d’hôtel) est évidemment inacceptable sur le plan moral pour ces femmes. Les enjeux liés à cette interférence des territoires sont d’autant plus forts que Naples se situe hors du dar al islam, comme le soulignent nombre de nos interlocutrices féminines. Pour ces femmes, c’est parce que les interlocuteurs sédentaires sont essentiellement des Italiens, en d’autres termes des non-musulmans, que la présence des intermédiaires commerciaux est si importante. Elles expliquent, par exemple, ne pas avoir recours aux mêmes types de services lors de leurs déplacements à Istanbul, où leurs interlocuteurs sont musulmans et parfois même arabophones13. De ce point de vue, les intermédiaires sont de véritables agents de médiation culturelle entre les Italiens et les circulants maghrébins. Loin de se cantonner à un rôle économique, ils jouent un rôle symbolique particulièrement important, de négociation des identités, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Ma Mung, en cherchant à construire auprès des sédentaires les conditions de l’accueil des circulants (Ma Mung, 1992 b, 1999 b).

Selon les intermédiaires interrogés, c’est bien, au-delà de leur remarquable flexibilité et de leur connaissance des lieux, cette fonction de normalisation, et même de moralisation de la place marchande - au sens où ils s’assurent à la fois le bon déroulement moral du séjour et celui, économique, des échanges - qui leur a permis prendre le pas sur les locaux au moment de leur installation sur la place marchande. Dans les premières années de la ruée vers Naples, en effet, cette profession était exercée avant tout par des Italiens. L’entrée en médiation était alors difficile, notamment parce que les locaux n’ont ouvert la profession qu’à contrecœur. Paul, intermédiaire camerounais, raconte ses débuts : Avant nous, c’était des Napolitains mais aujourd’hui, les choses ont changé : nous, les Maghrébins, les Africains, on est en train de les remplacer…avant on trouvait déjà quatre ou cinq intermédiaires, aujourd’hui il y en a beaucoup mais attention, c’est pas que tout le monde connaisse le travail ! Les Napolitains sont en train de battre en retraite. Au début ils ont eu des problèmes, hein, les intermédiaires. On leur perçait les roues de la voiture. Le Napolitain, il appelait le vigile qui est son ami « celui-là sa voiture c’est comme ça ». C’est maintenant que les choses sont en train de changer mais ils ont eu des problèmes hein ! Combien de fois on a percé les roues de leur voiture ! Cependant, si les débuts ont été difficiles, depuis la fin des années 80, les Italiens ont laissé progressivement la place aux étrangers. Les intermédiaires insistent sur le fait que c’est bien le caractère éthique de leurs pratiques, le respect de leur parole donnée aux clients, en opposition aux pratiques douteuses et malhonnêtes des Napolitains qui, au fond, ne respectent pas le client, qui a assuré leur succès. Sofiane déclare ainsi : Je connais un Napolitain qui demande qu’une seule chose à Dieu, c’est de tomber sur un Libyen très riche pour le tuer et lui prendre ses sous. Le pionnier des intermédiaires étrangers,

13 Cela rejoint les réflexions de Michel Péraldi, Fedime Deli, et Jean-François Pérouse, qui remarquent la forte présence de commerçants turcs arabophones originaires de la région orientale de Mardîn dans les boutiques stambouliotes. 287 Mahmoud Bou Fadil, va même jusqu’à affirmer que la venue des intermédiaires étrangers aurait permis, en attirant davantage la confiance des clientèles, une augmentation des flux de circulants transnationaux : C’est avec nous que les clients ont pris la confiance, le goût de venir à Naples. L’entrée des intermédiaires étrangers aurait eu un rôle de moralisation de la place marchande. Cela rejoint ce qui a été dit plus haut concernant le rôle des têtes de pont dans la venue des clientèles : la venue des circulants maghrébins à Naples ne s’est systématisée qu’avec la constitution d’un groupe de Maghrébins, installé sur place, et faisant figure d’interface.

Figure logistique, de mise en contact de l’offre et de la demande, chasseur d’opportunités, garant moral, agent de transaction identitaire entre les sédentaires (qui sont souvent les autochtones) et les circulants étrangers : c’est parce qu’ils concentrent toutes ces compétences que les intermédiaires parviennent à conserver une clientèle qui a souvent accumulé une longue expérience de la place et qui pourrait dans une certaine mesure s’affranchir de sa tutelle. Du point de vue de la place marchande, la figure de l’intermédiaire commercial permet de témoigner de l’interpénétration entre dimensions morale et technique, culturelle et économique dans son organisation. Elle permet de montrer que le dispositif ne fonctionne pas uniquement comme un ensemble logistique, mais bien aussi comme un espace régi par des règles particulières, dont l’intermédiaire est en quelque sorte le gardien. C’est bien cette double dimension idéelle et matérielle qui fait du dispositif un territoire, dont les intermédiaires sont des agents majeurs, dans la mesure où ils contribuent, par la circulation et par la médiation, à rendre possible la coexistence entre les différents groupes et individus.

III. NAPLES : PLACE CENTRALE ET STRUCTURANTE AU SEIN DU DISPOSITIF

L’observation de ce dispositif, qui met en relation le quartier de la gare aux différents lieux d’achat des populations circulantes, permet de considérer de façon différente le rôle du quartier dans leurs trajectoires : le quartier, en effet, n’est plus seulement un lieu d’achat et d’hébergement, il est l’épicentre d’une place commerciale régionale, un point de passage obligé pour les acheteurs. Regroupement d’opportunités sociales (on y trouve les contacts nécessaires), de services (lieu d’hébergement, de restauration et d’achat, nœud de transports, lieu de regroupement des petits métiers) et de produits, il constitue le centre de gravité de la place marchande. C’est pourquoi quand les migrants se réfèrent au quartier de la gare, ils parlent souvent de Naples centre ou du centre-ville. Et si, au sein du dispositif napolitain, les trajectoires sont sans cesse recomposées en fonction des opportunités qui se présentent sur tel ou tel lieu d’achat, de tel déstockage ou de tel nouveau magasin, témoignant ainsi de la mouvance des territoires des économies circulatoires, le quartier de la gare conserve sa centralité. On retrouve alors une

288 autre dimension de la notion de dispositif, telle qu’elle est évoquée par Alain Tarrius : le dispositif, renvoie à l’idée de débouché, de groupements d’opportunités, d’initiatives et de compétences, de captage de réseaux (Tarrius, 1995). Le quartier de la gare fonctionne bien comme lieu de captage de réseaux, à la fois humains et logistiques, et comme vivier d’opportunités. Cela permet de revenir à la notion, évoquée dans la première partie de centralité spécifique : si le quartier de la gare de Naples, n’est certes pas un centre majeur de l’immigration de main-d’œuvre en Italie, à l’échelle des réseaux de la circulation commerciale, elle est bien une place centrale et structurante. Cela explique pourquoi, pour les intermédiaires commerciaux, le stationnement dans le quartier de la gare n’est pas la moindre de leurs stratégies de mise en visibilité. Certes, les tactiques de marketing sont multiples. Les plus installés des intermédiaires louent un bureau, disposent d’un site et d’une adresse internet, ou encore mettent en place des campagnes d’affichage publicitaires : Ahmed s’est ainsi créé une gamme d’objets au nom de son entreprise (calendriers, autocollants, stylos, carnets d’adresse….) qu’il distribue à ses clients et amis. Il a fait écrire son nom et ses coordonnées sur ses camionnettes, ce qui assure une visibilité sans précédent à son entreprise dans les rues de la place. Les intermédiaires disposent également d’un jeu de puces de téléphones portables (au moins une puce par pays qu’ils ont l’habitude de traverser) et d’un numéro de fax, ce qui est très important pour l’envoi des documents préparatoires à la venue des commerçants. Cependant, la présence physique dans le quartier demeure le premier des atouts. Ainsi, Bennour, qui possède plusieurs voitures et dispose de plusieurs numéros de téléphone, insiste sur la nécessité d’être présent physiquement dans le quartier. Il a récemment installé son domicile à proximité de la gare, gagnant en accessibilité et en centralité par rapport à son ancienne adresse de Giugliano (à l’ouest de Naples). J’habite le centre ici. Je viens de déménager maintenant, il n’y a pas longtemps, non loin de la station, de l’autre coté de la station, en allant vers le centre directionnel. Tous les grands rendez-vous sont à Naples. Je préfère faire les rendez-vous ici que de les faire à Rome ou à Milan. A Milan je peux aller là-bas si je sais que je dois discuter avec quelqu’un là-bas, ou que je dois aller voir des marchandises mais c’est ici que se font les contacts, le centre.

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À l’aune des pratiques spatiales des circulants, le quartier de la gare ne fonctionne qu’en connexion avec d’autres places productives et commerciales dans l’aire urbaine. Cependant, loin de perdre son importance, il devient, au sein du dispositif, une place centrale. La place marchande napolitaine constitue bien un carrefour d’opportunités, de filières et de réseaux (filières de produits, réseaux de transports et réseaux relationnels/migratoires). L’articulation logistique de filières d’importation, de production et de commercialisation régionales, la diversité des qualités et des quantités proposées, les atouts du made in Italy, et le caractère partiellement informel de ces filières, qui permet la modicité des prix, sont autant de qualités qui font le succès de la place marchande napolitaine auprès des circulants commerciaux. Aussi la marginalité de Naples est-elle devenue un atout, du point de vue des circulants, puisque l’importance des pratiques informelles (pour peu qu’elles soient articulées avec des pratiques formelles) est un des motifs de son attractivité. Naples est de fait un des principaux lieux d’achat en Europe pour les populations maghrébines. Parallèlement, la venue des intermédiaires a favorisé le développement d’un dispositif logistique, ainsi qu’une moralisation des échanges. Cela a permis non seulement de renforcer l’organisation de la place d’achat, mais aussi de contribuer à son attractivité. Ainsi, par une sorte d’effet de lieu (le lieu renforçant le flux et le flux renforçant le lieu) le dispositif commercial et circulatoire qui est apparu dans l’aire urbaine de Naples ne cesse de se renforcer. Ensemble de lieux et d’acteurs, le dispositif fait système. Il prend ainsi une dimension collective, sociale et dynamique. Il est le produit d’agencements d’initiatives et de compétences qui résultent toujours d’une forme précédente, et la dépassent sans arrêt … nous ne sommes plus seulement devant une construction sociale relative aux acteurs individuels qui y déploient leurs compétences, mais devant une totalité qui fait système, appelle, amalgame celui ou ceux nécessaires à l’expansion de tous (Tarrius, 2000). On est alors face à des constructions socio-spatiales mouvantes. En effet, la notion de dispositif permet, comme l’écrit Emmanuel Ma Mung, de souligner le caractère conjoncturel (…) de cette organisation qui n’est pas une structure fixe mais un système en évolution susceptible d’arrangements, de recomposition, de réorientation. Elle rend bien compte du caractère circonstanciel et non définitif de ces arrangements entre agents économiques (1999 b, 91-92). Elle permet de restituer au territoire son caractère évolutif dans la mesure où elle s’attache à une dynamique, qui est celle d’un ensemble de lieux. Aussi, l’usage du terme de dispositif permet-il d’insister sur le jeu d’interaction existant entre des populations mobiles et des lieux. Cette notion peut particulièrement être à même de qualifier le produit des interactions entre d’une part des structures (l’espace organisé, en premier lieu), et de l’autre des acteurs (les entrepreneurs migrants, et plus généralement les acteurs des économies circulatoires), ce qui renvoie à l’approche interactive et à la théorie de la structuration dont il a été question dans la première partie (p.135), quand nous avons souhaité articuler les problématiques de l’entreprise migrante à celles de la construction

291 des territoires (chapitres 2 et 3). Dans notre cas, les allées et venues entre les différents lieux qui constituent la place marchande contribuent à structurer le territoire des circulants, et à en renforcer certaines polarités. Il est encore possible de dégager une autre interprétation du terme de dispositif. En jouant un peu sur les mots, nous pouvons considérer que le terme de dispositif nous mène à celui de mise à disposition (structure d’accueil aux circulants) mais aussi de disposition d’esprit : il est alors possible d’évoquer la disposition cosmopolite, cette ouverture à Autrui qui caractérise les acteurs de la place marchande napolitaine. Les économies circulatoires à Naples, bien que ce soient ici les réseaux maghrébins qui aient été étudiés, se fondent en effet sur la complémentarité et les interactions entre acteurs de différentes origines. Comment cela contribue-t-il à caractériser les relations entre les individus ? Les économies circulatoires sont-elles des économies cosmopolites ? Dans ce cas, quelle lecture spatiale peut-on en faire ? Le chapitre suivant propose d’étudier, pour tenter de répondre à ces questions, l’impact de ces circulations sur les relations entre les individus, ainsi que sur l’organisation des espaces traversés.



292 Chapitre VII Alliances, stratégies identitaires et territorialisation des économies circulatoires : Du cosmopolitisme au quotidien

Nos racines sont devenues nos antennes Ulrich Beck

La place marchande napolitaine se présente comme un carrefour de réseaux commerciaux qui se déploient à différentes échelles. Ce chapitre est consacré aux effets de la rencontre entre ces différents réseaux du point de vue des échanges et des formes de territorialisation. De quels types de ressources et de compétences font preuve les acteurs de l’échange marchand sur la place napolitaine ? Quels sont les effets de ces échanges sur l’organisation spatiale du quartier de la gare ? Pour caractériser cette rencontre des différents groupes et individus qui gravitent sur la place marchande, nous proposons de recourir à la notion de cosmopolitisme. Le cosmopolitisme n’est pas ici considéré comme l’essence de la métropole parthénopéenne, son genius loci. Du reste, l’échelle d’appréhension choisie, celle des lieux qui composent la place marchande napolitaine, et en particulier, le quartier de la gare, nous préserve de tout discours généralisant sur la vocation cosmopolite de la ville. En effet, les situations cosmopolites qui sont évoquées ici n’ont de signification que dans le prisme de la circulation, et plus particulièrement de la situation d’échange provoquée par cette circulation. Il s’agit d’un cosmopolitisme banal, pour reprendre les termes d’Ulrich Beck, c’est-à-dire, ni d’un idéal de coexistence pacifique, ni d’un projet politique, mais plutôt d’une disposition des individus à entrer en relation les uns avec les autres (Hannerz, 1996b ; Lamont, 2000). Ce cosmopolitisme se manifeste dans les situations d’interaction, définies comme l’ensemble d’événements qui ont lieu lors d’une présence conjointe et en vertu de cette présence conjointe (Goffman, 1998, 7). Remarquons que cette question du

293 face-à-face et des ressources déployées dans le face-à-face est rendue particulièrement importante du fait de l’informalité qui caractérise en partie les échanges économiques. Ce cosmopolitisme, s’il est ordinaire, n’en est pas moins quotidien, donc significatif : la place marchande napolitaine, carrefour de réseaux, se caractérise par la co-présence et la complémentarité économique d’acteurs d’origines différentes. Cette complémentarité, mais aussi la particularité du type d’économie pratiquée, nécessite une certaine attitude d’esprit de la part des acteurs des économies circulatoires (I). Cette disposition s’observe tout particulièrement dans les tactiques économiques : les alliances contractées tout comme les services demandés au sein de la place marchande exigent de mobiliser différents réseaux, qui correspondent à autant de registres d’appartenance. Ainsi, l’ouverture à Autrui, dans les réseaux comme dans les interactions marchandes, passe par des stratégies identitaires complexes. Ces stratégies identitaires marquent les espaces de la place marchande, et en premier lieu ceux des boutiques (II). À l’échelle du quartier de la gare, l’appartenance commune aux économies circulatoires permet l’existence d’un territoire cosmopolite, qui a ses propres normes et points de repère, qui sont partagés par tous les acteurs de ces économies. On constate également des phénomènes de segmentation de l’espace en fonction d’autres identités de type professionnelles, ethniques ou de genre (III). Ainsi, le cosmopolitisme évoqué dans ce chapitre n’entre pas en contradiction avec d’autres formes d’appartenance plus circonscrites. Les deux sont, au contraire, imbriqués. De cette façon, nous rejoignons la position de certains auteurs, qui ont été évoqués dans la première partie de ce travail, et pour lesquels l’inscription transnationale dans des réseaux sociaux et l’inscription locale dans des situations cosmopolites ne sont pas contradictoires (Beck, 2003).



I. PETITS ARRANGEMENTS AVEC LES AUTRES… À L’ORIGINE DU COSMOPOLITISME

1. Co-présence et complémentarité des acteurs économiques : l’exemple des contrefaçons

L’organisation socio-spatiale de la place marchande se fonde non seulement sur la co-présence (elle est croisement de réseaux), mais aussi sur la complémentarité économique de groupes et d’individus de provenances diverses. L’observation de l’organisation du circuit de production et de vente des contrefaçons de marques sportives dans le quartier de la gare permet de mettre en évidence ces complémentarités. Les individus qui participent à ce circuit doivent, en effet, quotidiennement entrer en relation avec des interlocuteurs d’origines différentes, dont le choix est déterminé par des nécessités économiques.

294 Le métier de producteur-grossiste de contrefaçons est pratiqué par une trentaine de Maghrébins, majoritairement de nationalité tunisienne (22 Tunisiens, 5 Algériens, 3 Marocains) ainsi que par cinq Italiens1. Il s’agit donc d’une filière mixte, bien que majoritairement maghrébine. Si cette spécialité peut être fondée sur des ressources ethniques en termes de main- d’œuvre, de capitaux ou de clientèle, ces ressources ne sont absolument pas suffisantes. Le plus gros de cette économie se pratique à l’intérieur des appartements, dans lesquels les grossistes disposent de véritables boutiques. La coupe d’un immeuble du quartier (figure 2.3), permet de rendre compte de la forte proximité spatiale qui caractérise les acteurs de cette économie. Tous les étages de l’immeuble, en effet, à l’exception de l’étage supérieur qui est un logement pour des commerçants pakistanais et tunisiens, sont mobilisés par cette activité. Au premier étage, se trouve la boutique d’un grossiste tunisien. Celui-ci est aidé par des employés maghrébins ou italiens, qui tiennent son stand au marché et se chargent des relations avec les couturiers. Sur le même étage, on trouve un atelier de couture tenu par des Tunisiens, tandis que des couturières italiennes travaillent aux deuxième et troisième étages. Au rez-de-chaussée, stationnent les grossistes et les porteurs qui se chargent de transporter la marchandise. Selon les enquêtes que nous avons réalisées, le mode de fonctionnement des entreprises du fals’ est relativement semblable de l’une à l’autre2. Ainsi, le processus productif et de commercialisation, reporté sur la figure 2.4, peut être résumé de la manière suivante : - Entre cinq et sept heures du matin, l’entrepreneur se rend auprès des nombreux grossistes chinois du quartier, pour s’approvisionner en vêtements importés de Chine (souvent via Rome). - Les griffes et les étiquettes sont achetées auprès d’Italiens, localisés à l’extérieur du centre-ville, à l’abri des contrôles. Des intermédiaires italiens, chargés de livrer les griffes aux grossistes, se rendent quotidiennement dans le quartier de la gare. Le prix des pièces est fixe, mais la course des intermédiaires, qui sont souvent des mineurs, peut être négociée. - L’assemblage des griffes aux vêtements est exécuté par des couturiers localisés dans les immeubles du quartier. Il s’agit de Maghrébins, de Pakistanais, mais aussi d’Italiens, et surtout d’Italiennes qui ont aménagé de minuscules ateliers de couture à domicile. Les couturières travaillent en général pour deux ou trois grossistes maghrébins, mais elles ont également des commanditaires italiens. Cette spécialité se transmet, semble-t-il, de mère en fille. Le choix de cette main-d’œuvre - maghrébine-pakistanaise/masculine ou italienne/féminine - est relativement indifférent pour le grossiste. Les couturiers pratiquent en effet les mêmes prix

1 Les Italiens présents sur le marché disposent d’une licence de vente tandis que les Maghrébins sont irréguliers, à l’exception d’un Marocain, inscrit au registre du marché. Cela constitue la preuve que l’impossibilité pour ces marchands tunisiens de régulariser leur activité n’est pas tant liée au type de marchandise qu’ils commercialisent, même si elles sont officiellement interdites à la vente, puisque les Italiens qui proposent les mêmes marchandises disposent d’une licence, mais plutôt au fait que, comme on l’a signalé plus haut, la possibilité d’acquisition de postes de vente sur rue est fort limitée à Naples. 295 (environ 1000 lires, soit 50 centimes d’euro par pièce). Seuls les patchs (les marques sont collées au lieu d’être cousues) sont demeurés sous le monopole des Italiens, les couturiers maghrébins ne disposant pas des appareils nécessaires pour le collage. - Le grossiste profite de sa visite au couturier pour récupérer les vêtements livrés la veille. Une autre personne est chargée d’empaqueter les marchandises, de fixer les étiquettes et les tailles. C’est parfois le grossiste lui-même qui s’en charge. Les marchandises, cousues et empaquetées en une journée au plus tard, sont ensuite placées dans un dépôt qui peut correspondre à la boutique ou à l’appartement du grossiste, mais qui, dans tous les cas, se situe dans le même immeuble. - Vers huit heures du matin, les grossistes descendent dans les rues de la Duchesca- Maddalena, qui sont leurs postes de stationnement principaux. Ils ne se déplacent que pour accompagner les clients au dépôt. Quand le grossiste dispose d’un étal au marché, il est tenu par un, deux ou trois employés de confiance de 7 heures du matin à 14 heures environ. Certains vendeurs du marché, comme Faycal, travaillent pour leur propre compte. Les droits de vente sur le marché sont réglés à des Italiens qui, en échange, assurent une protection. La clientèle des marchés est bien différente de celle des dépôts. Les clients des dépôts sont tous des commerçants étrangers, alors que la clientèle des marchés est moins professionnelle et surtout moins fidèle. Il s’agit avant tout d’une clientèle de passage : des Napolitains venus faire leurs emplettes, des touristes séduits par l’opportunité d’acheter des fausses 3 marques à si bas prix , quelques commerçants étrangers débutants, encore non initiés au fonctionnement de la place d’achat. - L’après-midi, le grossiste se charge de trouver de nouvelles pistes et de nouer des contacts. Il entame alors sa déambulation (andare in giro, girare, bouger) dans le quartier, dont l’objectif est d’observer dans les vitrines les derniers modèles à la mode et de serrer le maximum de mains. Cette période de déambulation se clôt avec l’arrivée des camions livrant les marchandises aux boutiques chinoises entre dix-huit et dix-neuf heures. C’est alors l’heure de la ruée vers les grossistes, à la recherche de l’exclusivité. Pendant la nuit, le travail continue dans les moments fastes, car le fals’ a ses saisons : des étés très chargés et des hivers parfois trop calmes, à l’exception des périodes de Ramadan et de Noël. Il n’est pas exclu de dormir ou de faire dormir ses clients dans la boutique.

2 Six entretiens ont été réalisés avec des entrepreneurs du fals’, soit environ 1/5ème de cette population ainsi que des observations participantes sur la longue durée auprès de 4 d’entre eux. 3 Sur le marché, il faut compter entre 12 et 15 euros pour un jogging griffé, autour de 7 euros pour un tee- shirt, 30 euros pour un blouson. La modicité des prix fait que nul n’est dupe parmi les acheteurs. Tous savent pertinemment qu’ils achètent des fausses marques. 296

Figure 2.4 - Production et commercialisation du fals’

Fabrication des vêtements Chine

Import Port de Naples

Importateurs Rome Grossistes Quartier de la gare Grossiste en griffes Naples Producteur-grossiste : achat des pièces Quartier de la gare

Couturiers : collage des Couturiers : couture patchs des marques Quartier de la gare Quartier de la gare

Emballage Quartier de la gare

Producteur-Grossiste : stockage - emballage - étiquetage Quartier de la gare

Marchés Commerçants Semi-grossistes locaux circulants Italie (P. Mancini) Naples, Italie, France

Source : C. Schmoll, enquêtes

298 L’exemple du fals’ permet de mettre en évidence la proximité spatiale et les complémentarités économiques entre les acteurs de la place marchande. L’existence d’activités illégales à l’intérieur des habitations napolitaines est un phénomène connu. Ce qui est davantage surprenant est le fait que ces entreprises puissent être aux mains des étrangers. Cela a des conséquences sur les modalités de leur insertion sociale. Cette activité, en effet, instaure, par le biais du travail, des proximités sociales inédites à Naples entre Maghrébins et Italiens, ou encore entre Maghrébins et Chinois. Cependant, pour comprendre le type de ressources dont doivent faire preuve les acteurs des économies circulatoires, il convient également de s’intéresser aux caractéristiques de ces économies, qui se présentent comme des économies d’opportunité (Manry, 2001 ; Péraldi, 2001 a, b).

2. Des économies d’opportunité

L’économie circulatoire est, comme beaucoup d’économies informelles, une économie du coup (colpo) selon l’expression de nos interlocuteurs, ou encore une économie d’opportunité. Cette économie, telle qu’elle est décrite par Véronique Manry et Michel Péraldi, se caractérise par la flexibilité des entrepreneurs et par leur capacité à s’adapter et à cueillir les opportunités. Elle demande une grande mobilité spatiale et professionnelle (Manry, 2001 ; Péraldi, 2001 a, b, c). Cette notion d’économie d’opportunité ne doit pas être confondue pour autant avec celles de débrouille ou de combine (arrangiarsi, combinazione). En effet, l’arrangiarsi et la combinazione suggèrent l’idée de spontanéité, de survivance au jour le jour. Or, les individus auxquels il est fait référence, même si leurs situations peuvent être d’une grande fragilité, ne sont pas dépourvus de ressources : ils s’appuient sur un certain savoir-faire, développé dans le domaine du commerce, pour tirer profit de la concentration d’opportunités qu’offre la place marchande. On rejoint ainsi, en insistant sur le caractère non spontané de cette économie d’opportunité, le courant d’études sur les économies informelles qui insiste sur le caractère structuré, organisé de ces économies (pour une revue critique de ces travaux, voir Mozère, 1999). Le cas du fals’ est exemplaire. Pour les Maghrébins qui exercent la production et la vente de contrefaçons, c’est parce que cette activité requiert un savoir-faire particulier, difficilement accessible aux Italiens, qu’ils en seraient presque totalement exclus. Ce savoir-faire, que les individus interrogés nomment parfois le sens du commerce, n’est, en effet, pas à la portée de tous. Il est le fruit d’une alchimie entre un certain nombre de qualités, parmi lesquelles on trouve : fidéliser une clientèle régulière, ce qui signifie qu’il faut savoir attirer la confiance (et dans ce processus, la maîtrise de la langue des clients, l’arabe et, occasionnellement, le français, intervient en premier lieu) ; offrir des services (faire dormir ses clients chez soi, pratiquer le crédit) ; avoir une grande disponibilité en temps et en écoute, pour répondre rapidement à la demande (flexibilité : travail jour et nuit) ; savoir dénicher ou inventer le modèle qui aura du succès et s’assurer l’exclusivité (flair, recherche de nouveaux modèles, attirer la confiance des fournisseurs chinois pour

299 avoir des accords d’exclusivité) ; s’attirer une réputation (fidéliser sa clientèle pour qu’elle en fasse venir d’autres, mettre en place des stratégies de visibilité malgré le caractère caché de l’activité, et pour cela, posséder un stand sur le marché est un atout de taille). La discrétion et la tranquillité sont également des qualités fondamentales dans l’exercice de cette activité illégale. Adil, grossiste en vêtement de contrefaçons déclare ainsi : Tu peux gagner beaucoup, mais il faut le calme, il y a finanza, il y a la police, les carabinieri. Tout ça, il faut se le mettre dans la tête. II faut travailler au caaaaaalme, au calme. Moi je suis clandestino, j’ai pas les papiers… Pour ce travail, il faut que le client t’aime, qu’il aime travailler avec toi. Moi, si je laisse tout ça (il désigne ses stocks) à un Italien, les clients viennent, ils lui demandent: où est Adil ? Il n’y a pas Adil ? Il achètent deux ou trois pièces et psss andato (ils s’en vont), ils ne reviennent plus. Parce qu’ils ne le connaissent pas. Ils connaissent seulement Adil. J’ai la langue et je suis bien. Je suis tranquille, et j’aime pas manger tout seul, tout à moi : je donne des regalo (cadeaux), si une personne vient demain moi je parle avec lui je prends des cafés avec lui, comme un ami! Je le manipule comme un ami, pas comme un client. Ils m’aiment. Par ailleurs, bien qu’informelle, cette activité exige des qualités qui se gagnent en partie par l’apprentissage, ou du moins par l’initiation à certains secrets du métier. Les savoir-faire se transmettent par le biais des alliances et des collaborations. En effet, le travail de producteur-grossiste ne peut pas être exercé seul car il demande une disponibilité presque permanente : c’est pourquoi les producteurs-grossistes s’entourent d’employés qui deviennent parfois, après quelques mois d’apprentissage, deviennent associés et même grossistes à leur tour. Leur passage par la boutique leur permet d’accumuler l’expérience et les capitaux nécessaires à la mise en œuvre de cette activité. Les grossistes ne sont pas dupes, ils savent que leurs employés sont des apprentis et qu’ils se mettront probablement un jour à leur compte. C’est donc une aide qu’ils leur fournissent en les acceptant dans leur magasin, dont la contrepartie est que ces employés sont relativement mal payés. La transmission des savoir-faire s’est longtemps opérée à l’intérieur du même groupe national, celui des Tunisiens. Puis, l’origine nationale des entrepreneurs du fals’ s’est diversifiée, notamment avec l’arrivée des Algériens. En 1997, les grossistes tunisiens ont commencé à employer des ouvriers-vendeurs algériens et même un jeune Kurde irakien en demande d’asile. Une fois l’apprentissage du métier effectué et un capital de départ constitué, les Algériens se sont affranchis de la tutelle des Tunisiens. Désormais, plusieurs Algériens pratiquent cette activité. L’un d’entre eux, Adil, a récemment transmis ce savoir- faire à deux Marocains, Leyla et Abdel. Adil a donc doublement ouvert la profession, aux Marocains et aux femmes. Ainsi, l’exemple des entrepreneurs du fals’ témoigne de ce que l’économie d’opportunité ne signifie pas absence de compétences professionnelles et relationnelles. Une partie de ces compétences (connaissance du métier, connaissances linguistiques) est accumulée pendant l’expérience migratoire. En outre, l’économie d’opportunité se base sur la recherche incessante de ce que nos interlocuteurs nomment de nouvelles routes, de nouveaux chemins (nuove strade).

300 L’expression est à comprendre dans sa signification pratique et métaphorique : connaître les routes, c’est connaître les itinéraires à emprunter, mais aussi les contacts à mobiliser et le chemin à suivre dans ses stratégies professionnelles. Cela nécessite de garder l’esprit ouvert à de nouvelles chances, d’avoir des antennes pour capter l’information utile, ce que certains auteurs anglo-saxons nomment serendipity (Hannerz, 1996 a). On pourrait opposer cette attitude d’esprit à l’idée de routine, car la routine autorise difficilement d’entrer en relation avec des individus différents. L’économie d’opportunité demande de mettre en jeu perpétuellement de nouvelles tactiques économiques. Les expressions bouger et savoir bouger (si sa muovere) reviennent souvent dans les entretiens. Bouger c’est bien sûr se déplacer mais aussi avoir mille et un projets en tête, savoir passer d’une activité à l’autre. Il peut s’agir, pour les circulants commerciaux, de rechercher de nouvelles filières de produits, de nouveaux fournisseurs et accompagnateurs, de nouveaux moyens de faire passer leurs marchandises. Pour les sédentaires, il s’agit souvent de faire de nouvelles alliances, de multiplier les liens ou de se spécialiser dans une nouvelle activité, un nouveau type de marchandises, comme en témoignent les heures d’errance des grossistes en fals’ dans les boutiques chinoises à la recherche du produit exclusif, ou encore la course des Algériens à la quête de la dernière paire de chaussures à la mode. En effet, les circulants algériens exercent entre eux une vive concurrence. Il faut ainsi assister à la ruée sur les boutiques chinoises qui se produit à l’arrivée des bus provenant de France (et qui donne lieu à une course-poursuite entre les autobus concurrents dès le départ de Marseille), ou encore au moment des nouvelles livraisons en provenance de Rome. C’est alors un véritable sport que de dénicher le bon produit chez le grossiste chinois, sport auquel les uns et les autres s’emploient avec plus ou moins d’habileté. Il arrive fréquemment d’assister à des scènes de dispute entre Algériens pour une paire de chaussure, sous les yeux impassibles des Chinois. S’attirer les faveurs d’un grossiste chinois est un exploit et un atout de taille face aux concurrents. Certains clients importants, tel Hamid, surnommé Baracuda par les Algériens et les Chinois de par sa corpulence, ont développé des rapports de quasi-exclusivité sur certains produits. Baracuda est connu pour ses rafles chez les Chinois. Depuis plusieurs années il va acheter chez les grossistes tous les derniers modèles sortis pour que les autres ne puissent pas en profiter. Les Chinois le connaissent, ils lui mettent la marchandise de côté, ça m’énerve trop déclare ainsi Kader, concurrent de Baracuda1. Autre aspect de ce savoir-bouger qui caractérise les acteurs des économies circulatoires : le passage d’un interlocuteur commercial à l’autre, voire d’un associé à l’autre, peut être extrêmement fréquent. Le choix des partenaires, les affinités entre les

1 Autre forme de collaboration entre circulants algériens et commerçants chinois : la commande. Elle est pratiquée depuis que certains grossistes chinois ont commencé à s’affranchir de la dépendance à Rome et importent pour leur propre compte. Les clients choisissent sur la base des modèles déjà existant un modèle à commander en quantité (ils demandent de transformer un détail, de changer la couleur…), sous condition de garder l’exclusivité, puis les Chinois se chargent d’effectuer la commande en Chine, sous délai de trente jours. Une fois la marchandise arrivée, ils inscrivent sur des cartons, en chinois et en italien, parfois en arabe, les noms ou surnoms des commanditaires. Cette pratique demande une certaine forme de confiance puisque les Algériens ne donnent aucune avance. 301 individus sont construits en situation migratoire, dans les circonstances de la place marchande, et ne dépendent pas uniquement de critères d’appartenance nationale ou régionale, encore moins familiale (Péraldi, 2001 a, b, c ; Hily, Rinaudo, 2003). De ce point de vue, on peut apprécier la singularité de l’organisation des commerçants au regard des modèles classiques de l’entreprenariat ethnique. Ce caractère circonstanciel des liens ne préjuge pas de leur durée : les entrepreneurs se ressaisissent souvent de liens noués au cours de l’expérience migratoire, abandonnés pour un temps, puis réactivés.

3. De larges réseaux de relation

Ainsi, ce n’est pas seulement une origine commune mais aussi la co-présence sur la place marchande, l’être en affaires, qui motivent l’alliance (Manry, 2001). Par ailleurs, les activités se basent sur un savant dosage entre collaboration, mise en commun des ressources et rétention de secrets. L’économie du coup est aussi bien une économie du coup de main que du mauvais coup, deux expressions retrouvées fréquemment dans les entretiens. Ainsi, en ce qui concerne les rapports entre entreprises, il convient de remarquer la grande tension qui existe entre moments de coopération et moment de concurrence. Si les entrepreneurs du fals’ peuvent s’entraider2 ils se livrent également à une concurrence sans pitié, dans laquelle espionnage et secret interviennent (Werbner, 1987). Les Napolitains peuvent alors intervenir comme tiers, conseiller ou informateur3. Adil explique ainsi pourquoi il est plus important d’avoir des contacts avec les autres groupes qu’avec son propre groupe, dont il ne se fie guère. Dans un mélange de français et d’italien, il développe des jugements positifs sur tous les groupes, à l’exception du sien et de celui des Tunisiens : Mes clients sont sympathiques, calmes et veulent la roba senza dare soldi ! (Ils veulent la marchandise sans me payer) (rires). Ils sont sénégalais et marocains, il y a peu d’Algériens et de Tunisiens. J’aime pas trop les Tunisiens et les Algériens. Je préfère rester tout seul. Les Algériens veulent seulement le cadeau. Ils apportent la faillite à mon négoce. Il y a beaucoup de clients, grâce à Dieu. Pas tous à Rome. Il y en a qui habitent à Rimini, en Sicile... Les Africains, ils habitent en Sicile, ils vendent le fals’ sur leur bancarella (étal), sur les plages…Les Chinois m’adorent. Quand je n’y vais pas parce qu’ils n’ont pas la marchandise dont j’ai besoin, ils m’appellent…Et les Italiens ? Bravo les Italiens, ils m’ont donné le courage pour travailler. Ils m’ont soutenu. Ils m’ont dit : vas-y Adil continue. Est-ce que tu travailles ? non ? Il faut pas rester là. Si tu restes là, tu vois la drogue, tu dragues les filles, tu fais les piqûres. Pense à ton avenir. Il faut pas rester comme ça il faut travailler. Quand une personne me parle comme ça elle me donne le courage. Moi j’ai pas d’amis, je suis tout le temps tout seul. Je

2 Par le biais d’une cotisation pour aider un grossiste ayant perdu son capital de départ suite à une rafle des inspecteurs des finances, par exemple. 3 La présence d’un tiers, allié ou régulateur se retrouve dans toutes les situations de concurrence (Simmel, 1999). Voir l’observation réalisée dans la boutique de Leyla, en annexe n.7. 302 travaille. Quand je finis le travail, je reste chez les Chinois parce qu’il y a beaucoup de monde qui entre là, j’aime bien traîner là-bas. Ainsi, la réussite au sein de la place commerciale napolitaine est conditionnée par la capacité qu’ont les acteurs à entrer en relation avec des groupes et des individus aux appartenances diverses. Elle implique d’avoir de larges réseaux de relations et d’effectuer des alliances multiples. Cela se traduit souvent dans le langage de nos interlocuteurs en termes de portefeuille, de carnets d’adresses ou encore de contacts.

Le cas des intermédiaires est remarquable à cet égard, car le large éventail relationnel dont ils disposent fait office de support à leurs pratiques de mobilité. En effet, si l’intermédiaire commercial est plutôt une figure individuelle, au sens où son entreprise se base essentiellement sur ses propres compétences, il ne s’agit pas pour autant d’un individu isolé. On peut le voir dans le cas d’Ahmed, dont les relations professionnelles ne se limitent guère au groupe des Tunisiens4. C’est à cette condition qu’il peut proposer à ses clients de véritables voyages organisés, prenant en considération toutes les étapes et tous les coûts, de l’obtention du visa à l’envoi des cargaisons, de la réservation d’hôtel au choix du meilleur itinéraire. Son éventail relationnel se déploie à différentes échelles. À l’échelle internationale, il entretient une amitié avec les chefs d’escale de la compagnie tunisienne à Rome et à Tunis. À Naples, il s’appuie en particulier sur un propriétaire d’hôtel et sur son garagiste. Il insiste fréquemment sur les liens qu’ils entretient avec ces individus en utilisant le registre de la famille : l’albergo Veneto c’est ma deuxième maison, le garagiste est plus qu’un frère pour moi (de même, le mécanicien déclare en retour que le garage appartient à Ahmed). D’autres relations sociales sont mises à profit dans la gestion et l’entretien des véhicules : il réactive, à l’occasion de voyages en Allemagne pour l’achat de ses camionnettes, des liens noués avec des voisins de Tunis qui résident à Hambourg. De même, l’assurance des véhicules est contractée à Ragusa en Sicile, ou un ami tunisien peut les obtenir pour des prix avantageux. Toutes ces relations confèrent à Ahmed une connaissance certaine des routes (a’ ca bisogna conoscere le strade – ici, il faut connaître les routes - dit-il). Par ailleurs, certains intermédiaires sont entourés d’associés- collaborateurs, même s’il s’agit d’alliances relativement libres5. Ahmed a ainsi deux collaborateurs dont l’un, Kamel, entretient des rapports privilégiés avec la Tunisie, puisqu’il est propriétaire d’une boutique à Nehj Zarkoun, qu’il a laissée en gestion à son frère. L’autre, Sofiane, connaît bien Marseille, ce qui est un sérieux atout pour Ahmed. Kamel, se charge des allées-venues Naples-Tunis, et Sofiane des déplacements pour la France, tandis qu’Ahmed prend en charge l’accompagnement des clients à Naples.

4 Voir son histoire en annexe n.8. 5 Dans les relations professionnelles, la distinction entre associés et employés n’est pas très claire, ce qui tient au statut ambigu (multiplicité des sources de revenus) de ceux qui travaillent pour l’intermédiaire, dont le travail est fourni par l’intermédiaire mais dont les revenus dépendent également du bénéfice qu’ils dégageront.

303 Latifah, l’épouse d’Ahmed, lui procure également une aide ponctuelle : elle accompagne régulièrement les circulantes sur leurs lieux d’approvisionnement et n’hésite pas à leur fournir des conseils sur les produits à acheter. Elle se charge parfois de leur préparer des paniers-repas pour leurs déplacements.

L’étude des réseaux sociaux des intermédiaires permet de montrer comment différents types de liens cohabitent au sein des entreprises. L’intermédiaire, en effet, appuie ses activités économiques sur des réseaux familiaux, amicaux mais aussi strictement professionnels. Comme il a été vu dans la première partie, certains auteurs montrent combien les liens faibles ont une meilleure efficacité pour les entrepreneurs migrants, dans la mesure où ils permettent de toucher des mondes sociaux différents (Péraldi 2001 a ; Morokvasic, 1999 ; voir aussi Werbner, 1999). Les acteurs de la place marchande napolitaine font usage de ces solidarités latérales et circonstancielles. En même temps, parmi les différents mondes sociaux auxquels ils sont confrontés dans leur expérience commerciale, certains leur sont très proches, et représentent un pan intime de leur vie. L’importance, plus généralement, des justifications affectives données à certaines alliances mène également à nuancer le qualificatif de lien faible pour qualifier ces relations, qui sont souvent teintées d’amitié et d’affinités réciproques. Ainsi, c’est plutôt la diversité des liens, qui peuvent être forts ou faibles, durables ou éphémères, communautaires ou transcommunautaires, qui caractérise les relations marchandes au sein de la place6. Cette ouverture des réseaux sociaux est vécue de manière enthousiaste par certains acteurs, comme les intermédiaires. Ainsi, Paul, intermédiaire camerounais, se définit en opposition aux Sénégalais (en réalité à une certaine catégorie de Sénégalais, les vendeurs de rue), auxquels il reconnaît le mérite d’avoir été les pionniers du commerce à Naples, mais qui, selon lui, sont dans l’immobilité, dans la reproduction et surtout dans l’enfermement communautaire : Bon, il y a une chose : les Sénégalais sont délimités dans leur domaine. Excusez-moi de le dire mais ils sont limités, ils ont des limites, ils sont “quadrati”, quoi. Ça veut dire quoi : quand le Sénégalais arrive, son frère vend le chapeau, il va venir, il va vendre le chapeau. Nous qui sommes hors de cette zone qui sommes arrivés après eux, leur immigration est un peu plus… Nous on essaie de voir un peu partout même. Quand on parle des intermédiaires, je crois que… bon. Nous c’est quoi nous : on a une influence occidentale déjà quand on est au pays. Quand on arrive ici le problème c’est quoi : puisque dans notre pays ressembler à l’Occident ça veut dire être plus civilisé on connaît plus de choses par rapport à eux puisqu’on est un peu fasciné il y a cette fascination. Donc eux ils sont limités et nous ont fait les choses ; Donc eux généralement le commerce c’est les CD. Le CIS ils ne connaissent pas ! Les Sénégalais sont limités au centre-ville, à Naples, c’est le centre, c’est Touba, touba, touba, partout, partout, partout…Ici c’est juste un point de contact et c’est tout. La description des Sénégalais livrée par Paul nous apporte des informations importantes sur la représentation qu’il a de son métier et des qualités nécessaires pour l’exercer. La

6 Voir aussi l’observation dans la boutique de Leyla, présentée en annexe n.7. 304 mise en relation qu’il effectue entre le degré d’enfermement communautaire des groupes et leur connaissance géographique des lieux est remarquable. Pour Paul, faire preuve d’une certaine autonomie par rapport au groupe et au pays d’appartenance permet la connaissance des lieux. Alors que pour les Sénégalais, le centre-ville de Naples correspond simplement, selon ses dires, à une sorte d’annexe de la diaspora mouride, et que le vrai centre est Touba, les intermédiaires, ont, selon lui une connaissance géographique plus fine des lieux d’achat, liée au fait qu’ils sont tournés vers l’Occident même avant le départ. Pour Paul, le centre de gravité des intermédiaires n’est pas le même que celui des commerçants de rue sénégalais : ce n’est pas Touba mais l’Europe. Paul assimile ainsi l’enfermement dans une communauté à la limitation des parcours à Naples. Pour lui, la connaissance des lieux et l’ouverture à d’autres groupes vont de pair et constituent une valeur. En partant de ces exemples et du témoignage de Paul, on pourrait penser que seuls certains groupes, tels que les intermédiaires, ou plus généralement les Maghrébins, développent au sein de la place marchande de larges réseaux de relations. L’exemple de Zhou, présenté en annexe (n.8), peut nous permettre de montrer que ressources diasporiques et ouverture relationnelle ne sont pas nécessairement contradictoires. Zhou, qui tire une partie de ses ressources du groupe des Chinois du Zhejiang, n’hésite pas, en effet, à tirer profit d’autres expériences pour accroître ses ressources et développer des relations multiples, qui sont réinvesties dans ses entreprises. Au fur et à mesure de son expérience migratoire, Zhou réussit à jouer des différents milieux qu’il fréquente pour se forger des compétences. Son excursus par le secteur associatif, s’il se révèle peu probant du point de vue de ses projets professionnels, va lui permettre de se faire de nouvelles relations et d’acquérir de nouvelles connaissances pratiques et linguistiques, d’effectuer de nouvelles rencontres pour réaliser ses projets entrepreneuriaux. L’histoire de Zhou montre comment les individus peuvent s’inscrire de manière non contradictoire dans différents types de relations sociales, ethniques ou non, en fonction des situations dans lesquels ils se trouvent et des projets qu’ils souhaitent mener à bien. Par ailleurs, la diversité des réseaux sur lesquels s’appuient les entreprises de la place marchande nécessite d’en appeler, au fur et à mesure des interactions, à différents registres d’appartenance. Ceci marque les espaces de l’interaction économique, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant.

305 Photographie 2.19 – Corso Novara. Un supermarché chinois et un centre téléphonique africain

Illustration 2.20 - Carte de visite d’un grossiste italien

306 II. ÉCHANGES MARCHANDS, STRATÉGIES IDENTITAIRES, ET LIEUX DE MARQUAGE DU COSMOPOLITISME

1. Des stratégies identitaires multiples

Parce qu’elles se basent sur la complémentarité d’acteurs d’origines différentes et sur des économies d’opportunité nécessitant différents types de liens, les stratégies économiques des individus sur place marchande mobilisent différents registres identitaires (Hily, Rinaudo, 2003). Ces stratégies identitaires se basent sur l’appropriation des attributs culturels réels ou supposés de l’autre, ou encore sur l’utilisation stratégique de ses propres attributs culturels, ou supposés tels. Nous disons « supposés tels », car ces représentations ne sont pas dénuées de stéréotypes. L’exemple le plus étonnant est le recours à la figure du Juif de la part des commerçants maghrébins pour nommer les commerçants italiens, et plus particulièrement les grossistes. Ce recours à la figure du Juif, figure hautement stéréotypée, se justifie, selon nos interlocuteurs, par le fait que les Italiens ont le sens des affaires7. Cette représentation du commerçant italien comme Juif est ambiguë. D’une part, elle le rejette dans le domaine de l’altérité, elle introduit de la distance. De l’autre, elle fait référence à un passé commun pour les Maghrébins (la référence une époque coloniale ou pré-coloniale est souvent implicite) et, de cette manière, jette des ponts entre les deux groupes. Surtout, le recours à cette figure, parce qu’elle opère un glissement entre la représentation du Juif commune dans le monde musulman (et probablement ailleurs) et celle du grossiste, permet de coller aux Italiens une image, une réputation. Les déclarations embarrassées de Yayah témoignent bien du fait que le terme de Juif est plus utilisé par les Maghrébins comme une synecdoque de l’argent et des affaires, plutôt qu’une réalité : franchement, je ne peux pas dire s’il y a des Juifs ici vraiment, je n’en sais rien, ce que je sais c’est que le bijoutier et le patron de la pizzeria, à la Duchesca, tout le monde les appelle Jehudi, Jehudi, c’est comme leur nom. On dit pas je vais à la bijouterie, on dit : je vais au Juif. Tout le monde dit qu’ils sont Juifs.

L’usage de l’identité-altérité comme ressource, qui s’effectue au sein des situations marchandes, est donc une opération d’appropriation et de réemploi d’une identité (que ce soit pour soi ou pour les autres) qui ne doit pas nécessairement être interprétée comme la partie visible d’une ethnicité enracinée sociologiquement, mais qui en revanche cherche à établir des ponts entre les interactants, sur la base de croyances, de réputations associées à certaines cultures, à certains groupes (Raulin, 2000).

7 La communauté israélite de Naples étant extrêmement réduite (environ 120 individus, selon les déclarations de la présidente de l’Association des Israélites de Naples), il est plus qu’improbable que les grossistes appartiennent à cette confession. 307 Une observation réalisée dans la boutique de Leyla, entrepreneuse marocaine du fals’ et seule commerçante maghrébine installée dans le quartier, permet de mettre en évidence l’évolution de ses stratégies commerciales et identitaires, en fonction des liens qu’elle cherche à nouer (l’observation figure dans sa totalité en annexe n.7). Ce qui émerge des différents épisodes pris au vif dans le quotidien de Leyla, c’est la conjugaison entre ouverture de ses réseaux relationnels et usage de différents registres identitaires dans ses stratégies économiques. Elle n’hésite pas, pour mener à bien ses entreprises, à jouer de sa double appartenance minoritaire, de femme et de Marocaine, mais aussi de son appartenance - commune avec ses interlocuteurs - au quartier ou au monde du commerce. L’exemple de Leyla permet ainsi de montrer combien les alliances contractées et les échanges marchands sont l’occasion de la mobilisation de multiples registres d’identification. Les échanges marchands, dans leur dimension symbolique, sont producteurs d’identité et d’altérité, en fonction de l’image de soi que souhaitent afficher leurs protagonistes (Goffman, 1998). Cette capacité à manipuler les identités, génératrices d’ouverture sur autrui, peut être qualifiée de cosmopolite.

Ces jeux identitaires sont mis en visibilité dans l’espace de la boutique. Au sujet de l’organisation de cet espace, et reprenant l’approche interactionniste d’Erwing Goffman, Anne Raulin écrit : le sens de la façade, élément décisif de tout projet commercial, détermine celui de l’interaction commerçante. Elle indique le type de tactique commerciale définie par le commerçant et induit les termes de la communication culturelle qu’il cherche à promouvoir. À l’instar d’A. Raulin, on peut affirmer que l’observation de l’espace des commerces permet d’interpréter les stratégies identitaires choisies par les commerçants. Surtout, parce qu’ils permettent le marquage spatial de ces stratégies, ils sont des lieux privilégiés de mise en scène de l’ouverture sur autrui qui caractérise la place marchande.

2. Les commerces comme lieux d’émergence d’une identité cosmopolite

Sans vouloir répertorier de manière exhaustive les stratégies commerciales mises en œuvre par les uns et les autres, on peut repérer parmi le répertoire de signes (Hily, 2001) dans lequel puisent des commerçants, plusieurs types de stratégies, qui marquent notablement les espaces des commerces : La première stratégie consiste à mettre en valeur certaines spécificités ethniques8. Ainsi, à Naples, certains des éléments de mise en scène commerciale, qui contribuent au marquage spatial des commerces, et qui sont couramment interprétés comme des signes de fermeture communautaire correspondent en réalité à des tactiques de mise en saillance des identités

8 E. Ma Mung montre, dans son travail sur les enseignes, que les tactiques de mise en scène commerciale peuvent être de deux grands types : c’est un rapprochement avec la culture du client, telle qu’elle est définie par les commerçant, qui est pratiqué, ou alors c’est plutôt une forme d’éloignement, à travers l’entretien d’une forme d’exotisme. Dans certaines situations, les deux tactiques sont combinées. Il prend ainsi pour exemple le nom du restaurant “Le dragon du Poitou” (Ma Mung, 1999 b).

308 ethniques orientées vers les autres groupes (Hily, Rinaudo, 2003, 51). C’est le cas par exemple des lanternes rouges exposées sur le seuil de leurs boutiques par les commerçants chinois. À Naples, tous les commerces chinois, sans aucune, exception, ont disposé ces lanternes sur leurs pas-de-porte. Selon les commerçants chinois interrogés, ces lanternes sont une invitation bienveillante pour le chaland, la touche d’orientalisme qu’elles offrent permettant de donner une image chaleureuse de la boutique. Dans le même but de cultiver une image ethnique de soi, certains grossistes italiens affichent au contraire une image de grande classe italienne proche de la condescendance. La discrétion par rapport au client est ici de mise, et la neutralité de l’aménagement de la boutique une garantie d’authenticité. Ainsi, chez un des grossistes les plus fréquentés par les Maghrébins en zone vésuvienne, qui propose des costumes de bon standing, les employés ne se permettent aucune familiarité avec les clients et, bien au contraire, cultivent une certaine distance. Cet endroit est considéré par les clients comme un très haut-lieu du made in Italy. Une deuxième stratégie peut être l’appropriation, par certains commerçants, des atouts culturels supposés de l’autre. Ainsi, certains grossistes italiens développent, pour capter les clientèles étrangères maghrébines, des stratégies commerciales de l’ordre du rapprochement culturel. Certaines enseignes de leurs boutiques sont traduites en arabes et ornées d’un grand Bienvenu à nos amis maghrébins, accompagné de l’effigie du génie d’Ali Baba (illustration 2.20 p.306). Dans leurs boutiques, les consignes aux clients sont souvent traduites dans la langue du Coran, dont certaines sourates sont affichées aux murs, côtoyant sans vergogne l’effigie de Padre Pio. Certains ont même changé l’enseigne de leur boutique en l’honneur de cette nouvelle clientèle, comme la bottega dell’arabo (la boutique de l’arabe), boutique de vente d’articles de bijouterie fantaisie située dans le quartier de la gare. Cela permet de souligner le rôle des ressources linguistiques dans les stratégies commerciales (Hassoun, 1993). La maîtrise de la langue de l’autre, qui est une compétence acquise (même de façon superficielle) au fur et à mesure de sa fréquentation, est un atout de taille, que l’on retrouve dans la mise en scène de la boutique. Les grossistes, chinois ou italiens, ont vite appris quelques formules de sociabilité en arabe dont ils jouent pendant la tractation commerciale. Certains entreprennent même des voyages initiatiques au Maroc, dans le but de se familiariser avec la culture de l’autre. D’autres sont parvenus à une bonne maîtrise de la langue tel Federico, vendeur de sandwichs, qui régulièrement affuble et est affublé par ses clients d’insultes cordiales en langue arabe ; ou encore, Carlo garçon de café, qui maîtrise le dialecte de Khouribga : je parle le dialecte marocain, de Khouribga. Les clients ne m’ont pas laissé le choix. Ça fait vingt ans que les Marocains achètent les jouets en face et prennent leur café ici, alors tu penses, c’était obligé. De même, les auto-écoles du quartier de la gare, qui se sont spécialisées dans la conversion des permis de conduire internationaux, ont traduit leurs tarifs en chinois, en russe et en arabe. Dans cette même logique de médiation linguistique, la majorité des commerçants italiens confient leur établissement à un ou plusieurs employés étrangers. Grossiste, bars, pâtisseries, mais aussi grossistes chinois, embauchent du personnel arabophone.

309 Dans les échanges entre Maghrébins et Chinois, c’est avant tout l’italien qui fait figure de lingua franca : les commerçants chinois ont toujours un deuxième nom, qui est connu de tous. C’est le cas de Paolo et Franco, grossistes chinois en habillement, qui figurent dans les carnets d’adresse des nombreux entrepreneurs en contrefaçons, ou encore de Matteo, le grossiste préféré des Algériens, qui distribue une marque qui rencontre un franc succès au marché aux puces de Marseille. Mais il n’est pas exclu que la langue des uns et des autres soit connue, et fasse même l’objet de jeux sur les identités, comme on peut le lire dans le cadre ci-dessous, qui rapporte un dialogue entre Yacine, commerçant algérien, et un grossiste chinois.

Clients maghrébins et grossistes chinois face à face À première vue, Chinois et Maghrébins se connaissent mal et ne s’apprécient guère : les Maghrébins ont la réputation d’être sales au mieux, dragueurs et voleurs au pire. Les Chinois d’être fermés en commerce. Il est vrai que les grossistes chinois sont relativement intraitables sur les prix et pratiquent de faibles réductions car ils réalisent des très courtes marges sur les produits proposés : on ne peut pas discuter les prix chez un grossiste chinois comme on le fait dans les souks du Maghreb, sur les marchés d’Italie ou même auprès des grossistes napolitains. Nous avons assisté à de nombreuses scènes de négociation qui se soldaient par un échec. Les Maghrébins en veulent beaucoup aux Chinois de leur ôter ce plaisir de la discussion, du marchandage. Les intermédiaires commerciaux sont les plus enragés à ce sujet, car ils ne parviennent jamais à obtenir de pourboires de la part des Chinois. C’est ainsi qu’on retrouve souvent des commerçants étrangers et des Italiens se plaindre de concert du tempérament des Chinois. Plus que la concurrence qu’ils exercent sur les prix c’est bien leur intransigeance en affaires, perçue comme un attachement excessif à l’argent et à leur communauté, qu’on leur reproche, car cette intransigeance est vécue comme une fermeture bien mal à propos dans ce quartier d’échanges. Et pourtant il est évident, compte tenu de la réalité commerciale locale, que des liens sociaux se tissent entre Chinois et Maghrébins : ils mettent en place des stratégies pour s’amadouer, se séduire. Ils instaurent des proximités, en particulier par l’apprentissage des formules de base de la sociabilité (c’est ainsi que Kader n’entre jamais dans le magasin de Franco sans lancer un « Niao » à la cantonade, tandis que l’employé chinois lui rétorque un « labes Kader ?») mais aussi par l’adoption de prénoms dans la langue de l’autre. Ces jeux de langue conduisent parfois à un renversement des identités dont, pendant la tractation commerciale, on joue beaucoup. client algérien : « ciao Yacine ! employé chinois : ciao cinese, labes ? algérien : questo è un finto cinese, si chiama Yacine, è Cinese arabo (celui-là c’est un faux Chinois, c’est un chinois arabe, il s’appelle Yacine) chinois : tu sei il cinese ! » (c’est toi le Chinois !)

D’autres stratégies commerciales se basent sur le recours à une tierce nationalité, qui doit améliorer les termes des échanges, en appâtant le client. Ainsi, les bars et hôtels du quartier de la gare embauchent fréquemment des jeunes femmes polonaises ou ukrainiennes, qui servent d’argument commercial supplémentaire.

Si plusieurs types de stratégies ont ici été distinguées, celles-ci cohabitent généralement. Les commerçants jouent généralement du passage d’une identité à l’autre, ou même de leur usage de façon contemporaine. La photographie 2.21 montre ainsi la

310 devanture d’une boutique chinoise, qui combine éléments d’ethnicité (les lanternes rouges) et usage de la langue des clients (l’arabe). Ainsi, les commerces sont des lieux d’échange de représentations les uns par rapport aux autres, qui permettent la mise en relation avec autrui, plutôt que des lieux de fermeture. Cependant, si cette ouverture sur autrui est généralisée au sein de la place marchande, elle n’en est pas pour autant acceptée par tous.

311 Photographies 2.21 et 2.22 – Un grossiste chinois à la Duchesca

traduction : « bijoux » C.S, juillet 2004

Un grossiste italien à San Giuseppe

C.S, juin 2001

312 3. Des lieux du cosmopolitisme enthousiaste

Parfois, en effet, l’adaptation à la culture de l’autre est mal assumée. On cherche alors à la masquer. Un petit épisode ayant eu lieu devant un bar de la place de la gare, en période de Ramadan, peut en témoigner :

C : Mais ce sont des mille-feuilles ! C’est rare de voir des mille-feuilles à Naples… Serveuse : oui c’est vrai. C : c’est pour les Arabes que vous proposez des mille-feuilles ? S : Non c’est pour les touristes, les Français par exemple C : Ah… c’est drôle, parce que seulement dans ce quartier j’arrive à trouver des mille- feuilles S : oui mais seulement quand c’est Ramadan.

