À l'origine de la peinture de paysage: les Wallons Joachim Patinier et Henri Blès

À deux reprises au moins, une première fois JOACHIM PATINIER dans le contexte de la peinture flamande du XVIe siècle, une deuxième fois au profit de la Si l'on s'accorde à voir en ' Maître Joachim', peinture belge du XIXe, des artistes wallons comme l'appelait son ami Albert Dürer, un ont joué un rôle capital qui vaut d'être mis en artiste de tout premier rang, il reste bien des évidence. Ce ne serait point là chose excep­ choses à préciser sur sa personnalité et su.r son tionnelle s'il ne s'agissait à deux reprises de art. On a beaucoup discuté le nom même de paysagistes. Faut-il y voir un effet du hasard l'artiste, le lieu et la date de sa naissance, la ou, au contraire, l'expression d'une forme de localisation de son apprentissage, les activités sensibilité particulière qui s'épanouit dans un qui précédèrent son installation définitive à genre privilégié, le paysage? Anvers, alors métropole de l'art. Certaines divergences n'ont d'autre origine que des op­ tions différentes, faute de recours à des docu­ Les faits sont là: dès les premières années du ments précis. Cependant, les controverses re­ XVIe siècle, un artiste mosan, Joachim Pa ti­ vêtent un tout autre aspect lorsqu'elles visent nier, confère au paysage une autonomie telle à démontrer, contre toute évidence, que ce que cette nouvelle manière d'interpréter la grand peintre, initiateur du paysage flamand nature et l'importance accordée dans le ta­ du XVIe siècle, ne doit rien à son pays natal, la bleau au spectacle de l'univers en font un vallée de la . genre nouveau dans l'histoire de la peinture. Le but de ce chapitre n'est pas d'entreprendre Son influence fut à ce point déterminante l'analyse critique de tous les documents, faits, qu'elle s'observe chez de nombreux artistes de suppositions et opinions qui ont concouru l'école flamande et se prolonge bien au-delà de jusqu'ici à façonner une image plus ou moins la moitié du siècle. Parmi ces peintres, disci­ vraisemblable du peintre. Aussi nous en ples, suiveurs ou épigones de Joachim, le plus tiendrons-nous à examiner simplement les original et le plus doué est un autre Wallon, affirmations les plus essentielles, en recourant Henri Blès. à des faits positifs.

Coïncidence encore, ou fruit d'un accord inti­ Le nom du peintre. D'abord, pour connaître me entre l'artiste wallon et le paysage: lors­ exactement le patronyme du peintre dont qu'après la somnolence du XVIIIe siècle, la Joachim est le prénom, il convient évidem­ peinture 'belge' trouve une vigueur nouvelle, ment d'examiner les tableaux authentiques c'est à bon nombre d'artistes de Wallonie où l'artiste a apposé, lisiblement et complète­ qu'elle le doit. Ceux-ci, Hippolyte Boulenger ment, sa signature. Celle-ci laisse apparaître en tête, comptent parmi les meilleurs peintres deux formes principales: belges du XIX• siècle. Aussi, n'est-ce pas 1. PATINIER - Opus Joachim D. Patinier (Le solliciter les faits que de reconnaître dans le Baptême du Christ, 68 x 77 cm, Vienne, domaine du paysage, à l'époque précisément Kunsthistorisches Museum); Joachim D. Pa­ de ses deux âges d'or, la prééminence des linier (Paysage avec saint Jérôme, 74 x 91 cm, artistes wallons. , Prado).

169 2. PATINIR - Joachim D. Patinir (Saint Jérô• me, 13 x 17 cm, Karlsruhe, Staatliche Kunst­ halle); Opus Joachim D. Patinir (La Fuite en Égypte, 17 x 21 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten). Un autre tableau où la signature de Joachim ne fait pas de doute ne permet pas bien de distinguer la nature de la quatrième lettre: Opus. Joachim. Pat.nier (Saint Antoine, 155 x 173 cm, Madrid, Prado). Enfin, une œuvre de la collection de Voguë (aujourd'hui au Musée de Dijon), Repos au cours de la Fuite en Egypte, 24 x 26 cm, porte une signature inusuelle, peu lisible: De Pa .. nier; l'authenticité du tableau a été mise en doute, il ne convient pas de s'arrêter à cette JOACHIM PA TINTER. PAYSAGE AVEC FUITE EN ÉGYPTE. FRAGMENT. Anvers, Musée royal des forme. Beaux-Arts (Photo A.C.L.). Au sujet de ces signatures, plusieurs réflexions s'imposent. En premier lieu, il est certain que les formes celle sous laquelle l'artiste était probablement PATINIER et PATINIR sont deux variantes d'un habitué à entendre son nom dans son pays de même nom, roman, et non comme on l'a Meuse. Chose notable, le peintre ne signe affirmé jusqu'ici sans raison une forme fran­ jamais PatEnier ou PatEnir. Les registres çaise (PATINIER) dont PATINIR constituerait scabinaux d'Anvers ne procèdent pas autre­ exclusivement une prononciation ou une for­ ment: ils orthographient le nom du peintre me flamande. Joachim de Patinier (1519) ou Joachim Pari­ PA TINIER est un nom de métier. Ainsi que nier (Patiniers pour le génitif). l'écrit A. Franklin dans son Dictionnaire des Lee provenant du i est dû à une prononciation arts, métiers et professions exercés à Paris relâchée, notoirement attestée dans des actes depuis le XIIIe siècle (Paris, 191 0), le 'patinier' flamands: c'est à Anvers, ne l'oublions pas, est un fabricant non pas de 'patènes' (philolo­ que Joachim a établi sa grande réputation. Le giquement, ce n'est pas possible), mais un nom 'patinier' ou son double wallon patinir fabricant de patins, 'chaussures grossières sur n'avait aucun sens pour des Flamands; chez empeigne à hautes semelles de bois garnies de eux, le fabricant de 'patins' ( patijn) s'appelait clous. Les patins ressemblent donc fort aux patijnsmaker(e) (cf. E. VERWIJSenJ. VERDAM , galoches'. Patinier figure encore dans le La­ Middelnederlandsch Woordenboek). rousse de 1932. Il est notablement attesté au Peut-être aussi a-t-on eu affaire, plus tard, à xye et au XVIe siècle, surtout dans le pays un jeu de mots, volontaire ou non, confondant mosan (voir la note additionnelle de cet article patinier avec patenier, variante rarissime de avant l'orientation bibliographique). pautonier, 'valet', 'mauvais garçon', 'pilier de Quant à PATINIR , il constitue une graphie taverne'. Ceci expliquerait, soit dit en passant, wallonne ancienne, traditionnelle, du suffixe la détestable réputation que Van Mander, latin -arius, devenu -ier en français (ainsi, à la dans son Schilder-Boeck, (Harlem, 1609) attri­ même époque, parchenir pour parchenier, as­ bue au peintre Joachim qui, selon lui, aurait socié; pirchir pour percier). li faut remarquer mené une vie dissolue. que la première œuvre que l'on attribue La question qui fait toujours difficulté, c'est d'ordinaire à Joachim, le Saint Jérôme de soit le D. ou le De qui précède la signature Karlsruhe, est signée de la forme wallonne, PATI NIER ou PATI NIR .

