Une place marchande cosmopolite. Dynamiques migratoires et circulations commerciales `aNaples. Camille Schmoll
To cite this version: Camille Schmoll. Une place marchande cosmopolite. Dynamiques migratoires et circulations commerciales `aNaples.. Sciences de l’Homme et Soci´et´e. Universit´ede Nanterre - Paris X, 2004. Fran¸cais.
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UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples
Camille SCHMOLL
PARTIE I
PARTIE II
JURY
Colette VALLAT, Professeur, Université Paris X, Directrice de thèse Pasquale COPPOLA, Professeur, Università «L’Orientale », Naples Alain DUBRESSON, Professeur, Université Paris X Emmanuel MA MUNG, Directeur de recherches, CNRS Michel PÉRALDI, Directeur de recherches, HDR, CNRS Hervé VIEILLARD-BARON, Professeur, Université Paris VIII UNIVERSITÉ PARIS X – NANTERRE École doctorale « Économies, Organisations et Société »
Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Paris X
UNE PLACE MARCHANDE COSMOPOLITE Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples
Présentée et soutenue publiquement par Camille SCHMOLL le 10 décembre 2004
PARTIE I
PARTIE II
Directrice de recherches Colette VALLAT, Université Paris X
Couverture : Photographie prise au port de Naples, juillet 2002
1 Je tiens en premier lieu à remercier ma directrice, Colette Vallat, pour sa clairvoyance et ses encouragements, tout au long de ce travail.
Ma gratitude va également aux membres du pôle Italie et de la jeune équipe Mosaïques de l’UMR LOUEST, notamment à Serge Weber, Antoine Leblanc, Fabrizio Maccaglia et Thomas Pfirsch, pour leur soutien et leur amitié.
J’exprime toute ma reconnaissance aux membres du laboratoire Migrinter de Poitiers, en particulier à Marie-Antoinette Hily et Emmanuel Ma Mung, qui suivent mon travail depuis le DEA, m’ont encouragée à poursuivre en thèse et ont toujours été présents pour me conseiller. Ma reconnaissance va aussi à Kamel Dorai, pour sa lecture attentive.
Je remercie infiniment mes interlocuteurs privilégiés, et en particulier Zouhair, Karim, Nasser, Yacine, Ali et Leyla, pour leur amitié et pour le temps qu’ils m’ont permis de passer en leur compagnie.
Un grand merci à tous ceux qui ont jalonné les étapes de cette recherche :
En Italie, Fabio Amato, Asher Colombo, Pasquale Coppola, Pascale Froment, Giovanni Laino, Brigitte Marin, Adelina Miranda, Dionisia Russo-Krauss et Maria Teresa Sepe.
À Sousse, Hassen Boubakri.
De Marseille à Naples, Véronique Manry et Michel Péraldi.
À Paris, Guillaume Grech et Anne-Marie Barthélémy pour leurs précieux conseils cartographiques, Ralph pour son grand soutien logistique.
À Ugo, à Jean-Philippe et à ma famille, pour leur compréhension, leur bienveillance et leur soutien de tous les jours.
2 TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION GÉNÉRALE 7
PARTIE I : NOUVELLES PRATIQUES DE CIRCULATION ET ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES DES MIGRANTS
Introduction.………………………………...………………………………………... 20
Chapitre 1 La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource ……… 22
I. Un clivage nord-sud dans les dynamiques migratoires 24 II. Modèles d’interprétation de ces déséquilibres 37 III. Les limites d’une approche duale 47 IV. Naples laboratoire des nouvelles formes de circulation migratoire 55
Chapitre 2 Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire…………………………………………… 87
I. Une approche multidimensionnelle des phénomènes de mobilité 91 II. Les implications identitaires des nouvelles logiques de mobilité : des appartenances multiples 96 III. La mobilité comme ressource : réseaux transnationaux et formes d’inscription cosmopolites des migrants 100 IV. De nouvelles formes de territorialisation 108
Chapitre 3 L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités……………………… 116
I. Les modèles d’interprétation de l’entreprise ethnique : une lecture critique 117 II. L’entreprise migrante à l’épreuve des nouvelles formes migratoires 136
Conclusion…………………………………………………………………………… 150
3 PARTIE II : DU QUARTIER À LA PLACE MARCHANDE. L’ORGANISATION DU DISPOSITIF NAPOLITAIN
Introduction………………………………………………………………………….. 153
Chapitre 4 D’espace du désordre à quartier de la complexité : le quartier de la gare de Naples………………………………………………………………………….…. 156
I. Quand plusieurs territoires cohabitent en un même espace 162 II. Le Vasto, lieu de transit et face visible du commerce migrant communautaire 185 III. La Duchesca-Maddalena : marginalité socio-économique et prédominance des économies de la rue d’empreinte locale 199
Chapitre 5 Des économies circulatoires : acteurs d’une place marchande………………….. 210
I. Les circulants, acteurs le la mise en relation du quartier de la gare avec des lieux distants 212 II. L’offre commerciale et d’accueil aux circulants : la transformation du quartier de la gare 242 III. Les migrants installés à Naples : des têtes de pont 259
Chapitre 6 Un dispositif circulatoire et commercial………………………………….……… 264
I. La diversité de l’offre commerciale sur la place marchande 268 II. Une figure de la mise en relation : l’intermédiaire commercial 280 III. Naples, place centrale et structurante au sein du dispositif 288
Chapitre 7 Alliances, stratégies identitaires et territorialisation des économies circulatoires : du cosmopolitisme au quotidien…………………………………………………… 293
I. Petits arrangements avec les autres…à l’origine du cosmopolitisme 294 II. Échanges marchands, stratégies identitaires et lieux de marquage du cosmopolitisme 307 III. Des territoires cosmopolites ? la territorialisation des économies circulatoires dans le quartier de la gare 318
Conclusion ………………………………………………………………………….. 326
4 PARTIE III : STRATÉGIES COMMERCIALES ET USAGE DE LA CIRCULATION DANS L’ESPACE MÉDITERRANÉEN. DES TRAJECTOIRES SOCIO-SPATIALES CONTRASTÉES
Introduction………………………………………………………………………….. 329
Chapitre 8 La mobilité comme mode de vie : fluidité des trajectoires et territorialisation des espaces du passage 332
I. L’espace de la circulation : le produit de contraintes et d’ajustements 333 II. Les espaces du passage : des territoires du quotidien 346
Chapitre 9 Tirer profit d’espaces distants comme stratégie d’ascension sociale et d’autonomisation : les circulantes tunisiennes 354
I. La négociation du départ : une décision personnelle et familiale 357 II. L’organisation de la mobilité et la traversée des espaces commerciaux 367 III. De retour au pays : stratégies de vente et de mobilité sociale 381
Chapitre 10 La trajectoire « suspendue » des précaires durables 390
I. La venue à Naples : une réponse de second choix à une situation bloquée 392 II. Naples, de lieu de passage en lieu d’ancrage 400 III. Une mobilité socio-économique limitée ici et là : de l’autonomie à la double marginalité ? 406 IV. Résoudre le paradoxe : une position de voyageurs 414
Conclusion 420
CONCLUSION GÉNÉRALE 422
5 Bibliographie, sites internet, sources statistiques……………………………….. 432
Table des cartes……………………………………………………………………. 467
Table des tableaux…………………………………………………………………. 469
Table des graphiques et figures…………………………………………………… 470
Table des photographies et illustrations…………………………………………. 471
Table des matières détaillée……………………………………………………….. 472
Annexes……………………………………………………………………………… 480
6 INTRODUCTION GÉNÉRALE
Depuis environ vingt ans, la ville de Naples, métropole en mutation, est devenue un pôle important dans des mobilités qui relèvent de l’initiative de groupes migrants. Ces mobilités témoignent de nouvelles formes migratoires en acte aujourd’hui dans les espaces européen et méditerranéen. Ce travail de thèse propose d’aborder un aspect singulier de ces nouvelles migrations, la circulation commerciale. Il s’agit de montrer combien la circulation commerciale, qui est parfois interprétée comme une demi-migration, ou encore comme une phase transitoire dans le processus migratoire, peut être lue comme une pratique migratoire à part entière, significative pour les migrants, structurée et génératrice de transformations importantes des espaces. Pour ce faire, il est proposé de mettre en évidence les logiques de ces circulations, ainsi que leurs effets sur les espaces et sur les relations entre les groupes, à partir des questions suivantes : comment la circulation commerciale est-elle organisée socialement et spatialement ? Comment Naples a-t-elle acquis un rôle dans ces parcours ? Quelle signification les circulants accordent-ils à leurs pratiques ? Quelle est la place de la circulation commerciale dans leurs trajectoires migratoires ? Comment, par le truchement de la mobilité spatiale, tirent-ils profit d’espaces distants et parviennent-ils à les transformer ?
Le choix de la ville de Naples comme lieu d’enquête principal s’est imposé pour plusieurs raisons. L’Italie fait partie des nouveaux pays d’immigration en Europe, qui sont essentiellement les pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce, Portugal) et l’Irlande. Dans ces pays, le caractère récent d’une immigration de masse, conjugué aux paradoxes d’une politique migratoire qui associe absence de mesures d’intégration et régularisations massives, rend particulièrement visibles ces formes migratoires émergentes. Ils peuvent ainsi être considérés comme des espaces privilégiés pour l’étude des dynamiques caractéristiques du post-fordisme, des miroirs grossissants des nouvelles formes migratoires. Par l’importance de sa population étrangère résidente, l’Italie se positionne au premier rang de ces nouveaux pays d’immigration1.
1 Au 31-12-2000, il y avait 1.388.000 étrangers détenteurs d’un permis de séjour en Italie, pour 655.000 en Grèce, 207.600 au Portugal, 895.700 en Espagne, 151.400 en Irlande (Caritas, 2003). Après la dernière régularisation (septembre 2002), le chiffre dépasse les 2.500.000 étrangers en règle en Italie (voir, en annexe n.4, les données sur la dernière régularisation). 7 Par ailleurs, l’étude du cas napolitain permet d’engager une réflexion sur le rôle des marges socio-économiques de l’Europe dans les mouvements migratoires qui la traversent actuellement. Naples, capitale du Mezzogiorno d’Italie, est une ville chargée de nombreux stéréotypes : criminalité organisée, chômage endémique, sous-développement et économies souterraines…toutes ces images sont significatives, et porteuses d’une partie de la réalité urbaine, mais Naples est également une très grande ville d’Italie, dont la situation ne peut-être réduite à ces quelques clichés (Vallat, 1998). C’est par l’investigation locale qu’il convient de décrypter derrière l’apparence du chaos une réalité complexe et parfois paradoxale. La marginalité de Naples a longtemps poussé à n’y voir qu’une terre de passage, un relais dans des mobilités secondes. C’est probablement une des raisons pour lesquelles les migrations dans le Mezzogiorno sont encore peu documentées, au regard des régions centrales et septentrionales de l’Italie2. Or, la multiplicité actuelle des parcours permet de privilégier une autre piste. En effet, la ville de Naples pourrait constituer pour les migrants un espace-ressource dans le cadre de pratiques de circulation qui mettent en relation des espaces éclatés à différentes échelles. Il ne s’agit pas uniquement de changer le regard porté sur le Mezzogiorno. Cette approche implique également de considérer les migrants comme des individus porteurs d’initiatives, dotés de compétences et de savoir-faire. Cela ne revient pas à les considérer comme des électrons libres affranchis de toute contrainte structurelle. Il s’agit plutôt de mettre en évidence combien la mobilité transforme leur façon de se rapporter aux espaces qu’ils traversent. Dans ce cadre, l’entrée par le commerce est apparue particulièrement heuristique. La pratique d’activités autonomes de la part des migrants, caractéristique du tournant post- fordiste, se développe dans toute l’Europe occidentale depuis la fin des trente glorieuses (Ma Mung, Simon, 1990 ; Kloosterman, Rath, eds, 2004). Dans les marges socio- économiques de l’Europe, ces activités, apparentées le plus souvent au secteur informel, semblent particulièrement diffuses. Surtout, les activités commerciales, tout en témoignant des capacités d’initiative des migrants, permettent d’observer de près le curieux brouillage des catégories qui s’opère entre formel et informel, entre identité et altérité, entre mobilité et sédentarité, entre sphère économique et sphère culturelle, et qui semble être le corollaire des formes économiques et migratoires actuelles (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Crang, Dwyer, Jackson, 2003).
Envisager ces initiatives migratoires et commerciales amène à s’interroger sur les motivations des individus dans leurs choix sociaux et spatiaux. Jean-François Staszak insiste sur cette nécessité de prendre au sérieux les acteurs sociaux dans leurs décisions géographiques : il n’y a pas d’idiots géographiques, écrit-il, mais des individus qui font
2 Peu de grandes enquêtes ont été réalisées sur la présence étrangère dans le Mezzogiorno (Colombo, Sciortino, 2002). Cependant, les travaux périodiques de l’équipe de sociologues de l’Université Federico II (Calvanese, Pugliese, 1991 ; Pugliese, 1996 ; Vitiello, 2003), ainsi que les travaux menés par l’équipe de P. Coppola pour la société géographique italienne ont constitué une base importante pour une compréhension générale du phénomène (Coppola, 2003). 8 une lecture du monde en fonction d’un certain savoir géographique (expérience, catégories,…), qui prennent des décisions à composante géographique en fonction de certaines rationalités et dans certains buts. Les individus n’obéissent pas à une géographie sociale, à des lois de l’espace social : ils produisent l’espace social en actualisant ces lois3 (Staszak, 1997, 31). À l’instar de Jean-François Staszak, nous avons privilégié une approche compréhensive pour mener à bien ce travail, en cherchant à appréhender la signification donnée par les migrants à leurs choix de vie, à leurs activités et à leurs pratiques socio-spatiales, mais aussi à comprendre l’espace social dans lequel ils vivent et la façon dont leurs initiatives contribuent à le transformer4. L’espace n’est donc pas ici considéré comme un cadre neutre, un simple support. L’approche adoptée se fonde en effet sur une conception interactive et processuelle de la relation entre les acteurs et les structures spatiales, qui vise à considérer l’espace comme produit et organisé par les acteurs sociaux, mais aussi à comprendre la façon dont le milieu, en tant que produit social et dans sa double dimension de contrainte et de ressource, peut influencer l’expérience et la pratique des hommes. L’espace est vécu, transformé, chargé de sens par l’homme. Il est aussi un instrument de ses stratégies (Lussault, 2000). Par conséquent, la mobilité, parce qu’elle permet de tirer profit d’espaces distants ou encore de contourner certaines contraintes spatiales, se présente comme une formidable ressource. En outre, quand les individus s’approprient collectivement l’espace social et contribuent à son organisation tout en le chargeant d’une valeur identitaire, il est possible de parler de territoire (Brunet, 1990 ; Di Méo, 1998). Il est alors légitime de s’interroger sur les transformations induites par les mobilités sur les formes de territorialisation initiées par les acteurs sociaux (Berthelot, Hirschorn, eds, 1996).
Une approche combinant observation participante et réalisation d’entretiens semi- directifs se révèle particulièrement adaptée à l’étude de la construction sociale des espaces et en particulier des formes de territorialisation produites par la mobilité. Steve Herbert, qui insiste sur l’intérêt de l’observation de la vie quotidienne dans une perspective géographique, remarque combien cette technique permet d’interroger et de concrétiser au plan empirique les liens entre structures et agents, les interactions entre phénomènes micro- et macro-sociaux (Herbert, 2000). Cette approche est d’autant plus intéressante
3 Dans ce texte, Jean-François Staszak s’inscrit dans la tradition de l’ethnométhodologie, dont le présupposé est de considérer les sujets étudiés comme des sociologues profanes, dans la mesure où ils seraient les plus compétents pour instruire le chercheur sur leurs activités (De Luze, 1997, 19 ; Garfinkel, 1984, 24). Il s’agit également de rapprocher l’interprétation en sciences sociales de formes plus ordinaires de connaissance : dans la pratique, la théorisation quotidienne de l’acteur est probablement très semblable à celle de l’observateur-chercheur, note ainsi Aaron Cicourel (Cicourel, 1978, cité par Watier, 2002, 152). Sur ce type d’approche en géographie voir aussi Michel Lussault, 2000, 28. 4 L’approche compréhensive s’est développée à la suite des travaux de Dilthey, Simmel et Weber (Watier, 2002). On parle aussi d’approche interprétative (Weber, 1995).
9 dans une perspective relationnelle, qui analyse les liens qu’établissent les individus entre eux ainsi que l’emprise spatiale de ces relations. C’est pourquoi, à la suite d’une pré-enquête5 concernant différents quartiers d’immigration à Naples (Pianura, quartiers espagnols, quartier de la gare), qui a permis d’obtenir un cadrage général des dynamiques migratoires dans la ville, nous avons choisi d’effectuer une observation participante des circulations commerciales à partir d’un quartier, celui de la gare. L’observation s’est concentrée sur les formes d’échange, les stratégies économiques et migratoires, l’organisation des parcours, ainsi que les pratiques et transformations spatiales initiées par les individus.
La position du chercheur dans la pratique de l’observation, qui oscille entre celle d’insider et d’outsider, entre inclusion dans le groupe et extranéité, est particulièrement féconde (Herbert, 2000). La relation spécifique qui s’établit avec ses interlocuteurs, faite de réussites et de difficultés, permet d’élaborer une partie essentielle de la démarche d’interprétation (Lepoutre, 1997). C’est pourquoi, dans le cadre de ce travail, les relations entretenues sur le terrain avec les commerçants ont influencé les conditions de l’observation, mais ont également constitué un matériau central pour l’analyse géographique. Par exemple, les relations avec les hommes ne furent pas toujours privées d’ambiguïtés, ce qui a pu soulever certains problèmes. Ces expériences permettaient néanmoins de comprendre de façon directe la place assignée aux femmes dans les espaces étudiés, ainsi que les façons dont il était possible de contourner ces assignations. Tout cela contribuait à l’analyse de la sexuation des espaces et des rapports de genre sur la place marchande napolitaine. Par ailleurs, l’extranéité de notre situation, liée à notre triple position de française (ni italienne, ni extra-communautaire), de jeune femme, et d’étudiante, a présenté des avantages dans les relations entretenues avec les individus rencontrés. Tout d’abord, nous n’étions pas perçue comme une concurrente potentielle. Ainsi, nos interlocuteurs n’hésitaient pas à nous convoquer pour que nous prenions position, en particulier dans les situations de litige commercial. Dans ces situations, notre statut d’étudiante ou de jeune chercheuse nous conférait une certaine autorité. Cette double position de juge et partie n’est pas sans rappeler la figure du tiers, comme élément de médiation et comme personne à se rallier en situation de concurrence, telle qu’elle est analysée dans les travaux de Georg Simmel (1999). Etre convoquée de cette manière donnait la possibilité d’observer en première loge les tensions dans les relations commerciales. Les situations de conflit, en effet, peuvent être considérées comme des indicateurs privilégiés, dans la mesure où elles font émerger les stratégies et les contradictions entre les acteurs (Olivier de Sardan, 2003). De ce point de vue, l’immersion signifie tout sauf le travestissement. La nécessité d’être soi-même est,
5 Le questionnaire de la pré-enquête, ainsi que les raisons pour lesquelles cette technique a été abandonnée, figurent dans l’annexe n. 1. 10 bien au contraire, forte6. Notre identité de parisienne, de française, était sans cesse mise en exergue par nos interlocuteurs et leur servait de point de comparaison pour développer des réflexions diverses sur l’Italie : les tendances vestimentaires et la situation des étrangers, les avantages commerciaux de Naples en comparaison à Marseille, de Marseille en comparaison à Paris étaient tout à tour évoqués. Cependant, il ne faudrait pas exagérer le poids de la particularité de notre position sociale sur le tour qu’ont pris nos relations avec les individus rencontrés. Au contraire, une des conclusions importantes de cette observation est la capacité des commerçants à faire feu de tout bois, pour peu qu’on ne menace pas le bon exercice de leurs commerces. Cette ouverture à autrui - que nous qualifierons dans ce travail de cosmopolitisme – est une ressource essentielle pour les commerçants. Elle marque les relations sociales tout comme les formes de territorialisation. Ainsi, le fait qu’on nous ait assigné à des fonctions fort différentes nous semble révélateur de la fluidité et de la multiplicité des rôles et des appartenances au sein de la place marchande. Dans certaines situations, en effet, notre présence a pu constituer une sorte de valeur ajoutée, d’argument commercial pour certains entrepreneurs, un peu comme s’ils avaient embauché une hôtesse de vente. Vendeuse, le temps que les propriétaires d’une boutique aillent faire quelques courses ou encore accompagnatrice pour des commerçants de passage à Naples, il a été possible tour à tour de conduire en camionnette des acheteurs maghrébins, de tenir boutique, de livrer des marchandises7. Non seulement rendre ces services nous inscrivait dans une logique d’obligations réciproques avec nos interlocuteurs, mais ils étaient autant d’occasions de réaliser de nouvelles observations participantes. Ainsi, notre position particulière, qui aurait pu être considérée comme une position d’extranéité totale en termes de sexe, de statut, de nationalité, nous a permis de faire le constat de l’ouverture des commerçants, de leur capacité à tirer profit, à inclure ce qui est différent, à s’affranchir des frontières sociales et identitaires.
Le second grand type de méthodes que nous avons utilisé a été la réalisation d’entretiens semi-structurés (dont la grille figure en annexe n.1), souvent enregistrés, pour pallier les lacunes du questionnaire8. Les entretiens fournissent des renseignements sur le fonctionnement des réseaux commerçants, l’organisation des entreprises et de la circulation commerciale. Surtout, ils permettent de comprendre la signification qu’accordent les individus à leurs différents choix de vie, projets et stratégies ; en d’autres
6 Cette question a été soulevée avec humour par William Foote Whyte (2002, 355) lorsque, dans son étude de la structure des bandes du North End de Boston, il se laisse prendre par l’immersion et se met à proférer un chapelet d’obscénités devant ses informateurs. Il est aussitôt repris par les membres de la bande qui lui font remarquer que ça n’est pas son style. S’il est accepté, c’est également parce qu’il est différent (un étudiant wasp) et qu’il intéresse ses interlocuteurs par sa différence : non seulement les gens ne s’attendaient pas à ce que je sois exactement comme eux, mais en réalité ils étaient intéressés et contents de me savoir différent, pour autant que je manifestais moi-même un intérêt amical à leur égard (2002, 333) 7 L’usage d’une Renault Clio bleue immatriculé 75-F a constitué à la fois un outil de reconnaissance publique, et un instrument de travail efficace. 8 Au total, c’est un corpus de 47 entretiens approfondis de durée variable (de 30 minutes à environ quatre heures) qui a été constitué. 11 termes, de faire émerger le double niveau de leurs pratiques et de leurs représentations (Blanchet, Gotman, 1992). La reconstitution de trajectoires socio-spatiales durant ces entretiens permet de relier les motivations des interlocuteurs à la trame événementielle et spatiale de leurs activités. En effet, comme l’écrit Abdelmalek Sayad, qui plaide pour la prise en compte des trajectoires migratoires dans leur totalité, seules des trajectoires d’émigrés intégralement reconstituées peuvent livrer le système complet des déterminations qui, ayant agi avant l’émigration et continué d’agir, sous une forme modifiée durant l’immigration ont conduit l’immigré au point d’aboutissement actuel (1999, 57). L’étude des trajectoires socio-spatiales permet non seulement d’envisager l’ensemble de ces déterminations, mais aussi de rendre compte de l’articulation de carrières sociales (au sens d’Howard Becker, 1985) et de parcours spatiaux, de mettre en évidence les correspondances entre position sociale et position dans l’espace des individus et leurs évolutions respectives9.
D’autres sources sont venues compléter les informations obtenues à travers l’observation et les entretiens semi-directifs, telles que les délibérations des conseils de circonscription, les actes d’urbanisme de la ville de Naples, les articles de presse, les actes de police et des inspections des finances, permettant à la fois de contextualiser notre travail et d’obtenir plusieurs angles d’approche de la situation économique et sociale du quartier étudié.
La mobilité permet la mise en relation d’espaces distants. Elle favorise également la rencontre entre les individus. C’est pourquoi une entrée par la mobilité rend la question de la délimitation des groupes et des terrains d’étude particulièrement sensible, sujette au risque de tomber dans le double écueil caractéristique de certains travaux sur l’entreprenariat ethnique : l’écueil localiste et l’écueil du communautarisme a priori (Battegay, 1996). Les travaux que nous avions menés dans le cadre de la maîtrise et du DEA, qui portaient sur les Marocains et les Chinois de Naples (respectivement les premiers et les derniers commerçants arrivés sur la place marchande) nous avaient enseigné combien l’organisation de ces collectifs ne pouvait être comprise qu’en prenant en ligne de compte leurs relations avec d’autres groupes. Ils nous avaient également montré qu’on ne pouvait interpréter la signification d’une installation à Naples qu’en tenant compte d’autres lieux dispersés à différentes échelles. Ainsi, la solution adoptée dans ce travail a été de choisir nos interlocuteurs non pas en fonction de leur appartenance nationale, mais plutôt de leur activité, dominante dans le
9 Dans la description et les histoires de vie, nous aurons recours de façon systématique à des pseudonymes pour préserver l’identité des individus. En ce qui concerne la langue employée par nos interlocuteurs, le passage d’une langue à l’autre (le français, l’arabe, l’italien assorti d’éléments du dialecte napolitain) donne parfois aux entretiens un caractère décousu. Cependant, ces passages correspondent à la réalité des pratiques linguistiques des commerçants, et ce multilinguisme n’est pas la moindre de leurs compétences relationnelles. 12 quartier, le commerce, afin de déterminer, dans un second temps, quels étaient, entre ces commerçants, les facteurs de rapprochement et de distanciation, en fonction de ce qu’ils disaient et de ce que nous observions de leurs contours sociaux10. Le critère de base dans le choix des interlocuteurs était donc leur appartenance au milieu commerçant étudié sur la place de la gare, même s’ils n’étaient souvent que de passage dans le quartier. Nous avons ensuite choisi certains groupes parmi les réseaux identifiés. Ceux qui ont été sélectionnés semblaient particulièrement significatifs dans la mesure où ils relevaient de différents régimes de mobilité et de différentes appartenances. L’enquête s’est toutefois resserrée sur les populations maghrébines (il existe de toute évidence une cohérence dans l’organisation des circulations maghrébines, et en particulier algérienne et tunisienne) sans toutefois abandonner, dans une perspective relationnelle, les acteurs non maghrébins11. Ainsi, il n’a pas été question d’apporter une réponse univoque et consensuelle au problème de la délimitation des groupes, mais plutôt de comprendre ce qui différencie et ce qui unit les acteurs de la place marchande selon leurs activités, leurs pratiques de mobilité et les réseaux qui les appuient.
Des problèmes similaires se sont posés dans le choix des lieux de l’enquête. Comme pour les populations enquêtées, il ne s’agissait pas de fixer a priori les contours des lieux mais plutôt de construire petit à petit l’objet de recherche. Cette question s’est d’abord posée à l’échelle du quartier, qui est notre premier terrain. Le propre de tout quartier est bien la fluidité de ses limites (Hayot, 2002). Surtout, la mobilité des individus et l’éclatement de leurs trajectoires remettent en cause la validité contemporaine de cette échelle d’appréhension des phénomènes sociaux (Authier, 1999 ; Ascher, 2001). Cela n’est pas sans paradoxe car, alors qu’elle semble connaître un regain d’utilisation, on peut se demander si cette notion de quartier conserve encore une pertinence (Vieillard-Baron, 2001). Le quartier (et plus généralement le local) ne peut pas être étudié comme un milieu d’interconnaissance fonctionnant de manière autonome. D’une part, il recouvre de multiples réalités sociales qui peuvent être fort distantes les unes des autres. D’autre part, il ne prend de signification sociale que mis en relation avec d’autres lieux qui composent, dans le cadre de ce travail, les espaces de vie des commerçants migrants.
Cela pose la difficulté du choix d’une échelle de travail. Nous avons décidé d’allier à l’appréhension d’un espace caractérisé par la continuité (le quartier de la gare), un traitement des espaces discontinus de la circulation. Nous avons également associé à l’étude des différents pôles du champ migratoire l’observation des lieux du passage et de la
10 Cela signifie qu’il est important, pour comprendre les formes d’identification des individus d’appréhender à la fois les éléments d’hétéro-désignation et d’auto-désignation du groupe (Amselle, 1998, 23). 11 Par convention, on entendra par Maghreb, l’ensemble constitué par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et la Libye, bien que certaines définitions n’incluent pas cette dernière, ou alors ne tiennent compte que de la Tripolitaine. 13 traversée12. Cette approche peut apparaître résolument étrange pour ceux qui souhaitent encore opposer territoires et réseaux. L’échelle d’étude a ainsi été définie en fonction des mobilités des personnes étudiées, mobilités à géométrie variable, ce qui demande une disponibilité particulière du chercheur dans l’élaboration du questionnement et la formulation de sa problématique (une disponibilité mentale) mais aussi une disponibilité à la mobilité physique. Pour reprendre James Clifford, les cultures voyageuses (travelling cultures) réclament des chercheurs en mouvement (1997). Ainsi, l’enquête est passée d’une micro-échelle (celle du quartier) pour par la suite, s’élargir à d’autres espaces qui contribuaient au champ relationnel et à l’organisation des territoires réticulaires des commerçants. Les suivis d’acteurs qui ont complété le travail d’enquête sur le quartier de la gare ont conjugué deux échelles, afin de couvrir l’ensemble de leurs pratiques spatiales : - une échelle urbaine. L’enquête s’est déroulée sur les différents lieux d’achat qui composent les pratiques spatiales des commerçants dans l’agglomération13 de Naples, et qui sont représentés sur la carte 1. La plupart de ces lieux se situent dans la province de Naples, à l’exception d’Aversa, qui se trouve en province de Caserte. Une partie des enquêtes s’est également déroulée durant les déplacements entre ces différents lieux. Nous utiliserons l’expression place marchande napolitaine, de façon métaphorique, pour désigner l’ensemble de ces lieux fréquentés par les commerçants. - une échelle internationale. À cette échelle, nous avons suivi certains parcours de la circulation commerciale correspondant aux réseaux sélectionnés pour l’enquête. Les principaux parcours commerciaux empruntés sont ceux qui relient Naples à Marseille, à Paris et à Tunis, comme on peut le lire sur la carte 2, qui représente les suivis que nous avons menés en compagnie de commerçants. Des enquêtes complémentaires ont été réalisées dans quelques-unes des destinations commerciales de ces réseaux : Marseille et Paris en France ; Tunis, Sousse et El Jem en Tunisie.
Au fur et à mesure du travail de terrain, nos questions de recherche ont évolué. Inversement, l’influence de lectures qui insistaient sur l’importance des mobilités dans les formes migratoires et économiques actuelles se retrouve dans la formulation de nos pistes de recherche. Comme le fait remarquer Marten Shipman, ces préconceptions sont importantes, car elles sont au chercheur en sciences sociales ce que les hypothèses sont au chercheur en sciences exactes (1997). Pour notre part, nous sommes probablement partis d’une conception positive des mobilités, comme phénomène d’émancipation, qui a été progressivement ré-évaluée, et qui a évolué vers une complexité majeure au cours du travail de terrain. Petit à petit notre problématique est passée d’une enquête locale à une investigation multilocale ayant les mobilités comme point de focalisation. La première entrée adoptée fut celle du travail informel, puis celle du commerce, et ce n’est qu’à travers le constat
12 De nombreux travaux sur les réseaux transnationaux ont mis en œuvre ce type de méthodologie. On peut voir par exemple Faret, 1998 ; Ong et Nonini, 1997 et, pour l’Italie, Riccio, 2002. 13 Voir en annexe n.2, la définition retenue de l’agglomération. 14 progressif de l’importance des pratiques de circulation que nous avons construit des questionnements articulés autour des notions de mobilité et d’organisation socio-spatiale des circulations commerciales. Ainsi, du quartier aux parcours transnationaux, l’évolution de notre problématique a engendré un double regard sur les territoires générés par les circulations. Le quartier de la gare a d’abord été considéré comme un espace carrefour de réseaux et support à de nombreuses situations d’échange, tandis que le changement de perspective et d’échelle, du quartier vers les parcours et les espaces transnationaux des commerçants, a suscité des questionnements concernant la mobilité en tant que mode de vie. Cette évolution se retrouve dans l’organisation de la thèse.
La première partie de cette thèse est dédiée à la construction d’une approche centrée sur les mobilités, permettant une ré-interprétation des phénomènes d’entreprenariat migrant dans le Sud italien. Le premier chapitre s’interroge sur la place du Mezzogiorno dans les dynamiques migratoires en Italie, et cherche à mettre en évidence les limites d’un modèle d’interprétation des migrations basé uniquement sur une perspective duale et nationale. Nous proposons de procéder à une relecture des phénomènes migratoires dans le Sud italien, à la lumière des évolutions post-fordistes du marché du travail et du renouveau des mobilités. Cela mène à considérer la ville de Naples, non plus comme un simple espace de transit, mais comme un espace-ressource et un observatoire des mobilités contemporaines (ch.1). Le chapitre 2 explore la relation entre mobilités, identités et territoires dans le cadre d’une analyse des phénomènes migratoires. Il met en évidence combien une telle approche porte à considérer différemment les territoires des migrants (ch.2). Ce nouveau regard porté sur les territoires permet d’effectuer une lecture critique de certains travaux sur l’entreprise ethnique, afin d’en mettre en évidence les avantages et les écueils dans le cadre d’une étude des circulations commerciales (ch.3). Après cette première partie dédiée à l’élaboration d’une problématique, il est proposé de s’intéresser à l’impact des circulations commerciales sur les relations entre les individus et sur l’organisation des espaces, à partir de l’étude d’un quartier commerçant du centre de Naples, le quartier de la gare. Ce quartier central constitue une véritable concentration d’opportunités pour les nouveaux arrivants (ch.4). Parmi les différentes dynamiques qui le traversent, il est devenu un carrefour de réseaux commerciaux, au sein d’économies basées sur la circulation. Les acteurs de ces économies circulatoires, migrants et autochtones, sont multiples et suivent des régimes de mobilité différenciés. Ces économies ont eu un impact notable sur l’évolution de l’offre commerciale du quartier (ch.5). Cependant, d’autres lieux dans l’agglomération de Naples sont fréquentés par les commerçants circulants. Le quartier de la gare se présente alors comme une place centrale au sein d’un dispositif circulatoire et commercial. Les échanges entre ces lieux d’achat, tout comme la mise en relation des différents acteurs sont assurés par les intermédiaires commerciaux, véritables figures-pivot de la place marchande (ch.6). Par ailleurs, le développement d’économies circulatoires à Naples a, dans les lieux concernés, un impact sur les relations entre les individus. Ces relations se caractérisent en effet par une ouverture particulière sur autrui et par
15 l’instrumentalisation d’appartenances multiples, ethniques mais aussi de genre, dans les échanges et alliances économiques. Cette multiplicité des appartenances dans l’échange marchand a un impact sur la structuration des territoires, qui peuvent être qualifiés de cosmopolites (ch.7). La troisième partie propose d’éclairer l’usage que font les acteurs des économies circulatoires de la mobilité (les ressources symboliques et matérielles qu’ils en tirent), mais aussi la signification qu’ils lui accordent. Comment vit-on en perpétuel déplacement ? Pour répondre à cette question, notre regard s’est déplacé de la place marchande napolitaine vers l’ensemble des espaces de vie de ces acteurs. Les espaces de la circulation commerciale, qui sont faits des lieux de départs, des destinations d’achat et des lieux-supports à la traversée (les routes, les bateaux, les autocars,…) sont en constante redéfinition, ce qui n’empêche pas les migrants de leur attribuer une forte signification et par conséquent, de les territorialiser (ch.8). Deux parcours seront abordés en particulier : celui des femmes qui font du va-et-vient entre la Tunisie, Naples, et d’autres places marchandes en Méditerranée (ch.9) ; puis celui des hommes maghrébins domiciliés à Naples qui pratiquent la circulation commerciale à différentes échelles (ch.10). Ces deux exemples permettent de prendre conscience du caractère socialement stratifié de la circulation commerciale et de montrer que la mobilité n’a pas toujours l’effet de mobilité sociale ascendante escompté. Dans l’espace des circulations commerciales, les trajectoires socio-spatiales sont contrastées et tous n’attribuent pas la même signification à la circulation, ni n’en tirent profit de la même manière.
16 Carte 1 Présentation du terrain d'étude : l'agglomération* de Naples N CASERTE
4
12
6 5 NAPLES 2 3 8 1 7 10 Naples 11 13 14 9
Type d'enquête
Enquête principale
Enquête secondaire de moyenne durée Enquête secondaire SALERNE de courte durée
Lieux enquêtés 10 km 1 Naples (quartier de la gare) 2 Naples (quartier Pianura) 3 Naples (quartiers espagnols) 4 Aversa limite de province 5 Casoria 6 Nola limite de commune 7 Ottaviano 8 Palma Campania NAPLES chef-lieu de province 9 Poggiomarino Naples commune 10 San Gennaro Vesuviano 11 San Giuseppe Vesuviano 12 Sant'Antimo 13 Striano 14 Terzigno C.Schmoll, 2004
* La définition de l'agglomération (ou aire urbaine) de Naples est variable (Vallat, 1998). Il a été choisi d'utiliser les limites de la province de Naples comme seuil. Cependant, par souci de cohérence avec les phénomènes étudiés, les communes de la province de Caserte appartenant au district industriel de Grumo Nevano-Aversa-Trentola-Ducenta ont été inclues dans notre périmètre d'étude. Sur ce point, voir aussi l'annexe n.2.
Première partie Nouvelles pratiques de circulation et activités économiques des migrants Introduction
Dans cette première partie, il est proposé de définir une approche des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno d’Italie, en mettant un accent particulier sur les questions d’entrepreneuriat. Le premier chapitre examine les dynamiques migratoires qui traversent le Sud italien, ainsi que les principaux modèles d’interprétation de ces dynamiques. Ces modèles, qui se basent essentiellement sur une approche nationale et duale des faits migratoires, paraissent insuffisants à la lumière des évolutions post-fordistes des économies et de l’intensification des circulations. Le cas de Naples, en particulier, invite à réfléchir sur l’importance des mobilités spatiales dans les dynamiques migratoires actuelles. Par conséquent, il est proposé, dans les chapitres qui suivent, de se référer à d’autres modèles d’analyse, afin de construire une problématique centrée sur la mobilité. Dans les chapitres 2 et 3, deux champs d’étude sont présentés. Il s’agit, d’une part, des travaux concernant les nouvelles formes de circulation et, d’autre part, de ceux sur l’entreprise ethnique. Jusqu’à une période récente, il était fréquent, dans les études migratoires, de considérer que la mobilité spatiale n’était qu’un phénomène transitoire qui devait s’interrompre avec la sédentarisation du migrant ou bien, à l’inverse, avec son retour définitif au pays d’origine. Noria ou installation, telles étaient les deux issues possibles des mouvements migratoires. Parallèlement, il était implicite qu’une entreprise économique ne pouvait s’établir qu’au cours de la phase de sédentarisation des migrants. Aujourd’hui, compte-tenu du développement des mobilités, il est devenu pertinent de s’interroger sur 1 l’articulation entre pratiques entrepreneuriales et mobilités spatiales . Les dynamiques migratoires ont, en effet, connu une évolution, d’une migration dite ordonnée à une migration des mobilités, pour reprendre les termes de Michel Péraldi (2002a, 13). Du point de vue du marché du travail, ce tournant correspond à la fin des 2 norias , c’est-à-dire du flux ordonné, et toujours renouvelé, de travailleurs orchestré par la grande industrie fordiste. Du point de vue des formes migratoires, il se caractérise par la fin des grands départs définitifs et la mise en place de multiples formes de migration temporaire (Doraï, Hily, Ma Mung, 1998 ; Simon, 1990, 1995). Un aspect central de ces évolutions concerne l’articulation croissante entre circulations migratoires et activités économiques. Elle se caractérise par le développement de deux grands types d’activités, les circulations de travail salarié d’une part, et, de l’autre, les circulations commerciales (Battegay, 1996 ; Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Morokvasic,
1 Cette relation fait l’objet de nombreuses recherches depuis le début des années 90. Alain Tarrius en a été le pionnier en France (voir aussi les travaux de Michel Péraldi, Emmanuel Ma Mung, Mirjana Morokvasic, Lamia Missaoui, Catherine Aslafy-Gauthier, Jocelyne Césari, Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo, Véronique Manry, et récemment, Sadia El Hariri, cités en bibliographie). Dans les pays anglo-saxons, ces problématiques s’articulent avec celles du transnationalisme (Portes, 1999 ; Guarnizo, Smith, Portes, 2002). Pour l’Italie, voir Amato, 1999, 2000 ; Riccio, 2002 ; Semi, 2004. 2 La métaphore est utilisée de manière critique par Abdelmalek Sayad pour désigner ce flux intarissable, puis reprise par Michel Péraldi (Péraldi, 2002 ; Sayad, 1999) 20 1999). Ces deux types de circulation économique des hommes se traduisent par la re- localisation d’activités à l’échelle de groupes dispersés, et ont pour corollaire une circulation importante des biens, des informations et des capitaux. Partant de ces observations, un certain nombre de questionnements, auxquels sont consacrés ces trois premiers chapitres, ont orienté notre approche des nouvelles pratiques de circulation : quelles sont les évolutions majeures des mobilités contemporaines, et comment transforment-elles notre appréhension du phénomène migratoire ? De quelle manière changent-elles, dans leur composante identitaire et sociale, la relation des groupes et des individus aux espaces ? Quels sont les cadres spatiaux pertinents pour leur compréhension ? Comment une approche par les mobilités doit-elle transformer notre appréhension de situations locales ? Il est alors possible de s’interroger sur l’apport d’une approche en termes de mobilités à une redéfinition des problématiques de l’entreprise ethnique. Comment les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique permettent-il d’éclairer nos questionnements ? Dans quelle mesure la spécificité des formes entrepreneuriales actuelles exige-t-elle d’ajuster les problématiques traditionnelles de l’entreprise ethnique ? Au regard des questionnements abordés dans les prochains chapitres, il est proposé, en conclusion de cette partie, de définir une approche nouvelle des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno, qui soit plus attentive aux initiatives et aux circulations des individus migrants. Mais tout d’abord il convient de préciser le contexte migratoire dans lequel s’inscrit ce travail de thèse. Procéder à un cadrage des dynamiques migratoires en Italie, et en particulier à Naples, permet en effet de poser les jalons de notre problématique.
21 Chapitre I La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource
Pour comprendre la place du Mezzogiorno dans les dynamiques migratoires actuelles de l’Italie, il convient de revenir au moment de la prise de conscience de l’existence d’un flux d’immigration dirigé vers le pays. C’est en 1974 que le solde migratoire de l’Italie devient positif. Les résultats du recensement de 1981 permettent d’attribuer trois causes principales à cette inversion de tendance : le tarissement des départs d’Italiens vers l’étranger, le retour de nombreux nationaux expatriés, et le renforcement 3 d’un flux d’immigration dirigé vers le pays (Pugliese, Macioti, 2003) . Cependant, ce n’est qu’en 1986, et surtout en 1990, lorsque Claudio Martelli, alors ministre de la justice, 4 propose les lois qui aboutissent aux deux premières procédures de régularisation, que l’Italie prend réellement conscience d’être devenue un pays d’immigration. Un fait divers déchaîne alors les médias et provoque une initiative législative majeure, celle de la loi 39/1990 : l’assassinat, en 1989, d’un jeune sud-africain, Jerry Essan Masslo, à Villa Literno, commune de la province de Caserte qui accueille, chaque été, des milliers 5 d’Africains pour la récolte des tomates . À la fin des années 80 en effet, s’étaient constitués, à Villa Literno, le grand et le petit ghetto, quartiers d’habitat informel érigés en plein milieu des champs de tomates, symboles de la précarité des conditions de vie des migrants. Sous les feux des projecteurs, la petite ville de Campanie passe au centre de l’attention nationale. Elle témoigne, de par l’importante communauté africaine installée sur son territoire, de la participation du Mezzogiorno, et de la Campanie en particulier, au 6 phénomène migratoire des années 80-90 .
