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REPÈRES ET TENDANCES

AUDIOVISUEL Les œufs d’or de la télé-réalité YVES -M ARIE LABÉ *

Lancée en France en 2001 avec « Loft Story », la rassembler le plus grand nombre télé-réalité est devenue une manne financière possible de téléspectateurs. pour les chaînes privées. Née aux Etats-Unis il y Le genre n’est pas si récent : il est né il y a déjà quelque trente ans. Le a dix ans, standardisée dans le concept d’émis - premier programme « historique » sion « », puis déclinée dans une ving - de télé-réalité a émergé en 1973 aux L Etats-Unis, sur la chaîne publique taine de pays sur des thèmes et dans des PBS. Il empruntait alors au genre contextes divers, elle s’est particulièrement bien documentaire et, baptisé An Ameri - can Family, proposait de filmer sur acclimatée en France. Elargissant les fonction - une longue période la « vraie vie » nalités de la télévision et son rapport avec le de « vraies gens » – en l’occurrence, des anonymes sélectionnés selon public en jouant sur l’interactivité, elle représente divers critères liés au thème de pour les opérateurs une diversification très ren - l’émission – et de la raconter sur plusieurs épisodes. Cette série essai - table puisque, outre les recettes de publicité liées mera ensuite à travers plusieurs pays à ses scores d’audience, elle en crée d’autres à industriels, à commencer par la Grande-Bretagne, puis l’Australie. partir des appels des téléspectateurs, des ventes Par la suite, la BBC, devenue coutu - de disques et d’autres produits dérivés. mière de la diffusion d’émissions de ce type, lance Airport, dans laquelle oana, Jenifer ou Nolwenn. Ces La télé-réalité, en anglo-américain un jeune steward inconnu devient Ltrois prénoms féminins, qui n’évo - « real life soap » (« feuilleton de la à la fois riche et célèbre. Les autres quaient rien aux téléspectateurs il vie réelle »), a pourtant peu de chaînes, attirées par le succès, y a trois ans, sonnent aujourd’hui à choses à voir avec… la réalité. C’est vont alors s’intéresser à ce genre leurs oreilles comme les symboles un concept commercial, adapté par nouveau, qui tranche sur leurs pro - d’un nouveau genre télévisuel, la plusieurs sociétés de production qui grammes classiques de divertisse - « télé-réalité ». Indissociables du suc - en ont fait leur cheval de bataille ment – jeux ou variétés –, et cès d’émissions désormais aussi pour les besoins du petit écran : il s’impose progressivement sur les connues que Loft Story ou Star Aca - s’agit d’enrichir et de diversifier une écrans. Sociétal demy, ils sont la face visible de leur déclinaison programmatique per - N° 40 réussite, en termes d’image comme pétuellement à la recherche de for - LE TOURNANT DE 1999 de succès « artistique » ou financier. mules fédératrices, capables de 2e trimestre lusieurs étapes se succèdent 2003 P avant d’en arriver à la télé- * Journaliste au Monde. réalité telle que nous la connais - 31 REPÈRES ET TENDANCES AUDIOVISUEL

sons aujourd’hui. La chaîne musi - ces formules, l’interactivité devient de régulation, le Conseil supérieur cale américaine MTV, destinée prin - la norme : ce sera, pour les chaînes, de l’audiovisuel (CSA), se penche à cipalement aux jeunes et déclinée une des nouvelles poules aux œufs la fois sur les contrats et sur la pré - sur plusieurs continents, lance en d’or. servation de « l’intimité » de ces 1992 The Real World, qui suit pen - cobayes, élaborant au fur dant trois mois sept jeunes parta - 2001 marque la naissance et à mesure, tant en geant un appartement. La télévision de la télé-réalité en Avec la télé- matière de droits artis - suédoise, quelques années plus tard, France. L’année est diffi - réalité, tiques que de sauve - offre un « plus » à cette formule cile pour les recettes l’interactivité garde de la dignité de la relativement candide en la trans - publicitaires des médias, personne, des règles qui formant en jeu : d’une part, les et notamment pour devient la règle : serviront ensuite pour candidats s’éliminent ; d’autre part, les télévisions. Les événe - ce sera, pour les les autres émissions du le gagnant empoche une somme ments du 11 septembre chaînes, un même genre. d’argent assez élevée. accentuent encore la récession du secteur. Pour nouveau pactole. Toujours est-il qu’au C’est en 1999 que le tournant est sortir de cette atonie, les printemps 2001, l’émis - pris, donnant à la télé-réalité ses grandes télévisions privées – TF1 et sion permet à M6, que l’on appelle contours actuels : aux Pays-Bas, la M6 – qui se livrent