Pour la serveuse, exposer des mille-feuilles clairement destinés à une clientèle maghrébine, ne correspondait pas à l’image qu’elle souhaitait afficher de son commerce. Ainsi, il lui a fallu trouver une justification à leur présence plus prestigieuse que leur destination à une clientèle maghrébine, celle de la présence de touristes français.

D’autres, en revanche, prennent visiblement du plaisir à la fréquentation des clientèles circulantes. On pourrait les appeler les cosmopolites enthousiastes. Dans les discours des Italiens, il n’est pas rare que le mythe de la Naples cosmopolite et tolérante soit réactivé et, de cette manière, prenne corps. Nombreux sont ceux qui participent de la construction sociale enthousiaste d’une certaine représentation de leur ville et de leur histoire, qui tient à l’instrumentalisation, et parfois l’invention, d’un passé commun. Passé colonial parfois, passé migratoire souvent, passé de la misère et de la précarité : les commerçants locaux aiment rappeler qu’ils ont eux-mêmes été fils ou petit-fils migrants et que, pour cette raison, ils sympathisent pleinement avec les populations circulantes.

Un exemple criant de cette conversion enthousiaste de la part des Italiens est, dans le quartier de la gare, celui d’une petite pâtisserie, entreprise familiale italienne qui, progressivement, est devenue la pâtisserie islamique du quartier, tout en demeurant sous gestion italienne. On a commencé en 1995 avec un ouvrier tunisien qui nous a montré comment faire les trucs de chez eux, les halwas quoi, les makrouds, les baklavas, et puis ensuite on en a eu plusieurs ; maintenant en période de Ramadan il y a foule jusque dans la rue… je connais bien leurs habitudes, les gâteaux traditionnels et puis le jour de l’Aïd, les pâtisseries à la crème, déclare Enza, la propriétaire. Petit à petit, à partir de 1995, toute la famille d’Enza s’initie à la confection des gâteaux traditionnels maghrébins. La clientèle musulmane de la boutique, qui apprécie cette diversification de l’offre, s’étoffe, si bien que le couple de pâtissiers décide de se spécialiser en modifiant ses recettes : les gâteaux napolitains sont désormais réalisés sans alcool, à l’opposé de la tradition locale. Depuis, les employés maghrébins se sont succédés aux fourneaux. Il s’agit souvent de nouveaux

313 arrivants, qui restent jamais longtemps, mais ne manquent pas de demeurer en contact avec les patrons. Ainsi, les murs sont tapissés de cartes postales de Tunisie envoyées par les anciens employés. D’autres cartes représentent l’Algérie, l’Est en particulier (Batna, Annaba, Constantine, Alger, Tébessa). Parmi les fidèles de la pâtisserie, en effet, Enza compte de nombreux Algériens, et en particulier les organisateurs des voyages pour Marseille qui ne manquent pas d’acheter, avant chaque départ, une cargaison de gâteaux. Mais la pâtisserie est plus qu’un lieu d’achat. Elle est aussi un lieu de sociabilité : un petit espace de restauration a été aménagé, permettant d’y déguster un mille-feuille à mille lire sur le pouce. La pâtisserie participe par ailleurs des moments forts du rite et constitue un point de repère important pour les musulmans du quartier, notamment en période de Ramadan. Approvisionnant mosquées, cafés et restaurants halal, la pâtisserie joue également un rôle d’interface entre les fidèles et les deux mosquées voisines qui y affichent les communications importantes, et surtout y organisent la zakat9 . Dans le cas d’Enza, on est face à un cosmopolitisme enthousiaste, qui marque durablement les lieux. On retrouve ainsi un des aspects du cosmopolitisme tel qu’il était défini par Ulf Hannerz : le cosmopolitisme comme goût, comme orientation (Hannerz, 1996b).

9 L’aumône, qui est un des cinq piliers rituels de l’Islam. 314 Photographie 2.23 Magasin italien de matériel électronique dans le Vasto

C.S septembre 2001

Photographie 2.24 La pâtisserie d’Enza

C.S, février 2004

315 Photographie 2. 25 et 2.26 – Grossistes chinois et sénégalais ou le mélange des genres

C.S., juin 2000

C.S., février 2004

316 Du côté des étrangers, les intermédiaires sont les premiers à participer à ces formes de cosmopolitisme enthousiaste. La position d’entre-deux qu’ils cultivent, entre éclatement de leurs réseaux sociaux, supports à leurs pratiques de mobilité, et appartenance locale à l’Europe et à la place marchande, se retrouve dans les lieux qu’ils habitent et fréquentent. L’observation du bureau d’Ahmed permet d’apprécier ce positionnement multiple au croisement de plusieurs univers. Il témoigne de la coexistence de registres de l’altérité et de l’identité dans les stratégies identitaires mises en œuvre dans l’espace.

Le bureau d’Ahmed est une pièce de petite taille surchargée de trophées : cadeaux offerts par les clients et grossistes, photographies…Il dispose d’un fax, d’un téléphone représentant le dôme de la Kaaba et ses minarets et d’une télévision. Les coordonnées de ses contacts principaux – hôteliers, grossistes, sociétés de transport, ainsi que les courriers et papiers à régler (photocopies de passeports et lettres d’invitations) sont épinglées au mur. On trouve aussi des portraits de son fils et de sa famille au complet, notamment du voyage en Egypte effectué récemment qui a été pour Ahmed l’accomplissement d’un rêve. Othman, le fils aîné d’Ahmed, y figure en train de danser avec une charmante danseuse du ventre. Les prochaines destinations prévues sont la Grèce et la Syrie. Sur les murs ont été pendus les calendriers de l’entreprise de 2001 et de 2002. Le calendrier 2001 représente un couple enlacé sur une voiture immatriculée 92, au bas des Champs Elysées, à Paris. Ta ville, nous dit-il, avec un air entendu. Le calendrier 2002 est plus local puisqu’il représente des peintures de la côte amalfitaine. Quelques images de mode, fournies par les grossistes sont également épinglées aux murs. Un angle de mur et une étagère ont été réservés aux produits du folklore tunisien et notamment du Sud. Chicha, Derbuka, paniers, métiers à tisser et cartes postales sont affichées. Il s’agit de montrer aux clients qu’on peut retrouver une partie de la Tunisie à Naples. Un angle a été réservé à la France. On y a pendu l’emballage en satin d’une boite de chocolats français offerte à Noël ainsi qu’une carte postale de la pyramide du Louvre et qui dans le contexte du bureau, fait curieusement écho aux pyramides d’Égypte.

Ces deux exemples de lieux du cosmopolitisme enthousiaste, celui de la boutique d’Enza et du bureau d’Ahmed, témoignent de la confusion des genres qui s’établit au sein des espaces commerçants. Dans ces lieux cosmopolites, la coexistence entre différents registres identitaires rend caduque l’opposition entre ce qui est étranger et ce qui est indigène, dans la mesure où leurs acteurs jouent de manière contemporaine de registres de l’altérité et de l’identité (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Beck, 2003).

317 III. DES TERRITOIRES COSMOPOLITES ? LA TERRITORIALISATION DES ÉCONOMIES CIRCULATOIRES DANS LE QUARTIER DE LA GARE

Ainsi, certains lieux, au sein du dispositif, et plus précisément dans le quartier de la gare, sont des lieux d’expression d’une identité cosmopolite. Est-il possible de généraliser ce point de vue à l’ensemble des espaces traversés par les économies circulatoires dans le quartier de la gare ?

1. Des phénomènes d’appropriation ethnique des espaces liés à une nécessité de visibilité

A priori, il est plus aisé d’utiliser des catégorisations ethniques pour définir ces espaces que de parler de cosmopolitisme. Les acteurs de l’économie circulatoire insistent dans leurs discours sur la spécialisation ethnique de certains espaces dans le quartier de la gare. Il n’est pas rare d’entendre dire je vais chez les Tunisiens, ou encore de fixer un lieu de rendez-vous du côté des Algériens (carte 2.26). Cette tendance à ethniciser les espaces correspond-elle à une réalité ? Oui, mais partiellement. En effet, ces catégorisations n’ont pas toujours un lien direct avec l’organisation réelle des espaces. Ainsi, l’hôtel Mignon, situé corso Novara, héberge de nombreux Maghrébins et compte trois employés algériens dans son personnel. Il est pourtant considéré comme l’hôtel des Africains sub-sahariens, car il est le lieu de stationnement des intermédiaires ivoiriens et camerounais. À l’inverse, les commerçants ambulants marocains, qui sont très présents dans le quartier en tant qu’acheteurs, et qui représentent une part importante du chiffre d’affaires des grossistes, n’ont pas de territoire véritablement établi, ce qui est lié à leur faible visibilité. C’est donc plutôt la nécessité de visibilité de certains acteurs et de certaines activités dans l’espace public qui permet la labelisation ethnique des espaces. Cette visibilité doit être lue comme une stratégie économique et une façon de nouer des relations sociales, loin de l’impression que ces rues peuvent donner au passant non initié aux économies circulatoires de simples lieux d’errance. En d’autres termes, c’est parce que les échanges dépassent le cadre strict et officiel de la boutique, que ces formes d’ethnicisation des espaces ont lieu. Par exemple, l’espace dit des Tunisiens, correspond en fait à celui des entrepreneurs- grossistes, dont les pratiques spatiales conjuguent la nécessité de se trouver dans des lieux bien déterminés et celle de circuler dans le quartier pour voir et être vus. Compte tenu du caractère secret de leur activité, ces grossistes doivent mettre en place des stratégies de mise en visibilité, qui se matérialisent dans la possession d’un stand au marché et surtout dans leur stationnement dans un nombre restreint de rues de la Maddalena, comme on peut le voir sur la carte 2.26. Leur mobilisation permanente dans ces rues, ainsi que les tenues sportives qu’ils arborent - car l’habillement aussi est une vitrine - leur ont assuré les quolibets d’équipe nationale et d’équipe de foot.

318 Quant aux Algériens, c’est leur forte présence sur les trottoirs et dans les bars de certaines rues du Vasto qui a déterminé l’appellation de zone des Algériens. Dans ces rues, les trottoirs et les cafés tiennent le rôle de lieu d’échange et de tractations, où l’on noue des affaires, des relations et où l’on recherche de nouvelles opportunités. Cette dénomination de zone des Algériens est liée également à un accord passé entre un intermédiaire, Mourad, et le patron de l’hôtel Carlo qui se charge de l’hébergement de la majorité de sa clientèle. Mourad qui, depuis 1997, organise le transport des Algériens vers Marseille, y a installé son quartier général, si bien que l’hôtel est également connu sous le nom d’hôtel Mourad. Mourad tient sa permanence dans le hall de l’hôtel, installé derrière le comptoir, en train de préparer des billets de bus ou de regarder la télévision. Parfois, il sort de l’hôtel, s’assoit sur le pas-de-porte, au coin de la rue ou encore dans un bar voisin, pour acquérir une meilleure visibilité. Ce genre de stratégie de mise en visibilité est généralisable à tous les intermédiaires. Indispensables à de nombreux commerçants, ils doivent en effet se rendre particulièrement disponibles et accessibles. C’est pourquoi leur principale stratégie de marketing, c’est leur présence dans les espaces publics. Une partie non négligeable du temps de travail est passée à prospecter de nouvelles clientèles, en stand by dans les cafés ou sur les trottoirs de la place qui sont des lieux d’attente privilégiés. Chaque intermédiaire marque ainsi de sa présence un ou plusieurs lieux attitrés (hôtels, cafés), où l’on sait qu’on pourra l’y retrouver. Des accords sont toujours passés avec les tenants officiels des lieux. C’est ainsi qu’au fur et à mesure de la mise en place de réseaux commerçants et par le biais du bouche à oreille, de véritables spécialisations des hôtels par intermédiaire et par nationalité sont apparues dans le quartier de la gare. Ainsi, ces phénomènes d’appropriation ethnique sont essentiellement à mettre en relation avec la nécessité de visibilité de certaines professions. Lecture ethnique et lecture professionnelle des espaces s’entrecroisent.

2. Une appropriation sexuée des espaces

Une autre lecture de l’appropriation des espaces peut compléter les précédentes. Il s’agit d’une lecture de genre. Elle repose, schématiquement, sur l’opposition entre espaces publics comme espaces de territorialisation des hommes et espaces privés comme espaces de territorialisation des femmes circulantes (Mc Dowell, 1999). Il ne faudrait pas interpréter cette situation comme un transfuge d’un mode de vie arabo-musulman : Linda Mc Dowell a ainsi mené une analyse intéressante de la dichotomie espace public /espace privé et de leur association avec le binôme femme décente/femme indécente dans les villes occidentales (1999). Le quartier de la gare est une place d’hommes, et les seules femmes maghrébines qu’on retrouve sur les trottoirs sont les prostituées qui occupent la zone des cinémas érotiques de la via Poerio (voir la carte 2.11 p. 201). Bien conscientes de cette réalité, les commerçantes maghrébines qui se rendent à Naples pour des voyages d’achat ne fréquentent guère les trottoirs de la place que lorsqu’il en y en a une stricte nécessité, pour aller faire des

319 emplettes et parfois pour aller manger dans les restaurants. En revanche, elles exploitent au maximum les espaces clos des hôtels. L’essentiel de leur temps libre se déroule dans les chambres, qui ont été aménagées à cet effet par les hôteliers. Ainsi, certains hôtels sont plutôt réputés pour être des hôtels de femmes, tandis que d’autres accueillent essentiellement des hommes. Les relations de ces femmes avec l’espace public s’effectuent à travers le filtrage de l’intermédiaire commercial, qui se charge par exemple de leur acheter des sandwichs à l’épicerie, et surtout de les prémunir des potentielles agressions venues du monde masculin. Les remarques effectuées par certaines jeunes filles de passage à Naples sont éclairantes : les Napolitains sont pires que les Tunisiens, ils sont encore plus dragueurs, c’est pas possible ! Quand elles s’affranchissent de la présence de l’intermédiaire, les femmes mettent en place d’autres stratégies pour parcourir les espaces publics. Par exemple, elles ne se déplacent qu’en groupe dans les rues du quartier. Ainsi, la circulation est un phénomène sexuellement différencié, ce qui a des conséquences sur l’usage et l’organisation des espaces. C’est pourquoi il est difficile de cartographier les espaces fréquentés par les femmes. La relation entre appropriation territoriale et visibilité, telle qu’elle avait été effectuée dans le cas des hommes, n’a pas de sens pour les femmes : leurs territoires sont volontairement invisibilisés.

320 2.26 Appropriation par métier, par sexe et par appartenance ethnique

es. actualisationDernière juin 2004.

périodiqu 50 m

Lieux de vente en gros Lieux de stationnement Appropriation sexuée des intermédiaires des espaces

grossiste algérien C.Schmoll. Repérages hôtel fréquenté grossiste tunisien africains (hôtel Mignon) essentiellement par des femmes grossiste algérien en fals' tunisiens (ex-hôtel Rosa) grossiste tunisien en fals' algériens (hôtel Charlie) Appropriation par groupe d'origine grossiste marocain en fals' Lieux de visibilité des grossistes espace dit "des Tunisiens" en fals' Limite du district du fals' stationnement des grossistes espace dit "des Algériens"

espace dit "des Africains" 3. Des formes d’appropriation territoriale qui reflètent la réalité sociale de la circulation, entre appropriation par groupe et co-existence

Les territoires des économies circulatoires dans le quartier de la gare sont segmentés en fonction des appartenances de genre, ethnique ou encore professionnelle de leurs acteurs1. Ces formes d’appropriation de l’espace reflètent la réalité sociale de la circulation et son organisation en réseaux sociaux, selon des appartenances complexes. Doit-on déduire de cette description que le quartier est en proie à des phénomènes de fragmentation, et qu’on ne peut parler ni de cosmopolitisme ni de territoire unifié des économies circulatoires ? Tous ces éléments de différentiation (la fragmentation ethnique, professionnelle et par sexe) sont, au contraire, fédérateurs, dans la mesure où ils sont reconnus par tous. On assiste ainsi à la structuration d’un territoire commun, avec ses normes (l’espace des hommes/des femmes, des Tunisiens, des Africains,…), ses règles, dont le respect est parfois contrôlé par les intermédiaires, mais aussi ses rythmes (périodes d’achat à l’approche du Ramadan, déstockages en fin de saison), et enfin ses propres points de repère et d’identification dans l’espace. Par ailleurs, certains lieux, tels que la statue de Garibaldi, l’épicerie Banana, le Mc Donald’s, ne sont pas assimilables à un groupe particulier, mais s’inscrivent dans les pratiques spatiales de chacun : ils sont fédérateurs. Aussi, les phénomènes d’agrégation-ségrégation en fonction des appartenances à l’échelle du quartier n’entrent pas en contradiction avec des formes d’appropriation commune des espaces et de reconnaissance d’un même territoire. Cela ramène aux considérations d’Ulrich Beck, mentionnées dans la partie précédente de cette thèse, selon lequel le cosmopolitisme n’entre pas en contradiction avec le fait de souligner certaines formes d’appartenance, et pour lequel l’opposition entre cosmopolitisme et nationalisme, cosmopolitisme et provincialisme est profondément erronée : le regard cosmopolite est un regard pour lequel la contradiction culturelle n’existe pas, qui substitue à une logique du ou…ou, une logique du et…et…nous nous trouvons devant l’affirmation d’identités mixtes et diverses, à la fois cosmopolites et provinciales, dont le trait distinctif est que les anciennes frontières, les anciennes distinctions, les anciennes attributions ne marchent plus. Comme le souligne U.Beck, dans tout cela il n’y a pas de synthèse (…) Le sens cosmopolite de la réalité se demande plutôt comment des expériences, des lieux, des traditions contextuelles et cosmopolites s’interpénètrent (Beck, 2003, 12, 23). Il faut donc se résoudre à accepter le caractère non contradictoire, même si apparemment paradoxal, de la coexistence entre cosmopolitisme et appartenances plus circonscrites.

1 Au regard des formes de territorialisation par groupe, par intermédiaire et par genre, les formes de territorialisation par appartenance à un milieu social sont moins visibles et semblent moins pertinentes. Elles existent cependant, et l’on peut établir une hiérarchie des hôtels fréquentés par les circulants en fonction de leur statut social. En revanche, un autre phénomène de distinction ne se retrouve pas dans les espaces de l’économie circulatoire à Naples : il n’existe pas de distinction générationnelle, alors qu’elle est très forte dans les pays du Maghreb. Différentes générations se côtoient et font usage des mêmes lieux sur la place marchande (l’oncle et le neveu marocain, la mère et la fille tunisiennes…).

322 Il est alors possible, en partant de ces remarques sur la territorialisation des économies circulatoires, de rendre plus complexe la relation entre visibilité des échanges et économie informelle. Le fait qu’à piazza Garibaldi la majorité des tractations s’organise hors des cadres classiques de l’échange marchand rend toutes ces appropriations souvent impalpables pour ceux qui n’ont pas la connaissance des économies circulatoires. Pour les acteurs de ces économies, elle est évidente. Dans le chapitre 4, nous avions tenté d’effectuer une opposition entre économies communautaires/visibles, et économies informelles-de la rue/invisibles. Dans les économies circulatoires, la corrélation entre informalité et visibilité ne fonctionne plus. Certaines activités informelles, telle que la vente de contrefaçon, ou encore la pratique du commerce à la valise pour les Algériens, nécessitent de mettre en œuvre des stratégies de mise en visibilité. D’autres jouent au contraire de l’invisibilité. Dans le cas des femmes, le fait de se rendre invisible, de se cacher, est souvent une condition nécessaire à la poursuite des activités informelles. Ce n’est donc pas dans la corrélation entre informalité et visibilité (ou invisibilité) que l’on doit rechercher la spécificité des territoires des économies circulatoires. Ce qui émerge davantage, à travers l’observation de l’organisation des espaces selon les appartenances ethniques et de genre, est l’existence de normes, connues de tous, pour peu qu’on participe aux économies circulatoires. C’est même cette grande limpidité des règles sociales qui différencie les économies informelles - que nos interlocuteurs définissent halal- des économies criminelles, jugées haram (Tarrius, 1999). Si l’informalité des échanges fait que ces règles sont implicites, non écrites, elles n’en sont pas moins réelles, car matérialisées dans l’espace et fort lisibles et reconnues de celui qui y participe2. Il est alors possible de reprendre les mots d’Alain Tarrius qui, au sujet de l’organisation des espaces commerciaux des Maghrébins à Marseille montre, que là où les étrangers ne voient que discontinuité, désordre, il y a pour les commerçants ensemble homogène (1999). 

2 C’est ce qui pousse Alain Tarrius à utiliser la métaphore de l’oralité pour désigner l’organisation des économies informelles (1999). 323 Un cosmopolitisme au quotidien

Les acteurs des économies circulatoires s’appuient à Naples sur une organisation sociale complexe qui se fonde sur la co-présence et la complémentarité de groupes d’origines différentes, dans le cadre d’une économie d’opportunité, et de relations d’échange de face-à-face. Cette situation est instigatrice de stratégies commerciales et de rapports sociaux originaux, qui permettent de mettre en œuvre des formes de cosmopolitisme au quotidien, qui s’appuient sur la reconnaissance de l’altérité d’Autrui (Beck, 2003, 39). Les stratégies commerciales, qu’elles accompagnent des alliances ou qu’elles se déploient dans l’interaction marchande, se nourrissent de références et de jeux identitaires, qui les orientent et les appuient. Elles mettent en avant les appartenances non pas comme repli mais comme outil de médiation culturelle. Les registres d’appartenance mobilisés dans ces échanges sont divers. Les acteurs que nous avons étudiés mobilisent essentiellement des identités ethniques, dans le cadre d’une ethnicité à géométrie variable, mais aussi des identités de genre qui, là aussi, évoluent en fonction des situations qu’ils rencontrent. Parfois c’est également l’appartenance commune au quartier, à la ville, à la place marchande qui est utilisée comme ciment des échanges. Parler de cosmopolitisme ne signifie pas considérer que les solidarités et effets d’agrégation ou de ségrégation ethniques, ou de genre, soient absents. Simplement, les acteurs de la place marchande font preuve d’autres ressources, d’une certaine capacité à entrer en relation avec Autrui, d’une certaine ouverture envers celui qui ne partage pas les mêmes origines ou la même culture. En considérant que tous les acteurs de la place marchande font preuve de cosmopolitisme, même si c’est de manière inégale, un détachement s’opère de la perspective élitiste d’Ulf Hannerz, pour appuyer une approche collective, par le bas, des phénomènes de cosmopolitisme (Werbner, 1999). Du point de vue de l’organisation des espaces, il est possible d’observer cette même tension entre d’une part, des phénomènes de territorialisation par groupe d’appartenance (qu’il s’agisse d’appartenance de genre, de profession, de groupe ethnique) mais aussi des phénomènes de reconnaissance commune des territoires et de leur organisation. Ainsi, l’usage de l’identité (dont l’ethnicité est un aspect important) comme ressource, loin d’être contradictoire, semble bien être partie prenante du jeu cosmopolite. Comme le font remarquer Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo, il ne faut pas voir d’opposition entre d’une part, la capacité à s’affranchir des solidarités primaires, de la part de ses acteurs, en effectuant différentes alliances et, de l’autre, la production d’une image ethnique de soi ou de l’autre. Cette production n’a pas toujours à voir avec un enracinement sociologique du sentiment d’appartenance, puisqu’il peut également s’agir de s’approprier les attributs culturels de l’autre (2003 a). Le cosmopolitisme que nous avons décrit n’est pas nécessairement conscient. Il est parfois pragmatique, parfois enthousiaste. Dans ce dernier cas, il peut participer de la construction

324 d’un sentiment d’appartenance supra-communautaire, à travers la réactivation du mythe de la Naples cosmopolite, par exemple. Il n’est pourtant pas nécessairement hétérophile. Lié aux opportunités et aux circonstances, il est motivé avant tout par une nécessité économique de dialogue avec Autrui, une communauté d’intérêt pourrait-on dire, en reprenant les termes de l’historien Robert Ilbert au sujet de l’Alexandrie de la fin du XIXème siècle (1992). On peut également ajouter que le cosmopolitisme est une compétence, dans la mesure où il se forge au cours de l’expérience migratoire. Il s’agit par conséquent d’un phénomène inégalement partagé (Hiebert, 2002), ce qui contribue à nuancer l’opinion selon laquelle la cosmopolitisation des sociétés, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, serait une tendance inéluctable (Beck, 2002). De ce point de vue, dans les économies circulatoires, l’intermédiaire commercial s’impose comme une figure forte du cosmopolitisme.



325 Conclusion

L’image donnée des lieux commerçants investis par la présence migrante est souvent celle de quartiers ethniques, au sens d’une spécialisation des espaces par groupe. À Naples, en fonction des moments et des lieux, on les qualifie volontiers des termes de suk, de casbah, ou de chinatown. De cette façon, la présence des migrants dans la ville est souvent réduite à la simple transposition d’habitus culturels, sans tenir compte des recompositions des groupes et des modes de gestion de l’altérité qui interviennent nécessairement en migration et a fortiori dans les relations commerciales. C’est également cette image des lieux que s’efforcent de donner les institutions et en particulier la municipalité de Naples qui, dans sa stratégie de revalorisation du quartier de la gare, a intégré les migrants, mais uniquement sous le label ethnique, en créant un petit marché leur permettant de commercialiser les produits de leur pays d’origine3. Il a été choisi de partir du quartier pour arriver à la place marchande napolitaine et aux économies circulatoires : cette démarche fait émerger de nouveaux lieux, d’autres formes d’ancrage dans la ville, et de nouveaux acteurs, les circulants. Effectuer ce passage des multiples pratiques et représentations du quartier vers les multiples lieux et acteurs des économies circulatoires permet de montrer que ces économies constituent une réalité à la fois distincte des économies locales, mais en même temps ancrée dans le contexte napolitain. En effet, si le phénomène a ses propres logiques, dans la mesure où la circulation commerciale en Méditerranée existait avant que Naples ne devienne un pôle important dans ces pratiques, et, de ce fait, présente une certaine autonomie, il se nourrit des opportunités offertes par le contexte -celui du quartier de la gare, mais aussi celui des systèmes productifs locaux en développement- en même temps qu’il le transforme. Les économies circulatoires concernent un ensemble d’acteurs, et c’est bien cette diversité qui est féconde en termes d’échanges. La participation des Italiens, qu’il faut certes mettre en relation avec les difficultés que subissait le quartier, mais aussi avec les opportunités remarquables que représentait la venue des migrants, est frappante et témoigne du caractère cosmopolite des économies circulatoires. En effet, les ressources développées par les uns et les autres au sein de la place marchande ne se limitent gère à l’usage de réseaux communautaires. Ceux-ci ont une importance certaine, dans la mesure où ils appuient les pratiques de mobilité ainsi que l’organisation des entreprises, mais il est également nécessaire de la part des acteurs de faire preuve d’autres types de ressources relationnelles, que l’on peut nommer cosmopolites, et qui marquent les territoires. En effet, l’impact de ces économies sur l’organisation des espaces est loin d’être négligeable. Le quartier de la gare est l’épicentre d’un dispositif commercial et circulatoire,

3 De ce point de vue, si certains commerçants italiens participent d’un cosmopolitisme au quotidien, les institutions municipales se rangent plutôt du côté d’un discours du cosmopolitisme qui, certes, peut valoriser l’image de la ville, mais est déconnecté des réalités de l’échange actuelles. Cela montre bien, une fois de plus, que tous ne sont pas cosmopolites de la même façon.

326 territoire discontinu qui comprend un ensemble de lieux d’achat, d’hébergement, de captage et de redistribution des flux dans l’aire urbaine de Naples. Cependant, la notion de dispositif ramène également aux difficultés d’interprétation que l’on rencontre en abordant des constructions territoriales fortement liées à la mobilité, qui sont par définition extrêmement fluides. À Naples, le dispositif circulatoire et cosmopolite semble encore en expansion, agrégeant des populations toujours plus diversifiées : on observe dans le quartier de la gare un étalement spatial des activités liées aux économies circulatoires, une extension dans les immeubles, tandis de nouveaux lieux dans l’aire urbaine sont constamment agrégés. Les Chinois semblent être devenus les acteurs les plus dynamiques, en tout cas, les plus visibles de cette expansion. Et pourtant, certains parlent aujourd’hui de régression, de déclin de la place marchande. Qui faut-il croire ? Peut-être faut-il changer d’échelle, pour répondre à cette question. Ainsi, c’est au caractère évolutif des constructions territoriales liées à l’économie circulatoire en Méditerranée que le chapitre suivant est consacré, en partant du cas de Naples. Nous verrons que plutôt que de déclin, des termes comme ceux de recomposition et de redéploiement, de mouvance, sont peut-être plus à même de décrire la situation de cette économie en Méditerranée. Plus généralement, la partie suivante propose de déplacer l’analyse, de l’organisation d’une place marchande et des ressources dont font preuve les différents acteurs de cette place dans les échanges économiques, à des interrogations sur le rôle de la circulation commerciale dans les trajectoires socio-spatiales des individus pour se demander : comment vit-on dans la mobilité ?



327 UNIVERSITÉ PARIS X – NANTERRE École doctorale « Économies, Organisations et Société » 10 décembre 2004

Camille SCHMOLL

UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples

PARTIE III

ANNEXES

Directrice de recherches

Colette VALLAT, Université Paris X UNIVERSITÉ PARIS X – NANTERRE École doctorale « Économies, Organisations et Société » 10 décembre 2004

Camille SCHMOLL

UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples

PARTIE III

ANNEXES

Directrice de recherches Colette VALLAT, Université Paris X

Couverture : Photographie prise dans une centrale de vente en gros, mai 2002 Troisième partie Stratégies commerciales et usage de la circulation dans l’espace méditerranéen : des trajectoires socio-spatiales contrastées Introduction

Le quartier de la gare peut être lu comme une place centrale et structurante dans un dispositif cosmopolite et circulatoire qui se déploie à l’échelle régionale. À plus petite échelle, Naples se présente comme un pôle dans un archipel de lieux, qui sont mis en relation par les circulations des migrants. De ce point de vue, elle participe de l’émergence d’un espace de circulation transnational, qui se déploie essentiellement, mais pas uniquement, en Méditerranée. Comme on peut le lire sur la carte 3.1, les destinations d’achat évoquées par les circulants tunisiens et algériens rencontrés à Naples en disent long sur l’ampleur de leurs mobilités spatiales. Marseille et Paris en France, Palerme, Milan, Ancône en Italie, Istanbul en Turquie, Damas et Alep en Syrie, Alicante et les enclaves marocaines de l’Espagne, mais aussi de nombreuses places en Libye et au Maroc1 et, moins fréquemment, New York, Dubaï, Jeddah, Bangkok, Hong-Kong et Shangaï, Bombay et Séoul, s’inscrivent dans leurs trajectoires. Il ne s’agit pas d’envisager ici l’ensemble de cet espace circulatoire, ni l’organisation propre de ces places marchandes, comme cela a été fait dans le cas de Naples. Il convient simplement de signaler, à partir des observations et des entretiens réalisés à Naples, en France et en Tunisie, qui concordent avec la littérature sur les places marchandes, que l’existence des migrants commerçants s’organise entre différents lieux, éclatés dans l’espace, qui ne sont pas des villes mais plutôt des portions de villes : quartiers, marchés, centrales d’achat…2 Nous pouvons alors nous interroger sur l’organisation au quotidien de ces circulations multipolaires, ainsi que sur la signification attribuée par les migrants commerçants à leurs pratiques de circulation et aux espaces qu’ils traversent. Comment vit-on quotidiennement entre différents lieux éclatés spatialement ? Quelles sont les formes d’ancrage, les attaches développées par les circulants ? La notion de trajectoire sera privilégiée dans cette partie : trajectoires physiques d’abord, qui dessinent l’espace mouvant des circulations commerciales. Comment les circulants donnent-ils du sens aux espaces traversés, alors que leurs trajectoires se caractérisent par l’adaptation et la modularité (ch. 8) ? Trajectoires sociales ensuite, ou plutôt socio-spatiales, qui permettent d’introduire la relation entre les carrières et les mobilités spatiales, mais aussi entre ancrages et circulations, dans nos questionnements. Comment la situation des individus évolue-t-elle

1 Ces marchés font figure de plates-formes de redistribution des produits européens, notamment dans le cas des marchés du nord du Maroc, qui se nourrissent du commerce transfrontalier avec les enclaves espagnoles (Aslafy-Gauthier, 2002). 2 À Istanbul, par exemple, les Khan, qui sont des entrepôts/lieux de halte aménagés autour d’une cour centrale, semblent avoir une importance particulière (Péraldi, 2001 c). 329 au fur et à mesure de leur carrière circulatoire ? Comment la mobilité est-elle mise au service de stratégies de promotion socio-économique et d’émancipation individuelle ? Pour comprendre la façon dont s’articulent mobilité commerciale et mobilité sociale, deux groupes ont été choisis : un groupe de circulantes tunisiennes qui pratique le va-et-vient commercial entre Naples et la ville de Sousse (ch. 9), et des Maghrébins installés à Naples, qui alternent accueil des circulants et circulation commerciale pour leur propre compte (ch. 10).



330 3.1 Principaux lieux d'achat des circulants commerciaux

Paris

Milan Marseille ETATS-UNIS Ancône Istanbul Naples CHINE, Alicante THAìLANDE, Ceuta Palerme INDE, Fnideq Melilla Tetouan Alep COREE DU SUD Casablanca Oujda Nador Tripoli Damas Bengerdane Zaouia

Ghadames

0 500 km Dubaï•

Jeddah

Istanbul destination très fréquentée

Tripoli destination secondaire Chapitre VIII La mobilité comme mode de vie : fluidité des trajectoires et territorialisation des espaces du passage

Une grande partie de la vie quotidienne des circulants se déroule sur les routes et les lieux d’achat. C’est pourquoi l’analyse de ces espaces des circulations commerciales est nécessaire pour comprendre la signification qu’ils accordent à leur activité. Ce chapitre propose de s’intéresser à la façon dont l’espace des circulations est produit, mais aussi sans cesse redéfini par les circulants. Comment s’effectue le choix des destinations et des itinéraires ? Quel type d’espace résulte de ces choix ? Les contraintes lourdes qui pèsent sur les choix des routes et des places peuvent mener à douter de la maîtrise de ces itinéraires par les circulants. Néanmoins, leur capacité à redéfinir les trajectoires, à s’adapter aux difficultés qu’ils rencontrent, et surtout à doter de signification les espaces traversés fait contre-pied à ces obstacles. Il en résulte un espace des circulations fluide, mouvant, en constante redéfinition, dans la logique d’une économie d’opportunité à échelle internationale. Nous pouvons alors nous interroger sur la signification accordée par les circulants aux moments du déplacement, du passage d’un lieu à l’autre : s’agit-il de simples phases de transition, de parenthèses dans leur existence quotidienne ou bien sont-ils investis d’une signification plus profonde ? L’investigation des espaces du passage, qu’il s’agisse des lieux-supports à la mobilité, tels que les autocars ou les bateaux, ou bien de lieux d’installation ponctuelle comme les chambres d’hôtel, permet de répondre à cette question. Choisis et transformés par les circulants, ces lieux représentent de véritables témoins de la dimension collective de la circulation commerciale. Ils sont des espaces de territorialisation, c’est-à-dire d’expression et de marquage d’une identité collective, au quotidien.



332 I. L’ESPACE DE LA CIRCULATION : LE PRODUIT DE CONTRAINTES ET D’AJUSTEMENTS

L’espace des circulations commerciales est produit par les déplacements et les pratiques d’achat des migrants commerçants, qui résultent d’un ensemble de contraintes et d’opportunités à l’échelle internationale. Les circulants, sur le modèle d’une économie d’archipel, tirent profit d’espaces distants et mettent en place des stratégies économiques basées sur les avantages compétitifs des places marchandes. Ils procèdent également à des délocalisations-relocalisations en fonction des contraintes et des opportunités1. Selon les circulants interrogés, les contraintes pèsent de plus en plus lourd sur le commerce à la valise, notamment en direction de l’Europe. Il faut imputer à ces difficultés croissantes un certain nombre de causes, dans le pays de départ, comme dans celui d’achat.

1. Les contraintes qui pèsent sur les circulants

La refonte des échelles du commerce

La refonte des échelles du commerce en Méditerranée, qui se traduit par la mainmise progressive de la part d’acteurs plus puissants, plus concurrentiels et davantage liées aux strates du pouvoir sur les canaux d’importation, semble à première vue freiner l’activité des circulants (Erder, 2003 ; Péraldi, 2001 b, c ; Pérouse, 2002). En effet, comme le fait remarquer Michel Péraldi, dans les pays de départ, les commerces les plus fructueux sont peu à peu pris en main par les réseaux de protection politique aux postes-clef des appareils de pouvoir (Péraldi, 2002 b, 7). Par conséquent, l’implication des agents de l’État dans le commerce est aujourd’hui une condition de sa réalisation qui verrouille la logique commerciale et y introduit division du travail et assujettissement des passeurs à ceux qui font désormais figure de donneurs d’ordres (Péraldi 2001 b,522). Si nous n’avons pas rencontré de passeurs travaillant directement pour le compte de grands importateurs, il est, clair en revanche, que la mainmise d’acteurs haut placés sur les canaux d’importation a bouleversé les conditions du commerce à la valise pour les petits entrepreneurs. Elle est à l’origine de domaines réservés par type de marchandises, domaines dans lesquels les circulants ne doivent pas s’approvisionner. C’est le cas, par

1 De ce point de vue, le comportement des circulants ne diffère pas de celui des entreprises multinationales, actrices de la globalisation par le haut. Tout comme ceux des entreprises, ils se basent sur la flexibilité et la mobilité. Néanmoins, leurs localisations et leurs pratiques spatiales ne sont pas uniquement le fruit de calculs économiques rationnels, mais aussi d’autres types de facteurs, notamment relationnels. Des travaux récents sur les entreprises multinationales font d’ailleurs émerger l’importance des facteurs relationnels dans les choix de localisation (Veltz, 1996). C’est donc plutôt entre termes d’intensité de ces liens (et de faiblesse des capitaux engagés par les petits circulants, bien entendu) qu’on peut lire les différences entre entreprises de la mondialisation par le haut et petits commerçants. Une autre différence est la signification attribuée par les commerçants aux espaces traversés, comme nous allons le voir dans ce chapitre. 2 Voir aussi Martinez, 2000, pour une étude de ces mêmes questions au sujet de la circulation des jeunes Libyens à Malte. 333 exemple, et depuis longtemps, des fripes. Aujourd’hui, de nouvelles chasses gardées apparaissent. En Tunisie, elles concernent par exemple le marché des trousseaux de mariage (qui comprend du linge de maison, des produits d’ameublement et de décoration, mais aussi des vêtements). L’apparition, ces dernières années, de nouveaux lieux de vente spécialisés dans ce type de produits en témoigne. Ces boutiques sont tenues par des hommes alors que ce type de commerce était pratiqué par les femmes, en particulier pour ce qui est de la lingerie et du linge de maison. C’est le cas d’El Jem, place d’achat récemment apparue, qui représente une sérieuse concurrence pour les commerçantes à la valise, comme le signale un de leurs maris : à El Jem oui, ils vendent beaucoup mais c’est de l’exportation, c’est beaucoup moins cher qu’ici, c’est à cause d’eux qu’on ne vend plus aussi bien au travail. Hayet, commerçante, exprime son désarroi face à cette concurrence qu’elle juge déloyale : À El Jem les vêtements sont encore moins chers qu’à Naples, comment tu expliques ça ? À la rocade d’El Jem, située à l’écart de toute zone urbaine sur la route qui relie Sousse à Sfax, 128 boutiques ont ouvert leurs portes depuis 1995. Immense centre commercial à ciel ouvert, El Jem fournit en linge de maison et produits d’ameublement nombre des foyers de la région. L’endroit est connu pour ses prix fort compétitifs. Les produits ne proviennent généralement pas du commerce à la valise. Les boutiques appartiennent plutôt à de gros négociants installés à El Jem ou à Msaken, mais aussi à Sousse et à Tunis. Une observation dans les boutiques met en évidence qu’on y retrouve toutes les marchandises commercialisées dans la zone vésuvienne et notamment un certain nombre de produits made in Italy (valises matrimoniales, services en crystal, lignes de tapis fabriquées exclusivement pour la Tunisie…). Cette concurrence infligée par les gros importateurs sur les petits circulants rend les conditions du commerce vers Naples toujours plus difficiles. D’autres difficultés s’ajoutent à ces formes de concurrence.

334 3.2 - Carte de localisation de la Tunisie

N

Bizerte

L'Ariana BŽja Tunis Ben Arous Jendouba Zaghouan Nabeul Siliana Le Kef Sousse Kairouan Monastir Msaken Mehdia Kasserine El Jem

Sidi Bouzid Sfax

Gafsa

Tozeur Gabes Kebili Medenine

Tataouine

Sahel

principaux axes routiers

limite de gouvernorat

siège de gouvernorat autre ville 100 km

C. Schmoll, d'après carte touristique et routière de la Tunisie (Office tunisien de la topographie et de la cartographie) La rigidité croissante des contrôles

Comme nombre de pratiques informelles, la situation des circulants commerciaux est basée sur la tolérance et la bienveillance des acteurs de la surveillance et du passage. Pour les Tunisiens, par exemple, le seuil légal de dépense à l’étranger est de 500 dinars - soient environ 400 euros - par an. Aussi, le passage de leurs marchandises aux frontières se base- t-il sur la collusion avec les acteurs du passage, notamment les douaniers. Or, les contrôles sur les routes du commerce comme sur les places marchandes s’intensifient. Ce renforcement des dispositifs de contrôle, notamment après les attentats du 11 septembre 2001, caractérise aussi bien les États de départ (parfois sous la pression de l’Europe et des États-Unis) que ceux de destination. Il a de multiples conséquences : tout d’abord, une majeure vigilance des douaniers à l’arrivée au Maghreb. Cela peut se traduire par un sauf-conduit plus élevé à payer, mais aussi par un barrage total de la route. Le renforcement de la vigilance des douaniers est d’ailleurs lié aussi bien à la lutte anti-terrorisme qu’à la refonte des échelles du commerce qui a été évoquée plus haut. Il s’agit, pour certains importateurs influents, sous couvert du contrôle des flux de personnes, d’éliminer la concurrence sur certaines filières de produits. C’est ainsi que, régulièrement, des listes de noms de personnes sont présentées aux douaniers à Tunis afin qu’ils en interdisent le passage. Fayçal qui, après avoir pratiqué le commerce à la valise pendant un temps, a choisi de reprendre la vente de fals’ à la Maddalena, témoigne de ces difficultés : il y a un problème, toujours avec la douane, tu dois faire quelque chose en commun avec eux. Mais le problème principal aujourd’hui c’est qu’il y a d’autres personnes qui travaillent en gros. Nous sommes 10 millions d’habitants mais eux ils sont quatre, cinq personnes qui travaillent et qui amènent quatre ou cinq containers par semaine de Naples. Ils rapportent tout ce qu’il y a ici. Des vêtements, les derniers vêtements, les derniers trucs…Ils ont gardé ce travail seulement pour eux, tu comprends ? Par exemple quand tu veux aller vendre des trucs en Tunisie, t’auras des problèmes à faire sortir la marchandise de la douane. Du côté des États européens, ce renforcement des contrôles à l’issue du 11 septembre a entraîné des restrictions croissantes dans la délivrance des visas, ce qui en réalité s’inscrit dans la logique de la politique migratoire que souhaitent adopter les pays de l’Union1. Plus généralement, en Europe, les contrôles effectués sur les migrants sur les routes internes du commerce (autoroutes, gares,…) sont devenus plus fréquents. En effet, bien que les accords de Schengen aient suspendu le contrôle aux frontières, il y a eu un effet de report : les contrôles, désormais répétés, s’effectuent de part et d’autre de la frontière. Par ailleurs, le développement préoccupant d’une islamophobie à l’italienne, selon l’expression de Giuseppe Sciortino, a contribué à un renforcement des discriminations à l’égard des populations musulmanes, qui s’exprime notamment à travers une intensification des contrôles sur le commerce informel (Sciortino, 2002 ; Andrisani, Rivera, 2003). Au-delà de cet aspect discriminatoire, on assiste à Naples, dans une logique

1 Et qui correspond, en Italie, à la loi 189/2002. 336 plus générale de reprise en main de la ville, à un renforcement des contrôles de police, des inspecteurs des finances2 et des carabiniers (Dines, 2002).

La perte d’attractivité de Naples en tant que place d’achat

Au-delà de ces difficultés, une autre contrainte à laquelle les circulants doivent s’adapter est l’évolution de Naples en tant que place d’achat, dont les avantages compétitifs semblent s’amoindrir. Cette perte d’attractivité, liée à l’inflation récente consécutive au passage à l’euro en janvier 2002, a infligé un coup à la place marchande, connue auparavant pour la modicité de ses prix : une fois je gagne, une fois je perds. Parce que la douane prend beaucoup. Avant la lira marchait bien avec nous. Maintenant l’euro n’est pas bon. ça a changé…Le transport, l’hôtel, les dépenses, tout a augmenté regrette ainsi Arbia, commerçante de Sousse. Un autre aspect de cette perte d’attractivité est la crise que semble connaître aujourd’hui le produit made in Italy, liée à la concurrence des produits asiatiques (Gallino, 2003 ; Petrini, 2004). Il est remarquable que cette concurrence ait lieu directement sur le sol napolitain, avec l’entrée de la marchandise chinoise sur la place, que l’on retrouve chez les nombreux grossistes chinois mais aussi dans les centrales de vente des Italiens. Au CIS de Nola par exemple, de nombreux grossistes en habillement réservent désormais la majeure partie de leur boutique à la marchandise dite d’importation, autrement dit provenant de Chine. Ainsi, l’entrée de la marchandise chinoise à Naples a eu un effet contradictoire pour les clientèles circulantes : d’une part, elle a contribué, en irriguant la place de produits meilleur marché, à renforcer la popularité de la ville, mais elle a aussi considérablement égratigné le prestige de la place considérée autrefois comme un haut lieu du Made in Italy et à présent comme une succursale de la Chine.

L’évolution des pratiques de consommation aux pays d’origine

Les contraintes auxquelles doivent faire face les circulants doivent également être mises en relation avec l’évolution des pratiques de consommation au pays d’origine. En Tunisie, la chute récente du pouvoir d’achat, liée à la baisse du tourisme, a particulièrement touché les commerçants3.

2 Les données transmises par la guardia di finanza permettent de signaler une augmentation sensible des arrestations entre 2000 et 2002, ce qui témoigne de la fermeté croissante des autorités en la matière. À Naples, les arrestations pour contrefaçon de marque (vêtements et accessoires) sont passées d’1 personne arrêtée en 2000, à 21 arrestations en 2001 et à 33 en 2002. Voir également les articles de presse présentés en annexe n.5, qui témoignent d’un renforcement des contrôles de la part de la police et des carabiniers dans le quartier de la gare. 3 Voir le chapitre suivant. 337 En Algérie, c’est le départ des ruraux installés en ville pendant la guerre civile, mais aussi la concurrence exercée par les Algériens du monde entier, comme l’explique Abbes, commerçant d’Alger : Maintenant que le calme est revenu, le tbezniss4 est difficile. Avant les provinciaux étaient à la capitale, à cause de l’insécurité. Aujourd’hui, ils sont repartis, la clientèle a beaucoup diminué. Et puis, il y a la concurrence. À Alger, il y a des Algériens qui apportent des marchandises du monde entier, France, Canada, Turquie, Syrie, alors tu penses si c’est compliqué là-bas de dégager un bénéfice. Les déclarations d’Abbes permettent de soulever le paradoxe de la circulation commerciale : malgré tous les obstacles qui viennent d’être évoqués, malgré les difficultés croissantes qui s’imposent aux commerçants, la circulation commerciale des Maghrébins semble bien se poursuivre et connaître une double généralisation : elle se mondialise, d’une part, et connaît une expansion vers l’Asie et les Amériques ; elle s’élargit, d’autre part, à toutes les couches de la société et touche désormais les petits comme les grands ; les hommes comme les femmes (Missaoui, 1995). Si la circulation commerciale a pendant longtemps été le privilège des immigrants, elle est désormais le fait de nombreux acteurs des sociétés maghrébines, comme on a pu le voir déjà dans le chapitre 5 (Aslafy-Gauthier, 2002). Il est difficile d’étayer cette thèse avec des données chiffrées. Il est possible, en revanche, de signaler quelques-unes des stratégies mises en oeuvre par les circulants pour contourner les obstacles rencontrés. Ces stratégies de contournement contribuent à redéfinir constamment l’espace des circulations commerciales.

2. Stratégies d’adaptation : une économie d’opportunité à échelle internationale

Il a été vu plus haut que l’économie circulatoire dans le quartier de la gare est une économie d’opportunité, nécessitant une grande mobilité spatiale et professionnelle, la recherche constante de nouvelles pistes, de nouvelles associations et de nouvelles routes. On retrouve les mêmes pratiques à l’échelle internationale. Plusieurs stratégies peuvent être adoptées pour s’adapter aux contraintes évoquées.

Changer de destination

Tout d’abord, pour répondre à la baisse de compétitivité de Naples, certains commerçants changent de destination d’achat pour profiter des avantages compétitifs d’autres places marchandes. Ainsi, du point de vue des circulants, il semble qu’on assiste à partir de Naples, comme cela avait été le cas de façon plus importante quelques années plus tôt à Marseille, à un redéploiement des routes. En effet, certaines prérogatives qui faisaient la réputation de la ville auprès des clientèles maghrébines dans les années 80 ont disparu et se retrouvent actuellement dans d’autres places marchandes. À Tunis, les commerçants des souks de Zarkoun et de Moncef Bey confiaient, après plusieurs années de

4 Tbezniss : transformation dialectale du mot business (voir aussi Dris, 2002). 338 voyages commerciaux vers Naples, leur préférence actuelle pour la place commerciale turque ou pour l’Extrême-Orient5. C’est le cas dans de nombreuses boutiques du quartier Nehj Zarkoun de Tunis, comme celle de Salim : chacun des quatre associés qui travaillent dans la boutique de Salim se rend environ une fois par semestre à Naples. Les voyages étaient autrefois beaucoup plus fréquents (une fois par mois), mais aujourd’hui, la ville a perdu de sa compétitivité et il est devenu de plus en plus difficile d’obtenir un visa. Par ailleurs, les clientèles aussi ont changé, elles savent davantage reconnaître le vrai du faux et ne veulent plus que les grandes marques. Désormais, si on fait du vêtement italien, on préfère encore Milan, c’est du vrai 100% au moins, déclare ainsi Salim. Les associés achètent parfois leurs marchandises à des intermédiaires qui continuent à se rendre à Naples, mais pour Salim, globalement, la Turquie a dépassé l’Italie. Aussi, certains commerçants choisissent d’abandonner totalement l’Italie. Récemment, des producteurs-grossistes d’Istanbul, sentant le vent tourner, se sont lancés dans le faux made in Italy, créant des vêtements de marques pseudo-italiennes destinés à la clientèle maghrébine. Dans les pays d’origine, cela donne lieu à de véritables légendes autour des voyages des uns et des autres : on raconte que certains seraient véritablement allés en Europe, tandis que d’autres feraient semblant. Ainsi, Lamia propriétaire d’une boutique à Sousse, commente la vitrine située en face de la sienne avec dédain : Ils disent qu’ils vont en Italie, alors qu’ils font que de la marchandise turque, qui croient-ils berner ? Cependant, le plus souvent, les circulants continuent à fréquenter Naples, tout en y associant d’autres destinations en Turquie et en Syrie. Les voyages sont alternés, en fonction des opportunités, des obtentions de visa…D’autres jouent de la complémentarité entre les places et entre les produits. Amin, par exemple, fait importer à Naples des jeans qu’il achète à Istanbul. À Naples, il leur fait accoler une fausse griffe américaine. Il expédie ensuite le produit fini par conteneur à Tunis.

Faire appel à ses réseaux de relation

Certains commerçants refusent d’abandonner Naples comme destination d’achat, car la réussite de leur commerce se base sur la vente de produits made in Italy. Comment parviennent-ils à contourner les contrôles, toujours plus pressants, sur leurs activités et leurs mobilités ? Certains utilisent la ruse pour forcer le passage. Ainsi, quand les douaniers de Tunis interpellent et fouillent Leyla, elle tente d’attirer leur compassion : Vous n’avez rien compris, dit-elle, on a bon cœur, quand on voit la Tunisie, on voit la misère, alors on amène plein de cadeaux. Si, dans cette situation, la ruse de Leyla a fonctionné, ces tactiques de passage sont cependant fragiles et la meilleure solution consiste à trouver des arrangements avec les réseaux de protection politique. Lamia s’appuie ainsi sur l’aide ponctuelle d’une amie proche du cercle du pouvoir (je ne la dérange pas, c’est pourquoi elle m’aime bien, je l’appelle juste quand je suis vraiment

5 Michel Péraldi recueille le même type de déclarations à Istanbul, témoignant d’un redéploiement vers l’Asie des circulations (2001 b, 60). 339 bloquée, dit-elle). Quant à Hayet, elle prévoit de marier sa fille à un colonel en douane, ce qui facilitera ses passages. C’est aussi dans ces moments critiques du passage à la douane qu’on voit émerger des solidarités circonstancielles : il n’est pas rare que des circulants prennent parti pour un autre devant les douaniers, ou encore l’aident à couvrir ses activités. D’autres, devant l’impossibilité de se rendre eux-mêmes sur place, font appel à leur entourage pour leur approvisionnement. Il a été vu que les commerçants de la rue Zarkoun ont souvent des liens familiaux ou d’amitié avec des semi-grossistes qui vont et viennent entre Naples et Tunis, les intermédiaires de Zarkoun. En cas d’empêchement, ce sont ces intermédiaires qui se chargent de les approvisionner. C’est le cas d’Abdelmajid, commerçant à Zarkoun, qui n’est plus venu en Italie depuis dix mois car il est dans l’impossibilité d’obtenir un visa : Avant je prenais mon visa à l’ambassade de France, mais maintenant il y a de très gros problèmes pour l’avoir, je regrette bien de pas avoir demandé le permis de séjour quand je pouvais, dit-il. Il travaille de temps en temps avec la Turquie, mais pour maintenir l’image de marque de sa boutique, il est néanmoins obligé de continuer à proposer des produits italiens : j’ai une réputation à préserver, je dois garder le produit italien. C’est pourquoi il est maintenant approvisionné par son frère, qui est semi-grossiste.

Régulariser sa position

Comme le remarque AbdelMajid, dépité, il aurait fallu qu’il demande le permis de séjour en Italie. En effet pour répondre à la rigidité croissante des politiques migratoires, les circulants cherchent à légaliser leur présence en acquérant un statut officiel. Il peut s’agir d’un permis de séjour, qui permet de circuler librement, ou encore d’une licence d’import-export, qui permet d’obtenir facilement des visas d’affaire. Cette légalisation permet de poursuivre un commerce informel sous vitrine légale : Adel, commerçant à Zarkoun, est ainsi depuis 1990 officiellement domicilié à Naples, et possède un permis de séjour de quatre ans avec un statut de chômeur, qu’il nous montre en riant. Loubna possède une boutique d’habillement à Sousse. Elle dirige une société d’import- export, ce qui lui permet de se rendre fréquemment en Italie et d’importer les vêtements qu’elle propose dans son magasin. Cependant Loubna ne réalise que deux ou trois conteneurs par an. Elle nous signale qu’il s’agit d’une vitrine lui permettant de se rendre fréquemment en Italie pour effectuer un commerce à la valise bien plus rentable et de justifier d’une activité légale en cas de contrôle fiscal. Quant à Hayet, elle importe par la voie officielle de l’électroménager, des gobelets et des chaises qu’elle achète à Naples et revend auprès de cafés et d’hôtels de sa ville. Cette activité de façade lui permet d’obtenir des visas d’affaires de six mois, et même parfois d’un an. Elle paie des impôts sur cette activité, mais son principal revenu est en réalité le commerce de vêtements : ils ne sont pas légaux, mais on y gagne plus, dit-elle.

340 Redéfinir constamment ses trajectoires

Une autre stratégie est le contournement de certaines routes, devenues trop périlleuses. Le redéploiement des circulations algériennes à partir de Naples, que l’on peut observer sur les cartes 3.3.a, b et c, illustre fort bien les formes d’organisation mises en place par les circulants pour contourner certains obstacles : Dans les années 80, l’existence d’une ligne maritime Naples-Annaba a permis aux flux des trabendistes de prendre corps. Puis, la liaison, dont la fréquence avait déjà ralenti depuis plusieurs années, est suspendue en 1995, à l’instar de nombreuses lignes maritimes et aériennes dirigées de l’Algérie vers l’Europe6. Après la suppression de cette ligne, les Algériens choisissent de transiter par la Tunisie. C’est justement l’époque où les liaisons entre l’Italie et la Tunisie se multiplient. Cinq lignes maritimes en moyenne se chargent, chaque semaine, d’effectuer les allers et retours. Cependant, il n’existe pas encore de ligne au départ de Naples. Certains Algériens de Constantine installés à Naples décident alors de mettre en place un service d’autocar permettant de relier Naples à Trapani, en Sicile, d’où partent deux à trois fois par semaine les navires pour la Tunisie (compagnies Lauro et Tirrenia). Certains Algériens profitent de ce changement d’itinéraire pour écouler directement leurs marchandises en Tunisie, où le pouvoir d’achat augmente alors que la situation algérienne se dégrade. Pour ce faire, les Algériens ont recours à certaines ruses car leurs ballots, à l’arrivée en Tunisie, sont scellés et déclarés à destination de l’Algérie : les mecs, ils avaient une combine : ils faisaient une toute petite incision avec un canif, comme ça en dessous du carton, raconte Sofiane, qui travaillait alors près de la rue d’Allemagne, à Tunis, où se concentraient les Algériens, ils tiraient petit à petit la marchandise et puis ils remplissaient ça avec de la fripe, ensuite ils faisaient re-sceller l’emballage par des spécialistes puis zou, direction Sidi Bechir7. Mais ça n’a pas duré longtemps, car les douaniers ont découvert le truc. L’abandon par certains Algériens de cet itinéraire est lié à l’accentuation des contrôles douaniers menés par la police tunisienne8, qui est assorti, à partir de 1999 (avec l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir), de mesures restrictives prises par le gouvernement algérien à la frontière tuniso-algérienne. Cependant, sur cette question, les témoignages varient. Selon certains de nos interlocuteurs, ces contrôles n’ont lieu que par à-coup et les circulations commerciales se poursuivent avec la même intensité. En 1998, la ligne maritime Naples-Tunis est instaurée, ce qui provoque la faillite immédiate de la ligne d’autocar Naples-Trapani. Ses organisateurs, voyant leur possibilité

6 La suspension de la ligne avait été prévue à la suite de l’assassinat à Jijel le 7 juillet 1994 de 7 marins italiens originaires de la région de Naples, attribué au Groupe Islamiste Armé. Toutefois c’est un meurtre commis sur le bateau qui a provoqué sa suppression définitive pour raisons d’insécurité. C’est la part napolitaine du grand embargo européen imposé aux Algériens durant les années 90 (Stora, 2001). 7 Point de départ des taxis informels tunisois pour l’Est de l’Algérie 8 Durant les suivis effectués sur la ligne maritime Naples-Tunis, il nous a été possible d’observer le traitement particulier qui était réservé aux circulants algériens, souvent sans appuis à la douane, lors de leur arrivée à La Goulette : fouille au corps, longues heures d’attente, interrogatoires sans fin…L’association avec un Tunisien semble être un élément déterminant pour la réussite du voyage. 341 de maîtriser les flux pour la Tunisie se dissiper, décident d’organiser un autocar pour Marseille. La métropole phocéenne récupère alors une partie de sa fonction de plaque tournante pour les Algériens de Naples. Dans les périodes de pointe, comme celle qui précède le Ramadan, jusqu’à 12 autocars quittent Naples pour Marseille chaque semaine. Comme on peut le voir sur le tableau 3.1, les organisateurs des voyages en autocars pour Marseille ont recours à des compagnies différentes, qui évoluent dans le temps en fonction des offres de prix des unes et des autres, mais aussi en fonction des départs de chauffeurs: les circulants sont parfois très attachés à certains chauffeurs et n’hésitent pas à abandonner une compagnie pour les suivre. Il est intéressant de remarquer que les grandes compagnies de transport ne maîtrisent pas ces routes qui restent aux mains de petits organisateurs, ce qui n’est pas toujours le cas pour des groupes de migrants non commerçants : ce choix doit probablement être mis en relation avec la fluidité et l’adaptation que nécessitent de tels parcours9. Dernière étape de cette évolution des trajectoires algériennes : en 2004, une ligne maritime de Naples pour l’Algérie devrait être rétablie, témoignant du dégel des relations entre l’Europe et l’Algérie, mais aussi de l’intérêt manifesté pour cette liaison par une Compagnie Nationale Algérienne de Navigation (CNAN) en plein développement.