3 Il convient de parler de renforcement et non de déclenchement d’une immigration puisque, comme l’ont rappelé des travaux récents, l’Italie a été une destination migratoire durant tout le Xxème siècle (Colombo, Sciortino, 2004) 4 L 39/90 et L 943/86 ou “Lois Martelli”, considérées par la suite comme les bases de la politique migratoire italienne. 5 On peut lire à ce sujet la nouvelle de Tahar Ben Jelloun, « Nuit Africaine » (1992). 6 L’histoire dramatique de l’immigration à Villa Literno ne s’arrête pas à cet assassinat, puisqu’en 1994, le ghetto est incendié dans de mystérieuses circonstances. L’acte était vraisemblablement de nature xénophobe, 22 S’il a été jugé important de s’arrêter sur l’épisode de Villa Literno, c’est qu’il renvoie à une certaine image du Mezzogiorno qui, bien qu’elle ne constitue qu’une des facettes de la migration méridionale, va marquer durablement les esprits. De plus, ce fait divers est le premier d’une longue série d’événements qui, mettant en saillance la figure du migrant 7 extracommunautaire , marque la relation entre la construction sociale d’une image de l’étranger par le fait de la médiatisation des phénomènes, et la prise de mesures politiques d’urgence (campagnes de régularisation et/ou d’expulsion des migrants) dans l’Italie des 8 années 90 (Dal Lago, 1998). Au-delà de cette représentation construite par les médias, ce chapitre propose d’étudier les dynamiques migratoires du Mezzogiorno dans le contexte italien : quelle est la spécificité migratoire du Sud italien ? Comment peut-on l’expliquer ? Dans l’héritage d’une vision 9 dichotomique de l’Italie, les migrations dans le Mezzogiorno sont souvent interprétées comme un phénomène homogène, en opposition avec celles qui touchent les régions septentrionales. Or, une lecture duale des migrations en Italie n’est que partiellement satisfaisante. En effet, elle occulte un certain nombre d’aspects des évolutions migratoires et économiques contemporaines et tient peu compte des capacités d’organisation et d’initiative des migrants. L’étude des différentes formes d’installation des migrants à Naples montre que la ville connaît des dynamiques migratoires contrastées. Celles-ci ont néanmoins pour point commun de se baser sur l’usage de la mobilité de la part des migrants.
bien que les coupables n’aient jamais été identifiés. On peut mettre ce genre de manifestation en relation avec le pogrom de El Ejido qui a eu lieu les 5 et 6 février 2000 en Espagne. Villa Literno et El Ejido sont toutes deux des zones d’intense exploitation agricole, où la main-d’œuvre immigrée travaille dans des conditions extrêmement difficiles. 7 Le terme d’extra-communautaire est utilisé dans le langage courant, mais également par les autorités administratives, pour désigner les étrangers non ressortissants de l’Union Européenne. L’usage de ce terme témoigne de l’ européanisation croissante des enjeux migratoires. Il comporte souvent une forte dimension dépréciative et sert à désigner par euphémisme les populations immigrées en provenance de pays considérés comme pauvres. Nous aurons néanmoins à utiliser ce terme quand nous devrons manipuler des données statistiques, puisqu’elles se réfèrent à cette catégorie. 8 Les politiques migratoires, au gré des gouvernements qui se succèdent, oscillent régulièrement entre deux tendances : d’une part, des régularisations d’urgence, qui permettent ponctuellement à des dizaines de milliers de migrants irréguliers d’obtenir des permis de séjour. Elles ont eu lieu en 1986, 1990, 1996, 1998 et 2002. Une seule loi-cadre a été édifiée, la Loi Turco-Napolitano de 1998 (précisée en 2003) qui, outre d’introduire des quotas, entend pour la première fois encadrer l’intégration des étrangers et dépasser les mesures d’urgence. D’autre part, tous les gouvernements ont proclamé leurs intentions de contenir l’immigration clandestine, jusqu’à la loi Bossi-Fini adoptée en juillet 2002, qui prévoit un durcissement des contrôles et des peines dans ce domaine. Entre autres, la prise des empreintes digitales, rendue obligatoire pour délivrer un permis de séjour aux extracommunautaires, a ému une partie de l’opinion, de même que le débat sur le contrat de séjour que proposait la Ligue du Nord, et qui avançait de limiter la durée du séjour à celle du contrat de travail. En revanche, il n’existe toujours pas de loi sur la demande d’asile. 9 Les aires territoriales sont de grands ensembles comprenant plusieurs régions administratives. On distingue généralement trois grandes aires territoriales : le Nord, le Centre et le Sud. Des subdivisions seront parfois pratiquées, entre Mezzogiorno insulaire (Sicile et Sardaigne) et Mezzogiorno continental d’une part, entre Nord-Ouest et Nord-Est d’autre part. 23 I. UN CLIVAGE NORD-SUD DANS LES DYNAMIQUES MIGRATOIRES
Les premières décennies d’immigration en Italie se déroulent en l’absence de toute législation en la matière, si bien que la grande majorité de la population étrangère extra- communautaire est irrégulière10. C’est pourquoi il est malaisé de connaître la distribution spatiale des étrangers dans ces années 70 et 80. Des enquêtes semblent cependant montrer que cette présence se concentre dans un Mezzogiorno caractérisé par l’importance de son secteur économique informel, dont les conditions d’accueil seraient plus favorables (Calvanese, Pugliese, 1991 ; Calvanese, 1992 ; Magatti, Quassoli, 2004). Dans ces années, deux modèles d’insertion économique des migrants dits extra- communautaires, qui correspondent à deux types de flux dirigés vers l’Italie, semblent dominer (Vallat, 1993 a ; 1993 b) : d’une part, un modèle rural d’insertion économique, caractérisé par des hommes provenant du Maroc et de Tunisie, souvent saisonniers, insérés dans des activités agricoles et dans le petit commerce ; de l’autre un modèle urbain d’insertion, caractérisé principalement par des femmes venant d’Afrique orientale (Ethiopie, Erythrée, Somalie), puis, au début des années 80, du Cap-Vert, et travaillant comme colf11 (De Filippo, Morlicchio, 1992 ; Vallat, 1981). L’Italie fait alors figure d’antichambre migratoire, dans des mouvements dirigés vers les pays d’Europe nord- occidentale, ou encore d’espace d’accueil ponctuel, dans le cadre de migrations saisonnières. L’émission de lois restrictives au cours des années 90, et son entrée dans le club Schengen en 1998, bouleversent la donne migratoire du pays. Les migrations saisonnières d’extra- communautaires semblent aujourd’hui avoir cessé avec la fermeture des frontières, à la notable exception des Polonais et des Roumains qui, respectivement depuis 1992 et 2002, jouissent de la libre circulation. Plus généralement, depuis les années 90, avec les premières opérations de régularisation, mais aussi avec la diversification des provenances des nouveaux venus, on assiste à de fortes redistributions territoriales et à des formes d’installation durables. Avec la complexification des dynamiques migratoires italiennes, les deux modèles présentés plus haut perdent de leur efficacité. C’est durant cette deuxième phase, du début des années 90 à aujourd’hui, que s’affirme la spécificité migratoire actuelle du Sud italien. Pour la saisir, un certain nombre d’indicateurs seront utilisés : les données sur les permis de séjour du Ministère de l’Intérieur permettent d’obtenir une photographie du stock d’étrangers réguliers en Italie et d’apprécier les inégalités de leur distribution territoriale12 . Celles des registres de résidence
10 Il existait une loi fasciste de nature très restrictive qui réglementait la présence d’étrangers, mais elle n’était guère appliquée (Calvanese, Pugliese, 1991). La terminologie juridique italienne distingue le clandestin (entré illégalement) de l’irrégulier (entré légalement mais tombé dans l’irrégularité suite à expiration de son visa ou titre de séjour). Dans les faits, les situations du clandestin et de l’irrégulier sont quasi-similaires. 11 Colf (Collaboratore domestico fisso) : collaborateur domestique fixe (à demeure) 12 Il s’agit des données publiées par la Caritas dans son rapport annuel. Elles révisent à la hausse les données du Ministère de l’Intérieur, car elles tiennent compte des permis de séjour dont la demande est en cours de traitement au moment de leur publication. 24 nous informent sur la présence de mineurs et sur l’évolution de la distribution résidentielle des populations étrangères. On peut d’ores et déjà remarquer que les données à disposition sont essentiellement des données de stock et que les seules données disponibles sur les mobilités internes concernent les changements de résidence. Cela constitue un premier obstacle de taille dans le cadre d’une réflexion centrée sur les mobilités. Un autre problème important est l’absence de données sur la population présente de façon irrégulière.
La répartition de la population étrangère régulière en Italie présente un certain déséquilibre, comme on peut le voir sur la carte 1.1 de la population étrangère. Les régions du Centre et du Nord concentrent en effet la majeure partie de la population étrangère résidente. Ce déséquilibre est encore plus évident si l’on prend en considération le taux de 13 population étrangère sur la population totale par région (carte 1.2). Celui-ci est bien moins élevé dans les régions du Mezzogiorno que dans le Centre et dans le Nord : 1,1 % de population étrangère régulière en Campanie, 0,8 et 0,9 dans les Pouilles et la Sicile, contre 4,5 % pour le Latium, 3,5 % dans le Trentin, 3,4 % en Lombardie et dans le Frioul Vénétie-Julienne, 3,2 % en Ombrie et en Emilie-Romagne.
13 Le taux de population étrangère régulière sur la population totale est assez faible au regard d’autres États européens d’accueil (2,2 % pour l’Italie en 1999 contre 5,6 % en France et 8,9 % en Allemagne). Ceci est lié au caractère récent de l’immigration de masse en Italie et contraste avec l’alarmisme dont font parfois preuve les médias et les entrepreneurs moraux (Dal Lago, 1998). 25 TTrentin-Hautrentin-Haut AAdigedige N Val-d'Aoste Frioul-Vénétie- Lombardie Julienne VŽénéŽtie Piémont
Emilie- Romagne Ligurie
MMarchesarches Toscane
Ombrie
Abbruzes
Latium Molise
Sardaigne
Pouilles A.M Barthélémy réalisation Weber, Campanie BBasilicateasilicate
Calabre Nombre de permis de séjour en cours de
validitéŽ au 31-12-2001 conception C. Schmoll, S. 313 586 Sicile
95 872 32 688 0 100 km 2 130 Effectif total = 1 362 630
Ministère de l'Intérieur, Caritas
1.1 Permis de séjour en Italie (2001) TTrentin-Hautrentin-Haut AAdigedige N
Val-d'AosteVal-d'Aoste FFrioul-Vénétie-Juliennerioul LombardieLombardie VVénétieŽnŽtie
PiémontPiŽmont ƒEmilie-Romagnemilie-Romagne Ligurie
TToscaneoscane MMarchesarche OOmbriembrie
LLatiumatium AAbbruzesbbruzes MMoliseolise
CCampanieampanie PPouillesouilles SSardaigneardaigne
BBasilicateasilicate
Calabre
Part de la population Žétrangère dans la
Weber, réalisation A.M Barthélémy réalisation Weber,
population totale . 4 à 5 % et plus Sicile 3 à 4 % 2 à 3 % 1 à 2 % 0 100 km moyenneMoyenne nationale nationale = 2,2 =2,2 % % 0 à 1 %
Ministère de l'Intérieur, ISTAT, Caritas (2002) conception C. Schmoll, S
1.2 La population étrangère en situation régulière (2001) Première région d’accueil, le Nord a également connu la croissance de population étrangère la plus importante : le graphique 1.1 illustre l’évolution de la distribution par grandes aires territoriales de la population étrangère en Italie de 1991 à 2001. Il fait apparaître le renforcement des déséquilibres régionaux aux cours des années 90, au profit du Nord-Ouest et du Nord-Est. Alors que le Sud et les Îles comptabilisaient respectivement 10,1 et 8,2 % de la présence étrangère en 1991, ces taux ont chuté à 9,8 et à 4,3% en 2001. Inversement, la part des régions septentrionales dans la répartition spatiale des étrangers réguliers est croissante : le Nord accueille, en 2001, la majorité de cette population. Ainsi, en 2001, 32,6 % et 24,1 % de la population étrangère régulière résident respectivement dans le Nord-Ouest et le Nord-Est, proportions qui n’atteignaient que 27,9 % et 19,7% en 1991. Les régularisations successives semblent donc avoir accentué le tropisme des régions du Nord. On peut cependant distinguer, sur la carte 1.1, des sous-ensembles régionaux : au centre, la région romaine et, dans une moindre mesure, la Toscane et l’Emilie-Romagne, se distinguent par leur attractivité. Dans le Mezzogiorno, la région Campanie émerge grâce à l’effet d’attraction de Naples. On relève également une discrète présence d’étrangers réguliers en Sicile et dans les Pouilles, témoignant de chaînes migratoires anciennes composées de Marocains, Tunisiens, Sri Lankais en Sicile, Albanais et Marocains dans les Pouilles. Au Nord, la population étrangère s’étale régulièrement d’Ouest en Est, du Piémont au Frioul Vénétie Julienne avec des maximums dans la métropole lombarde ainsi que dans le Nord-Est en plein développement économique (Vénétie, Frioul, Trentin).
Graphique 1.1 Distribution régionale de la population étrangère (1991-2001)
1991 1996 2001 4,3 Îles 8,2 7,6 9,8 Sud 10,1 12,5
29,1 Centre 34 29,9
24,1 21,5 Nord-Est 19,7
Nord- 32,6 Ouest 27,9 28,5
1/01/00 2/01/00 3/01/00Caritas,2002
28 1. Le Mezzogiorno : une région de transit
À la suite de chaque procédure de régularisation (1990, 1995-96, 1998), les effectifs des populations étrangères régulières connaissent une forte augmentation, comme le montre la courbe 1.2 de l’évolution de la population étrangère par aire régionale. Cependant, dans les régions du sud et du centre, cette augmentation s’accompagne, un an après la régularisation, d’une chute de la population sur environ deux ans. Cette chute peut être observée en 1991, en 1996 et 1997 dans une moindre mesure, puis en 1999 et 2000. Une partie des populations étrangères semble s’installer dans un premier temps dans les régions méridionales, où elle obtient un permis de séjour, pour ensuite se déplacer vers les régions septentrionales. Le Sud se présente alors clairement comme une région de transit. La courbe 1.3, qui donne l’évolution de la population étrangère résidente dans les régions méridionales, montre que dans certaines régions, peut-être plus exposées aux arrivées de clandestins, comme les Pouilles, la Sicile ou la Calabre, la population régulière étrangère chute de façon particulièrement importante dans l’année qui suit chaque procédure de régularisation (1991 et 1996). En revanche, à la suite de la régularisation de 1998, cette chute de la population s’est produite dans toutes les régions, ce qui vient confirmer l’hypothèse du Sud comme région de transit dans son ensemble. L’examen de la répartition régionale des dernières demandes de régularisation conforte cette thèse, puisque dans tous les ensembles territoriaux, à l’exception du Nord-Est, la part du total des demandes de régularisation est supérieure à la part du total de la population résidente étrangère1. Comme on peut le voir dans le tableau 1.1, cette différence est particulièrement importante en ce qui concerne le Sud puisqu’elle est de 4,8%, ce qui vient confirmer son rôle de transit. Tout se passe comme si, après chaque annonce de régularisation, un stock de population irrégulière, attiré par l’information, se reconstituait, en particulier dans les régions de transit (Reyneri, 1998). Il est probable qu’une part importante de cette population irrégulière se trouve dans le Mezzogiorno.
1 Les données concernant la dernière procédure de régularisation figurent en annexe n.4. On ne dispose malheureusement pas encore à l’heure actuelle de données détaillées par région sur cette régularisation. C’est pour cela, mais aussi pour des motifs de comparabilité avec les autres données (registres de résidence) que nous n’utilisons pas ces données. Remarquons néanmoins que, sur 704 000 demandes déposées en septembre 2002, 650.000 permis de séjour ont été accordés en 2003. On est passé de 1 521 324 étrangers détenteurs de permis de séjour début 2003, à presque 2,3 millions en 2004 (2,5 millions en comptabilisant les mineurs) ce qui a entraîné des transformations en profondeur dans la composition du cadre migratoire italien. La prise d’importance des ressortissants des PECO (Roumanie, Ukraine) est particulièrement frappante. 29 Graphique 1.2 Évolution de la population étrangère résidente par aire territoriale (1991 = base 100)
300
250
200 Nord-Ouest Nord-Est 150 Centre Sud Iles 100
50
0
001 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2 annˇe (1991-2001)
Caritas, 2003 Graphique 1.3 Évolution de la population étrangère résidente (Sud et îles)
300
250
Abruzzes 200 Campanie Molise Basilicate 150 Pouilles Calabre 100 Sicile Sardaigne Population étrangère (base 100) (base étrangère Population
50
0 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 année Caritas, 2003
30 Tableau 1.1 Demandes de régularisation en 2002
Aires régionales Part des demandes de Part de la population régularisation 2002 résidente étrangère (2001) Nord 50,6, 56,7 Centre 29,9 29,1 Sud 14,6 9,8 Iles 5 4,3 Caritas (2003, 138) d’après données du Ministère de l’Intérieur
L’examen des transferts de résidence en Italie effectués sur l’année 1999, année qui suit une période de régularisation, semble confirmer cette tendance à la pratique d’une forte mobilité seconde2 des régions du Sud vers celles du Nord (carte 1.3). Ces données témoignent de l’attractivité du Nord (tous les soldes migratoires interrégionaux sont positifs dans le Nord), alors que le Sud apparaît très nettement comme une zone de départ (tous les soldes sont négatifs). À l’échelle des grandes aires territoriales, l’Italie nord- orientale est la plus favorisée par ces transferts de population : en 1999, les départs de l’Italie méridionale, de l’Italie centrale mais aussi de l’Italie nord-occidentale en direction du nord-est ont chacun dépassé les 2000 unités. Le rôle du centre apparaît plus complexe et nécessite une échelle plus fine : la Toscane et les Marches se distinguent par leur attractivité du Latium et de l’Ombrie, qui ont des soldes négatifs (respectivement un solde migratoire de -2560 et de -16 personnes). La situation du Latium, qui connaît des flux de départ importants vers les régions septentrionales révèle le rôle de transit de la région de Rome. À l’échelle régionale, la Lombardie semble être la région la plus attractive (avec un solde migratoire de 2719 personnes).
2 Par mobilité seconde, on entend une reprise de la migration à l’intérieur du pays de destination, suivant une trajectoire d’ascension professionnelle et/ou résidentielle (Vallat, 2000). 31 1.3 Les transferts de résidence des populations étrangères (1999)
+ 2001 N
Nord-Ouest Nord-Est
+ 2114 + 2351
Centre
Sud et îles
Soldes migratoires 0 100 km ( 694 ; 2719 (
( 175 ; 694 (
( -62 ; 175 ( Transferts les plus importants entre aires territoriales ( -721 ; -62 ( (+ de 2000 départs) C.Schmoll, 2004 ( -2560 ; -721 ( ISTAT, Registres de résidence (2002) méthode de classification: effectifs égaux 2. Les régions septentrionales : des régions de stabilisation
Dans le cadre migratoire italien, les régions septentrionales seraient des pôles d’installation. Les données à disposition sur le logement, les familles et sur l’emploi permettent d’étayer cette hypothèse. À l’échelle de l’Italie, il n’est pas vraiment possible d’obtenir un cadre général du logement des résidents étrangers. La répartition des structures d’accueil pour étrangers, mises à disposition des migrants par l’État ou par des associations permet néanmoins d’apprécier les déséquilibres régionaux entre un Nord mieux doté et un Centre-Sud moins accueillant. Ce déséquilibre s’est d’ailleurs renforcé entre 1996 et 2001.
Tableau 1.2 Les structures d’accueil en Italie (lits disponibles) 1996 2001 Nord-Ouest 245 6887 Nord-Est 320 7890 Centre 100 2758 Sud 56 2434 Îles 21 706 Caritas, 2003,182
Par ailleurs, l’observatoire immobilier de la FIAIP (fédération italienne des agents immobiliers professionnels) a réalisé une enquête dans 17 villes italiennes, permettant de connaître la part d’étrangers extra-communautaires dans la population des acheteurs de biens immobiliers. Remarquons que nous n’avons pas connaissance de la nationalité de ces acheteurs, et qu’il peut s’agir d’extra-communautaires privilégiés (Américains, Canadiens, Japonais…), en particulier dans le cas de cités fort touristiques telles que Venise ou Rome. Par ailleurs, l’importance des achats doit être mise en relation avec le marché immobilier des villes en question : ainsi, dans la ville de Rome, les loyers ont atteint un tel niveau qu’il est parfois plus économique d’emprunter et de réaliser un achat immobilier plutôt que de louer (ARES, 2000, cité par Caritas, 2003, 177). Les chiffres relativement élevés sur les acquisitions immobilières dans les villes du centre-nord peuvent être interprétés de la même façon, car les problèmes de logement sont très aigus dans ces régions. En outre, ces données sont particulièrement élevées du fait de la faiblesse du parc de logement social en Italie, auquel les étrangers n’ont que très peu accès (Coppola, 2003 ; Vallat, 2004). Quoi qu’il en soit, ces données permettent de prendre acte de la faiblesse des achats immobiliers dans les villes du Sud et des Îles, à l’exception notable de Palerme (10% d’acquisitions de la part d’extra-communautaires), au regard des acquisitions réalisées dans les régions du centre et du nord. En effet, comme on le lit sur le tableau 1.3, 15% des acquisitions de biens immobiliers à Rome et à Ancône ont été réalisées par des extra-communautaires, 13% à Trieste, 5% à Milan et à Turin, contre 1% à Bari et à Reggio Calabria et un chiffre nul à Naples.
Tableau 1.3 Achat de biens immobiliers de la part d’étrangers extra-communautaires (enquête réalisée dans 17 villes italiennes, premier semestre 2002)
Ville % d’acheteurs extra-communautaires Rome 15 Ancône 15 Trieste 13 Palerme 10 Turin 5 Milan 5 Gênes 4 Bolzano 3 Venise 2,5 Bologne 2 Florence 1 Pérouse 1 Bari 1 Reggio Calabria 1 Naples 0 Cagliari 0 Chieti 0 FIAIP, 2002 (in Caritas, 2003, 182)
Un autre indice de la stabilisation des populations étrangères au Nord est la présence de familles. Plusieurs indicateurs permettent de l’évaluer : d’une part, les permis de séjour pour regroupement familial ; de l’autre, la présence de mineurs. Selon le Ministère de l’Intérieur (Caritas, 2002), 28,9% des permis de séjour attribués au 31/12/2001 l’étaient pour raisons familiales. Ce type de permis de séjour est particulièrement bien représenté au nord de l’Italie qui totalise 58, 4% de l’ensemble des permis accordés pour raisons familiales, comme on peut le voir sur le tableau 1.4. Cependant, la part des permis de séjour pour regroupement familial rapportée au total des permis de séjour est supérieure dans le Sud (34,7%), ce qui peut s’expliquer par la difficulté majeure, dans cet ensemble régional, à avoir un permis de séjour pour travail salarié, dans la mesure où il y est difficile d’obtenir un contrat de travail régulier. Ces données sont donc difficiles à manier. En ce qui concerne les unions mixtes, la part du Nord, qui comptabilise 54,6% du total des unions mixtes (9044), contre 29,1% dans le centre (4.815) et 16,2% dans le Sud et les Îles (2700), est également élevée.
34 Tableau 1.4 Permis de séjour pour raisons familiales
Aire régionale Permis de séjour Part/nombre total de Part sur total PS pour raisons PS attribués attribués pour familiales (PS) raisons familiales Nord 230.033 29,7 58,4 Centre 97.646 24,6 24,8 Sud 46.184 34,7 11,7 Îles 20.002 33,8 5,1 Total 393.865 28,9 100 Données du Ministère de l’Intérieur, élaboration Caritas, 2002
Un indicateur beaucoup plus clair de cette tendance à la stabilisation au Nord est la présence de mineurs. Pour appréhender cette population, il faut avoir recours aux registres de résidence, dont les données sont rendues publiques par l’ISTAT1, car les effectifs des permis de séjour délivrés par le Ministère de l’Intérieur sous-estiment cette présence2. Au 31 décembre 2000, 277.976 mineurs étrangers étaient inscrits dans les registres de résidence, dont 35,4% dans le Nord-Ouest et 25,7% dans le Nord-Est, soient plus de 60% dans le Nord, puis 25,3% dans le Centre, 8,2% dans le Sud et 5,3 % dans les Îles. Les données sur la scolarisation des mineurs étrangers soulignent également ces disparités territoriales. Selon le Ministère de l’Instruction Publique, 2,3 % des inscrits dans les écoles publiques et privées italiennes, soient 180.000 enfants, sont de nationalité étrangère et 42,53 % d’entre eux fréquentent l’école élémentaire. L’évolution a été extrêmement rapide puisque 10 ans plus tôt ils n’étaient que 25.000. Ils se concentrent majoritairement dans le Nord (66,6%) puis dans le Centre (23,3%), le Sud et les Îles (10,1%) (données MIUR, Dossier Caritas, 2003). Un autre indicateur de la stabilité des migrants dans le Nord concerne la possibilité pour eux d’exercer un emploi déclaré. Ainsi, parmi les résidents étrangers en Italie, les deux 3 tiers des inscrits aux registres des entreprises de l’INPS se concentrent dans le Nord (Macioti, Pugliese, 2003). La répartition des permis de séjour pour travail dépendant par
1 L’institut national d’études statistiques. 2 Les mineurs étrangers ne possèdent pas de permis de séjour et sont simplement inscrits sur celui de leurs parents, à l’exception de certains cas bien précis dans lesquels ils possèdent un permis personnel (raisons familiales, études, travail après l’âge de 14 ans, asile politique, tourisme, santé, ou adoption). C’est pourquoi le ministère de l’intérieur sous-estime fortement cette population. Au 31-12-2001, il comptabilisait quelque 70.291 mineurs étrangers, soient moins d’un quart de la présence régulière effective. Cela explique également pour quelle raison les données des registres de résidence fournies par l’ISTAT sont toujours supérieures à celles des permis de séjour du Ministère de l’Intérieur. En revanche, la détention d’un permis de séjour n’implique pas automatiquement l’inscription aux registres de résidence (dans le cas d’un court séjour, par exemple) 3 Istituto Nazionale di Previdenza Sociale (Institut National de Prévoyance Sociale), correspondant à la sécurité sociale française. C’est auprès de l’INPS qu’un employeur déclare un travailleur. 35 aire territoriale confirme également la prédominance du Nord, qui concentre 58,2% de ces autorisations (Tableau 1.5).
Tableau 1.5 Permis de séjour pour raison de travail, par type de travail et par aire territoriale
Permis % Employé % Travail %En % de (travail indépendant recherche séjour dépendant) d’emploi pour travail Nord 461.745 55.8 375.386 58.2 47.516 57.1 35.373 38.7 Centre 239.135 28.9 187.612 29.1 22.725 27.3 25 .918 28.3 Sud 126.738 15.3 81.949 12.7 13.028 15.6 30.214 33 Total 827.618 100 644.947 100 83.269 100 91.505 100 Istat, La presenza straniera in Italia, 2001
3. La mobilité seconde, un parcours de mobilité socio-économique
L’examen des données officielles permet de tirer les conclusions suivantes : désormais, la grande majorité des populations étrangères régulières se concentre dans le Nord et dans le Centre du pays (85,8 % en 2001). Le Mezzogiorno d’Italie est une étape, une plate-forme de redistribution dans des mobilités spatiales dirigées vers le Nord. À ces mobilités s’associe une mobilité socio-économique ascendante (obtention d’un emploi régulier au Nord, regroupement familial, achat d’un logement…) (Calvanese, 1992, Vallat, 1993a). Dans ce cadre, le rôle du Centre est celui d’un entre-deux. Si, sous certains aspects, il s’apparente au Sud (diminution de la part de la population étrangère totale durant les années 90), d’autres indicateurs le rangent plutôt du côté du Nord (acquisitions de logement par exemple). Ainsi, en Italie, la méridionalisation des provinces du Nord, qui était décrite par Etienne Dalmasso dans les années 70 pour signifier l’importance des migrations en provenance du sud italien en Lombardie, se poursuit, mais elle est à l’initiative des populations étrangères, et touche particulièrement les régions nord- orientales : comment expliquer la persistance de ce fort dualisme ?
36 II. MODÈLES D’INTERPRÉTATION DE CES DÉSÉQUILIBRES
1. Le Mezzogiorno comme porte d’entrée de l’Europe
Une des interprétations les plus répandues consiste à souligner la fonction de porte d’entrée des régions du Sud, pour des flux d’immigration dirigés vers l’Italie et plus généralement vers l’Europe. Il est vrai que certaines régions dont les frontières côtières sont particulièrement exposées, comme les Pouilles ou la Sicile, et plus rarement la Calabre, sont des lieux de prédilection pour l’arrivée des bateaux de clandestins. Cependant, il existe d’autres points d’arrivée en Italie. En effet, la répartition régionale des centres de permanence temporaire4 chargés d’organiser l’accueil et le renvoi des clandestins, ainsi que les données sur les renvois aux frontières, montrent que d’autres régions d’entrée, en particulier au Nord-Est, sont également touchées par ces flux de migrations clandestines (graphiques 1.4 et 1.5). Les frontières terrestres avec la France, l’Autriche, et la Slovénie, sont des lieux de passage importants. La majorité des populations chinoises entrées illégalement, par exemple, emprunte les routes de l’Europe orientale pour pénétrer en Italie par le Frioul-Vénétie-Julienne ou par le Trentin-Haut Adige (International Organization for Migration, 1995 ; Reyneri, 1998). La frontière italo- slovène en particulier est devenue un lieu de passage important comme en témoigne, dans le graphique 1.5, le poids du Frioul Vénétie-Julienne dans le total des renvois aux frontières (36%, soient 13290 personnes pour l’année 2002). Le contrôle de ces frontières septentrionales est rendu d’autant plus difficile qu’il s’agit de zones de passage des flux de tourisme dirigés vers l’Italie. En outre, nombre des migrants présents en Italie ne sont pas entrés de façon clandestine, mais en possession d’un visa (visa Schengen, depuis 1998) pour tourisme ou affaires, obtenu souvent auprès d’autres consulats5. Ainsi, dans le cas des pays d’Afrique francophone et du Maghreb, mais aussi de la Chine, c’est souvent la France, et Paris en particulier, qui joue un rôle de plaque- tournante (Reyneri, 1998 ; Schmoll, 2000). L’interprétation du Mezzogiorno comme porte d’entrée ne suffit donc pas à expliquer la fonction particulière du Sud dans les dynamiques migratoires. Une autre explication de la spécificité du Sud met l’accent sur la segmentation et le dualisme du marché du travail italien.
4 Les centres de permanence temporaire (dits CPT) ont été institués en 1995 et se sont multipliés avec la loi 40/1998 : ils permettent de retenir, pour une période limitée (30 jours, puis 60 jours, depuis la loi 189/2002, dite Bossi-Fini), les individus en attente de l’expulsion ou de l’obtention d’une demande de séjour (vérification ou recherche d’identité et de nationalité, mesures de secours…). 5 Le gouvernement de centre-gauche dirigé par Massimo D’Alema avait introduit des quotas annuels d’entrée, qui permettaient, dans une mesure réduite, l’arrivée légale de travailleurs extra-communautaires en Italie, et devaient, dans l’idée du gouvernement, éviter le recours épisodique à la régularisation (loi 40/1998). Cette politique de la porte entrouverte, qui rappelle les options suggérées par l’Union Européenne au sommet de Tampere (15-16/10/1999) a été suspendue avec l’arrivée du gouvernement Berlusconi, qui est revenu à la méthode classique de la sanatoria (Dal Lago, Palidda, 2001). 37 Graphique 1.4 Renvoi aux frontières aériennes, maritimes et terrestres (31-12-2002)
Autres (3745)
Latium (2600) Frioul Vénétie Julienne (13290) Piémont (2625)
Pouilles (5397)
Lombardie (9638)
Caritas, 2003
Graphique 1.5 Activités des centres de permanence temporaire (part des dossiers traités en Italie)
Émilie-Romagne Calabre 4% 5% Piémont 9% Sicile 30%
Latium 13%
Lombardie 15% Pouilles 24%
Caritas, 2003
38 2. Le dualisme territorial de l’Italie
Sous l’angle socio-économique en effet, l’Italie est le pays d’Europe dans lequel les différences régionales sont les plus accusées. Le clivage est très net entre un Nord, dont certaines régions atteignent des taux de chômage quasiment nuls, et un Sud, dans lequel les taux de chômage sont élevés (en province de Naples, le taux de chômage atteint les 27,9%). Ces différentiels ont par ailleurs tendance à s’accentuer (Reyneri, 1997, 2002).
Tableau 1.6 Taux de chômage par aire territoriale (données 1999) Région Nord Centre Sud Total Taux de 5,4% 9,2% 22% 11,4% chômage Istat, 2001
L’économie souterraine6, entendue comme une activité productive effectuée avec l’intention délibérée de contourner le fisc ou de ne pas respecter les lois, représente, selon les estimations de l’Eurispes7, 28, 5 % du produit intérieur brut italien, ce qui place l’Italie au deuxième rang des pays européens, juste après la Grèce et avant l’Espagne (Eurispes, 2001). Un des aspects de cette économie souterraine est le travail irrégulier, dont l’ISTAT propose périodiquement une évaluation8 : en 1999, le taux d’irrégularité, soit la part des emplois irréguliers sur le total des emplois, était de 15 % en Italie, mais atteignait 22,6 % dans le Mezzogiorno, contre 15,2 % dans le Centre, 11,1 % dans le Nord-Ouest et 10,9 % dans le Nord-Est. Les secteurs les plus touchés sont l’agriculture, puis la construction, et les services (Istat, 2001). Dans le Mezzogiorno, les taux d’irrégularité de l’emploi sont également élevés dans le secteur manufacturier. Ainsi, dans les régions méridionales, des taux de chômage élevés co-existent avec l’existence de formes diffuses d’emploi irrégulier : le marché du travail est segmenté, entre une couche primaire, où l’offre excède la demande, et une couche secondaire, où la demande de travail est présente mais exclue du système des garanties. En outre, les données ISTAT sous-estiment probablement l’importance du travail irrégulier dans le
6 En Italie, cette expression, ou encore celle d’économie immergée (sommersa) est plus fréquente que celle d’économie informelle. 7 L’Eurispes est un institut de recherche sur les dynamiques économiques et sociales de l’Italie qui procède périodiquement à des évaluations de l’économie souterraine. 8 Certaines estimations sont encore plus élevées. Selon une étude de F. Schneider (cité par Palidda, 2002, 93 et consultable à l’adresse suivante : www.jk.uni-linz.ac.at), en 2001, presque 30% du PNB italien relèverait de l’économie dite souterraine et presque 25% de la main d’œuvre serait au noir : ce taux d’économie souterraine ne serait égalé que par la Grèce. Cependant, comme le souligne S. Palidda, il faut remarquer que depuis dix ans ce taux ne cesse de croître dans tous les pays de l’Union Européenne : en 2000, il atteint 23% au Portugal et en Belgique, plus de 19% en Suède et en Norvège, plus de 16 % en Irlande et en France, plus de 15% (Palidda, 2002) 39 Mezzogiorno9 : elles se basent sur le principe que les individus déclareront spontanément leur activité irrégulière, ce qui n’est pas toujours le cas, comme le souligne Luca Meldolesi qui évalue, en se fondant sur une série d’enquêtes, à 50% le taux d’irrégularité de l’emploi dans le Mezzogiorno (1998).
Les dynamiques migratoires reflètent ces déséquilibres régionaux. C’est pourquoi, selon Enrico Pugliese, une interprétation des flux migratoires en termes de concurrence ou de complémentarité sur le marché du travail est nécessairement insuffisante : sur le territoire italien, les deux formes d’insertion des immigrants co-existent, et ont un poids différent, selon que les migrants se trouvent au Sud ou bien au Nord (1990, 2000, voir aussi Ambrosini, 2001 ; Calvanese, 1992 ; Vitiello, 2003). Dans les régions du Nord, c’est la complémentarité entre main-d’œuvre locale et étrangère qui prime. En effet, ces régions proposent des emplois manufacturiers, stables et souvent basés sur les contrats de travail en règle, en particulier dans les petites et moyennes entreprises de la troisième Italie (Vitiello, 2003 ; Pugliese, 2002). Les migrants y occupent des postes difficiles, pour lesquels l’offre d’emploi italienne du Sud, en général plus qualifiée, avec des aspirations majeures en termes de revenu et de statut, n’est pas prête à effectuer une migration interne10 (Reyneri, 1998). Dans les régions du Sud en revanche, l’économie souterraine constitue pour les migrants un puissant facteur d’attraction, en particulier dans les premières phases de la migration (Sciortino, 1997 ; Reyneri, 1998). L’emploi se concentre dans les secteurs de l’agriculture, des services et du bâtiment. Il s’agit d’emplois non déclarés, sous-payés, qui s’apparentent parfois, selon Enrico Pugliese, à des formes d’esclavage contemporain : les salaires proposés aux travailleurs agricoles sont souvent inférieurs à la moitié des salaires contractuels, et les conditions de travail sont presque toujours caractérisées par la violation des normes de sécurité et de garantie, ce qui explique l’indisponibilité des chômeurs locaux, en particulier les jeunes d’extraction urbaine, à se tourner vers ce type de travaux. Il semble évident que la majorité des immigrés se trouvent dans la couche secondaire du marché du travail, dans l’aire du travail précaire non garanti. Les grands débouchés sont le travail domestique, le bâtiment et l’agriculture, concentrée en premier lieu dans les régions méridionales (2002, 98). Ainsi, la segmentation du marché du travail, en particulier dans le Sud, entre, d’un côté une couche primaire, et de l’autre une couche secondaire, exclue du système des garanties, permet de comprendre la demande italienne de main-d’œuvre extra-communautaire. Elle explique, en Italie, la coexistence d’un taux de chômage élevé et d’un flux d’immigration (Pugliese, 2002). Par ailleurs, la diffusion des économies souterraines dans le Mezzogiorno s’est souvent assortie d’une tolérance relative de la part des autorités administratives. Cette tolérance
9 Ces données sont construites sur la base de la convergence/divergence des déclarations des familles et des entreprises. 10 Récemment, les flux migratoires internes du Sud vers le Nord ont cependant connu une légère reprise (de 7% par an en moyenne, 1995 à 1999) ce qui, comme le souligne Dominique Rivière, souligne la persistance de la question méridionale (Svimez, 2002, 28-29 ; Rivière, 2000) 40 vis-à-vis de l’économie souterraine confère au Mezzogiorno une certaine porosité dans l’accueil des nouveaux venus. Selon Pasquale Coppola, l’importance structurelle de l’informel, alliée au poids mineur des formes de réglementation officielles permet d’abaisser les barrières à l’accueil des migrants, en générant une certaine ouverture du marché du travail (Coppola, 1999).
Dans ce cadre, le Mezzogiorno fait figure de tremplin, de sas de transition vers les régions du Nord, dans lesquelles la stabilisation s’explique par une demande de travail souvent déclaré : des recherches conduites dans les dernières décennies ont mis en lumière le phénomène de migration dans l’immigration, selon lequel de nombreux travailleurs immigrés dans le Mezzogiorno, au fur et à mesure qu’ils régularisent leur position, finissent par se transférer dans les régions du Nord, comme de Caserte vers la Vénétie et la Lombardie (Calvanese et Pugliese, 1991). En réalité, dans sa recherche de stabilité et de conditions d’intégration plus favorables, une partie de l’immigration plus ancienne a pensé à se transférer dans les aires ou les possibilités de travail étaient moins précaires. Les migrations internes vers les régions septentrionales qui auparavant concernaient les travailleurs du sud aujourd’hui touchent aussi les immigrés : en effet, l’immigration est, en de nombreux aspects, le miroir de l’économie et de la société italienne (Pugliese, 2002,103). Ce modèle dual fait en général peu de cas de la pratique d’activités commerciales de la part des migrants : cette pratique, quand elle est signalée, est lue comme un expédient, un pis- aller. Le commerce, sous couvert d’activité autonome, masquerait des formes extrêmement précaires de travail dépendant (Calvanese, 1991 ; Vicarelli 1991). La figure exemplaire de ce type d’activité est alors le vu’cumpra11, le commerçant ambulant, souvent africain, que l’on retrouve sur les plages, marchés, et trottoirs des centre-ville d’Italie dès le début des années 80.
3. Le modèle d’immigration méditerranéen
La forte segmentation du marché du travail entre un segment primaire et un segment secondaire exclu du système des garanties est un des aspects qui contribuent, selon certains auteurs, à faire de l’Italie et en particulier du Mezzogiorno, un cas emblématique du modèle d’immigration méditerranéen (Pugliese, 2000 ; voir aussi, pour une approche similaire, King, Ribas-Mateos, 2002). Ce modèle, qui permet un glissement du cas particulier de l’Italie vers d’autres pays d’Europe du Sud, a été mis en place sur la base du constat qu’il existe des similitudes, du point de vue du phénomène migratoire, entre les différents pays d’Europe méridionale (Grèce, Portugal, Espagne, Italie). Quels sont ces points communs ? Tout d’abord, tous ces pays sont passés, au cours des années 70, du statut de pays de départ à celui de pays de destination. Par ailleurs, ils se
11 Le terme vu’cumprà est apparu dans les années 80 pour désigner de façon dépréciative le vendeur de rue extra-communautaire. L’expression signifie littéralement « tu veux acheter ? ». Sur les stéréotypes qui entourent la figure du vu’cumprà on peut lire l’article d’Alfio Sciareza (1999) 41 distinguent en Europe par l’importance de leurs économies souterraines. Dans ces pays, le travail saisonnier, en particulier agricole, est un débouché important pour les migrants, surtout dans les premières phases de la migration. Un autre secteur important est celui du tertiaire (entendu comme services aux personnes) dont le développement est lié aux carences de l’État social mais aussi à un certain type de mentalité patriarcale, attaché aux valeurs familiales (Pugliese, 2002 ; King, Ribas-Mateos, 2002). Dans les pays du modèle méditerranéen, la migration féminine est importante et l’on peut remarquer le rôle du sexe et de la religion en tant que variables associées à des segments économiques particuliers (Miranda, 2002). Les femmes, souvent chrétiennes, sont employées comme travailleuses domestiques, tandis que les hommes, souvent musulmans, sont employés comme ouvriers agricoles ou dans d’autres petits travaux déqualifiés (bâtiment, gardiennage, restauration…). Un autre critère est la proximité géographique entre les pays de départ et les pays d’arrivée : la plupart des migrants étrangers proviennent des autres pays méditerranéens (Maghreb, Albanie) ou encore de la proche Europe orientale ou centrale (Pologne, Roumanie, Ukraine). Il s’agit, par ailleurs, de pays qui sont passés directement d’une politique des frontières ouvertes, en l’absence de normes, à une politique adéquate aux orientations émises par l’Union Européenne, même si cette politique n’est pas exempte de contradictions. Ces pays combinent en effet une absence de mesures d’intégration, une politique officielle des frontières fermées et des mesures ponctuelles de régularisation massive. Un autre aspect de ce modèle est que les migrants ont peu accès aux aides et services sociaux, ce qui est lié à la fois à l’inadéquation des politiques, au passage d’un capitalisme d’État (qui appuyait l’État social) à un capitalisme globalisé, mais aussi au caractère moins définitif des migrations.
Le modèle méditerranéen n’entre pas en contradiction avec l’analyse duale : il reproduit le dualisme à une autre échelle, puisqu’il constate que les pays méditerranéens se distinguent de leurs voisins d’Europe du Nord. De ce point de vue, les auteurs du modèle considèrent que les pays méditerranéens peuvent devenir une étape dans un parcours migratoire de stabilisation orienté vers des pays plus riches (Pugliese, 2000). Ainsi, la dichotomie Nord-Sud est reproduite, mais à une autre échelle, celle de l’Europe. Cependant, les changements d’échelle introduits par ce modèle mettent en perspective de nouveaux éléments qui manquaient à l’analyse précédente, et permettent d’introduire quelques nuances : la féminisation du marché du travail et l’importance du tertiaire (secteur du travail domestique) qui couvrent l’Italie dans sa totalité en sont des aspects importants. La prévalence de la population féminine sur la population étrangère totale dans cinq régions du centre-sud, que met en évidence la carte 1.4, induit bien un modèle spécifique d’insertion féminine, qui remet partiellement en cause le dualisme territorial entre Nord et Sud de l’Italie, et qui permet de s’interroger sur le rôle spécifique des étrangers dans le marché du travail des régions centrales.
42 1.4 Population étrangère féminine
Part de la population féminine 0 100 km sur la population étrangère totale N 35 à 39,9 %
40 à 44, 9 %
45 à 49,9 % 2004 C.S, C.S, 50 à 54, 9 % Caritas, 2002, d'après Ministère de l'Intérieur Tableau 1.7 Étrangers en Italie (trente premières nationalités, 1991-2001)
Nationalité 1991 Effectif 1991 Nationalité 2001 Effectif 2001 Maroc 88665 Maroc 158094 Etats-Unis 59669 Albanie 144120 Tunisie 46276 Roumanie 75377 Philippines 40611 Philippines 64215 Allemagne 39340 Chine 56566 Yougoslavie 33663 Tunisie 46494 Grande-Bretagne 27605 États-Unis 43650 Sénégal 27036 Yougoslavie 36614 Albanie 26191 Allemagne 35888 France 24879 Sénégal 34811 Égypte 22373 Sri Lanka 34364 Chine 20597 Pologne 30658 Pologne 18860 Inde 29873 Suisse 18057 Pérou 29627 Grèce 17246 Égypte 26166 Brésil 16267 France 25880 Argentine 14758 Royaume-Uni 23617 Sri Lanka 14473 Macédoine 23142 Espagne 14366 Bangladesh 20127 Roumanie 13407 Brésil 18776 Ghana 12782 Espagne 18775 Iran 12605 Pakistan 18624 Éthiopie/Erythrée 12548 Ghana 17791 Inde 12064 Nigeria 17832 Somalie 11842 Suisse 16895 URSS 9223 Croatie 15482 Autriche 8206 CEI 12173 Pakistan 7070 Algérie 11647 Hollande 6993 Bosnie-Herzégovine 11239 Nigeria 6578 République 11083 dominicaine Total 30 premiers 684250 Total 30 premiers 1109600 pays de provenance pays de provenance Total étrangers 859571 Total étrangers 1362630 Caritas di Roma, 1992, 41 ; Caritas di Roma, 2002, 96.
44 Cependant, le modèle méditerranéen soulève un certain nombre de difficultés d’interprétation quant à une spécificité de la migration méditerranéenne. Tout d’abord, mais c’est un point de détail, il se concentre exclusivement sur l’Europe méridionale, et élude ainsi les autres pays de la Méditerranée : pourquoi alors ne pas parler de modèle sud- européen ? La réponse est qu’il existerait une forte proximité entre les pays de départ et les pays d’arrivée, au sein du bassin méditerranéen. Ce critère de proximité semble néanmoins contestable, puisque l’Italie se caractérise justement par la diversité des groupes nationaux présents sur son territoire et souvent par l’absence de liens historiques, de type colonial par exemple, entre les pays d’origine de ces nouveaux venus et leur pays d’accueil. Comme on peut le voir sur le tableau 1.7, l’absence de liens historiques se renforce avec la diversification des nationalités et l’affirmation de nouveaux groupes entre 1991 et 2001 tels que les Roumains et les Chinois, tandis que certains pays ayant eu des relations historiques importantes avec l’Italie ont disparu de la classification des 30 premières nationalités en 2001 (Ethiopie-Erythrée, Somalie). Un autre espace en revanche n’est pas envisagé par ce modèle, et pourtant présente de nombreux points communs : il s’agit de l’Irlande, qui n’est pas prise en compte, tout simplement parce qu’elle n’est pas méditerranéenne. La question des variables de sexe dans le marché du travail devrait également être nuancée à la lumière des récentes évolutions, puisqu’elle est mise en discussion par l’arrivée de certains groupes dans lesquels les hommes et les femmes sont présents de manière équilibrée, tels les Chinois les Roumains, ou les Sri-Lankais, comme le montre le tableau 1.8 (Miranda, 2002).
45 Tableau 1.8 Permis de séjour par sexe pour les principaux pays d’origine, 1992 et 2000
Pays d’origine 1992 2000 Var. 1992- H et F % F H et F % F 2000 % Maroc 83.292 9,8 155.864 27,7 87,1 Albanie 24.886 14,1 133.018 34,0 434,5 Ex-Yougosl. 26.727 37,1 92.791 39,5 247,2 Philippines 36.136 67,2 67.386 66,2 85,6 Roumanie 8.250 58,0 61.212 48,9 642,0 Chine 15.776 39,8 56.660 45,1 259,2 Etats-Unis 41.523 65,3 47.855 66,5 15,2 Tunisie 41.547 9,0 46.773 22,1 12,6 Sénégal 24.194 2,9 40.890 7,1 69,0 Allemagne 26.377 58,2 35.332 59,2 34,0 Égypte 18.473 14,2 34.042 17,9 84,3 Sri Lanka 12.114 31,0 31.991 42,7 164,1 Pologne 12.139 55,7 29.478 70,5 142,8 Pérou 5.022 63,7 29.074 68,1 478,9 Inde 9.918 43,0 27.568 36,9 178,0 France 16.637 60,6 25.337 60,6 52,3 Autres 245.744 19,2 425.384 17,2 73,1 Total 648.935 39,9 1.340.655 45,3 106,6 Pugliese 2002, 91, d’après ISTAT, 2001
En définitive, l’interprétation duale des dynamiques migratoires en Italie, tout comme le modèle d’immigration méditerranéen, présentent un certain nombre d’avantages pour la compréhension des mobilités des migrants. Ils montrent que le processus migratoire ne s’interrompt pas à l’arrivée en Italie, mais procède par étapes, qu’il s’agisse de migrations saisonnières de va-et-vient, ou de migrations secondes, du Sud vers le Nord (de l’Italie, de l’Europe). Ils prennent en compte le poids des facteurs institutionnels sur les pratiques des migrants et soulignent les paradoxes des politiques migratoires. Cependant, le modèle dual, tout comme le modèle méditerranéen, laissent en suspens un certain nombre de problèmes. D’une part, on peut se demander si certaines caractéristiques relevées dans le modèle dual et considérées comme typiques d’un modèle migratoire méditerranéen (l’importance du sexe comme variable, l’importance des mobilités secondes…), ne sont pas en réalité caractéristiques plus généralement de l’évolution actuelle des formes migratoires, rendues plus visibles en Europe du Sud parce que plus récentes, ce qui ferait des nouveaux pays d’immigration des miroirs grossissant de tendances généralisées. L’Italie deviendrait alors, avant d’être un pays d’immigration méditerranéen, un laboratoire d’immigration post-
46 fordiste et un observatoire des mobilités contemporaines. D’autre part, on peut se demander si une interprétation duale, qui insiste à la fois sur le dualisme territorial de l’Italie et sur la segmentation du marché du travail, n’occulte pas un certain nombre d’aspects de la migration en Italie et de la géographie économique italienne, qu’une telle perspective ne permet guère d’appréhender. Ces modèles d’explication n’insistent en effet que sur les déterminants structurels des flux (et en particulier sur le marché du travail), sans tenir compte d’autres facteurs, tels que les initiatives et les formes d’organisation mises en place par les groupes migrants. C’est cette critique qui est adressée dans la partie suivante.