un duel sans merci encore « la petite chaîne qui monte », société de production Endemol, diri - pour la récolte des investissements de devancer en audience TF1, sa rivale gée par John de Mol, s’inspirant publicitaires, et s’intéressent de près et aînée, notamment auprès des de Biosphère 2 – une expérience à ces émissions qui font florès jeunes, mais aussi de la cible chérie menée en Arizona par des scienti - ailleurs, se décident à sauter le pas. des publicitaires : les ménagères de fiques qui s’étaient enfermés durant C’est pour elles une voie nouvelle, moins de cinquante ans. un an sous une coupole de verre une véritable diversification : la télé- pour y mener des tests de survie et réalité n’est pleinement juteuse … DANS UN CLIMAT d’éthologie –, crée le concept de Big qu’avec les ventes associées de DE CONCURRENCE Brother. On y suit des personnages disques, de magazines, de produits ACHARNÉE anonymes, sélectionnés selon des dérivés allant du tee-shirt à la vais - critères multiples (jeunesse, plas - selle et de la montre à l’agenda élec - e succès, dans un climat de tique, diversité des origines sociales) tronique – sans oublier, bien sûr, la C concurrence acharnée entre et soumis à une élimination pro - manne que constituent les appels diffuseurs privés, provoque la colère grammée : l’individu ou le couple téléphoniques surtaxés des télé - de Patrick le Lay : le Pdg de TF1, on gagnant empoche un appréciable spectateurs, que les chaînes de télé - s’en souvient, fustige la télé-réalité, magot, avec la complicité des télé - vision partagent avec les opérateurs traitée de « télé poubelle », dans un spectateurs qui, par téléphone fixe, de téléphone. article publié en première page du mobile ou courriel, encouragent ou Monde du 11 mai 2001, sous le titre enfoncent les candidats en piste. LA FRANCE, « Peut-on tout montrer à la télévi - SAUTE LE PAS… sion ? ». C’est la chaîne privée néerlandaise Veronica (rebaptisée depuis Yorin) F1 a pris contact avec la société Et pourtant, dès l’automne, TF1 s’y qui lance Big Brother aux Pays-Bas. T de production de John de Mol, met elle aussi, avec un programme Porté par le succès, Endemol pro - mais c’est M6 qui raflera la première adapté de l’univers de la chanson pose le concept un peu partout, le contrat de Loft Story, pour 16,9 mil - et de la variété, , pro - jouant sur la concurrence lions d’euros. Cette duit par une concurrente de Ende - entre les chaînes. On première émission de mol France, Expand, qui dépend de verra ainsi Gran Hermano Big Brother, Gran télé-réalité programmée Vivendi Universal. Ce qui n’empê - en Espagne, Il Grande Fra - Hermano, Il en France, en avril-mai chera pas la chaîne de Patrick Le Lay tello en Italie, et Loft Story 2001, fait vivre sous l’œil de signer également avec Endemol en France, pour ne citer Grande Fratello : des caméras garçons France un contrat annuel de 381 mil - que les plus connues de la déclinaison et cinq filles sélection - lions d’euros, lui garantissant un Sociétal cette déclinaison qui va de ce concept nés parmi des milliers approvisionnement en programmes toucher 21 pays. Entre d’anonymes. Elle crée de télé-réalité jusqu’en 2006… N° 40 temps, , émission va toucher l’événement : la presse 2e trimestre de télé-réalité appliquée vingt-et-un pays. en fait un véritable sujet Pour Endemol, rachetée entre temps 2003 à l’univers de la variété, de polémique, socio - par la société espagnole Telefonica, est née de manière plus logues et psychologues les chaînes privées françaises sont discrète en Nouvelle-Zélande. Dans la décryptent, tandis que l’instance devenues un Eldorado : 70 % de son 32 LES ŒUFS D’OR DE LA TÉLÉ-RÉALITÉ

chiffre d’affaires sont réalisés par sa mées, « au moins une deux fois par DES SOURCES filiale Endemol France. Celle-ci, outre semaine ». DE RECETTES ses ventes d’émissions aux chaînes, DIVERSIFIÉES entre dans le capital de sociétés L’intérêt des annonceurs est comme celles de Marc-Olivier Fogiel d’ailleurs tel que TF1, lors du lan - insi, outre la publicité, la pre - (PAF Productions) ou de Sylvain cement de Star Academy, a fait A mière édition de Loft Story a Augier (Faut pas rêver) de France passer les tarifs de son spot moyen engendré 22,5 millions d’appels télé - 3, ou celle de Karl Zéro de 30 secondes, d’une phoniques, SMS ou messages par (La Société du spectacle) La première semaine à l’autre, de Internet, ce qui représente 11 mil - de Canal+. Elle prend édition de 45 000 à plus de 53 000 lions d’euros de recettes. aussi le contrôle de Case euros. Pour la première Loft Story