Cahiers de littérature orale

79 | 2016 Des vies extraordinaires : les territoires du récit

Agnès Clerc-Renaud et Cécile Leguy (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/clo/2538 DOI : 10.4000/clo.2538 ISSN : 2266-1816

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2016 ISBN : 9782858312337 ISSN : 0396-891X

Référence électronique Agnès Clerc-Renaud et Cécile Leguy (dir.), Cahiers de littérature orale, 79 | 2016, « Des vies extraordinaires : les territoires du récit » [En ligne], mis en ligne le 14 septembre 2016, consulté le 15 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/clo/2538 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clo.2538

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NOTE DE LA RÉDACTION

Si les récits « biographiques » de vies extraordinaires partagent avec les récits légendaires une part de merveilleux, ils s’en distinguent cependant par bien des aspects, et tout d’abord du fait de l’action efficace déployée par le personnage central du récit. Héroïnes et héros, saintes et saints acquièrent ainsi, bien souvent, une dimension fondatrice d’un culte, d’un sanctuaire, d’un « lieu de mémoire » ou d’un mouvement collectif. Ils sont par conséquent ancrés dans un territoire. « Comme Michel de Certeau l’a si bien montré dans la Fable mystique, les histoires de saints racontent des "relations" : "Ce sont des récits de transferts, ou d’opérations transformatrices dans des contextes énonciatifs" [1982, p. 65] » (Carrin, 1995, p. 107). Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

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SOMMAIRE

Daniel Fabre (1947-2016) Josiane Bru

Éditorial Agnès Clerc-Renaud et Cécile Leguy

Des vies extraordinaires : les territoires du récit

La fabrique des entités : récits sur l’enchantement d’un riverain extraordinaire en Amazonie brésilienne Émilie Stoll

Le culte de sainte Philomène à ‘ (). Figure féminine unificatrice de la jeunesse et de l’espoir Alice Fromonteil

Héros de légende, héros de culte : la fabrique populaire du récit Ikotofetsy et Imahaka, deux célèbres personnages malgachesIkotofetsy and Imahaka, two famous Malagasy characters Delphine Burguet et Malanjaona Rakotomalala

Raconter saint Antoine à Lisbonne. Acteurs, performances et effets du discours hagiographique contemporain Cyril Isnart

Les récits hagiographiques : lieux de mémoire et incarnation de l’esprit de résistance à Ma‘ân (Jordanie) Norig Neveu

Le rôle des légendes dans le culte de Ghāzī Miyāñ (Inde) Delphine Ortis

Comptes rendus

Jack Goody, Mythe, Rite & Oralité Traduction par Claire Maniez, coordination et présentation par Jean-Marie Privat. Nancy, Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine, 2014, collection EthnocritiqueS, 202 p. Nicole Belmont

Enzyklopädie des Märchens. Handwörterbuch zur historischen vergleichenden Erzählforschung. Berlin, De Gruyter – 1977-2015 (15 volumes). Josiane Bru

Això era i no era. Obra folklòrica de Josep M. Pujol. Ediciό a cura de Carme Oriol i Emili Samper. Tarragona. Universitat Rovira i Virgili, Departament de Filologia Catalana, Publicacions URV, 2013. 411 p. Josiane Bru

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Informations sur les auteurs

Informations sur les auteurs

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Daniel Fabre (1947-2016)

Josiane Bru

1 « Notre intérêt pour cette portion des biens symboliques que l’on nomme littérature orale date de 1966 » écrivaient Daniel Fabre et Jacques Lacroix dans le volumineux ouvrage en deux volumes issu, au début des années soixante-dix, de leur thèse sur le Conte populaire dans la Haute-vallée de l’Aude.

2 Cet intérêt, étendu à la question du symbolique en général qui lui fait opérer un retour périodique pour interroger à la fois son propre parcours et jusqu’aux fondements de sa discipline, ont nourri l’anthropologie de Daniel Fabre dès les premières années de son enseignement, à partir de 1974, à l’université et dans le cadre du pôle toulousain de l’EHESS. Renvoyant le lecteur aux nombreux hommages qui lui ont été rendus, nous revenons ici sur cette période maintenant occultée par l’ampleur de ses champs de recherche et d’intervention ultérieurs, en particulier par son rôle moteur à la Mission du patrimoine ethnologique et dans l’institutionnalisation du patrimoine culturel immatériel.

3 Partant du Pays de Sault, un plateau isolé des Pyrénées audoises, l’enquête initiale s’étend très vite à l’ensemble des savoirs et pratiques de la société rurale occitane. Les deux jeunes ethnologues qui l’animent dès les premières années revendiquent d’entrée leur appartenance à la société qu’ils étudient et affirment leur désir de la conduire dans la langue naturelle du pays, la leur. Ils ont plus largement l’ambition d’impulser, face au regard (et au non-regard) porté par les intellectuels français sur la société paysanne, le projet d’une anthropologie autochtone, « décolonisée », envisageant de l’intérieur, en toute conscience et au moment où elles se dissolvent dans la société industrielle et citadine, les racines revendiquées par les minorités nationales en voie d’émergence.

4 Les maîtres, ou plutôt les aînés, sont eux aussi engagés dans des travaux d’inventaire et d’analyse de la culture occitane et de son histoire : inventaire linguistique pour le dialectologue Jean Séguy, inventaire philosophique, littéraire et historique pour le poète René Nelli, spécialiste du catharisme et de la poétique des troubadours. Figure tutélaire de la vie intellectuelle intense de Carcassonne à cette époque, il animait Folklore, Revue d’ethnographie méridionale, qui fédérait plusieurs générations d’intellectuels et d’artistes défendant la culture d’Oc dans toutes ses dimensions. Les jeunes chercheurs en sciences sociales qui suivaient leurs enseignements à l’université

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de Toulouse constitueront les forces vives du Centre d’Anthropologie des Sociétés Rurales (EHESS et CNRS) créé en 1978, par Daniel Fabre avec l’archéologue Jean Guilaine sur une proposition de Jacques Le Goff. La plupart de ses membres sont des enseignants de lycée ou collège engagés dans des projets de thèses sur le Pays de Sault. Glissant progressivement vers des terrains et des thématiques plus larges, ils intègreront ensuite les organismes d’enseignement supérieur et de recherche. Devenus des familiers de leurs informateurs dont ils interrogeaient les discours, croyances et autres « façons de dire [et] façons de faire » le groupe d’ethnologues réuni autour de D. Fabre, fut désigné un temps comme « école de Toulouse ».

5 La fête est un des lieux où s’expriment avec évidence les héritages du passé, de celle qui met en scène un ours ravisseur de filles, humanisé par le rasage final qui le rend à la société villageoise jusqu’aux carnavals des villages languedociens et leurs animaux totémiques. Carnaval étudié, carnaval vécu et joué à Carcassonne où l’ethnologue endosse le rôle dans le temps même où il interroge le rapport des jeunes à la mort à travers leurs jeux rituels et leurs facéties qui passent par « la voix des masques ». Le récit oral, collectif dans son élaboration et sa transmission, en est un autre. La moitié du corpus des 150 contes recueillis dans divers villages entre 1970 et 1973 furent publiés dans La tradition orale du conte occitan. Les commentaires montrent l’intérêt des auteurs pour les outils d’analyse de ces corpus et particulièrement pour le catalogue du Conte populaire français dont, des années plus tard, D. Fabre accueillera le chantier à Toulouse. Au fil des années, il puisera dans ces récits, pris dans le contexte de la société qui les leur a transmis, les éléments d’une longue investigation sur l’invisible initiation des garçons.

6 Performance réitérée et récit-modèle dans lequel s’opère le passage de l’enfance à l’âge adulte, le conte est au même titre que les rites et autres pratiques coutumières un des points d’ancrage de son interrogation sur la construction sociale des garçons et leur accès à la virilité. Plusieurs articles en témoignent où les sources de la réflexion – écrites, orales ou vécues – se fondent dans l’écriture du chercheur tout comme dans le discours fluide qu’il déploie dans ses séminaires en tant que chargé de conférence à l’EHESS où il est nommé directeur d’études en 1989. Il y parle comme un conteur, ménageant ses effets, ouvrant parfois de longues et saisissantes parenthèses qui laissent ses auditeurs le stylo en l’air et bouche bée. Les thèmes s’y succèdent comme autant de récits d’investigation sur les limites – celles du sauvage et du domestique, du monde des vivants et du monde des morts – et sur leur transgression qui, comme dans les contes, permet à chacun d’aller vers son destin ou d’en mourir. Jean de l’Ours, qui tire sa force de son incertaine naissance pour parcourir le monde et y faire sa place et va jusqu’au bout de sa quête malgré la trahison de ses compagnons fut le premier des héros interrogés. Suivirent Jean sans Peur, que le frisson provoqué par des battements d’ailes décide enfin à se marier, Jean le Sot – anti-héros carnavalesque, ce raté de l’initiation qui ne comprendra jamais les métaphores du langage des oiseaux – et tous les personnages dont l’histoire réelle ou fictive raconte l’itinéraire initiatique.

7 Émergeant progressivement, d’abord comme signe d’appartenance sur le bétail puis dans les maisons paysannes où parallèlement à l’imprimé – almanach ou livre de magie – l’écriture devient progressivement le fil conducteur qui relie les deux grandes périodes de l’œuvre. Daniel Fabre en scrute/explore les diverses formes, de l’autobiographie qui fait l’objet des séminaires dès 1987 aux écritures ordinaires, de

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l’autographie à l’écriture romanesque chez les écrivains qui tentent d’en saisir en eux- mêmes le douloureux processus d’engendrement. En lien avec la création d’un nouveau centre de recherches, parisien cette fois – le Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire des Institutions de la Culture – la littérature écrite et la question du patrimoine immatériel ont constitué le centre de la seconde partie d’une œuvre ponctuée, comme la première, de retours sur l’anthropologie comme discipline et dans laquelle tout se tient étroitement lié.

8 « Au fond, je n’ai jamais écrit que sur moi-même » aurait-il confié à des fidèles de ses séminaires en même temps que son désir de revenir physiquement sur ses premiers terrains. C’est sans doute cette quête de soi, de sa propre construction entre ce qui parle au plus profond et les aspirations singulières, qui donne sa force et sa cohérence à une œuvre dans laquelle tout est annoncé dès le départ, mais que le temps ne lui a pas permis d’accomplir jusqu’au bout. Juste de revisiter de mémoire, ces dernières années et dans quelques articles, ses territoires de la jeunesse.

BIBLIOGRAPHIE

Pour plus ample information on consultera les sites de l’ethnopôle GARAE www.garae.fr/ et du laboratoire IIAC/LAHÏC http://www.iiac.cnrs.fr/rubrique69.html

FABRE, Daniel et LACROIX, Jacques, 1970, « Una contairina populara audenca », Obradors, Montpellier : Centre d’Études Occitanes, Université Paul Valéry.

FABRE, Daniel et LACROIX, Jacques, 1973 et 1975, la Tradition orale du conte occitan. Les Pyrénées audoises, Paris : PUF, 2 vol.

FABRE, Daniel et CAMBEROQUE, Charles, 1977, la Fête en Languedoc, regards sur le carnaval aujourd’hui, Toulouse : Privat.

FABRE, Daniel et ARIÈS Philippe, 1982, « Du messager des âmes au spirite » in la Mort Aujourd’hui, Marseille : Rivages, p. 95-109.

FABRE, Daniel, 1982, « Pierre Pous, conteur du Pays de Sault », Cahiers de littérature orale, no 11, p. 146-149.

FABRE, Daniel et BLANC, Dominique, 1982, le Brigand de Cavanac ; le fait divers, le roman, l’histoire, Lagrasse : Verdier. Nouvelle éd. complétée, 2015.

FABRE, Daniel, 1985, « Le livre et sa magie », in Pratiques de la lecture, Marseille : Rivages, p. 181-206.

FABRE, Daniel, 1986, « La voie des oiseaux, sur quelques récits d’apprentissage », l’Homme, revue française d’anthropologie, no 98, p. 7-34, http://www.persee.fr/doc/ hom_0439-4216_1986_num_26_99_368712.

FABRE, Daniel, 1986, « Le garçon enceint », Cahiers de littérature orale, no 20, p. 15-38.

FABRE, Daniel (dir.), 1987, Études rurales, no 105-106 : Le retour des morts.

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FABRE, Daniel (dir.), 1991, Ethnologie française, t. 21, no 4 : Apprentissages, hommage à Yvonne Verdier.

FABRE, Daniel (dir. avec G. Althabe et G. Lenclud), 1992, Vers une ethnologie du présent, Paris, MSH.

FABRE, Daniel (dir.), 1993, Écritures ordinaires, Paris, P.O.L.

FABRE, Daniel, 1996, « Le symbolique, brève histoire d’un objet », in une École pour les sciences sociales, Paris : Cerf et Éd. de l’EHESS, p. 229-250.

FABRE, Daniel (dir. avec Alban Bensa), 2001, Une histoire à soi, Paris, MSH.

FABRE, Daniel (dir.), 2009, Gradhiva, no 9 : Arts de l’enfance, enfances de l’art.

FABRE, Daniel, 2009, « Fondu au noir », l’Homme, revue française d’anthropologie, no 191, p. 27-36.

FABRE, Daniel (dir. avec J. Jamin et M. Massenzio), 2010, l’Homme, revue française d’anthropologie, no 195-196 : Auto-biographie, ethno-biographie.

FABRE, Daniel, 2014, « Marcel Proust en mal de mère. Une fiction du créateur », Gradhiva, no 20, p. 48-83, https://gradhiva.revues.org/2831.

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Éditorial

Agnès Clerc-Renaud et Cécile Leguy

1 Si les récits « biographiques » de vies extraordinaires partagent avec les récits légendaires une part de merveilleux, ils s’en distinguent cependant par bien des aspects, et tout d’abord du fait de l’action efficace déployée par le personnage central du récit. Héroïnes et héros, saintes et saints acquièrent ainsi, bien souvent, une dimension fondatrice d’un culte, d’un sanctuaire, d’un « lieu de mémoire » ou d’un mouvement collectif. Ils sont par conséquent ancrés dans un territoire. « Comme Michel de Certeau l’a si bien montré dans la Fable mystique, les histoires de saints racontent des “relations” : “Ce sont des récits de transferts, ou d’opérations transformatrices dans des contextes énonciatifs” [1982, p. 65] » (Carrin, 1995, p. 107). Appuyées sur des ethnographies originales, c’est précisément cet ancrage territorial – dans une localité, une région, un pays – qu’explorent les contributions rassemblées dans ce premier de deux numéros des Cahiers de littérature orale consacrés à la mise en récit des « vies extraordinaires ».

2 Certaines de ces vies sont celles de personnages historiques, d’autres sont imaginaires, en tout ou partie. Parmi les personnages ayant réellement vécu figurent Merandolino, guérisseur amphibie aux trajets subaquatiques parcourus enroulé dans une peau d’anaconda dans la région brésilienne du fleuve Arapiuns présenté par Émilie Stoll, et saint Antoine théologien et marieur à Lisbonne dans l’article de Cyril Isnart. Les vies légendaires sont celles d’Ikotofetsy et Imahaka, deux compères malgaches capables de toutes les roublardises (Delphine Burguet et Malanjaona Rakotomalala), de sainte Philomène, jeune fille opiniâtre refusant une destinée matrimoniale sur le territoire de l’île de Wallis dans le texte d’Alice Fromonteil, ou encore de Ghāzī Miyāñ, guerrier musulman vierge à sa mort, trouvant néanmoins l’accomplissement par un mariage posthume dans la région indienne de Baraich en Uttar Pradesh, comme nous le présente Delphine Ortis. L’existence historique des cheikhs Muhammad et ‘Abdallah dans la ville jordanienne de Ma’ân auxquels Norig Neveu a consacré son texte semble quant à elle plus difficile à établir, brouillant, ainsi qu’il est fréquent, les limites des catégories admises par les classifications conventionnelles de la légende comme « support de croyance et de réalité pseudo-historique » (Bru, 1999, § 6).

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Fabrique du récit, fabrique du territoire ?

3 Qu’elles soient réelles ou imaginaires, les narrations de ces vies peuvent, selon les contextes, prendre une forme « biographique » qui satisfait alors à la définition du récit proposée par Jack Goody comme « […] forme standardisée, avec une intrigue définie qui procède par étapes structurées » (2014, p. 126), tandis que d’autres adoptent une forme fragmentaire. Pour toutes, l’acte narratif participe à des degrés divers à transformer post mortem les protagonistes en héroïnes ou héros légendaires que leur geste associe à des lieux particuliers, les attachant ainsi au territoire où est censé s’être déroulé l’un ou l’autre épisode réel ou supposé de leur vie. Dans plusieurs cas, cet épisode est celui de leur mort, associée au lieu de leur sépulture qui contribue, à l’instar de ce qu’a observé Anne‑Marie Losonczy dans les cimetières colombiens, à en faire des « […] figures de recours sanctifiées, entourées de pratiques cultuelles, figures dont une part de l’efficacité semble tenir à leur ancrage spatial […] » (Losonczy, 1998, en ligne).

4 Un premier aspect saillant des récits de ces vies extraordinaires consiste donc dans leur contribution, par la narration et la circulation, à l’invention ou à la « fabrique » du saint ou du héros. La performativité des actes de langage comme de l’ancrage territorial est au centre de l’analyse des récits de la vie extraordinaire de Merandolino, recueillis par Émilie Stoll. La disparition de son corps, « enchanté » – c’est-à-dire rendu invisible aux vivants –, conclut une vie de chamane guérisseur (pajé) célèbre parmi les riverains de la rivière amazonienne Arapiuns. L’enchantement s’est opéré en un lieu précis : une langue de terre au sein du territoire habité par le groupe familial de ses descendants, déployé en réseau entre deux fleuves. Cette transformation, qui dans les récits se substitue à la mort, permet au héros une nouvelle carrière…

5 Dans les récits, la localisation de l’évènement sur la pointe du Toronó n’est pas neutre. Cet ancrage spatial est en effet d’abord social pour être au cœur du territoire où s’est déroulée une partie de son existence et où se passe aujourd’hui celle de ses descendants, vus comme les détenteurs légitimes et autorisés des récits de la vie de leur ancêtre et du territoire (« indigène ») dans lequel ils s’inscrivent. En ce sens, si fabrique il y a, c’est tout autant celle d’un discours identitaire étayé par les récits de cette vie que celle d’un héros, comme le constate Émilie Stoll.

6 Mais il y a plus, car la matérialité particulière de ce lieu, tour à tour visible et invisible au fil des saisons amazoniennes, n’est‑elle pas en elle‑même propre à évoquer le passage d’un monde à l’autre, à figurer la médiation ? Or « Incarner la médiation est [donc] la propriété mythique, c’est-à-dire intellectuelle, de la créature recomposée, de l’être symbolique qu’est, au bout du compte, le héros. » (Centlivres, Fabre, Zonabend, 1998, p. 5)

7 En ce sens, la médiation entre les mondes, caractéristique du héros chamane au cours de sa vie extraordinaire, ne peut que bénéficier des propriétés de cette « balise topographique » selon l’heureuse expression de l’auteur.