Tableau 3.1 Autocar partant de Naples chaque semaine pour Marseille

Compagnie 1998 1999 2000 2001 2002 2003 De transports

Smimmo 2 CLP 2 2 2 à 3 Perotta 2 2 Angelino 2 à 3 2 à 3 2 à 3 2 à 3 Mito 2 2 2 à 3 2 à 3 La Penna 2 2 à 3 2 à 3 Source : enquêtes 2001-2003

9 Les grands compagnies de transport, comme Eurolines qui assure deux fois par semaine la liaison Naples- Marseille, ne sont pas du tout fréquentées par les commerçants, alors qu’elles proposent les mêmes tarifs que les autres compagnies. 342

Si ces stratégies de redéfinition des trajectoires concernent l’ensemble du collectif algérien travaillant à Naples, elles s’observent également au niveau individuel. Nabil, par exemple, cherche à chacun de ses voyages à créer la confusion sur les itinéraires qu’il emprunte. Âgé de 36 ans, Nabil passe la plupart de son temps en mobilité, entre ses quelques points d’attache fixes que sont Naples, Montpellier et Marseille et d’autres points secondaires (Annaba mais aussi Fribourg, Pise, et Paris où il a des cousins). Ses déplacements, ainsi que le choix du mode de transport, sont fonction des circonstances et des opportunités. Ainsi, le voyage en train est préféré au bus quand il transporte des contrefaçons, car le bus attire davantage l’attention, tandis que le voyage en bus est adopté en fonction des prix et des formules proposées par Nasser, l’accompagnateur. Quant à ses voyages en Algérie, ils sont planifiées sur la base des promotions des compagnies aériennes ou bien en fonction d’une place qui se libère dans une voiture emmenée par des compatriotes. En France, Nabil est également un grand utilisateur d’allo-stop ! Ce changement perpétuel de moyen de locomotion est également, comme il le déclare, une façon commode de brouiller les pistes. Tout comme Nabil, les circulantes tunisiennes définissent leurs trajectoires au cas par cas, en fonction des obstacles et des possibilités qui s’offrent à elles. Les migrantes n’hésitent pas à prendre le bateau à Gênes, La Spezia ou Trapani, à prendre quelquefois l’avion, ou encore à transiter par un tiers pays pour ne pas attirer l’attention sur leurs pratiques. Il convient, en effet, de peu se faire remarquer, tout en explorant de nouvelles voies : Hasnia et Fadila, par exemple, pratiquent depuis 20 ans un commerce de va-et-vient avec Naples. Les contrôles douaniers s’étant récemment accentués, elles ne parviennent plus à faire entrer leurs marchandises par le port de Tunis. Elles décident alors de les expédier en Libye par l’intermédiaire d’un prête-nom libyen leur cédant une partie de son conteneur. De retour à Tunis, elles se rendent en Libye accompagnés de leurs enfants pour retirer les marchandises. De ce point de vue, les relations entre réseaux officiels du passage et réseaux informels du commerce sont pour le moins ambiguës.

Résister à la concurrence des gros importateurs par les tactiques de vente

Les voyages d’achat en Italie semblent ainsi se poursuivre, que ce soit par le recours à une tierce personne (un intermédiaire) ou par une redéfinition des trajectoires. De nombreux commerçants sont en effet attachés au produit made in Italy. Comment résister alors à l’augmentation des prix d’achat et à la concurrence livrée par les gros importateurs ? Pour comprendre, il convient d’envisager le caractère situé de la valeur d’un bien. Le produit italien n’a pas seulement une valeur en soi, il a aussi une valeur qui dépend du moment, de lieu et de la personne qui pratique la vente, c’est ce qu’Emmanuel Ma Mung (1999 b) nomme les qualités extrinsèques d’un produit par opposition à ses qualités intrinsèques. Comme l’a montré Michelle de La Pradelle dans son ethnographie d’un marché provençal, les choix du consommateur ne sont pas purement rationnels et sont influencés par d’autres facteurs que la qualité ou le prix. La présentation et l’histoire créée

344 autour du produit mais aussi la valorisation de la relation de face à face entre vendeur et client sont essentiels (de La Pradelle, 1996). Ainsi, la valeur ajoutée socialement attribuée au produit italien est liée à la façon dont il est mis en scène dans le cadre de stratégies commerciales. Une des stratégies couramment adoptées consiste à tricher sur sa provenance, pour lui attribuer une origine plus noble : un produit chinois acquis à Naples sera vendu comme un produit italien. D’un produit venant de Naples - au Maghreb, une valeur fort négative est parfois associée à cette ville - on dira qu’il vient de Florence, place autrement plus prestigieuse. Dans le chapitre suivant, nous verrons de quelle manière les commerçantes de Sousse parviennent, grâce à ces stratégies commerciales, à tenir tête aux grands importateurs tunisiens.

Ainsi, les circulants commerciaux doivent jouer de flexibilité et de mobilité pour se tenir entre deux mondes (Péraldi, 2001 a, 12). La conséquence est que les espaces de la circulation sont des espaces mouvants, sans cesse redéfinis par les trajectoires. Cette souplesse des routes du commerce, qui s’adaptent en fonction des contraintes et des opportunités, n’est pas le moindre obstacle à l’appréhension quantitative du phénomène, car il est impossible d’individualiser un point de comptage des flux. Aussi le déclin de Naples, dont il est question au premier abord dans les discussions, est à relativiser. Comme cela avait été le cas plus tôt pour le dispositif marseillais, il y a plutôt eu réorganisation des trajectoires, redéfinition des stratégies commerciales, négociation des appuis en fonction des conjonctures et du surgissement de nouveaux obstacles. Sans vouloir nier la fragilité de la situation des migrants commerçants, la circulation commerciale, en tant que phénomène en voie de généralisation, semble résister aux renforcements des dispositifs de contrôle, tandis que Naples n’a pas encore disparu en tant que place d’achat. Les trajectoires forment un espace circulatoire sans cesse recomposé. Selon Alain Tarrius, il est même possible de parler d’expansion, dans la mesure où il agrège toujours de nouveaux lieux et de nouveaux acteurs (Tarrius, 2000). Cette capacité à redéfinir les trajectoires, même si elle est parfois fragile, n’est pas la moindre compétence des circulants, compétence nomade si l’on reprend Denis Retaillé : le pouvoir tient dans la faculté de se déplacer. Ce n’est pas spécialement le commerce ou le transport qui font la fortune des nomades mais la circulation qui fonde leur prééminence (Retaillé, 1998, 42). Qu’en est-il de la façon dont les circulants organisent, transforment et chargent de sens cet espace mouvant ? La fluidité, la mouvance des itinéraires interdit-elle toute forme de territorialisation ?

345 II. LES ESPACES DU PASSAGE : DES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN

La territorialisation des espaces de la traversée permet de donner un sens à la mobilité, de ne pas s’y perdre. Mieux, elle crée de l’appartenance collective. Nous entendons par espaces du passage, l’ensemble des lieux sur lesquels s’appuient les circulants durant leurs voyages : il s’agit aussi bien des lieux-supports aux pratiques de circulation, qui sont des lieux mobiles que des lieux de halte, de séjour, qui sont des lieux fixes. Quel usage font les migrants commerçants de ces lieux ? Ces lieux sont empruntés fréquemment. Ils s’inscrivent dans un quotidien, une routine. Au sujet de ces territoires du quotidien forgés par les individus, Philippe Tizon écrit : chacun cultive ses routines, ses familiarités, qui le mettent à l’aise, le placent en pays de connaissance, à l’abri de la menace de la nouveauté et de l’inconnu. Ce repérage relève à la fois de la connaissance pratique de dispositifs spatiaux concrets… et de l’aptitude à les relier par la pensée, à leur attribuer une « cote » de valeur ou de proximité personnelle (Tizon, 1996, 25). La question qui guide ce paragraphe peut donc, en paraphrasant P. Tizon, être résumée de la manière suivante : comment les circulants se placent-ils en pays de connaissance sur les espaces du passage ? Comment s’inscrivent-ils dans une routine rassurante malgré les contraintes spatiales inhérentes à leurs pratiques ? Nous allons voir que ces espaces sont, non seulement, des lieux de sociabilité, mais ils sont également des espaces de territorialisation au sens où ils appuient l’expression de l’identité d’un groupe.

1. La territorialisation des lieux-supports à la mobilité

Si le choix des itinéraires empruntés est fonction d’un certain nombre de contraintes, il est aussi déterminé par des préférences. Ainsi, le bateau qui part de Gênes est préféré par les Tunisiens. À cela plusieurs raisons. Pour Mourad, intermédiaire de Zarkoun, ce bateau est clairement un lieu de distinction sociale : Je prends jamais le bateau à Naples, il est trop petit, trop sale. À Gênes, il y a un grand bateau qui s’appelle Carthage, c’est le meilleur bateau en Europe : il y a des discothèques, des cafés, des services bien et tout hein j’ai des chambres très belles. Du côté des femmes, ce sont d’autres raisons, davantage liées à leur appartenance de genre et au choix d’un personnel tunisien de la part de la compagnie Grimaldi, qui sont évoquées : sur le bateau de Gênes, le personnel est tunisien, comment te dire…ça change tout ! On est chez nous, on nous respecte. Sur le bateau de Naples, ils ne comprennent pas comment on fonctionne, nous les femmes, déclare, Halima, commerçante à Tunis. Pour Ahmed, intermédiaire, il existe une autre cause, liée au passage des bagages : sur ces bateaux, c’est des Tunisiens. Ils traitent mieux les femmes et elles n’ont pas de problèmes à faire passer leurs bagages.

346 Malgré cette préférence pour Gênes, la liaison Naples-Tunis est également fréquentée par les circulants commerciaux. L’équipage est habitué à la présence des Tunisiens, comme en témoignent les gestes de familiarité et signes de reconnaissance entre personnel du bateau et passagers. S’il y a probablement incompréhension de certaines pratiques de la part du personnel napolitain, il n’y a pas pour autant méconnaissance de la circulation commerciale. La confirmation nous en est apportée lorsque nous empruntons la liaison Naples-Tunis, puisqu’on nous propose explicitement, au moment de l’attribution des cabines, de nous placer dans une chambre seule pour nous éviter d’être incommodée par le déballage - remballage de marchandises qui a lieu dans les chambres des femmes tunisiennes. Le voyage en cabine est en effet pour les femmes l’occasion d’une intense préparation en vue du passage à la douane. L’objectif est de faire passer le maximum de marchandises en donnant l’impression d’une moindre quantité : pantalons, robes et chaussures sont ainsi enroulés et écrasés le plus possible dans les plis des couettes qui sont rangées dans les valises matrimoniales. Ballots et sacs de marchandises sont réorganisés, tandis que les couches de vêtements portées par les femmes se superposent1. Au delà de cette familiarité développée avec les lieux-supports à la mobilité, les circulants opèrent de véritables transformations des lieux. Cette transformation est particulièrement visible dans le cas des transports auto-produits. Les différents suivis que nous avons réalisé sur l’autocar de la ligne Naples-Marseille ont permis de mettre en évidence un certain nombre de faits significatifs qui se sont parfois reproduits d’un voyage sur l’autre et qui montrent comment l’autocar, loin d’être un simple support, est un espace transformé et investi de sens collectif par les circulants.

À l’aller C’est à l’hôtel Carlo, quartier général des Algériens de Constantine, que l’on peut acheter les billets d’autocar pour Marseille. Mourad, un des pionniers de l’immigration algérienne à Naples, se charge de l’organisation du voyage et de la vente des billets. Les tarifs sont fixes : 130,000 lires (60 euros) pour un aller sans bagages, 170,000 avec trois gros sacs au plus. Le trajet dans le sens inverse, qui s’élève à 50.000 lires (25 euros), est beaucoup moins coûteux car peu fréquenté : les commerçants d’Algérie prennent souvent le train de Marseille ou encore l’avion pour se rendre à Naples. Au retour, ils empruntent l’autocar car ils sont trop chargés pour utiliser d’autres moyens de transports. L’autocar stationne sur la piazza Umberto, à quelques mètres de l’hôtel Carlo. Les porteurs africains et chinois se succèdent autour de la soute à bagage. Deux associés de Mourad se chargent de l’accompagnement du groupe : il s’agit de Yayah, arrivé depuis 4 ans en Italie, et de Rachid, qui vit depuis dix ans à Naples et se fait appeler Raffaelle par les chauffeurs. Rachid monte dans l’autocar, muni d’un carton de cassettes vidéo. Le chauffeur lui lance immédiatement, sur le ton de la boutade : combien de haschich il y a là-dedans ? Il n’est pas rare que les chauffeurs et les accompagnateurs se lancent ce type de plaisanterie, jouant avec les représentations qui leur sont associées. À 16h30, nous quittons Naples, avec deux heures de retard sur l’horaire prévu. Le car est en surpoids, fait remarquer le chauffeur, sur un ton qui oscille entre ironie et fatalisme. Tous les chauffeurs rencontrés lors des suivis du bus (6 au total) sont des Napolitains habitués à la fréquentation des Maghrébins et familiarisés avec l’itinéraire. Ces chauffeurs sont des experts du passage : ils savent où s’arrêter –les aires d’autoroute fréquentées ne varient guère- et connaissent les moments critiques du voyage, tel que le passage de la

1 Voir aussi, sur les ruses liées au passage à la douane, Péraldi, 2001c. 347 frontière. Certains d’entre eux font même du commerce occasionnellement et n’hésitent pas à porter secours aux passagers en cas de problème avec la douane ou encore pour semer les autres bus, qui entre eux se livrent à une course-poursuite effrénée, car les premiers arrivés à Marseille feront les meilleures ventes. L’un des chauffeurs parle arabe : il a vécu au Maroc et a même été marié dans la région de Khouribga, selon les dires des passagers. Ils sont deux à effectuer le voyage qui, pour eux, dure presque 48 heures : en effet, après avoir passé la journée du vendredi à Marseille, ils retournent à Naples, avec à bord de leur autocar de nouveaux passagers, ou parfois les mêmes. Les sièges restés libres et toute la partie arrière de l’autocar sont envahis par les sacs en plastique bleu tandis que l’on tire profit des espaces demeurés vides sous nos pieds pour y caser les bagages restants. Les grands sacs contiennent surtout des vêtements et des chaussures de cuir, mais aussi quelques jouets et appareils électriques. Les cartons ont été stockés dans la soute ou dans la remorque. A chaque départ, les accompagnateurs dressent la liste complète des passagers du bus pour gagner du temps en cas de contrôle. Sur chaque sac et carton, ils inscrivent le nom de son propriétaire au marqueur : je dois faire attention aux noms sur les cartons parce que quand les types ne se déclarent pas, c’est moi qui paye : Il y a deux ans, j’ai du payer 20.000 francs d’amende parce que je transportais 400 levi’s… tu imagines ce que j’ai perdu, nous dit Yayah. Les 32 passagers sont tous des hommes mais quelquefois on a des femmes, des Marocaines ou bien des Noirs qui montent à Paris faire du bizness, assure Rachid. Les accompagnateurs ont tout prévu pour détendre et distraire les voyageurs. Au moment du départ, Rachid sert à tous les passagers une orangeade assortie d’un millefeuille, acheté chez Enza, la pâtissière de la via Bologna. Plus tard, après un premier arrêt, qui se fait systématiquement sur la même aire d’autoroute, juste avant Florence, c’est la projection des cassettes vidéo qui commence, toujours dans le même ordre : film humoristique égyptien d’abord, puis comique algérien, et enfin film d’action américain, durant lequel on prendra bien soin d’interrompre les scènes d’amour pour ne pas heurter la sensibilité des plus religieux. Le voyage a toujours lieu de nuit, pour essayer de limiter les contrôles. Vers deux heures du matin, survient le moment critique du passage à la frontière. L’autocar est en général arrêté à la première halte après la frontière par la police ou par les inspecteurs des finances. Surtout, les contrôles peuvent avoir lieu à répétition. Il est fréquent qu’une partie de la marchandise soit interceptée et que les commerçants paient de lourdes amendes. Les pauses s’effectuent toujours sur les mêmes aires d’autoroute, aux niveaux de Rome, de Florence et de Nice. Nous arrivons le lendemain matin à 6h30 dans une rue de Marseille, derrière le vieux port. Le bus s’arrête devant un petit hôtel. Des hommes attendent dans la rue. Les passagers du bus pourront stocker pour la journée leurs marchandises dans une pièce de l’hôtel pour deux à trois euros par bagage. On les voit ensuite se diriger vers la porte d’Aix, descendre vers le port, ou encore monter dans une voiture qui les attendait.

Au retour Les trois autocars stationnent dans la rue Mazenot. Le retour à Naples est prévu pour 18 heures. Une cinquantaine de passagers attendent le départ. Une seule femme, accompagnée de son mari, est présente. Un grossiste en produits alimentaires apporte dans la remorque du bus des denrées (menthe, petit lait, dates, yaourts) qui seront acheminées aux épiceries maghrébines de Naples. Yayah grommelle : Je ne comprends pas ceux qui font passer ça, tout ça pour gagner 20-30 euros…Une voiture s’arrête et laisse à Yayah 300 kg de tabac à chiquer qui sera réparti un peu partout dans le car. Yayah demande ensuite au chauffeur d’accepter un passager dont le visa est périmé. Le chauffeur se plaint et demande à Yayah : tu crois pas qu’on a assez de problèmes à Naples, tu crois qu’on a besoin d’en rajouter ? Je ne veux rien savoir ! En définitive le départ s’effectue avec le passager sans visa, à 19 heures, sur les chapeaux de roue pour ne pas laisser filer les autres avant nous. Peu après le passage de la frontière, vers 22 heures, un homme avec un chien fait signe au chauffeur de s’arrêter. Le chauffeur dit à Yayah : laisse-moi faire, je le connais. Il est accompagné de trois inspecteurs des finances et de trois policiers en civil. La panique s’installe dans l’autocar : que faire de celui qui n’a pas de visa ? Le chauffeur propose à Yayah de le cacher dans la soute à bagage, Yayah rétorque : surtout pas ! il reste avec nous. Les hommes demandent à tous les passagers de descendre. Ils vérifient l’autocar, puis les

348 sacs. Ils trouvent les sacs de tabac destinés à être vendus sur les étals de la place Garibaldi. Le chauffeur du bus prend la défense de Yayah devant l’inspecteur. Finalement, après une discussion animée, les inspecteurs laissent l’autocar repartir. De nouveau sur l’autoroute, le soulagement général se fait sentir dans l’autocar : le passager sans visa n’a pas été pris !

Ce compte-rendu des voyages permet de comprendre comment l’espace de l’autocar est approprié par les commerçants : il est envahi par les sacs et support à une série d’activités qui s’inscrivent dans une véritable routine. Par la durée du trajet (15 heures environs), l’autocar est un lieu important du quotidien des migrants commerçants, d’autant plus que certains, en particulier ceux qui travaillent entre Naples et Marseille, peuvent y passer jusqu’à 6 nuits par semaine. Il est alors fondamental que le voyage ne soit pas trop éprouvant : l’organisation d’un goûter avec mille-feuille et orangeade, la projection de cassettes vidéo sont autant de moments qui permettent d’alléger la difficulté du voyage. Les parcours sont véritablement balisés, marqués par la routine tandis que les lieux de halte, qui sont toujours les mêmes (hôtels de Marseille, aires d’autoroute), imposent une certaine régularité. Comme il a été vu plus haut, bon nombre des passagers proviennent de la même région d’Algérie. Des boutades sont fréquemment lancées sur l’un ou sur l’autre. Les chauffeurs, qui sont des habitués du voyage, participent également de cette atmosphère communautaire. L’autocar est donc un milieu d’interconnaissance. Enfin, certains moments du voyage sont des moments d’unité du groupe face à l’adversité. C’est en particulier le cas lors des passages critiques de frontières qui sont des moments de crise, tel que l’épisode, rapporté plus haut, du passage d’un clandestin à la frontière. C’est bien dans ces moments de l’anormalité qu’émerge le sens collectif de l’appropriation territoriale : ce sens donné individuellement aux espaces pratiqués et représentés ne surgit à la lumière que dans des situations inhabituelles ou extrêmes …c’est dans l’affirmation d’un « nous » face aux « autres » que le moi exprime son ancrage territorial, écrit ainsi Philippe Tizon (1996, 25). Dans une moindre mesure, la camionnette des intermédiaires est également un lieu- support à l’expression d’une identité collective. Dans le cas suivant, la camionnette de Sofiane devient un lieu de fête :

À Naples, le quotidien des femmes tunisiennes s’organise toujours de la manière suivante : après l’arrivée au port, installation à l’hôtel et repos. Puis, le lendemain matin, rendez-vous à neuf heures via Poerio, où Sofiane vient les chercher avec sa camionnette à neuf places. Cette fois-ci la situation est particulière puisque c’est Ramadan. Sofiane nous dit : tu vas voir, on va beaucoup rigoler avec elles, Surtout, Arbia, la plus vieille, elle en manque pas une. Une fois sur l’autoroute pour le CIS de Nola, c’est la fête qui commence. Sofiane met une cassette de musique populaire tunisienne. Les battements de mains et les cris s’enchaînent. Arbia détache le châle bleu qu’elle portait sur la tête et le noue à la fenêtre de la camionnette pour le laisser voler dans les airs. Les autres en font autant. Au retour, vers 17 heures, même ambiance. Radhia sort des dates et un thermos, c’est l’heure de la rupture du jeûne.

349 Cette anecdote témoigne de la curieuse confusion des genres qu’opèrent les circulants entre loisir et travail, entre récréation-divertissement et voyage d’achat. L’usage intempestif de la part de certains circulants de l’appareil photo témoigne également de cette confusion qui, si elle peut sembler a priori surprenante, est en réalité à mettre en relation avec la fréquence des déplacements des circulants. L’importance des moments passés sur les routes et sur les places d’achat implique l’existence de moments de fêtes et de divertissement, aussi bien que de travail difficile. Cependant, le caractère festif de certains déplacements témoigne également d’un goût pour le commerce, particulièrement prononcé, comme il sera vu plus loin, dans le cas des femmes tunisiennes.

Ainsi, le morcellement des territoires et l’intensification des mobilités ne signifient pas la disparition de formes d’appartenance collective ancrées dans l’espace, même si le territoire en question est mouvant. Comme l’a montré Fanny Schaeffer à travers l’investigation des stratégies identitaires des migrants marocains durant un voyage de retour, l’identité transnationale des migrants s’ancre particulièrement dans les lieux qui ponctuent les espaces de la traversée. Ces liens donnent continuité à la double appartenance, au fait d’être ici et là (Schaeffer, 2002). De ce point de vue, le mode de vie des commerçants peut encore être rapproché de celui du nomade. Didier Gambaracci propose ainsi de parler, au sujet des circulations maritimes entre Alger et Marseille, d’un espace du nomadisme où le voyage s’inscrit dans un registre routinier (et où) le bateau figure comme un régime ordinaire à cette société (Gambaracci, 2001, 201). La métaphore du nomade est également appropriée dans la mesure où ces individus s’inscrivent dans des régimes de mobilité particuliers, mais manifestent en même temps de fortes complémentarités avec les sédentaires. Surtout, ils développent des territoires singuliers, dans lesquels la route prend une importance particulière, ce qui rappelle l’espace-nomade évoqué par Denis Retaillé : une société nomade vérifie aussi une part de ses relations par les lieux selon des modalités assez spécifiques. Le territoire est spatialement discontigu, constitué de sites éloignés les uns des autres et reliés par une circulation aux motifs assez variés mais codifiés et acceptés, au moins reconnus par tous ceux qui sont susceptibles de fréquenter les mêmes sites…On entrevoit alors la nature de l’espace nomade : ce n’est pas, à proprement parler, une surface mais une constellation. La limite entre deux surfaces n’a pas de sens mais la route prend une importance primordiale (1998, 40).

350 2. La territorialisation des lieux fixes : les chambres d’hôtel

Les espaces de halte - les aires d’autoroute, ou encore le port, où l’on passe parfois de longues heures d’attente - sont également transformés par la présence des circulants. Un exemple frappant de la territorialisation des espaces fixes à laquelle se livrent les circulants est celle des chambres d’hôtel par les femmes tunisiennes. Les circulantes se sentent parfois mal à l’aise dans le quartier de la gare, quartier d’immigration masculine fortement stigmatisé. Nous avons vu dans la partie précédente qu’elles craignent d’être assimilées aux femmes maghrébines du quartier, qu’elles considèrent comme des femmes de mauvaises mœurs. En dehors des moments d’achat, elles opèrent une sorte de repli sur leur chambre d’hôtel : c’est pourquoi son aménagement est essentiel. La fréquence des déplacements de ces femmes, leur caractère routinier, leur confère un pouvoir contractuel et de transformation de ces lieux. Ainsi, le propriétaire de l’hôtel qu’elles fréquentent le plus souvent a revu l’organisation de son établissement en fonction de cette clientèle particulière. Les femmes, qui refusent de dîner dans les restaurants du quartier, lui ont demandé de leur aménager une petite cuisine dans les chambres, ce à quoi il s’est plié. L’hôtel a ainsi été élargi récemment de deux chambres aménagées en mini- appartements. La chambre d’hôtel est également un espace de stockage des marchandises. Les femmes commerçantes en parlent en disant chez nous et nous invitent à y prendre le thé et à y goûter les mets qu’elles apportent de Tunisie. Véritable espace domestique bis, elles y ont reconstruit une intimité. C’est parfois un véritable attachement à ces espaces qui se produit, sans que les autres, ceux qui ne participent pas en premier lieu à la circulation commerciale, en comprennent vraiment la signification, comme l’illustre ce témoignage de Leyla, commerçante tunisienne : à dire vrai, je me suis attachée à cet hôtel. Ils sont très disponibles, et puis c’est une gestion familiale, tranquille. Ils ne me font aucun problème quand j’apporte mes bagages et tout le reste. Ma fille ne me comprend pas, elle dit que cet hôtel au lieu de s’appeler « Aurora » devrait s’appeler « hôtel Horreur » !



L’intensité avec laquelle sont menées les activités des circulants commerciaux, leur adaptabilité par les ruses, les contournements et l’activation de réseaux sociaux, tout comme les formes de territorialisation qu’ils mettent en œuvre dans les espaces du passage, révèlent bien que la mobilité est un véritable mode de vie, qui implique une façon particulière, nomade, de se rapporter aux espaces. Les trajectoires spatiales des réseaux commerçants sont en constante recomposition, en fonction des contraintes et des avantages que fournissent les différentes places marchandes, mais aussi selon les possibilités de traverser les frontières. Les espaces-temps du

351 déplacement constituent des lieux et des moments forts des pratiques circulatoires. Aussi les espaces de la circulation, s’ils sont mouvants, n’en sont pas pour autant déstructurés. Ce ne sont pas non plus des non-lieux. Au contraire, la territorialisation d’espaces de l’entre- soi de la société circulante peut être lue comme une réponse à la mouvance des espaces circulatoires. Vivre dans la mobilité implique l’appropriation et la transformation des espaces traversés. Ces espaces sont des lieux de sociabilité et d’expression d’une identité commune, celle d’être des voyageurs, des circulants commerciaux. Se récréer un chez-soi dans les chambres d’hôtel, s’inscrire dans un quotidien rassurant dans les lieux-supports à la traversée, sont des éléments essentiels pour rendre la mobilité comme mode de vie supportable, acceptable et même parfois agréable. Les territoires circulatoires, qui agrègent lieux du parcours et lieux de halte, signalent ainsi l’émergence d’une identité fondée sur la mobilité (Tarrius, 2000). La territorialisation des lieux du passage montre également que si les espaces urbains conservent une place de choix par la densité et la diversité des relations qui s’y mettent en place, ils ne sont guère les seuls à être affectés et transformés par les mobilités. Elle permet également de prendre du recul par rapport à une vision trop schématique opposant connexité et contiguïté, puisque dans les territoires circulatoires, les lieux du passage, les routes semblent assurer une certaine continuité entre ici et là. Peut-être est-ce dans cette capacité à donner collectivement une continuité à des espaces disjoints, à travers l’appropriation des lieux du passage que l’on reconnaît la capacité toute particulière des petits circulant à réconcilier labilité des espaces de circulation et territorialisation. Cela ne signifie pas pour autant que tous tirent les mêmes bénéfices de la circulation commerciale. Au contraire, la mobilité et la flexibilité peuvent, dans certains cas, coûter cher. La complexité de cette relation entre usage de la circulation commerciale et mobilité socio-économique est abordée dans les chapitres suivants, à travers l’étude des trajectoires socio-spatiales de deux groupes. D’une part, les commerçantes tunisiennes domiciliées dans la ville de Sousse ; d’autre part, les Tunisiens et les Algériens, installés à Naples qui utilisent la mobilité commerciale dans leurs pratiques professionnelles. Nous chercherons à comprendre la signification qu’ils donnent à leurs pratiques de circulation, afin d’analyser dans quelle mesure celles-ci peuvent constituer, ou non, une ressource pour ces groupes.



352 Photographie 3.1 - Au port, en attendant l’embarquement

C.S, août 2002

353 Chapitre IX Tirer profit d’espaces distants comme stratégie d’ascension sociale et d’autonomisation : les circulantes tunisiennes

Aucune puissance à ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais Virginia Woolf, Une chambre à soi

Sur chaque bateau transitant d’Italie en Tunisie, plusieurs dizaines de femmes pratiquent la circulation commerciale. Des jeunes filles, circulantes occasionnelles, constituent leurs trousseaux de mariage en Europe, tandis que d’autres, circulantes plus confirmées, approvisionnent celles qui n’ont pas l’envie (pour les plus aisées) ou l’opportunité (pour les plus démunies économiquement et en ressources sociales) de se déplacer. C’est à cette dernière catégorie, celle des circulantes confirmées, que ce chapitre est consacré. Parmi ces commerçantes, un groupe d’une quarantaine de femmes domiciliées dans une ville du Sahel2, Sousse, s’est spécialisé dans la vente en Tunisie de produits achetés à Naples. Leur situation n’est pas exceptionnelle au regard de la réalité circulatoire tunisienne : des collectifs féminins similaires partent de nombreuses villes de Tunisie (Tunis, Sfax, Mehdia, Jemmal, Monastir…) et se croisent sur la route de Naples. Aussi les éléments rapportés dans ce chapitre peuvent-ils fournir un éclairage significatif sur les circulations féminines qui investissent aujourd’hui les pays du Maghreb.

2 Le Sahel est une région centrale de la Tunisie qui s’étend de Hergla-Sidi Bou Ali au Nord jusqu’à Mahdia, Ksour Esaf et Salakta au Sud. Sousse est la troisième ville de Tunisie, après Tunis et Sfax, avec 84.000 habitants. Voir la carte de la Tunisie page 335. 354 Parmi ces quarante femmes, il a été possible d’en interroger une vingtaine, dont 13 de façon approfondie3. Celles-ci ont de 22 à 55 ans, pour une moyenne de 39 ans, ce qui est, pour les sociétés maghrébines, un âge relativement avancé. Trois d’entre elles sont grand- mères. Leur relation commerciale avec l’Italie n’est pas récente et témoigne des relations historiques entretenues entre les deux pays. Elle témoigne également de ce que la féminisation du commerce, pourtant bien cachée, n’est pas un phénomène si nouveau. L’une d’entre elles, Arbia, voyage ainsi en Italie depuis presque trente ans, et affirme que d’autres, qui lui ont transmis la connaissance de la route, s’y rendaient avant elle. Femmes dans une place d’hommes et souvent femmes d’âge mûr, elles ne correspondent guère à la représentation habituelle du migrant maghrébin. Migrantes, elles le sont pourtant bien, puisqu’elles passent une grande partie de leur vie quotidienne dans les espaces d’achat et de circulation. Leurs séjours en Italie, qui ont lieu en moyenne une fois par mois, peuvent s’écouler sur quatre à dix jours.

La spécificité des pratiques migratoires de ces femmes commerçantes à la valise, qui a pu être qualifiée de demi-migration (Colombo, 1998), interpelle : quel est l’impact de la circulation sur leurs modes d’organisation socio-familiaux, ainsi que sur les espaces qu’elles fréquentent ? Dans quelle mesure leur identité de genre contribue-t-elle à orienter leurs mobilités et leurs activités commerciales ? De quels types de ressources font-elles preuve, en commerce et en migration ? Comment les réseaux de relations sur lesquels elles s’appuient sont-ils construits ? Qu’est-ce qui se joue en termes économiques, mais aussi identitaires dans ces fréquentes allées-venues ? La circulation commerciale leur permet- elle de transformer leur situation au pays d’origine ? Renforce-t-elle ou affaiblit-elle leur subordination de genre (Clifford, 1994 ; Bjeren, 1997) ? Pour répondre à ces questions, il convient à la fois de considérer les femmes sous l’angle de leurs multiples rôles sociaux (Moore, 1994), mais aussi de tenir compte des différents lieux qu’elles parcourent et qui composent leurs espaces de vie. Leur situation dans les sociétés de départ, influence leurs pratiques des routes et des places commerciales, tout comme, inversement, l’expérience du commerce transnational permet d’éclairer les stratégies mises en place de retour au pays.

Ce chapitre s’articule autour de trois phases importantes des pratiques migratoires et commerciales des femmes : la négociation du départ, le temps du voyage d’achat, et celui du retour au pays4. Ces moments permettent d’engager une réflexion sur trois axes :

3 Des entretiens semi-directifs, le plus souvent en arabe, ont été réalisés à Naples et à Sousse. Pour compléter l’enquête, des suivis de voyage nous ont permis de faire l’expérience des routes empruntées, et de connaître les lieux de vie et de travail de ces femmes. Par ailleurs, nos séjours en Tunisie ont autorisé l’observation de scènes de vente complémentaires aux scènes d’achat observées à Naples et de participer à leur vie domestique et quotidienne. Ces voyages ont également permis de réaliser des entretiens avec d’autres membres de la famille participant de l’« entreprise familiale ». Cet éclairage sur le point de vue des autres, essentiellement les maris et les enfants, mais aussi les clients, a été extrêmement utile pour comprendre la place de cette activité dans les parcours sociaux, familiaux et individuels de ces femmes. 4 Il faut comprendre ce découpage comme une facilité méthodologique. En effet, les activités et pratiques de ces femmes, à l’instar de leur déplacements, sont faites de va-et-vient entre ces différents moments. 355 la redéfinition des rôles dans les sphères productive et reproductive qui accompagne la circulation migratoire, la négociation de la mobilité spatiale dans des espaces masculins, qu’il s’agisse des espaces commerciaux en Italie ou des traversées de frontières, et le réinvestissement de ce voyage, sur le double plan symbolique et matériel, une fois de retour au pays. Il s’agit de montrer comment, pour ces femmes, la circulation est, au prix de multiples négociations, mise au profit de formes de mobilité socio-économique, d’autonomisation et de conquête de nouveaux territoires. Toutefois, les réussites sont inégales et dépendent en particulier des expériences migratoires cumulées en Italie. 

356 I. LA NÉGOCIATION DU DÉPART : UNE DÉCISION PERSONNELLE ET FAMILIALE

1. De lointaines cousines…

Il est difficile de trouver des traces de ce type de femme dans la littérature sur la migration féminine5. La femme maghrébine y est présentée, à quelques exceptions près, comme une migrante secondaire, celle qui rejoint son époux dans le cadre du regroupement familial (Ramirez, 1999). Les rares travaux sur les primo-migrantes maghrébines en Europe du Sud mettent l’accent sur le processus de marginalisation de ces femmes au sein de la société de départ. Angeles Ramirez, par exemple, montre comment de nombreuses primo-migrantes marocaines en Espagne et en Italie se sont tournées vers la migration en réaction à des situations socio-familiales extrêmes (Ramirez, 1999, 2002). Peu de travaux concernent les femmes commerçantes maghrébines, la littérature se concentrant sur leur emploi dans les services domestiques, qui est l’activité la plus répandue À l’opposé de la migrante secondaire, une autre figure émerge de la littérature sur la migration féminine : la commerçante internationale africaine, souvent associée à la figure de la Nana-Benz qui est la grande commerçante de Lomé, cette Togolaise, revendeuse de pagnes roulant en Mercedes, devenue sur le continent africain le symbole de la réussite féminine (Bredeloup, 2001, 83 ; Sengel, 2000 ; Humarau, 1997). La Nana-Benz, parfois collectionneuse d’hommes, joue souvent de sa sensualité et de ses différents mariages pour développer des stratégies d’ascension sociale (Lesourd, 2002). L’importance de cette figure dans la littérature renvoie à la tradition de commerce féminin en Afrique subsaharienne, tradition que l’on ne trouve guère dans les pays du Maghreb, à l’exception des milieux ruraux modestes, dans lesquels les femmes pouvaient vendre au souk les produits de leurs cultures (Kapchan, 1996). Les femmes commerçantes rencontrées s’éloignent de ces migrantes. Elles s’apparentent à une autre figure de la migration féminine, plus récemment explorée, celle de la circulante commerciale tirant profit d’espaces distants pour mettre en œuvre des stratégies de promotion sociale. Cette figure a été signalée par Yeza Boulhabel-Villac (1996) pour l’Algérie, et plus récemment par Saadia El-Hariri (2003), dans le cas des circulations avec le Maroc. Il s’agit cependant encore d’épouses d’immigrés maghrébins, qui pratiquent le commerce en tant qu’activité complémentaire, de retour au pays. En revanche, Michel Péraldi et Véronique Manry ont identifié des cohortes de femmes qui font du va-et-vient entre l’Algérie et la Turquie (Péraldi, 2001 c ; Manry, 2001). Les femmes tunisiennes qui sont étudiées dans ce chapitre s’apparentent à cette dernière figure. Il ne s’agit plus ici

5 La recherche sur la migration féminine ne s’est du reste développée que récemment. Pourtant, dès 1989, des données statistiques établissent que les femmes représentent la moitié des migrants internationaux (Oso Casas, 2001). En Italie, les travaux sur les primo-migrantes se concentrent sur d’autres groupes nationaux comme les Somaliennes, les Polonaises, les Philippines, les Nigérianes et les Cap-Verdiennes. On peut lire, par exemple, Anthias et Lazaridis (eds.), 2002 ; Decimo, 1996 ; De Filippo, 2000 ; Casella Paltrinieri, 2001 ; Macioti, Pugliese, 2003 ; Miranda, 2002.Sur les femmes maghrébines qui accompagnent leur mari, Salih, 2000 ; Russo Krauss, 2003. 357 d’immigrées installées en Europe, mais bien de femmes issues des couches sociales modestes ou moyennes des sociétés maghrébines, qui ne se rendent en Europe ou ailleurs que le temps de voyages d’achat.

2. Les différents registres des motivations

Le choix de ces femmes de migrer correspond-il à une nécessité économique, voire à une contrainte, ou à un choix délibéré ?

Une nécessité économique forte

Les commerçantes qui se rendent à Naples n’ont pas fait d’études secondaires ou supérieures et ne maîtrisent parfois que le dialecte tunisien. Elles constituent toujours le premier revenu de leur ménage. Leurs maris sont des petits fonctionnaires ou des petits commerçants, des ouvriers, des employés, ou des chômeurs. Elles insistent ainsi sur la nécessité de subsistance quotidienne à laquelle répond l’exercice du commerce. Comme le précise Zahra, âgée de 55 ans et mère de 3 enfants, le choix de migrer correspond à une nécessité matérielle forte, la faim : Tout le monde va te raconter la même histoire, car ce sont les mêmes conditions qui font faire du commerce au noir… personne ne peut nous en empêcher parce qu’il y a une nécessité, il y a une nécessité, une nécessité commerciale, qui nous oblige à sortir, à s’entraider, l’homme avec la femme, pour confronter la faim. Les déclarations de Zahra montrent que la migration s’inscrit d’emblée dans le cadre d’un projet conjugal. Au-delà d’une nécessité pure et dure, la pratique du commerce participe d’un projet de mobilité sociale : les femmes interrogées ne dévalorisent guère leur activité, mais n’ont pas l’intention de la transmettre, du moins de façon définitive, à leurs enfants auxquels elles s’attachent à assurer un avenir meilleur. Lamia, qui possède un permis de séjour italien, déclare ainsi : Il est hors de question que mes filles fassent la même vie que moi. J’ai gardé mon permis de séjour pour qu’elles puissent étudier et vivre où elles le désirent. Si j’étais restée en Italie, explique-t-elle, mes enfants étaient perdus, ils ne seraient pas rentrés en Tunisie. Je veux que ma fille aille à l’école en Tunisie après elle pourra choisir, elle est libre ! La migration fonctionne aussi comme une façon d’affronter l’instabilité du pays de départ (Massey in Colombo e Sciortino, 2002). Pour reprendre Douglas Massey, ce n’est pas la pauvreté au sens propre, mais bien la précarité, l’absence de sécurité sociale (et la migration fonctionnerait alors comme une assurance permettant d’affronter les mauvaises conjonctures) qui permettent d’expliquer les formes et modes de la migration actuelle, notamment leur caractère non définitif mais aussi le fait qu’elles proviennent majoritairement de pays dits en transition, et non des plus désavantagés économiquement (en Europe, le Maghreb et les PECO ; aux Etats-Unis, le Mexique). La migration commerciale des femmes tunisiennes permet de pallier les soubresauts et crises éventuelles

358 de l’économie nationale, dans un contexte d’incertitude. La crise du tourisme6 qui a suivi l’attentat de Djerba du 11 avril 2002 a été durement ressentie par les classes moyennes tunisiennes. Le commerce, bien que les pouvoirs d’achat aient chuté, a pu permettre à ces femmes d’amoindrir le choc. Du reste, les origines sociales de ces femmes sont relativement diversifiées, comme en témoigne la carte 3.6 de leurs quartiers de résidence (p.376) : certaines proviennent de zones populaires (Souiss, Hay Taffala), d’autre de lotissements publics ou de quartiers de classes moyennes (Erriadh, Bouhssina, Essafayah), d’autres enfin de cités résidentielles aisées (Khezama Est, Ezzahra).

Le voyage comme acte d’autonomisation spatiale

Le choix de migrer est aussi l’instrument d’une stratégie d’autonomisation. Il n’est pas anodin que les sociétés migrantes et commerçantes mobilisent de jeunes hommes, souvent des cadets, et des femmes, comme le fait remarquer M. Péraldi. Ce sont eux qui forment, dans les sociétés lignagères et patriarcales maghrébines les surnuméraires et les dominés (Péraldi, 2002 b, 7). La migration est une forme d’affirmation de soi dans la mesure où elle permet de s’extraire, socialement et spatialement, du foyer. Elle permet de se tracer une trajectoire qui n’est pas définie uniquement par la famille et le mari (Massey, Mc Dowell, 1994, 180), pour se négocier une nouvelle importance dans la société de départ, notamment un pouvoir de décision financier. Cette négociation pour s’extraire de l’espace domestique se fait progressivement, comme le montre le témoignage de Hayet, qui raconte comment elle a conquis l’espace du souk, d’abord en famille, puis seule : Avant, la femme ne pouvait pas sortir au souk, c’était défendu, elle n’était pas acceptée, donc elle vendait à la maison et les femmes venaient acheter. Ca fait à peu près deux ans que « ça passe ». Avant, surtout au début de mon commerce, je vendais à la maison. Je travaille au souk depuis huit ans avec mon mari et mon fils. Depuis deux ans, j’y vais seule. Remarquons que si elle particulièrement affirmée dans le cas des femmes étudiées, cette dynamique de conquête de l’espace public témoigne d’une entrée généralisée des femmes dans la sphère professionnelle, qui s’assortit d’une diffusion de la mixité des genres dans l’espace urbain (Berry-Chikhaoui, 2000 ; Jomni, 2000). Bien qu’elles puissent, devant les difficultés liées à la conjoncture actuelle, témoigner d’une certaine lassitude et d’une grande fatigue, les femmes commerçantes expriment clairement un goût du voyage, qui témoigne de la sensation d’autonomie que leur procure leur activité. Elles aiment leur métier, dont elles signalent qu’elles ne pourraient se passer. La métaphore de la maladie ou du virus est régulièrement utilisée pour le qualifier. Par exemple, Hafida, la fille d’Hayet, déclare au sujet de sa mère : si elle ne part pas, elle étouffe, elle bouffe plus, elle tombe malade…

6 Le tourisme est, avec l’agriculture, la première source de revenu du pays. Le poids du tourisme au sens large atteignait en 2000 18% du PIB tunisien. Il aurait connu une chute remarquable en 2002 (Chaponnière, 2002) 359 Les termes utilisés pour s’auto-qualifier, visiteuses, voyageuses, touristes, jamais immigrées, rarement commerçantes, dépassent largement les limites du vocabulaire du commerce et témoignent de ce goût du voyage. L’auto-dérision est également très présente dans leur propos. Ainsi, quand il sera demandé à ces femmes, au début de l’enquête, combien sont-elles à exerce cette activité à Sousse, elles répondent, dans un éclat de rire et s’inspirant librement des Contes des Milles et une Nuits : Ali Baba et les quarante voleurs, tu connais ? Du reste, les lieux d’achat évoqués par ces femmes dépassent la cadre de l’Italie, même si celle-ci demeure leur destination privilégiée. Tandis que certains lieux d’achat, comme Naples et Istanbul, sont très fréquemment visités car on y trouve de tout, d’autres ne sont fréquentés qu’à certains moments de l’année, comme on peut le voir sur la carte 3.4 p.362. Les saisons déterminent alors les trajectoires : à l’approche des mariages, Paris est célèbre pour les robes de soirée ; avant l’aïd ou la rentrée, quand on gâte les enfants, on préfère le Maroc, spécialisé dans les vêtements pour enfants et le matériel scolaire.

De ces quelques fils tirés à grands traits de l’écheveau des motivations sociales de ces femmes, on peut comprendre que différents registres des nécessités, imbriqués, coexistent sans nécessairement entrer en contradiction (Mozère, 2002). L’affirmation de Mark Granovetter selon laquelle les individus ont, non seulement des objectifs économiques, mais (qu’)ils recherchent également la sociabilité, la reconnaissance d’autrui, le statut et le pouvoir dans leurs actions économiques prend ici tout son sens (Granovetter, 2000, 112). En effet, au-delà d’une nécessité économique pure, d’autres objectifs apparaissent dans les motivations de ces femmes : la migration s’inscrit dans le cadre d’une économie domestique et est également, pour les femmes, un outil d’autonomisation spatiale, comme en témoigne leur goût pour la circulation. Elle permet de confronter des conjonctures difficiles et de mettre en oeuvre des stratégies de mobilité sociale à plus ou moins long terme. C’est donc une triple motivation, à la fois économique, familiale et individuelle, qui ressort du discours de ces femmes. Dans les causes officielles du voyage, une autre motivation est fréquemment évoquée par les femmes : leurs maris ne pourraient pas se charger des voyages, car il serait beaucoup plus difficile pour les hommes d’obtenir un visa pour l’Europe. Les femmes, en particulier les femmes mûres, attireraient peu l’attention : elles obtiendraient facilement les documents nécessaires à leur entrée sur le territoire italien, démarche que les hommes, en tant qu’immigrants potentiels, ne peuvent que difficilement effectuer. De cette façon, ce qui, dans la société de départ, a pu limiter la mobilité des femmes (simplement être une femme) devient un atout, puisqu’il confère un pouvoir migratoire qu’elles réalisent à travers les voyages. Cette motivation (le fait que les hommes aient des difficultés administratives à partir) comprend une part de vérité, et prend aujourd’hui - avec le durcissement des politiques et des contrôles migratoires - une signification certaine : les femmes cherchent à obtenir des visas pour leurs fils, qui ont grandi, car elles souhaiteraient être accompagnées sur les routes. Or, ces visas sont, le plus souvent, refusés. Cependant, il convient de nuancer cette explication car nombre de ces femmes ont commencé à 360 commercer bien avant que le visa pour l’Italie soit imposé. Il faut donc comprendre cette motivation comme une sorte d’alibi, une façon de dédouaner le mari de son devoir de subvention aux besoins de la famille et de neutraliser la connotation de trahison et de transgression associée au travail à l’extérieur (Ramirez, 1999).

361 3.4 Lieux d'achat des commerçantes de Sousse

Paris robes de mariée, habillement et cuirs, vêtements de soirée linge de maison, décoration, ameublement, habillement et cuirs, bijoux linge de maison, décoration, ameublement, Naples bijoux Istanbul vers Ceuta Palerme Bangkok Tetouan Melilla Alep Casablanca Oujda Nador vêtements Tripoli Damas Bengerdane vêtements pour femmes cuirs, chaussures, Zaouia tapis matériel pour la rentrée scolaire, vêtements marchandises importées pour adultes de Turquie et de Syrie Duba• et pour enfants

Jeddah produit destination fréquente

0 500 km N produit destination ponctuelle 3. La négociation et la redéfinition des rôles dans la sphère productive et reproductive

Dans les sociétés maghrébines, en effet, il pèse un parfum d’illégitimité sur les femmes qui voyagent. Le commerce à la valise est non seulement considéré comme une activité peu légitime bien que tolérée (Péraldi, 2001 c), mais surtout, il s’agit d’une activité à connotation masculine. Cela est d’autant plus vrai pour celles qui dépassent les frontières du dar al islam, du monde musulman, et c’est probablement pour cette raison qu’on ne trouve guère de circulantes algériennes sur la place marchande napolitaine1. Aussi la décision du départ fait-elle l’objet d’une intense négociation dans la sphère familiale. Comment se prend et se mûrit cette décision ? Comment concourt-elle à une redéfinition des rôles dans les sphères privée et professionnelle ? Tout d’abord, la décision de la migration s’appuie sur un projet domestique et est prise d’un commun accord entre mari et femme. La paix du ménage est, en effet, la condition du départ. Il s’agit de négocier les transformations sans rupture, sous couvert de continuité, même si dans les faits, la migration introduit de forts bouleversements dans la vie de couple et notamment dans la capacité de décision de ces femmes.

Le mari, présent et en retrait

Pour reprendre le vocabulaire d’Erwing Goffman (1998, 11, 43), la participation du mari à l’activité commerciale sanctionne en quelque sorte son aval et lui permet de garder la face, d’être fidèle au code d’honneur (il serait honteux que la femme se charge du premier revenu du foyer sans sa participation). Quand à la femme, elle sait témoigner de sa déférence : le mari détient parfois les carnets de crédit, se charge des aspects administratifs ou bien des comptes et parfois même, quand il en a la possibilité et que sa femme lui demande, il effectue quelques voyages. Surtout il l’assiste dans les moments publics de la vente, c’est-à-dire dans la boutique ou au souk (marché hebdomadaire). Il joue parfois également un rôle de prête-nom, comme dans le cas de Hayet.

Hayet, âgée de 46 ans, est mariée et mère de quatre enfants. Elle a fait ses premières expériences de commerce à la valise dès 1986 à Damas et à Istanbul. Elle ne connaissait l’Italie que de son voyage de noces en Sicile. C’est un malheureux hasard, qui s’est révélé ensuite être une opportunité, qui l’a mise sur la route de Naples : en 1991, de retour d’Istanbul et en escale à Rome, elle perd son bagage. Elle rentre en Tunisie et demande un visa auprès du consulat pour retourner en Italie à la recherche de ses effets. Je n’ai pas pensé au commerce, juste à aller chercher mes affaires (les bagages en question contenaient pour 4 ou 5 millions de lires de marchandise !) mais je ne les ai jamais trouvés, j’ai été volée. Elle demande alors à une commerçante qui connaît l’Italie de profiter de son voyage pour lui faire visiter Naples. Hayet prend goût à la ville et commence à s’y rendre régulièrement, lors de chaque vacance scolaire, les enfants sous les bras. Au fur et à mesure que son capital augmente, Hayet accroît la fréquence de ses allées et venues, jusqu’à constituer en 1999 une société d’import-export. Elle s’associe avec un ami mais l’alliance tourne vite court. Elle décide alors de demander à son mari d’être son associé. De fait, son mari ne prend aucune décision dans la gestion

1 Les femmes algériennes préfèreraient par exemple se rendre en Turquie ou au Maroc. Cela reflète également les avantages légaux des femmes tunisiennes, favorisées par rapport aux Algériennes ou au Marocaines pour lesquelles un code de la famille particulièrement strict est encore en vigueur. 363 des affaires de sa femme : mon associé c’est mon mari, mais il ne travaille pas avec moi ! il travaille à la pharmacie. Sur les papiers c’est mon associé (Hayet me montre les papiers) mais c’est moi qui fait tout. Hayet vend les marchandises achetées en Italie sur quatre souks tunisiens, soit quatre jours par semaine, en compagnie de ses filles. Le plus important est le souk du dimanche : elles y tiennent un stand, tandis que son mari et son plus jeune fils disposent à quelques mètres de là, d’un étal plus réduit. Hayet se charge par ailleurs d’approvisionner en marchandises italiennes et turques d’autres hommes travaillant au souk.

Cependant, la participation du mari à l’entreprise ne doit pas être uniquement interprétée comme une façon de garantir son aval. L’appui sur des ressources familiales est également nécessaire à la réussite de l’entreprise. Chaque membre de la famille, mari, enfants (qui sont souvent des adolescents ou de jeunes adultes), quelque parent éloigné ou voisin, y contribue. D’ailleurs, si les femmes qui participent à la circulation commerciale sont de générations différentes, elles ont toutes pour point commun d’être des femmes mariées, à l’exception des filles qui suivent leur mère. Cette participation de la famille à l’entreprise est particulièrement importante sur les espaces publics de vente tels que la boutique ou le souk, tandis que les espaces privés (la maison) sont plus le domaine des femmes.

Le souk Lahed (marché du dimanche) est un marché privé du centre de Sousse qui accueille, une fois par semaine, plusieurs centaines de commerçants. Il se divise en un souk Libia, un souk Fransa, un souk Italia, un souk Turkia et un souk Tunisia. Comme on peut l’imaginer facilement, être installé au souk Italia ou au souk Fransa n’a pas la même valeur que d’être installé au souk Tunisia, bien que les limites entre les différents espaces soient relativement fluides, et que l’on retrouve souvent, dans l’espace réservé aux produits italiens, des marchandises d’autres provenances. Les femmes commerçantes que nous avons interrogées sont installées au souk Italia, qui se situe en plein cœur du marché, là où se trouvent les marchandises les plus précieuses, bien qu’il leur arrive dans certaines périodes, de présenter davantage de produits d’autre provenance que de produits italiens sur leurs étals, en fonction de leur lieux d’approvisionnement. Pour vendre au souk Lahed, il suffit de payer un droit sur le stand (15 dinars). Actuellement, ce droit est de plus en plus difficile à obtenir mais les commerçantes n’ont pas de difficulté car elles détiennent une patente depuis de nombreuses années et sont des habituées du souk. La plupart d’entre elles se partagent un stand en binôme. Chacune aménage alors son propre espace de vente à l’intérieur des 5 mètres carré du stand. Le souk est un des hauts lieux de déploiement des solidarités familiales. Les membres de la famille aident à la vente, mais aussi au chargement-déchargement des marchandises, à l’accompagnement au marché…Deux cas de figures peuvent se présenter : le mari et les enfants peuvent aider la commerçante sur son propre stand, ou bien tenir un autre stand, plus petit que celui de la commerçante, à proximité.

Cette participation du mari aux activités de sa femme montre bien la redéfinition des rôles qui s’opère, par la migration, dans la sphère productive. Le pouvoir migratoire confère aux femmes, en ce qui concerne l’entreprise, un pouvoir de décision bien supérieur à celui de leur mari. Le mari devient son assistant ou son associé, tandis que la femme est la véritable chef d’entreprise. Aussi, si la participation du mari conditionne bien la réussite, les femmes nous rappellent, dans l’intimité, qu’elles détiennent le destin de l’entreprise et de leur famille entre leurs mains. Si on avait attendu mon père pour s’enrichir, on coucherait encore avec les poules dit ainsi Sabrina, 25 ans, fille de Zahra. Quant à Lamia, elle répugne à envoyer ses hommes en Italie : Les hommes n’ont pas de goût, ils achètent n’importe

364 quoi ! et ajoute avec tendresse : mon mari c’est un joueur, il aime jouer, regarde la nouvelle voiture qu’il a acheté, un vrai gadget ! C’est moi qui retrousse les manches.

365 De bonnes mères de famille

Si la migration donne lieu à une redéfinition des rôles dans la sphère productive, les changements sont à première vue beaucoup moins nets dans la sphère reproductive, où la femme continue d’assurer les rôles de mère de famille, de femme au foyer et de parfaite épouse (ou de jeune fille de la maison, pour Sabrina, Soumaya, et Hafida, qui suivent leur mère et vivent encore chez leurs parents). Le foyer n’est pas délaissé par la voyageuse, c’est même la condition de son départ. C’est ainsi qu’elle n’abandonne jamais cette tâche même si elle n’hésite pas à déléguer certains travaux à des voisines, des belles-sœurs, ou à des petites bonnes, pour les plus fortunées d’entre elles. Cette double tâche demande énormément d’investissement et de fatigue de la part des femmes, qui doivent toujours être ici et là, à la maison et en voyage à la fois. En même temps, cela réduit notablement le coût social et familial que comporterait le fait de négliger son foyer. Cette négociation donne une légitimité à la femme, qui est, par conséquent, valorisée. Ainsi, l’adjectif le plus souvent utilisé pour les qualifier de la part de leur entourage est le courage. Dans les entretiens, l’insistance est marquée sur le fait que ces femmes n’oublient jamais leur famille. J’ai un rythme de vie très dur. Je me lève très tôt le matin, je fais le ménage, surtout dans cette maison. Parce que cette maison est la principale, les autres sont plus petites, plus faciles à nettoyer. Après quand je termine ce travail à dix heures du matin, j’ai les clients qui téléphonent et qui viennent jusqu’à une heure du matin ! surtout quand on a un nouvel arrivage. Tu peux pas imaginer je reste trois jours sans rien manger, raconte ainsi Zahra. Il faut alors trouver des médiations pour mener à la fois son activité de mère-épouse et celle d’entrepreneuse. Une des solutions souvent évoquée par les femmes est d’emporter ses enfants sous le bras, en voyage, notamment lorsqu’ils sont en bas âge, comme en témoigne plus haut l’histoire d’Hayet. Hafida, la fille de Hayet raconte ainsi : Moi, mes frères, on a tous vécu l’expérience de l’Italie ! Ma mère était enceinte de plus de deux mois, de la petite : elle était encore sur les routes. Parce qu’on peut pas rester…on a une amie elle était en neuvième (mois de grossesse), elle est allée en Italie elle a ramené tout parce que qu’elle sait qu’elle va rester pendant 40 jours ou deux mois sans rien faire alors elle doit se préparer convenablement alors elle a fait le voyage en double pour avoir les économies de la grossesse du nouveau né. Ainsi, il est possible de dire que l’équilibre du couple et de la famille conditionnent la réussite de l’entreprise. La participation et l’aval du mari sont essentiels. Une fois négociés les rôles productifs et reproductifs au sein de la cellule familiale, les femmes doivent s’armer pour affronter la traversée des espaces du passage, ainsi que ceux de la place marchande qui sont des espaces masculins. Quelles sont les ressources sur lesquelles s’appuient ces femmes pour mener à bien leurs voyages et d’achat ? Quel genre de tactiques mettent-elles en place pour traverser les frontières matérielles et symboliques des espaces de la circulation commerciale ? La première tactique concerne l’usage d’un réseau

366 de relation, qui est essentiellement féminin, la seconde les ruses propres au fait d’être une femme.