Productions (qui produit édition de Loft Story, M6 Mais il y a aussi les jeux et les disques. notamment Les Enfants de a engendré a engrangé 38,4 millions Le jeu lancé à la suite de Star Aca - la télé sur TF1) de Arthur 22,5 millions d’euros de recettes demy s’est vendu à 80 000 exem - et Julien Courbit, et de publicitaires et d’appels plaires, ce qui le classe, selon la d’appels Hubert Production (qui téléphoniques, ce qui société NPD, spécialisée dans l’uni - produit Le Big Dil sur TF1). téléphoniques, représente un surcroît de vers ludique, à la seizième place des SMS ou chiffre d’affaires de 2,6 %. jeux de société. Score encore plus flatteur pour le jeu Loft Story , qui UNE NOTORIÉTÉ messages par AUTO- Mais, de l’iceberg des pro - aurait dépassé les 100 000 exem - Internet, ce qui ENTRETENUE fits de la télé-réalité, les plaires. Ces succès ont d’ailleurs représente ressources publicitaires ne incité les chaînes à se positionner e fait, la télé-réalité sont que la partie la plus sur le terrain des jeux de société 11 millions D est bien l’aubaine à visible. La diversification, « de façon durable », à travers des laquelle rêvaient les diri - d’euros de qui constitue désormais filiales spécialisées comme TF1 geants des chaînes pri - recettes. un appoint très appré - Games. vées. Notamment en ciable dans les recettes matière de publicité : ce type d’émis - des deux chaînes privées, est une La télé-réalité se vend aussi en sion permet d’être coupée cinq fois nouvelle manne. Pour Popstars ou kiosque : le magazine sur papier glacé par des spots. Au début, les annon - Star Academy, qui mettent en scène Star Academy, dérivé de l’émission ceurs seront plutôt prudents. Mais des vedettes en herbe et bénéficient du même nom, a atteint 1,3 million ils se rendent très vite compte, au d’une image et d’une audience plus d’exemplaires. Mais il y a surtout le regard des premiers chiffres d’au - stables que d’autres émissions du disque. Alors que ce marché, aux dience, que Loft Story et ses différents même genre, ces revenus de diver - Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou clones qui ont débarqué sur les sification auraient même dépassé en Allemagne, connaît un net recul petits écrans français depuis 2001 les recettes publicitaires classiques. (de l’ordre de 4 % à 7 %), ce n’est – les Aventuriers de Koh Lanta sur TF1, Mais M6 et TF1 ne communiquent pas le cas en France, où les ventes Popstars sur M6, ou encore L’Ile de guère sur ce point. de disques issus des émissions crois - la séduction, Star Academy, , sent au rythme de quelque 10 % l’an. J’ai décidé de maigrir, Zone , Fear Cette diversification a un En 2002 sont sortis neuf factor… – engendrent une audience double avantage : d’une singles (genre acheté sur - Les disques issus à la fois puissante (entre 4 et 10 mil - part, elle permet de sécu - tout par les 8-12 ans…) lions de téléspectateurs) et relati - riser les sources de reve - des émissions de et trois , directe - vement stable. nus ; d’autre part, elle télé-réalité sont ment inspirés des titres place les chaînes dans de Popstars ou Star Aca - labellisés par les De surcroît, pour les chaînes pri - une vision à long terme demy : le groupe consti - vées M6 et TF1 (qui regroupent à qui les incite à valoriser chaînes, ils font tué par elles deux 77 % des investissements leur marque par des l’objet d’appels la première émission, les publicitaires en télévision) et pour offres de produits qui « L5 », a vendu 1,5 million d’offre auprès leurs annonceurs, le cœur de cible entretiennent leur noto - d’albums et 1,3 million de est très intéressant : il s’agit des 15- riété, comme c’est le cas des grands singles, tandis que « La Sociétal 34 ans, avec une forte connotation dans la grande distri- Musique », chanson producteurs et N° 40 féminine. Selon diverses études, on bution. Bref, produits fétiche de Star Academy, des radios. e sait que 94 % des 15-24 ans ont dérivés et émissions s’est vendue à 2 millions 2 trimestre déjà regardé une émission de télé- s’auto-alimentent, que ce d’exemplaires. Des suc - 2003 réalité, et que 27 % d’entre eux le soit en termes de chiffre d’affaires cès que le Syndicat national de l’édi - font, quand elles sont program - ou d’image. tion phonographique (SNEP) 33 REPÈRES ET TENDANCES AUDIOVISUEL