Ancrages spatiaux et temporalités

8 L’analyse d’Émilie Stoll atteste du lien étroit entre saillances paysagères subaquatiques ou souterraines et récits d’enchantements remarqués ailleurs au Brésil (Cavignac, 1999 ; Clerc‑Renaud, 2006, dans un numéro antérieur des Cahiers de littérature orale). Plus

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largement, en comparant les récits de différents narrateurs, elle précise la façon dont évolue la figure du héros. De fait, « Plus de soixante‑dix ans se sont écoulés depuis le décès de Merandolino et il semblerait que son statut soit en train d’évoluer. Des indices vont dans le sens de cette transition, du personnage historique au héros légendaire, pour finalement devenir un esprit auxiliaire des guérisseurs de la région, qu’ils soient ou non de l’Arapiuns » (Stoll, dans ce numéro). L’ancrage spatial semble donc favoriser les transformations subies post mortem par le personnage, et sa nouvelle carrière tout aussi extraordinaire en tant qu’entité auxiliaire de guérisseurs actuels. Ainsi, lorsqu’ils sont racontés non plus par des riverains « ordinaires », mais par des guérisseurs, les récits de la vie de Merandolino incluent des fragments d’un mythe panamazonien, Cobra Honorato, que l’enchâssement dans la trame narrative contribue à légitimer.

9 Dans la légende de sainte Philomène, princesse grecque des premiers temps du christianisme, telle qu’elle est implantée au début du XXIe siècle à Wallis, île du Pacifique, ce n’est pas l’intégration de motifs anciens au sein des récits, mais la superposition – ou faut‑il dire la surimposition ? – de récits d’époques différentes relatifs au site de son sanctuaire, qui semble avoir déterminé l’adoption de son culte et favorisé sa diffusion rapide au sein de l’ensemble de la société wallisienne. Alice Fromonteil montre que son caractère singulier et novateur consiste en ce que, par contraste avec d’autres cultes de saint-e-s, il n’est pas seulement ancré dans une localité, mais concerne toute l’île. Parmi les conditions de cette expansion récente, on constate dans cet article que les récits de la « vie extraordinaire » de sainte Philomène et ceux de protagonistes de récits antérieurs à l'arrivée des missionnaires « présentent des similitudes étonnantes » quant à leur noyau narratif, à leurs motifs et à leur schéma actanciel. Ainsi, la jeunesse de la sainte fait-elle écho non seulement à celle d’une autre jeune fille sauvée in extremis par le meurtre du mangeur d’hommes ‘Utufēfē à proximité du tertre, mais encore à de récents changements sociaux et démographiques que connaît l’île, notamment la migration de sa jeune génération. Soulignons encore que les récits pré-missionnaires concernent des tombes proches du tertre où est situé l’actuel sanctuaire voué à la sainte (dans une école), implanté quant à lui sur le lieu où auraient été célébrées les premières messes. Aujourd’hui, la similitude entre certains motifs des récits pré-missionnaires et de la légende de la sainte est présentée par certains narrateurs comme une préfiguration du « temps chrétien ». Autrement dit, cette réinterprétation à visée téléologique permet, par le récit, une remise en perspective des strates historiques condensées dans cet espace, et déployées par les narrateurs.

Les territoires du récit

10 On le voit, un autre aspect notable des récits de vies extraordinaires consiste dans l’inscription de la vie du personnage principal comme des personnages secondaires dans un groupe social donné. En cela, ils sont d’abord des récits collectifs qui permettent l’analyse du quotidien ou des valeurs d’un groupe social, voire de ses relations avec d’autres groupes (Hertz, 1928 ; Gellner, 2003). Tel est l’aspect exploré dans l’article de Delphine Burguet et Malanjaona Rakotomalala dont les héros ont pour spécificité de se poser en contrepoint aux règles et normes sociales. À l’instar des tricksters (décepteurs), ils n’en expriment que mieux les modèles sociaux et les valeurs malgaches. Dans ce cas également, le récit semble préexister au culte, puisqu’Ikotofetsy et Imahaka sont au départ des héros malins de légende, connus de

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tous et circulant aujourd’hui sur toutes sortes de supports, des manuels scolaires aux chansons modernes en passant par les dessins animés télévisés. Leur histoire se présente comme une série de contes relatant les épisodes de la vie d’un duo maléfique dont chacun rivalise de méchanceté et de démesure. Cependant, ils sont aussi devenus des figures du recours, sollicitées par ceux qui sont en quête de réussite ou qui s’engagent dans des entreprises requérant – comme ces héros dont l’intelligence est valorisée en dépit des méfaits qu’elle les aide à commettre – d’être futé. Ainsi, étudiants cherchant la réussite à leurs examens (ou plutôt celle de leurs fraudes…), bandits, malfaiteurs ou encore « possédés » par les héros qui les aident à réussir en affaires, sont‑ils connus pour vouer un culte à Ikotofetsy et Imahaka. Ils se rendent sur leurs présumées tombes, situées sur le lieu de prédilection même de leurs mauvais coups, pour y faire quelque sacrifice sanglant ou libation alcoolisée. Le recours à ces mêmes héros‑malins pour qualifier certains hommes politiques dans les médias actuellement est signe de la vitalité d’un récit de vie fondé sur la fourberie qui trouve régulièrement de nouvelles situations pour se réincarner.

Enjeux territoriaux de la narration

11 Ce sont précisément les enjeux territoriaux et nationaux de la localisation de saint Antoine que questionne l’article de Cyril Isnart. À la différence des autres héroïnes et héros présentés dans ce volume, dont l’ancrage territorial est celui de leur tombeau ou plus largement celui du lieu de leur disparition du monde visible, c’est ici le lieu supposé de sa naissance qui est en jeu. Dans le contexte d’un sanctuaire et musée lisboète, différents « foyers de narration » de l’hagiographie de saint Antoine par des pèlerins, des touristes, des prêtres, des guides et employés de musée, se conjuguent pour faire de saint Antoine de Padoue (son lieu de décès) saint Antoine de Lisbonne (son lieu de naissance). Autrement dit, la performance des récits superpose les « bornes » temporelles et spatiales du début, et non de la fin de sa vie extraordinaire. Ce faisant, les narrations qui se déploient dans et autour de son musée-sanctuaire-lieu supposé de naissance réapproprient des pratiques inscrites dans le cycle folklorique des « fêtes de juin », participant à une nouvelle vulgate patrimoniale et religieuse aux frontières poreuses. Cet ensemble choral de narrations par des acteurs religieux, patrimoniaux, politiques, touristiques contribue à faire du saint un emblème de Lisbonne et du Portugal, pour lequel les limites des différents registres institutionnels sont floues et brouillées.

12 Le cas développé dans l’article de Norig Neveu se pose en fort contraste avec l’inscription spatiale de la vie de saint Antoine au cœur d’une capitale, dont la narration comme la réception sont appuyées et légitimées par des institutions patrimoniales et ecclésiales. En effet, en s’intéressant aux vies extraordinaires, narrées par d’anciens pèlerins, des cheikhs Muhammad et ‘Abdallah, deux saints locaux possesseurs de baraka de Ma’ân, ville du Sud jordanien, l’auteur saisit les bribes mémorielles d’une hagiographie régionale sans texte (Deneffle, 1983), aujourd’hui sans culte, voire sans mausolée après des réaménagements urbains. Une « oralité refuge » fait subsister la mémoire de saints et de pratiques évincés par une histoire religieuse nationale désormais officielle qui favorise d’autres figures appartenant à la famille du prophète. Le récit oral apparaît alors comme acte de résistance, contre le déclin de

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cette ville moyenne dont les saints venus d’ailleurs représentaient la centralité urbaine et les origines multiples de ses habitants.

13 Enfin, en contexte musulman toujours, mais en Inde cette fois, l’article de Delphine Ortis nous garderait de toute généralisation hâtive quant à la place des récits de vies extraordinaires dans la « fabrique » d’un saint, bien loin du rôle qu’ils occupent au Brésil par exemple (Calavia Sáez, 1996). La prééminence de la parole semble céder le pas devant le geste, le verbal devant le non verbal.

14 De façon significative, la narration de la vie de Ghāzī Miyāñ n’est pas le fait des innombrables dévots musulmans comme hindous qui visitent son tombeau, placé sur la saillance paysagère d’une source bienfaisante. La plupart sont peu au fait de sa vie extraordinaire, bien que les données historiques le montrent comme l’un des plus anciens saints musulmans de l’Inde du Nord. « Le saint est avant tout pour eux un mort puissant ayant la capacité de modifier le cours des évènements », affirme Delphine Ortis (dans ce numéro), corroborant ainsi pour les pratiquants la place primordiale de la gestuelle du rite (Jamous, 1995). Si le geste rituel apparaît comme bien plus important que le récit, ce dernier n’en est pas pour autant absent.

15 Le récit oral des exploits guerriers de ce martyr et de ses miracles (ante et post mortem) aux visiteurs est donc le fait de deux corps de « spécialistes » de bas statut dans la hiérarchie des castes indiennes, que l’ethnographie minutieuse de l’article permet d’accompagner dans la forteresse-sanctuaire-cimetière de Bahraich. Ainsi, les narrateurs attitrés de sa légende, inséparable de celle de toute sa cour enterrée dans d’autres tombes du même site sont‑ils au quotidien les desservants de son tombeau, tandis que lors des fêtes qui rythment le calendrier du sanctuaire ce rôle revient aux dafālī, musiciens professionnels.

Des vies extraordinaires aux enjeux politiques

16 Étant donné le rôle des récits de vie extraordinaire dans la construction et la légitimation de l’emprise d’un groupe social sur un territoire, il n’est rien d’étonnant à ce que bien des enjeux politiques traversent, quoique discrètement, les analyses des contributeurs de ce numéro. Ainsi en Inde, s’agissant du sanctuaire d’un héros musulman largement fréquenté par la population hindoue, la comparaison des récits de tradition orale et des hagiographies écrites met en relief des écarts importants entre les pratiques multiconfessionnelles et les enjeux politiques poursuivis par les religions instituées. Il en va de même à Madagascar, où l’ancrage spatial de héros de contes dans l’appropriation d’un lieu de sépulture semble significatif à l’échelle du pays, puisqu’il se situe sur un territoire éloigné de Tananarive et du pouvoir central, aux confins de l’ancien royaume sakalava, dans un district merina dit du Vonizongo considéré autrefois comme région de hors-la-loi et de contestataires du pouvoir.

17 Les enjeux politiques sont aussi présents, en filigrane, dans la trame de bien des récits de vies extraordinaires et des enjeux territoriaux qu’ils condensent, à Wallis confrontée à l’émigration de sa jeune génération comme à Ma’ân, ville jordanienne désormais en marge des routes commerciales qui ont fait sa prospérité, où leur persistance traduit l’esprit de résistance de ses habitants.

18 Les dimensions politiques apparaissent de façon plus directe dans l’implication et le soutien des instances politiques portugaises à l’ancrage de saint Antoine à Lisbonne,

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capitale du pays. Elles s’imposent de façon plus évidente encore dans l’Arapiuns, où Cobra Grande, l’un des surnoms de Merandolino, se manifeste comme l’emblème d’une revendication identitaire que construisent les marques topographiques des récits de sa vie, au sein du « territoire indigène Cobra Grande », nom sous lequel il a été récemment identifié par le gouvernement brésilien.

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AUTEURS

AGNÈS CLERC-RENAUD UMR 7367 CNRS - Université de Strasbourg

CÉCILE LEGUY Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 - CNRS-LACITO

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Des vies extraordinaires : les territoires du récit

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La fabrique des entités : récits sur l’enchantement d’un riverain extraordinaire en Amazonie brésilienne Making New Entities: Narratives about the Enchantment of an Extraordinary Man in the Brazilian Amazon A produção de entidades : Narrativas sobre o encantamento de uma pessoa extraordinária na Amazônia brasileira

Émilie Stoll

1 En janvier 2011, j’ai commencé une enquête de terrain1 dans de petits villages riverains de la zone rurale de Santarém, ville amazonienne de 300 000 habitants, localisée à la confluence du Tapajós et de l’Amazone, dans l’État du Pará, au Brésil. Les villages de la rivière Arapiuns (dernier affluent du Tapajós) étaient traversés par des conflits présentés comme identitaires depuis qu’une partie des familles se revendiquait « indigène », tandis que les autres familles considéraient être des « populations traditionnelles ». En effet, la législation brésilienne prévoit diverses catégories légales à partir de critères ethnico-raciaux et/ou d’usages des ressources, auxquelles sont associés des droits territoriaux (démarcation de terres indigènes ou de réserves écologiques) et sociaux. Dans ces villages, ces affiliations identitaires divergentes étaient sources de tensions entre des groupes qui étaient par ailleurs liés entre eux par des liens de parenté (voir Stoll, 2014). À mon arrivée dans le village Lago da Praia, les habitants indigènes m’indiquèrent une avancée de sable sur la rivière qui, selon eux, était le lieu de résidence actuel de Merandolino, un chamane-guérisseur (pajé) ayant vécu jusqu’au début du XXe siècle. La « pointe de Toronó » (Figures 2 et 3) était l’endroit où cet homme « s’était enchanté » en place et lieu du trépas2. Depuis lors, Merandolino était devenu un encantado, c’est‑à‑dire l’un de ces êtres enchantés qui résident dans une « cité enchantée » (cidade encantada) subaquatique (Figure 5) et qui, éventuellement, servent d’esprits auxiliaires à certains guérisseurs. La pointe de Toronó est considérée

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par les Indigènes comme un « lieu sacré » (lugar sagrado). Elle sert de balise topographique dans le périmètre proposé pour la démarcation de leur territoire, qui a été baptisé « terre indigène Cobra Grande »3 justement en référence à Merandolino, comme le raconte une chanson composée par un dirigeant indigène local.

2 En effet, les riverains racontent que ce guérisseur se déplaçait sous l’eau « enroulé dans une peau de Cobra Grande », c’est-à-dire d’anaconda géant. L’objet de cet article est de soumettre à l’analyse un ensemble de récits au sujet de la vie de Merandolino, le plus célèbre guérisseur de la rivière Arapiuns, décédé dans les années 1940. Dans un premier temps, je décrirai le corpus de textes où l’on voit que la plupart des récits sont racontés par les gens du commun à la manière des histórias : les protagonistes de l’histoire et le narrateur sont localisés socialement et spatialement dans le réseau d’interconnaissance régional et ils sont mis en scène dans des situations extraordinaires, à partir de motifs amplement répandus dans la région. Dans un deuxième temps, j’expliquerai comment, dans des contextes d’énonciation précis, lorsque le conteur est un guérisseur, ces récits peuvent intégrer dans leur trame narrative des épisodes du mythe de Cobra Honorato. Enfin, je ferai une lecture sociologique de ces récits en partant des faisceaux d’indices qui s’y trouvent toujours, quel que soit le narrateur, et qui visent à situer Merandolino dans un espace régional hétérogène chargé d’enjeux sociaux, politiques et économiques. Je conclurai en proposant que ces récits de vie, informés par d’autres genres narratifs, comme le mythe ou le récit-type (manière stéréotypée de raconter un évènement), participent à faire de Merandolino un personnage extraordinaire, presque légendaire. La fabrication de la légende n’efface pas pour autant les détails sociologiques de l’affaire, qui deviennent centraux dans le récit, participant à entretenir et à nourrir les discours identitaires actuels des populations riveraines de l’Arapiuns.

Des récits ordinaires sur un homme extraordinaire

Merandolino Cobra Grande de l’Arapiuns

3 Merandolino a vécu le long de la rivière Arapiuns entre la fin du XIXe siècle et les années 1940. Ce riverain avait cependant une particularité : c’était un talentueux guérisseur, un pajé sacaca (termes en Nheengatú utilisés localement pour désigner les guérisseurs les plus puissants) dont les prouesses extraordinaires sont encore commentées jusqu’à nos jours. Tout le monde, dans l’Arapiuns, sait raconter l’histoire, au moins dans ses grands traits, de Merandolino Cobra Grande. Né avec le don de guérison, il s’est fait connaître grâce à la réputation qu’il avait de se déplacer sous l’eau à vive allure, enroulé dans une peau d’anaconda géant. L’homme habitait en amont de la rivière, à Mentai, et il parvenait avec ce véhicule subaquatique à précéder l’arrivée, à la ville de Santarém, de son propre bateau. La peau d’anaconda de Merandolino, « c’était une sorte de vedette [bateau rapide à moteur] ! » me commentait une jeune fille d’une vingtaine d’années. Merandolino pouvait également rester immergé sous l’eau pendant plusieurs jours. Lorsqu’il réapparaissait à la surface, son cigare était encore allumé. Ces récits font appel à un motif très présent en Amazonie, celui de l’anaconda, véhicule entre les mondes4 (Tastevin, 1925 ; Galvão, 1976 ; Faulhaber, 1998, p. 154 ; Chaumeil, 2003, p. 40 ; Gentil et Bruno, 2007, p. 239 ; Rivas Ruiz, 2011).

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Figure 1

Embarcation-anaconda tukano, véhicule entre les mondes © Gabriel Gentil, in : Gentil et Bruno, 2007, p. 239

4 Dans le bas-Amazone, comme ailleurs, les pajés sacacas naviguent sous la forme d’anacondas entre la terre et la « cité enchantée », demeure subaquatique des encantados, les êtres enchantés. Le destin post-mortem de ces grands guérisseurs est de devenir à leur tour les entités auxiliaires des guérisseurs encore vivants. Ce passage définitif d’un état d’être humain vivant sur terre à celui d’entité subaquatique est appelé « enchantement ». En général, les riverains considèrent qu’il y a eu enchantement lorsque le corps du défunt « disparaît » du cercueil. Il en est de même pour les personnes qui disparaissent sans que l’on retrouve leur corps ou que l’on ait pu identifier avec certitude qu’elles sont décédées. Chaque individu enchanté est invité à construire sa nouvelle demeure à un étage inférieur du monde des humains, dans un lieu précis de la cité enchantée. Celle-ci reproduit la forme et les contours de la surface terrestre, si bien que les guérisseurs défunts – comme tous les humains enchantés d’ailleurs – s’« enchantent » quelque part, à un emplacement subaquatique précis qui correspond en surface à un lieu connu et potentiellement habité par les humains. Ces endroits auxquels sont associés des habitats enchantés correspondent à des saillances paysagères et/ou écologiques : plages inondables, criques, monticules, embranchements aquatiques, mangroves, etc. Ils prennent alors l’appellation d’« enchantements » (encantes) et sont soumis à certaines règles d’accès et d’usage en raison de leur qualité d’habitat d’entité subaquatique. C’est ainsi que Merandolino « s’est enchanté sur la pointe de Toronó ».

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Figure 2

Localisation des lieux cités © Édition : Ricardo Folhes/2016 Sources : IBGE, INCRA, FUNAI, ICMBio

5 Dans tous les récits, Merandolino est systématiquement localisé en amont de la rivière, à Mentai où il résidait de son vivant, et en aval, sur la pointe de Toronó où il s’est enchanté (Figure 2). Mentai est situé à la confluence des deux formateurs de l’Arapiuns, le Maró et l’Aruã. C’est un passage stratégique entre une rivière de large envergure navigable en bateau de ligne (l’Arapiuns) et des cours d’eau plus étroits, ponctués de cascades. En aval de l’Arapiuns, la plage de Toronó est une avancée de sable de plusieurs centaines de mètres qui modifie le lit de la rivière lorsqu’elle apparaît, pendant l’étiage, entre juillet et décembre (Figure 3). Le reste du temps, elle est immergée. La nature même de cette plage inondable en fait un élément paysager mouvant, à mi-chemin entre la surface et l’élément aquatique. Les transformations morphologiques que la plage subit d’une crue à l’autre sont autant d’indices sur l’activité de ses habitants subaquatiques et des guérisseurs sacaca qui l’utilisent pour naviguer entre les mondes.