II. L’ORGANISATION DE LA MOBILITÉ ET DE LA TRAVERSÉE DES ESPACE COMMERCIAUX

1. Seules ou accompagnées : avantages et inconvénients du voyage en groupe

Dans leurs déplacements, les femmes commerçantes s’appuient sur certains membres du champ migratoire maghrébin pour appuyer leurs activités et leurs pratiques de mobilité. Ainsi, quand un membre de la famille est domicilié en Italie, on en tire profit pour obtenir des devises, puisque le seuil de change autorisé officiellement est très bas (500 dinars). Au-delà de la famille, nous avons déjà vu que le rôle des intermédiaires commerciaux est crucial pour les femmes commerçantes, car il permet de gérer l’interface hommes/femmes sur la place. Intermédiaires, membres de la famille domiciliés en Italie : tous ces acteurs forment un patrimoine relationnel, que les femmes choisissent parfois de mettre en commun avec leurs amies, parfois de se conserver pour elles-mêmes. Cependant, la ressource la plus précieuse pour ces femmes est autre : elles ne voyagent que très rarement seules et se déplacent généralement en grappes, de trois à six personnes qu’elles appellent des copines. Les compagnes de voyage varient parfois d’une expédition à l’autre, mais sont toujours choisies au sein d’un groupe fixe d’une quarantaine de personnes autour duquel gravitent quelques dizaines d’électrons libres, c’est-à-dire d’amies et de connaissances qui occasionnellement se greffent sur le noyau dur pour faire quelques courses à Naples2. Ce sont mes amies ! Toujours les mêmes ! déclare ainsi Arbia, les femmes du groupe, il y en a plein : quatre femmes ou trois femmes qui partent à chaque fois. Je les ai connues au souk, parce qu’elles habitaient près de moi. Il y a Radhia, Fatma, Om el Kheir et plein d’autres ! Comme on peut le voir sur les deux schémas représentant les relations entre ces femmes, cette spécialité peut se transmettre entre sœurs ou de mère en fille : Avant quand ma mère faisait du commerce, moi j’étais une élève mais je faisais en même temps le commerce avec elle ou je voyage ou quand j’avais des cours - je peux pas y aller- alors je lui passe de l’argent je lui dit ramène moi tel ou tel objet dès les premiers jours il ne reste rien chez moi, à l’école hein et au lycée. Je vendais à l’école, à mes copines tu sais les petits trucs, tu sais les pinces pour les cheveux, alors cette passion a commencé à grandir chez moi. J’ai fait mon bac j’ai pas eu mon bac, j’ai dit pas de problème je fais de la gestion,

2 Parmi les électrons libres, de nombreuses femmes qui ont un premier emploi dans la fonction publique exercent le commerce comme activité complémentaire. Karima, infirmière à l’hôpital, déclare : Jusqu’à maintenant, il y a disons 90% des gens qui travaillent à l’hôpital qui font le commerce comme moi, parce que c’est pas rentable le salaire qu’ils prennent sur un mois, c’est pas rentable, on peut pas continuer le travail avec 300 dinars (1500 francs), ça fait rien du tout pour nous. Si l’homme et la femme quand ils sont mariées ils travaillent pas, ils peuvent pas mener une vie normale parce que c’est trop difficile de vivre en Tunisie, tout est cher et les gens veulent vivre à un certain niveau ils ont du mal à y arriver. 367 comptabilité informatique je fais deux ans et en même temps je travaille avec ma mère…dit Sabrina, la fille de Zahra. L’organisation des réseaux de commerçantes reproduit en partie les formes de sociabilité traditionnelles de la ville maghrébine, dans laquelle ce sont avant tout les réseaux familiaux, de quartier, ainsi qu’une origine régionale commune, qui orientent les territorialités féminines (Berry-Chikhaoui, 2000). Les compagnes de voyages sont souvent voisines, cousines ou sœurs. Les réseaux s’organisent beaucoup plus rarement selon une origine régionale, à l’exception de Hayet et Zahra, toutes deux originaires de Kairouan3. Du reste, la majorité de ces femmes est née à Sousse et leur famille est du Sahel, et si certaines sont originaires des villes de Sfax et de Kairouan, elles sont venues s’installer à Sousse très jeunes, durant leur enfance, ou à l’occasion de leur mariage. Cependant, des formes moins traditionnelles de rencontre apparaissent : la fréquentation commune du marché, tout comme celle des routes et places commerciales sont autant d’occasions de nouer de nouvelles relations. L’entrée dans le groupe des femmes circulantes s’effectue par une sorte de cooptation. Elle nécessite que celles-ci aient été initiées et introduites, “élues” en tant que personnes de confiance par l’une d’entre elles. L’initiation au voyage d’une nouvelle consiste alors à lui montrer la route au sens large de l’expression, c’est-à-dire à lui transmettre les chemins à emprunter et les personnes à connaître, qui sont la base des compétences circulatoires de ces femmes. Les solidarités nouées au cours des déplacements peuvent se solder par un mariage. Plusieurs femmes ont ainsi marié leurs plus jeunes compagnes de voyage à leur fils, ce qui prouve bien que les voyageuses ne sont pas considérées, dans le monde des circulantes, comme des mauvais partis. Cette organisation en groupe se perpétue dans l’espace d’origine, puisqu’elle donne lieu à des regroupements au souk.

3 Ce qui est représentatif des mouvements d’immigration qui ont touché la ville de Sousse quand ces femmes sont arrivées, dans les années 60, puisque le gouvernorat de Kairouan, région limitrophe du Sahel, était la première zone d’origine des immigrés dans le Sahel entre 1956 et 1966, avec 23,5% du total des 12.470 arrivées en 1956 et 20,6% des 15601 arrivées en 1966. Sfax, dont provient Arbia, était la deuxième région d’origine des immigrés (avec respectivement, pour 1956 et 1966, 22,7% et 18,4% des flux. Il y a eu ensuite dans les décennies suivantes un élargissement du champ migratoire sahélien (Boubakri, Lamine, 1992,101). 368 Tableau 3.2 Lieux de vente des commerçantes

Boutique Souk A domicile Approvisionne d’autres commerçants Arbia + + Mounira + + + Soumaya + + Fadhila + + Rachida + + + Radhia + + Beya + + + Hafida + + Sabrina + + Zahra + + + Hayet + + + Monia + + + Lamia + Enquêtes, 2001-2003

369 Tableau 3.3 Souks fréquentés par les commerçantes*

Lahed Ksar Monastir Mehdia Jemmal Hammam Kairouan Nabeul Hammamet Msaken Moknine Kalaâ Kalaa Sahline (Sousse) Helal -Lif Sghrira Kbira Arbia ++ ++++ Mounira + + + + + Soumaya + ++++ Fadhila ++ ++ Rachida + + + + + + + Radhia +++ +++ Beya + +++ Hafida ++++ ++ Sabrina ++ + + + + ++ Zahra +++ + + + + ++++ Hayet ++++ + ++++ Monia +++ ++ *Lamia, qui ne fréquente pas les souks, a été exclue du tableau 3.5 Lieux de vente des commerçantes de Sousse

N

Hammam-Lif

Nabeul Hammamet

Kelaa Sousse Kbira Sahline Kairouan Kelaa Monastir Sghrira Jemmal Ksar Moknine Helal Mehdia

10 km

principaux axes routiers limite de gouvernorat souk fréquenté par les commerçantes Monastir Bizerte

L'Ariana BŽja Tunis Ben Arous Jendouba Sahel Zaghouan Nabeul Siliana Le Kef Sousse Kairouan Monastir

Mehdia Kasserine

Sidi Bouzid Sfax

Gafsa

Tozeur Gabes Kebili Medenine

Tataouine

100 km Photographies 3.2 et 3.3 Au souk

C.S

372 Photographie 3.4 et 3.5 - À la maison

En boutique

C.S, novembre 2003

373 Figure 3.1 Les réseaux des commerçantes de Sousse (1)

Mounira 5 enfants (s’est mariée et a arrêté le commerce)

1980 1989 Zahra -55 ans Sabrina - 25 ans 3 enfants Fille de Zahra Cité Essfaya Cité Essfaya (Kairouan) (Sousse)

1991 1992 Hayet - 46 ans Hafida – 22 ans 4 enfants Fille de Hayet Cité Erriadh Cité Erriadh (Kairouan) (Sousse)

1985 ? Lamia Travaille seule 2 enfants Khezama Est (Sousse)

Légende Première année en Italie Entretien enregistré Prénom-âge Lien de parenté Nombre d’enfants Quartier de résidence (Lieu de naissance) Entretien non enregistré (rencontrée au souk) Najat

Même quartier

A montré la route à

C. Schmoll. Enquêtes. Août 2002.

374 Figure 3.2 Les réseaux des commerçantes de Sousse (2)

Leyla (décédée)

1976 Arbia-50 ans 1988 5 enfants Soumaya-26 ans Souiss Fille de Arbia (Sfax) Souiss (Sousse)

1989 Monia - 41 ans 1984 1987 3 enfants Mounira-52 ans Fadhila-46 ans Bouhssina Copine de souk de Arbia Sœur de Mounira (Sousse) 6 enfants 4 enfants Hay Taffala Bouhssina (Sousse) (Sousse) 1994 Beya - 40 ans Najat-Leyla 5 enfants Bouhssina Bouhssina (Sousse)

Farida – Menaa – Souir Hay Taffala 1997 1993 Rachida-30 ans Radhia 37 ans Nadia – Beya Belle-fille de Belle-fille de Belle-sœur de Menaa - Cousine de Menaa Fadhila Fadhila Hay Taffala 2 enfants 3 enfants Hay Ezzahra Hay Chebbab C. Schmoll. Enquêtes. Août 2002. (Sousse) (Sousse) 3.6 Les quartiers de résidence des femmes commerçantes : une grande diversité

N

KHEZAMA EST

ESSFAYAH

BOUHSSINA SSOUISSOUISS EZZAHRA

HAY HAY TAFFALAALA CHEBBAB

ERRIADH

source: enquêtes, Lamine, 2000 habitat des catégories sociales à revenu élevé habitat des catégories sociales à revenu moyen lotissement

cité de recasement médina

habitat spontané zone industrielle

souk Lahed

BOUHSSINA quartier de résidence Au premier abord, une telle collaboration entre ces femmes peut paraître surprenante. Ne se font-elles pas concurrence ? Le témoignage ci-dessous de Zahra semble être particulièrement rassurant quant à ce sujet : On croit à Dieu. Par exemple tu vends de l’eau. Il y a une boutique qui a ouvert à côté de chez toi. Un voisin, il va vendre le même article que toi. Tu lui dis « félicitations ». Parce que, si jamais Dieu va te consacrer une certaine part d’argent, c’est pas le voisin qui va te le prendre. La concurrence est partout. Partout ! Je te donne un autre exemple : il y a pas mal de clientes qui viennent. Elles me disent si tu voyages tu me ramènes avec toi. Je leur réponds : avec plaisir ! tu va goûter le goût du voyage ! le vrai goût du voyage ! Qu’est-ce que ça veut dire un voyage ? Tout ce que tu prends tout ce que tu gagnes, madroul1, c’est Mabrouk2. C’est vraiment du propre sens de mon cœur ! Vas-y allez, c’est Râbbi3 qui décide ! C’est Râbbi qui a tout ! C’est pas bien de beaucoup compter. Râbbi, Dieu dit : tu travailles moi je te donne des bénéfices et ma bénédiction … donc à chaque fois on décide avec la bénédiction de Dieu. L’entraide a cependant ses limites, et la situation n’est pas si pacifiée que semble la décrire Zahra. Tout d’abord, si ces femmes sont inséparables en Italie, chacune d’entre elles mène sa propre entreprise de façon autonome. Les bénéfices dégagés et les capitaux engagés ne sont jamais partagés ni mis en commun. Chaque femme s’est constitué son propre capital financier au fil des expériences commerciales. Le capital de départ peut être acquis en recourant à un prêt auprès d’une autre femme, mais celle-ci fait rarement partie du groupe des circulantes. Les conflits ne sont guères absents, ni les formes de concurrence dont les femmes se plaignent toujours plus avec la diffusion du commerce transfrontalier. Les associations, peu fréquentes, tournent rapidement court, même entre sœurs : ainsi quand deux femmes exercent un commerce dans la même famille (deux sœurs ou bien une mère et sa fille) elles insistent sur ce qui les distingue l’une de l’autre. Dans le cas de Sabrina, c’est sa mère qui lui a montré la route, mais la jeune fille entend bien marquer clairement les frontières dans leur relation : Ma mère est devenue nerveuse d’une manière incroyable…je sais pas pourquoi, la fatigue ! Elle est toujours ici, elle reçoit les communications, sinon elle regarde la télé, sinon elle est en voyage, sinon on a de la visite familiale et tout. Moi maintenant moi, j’ai tout arrêté parce que tu sais je suis dans un refrain de bien préciser les choses, parce que j’ai un certain capital que j’ai déjà je ne veux pas rater mon capital du jour au lendemain, si tu glisses sur la moindre chose une fois, tu es foutue. Déjà que j’ai perdu trois mille (Camille : Pourquoi ?)…(silence)… Je me suis trompée sur un produit à cause d’elle (sa mère) et tout a été gâché et j’ai perdu plus que trois mille mais exactement je veux pas être flagrante pour dire 4000 je dit trois mille donc trois mille et quelques. Donc ce que j’ai maintenant je veux le garder : avoir une voiture parce que j’en ai marre ou d’avoir un bien qui reste…ou je m’investis dans un produit ou dans un

1 les bénéfices 2 une bénédiction 3 le seigneur 377 commerce qui va me rendre un truc.(…) Mais pour le commerce maintenant c’est chacun pour soi. Les compagnes de voyage s’infligent une grande concurrence. Il n’est pas rare que l’une d’entre elles aille jusqu’à soudoyer les intermédiaires commerciaux basés à Naples pour savoir quel type de produit sa collègue a acheté. Ce fort mimétisme entre les commerçantes, cette tendance à vendre des produits semblables a pour conséquence qu’elles ont en quelque sorte une marque de fabrique.

Plus qu’une entreprise commune, le groupe de copines serait donc une sorte de club, de groupement d’intérêts : à l’intérieur du groupe des quarante, il n’est pas rare qu’on change de partenaire, même si certaines sont préférées à d’autres, en général parce qu’elles sont plus expérimentées. Le choix de la compagne de voyage se fait également selon la disponibilité des unes et des autres à partir, c’est-à-dire le fait qu’elles se soient reconstitué un capital d’achat (qu’elles aient donc écoulé une partie de leur stock), qu’elles aient pu obtenir un visa4… Par ailleurs, le voyage en groupe comporte un autre désavantage, à savoir une visibilité externe plus importante. Cependant, malgré ses défauts et les formes de concurrence qu’il peut susciter, le voyage en groupe est préféré pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce est qu’il tout simplement plus agréable de voyager accompagnée. Il a été vu dans le chapitre précédent que dans les chambres d’hôtel et dans les lieux de circulation se créent de véritables ambiances de fêtes. Le voyage en groupe a également des avantages économiques, puisqu’il permet de réduire le coût du voyage : chambres d’hôtel et cabines de bateaux, locations de taxis et de camionnettes, ainsi que frais d’intermédiaire sont partagés. Il s’agit également de mettre en commun des ressources immatérielles telles que l’expérience des routes, éventuellement de la langue italienne, et des personnes-clefs à connaître. Etre accompagnée permet par ailleurs de réduire l’impact social que représente le voyage en Italie. Ces femmes n’ont jamais vécu en Italie sur une longue durée et connaissent mal le pays, en dehors des espaces fréquentés pendant les voyages. Le fait d’être en groupe permet d’être plus préparée à affronter la société locale, en particulier le quartier de la gare et surtout de limiter la probabilité de faire de mauvaises rencontres. Les femmes, en effet, sont parfois très inquiètes de la menace potentielle que représentent les Italiens, qu’elles jugent beaucoup trop zélés en courtoisie. Le voyage en grappe permet également de réduire le coût affectif de la migration pour les hommes qui restent en Tunisie puisque le réseau de copines, tout comme les autres acteurs du champ social maghrébin en Italie, exercent une fonction de contrôle social sur le comportement des femmes. Il permet en quelque sorte de rassurer ceux qui demeurent au pays, maris et enfants. Il a, de ce point de vue, une fonction d’annulation de la mixité (Navez-Bouchanine, 1997). Ainsi, l’observation de l’organisation en réseaux de ces femmes permet de dépasser une vision trop consensuelle et figée des solidarités (Riccio, 2000). Plus qu’une base ethnique,

4 la plupart de ces commerçantes dispose d’une patente ou d’une société d’import-export, ce qui facilite l’obtention de visas d’affaires. 378 ce sont bien les expériences et des objectifs partagés, la pratique et le goût du commerce en l’occurrence, qui lient ces femmes (Hily, Rinaudo, 2003). Ainsi, il n’existe pas de contradiction, malgré les apparences, entre le fait que ces femmes s’appuient sur une structure communautaire pour voyager et commercer mais, en même temps, se livrent une forte concurrence entre elles. Ce double aspect des réseaux a été mis en lumière par une équipe de recherche portugaise qui a travaillé sur la circulation commerciale des cap- verdiennes, les célèbres rebidantes (Marques, Santos, Araujo, 2001). Ces auteurs, s’inspirant des travaux d’Alejandro Portes5, montrent que la compétitivité économique et la construction active de réseaux sociaux constituent en réalité les deux faces de la même pièce, et proposent de parler à ce sujet d’autonomie encastrée des commerçantes : Ce qui émerge des témoignages des « rebidantes », c’est précisément la recherche d’un équilibre entre ouverture et fermeture, un compromis entre nécessités sociales et opportunités commerciales, entre association et séparation, écrivent-elles.

Certaines, parce qu’elles disposent d’autres ressources, se démarquent du groupe. Moins captives, ces femmes ont pour point commun d’avoir connu une expérience migratoire sur le long terme dans leur passé, qui leur permet de sortir par elle-mêmes de certaines situations, sans avoir nécessairement besoin de l’appui du groupe. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui ont connu les réussites les plus éclatantes : Hayet, qui détient sa propre société, pratique l’import-export, tandis que Lamia, également détentrice d’une société d’import-export, possède deux boutiques chics qui touchent une clientèle aisée. Lamia est la plus radicale : elle déclare en effet qu’elle préfère payer les intermédiaires au prix fort plutôt que d’avoir à se déplacer avec les autres femmes à Naples.

2. La féminité comme tactique de traversée des espaces

Il existe des ruses proprement féminines de négociation de la mobilité, qui participent de la prise de pouvoir migratoire de ces femmes. Ces ruses consistent à jouer de sa position de femme pour contourner une contrainte, par exemple celui des dispositifs légaux qui devraient empêcher l’exercice de leur activité. Je mets mes petites culottes au dessus de ma valise : qui ose fouiller qu’il fouille ! déclare ainsi Sabrina, qui compte sur cette ruse pour détourner le regard des douaniers sur ses achats. Pour attirer la pitié d’un douanier ou pour faire baisser les prix d’un grossiste, on n’hésite pas à insister sur sa faiblesse et son âge avancé, tandis que le port du hijab, qui n’est pratiqué que dans certaines situations, est censé forcer la distance (pour les Italiens) et le respect (dans le cas des Maghrébins) des interlocuteurs masculins. Les situations de port du hijab sont par exemple la promenade d’achat sur les marchés et auprès des grossistes chinois de la place de la gare, ou encore le passage de la douane. Cette usage tactique du port du voile par les femmes a été étudié par Arlene Mac Leod et Barbara Cooper, qui ont

5 Portes (1994) en fait même un des paradoxes de l’économie informelle. C’est ce que, dans un autre contexte, celui des réseaux d’artistes, Pierre Veltz nomme le potentiel d’ambivalence du réseau (Veltz, 1996, 217-18) 379 montré, dans des situations différentes, la sensation de sécurité qui est associée au port du voile, ainsi que la mobilité qu’il permet (Mac Leod, 1991, 1992 ; Cooper, 1997). Barbara Cooper, qui étudie les pratiques spatiales des femmes de Maradi, au Niger, voit dans le port du voile un moyen critique pour franchir les limites d’un espace domestique. Elle propose de parler à ce sujet de mobilité tactique. Il me semble crucial que nous commencions à tenir compte de cette sorte de mobilité tactique, mobilité à laquelle les femmes participent sans ostentation et qui modifie profondément les options qui leur sont accessibles, écrit-elle (Cooper, 1997, in Staszack 2001, 93). Le mode vestimentaire, l’instrumentalisation du stigmate qu’est le port du voile, devient alors l’outil de l’art du faible, du plus démuni (de Certeau, 1990, 61)6. Le marqueur identitaire devient l’instrument d’une ruse, ou tactique de contournement des dispositifs juridiques et étatiques, au sens que Michel de Certeau lui accorde. Dans un lieu et à une époque où la situation est défavorable à ses femmes, elles vont chercher à la tourner à leur avantage. Cette notion de ruse est du reste fort présente dans la littérature féministe arabo- musulmane, dans laquelle elle est dépouillée de la connotation péjorative qu’elle trouve parfois dans la langue française. On pense par exemple à la ruse de Schéhérazade pour détourner le calife, symbole du pouvoir et du pouvoir masculin, de ses pulsions de cruauté (Mernissi, 2001).

6 Dans le même ordre d’idées, Deborah Kapchan (1996) a travaillé sur l’instrumentalisation de l’Islam par les femmes commerçantes marocaines pour faire accepter leur présence sur les marchés du Maroc. 380 III. DE RETOUR AU PAYS : STRATÉGIES DE VENTE ET DE MOBILITÉ SOCIALE

L’étude des activités des femmes de retour au pays met en évidence la façon dont leur stratégies commerciales leur permettent de tenir tête à la concurrence des grands importateurs et de résister à la diffusion de la circulation commerciale, pour ensuite investir leurs bénéfices dans des projets de mobilité sociale et économique, ainsi que dans de nouvelles formes d’appropriation spatiale.

1. Le choix et la mise en valeur du produit

« Des choses de femmes »

Les femmes commerçantes occupent en particulier deux niches de produits, même si elles peuvent occasionnellement faire commerce de produits qui n’ont que peu à voir avec celles-ci, comme les accessoires de voitures en pièces détachées, par exemple. Ces deux domaines sont, d’une part, l’habillement masculin et surtout féminin, et de l’autre tout ce participe à la constitution des trousseaux de mariage : habillement, mais aussi services de table, bijoux, tapis, parures matrimoniales. Ce dernier produit mérite qu’on lui attache une attention particulière, car il tient une place tout à fait à part dans les pratiques commerciales et de consommation des sociétés maghrébines et dans les circulations entre le Maghreb et l’Italie : les parures matrimoniales sont d’énormes valises de carton, armées de plusieurs tiroirs, qui contiennent du linge de maison (dessus de lit, draps de bain et peignoirs, tapis de lit, pantoufles, chemises de nuit), mais aussi parfois quelques pièces de lingerie (déshabillés en satin, sous-vêtements) ou encore des accessoires de beauté (beauty-case, brosses à cheveux et accessoires de maquillage). Souvent commercialisées exclusivement au Maghreb ou dans les boutiques de bazar maghrébines d’Europe, ces valises constituent la parfaite panoplie du jeune couple. Celles de meilleure qualité, brodées à la main, de dentelle ou de soie, sont toujours de production italienne. Idéales pour un cadeau de mariage, leur coût peut atteindre jusqu’à 400 euros au prix de gros. Une partie de ces parures est confectionnée à Naples, dans le district vésuvien. Mais les commerçants de la zone vésuvienne commercialisent également des parures importées d’autres régions. Les parures matrimoniales, outre le succès qu’elles rencontrent dans les sociétés maghrébines, présentent un deuxième avantage : il est possible de camoufler dans leurs tiroirs toute sorte de marchandises supplémentaires sans avoir à les montrer à la douane. Certains commerçants, notamment les hommes, achètent ces valises pour cette unique raison. Les produits commercialisés sont donc des choses de femmes, pour reprendre l’expression des commerçantes, c’est-à-dire des produits plutôt orientés vers une clientèle féminine (à l’exception de l’habillement masculin) et dans le choix et la vente desquels les femmes 381 sont considérées expertes. Le secteur du trousseau est particulièrement rentable. Dans le Sahel, région qui demeure assez traditionaliste au regard du reste de la Tunisie, les familles y attachent encore une grande importance (Lamine, 2000). De plus, sa constitution est de plus en plus longue et de plus en plus coûteuse, ce qui a trait à l’allongement de l’âge au mariage7. Ainsi, pour ces commerçantes, le secteur du trousseau présente de nombreux avantages. Il permet, en outre, d’attirer la clientèle de toute saison : y a des saisons. Y a des saisons qui marchent pour la rentrée scolaire, les jeunes, les petits, il y a l’aïd, c’est pour les petits garçons, les petites filles… mais les trousseaux de mariage c’est toute l’année, parce qu’à chaque fois les gens viennent te prendre une chose pour le trousseau de mariage. Ici c’est la capitale du mariage, et c’est pas comme en France, il faut au moins 15-20.0008 dinars pour faire un mariage, mais vraiment minimum ! dit ainsi Mounira.

La mise en valeur du produit dans les espaces de vente

Comme il a été vu dans le chapitre précédent, la façon dont le produit est mis en valeur dans le cadre de stratégies commerciales joue également un rôle central dans la vente. Plusieurs moyens permettent de faire augmenter la valeur d’un produit : ses qualités supposées ou vantées, la mise en scène dont il fait l’objet, les caractéristiques de la personne qui le vend. Sur tous ces points, la féminité dont jouent les commerçantes, ainsi que l’intimité cultivée avec leurs clientes, sont des ressources essentielles, qui marquent les espaces de la vente. Qu’il s’agisse de l’espace domestique ou d’une boutique, l’importance est en effet à la création d’une intimité entre femmes à travers l’aménagement de l’espace de vente. Tandis que dans les espaces publics (boutique) la tendance est à l’aménagement d’un espace secret, réservé ; dans le cadre privé, une partie, quand ce n’est pas la totalité de l’espace domestique, est mobilisée par le commerce et le passage des clientes, par le stockage et l’exposition des marchandises. Cette confusion des genres bouleverse les dichotomies spatiales habituellement opérées entre espace public et espace privé (Cooper, 1997).

7 Selon le CREDIF, la primo-nuptialité (l’âge auquel on contracte mariage pour la première fois) est passée de 23, 4 ans pour les femmes et 28,8 pour les hommes en 1984 à respectivement 25,5 et 30, 7 en 1999 en Tunisie. Les femmes, et les hommes dans une moindre mesure, se marient de plus en plus tard, du fait de facteurs socio-économiques : la demande croissante d’éducation et de formation, de plus fortes expectatives, liées au désir d’émancipation des individus et aux conséquences du développement économique, les exigences de l’insertion professionnelle et de la mobilité qu’elle induit…sont autant de facteurs de recul de l’âge au mariage…Le chômage est identifié par 60,2% des jeunes comme l’un des principaux facteurs (CREDIF, 2000 ; voir aussi Lamine, 2000). 8 Entre environ 12500 et 18 000 euros. 382 Illustrations 3.6 et 3.7 -“Des choses de femmes”

photographies tirées de valises matrimoniales produites en zone vésuvienne

383 Arbia vit à Souiss, un quartier populaire de la ville. Elle y possède un petit immeuble, dont les deux étages ont été loués à des étudiants. Son appartement, assez modeste, se situe au rez-de-chaussée. Il est composé d’un grand salon, de deux chambres et d’une cuisine, qui donnent sur un patio. Veuve depuis 1990, elle vit avec sa mère et ses trois plus jeunes filles. Une chambre a été réservée pour le couchage des femmes. Le reste de l’espace de l’appartement est mobilisé par le commerce. La seconde chambre est réservée au stockage des marchandises les plus volumineuses (tapis, nappes, parures matrimoniales), tandis que le salon, dans lequel plusieurs penderies et miroirs ont été installés, a été aménagé en salle d’exposition et d’essayage des vêtements.

Pour Lamia, qui est la seule de nos interlocutrices à ne plus vendre à domicile, mais qui s’est constituée sa clientèle par ce biais, une atmosphère intime a été reconstituée au dessus de sa boutique, à l’instar d’un espace domestique.

La boutique de Lamia ne désemplit pas. C’est la période de Ramadan, à une semaine de l’aïd el saghrir et les rues sont très animées : les magasins sont ouverts jusqu’à minuit. C’est l’effervescence : les clientes semblent au courant qu’il y a eu un nouvel arrivage. Le portable et le fixe de Lamia ne cessent de sonner. Trois adolescentes essaient des pantalons à peine arrivés de Naples. Une jeune femme en manteau de fourrure entre à toute vitesse et demande à Lamia : où sont les choses cachées ? Lamia lui jure que rien n’a été caché et que tout est visible. La jeune femme finit par essayer trois pull-overs que Lamia a acheté auprès de grossistes chinois. Elle les prend pour une somme importante. Lamia rayonne. Pendant un moment d’accalmie, elle me propose de me montrer la pièce qu’elle a réservée à l’étage de sa boutique aux clientes importantes. Elle y stocke dans des grandes penderies les vêtements les plus beaux. La pièce, qui est tapissée de miroirs, a été aménagée en petit salon, où l’on peut prendre le thé, reconstituant ainsi une ambiance chaleureuse de maison. Pour Lamia il s’agit de pouvoir toujours honorer sa clientèle la plus fidèle. De ces fidèles et riches clientes, Lamia se vante de tout connaître : leur taille, leur goût, leur vie : c’est comme des amies vraiment je les aime beaucoup. Elle dit traiter chacune de ses clientes avec sincérité : si je sais que telle marchandise peut se trouver sur le souk tandis que telle autre non, je n’hésite pas à leur dire, si je trouve que tel vêtement ne leur va pas, je leur dis, je veux pas perdre ma réputation.

Dans ces espaces d’intimité, espace domestique ou arrière-boutique, les commerçantes soulignent le caractère rare et exclusif du produit et insistent sur le fait qu’il est impossible de le trouver, ni dans les boutiques ordinaires, comme celles d’El Jem, ni au souk. Le souk et l’avant-boutique gardent une fonction de vitrine : il faut être au souk pour se faire voir, se faire connaître et éviter de se faire prendre une clientèle par les autres. Mais la clientèle qui achète à domicile et dans ces espaces de l’intimité rompt avec l’anonymat du marché hebdomadaire : c’est une clientèle fidèle, qu’on connaît, ce qui permet de pratiquer des crédits, ce qui n’est pas un des moindres atouts de ces commerçantes : à El Jem oui, ils vendent beaucoup, c’est moins cher qu’ici … en même temps, la clientèle ça reste toujours parce que la plupart des gens n’ont pas d’argent pour acheter comptant. Pour les clients connus, les plus intimes, on fait des facilités, El Jem ne donne pas par facilité, déclare ainsi Rachida. C’est ainsi que les femmes, quel que soit le milieu social de leur clientèle et quelle que soit la fréquence de leurs déplacements sur les souks (jusqu’à 6 fois par semaine), déclarent réaliser la majeure partie de leur chiffre d’affaires dans ces lieux d’intimité, dans le secret desquels la valeur du produit italien est décuplée. L’espace privé favorise la disponibilité, 384 l’écoute, la connaissance réciproque, la relation de face à face. La mobilisation de qualités proprement féminines, telles que le conseil, la sensibilité, sont particulièrement appréciées par les clientes, et font partie des stratégies mises en œuvre pour fidéliser la clientèle. Sabrina décrit ses stratégies commerciales de la manière suivante : je pense au client ! Je fais toujours mon maximum. Même si c’est plus cher (…) si jamais mes clientes trouvent un truc au souk je leur dis non, je leur conseille de ne pas acheter ce produit. Le conseil est plus cher que l’argent, l’argent ca fait rien, ce qui reste c’est le conseil, l’exclusivité de la chose, la qualité ( … )On a des clientes très fidèles, qu’on connaît depuis longtemps. Elles apportent leur nièce, une copine, une parente, une voisine, tu comprends ? Ca a un rapport avec le goût trop hein ! parce que ce qu’ils jugent nos clients, c’est qu’on a du goût. Chaque client. Tu sais, Samira ou Leyla elle va venir me chercher, elle me dit « je veux une robe de soirée » (…)Tu dois savoir son style, si elle a le décolleté, si elle veut être féminine, si elle veut de la couleur, tout, tout, tout (…)Je suis arrivée aujourd’hui du voyage : je fais la satisfaction de mes clients tellement qu’ils me sont chers et fidèles tu peux pas les négliger. Et il y a le vice des Tunisiens, c’est eux qui veulent voir la première chose, ils veulent pouvoir choisir, ils la voient très grande la chose si tu décroches le téléphone « allo, si tu viens on est arrivé hier soir ! (rires) comme ça, euh… » la nouveauté oui et.. l’exclusivité ! Une clientèle que tu peux la piéger, les prendre avec un peu de baratin, un peu d’accueil. C’est pour ça tu me trouves toujours présente : je suis toujours prête avec mes clients, je suis trop serviable, très chaleureuse. Ils me joignent sur mon portable et si je suis à la plage, je rentre tout de suite ! Si jamais elles me téléphonent salut Sabrina tu vas bien j’ai besoin d’un cadeau, par exemple, je vais aller chez ma cousine, elle s’est mariée la semaine dernière, je dois leur amener un petit cadeau. Je dis les conditions d’achat, avec combien tu veux acheter un cadeau ? : 40 dinars, 300 dinars9, ça varie ! donc je trouve toujours un cadeau qui corresponde à la somme qu’elles possèdent. Les femmes qui voyagent jouissent par ailleurs d’un certain prestige, qui est associé leur connaissance de l’Europe. Je suis l’Italienne du quartier. Tout le monde me connaît et me respecte pour ça. Quand je rentre de voyage, les femmes sautent sur le téléphone pour savoir ce que j’ai ramené avant les autres, déclare Zahra qui se déplace depuis 1980 entre la Turquie, le Maroc, la Thaïlande, la Syrie et l’Italie. Ce prestige du voyage se répercute sur le produit dont la valeur est, par conséquent, augmentée. Cela est vrai en particulier dans les quartiers populaires, ou peu de femmes ont accès à la circulation en Europe. Les produits, par la circulation, sont investis d’une valeur sociale supplémentaire qu’ils n’auraient pas s’ils avaient transité par les routes officielles du commerce international. Ce prestige associé à l’Europe se retrouve également dans l’aménagement de l’espace de vente. Dans sa boutique, Lamia a affiché des photographies de mannequins blonds arborant des tailleurs et manteaux habillés : on peut lire au bas de ces images made in Italy ou encore made in Naples. Abdelkader, le mari de Lamia, s’est pour sa part chargé de la décoration murale de la boutique pour hommes : les versets du Coran y jouxtent des photos de Toto il Turco10.

9 Equivalents d’environ 48 euros et 240 euros 10 Célèbre comique napolitain. 385 2. Des projets de mobilité socio-économique

Il est possible d’affirmer, en reprenant les analyses de Mirjana Morokvasic au sujet des circulations commerciales des femmes d’Europe de l’Est (1996), que les commerçantes partent pour rester chez elles, pour ne pas avoir à effectuer une véritable émigration. L’argent gagné est réinvesti sur place, dans des projets entrepreneuriaux mais aussi dans la maison et dans l’avenir des enfants, ce qui explique la bienveillance de ceux qui restent envers ces voyageuses. Chef d’entreprise, la femme est également soutien de famille. La migration s’inscrit alors dans un projet familial d’ascension sociale 11. Ce sont en particulier les études, et la dot, pour les filles, qui sont les deux grands domaines d’investissement. Hayet finance ainsi des études de pharmacie à son fils en Roumanie. Quant à Lamia, elle déclare : Je travaille pour leur payer les études qu’elles souhaitent. Imen (13 ans) veut faire une école de stylisme en Italie : elle deviendra peut-être une grande modiste. On retrouve souvent, dans les maisons des commerçantes, une pièce dévolue au trousseau des filles, même si elles sont encore très jeunes car, selon les dires de certaines, le trousseau d’une fille c’est son honneur. Tandis que les femmes mariées imaginent difficilement quitter leur activité commerciale, il en va différemment pour leurs filles, qui souhaitent parfois faire un bon mariage pour pouvoir abandonner le commerce : si mon mari est bien, je ne travaillerai plus parce que je n’ai plus la tête à ça. Imagine, depuis l’âge de douze ans que je travaille avec ma mère et tout et que je l’aide à faire du commerce. Imagine maintenant j’ai 26 ans je n’arrive à plus à sortir avec mes copains, je n’ai plus de copains de copines quoi ! Je n’ai plus une vie libre. Par exemple aujourd’hui j’ai décidé de faire une épilation. Si je commence à faire une épilation et que j’ai des clientes ?Je peux pas ! Je dois toujours être prête dit Soumaya, fille d’Arbia.

Les femmes ne font guère d’investissements productifs. En revanche, elles investissent dans des projets immobiliers et commerciaux : la construction d’une maison, l’achat d’une boutique, ou encore la réalisation d’opérations immobilières de spéculation, telle que l’achat d’un terrain pour y construire des studios. Le déménagement de l’appartement à la villa est vécu comme un acte de promotion sociale particulièrement important, qui symbolise dans les parcours le changement de statut12.

Lamia nous présente ses filles, âgées de 9 et 13 ans, et sa boutique qui se trouve à cent mètres du bord de mer, comme elle le précise avec fierté. Lamia a acheté sa première boutique en 2000, grâce à de l’argent prêté par une cliente fortunée, de son retour d’Italie. Sa boutique a rapidement remporté un franc succès auprès des femmes de la bonne société locale qui s’y retrouvent pour y piocher les dernières nouveautés d’Italie. Lors de notre première visite, Lamia nous montre ce qu’elle appelle avec ironie sa villa. En réalité, elle fait preuve d’une fausse modestie un peu coquette : son appartement, qui se trouve dans une résidence surveillée, est vraiment très confortable, avec vue sur la mer, deux chambres à coucher, une grande cuisine,

11 Au-delà d’un certain âge, les enfants sont rarement associés aux déplacements. 12 Sur la valeur de la villa pour les classes moyennes sahéliennes, voir le travail de Ridha Lamine (2000). 386 un salon européen, un salon arabe et deux salles de bains. Lamia a payé la moitié de cet appartement avec ses économies, l’autre avec un prêt bancaire. Il est remarquable que ce n’est pas l’argent accumulé en Italie, mais bien celui qu’elle a pu mettre de côté à ses premiers voyages de commerce de retour en Tunisie qui lui a permis d’acheter cet appartement. Forte de son succès à la boutique pour femmes, Lamia a récemment ouvert un nouveau magasin. Mitoyen au premier, il s’y vend de l’habillement et des accessoires pour homme. Il est tenu par Abdelkader son mari. Il est aidé par Walid, un jeune voisin de 20 ans dont Lamia a juré de prendre soin car sa mère, danseuse en Italie, ne peut s’en occuper. En s’occupant de Walid, son jeune voisin, Lamia réalise une bonne action, qui est également une forme de distinction sociale.

En effet, de retour au pays, la pratique du commerce est mise au service non seulement de stratégies de mobilité socio-économique mais aussi de stratégies de reconnaissance sociale. Cette distinction s’exprime à travers la façon de se décrire, de s’auto-qualifier de ces femmes qui cherchent bien à se distinguer du stéréotype de l’immigré classique, parfois avec dérision. Les images dépréciatives de Naples et de l’immigration, la façon condescendante et misérabiliste qu’ont les Italiens de désigner les commerçants migrants, sont réappropriées et utilisées avec humour. Ainsi, quand nous observons la marchandise exposée dans sa boutique, Lamia nous glisse à l’oreille : ces chaussures je les ai achetées sur la très belle place la plus dégueulasse de Naples ! Elle ajoute constamment, le sourire aux lèves, vu’cumpra ?, reprenant ainsi avec humour la représentation stigmatisante associée aux commerçants immigrés en Italie.

Nous avons parlé, dans le chapitre 5, de l’engouement pour le produit italien qui caractérise de plus en plus les sociétés maghrébines. Les femmes commerçantes représentent bien cette classe moyenne et consommatrice qui émerge en Tunisie. Elles utilisent, là aussi, la consommation de produits italiens à des fins de distinction sociale et insistent sur la faim de consommation de produits occidentaux qui les pousse à ne jamais arrêter les voyages. La migration permet de combler des aspirations (des nécessités de consommation, un rythme de vie) qui ne sont pas autrement possibles comme en témoigne l’adoption de pratiques de consommation à l’italienne par ces femmes. Ma soeur était fiancée. Elle allait se marier, raconte Soumaya. Pendant deux mois, on restait trois à quatre jours ici, et on refaisait le voyage, pendant deux mois ! (…) Chacun avait une destination bien déterminée (…) J’ai été trois fois en Italie en deux mois parce qu’il y avait de l’électroménager, les accessoires de maison, parce qu’elle voulait des accessoires bien déterminés, des prises, des accessoires de salle de bains, le miroir et tout (…). Puis j’ai été en Turquie pendant une semaine. Elle m’a rejoint pour terminer (…). Nous sommes allées partout ! De la même façon, Sabrina, quand elle décrit les voyages de commerce de sa mère en Italie, insiste sur le fait qu’il ne s’agit plus désormais que d’une sorte de shopping international nécessaire au maintien d’un certain standard de vie : la première fois qu’elle est allée en Italie elle a fait un petit shopping et après ça a commencé a être bien, un peu de confort et tout, ça va bien, alors elle a refait l’expérience, elle a continué à refaire l’expérience, jusqu’à maintenant parce que en ce moment ce n’est plus rentable comme avant. Avant on a construit la maison, on a acheté une voiture, on a fait grandir les enfants ! Non, maintenant quand elle fait du commerce, c’est rien que pour nous ramener

387 tout pour être bien… parce que nous maintenant on ne peut plus utiliser un produit tunisien. c’est plus que l’habitude ! tu fais la comparaison, la comparaison commerciale aussi parce que c’est pas le même prix ici qu’à l’étranger, alors tu dis c’est plus rentable que j’aille faire mon shopping d’hiver ou d’été que je reste en Tunisie… L’aménagement de l’espace domestique, qui est également un espace de consommation, permet d’afficher la réussite de l’entreprise de mobilité sociale13. Le salon dit européen, qui jouxte le salon traditionnel, se caractérise par l’importance des meubles et objets rapportés d’Italie. Ainsi, l’espace domestique, loin d’être désinvesti, est profondément transformé par la migration. Parce qu’il s’agit à la fois d’un espace d’investissement et de distinction sociale, d’un espace privé et d’un espace de vente, d’un lieu de consommation et d’un lieu de représentation, d’affichage de la réussite de l’entreprise de mobilité sociale, il est un révélateur particulièrement intéressant de la vie de ces femmes. Certaines ont également entrepris un pèlerinage à la Mecque. Il n’est pas rare alors que des souvenirs du pèlerinage, des photographies par exemple, trônent dans le salon. Ainsi, l’aménagement de ces espaces témoigne du double ancrage de ces femmes, entre un ici et de multiples ailleurs, et des transformations que les voyages introduisent dans leur vie.



13 Sur l’importance de la géographie des espaces domestiques on peut lire les numéros spéciaux des Annales de Géographie (Staszak, 2001) et de Cultural Geography (Blunt, Varley, 2004) consacrés à cette question.

388 C’est selon la multiplicité de leurs activités et de leurs positions sociales qu’il convient d’envisager les trajectoires, carrières et itinéraires de ces femmes. En effet, elles sont tout à la fois tunisiennes, maghrébines et musulmanes ; migrantes et femmes au foyer ; mères, épouses, copines, commerçantes et passeuses avec leurs ruses. Leurs parcours et leurs formes d’organisation reflètent les évolutions et les blocages socio- économiques, les pratiques culturelles et de consommation des sociétés maghrébines. Elles reflètent également les positions des hommes et des femmes dans la société (Bjeren, 1997), en même temps qu’elle les transforme. De ce point de vue, si la migration féminine transgresse le modèle social traditionnel de la femme (Ramirez, 1999), force est de constater qu’elle le fait en douceur, entrant en contradiction avec certaines analyses de la migration féminine. En effet, ces migrantes ne sont pas des marginales, mais bien au cœur de dynamiques qui concernent des États, dans lesquels les petits, les fourmis, pour reprendre la métaphore d’Alain Tarrius, développent des modes d’organisation informels et alternatifs permettant d’appuyer leurs stratégies de mobilité sociale (Tarrius, 1992 ; Péraldi, 2001 a, b, c). Certes, cette mobilité sociale est variable selon les femmes et est, dans tous les cas, limitée. Les femmes réinvestissent leur capital dans des biens de consommation et dans des projets familiaux. Elles réalisent des projets commerciaux, mais se limitent à l’échelle de la boutique. Cependant, comme elles le soulignent à maintes reprises, elles ne paient pas le coût social élevé d’une migration complète, avec les formes de rupture qu’elle pourrait comporter, tandis que l’organisation en groupe permet de limiter l’impact du voyage. Tirant profit en de multiples occasions de leur avantage migratoire, manipulant leur féminité et leurs stigmates, se créant un large éventail relationnel, ces femmes ont su tirer profit, tout en les transformant, d’espaces distants. La mobilité là-bas permet de conquérir de nouveaux territoires ici, même si cette mobilité est parfois âprement négociée.



389 Chapitre X La situation « suspendue » des précaires durables

Telle qu’elle est pratiquée par les femmes de Sousse, la mobilité peut être interprétée comme une véritable ressource, puisqu’à travers la circulation commerciale vers l’Italie, elles transforment leur situation socio-économique en Tunisie. Cet usage de la mobilité comme ressource caractérise-t-il de la même façon tous les groupes qui circulent sur la place marchande napolitaine ? Ce chapitre est consacré aux trajectoires socio-spatiales des hommes maghrébins domiciliés dans le quartier de la gare de Naples. Les Tunisiens sont, dans la mémoire collective des commerçants du quartier, les premiers à s’y installer, à la fin des années 70. Ils sont aussi les plus nombreux. Quelques Marocains les suivent, après une première installation en périphérie14. Quant aux premiers Algériens, ils n’arrivent à Naples qu’une dizaine d’années plus tard, à la fin des années 80. Au 31/12/2001, ils sont 230 Tunisiens, 140 Algériens, et 36 Marocains à résider officiellement dans les circonscriptions San Lorenzo-Vicaria et Mercato-Pendino. La majorité d’entre eux se consacre aux économies circulatoires. L’échantillon constitué pour les entretiens approfondis, relativement représentatif de cette distribution, comprend 11 Tunisiens, 9 Algériens et un Marocain logeant et/ou travaillant dans le quartier de la gare. Les suivis et observations de ces individus, qui se sont étalés sur toute la période du travail de terrain, complètent les entretiens et permettent de déjouer l’effet de loupe que peut générer une observation sur le court terme. Ils se révèlent essentiels pour faire émerger les discordances entre les stratégies initiales, le projet migratoire énoncé, et la réalité de la situation de ces hommes, qui sont au cœur de leur position suspendue. Au moment où ils sont suivis et interrogés, certains de ces hommes ont pour activité principale la circulation commerciale nationale ou internationale, d’autres sont vendeurs de rue ou grossistes en contrefaçons, d’autres intermédiaires commerciaux. En général, ils ont alterné plusieurs de ces activités, dans la logique de l’économie d’opportunité ; aussi

14 Voir le chapitre 6, p.215. 390 convient-il de s’éloigner pour un temps de la typologie des acteurs des économies circulatoires proposée plus haut, car ces hommes cumulent au cours de leur carrière différents régimes de mobilité.

Dans ce chapitre, il est proposé de comprendre, à travers l’étude des trajectoires socio-spatiales de ces hommes, la signification qu’ils attribuent à leurs pratiques commerciales et circulatoires ainsi que la façon dont ils mettent ces pratiques au service de stratégies de promotion socio-économique. Sur quels types de ressources s’appuient-ils ? Pourquoi la ville de Naples est-elle choisie comme lieu de permanence ? Où et comment les commerçants projettent-ils leur avenir ? Quelle place prend la circulation dans leurs projets ? Quels sont les obstacles rencontrés dans leurs parcours de promotion ? Pour répondre à ces questions, il est possible d’organiser leurs trajectoires selon plusieurs moments, qui sont autant d’étapes du parcours migratoire. Le choix du départ et le choix de Naples comme destination font apparaître les circonstances de la migration, les motivations et les aspirations qui animent ces hommes (I). L’étude de leur permanence à Naples permet de mettre en évidence les activités pratiquées, les ressources déployées dans ces activités ainsi que la relation qui se tisse à la ville au cours de cette permanence. Elle permet de comprendre comment ces hommes parviennent à tirer profit de l’espace napolitain et à y créer des ressources sociales (II). Toutefois, l’observation des formes d’enrichissement et des parcours de mobilité socio-économique montre que ces hommes sont confrontés à de nombreux obstacles et que leur situation se caractérise dans une large mesure par la précarité (III). Cette situation est riche en paradoxes, car ces hommes vivent la tête ailleurs, tandis que leur ancrage à Naples se renforce. La dernière partie de ce chapitre propose de se pencher sur la conception que ces hommes ont de leur situation migratoire et sur la façon dont ils cherchent à résoudre les contradictions qu’elle comporte (IV).



391 I. LA VENUE À NAPLES : UNE RÉPONSE DE SECOND CHOIX À UNE SITUATION BLOQUÉE

D’où proviennent ces hommes et comment expliquer leur venue à Naples ? Dans quel contexte s’est effectué le choix de Naples comme destination ? Les circonstances et les motivations de leur départ permettent d’éclairer la tournure que prend leur séjour en Italie.

1. Des fils de famille

Les Maghrébins du quartier de la gare ont pour point commun d’être relativement jeunes15 et de provenir de situations socio-familiales assez semblables. Leurs parents ont rarement émigré et, quand ils ont connu une expérience migratoire, elle a été relativement brève, telle celle du père d’Adil, qui a fait son expérience de noria16 sur les chantiers de Grenoble et de Saint-Étienne durant les années 50. Les situations économiques de leurs pères, qui sont généralement des petits fonctionnaires ou des petits commerçants, révèlent leur appartenance à des couches modestes et moyennes, au sein des sociétés de départ. Le père de Mourad est militaire, celui de Faouzi tient une épicerie, le père de Sofiane est semi- grossiste en produits alimentaires et celui d’Azzedine a longtemps travaillé comme ouvrier pour une société d’état d’extraction d’hydrocarbures à Hassi Messaoud. Il en est de même pour les situations des frères et sœurs, qui reflètent cette appartenance sociale. Ainsi, les origines de ces hommes mettent en évidence un profil similaire à celui qui apparaît dans les travaux de Asher Colombo (1998) et de Michel Péraldi (2001 c) sur les migrants algériens à Milan et à Istanbul. Ces travaux soulignent l’importance, parmi ces hommes issus de la migration des années 90, des jeunes, des fils de famille, comme ils ont l’habitude de se qualifier eux-mêmes, issus de classes plutôt moyennes de la société, dont les aspirations en termes de consommation sont assez élevées, et dont les projets d’ascension sociale, ou tout simplement de maintien au niveau de leurs parents ont été freinés par la conjoncture socio-économique et politique au pays d’origine. Les fils de famille ne le sont pas seulement par leur extraction sociale. Le statut de fils de famille est également une représentation de soi qui se construit en migration comme on peut le voir dans les récits, au cours desquels cette origine sociale est fortement revendiquée. Asher Colombo définit ainsi la façon dont les Algériens décrivent leur condition : les fils de famille, dans l’image qu’ils renvoient de l’Algérie, semblent vouloir traduire, comme dans une métaphore, leur propre condition précédant l’émigration, une condition potentiellement dynamique mais bloquée de fait. Les jeunes Algériens se

15 Au moment où nous avons commencé à les interroger, ces hommes étaient âgés de 22 à 45 ans, pour une moyenne de 29 ans (2001). 16 Voir note 2 p.20. 392 perçoivent en effet comme moyennement instruits, provenant de familles d’extraction sociale moyenne - et par conséquent pas du tout privées de capacité de consommation - et comme les plus européens parmi les immigrés. Ces caractéristiques, mêlées avec un certain orgueil d’avoir grandi dans des familles de travailleurs honnêtes, dont ils ont reçu une saine éducation traditionnelle, même du point de vue religieux, concourrent à définir la figure de fils de famille que les jeunes Algériens de Porta Venezia aiment utiliser pour se représenter et se décrire (1998,40). Comme le souligne Asher Colombo, l’évocation de leur statut de fils de famille permet à ces hommes de souligner le fait qu’ils sont venus en Italie, non pas par pure nécessité économique, mais parce qu’ils percevaient leur situation au pays comme bloquée. La dénomination de fils de famille est une façon de justifier la migration et d’opérer une forme de distinction sociale par rapport à des migrants considérés comme plus ordinaires dans les représentations de ces hommes, en particulier les Marocains, d’extraction rurale et au niveau d’éducation plus bas : les Italiens ne font pas la différence, ils disent toujours Marucchino, Marucchino, mais les Marocains n’ont rien à voir avec nous, ce sont des bouseux, ils viennent de la campagne ! déclare ainsi Faouzi, excédé.

2. Une situation bloquée au pays d’origine

En effet, tout comme leur origine socio-familiale, les motivations qui sont à l’origine de l’émigration sont relativement similaires entre les Algériens et les Tunisiens. Les raisons du départ du pays d’origine sont liées à une volonté d’émancipation par rapport à un contexte social et économique décrit souvent comme bloqué ou étouffant plus qu’à une nécessité économique impérieuse. Pour les Algériens, les causes du départ prennent néanmoins un accent plus dramatique, avec l’évocation de la crise politique traversée par le pays. Les hommes qui ont été interrogés n’étaient toutefois pas impliqués au premier plan dans les événements politiques, puisque ceux qui étaient de véritables militants, qu’ils soient laïcs ou religieux, ont quitté Naples depuis longtemps pour trouver un asile dans des terres plus clémentes. Cependant, si les hommes interrogés ne militaient pas au premier plan en Algérie, il n’est pas rare qu’ils aient choisi de partir pour éviter le service militaire. C’est parfois un événement traumatisant lié à la situation politique qui a provoqué le départ, comme pour Kader l’assassinat de son meilleur ami17, ou encore, pour Hocine, l’arrestation de ses voisins. D’origine chaoui, Hocine est né et a grandi dans un quartier du centre d’Annaba. Il a 37 ans18. Issu d’une famille assez humble, il a eu son baccalauréat, mais n’a pas poursuivi d’études supérieures. Deux de ses sœurs, mariées à des Algériens travaillant en France, vivent en Provence. En revanche, ses parents et ses frères vivent en Algérie. Hocine rappelle volontiers son penchant de jeunesse pour les débats politiques : à l’époque quand j’étais jeune, j’allais avec les grands, les intellectuels et on parlait des nuits entières de

17 Voir son histoire en annexe n.8. 18 Entretien réalisé en juillet 2002. 393 politique, maintenant j’ai beaucoup perdu, j’ai tout laissé tombé. En 1988, Hocine est déjà en Europe où il participe à un chantier de jeunes travailleurs en Allemagne. Puis, de retour en Algérie, il participe aux manifestations de 1992 ainsi qu’à celles qui suivront. Il vit alors de petits tbezniss19. Selon Hocine, c’est sa mère qui le pousse à partir vivre en Europe définitivement, à la suite de l’arrestation de quelques-uns de ses amis et voisins. Elle lui aurait déclaré qu’elle préfèrerait le savoir vivant loin d’elle que mort à ses côtés. Nombre de ses amis de l’époque se trouvent à présent en exil en Belgique, en Suisse, en Angleterre, ou en Suède. Hocine lui-même connaît bien certains de ces pays, notamment la Belgique et la Suède où il s’est rendu à plusieurs reprises. À la différence d’Hocine, qui est poussé au départ par ses parents, Adil doit les convaincre du bien fondé de sa décision : je prends la décision pour venir ici, mais c’est pas facile parce que mon père, qui avait travaillé en France, il pense que je le prends comme un exemple20. J’ai mon bac en 92. Je parle alors avec ma mère et mon père : “donnez-moi l’argent pour y aller”. Ils répondent : “il n’y a pas d’argent. Il faut rester travailler”. Je prends la décision d’aller faire mon obligation militaire. Après j’ai fini, après deux ans de souffrance à Alger, je prends la décision de travailler de ramasser un peu d’argent pour quitter le pays. Quand je prends cette décision c’est difficile pour moi, car je peux pas dire à mon père et ma mère “ça y est, j’ai décidé de prendre mes valises pour partir à l’étranger en France, en Italie ou je ne sais où”. Quand je prends la décision de leur dire, je pleure. Ils me regardent avec un air bizarre : “pourquoi tu pleures ?” Je dis à ma mère et à mon père : “ça y est, le pays est déchiré, il n’y a pas le goût de la vie, moi je suis zen, je veux vivre, je veux beaucoup de trucs, j’ai décidé d’aller à l’étranger”. Ils me disent “tu continues tes études et après on te donnera la main21”. Moi, je regarde mon pays déchiré, l’un tuer l’autre et ça, ça m’énerve moi, c’est pas bon pour moi. Il faut fuir, je peux pas attendre ... je prends quand même mon diplôme. Je suis diplômé en informatique, technicien supérieur en informatique. Je cherche pas à continuer mes études parce que l’Algérie traverse une crise pas bien et moi je suis pas bien là…c’est pourquoi je cherche à sortir pour ne pas sentir le mal dans mon pays. C’est tout ce que je cherche. Ca c’est pas difficile. J’attends, j’attends, j’attends, avant de partir. Il y a des terroristes et on me dit: “ il faut attendre un moment ». Un moment ? Presque dix ans que c‘est comme ça ! Même si en ce moment c’est calme un peu mais pour vivre bien il faut partir. Je veux vivre ! Je ne veux pas sentir combien de gens sont morts parce qu’ils ont fait des attentats, parce qu’il y a une bombe. Je veux vivre tranquille. Cependant, si la crise politique algérienne peut déclencher le départ, elle n’intervient souvent qu’en facteur secondaire d’explication, en motif supplémentaire, pour justifier une impossibilité de réussite sociale. Les causes politiques du départ ne sont, par ailleurs, pas uniquement le fait des Algériens. Si, dans leur cas, ces causes sont plus prégnantes et plus pressantes, elles ne sont pas absentes des témoignages des Tunisiens qui insistent sur le déficit de démocratie qui caractérise la Tunisie. Fayçal, par exemple, qui a choisi

19 Voir note 8 p 338. 20 Le père d’Adil a émigré huit ans en France de 1954 à 1962 21 Adil fait la traduction littérale en français de ti do una mano (je t’aide) 394 d’abandonner ses études universitaires en Tunisie, se livre à la critique d’une société qui dévalorise ses diplômés et favorise l’émigration et le commerce à la valise. Originaire de Cherarda, Fayçal a vécu à Tunis, où il a fait ses études secondaires et où deux de ses frères possèdent un salon de coiffure pour hommes et une boutique de photographie. Fayçal, dès les années du collège, travaille en tant que photographe cameraman dans les fêtes, ce qu’il considère comme sa première activité commerciale : Quand j’étais en Tunisie, je faisais toujours du commerce : doppio lavoro (double emploi). Dès que je finissais l’école, j’allais avec mon frère qui avait une boutique de photographe à Tunis. Dès que je finissais l’école, je passais pour travailler dans le magasin. Je suis habitué à faire du commerce depuis tout petit. Je filmais les fêtes, je faisais les photos. Et puis j’ai fait une école de police pendant un an. Mais ça m’a pas plu alors j’ai laissé tomber et j’ai commencé les langues. J’ai étudié les langues, j’ai étudié le français, l’anglais à l’université. En Tunisie. Il arrive en Europe, à Marseille, en 1998, à l’âge de 25 ans, dans le cadre d’un voyage linguistique organisé par l’université. Il quitte immédiatement son groupe d’étudiants et se rend directement à Naples où il a un frère comme point d’appui. Alors je suis venu de Tunisie en bateau, j’ai arrêté les études parce que de toute façon, il n’y a rien, par exemple en Tunisie, quand on peut finir l’université on ne trouve pas de travail, alors comme tout le monde je suis…Je voulais chercher quelque chose de mieux. Et puis de toute façon…Je ne voulais pas rentrer, je ne me sens pas bien en Tunisie, alors, le truc c’est que….tu as ça en toi : tu sais que quand quelqu’un obtient son diplôme en Tunisie c’est toujours un problème. La Tunisie n’a pas besoin de nous. Parce que je connais tellement de personnes qui ont la même expérience, ils ont fait la même chose que moi, et puis ils ont pris leur diplôme et ils sont tous restés à la maison, tu comprends, alors j’ai pensé à arrêter ça. J’avais le niveau dont j’avais besoin. Ce niveau je l’avais alors il fallait trouver quelque chose d’autre pour améliorer ma situation économique. En outre, si c’est souvent un événement particulier qui fournit le prétexte au départ, il n’est pas toujours lié à la guerre ou à la violence. Il peut s’agir, à l’inverse, d’une opportunité, comme celle d’un voyage linguistique en France pour Fayçal ou, encore plus souvent, d’un échec économique, d’une brouille sentimentale ou familiale22. Nombre de nos interlocuteurs déclarent ainsi avoir quitté leur pays suite à une idylle qui a tourné court. Quel rôle jouent ces déceptions dans les conditions de la migration ? Elles ont pour conséquence que ces hommes, au moment de leur départ, ne sont ni fiancés ni mariés, et n’ont pas d’attaches directes. Ils se considèrent comme libérés d’une obligation sentimentale ou conjugale. Ces brouilles témoignent également des tensions dans les relations entre jeunes hommes et femmes, qui doivent probablement être mises en relation avec la dégradation des perspectives de promotion sociale pour de nombreux jeunes Tunisiens et Algériens. Une des conséquences indirectes de cette situation est le report de l’âge de la nuptialité en Tunisie comme en Algérie, car les jeunes hommes n’ont souvent ni les capacités

22 Voir l’histoire d’Adil en annexe n.8. 395 financières, ni la sécurité d’emploi suffisante pour affronter le mariage (CREDIF, 2000 ; Haddad, 2001 ; Musette, 2000 ; Hadjij, 2000). En Algérie, les effets du programme d’ajustement structurel (1994-1997), ainsi que le désengagement de l’État sur le plan économique et social (qui marque la transition d’une économie socialiste à une économie libérale au cours des années 90) entraînent une détérioration du pouvoir d’achat. Ce processus de déclassement de la classe moyenne est à l’origine de nombreux départs23 (Musette, 2000, 98). Dans le cas des Tunisiens, la situation est certes moins dramatique, mais les incertitudes et la stagnation des perspectives de promotion jouent également leur rôle (CREDIF, 2000). L’Algérie et la Tunisie, au-delà de ce qui les différencie, sont des sociétés dans lesquelles la classe moyenne est toujours plus importante, et les dynamiques d’individuation par rapports aux modes de vie traditionnels toujours plus fortes, mais qui parallèlement déçoivent les attentes générées par cette évolution, avec le désengagement toujours plus important de l’État salarial et social (Péraldi, 2001 a, c). On retrouve ici des configurations typiques des pays dits en transition, qui sont en particulier les pays du Maghreb et les PECO, et qui se caractérisent par des processus de privation relative et d’insécurité du statut (Massey, 2002). Or, ce sont de ces pays que proviennent la majorité des flux migratoires actuels ce qui, selon Emilio Reyneri, bouleverse les figures contemporaines du migrant : même si certains migrants correspondent au stéréotype classique (paysans pauvres et main-d’œuvre sans emploi), les nouveaux flux migratoires ne proviennent généralement pas des campagnes et des pays les plus en retard, mais plutôt d’aires urbanisées, et la présence des jeunes à niveau d’instruction élevé est toujours plus importante (Reyneri, 2002, 284, voir aussi Massey, 2002).