III. LES LIMITES D’UNE APPROCHE DUALE
1. Des mobilités et des activités invisibles : l’insuffisance d’un cadrage statistique
Tout d’abord, l’interprétation duale concentre l’attention sur un seul type de mobilité, les mobilités internes et résidentielles (et accessoirement les mobilités saisonnières). Cela est lié aux limites des sources statistiques, qui rendent, en général, d’autres types de mobilité difficilement repérables, et a fortiori celles qui couvrent une échelle internationale (Coupleux, Duhamel, 1999 ; Vallat, 1999). De ce point de vue, on peut dire que les statistiques, qui ne permettent d’examiner que le niveau national du phénomène, encouragent une sorte d’effet de loupe, qu’on pourrait appeler à la suite de certain auteurs, nationalisme méthodologique, c’est-à-dire le fait de considérer l’État- Nation comme cadre d’analyse privilégié et déterminant primordial des phénomènes socio- spatiaux (Beck, 2003 ; Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994). En plus de produire un regard national sur les faits, les données sur les mobilités résidentielles ne sont que partiellement fiables. Les résidents ne déclarent pas toujours leur départ d’une commune, ce qui a pour conséquence une surestimation de leurs effectifs, puisqu’il y a possibilité d’inscription multiple. Par ailleurs, les migrants ne vivent pas nécessairement dans la commune dans laquelle ils déclarent leur résidence, ni ne résident forcément dans la circonscription correspondant à la questura1 dans laquelle ils s’inscrivent. Les procédures administratives (permis de séjour, résidence) s’effectuent dans des communes où elles seront facilitées, soit qu’elles aient la réputation d’être plutôt tolérantes, soit que les migrants bénéficient d’un contact, d’une connaissance. C’est donc aussi bien la couleur politique d’une commune, sa réputation, ou encore le fonctionnement des réseaux de relation qui expliquent l’inscription dans tel registre de résidence et dans telle questure (qui vont souvent ensemble), comme le montrent les deux exemples suivants : Kader vit à Naples, mais a demandé un permis de séjour à la questura de Caserte. Il y connaissait un ami qui, moyennant finances, lui a proposé de l’héberger,
1 Autorité administrative provinciale, dépendant du Ministère de l’Intérieur, chargée de la délivrance des permis de séjour. 47 c’est-à-dire de lui prêter son adresse, nécessaire pour l’obtention du permis de séjour, et pour l’inscription aux registres de résidence. Surtout, cet ami connaissait un fonctionnaire de la questura, ce qui lui permettait d’accélérer les procédures d’obtention du permis de séjour. Tout comme Kader, Sofiane est commerçant et vit à Naples. Sur son permis de séjour, il est déclaré comme travailleur agricole et inscrit au registre de résidence en province de Ragusa, en Sicile. Un ami, tunisien comme lui, domicilié à Ragusa, se charge de lui trouver un contrat de travail à chaque renouvellement de son permis de séjour. Concernant les mobilités internationales, les seules données à disposition sont les annulations de résidence pour départ à l’étranger, mais on ne connaît guère la destination de ces départs : s’agit-il de retour au pays d’origine ou de départ pour une seconde migration dans un pays tiers? Par ailleurs, on a vu que l’annulation de résidence n’était pas une démarche obligatoire : ces données sont donc peu utilisables. Les registres de résidences n’informent pas non plus sur les présences courtes en Italie (permis de séjour religieux, tourisme…). Une source complémentaire peut être alors les entrées de personnes munies de visas, mais ce type de source ne nous renseigne guère que sur les flux d’entrée, sans nous en dire davantage sur les parcours migratoires. Quelle est la part des personnes véritablement de passage ? Quels sont ceux qui viennent augmenter le stock des irréguliers ? De plus, les données sur les visas sont remarquablement élevées, ce qui est lié à l’attractivité religieuse et touristique du pays. En effet, chaque année, environ un million de visas pour l’Italie sont accordés dans le monde (Caritas, 2003)2. Une autre limite des sources statistiques concerne l’emploi : il est extrêmement mal connu. Le travail informel des migrants est fortement sous-estimé dans les données officielles, car la plupart des migrants achètent des contrats de travail ou se font régulariser ponctuellement par leur employeur (souvent à leur frais), afin d’obtenir un permis de séjour (Reyneri, 1998). Ainsi, les données sur les types d’emploi sont faussées par l’importance des contrats fictifs3.
En ce qui concerne le travail autonome, la législation est encore fort restrictive, en dépit de quelques allégements introduits par la loi 40/1998 (Ambrosini, 2002). Ainsi, la question de l’invisibilité statistique des travailleurs autonomes renvoie au rôle des mécanismes institutionnels dans la détermination de la limite entre formel et informel (Quassoli, 1999). Les extra-communautaires sont encore soumis à la norme de réciprocité, ce qui signifie qu’il ne peuvent créer certains types d’entreprise que si leur pays d’origine a passé des accords avec l’Italie. C’est pourquoi nombre d’étrangers extra-communautaires mettent sur pied des entreprises en utilisant des prête-noms italiens. Certains secteurs, la restauration exotique par exemple, demeurent plus accessibles que d’autres, comme la confection (Ambrosini, 2002). De ce point de vue, il est probable que les économies
2 En 2002, les visas d’entrée concédés par l’Italie sont 853.466 (45,6 % pour tourisme, 14,4% pour affaires, 20,5% pour installation). En 2001, ils étaient 947.085 (45,9% pour tourisme, 14,5% pour affaires, 22% pour installation). La chute du nombre de visa entre 2001 et 2002 est liée à l’approbation d’une loi plus restrictive (189/2002) de la part du gouvernement Berlusconi. 3 Angeles Ramirez effectue le même type de constat dans le cas de l’Espagne (1999). 48 communautaires et exotiques constituent pour certains groupes, la face visible, parce qu’autorisée, de leurs activités (Reyneri, 1998 ; Ambrosini, 2002). Cette situation de blocage est liée, selon Maurizio Ambrosini, aux fortes pressions exercées par les PME italiennes, visant à empêcher l’entrée sur le marché du travail de nouveaux concurrents (Ambrosini, 2002 ; voir aussi Magatti, Quassoli, 2004). Cependant, cette situation s’est allégée pour certains groupes, comme les Chinois, dont les entreprises, à la suite d’accords bilatéraux stipulés depuis 1987 avec l’Italie, peuvent bénéficier plus facilement d’une régularisation (Campani, Carchedi, Tassinari, 1994 ; Magatti, Quassoli, 2004). En ce qui concerne les commerçants de rue, ils sont irréguliers dans leur très grande majorité (Magatti, Quassoli, 2004).
Dans le cas des circulations commerciales, le problème posé par les données est double : il s’agit d’une part d’appréhender une activité, exercée, au moins en partie, de façon informelle, et d’autre part des mobilités qui, dans la plupart des cas, ne sont pas enregistrées en tant que mobilités commerciales. Par ailleurs, de par son caractère souvent international, la circulation commerciale dépasse les cadres habituels de la statistique. Pour avoir une idée plus précise de son ampleur et de sa composition, il faudrait isoler une catégorie statistique du circulant commerçant, ce qui est actuellement impossible (De Tapia, 2003). Ainsi, des 18.000 passagers transitant chaque année entre Naples et Tunis, ou encore des 15.409 Tunisiens ayant obtenus un visa pour l’Italie en 2001 (Caritas, 2002, 75), comment distinguer la part des touristes, des commerçants et des migrants traditionnels (et encore faudrait-il pouvoir affirmer que chaque migrant traditionnel n’est pas un commerçant potentiel) ? Par ailleurs, les statuts des commerçants sont variables : certains voyagent grâce à des visas de tourisme ou d’affaires, d’autres, plus fortunés, disposent du précieux permis de séjour. Ainsi, les données statistiques ne donnent qu’un cadre très approximatif des mobilités spatiales des migrants, et de leurs activités économiques. Sur certains points, elles contribuent à fausser ces données (déclaration de domicile ou déclaration d’emploi qui ne répond guère à la réalité). Aussi l’enquête directe est-elle essentielle.
2. Italie : un laboratoire d’immigration post-fordiste ?
Une autre critique peut être adressée à une appréhension duale des dynamiques migratoires. Cette critique concerne la simplification que l’approche duale opère de la situation socio-économique italienne. En effet, à la différence des pays d’Europe nord- occidentale et d’Amérique du Nord, l’immigration en Italie, comme ailleurs en Europe méridionale, se manifeste quand le pays entame sa transition post-fordiste (Quassoli, 1999). Or, il ne faut pas sous-estimer l’influence des transformations induites par ce tournant sur l’insertion socio-économique des migrants. La crise du modèle fordiste se caractérise en effet par de nombreuses transformations dans le marché du travail et dans l’organisation de la production. Elle est marquée en particulier par l’informalisation, la tertiarisation, l’externalisation des économies et le développement du travail flexible et
49 atypique (sous-traitance, travail autonome) (Amin, 1994 ; Bologna, 1992a, 1992b ; Castells, Portes, 1989 ; Magatti, Quassoli, 2004). Parallèlement, certains aspects caractéristiques du fordisme se délitent, tels que l’importance de l’État-Providence, le rôle des État-nations dans la détermination des tendances économiques, le poids des grands complexes industriels, du plein emploi et du travail ouvrier, ou encore l’existence de marchés de masse proposant des biens à bas prix standardisés (Amin, 1994 ; Castells, Portes, 1989 ; Zanini, Fadini, eds, 2001). Un autre aspect de la réorganisation de ces économies est la prise d’importance du travail en réseau, le retour aux relations interpersonnelles et aux liens informels, qui est marqué en Italie par le développement des petites et moyennes entreprises et de la troisième Italie (Bagnasco, 1999 ; Romano, Rullani, 1998)4. Ces évolutions font que les modalités de l’insertion des migrants sont complexes et ne peuvent ni être réduites à l’opposition entre travail informel et travail déclaré, ni à celle entre Nord et Sud.
Une géographie multiforme des économies souterraines
L’économie souterraine, dont les formes et les localisations sont multiples, est vivace et progresse sur l’ensemble du territoire (ISTAT, 2001). Or, l’interprétation duale tend à associer l’économie souterraine au Mezzogiorno et parfois même, à sa capitale, Naples, dans le sillage d’un imaginaire social qui représente l’économie souterraine comme le résidu de pratiques archaïques, sous la forme de la débrouille (l’arrangiarsi) et de l’economia del vicolo (voir p.203). Cette association entre dualisme territorial et dualisme du marché du travail est problématique et ce, tout d’abord, parce que les économies souterraines ne prospèrent pas uniquement dans le Mezzogiorno. Dans le cas des travailleurs extra-communautaires, les inspections réalisées par le Ministère du Travail montrent que le clivage entre Nord et Sud n’est pas si tranché qu’on pourrait le penser : certes, l’emploi d’étrangers sans titre de séjour est plus fréquent dans le Sud (35% de sans papiers sur le total des travailleurs étrangers des entreprises contrôlées contre 21% dans le Nord), mais les emplois non déclarés d’étrangers, en d’autres termes, l’évasion fiscale, sont plus nombreux dans le Nord (42% des travailleurs étrangers concernés contre 36% dans le Sud) (Caritas di Roma, 2002, 271). La géographie duale du travail informel des populations immigrées mérite donc d’être relativisée. De plus, dans le Mezzogiorno, l’économie souterraine évolue et associe aspects traditionnels et aspects de haute modernité5. On peut par exemple constater, avec l’émergence de systèmes productifs locaux dans le Mezzogiorno, des formes de complémentarité entre entreprises-mères déclarées dans les régions centrales et septentrionales, et entreprises dépendantes méridionales, dans le contexte d’une nouvelle
4 Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, sans souvent avoir été mis en relation à notre connaissance, un certain nombre des thèmes qui traversent la littérature sur les districts industriels et la troisième Italie s’approchent des thèmes développés par les théories de l’entreprise ethnique (Quassoli, 1999). 5 Qu’on pense d’un côté à la persistance de pratiques agricoles d’auto-consommation, et de l’autre à la haute technicité de certains domaines, au développement du télétravail par exemple (Reyneri, 1998). 50 division du travail post-fordiste en Italie (Froment, 1999 ; Rossi, 2002). On aurait donc tort de voir dans l’importance des économies souterraines en Italie l’unique effet d’une arriération économique du Sud, mais plutôt une intégration à la marge dans de nouvelles formes d’organisation économique. Dans notre cas d’étude, il convient de nous interroger sur la relation entre cette nouvelle géographie économique du Sud et les dynamiques migratoires. Une autre critique peut être adressée à l’approche duale, car elle ne semble pas tenir compte des multiples interpénétrations, et relations de dépendance, entre le secteur formel et le secteur informel, dont rendent compte de nombreux travaux (Henni, 1991 ; Mozère, 1999). Comme l’a souligné Enzo Mingione pour l’Italie (1993), dans de nombreux secteurs, la zona grigia, c’est-à-dire le segment dans lequel économies régulières et irrégulières coexistent, se fait toujours plus important, sous l’effet de la décentralisation productive. Pour E. Mingione, cela a trait au modèle de développement italien qui se base sur la flexibilité des entreprises italiennes et sur la diffusion des formes de travail atypiques, flirtant souvent avec le travail au noir. Tout cela tend à remettre en cause un dualisme trop marqué du marché du travail.
L’importance des métropoles
Le modèle dual, en se concentrant sur une unique échelle d’analyse, fait peu de cas du local, et en particulier des métropoles, qui sont pourtant des observatoires particulièrement intéressants de la relation entre post-fordisme et travail immigré (Sassen, 1995). Il faut dire que l’observation à l’échelle métropolitaine tend à remettre en cause le dualisme territorial italien (Ambrosini, 1999). Tout d’abord, cette observation montre que les grandes villes du Sud n’ont plus l’apanage des économies souterraines. Salvatore Palidda montre bien dans son analyse ethnographique du cas milanais que le caractère méditerranéen des économies souterraines est plus, à l’heure actuelle, de l’ordre du mythe que de la réalité. Le développement de l’amalgame entre formel, informel et illégal, mais aussi la coexistence entre activités ou économies qui apparemment n’ont pas de relations entre elles semblent avoir trouvé à Milan le contexte le plus favorable, ce qui contredit le lieu commun selon lequel Naples ou Palerme seraient les villes les plus affectées par les hybrides entre formel, informel et illégal ou criminel (2002, 92-94). De plus, l’importance des femmes dans le marché du travail, qui ont tendance à se concentrer, au Nord comme au Sud, dans les communes chef-lieu (à l’exception de la Ligurie, du Piémont, des Abruzzes et de la Sardaigne), questionne le modèle dual et fait apparaître un autre dualisme, qui sépare les grandes villes italiennes du reste de leurs territoires régionaux, comme on peut le lire dans le tableau 1.9.
51 Tableau 1.9 Résidentes féminines par région et par chef-lieu de région
Région/ Résidentes Taux de Résidentes Taux de commune chef-lieu féminines dans féminité féminines dans féminité/ la région Régional la commune commune chef-lieu chef-lieu Latium/Rome 117358 50,1 86895 51,4 Campanie/Naples 24096 42,9 14666 50,8 Lombardie/Milan 152871 44,8 55971 47,5 Piémont/Turin 50094 46,6 17011 45,7 Émilie-Romagne/Bologne 58356 44,7 7805 48,2 Toscane/Florence 54402 48,1 10949 51,1 Sicile/Palerme 28898 41,2 16932 42,8 Vénétie/ Venise 60749 43 5683 45,7 Frioul Vénétie-Julienne/ 14894 46,1 3784 46,2 Trieste Ligurie/Gênes 19313 50,4 8493 50,4 Marches/Ancône 19348 46,5 3323 48,7 Ombrie/Pérouse 14201 48,1 4524 49,8 Abruzzes/L’Aquila 11335 47 ,4 880 42,6 Calabre/Catanzaro 8163 41,8 357 57,1 Basilicate/Potenza 1429 40 143 48,1 Sardaigne/Cagliari 5639 43,6 582 37 Pouilles/Bari 15520 41,8 2338 44,7 Molise/Campobasso 1168 50,4 131 58,2 Trentin Haut-Adige/Trente 12939 45,7 1423 47,3 Val d’Aoste/Aoste 1225 50,9 2404 53,2 ISTAT, registres de résidence au 31-12-2000
L’articulation du travail autonome, du petit entrepreneuriat migrant et de l’économie italienne
Un autre aspect proprement métropolitain de ces économies est le développement d’un entrepreneuriat exotique, dans le secteur de la restauration par exemple. Cela nous renvoie à une autre caractéristique de l’insertion des migrants dans le marché du travail, qui n’est pas prise en considération par le modèle dual : le développement du petit entrepreneuriat et du travail autonome. Pourtant, comme l’écrit Sergio Bologna, cette dernière catégorie est tout à fait centrale pour comprendre le fonctionnement du marché du travail italien. Le marché du travail italien est divisé en trois secteurs, écrit-il, le secteur public à sécurité d’emploi, le secteur privé composé des grandes et moyennes entreprises 52 d’un côté et des petites de l’autre, et enfin le secteur de l’économie souterraine caractérisé par le sous-emploi. On oublie que ces trois secteurs « nagent » dans un liquide formé par des millions de travailleurs autonomes, qu’on appelle de manière impropre micro- entreprises et dont on ne connaît (et que mal) que la partie ayant un statut d’artisan ou de coopérative (Bologna, 1992a, 12). Pour Sergio Bologna, le travailleur autonome, pilier du marché du travail italien, se différencie du travailleur dépendant par le capital relationnel nécessaire à l’exercice de son activité. Dans l’interprétation duale, le travailleur autonome, tout comme l’entrepreneur migrant, est rarement évoqué. Il est également absent du modèle méditerranéen. Tout au plus retrouve-t-on l’entrepreneuriat sous la forme de l’entreprise exotique ou communautaire, et le travail autonome, sous celle du provisoire et marginal commerce ambulant. De cette manière, il est impossible d’observer les multiples ponts qui peuvent exister entre l’économie italienne et le développement de certaines formes d’entrepreneuriat et de travail autonome de la part des migrants. En effet, les migrants peuvent avoir des rôles importants dans les économies post-fordistes, même si c’est au bas de l’échelle, et sous l’étiquette de travailleur autonome ou de petit entrepreneur (Ambrosini, 2001). Par exemple, le développement des PME et des districts industriels est évoqué dans l’approche duale, mais seulement dans la mesure où il crée une demande de main-d’œuvre salariée dans les fabriques. Or, il existe des formes de travail connectées à ce type d’économie qui ne sont pas de l’ordre du travail salarié, que l’on pense, par exemple, à la participation croissante des entreprises chinoises dans les systèmes productifs locaux, qui interroge sur les articulations qui se mettent en place entre dispositif économique chinois et géographie productive de l’Italie. De même, le commerce ambulant ne peut être réduit à une activité provisoire et marginale : certains travaux ont mis en évidence combien le commerce de rue était un phénomène diversifié et pouvait représenter, dans le cas de certains groupes, les Sénégalais par exemple, une ressource importante (Amato, 2000 ; Riccio, 2002).
Entrepreneuriat, consommation et made in Italy
Les migrants ont fait leur entrée dans les secteurs à plus bas profit du made in Italy, à travers la production en sous-traitance en amont et la commercialisation sur les trottoirs en aval. Cependant, il convient également de considérer la capacité de certains à entrer directement en concurrence avec les autochtones sur le marché de la distribution. En effet, le tournant post-fordiste est marqué par d’importants changements dans les formes de production et de consommation. Le produit de consommation est davantage sujet à fluctuation que le produit standardisé de l’ère fordiste, qu’on pense aux évolutions du secteur de la mode par exemple. Cela se traduit sur le plan de l’offre de biens par une grande adaptabilité des entreprises. Cette nouvelle relation entre production et consommation ne peut-elle pas avantager l’entrepreneuriat migrant ? Quelles sont les stratégies économiques mises en
53 œuvre par les entrepreneurs migrants pour répondre à ce caractère fluctuant des pratiques de consommation ? On peut également s’interroger, même si cela nous éloigne de nos préoccupations initiales sur l’insertion des migrants dans le marché du travail italien, sur la relation entre la présence d’une population étrangère et les évolutions du made in Italy : comment le made in Italy influence-t-il les modes de consommation des populations étrangères ? Et surtout, inversement, quel est l’impact de l’apparition d’une classe d’acheteurs et de consommateurs étrangers en Italie, avec des demandes particulières, sur la production et l’offre de marchandises made in Italy ?
3. Une absence de prise en compte des initiatives des migrants
La dernière critique que nous souhaitons adresser à ces modèles d’interprétations concerne leur absence de sensibilité pour les initiatives des migrants. Le modèle d’immigration méditerranéen, tout comme l’interprétation duale du marché du travail, sont très emprunts d’une approche pull-push6 des dynamiques migratoires. Ils se concentrent particulièrement sur la demande de travail provenant du pays d’accueil, dans la lignée de travaux comme ceux de Michaël Piore (1979) ou de Nigel Harris (1995), qui insistent sur la division du marché du travail et sur le rôle crucial de la main d’œuvre étrangère dans les segments les plus bas des économies occidentales7. Or, à trop se concentrer sur le versant de la demande de main-d’œuvre, et donc sur les migrations comme miroir de l’économie et de la société italienne, certains aspects des dynamiques migratoires demeurent inexplicables. Par exemple, ces modèles ne permettent pas d’expliquer pourquoi des groupes parviennent à s’insérer dans une niche économique précise quand d’autres n’y réussissent pas. L’attention portée aux initiatives des migrants, à leur capacité à s’organiser et à créer de la demande, à réagir à certaines contraintes socio-économiques, ou encore à tirer profit d’espaces distants à l’échelle internationale est reléguée au second plan. Or, celles-ci sont essentielles, en particulier dans le cadre de la compréhension du travail autonome et de la petite entreprise, et d’une réflexion orientée sur l’usage stratégique de la mobilité de la part des migrants. Ces modèles ne permettent pas d’interpréter l’entrée des migrants dans l’économie italienne d’un point de vue interactif, c’est-à-dire comme la rencontre entre, d’une part, des conditions structurelles qui influencent les modalités de l’insertion des nouveaux venus et, de l’autre, des stratégies, individuelles ou collectives mises en place par les migrants
6 Modèle d’interprétation des dynamiques migratoires, calqué sur le modèle de l’offre et de la demande dans le marché du travail, qui distingue les facteurs migratoires entre d’une part, des facteurs de départ (conditions de vie et conditions politiques dans le pays de départ, situation familiale et personnelle du migrant…) et, de l’autre, des facteurs d’attraction (demande de main-d’œuvre, ouverture des pays d’accueil…). 7 Michael Piore est un des principaux théoriciens de la segmentation du marché du travail. Dans son ouvrage Birds of passage, il explore la relation entre migration et existence d’un segment secondaire, exclu du système des garanties, au sein du marché du travail (1979). Nigel Harris (1995) insiste sur le poids des facteurs institutionnels, et tout particulièrement des politiques migratoires, dans la perpétuation de migrations clandestines ou irrégulières, en montrant combien la formation de cette classe de nouveaux intouchables est nécessaire à la croissance économique des pays les plus développés. 54 (Ambrosini, 2001 ; Colombo, Sciortino, 2004). Or, si les difficultés des migrants dans la société et dans l’économie italienne sont indéniables, des formes d’ajustement, s’appuyant sur des pratiques de mobilité et des réseaux relationnels divers, leur font écho, comme l’a bien montré Maurizio Ambrosini, qui identifie même dans l’importance que prennent ces formes d’arrangements, une des spécificités d’un modèle d’intégration à l’italienne (Ambrosini, 2001 ; Magatti, Quassoli, 2004 ; voir aussi Schmoll, Weber, 2004). Face à des conditions structurelles aussi contraignantes, et en fonction des ressources dont ils disposent, les individus élaborent des stratégies migratoires diverses. Dans ce cadre, il faudra comprendre, par exemple, dans quelle mesure les migrants à Naples parviennent à tirer à leur avantage des situations a priori défavorables, ou encore comment ils parviennent à dégager de nouvelles opportunités, grâce à l’usage de certaines ressources, comme la mobilité. Dans le paragraphe suivant, nous proposons d’analyser la situation des différents groupes migrants présents à Naples, afin de mettre en évidence le rôle central des circulations dans leurs pratiques.
IV. NAPLES, LABORATOIRE DES NOUVELLES FORMES DE CIRCULATION MIGRATOIRE
La ville de Naples concentre la moitié de la population étrangère de la province (ISTAT, 2001). La présence de mineurs étrangers par quartier et la population étrangère par sexe figurent sur les cartes 1.6 et 1.7. Les groupes les plus importants au 31/12/2001, sur la base des registres de résidence, sont présentés dans le tableau 1.10. La distribution des vingt premiers groupes dans la ville a été reportée sur les cartes 1.8 à 1.27. Pour l’analyse comme pour la cartographie, il a été choisi d’exclure les groupes appartenant à l’Europe des 15, ainsi que les Etats-Unis et la Jordanie8. À partir de ces données, de recherches récentes (Amato, 1998, 1999 ; Centro di Cittadinanza sociale, 2004 ; Pugliese, 1996), et d’une connaissance directe des lieux, il est possible d’élaborer une typologie basée sur la composition et la localisation de la population étrangère dans la ville. Cependant, avant de présenter cette typologie, il convient de souligner certaines caractéristiques générales de la présence étrangère à Naples : - Les recompositions rapides du cadre migratoire. À l’instar de l’ensemble de l’Italie, la composition de la population étrangère se modifie rapidement, ce qui témoigne des fortes turbulences migratoires qui traversent la ville. La présence de certains groupes pionniers, tels que les Cap-Verdiens, les Erythréens et les Somaliens a fortement chuté, tandis que de nouveaux groupes sont progressivement apparus sur la scène napolitaine au cours des années 90 : les Chinois, dont la présence connaît une progression importante dans toute l’Italie ; les Albanais et les Yougoslaves, ce qui est lié aux crises successives traversées par
8 Par leur degré d’insertion dans la société locale, les Jordaniens de Naples, qui sont en majorité des élites palestiniennes, se distinguent fortement des autres groupes (une activité politique, un travail qualifié, de nombreux mariages mixtes…). 55 les Balkans ; les Polonais et les Ukrainiens, qui émigrent à la suite de la chute des régimes communistes. Ce fort renouvellement des groupes contribue à valider la thèse qui voit en Naples un sas de transit dans des mobilités secondes. Remarquons néanmoins que seule une partie de ces populations semble se diriger vers le Nord du pays. Certains se tournent vers d’autres États européens, alors que d’autres rentrent au pays d’origine. D’autres groupes, en revanche, connaissent un renforcement constant de leur présence : c’est le cas des Philippins et des Sri-Lankais, qui s’inscrivent parmi les pionniers de la migration napolitaine et qui, encore aujourd’hui, constituent les deux premiers groupes d’étrangers non européens résidant dans la ville. - La diversité des groupes. Cette diversité est, comme il a été vu plus haut, une caractéristique de l’ensemble de l’Italie. Elle correspond à diverses formes d’insertion professionnelle et à de multiples localisations dans la ville. Du point de vue professionnel, c’est essentiellement dans le tertiaire déqualifié (aide aux personnes, travail domestique, petits travaux,…) et dans le petit commerce9 que les étrangers trouvent une occupation à Naples. Le rôle des réseaux sociaux et des ajustements spontanés dans la recherche d’une activité (comme dans celle d’un logement) est très important, dans une ville où l’insertion économique a lieu principalement dans les économies informelles (Amato, 1998 ; Cattedra, Laino, 1994 ; Coppola, 1999). L’action de ces réseaux, conjuguée à la diversité des groupes, est une des raisons pour lesquelles il n’existe pas à Naples de véritables quartiers de forte concentration de la population étrangère, mais plutôt des micro-zones (Amato, 1998). La localisation de la présence étrangère dans la ville se caractérise, en effet, par sa forte dispersion, comme le montre la carte 1.6 de la population résidente étrangère.
9 Ce secteur toucherait, au milieu des années 90, 10% de la population étrangère résidant à Naples (Giuliani, ed, 1997) 56 Tableau 1.10 Population étrangère résidente à Naples au 31/12/2001
Nationalité Résidents Femmes % Femmes Sri Lanka 2971 1416 47,7 Grèce 1267 226 17,8 Philippines 1007 639 63,5 Cap-Vert 804 629 78,2 Rép. Dominicaine 513 384 74,9 Etats-Unis 502 238 45,8 Chine 445 188 42,3 Pologne 412 363 88,1 Tunisie 376 134 35,6 Albanie 348 169 38,5 Pérou 343 192 56 Somalie 338 232 68,6 Algérie 276 31 11,2 France 269 154 57,2 Sénégal 252 27 10,7 Yougoslavie10 234 114 48,7 Grande-Bretagne 223 119 53,4 Allemagne 214 139 65 Brésil 156 121 77,6 Éthiopie 148 88 59,5 Nigeria 146 93 63,7 Colombie 136 112 82,4 Espagne 126 99 78,6 Maroc 124 65 52,4 Jordanie 123 10 8,1 Érythrée 121 88 72,7 Australie 115 53 46 Ukraine 99 88 88,9 Autres 1649 810 49,1 Total 13737 7021 51,1 Registres de résidence (données au 31/12/2001), bureau « Statistiques », Commune de Naples
10 Serbie, Monténégro et Kosovo. 57 - L’importance de la présence féminine. Le troisième trait saillant de l’immigration à Naples, qui caractérise toutes les métropoles italiennes, est l’importance de la migration féminine, qui constitue 51,1 % de la présence étrangère résidente, alors que la population masculine est majoritaire dans la province (44,7 % de taux de féminité). Les femmes qui immigrent à Naples s’éloignent des figures traditionnelles de la migration féminine (la femme qui suit son époux, l’épouse qui reste au foyer), dans la mesure où elles sont à la fois primo-migrantes – pionnières - et travailleuses. Leur distribution dans l’espace urbain diffère de celle des hommes bien que le développement des regroupements familiaux11 semble atténuer progressivement le poids de cette variable de sexe dans les localisations. Comme le montre la carte 1.6, la présence féminine est majoritaire dans les quartiers résidentiels du centre-ouest de la ville (Posillipo, Chiaia, Vomero), tandis que les hommes sont plus représentés dans des zones périphériques telles que Bagnoli, Pianura, Chiaiano et Piscinola, ainsi que dans certains quartiers du centre historique (San Giuseppe, Porto, San Lorenzo, Vicaria, Mercato, Pendino). D’autres quartiers connaissent un certain équilibre entre ces deux populations, tels que Barra et Scampia en périphérie, San Carlo all’Arena et Stella dans le centre. Ce sont des quartiers qui se caractérisent également par une présence d’enfants importante au regard de la population étrangère totale, comme le montre la carte 1.7.
11 On entend ici regroupement familial au sens large (un membre d’une famille est rejoint par d’autres) Il est rarement pratiqué sous sa forme légale étant données les difficultés inhérentes à cette pratique. À ce propos, voir également au chapitre 10, pages 406 et suivantes. 58 1.5 Les quartiers de Naples
0 3 km
Scampia Secondigliano
Piscinola Miano San Pietro a Patierno Chiaiano San Carlo All'Arena Poggioreale Ponticelli Pianura Arenella Barra Soccavo Vomero San Giovanni Chiaia a Teduccio Bagnoli Fuorigrotta
Posilippo
Comune di Napoli, 1999
Stella Vicaria
San Lorenzo Avvocata Zona industriale San Mercato Pendino Giuseppe Montecalvario Porto
San Ferdinando 1.6 Population étrangère résidente à Naples N
Total de la population étrangère par quartier population masculine 1505 population féminine 1000
500 0 3 km 200 50
17
M Barthélémy M
nception C. Schmoll, réalisation A. réalisation Schmoll, C. nception co
Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.7 Mineurs étrangers résidents à Naples
0 3 km
250 100 N 50 20
2 conception C. Schmoll, réalisation A.M Barthélémy A.M réalisation Schmoll, C. conception
Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 Tableau 1.11 Une typologie de la présence étrangère à Naples Quartier de résidence Nationalité Activité Répartition par Type de mobilité ou de présence (par ordre d’importance) sexe Quartiers bourgeois Cartes 1.9 à 1.18 Travail Présence par Pour certains occidentaux (Chiaia, Sri-Lankais domestique sexe équilibrée groupes, importante Posilippo, Vomero) Philippins Services à ou mobilité seconde et quartiers populaires du Cap-Verdiens domicile. majoritairement vers le Nord. centre à fonction Dominicains Tertiaire féminine Retours périodiques résidentielle Péruviens déqualifié Présence de au pays d’origine. (Montecalvario, Stella, Somaliens (gardiennage, mineurs Importante Avvocata, San Carlo Brésiliens bâtiment, circulation de biens All’Arena, San Éthiopiens petits de consommation et Ferdinando, San Colombiens travaux) d’informations Giuseppe) Érythréens avec le pays De façon secondaire d’origine Fuorigrotta, Arenella, Pianura, Soccavo, Chiaiano, San Giuseppe, San Lorenzo
Quartiers périphériques Cartes 1.19 et 1.20 Travaux dans Présence par Mobilités (Scampia, Secondigliano, Albanais, l’agriculture sexe équilibrée régionales et Ponticelli, Yougoslaves (Serbie, et ou interrégionales très Barra, casale de Pianura) Monténégro, et Kosovo) emplois majoritairement fréquentes liées à la Populations roms de journaliers masculine recherche d’un Macédoine et très précaires Présence de emploi populations d’Afrique dans le mineurs Commerce de va- subsaharienne (Burkina tertiaire et-vient (Albanais). Faso, Côte d’Ivoire) non déqualifié Mobilité seconde représentées sur les vers le Nord cartes car très souhaitée, mais pas majoritairement toujours réalisée irrégulières Présence dispersée dans Cartes 1.21 et 1.22 Travail Présence Mobilités la ville Polonais domestique et majoritairement pendulaires avec le Ukrainiens services à féminine pays d’origine domicile Présence de mineurs rare. Quartiers populaires du Cartes 1.23 à 1.28 Commerce Présence Circulation centre à fonction Chinois majoritairement commerciale à commerciale et de Tunisiens masculine, à différentes échelles passage (San Lorenzo, Algériens l’exception des (régionale, Vicaria, Mercato, Sénégalais Chinois. nationale, Pendino) Nigérians Peu d’enfants, à internationale) Marocains l’exception des Chinois Enquêtes directes, 2001 et élaboration d’après registres de résidence, Istat, 2002
62 À partir de ces remarques, il est possible d’établir une typologie des populations étrangères à Naples. Cette typologie se base sur les critères suivants : - la nationalité des groupes, leur composition par sexe et la présence de mineurs - leurs activités professionnelles et les mobilités qu’ils pratiquent - leur lieu de résidence ou de présence (quand ils sont irréguliers ou de passage) En filigrane, ce sont également leurs projets migratoires qui apparaissent. Quatre situations différentes sont distinguées et répertoriées sur le tableau 1.11 ci-dessus. Certains groupes (Africains de Pianura et Sri-Lankais du centre) font l’objet d’un court approfondissement, dans le but de montrer sous quel angle Naples peut être vue, au-delà de la diversité des situations, comme un laboratoire des circulations. Quant à la situation particulière du quartier de la gare, elle n’est que brièvement évoquée car elle fait l’objet de la seconde partie de ce travail.
1. Quartiers bourgeois occidentaux et quartiers résidentiels du centre : installation durable et formes de circulation transnationale
Ce premier groupe comprend la majorité des étrangers résidant dans la ville et couvre la plupart des quartiers centraux et occidentaux de Naples. Les quartiers bourgeois occidentaux du Vomero, du Posilippo et de Chiaia, sont les premiers à être touchés, à la fin des années 60, par un flux d’immigration, dont les pionnières sont un groupe d’Érythréennes1 (carte 1.18). Elles sont suivies, au cours des années 70, par des migrantes provenant de l’Éthiopie, du Cap-Vert, de la Somalie, puis des Philippines (cartes 1.15, 1.10, 1.3 et 1.9). Travailleuses domestiques ou encore gardes d’enfants auprès des familles de la moyenne-haute bourgeoisie napolitaine, elles logent le plus souvent chez l’employeur (De Filippo, Morlicchio, 1992). Les recrutements ont souvent lieu par l’intermédiaire de paroisses italiennes situées dans les pays de départ, qui sont à l’origine de véritables filières migratoires (Vallat, 1993b). Au début des années 80, la présence masculine se renforce avec les premiers regroupements familiaux, tandis que d’autres groupes, qui se caractérisent par une composition par sexe plus équilibrée, font leur apparition, comme les Sri-Lankais (carte 1.8). Les hommes trouvent alors des occupations auprès des mêmes familles des quartiers bourgeois, en tant que chauffeur, jardinier, porteur, ou encore dog- sitter (De Filippo, Morlicchio, 1992). La prolongation du séjour de ces groupes, leur aspiration à de meilleures conditions de vie, ainsi que leur recherche d’autonomie par rapport à leur famille d’accueil, provoque une redistribution de ces populations vers les quartiers centraux, en particulier Avvocata, Montecalvario, Stella et San Carlo all’Arena. À cette époque, ces quartiers connaissent
1 Elles suivent les familles italiennes rapatriées d’Érythrée à la suite de l’annexion de l’Erythrée à l’Éthiopie par Hailè Selassiè en 1962 (De Filippo, Morlicchio, 1992 ; Kreidler, 1992).
63 d’importants départs de population2, ce qui libère des logements peu coûteux pour les nouveaux arrivants, souvent des bassi3. La présence de ces groupes dans les quartiers centraux se renforce au fur et à mesure que se consolident les filières migratoires qui permettent la venue régulière de compatriotes (Giuliani, ed, 1997). Ces filières, qui s’appuient sur la mise en relation des espaces de provenance et d’accueil, témoignent du lien fort maintenu avec l’espace d’origine. Les quartiers occidentaux et centraux, encore aujourd’hui, conservent une forte complémentarité. La plupart des étrangers travaillant dans les quartiers bourgeois de l’ouest, vivent dans le centre, quand ils ne sont pas domiciliés chez l’employeur4. Dans les quartiers Stella et Avvocata, la présence de mineurs, mise en relation avec la présence étrangère totale, est la plus importante de la ville : ils comptent respectivement 21,5 % et 20,3 % de présence mineure, contre 16,6% et 12,5 % pour les quartiers de San Lorenzo et de Chiaia, qui sont les deux premiers quartiers d’installation des étrangers à Naples. Parallèlement, on assiste au cours des années 80 et 90 à une démocratisation de la demande de travail domestique et d’aide à domicile, qui attire de nouveaux flux (De Filippo, Morlicchio, 1992). De nouvelles populations gagnent Naples (Dominicains, Péruviens, Brésiliens, Colombiens, voir cartes 1.11, 1.12, 1.13 et 1.16), tandis que les groupes historiques se renforcent. Les localisations s’étendent à des quartiers résidentiels plus récents tels que Fuorigrotta, Arenella, Pianura5 et de façon secondaire, Soccavo et Chiaiano, mais également au centre historique, dans les quartiers de San Ferdinando, San Giuseppe, Porto, ainsi que la zone de Forcella, dans le quartier San Lorenzo (pour les Dominicains en particulier). La durée du séjour à Naples est, pour les populations de ce groupe, variable. Au cours des années 90, les Somaliens, les Ethiopiens et les Erythréens utilisent Naples comme tremplin en vue de mobilités secondes vers le Nord de l’Italie, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Canada. On signale également des migrations de retour vers le Cap-Vert et la Somalie (Altieri, 1992 ; Amaturo, Morlicchio, 1993 ; Kreidler, 1992). D’autres développent des formes d’ancrage. Ainsi, les quartiers centraux deviennent des espaces d’installation durable pour les Sri-Lankais et les Philippins, bien que les conditions de logement soient encore précaires, même après de longues années de présence à Naples. Pour ces populations installées de façon durable à Naples, la fréquence des circulations financières et de marchandises provenant du pays d’origine engendre, malgré l’éloignement, une
2 Sur les départs de populations dans le centre historique de Naples, voir également chapitre 4 p 180. 3 Il s’agit d’appartements insalubres (souvent d’anciens dépôts ou écuries), qui se situent en dessous du niveau du sol (Laino, 1984). 4 Chiaia conserve un rôle très important dans l’hébergement des populations étrangères : le quartier concentre encore une grande partie de la population féminine, et il s’agit du deuxième quartier d’installation des étrangers à Naples comme on peut le voir sur la carte 1.6. 5 La construction illégale (abusivismo edilizio) a été particulièrement importante à Pianura durant les années 70 : entre 1971 et 1981, 26.384 pièces nouvelles y ont été construites, ce qui a provoqué le doublement du nombre de résidents (Comune di Napoli, 1999, 74). Cette offre de logement importante a naturellement attiré les nouveaux arrivants. 64 relation bipolaire à l’espace et la constitution d’un espace relationnel fort, un champ migratoire transnational6.
À cet égard, le cas des Sri Lankais, qui constituent le premier groupe national étranger à Naples, est révélateur. Leur concentration résidentielle dans les quartiers centraux7, ainsi que leur insertion durable dans le secteur des services aux particuliers témoignent de l’usage de ressources ethniques dans la recherche d’un logement et d’un emploi8 (Amato, 1998). Les fréquents regroupements familiaux sont également l’expression de liens communautaires solides. Aujourd’hui, la composition par sexe de cette population est assez équilibrée (un taux de féminité de 47,7%) et la présence de mineurs, qui s’élève à 637 personnes (soit un cinquième du total), d’importance. L’exemple de cette communauté, qui est composée essentiellement de Cingalais9, permet d’illustrer combien la circulation migratoire n’est pas incompatible avec des formes d’ancrage et d’installation. En effet, parallèlement à l’installation et à la consolidation de la présence sri-lankaise au cours des années 90 à Naples, on assiste au développement de commerces qui témoignent d’une importante circulation d’hommes et de marchandises entre Naples et Colombo (agences de voyages, lieux de vente de produits communautaires, restaurants informels…) (Laino, 2003 ; Sepe, 2003). Les Sri-Lankais effectueraient des retours au pays assez fréquents au regard de la distance qui les sépare de leur île (une fois/an ou tous les deux ans, selon F. Amato, 1999). L’aspect le plus frappant de cette expansion commerciale est probablement l’apparition depuis quelques années de boutiques téléphoniques et de cybercafés10 : ils témoignent d’une circulation d’un autre type, une circulation immatérielle d’informations et d’idées. Comme le souligne Stéphane de Tapia (2003), ce type de mouvement, dès lors qu’ils contribue à renforcer le groupe, participe pleinement à la thématique de la circulation migratoire. Ces commerces permettent en effet
6 Le concept de champ migratoire, entendu comme espace de construction de réseaux de relations, permet une approche commune des espaces de départ et d’arrivée. On doit l’usage de cette notion en géographie à Roger Béteille et Gildas Simon. Elle permet de désigner, plus que l’ensemble des pôles d’un groupe migratoire, un véritable espace humain, fortement structuré et dynamique. [Le champ migratoire] aire d'extension des migrations d'une population donnée, à l'image d'un champ magnétique, est un espace dans lequel la dite population construit un ou des réseaux de relations (Simon, 1979 ; voir aussi Béteille, 1981). Cette notion anticipe sur celles de champ social transnational et de transnationalisme, qui témoignent d’un renforcement et d’une intensification des relations bipolaires. Cette notion est définie par Basch, Glick- Schiller et Szanton-Blanc comme un processus par lequel les immigrants forgent et entretiennent des relations de divers types qui lient les sociétés d’origine et d’installation. Nous appelons ces processus transnationalisme pour insister sur le fait que de nombreux immigrants aujourd’hui construisent des champs sociaux qui dépassent les frontières politiques, géographiques et sociales…Un élément essentiel est la multiplicité des engagements de ces migrants dans les deux sociétés (1994, 7).
7 Les quartiers historiques Sanità et Quartiers Espagnols, qui recoupent les quartiers administratifs Avvocata, Montecalvario et San Carlo All’Arena. 8 L’existence d’une école maternelle réservée aux enfants sri-lankais, la sri lanka junior school, qui propose de suivre les programmes scolaires du pays, témoigne de la volonté de préserver culture et langue du Sri- Lanka. 9 Au trois quarts selon Fabio Amato (1999) 10 Le centre de citoyenneté sociale de la ville de Naples en compte 12 dans les Quartiers Espagnols et 7 à la Sanità (Centro di cittadinanza sociale, 2004b, 2004c) 65 aux migrants de se sentir confortés dans une identité communautaire (Ma Mung, Simon, 1990). Ainsi, l’exemple des Sri-Lankais montre que l’on peut lire les quartiers centraux comme des espaces de stabilisation de communautés transnationales, fonctionnant, à l’échelle de Naples, en binôme avec les quartiers bourgeois de l’ouest de la ville. Dans le cadre de notre problématique, cet exemple permet de comprendre que mobilité et installation durable peuvent être associées dans les pratiques des migrants.
66 1.8 - Sri-Lankais résidents à Naples N Sri-Lankais par quartier 583
280
0 3 km 90 25 1
Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Bartthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
1.9 Philippins résidents à Naples N
Philippins par quartier 206
64 25 0 3 km 7 1
my
nception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé nception C.Schmoll, réalisation
Co
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.10 Cap-Verdiens résidents à Naples N Cap-Verdiens par quartier 175 133 63
my 26 0 3 km 14 1
oll, réalisation A.M Barthélé oll, réalisation
ption C.Schm
Conce
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.11 Dominicains résidents à Naples
Dominicains par quartier N
143
41 11 0 3 km 1
my
M Barthélé
hmoll, réalisation A. hmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
ption C.Sc
Conce 1.12 Péruviens résidents à Naples N
Péruviens par quartier 79 25 8 0 3 km 1
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.13 Somaliens résidents à Naples N
Somaliens par quartier 48 26 9 0 3 km 1
my
hmoll, réalisation A.M Barthélé hmoll, réalisation
Conception C.Sc
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.14 Brésiliens résidents à Naples N
BrŽésiliens par quartier 16 6 1 0 3 km
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.15 Ethiopiens résidents à Naples N
Ethiopiens par quartier 37 12 1 0 3 km
rthélémy
alisation A.M Ba
Conception C.Schmoll, ré
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.16 Colombiens résidents à Naples N
Colombiens par quartier
29 11 1 0 3 km
rthélémy
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Ba Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.17 Erythréens résidents à Naples N
Erythréens par quartier 32 19 7 1 0 3 km
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 2. Les espaces d’errance et de déshérence, aux marges de la ville : du transit qui se prolonge
Le deuxième groupe correspond aux quartiers de déshérence, aux marges de la ville. Il comprend des populations albanaises, des Roms de Yougoslavie ou de Macédoine, ainsi que des populations africaines de Somalie, de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso1. Les quartiers périphériques dans lesquels vivent ces populations2 se caractérisent par leur état avancé de dégradation ou d’abandon. À la différence du groupe précédent, l’établissement de populations étrangères dans les quartiers Barra, Ponticelli, Secondigliano et Scampia, ainsi que dans le casale de Pianura, intervient plus tardivement, au début des années 90. Les débats concernant ces micro-espaces de concentration de la population étrangère ne parlent jamais de rénovation, mais bien d’évacuation et de démolition. Les migrants qui les occupent sont souvent clandestins ou irréguliers. La présence d’Italiens y est rare. Pour ceux qui vivent dans ces lieux souvent stigmatisés par leurs habitants sous les termes de ghetto3 ou encore de bidonville, le passage à Naples est vécu comme une étape intermédiaire dans le cadre de parcours migratoires visant le nord de l’Italie ou encore l’Europe nord-occidentale, le Canada et les Etats-Unis. Cependant, dans la réalité, l’acquisition des papiers n’entraîne pas automatiquement la mobilité et la prétendue phase de transit se transforme bien souvent en permanence non désirée qui peut durer plusieurs années. La présence relativement importante d’enfants dans ces quartiers renvoie d’ailleurs à des formes d’installation durable (carte 1.7). L’insertion professionnelle de ces migrants se caractérise par l’alternance d’emplois déqualifiés, souvent journaliers, dans l’agriculture et le tertiaire (bâtiment, commerce très précaire). Les chances de mobilité sociale sont extrêmement faibles. Dans le cas des Roms, la discrimination et les préjugés dont ils sont l’objet contribuent à rendre encore plus inextricable leur situation de marginalité (Centro di cittadinanza sociale, 2004a). Ces quartiers périphériques, dont la vocation initiale était provisoire, sont devenu des lieux d’installation durable pour ces populations. Ils sont transformés par leur présence : les espaces habités sont aménagés, parfois avec soin, des commerces et restaurants communautaires informels sont créés, des associations sont fondées et des fêtes sont régulièrement organisées (Centro di cittadinanza sociale, 2004a).