170 Pourquoi un D avec un point s'il s'agit de Son origine. Sans doute, deux grandes sour­ l'article flamand de = le en français? Cette ces érudites du temps divergent-elles sur le réduction s'expliquerait mal en paléographie. lieu. La Descrittione di tutti Paesi bassi de D'autre part, pourquoi un de article flamand, Guicciardini fait naître Patinier à Bouvignes, avec un nom français? séparée de à l'époque non seulement Le témoignage du grand artiste Albert Dürer, par la Meuse mais par une frontière politique, qui a si bien connu Joachim Patinier à Anvers Bouvignes relevant du comté de Namur. D'au­ après 1515 et qui lui a témoigné tant de tre part, les Pictorum aiiquot ce!ebrium Germa­ considération dans ses écrits, serait ici des plus niae inferioris Effigies de Lampson, placent le précieux. Mais, il n'appelle jamais notre hom­ berceau du peintre à Dinant. Mais y a-t-il lieu me que 'Maître Joachim' ... On notera que de tergiverser? Dominique Lampson, dont il va être question, Entre le témoignage de Guichardin et celui de ne parle du peintre que comme Dinantais, Dominique Lampson, l'hésitation paraît bien sans souffler mot du patronyme PATINI(E)R. inutile. Le premier auteur vient d'Italie, Le D avec un point, comme le DE, serait-il l'autre est né à en 1532. Il devient, à une abréviation du latin Dionantis, ou Dea­ partir de 1558, secrétaire privé de trois nantis, 'Dinantais'? Cela aussi reste hypothéti­ princes-évêques de Liège: Robert de Berghes, que, car la formule n'est pas attestée. Ou bien Gérard de Groesbeek et Ernest de Bavière. Il faut-il comprendre pour leD suivi d'un point: obtient, en outre, un canonicat à la collégiale Joachim dictus Patinier? Saint-Denis de Liège, ville où il meurt en 1599. Quoi qu'il en soit, c'est bien PATINIER que Au moment où il fait paraître les Effigies, son s'appelait Maître Joachim (le nom propre long séjour à Liège, les fonctions qu'il y n'exprimant pas ici obligatoirement une pro­ remplissait, le mettaient admirablement, et fession qu'il aurait exercée, mais le 'surnom' certainement mieux que Guichardin, à même qu'il portait, lui ou un de ses ancêtres). Les de savoir où était né Patinier. témoignages italiens et espagnols du XVIe Le témoignage de Lampson sur Blès possède siècle lui accordent aussi ce nom. La critique la même valeur privilégiée. Les assertions de du XIXc siècle l'a célébré, d'après Helbig et Vasari et de Guichardin, auteurs italiens, qui Friedlander, sous la forme PATENTER, qui est choisissent Dinant comme lieu de naissance de celle, a-t-on dit, de son inscription comme Blès, sont d'ailleurs peut-être dues à Blès lui­ peintre dans la Guilde de Saint-Luc d'Anvers même. Si ce peintre a fait le voyage d'Italie en 1515. Mais une note des éditeurs des Ligge­ comme on le croit, il lui était plus facile de ren fait observer, en passant (p. 87), que 'notre répondre aux questions qu'on lui posait sur Liggere de 1453 à 1531, inclusivement n'est son origine en disant qu'il était de Dinant, qu'une copie de documents qui ne sont point localité plus connue que Bouvignes. parvenusjusqu'à nous'. On ne peut donc s'ap­ Joachim Patinier de Dinant, Henri Blès, de puyer sur cette source pour déterminer le nom Bouvignes: les deux plus grands paysagistes exact du peintre Joachim qui, lui, signe Pari­ des Pays-Bas durant la première moitié du nier ou Patinir. XVIe siècle, sont, en tout cas, tous deux Wallons, et tous deux Mosans. Dans la monographie qu'il a consacrée à Joachim, André Piron l'appelle LE PATINIER La carrière. En dépit d' une brève existence, (d'après leD, ou DE que l'on trouve dans sa Joachim Patinier (mort en 1524) eut cepen­ signature). Quant à nous, nous opterons pour dant une féconde carrière artistique puisqu'on la forme bien attestée PA TINI(E)R, suivant en lui connaît plus de trois cents œuvres signées cela l'avis d'éminents philologues wallons. Et ou attribuées. nous conclurons par ce qui importe: l'artiste L'existence de Patinier à Anvers (où semble est bien d'origine wallonne, et mosane. bien se situer l'essentiel de sa production)

171 nous est fort heureusement mieux connue que élémentaire peut-être, mais indispensable, du les différentes étapes qui ont précédé sa dessin décoratif. maîtrise. Il est bien évident qu'en s'inscrivant D'autre part, si l'on considère que Henri Blès à la Guilde d'Anvers en 1515, Joachim Pati­ était peut-être un proche parent de Patinier, nier, alors· âgé de trente-cinq à quarante ans car la Guilde de Saint-Luc d'Anvers comptait sans doute, possédait toutes les connaissances parmi ses membres, en 1535, un 'Herri Pate­ techniques indispensables à son métier, sinon nier', on peut se demander avec FriedHinder déjà une certaine réputation d'artiste de ta­ s'il n'existait pas une tradition mosane, locale lent, comme c'était le cas pour Gérard David. et familiale, de l'art du paysage. Où, quand, comment a-t-il fait son apprentis­ C'est de nouveau Dominique Lampson qui sage? Auprès de quel maître a-t-il travaillé? nous facilite la solution du problème lorsqu'il Que recouvrent les trente à quarante premiè­ écrit de Maître Joachim: ' Les sites pittoresques res années de son existence? N'étaient les de sa patrie - Dinant l'Eburonne (lisez la tableaux que l'on peut situer dans un ordre Liégeoise) - ont fait de lui un artiste, sans chronologique probable et qui révèlent, mal­ qu'il ait à peine eu besoin d'un maître'. Il gré de nombreuses incertitudes, diverses semble donc s'être mis surtout à l'école de la influences stylistiques ainsi que l'affirmation nature. de plus en plus nette de la personnalité de La véritable leçon que Joachim retint fut sans l'artiste, rien ne permettrait de suivre, dans le conteste celle de grandeur et de beauté que lui temps et dans l'espace, l'activité de Patinier. apprit la Meuse, cette Meuse - du/ce sonans On s'est demandé dans quelle mesure Maître - tantôt enserrée dans ses massifs de rochers Joachim a pu s'initier à la peinture ou tout au calcareux aux découpes fantastiques, tantôt moins au dessin avant de quitter son pays épanouie dans une vallée généreuse ponctuée natal. Dinant, non plus que Bouvignes, de bosquets et de villages. Il n'est pas de offraient-elles à un adolescent la possibilité de tableau de Patinier où le roc ne jaillisse de la devenir artiste-peintre? Il n'y avait, semble­ frondaison et ne pointe ses pics aigus vers le t-il, ni atelier de maître, ni moins encore école ciel. Il n'est guère de tableau, où le fleuve qui d'art. Autre facteur peu favorable à l'éman­ s'écoule lentement vers des lointains indéfinis • cipation de la peinture durant l'enfance mosa­ n'apporte une note de douceur et de sérénité à ne de Patinier: le sac de Dinant de 1466 par l'immensité du paysage. Philippe le Bon. Il a fallu attendre 1478 et la Ces deux éléments, un fleuve à la mesure de mort de Charles le Téméraire pour que la l'homme et des rochers qui n'ont jamais la reconstruction de la ville soit entreprise. La démesure des montagnes, Joachim Patinier en situation à Liège n'était guère plus brillante a fait les motifs privilégiés de toute sa peintu­ après le sac de 1468. Bouvignes avait alors été re. Tantôt couronnés par un monastère ou un épargnée mais n'est pas connue comme centre ermitage, par un château-fort ou par une d'art. Seule Namur, où s'étaient réfugiés quel­ chapelle, les rochers de Patinier restent tou­ ques dinandiers, aurait peut-être pu offrir une jours accessibles. Lorsque la paroi trop abrup­ paix relative et la possibilité d'un écolage. te risque de devenir un obstacle au voyageur Un apprentissage rudimentaire dans un ate­ ou au pèlerin, le sentier se poursuit sur lier de dinandier (les batteurs de cuivre avaient d'étonnantes passerelles en bois, accrochées à pu reprendre leur activité et retrouver la jouis­ la roche. Le tablier de ces voies suspendues est sance de leurs statuts en 1478) n'est en effet supporté par des poutres dont une extrémité pas à' exclure. Cette grande tradition dinan­ s'insère dans une entaille creusée dans le roc. taise et bouvignoise du travail du cuivre, Patinier s'est plu à représenter à plusieurs confirmée par de multiples chefs-d'œuvre, reprises ces chemins à flanc de rocher entre­ dont les magnifiques lutrins du xve siècle, coupés de vertigineuses passerelles. Excep­ repose obligatoirement sur une connaissance, tionnels dans les paysages peints par d'autres

172 JOAC HIM PATINIER. PAYSAGE AVEC SAINT JÉRÔME. Paris, Musée du ( Photo A.C. L. ) .

artistes, il n'est pas étonnant de retrouver ces Malgré tant d'affinités entre les sites mosans et chemins suspendus dans les œuvres de Pati­ les paysages que Patinier n'a cessé de peindre nier, car ils existaient réellement sur la rive jusqu'à ses derniers jours dans son atelier droite de la Meuse, à Leffe, en face de Bouvi­ anversois, certains historiens belges ont cru gnes, ou encore dans le massif de Tailfer, près pouvoir nier toute relation de forme et d'esprit de Lustin. On les nommait dans la région des entre la région natale et l'œuvre de l'artiste. 'cheraux'. On peut en voir aujourd'hui encore Hoogewerff, par exemple, a inventé un hypo­ les traces dans le roc. Ils ont fait l'objet de thétique voyage en Italie, par la France et la plusieurs études et relevés. Savoie, pour expliquer les rochers du peintre