6 Cette plage du Toronó est aussi un espace stratégique pour la pêche et pour le commerce : passage obligé pour les bateaux de ligne qui relient les villages riverains à la ville de Santarém, la pointe de Toronó est une escale où sont déposés des passagers. D’ailleurs, dans les années 1930, le lieu accueillait même un entrepôt commercial (voir récit 2 ci‑après). Enfin, la pointe de Toronó fait partie du territoire de la fratrie résidentielle5 Barbosa, un groupe de parents installé dans les lieux au moins depuis la première moitié du XXe siècle. Suite à l’adhésion de cette famille au mouvement indigène, Toronó est devenu une balise spatiale et spirituelle de la terre indigène Cobra Grande.

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Des récits de gens ordinaires…

7 Pour commencer, je présente deux récits représentatifs de ceux que j’ai fréquemment pu entendre le long de l’Arapiuns. Il s’agit d’énoncés produits par des riverains au cours d’une discussion banale, souvent au sujet d’expériences personnelles liées à la consultation de guérisseurs encore en activité. Mon interlocuteur en venait spontanément à évoquer Merandolino sans que j’aie moi‑même orienté la discussion sur ce personnage. Ces récits apportent des éléments généraux sur les prouesses de Merandolino et sur les grandes lignes de sa trajectoire sociale. Le personnage apparaît comme l’exemple type du guérisseur talentueux.

Figure 3

La pointe Toronó pendant l’étiage Fond de carte: Google Earth / Réalisation: Laurence Billault, IRD

8 Le premier narrateur, Bruno, habite à Vila Brasil, village légèrement en amont de mon lieu d’étude, sur la rive gauche du bas-Arapiuns. Aucune revendication identitaire particulière n’est en cours dans cette localité. Bruno a longtemps travaillé comme coordinateur de la chapelle de son village et a officié comme catéchiste dans le bas- Arapiuns (personne en charge des baptêmes en l’absence de prêtre). Il a donc parcouru l’ensemble des villages riverains grâce à ses fonctions ecclésiastiques, mais également en raison de son engagement politique dans les luttes syndicales. Bruno possède ainsi une très bonne connaissance topographique de la géographie locale mais également des réseaux généalogiques et d’interconnaissance distribués le long de la rivière. Récit 1 : « Je n’ai pas connu personnellement Merandolino, mais on m’a raconté son histoire et je connais son petit‑fils. Il habite là‑bas, un peu après Mentai. Lorsque l’on arrive à l’embranchement entre la Cascade d’Aruã et le Maró [les deux formateurs de l’Arapiuns], alors il y a aussi une pointe appelée Catarina. Sur cette pointe il y a la maison qui appartenait à ce guérisseur célèbre, ce Merandolino. J’ai entendu des histoires à son sujet, il était vraiment très bon. Depuis environ quinze ans, son petit-fils habite là‑bas, il s’appelle Salvador. Et il a aussi ce don de guérir, il peut aussi rester sous l’eau plusieurs jours. À chaque fois qu’il y avait des élections, on allait ensemble faire campagne [pour le syndicat] […]. Les gens racontent que lorsque Merandolino se rendait à Santarém, il avait un grand bateau, les barges à voile (batelão) d’autrefois, alors il envoyait ses employés dans le bateau et lui il restait à Mentai. Et quand les employés arrivaient à Santarém [au bout d’une semaine] parce qu’il n’y avait pas de moteur, lui, il était déjà arrivé ! On dit qu’il s’est enchanté sur la pointe de Toronó. À cet endroit, il se passe des choses bizarres, il y a un tourbillon (rebojo) qui apparaît, et ça, je l’ai vu ; j’ai même eu

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peur ! J’étais dans le bateau de ligne. Il s’arrête là‑bas pour déposer des passagers. J’en avais déjà entendu parler mais je ne l’avais jamais vu. Soudain une femme s’est mise à crier… et j’ai vu… un tourbillon énorme ! Il y avait de l’eau qui jaillissait très haut… Presque aussi haut que cette maison. Le jet expulsait aussi des troncs d’arbre depuis le fond de l’eau. […] Je l’ai vu de mes propres yeux ! ». Bruno Fonseca, 72 ans, au domicile de l’auteur à Santarém, juillet 2012.

9 Bruno dresse le portrait-type de Merandolino unanimement connu dans la région, à savoir le guérisseur sacaca qui se déplace sous l’eau à vive allure. Il indique que ce sont des « employés » qui pilotent le bateau du guérisseur jusqu’à Santarém. Pour raconter cette histoire, Bruno précise qu’il possède des sources d’information légitimes : d’une part il est un intime du petit‑fils du guérisseur défunt, et d’autre part il a lui‑même fait l’expérience d’une manifestation de Merandolino sur la pointe de Toronó.

10 Parmi ces récits ordinaires, certains sont produits par des riverains d’un certain âge qui affirment avoir connu Merandolino de son vivant, dans les années 1930. Ces souvenirs d’enfance consistent toujours en une description physique du guérisseur, suivie d’une anecdote. C’est le cas du récit 2, dont le narrateur, Francisco Godinho, habite actuellement sur la pointe de Toronó, car il a épousé une femme Barbosa. Francisco est né à Vila Anã, un village situé en face de la pointe de Toronó, sur la rive droite de l’Arapiuns. Mais il a été élevé par sa grand‑mère à Mentai, dans le haut‑Arapiuns. À Vila Anã, les familles Godinho et Guimarães sont majoritaires et liées par la parenté. Leurs membres racontent qu’ils sont le fruit d’un métissage entre une Indienne et un Portugais6. Pendant la Cabanagem (un conflit armé du début du XIXe siècle), une partie de la famille a fui et s’est réfugiée en amont de la rivière, à Mentai. Certains y résident encore ; c’était le cas de la grand‑mère de Francisco. La trajectoire spatiale de cette famille est donc, à l’instar de celle de Merandolino, ancrée en amont (à Mentai) en en aval de la rivière (à Vila Anã, Toronó, etc.). Récit 2 : « Merandolino était un enfant de la région de Toronó et il s’est marié avec une femme de Mentai. Il faisait beaucoup de prouesses. […] Je l’ai encore connu [de son vivant] à Mentai. On l’appelle Meroca pour ne pas dire “Merandolino”, parce que ça attire les apparitions. Il était grand, corpulent, bien clair, et tout brûlé, comme ces touristes américains qu’on voit parfois. Il est venu une fois avec Monsieur Sarmento, le propriétaire du bateau Sarmento. Il est arrivé à Toronó. Là‑bas il faisait du commerce, il y avait un grand entrepôt commercial. L’épouse de mon frère aîné, Lourdes, était sa filleule et c’est lui qui l’a élevée ». Francisco, 73 ans, à son domicile de Toronó, juillet 2012.

11 Après m’avoir expliqué qu’il a lui-même grandi à Mentai (haut‑Arapiuns), Francisco me décrit sa rencontre avec Merandolino, insistant alors sur leur insertion mutuelle dans un même réseau de voisinage, aux alentours de Mentai. Il ajoute qu’avant d’aller vivre sur le terrain de ses beaux-parents, avec son épouse, Merandolino était lui aussi originaire du bas-Arapiuns (de la « région de Toronó »). Le narrateur insiste sur le phénotype européen de Merandolino, qui avait la peau « bien claire », ce qui le distinguait de la majorité des autres riverains (dont lui), métis, qui ont la peau mate. Il nous informe qu’à l’époque, dans les années 1930, la pointe de Toronó abritait un entrepôt commercial où se rendait le guérisseur pour y faire des affaires. Enfin, Francisco clôt le sujet en laissant entendre que des liens de parenté classificatoire le lient à Merandolino, puisque sa belle‑sœur était la filleule et fille adoptive du guérisseur.

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… aux motifs d’histoires extraordinaires

12 Comme on peut le voir dans les deux récits ci‑dessus, les histoires sur la vie de Merandolino possèdent le style narratif local des histórias (Harris, 2014 ; Slater, 1994) : des récits à la première personne au sujet d’une rencontre insolite avec un non-humain et de l’interaction qui s’en est suivie.

13 Ainsi, le narrateur est toujours le protagoniste ou l’un de ses proches (quelqu’un de la famille) : Bruno (récit 1) précise qu’il est un intime du petit-fils de Merandolino (dans la version longue, il ajoute d’autres détails sur leur amitié) et qu’il a été témoin en personne d’une manifestation du guérisseur enchanté ; Francisco (récit 2) raconte qu’il a rencontré personnellement Merandolino et que ce dernier était le père adoptif de sa belle‑sœur. Dans deux autres versions de cette histoire racontées par le même narrateur, rapportées par Bolaños Cárdenas (2008 : 142) et Mahalem de Lima (2015 : 146), Francisco conte une anecdote sur l’amitié qui liait Merandolino à son beau‑père (le père de son épouse Barbosa).

14 Ces histórias sont ainsi personnelles et relatent systématiquement une rencontre (de visu, auditive, olfactive, etc.) avec un non-humain – un être enchanté subaquatique ou sylvestre – dans un lieu spécifique. Elles attirent un large auditoire et sont commentées et transmises de génération en génération au sein des groupes résidentiels. Elles sont en principe connues de tous mais possèdent des propriétaires légitimes, à savoir les habitants du lieu où se manifestent ces rencontres et apparitions, c’est-à-dire le protagoniste et ses proches parents. La fratrie-résidentielle Barbosa est de cette manière dépositaire de l’histoire de Merandolino-encantado (de par les apparitions à Toronó). Or, comme le remarquait Bolaños Cárdenas à ce sujet, « les Indigènes Arapiuns et Jaraqui [habitants du village où se trouve la pointe de Toronó] m’expriment toujours leur fierté pour ce qu’ils considèrent être leur propre légende. La légende s’est transmise par les histoires que les plus âgés racontent lors de célébrations spéciales et, plus récemment, elle est devenue l’un des thèmes étudiés à l’école [indigène du village] » (2008, p. 43, ma traduction). À travers la mise en « patrimoine » des signes diacritiques d’indianité, depuis l’adhésion de la famille Barbosa et d’autres au mouvement indigène, on observe le glissement d’un savoir propre à un groupe résidentiel à un savoir collectif et institutionnalisé (par l’école) propre à un village indigène (Figure 4).

15 Plus généralement, ces histórias sont un objet de discussion privilégié entre les adultes. Elles sont amplement commentées même si un doute subsiste toujours quant à la véracité des évènements. D’ailleurs, elles peuvent être appelées « histoires de menteurs » lorsqu’elles proviennent d’un chasseur ou d’un pêcheur, narrateurs qui ont souvent tendance à exagérer les faits pour le plaisir de l’auditoire. De manière générale, elles reprennent des motifs très connus en Amazonie, comme celui des encantados et leurs tentatives pour enchanter des humains, ou encore celui de l’embarcation enchantée.

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Figure 4

Un écolier de Lago da Praia rédige « la légende du Cobra Grande » © Bolaños Cárdenas, 2008, p. 195 (photo prise le 18 mai 2006)

16 L’intrigue débute toujours par une rencontre insolite avec un être enchanté puis par la mise en place d’un « champ de communication illusoire » (Taylor, 1993, p. 434). Parfois le protagoniste humain est leurré par l’apparence humanoïde d’un encantado qui tente de l’enchanter en initiant avec lui une relation commensale ou sexuelle, après l’avoir séduit. D’autres récits relatent une visite de la cité enchantée sur invitation d’un encantado ou d’un guérisseur (Figure 5). Le protagoniste est mis en garde de ne pas accepter la nourriture ou les boissons qu’on ne manquerait pas de lui offrir, sous peine d’être enchanté. Le monde enchanté est lié à la pratique d’une forme de « chamanisme aquatique » (appelé localement pajelança) qui a pu être décrit comme un « mécanisme cognitif […] pour penser les déplacements sur de longues distances » le long de la rivière (Chaumeil, 2003, p. 40 ; Gentil et Bruno, 2007, p. 239 et figure 1). Il est éminemment territorialisé.

Figure 5

La cité enchantée © Ray Troll, “The Encante”, 2004, colored pencil on paper, 11 x 30" (URL : http://www.trollart.com)

17 Par définition, le pajé sacaca est un être ambivalent, humain et enchanté. Il navigue entre ces deux mondes où il entretient des relations sociales. Comme le disent les

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riverains, « ces guérisseurs, on dit qu’ils sont mariés sur la terre et dans le monde subaquatique (no fundo) ». Ils ont de ce fait des relations sexuelles et commensales avec des humains et des êtres enchantés. Sur terre, Merandolino était ainsi marié à une femme de Mentai, tandis que « Dolina était sa femme dans la cité enchantée », où se trouve la plage inondable de Toronó. L’autre versant de l’enchantement est la disparition de certains proches, très fréquemment d’enfants (Félix, 2011 ; Stoll, 2014), mais également d’adultes (Faulhaber, 1998, p. 162) et aussi, de guérisseurs décédés (dont le corps disparaît du cercueil). Contrairement au commun des mortels, ce n’est donc que post‑mortem que les guérisseurs s’enchantent « pour de bon ». C’est alors un dauphin enchanté qui leur sert de véhicule jusqu’à leur nouvelle demeure (Slater, 1994 ; Dário dans la version longue du récit 3).

18 Dans ces récits, l’image de l’embarcation – qu’elle prenne la forme d’un Cobra Grande ou d’un bateau, voire d’un dauphin – est récurrente et polysémique (Figure 6). La peau d’anaconda de Merandolino est d’ailleurs comparée à une vedette, un bateau à moteur rapide (lancha) que seuls les ONG, la Marine nationale et l’hôpital possèdent (sous forme d’ambulance, l’ambulancha). L’embarcation, qu’elle soit enchantée (Cobra Grande, navire enchanté illuminé) ou matérielle (le bateau de ligne ou, à l’époque, la barge à voile), est une sorte de fétiche et est un signe extérieur de richesse (Faulhaber, 1998, p. 154). Or, Merandolino cumule ces embarcations7.

Figure 6

Le serpent aquatique-bateau à vapeur des Indiens Cocama‑Cocamilla © Rivas Ruiz, 2011, p. 53

19 L’exploitation de ces différents motifs extraordinaires dans la trame de l’histoire de vie d’une personne réelle – Merandolino – fait ainsi émerger un personnage hors du commun.

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Lorsque le mythe informe les récits des guérisseurs

Récits de guérisseurs en activité et enchâssement d’épisodes mythiques

20 Nous venons de voir que les récits de riverains au sujet de Merandolino reprennent des motifs régionaux que l’on retrouve dans toutes les histoires de rencontre avec des êtres enchantés. Ainsi toutes ces prouesses ne sont pas spécifiques à Merandolino. En revanche, l’accumulation des motifs d’enchantement ainsi que de leur versant matériel (par exemple le bateau) participe à en faire un personnage remarquable et assurément extra‑ordinaire. Or, dans des contextes d’énonciation spécifiques, un procédé narratif permet de le hisser au niveau des personnages mythiques ou légendaires. En effet, j’ai interrogé deux spécialistes rituels (des guérisseurs en activité) originaires de la région de l’Arapiuns et ils ont systématiquement inséré un extrait de mythe dans la trame de leur récit. Pour le dire autrement, lorsque les interlocuteurs sont eux‑mêmes des individus extraordinaires, le récit de vie de Merandolino intègre un épisode mythique, le propulsant au rang de géniteur des jumeaux mythiques Cobra Norato et Maria Caninana.

21 Le premier narrateur, Dário, 38 ans, est originaire de São Miguel (Arapiuns) et il habite avec sa famille à Alter do Chão (bas‑Tapajós). Ce guérisseur âgé d’une trentaine d’années est spécialiste dans le traitement des afflictions qui touchent les enfants et les nouveau-nés. Nous nous sommes rencontrés dans un restaurant d’Alter do Chão en juillet 2012. Je souhaitais l’interroger sur sa pratique de guérisseur, car il s’était rendu à plusieurs reprises, dans les années 1990, dans le village de l’Arapiuns où je séjournais pour réaliser des rituels de « nettoyage ». Dário était en train de me raconter comment il était devenu guérisseur, après que sa grand‑mère sage‑femme lui ait transmis son don à sa mort, alors qu’il n’avait que douze ans. Or, c’est pendant qu’il me parlait de sa grand‑mère médium qu’il en est venu spontanément à évoquer Merandolino. En effet, sa grand‑mère, me disait‑il, avait eu un rôle actif dans la naissance des enfants de Merandolino. Je résume ici son récit : Récit 3 : La grand-mère de Dário était une sage-femme renommée à São Miguel, spécialisée dans les accouchements « difficiles » ou qui sortaient de l’ordinaire ; c’est-à-dire qu’elle était médium et pouvait faire appel à des entités auxiliaires en cas de nécessité (par exemple lorsque le géniteur de l’enfant à naître est un dauphin enchanté ou un guérisseur). La femme de Merandolino attendait des jumeaux et le couple fit appel à la grand-mère de Dário pour l’assister lors de l’accouchement. L’évènement eut lieu une nuit de pleine lune, non pas à Mentai, précise Dário, mais à Cacoal Grande [grande plantation de cacao], au bord du lac Lago Grande où Merandolino possédait une seconde résidence. Or, les nouveau-nés avaient la forme de deux serpents enchantés : un garçon et une fille, appelés Norato et Maria Caninana8. Ils sont sortis en courant l’un derrière l’autre, et bientôt se sont enfuis de la maison pour gagner la rivière et la cité enchantée, où leur père les a ensuite rejoints. Dário fait alors le lien avec sa pratique de guérisseur actuelle et celle de sa grand-mère, en expliquant qu’il est spécialisé dans la guérison des enfants et des bébés. Quant à Merandolino, qui était le compadre de sa grand-mère9, il est le chef de ses entités ; Norato, fils de Merandolino, est également l’un de ses esprits auxiliaires.

22 Le deuxième récit est celui de José Guimarães10, la trentaine, jeune guérisseur originaire et résident d’Araci, un village du Lago Grande, un lac proche de la région de Toronó.

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Pour s’y rendre, il faut traverser une bande de terre qui sépare la rivière Arapiuns du fleuve Amazone, soit vingt minutes de marche (cf. figure 2). José est membre de la famille Guimarães dispersée entre Vila Anã et Mentai (voir supra). Une ramification a traversé la rivière et l’interfluve Arapiuns‑Amazone pour s’installer au bord du lac. Ce narrateur est donc (du moins indirectement) parent avec Francisco, l’auteur du récit 2. J’avais déjà connu José brièvement lors de travaux antérieurs ; aussi l’entretien a‑t‑il eu lieu une soirée d’août 2012, à mon domicile de Santarém. Il était alors de passage en ville où il prend régulièrement part aux activités d’une maison d’Umbanda (culte de possession afro‑brésilien). Je l’ai interrogé au sujet de Merandolino, alors qu’il le mentionnait en passant. Voici ce qu’il me répondit : Récit 4 : « Merandolino, c’était mon oncle. C’était le frère du grand-père de mon père, donc c’était mon oncle ». D’après le jeune homme, Merandolino « habitait à l’embouchure (boca) de l’Arapiuns », une zone qui « incluait l’Arapiuns et le Lago Grande ». [Il s’agit de la partie où l’interfluve entre l’Arapiuns et l’Amazone est le plus mince (voir Figure 2), ce qui permet une circulation entre les habitants du Lago Grande et les riverains de l’Arapiuns]. José ajoute que « Merandolino était un Guimarães comme lui », famille dont les centres de peuplement sont aujourd’hui répartis entre le bas-Arapiuns, Mentai (haut‑Arapiuns) et Araci (Lago Grande). Après avoir situé géographiquement la proximité généalogique qui le relie à Merandolino, José passe directement au récit sur les enfants de Merandolino : « Norato a tué sa sœur jumelle, Caninana, qui était méchante et perturbait les hommes. Elle n’épargnait personne et faisait des bêtises au bord de la plage ! ». Il poursuit sur ses activités thérapeutiques. Norato est l’un de ses esprits auxiliaires et « il est toujours vivant. Il s’est enchanté sur une pointe, entre Juruti et Parintins, dans la Boca do Calderão [sic : dans la gueule de la marmite], une entrée entre l’État du Pará et l’État de l’Amazonas ». José clôt son récit en affirmant que son don de guérisseur lui a été transmis par « le sang de son père » et que c’est donc de cet ascendant collatéral, Merandolino, qu’il l’a reçu en héritage.