1 Les Roms de Macédoine, ainsi que les Burkinabés et les Ivoiriens n’ont pas été cartographiés car il s’agit de populations très majoritairement irrégulières. Par conséquent, elles sont presque totalement absentes des registres de résidence. 2 Les périphéries de Naples font partie du territoire communal. Il s’agit en général des casali, anciens bourgs ruraux qui ont été intégrés à la ville avec les lois du 15/11/1925 et du 3/6/1926 (Vallat, 1998). 3 Hervé Vieillard-Baron souligne que le ghetto, au sens littéral, est fondé sur cinq principes : le resserrement géographique, la contrainte, l’homogénéité ethnique et culturelle, la hiérarchie socio-économique interne et le discrédit des habitants. Les quartiers étudiés, malgré les représentations communes dont ils font l’objet, s’éloignent de certains de ces principes. Ces migrants se situent plutôt dans ce que H. Vieillard-Baron nomme des territoires d’assignation (2001, 124, voir aussi 1996). 72 Photographie 1.1, 1.2, 1.3 et 1.4 – Les bipiani de Ponticelli
73 C.S, septembre 20001
74 Il est possible de distinguer, à l’intérieur de ce groupe, trois situations :
- Les quartiers nord accueillent essentiellement des résidents roms, qui s’installent à Naples à partir de 1992 à la suite de la crise yougoslave. Cette localisation est liée à l’existence de deux camps gérés par la commune de Naples à Scampia (700 places) et à Secondigliano (800 places). - Les quartiers de Barra et Ponticelli, situés dans la zone orientale, accueillent des populations albanaise, ivoirienne et rom. Ces populations logent généralement dans les bipiani, préfabriqués à deux étages, érigés à la suite du tremblement de terre de 1980 devant la nécessité de reloger les habitants sinistrés du casale de Ponticelli (Loi 219/1981). Les 30 bipiani se répartissent entre la circonscription de Barra (18 bipiani) et celle de Ponticelli (12 bipiani), et forment un total de 158 logements (Centro di cittadinanza sociale, 2004a). Ces logements sont occupés à partir de 1992 par les étrangers, après le départ des populations autochtones, relogées dans des habitats définitifs. Selon les données du Bureau Immigration de la mairie, recueillies par Fabio Amato, il y aurait, à la fin des années 90, environ 350 habitants dans ces bipiani : 200 Albanais, 20 familles roms et une soixantaine d’Africains, surtout Burkinabés et Ivoiriens (Amato, 1998). La majorité d’entre eux serait sans papiers. Le Centre de Citoyenneté Sociale de la commune de Naples propose une estimation plus récente de 800 personnes. Les conditions de vie dans ces bipiani sont d’autant plus difficiles qu’ils ne disposent pas d’égouts et de ramassage des ordures. Ces conditions favorisent les maladies infectieuses et respiratoires, les plus touchés étant les enfants. Par ailleurs, l’existence d’une voie rapide qui encercle et isole physiquement les bipiani de leur environnement, rend la traversée vers l’extérieur particulièrement dangereuse. Malgré la difficulté et la dégradation d’une telle situation, qui pourrait laisser penser que les migrants sont totalement privés de ressources, les indices d’une circulation importante sont lisibles. Sur les parkings par exemple, la présence de camions immatriculés en Albanie témoigne d’un commerce de va-et-vient de fripes entre Naples et l’Albanie, comme le montrent les photographies 1.1 et 1.2. - Pianura, quartier que nous avions inclus dans le premier groupe, se distingue également par l’occupation de l’ancien casale par des populations africaines. Situation tout à fait singulière au regard du reste du quartier, elle mérite un développement à part.
Le casale est l’ancien bourg rural du quartier de Pianura, qui a été intégré au périmètre de Naples durant l’époque fasciste. Abandonné presque totalement par les Italiens, il est occupé depuis le début des années 90 par des populations africaines de nationalités somalienne, ivoirienne et, plus récemment, burkinabé. On y compte, au moment des enquêtes, trois foyers italiens, contre une trentaine de logements occupés par les Africains, pour une population totale d’environs 110 personnes. La situation y est fort dégradée : coupures d’eau systématiques, alimentation électrique illégale et fréquemment interrompue, risque d’écroulement des habitations, routes non viabilisées, absence d’égouts. Les maladies endémiques, liées à l’humidité et au manque d’hygiène, tout comme les maladies épidémiques (comme certaines maladies sexuellement transmissibles)
75 y sont particulièrement répandues. Par ailleurs, certains habitants de Pianura souffrent de sérieux troubles mentaux, qu’il faut probablement mettre en relation avec l’état de dégradation sociale et sanitaire de leur situation. Les activités, exercées le plus souvent au jour le jour, sont précaires, et les chances de mobilité sociale extrêmement faibles. Aussi, ces populations se caractérisent par une grande instabilité spatiale et professionnelle. L’été, elles se déplacent en zone agricole. La précarité est alors délocalisée : tous les occupants du lieu émigrent vers des maisons rurales délabrées ou des baraquements à même les champs installés pour la saison sur des terres agricoles, en Campanie, dans les Pouilles et en Calabre. L’hiver, petits travaux et vente ambulante de cigarettes ou de kleenex aux feux rouges sont alternés. Ce type d’insertion se voudrait provisoire : force est de constater qu’il perdure. Les occupants de Pianura y demeurent longtemps, et l’acquisition de papiers n’a pas toujours l’effet de déclencheur de mobilité sociale espéré. Ainsi, le quartier demeure, malgré tout, le point de repère principal de ces populations : les habitations y sont aménagées tant bien 4 que mal, et des lieux de sociabilité s’organisent, tel qu’un maquis tenu par deux jeunes femmes ivoiriennes. De fréquentes visites sont échangées avec des compatriotes de Ponticelli, où encore avec ceux des régions septentrionales, qui parfois se délocalisent à Naples pour travailler dans les zones agricoles voisines durant l’été. Ainsi, la situation des habitants de Pianura se prolonge dans des parcours qui se caractérisent par le flou du projet migratoire, la précarité toujours, la misère souvent, un rapport éloigné au pays d’origine (les allers-retours sont rares et très espacés) mais aussi une grande distance au pays d’accueil. Elle semble correspondre à la définition de l’errance proposée par Alain Tarrius (1992) : pas d’attaches avec le lieu d’origine, une multitude de lieux de centralité lors du parcours (tout lieu où l’on s’arrête), une distance avec la société d’accueil. La situation des étrangers dans ce casale, quartier de transit qui n’en est plus vraiment un, représente une des pires facettes de la situation d’exclusion dans laquelle se trouvent actuellement les populations étrangères marginalisées en Europe. Elle permet de montrer comment mobilité et marginalité peuvent s’associer dans les parcours.
4 Sur le rôle du maquis dans la sociabilité citadine en Côte d’Ivoire, on peut lire Dubresson, 1989, 591-592. 76 Photographies 1.5 et 1.6 – Le casale de Pianura
C.S, octobre 2000
77 1.18 Albanais résidents à Naples
N Albanais par quartier
224
0 3 km
17 4 1
rthélémy
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Ba Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.19 Yougoslaves résidents à Naples N
Yougoslaves par quartier 90 48 15 0 3 km 1
my
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 3. Présence diffuse dans la ville et circulations pendulaires bipolaires
Ce troisième groupe se distingue des autres car il ne correspond pas à une localisation précise dans la ville. Il s’agit des Polonais et des Ukrainiens, dont la présence est dispersée sur l’ensemble des quartiers, sans qu’il soit possible de mettre en évidence à partir des cartes 1.20 et 1.21 un modèle d’installation particulier. Les Polonais arrivent en Italie dès le début des années 90, à la suite de la chute du mur, tandis que la venue des Ukrainiens est plus tardive. Comme le montre la carte 1.21, leur présence à Naples est encore assez limitée en 2001. La présence polonaise et ukrainienne est très majoritairement féminine (respectivement 88,1 % et 88,9% de taux de féminité). La plupart de ces femmes se consacre aux services domestiques ou à l’aide à domicile. L’atomisation de leur présence dans la ville doit être mise en relation avec le caractère récent de leur venue. Trouvant un marché immobilier saturé dans les quartiers traditionnels d’installation, ces populations ont probablement dû explorer d’autres lieux pour trouver un logement. Cet éclatement doit également être rapporté à l’étalement des zones d’emploi, dû à la diffusion du travail domestique dans toutes les couches sociales à Naples. Nous avons déjà évoqué cette démocratisation du travail domestique que connaît Naples dès les années 80. Cependant, avec l’arrivée des femmes des PECO, cette demande d’emploi domestique s’est également répandue dans d’autres communes de l’agglomération napolitaine, en particulier dans la zone vésuvienne, qui est pour ces femmes un pôle d’installation important. Ces groupes se caractérisent par une forte mobilité pendulaire entre le pays d’origine et le pays d’accueil, en particulier dans le cas des Polonais qui bénéficient de la libre circulation (Weber, 2003, 2004). Mettant à profit leur droit à traverser les frontières, ces femmes pratiquent une mobilité faite d’allées et venues dans le cadre d’une stratégie migratoire temporaire mais souvent renouvelée (six mois au pays, six mois à Naples). Ces fréquents va-et-vient ont pour conséquence un turn-over important des travailleuses domestiques sur le marché du travail italien : les femmes qui partent se chargent elle-même de trouver à leur employeur une remplaçante, ce qui montre que la dispersion spatiale de ce groupe dans la ville ne doit pas être assimilée à l’absence de fonctionnement des réseaux communautaires.
79 1.20 Polonais résidents à Naples
N Polonais par quartier 32 11 2 0 3 km
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.21 Ukrainiens résidents à Naples N
Ukrainiens par quartier 10 1
0 3 km my
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 4. Le quartier de la gare : des mobilités liées au commerce
Le dernier type d’espace correspond aux quartiers San Lorenzo, Vicaria, Mercato et Pendino, qui couvrent la zone de la gare et la partie orientale du centre gréco-romain (centro antico) de Naples. Comme le montrent les cartes 1.22, 1.23, 1.24, 1.25, 1.26 et 1.27, ces quartiers concentrent une population majoritairement masculine, composée de Marocains, de Tunisiens, d’Algériens, de Sénégalais, de Nigérians, et de Chinois1. Ces quartiers se caractérisent par des circulations liées au commerce et au transit. Nous n’approfondissons pas ici les caractéristiques de ce type d’espace, car il fait l’objet des deuxième et troisième parties de cette thèse.
1 Seul groupe dont la composition par sexe est assez équilibrée puisque leur taux de féminité s’élève à 42,25% (voir tableau 1.10). 81 1.22 Chinois résidents à Naples
Chinois par quartier N 198
47 17 0 3 km 1
eption C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy eption C.Schmoll, réalisation
Conc
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.23 Tunisiens résidents à Naples
N Tunisiens par quartier 107
42 0 3 km 11 1
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.24 Algériens résidents à Naples N
Algériens par quartier 72 32 10 0 3 km 1
ption C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy ption C.Schmoll, réalisation
Conce
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.25 Sénégalais résidents à Naples N
Sénégalais par quartier
144
38 0 3 km 9 1
Conception C.Schmoll, réalisation A.M Barthélémy Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 1.26 Nigérians résidents à Naples
Nigérians par quartier
53 12 0 3 km 1 y
m
N A.M Barthélé Conception C.Schmoll, réalisation
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001
1.27 Marocains résidents à Naples
Marocains par quartier 25 7 1 0 3 km
hmoll, réalisation A.M Barthélémy hmoll, réalisation
N Conception C.Sc
Source : Commune de Naples, registres de résidence au 31-12-2001 La typologie que nous venons de présenter met en évidence la diversité des modes d’installation et d’organisation des migrants dans la ville. On y retrouve certains aspects du modèle dual et du modèle méditerranéen d’immigration : l’importance de la variable de sexe dans les formes d’insertion, la diversité des groupes présents, le rôle de transit de Naples et de l’Italie pour certains groupes. Cependant, cette typologie fait aussi émerger les limites d’une telle appréhension des dynamiques migratoires, dans la mesure où elle met en évidence le rôle des réseaux et filières migratoires et leur influence sur les localisations des populations. Cette typologie permet également d’apprécier la diversité des mobilités, du point de vue de leur extension spatiale, de leur type (mobilités humaines, flux d’informations, circulations de biens…), de leur fréquence et de leur signification pour les groupes qui les pratiquent. Dans le cas des Philippins et des Sri-Lankais, la mobilité est associée à l’installation durable d’une communauté. Dans celui des femmes des PECO, cette mobilité permet le maintien d’une famille au pays d’origine. Ainsi, pour ces différents groupes, la mobilité a une fonction identitaire, de renforcement de la communauté et de la famille. Dans ces cas, l’espace napolitain fait figure d’espace-ressource, dans le cadre de stratégies de mise en relation de lieux distants. Quant à l’exemple de Pianura, il met en évidence que la relation ente mobilité spatiale et mobilité sociale est complexe : la mobilité peut également être pratiquée dans les pires situations d’exclusion (les exclus ne sont pas forcément immobiles), sans que celle-ci porte nécessairement à des améliorations dans le quotidien des individus. Ainsi, l’observation des trajectoires et parcours de migrants installés dans les différents quartiers de Naples permet de réaliser un jeu d’échelle qui n’existe pas dans l’approche duale. Dans ce contexte, Naples devient un espace-témoin, un laboratoire des nouvelles mobilités dans le Mezzogiorno.
À la lumière de ce qui a été dit dans ce chapitre, il semble important de construire une approche des phénomènes migratoires à Naples qui s’écarte d’une interprétation nationale et duale et qui tienne compte de la multiplicité des formes de mobilité. Il ne s’agit ici pas de nier la persistance de la question méridionale, ni d’abolir le Mezzogiorno (Viesti, 2003). Dans l’étude des migrations en Italie, la lecture duale conserve une pertinence, comme l’analyse statistique présentée dans ce chapitre le montre. Cette lecture duale présente l’intérêt de faire émerger la persistance de fortes disparités à l’échelle de l’Italie et d’envisager les migrations comme un processus permettant d’éventuelles mobilités secondes et inter-régionales. Elle permet d’insister sur le rôle majeur de l’économie informelle du Mezzogiorno dans les formes d’insertion que trouvent les migrants. C’est pourquoi, au cours de l’enquête, nos interlocuteurs ont été interrogés
85 sur la relation qu’ils entretenaient avec les régions septentrionales, et sur leurs projets de mobilité seconde1. Toutefois, ce modèle dual comporte des limites. Il repose essentiellement sur une appréhension statistique des phénomènes, sur la base des données officielles. Or, les sources officielles, sans enquête directe en complément, ne permettent guère de rendre compte de certains aspects de la migration (tels que les va-et-vient au pays d’origine par exemple) qui permettraient d’apporter un éclairage différent sur le Sud italien. Par ailleurs, le modèle dual s’appuie sur de trop nombreuses simplifications, opposant Nord et Sud, segment primaire et segment secondaire du marché du travail, secteur formel et secteur informel, installation et transit… Le modèle d’immigration méditerranéen tente d’enrichir l’approche duale, mais hérite de certains de ses avatars. Par leur manque d’attention aux initiatives et stratégies déployées par les migrants, par leur absence de considération pour les interactions économiques et culturelles entre les migrants et la société et l’économie italiennes, ces approches offrent une image réifiée et homogène des populations extra-communautaires en Italie. Le risque est de voir dans le Mezzogiorno le simple lieu de succession d’oiseaux de passage, la salle d’attente d’individus en transit…et de réduire la présence de migrants dans le Sud à un épiphénomène des dynamiques migratoires. Comme le montre la typologie présentée plus haut, l’importance et la diversité des mobilités doit nous amener à considérer différemment les relations qu’entretiennent les migrants aux espaces qu’ils traversent et transforment. Il convient, pour ce faire, de rechercher de nouveaux outils théoriques et méthodologiques. C’est la démarche que nous allons adopter dans le chapitre suivant, qui est consacré à la notion de mobilité, et à sa mise en relation avec l’évolution des phénomènes migratoires contemporains.
1 Voir le chapitre 10.
86 Chapitre 2 Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire
Brouillage des flux, brouillage des catégories Une entrée par les mobilités aux phénomènes humains n’est certes pas nouvelle en dans les sciences sociales. En géographie, dans les années 50, les travaux de Maximilien Sorre montrent que la permanence est fondamentalement liée à la mobilité, dans la mesure où elle ne constitue qu’une illusion liée à la lenteur du mouvement : le mouvement apparaît comme la seule réalité, la permanence comme une illusion procurée par une mobilité ralentie, écrit-il ainsi dans son Essai sur la mobilité géographique (1955, 14). Cependant, on assiste actuellement à une extension et à une intensification des mobilités, 1 qui mène à une réélaboration des catégories d’interprétation . La circulation des hommes, des images, des informations et des idées, des biens et des capitaux connaît une intensité et un déploiement spatial sans précédent, tandis que de nouveaux types de flux viennent s’ajouter aux anciens (circulation virtuelle des individus, ou encore circulation des images, transférées d’un point à l’autre de la planète par le truchement des médias). Ces évolutions, 2 liées à la globalisation sont d’ordinaire mises en relation avec deux grands phénomènes : l’accroissement des connexions transnationales (Hannerz, 1996), d’une part, accéléré par les révolutions technologiques des moyens de communication matériels et immatériels ; et
1 Comme le montre Jaques Lévy, ce ne sont pas ces modes de gestion de la distance en tant que tels qui ont changé (ils sont toujours les mêmes : télécommunication, déplacement, co-présence), mais bien leur extension et leur intensité (Lévy, 1999). 2 On entend, par globalisation, la diffusion de la mondialisation à tous les domaines de la vie sociale : on inclut ainsi les différents types de réseaux et non plus uniquement les réseaux économiques (Castells, 1996 ; Lévy, Lussault, 2003). Ulrich Beck propose à ce sujet de distinguer la notion de globalisme, qui se rapporte aux marchés mondiaux, de celle de globalisation, qui se rapporte à toutes les sphères : technique, économique et culturelle (un processus multi-dimensionnel, une méta-mutation, qui modifie irréversiblement la nature historique des mondes sociaux et le rôle des États, 2003, 18). 87 le passage à une économie post-fordiste, d’autre part, avec la fluidité des capitaux et de la force de travail qui l’accompagne. Ces évolutions invitent à réfléchir aux nouvelles 3 logiques des flux et à leur impact sur l’organisation des sociétés contemporaines . Parmi ces formes de circulation, celle des personnes a connu des évolutions majeures, si 4 bien qu’elle est devenue un aspect toujours plus important du quotidien des individus . Cette situation a pour conséquence de rendre toujours plus difficile la distinction entre mobilité quotidienne et mobilité rare (Lévy, 1998, 1999). Parallèlement, le sens de la distance a considérablement évolué. En effet, avec la constitution d’un oecoumène global, c’est-à-dire le rétrécissement des distances lié au rapprochement planétaire entre les individus, la mobilité rare est de moins en moins équivalente à la mobilité lointaine (Hannerz, 1996). Cette évolution des mobilités induit la possibilité d’être, de manière contemporaine, mobile sur plusieurs espaces-temps, si bien que les pratiques de mobilité s’enchaînent et se superposent dans les trajectoires humaines. Par exemple, il est possible d’être, au même instant, mobile de plusieurs façons, en se trouvant dans un train tout en 5 utilisant un téléphone cellulaire . Tout comme nos mobilités réelles, le spectre de nos mobilités virtuelles s’élargit, transforme nos imaginaires, même si en définitive nous choisissons de ne pas réaliser effectivement ces mobilités (Urry, 2000). Il y a, en d’autres termes, démultiplication des possibilités de mobilité qui s’offrent à l’individu. Les logiques mêmes de ces mobilités évoluent comme l’illustrent les processus migratoires actuels. Les interdépendances croissantes entre différentes régions du globe, devenues planétaires avec la fin du bipolarisme est-ouest, ont pour corollaire une mondialisation des flux, caractérisée par la diversification des bassins de départ et d’accueil et la fin des couples migratoires coloniaux ou néo-coloniaux (Cohen, 1997 ; Massey, 2002 ; Simon, 1995, 1998). Les mouvements de population sont l’expression d’interrelations toujours plus importantes entre régions du globe6. Ces interrelations sont liées, non seulement aux infrastructures des nouvelles technologies et à la médiatisation des migrations7, mais aussi à la formation de filières migratoires qui permettent la poursuite des flux, et ce même
3 On peut remarquer que le développement de la mobilité en tant qu’objet d’étude est autant lié à son développement empirique, qu’à celui d’une valorisation positive du phénomène, et à un rejet de la métaphysique du sédentarisme pour reprendre les termes de Cresswell (Cresswell, 2001 ; Crang, 2002, voir aussi Bassand, Kaufmann, 2000 et Rémy, 1996). Les travaux de Max Sorre, par exemple, témoignent bien de la valeur négative qui était associée à la mobilité dans les années 50 (1955, voir en particulier le premier chapitre, consacré à une définition des migrations et des mobilités). 4 L’intensification des circulations ne signifie pas pour autant qu’il y ait eu une augmentation des migrations en termes de part des migrants sur la population mondiale. Selon certains auteurs, celle-ci n’aurait sensiblement pas varié depuis 1965 (Ambrosini, 2001 ; Schmidt di Friedberg, 2003). 5 Quand un individu utilise un téléphone cellulaire dans un train, il est doublement mobile, de façon matérielle et immatérielle, dans le temps de l’instantanéité et dans un temps plus long, celui du voyage. Pour une critique d’une vision généralisante de l’instantanéité du temps, voir la définition de Lussault (Lévy, Lussault, eds, 2003, 900). 6 Cela rejoint la théorie du système-monde développée dans le champ des études migratoires par Saskia Sassen (1988). 7 Gildas Simon insiste ainsi sur le rôle de la médiatisation de la planète qui, avec les progrès des technologies de l’information et de la communication, dans le rapprochement des différents mondes, agit comme puissant moteur migratoire (Simon, 1998, 67-69). 88 quand la demande officielle de main-d’œuvre de la part du pays d’accueil a cessé (Castles, 2000 ; Dorai, Hily, Ma Mung, 1998). Les mouvements migratoires, plus autonomes par rapport à une demande stricte de la part du marché du travail, ont connu une diversification (réfugiés, femmes, fuite des cerveaux, familiale…) (Castles, 2000), sanctionnant l’insuffisance des modèles classiques d’interprétation des migrations. Les disparités économiques entre régions du monde ne suffisent plus à déterminer les logiques et l’orientation des flux, et l’on ne peut guère se limiter à un modèle d’interprétation de type push-pull8. Cette complexité croissante des phénomènes de circulation a mené des auteurs à parler de brouillage des flux ou de turbulences migratoires (Simon, 1995 ; Vallat, 2000). Aussi, de toute évidence, les études migratoires affrontent une crise de certaines catégories significatives de l’analyse socio-spatiale. La recherche d’outils d’analyse adaptés et d’une terminologie pertinente est devenue un enjeu central, à laquelle répond un foisonnement des métaphores, cherchant à désigner les nouvelles formes de mobilité et les configurations socio-spatiales qui en résultent (Knafou, 1998 ; Urry, 2000). Il est possible de les répertorier, en un inventaire à la Prévert : nomade, toile (web), flâneur, planeur, vagabond… Le recours à ces métaphores9 témoigne à la fois d’un effort heuristique pour combler le vide, mais aussi de ce que le phénomène ne se qualifie que par un vocabulaire ancien, ce qui est dommageable car peu adapté à la nouveauté de la situation (Knafou, 1998). La difficulté réelle est en fait que ces métaphores s’accompagnent parfois d’interprétations catastrophistes de la situation contemporaine, qui peuvent relever de l’exaltation (l’avènement d’un nouveau désordre hédoniste10) ou encore de ce que Rogério Haesbaert nomme le discours des fins : fin du monde, fin des territoires, fin de la distance ou de la géographie…(Haesbaert, 2001).
Il ne s’agit pas dans ce travail d’apporter des réponses précises et définitives à tous les problèmes soulevés par l’intensification et la transformation de la mobilité. Au contraire, les approches choisies pour construire notre questionnement de recherche ont pour point commun le constat de la complexité des flux actuels. À l’instar d’Arjun Appaduraï qui, s’intéressant aux interactions culturelles globales, propose de passer, d’une image de l’ordre, de la stabilité et de la systématicité, à une image du chaos, de la fluidité et de l’incertitude (2001, 86), leur attention est plus concentrée sur l’appréhension de processus, que sur la recherche d’un unique principe explicatif. Les travaux présentés s’intéressent à la fois aux mécanismes et aux conséquences des phénomènes de mobilité, en insistant sur leur impact sur les formes d’identification et sur les territoires qui en résultent. Ces approches évitent les diagnostics trop hâtifs. En d’autres termes, et sans
8 Voir chapitre 1, note 32. 9 John Urry plaide pour l’usage des métaphores en sciences sociales et en particulier dans le cas des mobilités (Urry, 2000). Voir aussi Iain Chambers (Chambers, 2003). Pour une approche plus critique au foisonnement contemporain des métaphores, et notamment à celle du nomadisme, on peut lire Zigmunt Bauman (Bauman, 1995) et Denis Retaillé (Retaillé, 1998). 10 Maffesoli, 1997, 2002. 89 craindre le paradoxe, le point de départ adopté est d’aborder la mobilité comme catégorie qui dé-catégorise. Ainsi, ce chapitre tente de définir une approche des phénomènes migratoires qui privilégie une entrée par la mobilité11 en tant qu’outil conceptuel central dans les travaux actuels sur la migration et la transformation des espaces contemporains. À l’instar de Denis Retaillé, quand il déclare, une grande mutation est en cours, c’est le passage du couple sédentarité/migration à la mobilité généralisée (1998, 56), la position de recherche que nous souhaitons adopter est de considérer les questions de migration dans un cadre de réflexion plus ample concernant la mobilité. Il nous semble, en effet, que les phénomènes migratoires, dans la mesure où ils entraînent un changement de demeure (même provisoire), permettent d’observer de façon privilégiée la place croissante des mobilités spatiales dans nos sociétés et leurs conséquences sur les territoires et les relations sociales des individus. Les migrations posent de façon particulièrement aiguë le double problème auquel nous confronte la mobilité : la nécessité de se confronter à un autre différent, d’une part ; celle de vivre entre plusieurs espaces distants, de l’autre. L’adoption de la mobilité comme paradigme de recherche signifie non seulement de considérer la migration comme catégorie de la mobilité, mais aussi de transformer le regard porté sur l’acteur migrant qui, d’ ethnique ou étranger, devient, avant toute chose, autre (Tarrius, 2000). Dans cette optique, ce chapitre propose d’aborder les points suivants, afin de définir une approche axée sur les mobilités aux territoires des migrants. Tout d’abord, il convient d’expliciter l’usage fait dans ce travail des notions de mobilité et de circulation (I). En tant que phénomène social total, la mobilité redéfinit l’identité, les relations sociales et les territoires des individus. Les nouvelles mobilités ont engagé d’importantes transformations dans nos sentiments d’appartenance : on peut désormais s’inscrire dans plusieurs lieux distants (II). Dans le cas des migrants, cette double (ou pluri-) inscription s’exprime par une tension entre cosmopolitisme et entre-soi (III). Ces transformations affectent également les modes de territorialisation des individus et des groupes migrants, ainsi que les échelles nécessaires pour les appréhender (IV).
11 Mobilité ou mobilités : nous utiliserons le terme au singulier quand nous ferons référence à la mobilité comme fait social ou comme paradigme. Le terme sera en revanche, pris au pluriel, quand nous parlerons de pratiques spatiales spécifiques. 90 I. UNE APPROCHE MULTIDIMENSIONNELLE DES PHÉNOMÈNES DE MOBILITÉ
Pour analyser la mobilité, Michel Bassand emprunte à Marcel Mauss la notion de fait social total. Il entend ainsi insister sur l’idée que la mobilité peut nous renseigner sur la société dans son ensemble. Cette position est partagée par Willi Dietrich, qui écrit : la mobilité spatiale est un phénomène social total, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais seulement qu’un déplacement, mais toujours une action, au cœur des processus sociaux de fonctionnement et de changement (Dietrich, 1989, 18). Considérer la mobilité comme un fait social total, c’est, ajoute W. Dietrich, renvoyer à la complexité des relations et à la multiplicité des rapports sociaux qu’un type particulier de comportements (ici, la mobilité) peut mettre en œuvre (1989, 18, voir aussi Bassand, Kaufmann, 2000). Cette approche de la mobilité comme phénomène social total permet de mettre en évidence son caractère multidimensionnel et de jouer sur la polysémie de la notion. Elle permet également de prendre de la distance par rapport à des visions trop manichéennes des faits de mobilité, caractéristiques du discours des fins (Haesbaert, 2001). En effet, selon une version pessimiste de la mobilité, les sociétés perdraient de leur cohésion, ou encore, la mobilité aurait pour conséquence un retour vers des formes pré- modernes de société. Inversement, la seconde version, optimiste, consiste à affirmer qu’avec l’éclatement des pratiques spatiales, les individus, tels des électrons libres, seraient libérés de toute contrainte territoriale (Péron, 1998). Analyser la mobilité comme phénomène social total revient à rendre plus complexe cette alternative. Dans la formulation de notre problématique, trois approches complémentaires de la mobilité ont été utilisées et sont ici présentées : la mobilité comme forme sociale, la mobilité comme phénomène socio-spatial, la mobilité comme phénomène spatio-temporel.
1. La mobilité comme forme sociale
La mobilité peut être analysée comme une forme sociale, au sens que donnait Georg Simmel à cette expression. La forme sociale est dotée de propriétés structurales dans la mesure ou elle est capable d’articuler des tensions entre deux pôles en compétition (Rémy, 1995, 151). Elle est mise en relation avec d’autres éléments, structurant le social, dans une tension dialectique. Les tensions, qui sont fondatrices du dynamisme, sont indépassables. Les formes assurent une modalité de coexistence sans aboutir à une résolution définitive (Rémy, 1995, 154). Dans le cas de la mobilité, cette dualité s’articule entre fixité et errance, ancrage et mouvement, ou encore entre sédentarité et nomadisme (Simmel, 2000 voir aussi Rémy, 1996 ; Péron, 1998 ; Tarrius, 1995). Pour Georg Simmel, la figure idéal-typique de la mobilité est l’Étranger12. À travers cette figure, il montre
12 On utilisera étranger sans majuscule, ou encore les expressions résidents étrangers ou population étrangère pour se référer aux étrangers juridiques (ceux qui ne possèdent pas la nationalité du pays où ils 91 comment les relations spatiales sont à la fois la condition et le symbole des relations humaines. Le balancement entre fixité et errance doit ainsi être interprété aussi bien au sens réel qu’au sens symbolique des termes, de proximité spatiale et d’affinité, d’une part, et de distance spatiale et d’éloignement social entre des individus, de l’autre (Simmel, 2000). Considérer les relations sociales entre les individus sous l’angle du couple rapprochement/distance permet ainsi d’ajouter aux couples précédemment évoqués le binôme identité/altérité (Tarrius, 1989). Avec la modernisation des sociétés, et en particulier les processus d’urbanisation et d’individuation, ce balancement s’est accentué et est parfois résumé sous l’angle de la tension ancrage territorial/mondialisation-circulation. Cependant, cette tension qui régit le monde n’est guère récente. Françoise Péron fait ainsi référence à la mythologie grecque, qui montre, avec les dieux Hestia et Hermès, que les hommes fonctionnent sur le mode binaire de l’ancrage au foyer et de l’ouverture au monde. Selon Françoise Péron, cette structure mythique d’opposition entre deux types d’espace continue à informer et à diversifier nos lieux, à construire notre personnalité (Péron, 1998). Ainsi, c’est plutôt sous l’angle de l’accentuation, de l’intensification, que sous celui de la nouveauté, qu’il convient de lire certaines dynamiques de transformation de notre rapport au local et aux identités.
2. La mobilité comme phénomène socio-spatial
La mobilité est, par ailleurs, un phénomène socio-spatial. Elle est socialement et spatialement déterminée, mais elle est également un déterminant de l’organisation des sociétés et des espaces, elle a des effets socio-spatiaux. Cette épaisseur la distingue de la circulation, dans la mesure où cette dernière ne concerne que la mobilité spatiale, parfois cyclique (circuler, c’est littéralement effectuer un mouvement circulaire, donc répétitif) des individus, des biens, des informations…La circulation se rapporte aux flux. C’est la composante effective de la mobilité (Mathieu, 2003, 158 ; voir aussi Odgen, 2000). Les travaux cherchant à articuler les catégories sociales et spatiales de la mobilité sont rares. John Urry déplore ainsi que l’absence de considération pour les croisements entre des catégories géographiques, telles que la région, la ville ou le lieu, et des catégories sociales telle que la classe, le genre ou l’ethnicité ait notablement appauvri la recherche sur la mobilité sociale qui a longtemps considéré la société comme un espace uniforme13 (2000, 3). résident). Quant au terme d’Étranger, il sera utilisé pour désigner une position sociale particulière, en référence à la figure de l’étranger développée dans la tradition sociologique et dont Georg Simmel est l’instigateur (Simmel, 2000). 13 Pour J. Urry, analyser le croisement des deux dimensions de la mobilité, sociale et spatiale, est plus que jamais nécessaire Son ouvrage est un manifeste pour une sociologie centrée non plus sur la question de la société, mais sur la mobilité. La sociologie des mobilités proposée par J.Urry, doit se baser sur le mouvement, les mobilités et les ordres contingents plus que sur la stagnation les structures et l’ordre social, elle devrait permettre, selon l’auteur, de renouveler radicalement le regard porté sur les sociétés contemporaines (Urry, 2000, 18). La même critique qu’il adresse aux sociologues, celle de négliger la mobilité spatiale, pourrait être 92 Au niveau empirique, articuler les dimensions sociale et spatiale de la mobilité est une démarche semée d’embûches, car la relation entre mobilité sociale et mobilité spatiale est fort complexe. Tout d’abord, la notion de mobilité sociale (ou socio-économique) est elle-même difficile à définir. La mobilité sociale, définie comme le changement qui fait 14 passer un individu d’une position sociale a une autre, peut être verticale ou horizontale , intergénérationnelle ou intragénérationnelle, structurelle (dépendante du système social) ou nette (dépendant des seuls individus) (Guedez, 2003). Surtout, la question de la mobilité sociale soulève le problème crucial des critères à adopter pour l’évaluer, qui ne peuvent en aucun cas être réduits à de seuls indicateurs économiques (Guedez, 2003). De ce point de vue, la notion de mobilité sociale est particulièrement révélatrice des positions idéologiques de ceux qui en font usage (Oso Casas, 2001). Par ailleurs, les stratégies de mobilité sociale adoptées par les individus n’aboutissent pas nécessairement aux résultats souhaités. Une stratégie de mobilité sociale peut même avoir les effets inverses de ceux escomptés. Surtout, la relation entre mobilité spatiale et mobilité sociale est elle-même complexe, car la mobilité est à la fois révélatrice et génératrice de changement (Begag, 1988, 13). En effet, le degré de mobilité des individus peut constituer un indice d’inégalité sociale. Ainsi, à partir d’une recherche menée en Suisse, Michel Bassand, Dominique Joye et Martin Schuler ont montré que, plus le statut social des individus est élevé, plus leur mobilité spatiale est importante (1989, 11). Il est alors possible de développer une réflexion en termes d’inégalités d’accès à la mobilité.
Toutefois, la mobilité spatiale est également un instrument de mobilité sociale, ascendante ou descendante, de soi-même ou des autres (intergénérationnelle). Le mouvement dans l’espace géographique modifie la structure des opportunités de mobilité sociale en termes de gains et de pertes (Bassand, Kaufmann, 2000, 134). Par conséquent, elle transforme, subvertit, en les détournant ou en les remettant en cause, la vie sociale des hommes, les hiérarchies sociales et les légitimités locales (Tarrius, 1995). Elle n’aplatit pas les inégalités, mais reconfigure les relations et les ordres sociaux15. Les développements des
adressée aux géographes qui ont longtemps considéré la géographie des mobilités (souvent dénommée géographie des transports) comme un inventaire des modes de gestion de la distance des individus, et la circulation comme la résultante d’un simple calcul coût/bénéfice (Pumain, Offner, eds, 1996). Même si le débat a considérablement évolué, on pourrait regretter que dans le plus récent dictionnaire de géographie, ne fasse que peu de cas à l’articulation des deux phénomènes de mobilité sociale et de mobilité spatiale (Lévy, Lussault, eds, 2003). Pour une critique plus générale à une approche techniciste des phénomènes de mobilité, on peut voir Alain Tarrius, 1989. 14 La mobilité verticale peut être ascendante ou descendante, tandis que la mobilité horizontale introduit un changement de position au niveau professionnel qui n’est ni promotion ni rétrogradation. 15 L’analyse de l’automobilité en tant que forme de mobilité centrale dans la vie contemporaine en est un bon exemple du caractère à la fois libérateur et coercitif des nouvelles formes de mobilité. L’automobilité se présente comme un complexe de machines, de pratiques sociales et de formes d’habiter écrit John Urry, filant la métaphore empruntée à Latour de l’hybride homme-machine. Elle décuple les opportunités, par sa flexibilité, mais représente également une contrainte sévère, puisqu’elle nous éloigne de plus en plus de nos 93 différents flux et réseaux sapent les structures sociales endogènes qui avaient dans le discours sociologique classique le pouvoir de se reproduire, fait ainsi remarquer John Urry, pour suggérer le potentiel de transformation dont sont porteuses les mobilités spatiales (2000, 1). De plus, avec l’accentuation et l’extension des mobilités, l’interprétation de la mobilité sociale devient plus complexe : elle doit tenir compte des différents espaces qui constituent le quotidien des individus. Dans le cas de la migration, il faut considérer la mobilité sociale à la fois sous l’angle du pays d’origine et du pays d’immigration. Pour interpréter la réussite des stratégies mises en œuvre par les migrants, il convient donc de les envisager dans leurs divers positionnements sociaux (il y a des stratégies familiales, individuelles, entrepreneuriales…), mais aussi de leurs multiples positions spatiales, c’est- à-dire à la fois ici et là-bas (Tarrius, 1995 ; Missaoui, 1995).
La mobilité est un phénomène socio-spatial d’un tout autre point de vue : elle est co-présence et interaction. En effet, dans la mesure où elles ne sont presque jamais solitaires, les pratiques de mobilité mettent en relation des individus ou des groupes et permettent la manifestation de formes de micro-sociabilité dans les lieux de co-présence. Jean Samuel Bordreuil, dans une perspective interactionniste, plaide ainsi pour une étude de la mobilité en relation avec celle des autres, génératrice de voisinage (2000, 109). S’inspirant de la lecture d’Erwing Goffman, dans la perspective duquel le monde baigne dans la mobilité, il cherche à comprendre quelle est la relationnalité qui s’exprime dans ces pratiques. Le point de départ de son raisonnement est le suivant : accéder à un lieu c’est accéder à, et se rendre accessible pour d’autres accédants (…) avancer, bouger, expose à l’expérience de l’empiétement sur des réserves territoriales qui ont pour foyer des « ayants-droit » légitimement prêts à ne pas souffrir qu’on en franchisse les barrières (Bordreuil, 2000, 111). Il faut dans cette perspective, comprendre la gestion des proximités à laquelle se livrent les individus, ce qui revient à traiter les jugements moraux à quoi ces empiètements exposent (...). En d’autres termes, les voisinages mettent en jeu des « images de soi » et les passants s’y trouvent sous la contrainte d’avoir « à maintenir une image viable d’eux-mêmes ». En s’intéressant aux proximités circonstancielles (de lieu et de temps), il est possible de faire émerger le fondement relationnel de la mobilité. Dans la plupart des cas, ce fondement n’a pas d’implications majeures en termes de contenu relationnel. En ce sens, on peut dire, selon J.S Bordreuil, qu’il est bordure de réseaux. En revanche, parce que chaque mobilité met en jeu la capacité à présenter une image de soi en adéquation avec la situation, elle est porteuse de constants réajustements territoriaux, qu’il convient de mettre à jour (Bordreuil, 2000). La notion d’échange est particulièrement utile dans une telle perspective relationnelle. Définie par Erwing Goffman
proches. Ainsi, l’automobile pose les problèmes qu’elle était censée dépasser (Urry, 2000, 59-60). Voir également le travail d’O. Coutard, G. Dupuy et S. Fol sur la dépendance automobile (2002). 94 comme l’unité concrète fondamentale de l’activité sociale, elle désigne toute interaction de face-à-face entre individus (Goffman, 1998, 21)16.
3. La mobilité comme phénomène spatio-temporel
Espaces et temps sont indissociables et s’articulent en temporalités (Begag, 1988). Ces dimensions jumelles, dont l’une donne sens à l’existence de l’autre, sont nécessairement complémentaires dans l’étude des mobilités humaines (Haesbaert, 2001, 55). La mobilité est un phénomène spatio-temporel, en dépit des théories du temps instantané et de la fin de la distance. Alain Tarrius, dans l’exposition de son paradigme mobilitaire, montre ainsi combien l’appréhension des individus et des groupes par leurs parcours de mobilité exige de comprendre leurs positions dans l’espace et dans le temps, et d’articuler différentes échelles spatio-temporelles : temps et espaces entretiennent des rapports très étroits dans tout acte de mobilité. Rythmes, flux, séquences et successions généalogiques organisent les parcours en trajectoires, qu’expriment des histoires de vie, et s’articulent en destins collectifs (2002, 31). Les temporalités sont une dimension centrale des mobilités, qui ne peuvent être réduites aux temporalités du quotidien. En effet, les différentes échelles du temps, et notamment celle du temps long, permettent de comprendre le caractère collectif des trajectoires socio-spatiales qui se dessinent. Alain Tarrius identifie ainsi différents niveaux spatio-temporels pour décrire les mobilités des groupes qu’il étudie : les grandes migrations et l’histoire de la production des identités groupales : temps des brassages entre générations et des grands parcours initiateurs d’itinéraires souvent internationaux ; les mobilités résidentielles locales, caractéristiques du cycle de vie familial et productrices des territoires locaux de référence ; les mobilités quotidiennes, espaces-temps collectivement rythmés des échanges généralisés, actes de réactivation des liens identitaires (Tarrius, Péraldi, Marotel, 1988, 15). Cette articulation des différents espaces-temps a pour avantage de mettre en évidence le caractère processuel, évolutif, toujours recomposé, des phénomènes de mobilité, mais aussi de s’inscrire contre une vision trop rationnelle de l’acteur : les logiques qui régissent les mobilités, en effet, sont plus complexes qu’un simple rapport coût/espace/temps, puisque les mobilités sont également chargées de sens social et contribuent aux destins collectifs, sur plusieurs générations. Dans notre cas, cela revient par exemple à s’interroger sur la façon dont les mobilités étudiées sont inscrites dans des relations historiques, tissées dans le temps long, entre plusieurs espaces, à montrer combien les espaces sont tributaires de l’histoire des mobilités. Par ailleurs, une appréhension des mobilités par leurs temporalités
16 La notion d’échange doit être rapportée à celles de situation, toujours empruntée à Erwing Goffman (1998). La situation peut être définie comme un : espace-temps défini conventionnellement où deux personnes ou plus sont co-présentes ou communiquent et contrôlent mutuellement leurs apparences, leur langage corporel et leurs activités (Joseph, 2002, 124). 95 permet de rendre compte de l’articulation de différents étages spatiaux, qui sont complémentaires et évoluent dans le temps17. La mobilité est donc un phénomène multiforme, multidimensionnel, qui se déploie dans l’espace et dans le temps. Dans les lignes qui suivront, nous garderons à l’esprit ces différentes composantes du phénomène, pour nous demander de quelle façon les évolutions des mobilités mènent à de nouvelles logiques sociales et spatiales : comment le développement et la banalisation des mobilités, ou des possibilités de mobilité, transforment-ils le sentiment d’appartenance des individus et leur rapport au lieu et au territoire ? Qu’en est-il de ce sentiment d’appartenance pour les migrants ? Quelles sont les formes socio-spatiales qui émergent de ces nouvelles mobilités ?
II. LES IMPLICATIONS IDENTITAIRES DES NOUVELLES LOGIQUES DE MOBILITÉ : DES APPARTENANCES MULTIPLES
1. De puissants mécanismes de délocalisation
La mobilité spatiale est-elle un élément de renforcement ou d’éclatement d’un groupe social ? Cette question est au cœur des études urbaines et migratoires. Ainsi, les membres de l’Ecole de Chicago observaient, à travers le cycle des relations inter-raciales, comment les rapports que les migrants entretenaient avec leur groupe et avec leur milieu évoluaient vers l’assimilation dans la société urbaine, après des phases d’isolement, de compétition, de conflit et de compromis (accommodation) (Park, 1928, Hannerz, 1996a). La grande ville était une machine à individualiser les hommes et la position de l’Étranger était une position intermédiaire, entre isolement dans le groupe et assimilation dans la société urbaine (Hannerz, 1996a)18. Or, avec le développement des mobilités, cette question évolue et se complexifie : la mobilité se généralise à tous les individus (plus seulement aux migrants) et à tous les types d’espace (elle ne concerne plus uniquement les espaces urbains19). Surtout, les travaux de l’école de Chicago étaient basés sur l’étude des mobilités résidentielles (au sens de changement de résidence)20. Or, comme il a été dit plus haut, avec l’éclatement spatial des individus, la mobilité résidentielle ne constitue qu’un des nombreux types de déplacement
17 Pour une critique de l’idée d’invariance des cadres spatiaux, largement présente dans les sciences sociales, on peut lire la voix « temps » dans le dictionnaire de J. Lévy et M. Lussault (2003). 18 Selon A. Tarrius, la notion de région morale proposée par Robert Ezra Park permettait néanmoins de dépasser le caractère figé des voisinages entre communautés que l’on retrouve dans les travaux du même auteur, et d’anticiper ces questionnements, dans la mesure où cette notion constate les superpositions éphémères ou durables de populations à partir de leur mobilité spatiale. Il reproche cependant à cette notion d’être restée relativement obscure et de ne s’être circonscrite qu’au domaine urbain (Tarrius, in Morokvasic, 1996, p 96). 19 A ce sujet, voir Giddens, 1994 ; Tarrius, 2000. 20 Pour une interprétation différente du cycle des relations raciales, voir Jean-Michel Chapoulie (2002). 96 possibles. Par conséquent, le rapport entre populations et territoires, entre lien spatial et lien social a évolué et devient un enjeu de réflexion central. Comme l’écrit Guido Martinotti, avec l’augmentation en nombre, en direction, en envergure et en fréquence des mobilités humaines, les relations entre populations et territoires sont devenues hautement dynamiques, et l’ensemble des concepts sociaux et écologiques visant à reconstruire les structures des arrangements spatiaux sont tendus à un point critique. Il y a peu de doute sur le fait qu’une des questions les plus importantes auxquelles sont confrontées nos sociétés, et en particulier celles du continent européen, est le réajustement profond de 21 l’équilibre établi entre population et territoire (Martinotti, 1994, 3) . Ces dynamiques de reconfiguration des territoires, liées à la mobilité des individus, doivent être mises en relation avec l’évolution du sentiment d’appartenance et des identités individuelles et collectives. De ce point de vue, Anthony Giddens, reprenant Georg Simmel, considère que la position de l’Étranger, figure cosmopolite et archétypale du monde contemporain, est désormais propre à tous les individus. L’ère actuelle se caractériserait en effet par la capacité de tous à s’inscrire dans plusieurs types d’espaces et à entretenir une relation avec un ailleurs virtuel ou réel. En d’autres termes, la mobilité permettrait à chacun de se situer dans une relation dialectique entre plusieurs univers, entre un ici et un là-bas (Giddens, 1994). Il convient de replacer cette question dans le cadre des travaux d’Anthony Giddens sur l’espace-temps. À travers la problématique de la distanciation spatio-temporelle, Anthony Giddens s’intéresse à la manière dont la vie sociale s’organise dans le temps et l’espace (Giddens, 1994, 26). Celle-ci a évolué avec le phénomène de globalisation. Le monde de la modernité tardive se caractérise en effet par une distanciation (et une recombinaison) espace-temps croissante, qui décuple les possibilités de mobilité qui s’offrent à l’individu. La globalisation est comparée à un mouvement d’étirement : il y a extension latérale des relations sociales à travers le temps et l’espace. L’intérêt de la dissociation espace-temps est qu’elle permet la reconstruction des rapports sociaux et l’émergence de toute une série de nouvelles possibilités (Martucelli, 1999, 517). La mobilité, grâce aux systèmes abstraits22 sur lesquels elle s’appuie, permet en effet à l’individu d’échapper aux fixités du
21 Jean Viard formule le même type de remarque. Il écrit ainsi : il faut se représenter, et accepter, que la mobilité et la circulation ont saisi nos vies ; de l’intérieur, dans l’intimité des familles et des êtres comme au cœur des liens sociaux, des identités collectives, du travail, des territoires, du politique (Viard, 1994, 32-33). Ce changement de rapport aux espaces, qui transforme nos identités et appartenances territoriales est, selon J. Viard, générateur de crise : les lointains y sont infiniment nombreux, quotidiens, construits. Mais cette connaissance-là nous isole de ce qui nous entoure. Là où le paysan connaissait chaque détail des quelques hectares, nous, nous connaissons quelques détails de la planète entière. Le total doit être assez semblable ; l’effet sur notre vie radicalement différent. Nous y avons gagné de multiples ouvertures, mais nos repères ont volé en éclats. 22 Les systèmes abstraits sont des mécanismes qui permettent la délocalisation. Il peut s’agir de gages symboliques, c’est-à-dire des instruments d’échange pouvant circuler à tout moment (c’est le cas de l’argent) ou bien de systèmes experts, qui sont des domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs. Un escalier, un téléphone, une automobile, une route sont des systèmes experts. Le point commun entre gages symboliques et systèmes-experts est qu’ils permettent de distancier les relations sociales de leur contexte immédiat : ils permettent ainsi l’interaction anonyme, sans face-à-face. Ils présupposent et favorisent la distanciation spatio-temporelle. 97 local. Cette capacité s’accompagne de dynamiques d’individuation23 et d’autonomisation par rapport au territoire local et à ses hiérarchies24. La relation au lieu dans lequel les individus se situent est transformée (chaque individu est potentiellement Étranger), tandis que les relations mises en place avec d’autres lieux, dispersés, peuvent avoir autant d’importance dans les dynamiques de construction identitaire. Ces processus, qualifiés par A. Giddens de délocalisation, ou de désencastrement des structures sociales25, garantissent également la possibilité d’interagir avec des individus sans co-présence26. Arjun Appadurai, qui s’intéresse également aux conséquences des différents types de circulation sur les relations interindividuelles, considère que le croisement de la circulation des images (véhiculées par les médias) et de celle des individus ont transformé les subjectivités et les formes de la vie sociale. Avec la médiatisation de la planète, l’imagination aurait pris une force sociale nouvelle, démultipliant le champ des vies possibles (2001, 96). Il propose ainsi l’idée d’improvisation pour caractériser les pratiques et projets sociaux contemporains, qu’il oppose à celle d’habitus, empruntée aux travaux de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 2000 ; Appadurai, 2001, 98).