JOACHIM PATlNIER. REPOS PENDANT LA FUJTE EN ÉGYPTE. Madrid, Musée du Prado ( Photo A. C.L.). dinantais. Sans doute voulait-il par là laisser départ, n'était qu'une simple possibilité. Un planer le doute sur les pertinentes observa­ examen quelque peu attentif des œuvres en tions des Helbig et autres historiens d'art question montre combien sont ténus ces liens wallons. Par contre, l'Allemand Friedlander entre David et Patinier, tant sur le plan du autant que l'Américain Robert A. Koch ont style que sur celui de l'esprit. été frappés par l'étonnante analogie entre le Une autre hypothèse qui fut avancée en faveur paysage, tel que la Meuse le dessine d'Anse­ d'un séjour brugeois tend à rapprocher les remme à Huy, et l'interprétation de l'artiste. œuvres de Patinier de celle d'un élève de Gérard David, Adriaen Isenbrandt (mort à Bruges en Formation du peintre. Elle a fait l'objet, 1551). Encore faut-il préciser qu'on ne connaît répétons-le, de diverses hypothèses pour expli­ aucun tableau absolument certain de ce peintre quer une genèse flamande de son art. Mais brugeois. Autour de son nom sont groupées un aucun document ne nous est parvenu qui puis­ nombre considérable d'œuvres anonymes où se se apporter une quelconque indication. Néan­ conjuguent souvent les influences de David et moins, on affirme souvent que c'est à Bruges de Patinier. que Patinier se serait initié à l'art de peindre. Cette empreinte du paysagiste mosan est non Trois arguments sont avancés en faveur de moins manifeste chez un autre Brugeois, Am­ cette localisation: le rayonnement artistique de brosius Benson. Mais elle démontre, cette fois, Bruges au xvesiècle , les relations commercia­ combien est fragile l'argument d'une influence les entre Dinant et Bruges (mais elles étaient stylistique pour supposer une concitoyenneté. non moins intenses avec Anvers), les influences En effet, les œuvres de Benson exécutées à stylistiques relevées dans les premiers tableaux Bruges et présentant des relations avec les de Patinier provenant vraisemblablement de tableaux de Joachim Patinier sont postérieu­ l'atelier de Gérard David. Cette proposition res à la fixation définitive du peintre mosan à d'un apprentissage à Bruges fut exprimée par Anvers. Baldas. La plupart des auteurs qui suivirent la Ces remarques et d'autres objections qu'il reprirent aussi à leur compte sans apporter serait trop long de développer ici montrent à d'argument nouveau. Elle a comme point de quel point ce séjour de Patinier à Bruges reste départ, semble-t-il, une double observation de discutable. D'autre part, s'il est un peintre qui Weale à propos du panneau central du célèbre aurait pu jouer un rôle déterminant sur la triptyque de Gérard David, Le Baptême du formation de Patinier en tant que paysagiste, Christ, conservé au Musée communal de Bru­ c'est bien Jérôme Bosch. Bon nombre d'histo­ ges. L'importance du paysage qui sert de toile riens s'accordent à reconnaître non seulement de fond à la scène lui suggéra un travail en la réalité de cette influence, mais aussi son collaboration avec Patinier. Cette relation importance. Aussi, Robert A. Koch suggère­ David-Patinier était d'autant plus séduisante t-il que la formation de Patinier ne devrait pas à envisager qu'elle pouvait être aussi suggérée se situer à Bruges, mais bien en un lieu du par l'inscription dans les registres de la Guilde Brabant du Nord. des peintres d'Anvers, où l'on voit se suivre Pas plus qu'à Bruges, on ne trouve pourtant côte à côte les noms des deux artistes. À cela confirmation d'un passage ou d'un séjour de s'ajoute encore une autre sollicitation: celle Patinier en Brabant, ni moins encore dans d'établir une comparaison entre les personna­ l'entourage de Jérôme Bosch à Bois-le-Duc. Si ges monumentaux du Baptême du Christ de l'influence du peintre hollandais peut être Patinier (Vienne, Kunsthistorisches Museum) évoquée, elle n'implique pas pour autant une et ceux du triptyque de Gérard David. D'hy­ relation de maître à disciple. Elle laisserait pothèses en déductions parfois hâtives et en plutôt supposer une longue analyse de certai­ simplifications, on en arrive vite à considérer nes œuvres du maître, celles précisément où le comme probable ou même établi ce qui, au paysage intervient pour une large part dans la _

174 composition. Or, lorsqu'on parle d'influence min du retour, en passant par la Savoie et en de Bosch sur Patinier, il s'agit moins suivant les contreforts des Alpes, Patinier d'emprunts stylistiques proprement dits, et aurait eu la révélation des paysages monta­ même de procédés techniques, que de rela­ gneux. tions beaucoup plus subtiles. Le rapport entre Si l'on objecte, comme J'a fait Boon à propos les deux artistes se situerait plutôt dans la du voyage de David en Italie, que Je peintre manière de percevoir et d'exprimer l'at­ brugeois n'a cessé de payer régulièrement ses mosphère, de nuancer la lumière, de rendre cotisations annuelles de 1496 à 1520 à l'Hos­ perceptibles l'air et l'espace, de créer, à travers pice de Notre-Dame de la Poterie et à la un vaste relevé topographique, une vision Confrérie de l'Arbre Sec, à Bruges, la thèse de cosmique de l'univers. Hoogewerff en faveur d'un voyage de Patinier Si rien ne permet de localiser avec certitude la en compagnie de David reste douteuse. Quant formation artistique de Patinier, il n'est pas aux relations Patinier-van Clève, elles se ma­ interdit de se demander dans quelle mesure un nifestent à Anvers notamment par des travaux perfectionnement dans la région anversoise ne en collaboration et par une forte influence de pourrait être envisagé. En cela Patinier Patinier. Que l'on retrouve dès lors en Italie n'aurait fait que précéder deux autres Wal­ des tableaux religieux dont le fond de paysage lons, Henri Blès et Lambert Lombard. Ou porte la marque de Patinier ne signifie pas bien encore pourrait-on proposer l'hypothèse obligatoirement que ces œuvres ont été exé­ d'un séjour du peintre à Termonde. En effet, cutées dans la péninsule. Joachim Patinier a épousé en premières noces Francine Buyst, fille du peintre Edward Buyst, Le fait de trouver en Italie des tableaux de de Termonde. S'agit-il, en l'occurrence, d'un Patinier et de nombreux paysages de la même prolongement matrimonial au passage du jeu­ veine peut-il servir d'argument en faveur ne artiste dans l'atelier d'un maître, père d'une d'une présence du peintre? Assurément non, si fille? Joachim ne constituerait certes pas une l'on considère l'importance d'Anvers en tant exception; on connaît bon nombre de peintres que métropole commerciale, centre artistique qui ont quitté l'atelier de leur maître nantis de renommée internationale et marché d'art d'une épouse en plus de connaissances. florissant, grâce notamment à ses exporta­ tions de tableaux vers l'Italie. Un exemple: en Reste à envisager le très hypothétique voyage 1535, Mathieu de Nasar n'expédiait pas moins en Italie. Cette suggestion est due à un histo­ de trois cents paysages flamands en Italie! La rien hollandais, G.-J. Hoogewerff, qui, dès vogue dont jouissait à Rome le paysage tel que avant 1914, la présenta comme une hypothèse Patinier l'avait conçu est confirmée dè.s 1517 (à vrai dire déjà très peu fondée), puis, par par une lettre de Vasari à Benedetto Varchi, après, comme une probabilité, puis enfin com­ où il est dit, avec une pointe d'humour grin­ me une réalité, sans pour autant l'enrichir çant, que tout savetier romain possède un d'arguments nouveaux. Selon Hoogewerff, paysage 'flamand'. Patinier serait allé en Italie en compagnie de Si l'on met en parallèle ce goût des Romains Gérard David et de Josse van Clève. Il y aurait pour la peinture de paysage à la manière de séjourné de 1512 à 1515, d'où la trace d'une Patinier et le développement remarquable du certaine influence italienne qui procéderait de marché d'art anversois, on comprend aussi la Léonard de Vinci. Durant ces trois années, la prolifération de ces tableaux à la suite de production des trois artistes venus du Nord Pa ti nier. La veine ouverte par Maître Joachim aurait été particulièrement abondante. On s'était révélée, comme on va le voir, des plus rencontre, de fait, un nombre assez élevé de rentables. Que dire maintenant d'une leurs tableaux en Italie et une quantité impres­ influence italienne et plus particulièrement de sionnante de 'paysages flamands'. Sur le che- Léonard de Vinci sur l'œuvre de Patinier,