23 Ces deux récits de guérisseurs avec lesquels je n’étais pas intime ont de nombreux points communs. Dans les deux cas, il s’agit de récits à visée légitimatrice qui sont servis à l’ethnologue comme une preuve de crédibilité de leurs activités thérapeutiques. On y retrouve le style de l’história avec la volonté de tracer un lien de parenté avec une source légitime : la grand-mère protagoniste de l’histoire (récit 3) et une histoire de famille (récit 4). Les deux guérisseurs donnent également un ensemble de détails spatiaux et sociaux au sujet de Merandolino. Il est présenté comme ayant une double résidence, à Mentai et Cacoal Grande (récit 3), et comme un résident de l’embouchure de l’Arapiuns, à mi-chemin avec le Lago Grande, où se trouve une partie de la famille dont il est supposé être issu (récit 4) ; on retrouve donc une fois de plus cette trajectoire spatiale entre l’amont et l’aval à laquelle vient s’ajouter un mouvement transversal entre l’Arapiuns et le Lago Grande. Ces descriptions de lieux donnent des indices sur la condition sociale de Merandolino, propriétaire d’une maison dans les plantations de cacao et possédant des liens avec les habitants du Lago Grande, une terre plus riche que celle de l’Arapiuns (voir ci‑après et Stoll 2014). Enfin et surtout, ce qu’apportent ces récits sont des détails sur la progéniture de Merandolino, décrite comme des anacondas enchantés. Or, il s’agit ici d’une version du mythe de Cobra Honorato, amplement connu dans toute l’Amazonie brésilienne riveraine métisse.

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Le mythe de Cobra Honorato

24 Qu’ils viennent de la région du Salgado sur le littoral (Maués, 1995), de la région du Trombetas (Sauma, 2013) ou de la rivière Solimões (Faulhaber, 1998), les riverains racontent des versions du mythe de Cobra Honorato11. La trame est toujours la même, ce qui change sont les noms des lieux, certains épisodes de la dispute entre les jumeaux et la façon dont Honorato est désenchanté. Voici en quelques traits son contenu :

25 Une jeune femme, décrite comme indienne ou métisse (tapuia, cabocla), tombe enceinte d’un anaconda géant – Cobra Grande ou Boiúna, Boiaçú (grand serpent en nheengatú) – après s’être baignée dans la rivière. Elle met au monde des jumeaux, un garçon et une fille, qui sont des serpents. Elle les baptise Honorato (ou Norato) et Maria Caninana et les jette dans la rivière, parfois sur les conseils d’un pajé. Les serpents grandissent et deviennent deux anacondas géants. Le garçon, Honorato, est gentil, attentionné et sociable. Il vient régulièrement rendre visite à sa mère, il sauve les hommes lorsque leur barque chavire, etc. Il aime se rendre aux bals des riverains : il laisse alors sa peau d’anaconda au bord de l’eau et se transforme en beau jeune homme clair vêtu de blanc pour aller danser. Sa sœur est son contraire. Elle est méchante et asociale. Elle ne rend jamais visite à sa mère et passe son temps à couler les bateaux, tuer les pêcheurs et les animaux aquatiques, etc. Dans certaines variantes, Maria Caninana tente de couler la ville d’Óbidos12 (Slater, 1994, p. 155) ou d’en faire tomber l’église en mordant un autre anaconda qui s’y trouve (Cascudo, 2001, p. 29 ; Figure 7). Mais son frère s’interpose et leur lutte serait à l’origine de la grande fissure que l’on peut voir jusqu’à aujourd’hui sur le perron de l’église. Finalement, Honorato décide de tuer sa sœur pour mettre fin à ses méchancetés. Dans une variante du Salgado, il la tue car il s’oppose à son mariage avec un autre serpent enchanté ; cette union aurait rendu impossible son propre désenchantement (Maués, 1995). Une fois sa sœur morte, Honorato n’a qu’une idée en tête : se désenchanter pour aller vivre dans le monde des hommes. Il y parviendra finalement après une longue quête car avant lui tous ceux qui s’y étaient essayés avaient échoué pour avoir pris peur à la vue de l’anaconda monstrueux. Les versions diffèrent sur la forme que prend cet épisode. Pour certains (sans doute la version la plus répandue), c’est un soldat d’Óbidos qui le désenchante en lui crevant un œil par mégarde (Slater, 1994, p. 122). Dans d’autres versions, c’est sa propre mère qui s’en charge. Dans le Salgado, une autre version circule au sujet du combat entre Cobra Honorato et un autre anaconda enchanté, le Roi Sébastien, un encantado de l’île de Manindeua (littoral atlantique). Ce dernier gagne le combat et tue Honorato, devenant ainsi le roi des encantados d’Amazonie (Maués, 1995). Les riverains d’Erepecuru relatent que suite à la défaite de la sœur, les os des côtes du serpent servent de support à l’autel de la statue de Notre Dame de Nazareth dans la basilique de Belém, capitale du Pará (Sauma, 2013, p. 71).

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Figure 7

L’anaconda géant de la cathédrale d’Itacoatiara, mordu par Caninana © No Amazonas é assim – Blog brésilien sur la culture amazonienne (source : http:// noamazonaseassim.com.br/a-lenda-da-cobra-grande-debaixo-da-catedral-de-itacoatiara/ )

26 Dans la version mythique, ni les lieux ni la mère des jumeaux ne sont identifiés, ce qui permet une appropriation de cette histoire par tout un chacun. Dès lors, les différentes versions mettent en scène divers personnages : une Indienne du Tocantins ou du Solimões, une tapuia du Trombetas ou d’Erepecurú, une cabocla de la rivière Paru et… la femme de Merandolino dans l’Arapiuns ! La trame du mythe informe ainsi le récit des guérisseurs Dário et José sur la vie et la naissance des enfants de Merandolino. Ce procédé permet de rattacher ce personnage qui a réellement vécu à un panthéon mythique d’entités auxiliaires, admettant sa pérennisation sous une forme spirituelle.

Jumeaux-animaux enchantés, production et reproduction des pajés

27 Il faut savoir que les récits sur la naissance de jumeaux enchantés dans des conditions similaires à celles décrites dans le mythe sont finalement chose courante dans le bas- Amazone (Galvão, 1976, p. 70 ; Slater, 1994, p. 99 ; Stoll, 2014, p. 239). En général, il s’agit de petits du Boto (botinhos), ce dauphin rose enchanté qui prend l’apparence d’un beau jeune homme blond vêtu de blanc et qui séduit et met enceinte les riveraines lors des fêtes dansantes. L’analogie de ce personnage avec Cobra Honorato est frappante et a aussi été relevée par Slater (1994, p. 114).

28 Dans l’Arapiuns, des femmes affirment avoir mis au monde des enfants qui avaient la forme d’animaux, principalement de dauphins, mais également de raies, voire d’hybrides (par exemple un bébé sirène). Dans les récits les plus détaillés auxquels j’ai eu accès, il s’agissait de jumeaux : l’un était un bébé humain, l’autre un petit du Boto. Le jumeau enchanté est jeté dans la rivière tandis que le petit humain, s’il survit à l’accouchement, développe un don médiumnique qui le destine à devenir guérisseur. De cette manière, l’accouplement entre une femme et un encantado (qu’il soit Cobra Grande, Boto ou autre) crée de nouveaux êtres enchantés – puisque le bébé enchanté est rendu au monde subaquatique – ainsi que la production de guérisseurs au sein du collectif humain. Cette hypothèse semble confirmée par Zeneida Lima, une guérisseuse notoire de l’île de Marajó (estuaire de l’Amazone). Dans un livre autobiographique, elle explique que son don de guérisseuse est lié à « une chose jumelle » née avec elle, qui avait « une forme ronde, totalement enveloppée par la

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poche de liquide amniotique et qui avait des yeux, un nez, une bouche et tous les organes » (Lima, 1993, p. 54, ma traduction). Merandolino est quant à lui le père de Cobra Honorato, qui finit éventuellement par devenir humain et officier à son tour comme guérisseur auprès des riverains. Dans ces récits, la gémellité assure ainsi la production et la reproduction des grands sacacas. Il n’est donc pas étonnant que lorsque les narrateurs sont des guérisseurs qui produisent des récits institutionnalisés, l’histoire de Merandolino soit associée à cette théorie native sur la production du don de médiumnité.

Pour une sociologie du mythe

Une topographie des réseaux d’interconnaissance et des lieux saillants

29 Nous sommes en présence de procédés langagiers visant à faire de Merandolino un personnage légendaire voire mythique. Or, cette uniformisation de son histoire, à travers des récits-types et une trame mythique, ne se fait pas au détriment des détails sociologiques de l’affaire. On a au contraire une personnalisation marquée du personnage, avec son inscription dans des lieux précis, dans une parentèle spécifique et dans un milieu social déterminé. En effet, les histoires fourmillent de détails sociologiques, qu’elles aient pour auteurs des riverains ordinaires ou des guérisseurs.

30 Les récits retracent l’itinéraire d’un riverain originaire d’une famille du bas‑Arapiuns, de la « région de Toronó », où la circulation avec le Lago Grande se fait poreuse. On voit en effet que certains groupes familiaux, comme celui des Guimarães dont sont issus les narrateurs des récits 2 et 4, et dont il est dit que Merandolino ferait partie (récit 4), ont développé des stratégies d’occupation régionale selon deux axes : un axe transversal entre la rive droite de l’Arapiuns et le Lago Grande, et un axe riverain entre l’amont et l’aval de l’Arapiuns. Suite à son mariage avec une native du haut Arapiuns, Merandolino s’établit sur le terrain de ses beaux‑parents, dans les environs de Mentai. En effet, dans l’Arapiuns, on observe une tendance à l’uxorilocalité, sans que cela soit la règle. En revanche, en pratique, les riverains perdent leurs droits sur la terre de leurs parents à partir du moment où ils s’installent sur celle de leurs beaux‑parents. Ceci n’empêche pas les membres d’une fratrie de négocier entre eux l’accès aux ressources du terrain parental (Stoll, 2014), par exemple pour cultiver le cacao ou ponctionner d’autres produits. C’est sans doute sous cette forme que l’on prête à Merandolino des activités en aval de la rivière (dans un entrepôt commercial à Toronó, dans une plantation de cacao, etc.), quand bien même il réside à Mentai. D’ailleurs, ce n’est qu’une fois enchanté que la pointe de Toronó devient sa maison.

31 Or, cette famille Guimarães, dont on voit qu’elle domine des espaces stratégiques le long de la rivière (l’amont, l’aval et le Lago Grande) possède une histoire singulière. Les descendants affirment être issus d’un mariage entre une Indienne et un Portugais. Et il se trouve que l’histoire confirme cette version puisque les Guimarães de Santarém sont issus d’une des plus anciennes familles de Portugais à s’être installées à Santarém pendant l’époque coloniale. L’un des personnages illustres de la famille, Miguel Antônio Pinto Guimarães Junior (1808-1882), a été anobli Baron de Santarém et a occupé des fonctions politiques élevées. Le Baron possédait des terres dans la zone rurale d’Ituqui, mais on peut imaginer qu’un de ses descendants se soit installé à Anã, à

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proximité de Vila Franca, ancienne mission jésuite et bourgade d’importante envergure jusqu’au début du XIXe siècle, où résidaient de nombreux « Blancs »13 éleveurs et cultivateurs de cacao.

Un commerçant nanti du début du XXe siècle ?

32 Les détails sur la topographie généalogique et spatiale de la trajectoire de Merandolino sont accompagnés d’indices sur sa position sociale plutôt élevée. En effet, tous les récits décrivent qu’il possédait un bateau et pas des moindres. Il s’agissait d’une barge à voile (batelão), ce que peu de riverains pouvaient se vanter de posséder. Dans le récit que Francisco (narrateur du récit 2) fait à Lima, il donne plus de détails à ce sujet : À cette époque, il y avait très peu de bateaux dans l’Arapiuns, « une personne avait une bijarrona, une embarcation à trois voiles », et quelques autres avaient « un batelão à deux voiles ». La plupart avaient seulement des barques ou des canoës, il fallait ramer, et on ne pouvait se déplacer que sur de petites distances. Mirandolino était le seul qui avait un grand bateau à moteur très beau et tout illuminé (Mahalem de Lima, 2015, p. 145, ma traduction).

33 L’anecdote insiste donc sur le bateau hors du commun et assurément unique de Merandolino, qui était « à moteur et tout illuminé ». La description fait penser à un bateau de ligne, ce qui expliquerait les « employés » mentionnés dans le récit 1. Il fait le pont avec le motif du navire enchanté, une embarcation qui apparaît la nuit, toute illuminée avec des bruits de fête.

34 Les récits décrivent souvent Merandolino alors qu’il effectue un voyage à Santarém, enroulé dans sa peau d’anaconda. Il est en effet présenté comme un commerçant. Il fait des affaires à Santarém, mais également à l’entrepôt commercial de la pointe de Toronó (récit 3). Il a des gens à son service (les « employés » du récit 1). Apparemment, il possédait lui‑même « une taverne bien achalandée » à Mentai (Mahalem de Lima, 2015, p. 145), localité stratégique pour installer un commerce puisque c’est un passage obligé pour se rendre dans l’Aruã et le Maró. On retrouve également cette conception du sacaca-commerçant dans le Solimões, où les riverains racontent qu’après avoir été désenchanté, Cobra Honorato est « devenu un Blanc ou un caboclo [métis] » ; certains affirment même « qu’il est marreteiro (commerçant [navigant]) » (Faulhaber, 1998, p. 169). Ainsi, en arrière‑plan des récits sur l’enchantement de Merandolino se dessine un riverain intégré à la vie économique régionale, un commerçant qui opère le long de la rivière, sans doute actif dans les réseaux d’aviamento (forme traditionnelle de crédit à la base du système de production des produits d’extraction, comme le caoutchouc ; voir Santos, 1968), avec ses fournisseurs et ses clients.

Perception du métissage et hétérogénéité régionale

35 En toile de fond de cette accumulation de détails se dégage assez nettement une conclusion : Merandolino, pajé sacaca, était par ailleurs un « Blanc » ; descendant de Portugais, propriétaire de bateau et commerçant. C’est ce que confirme Francisco (récit 2) lorsqu’il décrit son phénotype : « blond, clair, à la peau brûlée comme celle des touristes américains ».

36 La mention de Cacoal Grande comme l’un des lieux d’activité de Merandolino (récit 3) fait explicitement référence à la culture du cacao dans les plaines inondables du Lago Grande, une activité économique mise en place par les Européens à l’époque

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coloniale. Ces plantations avaient recours à de la main‑d’œuvre esclave, noire et indigène. La configuration géographique était telle que la plupart des colons européens occupaient le Lago Grande tandis que l’Arapiuns est jusqu’à aujourd’hui référé comme la terre des pauvres (Noirs et Indiens). Or, dans la région de Toronó, où l’interfluve entre l’Arapiuns et l’Amazone est étroit (Figure 2), de nombreuses familles du Lago Grande se sont installées au bord de l’Arapiuns, afin de bénéficier du double écosystème, plus commode pour l’élevage bovin ou encore pour diversifier leurs activités productives. Les indices convergent de façon à laisser penser que la trajectoire de Merandolino est celle de l’un de ces « Blancs », à mi‑chemin entre ces deux univers.

37 Mahalem de Lima (2015, p. 102) propose une hypothèse allant dans le même sens. Selon lui, Merandolino était parent avec un propriétaire terrien de Cuipiranga, maître d’esclaves et possédant une ferme à Mentai. Toujours selon cet auteur, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, Merandolino aurait acquis le terrain de Cuipiranga (par héritage ?) puis l’aurait vendu en 1908 alors qu’il s’installait à Mentai (chez son épouse). Cette hypothèse doit être vérifiée et si elle s’avérait exacte, Merandolino ne serait donc pas issu (sinon par alliance) de la famille Guimarães comme annoncé dans le récit 4. Malgré tout, on reste sur le même profil d’individu et sur une trajectoire sociale semblable. J’ajouterai qu’à la fin de mon entretien avec José Guimarães (récit 4), je lui ai proposé que nous fassions ensemble son arbre généalogique, ce à quoi il s’est dérobé, prétextant que ses entités auxiliaires ne lui en avaient pas donné l’autorisation.

38 La trajectoire de Merandolino est donc un bon exemple de la façon dont les riverains accommodent une classification dichotomique des populations régionales (Blancs versus pauvres, Noirs, Indiens) ancrée dans l’espace (Lago Grande versus Arapiuns) à des pratiques d’occupation spatiale perméables à ces deux espaces. La disposition réticulaire des familles et de leurs lieux d’habitation, au gré des alliances matrimoniales, selon deux axes (transversal à l’interfluve et riverain) n’occulte ainsi pas les distinctions sociales. De cette façon, suite à son mariage avec une riveraine de Mentai, Merandolino déplace sa qualité de « Blanc » dans ce lieu ; de même qu’ont pu le faire avant lui les Guimarães d’Anã. On voit comment ces récits décrivent un espace hétérogène où circulent des hommes, des entités mais également des écarts différentiels, aménageables à loisir. Par exemple, la famille Barbosa, dont on peut supposer qu’elle possédait aussi le profil des « Blancs » (entrepôt commercial, amitié avec Merandolino, etc.), a récemment choisi de s’identifier à une ascendante indienne « attrapée au lasso », et de faire de Merandolino un emblème identitaire dans son autoaffirmation indigène.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 39 journals.openedition.org/clo/2792

Chanson « Merandolino », composée et interprétée par Seu Nezinho Raimundo Branches de Sousa, cacique d’Arimum, terre indigène Cobra Grande, Santarém – Pará.

Conclusion

40 Dans cet article, j’ai voulu montrer à partir de l’histoire de Merandolino comment peut se former une légende au sujet d’une personne hors du commun, grâce à un procédé stylistique qui vise à enchâsser dans la narration d’anecdotes personnelles des motifs

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extraordinaires et, dans certains contextes spécifiques, des épisodes mythiques. Or, cette façon particulière de procéder – un mythe qui informe des récits de vie – n’est pas circonscrite à l’Arapiuns ni au cas de Merandolino. Ailleurs dans le bas-Amazone, à Parintins, Slater (1994, p. 131, 148) a relevé une occurrence similaire, au sujet d’un pajé sacaca appelé Munju 14. D’après cet auteur, Munju est identifié par certains interlocuteurs15 comme le père de jumeaux anacondas, dont l’un d’entre eux est Cobra Norato. L’histoire se termine par une variante qui met en scène une dispute entre les anacondas et leur père. Munju finit par se faire dévorer par ses propres enfants.