2. Recompositions des identités et appartenances multiples
Ainsi, c’est la capacité à s’inscrire dans plusieurs mondes, réels ou virtuels, la multi-appartenance, qui caractérise l’individu moderne. Les ordres des routines et de la tradition en sont fortement ébranlés, tandis que le quotidien se structure dans une tension constante du global et du local, de la présence et de l’absence, entre engagement dans des groupes et individualisation, entre déplacement et relocalisation, entre désencastrement et ré-encastrement dans de nouvelles structures sociales (Giddens, 1994). Par conséquent, l’éventail relationnel des individus évolue : associant de plus en plus pratiques locales et relations sociales mondialisées (Giddens, 1994, 85), les individus peuvent désormais à la fois avoir, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, des racines et des ailes, si bien que l’appartenance en réseau peut primer sur l’appartenance locale (2000, 19). La métaphore du rhizome comme réseau de connexion potentiellement infini, empruntée aux travaux de
23 On entend par individuation une responsabilité croissante des individus devant leurs actes, liée à une appropriation individuelle de plus ne plus marquée de l’espace et du temps, ce qui ne signifie pas pour autant une indépendance de l’individu en société ; Au contraire, le paradoxe de l’époque contemporaine est celui d’une autonomie croissante des individus au sein de systèmes de plus en plus socialisés et complexes (Ascher, 2001, 21). 24 Mais aussi d’une plus grande inquiétude ontologique des individus. C’est l’autre grande conséquence de la dissociation espace-temps, le deuxième pilier de la théorie de la modernité aiguë de Giddens. 25 Anthony Giddens entend par délocalisation ce que d’autres nomment dé-territorialisation. On peut remarquer avec R. Haesbaert, que les discours sur la dé-territorialisation se caractérisent souvent pas l’ambiguïté qui de l’usage de la notion de territoire, ce qui est lié à la polysémie du terme (voir la partie IV de ce chapitre). Haesbaert en relève trois significations : le territoire comme simple support matériel de l’action des sociétés humaines, le territoire comme espace du politique, du pouvoir (en particulier des États-Nations), le territoire comme espace doté d’identité (Haesbaert, 2001). 26 C’est-à-dire sans interaction de face-à-face. Ces interactions sont rendues possibles grâce aux systèmes abstraits. Voir supra note 75. 98 Gilles Deleuze et Félix Guattari27, est souvent convoquée pour qualifier cette évolution de la relation au(x) groupe(s) d’appartenance28. Elle permet d’insister sur le caractère horizontal plutôt que vertical du champ de relation et témoigne de ce que le centre de gravité des individus (leurs « racines ») est de plus en plus difficile à déterminer : nous vivons dans un monde rhizomatique, voire schizophrène (Appadurai, 2001, 69). Les travaux d’Anthony Giddens montrent que si les individus ne sont pas libérés de leurs attaches par la mobilité (ils ne sont pas des électrons libres), ils sont néanmoins davantage confrontés à l’autre. Pour certains auteurs, cette confrontation les engage dans une dynamique de négociation identitaire dans la construction du lien social. Il résulterait de ces processus de délocalisation une certaine tension entre cosmopolitisme et entre-soi du groupe, entre altérité et identité, qui est le corollaire de toutes les traversées des univers de normes (Offner, 1989 ; Missaoui, 1999). À cet égard, la question des mobilités et de la multi-appartenance se rattache à des problématiques en termes d’hybridation, de créolisation ou de métissage des identités. La problématique de l’hybridation a notamment été développée par Ulf Hannerz, qui constate la fusion et le mélange des identités culturelles dans l’œcoumène global (1996). Cette problématique est transposée dans la littérature par le poète Édouard Glissant, chantre de l’hybridité : de l’identité comme facteur et comme résultat d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, non plus comme racine unique, mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines (1996, 23). Cette approche a été fort critiquée par Jean-Loup Amselle, qui invite à observer une certaine prudence à l’égard de ces postulats. Refusant une vision du métissage culturel comme mécanisme propre de la mondialisation actuelle, Jean Loup Amselle propose de substituer aux images du rhizome ou de l’hybride, jugées trop redevables de la métaphore biologique, celle du branchement qu’il juge autrement plus convaincante. En réalité, la critique de Jean-Loup Amselle est une remise en cause de la problématique de l’identité telle qu’elle a été traitée traditionnellement dans l’anthropologie29. Selon Amselle, les notions d’hybridité et de créolisation opèrent à leur tour une réification des cultures, en opposant l’époque contemporaine de globalisation économique et de mélange des identités, à des phases antérieures de soi-disant rigidité des identités : c’est en partant du postulat de l’existence d’entités culturelles discrètes nommées « cultures » que l’on
27 Dans la pensée de la multiplicité de Deleuze et Guattari (1980), être rhizomorphe, c’est produire des tiges et des filaments qui ont l’air de racines, ou mieux encore se connectent avec elles en pénétrant dans le tronc, quitte à les faire servir à de nouveaux usages étranges. Ainsi, à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des Etats de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple…Il n’est pas fait d’Unité mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde…contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchiques et liaisons préétablies, le rhizome est un système a-centré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Il n’y a donc pas de fondement, pas de généalogie du rhizome, qui est intermezzo : l’arbre est filiation mais le rhizome est alliance, uniquement alliance. 28 Pour l’usage de la métaphore du rhizome, on peut voir également Urry, 2000 ; Chambers, 2003. 29 Voir également les points de vue similaires développés par Alexis Nouss et François Laplantine (Laplantine, Nouss, 1997 ; Laplantine, Nouss, 2000 ; Laplantine 1999). 99 aboutit à une conception d’un monde post-colonial ou postérieur à la guerre froide vu comme être hybride. Pour échapper à cette idée de mélange par homogénéisation et par hybridation, il faut postuler au contraire que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originelle (2001, 22)… l’accent mis par les auteurs contemporains sur la globalisation économique masque les phénomènes de globalisation partielle qui ont précédé la compénétration actuelle des cultures sous l’effet de la mondialisation (2001, 49)… Plutôt que de concevoir la modernité, la postmodernité ou la surmodernité comme une rupture radicale avec un autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il serait préférable d’y voir un changement du rapport entre des masses, une sorte de mécanique des fluides (2001, 44). C’est donc, plutôt en termes d’accélération de certains processus de compénétration culturelle, que de rupture radicale dans les relations entre les groupes et dans les phénomènes identitaires, qu’il conviendrait de comprendre les processus actuels. Selon Ulrich Beck, qui adresse le même type de critique aux notions d’hybridité et de créolisation, c’est le concept de cosmopolitisme qui permet de dépasser la limite de certains termes comme celui d’hybridation : le cosmopolitisme dépasse le concept d’hybridation car il évite le danger inhérent au recours à la métaphore biologique pour désigner les différences humaines (2003, 146). Quoi qu’il en soit, ces travaux, qu’ils adoptent la problématique du métissage, de l’hybridation, du branchement ou encore du cosmopolitisme, ont pour caractéristique commune de démonter les thèses de l’homogénéisation des cultures, d’une part ou d’autre part, de l’incommensurabilité des cultures. Ce n’est pas à une dissolution30, ni - à l’inverse - à une rigidification des identités qu’on assiste31, mais bien à leur recomposition constante (Amselle, 2001 ; Beck, 2003). Comment s’opèrent ces recompositions identitaires dans le cas des populations migrantes ? Acquièrent-elles une signification et des formes spécifiques ?
III. LA MOBILITÉ COMME RESSOURCE : RÉSEAUX TRANSNATIONAUX ET FORMES D’INSCRIPTION COSMOPOLITES DES MIGRANTS
1. La généralisation de la circulation migratoire
Comme il a été dit dans l’introduction à cette partie, les interprétations classiques du phénomène migratoire considéraient que la trajectoire-type de l’immigrant était celle d’un passage graduel d’une mobilité importante (parfois sous la forme du transit) à la sédentarisation, liée à un processus de mobilité sociale ascendante (obtention de documents
30 Qu’on pense à la prédiction de Marshall Mac Luhan, qui supposait la dilution des identités dans le village global. 31 Voir notamment les thèses de Samuel Huntington (1993) et de Benjamin Barber (1996) que discute Jean- Loup Amselle (2001). 100 légaux et d’un contrat de travail, regroupement familial). Dans cette seconde phase, le seul acte de mobilité envisagé pouvait être le retour périodique, souvent annuel, au pays d’origine. La mobilité, à l’exception des retours au pays, était, forcément, une contrainte, et l’installation engendrait, nécessairement, une sédentarisation dans la société d’accueil. Or, parallèlement à l’intensification de ces mobilités, les formes migratoires ont connu d’importantes transformations, dont un aspect important semble être le développement des 32 circulations migratoires (Hily, Ma Mung, eds, 2003) . On voit actuellement coexister sédentarité et migration dans les parcours des migrants, sans nécessairement pouvoir effectuer de stricte corrélation entre mobilité spatiale et statut social. Gildas Simon montre ainsi comment les migrations temporaires dans le bassin méditerranéen n’entrent pas en contradiction avec la sédentarisation des populations, mais, bien au contraire, concourent à l’établissement de relations sociales entre le pays d’origine et les différents pays d’installation du groupe, contribuant au maillage des espaces migratoires (Simon, 1990). De contrainte, la mobilité devient, au moins dans certaines situations, ressource (Morokvasic, 1999). Souvent cette mobilité s’exerce à petite échelle, permettant aux individus de déployer des stratégies de vie transnationales déployées entre plusieurs États (Riccio, 2002, 172). Le regard porté sur le migrant et sur ses espaces en est transformé : de victime (de la mondialisation, du néo-libéralisme,…), il devient doté d’initiatives. Ce constat porte à nuancer certaines positions, qui sont par exemple celles de Zigmunt Bauman (1999), reprises par Rogério Haesbaert, quand il écrit : nous voyons par exemple le sens diamétralement distinct qu’acquiert la dé-territorialisation pour les plus riches et pour les plus pauvres, que Bauman synthétise par le binôme « touristes » et « vagabonds ». Nous pouvons dire que le grand dirigeant d’une entreprise, dans son expérience profonde de la compression - ou de la distanciation - spatio-temporelle vit une dé-territorialisation sûre dans la mesure où son rétrécissement du monde ne lui est pas imposé, où il garde certains niveaux d’autonomie pour choisir tel ou tel déplacement et où il reste toujours en sécurité sur les réseaux de sa toile et de ses bulles globalisées, où il fréquente toujours les mêmes hôtels de première classe, les mêmes restaurants et les mêmes maisons de spectacle (Haesbaert, 2001, 58). Dans l’opposition effectuée par Zigmunt Bauman entre touristes et vagabonds, le plus petit, le plus pauvre, se caractérise par son manque d’autonomie et par sa faible emprise sur les territoires qu’il traverse. Que le migrant pauvre ne dispose pas des mêmes ressources pour se déplacer que le directeur d’une entreprise multinationale est une évidence : cela revient à dire, comme il a été écrit plus haut, que la mobilité, en tant que phénomène total, est socialement déterminée et stratifiée. Cependant, à la suite des remarques formulées plus haut concernant l’usage de la mobilité comme ressource, ne
32 Tandis que le transnationalisme s’apparente davantage à la tradition anglo-saxonne, la notion de circulation migratoire a connu un développement récent en France. Elles désignent, toutes deux, des phénomènes relativement proches (Dorai, Hily, Ma Mung, 1998), comme en témoigne la définition proposée par Katharyne Mitchell du transnationalisme dans le Dictionnaire de la géographie de R.J. Johnston, D. Gregory, G. Pratt et G. Watts : une série continue de mouvements transfrontaliers à travers lesquels les migrants développent et maintiennent de nombreux liens économiques, politiques, sociaux et culturels entre deux nations ou plus (Mitchell, 2000, 853). 101 peut-on pas émettre l’hypothèse que le migrant dispose de ressources autres, et que ces ressources -qui sont, selon les auteurs, qualifiées de compétences, de savoir-faire, ou 33 encore de capital social - lui permettent une certaine autonomie par rapport aux hiérarchies locales et aux territoires ? Dans ce cas, pourrait-on, dans certaines situations bien précises, considérer ces ressources offertes par la mobilité comme un pouvoir du migrant par rapport aux sédentaires ? L’usage de la mobilité ne pourrait-il pas être considéré comme quelque chose de l’ordre d’une ruse du faible, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau ? Cette piste de la mobilité comme pouvoir du migrant, qui mérite d’être explorée, correspond à la position de Jean Rémy, quand il écrit : les individus peuvent se connecter à travers des réseaux de relation dispersés spatialement (...) Les diasporas issues de l’émigration disposent quelquefois d’un réseau de relations qui les aide à promouvoir certains objectifs. Cette ressource est quelquefois enviée par les autochtones qui en sont privés (1996, 149). Sur quel type de ressources et de savoir-faire se basent les initiatives circulatoires des migrants? Disposent-ils tous des mêmes ressources ?
2. Multi-appartenance et nouvelles migrations : les relations sociales mondialisées des migrants
Les ressources mobilisées par les migrants ne sont pas essentiellement financières ou même matérielles, mais sociales, relationnelles. La notion de réseau social ou réseau 34 relationnel est donc centrale pour comprendre les modalités d’organisation des migrants. Forme de mobilisation du lien social, le réseau peut être défini comme un ensemble d’individus ou de groupes entretenant des relations binaires permettant la circulation de
33 Alain Tarrius et Michel Péraldi utilisent les expressions de savoir-faire, de savoir-circuler et de compétences. Ces expressions, que nous utiliserons fréquemment dans ce travail, renvoient à quelque chose de l’ordre d’une culture et d’un apprentissage de la mobilité. L’expression capital social est en général davantage utilisée par les anglo-saxons, en référence aux travaux de Bourdieu et de Coleman. Jaques Lévy propose d’utiliser l’expression capital spatial : Pierre Bourdieu a fait un pas intéressant lorsqu'il a ajouté au capital économique le capital culturel. Du coup, pour situer les individus, on n'avait plus un axe, mais un plan. Je continuerai dans cette voie en disant qu'il existe une quantité non déterminée de capitaux sociaux, parmi lesquels le capital spatial. Au-delà, c'est la pertinence même d'un classement unique et stable qui se trouve fragilisé. Il est vrai que ceux qui sont dotés en capitaux sociaux classiques sont en général bien connectés aux différentes manières de s'approprier l'espace, alors que ceux qui n'ont rien en sont déconnectés. Je me suis néanmoins employé à identifier deux catégories qui n'entrent pas dans ce schéma, c'est-à-dire des gens apparemment bien dotés mais mal connectés et des gens mal dotés et pourtant bien connectés... (les migrants) utilisent leur capital de liens entre des lieux différents comme le moyen d'une mobilité sociale ascendante, avec dans l'ensemble de bons résultats. Cela se vérifie dans de nombreuses situations. En Californie et au Texas, les Latino-Américains bénéficient par exemple d'une bien meilleure ascension sociale que les Noirs autochtones... Les diasporas chinoise et indienne sont remarquables par leur force d'innovation, parfois en fort contraste avec les sociétés territoriales dont leurs membres sont issus (Lévy, 2001). Si l’expression capital spatial nous semble intéressante dans la mesure où elle permet de déjouer la corrélation entre niveau social et connaissance spatiale des individus, nous préférerons les termes génériques évoqués plus haut, car ils renvoient davantage à la multiplicité des ressources des individus qui ne sont pas uniquement spatiales, mais s’appuient aussi sur des réseaux de relation et des expériences mobilisées à des fins variées. 34 Pour un constat de la rareté de la prise en compte de la notion de réseau social dans la géographie française, on peut lire Offner, Pumain, eds, 1996. 102 ressources (Offner, Pumain, eds, 1996, 167). Ces réseaux sociaux permettent la mobilisation de ressources à échelle transnationale. Certains auteurs critiquent l’usage intempestif de la notion de transnationalisme pour qualifier ces formes d’organisation en réseau. Leur argumentation repose sur un double constat : d’une part, les phénomènes de transnationalisme ont probablement toujours existé, comme le fait remarquer Ralph Grillo, qui prend pour exemple le sionisme juif et la mafia italienne. Par ailleurs, tous les migrants ne sont pas des transnationaux : certains choisissent d’être assimilés dans la société d’accueil, d’autres, fort marginalisés, n’ont pas les ressources nécessaires pour se situer à la fois ici et là-bas (Grillo, 2000 ; Portes, 1999). Le transnationalisme n’est pas une réalité vécue par tous. Cependant, tout en portant un regard critique sur ces notions, ces auteurs concordent pour affirmer que le phénomène connaît un important développement. La transmigration n’est pas nouvelle, écrit R.Grillo, mais bien plus diffuse et persistante à cause de la transformation des moyens de transport et de communication internationaux, de la flexibilité et de l’insécurité du marché du travail actuel, de la précarisation des sociétés d’accueil, du racisme et de la xénophobie que les migrants rencontrent tous les jours, de leur incapacité à vivre et à éduquer leurs enfants en relation avec leurs croyance, du caractère élevé du coût de la vie durant la retraite…(Grillo, 2000, 20). Aussi, si le fonctionnement en réseaux transnationaux des migrations n’est pas un phénomène nouveau (Thomas, Znaniecki, 1920 ), leur rôle s’est renforcé (Grillo, 2000 ; Faist, 1997). En plus des facteurs évoqués par R.Grillo, qui contribuent à ce renforcement, il faut remarquer que les réseaux ont une propriété performative sur l’organisation des groupes : en renforçant les liens entre les différents pôles d’un champ migratoire, ils contribuent à la formation ou au renforcement de groupes transnationaux. Les interrelations qu’ils permettent entre différents pôles, couplées avec un sentiment d’appartenance, permettent la mise en place de communautés transnationales, voire de diasporas, quand ces liens sont particulièrement intenses et structurés (Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994). Réciproquement, l’existence de ces groupes contribue au renforcement de ces liens. En d’autres termes, la forme identitaire qu’est la communauté transnationale permet d’appuyer les différents types de circulation, tout comme la circulation permet de renforcer la communauté. La formation des communautés transnationales se base une relation circulaire et réciproque entre flux migratoires et identités. Arjun Appadurai, s’appuyant sur l’analyse de Benedict Anderson sur les nations imaginées, souligne combien l’importance des circulations planétaires des images, des biens et des individus est devenue constitutive d’un sentiment d’appartenance supra- national et de communautés transnationales (il les nomme mondes transnationaux). En insistant sur la dimension médiatique de la constitution des communautés transnationales, le travail d’A. Appadurai fait apparaître l’importance du lien entre réseaux sociaux déployés à l’échelle transnationale et réseaux techniques des médias. D’une autre manière, on pourrait relever les correspondances entre le développement logistique des réseaux de circulation et la structuration des réseaux migratoires. Stéphane De Tapia, dans ses travaux sur la circulation migratoire, analyse ainsi le rôle structurant
103 pour la communauté turque de la mise en place de sociétés de transports (De Tapia, 1994 ; voir aussi Charef, De Tapia, Gauthier, 1998). Selon S. De Tapia, il convient d’aborder les réseaux qui animent les circulations selon une double perspective : pour circuler, les individus s’appuient sur des réseaux de type relationnel, des relations sociales, déployés à différentes échelles, mais aussi sur des infrastructures de la communication et de l’information, souvent auto-produites par les migrants (Tarrius, 1985). Cette perspective axée sur les réseaux de transports et de communication permet de souligner l’aspect utilitaire des réseaux de migrants, que la base identitaire sur laquelle ils reposent ne doit pas masquer. À cet égard, la définition proposée par Ariel Colonomos est éclairante pour comprendre le caractère utilitaire des réseaux sociaux. Le réseau social est un mouvement faiblement institutionnalisé réunissant des individus et des groupes dans une association dont les termes sont variables et sujets à une ré-interprétation en fonction des contraintes qui pèsent sur leurs actions. Le réseau est une organisation sociale composée d’individus ou de groupes dont la dynamique vise à la perpétuation, à la consolidation et à la progression des activités de ses membres dans une ou plusieurs sphères socio-politiques. Le réseau ne suppose pas nécessairement, contrairement à l’institution, un centre hiérarchique et une organisation verticale (…). Il se déploie dans l’horizontalité, (…) (ce qui n’exclut pas pour autant) l’existence de relations de pouvoir (Colonomos, 1995, 22). Selon cette définition, la formation d’un réseau correspond à une opération ponctuelle de captage de ressource qui permet de fournir des opportunités à ses membres. Cela signifie qu’il ne convient pas de réifier ces réseaux mais de les comprendre comme un processus. Bruno Riccio parle à leur sujet d’une activité de networking, de construction/déconstruction/reconstruction constante des réseaux (Riccio, 2000). Par ailleurs, comme le souligne A. Colonomos, le fonctionnement en réseaux n’exclut pas l’existence de relations de pouvoir : les notions de verticalité, et de centre et de périphérie qui l’accompagnent, si elles sont appliquées à des domaines précis ne perdent pas de leur signification. Prendre conscience des inégalités à l’intérieur du réseau permet de montrer que tous ne disposent pas des mêmes capacités à circuler et surtout, de rester sensible aux différences, de classe sociale et de genre par exemple, dans les groupes sociaux.
Quoi qu’il en soit, l’existence de communautés transnationales structurées par ces réseaux suscite nombre d’interrogations : quelles sont les logiques de la construction de ces réseaux ? Sur quelles bases identitaires ? Quel est leur rôle dans la détermination des parcours circulatoires ? Les réseaux sociaux transnationaux suffisent-ils à rendre compte de l’ensemble des ressources mobilisées par les migrants ? Il a été vu que la délocalisation de l’individu, telle qu’elle est analysée par A. Giddens, permet son autonomisation par rapport au contexte local. Parce qu’il dispose de ressources sociales particulières, dispersées dans l’espace, le migrant est bien l’exemple paradigmatique de celui qui se positionne entre différents univers de normes. Ces communautés transnationales, en tant que formes identitaires, font ressource et appuient circulations des individus. Toutefois, la formation de groupes transnationaux soulève un certain nombre de questionnements, que la littérature sur les communautés
104 transnationales n’aborde pas toujours. Quelles sont les relations que les migrants entretiennent avec les différents lieux traversés, ainsi qu’avec les groupes et individus qu’ils rencontrent sur leurs parcours ? Les communautés transnationales sont-elles une version contemporaine, transposée à l’échelle globale, de l’ancienne communauté locale ? Ne convient-il pas de s’attacher aux rencontres que la mobilité suscite, aux jeux et aux recompositions des identités en situation migratoire que ces rencontres entraînent ? Cette capacité à traverser les univers de normes, caractéristique de l’Étranger pourrait alors être qualifiée, à la suite de Georg Simmel, de cosmopolitisme.
3. De nouveaux cosmopolitismes ?
Ulf Hannerz, dans son ouvrage sur les connexions transnationales, se demande : qu’est-ce qu’une subjectivité transnationale ? Quelle signification attribuer au fait d’être ici et là ? Selon Ulf Hannerz, les circulants transnationaux ne disposent pas du même degré d’ouverture au monde, ni des mêmes capacités à se rapporter aux territoires que certains riches circulants de la mondialisation par le haut (1996). Il propose ainsi une typologie d’individus, qu’il distingue selon leur rapport à leur lieu d’origine (homeland) et leur relation à Autrui. Le premier type est le Cosmopolite, type rare, qui souhaite entrer en relation avec Autrui (willing to engage with the other), le second est le Local, type traditionnel, qui représente une culture territoriale plus circonscrite, et le troisième est le Transnational, un fréquent voyageur qui partage des structures de pensée et de signification portées par des réseaux sociaux, et qui est à la fois le migrant et le touriste contemporain. Alors que le Cosmopolite témoigne d’une ouverture particulière à Autrui, le Transnational, préfère rester dans le cercle de ses compatriotes, dans lequel il se recrée un chez-soi (homeland) : c’est sa fidélité à l’Etat-Nation, en dépit de la dispersion, qui le distingue du Cosmopolite (Hannerz, 1996). Dans l’œcoumène global, le cosmopolitisme 35 serait la prérogative du migrant aisé . Pour montrer que le migrant ordinaire se rapporte davantage au type Transnational qu’au type Cosmopolite, il développe l’exemple des voyageuses à la valise nigérianes, qui trafiquent entre Londres et Lagos des couches pour enfants et du poisson séché. Il écrit à leur sujet : S’agit-il de cosmopolitisme ? Je ne le pense pas. Au sens strict, le cosmopolitisme voudrait dire un engagement important avec de nombreuses cultures différentes…les cosmopolites sont davantage renards que hérissons (sic). Les voyages d’affaire des contrebandiers et des commerçants de Lagos dépassent difficilement l’horizon de la culture urbaine nigériane. Les bâtons de poisson et les couches pour enfants qu’ils transportent ne transforment que très faiblement leurs structures de signification. Et la plupart des personnes qui s’engagent aujourd’hui dans le monde se caractérisent par ce type de vie, une sorte d’assimilation d’objets d’une provenance distante dans une culture fondamentalement locale (Hannerz, 1996, 103).
35 J. Friedman, qui considère que le cosmopolitisme est l’apanage des élites intellectuelles et des classes globales supérieures, partage le même type de considération (Friedman, 1995 cité par Werbner, 1999).
105 Pour d’autres auteurs, à l’opposé de Hannerz, la circulation des migrants génèrerait de nouvelles rencontres et par conséquent de nouvelles situations cosmopolites, et le circulant témoignerait d’une véritable ouverture sur le monde. Alain Tarrius le montre en analysant les migrants professionnels de père en fils, juifs ou italiens, marchands ou industriels, qui mobilisent leurs réseaux identitaires pour travailler et circuler aux quatre coins du monde. Pour ces circulants, la mobilisation de référents identitaires tels que l’appartenance régionale ou religieuse, permet, paradoxalement, de dépasser les frontières du local : ainsi, tel petit-fils d’Italien émigré en France, mobilise à travers ses connaissances linguistiques et ses réseaux familiaux dispersés, des contacts en Angleterre et en Afrique, au Japon et ailleurs… Appartenance communautaire et cosmopolitisme ne peuvent ainsi être opposés radicalement, et la circulation peut être favorable au brassage. Le cosmopolitisme peut alors être défini comme une co-présence tributaire des nouvelles mobilités (Tarrius, 2000) : ces migrants professionnels ont en commun de fédérer des lieux et des cultures fort éloignées à partir de leur capacité d’osmose avec leurs interlocuteurs (…)Le rôle de ces circulants identitaires est de premier ordre dans la perspective du brassage international. Peut-on imaginer que d’autres métiers fédèrent ainsi des individus de citoyennetés et souvent de cultures différentes ? De premier ordre encore cette éclatante démonstration : la fidélité aux micro-lieux et cultures locales d’origine, qui traverse les décennies de pérégrinations internationales, peut être favorable au brassage et à l’influence mondiale (Tarrius, 2000, 59-60). Alain Tarrius parle ainsi de capacités métisses de la part des circulants internationaux : le parcours si souvent décrit, menant d’une altérité aux identités locales, avec ce long temps ou l’individu n’est plus d’ici ni de là-bas devient obsolète : désormais apparaissent plutôt des capacités métisses souvent fugitives momentanées qui permettent de nombreuses entrées et sorties des marquages culturels des étrangers vers ceux des autochtones (2003, 12). De la même façon, pour Arjun Appadurai, la superposition de la mobilité des hommes à celles des imaginaires génère de nouveaux cosmopolitismes, qui s’effectuent à travers des relations translocales actuelles (2001). Il prend pour exemple la situation du pèlerinage islamique à La Mecque, comme moment et lieu de rencontre entre différentes communautés transnationales, générateur d’échanges cosmopolites.
Cela ne signifie pas que tous sont cosmopolites de la même manière (Beck, 2003 ; Hiebert, 2003). La tendance à la cosmopolitisation n’est pas le fait de tous et le cosmopolitisme est un phénomène inégalement partagé. Il s’agit simplement d’insister sur le fait que, d’une part, les différences de statut social ne peuvent suffire à déterminer les capacités cosmopolites des uns et des autres et que, d’autre part, échange cosmopolite et appartenance à un groupe ethnique transnational ne sont pas forcément opposés. Les migrants participent même nécessairement des deux36 : à un niveau social ou même à un
36 Sur ce thème, voir également les travaux de Pnina Werbner (1999), consacrés aux ressources transnationales et cosmopolites des migrants, qui se basent sur la réfutation de la typologie de Hannerz. Voir aussi l’essai de Donald Nonini sur la culture cosmopolite des travailleurs chinois de Malaisie (Ong, Nonini, 1997). 106 niveau plus intime, de nombreux individus semblent être aujourd’hui, et plus que jamais, capables d’articuler des affiliations complexes, des attachements significatifs et des allégeances multiples à des questions, des hommes, des lieux et des traditions qui dépassent le cadre des diasporas et des communautés transnationales (Cohen, Vertovec, 2003, 2). Ainsi, la mobilité croissante des migrants a une double conséquence qui n’est contradictoire qu’en apparence : d’un côté, une plus grande autonomie par rapport au territoire local, qui se réalise dans l’inscription dans des groupes transnationaux, de l’autre la traversée d’univers de normes et de cultures différents et la rencontre d’individus multiples. Cette double structure des appartenances, rendue possible par la délocalisation et les mobilités, permet d’inscrire toute recherche sur les circulations dans une vision composite des identités : le migrant conserve une identité sociale et culturelle qui le rapporte à son lieu d’origine (homeland) et lui permet de s’inscrire dans des groupes transnationaux. Mais, parallèlement, son identité se transforme au contact de nouveaux milieux et de nouveaux groupes, ce qui provoque un jeu de l’identité et de l’altérité, de nouveaux cosmopolitismes. Les migrants n’ont pas nécessairement conscience de cette nouvelle identité : il convient donc d’en chercher les traces dans leurs récits de vie, leurs pratiques de l’espace et leur relation aux lieux. On voit que cette approche permet à la fois de remettre en cause les catégories identitaires rigides (celle de communauté d’origine, comme s’il n’y avait pas d’autres ressources relationnelles possibles) et en même temps de casser le mythe de l’individu libre (comme le montre l’existence de communautés transnationales, les appartenances ethniques fortes existent toujours), qui sont deux avatars des discours sur la mondialisation. Le migrant, s’il n’a plus le privilège d’une position entre plusieurs lieux, demeure, dans ce cadre, un des types les plus affirmés de la tension entre l’inscription dans des lieux et des situations cosmopolites, d’un côté et, de l’autre, une capacité à s’inscrire dans des communautés transnationales. 37 Ulrich Beck est peut-être celui qui souligne le mieux le lien intrinsèque qu’entretiennent ces deux phénomènes, au-delà de leur caractère apparemment contradictoire. Pour lui, le transnationalisme est en effet le corollaire du cosmopolitisme : ce serait une erreur capitale que de considérer que l’empathie cosmopolite se substitue à l’empathie nationale. Les deux se compénètrent, s’intègrent, se modifient et se colorent l’une l’autre. En réalité, la dimension transnationale et la dimension cosmopolite doivent être entendues comme complémentaires à la redéfinition de la dimension nationale et locale…le mélange des cultures et traditions locales, nationales, ethniques, religieuses et cosmopolites est un des piliers de ce nouveau cosmopolitisme (2003, 14). C’est à partir de cette position qu’il convient de construire notre approche des phénomènes de territorialisation des migrants.
37 Le cosmopolitisme contemporain évoqué par Ulrich Beck doit être entendu comme un cosmopolitisme empirico-analytique, ce qui le distingue du cosmopolitisme idéaliste (opposé au nationalisme) du XVIIIème siècle. Cette approche du cosmopolitisme permet de casser une double dichotomie, opérée dans les études migratoires classiques : celle du ou ici…. ou là, d’une part, et celle de l’appartenance à un groupe et celle de l’appartenance cosmopolite, d’autre part. 107 IV. DE NOUVELLES FORMES DE TERRITORIALISATION
Quelles sont les conséquences de ces appartenances en réseaux et de ces identités composites sur les territoires des individus et des groupes ? Selon quelles modalités convient-il de les aborder ?
1. À propos du territoire
Un développement sur la notion de territoire est ici nécessaire, afin de pouvoir articuler ce qui vient d’être dit à l’étude des espaces des migrants. Avant toute chose, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas de donner une définition consensuelle des notions de territoire et de territorialisation, alors que certains auteurs pensent même à les supprimer du vocabulaire de la géographie, mais simplement de clarifier l’approche de ces termes qui 38 sera adoptée dans ce travail . Est-il nécessaire de préciser qu’une notion ne peut avoir du sens qu’à l’épreuve de la réalité empirique ? Elles seront donc constamment vérifiées et réinterprétées, afin d’éviter de les figer dans un traitement a priori. Le territoire, au sens que lui accordent les travaux de géographie sociale, désigne une construction mise en oeuvre par des groupes sociaux à partir de l’espace géographique. Il résulte d’une articulation entre du concret et de l’abstrait, d’un savant mélange de matériel et d’idéel, d’une relation réciproque entre des réalités matérielles et un sujet social (Di Méo, in Lévy, Lussault, 2000 ; Tizon, 1996). Les notions de mobilité et d’identité sont au cœur de ces processus. Pour territorialiser un espace, en effet, il faut le parcourir. La question du territoire est donc au fondement de la relation entre mobilités et espaces, dans la mesure où l’acte de mobilité est un acte de territorialisation. Michel de Certeau a montré cette dialectique entre le flux et l’espace, productrice de territoire, en analysant la marche du passant. Les pas sont un style d’appréhension tactile et d’appropriation kinésique. Leur grouillement est un innumérable de singularités. Les jeux de pas sont façonnage d’espaces. Ils trament les lieux39 (1990, 147). Le caractère dynamique des processus de territorialisation, accéléré par les phénomènes de mobilité, est nommé par Guy Di Méo labilité territoriale, en référence à Gilles Deleuze et Félix Guattari, quand ils écrivent : tout territoire est en voie de déterritorialisation, au moins potentielle, en voie de passage à d’autres agencements, quitte à ce que l’autre agencement opère une reterritorialisation (Deleuze, Guattari, 1980, cités par Di Méo, 1998, 12, voir aussi Offner, Pumain, eds, 1996).
38 En effet, le terme de territoire est polysémique. Cet usage « fourre-tout » et peu rigoureux est lié à l’histoire de la notion en géographie et contribue fortement à son discrédit. Jacques Lévy en répertorie ainsi huit significations dont il juge qu’aucune n’est satisfaisante (Lévy, 1999). 39 Michel de Certeau compare le rôle de la marche dans la ville, à celui de la parole, de l’énonciation pour le langage. La marche aurait, en effet, une triple fonction énonciative : elle est appropriation du système topographique, réalisation spatiale du lieu, elle implique des relations entre des positions différentiées (De Certeau, 1990, 148-150). 108 La notion d’appropriation et de conscience de cette appropriation est également au fondement de ce qui différencie le territoire de l’espace, pour reprendre la définition de Roger Brunet (1990). Cette appropriation de l’espace est à la fois économique, idéologique, et politique (sociale donc). Elle s’effectue par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité (Di Méo, 1998). Fréquenter un espace ne suffit donc guère à produire du territoire. Le territoire comprend également une dimension identitaire, qu’on retrouve dans la définition proposée par Joël Bonnemaison, qui comprend le territoire comme un ensemble de lieux où s’exprime la culture, et, plus loin, l’espèce de relation sourde et émotionnelle qui lie les hommes à leur terre et dans le même mouvement fonde leur identité culturelle (Bonnemaison, 1979, in Tizon, 1996, 22). La définition de Joël Bonnemaison permet également d’insister sur ce qui distingue le territoire du lieu : le lieu est limité, circonscrit, c’est la plus petite unité spatiale complexe (Lussault, 2003). Le territoire peut être discontinu, et est plus étendu qu’un lieu. En d’autres termes, il relève d’une métrique topologique tandis que les lieux s’inscrivent dans une métrique topographique (Di Méo, 1998). Au sujet de la valeur identitaire des territoires, Guy Di Méo considère que la relation du sujet et des sociétés à l’espace est au fondement de la formation des identités. Ainsi, il propose de qualifier les identités sociales d’identités socio-spatiales : l’identité résulte d’une construction tripartite mettant en interaction trois éléments majeurs, le sujet humain, la société et l’espace géographique (Di Méo, 2002, 178). Le rapport identitaire à l’espace est alors nommé territorialité : identité et territorialité ont toutes deux un fondement collectif et individuel, mais tandis que l’identité est incorporation des objets géographiques par le sujet, la territorialité est projection de l’individu sur l’espace vécu (Di Méo, 2002, 179). Le territoire, lié à l’existence d’un groupe humain, permet de passer d’un rapport individuel à un rapport social à l’espace, il relève d’une lecture et d’un signifié collectifs (Di Méo, 1998). Parce qu’il renvoie à un sentiment d’appartenance et au découpage de l’espace par des groupes (c’est sa dimension politique), il est également une forme de positionnement par rapport à Autrui, il permet de lui signifier son Altérité. Cette dimension politique est structurée par un champ symbolique, qui s’appuie sur des marqueurs spatiaux et notamment des limites plus ou moins nettes. De ce point de vue, le territoire se perçoit dans la différence. Il médiatise la relation à l’autre (Barel, 1986). Par conséquent, l’observation de son organisation doit permettre de comprendre celle des rapports sociaux. On retrouve cette dimension identitaire et collective du rapport à l’espace dans les travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective : il faut garder à l’esprit que les traits caractéristiques des représentations collectives et leurs tendances sont de s’exprimer et de se manifester dans des formes matérielles, de nature souvent symbolique ou emblématique. Tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles et dans l’espace (Halbwachs, 1997).
109 Le territoire relève également de l’apprentissage social, de la socialisation : il comprend une dimension historique, du temps long, consolidé (Roncayolo, 1990), qui peut être entretenue à travers la mémoire collective, qui s’inscrit dans des événements mais aussi dans des lieux-supports à la mémoire (Halbwachs, 1971). Ainsi, le territoire n’est pas tant le fruit d’une sédimentation de l’histoire qu’à l’image du palimpseste, une actualisation du passé (Di Méo, 1998). Aussi peut-on considérer le territoire comme une construction panchronique, dans la mesure où elle est traversée par un large spectre de temporalités, revendique quelque chose comme une légitimité historique mais aussi parce que la tyrannie du quotidien ne cesse de reformuler ses ancrages (Joyeux, 2002, 200). Cette dimension du territoire est d’autant plus importante lorsqu’on fait référence à des groupes migrants qui n’ont pas de légitimité historique sur les espaces qu’ils traversent et transforment. Comment cette tension est-elle résolue ? Peut-on penser le territoire autrement que par la présence pérenne d’un groupe (Ma Mung, 1999 b, 96) ? Enfin, le territoire, parce qu’il se différencie de l’espace par sa composante identitaire, est régulation : il n’y a pas d’identité sans règles, implicites ou explicites, imposées ou consenties, modulant les échanges entre soi et avec les autres. À partir d’un même espace, peuvent se construire des territoires multiples, disjoints ou superposés, conflictuels ou non, les uns par rapport aux autres (Offner, Pumain, eds, 1996, 156). Cette possibilité de superposition de plusieurs territoires en un même espace est déjà soulignée par Maurice Halbwachs qui montre, à travers l’étude de la relation entre mémoire, histoire et lieux en terre sainte, comment il est possible, pour différentes communautés religieuses d’attribuer une signification différente à des lieux identiques (1971).
Partant de cette définition minimale du territoire, qui sera, au cours de cette thèse, à de multiples reprises, visitée et re-travaillée, il est possible de revenir à la question posée initialement : Quels sont les effets des nouvelles migrations sur les logiques et les formes de territorialisation ? Comment penser les territoires à la lumière des nouvelles appartenances ? À la suite des remarques formulées plus haut concernant la double inscription, cosmopolite et transnationale, que permet la mobilité, comment étudier les formes de territorialisation des migrants ? Il est proposé d’aborder cette question selon une double approche, qui touche aux deux dimensions de la mobilité : - La première s’attache aux conséquences de la mobilité sur les formes territoriales à petite échelle, et lit la territorialisation comme une mise en réseau d’espaces complémentaires. - La seconde entrée s’attache à la territorialisation comme co-présence et négociation entre des groupes et des individus différents pour l’appropriation d’un espace, à une échelle plus restreinte.
110 2. La territorialisation comme mise en réseau d’espaces complémentaires
Les espaces sociaux de référence, de pratique et de représentation des individus, leurs territoires en somme, ont changé, et peuvent désormais se composer d’un ensemble de lieux géographiquement distincts (Knafou, 2000, 89). Les territoires actuels se caractérisent par leur discontinuité tandis qu’on est passé, pour reprendre les catégories proposées par Guy Di Méo, d’un acteur de moins en moins endogène à un type d’acteur exogène, familier de l’espace éclaté, qui sélectionne au gré de ses objectifs les formations socio-spatiales qu’il investit (Di Méo, 1987, 593). Cette opposition peut se traduire par le passage de la contiguité à la connexité, de la territorialité aréolaire à la territorialité réticulaire (Dupuy, 1999). C’est, pour reprendre Pierre Veltz, la fin du monde bien ordonné par la distance (Veltz, 2000, 59). Comment désigner ces nouvelles formes territoriales ? Que nous disent-elles sur les modes d’organisation des individus ? Ici encore, un éventail de métaphores peut être mobilisé. Ulrich Beck utilise avec esprit le terme de polygamie des lieux pour qualifier ce nouveau couplage des individus aux espaces, tandis que Jean Viard propose la figure de l’archipel (Beck, 2000 ; Viard, 1994). Cette métaphore de l’archipel, suggérant la spécialisation fonctionnelle d’espaces éclatés et complémentaires, est particulièrement appropriée dans la mesure où elle invite à remettre en cause le principe d’une centralité unique, comme le suggère François Ascher : les centralités se multiplient, se diversifient, se spécialisent, à tel point qu’il semble préférable aujourd’hui de parler de polarités ou de concentrations spécialisées (Ascher, 2001, 23). Toutefois, la métaphore de l’archipel ne se limite pas aux pratiques spatiales des individus. Elle a également été explorée dans le cadre de la mondialisation économique par le haut et des stratégies de rente spatiale différentielle des entreprises (Veltz, 1996). Pierre Veltz oppose ainsi ce qu’il nomme les territoires-réseaux actuels des entreprises, fondés sur la prédominance des relations horizontales (pôle-pôle), aux territoires-zones traditionnels, fondés sur des relations verticales (1996, 62). Par conséquent, transférer cette image de l’archipel aux territoires des individus soulève le problème de la mise en relation de deux phénomènes contemporains, la mondialisation par le haut, et la mondialisation par le bas (Portes, 1999). Quels sont les points communs et les différences entre les deux types de logiques qui président à la formation des territoires en archipel des entreprises et des individus ? Existe-t-il une particularité des groupes migrants dans la formation de ces territoires ? Cette question soulève celle des ressources des individus et de leur capacité à contourner ou à passer, à tirer profit ou à être bloqués par les effets de frontière (dispositifs législatifs, mais aussi univers de normes). Comment, par quels moyens, les migrants parviennent-ils à tirer profit d’espaces distants ? Comment informent-ils et transforment-ils de façon contemporaine différents lieux ? Certains auteurs insistent sur l’importance du capital social mobilisé par les migrants, qui les différencient des acteurs de la mondialisation par le haut, qui mobilisent essentiellement des capitaux économiques (Portes, 1999 ; Péraldi, 2001 a). Alain Tarrius insiste sur la capacité des individus migrants à territorialiser des 111 lieux distants, à les investir de signification sociale, ce qui les distingue des entreprises de la mondialisation par le haut. Il constate, à travers la notion de territoire circulatoire, la capacité des petits migrants à donner sens aux espaces qu’ils traversent et investissent, et qu’il oppose aux cadres circulants internationaux, sous produit des stratégies multinationales des firmes, incapables de produire des identités spécifiques, ni des traces territorialisées d’un type nouveau (1996, 102). Ces compétences du petit migrant par rapport au grand, Alain Tarrius les qualifie de nomades. Les territoires circulatoires des nomades, qu’il définit comme socialisation d’espaces-supports à des pratiques de mobilité, se superposent à ceux des sédentaires et ne correspondent pas aux mêmes logiques, ni aux mêmes hiérarchies. Cette notion de territoire circulatoire permet ainsi de donner une cohérence à l’ensemble discontinu des espaces investis et transformés par les pratiques des circulants. L’investigation des lieux interstitiels, espaces du passage entre les différents pôles, qu’ils soient fixes (aires d’autoroute, parkings, gare…) ou mobiles (train, autocar, bateau) peut 40 peut-être nous aider à comprendre la singularité des territoires de ces migrants . Comme l’écrit Alain Battegay, la reconnaissance des lieux du voyage et des routes des migrations, certes liés à des modes de transport, donne aussi à voir des gammes de savoir-faire, qui peuvent aller de l’utilisation de statuts dérogatoires donnant capacité à circuler (…) jusqu’à l’habitude de circuler entre différents systèmes de valeurs, qu’elles soient éthiques ou économiques, et la capacité à jouer sur des différentiels de valeurs (Battegay, 1996, 64). Comment définir les couloirs et les réseaux logistiques, supports à la circulation ? Qui passe et comment ? Que se trame-t-il dans ces univers du passage ? De quelle manière ces espaces de la traversée sont-ils appropriés ? Une autre question mérite d’être soulevée au sujet de ces nouvelles formes de territorialisation basées sur la mise en réseaux d’espaces complémentaires : qu’en est-il de la hiérarchie des lieux des individus ? De quelle manière la mobilité bouleverse-t-elle les centres et les périphéries de leurs territoires quotidiens ? Dans les territoires en archipel que se tissent les migrants, le lieu conserve toute sa valeur et sa singularité. Cependant, dans un contexte de mise en concurrence globale des villes, ces singularités n’ont de sens 41 que mises en relation avec d’autres lieux : chaque ville peut être vue dans l’ensemble de ces liens avec le monde en dehors de ses limites écrit ainsi Michael Peter Smith, proposant, pour désigner ces villes connectées à d’autres espaces par les migrants transnationaux, le terme de translocalité42. Dans le cadre de ce travail, il faudra donc s’interroger sur les
40 Pour Marc Augé, certains de ces espaces peuvent être considérés comme des non-lieux. Comme le fait remarquer Mike Crang, le succès de la notion de non-lieu proposée par Marc Augé tient justement au fait qu’elle soulève la question de savoir ce que signifie habiter dans une société de la mobilité : Il ne s’agit pas de non-lieux, mais bien des lieux de la ville dans lesquels nous vivons tous les jours (Crang, 2002, 572). 41 Dans ses questionnements sur l’identité du lieu, Doreen Massey remarque ainsi que c’est précisément la connexion qui fait la singularité du lieu (1994). 42 M.P. Smith, qui s’intéresse aux effets du transnationalisme sur les espaces urbains, cherche à se démarquer de l’approche de Saskia Sassen, qui considère que les villes globales sont les lieux idéaux d’observation des dynamiques de désarrimage des identités (Sassen, 1996). Smith suggère que les espaces translocaux ne se limitent guère aux villes globales. L’étude de la ville comme espace translocal permet ainsi d’aborder les 112 défauts et les qualités que présentent certains lieux, sur les avantages et les inconvénients qui motivent les choix de localisation des migrants.