175 !Ill ••

JOACHIM PATINJER. REPOS PENDANT LA FUITE EN ÉGYPTE. Berlin, Staatliche Mu­ seen ( Photo A.C.L. ) .

sinon qu'il s'agit là d'une mauvaise vue de nées de sa vie. Je ne m'attarderai pas ici sur des l'esprit? Tl suffit, pour s'en convaincre, de faits appartenant à la vie familiale, bien que comparer les rochers de l'un et de l'autre certains d'entre eux soient révélateurs et per­ peintre pour constater qu'ils procèdent mettent de mieux saisir la personnalité de d'intentions différentes et font d'ailleurs état l'artiste. Il est un événement cependant qui de factures presque divergentes. Au sfumato doit être mis en évidence: les rencontres de du Vinci, Patinier oppose un dessin serré et Dürer et de Patinier. Le journal du Maître une touche nette et précise. Quant à l'esprit du allemand est, à ce titre, plein d'enseignements. paysage, il accuse des différences plus profon­ Il laisse apparaître l'estime pour l'artiste et des encore. Ce n'est que quelques années après l'amitié pour l'homme. Le fait d'y qualifier Patinier qu'il sera possible de déceler une 'Maître Joachim' de 'gute Landschaftmaler' et influence italienne sur le paysage. de créer par la même occasion un mot nou­ À l'explication d'un passage en Savoie pour veau en langue allemande est significatif. Une découvrir le paysage montagneux, on peut telle appréciation émanant d'un artiste qui, rétorquer, d'une part, que les paysages de mieux que tout autre, pouvait juger un paysa­ Patinier n'ont guère de rapports avec les sites ge en connaissance de cause met l'accent sur alpestres et, d'autre part, que les rochers dont le caractère novateur de l'art de Patinier. il s'inspire, il les a vus dès son enfance. Et Qu'en outre, le peintre allemand ait manifesté même, si ce voyage fort énigmatique en Italie sa sympathie en offrant au paysagiste wallon avait eu lieu, il ne pourrait en aucune manière des modèles dessinés de saint Christophe ou infirmer cette évidence: la source la plus vive, bien encore en traçant à deux reprises son la plus directe et la plus durable de l'œuvre de portrait, témoigne d'affinités spirituelles entre Patinier est le souvenir du pays natal. les deux artistes. Wolfl.in a déjà observé une identité de conception du paysage chez Dürer Le génie et la renommée de Joachim Patinier. et chez Patinier, identité qui n'est pas immé­ 1515': Joachim est reçu franc-maître à la Guil­ diatement perceptible car elle se situe surtout de de Saint-Luc à Anvers. À partir de cette dans la structure de la composition. D'un date et jusqu'au début de 1524, année de sa autre côté, il n'est pas inutile de rappeler, car mort, quelques événements nous sont mieux on ne peut y voir un simple hasard, qu'en connus, qui jalonnent les neuf dernières an- quittant Anvers après avoir été accueilli

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JOACHIM PA TINTER. LE PARADIS ET L'ENFER, dit aussi PA Y SAGE AVEC LA BARQUE DE CHARON. Bois. Madrid, Musée du Prado (Photo Musée du Prado, Madrid) . comme un hôte de marque par les autorités par Jean Van Eyck, Thierry Bouts, Gérard municipales, Albrecht Dürer reçut du secré­ David à leurs fonds de paysages', poursuit taire de la ville, l'humaniste Adriaen Rer­ Fierens-Gevaert, 'pour qu'apparaisse pleine­ bouts, un petit tableau de Patinier représen­ ment l'inanité de ce titre de créateur du paysa­ tant un paysage rocheux avec Loth et ses filles. ge, conféré à Joachim Patinir'. Mais il est des évidences difficiles à nier, d'où sa phrase: 'Il est Il est probable que Maître Joachim connut dès exact pourtant de voir en lui le peintre qui le son vivant une grande renommée. Ses rela­ premier traita le paysage comme un genre tions avec Dürer le font bien voir. De Gueva­ spécial'. ra, qui fut conseiller artistique de Philippe Il, Sur la jaquette du volume précédent de La le place au niveau de Jean Yan Eyck, de Roger Wallonie. Le Pays et les Hommes, les éditeurs de le Pasture et de Jérôme Bosch. Vasari en Rita Lejeune et Jacques Stiennon ont repro­ fait, avec Blès, un des peintres les plus célèbres duit, fortement agrandi, un coin du site de des Pays-Bas, tandis que Van Mander précise, Huy, vu par le Maître de Flémalle. Mais ce trois quarts de siècle plus tard: 'il avait une paysage, magnifiquement évocateur, ne consti­ façon particulière de traiter le paysage avec tue qu'une partie d'un ensemble où l'élément beaucoup de soin et de finesse. Ses œuvres humain est privilégié par la représentation étaient recherchées et se vendaient bien et se conjuguée de la Nativité et de l'Adoration des sont dispersées dans plusieurs pays'. Bergers. Le. succès que connut Joachim Patinier de son Par contre, de toile de fond, de décor au sujet vivant et au cours des décennies qui suivirent religieux qu'il était, le paysage devient avec sa mort pourrait être mesuré encore par le Joachim Patinier le véritable thème du ta­ nombre des imitateurs, des suiveurs, sinon des bleau. Peu importe que celui-ci prenne comme disciples. Ceux-ci poursuivirent son œuvre de titre Paysage avec la fuite en Egypte ou Paysa­ manière fort inégale. Les meilleurs firent preu­ ge avec saint Jérôme : le renversement dans ve d'une incontestable originalité, comme l'ordre d'importance des éléments iconogra­ Henri Blès, par exemple. Mais la plupart phiques du tableau constitue beaucoup plus d'entre eux, artistes anonymes exploitant un qu'une simple modification formelle. Il pro­ genre particulièrement rentable, se contentè­ pose au spectateur, en dehors ou en plus des rent de mauvais pastiches ou de variations motifs religieux souvent réduits à de simples plus ou moins habiles sur le paysage-type du allusions, une découverte de l'univers à tra­ peintre mosan. vers une vision poétique du monde. Désor­ On en arriva donc à ceci: attribuer à Patinier mais, le paysage a conquis ses lettres de no­ des tableaux qui n'ont qu'un lointain rapport blesse, passant de l'état de décor à celui avec les œuvres dûment authentifiées. Par d'argument poétique. ailleurs, une querelle de mots assez ridicule se Tout récemment encore, Maria Hennel-Berna­ développa autour du rôle et de la place de sikowa, Conservateur du Département des l'artiste dans la peinture de paysage. Ainsi Textiles du Musée de Wawel à Cracovie consa­ Fierens-Gevaert: 'Le nom de Patinir ... doit crait à l'originalité de Patinier une pénétrante quelque popularité à l'honneur manifestement analyse où elle écrivait notamment: 'Joachim exagéré que l'on attribuait jadis à ce maître Patinierfut le premier artiste pour lequel le site d'être le créateur du paysage'. En refusant à cessa de servir uniquement de fond à une scène l'artiste wallon ce titre de gloire, Fierens et religieuse et devint en soi un des éléments d'autres, à la différence de Dürer, ont vu la majeurs de la conception artistique' (Les lapis­ lettre et non l'esprit. Bien sûr, il y eut d'autres series flamandes au château du W awel à Craco­ paysages peints avant Patinier, mais il n'y eut vie, Fonds Mercator, Anvers, 1972). pas d'autres 'paysagistes'. 'Nous avons suffisamment indiqué l'importance accordée La bonne vingtaine d'œuvres attribuables

177 JOACHIM PATINIER. PAYSAGE AVEC SODOME ET GOMORRHE. Rotterdam, Musée Boymans-van Beu­ ningen ( Photo A .C.L.).

JOACHIM PATINIER. CHRISTOPHE. Madrid, Escorial ( Photo A.C.L.) .

JOACHIM PATINIER. PAYSAGE AVEC FUITE EN ÉGYPTE (détail) . . Anvers, Musée royal des Beaux-Arts ( Photo A.C.L.) .