Ainsi, même s’il est déclenché par un événement brusque, le départ n’est jamais un coup de tête, c’est une décision mûrie et souvent nourrie par la frustration. L’aspiration à un statut social meilleur que celui auquel on est destiné au pays est la première motivation migratoire.

23 En Algérie, la situation d’instabilité politique et le terrorisme n’ont fait qu’accentuer le désarroi des populations, provoqué par la dégradation socio-économique. La libéralisation de l’économie amorcée au lendemain du contre-choc pétrolier de 1986, entérinée en 1991, puis l’adoption du PAS de 1994 ont entraîné la chute des salaires réels des travailleurs ainsi que de nombreux licenciements (Haddad, 2001 ; Musette, 2000). En 1997, les jeunes de moins de 30 ans forment 70% de la population algérienne. Le taux de chômage des 20-24 ans dépasse les 48,3%. Le taux de chômage des diplômés passe de 8,4% en 1990 à 20,5% en 1997 (Enquêtes main d’œuvre et démographie, ONS, cité par Musette, 2000). 396 3. La déviation du projet migratoire initial : venir à Naples faute de mieux

Un premier passage par la France

La venue à Naples se présente comme un choix de deuxième catégorie, effectué faute de mieux, un second best (Colombo, 1998). La plupart des hommes interrogés commencent leur périple migratoire en France, où le lieu d’installation est choisi en fonction de connaissances familiales ou communautaires : Khalil, Tunisien de Matmata qui travaille désormais à Naples dans le fals’, vit d’abord à Paris où il épouse une française et purge huit années de prison pour vente d’héroïne. Sofiane s’installe chez un cousin à Marseille pendant trois ans. Samir s’arrête quelques jours à Marseille chez des voisins de quartier de Constantine. Rachid de Zarzis fait une étape par Corbeil-Essonnes où vit son frère, avant de choisir, devant l’impossibilité d’obtenir des papiers français, d’effectuer une deuxième migration vers l’Italie. Quant à Adil, il passe quelques semaines auprès d’une maîtresse à Lyon : cette fille, je l’ai connue en Algérie, elle est grande 40 ans, mais elle est tranquille avec moi c’est l’essentiel, je reste avec elle deux mois. J’ai passé avec elle un moment agréable. Seulement elle est grande et moi je suis trop petit. Elle fait tout ce que je veux, elle me dérange même pas (…) Je l’avais connu chez moi à Ain Touta. “Radhia je suis en France...est-ce que je peux venir ou tu habites?” Elle dit “Et comment ! Oui! vieni!” Quand je suis allé à Lyon, je l’ai vue, elle me prend dans ses bras elle me fait un grand bisou je reste avec elle onze jours. Ce sont parfois d’anciens liens familiaux qui sont renoués en migration. Ainsi, Faouzi et Mourad, cousins, ont réappris à se connaître en Europe. Leurs familles sont brouillées et ne s’adressent plus la parole depuis plusieurs années. Titulaires du bac, ils ont quitté la Tunisie pour améliorer une situation économique qu’ils jugeaient bloquée et pourrie, selon les termes de Mourad. Agés de 26 et 28 ans, ils sont, comme on les appelle ici, des fils de famille. Partis du pays avec un visa pour la France, ils séjournent deux mois chez une tante à Grenoble, puis se rendent à Naples où, ont-ils entendu dire, on peut travailler sans papiers. Associés en affaires, on les trouve quotidiennement dans les rues de la Maddalena où ils attendent et cherchent le client. Ces histoires montrent que le passage à Naples constitue presque toujours une étape successive dans le parcours migratoire européen. La ville n’est donc pas une porte d’entrée. Cette deuxième étape dans la migration, cette déviation du parcours migratoire, est poussée par la nécessité.

397 Quand les chaînes migratoires sont rompues : une connaissance de la ville par réputation

Contrairement à la venue en France qui est orientée par des réseaux familiaux, régionaux ou de quartier, la venue à Naples s’effectue en général dans l’isolement par rapport à ce type de ressource, comme en atteste l’absence de parents proches dans la ville. Cet isolement relatif par rapport aux réseaux communautaires, qui est bien une caractéristique marquante de la migration en Italie, n’a pas comme seule explication le caractère récent des flux. Les prémices de la migration tunisienne, par exemple, remontent à plus de trente ans, et la communauté est désormais consolidée (Boubakri, 2003). Il faut plutôt y lire le signe d’une diffusion de l’émigration à toutes les couches de la société et d’un élargissement des espaces de départ dans les pays de provenance, comme en témoigne la diversité des origines sociales et régionales des Maghrébins du quartier de la gare. Il s’agit en général de jeunes urbains. Ceux qui proviennent de régions rurales ou de bourgs, comme Adil, qui est d’Aïn Touta, ou Faouzi, de Cherarda, ont effectué un premier passage par la grande ville (Alger, Tunis). Parmi les Tunisiens, nombreux proviennent des quartiers de classes populaires situés à l’ouest de Tunis (cités Ettahrir, Ezzouhour et Ibn Khaldoun, quartiers Bardo et Mellacine) mais aussi d’autres villes moyennes ou grandes (Sfax, Gabes)24. Plus rarement, ils proviennent de régions traditionnelles d’émigration vers la France (Sud de la Tunisie25). Les Algériens proviennent souvent des villes de l’Est, comme nous l’avons vu dans la seconde partie, mais pas systématiquement (certains sont de Chlef et surtout d’Alger : quartiers populaires de Belcour et d’El Harrach). Seul le Marocain présent dans l’échantillon provient d’une région traditionnelle de départ vers l’Italie, ce qui rappelle la spécificité du champ migratoire marocain, au sein duquel les espaces de départ pour l’Italie sont beaucoup moins diversifiés que ceux des autres pays du Maghreb26. Si l’on arrive parfois à Naples parce qu’on y connaît un ami ou un membre de sa famille, il est beaucoup moins fréquent qu’on ait été appelé par cette personne. Cependant, les réseaux de relation jouent un rôle indirect puisqu’ils contribuent à divulguer, dès le pays d’origine, une certaine représentation de la ville. En effet, Naples jouit d’une réputation de place commerçante où l’on peut trouver un toit et travailler sans papiers, sans pour autant être ennuyé par les forces de l’ordre. Tous les hommes interrogés sont venus en Italie munis d’un visa et tombent après sa péremption dans l’irrégularité. Naples est connue comme un lieu d’opportunité dans la précarité, un lieu de débrouille pour les nouveaux arrivants : la première chose que j’ai faite quand je suis arrivé à Naples, j’ai téléphoné à

24 H. Boubakri dans son étude sur la circulation des Tunisiens en Italie insiste également sur la diversité des catégories et situations migratoires des Tunisiens en Italie (Boubakri, 2003, 48). 25 Dans les années 70, le sud de la Tunisie (et en particulier les zones de Médenine et Gabès dans le sud-est) constitue le second foyer de départ pour la France après l’agglomération de Tunis. Si le Sud est au second rang des régions tunisiennes pour le nombre de ses émigrés en France, il est au premier rang pour l’importance des flux par rapport à la population régionale (Simon, 1979, 246) 26 Abdel est originaire de la région de Kalaat Esrarna, une région importante d’émigration en Italie. 398 ma famille, je dis à ma soeur: je suis à Naples. Elle est contente parce qu’elle sait que si je restais en France, si une personne n’a pas les papiers il prend directement l’expulsion. Les Français sont durs hein? raconte Adil. L’anecdote rapportée par Adil montre bien que les membres de la famille restés au pays connaissent Naples de réputation et opposent la tolérance napolitaine à la situation française. La réputation du lieu - une réputation internationale - est donc un aspect non négligeable du fait qu’on va se retrouver à piazza Garibaldi (on arrive parfois avec le nom de la place en poche). Cette popularité de Naples, et ce jusqu’au pays de départ, est probablement une des raisons majeures de l’attractivité de la ville et est à l’origine de véritables effets de lieu sur les flux migratoires (Bourdieu, 1993). Elle s’inscrit du reste dans le cadre d’une représentation de l’Italie comme pays de la dernière chance en Europe. Adil ajoute : il y a un type qui vient en Algérie in un negozio (dans un magasin). il dit qu’à Naples tu peux travailler en clandestin il y a beaucoup de jeunes. Je garde ça dans ma tête. Quand je vais en France, je réfléchis et je descends.

D’autres, comme Lamine, insistent sur l’extranéité de Naples en Europe qui, dans une certaine mesure, les a placé en pays de connaissance et leur a donné l’envie de rester : Je suis arrivé à Naples par hasard, j’étais de passage. Je suis arrivé de la Tunisie directement à Palerme. J’ai choisi Palerme parce que c’était l’endroit le plus près. Après trois jours à Palerme, j’ai cherché, j’ai essayé de travailler au marché…et puis j’ai rencontré des compatriotes qui allaient à Florence. L’un d’entre eux y vivait depuis longtemps et m’a dit qu’il y avait des opportunités là-bas. Nous avons pris le train et nous nous sommes arrêtés à Naples le matin pour repartir à Florence le soir. J’ai vu Naples et je suis tombé amoureux. Il y avait ce chaos…Ça ressemblait beaucoup à mon pays. Il y avait plein de Tunisiens, un marché avec des vendeurs arabes et tout. Et je suis resté. Ce jour-ci je me suis informé et j’ai su qu’à Villa Literno en province de Caserte il y a avait du travail dans les champs, pour la récolte des tomates.

L’étude des circonstances et des motivations au départ des Maghrébins permet de mettre en lumière plusieurs points : tout d’abord, ces migrants proviennent plutôt de petites classes moyennes, ce qui a des conséquences du point de vue de leurs exigences, de leurs attentes vis-à-vis du processus migratoire. En outre, dès le départ, Naples est présentée comme une destination provisoire. Dans le projet initial de ces hommes, elle figure comme une étape, ce qui va dans le sens du modèle d’interprétation dual évoqué au début de ce travail. La décision du départ à Naples ainsi que les circonstances d’une installation dans le quartier de la gare sont des actes individuels motivés par l’impossibilité de tirer profit des appuis communautaires et familiaux situés en France, dans les régions traditionnelles d’immigration. Cela différencie fortement ces processus de ceux qui guident les migrations chinoise et marocaine à Naples, qui sont davantage organisées en filières selon la région

399 d’origine27. Cela différencie également les Algériens et les Tunisiens qui vivent dans le centre de Naples de ceux d’autres régions d’Italie. Certains lieux, en effet, semblent fonctionner davantage comme des regroupements communautaires. C’est le cas, en Campanie, de certaines communes situées au Nord de Naples, à la charnière des provinces de Caserte et de Naples (voir les cartes 2.15 et 2.17, pp.223 et 229). Cependant, si l’isolement d’un réseau communautaire et familial est au départ une contrainte et est vécu avec souffrance, nous allons voir dans le paragraphe suivant qu’il est parfois revendiqué par nos interlocuteurs et que le centre-ville de Naples est valorisé justement pour son rôle de carrefour. Comment, en fonction de ces situations, projets et aspirations, s’organise la permanence à Naples ?

II. NAPLES, DE LIEU DE PASSAGE EN LIEU D’ANCRAGE

1. L’arrivée à Naples comme moment de création de ressources

L’isolement d’une structure communautaire et familiale a pour conséquence que les Maghrébins, à leur arrivée à Naples, se trouvent en situation d’errance. L’errance est ici comprise au sens de Georg Simmel, c’est-à-dire comme la libération par rapport à tout point donné dans l’espace (Simmel, 2000, 53). Ils ont quitté le pays d’origine, mais se retrouvent sans points de repère ni appuis relationnels dans le lieu d’accueil. Cet isolement donne à la constitution de ressources relationnelles sur place un rôle fondamental. De ce point de vue, on peut, en reprenant Michel Péraldi, affirmer que ces hommes sont des aventuriers plus que des héritiers (2001 b, 45), dans la mesure où ils vont devoir se bricoler un réseau de relations et accumuler des savoir-faire spécifiques. Durant leur permanence sur la place marchande, ils se dotent de ce que l’on pourrait appeler, selon Catherine Delcroix, un capital d’expérience biographique, c’est-à-dire qu’ils se construisent, au fur et à mesure de leurs expériences, une véritable expertise dans le domaine du commerce et de la circulation (Delcroix, 1997). Aussi, l’arrivée place de la gare recouvre-t-elle une fonction à la fois initiatique et symbolique dans leurs récits. Deux étapes peuvent être distinguées dans les trajectoires : celle des premiers moments d’errance et des premières rencontres qui, après une phase assez chaotique de forte précarité et de petits travaux, permettent d’entrer dans le monde du commerce et des économies circulatoires, puis celle de l’apprentissage des métiers du commerce.

27 Fujian et surtout Zhejiang- régions de Qingtian et de Wenzhou- pour les Chinois ; Régions du Plateau des phosphates ou du Tadla pour les Marocains. Voir chapitre 5, ainsi que nos enquêtes de maîtrise et de DEA (Schmoll, 1999, 2000) 400 De l’errance au premier coup de main

La dureté des premiers moments à Naples est décrite sous la forme de récits d’errance, mais aussi de récits initiatiques de la constitution de points de repère et de rencontres des premiers amis et associés. Comme le remarque Hassen Boubakri (2003), durant cette première période, on se recharge en argent (on rembourse parfois les frais de voyage) et on prend éventuellement contact avec des personnes dont on a entendu parler au pays d’origine. C’est une phase d’errance et de souffrance marquée parfois par une succession d’infortunes et de mauvais coups, mais aussi par l’amorce des premiers contacts. Ces premiers moments sont ceux d’un passage par une activité salariée d’ouvrier agricole, de maçon, de couturier ou, plus rarement de spacciatore (dealer) ou de voleur. Mourad, par exemple, prend contact avec un homme de son quartier qui, peu scrupuleux, lui fournit de fausses preuves pour sa demande de permis de séjour. Quand sa demande de régularisation est rejetée, en 1999, Mourad décide de partir au Nord, à Brescia, où réside une communauté importante de Tunisois, et où il se lance dans le spaccio. Il revient ensuite à Naples, deux ans plus tard, pour se reconvertir dans la vente de fals’ : je suis revenu à Naples, parce que je ne pouvais pas continuer sur ce chemin, si mes parents apprenaient, ils mouraient. Ainsi, durant cette première phase d’errance, les trajectoires sont souvent détournées du quartier de la gare. Cependant, dans la plupart des cas, ce détour a lieu par les périphéries urbaines et les zones agricoles du Mezzogiorno. Les jeunes Maghrébins connaissent alors la situation de sous- emploi dans le sous-emploi, de précarité dans la précarité, dont Enrico Pugliese fait un des aspects marquants du processus migratoire dans le Sud (2000). La trajectoire d’Adil, présentée en annexe n.8, témoigne de ces différentes étapes : errance dans le quartier de la gare (qui vaut alors comme un lieu de concentration d’informations), détour par les zones agricoles, puis retour à Naples.

Les premiers moments d’errance passés à Naples sont aussi ponctués par des rencontres providentielles, pas nécessairement avec un compatriote. Dans le cas d’Adil, c’est un Tunisien rencontré à Foggia qui lui propose de l’héberger à Miano et qui lui trouve ensuite du travail. Ce coup de main (dare una mano) revêt une importance fondamentale dans les récits. Il peut s’agir d’une aide financière, d’une offre d’hospitalité, d’un mot bien placé ou d’une information arrivée au bon moment. Quoi qu’il en soit, il a valeur d’encouragement et est parfois à l’origine de l’entrée dans le commerce. Fayçal, vendeur de contrefaçons sur le marché, est ainsi aidé par des grossistes tunisiens du quartier de la gare pour constituer son premier stock. Quand ce n’est pas un individu qui donne le premier coup de main ce peut être une institution proche, telle que la mosquée, comme pour Yayah d’Alger, qui arrive à Naples en 1995, à l’âge de 22 ans, avec un visa de tourisme et 5800 francs en poche. Il ne connaît alors personne et rien à la vie, dit-il. Sa première nuit, il la passe à l’hôtel Sayonara, sur la place Garibaldi. Le lendemain, il se rend à la mosquée de piazza Mercato où on lui offre 401 immédiatement une place de cuisinier. Le travail est peu rémunéré, mais il est nourri sur place et pratique en parallèle la vente de cigarettes de contrebande. La fréquentation de la mosquée lui permet de nouer des contacts. Il rencontre ainsi Mourad, qui dès l’obtention de son permis de séjour, en 1998, lui propose de faire affaire.

Le moment de l’errance et l’événement du coup de main participent d’une première expérience du travail et de la vie à Naples et dans le quartier de la gare. Ils montrent également la confusion des genres entre relations d’amitié et relations professionnelles qui s’établit dès les premiers moments passés en Italie. Le fait de devoir se créer un nouveau faisceau de relations sur place semble en effet générer un attachement fort à la ville.

L’apprentissage des métiers du commerce

Un second temps important est celui de l’apprentissage du fonctionnement de la place marchande et des métiers du commerce. Il s’agit d’une sorte de période de tâtonnement, où l’on travaille en général comme employé auprès d’un entrepreneur local, italien ou maghrébin, ou encore comme vendeur de rue, et durant laquelle on s’initie aux mécanismes qui régissent le lieu. C’est une phase d’observation et de transmission de savoir-faire, d’apprentissage et de création d’un faisceau de relations, en somme d’ancrage. Dans les entretiens, la fréquence du verbe entrer est remarquable (entrer dans le commerce, entrer dans le fals’, entrer dans le mercato), et témoigne de la double appropriation d’un lieu et d’un secteur d’activité. Cette phase d’entrée dans le commerce est aussi une première étape d’un parcours qui est, pour ces entrepreneurs maghrébins, et jusqu’à un certain point, un parcours de mobilité sociale ascendante, ou du moins d’enrichissement. On passe en général d’une situation de vendeur de rue, d’employé de commerce ou de commis d’hôtel à celle de vendeur autonome, de producteur-grossiste ou d’intermédiaire commercial28. Parmi ces métiers, celui d’intermédiaire est celui qui nécessite d’avoir accumulé le plus d’expériences. Les intermédiaires sont d’ailleurs les moins jeunes parmi les Maghrébins du quartier de la gare : ils ont, en effet, entre 30 et 45 ans. L’exercice du métier d’intermédiaire requiert des qualités particulières qui ont souvent été acquises durant un passé migratoire mouvementé, qu’il soit proche ou lointain. Comme tous les migrants, l’intermédiaire s’est construit une expérience durant ses premières phases d’errance, phases de découragement et d’encouragement, souvent de clandestinité, ponctuées de réussites et d’échecs. Ensuite, c’est le temps passé à Naples et sur la place marchande qui lui a permis d’apprendre l’italien et le dialecte napolitain, qui constituent un atout de choix dans la tractation. Le temps passé à Naples permet aussi à l’intermédiaire de se faire connaître et de maintenir une ligne d’action qui le rend fiable, crédible sur la place, de se construire une réputation. Le moment de l’obtention des papiers est également un passage important pour l’entrée en profession. Il permet d’entrer en contact avec un certain nombre

28 Voir en annexe les histoires d’Ahmed, d’Adil et de Sofiane (n.8). 402 d’institutions, mais aussi d’être mobile, comme l’explique Sofiane : sans les papiers…il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas vraiment faire, comme les transitaires, les avocats, les tout ça, les porteurs, il faut avoir là vraiment tous ces contacts-là, il faut avoir la possibilité de parler avec des gens, avec des personnes qui s’y connaissent dans pas mal de domaines, comme la chambre de commerce, comme CGIL29 qui donne beaucoup d’idées, bon bah tout ça sans les papiers tu ne peux pas, et puis tu ne peux pas te déplacer correctement surtout. L’intermédiaire a également une histoire migratoire marquée par le va-et-vient : si presque tous les Maghrébins de la place sont passés par un pays d’Europe et en particulier la France, l’intermédiaire a un passé encore plus riche et en particulier une bonne connaissance des places commerciales et des itinéraires internationaux. Sofiane, par exemple, était passeur à la frontière française : il en a gardé une connaissance des acteurs- clef du passage, qui lui permet d’organiser les itinéraires des circulants de Naples vers la France30.

Errance, coup de main, apprentissage du commerce : toutes ces expériences contribuent à déterminer le choix de rester à Naples ou de quitter la région. Le moment du passage à la gare, relais-étape du parcours migratoire, fait figure de sas de sélection, le quartier de la gare présentant l’avantage d’être une concentration d’opportunités, mais n’ayant pas le caractère protecteur d’autres concentrations communautaires. Comme on l’a vu dans le chapitre 4, le quartier de la gare est bien souvent un lieu de transit et la plupart de ceux qui y passent choisissent dans un second temps de s’orienter vers d’autres régions. Dans le cas de nos interlocuteurs, la décision est prise, au contraire, de demeurer sur place. Leur permanence à Naples, vécue au départ comme provisoire, se prolonge.

2. Une permanence durable à Naples

Il y a donc, pour ceux qui restent place de la gare, un décalage entre le projet initial de transit et la réalité des parcours. Plusieurs éléments d’ordre structurel, indépendants des choix des migrants, permettent de comprendre cet enracinement imprévu à Naples. Tout d’abord, la longue période de clandestinité et d’errance qui précède l’obtention des documents de séjour est génératrice d’ancrage. Ensuite, une fois la procédure de régularisation en cours, la lenteur des administrations chargées de la délivrance du permis de séjour demande de se tenir présent, à proximité de la questura d’inscription durant plusieurs mois, éventuellement plusieurs années, puisque le temps écoulé entre un dépôt de dossier et une régularisation peut parfois avoisiner les deux ans. Une fois les papiers obtenus, les procédures liées à leur renouvellement sont également complexes et nécessitent de nombreux va-et-vient à la questura, et ce d’autant plus que les renouvellements sont devenus de plus en plus difficiles, et leur durée toujours plus réduite.

29 Principal syndicat italien, qui dispose d’un bureau d’écoute des étrangers dans le Vasto (voir chapitre 4) 30 Voir son histoire en annexe n.8. 403 Ainsi, les hommes se retrouvent contraints malgré eux à demeurer, sinon à Naples, du moins à proximité de la ville. Entre-temps, ils se sont créé des ressources sur place. En effet, une fois dépassées les premières phases d’errance et de difficulté, Naples se présente comme un formidable espace-ressource pour ceux qui choisissent de s’investir dans les économies circulatoires. Nous avons plus haut que, de commerçants de rue, les hommes interrogés deviennent rapidement, en l’espace de quelques mois, boutiquiers ou intermédiaires commerciaux, grossistes ou circulants internationaux. En favorisant un enrichissement rapide de ses acteurs, la place marchande permet, dans un premier temps, de mettre en œuvre un parcours d’ascension économique rapide. Un entrepreneur du fals’ sans papiers peut ainsi gagner jusqu’à 20.000 euros en trois mois de travail l’été. Les hommes interrogés sont du reste conscients de la particularité de leur situation et reconnaissent qu’ils ont du mal à quitter Naples et qu’ils ont développé des ancrages à la ville : ici il y a un proverbe qui circule. Il dit : une fois que tu as goûté à l’eau de Naples, tu ne peux plus partir, tu restes bloqué, raconte ainsi Kader. Partir au Nord serait une deuxième migration, ça serait trop dur, ajoute Adil. Ryadh dit, dans le même ordre d’idées : Mon frère a une pizzeria à Paris, à Exelmans, il travaille beaucoup avec le personnel de Radio-France. Je ne sais pas combien de fois il m’a dit: viens ici, Naples est sale, mais qu’est-ce-que tu veux, j’y ai souvent pensé à aller là-bas, mais ici, je me suis habitué, comment ferais-je à recommencer tout à zéro?

Les causes d’une permanence ne sont donc pas uniquement de l’ordre de la contrainte. Les Maghrébins valorisent, par l’indépendance qu’elle suscite, l’activité commerciale, tandis qu’ils déclarent avoir pris goût à l’autonomie dont elle est porteuse, ce qui doit être mis en relation avec les origines sociales de ces hommes. De ce point de vue, le commerce est un véritable choix, car il est vécu comme moins contraignant et salissant, même s’il est plus risqué, que d’autres emplois déqualifiés du marché du travail italien, tel qu’un emploi en usine ou dans les champs. Être commerçant est décrit comme un privilège et aucun de nos interlocuteurs ne peut imaginer retourner à une situation d’employé, même si ils ne cessent de répéter qu’ils le devraient : à chaque fois, je me dis qu’il faut que je mette la tête à post’ (la tête en place), que j’aille dans les fabriques, mais franchement, je sais pas ce que je peux faire là-bas au Nord dit ainsi Azzedine. Or c’est à Naples qu’on exerce le mieux cette activité en Italie, du moins de manière informelle. Pour Fayçal par exemple, la présence fréquente de la guardia di finanza sur le marché ne semble pas poser de difficultés insurmontables. De temps en temps, les contrôleurs demandent aux vendeurs de déguerpir. C’est alors un jour sans marché. Mais sa marchandise n’a jamais été confisquée et il n’a jamais dû payer d’amende, ce qu’il met sur le compte de la chance, de sa ruse et surtout de la tolérance des forces de l’ordre : de temps en temps la finance vient. J’ai un peu de problèmes avec eux, mais j’ai de la chance ils ne m’ont jamais fait d’amende. C’est aussi parce que je mets toujours juste un échantillon, je ne mets jamais beaucoup de marchandises alors ils ne me la prennent pas. Le travail ici à Naples, c’est plus facile qu’au Nord, tu comprends ? Au Nord, ils sont plus stricts qu’ici. 404 Il y a aussi, dans les propos valorisant l’autonomie du commerçant, une forme de distinction de classe. La profession de commerçant est plus socialement valorisée que celles, dépendantes, de manœuvre agricole ou d’ouvrier, qui sont généralement moins rémunératrices. Cette distinction de classe a pour corollaire un éloignement de certains réseaux villageois. Fayçal entend ainsi se distinguer des autres hommes originaires de sa petite ville qui travaillent aux champs : Ils ne sont pas en ville, ils travaillent à Casal di Principe, dans les campagnes. Selon Fayçal, la situation de ces personnes est sans commune mesure avec celle de sa famille : ce sont des pauvres gens, ils travaillent dans la terre, ils ne font pas du commerce comme nous. Il les distingue également par la façon dont ils sont entrés en Italie : ils ont dû venir pas barque, clandestinement, ils ont payé cher ! Nous on a pu avoir un visa heureusement. Yayah développe le même type de remarque au sujet des Algériens en Campanie : la plupart des Algériens ici ils vivent à Aversa, mais ce sont des ouvriers, ils ne vivent pas comme nous, tout le monde ne peut pas faire du commerce, quand même ! Dans les propos des commerçants, les autres communes de Campanie sont assimilées à la fois à des concentrations communautaires et à des lieux de travail dépendant, tandis que le quartier de la gare est davantage vu comme un lieu de travail autonome et de croisement de différents groupes. Ainsi, ces hommes revendiquent la marginalité de leur trajectoire par rapport à des parcours communautaires typiques.

Leur position, aux marges de leur groupe d’origine, est favorable au commerce, et les situe au cœur de la place marchande. Elle leur permet de jouer un rôle d’entre-deux entre les circulants de passage et les locaux. À cet égard, les intermédiaires commerciaux sont probablement ceux qui parviennent le mieux à tirer profit de leur position d’entre- deux. Ils démontrent la capacité de certains à mettre en œuvre des stratégies de promotion autonomes par rapport à des réseaux communautaires ou villageois (Boubakri, 2003). Cependant, cette profession, comme il a été vu plus haut demande d’avoir accumulé une certaine expérience migratoire et des compétences particulières qui ne sont pas à la portée de tous, du moins dans les premiers temps de la migration. De plus, si la position d’autonomie des migrants du quartier de la gare semble revendiquée et choisie, et peut effectivement constituer une ressource, elle n’en est pas pour autant toujours facile à vivre. Elle a des contreparties et ne résulte pas uniquement d’une liberté de choix.

405 III. UNE MOBILITÉ SOCIO-ÉCONOMIQUE LIMITÉE, ICI ET LÀ : DE L’AUTONOMIE À LA DOUBLE MARGINALITÉ ?

Malgré des formes rapides d’enrichissement, l’insertion des Maghrébins s’effectue dans une condition de marginalité et de précarité structurelle, qui se reflète dans leur vie affective et conjugale, tout comme dans leurs situations professionnelle et légale.

1. Une situation affective et conjugale suspendue entre deux mondes

L’ensemble des commerçants maghrébins du quartier de la gare se situe dans une position de double marginalité par rapport aux sociétés de provenance et d’accueil, comme en témoigne leur situation familiale et conjugale. En effet, ces hommes manifestent leur volonté de s’établir, de fonder une famille. Or, leur situation de ce point de vue est souvent loin de les satisfaire. Dans les quartiers étudiés, les taux de population féminine (12%31) et de population mineure (3,5%) parmi les Algériens sont très bas. Ces taux attestent de la rareté des couples algériens. Dans le cas des Tunisiens, la présence de femmes n’est pas négligeable puisqu’elle atteint 36% de cette population32, tandis qu’on comptabilise 50 mineurs, soient 21,7 % de la population tunisienne dans les quartiers Mercato-Pendino et San Lorenzo-Vicaria. De même pour la présence marocaine : cette présence quantitativement très faible (36 personnes dans les quartiers étudiés), se répartit de manière équilibrée entre hommes et femmes. Cependant, il est possible de se demander, en l’absence de données plus précises, si ces chiffres témoignent de formes de regroupement familial33. Les enquêtes que nous avons effectuées dans le quartier de la gare viennent contredire cette hypothèse.

31 Ce qui est néanmoins supérieur au taux de féminité de la population algérienne pour la Campanie qui s’élève à 6%, d’après les données sur les permis de séjour au 31-12-2001 (Caritas, 2002, 446). 32 Ce qui dépasse là aussi la moyenne régionale qui est de 19, 8 % d’après les données sur les permis de séjour au 31-12-2001 (Caritas, 2002, 446). 33 Les données sur le regroupement familial à Naples, bien qu’une demande officielle ait été effectuée à plusieurs reprises aux autorités administratives compétentes (questura et ministère de l’intérieur), ne nous ont jamais été communiquées. 406 Tableau 3.4 Maghrébins à San Lorenzo-Vicaria et Mercato-Pendino

Mercato (14)- San L. (11)- Total Pendino (15) Vicaria(10) HFTHFTHFTdont mineurs Tunisie 31 18 49 116 65 181 147 83 230 50 Algérie 34 5 39 89 12 101 123 17 140 5 Maroc 8 7 15 10 11 21 18 18 36 5 Commune de Naples, données au 31-12-2001

Aucun des Tunisiens rencontrés et interrogés, à une seule exception près, n’était marié avec une Maghrébine. Certains avaient tout au plus quelque histoire passagère avec des femmes arrivées par elles-mêmes, qu’ils ne considéraient pas comme des compagnes mais avec lesquelles ils entretenaient, selon un terme ambigu entendu à plusieurs reprises, des formes d’entraide. En effet, on assiste dans le quartier de la gare à une migration importante de femmes seules, sans lien nécessaire avec les économies circulatoires. Il s’agit souvent de femmes qui exercent la prostitution et dont la présence dans le quartier est attestée depuis le début des années 80 (Morniroli, ed, 2003). Aussi, il n’est guère certain que parmi les 83 Tunisiennes et les 16 Marocaines officiellement résidentes dans le quartier, la majorité soient des épouses de Maghrébins installés à Naples.

D’autres raisons, qui touchent à la situation légale et professionnelle de ces hommes, peuvent amener à penser que le regroupement familial est très limité dans le quartier : en Italie, les obstacles institutionnels à cette pratique sont nombreux et à Naples, elle tient du véritable parcours du combattant. Il convient en effet de répondre à des critères socio-économiques que les migrants ne peuvent en général guère satisfaire (un travail en règle, un logement aux normes) et qui à Naples relèvent de l’impossible étant donnée la dégradation du parc immobilier et les caractéristiques du marché du travail. Amin, intermédiaire de Zarkoun, titulaire d’un permis de séjour depuis 1989, déclare ainsi avoir voulu faire venir son épouse à plusieurs reprises, mais y avoir finalement renoncé devant les obstacles rencontrés. Au-delà de ces embûches d’ordre juridique, les hommes motivent l’absence de regroupement familial par leur situation à Naples, trop précaire pour permettre la venue de leurs proches : bien sûr, j’aimerais faire venir quelqu’un de ma famille en Europe mais à Naples non : tu as vu comment Naples fonctionne, je ne peux pas faire venir mon frère ici, je sais qu’il tomberait dans le haram, déclare Sofiane. En France, il y a des avantages sociaux. En Italie, un homme au chômage, qu’est-ce qu’il peut faire de sa femme ? les conditions de l’État ne sont pas les mêmes, ajoute Nabil.

407 Par ailleurs, le temps écoulé dans l’attente des documents, qui peut durer jusqu’à 5 ans, de l’arrivée en Italie à l’obtention de papiers en règle, a généré une forme d’éloignement par rapport au pays de provenance. Il semble y avoir de la part de ces hommes un désinvestissement de la relation au pays d’origine. Certes, les relations sont marquées par des allées et venues fréquentes, une fois les papiers de séjour obtenus, ou encore par des envois d’argent sporadiques en vue d’entretenir et d’aider la famille. Certains liens forts sont maintenus. Fayçal s’attache ainsi à l’éducation d’une petite sœur restée au pays. C’est pour le moment son unique projet en Tunisie, mais il tient beaucoup à maintenir ce lien. Il en parle avec tendresse : sa maman n’a pas l’argent pour s’en occuper. Alors on paie tout, au mieux. On l’a inscrite au collège, on lui achète des vêtements. Elle a 11 ans : elle est toute petite ! Cependant, certains indices témoignent d’un véritable détachement. Ces hommes ne font jamais d’investissements productifs et très rarement des achats immobiliers au pays d’origine, ce qui est lié à la difficulté qu’ils éprouvent à investir dans un projet personnel, à mettre de côté pour eux. Certains déclarent avoir pris une telle distance vis-à-vis de leur société d’origine qu’ils auraient de la difficulté à se sentir proches de femmes de leur pays. Cet éloignement prend parfois la forme d’un rejet, comme dans le cas de Fadil : tu sais, c’est bizarre, tes frères se marient, ils sont plus jeunes, mais ils se marient et toi tu restes là, tu donnes l’argent, mais t’es bloqué, ils se marient et toi tu ne bouges pas, tu peux pas, mais en fait je ne pourrais pas me marier avec une fille de là-bas, les traditions, tout, l’argent dépensé, ça me dégoûte à la fin, ce sont des hypocrites. Il est aisé de percevoir dans les déclarations de Fadil une forme d’amertume, liée à la dureté de sa vie en migration et à son impossibilité de se payer un mariage pour lui, alors que, paradoxalement, ses petits frères fondent des foyers. Les attentes vis-à-vis de ceux qui sont partis sont, au pays d’origine, toujours plus élevées que celles envers ceux qui restent. C’est pourquoi ces hommes, avant de se marier, doivent arriver à une certaine situation, qu’ils peuvent difficilement atteindre par les économies circulatoires car, comme nous le verrons plus loin, leur mobilité économique est, à un certain point, entravée.

L’absence de regroupement familial n’est pas compensée par la fréquentation de femmes italiennes. Les rares idylles finissent généralement mal, ce qui traduit une forme de marginalisation des Maghrébins de la part des sociétés locales. Cette prise de distance de la part des sociétés locales, bien plus qu’une distance de classe (car les femmes rencontrées sont de classes populaires), semble motivée par des formes de xénophobie. En effet, quand une idylle prend naissance entre une jeune femme italienne et un Maghrébin du quartier de la gare, les familles de ces femmes mettent tout en œuvre pour les séparer. À cet égard, si les relations économiques sont marquées par une ouverture sur Autrui, il n’en est pas de même pour les relations intimes. Ceux qui ont connu des flirts avec des Napolitaines ont dû rapidement s’en éloigner, sous peine d’être bannis de la place marchande. 408 Enfin, ces formes d’exclusion sont également pratiquées de la part du groupe des circulants de passage. Ainsi, c’est parce qu’il a transgressé cet ordre des choses, en tombant amoureux d’une circulante et en ayant une liaison avec elle, que le pionnier des intermédiaires, ayant rompu l’équilibre, a dû quitter la place marchande les mains sur la tête, selon l’expression de ses collègues. Mieux, il semble exister une relation intrinsèque entre la position d’entre-deux de ces individus et leur présence sur la place marchande : s’ils cherchent à regagner l’un des deux mondes, ils deviennent inutiles, et risquent d’être exclus. Aussi, ces hommes vivent durablement entre les deux groupes, et n’appartiennent jamais entièrement à aucun des deux. De ce point de vue, ils rappellent la figure de l’homme marginal de Park, qui vit entre deux mondes dans lesquels il est plus ou moins étranger (Park, 1928).

Par conséquent, la plupart des hommes rencontrés sont célibataires. Certains déclarent attendre de faire fortune et, dans le cas des Algériens, que l’orage passe au pays, pour faire un bon mariage. Cependant, au fil des années, leur situation suspendue se prolonge, telle celle de Mourad qui, à 40 ans, vit à Naples depuis 15 ans, et n’a toujours pas d’épouse : ça fait quinze ans qu’il est là, sans papiers, il peut même pas rentrer en Algérie, on veut tous qu’il se marie avec une femme du pays, nous on peut se charger de la faire venir, mais il veut rien savoir, déclare Samir au sujet de son ami. D’autres se sont enracinés affectivement malgré eux. Ils ont parfois rencontré à Naples des jeunes femmes qui partagent leur expérience de l’exil et se trouvent d’une certaine manière dans une position d’extranéité comparable à la leur. Il a été vu que certains ont des relations avec des Maghrébines venues seules, mais ces unions ne sont pas exemptes de fortes tensions. D’autres choisissent pour compagne des jeunes femmes originaires des PECO. Prennent alors naissance des relations qui se déploient sur trois pays ou plus, l’Italie, l’Algérie ou la Tunisie, et l’Ukraine, la Pologne ou la Russie : Faouzi, 30 ans, s’est ainsi fiancé avec Olga, une Russe âgée de 32 ans et mère de deux petites filles qu’elle a laissé chez elle, en Sibérie. Olga a choisi de venir à Naples pour rejoindre sa cousine Jelena, qui vit à la Duchesca-Maddalena, et est mariée avec un jeune Algérien avec lequel elle vient d’avoir un enfant. Ce choix doit également être mis en relation avec l’origine sociale de ces hommes. Comme il a été vu plus haut, cette origine tient à leur appartenance sociale à des couches moyennes, mais aussi à des formes de distinction mises en œuvre en migration. Le quartier dans lequel ces hommes vivent est un quartier populaire, et les jeunes Maghrébins, qui ont parfois fait des études supérieures, tout comme les jeunes femmes venues de l’Europe de l’Est, déclarent se sentir plus à l’aise avec des personnes ayant un niveau d’éducation similaire ou supérieur, et d’un niveau social plus élevé que celui des femmes italiennes du quartier. Ainsi Samir, Algérien âgé de 28 ans, fiancé depuis deux ans avec une jeune femme ukrainienne, nous explique les raisons pour lesquelles il préfère les jeunes femmes originaires des PECO aux Italiennes : ma copine me comprend, c’est pas comme les Italiennes. Je connais un seul Algérien qui s’est marié avec une Italienne. Cette fille, elle

409 vend des cigarettes dans la rue ; Franchement est-ce la peine de partir pour trouver « ça » ?

Une autre possibilité d’union fréquemment rencontrée est celle d’un mariage avec une femme maghrébine ou d’origine maghrébine vivant en France. Cette union est vécue comme une double solution puisqu’elle elle résout à la fois les problèmes de solitude de ces hommes et leurs difficultés à obtenir des papiers34. Et pourtant, nombre de ceux qui contractent ces mariages ne s’éloignent pas véritablement de Naples : la plupart du temps, ils mettent en place une activité de circulation commerciale entre leur nouveau lieu d’accueil en France et Naples. Va-et-vient commercial et va-et-vient affectif se mêlent alors. Ainsi, Mounir, de nationalité tunisienne, est âgé de 33 ans et vit à la Duchesca. Son épouse est également tunisienne mais vit en France à Nice. Mounir fait depuis 10 ans du va-et- vient commercial entre la France et l’Italie. Ces hommes mariés en France montent parfois des associations commerciales avec leurs épouses. Après une idylle avec une jeune femme de Pianura, Rachid, Algérien installé à Naples depuis plus de dix ans, a choisi de se marier avec une Algérienne de France qui vit à Lyon. Le mariage a eu lieu en 1999. Depuis, Rachid continue à pratiquer le va-et-vient entre Naples et Marseille, mais il fait de temps en temps un crochet par Lyon où sa femme tient une boutique qu’il contribue à approvisionner. On retrouve ici la discordance entre le projet et la réalité migratoires, qui est caractéristique de la trajectoire de ces hommes.

2. Une situation légale et économique précaire à Naples

La précarité peut être définie comme l’ensemble des situations au sein desquelles le sentiment de dépendance est moins violemment ressenti que dans l’exploitation mais où l’instabilité, la dimension provisoire et l’insatisfaction restent prédominantes (Bouillon, 2001, 27). Cette précarité se retrouve non seulement dans la situation affective et conjugale de ces hommes, mais aussi dans leurs activités, qui sont fragilisées par les obstacles locaux tout comme par l’exclusion institutionnelle à laquelle se heurtent leurs stratégies de promotion socio-économique.

34 On peut se demander pourquoi ces jeunes femmes (ou leur familles) acceptent une telle union, dans quelle mesure elles y trouvent un avantage. Sans pouvoir véritablement généraliser à partir des témoignages dont nous disposons, il semble qu’il s’agisse en général des jeunes femmes qui ont suivi un destin atypique (elles ont été déshonorées, nous dira-t-on, de façon brutale) qui sont promises à ces hommes (divorcées, filles- mères…). 410 Une situation légale fragile

La situation légale de ces hommes est dans une large mesure caractérisée par la précarité. Certains sont de véritables entrepreneurs sans papiers. Certains Algériens, parce qu’ils ont déserté, ou qu’ils n’ont pas payé d’impôts, se trouvent dans l’impossibilité de renouveler leur passeport : cette situation, à moins qu’ils ne parviennent à obtenir un statut de réfugié, bloque l’obtention des papiers35. D’autres ont connu une première expulsion, ce qui rend impossible le retour à une situation régulière. C’est le cas d’Abdel, Marocain, arrivé en Italie en 1999. Il est d’abord commerçant de rue à Rome, où il est rejoint par deux de ses frères. Il vend alors des fals’ achetés à Naples. Puis, il s’associe à l’un de ses fournisseurs, un grossiste algérien, en mars 2002. Il se lance alors dans la production-vente de fals’ tout en continuant à pratiquer des va-et-vient avec Rome. En juillet, il est arrêté dans le train en possession de contrefaçons et est expulsé au Maroc. Il revient à Naples en septembre et continue à vivre de la vente de contrefaçons. Il ne peut présenter de demande de régularisation lors de la procédure de 2002, car une fois prononcé un arrêt d’expulsion envers un étranger, la loi sur l’immigration interdit définitivement sa régularisation (loi 40/1998). Même quand ils possèdent un titre de séjour, la situation légale de ces hommes demeure très fragile. En effet, le renouvellement d’un permis de séjour ne peut avoir lieu que dans la mesure où les forces de l’ordre ferment l’œil sur certaines irrégularités, car les conditions légales du renouvellement sont beaucoup trop drastiques pour que les candidats puissent les remplir. De ce point de vue, la législation italienne contribue au maintien de ces hommes dans une situation de précarité. Or, les contrôles sur les fonctionnaires de police se sont récemment renforcés, à la suite de plusieurs scandales de corruption. Ainsi nombre de nos interlocuteurs ne parviennent pas à obtenir le renouvellement de leurs papiers et replongent dans la clandestinité après une phase de régularité. De la même façon, les activités économiques de ces hommes ne sont presque jamais déclarées, ce qui est lié aux difficultés légales auxquelles est confronté un étranger souhaitant ouvrir un commerce36, et sont, par conséquent, extrêmement dépendantes des fluctuations des contrôles sur la place marchande. Des amendes à répétition peuvent entraîner un surendettement envers ceux qui vous aident à reconstituer votre capital. De telles situations peuvent provoquer une fuite de la place marchande, quand un commerçant se trouve dans l’impossibilité de rembourser ses dettes.

35 Cela concerne deux hommes dans notre échantillon, mais selon les témoignages de nos interlocuteurs, cette situation est diffuse. 36 Par exemple, seuls dix Algériens et 7 Tunisiens sont inscrits au registre de commerce à Naples en 2001, selon la Chambre de commerce, sans que l’on connaisse précisément leur localisation, ni rien de leur type d’entreprise, ce qui renvoie au difficultés légales évoquées dans le premier chapitre. 411 Pièges et limites du commerce

Au-delà de ces difficultés de type légal, un certain nombre d’obstacles locaux s’opposent aux stratégies de mobilité socio-économique de ces commerçants. Ces obstacles révèlent une fois de plus la situation d’entre-deux de ces hommes. Certes, la mobilité et les ressources relationnelles sur lesquelles ils s’appuient dans leurs activités économiques procure aux jeunes Maghrébins un avantage par rapport aux Napolitains, qui sont uniquement dans l’ancrage local, et n’ont pas les mêmes capacités à tirer profit d’espaces distants. Ainsi, étonnamment, les Maghrébins du quartier de la gare semblent disposer de revenus économiques supérieurs à nombre de leurs voisins. Cela a toutefois un prix. Ces activités sont parfois comparées par nos interlocuteurs au jeu d’argent ou à l’usage de la drogue : elles sont risquées, et génèrent dépendance et fatigue. Azzedine explique ainsi à quel point il faut, pour bien travailler au sein de la place marchande, faire preuve de patience car les revenus sont aléatoires. Cette qualité, dit-il, lui manque cruellement : il faut prendre le temps seulement le temps, il faut la patience mais quoi tu es en Europe les jours passent vite, si tu n’as pas gagné d’argent, tu as le stress... Tu n’es pas à l’aise. Un jour comme ça j’ai pas travaillé mais il faut faire quelque chose. La semaine passée je n’ai pas travaillé mais...j’ai fait un truc vite vite j’ai gagné 450 euros, 450 euros équivalent 900,000 lires dans une seconde, ici c’est comme la roulette al casino. Adil témoigne de la grande fatigue et de l’angoisse que lui procure cette activité en particulier pendant les mois de d’été : j’ai pas de repos, pas une minute de congé. Sempre je calcule je travaille. Vraiment. Le premier mois, je dors pas. A cinq heures six heures du matin je dors, je dors ici. Les clients viennent. La porte est toujours ouverte. Je dors pas. Je peux pas continuer, si je continue je tombe malade. Alors je cherche une autre persone qui me fait la couture comme ça je partage la marchandise et je dors mieux. Je trouve une autre personne. Une femme italienne. Je lui donne la marchandise à 7 heures mais à 5 heures des fois je suis déjà chez les grossistes chinois. Un jour je dors ici, un jour je dors à la maison. Pour prendre une douche. Tu peux pas dormir tous les jours ici. Si tu dors tous les jours ici c’est la catastrophe. J’ai pas le temps de cuisiner. Je reste quinze jours vingt jours sans appétit. Je fais seulement le casse-croûte au restaurant tunisien. Les témoignages d’Azzedine et Adil nous placent devant un des paradoxes de l’économie informelle : d’un côté des formes d’enrichissement rapides, une capacité à gravir les échelons, une labilité des statuts ; de l’autre, des formes de dépendance et d’auto- exploitation demandant une disponibilité de tous les instants (Mozère, 1999).

Les formes d’enrichissement sont épisodiques (elles fonctionnent par coups) et sont surtout mises à profit dans des biens de consommation immédiate plus que réinvestis. Les Maghrébins du quartier pratiquent l’achat sporadique et ce n’est pas parce qu’ils produisent et vendent des fausses marques qu’ils se privent d’acheter le vêtement griffé de dernière mode… 412 Ainsi, dès leur arrivée à Naples, Faouzi et Mourad entrent dans le fals’ aidés par un compatriote. Ils commencent comme vendeurs mais passent rapidement à leur propre compte et ont désormais trois employés. Leur activité, très rémunératrice, leur permet de compenser l’impossibilité de rentrer au pays par les envois d’argent. Faouzi et Mourad louent avec deux compatriotes un appartement spacieux et agréable à la Duchesca pour un loyer d’un million 200.000 lires (environ 600 euros). Cet appartement soigné et aménagé comme un logement d’étudiant fait figure de point d’appui pour de nombreux circulants tunisiens de passage à Naples et sans papiers dans le besoin. Faouzi et Mourad n’ont toujours pas de papiers : comme l’explique Faouzi, l’impossibilité de rentrer au pays est compensée par une consommation qu’il qualifie lui-même d’excessive de vêtements, d’alcool et de sorties à la plage. Pour résumer, il n’y a pas de la part de ces commerçants d’accumulation primitive au profit d’autres investissements. C’est qu’il faudrait pour cela avoir un lieu où investir, et leur position d’entre-deux ne facilite pas ce genre de choix.

Par ailleurs, l’ancrage de certaines activités économiques illégales dans des réseaux locaux et familiaux fait obstacle aux stratégies d’enrichissement et de mobilité sociale des commerçants maghrébins. Le parcours de mobilité ascendante à peine commencé peut être interrompu par l’apparition dans leur quotidien de personnages liés à la criminalité locale. Cette intrusion, qui peut freiner notablement la réussite de certaines entreprises, se manifeste sous la forme d’une demande de pizzo (un pourcentage sur les bénéfices) ou encore par une proposition d’association. Sur ce point, les migrants, parce qu’ils ont développé des relations sociales dans le quartier, ne semblent pas toujours plus désavantagés que les entrepreneurs locaux. Celui qui demande un pourcentage est parfois l’ami, le voisin, le patron d’hôtel qu’on côtoie chaque jour et qui vous fait bénéficier de sa protection. Nos interlocuteurs insistent à plusieurs reprises sur le fait qu’il n’existe pas de discrimination dans ce domaine et que leur relation avec ces chefs de quartier ou de zone ne diverge pas de celle que pourrait entretenir un Napolitain. Il s’agit donc de bénéficier de soutiens locaux suffisamment puissants pour ne pas finir ruiné par cette intrusion.

En outre, certains commerçants, du fait qu’ils pratiquent la circulation commerciale ou participent de la structure d’accueil aux circulants, déclarent avoir été fragilisés par le déclin, même s’il demeure limité, de la place d’achat napolitaine. Les circulants transnationaux dont le point d’ancrage principal est le pays d’origine ont pu opérer les redéploiements nécessaires, en se dirigeant vers d’autres places d’achat par exemple. Mais les Maghrébins dont le point d’ancrage principal est la ville de Naples peuvent plus difficilement s’adapter aux évolutions de la géographie compétitive des places d’achat. Leur distance vis-à-vis de leur pays d’origine est souvent trop forte pour opérer les adaptations nécessaires.

413 Dernier obstacle aux stratégies de mobilité socio-économique de ces hommes : les commerces mis en œuvre par les migrants sont des commerces avant tout individuels, ce qui est une constante des activités informelles des Maghrébins à piazza Garibaldi. Au sein des économies d’opportunité, les solidarités sont fragiles. Cette fragilité est certes liée à la faiblesse des réseaux communautaires, mais elle est également due aux caractéristiques des activités économiques mises en place par les uns et les autres, qui ne permettent pas toujours l’accumulation nécessaire pour venir en aide aux autres. Cela contribue à limiter les formes d’entraide.

IV. RÉSOUDRE LE PARADOXE : UNE POSITION DE VOYAGEURS

Il a été vu que les hommes maghrébins du quartier de la gare sont issus de classes moyennes, se rendent en Italie avec des aspirations assez élevées, et considèrent Naples comme une simple destination de transit. Cependant, leur permanence se prolonge et est, parfois malgré eux, à l’origine de formes d’ancrage local. Elle génère un éloignement du pays d’origine. En même temps, ces hommes ne parviennent pas à s’insérer totalement à Naples. Leurs parcours d’ascension économique sont entravés, à un certain point de leurs trajectoires, pour des raisons qui touchent à la fois au type d’activité qu’ils pratiquent, à leur isolement de certaines ressources communautaire et à la précarité de leur situation juridique. Ils développent alors des formes de distinction par rapport à la société locale qui les marginalise. Quand ils ne sont pas célibataires, des unions peuvent se nouer avec des femmes qui partagent leur situation d’extranéité, ici ou en France. Ainsi, il existe un fort décalage entre le projet initial de ces hommes et leurs pratiques réelles, car leur situation se trouve indiscutablement à Naples, même si c’est dans la marginalité et les difficultés quotidiennes. Comment les hommes expliquent-ils ce paradoxe ? Quelle définition donnent-ils de leur situation ?

414 1. Résoudre mentalement le paradoxe : une position de voyageurs potentiels

Tout d’abord, le projet migratoire initial, celui d’une migration seconde vers le Nord, se perpétue sans jamais être pleinement réalisé. Le premier pays que j’ai vu c’est la France, explique Adil. J’ai visité bien. Mais le problème que j’ai, c’est qu’il n’y a pas de travail. Comment dire, je suis un clandestin : qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je pense ? Je pense de rentrer à l’Italie je travaille, je gagne, si c’est Dio avec moi, je gagne une somme d’argent et je rentre à la France et je fais le business automobile ou n’importe quel business il faut faire quelque chose à la France, parce que j’aime la France… je veux faire un déménagement total et m’installer en France. Moi j’ai combattu 6 ans pour sortir de l’Algérie, mais jamais, jamais j’aurais imaginé de vivre ici à Napoli. La position de ces hommes est en sursis, pour reprendre l’expression utilisée par Michel Péraldi au sujet des jeunes Maghrébins d’Istanbul. Ainsi, ils déclarent souvent n’aimer ni Naples, qu’ils qualifient aisément de tiers-monde, de poubelle de l’Europe, ni les Napolitains qui, tout comme leurs marchandises, sont accusés d’être fals’, c’est-à-dire roublards et menteurs. En ce sens, alors que dans nos représentations, Marseille et Naples sont parfois proches, parce qu’elles sont à la fois portuaires et déprimées, Naples, pour les Maghrébins du quartier de la gare, fait figure d’ anti-Marseille. Dans les récits, la France conserve une position idéale et la venue à Naples est toujours vécue comme un pis-aller, comme pour Fayçal : En France, il y a beaucoup de Tunisiens. Du Sud. Mais eux ils restent toujours, c’est pas comme ceux qui viennent ici. Ceux de France ils ne rentrent en Tunisie que pour les vacances. La France c’est mieux que l’Italie, on y vit mieux. Par exemple Marseille est presque arabe maintenant. Les Napolitains sont des ignorants, il me disent : où est l’Algérie, vicino al Brésil ? Il y a ici des personnes qui n’ont aucune idée de la géographie.