3. La territorialisation comme co-présence et négociation
La translocalité, telle qu’elle est analysée par M. P. Smith comprend une autre signification. Elle est croisement d’individus et croisement de réseaux. Ce second aspect rappelle la mobilité comme co-présence, qui donne lieu à des formes de micro-sociabilité, telle qu’elle a été analysée par Jean-Samuel Bordreuil et présentée au début de ce chapitre. En effet, les formes de territorialisation liées à la pratique des mobilités comportent une dimension de rencontre et de négociation, qu’il convient à présent d’aborder. La mobilité, à travers la question du territoire, interroge notre relation à l’autre. Comme l’écrit Rémy Knafou, tout déplacement, quelles que soient sa portée et sa motivation, nous entraîne sur le territoire des autres, c’est-à-dire dans un espace produit et approprié où, de ce fait, des conflits de tous ordres (de l’usage ou symbolique) peuvent surgir (Knafou, 1998, 7). Cela a d’autant plus d’importance que le principal lieu d’observation de ce travail est une place, au sens propre du terme : la place de la gare de Naples ou place Garibaldi. Or, la place est à la fois un lieu de mobilité par définition, puisqu’elle est croisement des trajectoires, mais aussi un espace sociétal par excellence, accessible à tous, selon la définition de Jacques Lévy (2003). C’est donc un lieu de négociation important. À ce propos, on peut se demander s’il peut exister des modes d’appropriation exclusive du territoire, ou bien s’il convient de penser que la territorialisation est toujours une entreprise de négociation. Les logiques de mobilité posent en effet la question de la territorialisation du même espace par différents groupes sociaux. Cette territorialisation est génératrice de conflits, au sens qu’accorde Georg Simmel à ce terme, c’est-à-dire un véritable principe organisateur de la société, combinant opposition et intégration, distance et proximité (Simmel, 1995). La territorialisation passe par la négociation des identités qui peut s’exprimer, dans le cas des migrants, sur le mode de l’ethnicité, mais pas uniquement : la mobilisation des identités de genres, par exemple, permet également une inscription et une appropriation différente de l’espace, qui passe par des marqueurs spatiaux. Existe-t-il des territoires plus riches en négociations que d’autres ? La grande ville est probablement, par son caractère de proximité et de diversité, le lieu par excellence de la réalisation de ces négociations. D’observatoire des sédentarités, elle est devenue carrefour des mobilités (Martinotti, 1994 ; Tarrius, 1996). Dans les villes, les frontières entre identité/altérité semblent perpétuellement négociées43. Aussi les territoires concernés par la mobilité semblent par définition ne pas correspondre au modèle de l’enclave, au sens que phénomènes de transnationalisme dans leur complexité et de s’affranchir des tentatives d’objectivation des villes effectuées par les théoriciens de la ville globale qui mènent à une vision stricte opposant centres et périphéries économiques du monde. Selon Smith, il convient de restituer au flux leur complexité et leur autonomie par rapport à ceux du capitalisme mondialisé. 43 Les nouvelles mobilités remettent ainsi en cause une approche écologique de la ville, puisque les groupes n’entrent pas nécessairement en concurrence ou plutôt cette concurrence peut être réduite par la négociation. 113 lui attribue le dictionnaire de territoire enfermé dans un autre (ils ne sont pas isolés, puisqu’ils sont des carrefours). Ce sont des lieux de négociations, de concurrences et de complémentarités44.
À partir de ces remarques, on peut conclure que l’observation à l’échelle locale demeure plus que jamais nécessaire : l’investigation des effets des circulations sur les espaces locaux et l’observation des interactions entre différents acteurs permettent de rendre compte de l’émergence de formes nouvelles de relations et de territorialisation.
Ce chapitre se base sur l’hypothèse que l’analyse des mobilités et de leurs implications identitaires, sociales et spatiales permet de construire une approche nouvelle du phénomène migratoire et des territoires des migrants. En tant que phénomène social total, la mobilité doit être appréhendée dans ses multiples dimensions : celle de la tension entre fixité et errance qui caractérise particulièrement l’individu contemporain ; celle de ses dimensions socio-spatiales, structurantes et structurées ; celle des interactions et des micro-sociabilités en situation qu’elle génère ; celle des espaces-temps dans lesquels elle se déploie. L’intensification des circulations a provoqué un brouillage des catégories d’appréhension des phénomènes socio-spatiaux. La capacité croissante d’individuation des hommes, la possibilité de s’inscrire dans des lieux distants, l’autonomisation par rapport au groupe d’origine, impliquent l’émergence de formes identitaires cosmopolites, faisant de chacun une sorte d’Étranger en ce monde, et privilégiant les appartenances en rhizome aux dépens des appartenances locales. La relation entre migration, identités et territoires en est bouleversée. On constate l’émergence de nouvelles formes migratoires, organisées en réseaux transnationaux, qui appuient les circulations des individus. Ces réseaux et ces circulations renforcent, par l’intensité des liens qu’ils créent, les différents pôles du champ migratoire et contribuent à la formation de communautés transnationales. Cependant, le monde ne peut être réductible à une mosaïque de communautés déterritorialisées. Cela reviendrait à considérer les communautés transnationales comme des communautés locales telles qu’elles pouvaient être envisagées par l’anthropologie traditionnelle, simplement transposées à l’échelle mondiale (Amselle, 2001). À l’inverse, les migrants semblent bien représenter l’archétype des identités contemporaines, telles qu’elles ont été décrites par Anthony Giddens : s’inscrivant ici et là, les migrants interagissent avec des individus toujours plus différents,
44 Ce processus de négociation identitaire ne concerne pas seulement les lieux d’accueil. Les travaux de Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily, et Michel Poinard ont ainsi montré, à travers l’analyse du retour des migrants portugais au village d’origine, les processus de négociation territoriale auxquels ils se livraient (1997).
114 dans des situations toujours plus diverses, témoignant ainsi de véritables compétences cosmopolites. Sous l’angle des mobilités, c’est alors une double perspective sur les territoires qui se profile, celle du territoire d’individus et de groupes mobiles, un territoire éclaté, réticulaire, pour reprendre l’expression de Michel Bruneau (1995), et celle du territoire local, souvent urbain, lieu de négociation des identités, des relations intergroupes et interindividuelles, où l’ethnicité prend forme. Résolument, la notion de lieu n’est plus ce qu’elle était (Hannerz, 1996). Mais le local n’a pas pour autant perdu son intérêt en tant qu’objet d’analyse. Les lieux, à la fois connectés et croisements de réseaux, dans la double acception que donne M.P. Smith au concept de translocalité, sont même devenus encore plus passionnants : cette notion témoigne de ce nouveau cosmopolitisme du lieu, pour reprendre l’expression de Beck, qui caractérise en particulier les villes (Smith, 1999, Beck, 2002). Ainsi, les trajectoires des migrants se situent bien dans une dialectique entre local et global, entre lieux d’installation et espaces des circulations, ce qui implique des échelles d’analyse macro- et microscopiques, à la mesure des lieux et des réseaux, des racines et des ailes.
Il convient à présent d’intégrer ces réflexions à nos questionnements, centrés sur la question du commerce et de l’entrepreneuriat migrant. Le commerce interroge radicalement la place du migrant dans nos sociétés. Tout comme la mobilité, il provoque l’échange. De ce point de vue, le commerçant, tout comme l’Étranger, est l’homme cosmopolite par excellence : toute l’histoire économique montre que l’Étranger fait partout son apparition comme commerçant et que le commerçant c’est l’étranger, écrit ainsi Georg Simmel (2000). Le commerce permet de faire émerger des questionnements sur nos identités, nos appartenances, nos positionnements par rapport à l’autre : c’est sa dimension symbolique. C’est, par ailleurs, une activité concrète qui transforme les espaces, les relations et les statuts économiques. Connaître les commerces de l’Étranger, c’est donc reconnaître son double rôle, économique et symbolique, dans les dynamiques socio- spatiales contemporaines (Tarrius, 1999).
Comment, à la lumière des considérations introduites plus haut sur les nouvelles formes de mobilité et d’organisation des migrants, peut-on utiliser le patrimoine que nous livre le champ d’études sur l’entrepreneuriat ethnique pour comprendre les activités commerciales des migrants dans le quartier de la gare de Naples ?
115 Chapitre III L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités
À l’issue des remarques formulées sur les mobilités et leurs implications du point de vue des identités et des territoires des migrants, il est possible d’opérer une relecture critique de la littérature existant sur l’entreprise migrante ou ethnique45. Il s’agit de montrer les avantages et les limites de ces travaux, dans le contexte de notre étude centrée sur la question des circulations, tout en proposant d’autres pistes d’analyse, permettant de construire une problématique de recherche. Ce chapitre s’articule de la manière suivante : la première partie est consacrée aux travaux qui se sont développés depuis une trentaine d’années sur l’entreprise ethnique. Certains apports de cette littérature, qui constitue un véritable champ d’étude, y sont exposés, et envisagés dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes migratoires (I). Par la suite, il est proposé de s’interroger sur la manière dont la spécificité des formes entrepreneuriales actuelles, liée aux évolutions du monde du travail et des migrations, modifie notre lecture des phénomènes d’entrepreneuriat migrant. Il faut, à la lumière du développement des mobilités, réenvisager les problématiques de l’entreprise ethnique, et s’interroger sur les nouvelles formes territoriales qui résultent de ces évolutions (II).
45 En anglais, migrant (ou immigrant) entrepreneurship ou encore ethnic business. Les deux expressions n’ont pas exactement la même signification. L’expression entreprise migrante ou immigrante permet d’insister sur le fait que ceux qui participent à ces entreprises sont des immigrants. En parlant d’entreprise ethnique, on inclut les minorités ethniques, qui ne sont pas nécessairement des immigrants, et peuvent se trouver depuis plusieurs générations au pays d’accueil. Par ailleurs, l’expression entreprise ethnique insiste davantage sur la particularité des ressources dont font preuve les entrepreneurs concernés. À la suite de Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong (1995), il a été choisi de ne pas effectuer de distinction entre entreprise ethnique et entreprise migrante, ou immigrante : si les formes économiques observées sont plutôt de l’ordre de l’entreprise migrante, dans la mesure où les individus étudiés sont des nouveaux arrivants, on peut également parler d’entreprise ethnique, car ils ont recours (entre autres) à des ressources de type ethnique dans leurs stratégies entrepreneuriales. 116 I. LES MODÈLES D’INTERPRÉTATION DE L’ENTREPRISE ETHNIQUE : UNE LECTURE CRITIQUE
La mise en relation des phénomènes d’entrepreneuriat et de la présence de migrants ou de minorités ethniques dans la ville n’est guère nouvelle (Simmel, 2000). Cette ligne de recherche a néanmoins été abandonnée jusqu’aux années 70 quand, avec le tournant post- fordiste, se manifeste un regain d’attention pour ce qu’on appellera désormais les économies ethniques ou migrantes. Le travail pionnier en la matière, auquel ces économies doivent leur dénomination, s’intitule Ethnic entreprise in America et est publié par Ivan Light, en 1972. Ces travaux émergent dans la période qui suit la seconde division industrielle du travail 46, qui se caractérise par des changements paradigmatiques dans la nature du travail et de l’organisation industrielle, et notamment par le développement du petit entrepreneuriat et du travail autonome (Amin, 1994, 20). Dans ce contexte, le champ d’études pluridisciplinaire sur les économies ethniques prend pour point de départ un double constat :
- le travail autonome et l’entrepreneuriat parmi les migrants et les minorités ethniques sont en constant développement et deviennent un aspect central de l’évolution des sociétés urbaines47. - les activités pratiquées se caractérisent de plus en plus par la spécialisation ethnique, ce qui mène à populariser la notion de niche économique.
Les définitions de l’entreprise ethnique sont variables. Deux grandes acceptions se retrouvent généralement : selon la première, plus restreinte, la notion d’entreprise ethnique se réfère à la pratique de savoirs et d’usages typiques de la région de provenance des migrants, comme dans le cas des restaurants, magasins alimentaires et boutiques
46 L’expression, qu’on doit à Piore et Sabel (1984), désigne la deuxième grande rupture dans l’organisation industrielle du travail. Piore et Sabel identifient deux divisions industrielles : la première dans les années 20 et 30 avec le passage au fordisme par la production de masse, la deuxième dans les années 70, avec le tournant post-fordiste, ou la production de masse et le développement de la spécialisation flexible coexistent. La production de masse exige l’usage de machines et de travailleurs semi-spécialisés pour produire des biens standardisés, et la spécialisation flexible se base sur des travailleurs qualifiés qui produisent des biens spécifiques. Les deux coexistent toujours, au sein des économies fordistes et des économies post-fordistes mais, dans certaines périodes, l’un prime sur l’autre. Cette approche a été critiquée pour son dualisme excessif (d’un coté travail rigide non qualifié, de l’autre travail flexible qualifié). 47 Les premiers travaux sur l’entrepreneuriat ethnique sont réalisés aux Etats-Unis, ce qui est lié à la précocité du phénomène et de sa découverte (fin des années 60). En Europe occidentale, il faut attendre la seconde moitié les années 80 pour voir se développer un champ d’études sur l’entrepreneuriat ethnique, ce qui explique qu’il soit fort influencé par l’approche américaine (Joseph, 1987 ; Ma Mung et Simon,1990 ; Palidda, 1992). En France, la prise de conscience de l’importance des entreprises migrantes est liée au constat d’un certain échec du modèle national d’intégration (Ma Mung, Simon, 1990). En Italie, la question s’est développée au cours des années 90, avec la prise de conscience de l’existence d’une présence étrangère consolidée sur le territoire : elle se concentre sur l’entreprise chinoise ou encore sur les formes de commerce de rue pratiquées par de nombreux groupes de migrants (voir le chapitre 1). 117 artisanales. La seconde définition, qui couvre un plus ample champ d’études, se réfère à l’appui sur des réseaux ou solidarités communautaires de la part des entrepreneurs (Ambroso, Mingione, 1992). Elle correspond à la définition d’Ivan Light et Steve Gold (2000), pour lesquels cette économie se distingue de l’économie générale par l’appartenance ethnique des membres de l’entreprise : une économie ethnique consiste en des employeurs, des employés et des travailleurs autonomes de la même appartenance ethnique. Emmanuel Ma Mung propose une définition relativement similaire, qui met l’accent sur l’importance des réseaux de relations et des solidarités de type ethnique ou communautaire : ces entreprises utilisent et s’appuient sur des réseaux de solidarité ethnique notamment sur le plan du financement, de l’approvisionnement, du recrutement du personnel et parfois même de l’achalandage, lorsqu’elles sont orientées vers leur communauté d’origine (Ma Mung, 1996, 177). Ces définitions de l’entrepreneuriat ethnique prennent en ligne de compte des acteurs extrêmement divers (chefs d’entreprise, employés et travailleurs autonomes et même parfois clientèles, riches et pauvres, immigrants et minorités ethniques, commerçants et entrepreneurs productifs…). Ce domaine d’étude souhaite en effet couvrir un vaste champ de questionnements parmi lesquels : pourquoi les activités entrepreneuriales en contexte urbain sont-elles de plus en plus dominées par la présence des migrants ? Pourquoi ces migrants font-ils le choix de pratiquer ce type d’activité ? Quels sont les facteurs qui déterminent leurs stratégies entrepreneuriales, leurs formes d’organisation, leurs réussites ou leurs échecs ? Existe-t-il une spécificité, dans leurs formes d’organisation socio- spatiale, des économies migrantes ou ethniques ? Si oui, en quoi consiste-t-elle ?
Les travaux sur l’entreprise ethnique isolent en général, dans un schéma économique qui s’apparente à celui de l’offre et de la demande, deux séries de facteurs qui peuvent expliquer la réussite et le développement des entreprises migrantes. La première série de facteurs déterminants concerne les structures, c’est-à-dire les conditions, favorables ou défavorables, à l’insertion des migrants dans une activité ou une niche économique (1). La seconde série de facteurs concerne les ressources ethniques, soient les caractéristiques de groupe dont disposent les entrepreneurs, et qui leur fournissent un avantage sur le marché du travail (Light, 1972, Aldrich, Ward, Waldinger, 1990) (2). Partant de l’examen de ces deux séries de facteurs, ces travaux tirent des conclusions variables concernant la relation entre entrepreneuriat ethnique et mobilité sociale (3). La plus célèbre des tentatives d’explication de la création et du développement des économies ethniques est sans doute le modèle mis en place par Howard Aldrich, Robin Ward et Roger Waldinger, qui se présente comme une tentative de synthèse des travaux précédents (1990). Ce schéma, que nous suivrons dans notre analyse de l’entrepreneuriat migrant à Naples, est dénommé approche interactive (4).
118 1. Structures d’opportunités et de contrainte
Certaines conditions, indépendantes des ressources dont dispose l’entrepreneur, doivent être réunies pour permettre le développement d’une entreprise ethnique. Il s’agit des structures d’opportunité, qui concernent en particulier les conditions du marché du travail et les possibilités d’accès à la propriété (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). Ces dernières dépendent à la fois des places vacantes dans le marché de la propriété entrepreneuriale et des politiques des gouvernements envers l’accès des étrangers à l’entreprise (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Rath, Kloosterman, 2002). À ce sujet, on peut remarquer que la législation européenne concernant l’accès des populations étrangères à l’entrepreneuriat est notablement plus restrictive que la législation nord-américaine (Light, Gold, 2000). La législation italienne ne déroge pas à la règle. Nous avons déjà fait référence dans le premier chapitre aux difficultés rencontrées par les étrangers dans l’ouverture d’une boutique ou dans la mise en œuvre d’une activité productive. Quant à la possibilité pour les étrangers d’exercer une forme de commerce de rue, elle a été, jusqu’en 1998 (loi 114/1998 et loi 40/1998), strictement limitée à trois nationalités soumises à un accord de réciprocité : les Sénégalais, les Marocains et les Albanais. Encore aujourd’hui la possibilité d’exercer de façon légale le commerce de rue est extrêmement restreinte, car l’attribution de postes de vente sur trottoir est la compétence des municipalités, qui en général sont réticentes à les allouer à des étrangers (Pellegrini, 2001). Au-delà des opportunités ou des difficultés liées à l’accès à la propriété, les conditions du marché du travail doivent permettre la mise en route et le succès d’une entreprise. Certains secteurs sont plus adéquats : le commerce de produits ou de services ethniques destinés à une clientèle constituée de co-ethniques est particulièrement favorable. Ce type d’entreprise, qu’Emmanuel Ma Mung et Gildas Simon nomment le commerce communautaire, et qu’on retrouve sous le terme de marché protégé ou marché ethnique dans les travaux des Anglo-saxons est en effet facilement accessible aux immigrants, car ces derniers connaissent davantage les pratiques et les goûts des membres de leur communauté : les goûts du consommateur ethnique provoquent une position de marché protégé, d’abord parce que les membres d’une communauté peuvent préférer avoir des rapports avec des co-ethniques, mais aussi à cause des coûts de l’apprentissage des goûts et des besoins des groupes d‘immigrants, qui peuvent décourager les autochtones à exercer ce type d’activité, en particulier dans un premier temps, quand la communauté est restreinte et peu visible pour les autres écrivent à ce propos Howard Aldrich, Robin Ward et Roger Waldinger (1990, 27). Les migrants bénéficient donc de certains avantages structurels dans ce type de secteur, même s’il offre des chances de mobilité sociale assez restreintes (Aldrich, Ward, Waldinger 1990 ; Light 1972). Par ailleurs, le développement d’une entreprise peut être lié à une demande de la part d’une clientèle non ethnique. C’est le cas de la vente de produits ou de services exotiques destinés aux autochtones, chez qui le besoin ethnique, en particulier dans les grandes métropoles, est toujours plus fort (Raulin, 2000). Ce type d’entrepreneuriat est en effet étroitement lié au développement d’une classe de cosmopolites pratiquants ou
119 consommateurs multiculturels acquise à la consommation de produits originaux et dépaysants (Semi, 2004 ; Simon, 1994). D’autres secteurs du marché du travail sont particulièrement accessibles aux entrepreneurs migrants. Secteurs délaissés, dont les propriétaires ne trouvent pas de repreneurs parmi les autochtones, comme la petite épicerie à Paris dans les années 80, ou encore secteurs demandant des compétences techniques faibles, comme celui des chauffeurs de taxi (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Guillon, Ma Mung, 1986). Roger Waldinger, dans une étude sur les commerçants new-yorkais, remarque ainsi que les entreprises ethniques se développent plutôt dans des secteurs au sein desquels l’entrée est relativement aisée, mais les risques et la compétitivité particulièrement élevés (Waldinger, 1989). Jan Rath et Robert Kloosterman (2000) formulent le même type d’analyse au sujet de l’entreprenariat ethnique aux Pays-Bas. Pour ces auteurs, les migrants occupent, même sous la forme du travail autonome ou de l’entrepreneuriat, les segments les plus bas du marché du travail. Dans cette perspective, l’entrepreneuriat migrant, loin d’être déconnecté de l’économie générale, en constitue, bien au contraire, la clef de voûte. Saskia Sassen-Koob met ainsi en évidence le rôle central des petites entreprises de services et de sous-traitance, souvent gérées par les migrants, dans l’organisation de ce qu’elle appellera les villes globales dans des recherches ultérieures. Ses travaux, en mettant l’accent sur la relation entre entreprise ethnique et économie informelle, montrent combien ces économies, par leur facilité d’accès, constituent un débouché efficace pour les nouveaux arrivants, tout en correspondant à une demande de sous-traitance de la part des entreprises du secteur formel. Elle montre ainsi comment secteurs formels et informels sont interdépendants dans l’économie mondialisée (Sassen-Koob, 1989).
Les choix entrepreneuriaux émanent également de contraintes et de désavantages, comme les discriminations dont sont victimes les migrants et les minorités ethniques, assortis de l’impossibilité légale de pratiquer certaines professions, notamment dans le secteur public. Ivan Light remarque ainsi que : les histoires sociales des Américains d’origine chinoise ou japonaise nous offrent une illustration empirique de la façon dont la pauvreté, la discrimination, et la visibilité ethnique stimulent son propre entreprenariat parmi les immigrés désavantagés (Light, 1972, 8). Ici encore, l’Italie, qui réserve son secteur public48 aux citoyens européens, ne fait pas exception (Magatti, Quassoli, 2004). Par ailleurs, les restructurations du marché du travail qui ont touché les économies occidentales ont poussé de nombreux étrangers à mettre sur pied des activités de type entrepreneurial (Ma Mung, Simon, 1990). Les politiques néo-libérales qui ont accompagné la crise économique des années 80, comme le tatchérisme en Grande-Bretagne, ont accéléré ce passage, en provoquant davantage de sous-emploi et de chômage, qui sont autant de raisons pour investir dans une activité autonome ou entrepreneuriale (Jones, Mc Evoy, 1992, 2000).
48 Ainsi que la compagnie des postes et celle des chemins de fer, qui ont été privatisées récemment, mais dont l’accès est toujours limité aux citoyens de l’Union Européenne. 120 Les groupes, en fonction des désavantages et des opportunités qu’offre le pays d’accueil, se retrouvent dans des secteurs spécifiques du marché du travail, des niches. Pour Roger Waldinger (1994), la formation d’une niche ethnique a lieu par un jeu de succession des différents groupes, qu’il nomme les chaises musicales ethniques (ethnic musical chairs). La thèse de la succession écologique développée par Howard Aldrich (1975), selon laquelle l’abandon de certains marchés par certains groupes permettrait de laisser des vides, occupés par de nouveaux groupes, rejoint celle des chaises musicales ethniques, mais insiste davantage sur le caractère local de ce processus de succession. Cette thèse écologique s’appuie sur les écrits de Robert Ezra Park et Ernest W. Burgess (1936, 1928, cités par Chan, Ong, 1995). Elle permet d’insister sur le fait que des opportunités émergent quand un certain groupe, dans une aire bien déterminée, ne parvient plus à se reproduire et laisse à un autre groupe la possibilité de lui succéder. Ainsi, les groupes reprennent souvent les marchés abandonnés par les locaux, et cherchent à générer un certain profit même s’il est marginal. Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong remarquent que dans ce type de marché, les barrières d’entrée et les économies d’échelle sont relativement basses et que l’efficacité peut être atteinte simplement en mettant en oeuvre des stratégies d’auto-exploitation (Chan, Ong, 1995). La thèse de la succession écologique peut faire l’objet de quelques critiques : tout d’abord, on pourrait se demander, avec Liane Mozère (2002), s’il ne conviendrait pas de préciser de quel type de migrant on parle pour éviter de favoriser la perception d’un tout homogène dans ces théories de l’entrepreneuriat ethnique : primo-migrant ou deuxième génération, hommes ou femmes, riche ou pauvre… n’ont certainement pas le même poids ni la même capacité (ni peut-être la même nécessité) à la création d’une niche ethnique. En outre, comme le remarque Antoine Pécoud, les formes de compétition internes à un groupe ethnique ont souvent été minorées dans cette vision écologique (2002). Ces questions s’insèrent dans une critique générale de la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique, que nous évoquerons plus loin. Surtout, une autre question reste en suspens : on trouve dans cette littérature une certaine ambiguïté concernant la relation entre concentration sectorielle et concentration spatiale des entreprises, que nous retrouverons plus loin quand nous évoquerons les travaux d’Alejandro Portes. Les auteurs oscillent entre une vision déspatialisée de l’entrepreneuriat et une vision localiste. À considérer la niche comme un élément statique, fixe dans l’espace et dans le temps, la thèse de la succession écologique ne porte-t-elle pas une vision biaisée des dynamiques économiques et des marchés qui, par définition, se déplacent et évoluent ? L’hypothèse de l’encastrement multiple développée par Robert Kloosterman et Jan Rath tente de remédier à cette vision trop figée et rigide des structures d’opportunité.
121 Remédier à l’approche localiste de l’entrepreneuriat ethnique par une vision multiscalaire : l’ « encastrement multiple »
Jan Rath et Robert Kloosterman proposent, dans des contributions récentes (2000, 2001, 2002) de re-considérer le rôle des structures d’opportunité, dont l’impact sur les conditions d’organisation sociale des entrepreneurs migrants aurait été sous-estimé. Proposant de restituer à ces formes d’organisation leur complexité, ils suggèrent une approche de l’entreprise à partir de son encastrement multiple (mixed embeddedness). Il se réapproprient ainsi le terme d’encastrement (embeddedness), rendu célèbre par Mark Granovetter (1985) et repris dans de nombreux travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, mais ils en inversent la signification puisque le terme était utilisé pour montrer l’inscription des choix économiques des individus dans des réseaux sociaux. Selon Robert Kloosterman et Jan Rath, les individus sont également encastrés dans de vastes structures de contrainte et d’opportunité, de nature complexe qui, à la manière d’une toile d’araignée, peuvent se lire à plusieurs échelles : les relations et transactions des migrants ne sont pas uniquement encastrées dans des réseaux sociaux concrets, mais de façon plus abstraite, dans des structures socio-économiques et politico-institutionnelles plus larges, précisent-ils (Kloosterman, Rath, 2001, 2 ; voir aussi Rath, 2002). Une analyse minutieuse des structures d’opportunités doit donc s’attacher à la fois aux marchés et aux institutions, en tant que facteurs variables et mouvants dans l’espace et dans le temps. En effet, selon R.Kloosterman et J.Rath, la façon dont la question des structures d’opportunité économiques, et donc des marchés, a été prise en compte dans la littérature classique sur l’entreprise ethnique, est fort critiquable dans la mesure où elle contribue, dans la plupart des cas, à relier les marchés à une demande ethnique de produits ou de services, et à les considérer de manière remarquablement figée. Or, les marchés fluctuent et doivent être abordés, au-delà du cadre restreint d’une demande ethnique, dans celui, plus général, des restructurations des économies occidentales, qui fournissent ou permettent de créer les opportunités pour la mise en place d’une entreprise. L’économie post-fordiste émergente fournit en effet de nouvelles opportunités pour les petits entrepreneurs : les évolutions liées aux nouvelles technologies (développement de l’informatique) et aux goûts des consommateurs ainsi que la fragmentation des marchés liée à l’individuation de la demande et à son caractère toujours plus fluctuant (la réduction des économies d’échelle, dans le secteur de la mode par exemple), et au développement des services ont pour résultat que le niveau de performance minimal s’est abaissé dans de nombreux types de marchés. Par conséquent, les opportunités pour les aspirants entrepreneurs ont augmenté. Par ailleurs, ces structures d’opportunités ne varient pas seulement dans le temps. Elles ne sont pas non plus les mêmes selon les régions ou les villes considérées, encore moins entre les différents pays. Les contextes dans lesquels les entreprises sont encastrées diffèrent à la fois selon le lieu et le moment, remarquent R. Kloosterman et J. Rath, en s’appuyant sur les travaux d’économie régionale d’Allen Scott. En d’autres termes, l’étude des phénomènes
122 d’entrepreneuriat migrant doit mettre en relation différentes échelles des structures d’opportunités. Une analyse des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique doit donc tenir compte des interrelations entre des facteurs généraux et spécifiques. Dans ce cadre, la ville est, selon Rath et Kloosterman, le lieu d’observation idéal pour traiter de dynamiques qui prennent des dimensions à la fois locale, nationale et globale. Par exemple, une comparaison des industries du cuir à Amsterdam et à Los Angeles montre combien le secteur et son évolution sont à la fois sujets à des changements d’ordre global (les évolutions de l’économie néo-libérale) et local (les politiques restrictives du gouvernement hollandais d’une part, une politique de laisser-faire de la part des institutions urbaines américaines de l’autre) (Rath, 2002).
Aussi, dans l’étude des dynamiques qui sous-tendent l’accessibilité et la possibilité de croissance des structures d’opportunité, trois échelles d’analyse doivent être cumulées : La première échelle est l’échelle nationale. Malgré la globalisation, les Etats-Nations et leurs frontières jouent toujours un rôle important dans la détermination de stratégies et des choix entrepreneuriaux. Les institutions et législations nationales fixent les règles de la création d’entreprise. L’accès à la propriété et l’équivalence des diplômes sont également du ressort de l’État. D’autres facteurs, de type culturel, conservent une importance à l’échelle étatique (le fait qu’il existe une culture entrepreneuriale plus ou moins forte dans le pays d’arrivée, par exemple). Felicitas Hillman (1999), dans son analyse comparative des politiques économiques de l’Italie et de l’Allemagne, s’est concentrée sur cette échelle d’analyse, pour montrer combien les deux États ne présentaient pas les mêmes structures d’opportunité pour le nouvel arrivant : la répression du travail informel est en effet beaucoup moins rigide en Italie qu’en Allemagne. Les travaux de Fabio Quassoli (1999) insistent davantage sur l’aspect de contrainte de l’entrée des migrants dans ce secteur en montrant le rôle des institutions dans la relégation des migrants dans les économies informelles en Italie. Le second niveau d’analyse pertinent se situe à l’échelon urbain et régional : à l’intérieur d’un pays, les différences régionales jouent un rôle déterminant (Scott, 1998). Les structures d’opportunité des villes globales, par exemple, permettent à de nombreux migrants dans ces régions urbaines, d’accéder à des emplois à basse qualification (Sassen, 1995). Les gouvernements des villes ont également un poids important, dans la détermination de structures de contraintes et d’opportunités, qu’on pense aux opérations de requalification des centre-ville, ou aux positions des institutions municipales, qui sont plus ou moins tolérantes d’une ville à l’autre, par rapport à la transgression de certaines normes, comme l’ont montré Gilles Barrett, Trevor Jones et David Mc Evoy (2001), au sujet des horaires d’ouverture des boutiques dans l’Angleterre libérale. Le dernier niveau d’analyse pertinent est l’échelon infra-urbain, c’est-à-dire le quartier : l’accès aux marchés et le potentiel de croissance de ces marchés diffèrent d’un quartier à l’autre. Le marché de la consommation possède une structure et des différences intra- urbaines. La concentration de certains groupes d’immigrants peut constituer des marchés
123 naturels ou captifs pour les entrepreneurs migrants (Kloosterman, Rath, 2001 ; Jones, Barett et Mc Evoy, 2001).
L’approche de l’encastrement multiple permet de désenclaver l’entreprise ethnique en la considérant avant tout comme une entreprise comme les autres, sujette à des dynamiques structurelles et conjoncturelles à différentes échelles. On peut lui reprocher sa caricature excessive des approches classiques de l’entreprise ethnique. En effet, de nombreux auteurs s’étaient déjà attachés à restituer l’entreprise ethnique à un contexte plus large (voir, par exemple, Sassen-Koob, 1989)49. Cependant, l’approche de l’encastrement multiple présente plusieurs avantages méthodologiques : la démarche d’explication multiscalaire proposée, qui insiste sur la variabilité des marchés en fonction des contextes, est particulièrement appropriée dans le cadre d’une analyse spatiale, dans la mesure où elle insiste sur l’importance des lieux (quartiers, villes, régions, … ), sur leurs avantages et leurs inconvénients comparatifs, dans le cadre d’une réflexion sur les formes d’organisation socio-économiques des migrants50. Elle montre par ailleurs qu’une l’échelle nationale d’analyse conserve son importance, mais doit être envisagée dans sa complémentarité avec d’autres échelles d’appréhension.
Mobilité sociale et concentration spatiale : le modèle de l’enclave ethnique
Une autre question est fréquente dans les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique : la concentration spatiale d’un groupe ethnique favorise-t-elle ou handicape-t-elle la constitution d’une entreprise et la réussite entrepreneuriale ? Pour certains auteurs, la concentration spatiale des entrepreneurs permet la réussite du projet économique, en générant un effet de protection et en créant les infrastructures nécessaires au développement de certaines activités (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). Elle peut également provoquer un effet d’attraction. À l’échelle d’un quartier, la concentration peut générer une certaine attractivité commerciale, en lui donnant un caractère ethnique, à l’instar du triangle de Choisy dans le XIIIè arrondissement de Paris, où la concentration des commerces asiatiques, répondant aux attentes d’une classe moyenne toujours plus consommatrice de produits exotiques, fait le succès du quartier (Raulin, 2000 ; voir aussi, pour l’exemple de Belleville, Simon, 1994). Le travail pionnier traitant de la relation entre entreprise ethnique et concentration spatiale est celui d’Alejandro Portes et Kenneth Wilson concernant l’enclave immigrante (ou ethnique) (Portes, Wilson, 1980). La position de ces auteurs est la suivante : le modèle de l’enclave ethnique permet, d’une part, de remettre en cause une perspective assimilationniste de la migration, en mettant en évidence la capacité d’autonomisation socio-économique des migrants et, d’autre part, de s’opposer à une vision duale du marché
49 De même, la question de l’aspect institutionnel des structures d’opportunités avait déjà été évoquée par Aldrich, Ward et Waldinger (1990, chapitre 7). 50 Dans une même perspective, on peut voir aussi les travaux de Rekers et Van Kempen, qui insistent sur la nécessité d’adopter une approche spatiale dans l’étude de l’entreprise migrante (2000). 124 du travail, en proposant une troisième voie dans l’intégration économique des migrants par rapport à la théorie classique de la segmentation. Ils développent ainsi une position alternative à la position structuraliste qui est celle de Michael Piore à l’époque (et qui devient ensuite celle de Saskia Sassen par exemple), en considérant que le modèle de l’enclave ethnique constitue une solution avantageuse pour les migrants par rapport à la mainstream economy, une sorte de troisième segment du marché du travail. Selon K. Wilson et A. Portes, le cas de l’enclave cubaine à Miami permet de montrer comment la séparation et la concentration spatiale d’un groupe peuvent, dans certaines situations, générer de la mobilité sociale. Pour les auteurs, la corrélation qui s’effectue souvent entre travail migrant et segment secondaire du marché du travail est, dans le cas de l’enclave cubaine, infondée. Au sein de l’enclave cubaine, on peut travailler dur, comme dans le segment secondaire du marché du travail, mais la différence majeure est qu’il existe, à l’intérieur de cette enclave, de forts canaux de mobilité sociale ascendante. En d’autres termes, l’enclave présente des avantages qui n’existent guère dans le marché du travail classique. De plus, les travailleurs dans l’enclave ethnique présentent de nombreuses similarités avec ceux du segment primaire du marché du travail, qu’il s’agisse par exemple de leurs conditions de travail ou de leurs conditions économiques51. Toutefois, l’optimisme des approches de Portes et Wilson a été fort critiqué. Certains auteurs ont montré en effet combien la concentration spatiale des entrepreneurs peut être un facteur de blocage dans la mesure où elle décuple les formes de concurrence et peut, par un effet de ségrégation ou d’auto-ségrégation, isoler le migrant en le coupant d’autres types d’opportunités (Nee, Sanders, 1987 ; Waldinger, 1994 ; Sassen, 1996 ; Pécoud, 2002).
Mobilité sociale et concentration verticale : de l’enclave spatiale aux ressources ethniques
Dans les années qui suivent, Portes et Wilson reviennent eux-mêmes sur leurs conclusions et relativisent leurs points de vue. Ainsi, dans un article daté de 1982, Kenneth Wilson et William Martin retournent à la question de l’enclave immigrante52 en menant une analyse comparative de la structuration des enclaves afro-américaine et cubaine à Miami, à la manière d’un approfondissement des analyses précédentes du même Kenneth Wilson et d’Alejandro Portes (voir aussi, pour une mise au point similaire de la part d’A. Portes, Jensen, Portes, 1989). L’objectif de leur recherche est d’explorer la relation entre la structure économique de l’enclave ethnique et son bon fonctionnement. En effet, la comparaison entre enclave cubaine et enclave afro-américaine montre que la concentration
51 Les travailleurs de l’enclave ethnique reproduisent de nombreuses caractéristiques de ceux des segments supérieurs du marché du travail. Parmi ces aspects, on peut noter les suivants : de nombreux membres de leur famille vivent aux Etats-Unis, ils ont moins d’opportunités de relations avec les Anglo-Américains, ils ont une forte inclinaison au retour, dans le cas où les conditions politiques changeraient à Cuba, ils témoignent de moins d’intérêt à changer de travail, leur perception des discriminations n’est pas très importante, ils utilisent beaucoup leur capital humain. 52 Les auteurs passent de l’expression « enclave immigrante » (1980) à l’expression d’ « enclave ethnique » (1982). Ils n’expliquent guère la raison de ce passage terminologique, c’est pourquoi on utilisera indifféremment l’une ou l’autre expression. 125 spatiale ne suffit pas à déterminer la mobilité sociale, puisque les Afro-américains, contrairement aux Cubains, ne connaissent pas une telle mobilité. D’autres facteurs méritent donc d’être explorés pour comprendre la réussite des Cubains : Wilson et Martin suggèrent, par exemple, que la situation stratégique de Miami pour les Cubains, qui fonctionne comme hub entre les hispanophones des Etats-Unis et le reste de l’Amérique hispanophone, constitue un élément d’explication qui mériterait d’être approfondi (1982). Cette hypothèse ouvre la voie à une conception différente des espaces de l’entreprise : elle permet de passer d’un espace de l’entrepreneuriat « fermé », qui est celui, classique, de la niche ou de l’enclave ethnique, à celle d’un espace mis en relation, carrefour de réseaux et espace interconnecté, pour reprendre les expressions du chapitre précédent. Ainsi, en se détachant de l’approche traditionnellement localiste des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique, ces travaux ouvrent une première brèche vers une autre appréhension de l’espace des entrepreneurs migrants : la niche économique n’est plus nécessairement une niche spatiale. Surtout, les auteurs insistent sur le fait que ce n’est pas tant la concentration spatiale des entreprises que leur intégration verticale qui détermine leur succès. L’article met en évidence le fait qu’entre ces deux groupes, le plus avantagé économiquement (les Cubains) se caractérise par une plus forte interdépendance des différentes entreprises, ce qu’ils nomment potentiel d’intégration verticale. Cela signifie que les groupes peuvent parvenir, par une distribution particulièrement efficace de leurs ressources, à conquérir une position privilégiée au sein d’un secteur particulier, permettant aux entreprises ethniques d’échanger à l’intérieur de leur groupe d’appartenance53. Il n’est alors plus contradictoire de lire l’économie de l’enclave afro-américaine comme une extension de l’économie secondaire, tandis que l’économie cubaine se présente comme une alternative intéressante au segment secondaire du marché du travail. La relation entre concentration spatiale et mobilité sociale est devenue moins importante. C’est l’intégration verticale des entreprises qui compte. En opérant ce passage de la concentration spatiale à la concentration verticale, les auteurs se sont davantage rapprochés d’une explication en termes de ressources ethniques, telle que nous allons la présenter dans le paragraphe suivant.
2. Ressources ethniques
Une conception dynamique de l’ethnicité
Les conditions d’opportunité et de contrainte constituent la première série d’explication de la création et de l’éventuel succès d’une entreprise. Le deuxième type
53 On peut évoquer d’autres exemples de ce type de réussite liée à une intégration des entreprises dans un secteur particulier. Le cas des Juifs dans le commerce de vêtements à New York, développé par Edna Bonanich, témoigne de ce type d’organisation : les fabricants juifs vendent à des grossistes juifs qui eux- mêmes approvisionnent les détaillants juifs (Bonanich, 1973, 586). Ces formes d’organisation économique s’apparentent à ce qu’Emmanuel Ma Mung nomme le marché ethnique du travail, dans son analyse du fonctionnement des entreprises chinoises entre elles (1991). 126 d’explication relève des ressources de groupe dont dispose un individu pour fonder une entreprise. Ivan Light en distingue deux types : le premier type, les ressources orthodoxes, correspondent au bagage culturel initial qu’un groupe tient de son lieu d’origine, la connaissance linguistique par exemple. Il peut également s’agir de valeurs culturelles héritées du pays d’origine. Kwok Bun Chan et Claire Chan montrent ainsi le rôle des valeurs confucéennes dans le développement de l’entrepreneuriat chez les Chinois de Singapour (1994). La deuxième catégorie de ressources, que Light nomme ressources réactives, ou situationnelles, sont en revanche produites en situation migratoire. Les immigrants font partie d’un groupe primaire qui n’existait pas en tant que tel au pays d’origine (…) une solidarité réactive, qui est liée au statut d’étranger se met en place en migration, écrit-il (Light, 1984, 200). Selon H. Aldrich, R. Ward et R. Waldinger, l’importance de l’expérience partagée en situation migratoire génère du lien social et renforce le sentiment d’appartenance. Les interactions renforcées en situation migratoire entre les individus, mais aussi avec les institutions d’aide (associations, églises,…) expliquent le renforcement des liens ethniques. Le sentiment d’appartenance qui est à la base des ressources ethniques des entrepreneurs est lié à des positions économiques (travail), dans l’espace (logement) et dans la société civile (institutions) (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 34). Les travaux sur l’entreprise ethnique soulignent ainsi le caractère dynamique et relationnel de l’ethnicité, qui évolue selon les circonstances et se construit en situation d’interaction et de co- 54 présence avec d’autres groupes . Selon Jocelyne Streiff et Philippe Poutignat, qui prennent pour point de départ la 55 définition de Max Weber , l’ethnicité se différencie des autres formes d’identités collectives (dans la mesure où elle est) orientée vers le passé. Comme le remarque Emmanuel Ma Mung, il peut s’agir d’un passé migratoire commun ou d’origines partagées (ou imaginées) entre les membres d’un groupe. Par ailleurs, si la mémoire, et la construction d’une mémoire commune, sont au fondement du sentiment d’appartenance, selon Emmanuel Ma Mung, les conceptions de l’origine ou d’un passé commun peuvent être multiples, sans s’exclure les unes des autres : l’appartenance ethnique peut ainsi se fonder tour à tour sur une appartenance commune à un village, une région, un pays, à une famille linguistique, à une religion… ce qui contribue à démontrer le caractère éminemment processuel de la construction de l’ethnicité. Au cours de la migration, écrit E. Ma Mung, se développe une identité fondée sur le sentiment de partager une origine commune, réelle ou supposée, laquelle peut s’exprimer à travers des échelles différentes qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre (même groupe ethnique, et/ou sur un plan
54 Ce faisant, ces travaux se réclament fréquemment de la conception dynamique de l’ethnicité proposée par Frederik Barth (1969). Dans la perspective de F.Barth, en effet, les frontières entre les différents groupes ethniques sont perpétuellement renégociées en relation avec d’autres groupes et en fonction des situations. 55 Dans leur acception wéberienne, les groupes ethniques sont des groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou les deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation, peu importe qu’une communauté de sens existe ou non objectivement (Weber, 1921, in Streiff, Poutignat 1995). 127 géographique, même village ou quartier, même région, pays, voire même continent d’origine). Ce sentiment d’appartenance à un même groupe ayant une origine commune constitue une identité collective de nature ethnique, que celle-ci s’appuie pour tout ou en partie sur une identité ethnique préalablement existante ou qu’elle soit une construction circonstancielle liée au mouvement migratoire (1999). Partant de cette conception constructiviste de l’ethnicité, la littérature sur les ressources ethniques met l’accent sur les réseaux de relation de l’entrepreneur. Cette insistance sur l’importance des réseaux sociaux dans l’organisation de l’entreprise permet de s’inscrire contre une vision sous-socialisante de la migration, dans le sillage de la nouvelle sociologie économique (Granovetter, 1985, 1995). Il s’agit de réfuter une approche victimisante de la migration : les immigrants peuvent être vulnérables et opprimés, mais parce qu’ils développent des relations de réciprocité et d’entraide, il peuvent également créer des ressources qui leurs permettent d’affronter la difficulté de l’environnement auquel ils doivent faire face (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 35). En France, le colloque au titre révélateur Le migrant, acteur économique, témoigne également de cet état d’esprit (Joseph, ed, 1987). Cette volonté de considérer les migrants comme des individus capables de réagir de manière créative aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés (Portes, 1999), en insistant sur leurs initiatives, est récurrente dans les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, si bien qu’on a pu taxer leur auteurs d’apologues de la « débrouillardise » et du néo-libéralisme (Rath, 2002, au sujet de Werbner et Portes ; Bonanich, 1988 ; Morokvasic, 1990). À leur décharge, on peut remarquer que les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique, s’ils refusent de faire du migrant une victime, réfutent également la théorie du choix rationnel, telle qu’elle apparaît dans certaines analyses économiques néo-classiques. En effet, les entrepreneurs n’apparaissent pas comme des self-made-men. Leurs stratégies économiques, influencées par un ensemble de contraintes et d’opportunités, comportent une dimension collective essentielle, dans la mesure où elles s’appuient sur des ressources constituées par les réseaux sociaux auxquels ils appartiennent. Leur action économique est encastrée dans des structures sociales, qui sont souvent de parenté et d’amitié. Ces ressources se confondent parfois avec les réseaux migratoires du migrant, ce qui mène certains auteurs à effectuer une corrélation entre entreprise ethnique et entreprise migratoire (Ma Mung, 1999 ; Light, 2002). Selon Alejandro Portes, ces structures sociales génèrent du capital social, qu’il définit, en reprenant Pierre Bourdieu, comme l’ ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées (Bourdieu, 1980, cité par Portes et Sensenbrenner, 1993). Portes décrit alors la spécificité du lien ethnique en termes d’apprentissage de valeurs, de transactions réciproques, de solidarité limitée et de confiance construite (Portes et Sensenbrenner, 1993 ; Portes, 1995). Par ailleurs, ces structures sociales peuvent exercer un effet négatif sur les actions des individus : elles ne sont donc pas seulement conçues de manière utilitariste, mais peuvent également se retourner contre eux, ce qu’A. Portes, critiquant la conception optimiste de James Coleman du capital social (1988), nomme le côté sombre du capital social (Portes,
128 Sensenbrenner, 1993, 1338). Le réseau peut, en effet, être un outil d’exclusion et limiter l’accès à certaines opportunités (Granovetter, 1973 ; Waldinger, 1989). Il peut mener à l’exploitation des co-ethniques, en particulier de la famille (Werbner, 1987 ; Ma Mung, 1994). La force du lien ethnique est alors expliquée par son pouvoir coercitif et par le fort contrôle social qui existerait à l’intérieur du groupe. Par ailleurs, les réseaux peuvent empêcher la réussite de l’entreprise, les liens à entretenir étouffant les possibilités d’entreprendre (Pécoud, 2002, 33).