178 avec certitude à Patinier, en plus des tableaux pour atteindre ces sommets que sont le Saint signés, permet de distinguer trois périodes Christophe ou La barque de Charon, du Musée dans l'évolution de l'artiste. Je n'ignore pas ce du Prado. Entre ces extrémes, de paysage en qu'un tel découpage peut avoir d'arbitraire, paysage, Joachim Patinier a réalisé son œuvre d'autant plus que les trois périodes envisagées et accompli cet étonnant périple spirituel des ne correspondent pas à des modifications rives de la Meuse au rivage du Styx. profondes de style ou de technique ou à des S'il n'était signé, le tableau de Karlsruhe serait tranches de vie bien définies. Elles représen­ sans doute donné à un élève de Patinier tant tent plutôt trois phases dans l'œuvre de on a peine à imaginer qu'au départ de cette l'artiste: la première, avant 1515, couvrirait la œuvre, le méme artiste allait créer les chefs­ maturation d'un style, discernable à travers d'œuvre que l'on sait. Tous les historiens les œuvres les plus anciennes; la deuxième, de s'accordent à le placer au début de la carrière 1515 à plus ou moins 1521, serait représentati­ du peintre. La composition reste, pourrait-on ve de la maturité; la troisième, de 1521 à 1524, dire, scolaire; un massif de rochers en pain de se caractérise par une succession de chefs­ sucre planté au milieu du paysage surplombe d'œuvre. On y voit un maître en pleine posses­ le motif du saint agenouillé devant la croix et sion de son art et qui semble avoir atteint son sert d'axe autour duquel se répartissent de idéal. Comme aucun tableau de Joachim Pati­ manière presque symétrique tous les autres nier ne porte de date, l'année 1515, année de éléments du paysage. Une autre insuffisance l'inscription à la Guilde d'Anvers, sert d'arti­ se manifeste par l'absence de métier pour culation à cette chronologie. relier entre eux ces différents éléments. Le Quant à la date de 1521, elle constitue un point paysage de Karlsruhe ne constitue pas une de référence fondé sur le Saint Christophe de entité mais plutôt une addition de détails. l'Escurial. Ainsi que l'a montré Panofsky, la Toutefois, une véritable métamorphose va figure du saint est inspirée d'un dessin de bientôt s'accomplir dans les tableaux à venir. Dürer. On sait que le maître allemand, lors de La composition du paysage, les articulations son séjour à Anvers, en 1520-1521, a offert à des plans, la manière d'étoffer ceux-ci et, Maître Joachim quatre (ou neuf?) dessins comme le dit si bien André Lhote, les rimes représentant saint Christophe. Les peintures plastiques vont dénoter non seulement une exécutées vers cette date et au cours des trois réelle virtuosité mais aussi une grande imagi­ dernières années de la vie du peintre se signa­ nation. Dans le paysage de Karlsruhe, l'œil va lent toutes par leur totale maîtrise. Sans qu'on de détail en détail, enregistre, accumule; dans puisse évoquer à ce propos une différence les chefs-d'œuvre qui ne tarderont pas, l'œil profonde avec des œuvres quelque peu anté­ voyage et l'esprit s'évade. Mais il a fallu ce rieures, on constate toutefois que l'ensemble Saint-Jérôme de jeunesse pour atteindre à la des tableaux de cette dernière période consti­ maîtrise. tue une entité par la richesse de l'imagination À côté de ces maladresses dues à l'inex­ et par la densité plus forte encore de la poésie. périence, on peut percevoir des qualités que le En bref, Patinier réalise l'accord intime qu'un tableau contient en puissance et qui vont maître atteint dans la plénitude de son talent, bientôt s'épanouir. À ce titre, la Fuite en entre ce qu'il exprime et la manière dont il Egypte du Koninklijk Museum voor Schone s'exprime. Kunsten d'Anvers constitue un remarquable Et cependant, lorsqu'on examine un tableau chaînon vers les œuvres majeures. On y voit un comme le Paysage avec saint Jérôme, de la Patinier en pleine possession de sa technique Kunsthalle de Karlsruhe, œuvre de jeunesse et, surtout, qui a appris à composer un paysa­ signée du nom wallon Patinir, pleine d'in­ ge. 11 ne s'agit plus ici d'une laborieuse et un certitude et de maladresse, on mesure l'im­ peu simpliste mise en page de la nature, mais mense chemin parcouru en quelques années d'une composition beaucoup plus calculée et

179 plus hardie, fondée sur une grande diagonale En somme, l'anecdote et le récit religieux sont qui coupe le tableau de l'angle supérieur gau­ absorbés par la nature. che à l'angle inférieur droit. Le massif ro­ Devant Je Saint-Jérôme du Musée du Prado, cheux, planté à la gauche du paysage et les œuvre qui se situe vers la fin de. la vie du frondaisons de l'avant-plan jouent parfaite­ peintre, Patinier a porté au superlatif toutes ment leur rôle de repoussoir des autres plans les qualités déjà contenues dans le tableau qui s'échelonnent en compartiments successifs d'Anvers. Il n'est pas excessif de parler en vers l'horizon. Ce schéma de composition, l'occurrence de chef-d'œuvre. L'architecture Patinier Je reprendra à plusieurs reprises en Je des deux paysages offre de remarqua bles simi­ perfectionnant. Il servira notamment d'archi­ litudes. Mais, en les comparant, on ne tarde tecture savante au célèbre Saint-Jérôme du pas à découvrir combien l'art de Patinier s'est Prado. Si tous les plans qui composent la Fuite enrichi tant en valeurs picturales que poéti­ en Egypte d'Anvers s'imbriquent beaucoup ques. L'ensemble du tableau repose sur des mieux que dans Je tableau de Karlsruhe, c'est alternances de couleurs claires et sombres, parce que le peintre a su inventer des traits savamment dosées et sur une imbrication de d'union, des articulations, des alternances de plans qui dénote une science peu commune de valeurs colorées qui ont pour effet d'assurer la composition. Mais cette structure calculée au paysage une plus grande unité, de mieux est construite avec une telle intelligence et une conduire l'œil du spectateur de détail en détail; telle sensibilité que l'œil est conduit à travers et de renforcer la perception de l'espace. un vaste espace et chemine d'étape en étape, de découverte en découverte vers les profon­ Un autre pas en avant vers l'autonomie du deurs du paysage. On aperçoit, une fois de paysage, essentiel celui-là, est accompli par la plus, l'erreur manifeste de jugement que manière dont est traité le sujet religieux. Le commettent certains auteurs, obnubilés par tableau d'Anvers ne compte pas ·moins de l'esthétique de la Renaissance italienne, qui quatre références au récit biblique ou à la considèrent ce type de composition par étale­ Légende Dorée: auprès du groupe de fermes ment de plans contrastés, comme archaïque dans la vallée se déroule un minuscule massa­ en regard de la perspective linéaire. André cre des Innocents qui laisse, imperturbables, Lhote a remis les choses en place et c'est les cygnes glisser sur l'étang. À proximité de précisément à propos du Paysage avec saint cette scène est évoquée la légende du champ de Jérôme du Prado qu'il écrit: 'Cette profon­ blé. Sur Je sentier qui grimpe passent la deur, réalisée par l'esprit est, on le comprend, Vierge, l'Enfant, saint Joseph et l'âne. Le d'une autre qualité, d'une autre essence si l'on groupe, tel qu'il est représenté, avec la rusticité peut dire, que cette profondeur physique qui, des habillements et le pittoresque des attitu­ offerte à l'œil coupable, semble créer un trou des, pourrait tout aussi bien figurer une famil­ dans Je panneau et lui enlève ce caractère le de paysans se rendant au marché. Mais, plus mural que tant de générations de peintres ont haut, la chute de l'idole anticipe en quelque si vertueusement respecté. ' sorte le passage de la Sainte Famille. Comme En fait, dans cette 'profondeur réalisée par on le voit, le motif religieux, par la place qu'il l'esprit', l'espace perçu n'est pas seulement occupe dans le tableau, ne constitue plus guère uniquement physique. L'œil voyage dans qu'un prétexte. Le carnage des soldats d'Hé­ un univers à la fois vaste et microcosmique: rode, par la réduction même des personnages, vaste, car mesuré à l'échelle humaine, Je pay­ apparaît comme un simple 'fait divers' dans sage qui s'étend jusqu'à la ligne d'horizon l'immensité et l'infinie sérénité du paysage. placée très haut, engendre un sentiment Quant au groupe principal, il fait partie du site d'immensité; microcosmique, car de pics en au même titre que le paysan appartient au vallées, de bosquets en prairies, de villages en cadre rural. cités, de fleuve qui reflète l'azur du ciel à

180 l'océan où naît la tempête, c'est presque un résumé de l'univers qui s'offre au spectateur. Il est probable qu'en cette époque d'explo­ rations lointaines et de grandes découvertes, mais où, pour la plupart des hommes, l'espace humain correspondait à une journée de mar­ che, les tableaux de Patinier devaient répon­ dre à une poétique de l'aventure et de l'éva­ swn. Dans ces paysages, invitation au voyage et au rêve. On est sans cesse sollicité, de plan en plan, par un au-delà: au-delà de la prairie, au-delà du bois, de la ville, du fleuve, des monts, au­ delà de la mer. Ainsi dans ce magistral Paysa­ ge avec saint Jérôme, le regard et l'imagination du spectateur cheminent à travers un vaste déploiement de la nature, qui va du lapereau tapi dans les fougères à l'avant-plan jusqu'à l'immensité de l'horizon marin et monta­ gneux. Mais le paysage, en fait, ne s'arrête pas là: au­ delà de l'horizon, commence le mystère. Le rêve, alors, prend le relais de la vision. Il prolonge le périple terrestre vers un infini de sérénité et de félicité, tel que le suggère la clarté rose qui colore les cimes, ou vers un au-delà de JOACHIM PATINIER? FRAGMENT D'UNE FUITE EN ÉGYPTE. Rotterdam, Musée Boymans-van Beunin­ tourment et d'angoisse qu'annoncent le ciel gen ( Photo A.C.L.). noir de la tempête et la lumière blafarde sur les rochers fantastiques.