Pour éclaircir le paradoxe dans lequel se situent ces jeunes Maghrébins, il peut être utile de revenir sur la théorie des minorités intermédiaires d’Edna Bonanich (1973), évoquée dans la première partie de ce travail (ch.3 p.129). L’analyse d’Edna Bonanich mobilise des facteurs tel que l’état d’esprit des groupes pour comprendre leur pratique du commerce. Elle met en évidence que les minorités intermédiaires se situent dans une position contradictoire, entre permanence durable et mentalité de sojourner (le fait de percevoir sa position comme provisoire, d’être un voyageur potentiel, pour reprendre les termes de Georg Simmel). Cette position paradoxale serait, selon Edna Bonanich, favorable au commerce. Les minorités intermédiaires se lancent plus volontiers dans des activités indépendantes qui leur permettent éventuellement de plier bagage rapidement. La position de voyageur potentiel incite l’individu à choisir des métiers qui ne le lient pas au territoire pour de longues périodes. Le « sojourner » veut une vie portable ou rapidement liquidable…Les minorités intermédiaires sont connues pour leur absence d’entrepreneuriat industriel et

415 d’investissement dans le genre d’agriculture qui leur demanderait du capital (Bonanich, 1973, 585). Certes, les Maghrébins du quartier de la gare ne correspondent pas à la définition classique de la minorité intermédiaire puisqu’il s’agit de figures individuelles plutôt que collectives. Surtout, à la différence des minorités intermédiaires qui se tournent vers leur patrie (homeland), ces hommes se tournent vers d’autres destinations que le pays d’origine puisqu’ils considèrent, comme on l’a vu, leur parcours migratoire en Europe comme inachevé. Cependant, l’analyse d’Edna Bonanich conserve un intérêt pour notre cas d’étude du point de vue de la relation que ces hommes entretiennent avec leur lieu de permanence, et des conséquences de cet état d’esprit, de cette tournure vers un ailleurs rêvé. Les commerçants maghrébins du quartier de la gare n’ont de cesse de se projeter dans un Nord mythique, dont la signification est assez floue. En effet, le Nord dont parlent les Maghrébins est une entité vague à géométrie variable : il couvre tantôt les régions septentrionales de l’Italie, tantôt la France et parfois même des destinations plus lointaines. Dans les représentations de ces hommes, mobilité spatiale vers le Nord et mobilité économique ascendante se correspondent. Edna Bonanich montre également que l’état d’esprit des minorités intermédiaires est déjà présent au début du parcours migratoire, mais qu’il se renforce au contact de la société d’origine. De la même façon, dans le cas des Maghrébins du quartier de la gare, cette tournure d’esprit vers le Nord est présente dès le début du parcours migratoire, comme il a été vu au début de ce chapitre, mais elle se renforce au contact d’une situation d’exclusion locale. Comme le remarque Edna Bonanich, se penser toujours sur le point de partir engendre un état d’esprit favorable à la prise de risque. En se persuadant qu’ils quitteront bientôt les activités informelles, et qu’ils auront d’ici peu une vie stable, ces hommes s’autorisent à encourir davantage de dangers. Par la suite, la position de sojourner entraîne une dialectique, qui explique que le séjour se prolonge : elle aide la réussite de l’entreprise et par conséquent, rend le retour difficile (Bonanich, 1973, 592). Ainsi, la pratique d’activités commerciales, et la permanence à Naples qui en résulte, ne sont pas uniquement une réponse à une situation de marginalisation : la mise en œuvre d’un parcours de réussite, même s’il est limité, ainsi que le développement de formes d’ancrage dans la ville, rendent en retour un départ de Naples toujours plus difficile.

L’observation des trajectoires de ces hommes permet d’opérer une relecture de l’interprétation duale des dynamiques migratoires. Si ces hommes, en définitive, n’abandonnent guère le Sud pour le Nord, l’existence de ce mythe du Nord encourage une mentalité d’oiseaux de passage qui oriente et influence les carrières migratoires suspendues des Maghrébins. De ce point de vue, leur état d’esprit a des conséquences sur leurs pratiques de mobilité.

416 2. Résoudre le paradoxe de façon pratique : circuler

À la lumière de cet état d’esprit, de cette mentalité d’oiseaux de passage que développent les Maghrébins du quartier de la gare, il est possible de comprendre pourquoi rares sont ceux, parmi nos interlocuteurs, qui tiennent leur parole et partent s’installer au Nord. Dans le va-et-vient plutôt que dans l’éloignement total, les hommes interrogés ne cessent de quitter Naples et d’y revenir, le maximum de l’éloignement consistant à pratiquer la circulation commerciale entre Naples et d’autres lieux en Europe ou au Maghreb, comme on peut le voir dans les histoires de Nabil et de Sofiane.

Nabil commence son parcours professionnel en Italie par une activité fixe, celle de porteur pour un grossiste italien. Il est ensuite employé dans une poissonnerie à Portici. Selon lui, ce sont des problèmes de dos qui l’ont contraint à se mettre à son propre compte et à pratiquer le va-et-vient commercial. Pendant un temps, il vend des jeans de contrefaçon achetés à Naples à Paris. Puis, il se lance dans la circulation commerciale entre Naples et Marseille. Nabil change fréquemment de marchandise, cherchant toujours à exploiter des filons inexplorés : chaussures de cuir (achetées 130 francs à Naples auprès des grossistes algériens ou au marché de Poggioreale, il peut les revendre pour 180 francs à Marseille), vêtements de contrefaçons ou bibelots chinois… Autre activité rémunératrice, la vente de bijoux en or qu’il achète au prix de gros chez un bijoutier algérien de Naples, à 9 euros le gramme et qu’il peut revendre pour 15 euros (18 carats) à ses sœurs et à leurs amies qui vivent à Toulouse. Commerçant à la valise de fait, mais refusant d’être assimilé à ceux qu’il considère comme des délinquants, il dit préférer la vente dans les maisons au commerce de rue. C’est ainsi qu’il travaille essentiellement par commande pour des membres de sa famille et de son entourage. Pendant quelques temps, Nabil s’est installé chez ses sœurs à Toulouse. Nabil déclarait alors avoir rompu avec Naples, tout en s’y rendant fréquemment pour quelques achats, mais aussi pour le renouvellement de ses papiers. Depuis peu, il s’y est réinstallé et s’est lancé dans le tbizness de parfums achetés en France et revendus en Italie. Il alimente également en lunettes de soleil de contrefaçon les marchés de la Côte d’Azur. Il y a toujours une inadéquation entre les projets migratoires et professionnels de Nabil et la réalité de ses pratiques : quand il est à Naples, il parle de s’installer au Nord, à Vérone, Quand il est à Marseille, il parle de vivre en Nouvelle-Zélande ou au Canada pour obtenir un asile politique. Malgré les propositions répétées de ses amis de Vérone pour lui trouver un travail en usine et en dépit de ses continuelles déclarations d’intention (je vais me marier, je vais m’installer), il est, depuis que nous avons fait sa connaissance - en 1998 lors de notre travail de maîtrise - en perpétuelle mobilité et continue de vivre d’une économie du coup. Il se définit, dans un éclat de rire, comme un sans domicile fixe.

Nous rencontrons Sofiane en 2001, alors qu’il commence à se lasser de son activité d’intermédiaire commercial. C’est une période de creux et la place est peu fréquentée. Sofiane parle sans cesse de partir travailler en fabrique dans le Nord. Certains de ses amis, qui vivent à Oudiné, lui proposent constamment de lui trouver du travail en usine, mais Sofiane préfère finalement se lancer dans la production-vente de contrefaçons, à Naples, grâce à l’appui de deux amis qui la pratiquent déjà. Là aussi, les acheteurs se font rares en cette période. Il décide alors d’acheminer des contrefaçons entre Barletta, district productif textile situé dans les Pouilles, où les vêtements sont produits, et Naples, où ils seront vendus. Il revend sa voiture, en achète une autre un peu plus discrète, et commence cette activité qu’il pratique en binôme avec un associé italien. Celui-là il s’occupe de passer avant moi sur la route pour vérifier s’il n’y a pas de contrôle, c’est tout. Sinon c’est moi qui prends les risques. Au bout de deux mois, Sofiane décide d’abandonner cette activité : la marge prélevée par le grossiste de Barletta est trop élevée et les bénéfices ne valent pas le risque encouru. Surtout, il est arrêté durant un de ses déplacements. Les officiers de police lui font passer une nuit en prison, et après quelques mauvais 417 traitements, lui soutirent les 8000 euros qu’il détient en poche avant de le relâcher sans aucune charge contre lui. Il choisit alors de contacter Mahmoud Bou Fadil, un ancien intermédiaire basé à Pérouse auquel il propose de mettre en œuvre un commerce de sacs de contrefaçons fabriqués à Naples. C’est Sofiane qui se charge des voyages : là aussi le risque est élevé, mais Sofiane a contracté des dettes : il faut que je bouge, j’ai 8.000 euros de dette. Sofiane est alors contacté par un Tunisien qui vit en Belgique, un ancien de Naples. Ce Tunisien travaille pour une entreprise qui produit des vêtements sportifs de marque à Bruxelles. La tache de Sofiane consiste à faire passer les vêtements originaux à Naples, puis à en faire des contrefaçons pour les commercialiser en Italie. Il sera payé au pourcentage sur les ventes réalisées. Après avoir exercé cette activité pendant quelques semaines pour rembourser ses dettes, Sofiane décide d’interrompre ce travail trop risqué. Il revient alors à Naples, où il entre de nouveau dans la production-vente de contrefaçons à la Maddalena.

Dans les trajectoires de Nabil et Sofiane, la mobilité correspond à une stratégie économique plus ou moins efficace selon les conjonctures, les filières exploitées, les alliances contractées… Elle est aussi une manière de tirer profit de la connaissance qu’on a de la place napolitaine tout en ne s’y situant pas de façon permanente. La mobilité, muée en routine, se prolonge sur plusieurs années. Elle permet de rendre supportable le fait de continuer à fréquenter Naples, que ces hommes ont du mal à tolérer, mais qui demeure, malgré eux, leur principal point d’ancrage. Elle permet de s’éloigner sans engager de véritable rupture avec la ville, de résoudre de façon pratique une situation paradoxale. La mobilité est donc à la fois une réponse à une contrainte, celle de ne pouvoir s’installer de façon satisfaisante ni à Naples ni ailleurs, mais aussi une façon de se sentir toujours sur le départ et de rendre sa situation tolérable. Aussi, cette mobilité peut-elle être lue comme une ressource, mais une ressource faute de mieux, quand la sédentarité est devenue trop invivable. Elle peut également se muer en piège, dans la mesure où la conviction d’être de passage décourage les migrants de développer des ancrages. Naples n’est donc pas une étape dans un parcours migratoire, elle a bien une fonction de centralité pour ces hommes dans des parcours de va-et-vient qui mettent en relation la ville avec de multiples lieux, même si cette centralité n’est guère assumée. En d’autres termes, il existe, pour ces hommes, une tension entre le fait d’être de se considérer de passage, de ne pas prendre au sérieux son activité et sa présence à Naples, et le fait de rester et de développer des éléments d’ancrage et de territorialisation.



418 Naples et la mobilité, entre choix d’autonomie et solution faute de mieux

La situation des Maghrébins du quartier de la gare présente de nombreux paradoxes. Leur permanence à Naples se prolonge, sans que leur quotidien, marqué par la mobilité, le commerce informel et une vie affective souvent insatisfaisante, ne corresponde véritablement à leurs attentes. Les entrepreneurs maghrébins du quartier de la gare, une fois entrés dans les économies circulatoires, ne sont plus des errants, mais ils ne sont pas non plus complètement installés. Ces hommes vivent ainsi avec la tête ailleurs. En même temps, ils se créent, au fur et à mesure, et parfois malgré eux, des ancrages à Naples. Connaître la ville, qui conserve une place de choix dans les économies circulatoires, est pour eux une ressource importante, qui leur permet de développer des formes de mobilité sociale ascendante. En même temps, le parcours d’ascension sociale qu’ils entament est à un certain moment freiné. Particulièrement vulnérables du fait du caractère informel de leur activité, ils sont installés dans un statut incertain. Les entrepreneurs de la place ne sont pas toujours des sans-papiers. Ils pourraient donc faire le choix de partir. Et pourtant ces hommes se maintiennent, comme suspendus dans le temps, dans le quartier de la gare et dans leurs pratiques de va-et-vient. Cette installation en stand-by perpétuel, cette précarité durable est bien une caractéristique de la situation migratoire des Maghrébins de Naples. La mentalité d’oiseaux de passage, de potentiels voyageurs des migrants, tout comme l’importance des mobilités qu’ils pratiquent est à la fois une conséquence et une cause de leur situation. Si cet état d’esprit est une réaction à la situation de blocage dans laquelle ils se trouvent, elle leur permet de se maintenir, de donner un caractère supportable à leur situation actuelle, en même temps qu’elle ne favorise pas la mise en œuvre de stratégies sur place d’amélioration de leur situation. Ces hommes se trouvent ainsi dans une situation suspendue : leur mentalité d’oiseaux de passage leur permet de supporter la précarité de leur situation qui perdure, mais en même temps, elle leur interdit de se construire des liens plus solides sur place même si, malgré eux, ils développent des ancrages.



419 Conclusion

Au terme de cette partie, il est possible de tirer certaines conclusions sur la façon dont les migrants vivent dans la mobilité, ainsi que sur la manière dont celle-ci affecte leur existence. Les expressions parfois utilisées pour qualifier la circulation commerciale, telles que celle de semi-migration ou de migration incomplète ne sont guère satisfaisantes. La circulation doit être considérée comme une migration à part entière dans la mesure où elle introduit d’importants changements dans l’existence des individus. La circulation n’exclut pas des formes d’ancrage, ici et là-bas, ce qui nous éloigne du mythe romantique du nomade libéré de toute attache. Il convient de tenir compte de ces ancrages pour comprendre le sens donné par les individus à leurs pratiques circulatoires. La territorialisation des espaces du passage, en créant des attaches dans les parcours, témoigne également des formes d’ancrage développées par les circulants. La circulation ne libère pas non plus les individus de toute contrainte structurelle. L’espace des circulations commerciales est, au contraire, jalonné d’obstacles. Dans cet espace, les circulants sont soumis à la rigidité croissante des contrôles et à la vulnérabilité des places marchandes. L’adaptation à ces contraintes nécessite mobilité et flexibilité. Leur capacité à redéfinir constamment leurs trajectoires, à négocier leur mobilité en s’appuyant sur des ruses et des réseaux sociaux, déterminent les capacités circulatoires des uns et des autres. Il est possible, en premier lieu, d’instituer une ligne de démarcation entre ceux qui savent circuler, et qui disposent d’un pouvoir migratoire, et les autres (Tarrius, 1995). Le cas des femmes de Sousse qui, grâce à la circulation commerciale, parviennent à gagner en autonomie et en mobilité sociale au pays d’origine, en témoigne. En même temps, il a été vu que la mobilité peut également tourner à vide, comme dans le cas des Maghrébins du quartier de la gare. Ainsi, la mise en perspective de ces deux exemples permet de montrer que tous ne tirent pas profit de la même façon de la circulation commerciale : au regard de la situation des femmes de Sousse, qui parviennent à réinvestir leurs gains dans des projets au pays d’origine, la réussite sociale des hommes maghrébins du quartier de la gare semble en effet plus mitigée. Ainsi, envisager la circulation commerciale sous l’angle des carrières permet d’introduire la diversité des parcours, les réussites et les échecs, parfois les stagnations : les sociétés circulatoires (Tarrius, 2001) sont socialement stratifiées et différenciées. Si la mobilité transforme les hiérarchies sociales, elle n’est pas nécessairement la voie garantie vers une mobilité ascendante. La relation entre mobilité sociale et mobilité spatiale, tout comme la relation entre entrepreneuriat et mobilité sociale est complexe. Il n’est pas possible d’effectuer une correspondance directe entre le savoir-circuler de certains individus et la mise en œuvre de projets de réussite, car si certains Maghrébins disposent de compétences circulatoires assez développées (comme les intermédiaires commerciaux), ils ne parviennent pas pour autant à mettre en œuvre des stratégies de réussite évidentes. La circulation recompose les inégalités, mais ne les efface pas.

420 Par ailleurs, la mise en oeuvre de stratégies de mobilité sociale efficaces nécessite l’ancrage dans des lieux dans lesquels les bénéfices accumulés peuvent être réinvestis, ce qui n’est pas le cas pour les Maghrébins du quartier de la gare. 

421 CONCLUSION GÉNÉRALE

Au cours des années 80, l’agglomération de Naples a été saisie par des dynamiques circulatoires et d’échange mettant en relation des individus de provenances diverses. Le quartier de la gare, lieu principal de ces transformations, est devenu, en quelques d’années, de pôle de redistribution des émigrés méridionaux vers d’autres continents, puis vers les régions du triangle industriel et du Nord de l’Europe, un pôle de transit, de sociabilité et surtout de circulation commerciale pour des migrants étrangers. Afin de décrypter les enjeux et les logiques de cette circulation commerciale, il a été choisi d’effectuer un voyage en deux étapes : nous sommes partis de la place d’achat et de ses différents lieux et acteurs, pour ensuite dénouer les fils des motivations et des pratiques circulatoires, le long des itinéraires et des trajectoires socio-spatiales des migrants.

Les circulations commerciales, entre autonomie, cosmopolitisme et marginalité

Pour effectuer ce parcours en deux temps, il a d’abord fallu prendre des décisions théoriques et méthodologiques. Ce travail est parti du constat de l’insuffisance des approches classiques en termes de flux migratoires en Italie. L’approche duale, si elle est statistiquement correcte, génère la cécité sur les logiques de certains flux dans le Mezzogiorno, comme peut en témoigner une observation rapide des dynamiques migratoires dans les différents quartiers de Naples. L’approche duale est empreinte d’un regard national sur les faits sociaux (Beck, 2003). Il ne s’agit pas pour nous de considérer que l’échelle des États-Nations n’a pas d’effets déterminants sur les logiques migratoires. Elle est encore importante et même décisive en de nombreux points. Par exemple, les singularités économiques et institutionnelles de l’Italie, matérialisées dans les passages de frontière, influent quotidiennement sur les pratiques des migrants. Toutefois, l’échelle nationale est complémentaire à d’autres niveaux d’analyse. Elle constitue, dans l’ensemble des structures d’opportunité et de contrainte qui orientent les stratégies migratoires, un des multiples niveaux territoriaux.

D’autres modèles d’interprétation ont alors été convoqués. Du point de vue des théories de la migration, il a été choisi, à l’instar de travaux récents sur la circulation migratoire, de partir de la mobilité comme paradigme pour analyser les territoires des migrants. Une entrée par la mobilité permet de donner une importance particulière aux 422 notions de transnationalisme et de cosmopolitisme, utiles à la compréhension des formes socio-spatiales émergentes. La migration apparaît alors comme une catégorie de la mobilité, ce qui avait moins de sens à l’époque fordiste de la migration ordonnée. Catégorie significative, puisque l’étude des migrations illustre particulièrement bien les problématiques inhérentes aux nouveaux phénomènes de mobilité. En effet, la migration, plus que toute autre forme de déplacement, comporte la double nécessité de vivre entre des espaces distants, d’une part, et de se confronter à des individus d’autres appartenances, d’autre part. Néanmoins, la catégorie de la migration ne semble dévoiler qu’une partie des pratiques socio-spatiales étudiées, puisque les commerçants conjuguent une multiplicité de déplacements, à plusieurs échelles - à l’échelle régionale, entre les différents lieux de la place marchande napolitaine, à l’échelle internationale, entre ceux qui composent l’espace des circulations en Méditerranée - et sur différentes durées - temps court des déplacements d’achat et de vente, temps intermédiaires des choix de vie et de résidence, temps long des relations instituées entre la Maghreb et l’Italie du sud.

Du point de vue des théories de l’entreprise ethnique, nous avons choisi d’adopter une approche critique, attentive aux apports de ce champ d’étude, mais cherchant à l’adapter au contexte européen et aux changements introduits par les mobilités. Le modèle d’interprétation interactif doit, pour conserver son intérêt, tenir compte de l’articulation d’espaces distants, mais aussi de l’usage de ressources multiples de la part des migrants. Cela permet une lecture à la fois multiscalaire et relationnelle de la circulation commerciale à Naples.

De nombreux travaux sur la circulation migratoire et le transnationalisme font le choix de partir de l’étude d’un groupe communautaire ou national, afin d’appréhender la façon dont il se structure entre différents espaces, dans la dispersion et la mobilité. Notre choix de départ a été différent puisque c’est à la rencontre de différents groupes en un espace, l’agglomération de Naples, que nous avons décidé de nous situer. Ce choix permet d’aller au plus près d’une des dimensions des territoires étudiés, celle d’être des croisements de réseaux. Partir d’un espace permet également d’insister sur le poids des lieux et des ancrages, qui parfois échappe aux visions post-modernistes du nomadisme débridé. Dans le quartier de la gare de Naples, nous avons recherché dans le fourmillement du commerce quelques principes organisateurs, au-delà de l’impression visuelle d’un espace saturé par l’atmosphère du souk. La densité humaine de cet espace, les complémentarités et formes d’évitement entre différentes activités et différents régimes de mobilité sont alors apparues, au sein d’un quartier support à de multiples formes de territorialisation.

L’analyse s’est concentrée sur l’organisation spatiale du commerce et de la circulation, ainsi que sur les relations tissées entre les individus dans le cadre de ces pratiques et activités. À partir du constat de l’émergence d’une économie circulatoire à Naples, il a été 423 possible de mettre en évidence l’existence d’un dispositif commercial et cosmopolite, dont le quartier de la gare constitue l’épicentre. Ce dispositif est basé sur un ensemble de lieux entre lesquels les intermédiaires commerciaux, figures structurantes et structurées, assurent les liaisons. Au sein du dispositif - qui engage des acteurs très divers selon leurs régimes de mobilité, leurs nationalités, leurs statuts sociaux, leur sexe - la diversité ne semble pas constituer un obstacle. La capacité des uns et des autres à instaurer des proximités relationnelles, à construire des territoires en commun, et à partager des compétences cosmopolites est, au contraire, frappante. La formation de ce dispositif est le produit d’une interaction entre des structures de contrainte et d’opportunité et des ressources mises en œuvre par les migrants. La spécificité du tissu économique napolitain (présence de systèmes productifs locaux, importance de l’informel, prestige du produit italien), la situation de la ville en interface sur les grandes routes maritimes, les relations historiques entre le Mezzogiorno et la partie orientale du Maghreb, le temps récent de l’installation d’une communauté maghrébine en Campanie, les ressources des nouveaux venus qui se déclinent entre compétences relationnelles et savoir-circuler…Tous ces éléments concourent au développement de la place marchande. Toutefois, c’est également l’évolution institutionnelle des anciens pays d’immigration, qui a pour conséquence la relégation aux marges de l’Europe des nouveaux migrants, qui a entraîné l’émergence de Naples comme destination migratoire et d’achat.

À une échelle plus vaste, Naples s’inscrit dans un territoire réticulaire, lié aux économies circulatoires maghrébines, qui s’est développé hors de la tutelle des États. Ce territoire, s’il dépasse les rivages de la Méditerranée, a néanmoins la mer comme centre de gravité. L’appellation arabe de cette mer - Al Bahr Al Mutawassit : la mer centrale- prend ainsi toute sa signification (Aslafy-Gauthier, 2002). De lieu-croisement, Naples devient alors un pôle dans le vaste champ transnational des économies circulatoires, qui comprend une multiplicité d’espaces : lieux d’origine et de vente des commerçants, places d’achat, mais aussi routes du commerce. C’est à cet espace relationnel que nous avons souhaité consacrer la dernière partie de ce travail pour comprendre le sens de la mobilité comme mode de vie. L’observation des territoires des mobilités entraîne un double constat : celui de la porosité des frontières, malgré la rigidité croissante des politiques migratoires européennes, et celui de la multiplicité des ancrages territoriaux développés par les collectifs nomades, malgré la fluidité des circulations. Ces formes de territorialisation singulières ont lieu dans l’ordinaire du quotidien des circulations commerciales, sur les places marchandes comme sur les lieux du déplacement. C’est alors aux articulations entre mobilité et promotion sociale, entre circulation et réussite, que nous nous sommes intéressés, à partir de deux exemples pris au sein des collectifs maghrébins. L’exemple des commerçantes tunisiennes illustre à merveille combien la mobilité est un phénomène à la fois socialement déterminé et socialement transformateur. Dans le cas de ces femmes, la mobilité, qui est entachée d’un parfum de prohibition, est fortement négociée, mais elle permet de conquérir des pouvoirs financiers 424 et de décision, ainsi que de nouveaux territoires au lieu d’origine : conquête d’espaces professionnels au sein de l’espace domestique, conquête de l’espace public à travers la fréquentation du souk. Les bénéfices de la circulation sont réinvestis dans des projets - certes limités, mais réalisés - d’autonomisation et de promotion socio-économique au lieu d’origine. Dans les sociétés de départ, la circulation n’introduit pas simplement du changement éphémère : elle transforme durablement les positions des uns et des autres et permet la conquête de nouveaux territoires. Pour les hommes maghrébins installés à Naples, le bilan est beaucoup plus mitigé : la circulation semble correspondre autant à une contrainte, liée à leur mise au ban des sociétés de départ et de la société italienne, qu’à un choix. Elle devient, au final, un état d’esprit, permettant de vivre dans des situations précaires. Elle est génératrice d’autonomie, mais difficilement réinvestie dans des formes de promotion.

Deux conclusions peuvent être tirées de ces exemples. Tout d’abord, la circulation ne peut être envisagée sans tenir compte de la dimension d’ancrage dans des lieux que comporte le quotidien des individus. Cette dimension d’ancrage détermine le sens que prend la circulation. Elle permet de comprendre à la fois le contexte et les circonstances du choix de circuler, mais aussi la façon dont la circulation est réinvestie en des lieux précis. Par ailleurs, en termes de mobilité socio-économique, la circulation commerciale est une réalité sociale contrastée, qui amène des réussites mais aussi des échecs et des stagnations. Elle peut être une formidable ressource, mais elle peut également constituer un piège.

Après avoir insisté sur le rôle de creuset de la métropole parthénopéenne, ou encore sur la capacité d’autonomisation que génère la mobilité, on pourrait s’étonner que ce travail s’achève sur une note assez pessimiste. C’est que ce dernier exemple permet de faire émerger la complexité de la relation entre mobilité spatiale et mobilité sociale. Si la mobilité spatiale est génératrice de nouveaux cosmopolitismes et de mécanismes d’autonomisation de certains individus par rapport à leurs milieux d’origine et d’accueil, elle n’engendre pas toujours pour autant des formes de réussite socio-économique. L’autonomie peut avoir un prix, que paient chèrement les précaires durables du quartier de la gare, celui d’être bloqués dans une situation d’entre-deux, entre ici et là-bas. C’est ce que l’on a essayé de montrer dans la troisième partie de cette thèse, où les contraintes qui pèsent sur les commerçants ont été évoquées à plusieurs reprises. Envisager les circulations en termes de carrières, de trajectoires socio-spatiales permet ainsi de souligner les impensés d’une approche en termes de cosmopolitisme. L’ouverture sur autrui déployée dans le face-à-face commercial, les proximités sociales inédites qui ont lieu dans les situations de circulation ne doivent pas masquer les situations de stagnation ou d’infortune. Aussi, si le cosmopolitisme n’est pas la moindre compétence des petits, c’est une arme du faible, qui n’exclut pas des formes de marginalisation (de Certeau, 1990). Cette situation paradoxale est même le propre de l’Étranger, à la fois cosmopolite et doublement marginalisé (Park, 1928 ; Simmel, 2000).

425 La mobilité, une grande perturbatrice

Quoi qu’il en soit, la mobilité joue bien le rôle de grand perturbateur annoncé au début de ce travail. Elle bouleverse nos certitudes, dans la mesure où elle transforme en profondeur les hiérarchies sociales et spatiales. À la lumière des mobilités, le plus petit, le plus pauvre, peut disposer de plus de ressources que le grand, le sédentaire, l’établi, notamment en termes de compétences spatiales et cosmopolites. Le moins légitime, le Maghrébin installé à la Duchesca par exemple, peut avoir des compétences supérieures à celles de l’habitant historique du quartier. Il a également été vu que les femmes gagnaient en autonomisation à travers la circulation. Si les réussites sont très inégales, et rarement éclatantes, la circulation a bien pour effet une transformation des hiérarchies sociales.

Surtout, les mobilités bouleversent nos hiérarchies spatiales, par le renversement des lieux de centralité classiques de la migration au profit de certains pôles commerciaux en Méditerranée, dans des espaces considérés comme socialement et économiquement marginaux. Naples n’est pas une concentration communautaire majeure à l’échelle de l’Italie, si l’on observe la population étrangère résidente dans le pays. En revanche, elle est une centralité spécifique. Il ne s’agit pas ici de nier les difficultés de Naples, dont le processus de régénération se poursuit, mais rencontre de sérieux obstacles. Il s’agit plutôt de comprendre la capacité des migrants à tirer profit de la situation actuelle, en rupture de charge, de la ville. De ce point de vue, Naples ne fait guère exception. En Europe, les centralités commerciales des Maghrébins se nomment Marseille, Alicante, Ceuta et Melilla, mais aussi Paris, pour certains de ses quartiers tels que Barbès et la Porte de Clignancourt. Ce sont, en d’autres termes, les espaces imparfaitement soumis à un ordre économique hégémonique, villes-port et villes-frontière, mais aussi villes marginales ou lieux marginaux à l’intérieur des villes, espaces considérés comme pauvres, qui semblent attirer les flux de circulants commerciaux (Péraldi, 2001 a). Ces lieux de l’entre-deux font figure de lieux ressources, dans la mesure où ils permettent au mieux l’exploitation des différentiels. Ainsi, en même temps qu’elle se nourrit des déséquilibres, la circulation commerciale les subvertit et remet en cause les oppositions entre marge et centre. Cela permet, non pas de considérer que les hiérarchies des lieux n’existent plus, mais que les mobilités chamboulent certainement les oppositions simplificatrices entre un nord attractif et un sud- espace de transit.

426 La mobilité n’est pas seulement un grand perturbateur des hiérarchies, elle est également, comme nous l’avions souligné au début de ce travail, une catégorie qui dé- catégorise, quitte à soulever certains paradoxes. La singularité des phénomènes observés permet en effet de remettre en cause certaines oppositions habituellement établies.

L’opposition économie formelle / économie informelle

Loin d’être confinées au domaine de l’arrangiarsi, les économies circulatoires conjuguent les registres du formel et de l’informel. C’est même la possibilité de passer de l’un à l’autre, ou de combiner les deux qui permet d’expliquer l’attractivité de la ville de Naples. Cette compénétration peut être observée en de nombreux moments et lieux, de la production dans les districts napolitains jusqu’à la vente dans les boutiques ; de l’achat dans la centrale flambant-neuve à l’approvisionnement auprès des grossistes du fals’ ; des transitaires aux douaniers. Il convient ainsi de déjouer ce qui, à travers la marginalité de Naples, nous renverrait à une trop grande homogénéité de la situation économique de la ville. Certes, le tissu économique napolitain souffre de faiblesses structurelles, ce que la perspective duale fait particulièrement bien émerger. Cependant, la capacité de la part des migrants de se saisir non seulement des poches d’informalité les plus marginales et archaïques (celle des petits métiers de la rue, planche de salut des populations marginalisées), mais aussi les plus contemporaines, comme celle de l’émergence de districts industriels et d’une plate-forme multimodale, au cœur d’une géographie post- fordiste de l’Italie, est frappante. À cet égard, il était nécessaire, pour comprendre ces articulations, de ne pas nous limiter à la commune chef-lieu, mais d’englober l’agglomération, qui a connu de notables transformations socio-économiques durant ces vingt dernières années. De la même façon, l’observation aux frontières et dans les pays d’origine des commerçants, à la douane tunisienne ou dans les boutiques des commerçantes, permet de déjouer cette opposition. Ainsi, plus qu’une distinction entre formel et informel, ou encore entre visibilité et invisibilité des activités économiques, c’est davantage une opposition entre activités criminelles et activités informelles non criminelles qui doit être opérée pour comprendre les activités des migrants commerçants. Cela ne signifie pas que les migrants ne sont pas confrontés à l’existence de réseaux criminels, qui peuvent à l’occasion exercer leur violence sur eux. La est fort présente sur la place marchande et les demandes de pizzo sont fréquentes. Cependant, les commerçants maghrébins en sont les victimes, à l’instar de nombreux commerçants italiens établis. Ils ne participent pas directement aux activités de la Camorra. Cette non-pénétration des économies criminelles est une véritable condition du maintien de l’autonomie du dispositif.

427 La dichotomie identité/altérité ou appartenance communautaire/cosmopolitisme

Par ailleurs, les acteurs des économies circulatoires s’appuient sur une multiplicité d’appartenances dans leurs stratégies commerciales, comme dans l’organisation de leurs circulations. C’est tour à tour l’appartenance à une communauté transnationale maghrébine, à une région ou à un quartier de ville, à une religion, ou encore des appartenances de genre qui sont évoquées et croisées, dans un jeu entre particularisme et cosmopolitisme, dans une mise en tension constante de l’altérité et de l’identité. La mise en avant de sa différence ou de sa ressemblance dans l’interaction renvoient en effet à la même finalité : la création d’un lien social. Dans une perspective simmélienne, qui met en évidence la tension qui existe dans chaque individu, et particulièrement chez l’Étranger, entre distance et proximité, entre altérité et identité, cela n’est guère surprenant. Pour Ulrich Beck, c’est une constante de la société cosmopolite qui s’annonce que cette non-contradiction entre provincialisme et cosmopolitisme (2003). Cela peut probablement être généralisé à d’autres groupes sociaux que celui que nous avons étudié, mais dans le cas des migrants commerçants, cette capacité cosmopolite à composer, à improviser avec la différence, est particulièrement surprenante. Le cosmopolitisme n’est donc pas la chasse gardée des élites de la mondialisation par le haut, contrairement à ce qu’affirmait Ulf Hannerz (1996 b).

La dichotomie mobilité/territoire

Le dépassement de ces oppositions s’inscrit dans l’espace, et est à l’origine de formes de territorialisation singulières, de territoires autres. Les territoires circulatoires combinent espaces de formalité et d’informalité, espaces de visibilité et d’invisibilité, tout en se distinguant fortement des territoires de la criminalité. Il existe par ailleurs des appropriations territoriales diverses, dans le quartier de la gare ou sur les routes du commerce, selon les appartenances des uns et des autres. Ces micro- appropriations, qui s’effectuent selon l’origine régionale, le sexe, la nationalité ou la profession, participent à la construction d’un territoire commun. À l’image de la diversité des sociétés circulatoires, les territoires cosmopolites se fondent sur la coexistence de groupes et d’individus différents, qui sont des hommes et des femmes, des étrangers et des autochtones, des sédentaires et des circulants. Au-delà des dichotomies qui viennent d’être évoquées, c’est le couple mobilité/territoire que nous avons souhaité réconcilier dans ce travail. La fluidité des pratiques et la mouvance des trajectoires n’excluent pas des transformations notables des espaces, des formes de territorialisation, parfois labiles, parfois durables et consolidées dans le temps des pratiques routinières. C’est ce caractère dynamique, entre continuité et recompositions qui caractérise le mieux les territoires de la circulation. 428 Dépasser l’opposition mobilité/territoire permet également de mettre en discussion une vision essentialiste des identités territoriales, selon laquelle les identités se constituent sur la base d’une appartenance territoriale et d’un enracinement spatial pré-établis. Les identités de nos interlocuteurs se constituent dans la distance et la mobilité, entre ici et là, mais aussi dans les proximités qui viennent à s’établir dans les lieux du commerce et du croisement de différents collectifs.

Limites et lignes de recherche futures

En mettant en perspective, dans leurs multiples articulations, un espace et une notion, l’agglomération napolitaine et la circulation commerciale, nous espérons tout à la fois offrir des clefs d’interprétation aux dynamiques qui saisissent certaines portions des villes méditerranéennes, et avoir permis d’avancer dans l’appréhension des nouvelles formes migratoires.

Ce travail comporte néanmoins les limites que l’on peut objecter à une approche qualitative aux phénomènes socio-spatiaux. Si nous ne croyons pas aux oppositions entre méthodes qualitatives et quantitatives, force est de constater que cette dernière a été souvent négligée, ce qui a trait à la spécificité de notre objet de recherche. Les résultats exposés dans ce travail fournissent des pistes quant à l’impact des circulations commerciales dans les sociétés d’origine comme dans les lieux d’achat. Cependant, il aurait été intéressant de pouvoir évaluer précisément les effets des circulations commerciales sur les chiffres d’affaires des commerçants locaux à Naples, ou encore d’offrir une évaluation plus précise des flux de commerçants qui mettent actuellement en relation le Maghreb et l’Italie. Cela aurait demandé des moyens que nous ne possédions pas ; cela aurait constitué une autre recherche. Une autre piste pourrait être l’investigation, en amont des phénomènes étudiés, des relations entre entrepreneuriat italien et entrepreneuriat productif migrant, en particulier l’entrepreneuriat chinois. Nous l’avons évoquée, mais elle n’a pas été approfondie : elle est pourtant probablement au cœur des évolutions de la géographie productive de l’Italie, notamment de celle des districts industriels de la Troisième Italie.

L’étude du cas napolitain laisse en suspens un certain nombre de questionnements. Il est possible de se demander si nous sommes face à des formes généralisables ou à une spécificité des pays sud-européens. En Italie, les ambiguïtés des politiques migratoires, qui encouragent les fonctionnements en réseaux et les ajustements spontanés, appuient de telles formes d’insertion. Cependant, cette tendance des institutions italiennes, à savoir l’absence de véritables politiques d’intégration pour les nouveaux venus, n’illustre-t-elle pas plus généralement l’évolution des politiques migratoires européennes ? En caricaturant un peu le trait, ne pourrions-nous pas considérer que les États d’Europe du Sud constituent une avant-garde des pays européens ? Nous sommes partis de cette hypothèse, mais il

429 conviendrait certainement de l’étayer. Seule une étude comparative pourrait apporter des réponses à ce type de questionnements. Il pourrait également nous être objecté d’avoir négligé des formes de migration plus banales, moins visibles, moins flagrantes et, par conséquent, d’avoir coupé le monde de la circulation commerciale, qui est minoritaire, d’autres mondes de la migration. Le commerce présentait l’avantage méthodologique d’une forte visibilité dans l’espace public, qui permettait plus facilement d’enquêter. Surtout, passer à travers le miroir grossissant du Mezzogiorno et des circulations commerciales permettait de cerner au mieux les nouvelles migrations, et de lutter contre une vision du migrant qui nous a souvent frappé dans nos lectures sur l’immigration en Italie : celle d’un être privé de toute capacité d’initiative. La courte observation menée dans les différents quartiers d’immigration à Naples, qui est présentée à la fin du premier chapitre, offre déjà quelques pistes pour la compréhension d’autres groupes que celui des commerçants. Elle permet de souligner la diversité des situations migratoires, des activités, des pratiques et des projets qui sont autant de localisations et de rapports sociaux inscrits dans l’espace, dans le contexte d’une métropole napolitaine en transformation. Elle a surtout permis de mettre en évidence l’importance des circulations pour toutes ces populations. Insister sur le caractère diffus et multiforme de la circulation à Naples permet de considérer que la circulation commerciale ne doit pas être lue comme une situation exceptionnelle, mais bien comme une des facettes de la diffusion contemporaine des mobilités. Cette observation demeure toutefois bien insuffisante. D’autres formes migratoires, encore peu documentées, devraient être explorées en Italie. Il conviendrait d’enquêter sur des formes plus discrètes d’insertion pour comprendre si les mêmes logiques d’autonomisation et de cosmopolitisation sont en acte et, surtout, la manière dont ces mécanismes agissent. Cette investigation, nous souhaiterions la mener auprès des populations les plus marginales et souvent considérées comme sans ressources, telles que les femmes prostituées.

À l’inverse, dans les pays d’origine des migrants, il conviendrait d’étudier plus précisément la relation entre ceux qui restent et ceux qui font le choix d’émigrer (Faist, 1997). La situation des circulantes tunisiennes devrait ainsi être mise en relation avec les formes d’autonomisation que connaissent actuellement d’autres femmes tunisiennes, par le biais de la conquête de nouveaux espaces professionnels par exemple (Berry-Chikhaoui, 2000 ; Jomni, 2000).

Ce travail s’est cantonné essentiellement à l’étude des réseaux maghrébins : cet aspect des circulations commerciales à Naples est probablement le plus visible et le plus facile à observer, puisqu'il implique des déplacements sur d’assez courtes distances. Cependant, d’autres relations d’échange, telles que celles qui mettent en relation Naples et l’Afrique occidentale, en particulier le Sénégal et le Nigéria, ou encore Naples et les PECO, mériteraient une investigation en profondeur.

430 Aussi, malgré notre tentative de décrypter au plus près l’espace du quartier de la gare, il faut nous rendre aux conclusions déjà évoquées de Lamine, un de nos interlocuteurs tunisiens, et considérer que nous n’avons éclairé qu’un tout petit fragment de la réalité.

Je ne pense pas, aujourd’hui, qu’il existe quelqu’un au monde qui connaisse piazza Garibaldi telle qu’elle est réellement. Il y a différents mondes à Piazza Garibaldi, mais tellement de mondes ! … C’est vraiment un autre monde, un monde dans une place, piazza Garibaldi.

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466

TABLE DES ILLUSTRATIONS

CARTES

Introduction

Carte 1. Présentation du terrain d’étude. L’agglomération de Naples 17 Carte 2. Routes commerciales empruntées et lieux d’enquête à l’échelle internationale 18

PARTIE I

Carte 1.1 Permis de séjour en Italie (2001) 26 Carte 1.2 La population étrangère en situation régulière en Italie (2001) 27 Carte 1.3 Les transferts de résidence des populations étrangères (1999) 32 Carte 1.4 Population étrangère féminine 43 Carte 1.5 Les quartiers de Naples 56 Carte 1.6 Population étrangère résidente à Naples 60 Carte 1.7 Mineurs étrangers résidents à Naples 61 Carte 1.8 Sri-Lankais résidents à Naples 67 Carte 1.9 Philippins résidents à Naples 67 Carte 1.10 Cap-Verdiens résidents à Naples 68 Carte 1.11 Dominicains résidents à Naples 68 Carte 1.12 Péruviens résidents à Naples 69 Carte 1.13 Somaliens résidents à Naples 69 Carte 1.14 Brésiliens résidents à Naples 70 Carte 1.15 Éthiopiens résidents à Naples 70 Carte 1.16 Colombiens résidents à Naples 71 Carte 1.17 Érythréens résidents à Naples 71 Carte 1.18 Albanais résidents à Naples 78 Carte 1.19 Yougoslaves résidents à Naples 78 Carte 1.20 Polonais résidents à Naples 80 Carte 1.21 Ukrainiens résidents à Naples 80 Carte 1.22 Chinois résidents à Naples 82 Carte 1.23 Tunisiens résidents à Naples 82 Carte 1.24 Algériens résidents à Naples 83 Carte 1.25 Sénégalais résidents à Naples 83 Carte 1.26 Nigérians résidents à Naples 84 Carte 1.27 Marocains résidents à Naples 84

467

PARTIE II

Carte 2.1 Le quartier de la gare de Naples. Délimitations possibles et délimitation choisie pour l’étude 158 Carte 2.2 Le quartier de la gare. Quartiers administratifs et quartiers historiques 159 Carte 2.3 Les territoires du passage Mobilités quotidiennes dans le quartier de la gare 166 Carte 2.4 Les territoires de la petite criminalité 169 Carte 2.5 Territoires de l’errance et de la marginalité 173 Carte 2.6 Les marchés à Naples 177 Carte 2.7 Marchés et commerces de rue dans le quartier de la gare 178 Carte 2.8 Densités de population par quartier à Naples (1999) 179 Carte 2.9 Les hôtels dans le quartier de la gare 188 Carte 2.10 Commerces communautaires et lieux d’agrégation dans le quartier de la gare 192 Carte 2.11 Les lieux de la prostitution dans le quartier de la gare 201 Carte 2.12 La Duchesca-Maddalena. Production et vente de contrefaçons 205 Carte 2.13 Résidents marocains dans l’agglomération de Naples 217 Carte 2.14 Les circulations commerciales marocaines au départ de Naples 219 Carte 2.15 Résidents algériens dans l’agglomération de Naples 223 Carte 2.16 Les circulations commerciales des Algériens au départ de Naples 226 Carte 2.17 Résidents tunisiens dans l’agglomération de Naples 229 Carte 2.18 Les circulations commerciales des Tunisiens au départ de Naples 239 Carte 2.19 L’évolution des commerces sur la piazza Mancini (1999-2004) 245 Carte 2.20 Les grossistes chinois dans le quartier de la gare 252 Carte 2.21 Lieux d’achat en gros pour les circulants dans le quartier de la gare 254 Carte 2.22 Petits métiers informels dans le quartier de la gare 257 Carte 2.23 La place marchande napolitaine : lieux fréquentés et principaux axes empruntés 266 Carte 2.24 Résidents étrangers dans l’agglomération de Naples 267 Carte 2.25 Résidents chinois dans l’agglomération de Naples 272 Carte 2.26 Appropriation par métier, par sexe et par appartenance ethnique 321

PARTIE III

Carte 3.1 Principaux lieux d’achat des circulants commerciaux 331 Carte 3.2 La Tunisie. Carte de localisation 335 Carte 3.3 Naples et le redéploiement des trajectoires algériennes (1995-2004) 343 Carte 3.4 Lieux d’achat des commerçantes de Sousse 362 Carte 3.5 Lieux de vente des commerçantes de Sousse 371 Carte 3.6 Quartiers de résidence des femmes de Sousse 376

468

GRAPHIQUES ET FIGURES

PARTIE I

Graphique 1.1 Distribution régionale de la population étrangère (1991-2001) 28 Graphique1.2 Évolution de la population étrangère résidente par aire régionale 30 Graphique 1.3 Évolution de la population étrangère résidente (Sud et îles) 30 Graphique 1.4 Renvoi aux frontières aériennes, maritimes et terrestres 38 Graphique 1.5 Activités des centres de permanence temporaire 38

PARTIE II

Graphique 2.1 Évolution de la population résidente (1951-1999) 181 Graphique 2.2 La présence marocaine en Campanie et en Italie (1990-2002) 216 Graphique 2.3 La présence algérienne en Campanie et en Italie (1993-2001) 222 Graphique 2.4 L’évolution de la présence tunisienne en Campanie et en Italie (1990-2002) 230 Graphique 2.5 a et b Minimum des départs et des arrivées au port de Trapani pour la Tunisie (2000-2003) 233 Graphique 2.6 La présence chinoise en Italie et en Campanie (1990-2002) 248 Figure 2.1 Les acteurs des économies circulatoires 262 Figure 2.2 Le dispositif commercial et circulatoire dans l’aire urbaine de Naples 290 Figure 2.3 Production et distribution des vêtements de contrefaçons : coupe d’un immeuble 297 Figure 2.4 Production et commercialisation du fals’ 298

PARTIE III

Figure 3.1 Les réseaux des commerçantes de Sousse (1) 374 Figure 3.2 Les réseaux des commerçantes de Sousse (2) 375

469 TABLEAUX

PARTIE I

Tableau 1.1 Demandes de régularisation en 2002 31 Tableau 1.2 Les structures d’accueil en Italie 33 Tableau 1.3 Achat de biens immobiliers de la part d’étrangers extra-communautaires 34 Tableau 1.4 Permis de séjour pour raisons familiales 35 Tableau 1.5 Permis de séjour pour raison de travail, par type de travail et par aire territoriale 36 Tableau 1.6 Taux de chômage par aire territoriale 39 Tableau 1.7 Etrangers en Italie (trente premières nationalités, 1991-2001) 44 Tableau 1.8 Permis de séjour par sexe pour les principaux pays d’origine, 1992 et 2000 46 Tableau 1.9 Résidentes féminines par région et par commune chef-lieu de région 52 Tableau 1.10 Population étrangère résidente à Naples au 31/12/2001 57 Tableau 1.11 Une typologie de la présence étrangère à Naples 62

PARTIE II

Tableau 2.1 La grande distribution en Italie (m2/1000 hbts) 174 Tableau 2.2 Le commerce dans la province de Naples 175 Tableau 2.3 Commerce et emploi dans les quartiers étudiés 175 Tableau 2.4 Évolution de la population résidente dans la commune et la province de Naples 181 Tableau 2.5 Logement : superficie moyenne (m2/hbt) 182 Tableau 2.6 Taux de scolarisation des jeunes 182 Tableau 2.7 Taux d’analphabétisme et diplômés 183 Tableau 2.8 Étrangers présents et résidents (1991) 184 Tableau 2.9 Hôtels et restaurants dans le quartier de la gare 185 Tableau 2.10 Typologie des clientèles circulantes à Naples 213 Tableau 2.11 Liaisons aériennes entre Alger et l’Italie 227 Tableau 2.12 Le développement des lignes maritimes entre la Tunisie et l’Italie 231 Tableau 2.13 Liaisons aériennes entre la Tunisie et l’Italie 231 Tableau 2.14 Statistiques du port de Trapani 231 Tableau 2.15 Les jours de départ des liaisons Italie-Tunisie 232 Tableau 2.16 Liaisons aériennes entre la Libye et l’Italie 241

PARTIE III

Tableau 3.1 Autocars partant de Naples chaque semaine pour Marseille 342 Tableau 3.2 Lieux de vente des commerçantes 369 Tableau 3.3 Souks fréquentés par les commerçantes 370 Tableau 3.4 Maghrébins à San Lorenzo-Vicaria et Mercato-Pendino 407

470

PHOTOGRAPHIES ET ILLUSTRATIONS

PARTIE I

Photographies 1.1, 1.2, Les bipiani de Ponticelli 73 Photographies 1.3, 1.4 Les bipiani de Ponticelli 74 Photographies 1.5, 1.6 Le casale de Pianura 77

PARTIE II

Photographies 2.1, 2.2 Un carrefour de transports internationaux 167 Photographie 2.3 Suk Arabo, l’épicerie de la via Milano 194 Photographie 2.4 Dans une boutique d’Annaba, des chaussures chinoises achetées à Naples 227 Photographie 2.5 Le célèbre Sergio Cerruti, place de la gare 236 Photographie 2.6 Une boucherie locale devenue hallal 244 Photographie 2.7 Idea per viaggiare, une boutique qui résiste 244 Photographie 2.8 Une boutique chinoise 249 Photographie 2.10 Gardiens de carrozzini 257 Photographies 2.11, 2.12 Organiser un conteneur au port 258 Photographies 2.13, 2.14 Cinamercato, le « Cis des Chinois » 271 Illustration 2.15 Une centrale flambant-neuve… 274 Illustration 2.16 …qui publie des annonces dans la presse arabophone 274 Photographie 2.17 Du marché… 275 Photographie 2.18 …à la centrale de vente en gros 275 Photographie 2.19 Corso novara. Un supermarché chinois et un centre téléphonique africain 306 Illustration 2.20 Carte de visite d’un grossiste italien 306 Photographie 2.21 Un grossiste chinois à la Duchesca 312 Photographie 2.22 Un grossiste italien à San Giuseppe 312 Photographie 2.23 Magasin italien de matériel électronique dans le Vasto 315 Photographie 2.24 La pâtisserie d’Enza 315 Photographies 2.25, 2.26 Grossistes chinois et sénégalais ou le mélange des genres 316

PARTIE III

Photographie 3.1 Au port, en attendant l’embarquement 353 Photographies 3.2, 3.3 Au souk 372 Photographie 3.4 À la maison 373 Photographie 3.5 En boutique 373 Illustrations 3.6, 3.7 Des choses de femmes 383

471

TABLE DES MATIÈRES DÉTAILLÉE

INTRODUCTION GÉNÉRALE 7

PARTIE I : NOUVELLES PRATIQUES DE CIRCULATION ET ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES DES MIGRANTS

Introduction.………………………………...………………………………………... 20

Chapitre 1 La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource .....…… 22

I. Un clivage nord-sud dans les dynamiques migratoires 24

1. Le Mezzogiorno, une région de transit 29 2. Les régions septentrionales, des régions de stabilisation 33 3. La mobilité seconde, un parcours de mobilité socio-économique 36

II. Modèles d’interprétation de ces déséquilibres 37

1. Le Mezzogiorno comme porte d’entrée de l’Europe 37 2. Le dualisme territorial de l’Italie 39 3. Le modèle d’immigration méditerranéen 41

III. Les limites d’une approche duale 47

1. Des mobilités et des activités invisibles : l’insuffisance d’un cadrage statistique 47 2. Italie : un laboratoire d’immigration post-fordiste ? 49 Une géographie multiforme des économies souterraines L’importance des métropoles L’articulation du travail autonome, du petit entrepreneuriat migrant et de l’économie italienne Entrepreneuriat, consommation et made in Italy 3. Une absence de prise en compte des initiatives des migrants 54

IV. Naples laboratoire des nouvelles formes de circulation migratoire 55

472 1.Quartiers bourgeois occidentaux et quartiers résidentiels du centre : installation durable et formes de circulation transnationale 63 2. Les espaces d’errance et de déshérence, aux marges de la ville : du transit qui se prolonge 72 3. Présence diffuse dans la ville et circulations pendulaires bipolaires 79 4. Le quartier de la gare : des mobilités liées au commerce 81

Chapitre 2 Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire………………………………………………. 87

Brouillage des flux, brouillage des catégories

I. Une approche multidimensionnelle des phénomènes de mobilité 91

1. La mobilité comme forme sociale 91 2. La mobilité comme phénomène socio-spatial 92 3. La mobilité comme phénomène spatio-temporel 95

II. Les implications identitaires des nouvelles logiques de mobilité : des appartenances multiples 96

1. De puissants mécanismes de délocalisation 96 2. Recompositions des identités et appartenances multiples 98

III. La mobilité comme ressource : réseaux transnationaux et formes d’inscription cosmopolites des migrants 100

1. La généralisation de la circulation migratoire 100 2. Multi-appartenance et nouvelles migrations : les relations sociales mondialisées des migrants 102 3. De nouveaux cosmopolitismes ? 105

I. De nouvelles formes de territorialisation 108

1. À propos du territoire 108 2. La territorialisation comme « mise en réseau d’espaces complémentaires » 111 3. La territorialisation comme co-présence et négociation 113

Chapitre 3 L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités……………………… 116

I. Les modèles d’interprétation de l’entreprise ethnique : une lecture critique 117

1. Structures d’opportunité et de contrainte 119 Remédier à l’approche localiste de l’entrepreneuriat ethnique : « l’encastrement multiple » Mobilité sociale et concentration spatiale : le modèle de l’enclave ethnique

473 Mobilité sociale et concentration verticale : de l’enclave spatiale aux ressources ethniques 2. Ressources ethniques 126 Une conception dynamique de l’ethnicité L’«orientation » du groupe comme facteur d’explication : la théorie des minorités intermédiaires La question de la confiance dans l’entreprise ethnique Écueils et limites d’une approche en termes de ressources ethniques 3. Entrepreneuriat et mobilité socio-économique 132 4. Apports du modèle interactif sous l’angle d’une lecture territoriale 133

II. L’entreprise migrante à l’épreuve des nouvelles formes migratoires 136

1. Le nouveau visage de l’entrepreneur : des formes économiques transnationales basées sur la distance et la mobilité 137 2. De nouvelles formes socio-spatiales, à l’échelle des réseaux économiques 140 Des carrefours de réseaux Des centralités spécifiques 3. L’ethnic business revisité 142 Entreprise transnationale, mobilité sociale et autonomie Une relecture horizontale des structures d’opportunités et de contrainte, à l’échelle des réseaux des transmigrants La dispersion des ressources ethniques et l’usage de cette dispersion L’usage d’autres types de réseaux sociaux dans les pratiques entrepreneuriales et dans les pratiques d’échange, qui renvoie à des formes plus circonstancielles et cosmopolites de solidarité La dimension des stratégies identitaires déployées dans l’interaction commerciale

Conclusion…………………………………………………………………………… 150

474 PARTIE II : DU QUARTIER À LA PLACE MARCHANDE. L’ORGANISATION DU DISPOSITIF NAPOLITAIN

Introduction………………………………………………………………………….. 153

Chapitre 4 D’espace du désordre à quartier de la complexité : le quartier de la gare de Naples………………………………………………………………………….…. 156

I. Quand plusieurs territoires cohabitent en un même espace 162

Rencontres, superpositions, évitements 1. Des migrants aux usagers : un carrefour de mobilités 164 2. Territoires de la petite criminalité 168 3. Territoires de l’errance et de la marginalité 171 4. Territoires du commerce 174 Centralité commerciale du quartier de la gare De notables transformations démographiques et économiques

II. Le Vasto, lieu de transit et face visible du commerce migrant communautaire 185

1. Une tradition de relais migratoire réactivée par les nouveaux arrivants 186 2. Un lieu de sociabilité et de consommation culturelle 189 Une référence communautaire importante Un lieu de consommation culturelle 3. Enjeux politiques et ethnicisation de la visibilité marchande 195 Le petit marché : une vitrine déformante de la réalité commerciale du quartier

III. La Duchesca-Maddalena : marginalité socio-économique et prédominance des économies de la rue d’empreinte locale 199

1. Une forte marginalité sociale 199 2. L’importance des activités informelles 202 3. L’économie du fals’ 203 4. Centrocittà vs P. Mancini : la victoire du marché sur le centre commercial 206

Chapitre 5 Des économies circulatoires : acteurs d’une place marchande………………….. 220

I. Les circulants, acteurs le la mise en relation du quartier de la gare avec des lieux distants 212

1. Les semi-grossistes et les ambulants marocains : des commerçants basés en Italie, aux mobilités principalement nationales 215 2. Algériens, Tunisiens, Libyens : des circulants transnationaux 220 Du trabendiste à l’immigrant, et de l’immigrant au trabendiste : les circulations algériennes 475 Les circulants tunisiens Le développement des circulations libyennes

II. L’offre commerciale et d’accueil aux circulants : la transformation du quartier de la gare 242

1. Grossistes et hôteliers italiens du quartier de la gare, dynamisés par la circulation 242 2. Internationalisation en amont de la place marchande : le développement des grossistes étrangers 247 1999, l’année de la Chine Les producteurs-grossistes maghrébins 3. Petits métiers intermédiaires 255

III. Les migrants installés à Naples : des têtes de pont 259

Chapitre 6 Un dispositif circulatoire et commercial………………………………….……… 264

I. La diversité de l’offre commerciale sur la place marchande 268

1. Un ensemble de lieux d’achat dispersés dans l’aire urbaine 268 2. Le prestige du made in Italy, et ses frontières floues… 276 3. Des économies entre formalité et informalité, entre détail et gros 278

II. Une figure de la mise en relation : l’intermédiaire commercial 280

1. Deux modèles de médiation 281 2. Une figure logistique et de mise en contact de l’offre et de la demande commerciale 283 3. Un garant moral 286

III. Naples, place centrale et structurante au sein du dispositif 288

Chapitre 7 Alliances, stratégies identitaires et territorialisation des économies circulatoires : du cosmopolitisme au quotidien…………………………………………………… 293

I. Petits arrangements avec les autres…à l’origine du cosmopolitisme 294

1. Co-présence et complémentarité des acteurs économiques : l’exemple des contrefaçons 294 2. Des économies d’opportunité 299 3. De larges réseaux de relation 302

476

II. Échanges marchands, stratégies identitaires et lieux de marquage du cosmopolitisme 307

1. Des stratégies identitaires multiples 307 2. Les commerces comme lieux de l’émergence d’une identité cosmopolite 308 3. Des lieux du cosmopolitisme enthousiaste 313

III. Des territoires cosmopolites ? la territorialisation des économies circulatoires dans le quartier de la gare 318

1. Des phénomènes d’appropriation ethnique des espaces liés à une nécessité de visibilité 318 2. Une appropriation sexuée des espaces 319 3. Des formes d’appropriation territoriale qui reflètent la réalité sociale de la circulation, entre appropriation par groupe et co-existence 322

Conclusion Un cosmopolitisme au quotidien 324

Conclusion ………………………………………………………………………….. 326

477

PARTIE III : STRATÉGIES COMMERCIALES ET USAGE DE LA CIRCULATION DANS L’ESPACE MÉDITERRANÉEN. DES TRAJECTOIRES SOCIO-SPATIALES CONTRASTÉES

Introduction………………………………………………………………………….. 329

Chapitre 8 La mobilité comme mode de vie : fluidité des trajectoires et territorialisation des espaces du passage 332

I. L’espace de la circulation : le produit de contraintes et d’ajustements 333

1. Les contraintes qui pèsent sur les circulants 333 La refonte des échelles du commerce La rigidité croissante des contrôles La perte d’attractivité de Naples en tant que place d’achat L’évolution des pratiques de consommation au pays d’origine

2. Stratégies d’adaptation : une économie d’opportunité à échelle internationale 338 Changer de destination Faire appel à ses réseaux de relation Régulariser sa position Redéfinir constamment ses trajectoires Résister à la concurrence des gros importateurs par les tactiques de vente

II. Les espaces du passage : des territoires du quotidien 346

1. La territorialisation des lieux-supports à la mobilité 346 2. La territorialisation des lieux fixes : les chambres d’hôtels 351

Chapitre 9 Tirer profit d’espaces distants comme stratégie d’ascension sociale et d’autonomisation : les circulantes tunisiennes 354

I. La négociation du départ : une décision personnelle et familiale 357

1. De lointaines cousines… 357 2. Les différents registres des motivations 358 Une nécessité économique forte Le voyage comme acte d’autonomisation spatiale 3. La négociation et la redéfinition des rôles dans la sphère productive et reproductive 363 Le mari, présent et en retrait De bonnes mères de famille

II. L’organisation de la mobilité et la traversée des espaces commerciaux 367

478

1. Seules ou accompagnées : avantages et inconvénients du voyage en groupe 367 2. La féminité comme tactique de traversée des espaces 379

III. De retour au pays : stratégies de vente et de mobilité sociale 381

1. Le choix et la mise en valeur du produit 381 « Des choses de femmes » La mise en valeur du produit dans les espaces de vente 2. Des projets de mobilité socio-économique 386

Chapitre 10 La trajectoire « suspendue » des précaires durables 390

I. La venue à Naples : une réponse de second choix à une situation bloquée 392

1. Des fils de famille 392 2. Une situation bloquée au pays d’origine 393 3. La déviation du projet migratoire initial : venir à Naples faut de mieux 397 Un premier passage par la France Quand les chaînes migratoires sont rompues : une connaissance de la ville par réputation

II. Naples, de lieu de passage en lieu d’ancrage 400

1. L’arrivée à Naples comme moment de création de ressources 400 De l’errance au premier coup de main L’apprentissage des métiers du commerce 2. Une permanence durable à Naples 403

III. Une mobilité socio-économique limitée ici et là : de l’autonomie à la double marginalité ? 406

1. Une situation affective et conjugale suspendue entre deux mondes 406 2. Une situation légale et économique précaire à Naples 410 Une situation légale fragile Pièges et limites du commerce

IV. Résoudre le paradoxe : une position de voyageurs 414

1. Résoudre mentalement le paradoxe : une position de voyageurs potentiels 415 2. Résoudre le paradoxe dans la pratique : circuler 417

Conclusion Naples et la mobilité entre choix d’autonomie et solution faute de mieux 420

CONCLUSION GÉNÉRALE 422

479

ANNEXES

480

Table des annexes

Annexe 1 - Méthodologie 482

Annexe 2 - Découpages administratifs et délimitations choisies 493

Annexe 3 - Régénération urbaine et plan communal des transports 500

Annexe 4 - La dernière procédure de régularisation (2002) 506

Annexe 5 - Articles de presse sur le quartier de la gare 509

Annexe 6 - Procès-verbaux de la création du marché interethnique 521

Annexe 7 - Une observation dans la boutique de Leyla 525

Annexe 8 - Histoires de vie et extrait d’entretien 533

481 ANNEXE I METHODOLOGIE

482 I. L’évolution des techniques d’enquête

Cadrage des dynamiques migratoires à Naples

La première période du travail d’enquête correspond à un essai de cadrage quantitatif des dynamiques migratoires de l’Italie et de Naples en particulier, à partir de données de flux et de stock officielles. Elle se consomme en allées-venues entre l’ISTAT, les différents bureaux statistiques de la commune de Naples, du port et de la questura. Elle aboutit à la réalisation d’un corpus de cartes et de tableaux nous permettant de situer la ville et plus généralement le Mezzogiorno dans le contexte migratoire italien, et de faire émerger certaines caractéristiques de la présence étrangère à Naples, en particulier sa localisation. Grâce aux politiques de régularisation successives de ces dernières années (1990, 1996, 1998, 2002), le taux de présence irrégulière est relativement stable (entre 20 et 30 % de la population étrangère, selon les années), c’est pourquoi les sources statistiques présentent un intérêt certain. Durant cette période, des entretiens sont réalisés avec les acteurs politiques et sociaux liés à l’immigration à Naples (représentants d’associations communautaires et religieuses, de syndicats et de partis politiques). Ces témoins privilégiés ont contribué à affiner notre connaissance de certains groupes. Surtout, ils nous ont permis de comprendre quels étaient les acteurs politiques engagés dans les dynamiques de négociation avec les institutions municipales et régionales, bien que les individus que nous aurions à étudier, mais nous ne le savions pas encore, étaient bien étrangers au monde associatif.