L’orientation du groupe comme facteur d’explication : la théorie des minorités intermédiaires
Quant aux raisons qui poussent les acteurs à s’appuyer sur des formes de solidarité internes au groupe, elles font l’objet de plusieurs types d’explication. Certaines approches considèrent que l’état d’esprit du groupe permet la mobilisation de ressources ethniques. Selon ces approches, la relation du migrant aux contextes de départ et d’arrivée, son projet migratoire, permettent d’expliquer le choix d’activités entrepreneuriales : souhaite-t-il s’installer définitivement ou sa présence ici est-elle provisoire ? Selon certains auteurs, le lien maintenu avec le lieu d’origine peut favoriser la pratique de ce type d’activité, dans la mesure où la pression sociale au pays d’origine que peut subir celui qui émigre conditionne une motivation, une propension au risque et des capacités d’ajustement au changement plus élevées (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990, 33). Par ailleurs, selon Ivan Light, les migrants se satisfont davantage que les autochtones d’un modeste revenu, ce qui est lié aux différentiels de richesse entre pays d’origine et pays d’accueil, qui permettraient de supporter davantage de bas salaires (Light, 1984). Inversement, d’autres considèrent que c’est l’intention de s’installer définitivement dans le pays d’accueil qui influence positivement le projet entrepreneurial : on n’investit pas dans une entreprise si on pense à quitter prochainement le pays écrit ainsi Antoine Pécoud (2002, 22, ; voir aussi Aldrich, Ward, Waldinger, 1990).
Edna Bonanich, dans sa théorie des minorités intermédiaires, montre que le débat entre retour et installation au pays d’accueil est plus complexe (1973). Les minorités intermédiaires sont ces groupes qui occupent une position intermédiaire, entre élites et masses, dans la structure d’une société et qui se caractérisent le plus souvent par la pratique de l’entrepreneuriat, et en particulier du commerce. Si les minorités intermédiaires développent une forme de permanence dans la société d’accueil, leur projet migratoire n’en est pas moins le retour au pays d’origine. Ce faisant, elles développent une certaine autonomie, souligne E. Bonanich, en s’inspirant des travaux de Georg Simmel sur la figure de l’Étranger. L’Étranger de Simmel est celui qui parvient à s’inscrire dans plusieurs univers et qui, en même temps, maintient une certaine distance par rapport à chacun de ces univers (Simmel, 2000). E. Bonanich met en évidence la relation particulière, ambivalente, que certains groupes comme les Chinois en Asie du sud-est, les Indiens d’Afrique orientale et les Juifs d’Europe entretiennent avec leurs lieux de résidence. En effet, ils se perçoivent
129 comme sojourners, c’est-à-dire qu’ils considèrent leur présence comme provisoire, ce qui, selon l’auteur, les pousse à jouer un rôle particulier dans l’économie et à choisir certaines activités (Bonanich, 1973 ; Light et Bonanich, 1988). Si cette disposition d’esprit concerne tous les groupes dans les premiers temps du parcours migratoire, dans le cas des minorités intermédiaires, cette disposition continue à affecter les solidarités et les activités économiques des groupes sur plusieurs générations. Cette position de groupe n’est pas forcément celle de groupes présents effectivement de façon provisoire, mais plutôt celle de groupes toujours prêts à partir. En d’autres termes, plutôt qu’une position d’oiseaux de passage, c’est une disposition de potentiels voyageurs qu’occupent ces minorités dans la société d’accueil. Ainsi, la théorie des minorités intermédiaires met en valeur, dans une logique compréhensive, l’état d’esprit, la perception de la permanence dans le pays d’accueil, souvent exclu des théories classiques de l’entrepreneuriat ethnique. À l’instar de la théorie de l’enclave ethnique, l’exemple des minorités intermédiaires se pose en alternative à l’assimilationnisme (mis en évidence dans le cycle des relations raciales de Park) et souligne l’autonomie du groupe56 par rapport à la société d’accueil. Cette autonomie est, selon E. Bonanich, un vecteur de mobilité sociale.
La question de la confiance dans l’entreprise ethnique
D’autres suggèrent que la prévalence ethnique dans le choix des partenaires économiques peut s’expliquer par la confiance accordée à certains membres du groupe (Ma Mung, 1996, 212). Cette confiance est loin d’être aveugle puisqu’elle est liée à la réputation du partenaire au sein de la communauté, qui constitue la garantie du bon déroulement de la transaction (Ma Mung, 2000, 137). Loin de représenter un simple calcul économique, le choix des partenaires est donc entaché des représentations dont fait l’objet leur groupe d’appartenance (Ma Mung, 1999 b). Emmanuel Ma Mung remarque par ailleurs que cette approche de la confiance peut être appliqué aux relations inter-groupes. Ce sont ainsi les mêmes causes qui poussent un acteur économique à choisir un partenaire économique et à effectuer des alliances au sein de son groupe ou à l’extérieur du groupe. Emmanuel Ma Mung, à travers son analyse de la confiance, contribue ainsi à ouvrir le champ d’études de l’entrepreneuriat ethnique, qui se concentrait jusqu’ici souvent sur les relations entre partenaires économiques issus du même groupe.
Écueils et limites d’une approche en termes de ressources ethniques
En effet, tout en déclarant, dans leurs intentions, adopter une perspective constructiviste, certains travaux sur l’entreprise ethnique ont pu contribuer à réifier les groupes. En effet, selon certains auteurs, ces travaux ne posent pas toujours la construction de l’ethnicité comme question de recherche centrale et considèrent parfois le sentiment
56 On peut remarquer qu’à cet égard la théorie des minorités intermédiaires valorise la position de l’Étranger et se différencie ainsi de la tradition sociologique liée à la figure de l’homme marginal (Park, 1928). 130 d’appartenance à un groupe ethnique comme un acquis (Battegay, 1996 ; Pécoud, 2002). Robert Kloosterman et Jan Rath évoquent ainsi la catégorisation a priori des immigrants en tant que groupes ethniques à laquelle se livrent la plupart des recherches sur l’entreprise ethnique (2000). Alain Battegay, dans le même ordre d’idée, met en garde contre un risque de communautarisme méthodologique. Pour Alain Battegay, l’articulation entre les dimensions communautaires et les dimensions professionnelles doit être posée comme enjeu de l’analyse des phénomènes d’entrepreneuriat, plutôt que comme point de départ (1996, 60). Le regard doit se déplacer d’une définition à priori du groupe ethnique vers la complexité de ses contours sociaux, tandis que l’articulation entre les dimensions économique et communautaire de la formation des groupes doit devenir une véritable question de recherche. Alain Battegay reprend ainsi les travaux d’Annie Benveniste sur le quartier de la Roquette à Paris, pour montrer combien le sentiment d’appartenance à une communauté judéo-espagnole peut résulter de la continuité de l’activité économique, et non l’inverse. Surtout, la littérature sur l’entreprise ethnique, parce qu’elle a insisté sur ce qui la différencie des autres entreprises, c’est-à-dire sa dimension ethnique ou communautaire, a souvent négligé d’autres aspects des réseaux de relation des entrepreneurs. Jan Rath écrit ainsi : les questionnements sont en général formulés en termes d’ethnicité. Or, penser en termes de catégories ethniques implique que les réseaux sociaux des entrepreneurs sont confinés à leurs co-ethniques et qu’il n’ont que peu de contacts sociaux avec des personnes à l’extérieur de leur propre groupe, et que les liens ethniques sont les plus importants, les plus solides et les moins perméables. En fait, il est probable que la plupart des entrepreneurs possèdent des réseaux de relation mélangés et définis également par des appartenances de genre, comprenant des co-ethniques, d’autres immigrants, mais aussi d’autres personnes, et que ces réseaux évoluent dans le temps (2002, 11). Les travaux sur l’entrepreneuriat ethnique ne s’intéressent que rarement aux formes de relations inter-groupes et aux complémentarités économiques. Cela pose problème dès qu’il s’agit d’étudier des situations de co-présence entre différents groupes, et en particulier si l’on souhaite se détacher d’une vision simplement concurrentielle des relations entre les groupes telle qu’elle est posée dans la thèse de la succession écologique (Costes, 1994). Sur ce point, certains auteurs ont insisté sur l’absence de perspective en termes de classes et de genre dans ces travaux (Bonanich, 1988, Morokvasic, 1990). Kwok Bun Chan observe par exemple l’évolution graduelle d’un appui sur des ressources ethniques vers un appui sur des ressources de classe des Chinois au Canada (1992). Il suggère l’importance toujours plus cruciale d’éléments externes au groupe ethnique dans la réussite économique des immigrants, position partagée par Roger Waldinger, lorsqu’il écrit que le recours aux outsiders devient un des fruits du succès entrepreneurial (1992, 12). Quant aux approches en termes de genre, elles montrent à quel point l’entrepreneuriat ethnique est un concept masculin (Hillman, 1999, 280). Felicitas Hillman souligne ainsi combien l’oppression subie par les femmes au sein de l’entreprise a longtemps été masquée. Mirjana Morokvasic, à travers une étude des travailleurs yougoslaves de la confection, met en
131 évidence comment les femmes peuvent faire preuve de ressources transcommunautaires motivées et relayées par une appartenance de genre (1990). Une autre perspective critique, qui rejoint la notion de ressources transcommunautaires, a été ouverte plus récemment par Antoine Pécoud (2002), qui montre combien il est nécessaire pour les entrepreneurs turcs de Berlin, de faire preuve de ressources cosmopolites, aspect pourtant complètement éludé des travaux sur l’entreprise ethnique. Pécoud définit le cosmopolitisme comme une identité qui permet aux entrepreneurs de mettre en place une sorte d’appartenance plurielle. Cette double appartenance appuie des stratégies entrepreneuriales qui doivent forger la dimension culturelle de la boutique. Le cosmopolitisme, qu’il définit à la fois comme une pratique et une ouverture d’esprit, constitue un aspect essentiel de l’activité commerciale, et appuie la réussite de l’activité. De ce point de vue, remarque Antoine Pécoud, la littérature sur l’ethnic business n’a que peu d’utilité, car le cosmopolitisme est complètement éludé par ce champ d’études. Dans le contexte, évoqué dans le chapitre précédent, d’un renouveau des cosmopolitismes lié à l’intensification des mobilités, on comprend à quel point ce type de critique est pertinent.
3. Entrepreneuriat et mobilité socio-économique
Une autre question est récurrente dans les travaux sur l’entreprise ethnique : elle concerne la relation entre entrepreneuriat et mobilité socio-économique. Ce lien est de nature complexe, ne serait-ce que, parce que, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, la mobilité sociale est une notion difficile, dont la définition ne fait pas consensus, qui implique un changement de statut, et qui ne peut aucunement être réduite à un simple enrichissement. Ce débat s’est développé en particulier suite aux premiers écrits d’Alejandro Portes sur l’enclave ethnique, mais a vite dépassé la question du lien entre concentration des entreprises et mobilité sociale. La question centrale de ce débat peut être résumée de la manière suivante : les entrepreneurs migrants sont-ils des néo-prolétaires, une lumpenbourgeoisie pour reprendre l’expression d’Howard Aldrich, Trevor Jones, et David Mc Evoy (1984, 191), soumise aux évolutions des structures d’opportunités et en particulier aux fluctuations du marché du travail et des lois sur la migration, ou bien sont- ils capables de mettre en œuvre des stratégies d’enrichissement et de mobilité sociale, d’embourgeoisement ? Dans certains travaux, la création d’entreprise est perçue comme un processus émancipateur, un acte positif qui ouvre la possibilité de la mobilité sociale, de la croissance et du développement des migrants en tant qu’individus et en tant que groupes (Chan, Ong, 1995, 525). À l’opposé, H. Aldrich et D. Mc Evoy (1984, 209) exhortent les chercheurs à se livrer à une entreprise de déglamourisation de leur objet de recherche. Edna Bonanich a, en ce sens, développé une réflexion sur ce qu’elle nomme l’autre face de l’entrepreneuriat (1993). Pour Edna Bonanich, les travaux sur l’entrepreneuriat migrant (y compris les siens) ont émergé dans un contexte de mentalité pro-capitaliste et pro-libérale diffuse, en considérant la minorité des immigrants qui sont entrepreneurs comme des
132 modèles, des héros (Bonanich, 1988). Selon certains auteurs, ce sont avant tout des structures de contrainte, et en particulier l’évolution des marchés, qui font de l’entrepreneuriat un secteur attractif : ils parlent ainsi, au sujet des entrepreneurs, de réfugiés du marché du travail (Jones, Mc Evoy, 2000). Mirjana Morokvasic a également montré comment dans le cas de l’industrie du cuir parisienne, l’auto-emploi est souvent une forme d’auto-exploitation permettant la survie, une forme de chômage déguisé. Elle souligne que, dans le cas des entreprises du cuir, ce n’est pas l’entrepreneur, mais bien le travailleur qui est le pilier de la réussite de l’entreprise ethnique (1987). D’autres, situant leur critique sur un autre plan, font remarquer combien la spécialisation d’un groupe dans un secteur d’activités produit des stéréotypes dont il est difficile de se défaire et qui peuvent par la suite générer des barrières à l’emploi dans d’autres secteurs (Ambrosini, 2001). À ce sujet, on peut remarquer qu’en Italie, un des questionnements qui anime le plus souvent le débat sur les formes d’entrepreneuriat migrant est bien de comprendre si le commerce ambulant, qui est la forme entrepreneuriale la plus répandue parmi les étrangers, est un vecteur de mobilité sociale ou bien un secteur-refuge pour ceux qui le pratiquent (Ambrosini, 1999). La question a été amplement débattue et les positions s’échelonnent, de ceux qui considèrent le commerce ambulant comme un pis-aller dans l’attente d’une meilleure situation, à ceux qui le considèrent comme un véritable instrument de mobilité sociale (Magatti, Quassoli, 1999 ; Lodigiani, 1999 ; Schmidt Di Friedberg, 2002 ; Riccio, 2002). Roger Waldinger propose un compromis : mon idée est que l’entreprise migrante, comme tout, est un phénomène à double tranchant, avec ses aspects positifs et négatifs (in Chan, Ong, 1995, 527). En fait, comme le remarquent K.B. Chan et J.H.Ong, le débat se situe sur deux plans, qui sont inextricablement mêlés : le premier, d’ordre idéologique, concerne une vision plus ou moins optimiste du capitalisme, l’autre, d’ordre conceptuel, s’inscrit dans un débat plus large sur la dialectique de l’individu et de la société, le rapport entre structures et agent humain, qui nous livre deux images opposées, celle de la prise au piège sociale (entrapment) de l’individu, ou bien celle de l’émancipation humaine (Chan, Ong, 1995, 527). La question de la mobilité sociale des migrants rejoint ainsi celle de leur capacité à développer une certaine autonomie par rapport aux structures sociales.
4. Apports du modèle interactif sous l’angle d’une lecture territoriale
Les travaux sur l’entreprise ethnique proposent deux séries d’explications à la mise en œuvre d’une entreprise : les structures d’opportunité et les ressources de groupe, ou ressources ethniques. Le modèle interactif reprend ces deux séries de facteurs, pour en conclure que l’entreprise résulte de leur interaction. Ce modèle présente un certain nombre d’avantages. Tout d’abord, d’un strict point de vue de l’exposé, il permet d’éclairer précisément la façon dont différents facteurs interagissent dans la mise en œuvre d’une entreprise. Plus qu’un véritable modèle d’analyse, il s’agit donc, avant tout, d’un outil descriptif et méthodologique (Rath, Kloosterman, 2000).
133 D’autre part, le modèle interactif montre qu’il serait vain de se référer exclusivement à l’un ou autre des deux types de facteurs, mais qu’il convient plutôt d’adopter une approche dynamique permettant de comprendre pourquoi et comment les ressources ethniques sont mobilisées, dans quelle mesure et de quelle manière elles sont construites et influent sur les structures, qui elles-mêmes orientent les stratégies entrepreneuriales des migrants (Aldrich, Ward, Waldinger, 1990 ; Waldinger, 1989). L’entrepreneuriat migrant devient un phénomène en perpétuelle évolution, résultant d’une série d’interactions entre demande et offre, structure et ressources. Le modèle interactif permet de comprendre que, d’une part, la propension socio-culturelle n’est pas importée du pays d’origine, mais plutôt réactive ou situationnelle (Waldinger, 1994, 50) ; d’autre part, que les acteurs font preuve d’une capacité à transformer les structures : les entrepreneurs ne répondent pas uniquement à des structures d’opportunités statiques, ils sont capables de les changer et de les forger à travers un comportement innovant et en créant des opportunités qui jusqu’ici n’existaient pas (Rath, Kloosterman, 2001, 4). Bien entendu, cette capacité est limitée et les changements impulsés par les entrepreneurs peuvent être infimes. On compte peu de pionniers et beaucoup de suivants, et l’entrepreneur innovant du type défini par Joseph Schumpeter constitue la minorité parmi la masse (Rath, Kloosterman, 2001). Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer la capacité de l’entrepreneur migrant, à travers les ressources dont il fait preuve, d’influer sur les structures. Un exemple particulièrement révélateur de la relation entre acteurs et structures est celui de la relation réciproque existant entre les membres de la diaspora chinoise et les mesures économiques prises par le gouvernement chinois. Les travaux de Carine Guerrassimof ont montré l’influence des entrepreneurs de la diaspora sur la constitution de zones économiques spéciales en Chine et en retour, celle de l’institution de ces ZES sur les stratégies entrepreneuriales des Chinois d’outre-mer (Guerrassimof, 1997). Autre exemple, ici à une échelle locale : Ivan Light montre la participation toujours plus importante des entrepreneurs coréens de l’immobilier à la machine de la croissance urbaine à Los Angeles. Ces derniers contribuent à la formation de ce qu’il nomme une véritable enclave géographique coréenne, Koreatown. En investissant dans la production immobilière, les constructeurs coréens encouragent la venue de nouveaux arrivants coréens à Koreatown, tandis que ce flux favorise, en retour, l’émergence de nouvelles opportunités pour les constructeurs immobiliers (Light, 2002). Cette remarque a des conséquences méthodologiques. Il est difficile en effet de délimiter clairement la part des structures et celles des ressources, dans la mesure où les structures sont en constante redéfinition, notamment sous l’impulsion des initiatives des migrants. Ainsi, l’usage que nous ferons dans ce travail de l’approche interactive cherchera à aborder les deux phénomènes et à les distinguer dans la mesure du possible, tout en gardant à l’esprit que la distinction entre structures et actions des individus sur les structures est artificielle, et même parfois impossible à effectuer.
En réalité, comme il a été dit plus haut, le modèle interactif se raccroche à un débat plus général concernant les relations entre structure et sujet dans la société, et tente d’y
134 répondre en s’attachant au caractère processuel des situations. Ce faisant, il s’inspire plus ou moins directement de la théorie de la structuration d’Anthony Giddens, dans laquelle celui-ci affirme que les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes (1987, 15 ; voir aussi Aldrich, Ward, Waldinger, 1990). On retrouve la référence à A. Giddens dans les travaux de K. B. Chan et J. H. Ong, qui écrivent à ce sujet : les recherches sur l’entrepreneuriat migrant montrent, entre autres, comment l’ethnicité peut être et a été utilisée par certains, sinon par tous. Le migrant, en tant qu’individu et en tant que membre d’un groupe, s’engage dans ce que Giddens appelle une dialectique du contrôle, engagée avec l’histoire et avec la structure sociale. Par cette expression, Giddens souligne la capacité du faible, (la compétence de l’agent) à utiliser sa faiblesse contre le pouvoir ou la majorité compacte. Ce qui émerge est donc une image de l’immigrant entrepreneur qui improvise sans cesse, innove et met en place des stratégies dans le contexte d’une dialectique du contrôle incessante entre histoire, personnalité du migrant, ethnicité, race, genre, classe et structure sociale. Cette conception a pour idée centrale une vision des stratégies ethniques comme des phénomènes changeants, dynamiques, émergents, et de nature sociale et collective (Ong, Chan, 1995, 525 ; voir aussi Joseph, ed, 1987). La théorie de la structuration insiste sur la relation dialectique entre sujet et structure, pour tenter de dépasser le débat entre structuralistes et partisans de l’individualisme méthodologique. Elle met en évidence la capacité d’individus dotés de réflexivité à transformer les structures, à travers la notion de dualité du structurel, qui montre comment les agents sociaux sont dépendants des structures pour réaliser leurs buts, mais en même temps combien c’est à travers les actions collectives et individuelles que ces structures sont reproduites ou transformées. Cette théorie, qui a été reprise par de nombreux géographes dans le cadre de l’analyse des processus socio-spatiaux, peut présenter une utilité dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes d’entrepreneuriat migrant, au-delà des nombreuses critiques dont elle a fait l’objet57. Elle permet de revenir à la question de la relation dialectique entre structures spatiales et acteurs, évoquée dans l’introduction de cette thèse. Les acteurs sont à la fois influencés par les structures spatiales, mais en retour ils contribuent à leur organisation et à leur transformation. Replacée dans le contexte de l’entreprise migrante, la référence à la théorie de la structuration permet de souligner le
57 Cette théorie était très à la mode à la fin des années 80, au même moment où se développaient les travaux sur l’ethnic business. Elle a ensuite été très critiquée, notamment pour son éclectisme. Elle est cependant toujours utilisée par certains géographes. Sur l’application de la théorie de la structuration en géographie, on peut se référer aux travaux de Nicholas Etrikin (2001), Steve Herbert (2000) et Robert David Sack (1997) ; Voir également le commentaire de J-F Staszak sur l’utilité de la théorie de la structuration en géographie (Staszak et al., 2001). Voir aussi Eward W. Soja (2001), pour une approche critique ainsi que la définition de Derek Gregory (2000), dans le Dictionnary of Human Geography. A. Giddens développait lui-même sa théorie dans une optique géographique, en s’appuyant notamment sur les travaux des géographes suédois comme Hägerstrand (Giddens, 1987). Voir, à ce sujet l’article « Time geography » dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003). Pour une application de la théorie de la structuration aux études migratoires voir Goss, Lindquist, 1995.
135 caractère processuel et dynamique de la construction des territoires de l’entrepreneuriat migrant. Lue sous cet angle, l’approche interactive replace l’étude des phénomènes d’entrepreneuriat ethnique dans une perspective territoriale, alors que certains travaux semblaient avoir exclu les structures spatiales de leurs explications. En ce sens, elle sera utile quand il s’agira de retracer la formation d’une place marchande, entre structures socio-spatiales et initiatives des entrepreneurs migrants. De plus, la théorie de la structuration permet d’insister sur une notion centrale, celle de stratégie dont font preuve les acteurs dans la transformation des structures. L’analyse des conduites stratégiques permet en effet, selon Anthony Giddens, de mettre entre parenthèses les institutions envisagées sous l’angle de leur reproduction sociale pour examiner plutôt comment les acteurs contrôlent de façon réflexive ce qu’ils font, et comment ils utilisent des règles et des ressources dans la constitution de l’interaction (1987, 439). Elle permet de mettre en évidence la part d’initiative des individus. Dans notre travail, cette notion de stratégie sera utilisée pour faire référence à un ensemble de processus, parfois contradictoires, plus ou moins rationnels, et qui ne se solde pas nécessairement par une réussite du projet social. Cette notion, prise au sens large du terme, permet aussi bien de s’intéresser aux compétences déployées dans le court terme des situations d’échange, aux jeux d’acteurs au quotidien (tactiques ou ruses dans le langage de Michel de Certeau) ; qu’au temps plus ou moins durable des alliances économiques ; ou encore au temps long des trajectoires socio-spatiales.
II. L’ENTREPRISE MIGRANTE À L’ÉPREUVE DES NOUVELLES FORMES MIGRATOIRES
Nous avons voulu présenter le champ d’études, désormais classique, de l’entrepreneuriat ethnique, en mettant en évidence les avantages, notamment méthodologiques, qu’offre l’approche interactive tout en soulignant certains points faisant problème ou suscitant le débat. Les critiques les plus sévères dont fait l’objet le modèle interactif sont celle de l’encastrement multiple, les critiques de classe et de genre, et surtout celles, peut-être plus radicales, du communautarisme méthodologique (Battegay, 1996, Kloosterman, Rath, 2000) et du manque d’attention aux ressources cosmopolites des entrepreneurs (Pécoud, 2002). Il est essentiellement reproché aux théories de l’entreprise ethnique d’être peu attentive aux articulations de différentes échelles des structures d’opportunités, et de ne pas tenir compte de toutes les ressources dont peuvent faire preuve les migrants entrepreneurs. À travers ces critiques, il est possible de mettre en évidence le double écueil que comporte ce modèle : un écueil localiste, d’une part, un écueil communautariste, de l’autre. Un autre aspect de cette littérature a été évoqué : il s’agit du lien entre mobilité sociale et entreprise ethnique. On a montré la complexité de cette relation, qui est fort débattue et qui ne peut être réduite à la question de la concentration spatiale des entreprises.
136 À l’aune des remarques effectuées dans le précédent chapitre, il semble que l’on puisse penser différemment les stratégies et pratiques entrepreneuriales des migrants. L’approche interactive est-elle encore adaptée aux nouvelles formes migratoires ? Comment intégrer ces approches de l’entrepreneuriat à une problématique centrée sur la circulation ? De quelle manière la généralisation et l’intensification des mobilités peuvent-elles changer notre appréhension des phénomènes d’entrepreneuriat migrant ? Comment la question du lien entre mobilité socio-économique et entrepreneuriat peut-elle être relue à la lumière des nouvelles mobilités ? Dans le sillage des nouvelles formes de migration et de l’évolution des formes d’insertion économique des migrants, de nouvelles perspectives se sont ouvertes dans la littérature sur l’entrepreneuriat migrant. Ce sont ces pistes qui seront à présent explorées, dans le but de préciser notre problématique. Cette partie est construite de la manière suivante : les nouvelles formes empiriques que prend actuellement l’entreprise migrante sont brièvement présentées, car elles permettent d’expliquer l’évolution du champ d’étude sur l’entrepreneuriat (1). Il est alors possible d’envisager leur impact sur l’appréhension des espaces de l’entrepreneuriat (2). Ensuite, nous proposons d’effectuer une relecture des théories de l’entreprise migrante à la lumière des nouvelles mobilités et de présenter quelques approches qui se sont récemment développées sur l’entreprise migrante (3).
1. Le nouveau visage de l’entrepreneur : des formes économiques transnationales basées sur la distance et la mobilité
Aux formes migratoires évoquées dans le chapitre précédent correspondent de nouveaux types d’entreprises. Parmi les transformations qui ont affecté la figure de l’entrepreneur migrant, il convient de souligner les aspects suivants : Avec l’évolution des mobilités, la littérature sur les économies ethniques a pris un nouveau tournant, en insistant sur le rôle central des entrepreneurs migrants dans la création d’espaces transnationaux58. La nature double de l’entrepreneur migrant, sa capacité à être ici et là, est alors présentée comme une des facettes de la globalisation (Portes, Smith et Guarnizo, 2002). Alejandro Portes, William Haller, et Luis Eduardo
58 À la suite des tout premiers travaux sur le transnationalisme (Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994), les recherches sur les entrepreneurs migrants transnationaux se sont développées depuis la seconde moitié des années 90. En schématisant, on peut dire que ces travaux ont été menés sur un double front qualitatif et quantitatif, ce qui mène à des problématiques parfois différentes. Parmi les tentatives d’évaluation quantitative du phénomène, on peut signaler les travaux de Portes, Haller et Guarnizo (2002), et ceux, pour la France, de Stéphane de Tapia (2003). Pour ces travaux, l’enjeu est de comprendre la portée générale, et au sein des groupes migrants, des phénomènes de circulation et d’entrepreneuriat transnational. Les travaux de type qualitatif sont en revanche plus nombreux, et se concentrent davantage sur les conséquences du transnationalisme du point de vue des modes d’organisation des entrepreneurs migrants, des liens sociaux dans l’entreprise et dans le rapport marchand. Ils s’intéressent également à la relation aux lieux traversés et aux lieux d’origine qu’entretient l’entrepreneur migrant (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Péraldi, ed, 2002 ; Tarrius, 1995). Récemment, un intérêt pour les réseaux transnationaux des entrepreneurs s’est également développé au sein de la géographie culturelle britannique (Hardill et Raghuram, 1998 ; Crang, Dwyer, Jackson, 2003).
137 Guarnizo constatent ainsi, à l’occasion d’une enquête quantitative menée récemment auprès de migrants salvadoriens, colombiens et équatoriens aux Etats-Unis, l’importance de ces entrepreneurs transnationaux parmi les travailleurs autonomes : les entrepreneurs transnationaux représentent une importante proportion, souvent la majorité, des personnes travaillant à leur compte dans les communautés immigrées. Ainsi, nos résultats révèlent une dimension importante, négligée par les études antérieures sur l’entrepreneuriat immigré, à savoir la dépendance dans laquelle se situent nombre de ces entreprises à des liens ininterrompus avec leurs pays d’origine (Portes, Haller, Guarnizo, 2002, 72). De la même façon, certains groupes, en Europe, basant leur fonctionnement économique sur l’activation de réseaux communautaires dispersés à l’échelle internationale, mettent en œuvre des initiatives économiques transnationales efficaces. De nombreux auteurs font le constat de l’importance des interactions et des phénomènes de délocalisation/relocalisation entre différents pôles de communautés transnationales. Alain Battegay signale certaines de ces relocalisations à partir d’observation menées en Europe : des indications font état de phénomènes de relocalisation d’activités économiques, qui corrèlent des implantations de migrants. Des indications sur ces mouvements restent en l’état actuel lacunaires, mais mentionnent qu’à partir de Londres des Pakistanais développent des courants d’affaires vers Paris, où ils installent certains établissements et certains services ; à partir de Marseille des Tunisiens et des Algériens semblent procéder à de nouvelles installations vers l’Italie ; depuis Bruxelles des Marocains semblent pour leur part installer des affaires à Londres et à Paris. Ces relocalisations tiennent compte d’opportunités extérieures (tenant à des dispositifs douaniers et de capacités réglementaires de circulation)… (Battegay, 1996, 58). Quand ils s’accompagnent de sentiments d’appartenance forts et que leur organisation est particulièrement structurée, ces phénomènes peuvent prendre la forme d’économies de diaspora (Ma Mung, 1992 a). Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong, insistent sur la nécessité d’une adaptation du champ d’études sur l’entreprise ethnique à ces nouvelles formes d’entrepreneuriat, éclatées entre plusieurs États, qu’ils qualifient d’entreprises multinationales migrantes : la vague migratoire actuelle est ouverte à l’exploration des avantages et des opportunités d’un troisième, voire d’un quatrième pays, parce que ces migrants ont la nécessité d’être mobiles et de chercher des avantages économiques relatifs. La possibilité pour eux de transférer à l’échelle internationale leurs moyens et leurs ressources fait du concept de migrant multinational un phénomène sociologique nouveau et intrigant. Les nouveaux migrants sont capables de changer de base bien plus facilement que ceux qui sont entrés plus tôt, à la recherche d’une résidence permanente. Et pourtant c’est encore sur cette dernière catégorie de résident permanent et non sur le premier type que la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique se concentre (1995, 528). Ces évolutions des formes d’entrepreneuriat se caractérisent également par le développement des circulations commerciales, souvent transfrontalières. De récents travaux ont mis en évidence la diffusion du phénomène, qui était d’abord pensé comme une prérogative des économies socialistes, confinée à la contrebande et au marché noir des pays d’Europe de l’Est et de l’Algérie (Morokvasic, 1999, Tarrius, 1992, Péraldi, 2001
138 a,b,c ; Hily, Ma Mung, eds, 2003). Dans le modèle classique de l’enclave ethnique (Portes, Wilson, 1980), la dispersion du groupe était plutôt lue comme une contrainte. La distance et la dispersion sont devenues pour les entrepreneurs migrants qui savent s’en accommoder et en jouer, un avantage. L’usage de la mobilité comme ressource, évoqué dans le chapitre précédent, est un aspect central des stratégies économiques déployées par ces nouveaux entrepreneurs. Le savoir-faire essentiel, celui qui détermine de plus en plus nettement les réussites commerciales (…) c’est le savoir-circuler et le savoir faire circuler pour reprendre les mots d’Alain Tarrrius (2000, 106). Par ailleurs, la figure professionnelle de l’entrepreneur migrant a évolué, ce qui est lié au développement du travail autonome et des économies informelles, mais aussi à un déplacement géographique des problématiques, des États-Unis vers l’Europe. Dans les années 80, la littérature s’intéressait avant tout à l’entrepreneur productif ou au commerçant délivrant des produits ou des services ethniques. Désormais, l’entrepreneur prend de plus en plus l’apparence du commerçant mobile, de l’entrepreneur sans entreprise (Granovetter, 1995, cité par Péraldi, 2001 a). L’entreprise commerciale et l’auto-emploi prennent le pas sur l’entreprise productive. Michel Péraldi écrit ainsi : si l’entrepreneur ethnique semble dominant du côté anglo-saxon, sinon dans l’ordinaire de ces sociétés du moins dans la littérature sociologique, nous serions enclins à penser que les sociétés européennes sont plutôt marquées par la présence de colporteurs et de marchands, de contrebandiers et d’affairistes plutôt que par celle de donneurs d’ordres et d’assembleurs. Bref, sur les places marchandes européennes on trouve des cabas, valises et containers, plutôt que des machines à coudre, des boutiques et des bureaux de change, plutôt que des ateliers et des sweatshops (Péraldi, 2002 a, 28). En Italie, le commerce autonome, commerce de rue et commerce ambulant, est d’autant plus visible que le pays, d’immigration récente, n’a pas connu les formes d’emploi salarié traditionnelles caractéristiques des phases précédentes. L’évolution de la figure du commerçant a lieu sur un autre plan. Parallèlement à la féminisation des flux de salariés, le rôle des femmes dans des entreprises commerciales basées sur la mobilité commence à émerger de certains travaux, bien que d’autres secteurs, tels que les services domestiques, aient davantage été étudiés59. Cela demande de s’interroger sur ce que pourraient être des spécificités féminines dans les pratiques entrepreneuriales, en termes de ressources, de contraintes, et de types d’activité, par exemple. C’est à la lumière de toutes ces évolutions qu’il nous faut envisager les espaces et les dynamiques de l’entrepreneuriat migrant.
59 Voir, par exemple, Andall, 1999 ; Bava, 2001 ; Boulahbel-Villac, 1996 ; El Hariri, 2003 ; Hardill, Raghuram, 1998 ; Marques, Santos, Araujo, 2001 ; Missaoui, 1995. 139 2. De nouvelles formes socio-spatiales, à l’échelle des réseaux économiques
Dans le chapitre précédent, nous avons voulu montrer comment les mobilités contemporaines devaient modifier notre appréhension des espaces et de la façon dont les individus et les groupes les territorialisent. Partant des évolutions de la figure du migrant entrepreneur, quelle lecture spatiale des phénomènes d’entrepreneuriat est-il possible d’adopter ? Les espaces marqués par les pratiques entrepreneuriales se caractérisent avant tout par la circulation. C’est donc la double appréhension des territoires de la mobilité proposée plus haut, qui conjuguait territoires-réseaux et territoires-croisement, la territorialisation comme mise en réseau d’espaces complémentaires et la territorialisation comme rencontre et négociation, qu’il convient de reprendre. Cette approche permet d’opérer un double décloisonnement des problématiques de l’entrepreneuriat ethnique vis-à-vis des écueils localiste et communautariste. Sous cet angle, les espaces des pratiques entrepreneuriales sont à la fois des carrefours de réseaux et des centralités spécifiques.
Des carrefours de réseaux
À l’échelle locale, les espaces de l’entrepreneuriat doivent avant tout être considérés comme des croisements de réseaux et des lieux de co-présence entre différentes populations. Plusieurs acteurs, définis par des appartenances diverses et entretenant des relations différentes avec ces espaces, y interviennent, sans nécessairement y résider. Il est donc essentiel d’adopter une approche relationnelle, qui mette en évidence le jeu des différents acteurs dans la transformation du territoire, ce qui nous éloigne d’une perspective écologique, basée sur la simple succession résidentielle ou professionnelle de groupes (Aldrich, 1975). Il s’agit dès lors d’envisager les différents acteurs de ces processus d’appropriation spatiale ainsi que la manière dont ils co-habitent au sens large du terme. L’attention doit s’attacher à l’organisation sociale et spatiale des hiérarchies, des distances et des proximités qui s’établissent, en insistant aussi bien sur les relations inter-groupes qu’intra-groupes, sur les modalités de la superposition entre différents mondes sociaux (Péraldi, 2001 a). Pour comprendre la superposition, la concurrence ou la complémentarité de différents collectifs en un même espace, il semble pertinent d’interroger les deux registres suivants, dont le croisement peut nous aider à comprendre les logiques de ces espaces : - Les types d’activités. Un même espace peut en effet articuler plusieurs territoires d’activité (Joseph, 1998, 9). Ce sont alors les différents usages de l’espace, les cohabitations entre les différentes activités et entre leurs différents acteurs qui doivent être éclairées. Dans notre cas, cela revient à s’interroger sur la place du commerce et son articulation avec d’autres activités, mais aussi sur les différentes situations existant à l’intérieur de l’activité commerciale.
140 - Les régimes de mobilité des acteurs. Alain Tarrius montre, à partir de l’étude de différents régimes de mobilité dans le cas du quartier Belsunce à Marseille, comment se superposent, se rencontrent et parfois s’évitent des logiques socio-spatiales, complémentaires mais différentes, du sédentaire et du nomade, et ce dans un même espace.
Quels sont les liens sociaux développés en ces espaces ? Quelles sont les catégories pertinentes du regroupement et des associations ? Sur quelle base s’organisent les coexistences et les territorialités ? Une seule et unique focalisation sur la question du lien ethnique n’est-elle pas réductrice ? Selon quelles modalités s’organise la rencontre entre nomades et sédentaires ? Ces espaces peuvent-ils constituer des observatoires des nouveaux cosmopolitismes ?
Des centralités spécifiques
Par ailleurs, il convient d’observer ces territoires à l’échelle des réseaux économiques et sociaux des entrepreneurs migrants. C’est la deuxième dimension des espaces de l’entrepreneuriat qu’il convient d’éclairer. On passe ainsi de l’enclave à l’espace connecté, et ce sont des polarités commerciales qui émergent. La notion de situation, notion classique en géographie, est alors utile pour restituer à un lieu sa position géographique et son insertion dans des réseaux, en connexion avec d’autres lieux. Ainsi, au sujet de la place commerciale marseillaise, Michel Péraldi montre à quel point la ville, à la fois port et frontière, bénéficie d’un emplacement stratégique au carrefour de l’Europe et de l’Afrique du Nord (Péraldi, 2001 a, b). À l’échelle des réseaux économiques des migrants, ce sont des centralités autres, spécifiques, mineures, qui ne coïncident pas avec les centralités urbaines locales, ainsi qu’une autre géographie des lieux stratégiques, qui se profile60 : les espaces qui jalonnent les parcours individuels ne prennent tout leur sens que si on les rapporte aux réseaux dans lesquels s’imbriquent ces itinéraires, et aux grands couloirs migratoires qui se déploient sur de larges espaces nationaux et transnationaux. Dès lors, ce qui apparaît au premier abord comme minorité, interstice ou enclave, se révèle souvent porteur de centralités spécifiques ; ces nouvelles centralités se surimposent à l’organisation sociale et spatiale de la ville d’accueil ; elles ne sont intelligibles que par rapport à des logiques qui lui sont extérieures, mais pourtant elles infléchissent sa dynamique interne et parviennent souvent à la transformer61. Ces centralités sont d’une autre nature que la centralité historique et locale avec laquelle elles coïncident parfois (Tarrius, 2000, 263).
En résumé, les espaces de l’entrepreneuriat migrant sont à la fois des carrefours de réseaux et centralités spécifiques, des places et des pôles (Battegay, 2003).
60 Dans le même ordre d’idées, Anne Raulin propose de parler de centralités minoritaires, dans la mesure où elles offrent une spécificité culturelle en relation avec des groupes particuliers (Raulin, 2000, 19). 61 Mis en gras et en italique par l’auteur. 141 3. L’ethnic business revisité
Cette nouvelle perspective sur les territoires de l’entreprise migrante doit s’accompagner d’une relecture des modèles classiques d’interprétation de l’entrepreneuriat ethnique.
Entreprise transnationale et mobilité sociale
Avec la transnationalisation des entreprises et l’importance des circulations, le lien entre installation définitive et mise en route d’une entreprise est devenu plus complexe. Les nouveaux entrepreneurs ne semblent pas toujours rechercher l’installation, ou du moins ne la trouvent pas nécessairement (Péraldi, 2002 a). De ce point de vue, les activités transnationales semblent consacrer une plus grande autonomie des migrants par rapport aux conditions d’intégration offertes dans le pays d’accueil. Parallèlement, les activités transnationales permettent souvent de maintenir une relation forte avec le pays d’origine, elles ont une fonction de passerelle (Portes, Haller, Guarnizo, 2002, 69). Dans certains cas, la circulation commerciale constitue même une alternative à la migration définitive, en permettant de s’enrichir tout en étant toujours basé dans le pays d’origine (Morokvasic, 1999). Il faudra donc, dans l’étude des entreprises transnationales, reconsidérer la relation du migrant à sa société d’origine et à celle d’ accueil. La question de la mobilité sociale doit également être réinterprétée à la lumière de ces nouvelles pratiques entrepreneuriales : à l’échelle des circulations, les réseaux transnationaux peuvent apparaître comme de puissants vecteurs de transformations socio- économiques au pays d’origine (Missaoui, 1995 ; Tarrius, 1996 ; Césari, 2002 ; Portes, 1999). La dépendance ici, peut être transformée en réussite, là-bas. Cependant, si la mobilité peut être mise au service de stratégies de promotion sociale au pays d’origine ou dans d’autres pays, il n’est pas évident que ces stratégies aboutissent toujours. En outre, certains auteurs remarquent combien les phénomènes de transnationalisme induisent certes des formes de mobilité sociale au pays d’origine, mais au prix d’une forte mobilité descendante au pays d’accueil (Oso Casas, 2001). C’est, du reste, ce paradoxe que l’on retrouve dans l’expression, petit ici et notable là-bas (Missaoui, 1995). Aussi, postuler une autonomisation des groupes de migrants par rapport aux conditions d’intégration offertes par le pays d’accueil ne simplifie pas nécessairement la question de la mobilité socio-économique des migrants. Elle exige en revanche de modifier notre échelle d’appréhension, qui doit s’élargir à l’ensemble des espaces de vie des migrants transnationaux.
Une relecture horizontale des structures d’opportunités et de contrainte, à l’échelle des réseaux des transmigrants
Ces nouvelles formes entrepreneuriales exigent par ailleurs d’introduire quelques modifications dans le modèle interactif. Il convient de considérer les structures
142 d’opportunités dans le cadre spatial au sein duquel s’insèrent les activités économiques des migrants. Ces activités se caractérisent par leur inscription dans des espaces dispersés et transnationaux. Par conséquent, les structures d’opportunités dont bénéficient les entrepreneurs migrants se situent dans ces différents espaces économiques, politiques, institutionnels…Ce sont alors, plus que les avantages d’un seul lieu, les différentiels entre plusieurs lieux qui permettent au migrant d’appuyer ses stratégies économiques et ses choix de localisation, qu’il s’agisse d’écarts législatifs ou de richesse entre États, ou encore de différentiels entre offre et demande de produits de consommation : le transnationalisme n’est pas un effacement de la fracture, mais son exploitation (Lacroix, 2003, 366). Cela a pour conséquence que l’approche habituelle des structures d’opportunités, même sous la forme perfectionnée de l’encastrement multiple, ne suffit plus. En effet, les structures d’opportunités doivent être abordées selon un double niveau d’analyse : - D’une part, sur un plan « vertical». Il convient de tenir compte de l’articulation sur plusieurs échelles de ces structures. C’est l’approche de l’encastrement multiple, qui propose de tenir compte à la fois des dimensions locales, régionales et nationales d’un choix de localisation. - D’autre part, sur un plan « horizontal». Il convient de prendre en considération la dimension multilocale des activités des migrants. L’appréhension des différents lieux, mis en relation par les échanges et les circulations des entrepreneurs migrants, permet d’éclairer les différentiels et les complémentarités qui motivent la mobilité entrepreneuriale. Il faudra par exemple, consacrer davantage d’attention aux structures d’opportunités et de contraintes dans le pays d’origine du migrant, dans le cas où le migrant continuerait à maintenir une relation économique avec celui-ci, ou encore dans d’autres pays, quand il entretient des relations avec d’autres États.
Parallèlement, la question des ressources sociales a évolué vers une complexité majeure : comment les migrants parviennent-ils à tirer profit d’espaces distants ? On a pu situer, dans le premier chapitre, les conséquences des mobilités du point de vue des appartenances des migrants dans une double dimension, celle de l’appartenance à des réseaux sociaux transnationaux, et celle de l’inscription dans des situations cosmopolites. Les ressources sociales déployées dans les stratégies économiques des entrepreneurs peuvent être lues suivant cette double dimension.
La dispersion des ressources ethniques et l’usage de cette dispersion
La dispersion d’un corps social peut, dans certains cas, constituer une ressource spatiale (Ma Mung, 1999 a). Dans le cas des diasporas, l’usage de ressources de groupe dispersées a une importance particulière. En ce qui concerne les populations chinoises, les interactions économiques et les échanges entre les différents pôles d’installation de la communauté permettent le fonctionnement économique tout particulier du groupe. D’un point de vue morphologique, on peut parler d’interpolarité (Ma Mung, 1999 a). L’existence de ces échanges au sein du groupe éclaté renouvelle l’intérêt de la question de la confiance.
143 En effet, quand un groupe est dispersé, la confiance ne peut se baser sur le face-à-face. La réputation devient alors un élément central et nécessaire pour comprendre la persistance de ces échanges, en particulier s’ils sont de nature informelle (Ma Mung, 1999 a). Si, dans le cas des économies de diaspora, les solidarités ethniques déployées à l’échelle transnationale sont à la base du fonctionnement économique du groupe, on peut s’interroger sur l’aptitude de la part d’autres groupes à mobiliser le même type de ressources. Est-il possible d’appliquer un modèle diasporique à tous les groupes de migrants ? Selon Emmanuel Ma Mung, il est possible d’utiliser ces analyses pour comprendre l’organisation des Africains sub-sahariens ou encore celle des Maghrébins, dans la mesure ou quelque chose de l’ordre d’une dynamique de diasporisation se met en place actuellement dans ces groupes (1997, 2002). C’est également le point de vue d’autres auteurs comme Gildas Simon (1990) au sujet de la structuration de la diaspora marocaine, ou d’Ottavia Schmidt di Friedberg au sujet des réseaux mourides en Italie (1994).