Il est étrange qu'un des derniers tableaux de tante entre le paradis et l'enfer, en vue de Patinier soit précisément le paysage imaginé l'éternel accostage. de cet au-delà de l'horizon: un vaste panora­ On n'a peut-être pas assez insisté sur le conte­ ma coupé verticalement par un fleuve; sur ce nu poétique et spirituel de l'œuvre de Patinier, fleuve, une barque pilotée par un vieillard qui a pour effet de transcender le paysage et de barbu auprès duquel se tient un homme mi­ lui conférer sa véritable dimension. Or, si l'on nuscule et nu; sur la rive droite, un paysage considère l'évolution du peintre, telle qu'elle idyllique, paradisiaque, peuplé d'anges et de peut logiquement se déceler à travers une biches; sur la rive gauche, un monde de feu, de trentaine de tableaux, on constate que se ruines et de démons. On a voulu voir dans ce développe de pair, avec la maîtrise technique tableau l'image du Styx avec la barque de et les valeurs spécifiquement picturales, la Charon. En réalité, Joachim Patinier associe richesse de l'imagination et de la poésie. Cet la mythologie à l'iconographie chrétienne du accord intime entre un certain climat spirituel moyen âge. Charon, en l'occurrence, est moins et le paysage constitue sans doute l'élément le le passeur d'âme (celle-ci, symbolisée comme plus subtil des œuvres de Patinier. C'est préci­ le montre fréquemment la peinture médiévale sément par là que le Maître wallon se situe bien par l'image miniaturisée du défunt) que le au-dessus de la plupart de ses épigones. Il est fatal nautonier qui conduit une barque hési- symptomatique à cet égard de voir combien le

181 simple motif de rochers - mais aussi la lumière qui les enveloppe - peut contribuer à renforcer l'atmosphère du paysage, allant se­ lon les thèmes, d'une poésie agreste et bucoli­ que à un sentiment d'inquiétude et de drame latent. Ainsi donc, le paysage de Joachim Patinier ne constitue pas seulement un point de départ et un élargissement de la vision des peintres sur la nature, il est encore et surtout la découverte d'une nouvelle veine poétique qui ne cessera d'être exploitée jusqu'à nous.

HE:NRICO BLESIO BOVIXATf PfCTORJ. HENRI BLÈS (Y.flarn'l'l vrbs dt:Jwat Dwuatum Eburoma, ~ - 1roxim1S J:.. ,~ fO''" w::fibus Parmi tous les artistes qui ont bénéficié de Ilfum a,/;o artj{ùtm yatrùr jrus 'l'se . l'apport de Maître Joachim, un des plus doués ....Aptjf}imus , vix Pti:>rrntf firf'mt . et sans conteste Je plus personnel, est HENRI !i{;nr iâu6m muidtt vsrinlP rxif. 'Bo1twum, :Et rmYt dôf?mn pinjfrl!' .Hi'IJJ'irmn d;.dÎr. BLÈS. Srd ~tutnrum J)ionaro :?YiÎr Bvurnwn." ~ loarhwtr , rantutn rrd;r .Yt'Ht'lttW' n/;1 Le nom de l'artiste, son origine, l'époque de sa PORTRAIT DE HENRI BLÈS. Dans cette gravure non production. BLÈs, comme PA TI NIER, est em­ signée, figurant également dans l'ouvrage de Dominique ployé au moyen âge, aussi bien comme adjec­ Lampson, on remarquera le toupet de la chevelure et la chouette ( Photo Francis Ni(f/e. Liège ). tif ou nom commun que comme nom propre dans le pays wallon. En moyen-néerlandais, toutefois, son emploi est plus fréquent. L'étymon est le même. Le terme provient de D'autre part, on ne trouve pas le nom de BLÈS l'allemand 'bHisse', 'tache blanche sur le (ou BLESSE) dans le Cartulaire de Bouvignes front', d'où certains dérivés: ainsi 'cheval qui contient tant de PATINIER et qui, en 1545 blanc', 'mèche pendant sur le front de certains notamment, mentionne un Henricus Patinier chevaux ou de certains hommes'. qui paie une redevance pour son jardin. C'est Henri le peintre porte-t-il BLÈS comme nom de l'époque où l'on considère que 'Henri Blès' famille, ou bien s'agit-il d'un sobriquet que lui quitte Anvers: dès 1550, on a perdu sa trace, ont donné les Anversois chez qui il a fait comme le rappelle André Piron ... carrière? Dans son Schilder-Boeck, Van Man­ Le Henri Patinier de Bouvignes ne serait-il pas, der l'appelle même 'Henric met de bles', comme on l'a déjà supposé, ce mystérieux c'est-à-dire 'Henri à la mèche'. peintre 'Herri Patenier' qui figure dans la Pour répondre à la question qui vient d'être Guilde de Saint-Luc d'Anvers en 1535 sans posée, il faut d'abord faire observer que, qu'on sache ce qu'il a pu peindre? contrairement à Joachim Patinier, Henri Pour tenter d'expliquer, après bien d'autres n 'apl?ose jamais de signature sur ses tableaux. critiques, ce qui constitue à première vue une Il individualise ceux-ci en logeant une chouet­ sorte d'imbroglio, le recours à la source de te dans les détails de ses paysages. Le procédé premier ordre que constitue Dominique Lamp­ est si frappant que les Italiens contemporains son nous paraît encore s'imposer. du peintre lui ont décerné l'appellation de En effet, dans la gravure que les Effigies 'Civetta' (la chouette). réservent à Henrico Blesio Bovinati pictori

182 HENRI BLÈS. PA Y­ SAGE AVEC SAINT JÉRÔME. Namur, Mu­ sée d'Ar/ ancien ( Photo A.C. L.) .

thèse nouvelle, mais qui a Je mérite de concilier plusieurs faits disparates - que le peintre 'Henri Patinier', apparenté d'une façon ou HENRI BLÈS. PAYSAGE d'une autre au déjà célèbre Joachim Patinier, AVEC LE BON SAMARI­ n'a pas voulu reprendre un nom lourd à porter TAIN. LA CHOUETTE (dé! ail) . Nam ur, Musée et qu'il a préféré 'signer' ses œuvres d'une sorte d'Art ancien (Photo A .C.L.) . d'arme parlante, la chouette, reproduisant le détail physique qui lui avait valu le surnom de 'blès'. Quoi qu'il en soit, ici encore ce qui importe, c'est que tous les critiques du xvre siècle s'accordent à faire de Henri Blès, dit Civetta, (probablement, a-t-on supposé, non sans rai­ un Mosan. On a déjà cité plus haut Guichar­ son, d'après un autoportrait), chacun peut din et Lampson. Le Flamand Paul de Cronen­ observer que l'homme tête nue, aux cheveux dael, un peu plus tard, dans sa Chronique du annelés, est doté d'une implantation de che­ Comté de Namur (en français) rapporte égale­ veux particulière. Cette implantation, déga­ ment la même chose. Van Mander adopte la geant les deux côtés du crâne, fait se rabattre même attitude qua nd i1 écrit dans son Schilder­ sur le front une mèche rebelle. C'est un 'épi', Boeck, en parlant de 'Henric met de bles': 'Il comme disent les coiffeurs. Or, cette particula­ est né non loin de Dinant, à 'Bovines' et il pa­ rité, si on veut bien y songer, se retrouve aussi raît avoir été un 'nacvolgher - c'est-à-dire un sur la tête de la chouette. La face de cet oiseau émule - de Joachim Patinier'. On pourrait nocturne affecte la forme d'un cœur, avec une produire d'autres exemples. avancée marquée sur le front. Ce détail Si l'on considère maintenant dans son ensem­ s'observe, du reste, sur l'emblème de Blès, à ble la gravure publiée par Lampson, le l'arrière-plan de la gravure. 'Biesius' apparaît, semble-t-il, sous l 'aspect On pourrait supposer- ce n'est qu'une hypo- d'un homme âgé d'une quarantaine d'années.