rapproche de celui – lointain – de la millions de téléspectateurs, soit des « tranches de vie ». Et France Lambada, mais qui demeure, estime- 37,5 % de part d’audience. 3, sous des dehors de jeu, pro - t-il, « un phénomène sans précé - gramme bel et bien une émission dent ». Quant à Star Academy, émission de de télé-réalité avec C’est mon choix, télé-réalité vedette de TF1, elle ses qui obtient des scores d’audience Bien entendu, ces disques détracteurs et ses admi - enviables. sont labellisés TF1 ou M6. On peut parier rateurs, y compris dans Ils ont fait l’objet d’appels le monde du spectacle et Outre-Manche, la BBC donne d’offres auprès des grands qu’après avoir de la variété. Cela n’a pas d’ailleurs l’exemple en sacrifiant au producteurs de l’Hexa - mis en scène empêché pas sa toute genre dans plusieurs émissions – gone (Vivendi Universal a de simples récente vedette, Nol - certes adaptées à son public et à son été l’élu), mais aussi auprès wenn – sortie du château image. Par exemple la fameuse Tran - des radios « jeunes » : NRJ cobayes de Star Academy 2 au chée, remake de la guerre de 14-18, et ses 7,5 millions d’audi - humains, des cours d’une finale qui a « vécue » par des volontaires bri - teurs a été choisie par TF1 apprentis stars, fait réaliser à TF1, le 21 tanniques, et qu’a retransmise il y a pour les produits musi - décembre 2002, l’une de peu la chaîne Histoire (filiale de caux de Star Academy ; Fun des aventuriers ses cinq meilleures France Télévisions). Car les petites Radio, filiale de RTL Group de la séduction audiences de l’année – de chaînes du câble et du satellite veu - (également actionnaire de ou de la survie, lancer en mars dernier un lent aussi leur part du gâteau – même M6) a eu la préférence de CD, auquel n’ont pas si, à côté de La Loi de la peur et autres M6 pour Popstars. Ces le genre a dédaigné de participer Zone rouge, des émissions comme radios jouent les caisses encore de des vedettes du show biz The Bachelor, un homme à tout prix ou de résonance, en pro - multiples comme Pascal Obispo ou Pops Models, sur Match TV, ressem - grammant les titres de Lara Fabian. blent à d’aimables bluettes. l’émission avec laquelle avatars à vivre. elles sont liées, tout en dif - DES DÉCLINAISONS Tout va donc pour le mieux dans le fusant aussi 25 à 35 spots promo - SUR TOUS meilleur des mondes de la télé-réa - tionnels par semaine. LES THÈMES lité, désormais intégrée à l’univers des télévisions comme à celui des LES RETOMBÉES PRESSE n ne s’étonnera donc pas que téléspectateurs. On peut parier O les responsables de chaînes qu’après avoir mis en scène de nutile, d’ailleurs, pour les chaînes, tiennent à prolonger ces émissions simples cobayes humains, des I d’investir outre mesure en noto - de saison en saison, ni qu’ils pous - apprentis stars, des aventuriers de riété. Les « retombées presse » sent la télé-réalité de plus en plus la séduction ou de la survie, le genre (écrite et audiovisuelle) de la pre - loin pour rallier des audiences de a encore de multiples avatars à vivre. mière édition de Loft Story ont été plus en plus larges. Ils savent cepen - Y compris dans l’espace : Lance in évaluées à quelque 670 millions dant qu’il leur faut maintenir un cer - space prévoit de suivre un apprenti d’euros. Le flux des articles, points tain équilibre de programmation. cosmonaute, de son apprentissage de vue, analyses – critiques ou non, et de ses tests jusqu’à son envol sur peu importe – a été relayé par une En Allemagne, la profusion d’émis - une station russe via la fusée Soyouz. activité éditoriale intense : des sions de télé-réalité a fini par las - Cette émission est programmée par anciens du Loft , des psychologues ser le public. une société américaine au nom qui commis dans cette émission ou des est déjà un symbole pour la télé-réa - essayistes en mal de sujet y sont allés En France, à côté des émissions qui lité : Destiny. l de leur livre – les seuls souvenirs ont déjà fait leurs preuves, de Loft de Loana se sont vendus à 100 000 Story aux Aventuriers de Koh lanta, exemplaires. Tout cela a permis de les nouveautés fleurissent. En plus relancer, sans coup férir, la seconde de Zone rouge ou de J’ai décidé de saison de l’émission. maigrir, TF1 joue sur les phobies et la panique avec La Loi de la peur, et Sociétal Le deuxième Loft Story , au printemps M6 lance . Mais Canal Plus 2002, a attiré plus de 200 000 can - et les télévisions publiques flirtent N° 40 didats. Son audience a encore été aussi avec le genre. La première 2e trimestre meilleure que celle de la première adapte au public français une émis - 2003 saison, puisque M6 grâce à elle a réa - sion de MTV, The Osbournes, et fait lisé un record historique – le meilleur appel à des vedettes comme Joey Audimat de son histoire – avec 8,2 Starr ou Francis Lalanne, suivis dans 34