L’usage d’autres types de réseaux sociaux dans les pratiques entrepreneuriales et dans les pratiques d’échange, qui renvoie à des formes plus circonstancielles et cosmopolites de solidarité
Par ailleurs, certains auteurs ont ré-interrogé le poids des identités de groupe et des solidarités communautaires dans les pratiques actuelles d’entrepreneuriat. Il ne s’agit pas nécessairement de minorer ce poids de ces solidarités, mais plutôt de souligner leur dimension parfois fonctionnelle et, par là, leur variabilité. Surtout, ces travaux insistent sur le fait qu’il existe d’autres formes de solidarité que les formes communautaires et que celles-ci peuvent être complémentaires. En insistant, en effet, sur les solidarités ethniques des migrants, la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique a parfois occulté d’autres formes de solidarité et de liens sociaux et, pourquoi pas, de relations plus froides qui peuvent exister entre les entrepreneurs et leurs interlocuteurs économiques. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître la capacité des acteurs économiques à puiser dans différents répertoires de ressources, pour reprendre l’expression de Jocelyne Césari, qui écrit : l’ethnicité et l’appartenance religieuse mais aussi l’intérêt économique jouent un rôle déterminant dans la structuration de formes communautaires déterritorialisées. À cet égard, comme nous l’avions déjà souligné, l’opposition classique entre réseaux organiques qui définissent le tissu des relations au sein d’une communauté et recouvrent diverses fonctions et réseaux fonctionnels ou stratégiques créés à des fins précises et délimitées tend à devenir inopérante (Césari, 2002, 17). On peut remarquer que si cet aspect avait souvent été minoré, c’est probablement parce que la littérature anglo-saxonne, qui est pionnière concernant les réflexions sur l’entrepreneuriat migrant, ne s’intéressait que de façon accessoire au commerce. L’entrepreneuriat commercial n’était considéré que comme un type comme un autre d’entreprise ethnique et était souvent réduit au commerce communautaire. En revanche, l’étude des places marchandes, telle qu’elle se développe en Europe, place au coeur de la
144 réflexion la question de la superposition entre différents mondes sociaux et de l’articulation entre différents réseaux (Péraldi, 2001 a). Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo soulignent ainsi que la réussite, au sein de la place commerciale de Vintimille, s’appuie sur des réseaux relationnels ouverts et différentiés (2003 b, 50) : ce qui se joue sur le marché de Vintimille comme d’ailleurs dans d’autres lieux de rencontre des petits artisans de l’économie informelle mondialisée, c’est la construction de formes originales de socialité faite d’un mélange de liens communautaires, entre compatriotes d’ici et de là-bas, et de liens entre particuliers, d’alliances ponctuelles, de rencontres opportunes, qui permettent de franchir des distances sociales plus importantes que ne le permettent les relations entretenues à l’intérieur d’un réseau communautaire. Le point de vue de Mirjana Morokvasic, qui observe les pratiques de circulation commerciale des migrants d’Europe de l’Est, est plus radical. Elle remarque, en effet, à quel point les liens déployés en circulation commerciale n’ont pas la force des liens sur lesquels s’appuient les projets sédentaires d’entrepreneuriat ethnique. Insistant sur le caractère transcommunautaire de ces liens, elle reprend l’opposition de Mark Granovetter (1973) entre liens forts et liens faibles pour montrer que, tandis que dans l’entreprise ethnique classique, c’est plutôt du lien fort qui est mobilisé, dans le cas des circulations de travail ou de commerce actuelles, les liens sociaux sur lesquels s’appuient les migrants sont plutôt faibles et élargis, et se caractérisent par leur fonctionnalité, plutôt que leur ancrage identitaire. M. Morokvasic évoque ainsi des solidarités précaires et changeantes et observe l’émergence de toute une série d’intermédiaires permettant cette mobilité : la force des liens ainsi établis ne provient pas de leur ancrage dans des groupes communautaires mais au contraire de leur efficacité quant aux objectifs poursuivis. Ces liens mettent en relation les membres de groupes différents (contrairement aux « strong ties » qui assurent une cohésion intra-groupe et que l’on trouve justement dans l’ethnic business).(…)Les réseaux se forment dans un territoire où les solidarités précaires fonctionnent le temps d’un voyage, pour se dissoudre aussitôt après et se reconstituer de nouveau avec d’autres personnes ou lors d’un nouveau trajet (Morokvasic, 1999). On touche ici à ce qui semble devenir un élément essentiel de ces nouvelles solidarités : la dispersion des réseaux sociaux le long des itinéraires de la circulation commerciale. Le savoir circulatoire s’appuie sur la connaissance des itinéraires et sur l’expérience des lieux, qui est également expérience et connaissance des hommes-clefs, au-delà des appartenances ethniques. Mirjana Morokvasic poursuit en effet : des liens ne se forment pas tant sur les bases ethniques que sur les bases de l’expérience commune à ceux qui partagent la même route, investissent les mêmes espaces et ont à faire aux mêmes intermédiaires. Michel Péraldi et Véronique Manry effectuent le même type d’observation dans leur analyse des situations marseillaise et stambouliote. Pour V.Manry, le potentiel relationnel des commerçants est fait tout à la fois de liens faibles et de liens forts (familiaux, amicaux…), mais les liens faibles présentent une majeure efficacité, permettant d’élargir les opportunités et d’établir des liens entre des groupes sociaux différents, dans le cadre
145 d’une économie d’opportunité dans laquelle la circulation des informations est essentielle. Les liens forts, en revanche, sont plus contraignants. Selon V. Manry, c’est davantage la situation dans laquelle se trouve le commerçant, le fait d’être au marché, d’être en affaires, plutôt qu’une appartenance stricte, qui fait réseau (Manry, 2001). À ce sujet, Michel Péraldi parle d’espace-temps du commerce et de l’entraide pour souligner le caractère momentané, situé, des logiques de solidarité observées : les dispositifs commerciaux entre lesquels circulent les Algériens ne sont pas des niches ethniques mais des sociétés cosmopolites articulées sur des « collégialités » (Lazega, 1999) fondées sur le partage de situations très variables d’altérité et des sphères communes et circonstanciées d’intérêts (Péraldi, 2002 b, 7). Pour M. Péraldi, ce sont des solidarités latérales et circonstancielles, plutôt que des liens forts, qui régissent ces échanges.
La dimension des stratégies identitaires déployées dans l’interaction commerciale
Un dernier type d’interprétation, proche de celui que nous venons d’évoquer, se déplace des réseaux sociaux vers les ressources déployées en situation commerciale, ressources qui appuient des stratégies identitaires et participent à la construction d’une image de soi. Cette approche a pour but de se distancier de l’orthodoxie d’une certaine sociologie économique qui focalisait sa réflexion sur la question des réseaux et des formes de socialisation primaire, en occultant les formes de socialisation secondaire du marché (Chantelat, 2002). Le regard se déplace alors de l’organisation interne de l’entreprise vers l’observation des interactions économiques et des compétences dont doivent faire preuve les acteurs dans l’échange marchand. Ce regard, s’il peut être appliqué à toutes les situations d’échange (Joseph, 1998), est particulièrement adapté à l’étude des formes d’échange marchand entre individus de différentes origines. Il a été vu que, s’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu et James Coleman, les travaux classiques sur l’entrepreneuriat migrant montraient que l’encastrement générait du capital social en termes de confiance et de solidarité construites (Portes, Sessenbrenner, 1993). Les critiques de la nouvelle sociologie économique remettent en cause cette conception de la confiance en montrant combien elle n’est pas nécessairement liée à la connaissance qu’on a de son interlocuteur économique mais aussi aux croyances qu’on y associe. Pascal Chantelat écrit ainsi : à trop insister sur les formes de socialisation primaire du marché (les valeurs, les normes, la morale, le don…), on risque de réduire la sociologie économique des marchés à la seule analyse des échanges personnalisés et d’oublier le rôle structurant des formes de socialisation « secondaire », c’est-à-dire les interactions minimales, discontinues et impersonnelles de l’échange marchand. En ce sens, la relation marchande est d’emblée une relation sociale, non pas parce qu’elle fait intervenir des valeurs, des normes, des émotions ou des réseaux de relation personnelles, mais parce qu’elle présente un minimum de réciprocité sociale (2002, 531). Cette approche de nature interactionniste, inspirée par les travaux d’Erwing Goffman, mais également par ceux de Georg Simmel sur la modernité et l’impersonnalité du mode de vie
146 urbain, permet de mettre en valeur la dimension de la rencontre inter-individuelle et de la mise en relation entre différents collectifs qui, comme nous l’avons souligné dans le précédent chapitre, est le corollaire des pratiques de mobilité (Bordreuil, 2000 ). Elle insiste sur le fait que la confiance n’est pas nécessairement liée à la connaissance réelle ni à la durabilité des relations d’échange avec les interlocuteurs. À partir d’exemples très différents, les commerçants asiatiques et maghrébins pour l’un, un marché provençal pour l’autre, Emmanuel Ma Mung et Michelle de la Pradelle insistent sur le rôle des représentations, des stéréotypes associés aux vendeurs, et de la façon dont les vendeurs utilisent cette image en puisant dans différents registres identitaires, dans la sensation de confiance du client. Le réseau ne peut donc tout expliquer. L’espace, avant d’être support à la territorialisation de groupes communautaires devient, dans cette optique, sujet à une intense activité de différentiation et de production d’altérité, qui témoigne de la construction d’un ordre social (Hily, Rinaudo, 2003). Marie-Antoinette Hily et Christian Rinaudo ont ainsi montré, à l’échelle de l’espace marchand de Vintimille, le travail de catégorisation qui s’opère, par la construction de frontières, contribuant au marquage spatial ethnicisé des différents commerces, et l’établissement de hiérarchies d’un nouvel ordre social. On assiste à des processus de recomposition identitaire de l’espace public urbain sur le mode d’une mise en saillance des identités ethniques à des fins commerciales, écrivent-ils (2003, 55). Il faudra donc dans ce travail, s’intéresser à la façon dont ce jeu des identités marque et structure l’espace, par l’intermédiaire de scénographies commerciales (Raulin, 2000) par exemple. Cette approche permet de mettre en évidence le fait que ce qui peut sembler a priori la manifestation d’une appartenance ne l’est pas forcément. Les travaux d’Emmanuel Ma Mung montrent par exemple comment le regroupement dans Chinatown de la part des Chinois de France est autant une manière de négocier une présence sur le territoire, sous la forme d’un exotisme, que le reflet d’une identité ethnique (Ma Mung, 2000). Ce qui pourrait donc sembler a priori paradoxal (la manifestation d’une identité dans une relation commerciale avec un individu différent) pourrait alors devenir le propre des situations cosmopolites actuelles, qui selon Marie- Antoinette Hily et Christian Rinaudo (2003, 57), peuvent être définies comme des expériences sociales qui rejettent la clôture mais qui ne contribuent pas moins pour autant au marquage contextualisé de frontières symboliques. En termes simméliens, cela revient à dire qu’elles s’apparentent à une forme sociale dont la caractéristique réside précisément dans le fait d’être à la fois résistantes aux identités fermées et productrices d’un jeu permanent sur les catégories d’appartenance.
147 Dans le deuxième chapitre de cette partie, nous avons voulu montrer qu’une analyse des circulations devait se positionner dans les tensions, entre ancrage et mobilité d’une part, entre appartenance communautaire et inscription dans des situations cosmopolites, d’autre part, qui caractérisent l’individu contemporain et tout particulièrement le migrant. Tenir compte de cette double dimension influence fortement le regard porté sur les théories de l’entrepreneuriat ethnique. Certes, les questionnements généraux présentés dans ces études conservent un intérêt. Elles permettent d’interroger le lien entre entrepreneuriat et dynamiques d’autonomisation, de rechercher les causes structurelles de la mise en route et des choix de localisation d’une entreprise, mais aussi de comprendre quelles sont les formes d’organisation sociale des migrants et quel est leur positionnement dans la société d’accueil, de s’intéresser aux déterminants de leur mobilité socio-économique. Ce sont autant de questionnements qu’il convient de garder en mémoire. En outre, le modèle interactif prend tout son intérêt dans le cadre d’une lecture territoriale des phénomènes d’entrepreneuriat migrant, dans la mesure où il permet de rendre compte de la dialectique à laquelle se livrent les sujets ou les groupes avec les structures socio-spatiales dans lesquelles ils s’inscrivent. Toutefois, si ces questionnements généraux méritent d’être pris en compte, certains aspects de ces travaux, en particulier une perspective communautariste des groupes migrants et une approche localiste des espaces de l’entrepreneuriat, peuvent être remis en cause par l’importance des pratiques de mobilité. L’usage de la mobilité dans les stratégies entrepreneuriales, caractéristique des nouvelles formes d’entreprise migrante, nécessite, en effet, d’aborder différemment les territoires des entrepreneurs. Plus que des enclaves spatiales au sens propre du terme, les territoires des entrepreneurs sont, en effet, devenus des places et des pôles (Battegay, 2003). La problématique doit articuler, d’une part, l’analyse des espaces des circulations commerciales et des réseaux socio-économiques et, de l’autre, la territorialisation de places marchandes, de lieux précis, qui sont des carrefours de réseaux. Ce sont, en effet, les articulations entre ces deux dimensions spatiales, qui permettent de saisir les logiques qui organisent les mouvements des entrepreneurs et d’appréhender la façon dont se structurent les espaces qu’ils traversent. Le regard porté sur la question de la mobilité sociale en est transformé, puisqu’il convient de considérer l’ensemble des espaces de vie de ces entrepreneurs pour comprendre leurs stratégies de promotion, leurs réussites et leurs échecs. Les mobilités ne résolvent pas l’épineuse question du lien entre entrepreneuriat et mobilité sociale, mais demandent de déplacer le regard à l’échelle des espaces des entrepreneurs. Ce nouveau regard sur les espaces des entrepreneurs migrants demande de s’interroger sur la capacité des entrepreneurs à tirer profit d’espaces distants, c’est-à-dire à la fois de structures d’opportunités mais aussi de ressources de groupe dispersées. En outre, l’adoption d’une problématique axée sur le commerce et sur les mobilités ne demande plus seulement d’appréhender le mode d’organisation interne de l’entreprise, mais aussi de s’intéresser aux échanges afin de comprendre quelles sont les ressources mobilisées par les
148 migrants dans les situations commerciales auxquelles ils participent, et de quelle manière celles-ci contribuent à structurer les espaces. Les travaux évoqués sur les nouvelles formes entrepreneuriales insistent en effet sur les ressources et solidarités multiples dont font preuve les entrepreneurs, et montrent que les interactions économiques provoquent des stratégies identitaires diverses, permettant d’établir des liens entre groupes différents.
149 Conclusion
Dans le premier chapitre de cette partie, on a cherché à mettre en évidence les limites des approches classiques aux migrations dans le Mezzogiorno d’Italie, pour montrer combien les réalités actuelles impliquaient de nouveaux outils d’analyse. Il a été vu qu’une lecture duale ne pouvait suffire à l’interprétation des phénomènes migratoires dans le Sud italien, au risque de ne voir dans le Mezzogiorno qu’un seul espace de transit. L’adoption d’un modèle interactif tenant compte des nouvelles pratiques entrepreneuriales, tel qu’il a été exposé dans le chapitre trois, permet d’effectuer une relecture des phénomènes migratoires dans le Mezzogiorno, et de restituer aux migrants leur capacité d’initiative. Cette approche sera suivie pour étudier les activités et les mobilités des migrants dans le quartier de la gare de Naples.
En nous appuyant sur les jalons théoriques et méthodologiques exposés dans les deux chapitres précédents, nous proposons à présent de nous interroger sur les aspects suivants : Dans quel faisceau de contraintes et d’opportunités s’inscrit la venue des migrants commerçants à Naples ? Dans quelle mesure le contexte social, économique, politique et institutionnel de l’Italie a-t-il pu favoriser les pratiques entrepreneuriales observées (niveau national) ? Quel est l’impact sur ces pratiques des restructurations socio-économiques qui touchent actuellement l’aire urbaine de Naples (niveau régional) ? Quel rôle jouent les économies informelles, et leurs évolutions différenciées dans le Mezzogiorno d’Italie, dans la détermination des formes d’insertion entrepreneuriales des migrants ? Dans quelle mesure le quartier de la gare, qui sera au centre de nos investigations, constitue-t-il un espace particulièrement favorable à la venue d’entrepreneurs et comment conditionne-t-il les formes d’entrepreneuriat pratiquées (niveau infra-urbain)? Comment Naples a-t-elle pu présenter pour les migrants des formes de complémentarité avantageuses avec d’autres espaces à échelle internationale (niveau « horizontal ») ?
Quelles sont les ressources dont font preuve les migrants dans leurs activités économiques ? Comment sont-ils parvenus à s’insérer dans des activités commerciales ? Sur quelles formes d’organisation et sur quels types de compétences s’appuient-ils pour mener à bien leurs entreprises ?
Quels sont les effets des circulations commerciales sur les relations entre les individus et entre les groupes, entre les sédentaires et les circulants, mais aussi entre les différents réseaux commerçants qui gravitent sur la place ? Quelles sont les formes de territorialisation qui résultent de ces circulations à Naples ? Les commerces pratiqués à Naples correspondent-ils à de nouvelles formes économiques, génèrent-ils des types de territoires particuliers, ou bien ne correspondent-ils qu’à une simple insertion dans des niches déjà existantes au sein du marché du travail ?
150 En d’autres termes, c’est la capacité des migrants à transformer, par leurs mobilités et leurs activités, l’organisation sociale des espaces, qui sera questionnée dans la partie suivante. Ces questionnements pourront nous aider à comprendre comment Naples a pu constituer un espace-ressource, ou plutôt comment, à travers leurs ressources, les migrants parviennent à tirer profit d’un espace considéré déprimé comme le Mezzogiorno. À l’opposé d’un modèle dual et national d’interprétation des dynamiques migratoires, l’étude des espaces investis par les migrants ainsi que leurs activités, qui se situent sur différentes échelles, locale (urbaine et intra-urbaine) et transnationale, devrait nous permettre de montrer que les migrations actuelles à Naples dépassent l’opposition trop simplificatrice entre d’une part le transit et de l’autre, l’installation.
151 Deuxième partie Du quartier à la place marchande, l’organisation du dispositif napolitain Introduction
Un espace du dedans qui sera tout entier co-présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli… Gilles Deleuze
L’approche interactive, telle qu’elle a été présentée dans la partie précédente, permet de lire les processus de territorialisation comme le produit d’interactions entre différents éléments. Il s’agit de tenir compte, d’une part, des structures d’opportunités et de contraintes à différentes échelles, qui permettent aux migrants de mettre en place des activités commerciales. Ces structures peuvent être lues à la fois dans une perspective verticale (l’encastrement multiple) et horizontale (l’éclatement des structures de contrainte et d’opportunités, entre ici et là-bas). D’autre part, l’approche interactive propose de mettre en évidence les ressources (réseaux sociaux, compétences) et stratégies que mettent en oeuvre les migrants pour mener à bien leurs activités. Dans cette partie, deux dimensions complémentaires sont progressivement envisagées, pour caractériser les phénomènes observés à Naples. La circulation commerciale d’une part, qui permet de comprendre comment des formes économiques et territoriales tout à fait particulières se sont mises en place à Naples, et combien une lecture locale du quartier demeure insuffisante. Le cosmopolitisme dont font preuve les acteurs de ces économies, d’autre part, qui marque notablement les espaces de la circulation commerciale. Parler de cosmopolitisme dans le cas de Naples n’est pas sans difficulté. Il convient donc, avant d’aller plus loin, d’expliquer pourquoi la représentation commune de Naples 1 comme celle d’une ville cosmopolite est problématique . Le cosmopolitisme, en effet, participe du cortège de représentations qui accompagne l’évocation des villes méditerranéennes, et Naples ne fait pas exception. Selon ces positions, il existerait une continuité entre des formes de co-présence historiques, qui renvoient à la fonction de lieu de passage et d’échange commercial de la ville, et la situation actuelle. La tradition cosmopolite de Naples serait liée à sa nature portuaire, à sa longue histoire urbaine et aux dominations et influences étrangères qu’elle a subi (Schifano, 2004). On y observerait des continuités spatio-temporelles, voire la réactivation de routes, comme autant de plis de l’histoire. Cette conception essentialiste du lieu attribue à Naples une sorte de genius loci, motivé par une tradition séculaire d’ouverture sur le monde et sur l’Autre. Et pourtant, à l’inverse, on pourrait montrer combien la Naples contemporaine, métropole familiale, selon l’expression du Censis2 (Anselme, Péraldi, 1987), est fermée aux influences extérieures, situation monolithe qui est le propre de nombreuses métropoles secondaires en
1 En réalité, nous serons souvent rattrapés par le mythe, car nous verrons que les acteurs sociaux se réapproprient cette représentation de la ville. Comme le montre Brigitte Marin, les représentations véhiculées au sujet de Naples comportent toujours une part de vérité, ce qui est d’ailleurs le propre des mythes. 2 Centro Studi Investimenti Sociali. Un des principaux centres d’étude sur les dynamiques sociales en Italie, qui publie un rapport annuel. 153 Méditerranée, et qui contraste fort avec le multiculturalisme des villes d’Europe du Nord (Fabre, 1994 ; Bauman, 1996)3. Ces deux conceptions, la ville monolithe et la ville cosmopolite, qui sont les deux pendants de la surcharge de représentations dont souffre la ville (Marin, 1998), se retrouvent dans la façon d’aborder les mouvements de population qui la touchent. Appliquées aux phénomènes migratoires, ces conceptions de la ville mènent à deux lectures antagoniques : pour l’une, Naples, économiquement déprimée, fermée sur des formes d’organisation familiales et claniques, ne pourrait guère attirer les migrants. Inversement, l’autre lecture voit en Naples un creuset intégrateur, qui aurait retrouvé sa fonction d’absorption disparue avec la longue parenthèse industrielle en Méditerranée. Ces deux visions antithétiques comportent un certain nombre d’avatars. Figeant la ville dans son particularisme, elles dénotent une absence de sensibilité à la diversité intra-urbaine et aux dynamiques du changement métropolitain. En outre, ces conceptions réifient les migrants, en les privant de toute capacité d’initiative. Ainsi, il est proposé de situer notre appréhension des formes de cosmopolitisme dans une autre perspective, celle de l’évolution socio-économique de la ville, d’une part, et en particulier du quartier de la gare ; et celle, d’autre part, d’une mutation des formes migratoires, dont l’aspect analysé ici est la circulation commerciale. Pour ce faire, le quartier de la gare est appréhendé sous ses différentes dimensions, pour se demander : dans quel contexte s’effectue la venue des migrants ? Quelles possibilités d’insertion le quartier a-t-il pu leur offrir ? (ch. 4). Notre regard se déplace alors vers d’autres acteurs, moins remarquables, mais très importants du point de vue de l’organisation des territoires dans le quartier de la gare, à savoir les circulants commerciaux. Seule une approche multiscalaire, tenant compte de différents lieux et de différentes pratiques circulatoires en Méditerranée, permet de rendre véritablement compte d’une spécificité du quartier de la gare dans les dynamiques migratoires, celle d’être un carrefour de réseaux. Les circulations commerciales, qui mettent en relation la ville avec d’autres lieux en Méditerranée, permettent par ailleurs d’interpréter différemment une partie des transformations qui ont affecté le quartier de la gare (ch. 5). Mais l’observation ne doit pas se limiter à une échelle euro-méditerranéenne. En effet, le quartier de la gare est également une place centrale dans un ensemble de lieux qui forment un dispositif circulatoire et commercial dans l’agglomération, et dont les intermédiaires commerciaux sont des figures structurantes (ch.6). Au sein de ce dispositif, le croisement d’individus d’appartenances diverses, ainsi
3 Cette forte opposition dans les représentations, entre ces deux images de la ville n’est pas nouvelle, et s’allient dans le thème de la cité cosmopolite déchue qu’on retrouve dans les descriptions du début du XXème siècle. Le méridionaliste Francesco Saverio Nitti écrit ainsi au tout début du siècle : Aucune ville d’Italie et même pas Rome, contenait le nombre d’étrangers qu’on trouvait à Naples. Située sur la mer, elle était non seulement la plus grande, mais par sa nature, la plus belle ville maritime de la Méditerranée; et, à une époque où les voyages par voie terrestre étaient difficiles, le centre d’attraction principal pour les voyageurs. Naples avait la cour la plus riche d’Italie apparentée aux plus grandes cours d’Europe : elle était le lieu de séjour des pinces et des princesses et elle avait des saisons théâtrales qui jouissaient d’une renommée européenne…Naples était la plus grande ville de consommation d’Italie (mais, quand elle perdit son statut de capitale), elle se trouva devant ce terrible choix: ou devenir un grand centre industriel, ou tomber dans la décadence (De Seta, 1999, pp. 249-250).
154 que le type d’économies pratiqué, rendent nécessaires des formes de cosmopolitisme banal, quotidien, que l’on retrouve dans les lieux des échanges marchands, ainsi que dans l’émergence de formes de territorialisation originales (ch.7).
155 Chapitre IV D’espace du désordre à quartier de la complexité, le quartier de la gare de Naples
Celui qui passe tous les jours à piazza Garibaldi te dira: je connais très bien piazza Garibaldi. En fait, ce n’est pas possible. Je ne pense pas, aujourd’hui, qu’il existe quelqu’un au monde qui connaisse piazza Garibaldi telle qu’elle est réellement. Il y a différents mondes à Piazza Garibaldi, mais tellement de mondes! celui de la légalité et celui de l’illégalité, le commerce, la prostitution, le trafic d’armes, de papiers, les faux billets, tout ce que nous pouvons imaginer nous le trouverons. Il y a aussi les commerçants internationaux, ceux qui viennent d’ailleurs, les Marseillais par exemple, les Arabes qui vivent à Marseille mais aussi à Paris, à Lyon, et qui viennent faire des achats, mais aussi ceux qui viennent directement du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie. C’est vraiment un autre monde, un monde dans une place, piazza Garibaldi. Lamine
Qu’il soit nommé Place Garibaldi ou ferrovia (place de la gare), l’espace objet de cette étude est couramment désigné comme un quartier, au sens que nous en donnent les manuels de géographie urbaine : un fragment urbain auquel on reconnaît une certaine individualité (Laborde, 2001 ; Choay, Merlin, 1987). Ne s’agissant pas d’un quartier administratif, il est impossible de donner des limites consensuelles au quartier étudié. Dans une définition minimale, il correspond à la place de la gare (piazza Garibaldi), et aux rues qui forment son périmètre. Dans une acception plus large, il pourrait englober une vaste aire, de la piazza Nazionale au tribunal, du tribunal à la piazza Mercato, de la piazza Mercato au terminus de la Circumvesuviana et jusqu’à la piazza Nazionale. On pourrait même y inclure le centre directionnel à l’Est, et la via Foria au nord (carte 2.1). Dans ce travail, il a été choisi d’adopter une définition étroitement associée aux activités commerciales des migrants. Ainsi, dans notre acception, le quartier de la gare se situe à l’intersection de quatre quartiers administratifs, Vicaria, Pendino, Mercato et San Lorenzo
156 (carte 2.2), qui forment deux circonscriptions et regroupent, au 31/12/2000, 9,5% de la population napolitaine, pour 2,7% de la superficie communale (Comune di Napoli, 2001). Toutefois, l’espace ciblé pour l’enquête se trouve essentiellement dans le périmètre du quartier administratif San Lorenzo, et couvre plusieurs quartiers historiques. En effet, la ferrovia n’a pas une histoire mais des histoires, celles de plusieurs quartiers, au moins deux : la Duchesca-Maddalena et le Vasto, qui se complètent, mais possèdent des caractéristiques et des identités historiques fort différentes. Quant à la partie sud du quartier de la gare, comprise entre le corso Umberto, le corso Arnaldo Lucci et les via Nuova Marina et Amerigo Vespucci, elle n’a été prise en compte que de façon non systématique dans ce travail car les transformations induites par la présence des migrants y sont moins importantes qu’au Vasto et à la Duchesca-Maddalena.
157 2.1 Le quartier de la gare de Naples: délimitations possibles et délimitation choisie pour l'étude
100 m une délimitation large du quartier de la gare une délimitation restreinte du quartier de la gare périmètre choisi pour l'étude
quartier historique Duchesca-Maddalena quartier historique Vasto 2.2 Le quartier de la gare : quartiers administratifs et quartiers historiques
0 3 km
Vicaria
San Lorenzo
Zone industrielle
Pendino Mercato
100 m
quartier Duchesca-Maddalena Limite de quartier administratif quartier Vasto Pendino Nom de quartier administratif Il ne suffit pas d’avoir retenu un périmètre d’étude, forcément arbitraire, pour comprendre l’organisation du quartier. L’étude des pratiques et des représentations de cet espace pose problème : tout d’abord, l’espace étudié recouvre, comme il a été dit plus haut, plusieurs quartiers historiques qui, en cherchant bien, pourraient probablement être subdivisés en une infinité de sous-quartiers. Chacun range sous l’étiquette ferrovia une réalité constituée d’espaces, d’activités, d’acteurs différents. Cela rejoint, dans une certaine mesure, les affirmations de Giovanni Laino qui, au sujet des quartiers de Naples, parle de quartiers de la complexité : dans de nombreuses zones du centre historique, écrit-il, à la différence d’autres villes européennes, les aires ne sont pas à caractère mono-fonctionnel, mais il existe une variété de destinations d’usage, d’activités, qui sollicitent la catégorie de la complexité comme trait distinctif du centre de Naples (Laino, 1988, 51). À cette difficulté originelle d’appréhension du quartier s’ajoutent celles liées à la diversification actuelle des populations dans la ville. Ainsi, dans les propos de Lamine, jeune tunisien interrogé sur sa vision de la place, piazza Garibaldi est un monde dans une place, ou encore différents mondes…tellement de mondes ! Ces propos permettent de souligner la densité humaine d’un tel espace. Ils nous rappellent les travaux d’Alain Medam qui, au sujet de la cosmopolitisation actuelle des espaces, souligne que quand le monde est dans le lieu, le lieu est dans le monde (1996). Comment sortir de cette impasse ? Comment dire quelque chose du quartier de la gare, devant la complexité de ce qu’il s’en dit et de ce qui s’y fait, sans en appauvrir la réalité ? Une digression par la notion de territoire, telle qu’elle a été explorée dans le premier chapitre, peut nous aider à « tirer notre épingle du jeu ». Cette notion permet de concevoir la dimension identitaire des pratiques spatiales, dans la mesure où elle associe représentations et usages de l’espace1. La notion de territoire renvoie par ailleurs à des formes d’appropriation et par là, interroge la relation à l’autre, qui peut s’exprimer par des processus ségrégatifs ou agrégatifs2(Poiret, 2000). Il a été vu également que la mobilité est fondatrice de l’acte de territorialisation : ce néologisme permet d’insister sur la dimension processuelle, dynamique, de la formation du territoire, qui résulte d’un rapport dialectique entre les hommes et l’espace et s’organise selon des temporalités diverses. Dans le quartier de la gare, par exemple, selon les heures du jour et de la nuit, ou encore selon les jours de la semaine, les espaces ne sont pas territorialisés de la même façon, ni par les mêmes individus. Par ailleurs, plusieurs territoires peuvent cohabiter en un même et unique espace.
1 Il existe une relation intrinsèque entre représentations et pratiques de l’espace, qui peut parfois être à l’origine de réputations. Cela ne signifie pas que pratiques et représentations se correspondent nécessairement, mais plutôt qu’il existe une relation entre ce qui se dit/pense et ce qui se fait dans les espaces. De même que les pratiques spatiales peuvent donner lieu à des représentations, celles-ci peuvent entraîner des pratiques, ce qui n’est pas sans rappeler la notion de prophétie auto-réalisatrice rendue célèbre par Robert Merton. 2 Pour une critique d’une approche déterministe du quartier, qui voit dans la proximité spatiale une nécessaire proximité sociale, on peut lire Di Méo, 1994. 160 Ainsi, c’est une typologie des territoires du quartier de la gare qui sera ici proposée. La typologie, exercice réducteur par définition, peut néanmoins être considérée comme une grille de lecture efficace. Lecture forcément partielle, subjective, mais décodage tout de même, elle offre des clefs d’interprétation à l’espace fourmillant des activités et des mobilités. L’observation du quartier permet de faire émerger quatre formes de territorialisation, chacune liée à des représentations, des usages de l’espace et des acteurs particuliers (I) : les territoires du passage (transit et tourisme), les territoires de la petite criminalité, ceux de la marginalité et de l’errance, et enfin ceux du commerce, qu’il soit formel ou informel3. Il est intéressant de remarquer que les migrants participent à chacun de ces territoires, mais que ces quatre aspects de l’organisation socio-spatiale du quartier pré-existaient à leur venue et ne sont pas liés uniquement à leur présence. Aussi, cette étude des territoires du quartier permet-elle de lancer quelques pistes d’explication quant aux opportunités et aux obstacles qu’ils ont pu trouver à leur arrivée. Dans un deuxième temps, l’attention sera portée, de façon plus précise, sur l’organisation des territoires du commerce, qui se partagent entre ce que l’on peut nommer un territoire de la visibilité marchande, d’une part, et de l’autre, un territoire qui est davantage un lieu de marginalité, caractérisé par l’importance des économies de la rue, souvent invisibles. Ces espaces, à la fois différents et complémentaires, sont les quartiers du Vasto (II) et de la Duchesca-Maddalena (III).
3 Deux autres types possibles de territoires n’ont pas été explorés, ou bien ne seront évoqués que de manière transversale. Il s’agit, d’une part, des espaces de la criminalité liée à des formes d’intégrisme religieux. Le peu d’éléments en notre connaissance ne nous permet pas de dire si les informations qui circulent au sujet du quartier sont de l’ordre de la réalité ou de la légende métropolitaine. Cependant, l’arrestation à Forcella de 28 commerçants pakistanais accusés d’appartenir à la nébuleuse « Al Qaïda » qui, après 14 jours de prison, ont été libérés et innocentés, doit pousser à la vigilance quant aux discours des autorités sur la prétendue fonction de plaque-tournante de l’islamisme du quartier de la gare (voir article en annexe n.5). On peut lire au sujet de ce type de discrimination et préjugés anti-musulmans en Italie l’ouvrage d’Ana-Maria Rivera et Paola Andrisani (2003). Dans le cas des Algériens, l’installation d’individus ayant appartenu à des groupes armés islamistes (qui, du reste, ne poursuivaient pas nécessairement leurs activités en Italie) semble s’être tarie ces dernières années dans le quartier de la gare (voir chapitre suivant). L’autre type de territoire qui n’a pas été envisagé concerne la criminalité organisée. Si elle ne constitue pas à proprement parler l’objet de ce travail, nous avons fait à plusieurs reprises l’expérience de son existence. Cependant, les éléments dont nous disposons sont très limités : comme le souligne Paola Monzini, ce qui caractérise la criminalité organisée est bien la compartimentation des informations sur le sujet. Peut-on parler d’un territoire en soi de la criminalité organisée ? Étant donnée l’importance et la variété des domaines dans lesquels elle agit à Naples, il nous semble qu’on peut dire qu’elle a un impact sur tous les territoires en les contrôlant de façon plus ou moins importante (et plus ou moins directe). Par exemple, selon certains auteurs, le lien entre petite délinquance urbaine et criminalité organisée serait particulièrement fort à Naples, à la différence d’autres espaces comme la Sicile (Monzini, 1999). La criminalité organisée, tout comme l’État, semble être présente indirectement dans tous les types de territoires. Toutefois, certaines activités des migrants échappent à ce contrôle. Nous y reviendrons dans le chapitre 10, quand nous envisagerons les stratégies de mobilité sociale mises en œuvre par les migrants et les obstacles qu’ils rencontrent. 161 I. QUAND PLUSIEURS TERRITOIRES COHABITENT EN UN MÊME ESPACE
Rencontres, superpositions, évitements
Lieu-mouvement par excellence, le quartier de la gare constitue un espace de haute densité humaine et relationnelle sur lequel cohabitent différents territoires (Joseph, 1998, 2000). Ils sont séparés les uns des autres par des limites symboliques, qui ne sont pas nécessairement concrétisées dans l’espace, et n’engagent généralement pas les mêmes acteurs. Nicholas Dines écrit ainsi : contrastant avec l’image typique renvoyée par les medias de la place et de ses environs comme celle d’un bazar chaotique, Piazza Garibaldi est bien plus un espace structuré caractérisé par la diversité de ses frontières et de ses itinéraires (2002). La cohabitation entre plusieurs territoires en un même espace oblige l’observateur à prêter attention à la fois aux formes de structuration, frontières et itinéraires, de ces territoires, mais aussi aux situations de rencontre qui peuvent être souhaitées ou non, et peuvent générer des échanges ou encore des stratégies d’évitement de la part des individus. Dans certains cas, les situations de rencontre correspondent à des formes de consommation d’exotisme : c’est le cas par exemple, lorsqu’un passant, avide de sensations nouvelles, s’arrête et décide de s’acheter un sandwich kebab sur les territoires du commerce, ou encore lorsqu’une jeune fille italienne décide de se faire tresser des nattes auprès de Mariam, la coiffeuse nigériane de la via Bologna. Cette volonté de dépaysement peut également correspondre à un désir d’éprouver la part de risque, de danger, que portent, dans les représentations communes, de tels lieux. Parfois, la rencontre de ces territoires provoque au contraire des situations de crise ou de désagrément. L’exemple classique d’interaction critique demeure alors le célèbre bidone ou pacco napoletano : un individu sorti de la gare (un touriste septentrional de préférence) est interpellé par un Napolitain qui lui propose un bien d’origine douteuse à un prix défiant toute concurrence. Après l’échange, le vendeur prend la fuite, et le malheureux touriste se retrouve avec une boîte en carton vide payée à prix d’or. Mais la rencontre n’est pas toujours la règle : certains lieux se prêtent particulièrement à la superposition des différents territoires, sans qu’il y ait nécessairement d’échanges entre leurs différents acteurs. Le Mc Donald du quartier de la gare, loin d’être un non-lieu, est bien cet espace de cohabitation des différents acteurs et de superposition des différents territoires. Il est tout à la fois un lieu de halte pour les touristes à peine arrivés à Naples ou sur le départ, un lieu de pause pour les toxicomanes en recherche d’argent, l’occasion pour un zio4 marocain d’offrir une gourmandise au jeune qui l’accompagne, un lieu de retrouvailles pour de nombreux commerçants, un lieu de drague pour les hommes napolitains en quête d’une jeune femme étrangère… Enfin, les situations d’évitement,
4 Zio (oncle) est le terme utilisé par les jeunes Marocains pour désigner l’homme qui les accompagne dans leurs déplacements commerciaux. En réalité, il ne s’agit pas nécessairement d’un oncle, mais d’un membre de leur village qui les a fait venir en Italie et les initie à la pratique du commerce, parfois moyennant rétribution de la part de la famille de ces jeunes (Schmoll, 1999). 162 comme nous le verrons dans le cas des relations entre les vendeurs de stupéfiants et les commerçants des économies informelles non criminelles, génèrent des frontières entre les différents territoires. Pourquoi cette entrée en matière par les rencontres avant même d’aborder dans le détail les territoires de la place ? Dans les représentations communes, c’est une image stigmatisante et ambiguë du quartier qui prime. Or, il semble que le caractère négatif de cette image puisse être mis en relation avec la densité des activités et des personnes, et surtout l’importance des rencontres possibles sur la place. Le sentiment d’insécurité et la stigmatisation du quartier en un espace du désordre urbain seraient liés aux rencontres que l’on y fait (ou aux possibilités de rencontre), à la coexistence de plusieurs mondes dans la place, pour reprendre les termes de Lamine. En effet, une des expressions utilisées le plus fréquemment pour qualifier la place est celle de chaos, terme qui, du reste, est régulièrement associé à la ville de Naples dans son ensemble (Coppola, 1999). Ainsi, la place donnerait un avant-goût de la ville. C’est curieux car si, d’un côté, le quartier fonctionne bien comme la figure métonymique de Naples, de l’autre, il est, dans le langage courant, associé à des formes d’exotisme, comme si l’on souhaitait l’éloigner symboliquement de ce centre historique dont il est en quelque sorte la porte d’entrée5. Le quartier, par exemple, est considéré depuis longtemps, et bien avant l’arrivée des Maghrébins, comme la casbah de Naples6. Le terme de casbah suggère alors, loin de sa signification originelle, l’idée de désordre et de dédale7. Le quartier de la gare est donc associé à la marginalité, et ce malgré sa situation relativement centrale dans l’agglomération napolitaine. De ce point de vue, le quartier est, dans son extranéité, au mieux, un lieu dépaysant, et à l’appellation de casbah, se sont récemment agrégées celles de suk, de chinatown, ou de medina ; au pire, un lieu hostile, de débauche et de criminalité, qu’on pense à la façon dont a été rebaptisée, dans certaines histoires drôles, la via Milano via Taleban, ou encore aux expressions utilisées par le romancier Peppe Lanzetta pour qualifier le quartier, qui montrent bien l’ambiguïté du statut de cette portion de ville : da un’altra parte della città, nel Vasto, a ridosso della ferroviacasbahfigliadiputtanapoletana… (2000). Au final, le quartier mêle, dans les représentations communes, des éléments d’extranéité et de napolétanité pure. C’est probablement cette ambiguïté qui inquiète mais aussi fascine l’observateur. L’étude des différents territoires qui se superposent dans ce même quartier permet de décrypter le chaos qui caractérise la place.
5 Voir la délimitation du centre historique en annexe n.2. 6 Dans une étude systématique de la presse réalisée par Nick Dines (2002), la place apparaît comme une Afrique en miniature (La Repubblica, 27-10-96) et une zone de frontière vivant du fourmillement de personnes de toutes les races (Il Mattino, 12-09-99) (Dines, 2002). Nous avons également procédé à une lecture non systématique de la Repubblica, du Mattino et du Corriere del Mezzogiorno. L’occurrence de termes tels que casbah ou suk au sujet du quartier est tout à fait surprenante, comme le montrent les articles de presse présentés en annexe n.5. 7 Dans le dictionnaire de la langue italienne Garzanti, trois définitions du terme sont proposées, révélant le glissement sémantique du terme : 1. Forteresse (de l’arabe Kasaba) ; 2. vieux quartier arabe de l’Afrique du Nord coloniale ou de l’Espagne mauresque ; 3. Quartier malfamé d’une ville. 163 1. Des migrants aux usagers : un carrefour de mobilités
Le premier type de territoire du quartier est celui du transit, du passage. Si, sur le plan historique, la ville de Naples est une ville de passage et de brassage importante, c’est avec la construction du chemin de fer, en 1836, que le quartier prend un rôle central dans cette fonction. Proche de la mer et du port, la gare constitue d’abord une étape fondamentale dans les trajectoires des émigrants italiens vers les Amériques, l’Europe, et l’Afrique du Nord. Elle est plus tard un point de transit pour les émigrés en provenance d’autres régions du sud, Sicile et Calabre par exemple, et à destination des régions industrielles du nord- ouest (Belli, 1976). La fonction de passage du quartier pour les nombreux migrants qui se sont succédés sur le sol napolitain est donc un élément récurrent de son histoire, réactivé lors des premières migrations en provenance des pays du sud dans les années 70, comme il sera vu plus bas, dans l’étude du Vasto. Cette fonction de passage et de redistribution des flux se retrouve également dans d’autres types de mobilités, comme on peut le lire sur la carte 2.3 : le rôle de transit de la place de la gare est alimenté quotidiennement par un important trafic automobile. Surtout, de nombreux transports collectifs gravitent sur la place, qui est à la fois le principal carrefour ferroviaire de la ville (trains nationaux et de banlieue : circumvesuviana, FS ), un important carrefour routier (terminus d’autocars et de minibus régionaux, interrégionaux et internationaux) et le principal terminus des moyens de transport intra-urbains (trams, taxis, autobus et métropolitain). De ce point de vue, la place de la gare, qui est la plus grande place de Naples depuis les travaux d’agrandissement à la fin des années 50, constitue l’antichambre du centre-ville (Amato, 1992). De ce fait, elle contribue à l’inscription de Naples dans ce que Guido Martinotti nomme les espaces urbains de deuxième génération, c’est-à-dire des espaces urbains qui sont utilisés par d’autres groupes sociaux que leurs propres habitants : usagers temporaires, touristes….(Martinotti, 1993 ; Rossi, 2003). Espace de transit, elle l’est d’abord pour les milliers de pendulaires, consommateurs métropolitains (city users) qui chaque jour passent par la gare pour se rendre en centre-ville. Elle l’est aussi pour les touristes, dont le flux est en nette augmentation depuis 1993, après une chute assez constante de la fréquentation durant environ 30 ans (Regione Campania, 1999). Toutefois, pour les usagers qui empruntent les nombreux modes de transport disponibles place de la gare, traverser le quartier ne signifie pas nécessairement en avoir une réelle pratique et une véritable connaissance. En effet, l’organisation de la gare et de sa place permet à ceux qui fréquentent ce grand hub, de passer directement d’un mode de transport à l’autre. Il leur est donc possible, par exemple, de se rendre de la gare au terminus d’autobus en évitant la place et son chaos, comme on peut le lire sur la carte 2.3. Cependant, cette séparation nette entre la place, qui serait la seule à être parcourue par les usagers des transports, et le reste du quartier est en train de céder. L’examen des documents d’aménagement révèle, en effet, que le dessein du gouvernement municipal est tout autre pour le quartier.
164 À la suite de l’opération mains propres, on assiste en effet à Naples à un processus de régénération urbaine, dont les principaux acteurs institutionnels sont d’abord les juges, puis le maire, Antonio Bassolino, élu en décembre 1993 (Rossi, 2003). La création de nouvelles infrastructures est ainsi au cœur des projets de la municipalité depuis l’arrivée d’Antonio Bassolino8(1993). Dans le plan communal des transports, approuvé en 1997, et dont l’objectif est de faire de la gare le principal noeud intermodal de Naples, le rôle du quartier dans la ville doit être renforcé par de nouvelles réalisations d’infrastructures, avec la création d’une station de métropolitain (ligne 1) (voir le plan des transports en annexe n.3). Par ailleurs, dans l’esprit de la variante générale au PRG, le plan communal des transports doit s’accompagner d’une revalorisation du quartier (Comune di Napoli, 1999). La création de parkings9, la piétonisation de certaines rues, la création d’une grande galerie marchande, et surtout, l’agrandissement et la rénovation de la gare (le progetto grande stazione, opération de réaménagement dont l’aboutissement est prévu vers 2010) sont autant de projets qui visent à renforcer le rôle de pôle de redistribution du quartier dans la dynamique urbaine, ainsi que son attractivité touristique. L’importance du quartier de la gare dans les stratégies de requalification urbaine correspond donc à une volonté de réconciliation de la gare avec le quartier qui l’entoure. Il s’agit de lutter contre une représentation négative de la ville, et de stimuler le tourisme, ressource essentielle qui justifie la concurrence à laquelle se livrent les grandes métropoles méditerranéennes au sujet de leur image. Parallèlement, dans ces mêmes années 90, l’attention prêtée au quartier de la part des médias est croissante. La place devient un lieu stratégique dans les débats sur la ville, à la suite de l’élection de l’administration de gauche, en 1993, qui met l’accent sur le tourisme et qui démontre une majeure préoccupation pour l’image de la ville, écrit ainsi Nick Dines (2002). Cela ne signifie pas pour autant que la place se soit débarrassée de sa mauvaise réputation. N. Dines poursuit : mais, alors que les places monumentales sont réaménagées durant ce mandat et employées comme les symboles d’une « Renaissance napolitaine », la place Garibaldi devient en revanche l’incarnation de tous les problèmes matériels et sociaux de la ville : embouteillages, pollution, crime, groupes marginalisés comme les sans domicile fixe et surtout, les immigrants (Dines, 2002). Aussi, si la municipalité se donne tout ce mal pour redorer le blason du quartier, c’est parce que, comme l’écrit Nicholas Dines, la place de gare participe encore pour beaucoup à la stigmatisation de Naples. En particulier, la référence à l’existence de certaines formes de criminalité est récurrente dans les représentations du quartier. Il est ainsi possible de reconnaître l’existence, dans le quartier de la gare, de véritables territoires de la petite criminalité.
8 La durée du mandat Bassolino (1993-2001), son élection en 2001 à la tête de la région ainsi que l’élection à Naples d’un membre de sa coalition, Rosa Russo Jervolino, ont permis une certaine continuité (malgré des dissensions et des retraits, comme celui de l’urbaniste Vezio De Lucia) dans l’action municipale, qui a bénéficié au processus de régénération urbaine. 9 La création de places de parking aux abords de la place, en 1998, a été une première étape. 165 2.3 Les territoires du passage Mobilités quotidiennes dans le quartier de la gare
G A R E
Transports collectifs Transports individuels 50 m métropolitain (ligne 1) borne de taxis trains zone de parking