183 Certains détails vestimentaires correspondent contrastés, la gamme des tons évolue avec une à la mode du milieu du XVIe siècle, ce qui . grande finesse vers des gris verdâtres pour les laisserait à penser que Blés naquit vers 151 O. plans médians et des gris bleutés vers l'ho­ Dès lors, il serait le cadet de Patinier d'une rizon. Il est intéressant de relever que cette trentaine d'années. gamme de dégradés qui aboutit à des tonalités vaporeuses n'est jamais étouffée; elle traduit Comparaison avec Patinier. Ce qui nous inté­ en même temps que la notion d'éloignement resse davantage, c'est de constater qu'il existe dans l'espace une vibration de la lumière assez sans nul doute possible des relations stylisti­ nouvelle parmi les peintres des Pays-Bas. ques entre les deux artistes et que tous deux, Si l'on observe la technique mise en œuvre issus du même pays, travaillent dans la même pour obtenir cet effet de lumière et d'atmos­ direction. phère, on constate que Blés use de moyens très En Italie (où notre peintre a peut-être vécu différents de ceux de Patinier. Il travaille dans l'entourage du duc d'Este, à Ferrare), volontiers par petites touches, peu liées entre Lomazzo en fait le 'principal pittore di paesi'. elles, et surtout, il traite les arrière-plans non Cette appréciation à l'adresse de Blés plus dans une pâte opaque, mais en transpa­ n'amplifie-t-elle pas comme un écho venant rence, à l'aide de 'jus', pour employer un terme du Sud, en fin de siècle, le 'gute Landschajtma­ d'atelier, ce qui laisse apparaître la prépara­ ler' de Dùrer pour Patinier? Mais il importe tion blanche du panneau et, souvent même, le moins de mesurer ici tout ce que Blés doit à tracé du dessin. Il en résulte des horizons à la Patinier que de relever en quoi consiste sa fois vaporeux et lumineux, où les choses enve­ personnalité. On pourrait la distinguer de loppées d'air et de lumière perdent dans leur celle de son illustre prédécesseur en constatant éloignement une part de leur netteté, de leur dès le départ une attitude différente du peintre consistance et de leur matérialité. devant la nature: alors que Patinier élabore Cette technique, apparentée à celle du sfuma­ ses paysages en se fondant sur une reconstruc­ to , est proche d'une conception italienne du tion intelligente et subtile de l'univers, Blés paysage. Ceci pourrait expliquer en partie le tend à faire intervenir davantage ce que peut grand succès que connut Blés dès son vivant percevoir la sensibilité plus instinctive d'un au-delà des Alpes. artiste devant la nature. La représentation de la nature telle que la On devinera aussitôt que l'architecture du conçoit Blés, c'est-à-dire telle que peut tableau sera moins calculée, moins spéculati­ l'exprimer une interprétation déjà beaucoup ve, et qu'au contraire des perceptions plus plus visuelle que celle de Patinier, aboutit sensorielles - comme certaines qualités de normalement à la création du paysage profa­ lumière dans les arrière-plans surtout, et le ne. La volonté de serrer de plus près la réalité, rendu de la perspective atmosphérique - tout en restant fidèle au paysage composé, a seront renforcées. sans doute engagé Blés à s'inspirer plus direc­ Une telle démarche a pour effet de se rappro­ tement encore des sites et des activités propres cher de la réalité objective. De fait, Blés à son pays natal. Ainsi, ce remarquable ta­ abaisse en général la ligne d'horizon de ses bleau conservé au Musée des Offices à Floren­ paysages et obtient ainsi un étalement des ce et erronément connu sous le nom La mine plans moins large et moins articulé que dans de cuivre. Il s'agit, en fait, du travail du minerai les œuvres de Patinier. L'illusion de l'éloi­ de fer, transport, fonte, forge, tel qu'il gnement vers l'horizon se fonde dès lors sur la florissait sur les bords de la Meuse et de ses couleur plus que sur la ligne. L'incidence de affluents. C'est à juste titre que ce tableau des cette formule sur le coloris de Blés est nette: Offices a servi de jaquette au tome 1 (Histoire) alors que les avant-plans sont solidement de La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Si le élaborés dans des coloris brun-roux bien paysage, dans sa composition, est encore in-

184 HENRJ BLÈS. VUE D'UN PORT. Liège, Musée de l'Art wallon (Photo A.C.L.) .

venté, les scènes de l'avant-plan témoignent chouette chère à Blès et porte une date dont la d'un sens aigu de l'observation. Ici encore, la lecture est controversée) deviendra presque Meuse a été l'inspiratrice du peintre, mais une une formule pour les peintres de la fin du siècle Meuse plus fantastique, où les rochers déchi­ et du XVIIe siècle. Nos romantiques, à leur quetés accusent, par un goût prononcé pour le tour, en feront un motif de prédilection. pittoresque et même l'insolite, la tendance On a trop limité le rôle de Henri Bl€s dans déjà maniériste de cette peinture. l'évolution du paysage, en le définissant Ces caractères très personnels du paysage de comme simple suiveur de Patinier. En fait ­ Blès annoncent déjà l'étape qui suivra, alors et il suffit de comparer les tableaux pour s'en qu'à la même époque un grand nombre de convaincre-, Blès est beaucoup plus éloigné paysagistes demeurent dans le sillage de Joa­ de Patinier, beaucoup plus en avant dans le chim Patinier. Cet aspect anticipatif de la siècle, que ses contemporains Cornelis Met­ peinture de Blès se manifeste avec plus sys, Lucas Gassel ou Jean Wellens de Cock, d'évidence encore dans le Paysage avec la par exemple. parabole du bon Samaritain, du Musée Gaiffier d'Hestroy à Namur, où l'on devine, C'est donc un rôle essentiel dans l'histoire de par certains détails, la proche venue de Brue­ la peinture des anciens Pays-Bas qu'ont tenu gel et de Lucas Van Valkenborgh. La manière ces deux Wallons, Joachim Patinier et Henri presque romantique de représenter à l'avant­ Blès. En faisant du paysage un genre autono­ plan le vieux chêne éventré (qui abrite la me, Maître Joachim a ouvert la voie à

185 d'innombrables artistes. Encore faut-il préci­ l'imagination et la sensibilité du spectateur, ser, pour mesurer l'ampleur de cette innova­ que Joachim Patinier se révèle un artiste de tion, qu'une telle démarche ne s'est pas limi­ premier rang. tée, comme d'aucuns l'ont dit ou laissé enten­ Qu'un autre peintre, né dans le même pays dre, à un simple travail de réduction ou de mosan, ait trouvé dans les mêmes sites une suppression de personnages situés dans un part importante de son inspiration et, par sa cadre naturel. Le génie de Patinier est d'avoir forte personnalité, assuré le relais et diffusé transcendé ce qui n'était jusqu'à lui qu'un plus largement encore la peinture de paysage, simple décor, une toile de fond nécessaire pour laisse deviner des affinités profondes entre situer une scène. Le paysage conquiert dès lors l'artiste et son pays. En se fixant à Anvers, une valeur picturale et poétique nouvelle. Car Patinier comme Blès ont assurément trouvé il est évident que la richesse de cette peinture un climat très propice à l'exercice de leur réside bien au-delà de la description d'un métier. Mais leur art est resté imprégné de motif et de la représentation de détails em­ l'image poétique de leur terre natale, ce beau pruntés à la nature. C'est pour avoir donné à pays de Meuse qu'ils ont chanté pour la plus ces paysages une densité spirituelle et poéti­ grande gloire de la Wallonie et de la peinture. que, c'est pour avoir su provoquer par eux André MARCHAL