La pré-enquête par questionnaire

Pour pallier les lacunes des données statistiques que nous présentons dans le premier chapitre, la décision est prise de réaliser une pré-enquête portant essentiellement sur les activités et les pratiques spatiales des résidents étrangers à Naples. S’amorce alors la deuxième étape du travail de terrain, dont l’objectif est d’émettre quelques hypothèses concernant l’insertion socio-spatiale des étrangers. Il ne s’agissait pas véritablement d’obtenir une vision représentative, mais plutôt d’avoir une idée générale du phénomène migratoire à Naples. Un questionnaire relativement court est conçu, tiré en plusieurs dizaines d’exemplaires, et distribué dans les lieux de majeure concentration des étrangers à Naples, en mettant l’accent sur trois quartiers, différents par leur population et leur situation dans la ville : le quartier de la gare, un quartier central et de commerce, les quartiers espagnols, un quartier central mais plutôt résidentiel, et le quartier de Pianura, un quartier périphérique où les migrants exercent toutes sortes de petits travaux informels. Cette tentative de pré-enquête marque un premier tournant dans le travail de terrain. Si la pré-enquête n’est pas une réussite du point de vue des objectifs pré-fixés (le remplissage des questionnaires), elle représente, avec le recul, un des moments les plus riches de ce travail. Il était difficile de soumettre ces questionnaires pour plusieurs raisons. Nous nous refusions à les distribuer à l’aveuglette et souhaitions être présente durant leur remplissage. Les personnes enquêtées éprouvaient une certaine réticence à y répondre. Le fait qu’elles soient pour la plupart irrégulières, que ce soit du point de vue du séjour ou, le plus souvent, des conditions de travail, ne facilitait probablement pas les choses. Faire remplir un questionnaire dans ces conditions exigeait d’instaurer un minimum de confiance entre l’enquêteur et l’enquêté. Or, cette démarche prend du temps. Il n’était guère possible, par exemple, d’imaginer de faire du porte-à-porte. Or, à partir du moment où nous avions gagné la confiance de nos interlocuteurs, nous ne voyions plus l’utilité de leur soumettre le

483 questionnaire puisqu’ils étaient, en général, disposés à nous accorder un entretien. De plus, au rythme auquel nous avancions, il était évident que nous n’aurions pu remplir l’objectif des deux cents questionnaires initialement fixé qu’aux termes de nombreux mois. Par ailleurs, nous éprouvions des difficultés à transformer nos interrogations en questions fermées. Notre intérêt portant notamment sur les appartenances multiples, les définitions imposées par le questionnaire à nos interlocuteurs (par nationalité, par exemple) nous semblaient peu satisfaisantes. Autre exemple : l’importance des mobilités des migrants, l’intensité et la diversité de leurs déplacements rendaient l’usage du questionnaire fort réducteur. Nos interlocuteurs pouvaient toujours nous fournir des réponses du type je rentre à mon pays une fois par an ou encore je ne rentre pas au pays, la question du lien au pays d’origine en était-elle pour autant résolue ? Le même type de difficulté se pose au sujet des formes d’insertion économique : la plupart de ces migrants exerçant plusieurs types d’activité, et la liste étant souvent longue, il leur était bien impossible de s’inscrire dans une seule case. En définitive, c’était des trajectoires socio-spatiales que nous souhaitions reconstituer et le questionnaire limitait considérablement les réponses. Le questionnaire ne pouvait en aucun cas constituer le matériau principal de notre enquête : il ne nous renseignait que très partiellement sur ces trajectoires, encore moins, sur le sens que les individus accordaient à leurs pratiques et les raisons de leurs actions qui ne pouvaient être restituées que dans le cadre d’un entretien plus libre. Enfin, il existe une raison d’ordre plutôt moral, qui probablement suffit à elle-même, pour laquelle nous avons renoncé définitivement à l’usage de cette technique. Lubie d’enquêteuse ou réalité, nous éprouvions une certaine honte à nous présenter avec ces questionnaires pour repartir aussitôt. Notre démarche nous semblait insignifiante, dans la mesure où nous n’apportions rien aux individus enquêtés. Cette idée de la nécessité du don et du contre-don en enquête relève du lieu commun et a été débatue et critiquée. Cependant, elle ne relevait pas uniquement d’une question morale, mais aussi d’un certain pragmatisme. L’exercice de réflexivité proposé durant les entretiens était beaucoup plus intéressant pour les personnes interrogées et elles y mettaient davantage d’enthousiasme. Cette raison, qui concerne tous les lieux d’enquête, s’est avérée prégnante dans des quartiers particulièrement marginalisés comme Pianura, quartier de concentration de populations africaines, en périphérie de Naples. Le fait que nous soyons française y était particulièrement bienvenu (ce qui est probablement lié à l’isolement dont souffrait le quartier) et suscitait une certaine curiosité à notre égard : aussi les entretiens prenaient-ils la forme de dialogues très vifs.

Le choix de l’observation et de l’entretien semi-directif

Malgré l’échec des questionnaires, la pré-enquête a présenté des avantages : elle a permis de faire une première observation des zones de concentration des populations étrangères migrantes à Naples au point d’effectuer une première typologie (présentée dans le chapitre 1, partie IV). Elle a permis de recueillir les premiers entretiens, et de faire le constat de l’omni-présence des mobilités, ce qui a porté à une reformulation de nos questionnements. Nous avons continué par la suite à fréquenter différents quartiers d’installation des migrants, quotidiennement, pendant plusieurs semaines. L’objectif était toujours le même, à savoir comprendre les différents espaces de la migration à Naples, mais les méthodes avaient changé : nous étions passée du questionnaire à l’observation et à l’entretien. Ce travail sur différents quartiers a été interrompu pour plusieurs raisons. D’une part, la situation socio-sanitaire se dégradait à Pianura. Les conditions n’étaient pas réunies, mesurées à nos forces personnelles, pour réaliser un travail d’observation sur le long terme.

484 En effet, si nous avions été acceptés à Pianura (la présence majoritaire d’Africains francophones aidant probablement), nous nous retrouvions, étant donnée la logique d’ urgence et de précarité qui caractérisait le lieu, à jouer un rôle d’assistance sociale et morale. La situation des migrants de Pianura, décrite brièvement dans le chapitre 1, nous semblait désespérée. C’est pourquoi il a été décidé, au bout de quelques mois, d’interrompre ce travail de terrain. Un évènement décisif a probablement été le décès d’une interlocutrice privilégiée, qui nous avait pourtant semblé une des plus à même de sortir de cette situation. Cet événement, qui survint à la suite d’autres décès, a probablement fort influencé notre perception de la situation locale. Quoi qu’il en soit, il nous a semblé voir à Pianura un exemple de la situation de blocage dans laquelle pouvaient se trouver les populations étrangères marginalisées en Europe. Surtout, sur le plan pratique, il était impossible de mener de front, du moins pendant la même période, et de façon soutenue une observation de plusieurs quartiers, qui concernaient des acteurs différents. C’est pourquoi nous avons choisi de concentrer toute notre attention sur le quartier de la gare. La situation de la gare correspondait davantage à une interprétation positive des mobilités, centrée sur les initiatives et la réussite des migrants, bien que les représentations extérieures du quartier en renvoient une image stigmatisante. Nous ne réaliserons que par la suite qu’initiative et mobilité d’un côté, marginalité et précarité de l’autre, ne sont pas forcément si radicalement opposés dans les trajectoires socio-spatiales des migrants du quartier de la gare.

485

II. Questionnaire

N° enquêté Date Heure Lieu de l’enquête

ETAT CIVIL 1. Quelle est votre année de naissance ?

|__|__|__|__| 2. Quel est votre lieu de naissance ? 3. Quel est votre pays de naissance ?

4. Quelle est votre nationalité ?

5. Etes-vous

Une femme Un homme

6. Etes-vous

marié divorcé célibataire veuf

NIVEAU D’ETUDES

7. Niveau (cocher au maximum deux cases)

pas d’études école coranique école primaire collège lycée université autre

8. Diplômes

bac diplôme professionnel diplôme universitaire autre, précisez,....

486 SITUATION LEGALE ET FAMILIALE

9. En quelle année êtes-vous arrivé en Italie ?

|__|__|__|__|

10. Etes-vous régulier ?

Oui Non

11. Si oui, quelle est votre année de régularisation ?

|__|__|__|__|

12. Si non, pensez-vous pouvoir vous régulariser prochainement ?

Oui Non

13. Si oui, de quelle façon ?

Regroupement familial Décret-flux Affidamento (adoption) Sanatoria Autre, précisez,...

RESIDENCE

14. Où habitez-vous ? (Indiquez le code postal de votre lieu de résidence)

|__|__|__|__| 15. Quel est votre lieu officiel de résidence ?

|__|__|__|__|

487 16. Quel type de logement (si vous occupez plusieurs logements, précisez par ordre de fréquentation) ?

construction récente bâtiment ancien maison rurale basso maison abandonnée centre d’accueil autre, précisez………………

17. Quel est le montant global de votre loyer ?

nul moins de 500.000 lires de 500000 à 1.0000000 plus d’un million

18. Si vous payez un loyer, le payez-vous ?

à un Italien à une personne de votre nationalité à une personne d’une autre nationalité

19. Combien êtes-vous à partager ce logement ?

20. Avec qui le partagez-vous ?

l’employeur des compatriotes de la famille (qui ?) seul autre

21. Nombre de pièces composant le logement ?

21. Projets quant à la famille………………

488

ACTIVITES PROFESSIONNELLES

23. Exercez-vous :

une activité plusieurs activités aucune

24. Exercez-vous une activité :

dépendante (si oui, êtes vous le seul employé ?) indépendante (si oui, avez vous des employés, des associés?) autre, précisez,…

25. Quelle est votre activité ? (si vous en avez plusieurs, cochez dans un ordre de fréquence)

26. Etes-vous inscrit au collocamento (chômage) ?

Oui Non

29. Quel est votre lieu d’activité?

30. Si vous avez plusieurs lieux d’activités, précisez lesquels (lieu et fréquence)……………………………………………………………………………………………

MOBILITES

31. Avez-vous vécu dans d’autres pays que votre pays d’origine ?

Oui Non

32. Si oui, lesquels ?

33. Si non, souhaiteriez-vous vous y rendre ? où, pour combien de temps, et pour quelles raisons ?

34. Avez-vous vécu dans d’autres régions d’Italie ?

Oui Non

35. Si oui, où, pour combien de temps, et pour quelles raisons ?

36. Si non, souhaiteriez-vous vous y rendre ? Où, pour combien de temps, et pour quelles raisons ? 489 37. Avez-vous des activités au pays d’origine ?

Oui Non

38. Si oui, lesquelles ?

39. Avez-vous des projets au pays d’origine ?

Oui Non

40. Si oui, lesquels ?

RELATIONS AVEC LES ITALIENS

41. Fréquentez-vous des Italiens ?

jamais rarement parfois souvent très souvent

42. Pour quelles raisons ?

services non commerciaux relations professionnelles amitié, amour autre, quoi ?

490 III. Grille d’entretien

Il ne s’agit nullement d’une grille rigide qui devra être suivie dans l’ordre, mais plutôt de questions générales qui seront évoquées au cours de l’entretien. Les questions se sont adaptées en fonction des interlocuteurs et, en particulier, de leurs régimes de mobilité. La langue de l’entretien (italien, français, ou arabe, avec l’aide d’un traducteur) était choisie par nos interlocuteurs. Certaines thématiques abordées sont proches de celles du questionnaire, mais les questions, ouvertes, amènent des développements plus longs. Les points factuels présents dans le questionnaire ont été intégrés dans les discussions (par exemple, la situation conjugale, le niveau d’étude, la situation juridique, le logement…). Les entretiens ont été enregistrés, dans la mesure du possible.

1. Comment (pa r quels moyens et pour quelles raisons) êtes-vous arrivé à Naples ?

; Comprendre à la fois les motifs et les circonstances d’une venue à Naples, se faire expliquer à la fois la décision de partir (qui prend la décision : individuelle, familiale, collective, par quelle situation sociale, économique, politique ou autre la migration était- elle motivée). Comprendre les raisons du choix de Naples et de l’Italie. Se faire expliquer les étapes du voyage et les premiers pas à Naples. Mettre en relation la réprésentation que le migrant se fait de l’Italie et de Naples avant le départ avec celle qu’il a au moment de l’entretien.

2. Votre vie quotidienne a-t-elle beaucoup changé depuis votre arrivée ? S’est-elle améliorée, a-t-elle empiré, a-t-elle stagné ? Si vous êtres régularisé, qu’est-ce que la sanatoria (régularisation) a changé pour vous ? Comment s’organisent vos loisirs et vos vacances depuis votre arrivée à Naples ? Selon quels déplacements et selon quelle fréquence ?

; Comprendre la situation familiale, les relations avec le voisinage, les parents, les amis, mais aussi la situation résidentielle, les lieux et moments de regroupement communautaire et intercommunautaire, de travail et de loisir.

3. Le commerce : avez-vous toujours pratiqué le commerce ? Si oui, sous quelle forme ? Si non, quelles activités pratiquiez-vous, avant de venir en Italie/avant de venir à Naples ? Comment avez-vous choisi de pratiquer cette activité ? Quels avantages et quels inconvénients présente-t-elle ? Quels sont vos interlocuteurs économiques ? Décrivez votre situation professionnelle au quotidien. À quel type de financement avez-vous eu recours, comment avez-vous constitué/reconstitué votre capital ? Avez-vous recours à une aide en main d’œuvre, à des associés ou des employés ? Qui vous aide dans votre entreprise ? Quels sont vos projets professionnels ?

; Comprendre l’organisation de l’entreprise et la signification donnée aux activités commerciales. Comprendre les formes de mobilité professionnelle. Comprendre qui sont les fournisseurs et les clientèles, les lieux d’achat et les lieux de vente, les chiffres d’affaires.

491 4. Fréquentation de son groupe et des autres groupes : quels sont vos amis ici/là-bas ? Quelles sont vos relations avec les membres de votre communauté ? Pensez-vous avoir un rôle important dans ce groupe, lequel ? Avez-vous des relations avec les membres d’autres groupes ? Quels types de relations ? Avec qui ? Savez-vous qui sont les premiers arrivés de votre groupe ?

; Comprendre les formes d’identification, les éléments d’auto-désignation. Comprendre le rôle des chaînes migratoires. Comprendre le type de relation mis en œuvre avec d’autres groupes.

5. Connaissez-vous bien piazza Garibaldi ? Quels sont vos lieux de fréquentation dans le quartier (ne pas donner de limites imposées au quartier)?

; Comprendre les trajectoires et la définition donnée du quartier, la connaissance des activités commerciales et des autres réalités du quartier.

6. Le « Nord » : y êtes-vous déjà allé ? Comptez-vous y allez ? Y allez-vous souvent ? Dans quelles circonstances ?

; Comprendre les projets et les pratiques migratoires en Italie et ailleurs. Comprendre la signification accordée par les migrants au terme « Nord ».

7. Quittez vous souvent le quartier ou la ville, dans quelles circonstances, comment se déroulent vos déplacements (pauses, arrêts et lieux de l’arrêt) ? Où allez-vous ? Voyagez vous seul ou en groupe ? Par quels moyens ? Comment choisissez-vous vos itinéraires ? Transportez-vous des personnes, de l’argent, des marchandises lors de ces voyages ? De quel type et comment ? Voyagez-vous de plus en plus, de moins en moins ? Connaissez vous beaucoup de personnes qui font des voyages comme vous ? Quels rapports entretenez-vous avec elles ?

; Comprendre la fréquence, l’ampleur et l’organisation de la circulation commerciale, comprendre l’organisation des déplacements.

8. Comment vous sentez-vous dans cette profession, dans cette ville ? Quels sont vos projets pour l’avenir (famille, pays ou région d’installation…)? Comme définiriez vous votre position avant d’entreprendre cette migration/activité ? Comment définiriez-vous votre situation actuelle ?

; Comprendre la relation entre projets migratoires et de mobilité sociale et situation actuelle

9. Quelles sont vos relations avec votre lieu (pays, ville, quartier) d’origine ? avec votre famille ? Quelle était votre vie quotidienne et quelle est-elle, à présent, quand vous rentrez ? Les retours au pays sont-ils vos seuls déplacements internationaux ? Si non, quels sont les autres types de déplacements que vous pratiquez ? Pour les migrants installés à Naples : Avez-vous perçu d’importantes transformations dans votre lieu d’origine depuis votre départ ?

; Comprendre le type de relation entretenu avec le milieu d’origine, les investissements matériels et symboliques au pays. 492

ANNEXE II DÉCOUPAGES ADMINISTRATIFS ET DÉLIMITATIONS CHOISIES

493

La région Campanie

La région Campanie comprend cinq provinces (Naples, Avellino, Caserte, Bénévent et Salerne) et compte 5.725.098 habitants au 31/12/2002 (Istat, 2004). Naples en est le chef- lieu.

L’aire métropolitaine de Naples

Si l’agglomération napolitaine s’étend au-delà des limites de la commune et même de la province, il n’existe pas encore officiellement d’aire métropolitaine. Une loi régionale a été pourtant prévue pour la définir, la loi 142 de 1990, revue et corrigée en 1999. Elle propose d’englober dans les provinces métropolitaines « les communes qui entretiennent (avec les communes-centres) des rapports d’étroite intégration en ce qui concerne les activités économiques et les services essentiels de la vie sociale ainsi que les relations culturelles et les caractéristiques territoriales » (142, 1990). Cette loi est pour l’heure inappliquée. Cependant il est sans cesse fait référence à l’intégration de Naples à son aire métropolitaine dans les travaux d’urbanisme de l’équipe municipale. C’est même une des grands lignes directrices du PRG (Rivière, 2000).

La province de Naples

La province de Naples comprend 92 communes et 3.075.660 habitants au 31/12/2002, soit plus de la moitié de la population de la Campanie (Istat, Registres de résidence, 2004). Ses compétences générales, bien qu’accrues par la loi 142 de 1990, demeurent assez limitées : tutelle de la famille, de l’environnement… Dans d’autres régions, le contrôle des plans d’urbanisme a été délégué aux provinces (Vénétie, Emilie-Romagne, Piémont), mais à Naples, la province n’a pas encore de compétences claires en la matière.

La difficile délimitation de l’agglomération de Naples

Il n’existe pas de définition officielle de l’agglomération, ou aire urbaine (Vallat, 1998). Globalement, on peut dire qu’elle dépasse le cadre de la commune et s’étend principalement vers Salerne au sud et Caserte au Nord. Il a été choisi, par commodité, d'utiliser les limites de la province de Naples comme seuil car elle en est la configuration administrative la plus proche, bien que le tissu urbain à l’intérieur de la province soit parfois discontinu (Vallat, 1998). Cependant, par soucis de cohérence avec les réalités commerciales et migratoires étudiées, les communes de la province de Caserte appartenant au district industriel de Grumo Nevano-Aversa-Trentola-Ducenta ont été inclues dans notre périmètre d'étude (voir la carte 1, dans l’introduction).

Les districts industriels selon la région Campanie

La géographie productive de la région Campanie a notablement évolué depuis les années 70. Cette évolution se caractérise notamment par un déclin des zones côtières, qui étaient marquées par la présence de la grande industrie, au profit du développement de systèmes productifs locaux dans l’hinterland. Le programme de développement de la région Campanie, en application de la loi régionale 17/1991, a déterminé l'existence de 7 districts industriels en Campanie. Ces districts industriels, selon la loi régionale, peuvent être définis comme des aires territoriales locales 494 caractérisées par une haute concentration de petites entreprises, avec une référence particulière à la relation entre présence d’entreprises et population résidente, et à la spécialisation productive des entreprises. Trois de ces districts se situent pour partie ou en totalité dans la province de Naples : il s'agit du district alimentaire de Nocera Inferiore (Naples-Salerne), du district du textile - habillement de San Giuseppe Vesuviano (Naples), qui comprend les communes de Carbonara di Nola, Ottaviano, Palma Campania, Poggiomarino, San Gennaro Vesuviano, San Giuseppe Vesuviano, Striano et Terzigno, et du district du textile-habillement et de l’industrie du cuir de Grumo Nevano-Aversa-Trentola Ducenta (Naples et Caserte), qui comprend les communes d'Arzano, Casandrino, Casavatore, Casoria, Frattamaggiore, Grumo Nevano, Melito di Napoli, Sant'Antimo en province de Naples, et les communes d'Aversa , Cesa, Frignano, Lusciano, Orta di Stella, Parete, San Marcellino, San Tammaro, Sant'Arpino, Succivo, Teverola, Trentola-Ducenta, et Villa di Briano en province de Caserte (Regione Campania, Progetto Regionale, 02/06/1997, cité in ASSEFOR, CCIA, DMS, 1998). L'usage du terme de district industriel au sujet de ces systèmes productifs fait l'objet de débats. En effet, pour qu’un système productif local devienne district industriel au sens marshallien, il convient qu’un mécanisme virtueux et de collaboration se mette en place entre un réseau d’entreprises de petites dimensions et des entreprises tertiaires de type complémentaire (CCIA, ASSEFOR, DMS, 1998). Pour certains auteurs, la dépendance de ces systèmes productifs par rapport aux régions du Nord ne permet pas de parler de districts à part entière (Rossi, 2002). Il est certain que les districts de Campanie, dont une des caractéristiques est l’importance du travail irrégulier, ne disposent pas des mêmes atouts que les célèbres districts de la troisième Italie. Cependant, tout en étant conscients de ses limites, nous nous limiterons par commodité à cette définition qui nous permet de souligner l’existence de zones productives dynamiques dans l’agglomération de Naples.

495

La commune de Naples

La commune de Naples s’étend sur 117, 3 km2 et compte 1.008.419 habitants au 31/12/2002 (Istat, registres de résidence, 2004). Administrativement, elle est découpée en 21 circonscriptions et 30 quartiers (certaines circonscriptions englobent plusieurs quartiers). Comme on peut le voir sur la carte, le quartier Scampia a été créé en 1990 à partir d’un redécoupage des quartiers de Piscinola, Secondigliano et Miano. À Naples (dans le Plan Régulateur Général par exemple), on entend par « périphéries» des circonscriptions qui se situent à l’intérieur du périmètre de la commune telles que Ponticelli, Barra, San Giovanni, Pianura, Secondigliano, Bagnoli et qui correspondent aux anciens bourgs ruraux (casali) intégrés au périmètre de la commune en 1927. Le quartier zona industriale qui a été créé récemment (1999), à partir d’un redécoupage de Poggioreale, ne figure pas sur cette carte.

Les quartiers de la commune de Naples

source: Vallat, 1998

498 Le centre historique de Naples La définition du centre historique s’est élargie, au fur et à mesure de l’évolution des variantes au plan régulateur. Ces définitions ne se calquent pas sur les quartiers administratifs de la ville, mais correspondent à des critères morphologiques du bâti. Le quartier de la Duchesca-Maddalena, qui date du XVI ème siècle, est considéré comme partie prenante du centre historique dès le PRG de 1972. En revanche, le Vasto, de construction plus récente (XIX ème siècle) n’est considéré partie prenante du centre historique que depuis la variante de 1999.

Les limites du centre historique dans le PRG de 1972

Les limites du centre historique dans la variante de sauvegarde (variante di

Les limites du centre historique dans la variante pour le Centre hi i

Source: Comune di Napoli (1999)

499 ANNEXE III RÉGÉNÉRATION URBAINE ET PLAN COMMUNAL DES TRANSPORTS

500 À Naples, la période 1993-2001 est une phase de régénération, en rupture avec les phases antérieures de crise urbaine. Cette phase est marquée par la présence d’Antonio Bassolino à la tête de la municipalité, dont l’entreprise de régénération est poursuivie, à partir de 2001, par Rosa Russo Jervolino, nouveau maire de Naples, qui appartient à la même coalition.

Le plan régulateur general (PRG)

Le plan régulateur général est un des outils principaux de cette régénération. L’architecte Vezio de Lucia lance les principes généraux du plan. Puis c’est Rocco Papa, adjoint au maire, ainsi que le service de la municipalité « Planification et Urbanisme » de la mairie, dont le directeur est Roberto Gianni, qui se chargent de son élaboration. Le travail de planification mené par l’équipe municipale de Naples depuis 1993 consiste en une révision et non une annulation du plan régulateur précédent de 1972. Cette révision du PRG couvre néanmoins la totalité du territoire communal, c’est pourquoi il est couramment dénommé Nouveau Plan Régulateur Général. Le plan se donne pour objectif le rétablissement des normes urbanistiques et d’urbanité et la simplification des règles. Il se répartit en deux variantes :

- La variante générale, qui comprend le centre historique, la zone orientale et la zone nord-occidentale. - La variante occidentale, qui comprend la zone de friches industrielles de Coroglio- Bagnoli.

D’autres outils d’urbanisme ont été mis en place par l’équipe municipale, tel le plan général des transports qui doit accompagner la réalisation du PRG.

Le plan des transports (1997)

Il s’agit d’une priorité de la commune, dont le principe a été d’avancer en même temps dans la programmation urbanistique et dans celle des transports. L’objectif est d’instaurer un lien fort entre le processus de planification urbaine et la question des mobilités. Ainsi, le plan général des transports intègre les principes du PRG, comme une meilleure insertion de Naples dans son aire métropolitaine et de meilleures connexions entre centre et périphérie. Les transports sont compris comme une infrastructure fondamentale pour la requalification des périphéries, la réalisation de nouveaux parcs territoriaux et la valorisation du centre historique, comme on peut le lire sur les documents suivants.

Naples, qui est célèbre pour sa congestion automobile, souffre d’un fort déficit de l’offre en transports publics, bien que les réseaux soient remarquablement denses et anciens. Les transports publics ne prennent en charge que 11 % des déplacements de Naples vers sa banlieue, et 35 % des déplacements en sens inverse. Ces chiffres ne cessent de régresser. C’est pourquoi les transports publics sont une priorité de la commune (Rivière, 2000).

501 Les principaux objectifs du plan sont les suivants :

- l’introduction de nœuds d’échanges : au total 74 gares internes à la commune sont prévues par le plan, pour 23 aujourd’hui. Il s’agit de réorganiser l’espace urbain autour de nœuds intermodaux, nouveaux lieux de centralité de la ville, autour desquels on peut construire une nouvelle identité du centre dégradé et des périphéries désagrégées. De plus l’introduction prochaine du TGV permettra de libérer certaines lignes nationales au profit du trafic local dans l’aire métropolitaine.

- l’introduction, votée en octobre 1999 au conseil communal, d’un « métro de la mer » permettant de couvrir toutes les communes côtières de la province de Naples, à l’usage à la fois des Napolitains et du trafic touristique. Certaines lignes fonctionnent déjà.

- la réorganisation de la gestion des lignes de bus et le renouvellement du parc.

En ce qui concerne notre zone d’étude, on peut voir sur les cartes suivantes que le projet de la municipalité est de faire de la gare un des trois principaux nœuds de centralité de la ville. Une requalification ponctuelle du quartier est prévue, tandis que la zone orientale, située à l’est de la gare, doit faire l’objet d’une requalification en profondeur.

502 Plan des transports/situation actuelle

503 Plan des transports/projet

504 Plan des transports/projet

505 ANNEXE IV LA DERNIÈRE PROCÉDURE DE RÉGULARISATION (2002)

506 Les résultats de la dernière procédure de régularisation

650.000 nouveaux permis de séjour (soient 92% des demandes effectuées) ont été accordés à la suite de la régularisation de 2002. Ces données représentent la pression migratoire sur l’Italie depuis 1999, c’est-à-dire depuis la régularisation précédente. Si l’on additionne les permis de séjour enregistrés début 2003 (1.512.324), les demandes de régularisation et les mineurs (qui ne détiennent pas en général de permis de séjour), on arrive à un total d’environ 2,5 millions d’étrangers résidents en Italie. Les données sur cette nouvelle régularisation montrent à quel point le cadre migratoire italien s’est tranformé depuis la fin des années 90. La prise d’importance des populations des PECO, Roumains et Ukrainiens en premier lieu, est frappante. En ce qui concerne les populations maghrébines, on peut remarquer que leur croissance est soutenue mais, bien entendu, beaucoup plus contenue que celle des populations des PECO. Cela a trait, entre autres, à l’ancienneté de leur présence en Italie. Ainsi, le groupe le plus récemment arrivé, celui des Algériens, est celui qui connaît la progression la plus importante, de 52,7%. Les présences marocaine et tunisienne ont respectivement augmenté de 31,4%, 18,8% et 52,7%. Quant à la présence chinoise, elle poursuit sa croissance et augmente de 56,9%. Nous n’avons pas utilisé ces données dans cette thèse car elle n’ont été disponibles que très récemment (juillet 2004) et, surtout, elles ne permettent pas encore une appréhension détaillée (par région/province/commune) du phénomène migratoire.

Pays d’origine Demandes de Séjours Total Augmentation Nouveau classement régularisation au Séjours et après la après la régularisation 31-12-2002 demandes régularisation (Permis de séjour + demandes) 1. Roumanie 143947 95834 239781 150,2 1. Roumanie 239781 2. Ukraine 106921 14035 120956 761,8 2. Albanie 224001

3. Albanie 55038 168963 224001 32,6 3. Maroc 227055 4. Maroc 54221 172834 227055 31,4 4. Ukraine 120956 5. Equateur 36673 12108 48781 302,9 5. Chine 97757 6. Chine 35443 62314 97757 56,9 6. Philippines 74030 7. Pologne 34241 35077 69318 97,6 7. Pologne 69318 8. Moldavie 31217 6861 38078 455 8. Tunisie 61041 9. Pérou 17471 3115 48586 56,1 9. Sénégal 50594 10. Egypte 16010 29861 45871 53,6 10. Equateur 4878 11. Inde 14360 34080 48440 42,1 11. Pérou 48586 12. Sénégal 14284 36310 50594 39,3 12. Inde 48440 13. Philippines 1773 62257 74030 28,5 13. Yougoslaves 46531 14. Bangladesh 11538 22061 33599 52,3 14. Egypte 45871 15. Pakistan 10922 20986 31908 52 15. Sri Lanka 43425 507 16. Tunisie 9657 51384 61041 18,8 16. Moldavie 38078 17. Bulgarie 9052 8552 17609 105,8 17. Bangladesh 33599 18. Sri Lanka 7580 35845 43425 21,1 18. Pakistan 31908 19. Nigéria 6872 19505 26377 35,2 19. Macédoine 31885

20. Russie 6757 12735 19492 53,1 20. Nigéria 26377 21. Yougoslavie 6732 39799 46531 16,9 21. Brésil 26199

22. Algérie 6234 11831 18065 52,7 22. Ghana 23042 23. Macédoine 5825 26060 31885 22,4 23. Croatie 21091

24. Brésil 5395 20804 26199 25,9 24. Russie 19492 25. Croatie 4239 16852 21091 25,2 25. Algérie 18065 26.Colombie 4146 11297 15443 36,7 26. Bulgarie 17609 27. Ghana 3882 19160 23042 20,3 27. Bosnie- Herzégovine 15495 28. Bosnie- 2705 12790 15495 21,1 28. Colombie Herzégovine 15443 29. Côte d’Ivoire 2268 7123 9391 31,8 29. République Dominicaine 13007 30.Bolivie 2183 1195 3378 182,7 30. Argentine 12660 31. Turquie 2011 6859 8870 29,3 31. Côte d’Ivoire 9391 32. Burkina Faso 1715 3260 4975 52,6 32. Turquie 8870 33. 1478 3644 5122 40,6 33. Ethiopie Slovaquie 5421 34. El Salvador 1401 3024 4425 46,3 34. Hongrie 5180 35. Argentine 1382 11278 12660 12,3 35. Slovaquie 5122 36. République 1256 11751 13007 10,7 36. Burkina Faso Dominicaine 4975 37. Biélorussie 1188 2059 3247 57,7 37. El Salvador 4425 38. Hongrie 1105 4075 5180 27,1 38. Cameroun 4287 39. Cameroun 902 3385 4287 26,6 39. Bolivie 3378 40.Ethiopie 803 4618 5421 17,4 40. Biélorussie 3247

Source : Caritas/Migrantes, 2004.

508 ANNEXE V ARTICLES DE PRESSE SUR LE QUARTIER DE LA GARE

509 Il Mattino, mardi 15 février 2000, p. 26 Giampaolo Longo, « Piazza Garibaldi, via al piano di sicurezza »

510 Il Mattino, mardi 15 février 2000, p. 24 « Piazza Garibaldi : Via alla Bonifica » « Sette arresti i piazza Garibaldi : A Napoli la mafia russa. Tangenti in dollari per trasportare ucraine »

511 Corriere del Mezzogiorno, 4 mars 2000, p.4 Dario del Porto, « Piazza Garibaldi : spunta Chinatown »

512 La Repubblica, 5 mars 2000, supplément « Naples », p.5 Antonio Tricomi « False griffe, vendere si puo ma i negozianti si ribellano »

513 Il Mattino, 3 mai 2000, p. 23 Elio Scribani, « Viaggio tra i disperati della Casbah »

514 Corriere del Mezzogiorno, 11 décembre 2001, p. 2 Nino Femiani, « Benvenuti nel suk Garibaldi, provincia d’Africa »

515 La Repubblica, mercredi 12 décembre 2001, supplément « Naples », p. 2 Patrizia Capua, « Shopping, la Cina è qui »

516 La Repubblica, mercredi 12 décembre 2001, supplément « Naples », p. 1 Patrizia Capua « Shopping, l’invasione dei cinesi »

517 La Repubblica, mercredi 12 décembre 2001, supplément « Naples », p. 2 G.D.M. « Fanno paura, imbattibili, i loro prezzi » « Scoperta la Tatta dei Cinesi »

518 La Repubblica, mercredi 21 août 2002, supplément « Naples », p. 6 Giantomaso De Matteis, « Chinatown al Vasto, centrale false griffe »

519 La Republicca, 1 février 2003 « Napoli, Nato nel mirino dei pachistani arrestati »

520 ANNEXE VI PROCÈS-VERBAUX DE LA CRÉATION DU MARCHÉ INTERETHNIQUE

521 L’institution du mercatino 1 : « ordinanza sindacale »

522 L’institution du mercatino 2 : « ordinanza sindacale »

523 L’institution du mercatino 3 : « ordinanza sindacale »

524 ANNEXE VII UNE OBSERVATION DANS LA BOUTIQUE DE LEYLA

525 10-12-2001 Quand je fais sa connaissance, Leyla a 32 ans. Elle vit en Italie depuis l’âge de 18 ans. Molto lieta (enchantée), me dit-elle en me tendant la main et en me souriant : je suis surprise par sa courtoisie et par son langage, un parfait italien qui contraste avec le dialecte utilisé généralement dans le quartier. Leyla, après avoir vécu entre Milan, Côme et Bari, s’est installée à Naples, au Vomero, où elle a travaillé pendant 8 ans auprès d’une personne âgée : elle m’a tout enseigné, me dit-elle, elle m’a transmis son savoir-vivre, et puis l’art de la cuisine italienne ! À la suite du décès de cette dame, à la fin des années 90, Leyla s’installe à la Duchesca-Maddalena. Son compagnon, un avocat napolitain, l’aide alors à acheter sa boutique. Au départ, il s’agit d’un centre téléphonique. Quatre cabines, pas une de plus. Rien de très original. Lors de ma première visite, quelques vêtements siègent sur un présentoir. Elle ne les vend pas, m’explique-t-elle, mais rend service à un commerçant italien du marché voisin, qui les stocke pendant la matinée.

14-12-2001 Leyla m’accueille chaleureusement, m’offre un café et me présente à Ruggiero, le patron du bar voisin, avec lequel elle entretient une relation privilégiée et qu’elle nomme son protecteur. On est du même quartier tu comprends, on se connaît depuis presque dix ans déjà. Ruggiero, qui pourtant la connaît depuis des années, la nomme Luisa. Elle m’explique que tous les Napolitains, y compris son compagnon, en font de même : les noms arabes, il faut même pas essayer avec eux, il n’y arrivent pas. S’en suit un dialogue, qui témoigne bien du fait que Ruggiero exerce effectivement une protection envers Leyla. Celle-ci fait allusion à un carton de contrefaçons laissé par un commerçant marocain dans sa boutique la veille. La guardia1 est passée pour la première fois, dit-elle à Ruggiero, ça m’inquiète, j’ai du les retenir pendant un certain temps à bavarder pour qu’il n’aillent pas fouiller dans les sacs. -Ils patrouillent beaucoup en ce moment, commente Ruggiero, en ajoutant : la prochaine fois digli che mi appartieni2.

15-12-2001 Leyla s’ennuie dans sa boutique vide. Seuls quelques rares clients, marocains et pakistanais, viennent utiliser les cabines téléphoniques. Assises derrière le comptoir, nous échangeons quelques informations sur les dernières tendances de la mode féminine. Elle me montre les chaussures que lui a offertes son compagnon, puis se met ranger nerveusement les affaires qu’elle dispose derrière le comptoir, à l’abri du regard de ceux qui entrent. Elle range ses carnets d’adresse, trie ses cartes téléphoniques et dispose quelques billets de banque français dans une petite boîte en carton : elle m’explique qu’en plus de sa boutique téléphonique elle mène une petite activité de change d’argent. Elle me dit ensuite qu’elle pense à transformer sa boutique en épicerie, ou alors à quitter le quartier, car les affaires ne marchent vraiment pas suffisamment bien.

1 Guardia di finanza. L’inspection des finances. 2Littéralement dis-leur que tu m’appartiens. Expression napolitaine utilisée pour signifier la protection.

526 20-03-2002 Un nouveau dispositif téléphonique a été installé dans la boutique. Les clients sont un peu plus nombreux, mais Leyla ne semble guère s’en soucier, c’est à peine si elle ne les chasse pas quand ils entrent dans le magasin. Elle est en effet concentrée sur l’aménagement d’une étagère, sur laquelle elle a déposé des paires de chaussures. Leyla n’a visiblement pas résisté à la mode de la chaussure sportive chinoise qui sévit dans le quartier, mais elle s’est également rendue dans les centrales de vente en gros, pour acheter quelques paires plus classiques qu’elle vend aux femmes du quartiers. Un carton contenant des costumes de bain est installé sur une chaise : une femme tunisienne, qui vit dans le quartier depuis 20 ans, vient regarder les maillots et demande à Leyla de lui en mettre deux de côté. Mourad, le Constantinois qui organise des autocars, fait son entrée dans la boutique et va passer un coup de fil. Leyla lui demande : tu as toujours ton restaurant ?- Non, répond-il, maintenant je m’occupe de l’autocar pour Marseille. Il lui donne une carte de visite.

03-04-2002 Je trouve Leyla en pleine dispute avec Jim, un Nigérian chargé de la réparation des cabines téléphoniques. Quelques instants plus tard, elle l’embrasse sur la joue et lui demande de l’excuser ; en fait, elle n’est pas fâchée contre lui, lui dit-elle, mais en ce moment, elle a du mal à s’en sortir : elle s’est faite rouler par un grossiste. Les paires de chaussures traînent toujours sur les étagères.

05-04-2002 Devant l’échec de son commerce de chaussures, Leyla décide de se lancer dans la production-vente de contrefaçons. Elle appose des rideaux et une fausse cloison dans sa boutique, afin de pouvoir stocker les marchandises à l’abri des regards indiscrets. Les cabines téléphoniques sont définitivement condamnées : désactivées, elles ne constituent plus que la façade officielle du magasin. Ruggiero, qui l’aide à aménager sa boutique, choisi la couleur des rideaux (d’un beige un peu triste) et les installe. Leyla, quand elle découvre le résultat peu esthétique, entre dans une colère noire et le fait sortir à coups de pieds de la boutique. Elle le bombarde d’injures en napolitain sur le registre de tu me les brises. Entre-temps, plusieurs commerçants marocains, visiblement habitués aux fureurs de Leyla, viennent se servir, impassibles, dans les cartons de vêtements. Un jeune homme maghrébin entre, accompagné de sa femme, qui est Polonaise, et de son bébé. Il a dissimulé des téléphones portables dans la poussette de l’enfant, et les propose à Leyla. Elle en achète plusieurs, qu’elle installe derrière son comptoir. Une fois seules, elle me confie que son travail lui prend trop de temps et qu’elle aurait besoin d’un employé : un Sénégalais par exemple, parce qu’ils aiment travailler, et ce sont des vrais musulmans, c’est pas comme les Arabes, regarde celui-la avec ses téléphones volés, il fait n’importe quoi. Un Pakistanais entre dans la boutique et demande des informations à Leyla pour une question de papiers. Leyla téléphone aussitôt à son ami, afin de concorder d’un rendez- vous. En effet, Leyla a mis en place, en association avec son compagnon, un autre type de commerce, celui de l’assistance juridique aux migrants dans leurs démarches administratives. Entre-temps, Omar, porteur guinéen, passe chercher des sacs pour des semi-grossistes marocains. Leyla lui donne six euros de pourboire en échange desquels elle lui demande de lui apporter de nouveaux clients.

527 17-04-2002 Arrivée à la boutique, je rencontre Adil, un commerçant algérien, qui aide Leyla au démarrage de sa nouvelle activité. Il se moque des colères de Leyla, qui se plaint d’être débordée : maintenant les Marocains viennent te chercher à 6 heures du matin pour la marchandise, tu vas pas pleurer, non ? Omar, porteur guinéen, passe chercher des sacs pour des semi-grossistes marocains. Leyla lui donne 6 euros de pourboire en échange desquels elle lui demande de lui apporter de nouveaux clients.

28-04-2002 C’est l’anniversaire d’Adil, un commerçant algérien qui aide Leyla au démarrage de sa nouvelle activité. Deux commerçants marocains, l’inévitable Ruggiero, ainsi que Jalil, un commerçant algérien que Leyla nomme mon papa d’Italie sont venus partager le gâteau. Leyla me dit : je lui ai organisé son anniversaire parce qu’ici, on est seul, donc il faut bien s’entraider. Et Adil de rétorquer : Leyla c’est comme ma famille comme une sœur. Adil et Leyla se sont associés et travaillent à présent tous les deux dans les contrefaçons. L’idée à la base de leur association est aussi de faire la nique aux Tunisiens qui détiennent quasiment le monopole de cette activité dans le quartier, et qui selon Adil et Leyla, n’accepteraient jamais de faire alliance avec eux, ou alors en les mettant dans une position de subordination. Tous les deux, ils disposent d’atouts importants. Leyla offre sa connaissance du quartier et sa boutique, ainsi que ses contacts avec de nombreux commerçants marocains d’Italie, qui ne sont pas de la même région qu’elle mais qu’elle connaît bien car ils sont habitués à fréquenter son magasin quand ils viennent s’approvisionner à Naples. Adil, qui a travaillé pendant plusieurs mois pour un grossiste tunisien, connaît les petits secrets de fabrication et de commercialisation du fals. En outre, il s’est déjà constitué, lorsqu’il travaillait pour le Tunisien, une petite clientèle.

18-05-2002 Chez Matteo, le grossiste chinois qui se trouve à l’angle de la rue, Leyla achète quelques maillots de corps, qu’elle demande au grossiste de livrer directement auprès de sa couturière. Leyla m’annonce qu’elle a rompu son association avec Adil et qu’elle a décidé de travailler pour son propre compte. Elle me dit qu’il vaut mieux travailler seule, que les Maghrébins sont comme les Italiens, ils ne sont pas fiables, et que chacun pense à son propre bénéfice sans vouloir partager.

15-07-2002 Leyla est très nerveuse : la semaine précédente, elle a gagné beaucoup d’argent, en faisant jouer la concurrence et en baissant notablement les prix. Prise par l’euphorie, elle a renouvelé son stock et remis en jeu tout son capital, prenant à la lettre les demandes de ses clients. Mais les marchandises s’entassent et elle ne parvient plus à écouler ses réserves. Marina, une jeune femme du quartier, l’aide à ranger les vêtements sur les étagères. C’est alors qu’entre Ruggiero, qui a été alerté par les cris de Leyla. Il entame immédiatement la conversation sur le ton de la plaisanterie : Ruggiero : c’est comme ça, quand on gagne de l’argent, on devient nerveux ! Leyla : c’est exactement le contraire. Je n’ai rien gagné du tout Ruggiero : Tu sais pourquoi tu n’y arrives pas ? Parce que tu restes là avec ton savoir- faire (sapé fa’) et tu ne vas pas chercher la nouveauté. Tu fais trop confiance aux clients. Ils te disent qu’un article leur plaît et toi tu en fais mille pièces. Au contraire tu devrais aller chercher autre chose : on ne peut pas toujours baisser les prix, quand même ! Leyla : Mais à quoi ça sert d’aller chercher la nouveauté, puisque la nouveauté ils (les Chinois) ne me la montreront jamais. Matteo (le grossiste chinois) a un accord avec Pasquale (un autre grossiste en fals’). L’autre jour j’ai vu Pasquale qui se baladait avec des nouveaux pantalons. Il venait de chez Matteo : il a pas voulu me les montrer.

528 Ruggiero : et bien toi tu dois faire pareil ! Marina : Pourquoi tu vas pas à San Giuseppe ? Leyla : Il n’y a rien à San Giuseppe Ruggiero : Non, mais tu vois l’article, et tu vas l’acheter à Rome. Matteo n’est pas le seul à avoir cet article ! Marina : et puis es-tu sûre que les autres vont bien ? Moi j’ai l’impression qu’ils sont tous un peu comme toi en ce moment.

Dans cette discussion, les Italiens jouent à la fois de conseillers pour Leyla, mais aussi d’informateurs, sur la situation de ses concurrents.

22-10-2002 Dans la boutique, trois Marocains et une jeune fille marocaine parlent et mangent des confiseries que Leyla a rapporté du Maroc. La jeune fille, qui vit depuis 5 ans en Italie m’explique qu’elle fait constamment des allers-venues entre la Calabre et Naples, car son mari est un commerçant ambulant. À chaque fois qu’elle vient à Naples, elle se rend chez Leyla pour discuter, pendant que son mari fait des emplettes. Leyla sort un cahier dans lequel elle conserve toutes les fausses marques que les commerçants peuvent commander. Les Marocains commencent à faire leur choix. Entre- temps, Omar le porteur guinéen, amène un client sénégalais à Leyla. La négociation, qui a lieu en français, n’aboutit pas. En revanche, les trois Marocains emportent plusieurs sacs de vêtements et prennent commande pour leur prochaine venue. Entre une jeune femme tunisienne, qui commande un pantalon. Puis c’est un jeune garçon tunisien qui entre, et Leyla lui donne quelques pièces. Elle me dit qu’elle se trouve chanceuse et qu’elle a de la peine quand elle voit les immigrés dans la misère.

24-11-2002 J’accompagne Leyla dans une boutique téléphonique sur la place Garibaldi. Je fais la connaissance de Papis qui, quand il ne tient pas la boutique, fait du va et vient entre Naples et Paris, où il vend des ceintures rue du Temple. Leyla me confie qu’en ce moment, la vente de contrefaçons est freinée par la nouvelle régularisation : les gens ne prennent pas de risques, ils ont peur d’être arrêtés (avant d’avoir obtenu leurs papiers). Comme Papis, elle souhaiterait faire du commerce avec Paris : une amie parisienne lui a proposé de se lancer dans la vente de sacs italien, mais elle hésite à accepter.

26-11-2002 J’assiste à une scène de dispute entre Leyla et sa couturière Maria au sujet de pièces manquantes dans la marchandise livrée. Leyla hurle et menace de ne plus lui donner de travail. Maria quitte la boutique en pleurant en jurant qu’elle n’y est pour rien. Un groupe de Marocains venus de Rome entre dans la boutique. Ils achètent chacun pour cent euros de marchandises ; puis, ce sont cinq Sénégalais qui viennent s’approvisionner ; une couturière italienne entre et dépose trois grands sacs de jogging griffés. A 18 heures, nous allons prendre un café. Une discussion s’engage avec la propriétaire du bar. Leyla lui donne des conseils pour sa fille, qui est couturière : pourquoi elle n’apprend pas à faire les patchs ? Elle gagnerait plus ! On fait ensuite une promenade dans le quartier. Leyla croise un ami sénégalais, qu’elle salue chaleureusement, puis une couturière, qui habite en face de chez elle : quand est-ce que tu me donnes ta marchandise ?, lui demande-t-elle. On retourne dans la boutique, où nous attend Carlo, son ami couturier qui doit lui apporter trois sacs de marchandises patchées par ses soins. Passe ensuite une jeune femme qui est esthéticienne dans le quartier : elle commande un manteau et un pullover à Leyla, et lui demande si elle pourrait

529 lui procurer un téléphone portable. Leyla lui répond qu’en ce moment, avec les contrôles qu’il y a dans le quartier, elle ferait mieux de l’acheter dans un magasin. À 18.30, Leyla ferme boutique. Elle doit aller acheter des vêtements dans la zone vésuvienne. Au parking où elle prend sa voiture, Leyla demande au gardien de lui trouver un autoradio à bon prix. Il lui dit que si elle passe à sa boutique le lendemain, elle ne sera pas déçue. À San Giuseppe, nous allons chez un grossiste auprès duquel Leyla à l’habitude de se rendre. Le grossiste connaît l’activité de Leyla et la conseille au mieux en fonction de celle-ci. Leyla se plaint des prix élevés et du manque d’articles nouveaux. Elle dit : ma parole je suis venue jusqu’ici pour rien, tu vas me rembourser l’essence! A un certain point elle accuse le grossiste de trahison : dis la vérité, des Algériens sont venus ici ? Le vendeur lui jure qu’aucun Algérien n’est venu à la boutique. Au moment de payer, Leyla s’énerve et décide de tout rendre. Elle lance au grossiste : je vais aller à Chiaia3, ça sera encore moins cher qu’ici !

17-12-2003 Depuis un an, certaines choses ont évolué dans la vie de Leyla. Ruggiero n’est plus là : il sous-loue désormais le bar à un Marocain. Quant à Leyla, elle a déménagé en périphérie pour se protéger du quartier, dit-elle. Fouad, un producteur-grossiste de contrefaçons entre dans la boutique au moment où Leyla s’apprête à baisser son store. Une dispute violente s’en suit. Fouad ne pense qu’au bénéfice me dira Leyla en me prenant à parti. Elle lui jette une liasse de billets à la figure et se met à hurler en pleine rue. C’est finalement Ali, producteur-grossiste marocain, qui intervient, afin que la situation retourne au clame. Leyla me dit que Fouad est égoïste, car quand il manque de marchandise, il vient se servir dans la sienne sans lui donner de pourcentage sur les ventes qu’il réalise. Avant de quitter le quartier, Leyla passe chez Matteo, le grossiste chinois. Elle lui commande plusieurs cartons de vêtements, en lui faisant remarquer que cette fois-ci, il n’a pas intérêt à se tromper sur la qualité de la marchandise : si tu me mets la honte devant mon client une autre fois, ça ira mal pour toi. Le grossiste lui demande d’accepter ses excuses et lui promet qu’il ne recommencera pas. Ce soir, je suis invitée à dîner et à dormir chez Leyla. Elle habite dans une maison très coquette et très grande (un salon, deux chambres, une grande cuisine). Son compagnon se charge de la préparation du dîner. Puis, nous allons prendre le café chez les voisins, une famille assez modeste qui vit dans un appartement à peu près égal en superficie à celui Leyla. La discussion est très animée, dans un dialecte napolitain que j’ai peine à suivre. Leyla est très à l’aise. Elle s’adresse à la mère de famille et lui dit : tu ne sors jamais de chez toi, toujours à travailler pour les hommes, viens avec moi un jour et je te ferais découvrir le centre de Naples, Spaccanapoli… La voisine, qui reconnaît ne jamais quitter le foyer, semble visiblement intéressée par l’offre de Leyla. Entre-temps, Leyla lui apporte régulièrement des petits cadeaux du centre, CD et vêtements de contrefaçons. Leyla se couche tôt : la plupart de ses clients prennent le train de nuit et arrivent à l’aube. C’est qu’il n’y a pas d’autres endroits comme Naples en Italie. Elle reçoit des appels de clients jusqu’à tard dans la nuit..

18-12-2003 A 6, 30, nous sommes de retour à la Duchesca. J’assiste à la danse matinale des camions venus de Rome livrer les grossistes chinois. Chez Leyla, le défilé des clients commence : une Tunisienne, un Sénégalais, trois Marocains,…

3 Chiaia est un des quartiers les plus chics de Naples.

530 07-02-2004 Je passe dans la boutique de Leyla mais elle est partie au Maroc pour l’Aïd el Kebir. C’est un Pakistanais qui la remplace. Un commerçant sénégalais, ignorant son absence, entre dans la boutique et lance à la cantonade, en français : où est la plus belle ?

Dans la logique de l’économie d’opportunité, Leyla passe rapidement d’une occupation à l’autre ou encore, en met en place plusieurs de façon contemporaine. Ses alliances sont redéfinies constamment sur la base des opportunités mais aussi des qualités attribuées à certains groupes, de leur réputation (Ma Mung, 1999 b) : ainsi, le fait que les Africains soient de bons musulmans, stéréotype très fréquent sur la place marchande, justifie sa volonté d’en embaucher comme commis dans sa boutique. La construction de ses réseaux de relation ne se base pas uniquement sur les réputations qu’elle attribue aux autres, mais aussi sur la mobilisation de différents registres identitaires à son propre sujet. Elle n’hésite pas, pour mener à bien ses entreprises, à jouer de sa double appartenance minoritaire, de femme et de Marocaine. Tout d’abord, cette origine marocaine lui permet de faire de sa boutique un point de repère et un lieu de socialité, voire un lieu festif, pour des Marocains venus des quatre coins d’Italie pour s’approvisionner à Naples. Cette origine lui permet également de se constituer facilement une clientèle quand elle fait son entrée dans l’économie du fals’. Leyla joue également d’une certaine douceur ou sensibilité féminine afin d’attendrir ses interlocuteurs et éventuels adversaires. Dans d’autres cas, l’identité féminine est utilisée afin d’amadouer une population de femmes maghrébines qui recherchent les situations de complicité. Elle organise ainsi des causeries dans sa boutique qui lui permettent de vendre quelques vêtements en plus. Dans sa relation avec les femmes italiennes, Leyla démontre à plusieurs reprises sa différence et même sa supériorité : elle propose à sa voisine de lui faire découvrir le centre-ville de Naples, se fâche contre une couturière italienne, mais elle peut également faire preuve de complicité et d’affectuosité, comme quand elle donne des conseils à la propriétaire du bar sur les stratégies de carrière de sa fille. Plus généralement, la dimension économique et la dimension intime, affective, sont étroitement mêlées dans la vie et dans les déclarations de Leyla : Ruggiero, le patron du bar mitoyen, est son protecteur, Jalil, le commerçant algérien est son papa, et Adil, son associé pour un court moment, son frère, tandis que son compagnon dans la vie privée devient un associé dans les affaires. L’appartenance au groupe des Marocains et son identité féminine ne sont pas les seules ressources qu’elle mobilise pour entrer en relation avec ses interlocuteurs. Par la transgression qu’elle opère des codes de l’espace marchand, Leyla s’inscrit clairement dans le monde des hommes. Ses colères, sa violence verbale et parfois physique, appartiennent au registre de la masculinité : ils sont mobilisés pour rappeler à ces interlocuteurs masculins qu’elle peut remettre les choses en place, si nécessaire (tu me les brises). C’est donc un jeu de balancier entre identité féminine et identité masculine qui est pratiqué par Leyla. Elle a également recours à son appartenance à l’Islam, ou encore à son appartenance au quartier, comme dans sa relation avec Ruggiero, son voisin propriétaire de bar. Elle peut également sceller une alliance commerciale par opposition à un tiers, un adversaire commun : ainsi, son association avec Adil l’Algérien, qui se défait très vite, prend forme dans le but de casser le monopole des Tunisiens. Aussi, si l’appartenance ethnique, de quartier, religieuse commune semble être une sorte de valeur ajoutée, revendiquée en situation, permettant d’accorder à l’interlocuteur commercial un crédit supplémentaire en confiance ; c’est parfois, au contraire, une différence qui mérite d’être valorisée. Ainsi, pour Leyla, le fait d’être une femme dans une place d’hommes. Leyla affiche ainsi une identité à géométrie variable (Amselle, 2001) qui

531 n’a de signification qu’en contexte et qui correspond à l’image qu’elle souhaite renvoyer à son interlocuteur au moment de l’alliance. Elle tire également profit de ses ressources linguistiques, qu’elle a parfois capitalisées au cours de son expérience migratoire, dans les situations d’échange. Sa maîtrise de l’arabe, du français, de l’italien classique et du napolitain, lui permet de se sentir à l’aise dans un éventail de situations, et en relation avec des personnes très différentes.