41 Dans la littérature ethnographique, on trouve quelques autres exemples d’insertion de récits mythiques dans des anecdotes vécues : c’est le cas d’un chamane amérindien du Xingu, au Brésil, qui raconte ses rêves à l’anthropologue, ceux‑ci étant des épisodes de mythes xinguanos (Patrick Menget, communication personnelle). Dans les Andes péruviennes, Robin Azevedo (2008, p. 141-178) donne également des exemples d’enchâssement de contenus stéréotypés qui se rapprochent du mythe (les histoires de damnés) dans des récits au sujet d’évènements réels liés à des morts violentes (souvent suite à des actions de guérilla), ce qui permet d’actualiser ces faits dans un registre plus conventionnel.

42 Dans le bas-Amazone, on peut se demander si ce procédé langagier très particulier, et dont on voit qu’il est utilisé par des guérisseurs pour parler d’un confrère décédé devenu l’un de leurs esprits auxiliaires, ne serait pas localement la façon par laquelle sont créées de nouvelles entités de la pajelança, comme le sont déjà Norato, le Roi Sébastien et bien d’autres. Plus de soixante‑dix ans se sont écoulés depuis le décès de Merandolino et il semblerait que son statut soit en train d’évoluer. Des indices vont dans le sens de cette transition, du personnage historique au héros légendaire, pour finalement devenir un esprit auxiliaire des guérisseurs de la région, qu’ils soient ou non de l’Arapiuns. Ceci expliquerait une certaine divergence parmi les riverains au sujet de la nature de Merandolino : si tous s’accordent sur son enchantement à Toronó, seuls certains conçoivent qu’il soit une entité susceptible d’être invoquée dans le cadre des rituels de possession. Du point de vue des guérisseurs, en revanche, ce passage est déjà effectif et il est probable que d’ici quelques années, cet encantado et son histoire auront intégré les cultes de possession urbains et ruraux de toute la région, voire au‑delà. L’exemple de Merandolino expose ainsi de façon assez convaincante comment un procédé narratif (l’enchâssement d’un mythe dans un récit de vie) participe à « fabriquer » une nouvelle entité. L’occurrence d’un procédé similaire rapporté par Slater (1994), tout comme la diversité foisonnante et créative des entités invoquées dans les rituels de pajelança ou dans les cultes urbains de possession afro‑brésiliens, semblent indiquer que cette pratique est répandue dans l’univers riverain amazonien.

43 Or, dans les deux cas ethnographiés – Munju à Parintins et Merandolino dans l’Arapiuns –, il semble que l’identité sociale des protagonistes ne soit jamais effacée au profit de leur changement de statut, d’une personne de chair à un personnage mythique ou légendaire. On sait grâce à l’exemple de Merandolino que cette identité sociale est même minutieusement décrite et remémorée. Ceci pose un certain nombre de questions en lien avec la sociologie du mythe. Nous avons vu que Merandolino est décrit comme un commerçant nanti, descendant de Portugais. Il cumule l’aspect spirituel et matériel des motifs véhiculés par le monde enchanté (bateau, pouvoir d’articulation, etc.). Cet aspect fondamental a participé à faire de lui un individu

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remarquable et éligible à l’enchantement dans un lieu saillant de par sa configuration paysagère et commerciale. Est‑ce à dire, alors, que la fabrique de l’entité Merandolino, avec son histoire riche de détails sociologiques, est aussi une manière de pérenniser la présence régionale de certaines figures de « Blancs » ?

44 Dans ses travaux pionniers sur la structure du mythe, Lévi‑Strauss évoquait déjà la ressemblance entre la « pensée mythique » et « l’idéologie politique », dans le sens où toutes deux partent de récits d’évènements passés pour inférer des structures sociales présentes. Il prend alors l’exemple d’un évènement historique – la Révolution française – pour montrer que l’évocation actuelle de cette référence doit être comprise comme « un schème doué d’une efficacité permanente, permettant d’interpréter la structure sociale de la France actuelle » (Lévi‑Strauss, 1955, §9). Cette analyse semble pertinente pour l’exemple qui nous occupe. Si l’on y pense, la plupart des encantados sont décrits sous des traits physiques vus comme caractérisant les Européens. Ils portent même parfois des noms significatifs, comme « Germano » (au sujet d’un « allemand enchanté »), soit autant de marqueurs mémoriels au sujet du passé colonial marqué par des flux migratoires vers l’Amazonie et de l’inévitable métissage qui s’en est suivi. Un autre exemple de cette réactualisation du passé dans le présent est celui du Roi Sébastien. Sous sa forme humanoïde, il est décrit comme Blanc et blond16, et son histoire est celle de Sébastien Ier du Portugal, disparu (enchanté) au combat lors d’une bataille au Maroc (Alcacer‑Kebir, en 1578)17. D’autres personnages au statut social élevé co-résident avec le Roi Sébastien, comme le roi des Turcs (enchanté lors d’une croisade à Jérusalem), ou encore le roi Camutá de Hollande (corsaire hollandais qui a coulé au large des côtes du Maranhão).

45 Ces exemples posent la question du statut des grands guérisseurs : une bonne condition sociale est-elle indispensable dans le fait de devenir un être enchanté pour la postérité ? Une chose est sûre, tout semble indiquer que le cumul d’une super- agentivité spirituelle et matérielle concoure à produire les conditions propices à la naissance d’une nouvelle entité.

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STOLL, Émilie et FOLHES, Ricardo T., 2014, « La (dés)illusion communautaire : de l’ambivalence de la notion de “communauté” en Amazonie brésilienne », Journal de la Société des Américanistes, tome 100, no 2, p. 73-103.

TASTEVIN, Constant, 1925, « La légende de Boyusu en Amazonie », Revue d’ethnographie et des traditions populaires, vol. 22, p. 172-206.

TAYLOR, Anne‑Christine, 1993, « Des fantômes stupéfiants : langage et croyance dans la pensée Achuar », l’Homme, vol. 33, no 126-128, p. 429-447.

TIPHAGNE, Nicolas, 2005, Entre nature et culture, les enchantements et les métamorphoses dans le monde caboclo de l’Est de l’île de Marajó : invention et discours sur l’autre, prémisse d’une identité, Thèse de doctorat, Paris, Université Paris 7 Diderot.

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VALENSI, Lucette, 1992, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des Trois Rois, Paris, Seuil.

NOTES

1. Deux relecteurs anonymes ont contribué par leurs commentaires à l’amélioration de ce texte. Omaira Bolaños Cárdenas, Roxani Rivas Ruiz, Ray Troll, Ana Carla Bruno et les administrateurs du blog « No Amazonas é assim » m’ont gentiment donné leur autorisation pour publier des illustrations extraites de leurs travaux. L’enquête de terrain a été financée par une bourse du CNPq/INPE (Geoma 2). J’ai également bénéficié du soutien financier et institutionnel de l’ANR Fabriq’Am, du programme Capes‑Cofecub, ainsi que de l’Université d’Aberdeen et de la Fondation Fyssen. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. 2. Le processus d’enchantement est formulé ainsi : « Merandolino s’est enchanté (ele se encantou) sur la pointe de Toronó ». Les riverains disent qu’il « n’est pas mort » et que son corps a disparu du cercueil. 3. La terre indigène Cobra Grande a été identifiée par la FUNAI (Fondation Nationale de l’Indien) le 29 septembre 2015. Il s’agit de la première étape du processus de démarcation. 4. « Les [Indiens] Tukano sont sortis du Lago de Leite dans le canoë de l’anaconda, qu’on appelle Pãmëri piroYukësë. C’est de cette manière qu’ils se sont dispersés dans tous les coins de la terre, et sont devenus des humains normaux » (GENTIL et BRUNO, 2007, p. 239, URL : http://www.scielo.br/pdf/hcsm/v14s0/10.pdf, ma traduction). 5. Le terme « fratrie-résidentielle » ( STOLL et FOLHES, 2014 ; STOLL, 2014) renvoie à l’organisation sociospatiale des riverains de l’Arapiuns qui consiste dans l’occupation et dans la transmission, par plusieurs générations de fratries, de territoires aux périmètres fixes. 6. Sur les récits sur l’imaginaire du métissage entre hommes européens et femmes noires ou indiennes dans l’Arapiuns, voir STOLL 2014 et 2015. Pour un autre exemple ailleurs en Amazonie, voir BOYER 2008. 7. « Quand [les Indiens] voient [le serpent aquatique], on dit que le grand bateau à vapeur remonte le fleuve. La séance d’ayahuasca terminée, on dit que le serpent, fatigué par sa navigation, s’enfonce et retourne de nouveau dans son nid par la même route et le même tourbillon qui lui a permis d’émerger. Le serpent aquatique reçoit l’appellation wapuru, du castillan vapor, (bateau à) vapeur, car on dit que les chamanes sorciers apparaissent comme des bateaux, leurs corps sont représentés comme les premiers bateaux à vapeur qui autrefois parcouraient les fleuves amazoniens ». (Rivas RUIZ, 2011, p. 52‑54). 8. Du nom d’un serpent jaune et noir particulièrement agressif. 9. Le long de l’Arapiuns, une femme qui aide à la naissance d’un enfant est considérée comme sa marraine. Elle devient donc la comadre des parents de son/sa filleul/e. Les personnes cumulent plusieurs parrains et marraines tout au long de leur vie. 10. Nom fictif pour préserver l’identité de mon interlocuteur.

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11. On peut considérer que le mythe de Cobra Honorato est lui-même une variante ou un épisode du mythe plus général de Cobra Grande (voir TASTEVIN, 1925 ; TIPHAGNE, 2005, p. 117). 12. Cette histoire est racontée de la même façon en ce qui concerne la cathédrale de Nossa Senhora do Rosário, dans la ville d’Itacoatiara (Amazonas). 13. Il s’agit d’un terme local, utilisé pour désigner des descendants d’Européens présumés. 14. Terme en nheengatú désignant une substance enchantée (Renato Athias, communication personnelle). 15. Slater ne précise pas si ses interlocuteurs sont des guérisseurs. 16. Le nombre important d’albinos qu’on trouve dans cette île est corrélé à une paternité de Sébastien. 17. Une littérature abondante existe sur le sébastianisme (par ex. Valensi, 1992), un mythe messianique portugais qui consiste à espérer le retour sur le trône du Portugal du jeune roi Sébastien I, disparu lors de la bataille des Trois Rois (à Alcacer-Kebir), dont la légende rapporte qu’il ne serait pas mort.

RÉSUMÉS

Le mythe de Cobra Honorato, largement diffusé en Amazonie brésilienne sous de multiples variantes, met en scène un serpent enchanté (encantado) et sa sœur jumelle, fruits de l’union charnelle entre une femme et une entité subaquatique. Dans la zone rurale de Santarém, bas- Amazone, cette trame narrative informe de façon récurrente les récits produits sur les trajectoires de vie d’individus remarquables (comme de grands guérisseurs décédés). À travers ces récits, les riverains retracent un réseau d’interconnaissance fondé sur la parenté en insistant sur ses dimensions spatiale, historique et sociologique. Je montrerai par ailleurs comment ces actualisations du mythe servent des enjeux microsociologiques, et permettent d’appréhender les conditions historiques des jeux de pouvoir et de domination au sein de la population régionale.

Cobra Honorato myth is widely spread in the Brazilian Amazon. Although the story may include multiple versions, it is mainly about the adventures of twin children born from the intercourse between a woman and a subaquatic being. As a consequence, Honorato and his sister were born in the shape of giant anaconda snakes. In Santarém rural area (Lower Amazon), this story informs the narratives about the life and trajectory of remarkable people (such as deceased healers). While they recount these stories, the riverine peasants of the Amazon reconstitute a meshwork based on kinship, insisting on its spatial, historical and sociological aspects. I will demonstrate how such actualisations of this specific mythic story attend to micro-sociological issues, and enable us to learn more about historical power and domination relations within the Amazonian dwellers in this region.

O mito de Cobra Honorato e suas múltiplas variações são largamente conhecidos na Amazônia brasileira. Se trata das peripécias de uma Cobra Grande encantada e da sua irmã gêmea, casal nascido da união entre uma mulher e uma entidade subaquática. Na área rural de Santarém, no

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baixo Amazonas, essa trama narrativa informa de maneira recorrente os relatos produzidos sobre as trajetórias de vida de pessoas notáveis (como famosos curadores já falecidos). Ao falar sobre essas histórias, as populações trazem informações e dão vida à uma ampla rede de interconhecimento baseada sobre o parentesco, insistindo sobre dimensões espacial, histórica e sociológica. Mostrarei também como essas atualizações do mito se encaixam em questões micro sociológicas, e permitem entender melhor as condições históricas do estabelecimento de relações de poder e de dominação existentes entre os moradores da região.

INDEX

Index géographique : Brésil, Amazonie Palavras-chave : encantados, Cobra Honorato, Brasil, Amazônia, gêmeos, relato de vida extraordinária, etnologia Thèmes : ethnologie Mots-clés : encantados, Cobra Honorato, gémellité, récit de vie extraordinaire Keywords : enchanted people, Cobra Honorato, Brazil, Amazon, twins, narratives about extraordinary people, ethnology

AUTEUR

ÉMILIE STOLL UMR 208 Patrimoines locaux et gouvernance IRD/MNHN

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Le culte de sainte Philomène à ‘Uvea (Wallis). Figure féminine unificatrice de la jeunesse et de l’espoir The Worship of saint Philomena in ‘Uvea (Wallis). Unifying Female Figure of Youth and Hope

Alice Fromonteil

Savez‑vous en quoi consiste le miracle ? Les vertus ont une auréole aussi puissante que celle de l’Enfance innocente. Je vous dis ces choses sans vouloir vous admonester, dit le vieux prêtre à Philomène avec une profonde tristesse. Balzac, Albert Savarus. Une fille d’Ève (éd. 1853)

1 D’après Michel de Certeau (1982, p. 251), la croyance chrétienne accordée aux saints se construit, non en fonction d’une autorité théologique, mais à partir d’« expériences fondatrices » et d’écritures canoniques dont la forme se reconnaît au travers d’expériences subjectives constamment réactualisées. La vie des saints « crée, hors du temps et de la règle, un espace de “vacances” et de possibilités neuves » (Certeau, 1975, p. 322).

2 Territoire insulaire français situé en Polynésie occidentale, Wallis, ‘Uvea en langue vernaculaire1, connaît l’arrivée des premiers missionnaires maristes au XIXe siècle. Depuis, le culte des saints y a progressivement acquis une place essentielle dans l’organisation sociale. Bien que de nombreux travaux soient consacrés aux rapports avec les ancêtres défunts et avec le Dieu chrétien, cet objet d’étude est souvent délaissé. Le culte récent voué à sainte Philomène, princesse grecque martyrisée au IVe siècle, connaît aujourd’hui un succès remarquable. La renommée de cette figure féminine intrigue et invite à questionner les singularités qui caractérisent son introduction, sa diffusion, son hagiographie et l’histoire du lieu sur lequel s’édifie son sanctuaire.

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L’ethnographie de ce culte permet d’interroger le processus de la fabrique des saints ainsi que les réinterprétations des représentations et pratiques religieuses en fonction de l’histoire et des enjeux contemporains.

Les singularités de sainte Philomène

3 ‘Uvea2 appartient à l’archipel Wallis-et-Futuna qui, regroupant près de 12 000 habitants et s’étendant sur 142 km2 (Sourd, 2014), est une exception à la culture politique française. ‘Uvea adopte le statut de territoire d’outre-mer à partir du 29 juillet 1961 dont la loi statutaire admet la cohabitation des institutions républicaines et des autorités coutumières régies par une chefferie. Depuis 2003, l’archipel est une collectivité d’outre-mer et les modalités politiques et juridiques demeurent similaires.

4 Cette construction juridique commence cinquante ans après l’arrivée des missionnaires lorsqu’en 1886, le protectorat est accordé à ‘Uvea à l’instigation de la « reine » Amelia Tokagahahau3 (1869-1895) et de la chefferie. En raison du faible intérêt économique et stratégique qu’offrent ces îles éloignées des grands axes maritimes, la présence européenne s’est limitée au XIXe siècle à quelques baleiniers et à un groupe de missionnaires maristes dont les premiers sont arrivés en 1837 dirigés par l’évêque Pompallier. Ce dernier obtient l’autorisation de laisser sur place des prêtres, le père Pierre Bataillon à ‘Uvea et le père Pierre Chanel sur l’île voisine Futuna (Bataillon, 1841). Cinq années plus tard, le père Chanel est assassiné par un parent du roi de Futuna, nommé Musumusu. Ce meurtre engendre une conversion massive4 des habitants de l’archipel et le père Chanel devient le premier martyr et saint patron de l’Océanie. En 1842, monseigneur Bataillon, premier évêque de ‘Uvea, écrit avoir converti la totalité des insulaires. Les maristes « se sont intégrés à la hiérarchie coutumière : à la suite de l’évêque, les prêtres, voire les religieuses, sont identifiés à des chefs. […] Pouvoirs coutumier et catholique se légitiment mutuellement » (Angleviel, 1994, p. 208). Aujourd’hui, le catholicisme reste la religion commune de la majorité des Wallisiens. Depuis quelques années se manifeste l’accroissement de minorités religieuses notamment les Témoins de Jéhovah, les pentecôtistes, l’Église évangélique et l’Église de Jésus‑Christ des saints des derniers jours5.

5 Pour les Wallisiens, l’évangélisation signe une étape fondamentale de l’histoire insulaire. Il est commun de distinguer le temi pagani (temps païen) et le temi lotu (temps chrétien) ou temi katolika (temps catholique). L’arrivée des missionnaires marque la fin de l’organisation guerrière, du polythéisme, de la polygamie et atténue la puissance des nobles (‘aliki) tout en entraînant de nombreux changements : réorganisation de la chefferie, introduction d’un nouveau calendrier annuel, éducation scolaire, modification des règles de vie, etc. Le rôle de la « reine » Amelia fut décisif lorsqu’en 1871, monseigneur Bataillon établit sous son accord « un code imposant définitivement des règles de vie d’inspiration chrétienne » à partir duquel s’opère le passage « d’un habitat traditionnellement épars dans l’intérieur de l’île à un habitat regroupé sur la côte suivant le modèle de la communauté chrétienne (autour d’une chapelle, un cimetière paroissial regroupant des morts autrefois dispersés sur les terres d’habitation) » (Chave‑Dartoen, 2002, p. 639). L’émergence du culte des saints correspond à des transformations initiées par les missionnaires concernant la gestion du foncier, le rapport aux morts et aux divinités, et la restructuration de l’organisation

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spatiale. Des saints patrons ont été progressivement attribués à chaque village et district.

6 Figures défuntes canonisées par l’Église catholique, les saintes patronnes (sagata hufaga) et les saints patrons (sagato hufaga) sont fortement associés aux localités villageoises. Il existe parfois plusieurs saints patrons par village, qui peuvent alors se répartir par quartier (kalasi). Dans ces contextes, les habitants des quartiers se rassemblent pour organiser la plus belle fête patronale possible le jour de la célébration de leur saint patron. Ces festivités annuelles donnent lieu à une certaine compétition entre les différents quartiers du village.

7 Au début du XXIe siècle, le culte de sainte Philomène (sagata Filomena) prend un essor important et connaît un franc succès d’un bout à l’autre de l’île. Cette figure féminine ne rentre pas dans la catégorie courante des saints patrons, car elle n’est pas identifiée à un village ou à des quartiers. D’emblée, sainte Philomène se distingue par son caractère unificateur, contrairement aux autres saints patrons dont le culte divise et suscite des rivalités. Cette particularité s’exprime par la localisation du sanctuaire principal qui, érigé sur un tertre, se trouve dans l’enceinte de l’école primaire de Ninive dans le village à Hahake (district central de l’île).