NOTE ADDITIONNELLE

La question des noms propres Patinier et Blés relevant On remarquera que tous les exemples mentionnés par de connaissances philologiques et onomastiques, M. Borgnet adoptent, au reste, la forme PATINIER. André Marchal m'a demandé de le documenter. Aucune mention du nom propre PATINIER n'a été Je suis donc responsable des explications exprimées à relevée à Dinant. ce propos et insérées dans le texte de l'article. Mais je Mais on sait dans quel état lamentable se trouvent les n'ai pas voulu communiquer mes avis personnels dans archives de Dinant. Comme l'écrit JosiANNE ÜAIER• une matière aussi importante et très compliquée sans LHOEST dans un ouvrage tout récent sur L'évolution me référer à des collègues éminents spécialement topographique de la ville de Dinant au moyen âge (Pro outillés en ces matières. Civitate, 1964, préface, p. 1) en parlant de l'ancienne splendeur de la troisième ville de la principauté de Le terme patinier est bien attesté entre 1369 et !50 1, Liège jusqu'à la fin du XV• siècle: 'Les archives, révèle le Franzi:isisches Etymologisches Wi:irterbuch de témoins positifs de cette splendeur, ont disparu à von Wartburg, et notamment dans le Pays de Liège, Je différentes reprises, notamment lors des sacs de la ville Hainaut, Lille et Paris (t. III, p. 33). Dès le X1X• siècle, en 1466 et 1914.' l'excellent archiviste namurois Jules Borgnet avait noté Il est cependant fort naturel, comme on l'a dit ailleurs, la particulière fréquence du nom propre dans le Car tu­ que le nom PATINIER, bien connu à Bouvignes, ait laire de Bouvignes (2 vol. , Namur, 1862), et, précisé­ émigré, fût-ce sporadiquement, à Dinant, sur l'autre ment, dans la première moitié du XVI" siècle: 'Les rive de la Meuse, au XV• siècle. biographes considèrent Patenier comme Dinan tais, et Henri de Blés comme Bouvignois. Je n'entends nulle­ M . Jules Herbillon, membre de la Commission royale ment m'inscrire en faux contre ces assertions. Tout ce de Toponymie et de Dialectologie, a bien voulu com­ que je puis dire, c'est que Patenier est aussi le nom pléter ma documentation par les fiches suivantes: d'une famille essentiellement bouvignoise (Ernoult xv· siècle: 'Watelet de Corbion, patinier' (HACHEZ, Patinier, élu en 1545 ; Jacques Patinier, fermier d'un Hist. Dinant, p. 155). four banal, et Jean Patinier, bourguemestre en 1555; 1558: 'André Patinier de Bouvignes' ( Annales Cercle Jacques Patinier, sergent de ville, en 1655, etc.), et que, hutois, t. 24, 1953, p. 304). par contre, je n'aijamais rencontré le nom de Blés dans À Liège, c'est certainement un nom de profession en les documents sur Bouvignes que j'ai consultés' (op. 1428: 'Co lard le Pattinier' (Ed. PoNCELET, inventaire, cil. , t. I, p. 257, note 3). Chartes de Sainte-Croix, 1, p. 484). 'Henri Patinier ', mentionné dans l'article, est cité, t. II, À Huy, en 1570: 'Andrier Pattenir' (R. VA N DER MADE, p. 313. lnv. Sainte-Aldegonde de Huy, p. 95).

186 La régularité de la forme wallonne PATINIR pour ' En 1387 (copie du XVIII< siècle) 'Hannes Blesse', PATINIER a été confirmée par mes excellents collègues maieur héritable à Warsage ( Cartulaire du Val-Dieu, Louis Remacle, (directeur de l'Institut de Dialectologie p. 312). wallonne et de l'Atlas linguistique de Wallonie) et Omer On aura remarqué que le mot, dans le domaine roman, Jodogne (membre de la Commission royale de Topo­ suit essentiellement le tracé des dialectes germa niques nymie et de Dialectologie), de même que par Jules le long de la frontière linguistique. Herbillon. Bles apparaît surtout dans le néerlandais depuis les xv re et xvn· siècles et dans les dialectes, a bien voulu Le mot blès dans le domaine du français a été relevé par me préciser mon excellent collègue Jozef Moors, spé­ le Franzosisches Etymologisches Worterbuch, (I, 403) cialiste du moyen-néerlandais à l'Université de Liège, avec l'étymologie allemande bliisse: 'qui a une tache qui établit comme suit les significations du mot: blanche sur le front'; cf. t. XV (I, 403), adj. blesse qui a * - 1. tache blanche au front des chevaux foncés, une tache blanche au front (d'un cheval),: Verviers blèse - 2. endroit nu, chauve, à l'avant de la tête, (vache), Metz blès, cheval, Haut-Rhin bias, vache, Bas­ * - 3. cheval avec le 1; moins souvent pour une vache, Rhin plesch, Jura. - 4. personne avec le 2, 'Il faut ajouter pour la Wallonie', veut bien m'écrire - 5. sot,fou (adj. ou subst.) = 'chauve' d'intelligence, M . Herbillon : * - 6. mèche pendant sur le front chez les chevaux et 'En 1621: 'deux chevalles de son estable, ung bles et les gens. l'autre brun baiart' (Greffe de Hodeige, reg. 5649, fÜ - 7. endroit écorcé sur un arbre. (Les sens les plus 159); 'cinque chevales ... ung blesse, ... (ibidem , ro 180 fréquents sont marqués d'un astérisque. v0 ); en 1719: '(cheval) blesse, à Liers (Dialectes he/go­ M. Marchal et moi remercions vivement les spécialistes romans, 10, 1953, p. 45, à Liers). pour leurs décisives explications. Comme anthroponyme: Rita LEJEUNE

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Dans le domaine des sources, on consultera Carel La Renaissance du Livre, 1939, in-4° (l'auteur a prati­ VAN MANDER, Het Schi/der-Boeck. Haarlem, 1603- quement passé Henri Blès sous silence); Édouard 1604, in-4°; 2c èd. Amsterdam, 1616-1618, in-4o; Leven GÉRARD, Dinant und die Maas in der Geschichte der der Nederlandsche en eenige Hoogduitsche Schilders, Landschaftsmalerei. Dinant et la Meuse dans l'histoire vermeerderd door J. DE JONGH, Amsterdam, 1764, du paysage, Lammersdorf-über-Aachen, 1960; R.A. 2 vol. in-8°, ainsi que la traduction française de Henri KOCH, Joachim Patenir, Princeton, 1968 (Princeton HYMANS, Le livre des peintres. Paris, 1884-1885, 2 vol. Monographs in Art and Archaeology, t. 38); H.G. FRANZ, in-4°; S. ROMBAUTS et T. VAN LERINS, Les Liggeren et Niederliindische Landschaftsmalerei in Zeitalter des autres archives historiques de la Guilde anversoise de Manierismus, Graz, 1969, 2 vol. (Forschungen und Saint Luc, Anvers- La Haye, 1864, in-4° (rééd. Am­ Berichte des Kunsthistorischen Institutes der Universitiit sterdam, 1961 ); Dominique LAMPSON, Pictorum aliquot Graz, t. 2). André PIRON, Joachim Le Patinier- Henri celebrium Germaniae inferioris Effigies, Anvers, 1572; Blès, Gembloux, 1971, in-8° ( Wallonie, Art et His­ Albert DÜRER, Journal de voyage aux Pays-Bas. dans toire) . Lettres et écrits théoriques. Traité des proportions. Éd. On utilisera enfin les études de G.-J. HOOGEWERFf, Ne­ française de Pierre VAISSE, Paris, 1964, pp. 108-154. derlandsche schilders in ltalië in de XVI" eeuw, Utrecht, Parmi les ouvrages d'érudition contemporaine, on se 1912, p. 228 et suiv. et, du même, Joachim Patenier référera, entre autres, à Max J. FRIEDLAENDER, Early en Italie, dans Revue d'Art, t. 45, 1928, pp. 117-134, Netherlandisch Painting, t. IX, 2: loos van Cleve, Jan ainsi que Le paysage de Bosch à Rubens, Anvers, 1954, Provos!, Joachim Patenier. Comments and notes by pp. 17-27; K.J. BOON, , Amsterdam, 1938, H. PAUWELS, Leiden-Bruxelles, 1973, in-4°; Georges p. 14. Sur un point précis, analysé dans le chapitre, MARLIER , La peinture au XV/" siècle, dans Paul FIERENS, cf. André LHOTE, Traité du paysage, Paris, 1941 , p. 32. L'Art en Belgique, ouvrage en collaboration, Bruxelles,

187 PAGE DE TITRE DU SIXIÈME LIVRE DES GRANDS VOYAGES AUX AMÉRIQUES, édité à Francfort en 1596. Composition gravée par Théodore de Bry, 'de Liège'. Service des collec­ tions artistiques de l'Uni­ versité de Liège (Photo Bibliothèque de l'Univer­ sité de Liège).

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