532 ANNEXE VIII HISTOIRES DE VIE ET EXTRAIT D’ENTRETIEN

533 Nous proposons de présenter ici quelques histoires de vie de personnes auxquelles nous avons fait référence dans le texte, ainsi qu’un extrait d’entretien. L’objectif étant d’éclairer certains aspects de leurs trajectoires, nous ne restituons pas ces histoires dans leur intégralité.

I. Mokhran et Abbes, frères commerçants à la valise (septembre 2001)

Les histoires d’Abbes et de Mokhran, frères commerçants, dont l’un est domicilié dans la région de Naples, et l’autre en Algérie, témoignent des différentes modalités que peut prendre le commerce à la valise des Algériens, tout en faisant émerger comment ces deux types de migration, trabendo d’une part, et installation à Naples de l’autre, s’imbriquent dans les trajectoires de ces deux hommes selon les périodes de leur existence.

Mokhran et Abbes sont originaires du Sud de l’Algérie, mais sont nés et ont grandi dans la Casbah d’Alger. Ils ont un autre frère ainsi que trois sœurs (l’une est étudiante, les deux autres femmes au foyer) qui vivent à Alger. Mokhran, l’aîné, est âgé de 32 ans, et vit en Italie depuis 1992. Il a obtenu son permis de séjour en 1995 et a pour compagne une jeune femme polonaise depuis plus de trois ans. Mokhran arrive à notre rendez-vous accompagné de son frère Abbes, et de son neveu, un petit garçon polonais venu à Naples pour rendre visite à sa mère, la belle-sœur de Mokhran, le temps des vacances scolaires. Le petit garçon, très sage, s’ennuiera un peu pendant la discussion : il ne comprend que le polonais, que Mokhran essaie tant bien que mal de lui parler. Mokhran a toujours résidé en zone vésuvienne. Il s’est d’abord installé à Flocco (commune de Poggiomarino) avec son frère Abbes et un ami algérien : ces deux derniers ont suivi des destinées bien différentes de celle de Mokhran, puisque l’ami a épousé une jolie Marocaine et s’est installé au Nord, tandis qu’Abbes n’a pas attendu l’obtention de ses papiers pour rentrer en Algérie en 1994. Deuxième migration au Nord, permanence au Sud, retour au pays : les trajectoires de ces trois hommes témoignent de la diversité des choix effectués par des migrants algériens arrivés en région de Naples au début des années 90. Depuis, Mokhran a vécu à Terzigno, à San Gennaro et à Ottaviano : même si tous ses lieux de résidence se situent en zone vésuvienne, il différencie bien ces villes de Poggiomarino où, se plaint-il, il y a beaucoup trop d’Algériens. Mokhran, depuis son arrivée en Italie, a toujours pratiqué le commerce à la valise. Il a pendant un temps vendu des chaussures (achetées auprès des Napolitains du quartier San Pietro) au marché aux puces à Marseille, mais aujourd’hui il ne travaille plus qu’avec l’Algérie car il dispose d’un débouché commercial direct : un de ses frères installé au pays possède une boutique à Alger. C’est aussi parce qu’il ne bénéficiait pas d’un réseau de connaissance suffisant qu’il a abandonné Marseille : on ne peut pas faire confiance aux commerçants de Marseille ou alors il faut connaître quelqu’un, quelqu’un que tu connais comme ton frère,parce qu’à Marseille ils de disent d’apporter la marchandise deux ou trois fois, et puis ils disparaissent sans laisser d’adresse et tu ne vois jamais ton argent. C’est trop risqué, tu comprends ? Il faut connaître les gens, conclut-il. Changement de destination, mais aussi changement de fournisseur : Mokhran ne s’approvisionne plus auprès des Italiens, mais auprès des Chinois de la place Garibaldi, qui d’après lui sont les seuls Chinois d’Italie à vendre la marchandise au détail tout en maintenant le prix de gros : la vérité, je travaille seulement avec les Chinois. Il a également modifié le type de marchandise achetée : il a laissé tombé les chaussures, trop lourdes pour voyager par avion (tu ne peux pas faire passer plus d’une vingtaine de paires à l’aéroport) et leur préfère les vêtements chinois. Quant aux chaussures sportives chinoises récemment

534 apparues sur le marché napolitain, elles sont non seulement lourdes, mais vraiment laides4 : il s’agit de modèles démodés, années 70, qui ne plaisent qu’aux Chinois et aux Noirs, déclare-t-il avec mépris. Aux dires de Mokhran, de nombreux Algériens se seraient tournés vers la marchandise chinoise, beaucoup plus avantageuse. Mokhran se fournit auprès d’eux dans le quartier de la gare et ne fréquente plus les grossistes italiens que pour acheter des cadeaux à sa famille : à San Giuseppe ils font de la meilleure qualité mais sont beaucoup trop chers pour faire du commerce. L’ambition de Mokhran est d’agrandir son activité en faisant des conteneurs et peut-être même en ouvrant une boutique de vente en gros à Naples. Un an après cet entretien (été 2002), nous le rencontrerons dans les centrales d’achat : il nous apprendra qu’il est finalement devenu intermédiaire commercial pour des commerçants libyens. La trajectoire de son jeune frère, Abbes, est toute autre. Arrivé en 1993, il repart en Algérie après un an passé à Naples. La différence d’aspect entre les deux frères est frappante : Mokhran est plus grand et a une silhouette athlétique, Abbes en revanche est très maigre, moins sûr de lui. Avec ses lunettes de soleil, ses cheveux gominés et son blouson de cuir qu’il remonte constamment sur ses épaules, il arbore la parfaite démarche du trabendiste. Durant toute la conversation, il fait preuve d’une certaine agitation et veut jouer un rôle, problème que son frère ne semblait pas s’être vraiment posé. Tout comme son frère, il alterne le français et l’italien. En réalité, il préfèrerait visiblement parler italien, mais il maîtrise mal la langue. Mokhran semble un peu gêné par le spectacle que donne son frère. Il insiste à plusieurs reprises sur le fait que chacun travaille pour soi et qu’ils ne sont pas associés. Du reste, Abbes insiste aussi sur le fait que leur deux activités sont à distinguer et que Mokhran l’aide un peu c’est tout. Abbes n’aime pas Naples et ne s’en cache pas. Tout au long de la discussion, il se réfère à un modèle français et milanais (A Milan, il y a des bons restaurants arabes, c’est pas comme ici). Il admet néanmoins que le Sud offre une certaine sécurité pour les trabendistes. Abbes, âgé de 28 ans, dispose d’une carte de commerçant algérienne ce qui lui permet d’obtenir auprès de l’ambassade de France (un ami de Paris lui procure une déclaration d’hébergement) des visas Schengen pour commerce d’assez longue durée (6 mois). Disposant d’un étal sur un marché d’Alger mais travaillant surtout sur commande pour le compte de boutiquiers de la ville, il vient fréquemment à Naples qui constitue son unique lieu d’approvisionnement. Il alterne les modes de transport en fonction du type et de la quantité de marchandise qu’il emporte : bateau Alger-Marseille puis voyage pour Naples en autobus ; avion, avec comme destination Milan plutôt que Rome, car le vol Alger-Milan est moins fréquenté par les commerçants et il peut davantage passer inaperçu. Pour le reste, Abbes suit les mêmes « routes » que son frère : corruption des douaniers qui parfois ferment l’œil sur la marchandise qu’il fait circuler, parfois l’interceptent, achat auprès de deux grossistes chinois de la via Poerio : tu peux demander 20-30 pièces, tu n’es pas obligé de prendre un carton entier dont tu ne peux même pas voir le contenu.

4 Cet entretien a lieu avant l’entrée des chaussures classiques chinoises sur le marché napolitain. Il s’agit donc de chaussures de sport, entrées sur le marché napolitain en 2000. 535 II. Deux commerçants de Nehj Zarkoun (novembre 2002)

Les histoires de deux commerçants de Zarkoun permettent de mettre en évidence les liens qu’ils entretiennent avec Naples, par l’intermédiaire de membres de la famille installés sur la place d’achat.

Abdelmajid est âgé de 41 ans. Il est originaire du Kef, mais a grandi à El Morouj. Son frère, Al Hadj, détient un permis de séjour en Italie et pratique l’import-export. Abdemajid est à la fois grossiste et commerçant au détail : il dispose d’un entrepôt à El Morouj et de deux boutiques à Nehj Zarkoun, qu’il a achetées en 1989 et en 1995. Il emploie en général deux ou trois personnes, parfois quatre ou cinq quand les affaires vont bien. Sa spécialisation dans la marchandise italienne commence en 1970, quand il entreprend, à l’âge de 10 ans, son premier périple vers Palerme, où il achète des fripes et des lampadaires. Puis, dès 1972, il se rend à Naples. Il commence à travailler de manière systématique avec la ville en 1984. En 1987, il se lance dans le commerce de vêtements. Pour Abdelmajid, qui a expérimenté d’autres lieux d’achat, Naples est de loin la place la moins chère d’Italie. Il se rend habituellement une fois par mois à Naples où il achète vêtements et chaussures au CIS, au MIS et à piazza Garibaldi. Quand il ne peut se rendre à Naples, c’est son frère Al Hadj, qui se charge des commandes.

Abdu a 33 ans. Originaire de Tataouine, il est né et a grandi à Tunis. Son frère Abdessatar vit à Naples dans le quartier de la Duchesca-Maddalena où il travaille dans le fals’. Abdu a commencé à faire du commerce à l’âge de 15 ans, en 1983. Il se rend alors à Palerme, à Trapani et à Mazara del Vallo où il achète des lampes et les lampadaires, de l’electroménager, des rideaux et des tapis. Puis il commence, en 1984, un petit commerce de vêtements. Depuis 1987, il est propriétaire d’une boutique à Nehj Zarkoun. Il travaille beaucoup avec Amin, qu’il nomme son cousin (il sont originaires de la meme région du sud), auprès duquel il s’approvisionne lorsqu’il ne peut se rendre en Italie. Cependant, si Amin ne possède pas l’article qu’il recherche, il n’hésite pas à d’approvisionner auprès d’un autre intermédiaire.

III. Histoires d’intermédiaires

Les histoires d’intermédiaires se sont concentrées sur la période qui précède leur entrée dans le métier, car elle permet de comprendre les circonstances dans lesquelles ils se sont forgés un capital d’expérience biographique (Delcroix, 1997). Leurs competences sociales et spatiales, acquises par l’expérience, se déclinent entre connaissance approfondie de la place marchande napolitaine et expérience transnationale des hommes, des routes et des lieux du commerce et du passage.

Kader quitte l’Ouest de l’Algérie en 1992. Il vit d’abord huit mois en Libye de circulation commerciale avec la Tunisie, puis à Istanbul où il poursuit un commerce de va-et-vient entre la Turquie, la Tunisie, la Syrie et l’Algérie. En 1994, il se rend en Bulgarie puis en Grèce, où il reste cinq mois avant de décider de s’installer à Naples où il obtient en 1996 un permis de séjour italien. Il effectue alors son premier retour au pays. L’expérience 536 terrible du meurtre de son meilleur ami, qui avait émigré en Italie à ses côtés, marque pour Kader une rupture avec tout projet de retour définitif en Algérie. À Naples, il loge d’abord au Borgo di Sant’Antonio, un quartier de marchés situé à proximité de la gare. Pendant quelques semaines, il se charge de faire passer pour le compte d’un grossiste napolitain des cigarettes de contrebande vers les marchés. Cette première activité à Naples lui permet de se familiariser avec le mode de fonctionnement des économies de la rue. Il apprend à localiser les lieux de production et de vente de vêtements, fait connaissance avec les grossistes et se lance, dès l’obtention de ses papiers en 1996, dans le passage et la vente en France de produits achetés à Naples. Il fait alors la connaissance de Mourad, originaire de Constantine, qui se charge d’organiser le transport des Algériens de Naples à Marseille. Mourad a de bons contacts avec les circulants de Constantine et avec les hôteliers et transporteurs de Naples. Seulement il n’a pas de papiers en règle et ne peut se charger d’accompagner les voyages. Le marché entre les deux hommes est le suivant : Kader bénéficie gratuitement pour son commerce des voyages en autocar. En contrepartie, il doit se charger de l’accompagnement des voyageurs. Quand il est à Naples, Kader a deux activités principales. D’une part, il se charge d’aider et orienter les clients du bus (pour la plupart résidents en Algérie). Pour ce faire, il met à profit sa connaissance de la place marchande pour leur trouver un hôtel, se charger du stockage et du déplacement de leurs bagages ainsi que de leur éventuel accompagnement auprès des grossistes. Kader, qui pratique désormais cette activité depuis deux ans, s’est créé une réputation d’homme de confiance, si bien qu’il est devenu indispensable. D’autre part, Kader constitue à pratiquer le commerce à la valise : il utilise son activité d’accompagnateur dans l’autocar comme support au passage de marchandises achetées à Naples qu’il écoule en général à Marseille, où il prend commande auprès de commerçants du cours Belsunce, de la porte d’Aix et du marché aux puces. Il les alimente notamment en produits chinois car il a développé des rapports d’exclusivité avec certains grossistes. Au retour, il transporte des produits d’usage communautaire qu’il écoule auprès des épiceries du quartier de la gare (alimentation) et des vendeurs de rue (tabac à chiquer). Kader pousse quelquefois ses trajectoires jusqu’à la région parisienne où une connaissance, un grossiste de Montreuil, lui réclame fréquemment des chaussures italiennes. Enfin Kader se rend occasionnellement en Tunisie, quand il a un contact, c’est-à-dire un ami qui l’aidera à passer la douane et à écouler ses stocks.

Ahmed, qui aux dires de tous, a une allure particulièrement soignée, est très fier de ce qu’il est devenu. Il est en effet, à 38 ans, un des pionniers de l’entrepreneuriat maghrébin à Naples, et il insiste sur le fait qu’il s’est fait tout seul et onestamente (dans l’honnêteté). Ahmed démontre une maîtrise parfaite du dialecte napolitain, dont il s’approprie volontiers la terminologie de la réussite sociale : des expressions telles que sacci’tutto, teng’o’ sapè fa’ (je sais tout, j’ai mon savoir-faire) opposés à addurmutt’ (l’endormi , celui qui ne fait rien pour réussir), sont récurrentes dans ses propos5. De même, le quartier où il loge (la Duchesca) ainsi que ses loisirs (aller faire une sortie de campagne : na’scampagnata, du coté de Lago Patria) semblent le rapprocher du mode de vie des classes populaires napolitaines. Il arrive en 1982 à l‘âge de 17 ans, attiré par la réputation de la ville. Les premiers jours sont difficiles et il doit coucher sur les trottoirs de la place de la gare. Sa carrière professionnelle commence la nuit, piazza Vittoria, où il propose des cigarettes de contrebande aux noctambules des quartiers chics. Puis il est employé comme portier dans une pension de la via Poerio, dans le quartier de la gare. Sa première initiative

5 À propos du vocabulaire de la réussite sociale à Naples, voir Italo Pardo (1996). 537 d’intermédiaire résulte de l’observation du va-et-vient des clients. Les voyant passer avec leurs sacs et leurs cartons, il décide un jour de leur proposer de les accompagner sur leurs lieux d’achat en voiture. Il commence ainsi à exercer une activité parallèle à celle de portier de nuit, celle d’intermédiaire de jour, avec la même clientèle. Il se rend quotidiennement à la gare ou au port pour chercher le client. En 1986, il obtient il régularise sa position. Il effectue alors son premier retour à Tunis. Sa mère lui demande de se marier. Ahmed refuse d’abord : quelle situation je pouvais offrir à une femme ? je n’avais pas les moyens. Mais devant l’insistance de sa mère, il finit par céder. C’est ainsi qu’en faisant venir sa femme Latifah en 1988, il devient également pionnier du regroupement familial maghrébin dans le centre de Naples. Latifah contribue dès lors au revenu familial en effectuant des travaux de ménage dans les chambres de la pension, où ils vivent pendant plusieurs années. Ahmed, encore aujourd’hui, regrette amèrement d’avoir fait venir sa femme à Naples dans ce qui selon lui est un sale milieu. En 1989 naît un premier fils, Ali. Pour Ahmed, le début des années 90 est fait d’aller-retours entre les différents points d’achats régionaux. Parfois il accompagne un client et ses marchandises en Tunisie ou au Maroc, accompagné de Kamel, un compatriote rencontré dans sa période d’errance place de la gare. C’est lors d’un de ses déplacements au Maroc qu’Ahmed qu’il rencontre celle qui aurait du être la femme de sa vie. Quand Ahmed me raconte son mariage avec Sabrina la Marocaine, cela fait 8 ans qu’il ne l’a pas vue. Mais, me dit-il, là-bas il a laissé une voiture, sa jeunesse et son cœur. Naît un second fils du mariage avec Latifah et les voyages au Maroc s’interrompent. Ahmed décide d’ investir dans une vie napolitaine. Mais son idylle avec Sabrina aura laissé des séquelles : Latifah lui fait payer son infidélité en colportant son histoire jusqu’en Tunisie et Ahmed n’ose plus s’y présenter 6. Alors que Latifah continue d’aller et venir entre les deux continents, agrémentant ses voyages de quelques commerces, les retours d’Ahmed en Tunisie se font de plus en plus rares. Il achète néanmoins par l’entremise de sa femme une maison à La Goulette. Encore aujourd’hui les relations entre Latifah et Ahmed sont faites de tensions et de reproches, agrémentées parfois de violentes disputes. En 1993, Ahmed abandonne la pension et décide de s’installer à son propre compte : il achète alors un van à six places. Depuis, son entreprise, qu’il a déclarée, ne cesse de croître. Il a désormais trois camionnettes et deux voitures achetées en Allemagne, un bureau officiel dans le quartier de la gare, deux employés-associés (Ahmed emploie l’un ou l’autre de ces termes en fonction des circonstances), Kamel, son premier compagnon de voyage, et Sofiane, originaire de Matmata. Les familles de ces trois hommes vivent dans le même quartier populaire de Tunis, cependant elles ne se connaissent pas : Ahmed, Sofiane et Kamel ont fait connaissance à Naples. Progressivement, Ahmed se constitue une clientèle internationale composée d’hommes et de femmes originaires du Maghreb (Libye comprise) dont certains sont domiciliés en France, à Nice et à Marseille : petit à petit j’ai construit mon entreprise maintenant j’ai une licence et tout et les gens m’appellent de l’étranger. Ahmed a essayé récemment de régulariser ses collaborateurs, mais il a finalement changé d’avis devant l’importance des charges à payer.

Sofiane, qui m’a été présenté par Ahmed, est un de ses collaborateurs. Au départ, la communication est rendue difficile par son acharnement à parler dans un français qu’il a oublié et qu’il napolétanise à outrance. Sofiane, originaire de Matmata au sud de la Tunisie, n’en est pas à sa première expérience migratoire et commerciale quand il arrive en

6 Il est, compte tenu de la législation tunisienne a l’égard de la polygamie, passable de poursuites. 538 Europe au début des années 90. Issu d’une famille de commerçants, il vend depuis son adolescence des olives sur les marchés du Sahel. Puis il ouvre, avec un ami, une boutique de vente de pièces détachées dans sa ville. Il pratique également des allers et retours fréquents en Libye, où il vend, en compagnie des ses frères aînés et d’un cousin, des biscuits. Il fait également du va-et-vient de commerce avec le Maroc ainsi que des affaires avec les touristes : A Matmata je connaissais beaucoup d’Européens, des touristes qui viennent visiter, je faisais un peu de bizness avec eux. À l’âge de 22 ans, il part pour Tunis où ses frères possèdent deux boulangeries. Après quelques mois, il demande un visa auprès du consulat d’Italie, puis se rend à Gênes, en 1993. Je suis resté 4 heures, je n’ai pas du tout aimé l’Italie, je suis subito parti en France. Déjà les gens me disaient que l’Italie était pas buona, qu’il y avait la drogue, le trafic et tout. À son arrivée à Marseille, où il reste jusqu’en 1998, il est embauché dans une boulangerie pour exercer ce qu’il considère aujourd’hui encore comme sa profession. Je suis l’as de la baguette, mais je sais tous faire, croissants, gâteaux, et en plus je connais tous les moyens pour économiser le pain. Il est alors logé pour 500 francs par mois chez des compatriotes dans la cité Felix Pyat7. Il s’y livre à une activité de vente d’héroïne. Entre-temps, il fait une demande de permis de séjour en Italie, qui lui est refusée. Puis il mets de côté l’argent nécessaire pour s’acheter une boulangerie. L’achat de la boulangerie est établi sous le nom d’un compatriote car Sofiane n’a toujours pas de papiers. Ce dernier, devenu son associé, chasse Sofiane comme un malpropre après six mois de travail. Sofiane a tout perdu et décide, suite à cette expérience douloureuse, de quitter la ville. Il part alors en Italie avec trois cent francs dans les poches. Il se rend à Vintimille où il fait passer des sans papiers pendant quelques semaines : il apprend à connaître les routes de la frontière, les personnes qui la gardent, et ceux qui sont susceptibles de l’aider à passer. Il gagne vite et bien un peu d’argent mais se lasse de cette activité usante. A Naples, lui a-t- on dit, on peut se démerder. Sofiane arrive un soir place de la gare avec 100.000 lires en poche. Epuisé, il loue une chambre dans une pension. Alors qu’il prend sa douche, on lui dérobe ses vêtements et la totalité de son argent. Après cinq ans de présence en Europe, Sofiane se retrouve de nouveau à zéro, complètement démuni et sans un sous pour payer l’hôtel. C’est alors qu’il croise Ahmed, dans le hall de l’hôtel. Rencontre providentielle, car Ahmed lui fournit suffisamment d’argent pour se débrouiller dans l’attente de trouver un boulot. Ce coup de main d’Ahmed scelle un pacte de respect entre les deux hommes, selon l’expression de Sofiane, qui aujourd’hui perdure. Grâce à son caractère bonhomme et jovial, qui attire la sympathie de tous, Sofiane trouve rapidement du travail. Un Sicilien qui tient un stand à l’angle des cinémas érotiques de la via Poerio, se prend d’affection pour lui. Le stand doit être tenu la nuit et le Sicilien, qui fait des séjours réguliers au pénitencier de Poggioreale (è più spesso dentro che fuori,), ne peut s’en occuper seul. Sofiane devient son homme de confiance : il lui donne un logement et de temps en temps lui fait quelques petits cadeaux. Ainsi, il lui offre un jour une importante somme d’argent en faux billets. Sofiane en profite pour aller passer, avec un ami, une semaine de folie à Florence, où il dépense en divertissements l’équivalent de 30.000 francs. Sofiane est également chargé d’effectuer des petites commissions pour le Sicilien, mais son activité principale est celle d’approvisionner le quartier en préservatifs, briquets et cigarettes de contrebande. Le salaire est assez médiocre et il apprend à acheter quelques stocks en plus qu’il revend pour son propre compte afin d’arrondir ses revenus. Dès son arrivée, Sofiane est surnommé O’Francese (le Français) par les gens du quartier. Les carabiniers se prennent d’affection pour lui, mais leur tolérance vis-à-vis de ce sans- papiers est surtout liée au fait qu’ils sont ses clients et le ponctionnent régulièrement de

7 Grand ensemble initialement destiné aux rapatriés d’Algérie, Felix Pyat est une des (cités) les plus délabrées de la ville et celle probablement dont la réputation est la plus mauvaise (Bouillon, 2001, 249). 539 quelques paquets de cigarettes. L’étal de Sofiane est un poste d’observation idéal du fonctionnement du quartier et de ses acteurs : en quelques mois il apprend à connaître les agissements de tous et toutes, rend de nombreux services et devient le chouchou des prostituées maghrébines. Sofiane passe un an et demi sur son étal, ou il apprend tous les petits secrets des gens du quartier. Depuis, Sofiane est connu de tous les habitants du quartier : tout le monde me connaît la-bas, arabi, napoletani, tutti, j’étais un peu l’épicier du quartier. Au bout d’un an et demi, Sofiane décide de quitter son étal et de se lancer dans une activité d’intermédiaire. Il a entre-temps obtenu un permis de séjour. Sa clientèle est essentiellement constituée de commerçants de France, qu’il s’agisse de clients résidents à Marseille ou à Nice ou d’Algériens trop chargés pour emprunter l’autocar. Il pratique également une activité ponctuelle de commerce de va-et-vient : l’été dernier à son retour en Tunisie, il a fait un beau chargement de vêtements de femmes.

IV. Zhou, entre plusieurs mondes

L’histoire de Zhou montre combien certains acteurs de la place marchande peuvent s’appuyer sur différents types de réseaux relationnels (communautaires et non communautaires) dans leurs stratégies économiques.

Zhou est âgé de 16 ans lorsqu’il arrive à Naples, à la suite d’un court séjour à Paris. Sa venue, en 1998, correspond à la période durant laquelle la présence de Chinois à Naples connaît une croissance importante. Les parents de Zhou vivent à Wenzhou, aussi est-il confié à l’un des frères de son père qui possède, dans le quartier de la gare, une boutique de gros de bibelots et d’articles de Paris. Son oncle l’installe dans un grand appartement, qu’il partage avec ses jeunes cousins, au-dessus de la boutique. Dès son arrivée, Zhou participe activement à l’entreprise de son oncle. Dans la famille, chacun a son rôle : les enfants se chargent d’aider au magasin, tandis que les tantes de Zhou vendent sur les marchés et les trottoirs de la place de la gare. Les hommes tiennent la boutique, se chargent des relations avec les fournisseurs et des démarches administratives. Zhou, d’un âge intermédiaire, bénéficie d’un statut à part : il aide à tenir le magasin, mais se charge parfois de quelque commission en Toscane ou à Rome, où son oncle a des relations d’affaires. Il tient également un étal, sur les trottoirs de la place de la gare, chaque dimanche matin. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance d’un commerçant sénégalais qui lui enseigne quelques expressions de wolof, et avec lequel il noue une amitié. Zhou fréquente également, en compagnie de son ami et compatriote Lin, un lycée privé où il a été inscrit par un Italien proche de sa famille. La vie au lycée est difficile : Lin et Zhou, qui ne connaissent guère la langue à leur arrivée à Naples, ont été inscrits dans une classe de niveau bien inférieur au leur. Non seulement ils doivent subir ce déclassement, mais ils doivent également supporter les moqueries de leurs camarades âgés de deux à trois ans de moins. Ils ne tiendront que quelques mois : après avoir obtenu leur brevet des collèges, ils quittent rapidement le système scolaire mais loin de se décourager, poursuivent leur apprentissage de l’italien, par la fréquentation d’un cours du soir pour étrangers. En 1999, Zhou s’appuie sur l’aide administrative d’un ami italien pour régulariser sa situation : grâce à son statut de mineur, il est placé sous la tutelle légale de son oncle et parvient ainsi rapidement à obtenir un permis de séjour. Il entre alors en contact avec le bureau immigration de la CGIL. Les syndicalistes saisissent immédiatement l’opportunité qui se présente à eux en la personne de ce jeune Chinois qui parle relativement bien italien et demandent à Zhou de distribuer quelques tracts. Rapidement, le jeune homme devient 540 l’intermédiaire privilégié, la tête de pont des rapports entre le syndicat et les Chinois de Naples. Il joue un rôle d’importance au moment de l’attribution par la mairie des postes de ventes de rue Bologna. Mais Zhou se fatigue rapidement de cette situation qui ne lui apporte rien de concret. Il est temps pour lui de chercher un travail à part entière. Il est embauché auprès d’un grossiste chinois de la via Bologna, Franco, un ami de la famille qui possède plusieurs magasins à Naples. C’est une période faste pour Franco. Il est en effet le premier Chinois de Naples à s’être lancé dans la vente de chaussures sportives importées de Chine, et il rencontre un franc succès auprès des étrangers, notamment des commerçants algériens qui font passer les chaussures à Marseille. Pour Zhou c’est l’occasion de se constituer de nouvelles relations, parmi les nombreux commerçants africains qui travaillent via Bologna, mais aussi parmi les circulants maghrébins. Il apprend des rudiments d’arabe. Après quelques mois de travail au magasin, Zhou est envoyé dans une centrale de vente en gros, dans la banlieue nord de Naples, où Franco, fort de son succès, décide d’ouvrir une nouvelle boutique de chaussures. La clientèle est majoritairement maghrébine et Zhou se fait aider par un porteur-traducteur marocain. Entre-temps, Zhou a été remarqué par un responsable associatif napolitain en quête d’étrangers susceptibles d’être formés à la médiation culturelle. En effet, la Loi cadre sur l’immigration (Turco-Napolitano), approuvée à l’échelle régionale, prévoit le formation de ces individus, figures chargés de faciliter les relations entre les étrangers et les institutions. Après plusieurs entretiens, Zhou est selectionné. Il subit une formation de plusieurs semaines et part pour la province de Salerne, où il devient opérateur de rue, c’est-à-dire qu’il circule dans un minibus et propose aux étrangers de l’aide et des informations juridiques et pratiques. Cependant Zhou, qui continue à travailler, le week-end et les jours feriés pour Franco, maintient un contact fréquent avec les Chinois et les entreprises chinoises. À l’âge de 20 ans, le statut de Zhou a notablement évolué depuis son arrivée : ayant obtenu des papiers et ayant conquis une certaine autonomie financière, il va devoir affronter ses responsabilités de fils aîné et accueille son jeune frère, alors âgé de 17 ans, que ses parents décident de lui envoyer. Zhou éprouve des difficultés à prendre soin du nouvel arrivé, qu’il considère comme un idéaliste : il n’a pas vécu la souffrance que j’ai connu quand je suis arrivé seul ici. Il ne se rend compte de rien. Le jeune frère, rebelle, refuse de rester avec son aîné en Italie. Après un court séjour à Naples, il prend la fuite pour la France. Quelques jours après il est arrêté par la police française. Il est ensuite relâché et revient à Naples, où il travaille dans la boutique de l’oncle de Zhou. Zhou entre-temps a été muté à Naples. Son travail devient particulièrement éprouvant : les étrangers, paniqués par les conditions peu claires de la nouvelle opération de régularisation lancée par le gouvernement Berlusconi, se pressent au minibus. Zhou s’épuise à expliquer les démarches administratives à effectuer. De plus, les financements ne se débloquent pas, et l’association qui l’emploie tarde à la payer. En avril 2003, Zhou n’a toujours touché aucun salaire. Ces arriérés, fréquents dans le secteur associatif, mettent Zhou hors de lui. Epuisé, il décide de quitter définitivement ce travail. Cette expérience aura cependant affiné notablement sa connaissance de l’italien et de la société italienne (notamment de la législation) et lui aura permis de se constituer un patrimoine relationnel qu’il va mettre en œuvre lors de son prochain projet. Il compte en effet, avec l’appui financier de sa famille, monter une entreprise d’import-export avec la Tunisie, en association avec deux collègues tunisiens rencontrés pendant les cours de formation. Il prévoit pour le mois de mai 2003 un premier voyage exploratoire en compagnie de ses deux collègues au Maghreb. Entre-temps, il est parti en Chine et s’est fiancé avec une jeune fille de son quartier, à Wenzhou.

541 V. Extrait d’entretien avec Adil, 30 ans, entrepreneur du fals’

L’entretien se déroule dans la boutique d’Adil, située dans un immeuble de la Duchesca- Maddalena, en juillet 2002. L’histoire d’Adil qui, quand nous l’interrogeons, vit à Naples depuis 3 ans, permet de mettre en évidence les circonstances de sa venue à Naples ainsi que les étapes de son processus d’apprentissage de la place marchande, de l’errance à l’ancrage. L’entretien montre également de souligner le mélange linguistique que pratiquent les commerçants au quotidien.

- Camille : Tu pourrais commencer par m’expliquer comment tu a pris la décision de partir? - Adil : Je prends la décision pour venir ici mais c’est pas facile parce que mon père il pense que je le prends comme un exemple. J’ai mon bac en 92. Je parle alors avec ma mère et mon père: donnez-moi l’argent pour y aller”. Ils répondent : “il n’y a pas d’argent. Il faut rester travailler”. Je prends la décision d’aller faire mon obligation militaire. Après j’ai fini, après deux ans de souffrance à Alger, je prends la décision de travailler de ramasser un peu d’argent pour quitter le pays. Quand je prends cette décision c’est difficile pour moi, car je peux pas dire à mon père et ma mère “ca y est j’ai decide de prendre mes valises pour partir à l’étranger en France, en Italie ou je sais pas où”. Quand je prends la décision de lui dire, je pleure. Ils me regardent avec un air bizarre : “pourquoi tu pleures?” Je dis à ma mère et à mon père : “ça y est le pays est déchiré, il n’y a pas le goût de la vie, moi je suis zen, je veux vivre, je veux beaucoup de trucs, j’ai décidé d’aller à l’étranger”. Il me disent “ tu continues tes études et après on te donnera la main pour aller à l’étranger”. Moi, je regarde mon pays déchiré, l’un tuer l’autre et ça, ça m’énerve moi, c’est pas bon pour moi. Il faut fuir, je peux pas attendre ... je prends quand même mon diplôme. Je suis diplômé en informatique, technicien supérieur en informatique. L’Algérie traverse une crise pas bien et moi je suis pas bien là…c’est pourquoi je cherche à sortir pour ne pas sentir le mal dans mon pays. C’est tout ce que je cherche. Ca c’est pas difficile. J’attends, j’attends, j’attends, avant de partir. Il y a des terroristes et on me dit: « il faut attendre un moment ». Un moment ? presque dix ans que c‘est comme ça ! Même si en ce moment c’est calme un peu mais pour vivre bien il faut partir. Je veux vivre ! Je ne veux pas sentir combien de gens sont morts parce qu’ils ont fait des attentats, parce qu’il y a une bombe. Je veux vivre tranquille. Il faut aller lontan’ pour ça. Moi j’aime pas regarder ça. Si si c’est pour ça je veux partir je veux vivre tranquille.

- Et tu as des frères et soeurs? Qu’est-ce qu’ils en disent? - J’ai cinq garçons fratel’ et una sorella. Tutt’ ne veulent pas partir seulement moi moi que je combats pour partir. Les trois garçons sont mariés. Ils travaillent aspett. Uno il travaille à une entreprise petrolifero in Sahara. Il gagne une somme d’argent bien. Maintenant il a acheté une macchina. Il y a deux garçons jumeaux. Une autre personne, un autre frère il travaille à l’usine de ciment, la cimenterie et il gagne bien. Et une personne c’est le directeur de la poste. Il est bien. Tre personne grande et tre personne petites. Seul moi je veux partir.

- Tu habitais où en Algérie? - Ain Touta je suis de Ain Touta, c’est une Dahira. Quand les Français habitent en Algérie, elle s’appelle Macmahon.

542 - Et tes parents habitent en ville ou en dehors de la ville ? - En ville.

- Et ils font quoi comme travail? - Ma mère elle fait un grand doctorat, la soutenance elle la fait dans la cuisine (rires). Elle prépare le couscous et la Mahjouba, un panino e dentro ci sta harissa, tutto… Mon père, quand il est enfant il n’aime pas les études, il aime le taxi. Il a un permis de chauffeur toutes catégories, G, A, B tout…

- Et il en fait son métier? - Il est chauffeur de camions pendant 25, 30 ans pour une société nationale. Avant il travaille en France huit années et il rentre en Algérie. Quand il est parti en France les Français étaient encore en Algérie, en 54, comme ça.

- Et quand il est parti en France il était où? - A Saint-Etienne, Grenoble, partout.

- Donc il est rentré quand en Algérie? - En 1962 quand les Français ont donné l’indépendance à l’Algérie. Maintenant il prends deux retraites, la retraite française, la retraite algérienne.

- En France il travaillait dans les usines? - Non sur les chantiers, construction, en même temps mon père il fait le commercio, il a acheté une automobile...moi j’ai pas vu, j’suis pas né mais il me raconte.

- Donc, lui aussi, il faisait du commerce ton père - Oui il fait du business.

- Et il y a d’autres personnes dans ta famille qui font du business? - Il y a mon cousin, il travaille sur les marchés, et il y en a d’autres…mais je suis le seul qui fait du commerce en Europe maintenant.

- Et tu es parti tout de suite après ton service militaire? - Nooon ! Quand j’ai fini le service militaire, j’ai trouvé un travail à la Dahira, dans l’administration, je travaille avec mon diplôme. Une jeune fille est entrée à la Dahira le même jour. Elle me regarde. Je lui plais. Elle parle avec moi, avec un peu de temps, elle me drague. Moi je pense toujours à l’étranger. Soit tu penses à l’étranger, soit tu penses à l’installation définitivement là tu peux pas faire deux trucs en même temps. Après, elle insiste. Je lui dis « va bene je te donne la parola mais pas maintenant ». Elle insiste, elle me téléphone, elle fait tout. Après quatre mois, je prends la décision. Je lui dis : « maintenant je peux rester avec toi là et je vais annuler d’aller à l’étranger ». Comme ça, j’ai continué avec elle. On discutait, on sortait en promenades, tout se passe bien. Après une année, je demande la main. Elle m’a donné ça facilement parce qu‘elle m’aime et moi je l’aime. Le jour où je me suis fiancé commencent les problèmes. Les gens me connaissent, tout le monde sait qui est Adil. Moi je lui dis « il faut pas écouter les gens vous êtes maintenant grande, il faut prendre la responsabilité mais elle a écouté les gens »… Un jour je lui ai dit : « je veux sortir maintenant ». J’ai dit: « est-ce que je peux sortir à l’étranger? » elle a dit : « Vai ». J’ai ramassé l’argent, je suis allé à la capitale. Je connais une fille à Alger capitale parce que j’ai fait le devoir militaire à Alger. J’ai des

543 relations humaines à la capitale. Je donne tous les soldi. Et après quatre mois, j’ai fait le visa de la Grèce et je suis arrivé en France.

- Comment est-tu arrivé en France? - Par bateau Alger capitale-Marseille. 24 heures. C’est le premier voyage en bateau, très bien hein mais moi tout le moment du voyage j’ai peur parce que j’ai le visa de la Grèce et pas de la France et moi j’ai fait tout, toutes mes soldi, je les ai donnés pour le visa. Si les Français m’acceptent pas à l’entrée, je veux pas dire que j’étais fini mais bon…

- Et tu connaissais quelqu’un en France ? - Je connaissais une fille, cette fille, je l’ai connue en Algérie, elle est grande 40 ans mais elle est tranquille avec moi c’est l’essentiel, je reste avec elle deux mois. J’ai passé avec elle un moment agréable. Seulement elle est grande et moi je suis trop petit. Elle fait tout ce que je veux, elle me dérange même pas.

- Et comment tu la connaissais? - Je l’avais connu chez moi à Ain Touta. “Radhia je suis en France. Est-ce que je peux venir où tu habites?” Elle dit “Et comment ! Oui! vieni!” Quand je suis allé à Lyon, je l’ai vue, elle me prends dans ses bras elle me fait un grand bisou je reste avec elle onze jours. Ça, c’est le premier jour. Je suis arrivé à Marseille et je l’appelle directement. Je connais pas Marseille je reste juste deux heures à Marseille. Par contre, je connais bien Lyon parce que cette fille a une automobile, une Renault 21. Mais moi si je veux aller je peux..elle pleure hein? Elle dit : “reste Adil !” mais moi je dis non” je viens ici pour travailler je veux pas dormir et manger seulement je veux faire soldi”. Donc le premier pays que j’ai vu c’est la France. Marseille. Lyon. Je suis resté à Lyon trois jours, j’ai bien visité Lyon. Mais le problème que j’ai: il n’y a pas le travail. Comment te dire, je suis un clandestin: qu’est-ce que je fais? Qu’est-ce que je pense? Je pense de rentrer en Italie je travaille, je gagne, si c’est Dio avec moi, je gagne une somme d’argent et je rentre à la France et je fais le business.

- Et comment tu t’es retrouvé à Naples? - Comme ça. Je prends la décision un soir: demain je vais aller à Naples. J’avais un ami, il avait passé deux ans, trois ans à Naples. Maintenant il a pris les documents et est allé au Nord. Il fait la fabbrica, à Padova. Il y a aussi un type qui vient en Algérie in un negozio. il ditt’ à Naples tu peux travailler en clandestin, il y a beaucoup de jeunes. Je garde ça dans ma tête. Quand je vais en France, je réfléchis, et je descends.

- Donc quand tu es arrivé ici tu ne connaissais personne ? - Si un type qui vivait ici, mais qu’est-ce qu’il a fait pour moi? Je suis venu tout seul, quelle idée il a donné à moi? J’ai travaillé pour les Italiens, j’ai loué la chambre…qu’est- ce qu’il fait pour moi?

- Mais maintenant tu as des amis algériens à Naples? - (Adil marque une pause pour réfléchir) Si, j ’ai un ami à Naples, tu sais celui avec qui j’ai parlé samedi dernier à qui j’ai donné les cadeaux pour apporter à ma famille. C’est lui qui est venu à Naples avant moi et quand il est venu en Algérie je parle avec lui je discute. Toi tu es installé en Italie? Je suis à Naples, qu’est-ce que tu fais? je fais la fabbrica maintenant. Il change le travail. Et quand je viens en Italie je viens avec lui al bateau et quand je dis que j’ai une amie française il me dit “vas en France” Je lui demande pourquoi pas à Naples ? Il me dit: perché tu vai qua en Italie, la misère! On

544 s’est séparé al bateau à Marseille, moi je vais Lyon, lui à Naples. Depuis onze jours je suis resté en France moi je suis tranquille en France, j’ai une maison, la macchina, une bonne amie. Après onze jours, moi je suis nerveux, moi je cherche pas seulement à dormir manger dormir comme ça. Moi je suis venu ici pour travailler, pour gagner de l’argent. Je suis parti à Napoli parce que je me suis dit c’est l’occasion pour faire une visite à mon ami. J’ai telephoné, le telefono est tim, mais il est en Algérie quand je viens ici: je ne peux pas rester comme ça les bras croisés à attendre, il faut bouger, donc moi je cherche.

- Et qu’est-ce que tu as fait quand tu es arrivé ? - La première chose que j’ai faite j’ai téléphoné à ma famille, j’ai dit à ma soeur: je suis à Naples. Elle est contente parce que si je restais en France, si une persone n’a pas les papiers, il prend directement l’expulsion. Les Français sont durs hein? Quand j’arrive à Naples je connaîs personne. À la station, les Arabes et les Italiens se ressemblent, il n’y a pas beaucoup de différence. Pas comme les Français et les Arabes, tu trouves un Français c’est un Français, un Arabe c’est un Arabe. Le sang, le visage dit ça. Mais les Arabes en Italie ressemblent aux Italiens. C’est vrai non? Où sont les Arabes ? il y a pas d’Arabes… À la stazione centrale, je parle prima à un Marocchino, dopo un Algerino comme ça comme ça comme ça je cherche. Et puis je trouve une personne du Maroc. Je l’entends qui dit “salamalekum”, je reconnais salamalekum, je me retourne comme ça et je l’appelle “eh eh mon frère mon frère, tu es Arabe, est-ce que tu peux m’aider?”, lui, “qu’est-ce-que tu veux?”, je dis “moi j’ai personne”. il dit: “la première chose viens avec moi on prends un café, on discute”. Je suis allé avec lui au bar. Il a acheté un cornett’ avec du lait, il a payé. Je parle avec lui, il me dit “je peux pas t’aider parce que moi je suis mal installé”. Je lui demande: “Est-ce que tu sais ou je peux passer la nuit”? “ci sta l’hôtel là le moins cher je vais aller avec toi je mets les bagages, je donne le passeport, je te paie la chambre et il est sorti”. Quand je sors de l’hôtel, je trouve une personne qui me dit : “pourquoi tu veux rester à Naples, il n’y a pas de travail au mois d’août. Prends le train et va à Foggia! À Foggia il y a les pomodori.” “Mais moi j’ai loué une chambre à l’hôtel comment je fais?” “Non ça fait rien viens avec moi”. Un Algérien de Batna. Je prends les bagages, je prends le passeport, l’Algérien discute pour récuperer l’argent, j’ai dit oui pour Foggia mais moi je ne connaîs pas Foggia. Et après, je suis allé à Foggia. Je ne connais persone. Et à Foggia le car passe une fois par jour, si tu ne prends pas ce car tu passes la nuit là et moi je suis seul, je connais persone, j’ai pas beaucoup de soldi, et il y a la chaleur du mois d’août. J’ai attendu, j’ai attendu à chaque fois le car il s’arrête moi je cours “Foggia Foggia””non” “Foggia Foggia” “no”. Comme ça je suis allé à la campagne… je travaille la campagne. La première semaine j’ai pas travaillé. À la campagne, si tu connais une personne, elle te prends. Si tu connaîs personne tu peux laisser tomber. C’est la démocratie à la campagne ! Et je connaîs personne, des Algériens mais pas des amis. Un Algérien, parce qu’il est algérien, c’est un ami? Non …donc je trouve pas de travail. Mais j’ai toujours la patience, mon caractère c’est la patience. Je reste une semaine à attendre. Un jour je trouve une machina qui se gare. J’y vais : “tu veux un travailleur?” Moi j’ai jamais travaillé la campagne, je sais même pas comment travailler. À la campagne, ils travaillent dur il faut la forza (il me montre ses bras et en souligne la maigreur): ça c’est un paysan? La vérité, il faut la forza, y a des personnes qui peuvent pas travailler la terre, d’autres peuvent pas. Un mois et mezzo je gagne beaucoup d’argent. Ouallah, un mois et demi j’ai gagné la somme pour payer le visa, un million de lires, il da le courage, tu travailles à la caisse, comme tu veux 20, 30, 10, 5. La première journée je travaille 4 ou 5 caisses je peux pas faire plus. La deuxième journée je prends courage. Les amis me disent : “prends courage, il faut travailler”. Un jour je fais vingt et vingt c’est le maximum pour moi. Je suis payé 10.000 la caisse, je gagne 200.000 comme ça. Le soir on

545 dort dans la campagne, c’est la misère, il n’y a pas de maison de campagne, tu peux pas te laver, la misère.. j’ai passé des moments durs mais hamdulillah...je prépare à manger, je fais le feux de bois, direct il faut manger allez hop! Il y a des Arabes, des Egyptiens, des Marocains, des Algériens, des Tunisiens, des Africains…Il y a toutes les races à la campagne…

- Combien de temps tu as travaillé à Foggia ? - 3 semaines, comme ça. Quand la campagne est finie les gens rentrent là où ils habitent. Moi je pense. Je pense où je peux aller, je connais un Tunisien: à la dernière minute, il me dit. « Viens avec moi ». Il a une maison à Miano et c’’est comme ça que je suis rentré à Naples. Je suis rentré à Naples par hasard. C’est pas que je réfléchisse ou que j’ai des amis. Si une personne me dit viens à Rome je vais à Rome. Moi je cherche un endroit pour m’installer, dormir tranquillo et commencer à chercher un autre travail. Je suis venu à Naples parce qu’il y avait la casa. C’est la première chose, il faut trouver ou dormir. Il faut s’installer. Pour prendre des habits biens, propres, faire une douche. On habite à trois dans une maison. La misère, la misère, mais Hamdulillah…

- Le premier travail que tu as eu à Naples c’était avec des Italiens? - Le premier giorni j’ai pas installé à Naples-centre comme maintenant. J’étais à Miano, è lontano. Pour aller à Naples il faut prendre deux métros. Là, le Tunisien me dit “Adil il y a un magasin”, le Tunisien il travaille là mais il part au pays : “je pense que tu peux travailler là”. Moi je suis allé avec lui mais les patrons disent non parce que je ne parle pas italien. Mais j’ai insisté:” buongiorno, buongiorno, lavoro”, cosi. Il dit “va bene” et un jour je fais la sieste, on frappe à la porte, j’ouvre je trouve la dame qui dit: “Zidane, demain matin vai al negozio pour travailler”. J’ai écrit le numero de tel et tout. J’ai descendu à Naples-centre, j’ai cherché , je demande aux gens et j’ai trouvé: je trouve une famille italienne, tranquille. Je travaille avec les Italiens dans un magasin de sport.

- …..Zidane? - Oui les gens m’appellent Zidane, pour l’Italien c’est plus facile, c’est la seule chose qu’ils connaissent de nous.

- Et tu vendais déjà du fals’ avec ces Italiens? - Noooon ! des marques, des choses per bene. J’apprends l’italien. Je change pas toujours le travail. Je reste. Quand je mets la tête dans le travail, je reste. Si tu changes tu n’as pas fait les sold’, tu n’as pas ramassé. A 7 heures du matin je me lève, à 7 heures du soir je finis. Mais Hamdullilah après deux ans j’ai travaillé. À ce moment, à côté de mon travail pour les Italiens j’ai une bancarelle à Mergellina. Quand je travaille je vends des fals’ à Mergellina, le week-end. J’achète ça dans les magasins à Naples, via Firenze, chez les Sénégalais.

- Et combien de temps tu es resté là-bas ? - J’ai changé le travail après deux mois. J’ai trouvé le travail à la fabbrica. Lontano di qua (loin d’ici). Je prends le métro pour aller à Afragola. J’apprends comment mettre les boutons à la macchina. J’apprends à mettre les boutons et basta, vicino Sant’Antimo.

- Et comment tu avais trouvé ce travail? -J’ai trouvé ce travail tout seul comme ça. Je cherche, je cherche, je trouve. Bon je trouve par un ami sénégalais que je connais quand je fais la bancarella. Donc je reste un mois en fabrique, tu sais pourquoi? Les Italiens tutti furbo, je sais pas comment ils regardent les 546 gens. Qu’est-ce qu’ils me donnent pour une journée de travail de huit heures sans interruption? Venti cinque mila et basta. Ni café ni cigarette. Tous les jours.

- Et combien de temps tu es resté? - Après 15 jours, je lui demande mon argent : 25.0008? dammi i soldi et laisses-moi partir. Je lache le travail mais je penses pas trouver un autre travail…. Je pars. Je reste sans travail. Quand je travaille à la fabbrica, j’ai un ami. Je parle avec lui. Je lui dis que le patron est méchant, que le patron m’énerve. Il me dit : “Adil, il y a un Tunisien qui cherche un travailleur. Il cherche une personne tranquille et non “rubato”, pas voleur. Confiance totale”. Comme ça je suis entré dans ce travail. Je travaille avec lui seulement deux mois. Il me donne poco d’argent. Il gagne beaucoup d’argent. Il donne poco. Il donne 250.0009 lires par semaine. Je travaille à 5 heures du matin, je finis à 6 heures du soir. Regardes combien d’heures de travail : comme un robot! Le patron il vend en gros, il vend en détail. Pour lui, ça c’est du détail (il montre les stocks dans son magasin) c’est pas du gros ! Il vend les borsa come questa cinquanta, due cento cosi. Il vends encore comme ça. Et donc je travaille avec le Tunisien. Moi connais pas fal’s, je rentre à falso. Lui c’est un milliardaire. Ca fait dix ans ou quinze ans qu’il fait le falso. Mais c’est comme ça que j’ai appris le mestier’.

- Et comment tu as décidé de quitter le Tunisien? - Il y avait Leyla qui avait besoin d’un coup de main. Moi je connais le métier, elle a les clients, c’est une bonne occasion. Le Tunisien est méchant, il paie mal. Maintenant, j’ai fini le travail avec Leyla. On travaillait bien, les clients venaient toute la semaine. Mais après ça s’est fini avec elle.

- Et pourquoi vous vous êtes séparés? - Je sais pas pourquoi elle est si nerveuse. Les personnes viennent me voir pour me dire qu’elle est jalouse à me. Perché, pourquoi, parce que un moment court j’ai fait le negozio, le client’ tutto, t’as compris? Elle est jalouse Si parce que moi je suis capable de faire tout. Un moment court un moment court moi je suis entré dans le falso il y a 7 mois, 10 mois, j’ai fait tout. Y a des personnes qui travaillent six ans sept ans mais ils font rien. Leyla elle crie comme les Napolitains. Moi j’aime pas ça moi j’aime la tranquillité. Pour travailler il faut le calme, la tranquillité, le calme. Elle crie le matin à 8 heures, à 9 heures. Il y a des personnes qui dorment encore, pourquoi ? per l’argent? Non ! il faut la discipline.

- Et vous êtes restés amis? - Si elle reste amie je reste avec elle comme une amie s’il fache à me je me fache car qu’est-ce que je peux faire, rien! J’ai essayé deux fois due volta – la semaine passé et aujourd’hui- et ça marche comme ça. Je reste à distance c’est mieux.Si tu veux gagner i soldi, piano piano, “chi va piano va lontano” come dit l’italien. Je travaille deux jours trois jours. Elle commence à faire des crises. Il fait des problèmes, elle crie, je sais pas pourquoi je travaille bien on gagne l’argent. Moi j’ai un client il vient et me demande 150 pezz’, pantaloni, pescatori. Pantalon cort’…un client buono . Il dit a te adesso je suis client d’un autre mais piano piano mais je travaille avec toi. 150 pezz, on a gagné presque 450,000 lires avec une personne.

- Et maintenant tu travailles seul? - Avec Abdel un peu. Il fait le viaggio a Roma, un jour oui, un jour non.

8 Environ 10 euros 9 Environ 130 euros 547 - C’est qui Abdel? - Quand je travallais avec mon patron tunisien Abdel était mon client, pas le client de mon patron. Comme ça je vois qu’il est tranquille, qu’il est bien. Un jour je lui demande “est-ce que tu veux travailler avec moi? Parce que moi je cherche une persone parce qu’avec les Tunisiens ça peut pas marcher. Abdel je lui fais confiance, je lui donne la fiducia et l’argent il part a Roma, tout l’argent il part à Roma. Même si mon frère il vient ici je fais pas la società con mon frère, je reste toujours avec Abdel.

- Et il t’apporte des clients de Rome? - Oui biensûr des Marocains, beaucoup. Il y en a qui achète 150, 200, 250 pièces par jour.

- Comment ils font pour transporter la marchandise? - Il y a le carrello, il y a les Sénégalais qui font les carrello, ça coute cinque euro, tre euros, deux euros.

- Et une fois à Rome? - Ah les sacs. Il y en a qui ont des amis qui les attendent, il y en a qui prennent le bus.

- Mais ils ont pas de problèmes dans le train avec les sacs? - De temps en temps la finanza entre dans le train et prends les marchandises.

- Et tu travailles toujours au même endroit depuis que tu travailles pour ton propre compte ? - J’ai pris ce magasin parce qu’au début je travaille chez moi à Forcella mais c’est trop loin. Je peux travailler mais pour gagner la somme que je rentre c’est impossible. Je dois dire vieni a casa, c’est pas possible.

- Et tu paies cher le loyer? - 500.000 lires, plus 300 000 la maison. Ca fait 800 par moi10.

- Décris-moi ta clientèle…. - Mes clients sont sympathiques, calmes et veulent la roba senza dare soldi ! (Ils veulent la marchandise sans me payer) (rires). Ils sont sénégalais et marocains, il y a peu d’Algériens et de Tunisiens. J’aime pas les Tunisiens et les Algériens. Je préfère rester tout seul. Les Algériens veulent seulement le cadeau. Ils apportent la faillite à mon négoce. Il y a beaucoup de clients, grazie a Dio.

- Et ils viennent tous de Rome? - Non tutti a Roma. Ci sta des cliente qui habitent à Rimini ou en Sicilia. Les Africains. Ils habitent en Sicile, vende la roba falso sulla bancarella, sulle plages.

- Et tu travailles bien toute l’année? - Non l’été le travail est plus que les autres mois. Il y a des gens qui viennent en Italie seulement l’été pour travailler. L’hiver en France, en Allemagne tout ça, l’été en Italie. Ils achètent la roba falsa, si. Qua venire da me prende come questo pantalono, cento pezz’, cinquanta pezz’ et dopo prendere camionette vendono a Roma, Rimini, Venezia, partout.

10 environ 400 euros 548 - Et Abdel quand il va à Rome il ramène des marchandises? - Oui prima il amène beaucoup tre cento quattro cento mais maintenant il ramène 30-40 pezzi. Parce que moi j’aime pas ça, les clients si ils veulent la roba ils viennent ici.

- Et tu es content de ton travail? - Vraiment les premiers mois je gagnais rien, je faisais que travailler. Maintenant j’ai gagné beaucoup d’argent. Après cinq ans je vais dire à tout le monde que je suis riche… Ce pantalon tu le cherches chez un Italien, tu le trouves pas, tu le trouves seulement chez moi. Je prends mille pezz’ je mets dans des buste cinquanta cinquanta cinquanta. L’altro negozio viene a me et prende.

- Comment se passent tes relations avec les autres groupes ici? - Tu sais, je travaille seulement. Il y a toutes les razz’ ici. Les Chinois m’adorent. Quand je n’y vais pas parce qu’ils n’ont pas la marchandise dont j’ai besoin, ils m’appellent…Et les Italiens, bravo les Italiens, ils m’ont donné le courage pour travailler. Il m’ont soutenu. Ils m’ont dit : « vas-y Adil continue. Est-ce que tu travailles ? non ? il faut pas rester là. Si tu reste la tu vois la drogue, tu dragues les filles, tu fais les piqûres. Penses à ton avenir. Il faut pas rester comme ça il faut travailler ». Quand une personne me parle comme ça, elle me donne le courage. Moi j’ai pas d’amis je suis tout le temps tout seul. Je travaille. Quand je finis le travail je reste chez les Chinois parce qu’il y a beaucoup de monde qui entre là, j’aime bien traîner là-bas.

- Quel sont tes projets pour l’avenir? - ça c’est une bonne question pour moi. Maintenant, ce que je fais, c’est mon avenir. Cette marchandise, c’est mon avenir. J’ai un ami qui travaille avec moi très très bien. Je peux aller ou je veux. Le travail continue, on ne reste pas sans rien faire. Maintenant le seul problème est que je cherche à faire les documents pour aller visiter ma famille qui me manque vraiment. Je pleure trop de ne pas rentrer au pays. J’ai payé un beau voyage à mes parents, j’ai envoyé beaucoup de choses, ils vont bien mais je pleure de ne pas les voir. J’ai decide de ne pas aller à mon pays si j’ai pas réglé ma situation. Qu’est-ce que je vais faire? Rentrer au pays sans les documents? Est-ce que moi je peux sortir là? Je combats six ans, à la fin j’ai acheté le visa. Je peux risquer des choses à Napoli mais je peux pas risquer ça. Moi (il crie) JE SUIS UN HOMME DE PATIENCE. Les enfants de mon frère adesso grande et maintenant je les reconnais. si j’attends encore deux ans et si je retourne à mon pays, ils ne me reconnaissent pas moi. Le premier pays que j’ai vu c’est la France.J’ai visité bien. Mais le problème que j’ai, c’est qu’il n’y a pas de travail. Comment dire, je suis un clandestin : qu’est-ce que je fais? Qu’est-ce que je pense? Je pense de rentrer à l’Italie, je travaille, je gagne, si c’est Dio avec moi, je gagne une somme d’argent et je rentre à la France et je fais le business automobile ou n’importe quel business il faut faire quelque chose à la France, parce que j’aime la France… je veux faire un déménagement total et m’installer en France. Moi j’ai combattu 6 ans pour sortir de l’Algérie, mais jamais, jamais j’aurais imaginé de vivre ici à Napoli. Quand je m’installe en France je cherche de faire autre chose avec ma femme, un autre projet. J’ai un contact avec une fille là-bas, une Marseillaise. Moi j’achèterai une macchina une automobile bella bella comme renault megane. J’ai pas le soldi pour acheter la macchina mais tous les jours je rêve de ça et je combats jusqu’à ce que je vais le faire, je vais l’acheter. Si je fais quelque chose dans ma tête je le fais mais avec patience, avec tranquillité et je le fais.

549 - Et tu n’as pas de problèmes avec les commerçants italiens, ou avec la finanza? - J’espère qu’ils me laissent encore due mesi tre mesi. Maintenant si il veulent venire qu’ils viennent. Moi je travaille comme tout le monde.

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