Photo 1

Le sanctuaire de sainte Philomène situé sur un tertre dans l’école de Ninive (Falaleu, Hahake) © Alice Fromonteil

8 En 2007, le personnel de l’école choisit de définir sainte Philomène comme la sainte patronne des enfants de l’école de Ninive. Quelques années plus tard, le sanctuaire fut construit autour d’une croix devant laquelle se dresse la statue de sainte Philomène. Cette croix commémore la présence de monseigneur Bataillon qui y aurait officié lors des premières messes de l’île. Progressivement, sainte Philomène devient une interlocutrice privilégiée pour accéder aux faveurs divines, jouant un rôle de médiation auprès de Dieu.

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Photo 2

Dans le sanctuaire se tient la statue de sainte Philomène, tournée vers la croix placée au centre commémorant la présence de Monseigneur Bataillon © Alice Fromonteil

9 Ce sanctuaire contraste avec son environnement, car il s’élève sur un tertre qui se dresse au cœur d’une zone d’ombre qui abrite des sépultures appartenant aux « temps païens » (temi pagani), dont la mémoire se transmet oralement. Ce tertre porte aussi la mémoire de récits se rapportant aux temps prémissionnaires. Cet édifice consacré à sainte Philomène se superpose à deux étapes chronologiques matérialisées par la butte et par la croix. En ce lieu singulier s’inscrit le souvenir d’une période fondamentale de l’histoire religieuse spécifique à ‘Uvea. Le sanctuaire de sainte Philomène localisé à Ninive questionne l’articulation entre l’hagiographie et les récits oraux rattachés à ce lieu. Dans cet article, je chercherai à comprendre comment le récit hagiographique de sainte Philomène, « en associant une figure à un lieu » (Certeau, 1975, p. 277), façonne la figure d’une héroïne et participe à la requalification d’un site, ainsi que le processus par lequel ce culte a été diffusé d’un bout à l’autre de l’île. Je mobiliserai des données issues d’une enquête ethnographique menée à ‘Uvea de mars à décembre 2014, dans le cadre de mes recherches doctorales. La famille qui m’accueillit chaleureusement partagea au fil des jours les gestes et les pensées adressés à sainte Philomène.

Naissance et contestation du culte de sainte Philomène

10 Sainte Philomène, « la grande thaumaturge du XIXe siècle », fait l’objet d’un large culte à travers le monde. La naissance de la sainteté de Philomène montre qu’« il n’y a pas besoin d’avoir existé pour être saint » (Delooz, 1962, p. 23) :

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Découverte en 1802 [dans les catacombes de Rome], transportée à Mugnano del Cardinale près de Naples en 1805, sainte Philomène connaît au cours du siècle une prodigieuse carrière de vierge et martyre, brisée en pleine gloire par les controverses archéologiques soulevées par son fort hypothétique martyre (Boutry, 1980, p. 371).

11 Chrétienne du IVe siècle, cette figure féminine resurgit à une époque où, dans la France post-révolutionnaire, la restauration des églises et la restitution des reliques ou la recherche de leurs fragments dispersés contribue à la « recharge sacrale » des lieux de culte (Boutry, 2009). Cette popularité doit beaucoup à Jean‑Marie Baptiste Vianney (1786‑1859), le curé d’Ars, qui manifesta un véritable engouement à son égard en accomplissant par son intercession une succession de miracles6 (Boutry, 1980, p. 371). Ainsi se façonne la légende de sainte Philomène qui fut toutefois sérieusement remise en cause par les polémiques archéologiques. De ce fait, en 1961, son nom et sa fête sont supprimés du martyrologe romain et de tous les calendriers par la Congrégation des rites. Pour autant, il ne s’agit pas d’un culte populaire qui continuerait à se développer en opposition aux autorités religieuses « officielles ». Malgré les controverses, d’importantes figures reconnues par l’Église, à l’image de Jean‑Marie Baptiste Vianney, ont attesté les pouvoirs miraculeux relatifs à sainte Philomène. L’Église encourage et nourrit ce culte puisque des objets religieux et de la littérature pieuse (prières, iconographies, statuettes, etc.) sont disponibles dans plusieurs enceintes religieuses et que le nom de la sainte est attribué à plusieurs établissements scolaires privés catholiques7.

12 Sainte Philomène relève d’un cas particulièrement intéressant car, par son exemple éloquent, Pierre Delooz illustre ce qu’il désigne comme la catégorie des saints construits, par opposition à la catégorie des saints réels. Pour les saints construits, « tout, y compris leur existence, est le fruit de la représentation mentale collective » (Delooz, 1962, p. 23). Le culte de sainte Philomène connaît un vif succès tout en empruntant les chemins de la légende, de l’incertitude et de la polémique dont les représentations collectives sont les piliers. L’ensemble de ces singularités inspirèrent Honoré de Balzac lorsque, dans le premier manuscrit d’Albert Savarus (1853), l’héroïne, Philomène, est une jeune fille qui refuse le mariage imposé par ses parents, notamment par sa mère. Son éducation religieuse et son caractère inflexible la conduisent dans une quête amoureuse tragique, animée par une passion infernale envers celui qu’elle adule à l’image de « Dieu ». Ce roman du cycle de la Comédie humaine répond consciemment à l’effervescence du culte dans la société contemporaine de l’écrivain8.

L’histoire de sainte Philomène : la sainteté de l’enfance au féminin

13 Les livres racontant l’histoire de sainte Philomène et de son culte sont nombreux. D’après l’investigation ethnographique, l’ouvrage qui fait référence à ‘Uvea est une traduction de l’anglais proposée par Jean‑Claude Lemyze qui s’intitule Sainte Philomène. La « chère petite Sainte » du Curé d’Ars, imprimé à Saint‑Laurent (Québec) pour la première fois en 2000. L’ouvrage original Philomena The Wonder‑Worked, publié en 1993, fut écrit par le révérend père Paul O’Sullivan (1871-1958). D’après la notice bibliographique, ce prêtre était un dominicain irlandais venu au Portugal après son

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ordination. En 1908, il a « administré les derniers sacrements au roi Charles I, assassiné à Lisbonne avec son fils aîné » (O’Sullivan, 2002, p. 154-155).

14 Le premier chapitre de cet ouvrage esquisse une description des catacombes de Rome, présentées comme « parfait labyrinthe », « souterrain fondateur des luttes de persécutions des premiers chrétiens ». Le second chapitre retrace la découverte du corps de sainte Philomène dans les catacombes en 1802, puis le déplacement des reliques vers Mugnano par le prêtre Dom Francisco qui érigea le premier sanctuaire dans cette ville italienne. Ensuite, les chapitres de trois à huit relatent une pluralité de miracles et de révélations qui, par effet boule de neige, atteignent une expansion mondiale et une reconnaissance officialisée par les autorités ecclésiastiques. Le chapitre suivant constitue un discours argumentatif en faveur de l’intercession des saints. Le chapitre dix conte la vie de Philomène à proprement parler à partir d’une révélation9. Les derniers chapitres expliquent comment l’honorer et s’attardent à valoriser les bienfaits de son culte dans les écoles. Le livre se clôt par les prières à lui adresser. Cet ouvrage expose le point de vue subjectif de l’auteur ainsi que de divers témoignages anonymes ou formulés par des personnages historiques et reconnus par l’Église. De plus, une partie est entièrement consacrée à la relation « miraculeuse » entre le curé d’Ars, Jean‑Marie Baptiste Vianney, et sainte Philomène. Il s’agit finalement de dresser un argumentaire en faveur de la jeune thaumaturge et de transmettre les règles de conduite à suivre approuvées par l’Église concernant son culte.

15 L’histoire de sainte Philomène proposée ci-dessous se rapporte à cet ouvrage et correspond aux récits recueillis auprès des interlocuteurs wallisiens. Autour de son loculus se trouvaient ses reliques (vase de sang séché, cendres, ossements, etc.) et trois dalles en terre cuite sur lesquelles était apposée une inscription interprétée par la formule : « fille de lumière (filumena), repose en paix ». Ces dalles représentaient également une ancre, une palme, des flèches et un lys10. Ayant participé à l’identification de sa sépulture, ces éléments symbolisent respectivement l’espoir, le martyre, la charité et la virginité. Le récit de la vie de sainte Philomène a été connu au travers de révélations11. Jeune princesse au sang noble, Philomène naît grâce à l’intercession de la Vierge Marie. Après une défaite guerrière, son père doit se rendre à Rome pour rencontrer son ennemi, l’empereur Dioclétien. Ce dernier ne consent à faire la paix qu’en échange de la main de Philomène. Or, âgée de treize ans, la jeune fille refuse, malgré les supplications de ses parents. Seule contre tous, elle lutte pour préserver sa virginité et son union spirituelle. Emprisonnée, Philomène endure maintes tortures durant lesquelles des miracles adviennent en sa faveur grâce aux interventions extraordinaires du monde divin (anges, Marie, Dieu). Philomène est successivement fouettée, attachée à une ancre de fer dans le Tibre et transpercée de flèches. Finalement, la décapitation mettra un terme à sa vie.

16 L’hagiographie donne sens aux représentations et pratiques du culte voué à sainte Philomène observé à ‘Uvea et indiqué dans la littérature ecclésiale. La jeune thaumaturge est représentée par le blanc, symbole de la virginité, et par le rouge, symbole du martyr. Porter les cordons de sainte Philomène, de couleurs blanche et rouge entrelacées, permet aux pratiquants de l’invoquer et d’intensifier leur relation avec la jeune sainte (O’Sullivan, 2002, p. 81). Ses épreuves apparaissent comme des motifs rythmant le récit hagiographique et figurent sur la plupart des iconographies. Une image la représente captive, auréolée, vêtue d’une cape rouge et tenant une

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branche de lys blanc. Son regard se porte vers la lumière divine qui l’éclaire et qui contraste avec l’obscurité régnante du cachot. À ses pieds se trouvent des flèches, des ancres et un fouet12.

17 L’hagiographie de sainte Philomène répond à des caractéristiques courantes du genre. D’après Michel de Certeau (1975, p. 332), l’histoire de chaque saint, généralement d’origine noble, est « une composition de lieux ». L’hagiographie dramatique de la jeune thaumaturge n’échappe pas à ce principe. Le récit se structure par une succession de lieux qui se répartissent entre un temps d’épreuve (combats solitaires privés) et un temps de glorification (miracles publics) (Certeau, 1975, p. 327). L’hagiographie correspond globalement à la typologie proposée par Marine Carrin (1995, p. 115) démontrant que « la vie de toute sainte se décompose donc en quatre ou cinq étapes essentielles : se dédier à Dieu, refuser le mariage, défier les normes sociales, recevoir l’initiation (souvent d’un autre saint) et épouser son dieu ». Toutefois, il est rare que les personnages principaux issus de ce genre littéraire soient des enfants (Certeau, 1975, p. 322).

18 La féminité, la noblesse et l’enfance, qui distinguent la figure de sainte Philomène, sont significatives. En conformité avec les normes relatives aux qualités féminines à ‘Uvea, la vie exemplaire de la jeune sainte correspond au modèle qui symbolise la beauté, la pureté, la virginité, la capacité à endurer la souffrance. Incarnant un modèle de fille idéale, sainte Philomène se rapproche de la figure mariale, symbole de la mère idéale. Elle trouve ainsi une place dans les relations entre la Vierge Marie, Dieu le Père et la figure filiale du Christ. Tout comme la Vierge Marie, cette figure forme « un modèle d’amour et de compassion », « qui veille sur les vivants et intercède en leur faveur » mais qui, « objet d’un culte fervent et assidu », « n’a toutefois pas la valeur englobante et universelle qu’ont, de leur côté, Dieu et son fils Jésus » (Chave‑Dartoen, 2000, p. 733). Aussi, certains récits se rapportant au « temps païen » racontent‑ils le règne de personnages féminins nobles, puissants, magnifiques et inaccessibles qui dominaient des territoires entiers. Le succès de sainte Philomène, figure féminine juvénile hors- norme, n’est donc pas totalement étranger à cette société qui, avant l’arrivée des missionnaires, accordait parfois un grand pouvoir à la femme.

19 Ce modèle moral et physique est‑il toutefois si enviable ? Au-delà de son irréprochable parcours, sainte Philomène agit seule contre tous pour rester fidèle à sa résolution. Ce choix va à l’encontre de la paix de son pays et des prescriptions de l’autorité parentale. À l’inverse d’autres saintes, la solitude de la jeune héroïne marque son histoire. Elle est caractérisée par l’abandon absolu. Nul disciple, nulle famille, nul ami ne la soutient dans ce combat solitaire où seule sa relation personnelle à Dieu permet les triomphes miraculeux, preuves par excellence de sa sainteté. Le récit de vie de sainte Philomène révèle sa marginalité, qui qualifie généralement la sainteté (Delooz, 1962, p. 34).

Littératures orales et pratiques des « temps païens » : le meurtre de ‘Utufēfē

20 Le tertre13 sur lequel a été érigé le sanctuaire de sainte Philomène à Ninive est entouré par un vaste cimetière non défriché datant de la période prémissionnaire. En ce lieu, le récit hagiographique s’associe à des récits oraux qui racontent le meurtre du mangeur d’hommes (kaitagata) ‘Utufēfē. À quelques centaines de mètres, une autre butte était le lieu de résidence de ‘Utufēfē14. Cette mémoire des temps pré-catholiques existe à un

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niveau d’information très localisé. D’après Tismas Heafala, directeur de l’enseignement catholique, ce sont les villageois de Falaleu qui en connaissent et racontent les détails (entretien réalisé le 15/09/2014). À ‘Uvea, une large part de la littérature orale se rapporte à une localité précise. Cette transmission orale participe entre autres à façonner la mémoire des lieux, des généalogies et à organiser la gestion du foncier. En tant que descendants de ‘Utufēfē, la plupart des villageois qui habitent aujourd’hui près de l’ancien lieu de résidence du « mangeur d’hommes » sont particulièrement disposés à énoncer cette mémoire.

21 Excepté le récit du meurtre de l’ancêtre Utufēfē, peu de souvenirs sur ce personnage ont été retenus par les villageois interrogés. L’incertitude et la remise en question de l’existence même de cet ancêtre sont récurrentes. C’est une histoire que l’on entend comme ça. Mais qui sait si elle s’est réellement passée ? Parce que rien n’est écrit […]. On ne connaît pas trop ici l’histoire de ‘Utufēfē. À chaque fois qu’on la raconte, ça se transforme. Pour moi, c’est devenu une légende. Pourtant je prends plaisir à raconter ce qu’on m’a dit (entretien réalisé le 20/09/2014 avec Poncet Uatini).

22 La mémoire des villageois est aujourd’hui marquée par l’ignorance de l’emplacement de sa tombe, à supposer que Utufēfē ait existé. À ‘Uvea, les ancêtres sont omniprésents et interagissent au quotidien avec les vivants. On leur attribue par exemple les problèmes de santé ou les décès. Lors de l’évangélisation, les missionnaires ont nommé l’intégralité des divinités et des esprits par les termes temonio ou tevolo qui sont probablement des substantifs dérivés de « démon » et « devil » (anglais). Renvoyant à l’arrivée du christianisme, ces deux termes engendrent une ambiguïté dans la traduction. En ce qui concerne le rapport entre vivant et mort, les temonio désignent souvent des figures ancestrales qui se manifestent particulièrement la nuit et qui veillent sur les descendants, sans nécessairement porter strictement le sens du terme « démon ».

23 Une première version du récit relatif au meurtre de ‘Utufēfē m’a été contée par Peletusi Uatini15 et une seconde version similaire et complémentaire par Malia Falakika Kolotolu16. Les deux orateurs expliquent que l’assassinat du « mangeur d’hommes » s’est déroulé près de (ou sur) l’emplacement actuel du sanctuaire de sainte Philomène. Selon Malia Falakika Kolotolu, des cérémonies du kava17 et des danses se déroulaient à cet endroit. Une troisième version enregistrée et transcrite par la linguiste Claire Moyse‑Faurie (1999) vient étoffer ce corpus. Il s’agit du récit intitulé ‘Utufēfē ko te kaitagata (‘Utufefe le cannibale), raconté par Aloisio Folovela à Ha’afuasia en août 1999.

24 Répondant aux principes de la littérature orale, ces trois versions oscillent entre une structure et des motifs communs autour desquels les orateurs composent selon les contextes d’énonciation. À partir d’une étude sur les mythistoires tungaru (îles Kiribati, Micronésie), l’ethnologue et historien Jean‑Paul Latouche illustre ce procédé par la métaphore d’un puzzle qui « ferait apparaître peu à peu plusieurs arbres dont les branches, comme dans certains arbres tropicaux, sont si ramifiées qu’elles finissent par s’emmêler intimement, dessinant des zones de chevauchement » (1984, p. 48). Les structures et les intrigues de ces trois récits oraux peuvent être résumées ainsi : « Mangeur d’hommes », ‘Utufēfē désigne ses victimes la veille. Un jour, il annonce qu’il souhaite manger la fille de Faua, nom-titre du chef du village de Falaleu. Or, durant la nuit, Faua était parti rencontrer Pulu’i’uvea18, sur l’îlot19 en face de Aka’aka20, pour lui

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demander de sauver sa fille. À l’aube, cette dernière fut amenée à ‘Utufēfē qui organisa alors une cérémonie du kava, à Ninive. Lorsqu’on leva la première coupe de kava, qui lui était destinée, ‘Utufēfē fut assassiné. Ainsi, la fille de Faua survécut. Sous de multiples variantes, ce récit reste connu et vivant dans les mémoires et correspond généralement au genre narratif du talatuku21(récit historique). Les modalités de réactualisation contemporaine de ce récit sont plurielles. Par exemple, l’énonciation de récits oniriques, dans lesquels cet ancêtre se manifeste aux rêveurs, suscite des discussions au sujet de cette histoire. Récemment, ce mythistoire a été remémoré par une théâtralisation à l’occasion du cinquantième anniversaire du territoire (juillet 2011). Certains villageois de Falaleu ont alors mis en scène le voyage nocturne de Faua avec sa fille pour solliciter le soutien de Pulu’i’uvea.

25 Si les intrigues de ces récits oraux sont analogues, des dissemblances apparaissent. Le nom de la fille de Faua varie : par exemple, ce personnage est parfois nommé HiganoTu’uLotoMotu. De son côté, Peletusi Uatini a ajouté que, pour distraire ‘Utufēfē avant son assassinat, la fille de Faua l’a vivement invité à regarder les fruits d’un paogo22qui s’épanouissaient aux alentours. De plus, dans les récits, le rôle du protagoniste qui sauve la jeune fille diffère. Dans la version contée par Malia Falakika Kolotolu et Nau Uatini, c’est la fille de Pulu’i’uvea, hypothétiquement nommée Fialelei selon Poncet Uatini23, qui sauve la fille de Faua. Or, dans le récit raconté par Aloisio Folovela et recueilli par Claire Moyse‑Faurie en 1999, ce rôle reviendrait aux fils de Pulu’i’uvea, un mariage entre la fille aînée de Faua et le fils aîné de Pulu’i’uvea concluant l’épisode. Par conséquent, si les variantes, nuances et détails sont abondants, le schéma actanciel et la structure des récits étudiés s’avèrent semblables. Les récits se déploient régulièrement autour d’une jeune fille noble et belle destinée à être injustement consommée par un homme de pouvoir. Un adjuvant vient alors lui porter secours, puisque le père de l’héroïne est en position d’impuissance.

26 Ces éléments narratifs manifestent des affinités avec l’hagiographie de sainte Philomène. Les héroïnes des deux récits ont pour attributs la beauté (finemui) et la noblesse. L’intrigue se noue autour d’une union forcée vouée à l’échec où la jeune fille est victime d’un tyran. De plus, la figure paternelle s’avère impuissante à contrer l’adversaire. Rappelons que la faiblesse de son père face à l’empereur Dioclétien contraint Philomène au mariage avec l’ennemi. La succession de miracles accomplis grâce à Dieu lui‑même et ses intermédiaires (anges, Jésus, Marie) retarde le meurtre de Philomène et révèle le soutien divin aux yeux de tous. Si de grandes différences existent, notamment le rôle actif de Philomène par rapport au rôle passif de la victime de ‘Utufēfē, le noyau narratif, les motifs et le schéma actanciel présentent des similitudes étonnantes.

27 Ce recours à l’histoire locale permet de saisir un « ordre » ou une « organisation mentale » dans lequel le culte de sainte Philomène a émergé en s’associant à un lieu et en prenant signification dans un rapport diachronique (Certeau, 1975, p. 177). Le récit du meurtre de ‘Utufēfē s’inscrit dans une perspective téléologique qui annonce, avant l’arrivée des missionnaires, l’avènement du catholicisme, en posant une certaine rupture avec les « temps païens » (temi pagani). À ‘Uvea, ce type de littérature orale n’est pas isolé, car une pluralité de récits des temps anciens (i te temi ‘aia) raconte la fin de pratiques jugées païennes pour correspondre davantage à la vie chrétienne (mā’uli fakakilisitiano). Cette perspective téléologique rejoint les observations et analyses proposées par Françoise Douaire‑Marsaudon :

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Aujourd’hui, les Tongiens, les Wallisiens et les Futuniens non seulement se disent chrétiens mais, ce qui est un peu étonnant, revendiquent le christianisme comme leur religion propre et la source fondatrice de leur culture et de leur histoire (Douaire‑Marsaudon, 2006, p. 128).

28 Le choix de construire ce lieu de culte consacré à sainte Philomène sur le tertre de l’école de Ninive participe à requalifier l’histoire de ce site en associant le récit de la jeune thaumaturge aux histoires locales : d’une part, la présence de monseigneur Bataillon, qui représente le début du catholicisme à ‘Uvea, et, d’autre part, le récit du meurtre de ‘Utufēfē qui valorise l’anéantissement de certaines pratiques qualifiées comme étant païennes. Récits oraux des temps païens et récit hagiographique des temps catholiques semblent ainsi présenter une continuité qui ne peut être pensée en termes d’addition ou de soustraction. Cet aspect téléologique constitue une modalité de réactualisation contemporaine des récits concernant ‘Utufēfē par laquelle les différents récits s’articulent en organisant l’histoire du tertre.

29 L’introduction du culte de sainte Philomène à ‘Uvea s’est réalisée par la fondation du sanctuaire à l’école de Ninive qui prolonge et organise un passé complexe. Toutefois, comment comprendre le succès de cette figure sainte féminine ? L’étude des discours, pratiques et représentations des acteurs permettra de saisir davantage le sens de la production de ce site ainsi que l’expansion de ce culte d’un bout à l’autre de l’île.

Historique de l’introduction du culte de sainte Philomène

30 Le choix d’adopter sainte Philomène comme patronne de l’école de Ninive a été discuté et approuvé par les enseignants de cette école primaire en 2007. Ensuite, un pèlerinage en direction de la ville italienne Mugnano a été réalisé entre fin 2009 et début 2010 avec le père Amasio Fatauli, vicaire général du diocèse de Wallis-et-Futuna, car il s’agit du lieu où ses reliques ont été déplacées et où a été érigé son premier autel. Ce pèlerinage a permis de rapporter une statue à taille humaine de sainte Philomène qui siège aujourd’hui dans le sanctuaire à Ninive.

31 Ancien directeur et instituteur de l’école de Ninive, Setefano Hanisi a tenu un rôle important dans cette démarche. Dans son bureau de directeur, il a éprouvé une attraction irrésistible envers l’image de la jeune sainte. L’hagiographie l’a fasciné. Il suggéra de désigner sainte Philomène comme sainte patronne de l’école. Sa proposition reçut l’approbation de l’ensemble du personnel. S’ensuivit l’organisation du pèlerinage vers Mugnano où la statue, les images et certains objets rituels (comme les cordons et les flacons d’huile bénite24) furent achetés ou obtenus, rapportés et diffusés à ‘Uvea. Depuis lors, le culte de sainte Philomène, célébré chaque 11 août, ne cesse de se répandre.

32 Tismas Heafala rappelle le contexte conflictuel dans lequel le sanctuaire a finalement été construit avec l’appui du curé qui soutenait le choix de l’école (entretien le 15/09/2014). Certains villageois de Falaleu ont pris position contre la construction de cet édifice. Malia Falakika Kolotolu raconte que, à la fin des années 1980, un débat concernait le recouvrement par un dais de la croix que le chef de village de Falaleu souhaitait ériger en mémoire du père Bataillon pour célébrer et préserver ce lieu : Les vieux, les anciens, disaient que c’était une tradition de ne pas recouvrir la croix à Ninive, pour que la pluie descende sur la croix et que la croix disperse les grâces

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sur le pays (fenua) (entretien réalisé avec Malia Falakika Kolotolu le 20/09/2014, traduction proposée par Nau Uatini).

33 Ainsi, la pluie permet d’activer une propriété bénéfique attribuée à la croix, c’est-à-dire la dispersion des grâces sur la terre. En grande quantité, la pluie (‘ua) est « indispensable à la fertilité, à la vie ma’uli du pays […] : la pluie et tous les phénomènes atmosphériques sont de nos jours attribués à Dieu » (Chave‑Dartoen, 2000, p. 442). Dans cette perspective, la croix, hommage respecté envers monseigneur Bataillon, permet de concourir à la fertilité du pays par la médiation de la pluie sous la bienveillance de Dieu.

34 Un des arguments en faveur de la construction de ce lieu de culte repose sur la volonté de prolonger et, bien plus, d’organiser l’histoire : L’endroit où nous nous sommes fixé de construire le sanctuaire, c’est premièrement historique, car c’était la première chapelle de l’île pour nous, c’était la première chapelle catholique, par le père Bataillon avant même d’aller à Lano, avant d’aller ailleurs. Et pour nous, c’est peut-être là où il a passé tout son temps à faire la messe, et donc, pour nous, c’est symbolique. Comme cela se trouvait dans l’enceinte de Ninive, nous nous sommes dit qu’il fallait marquer l’histoire. Puisque ce n’était qu’une petite butte qui allait disparaître avec l’érosion du temps, autant faire quelque chose qui va certainement rester le plus longtemps possible : le petit sanctuaire (entretien réalisé avec Setefano Hanisi le 29/08/2014).

35 L’introduction du culte de sainte Philomène est ainsi directement rattachée au choix de la localisation de cet édifice. Ce choix trouve à la fois un sens symbolique et historique animé par la volonté de « marquer l’histoire », celle du père Bataillon en ce lieu. Une autre histoire associée à cette localité vient alors s’articuler aux récits évoqués. Setefano Hanisi raconte que l’évêque était hébergé à Falaleu25 par le Lavelua 26 Soane Patita Vaimu’a. Or, le père Bataillon était menacé par Palekuaola, frère du « roi ». Ce dernier lui a donc concédé le terrain qui se nomme Ninive depuis cette époque27. Cet exil aurait inspiré au père Bataillon le nom Ninive qui se rapporte, dans la Bible, à une cité que Jonas a convertie, tandis que le nom antérieur du lieu semble avoir été oublié. C’est à Ninive que l’évêque aurait célébré les premières messes à ‘Uvea. Certains récits transmis oralement rapportent que la fille du Lavelua Soane Patita Vaimu’a, qui n’était autre que la future « reine » Amelia Tokagahahau, serait venue secrètement apporter des vivres au père Bataillon et aux missionnaires. Le rôle important de cette « reine » durant son règne ne peut être ignoré, à la fois pour la demande du protectorat (1886) et pour le code établi par le père Bataillon (Angleviel, 1994). Cette histoire locale, qui se rattache précisément à la mémoire du site établi à Ninive, dessine des correspondances avec le récit du meurtre de ‘Utufēfē et avec l’hagiographie de sainte Philomène. La figure féminine et valeureuse de la jeune « reine » rappelle les figures splendides et nobles de sainte Philomène et de la victime de ‘Utufēfē. Dans ce récit, le personnage de la future « reine » participe également à instituer le catholicisme sur l’île tout en façonnant la chronique du tertre sur laquelle la croix et le sanctuaire coexistent28.

36 De plus, sainte Philomène, interlocutrice privilégiée des enfants, trouve une place de premier choix dans le contexte de l’école primaire : J’ai expliqué que sainte Philomène, d’après son histoire, a été martyrisée à treize ans, et que treize ans, c’est relativement proche de l’âge des grands élèves de Ninive et qu’il était pour moi normal que l’on prenne un enfant comme patron ou patronne des enfants de l’école de Ninive (entretien réalisé avec Setefano Hanisi le 29/08/2014).

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37 Si le sanctuaire trouve un sens particulier en étant localisé dans l’école de Ninive, le culte ne saurait se restreindre ni aux enfants ni aux adultes de cette structure scolaire. La décision de maintenir l’enceinte de l’école constamment ouverte répond à la volonté de le rendre accessible à tous : Le sanctuaire de sainte Philomène à Ninive est ouvert à tout le monde, sans exception, et 24 h/24 […]. Quand vous souhaitez venir ici, venez au moment où vous voulez venir, le matin, le midi, le soir, à minuit, comme vous voulez. Le portail que vous voyez restera toujours ouvert tant que Philomène est là. C’est pour cela que, comme tu l’as vu, l’école possède un portail, mais ouvert. Les gens se demandent pourquoi on a construit une clôture, on a fait une clôture pour les enfants, pour protéger les enfants (entretien réalisé avec Setefano Hanisi le 29/08/2014).

38 Même si cet édifice chrétien est localisé à Ninive et si les adultes l’ont fondé en pensant aux enfants, cette stratégie exprime la volonté d’étendre ce culte au plus grand nombre de pratiquants possible. Plus précisément, à ‘Uvea, l’extension du culte repose en partie sur la relation entretenue entre la sainte et les familles des pratiquants. Souvent, cette figure féminine trouve une place au sein des familles dans lesquelles chaque membre construit avec elle une relation qui se décline en termes de parenté selon sa classe d’âge. Sainte Philomène peut être une amie, et/ou une grande sœur pour les enfants, ou encore une « petite sœur » pour certains adultes ou adolescents.

39 Sainte Philomène est un saint patron fédérateur, contrairement aux autres saints patrons de l’île qui sont souvent associés aux districts ou à des identités villageoises spécifiques. Notons à cet égard que le culte s’est développé à partir de 2007 dans un contexte conflictuel. L’année 2005 est marquée par une crise importante qui agite encore l’île aujourd’hui et divise certaines familles. Lors de cette crise, une scission a scindé la chefferie entre les représentants coutumiers étiquetés comme « pro-palais » et ceux qualifiés de « rénovateurs » non reconnus par les institutions républicaines françaises. Or, l’iconographie de sainte Philomène peut être présente à la fois dans les foyers « rénovateurs » et « pro-palais ». En ce sens, sainte Philomène constitue une figure atypique et unificatrice dans une situation de crise morale, politique et sociale. Pour autant, comment expliquer la diffusion rapide et étendue de ce culte qui valorise l’enfance, la jeunesse et la féminité ?

Le succès du culte de sainte Philomène : diffusion, pratiques et représentations

40 À ‘Uvea, les références iconographiques et scripturales constituent des sources qui sont reconnues comme faisant autorité pour ceux qui pratiquent le culte de sainte Philomène. Le rapide succès de ce culte doit beaucoup aux photocopies de ces sources, outil essentiel de diffusion massive. L’ouvrage qui circule considérablement grâce aux photocopies s’intitule Sainte Philomène. La « chère petite Sainte », traduit du livre Philomena The Wonder‑Worked (1993) écrit par le révérend père Paul O’Sullivan. De plus, les distributions d’iconographies dupliquées ont aussi largement contribué à l’extension de ce culte.

41 Les miracles obtenus par l’intercession de sainte Philomène fascinent de nombreux lecteurs. Une amie m’expliquait : « c’est son histoire qui nous a séduits, puis ses miracles ». Si les photocopies de l’hagiographie sont rangées dans les tiroirs, les images (fakatātā) de sainte Philomène, qui ont fait l’objet d’une duplication et d’une

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distribution considérable, sont exposées dans les maisons des pratiquants. Ces dernières sont souvent juxtaposées sur les autels situés dans les maisons, près des statues ou des images du Christ et de la Vierge. Ces illustrations se trouvent parfois affichées dans d’autres parties de la maison, comme sur une porte ou en hauteur sur les murs. Elles peuvent aussi être glissées dans les porte-monnaie ou dans les sacs. Les offrandes régulièrement utilisées pour célébrer sainte Philomène sont les fleurs, sous forme de colliers (kahoa) ou de bouquets. De ce fait, les iconographies de sainte Philomène tiennent une place d’exception, en comparaison des autres saints patrons qui bénéficient rarement d’une telle visibilité.

42 Un portrait de sainte Philomène avec l’ensemble de ses attributs (couronne, couleur rouge, flèches, rameau) est très commun à ‘Uvea29. La beauté de son apparence est soulignée et estimée par les pratiquants.

43 Un second portrait prisé la représente les mains jointes, couronnée d’une auréole symbolisant sa sainteté. La simplicité de cette représentation valorise l’enfance, la sagesse et l’innocence de sainte Philomène.

Photo 3

La simplicité, la jeunesse et l’innocence caractérisent sainte Philomène sur cette iconographie (portrait) © Alice Fromonteil

44 Traitées avec grand soin, ces images sont considérées et respectées pour leur efficacité. Comme le développe Paul O’Sullivan (2002), la présence de la sainte peut s’y manifester par des signes magiques. Lorsque, par exemple, son regard prend vie ou que l’éclat des couleurs gagne en intensité.

45 À ‘Uvea, la relation qui se tisse et se construit au quotidien avec sainte Philomène résulte donc des moyens de communication mis en œuvre pour diffuser ses images et

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son récit hagiographique. Sa jeunesse, sa beauté et son pouvoir de thaumaturge séduisent et entraînent la notoriété de ce culte. Honorer et prier sainte Philomène avec régularité permet de bénéficier de sa protection au quotidien et dans chaque situation périlleuse. Plus précisément, associée à l’espoir et à la jeunesse, sainte Philomène aide notamment les femmes à enfanter et les élèves à réussir à l’école.

46 Sainte Philomène représente un espoir dans la mesure où le vieillissement de la population et le taux d’échec scolaire préoccupent les insulaires. En 2008, « la baisse de la natalité et l’émigration des jeunes provoquent un vieillissement de la population : la part des moins de 20 ans s’élève à 41 % » (Rivoilan et Broustet, 2011). Le dernier recensement réalisé en 2013 montre que, caractérisée par la diminution du nombre de jeunes de 20 à 34 ans et celle du nombre de naissances, la baisse de la population s’intensifie, car le territoire a perdu 2 750 personnes depuis 2003, soit 18 % de sa population (Sourd, 2014). Les jeunes quittent l’archipel pour la Nouvelle-Calédonie ou la métropole afin de faire des études supérieures30 et de trouver du travail. De plus, le taux élevé d’échec scolaire, notamment dans le cursus des études supérieures, est inquiétant : En 2009 [en Nouvelle-Calédonie], 54,1 % des Européens ont le bac, contre 12,5 % des Kanak et 14,2 % des Wallisiens et Futuniens. Dans l’enseignement supérieur, le constat est encore plus sévère : un jeune Européen sur deux est diplômé de l’enseignement supérieur, contre un sur vingt dans les communautés kanak ou wallisienne (Rivoilan et Broustet, 2011).

47 Les départs des jeunes, la baisse du taux de natalité et les échecs scolaires sont des inquiétudes majeures à ‘Uvea. Elles questionnent directement l’avenir de la société, de la « coutume » (aga’i fenua)31, de l’histoire, de la langue uvéenne (faka’uvea) et des savoir‑faire. Ces préoccupations apparaissent dans les discours des représentants coutumiers, des enseignants ou encore dans certains poèmes contemporains.32 Devant le spectacle des demeures laissées à l’abandon par les émigrés, apparaissent les souvenirs regrettés des familles nombreuses et de la jeunesse qui animait la vie insulaire il n’y a pas si longtemps.

48 En conséquence, les symboles de la jeunesse, de l’enfance, de la fertilité et de la réussite scolaire véhiculés par sainte Philomène font écho à des problématiques actuelles. Les miracles accomplis par la jeune thaumaturge semblent réunir un grand nombre de pratiquants à une heure où l’île doit faire face à de sérieux défis.

Conclusion

49 Le sanctuaire principal de sainte Philomène à Ninive se conjugue au présent et contribue à façonner l’histoire de ce lieu de culte à travers un télescopage spatial et temporel. Les trois indices historiques déchiffrés sont agencés selon une gradation chronologique visible : le tertre, la croix puis le sanctuaire. Le tertre renvoie aux récits du meurtre de ‘Utufēfē qui se réfèrent aux temps païens et se transmettent particulièrement aujourd’hui à un niveau d’information local, celui de Falaleu. L’étape de monseigneur Bataillon à Ninive, commémorée par la croix, se rapporte à l’histoire insulaire de l’évangélisation tout en étant plus précisément rattachée à l’histoire villageoise de Falaleu. Enfin, le sanctuaire marque l’introduction du culte voué à la jeune thaumaturge dont les symboles de la jeunesse, de la fécondité, de la réussite

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scolaire et de l’espoir semblent répondre à certains enjeux contemporains de l’archipel et tend à concerner le plus grand nombre de pratiquants.

50 L’imbrication de ces trois strates informe sur les changements historiques majeurs de ce lieu, et plus largement de l’île, en renvoyant à la période prémissionnaire, à l’arrivée du catholicisme puis à l’expansion du culte de sainte Philomène au début du XXIe siècle. Les récits recueillis associés à ces phases participent à façonner la mémoire du lieu et s’inscrivent dans une perspective téléologique en annonçant l’avènement du catholicisme. Les parallèles établis entre les motifs du récit hagiographique et des récits oraux spécifiques à cette localité dessinent un jeu d’emboîtement qui semble s’articuler singulièrement autour de figures féminines jeunes, nobles et héroïques (la noble et belle victime de ‘Utufēfē, la « reine » Amelia dans sa jeunesse et la vertueuse princesse Philomène). À ‘Uvea, le succès du culte de sainte Philomène s’exerce avant tout par l’enracinement progressif de son histoire (sa biographie, l’émergence de son culte et son introduction sur l’île) avec celle du tertre sur lequel le premier sanctuaire a été édifié. Par cet ancrage, au même titre que les récits oraux de la jeune « reine » Amelia ou de ‘Utufēfē, l’histoire de sainte Philomène fait partie des récits locaux qui, à ‘Uvea, sont emblématiques de Ninive.

51 Cette étude souligne la malléabilité incessante de formes narratives diverses et leurs entrelacements possibles en révélant que le récit hagiographique n’est en rien un genre isolé, imperméable, confiné au domaine de l’écriture et résolument étranger. À la croisée des réactualisations contemporaines des récits recueillis, l’histoire de sainte Philomène peut être lue, contemplée, regardée ou écoutée, tout en s’articulant à la littérature orale relative au tertre de l’école de Ninive. L’ensemble de ces récits manifeste des correspondances et tisse un fil d’Ariane pour orchestrer les histoires, les pratiques et les représentations associées à ce lieu.

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NOTES

1. Liste des caractères phonétiques spéciaux, employés en langue wallisienne : - ē : noté par un macron ou tiret suscrit, cet accent indiquant la longueur vocalique sur les voyelles (le nom du personnage Utufēfē) ; - ā : (comme ē) même accent macron indiquant la longueur vocalique sur les voyelles (par exemple le terme fakatātā) ; - ‘ : coup de glotte, noté par une apostrophe (comme le nom de l’île ‘Uvea). 2. Wallis est le nom attribué à un archipel abordé le 16 août 1767 par le capitaine anglais Samuel Wallis et son équipage. « C’est ainsi que cet archipel est désormais connu en Occident, mais pour la société qui s’y est développée et pour les sociétés environnantes, Wallis s’appelait et s’appelle encore Uvea » (CHAVE-DARTOEN, 2000, p. 11). Dans cet article, j’ai choisi de désigner cette île ‘Uvea, terme par lequel les Wallisiens la nomment en langue vernaculaire (faka’uvea). L’orthographe appliquée à ce nom, ‘Uvea, précédé d’un coup de glotte, suit les conseils de Kimi Seo, ancien professeur de langue uvéenne, qui m’a considérablement soutenue et aidée tout au long des terrains réalisés. 3. Pour ces noms propres, j’ai suivi l’orthographe proposée par Virginie TAFILAGI (2004, p. 28). 4. « À Futuna, comme à Wallis un peu plus tard, la nouvelle de l’assassinat du prêtre déclencha parmi la population un mouvement généralisé de crainte de représailles (par les autorités françaises) et les habitants se convertirent en masse » (DOUAIRE‑MARSAUDON, 2006, p. 129). 5. Ces minorités sont désignées par le terme lotu mavae, signifiant littéralement « religion séparée ». Autrement dit, il s’agit des religions qui s’écartent de l’église officielle. Ces groupes religieux présentent généralement une mise en retrait par rapport aux contraintes coutumières (TALATINI, 2004, p. 48-50). 6. Après avoir guéri miraculeusement à Mugnano en 1835, Pauline Jaricot fait connaître à Jean‑Marie Baptiste Vianney les vertus de sainte Philomène. 7. Citons à titre d’exemple l’école Sainte‑Philomène à Toulon. 8. En raison de l’importance du culte de sainte Philomène à l’époque, les retours des lecteurs exercèrent une pression collective qui contraignit Balzac à changer le nom de Philomène par Rosalie. Il prétexta un anachronisme : « Nous n’ignorons pas que le culte de sainte Philomène n’a commencé qu’après la Révolution de 1830 en Italie. Cet anachronisme, à propos du nom de Mlle de Watteville, nous a paru sans importance ; mais il a été si remarqué par des personnes qui voudraient une entière exactitude dans cette histoire de mœurs, que l’auteur changera ce détail aussitôt que faire se pourra » (BALZAC, 1976, p. 1535). Suite à cette modification onomastique, l’écrivain supprima ce fragment dans l’édition définitive : « De là le nom de Philomène imposé à sa fille, née en 1817, au moment où le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans les commencements on ne savait pas à quel sexe appartenait ce squelette, devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un étendard pour l’ordre des Jésuites » (BALZAC, 1976, p. 1510). 9. L’identité de la personne qui a reçu cette révélation est passée sous silence. L’histoire de sainte Philomène est narrée au style direct. Par cette technique d’écriture, les paroles prononcées par la jeune thaumaturge semblent être directement restituées et données à entendre.

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10. L’ancre constitue un emblème d’espérance, le lys, un emblème de la pureté et la palme, un emblème du triomphe des martyrs (O’SULLIVAN, 2002, p. 8).

11. D’après Paul O’SULLIVAN (2002, p. 74), trois révélations identiques validèrent l’hagiographie de sainte Philomène. 12. Cette image est par exemple présente sur la page d’un blog (URL : http:// imagessaintes.canalblog.com/archives/2007/11/28/7049600.html, consultée le 29 février 2016) 13. Autrefois, les sépultures étaient des tertres (recelant une chambre funéraire) portant des maisons de culte (Bataillon, 1841). 14. Selon Peletusi Uatini, le lieu de résidence de ce « mangeur d’hommes » se nomme Talasiu : « ko Talasiu ko te nofo aga o te tagata ne’e ina kai te haha’i » (entretien réalisé le 24/04/2014). Les habitants des environs se souviennent des fouilles archéologiques menées par Daniel Frimigacci à cet endroit. 15. Récit raconté par Peletusi Uatini à Falaleu le jeudi 24 avril 2014, accompagnée par Fiatoga Saliga, transcrit et traduit à l’aide de Sailasa Maukava en décembre 2014. 16. Récit raconté par Malia Falakika Kolotolu à Falaleu le samedi 20 septembre 2014, avec Nau Uatini, transcrit et traduit par Nayla Takatai en octobre 2014. 17. « Le kava est une plante (Piper methisticum) dont la racine broyée et mélangée à de l’eau donne un breuvage distribué suivant des modalités qui dépendent du statut et de la position sociale des participants. Lors de la cérémonie “royale”, le plant de kava représente le “pays” fenua face au “roi” […]. Cérémonie du kava et “royauté” sont liées si étroitement que les Wallisiens expliquent l’une par l’autre » (CHAVE‑DARTOEN, 2002, p. 644). Ajoutons que, dans le récit recueilli par Claire Moyse‑Faurie, l’auteur Aloisio Folovela ne précise pas l’emplacement exact du lieu où se déroule la cérémonie du kava. 18. À ‘Uvea, la chefferie, « organisée autour du “roi” (hau), comprend six “conseillers” (‘aliki fa’u), un chef de guerre (Pulu’i uvea) et vingt chefs de village (pule kolo). Un représentant du “roi” (fai pule) dans chacun des trois districts et quatre “maîtres d’œuvre” (lagi aki) par village » (CHAVE‑DARTOEN, 2002, p. 637). Aujourd’hui, le Pulu’i’uvea est responsable de l’ordre public. 19. L’îlot en question, situé à l’est de l’île, est certainement Kaviki selon les récits à l’étude. 20. Village situé dans le district central Hahake. 21. Littéralement, talatuku signifie « le dire que l’on a laissé » ou « la parole qui perdure ou reste ». 22. En langue uvéenne, le paogo désigne l’arbuste nommé pandanus aux racines adventives dirigées vers le sol. Les fruits sphériques sont garnis de nombreuses drupes agglomérées. Les graines odorantes, rouge orangé une fois mûres, entrent dans la composition des colliers. 23. À cet égard, de nombreux récits existent au sujet de la présence de Fialelei sur l’îlot Luaniva, situé près de l’îlot Kaviki à l’est de l’île. Très moqueuse, Fialelei peut se transformer en chat ou tirer la langue pour faire fuir les poissons des pêcheurs, égrenant inlassablement son rire facétieux. Elle peut provoquer la mort de quiconque lui manque de respect (par exemple en prononçant des injures).

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24. « L’huile qui brûle devant la Chasse de sainte Philomène dans le Sanctuaire de Mugnano del Cardinale est fréquemment utilisée pour les maladies. Certains se frottent les yeux et recouvrent la vue ; d’autres les jambes et retrouvent des forces ; d’autres les oreilles et recouvrent l’ouïe » (O’SULLIVAN, 2002, p. 83). 25. Plus précisément, en bord de mer là où se trouve aujourd’hui la chapelle de Falaleu. Ce lieu est nommé Taumata. 26. « La chefferie est aujourd’hui couronnée par un “roi”, terme par lequel les missionnaires ont traduit le mot hau. Le roi porte le titre de Lavelua » (DOUAIRE‑MARSAUDON, 2006, p. 89). 27. Par ces quelques lignes, monseigneur Poncet fait certainement mention de cet épisode : « Revenu à Falaleu, il [le père Pierre Bataillon] demeure dans une case à l’intérieur des terres, assez loin de la mer afin d’être à l’abri des extravagances de Palekuaola. Il put y célébrer la messe à partir du 4 février 1838 » (PONCET, p. 22). 28. Setefano Hanisi explique également que le père Pierre Bataillon a d’abord converti les habitants de l’île, exceptés ceux de Falaleu (village du Lavelua), puis les villageois de Falaleu et enfin le Lavelua Soane Patita Vaimu’a (entretien réalisé avec Setefano Hanisi le 29/08/2014). 29. Elle est par exemple présente sur la page d'un blog (URL : http:// imagessaintes.canalblog.com/archives/2007/11/28/7049600.html, consultée le 29 février 2016) 30. Le territoire assure la scolarité jusqu’au baccalauréat. 31. Littéralement, aga’i fenua veut dire « comportements du pays » et désigne « l’intégralité du mode de vie des Uvéens, c’est‑à‑dire la culture du pays qu’est Uvea ». Dans la vie quotidienne, ce terme signifie coutume et « s’applique aux échanges cérémoniaux lors des mariages, des premières communions et des deuils et surtout au Lavelua et à la chefferie » (TAFILAGI, 2004, p. 30‑31).

32. À l’image des poèmes composés par Virginie Tafilagi (TUI et HUFFER, 2004, p. 5).

RÉSUMÉS

À ‘Uvea (Wallis, Polynésie), le culte de sainte Philomène connaît un succès remarquable depuis 2007. Érigé sur un tertre à l’intérieur d’une école, le sanctuaire principal se trouve sur un site historique singulier. D’une part, ce sanctuaire a été construit autour d’une croix commémorant la présence de monseigneur Bataillon, premier évêque de l’île. D’autre part, cet édifice se dresse au cœur d’une zone d’ombre qui abrite des tombes appartenant au temps « païen » dont la mémoire se transmet à travers des récits oraux. Cette étude interroge l’émergence du culte de sainte Philomène à partir de l’articulation entre l’hagiographie et les récits locaux. Le culte de cette figure féminine prolonge et organise un passé complexe, tout en répondant à certains enjeux contemporains de l’île.

In ‘Uvea (Wallis, Polynesia), the worship of saint Philomena has been remarkably successful since 2007. Set up on a hillock inside a school, the main sanctuary is located on an

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unconventional historic site. On the one hand, this sanctuary was built around a cross commemorating the presence of Bishop Bataillon, first bishop of the island. On the other hand, this building is located in an area where many graves pertaining to « heathen » times are situated. Memory of this period is passed on through oral narratives. This study questions the emergence of the worship of saint Philomena, through the relationship between the hagiography and the local history. The worship of this female figure extends and organizes an otherwise complex past, while answering some contemporary concerns and stakes on the island.

INDEX

Mots-clés : sainte Philomène, saint patron, culte, hagiographie Index géographique : Polynésie occidentale, ‘Uvea Keywords : saint Philomena, patron saint, western Polynesia, ‘Uvea, worship, hagiography, oral literature, religious history, anthropology Thèmes : littérature orale, histoire religieuse, anthropologie

AUTEUR

ALICE FROMONTEIL

CREDO (UMR 7308, Aix‑Marseille Université, EHESS, CNRS)

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Héros de légende, héros de culte : la fabrique populaire du récit Ikotofetsy et Imahaka, deux célèbres personnages malgachesIkotofetsy and Imahaka, two famous Malagasy characters Heroes of legend, heroes of cult: the popular craft of tales.

Delphine Burguet et Malanjaona Rakotomalala

1 Chez les Malgaches, bien que les contes (angano, tapasiry…) soient reconnus comme des mensonges1, ils sont, en général, un prétexte pour tirer des leçons de vie. Si certains récits font un usage poussé du merveilleux et du magique, d’autres sont cependant à la frontière du réel, à tel point que les Merina (population originaire de la région de Tananarive) préfèrent les classer parmi les tantara lovan-tsofina, « histoires héritages des oreilles », ou tout simplement tantara, « histoires », comme pour dire qu’ils comportent une part de vérité événementielle. Parmi ces « histoires » figure, par exemple, celle de Ranoro, une dame qui préféra disparaître dans un lac à la suite de la trahison de son mari (Rakotomalala et al., 2001, p. 435-452) : les narrateurs ne disent pas qu’elle s’est suicidée ou noyée, on croit qu’elle est « encore là » (mbola ao), vivante, à l’endroit où elle a choisi de disparaître, devenu désormais lieu de culte, d’invocation non pas de son esprit, mais de sa personne. On ne dit pas alors anganon-dRanoro, « conte de Ranoro » — ce qui serait presque un blasphème aux yeux de ceux qui lui rendent un culte —, mais tantaran-dRanoro, « histoire de Ranoro ». Comme pour matérialiser davantage la véracité du récit, la tombe présumée d’Andriambodilova, son mari — donc un monument visible —, située sur une colline, près de la capitale, est devenue, elle aussi, un lieu de culte (ibid.).

2 En s’éloignant de la capitale, à soixante-dix-sept kilomètres au nord-ouest, au lieu-dit d’Ambohidambinanana, un peu à l’écart d’une route nationale, dans le district merina dit du Vonizongo, on retrouve les tombes présumées de deux célèbres personnages de la littérature orale malgache : Ikotofetsy, « Le-garçon ou le petit-malin », et Imahaka, « Celui-qui-est-capable-de-prendre »2, deux compères inséparables qui passaient leur temps à transgresser les règles morales et les lois sociales. Il est vrai qu’ils étaient des hors-la-loi, mais ils font, eux aussi, l’objet d’un culte. On utilise indifféremment à leur

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égard les expressions anganon’Ikotofetsy sy Imahaka, « conte d’Ikotofetsy et Imahaka », ou tantaran’Ikotofetsy sy Imahaka, « histoire d’Ikotofetsy et Imahaka ». Les adeptes de leur culte préfèrent évidemment la seconde expression, d’autant plus que le merveilleux comme le magique sont totalement absents de leur histoire : tout y paraît réel, inspiré des scènes du quotidien rural malgache. De plus, la présence matérielle de leurs présumées tombes va à l’encontre du fictif. Les pages qui suivent exposent la mutation de leur légende en histoire et le procédé par lequel les Malgaches la mettent en scène dans le cadre du religieux. Effectivement, le contexte socio-économique actuel que traversent les Malgaches favorise, en Imerina, l’entretien, voire la réactualisation des légendes qui, pour certains, ne relèvent pas du tout de la fiction, tandis que d’autres les considèrent comme faisant partie d’un folklore juste bon pour amuser les enfants.

Des personnages entre fiction et réalité

3 Le district du Vonizongo actuel, là où se trouvent les tombes présumées d’Ikotofetsy et Imahaka, est compris dans l’Imerina, territoire des Merina. Le fait que nos deux héros y soient enterrés ne permet pas de dire cependant qu’ils en étaient originaires. En effet, ici et là, en Imerina, on retrouve des tombes d’individus non originaires de la région ; il existe même des lieux-dits portant le nom d’Ampasambahiny, « Au-cimetière-des-étrangers », c’est-à-dire des non originaires des localités dans les alentours desquelles se trouve le cimetière. Cependant, la localisation des tombes d’Ikotofetsy et Imahaka dans le Vonizongo semble sous‑entendre qu’ils seraient morts dans la région et, donc, qu’ils y auraient commis au moins une partie de leurs méfaits. À vrai dire, ils n’y sont pas enterrés, raconte un notable des lieux, mais ce sont leurs parents qui y sont ; la légende est « fabriquée » juste pour attirer des gens, poursuit-il, et ce sont surtout les jeunes de la capitale qui viennent sur les lieux chaque lundi de Pâques (Rabenaivo, 2006). Le site est-il donc devenu un simple lieu touristique ? Nous n’y croyons pas, car les présumées tombes d’Ikotofetsy et Imahaka seraient, selon le même notable, des lieux de pèlerinage de bandits notoires : ceux-ci y viennent pour faire des rituels quémandant la bénédiction des esprits des deux célèbres compères, pour qu’ils les aident à commettre des actes défiant les règles morales et les lois sociales, comme eux‑mêmes l’ont fait dans les temps anciens.

4 Un autre détail que l’on devrait savoir dans le cadre de cette étude est que vers la fin du XVIIIe siècle, le Vonizongo était encore rattaché au royaume sakalava, celui de l’ouest et du nord-ouest de Madagascar, lequel avait été dirigé par une puissante royauté. Sur les cartes relativement anciennes, les limites du royaume sakalava ne se trouvaient qu’à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Tananarive. Actuellement, bien que le Vonizongo fasse partie du territoire des Merina, certains groupes autochtones de la zone se considèrent encore comme Sakalava (Rakotomalala, 1980). On peut donc supposer qu’Ikotofetsy et Imahaka ont évolué, au moins, en pays sakalava, dans l’ancien Vonizongo, là où ils sont enterrés.

5 Qu’évoque l’association des personnages d’Ikotofetsy et Imahaka au Vonizongo ? L’explication se trouverait peut-être dans le caractère conféré aux habitants de la région avant son rattachement à la royauté merina.

6 Il est nécessaire de savoir que le royaume merina comprenait six « districts », dont le Vonizongo, une zone de transition entre l’Imerina et le royaume sakalava. La gestion de la zone n’était pas facile, car, en cas de soulèvement, les gens du Vonizongo avaient

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comme alliés « naturels » les redoutables Sakalava… parce qu’ils étaient Sakalava, situation que redoutaient les dirigeants de la royauté merina. On peut lire dans le recueil de traditions historiques du père Callet (ibid., p. 844) :

Vonizongo fony izy mbola tsy voa vory n’Andrianampoinimerina nanao taratra ; tao nisehoany ny ody mahery betsaka fa akeky ny Sakalava […] ; mahery vava, manao taratra, manao tadilava.

À l’époque où [le roi merina] Andrianampoinimerina ne l’avait pas encore conquis, le Vonizongo pratiquait le taratra3 ; c’est de là que provenaient plusieurs puissants charmes [c.-à-d. mortels], puisque le pays était proche du Sakalava […] ; virulents dans leurs propos, faiseurs de taratra , faiseurs de tadilava4 [tels étaient les Vonizongo]5.

7 Au XIXe siècle, la région était « loin du roi ou de la reine » (lavitra andriana), c’est-à-dire « loin du pouvoir central » ; « ny tany lavitra andriana lava volo » (un territoire loin du roi ou de la reine demeure inculte), dit un adage. Par son éloignement de Tananarive, siège du pouvoir central, bien que celui-ci y ait installé des représentants, il n’était pas facile d’appliquer les lois convenablement dans le Vonizongo. Le « district » jouissait alors d’une certaine autonomie6. Nous ne pensons donc pas que le choix du Vonizongo pour situer les tombes d’Ikotofetsy et Imahaka soit anodin : cette région était celle des hors- la-loi, des réfractaires à l’ordre émanant « d’en haut ». Rabedimy écrit (1980, p. 115) : Les personnages Ikotofetsy et Imahaka sont intégrés dans le système qu’ils vivent quotidiennement. Mais ils défient ce système social, ses règles coutumières, ils commettent des actes […] abominables. Leurs supercheries sont un moyen de révolte contre le système établi qu’ils refusent. […] Leur volonté de transgresser les coutumes est un acte de révolte.7

8 Le choix du Vonizongo, ancien pays sakalava devenu merina, expliquerait aussi peut- être qu’on connaisse l’histoire d’Ikotofetsy et Imahaka surtout dans le Centre (dont l’Imerina) et l’Ouest (le Sakalava). Rabedimy (ibid.) ajoute qu’on raconte aussi leur histoire dans le Sud de Madagascar8. Il est fort possible cependant que celle‑ci ait été exportée de l’Imerina par les migrants merina9 et aussi et surtout par le biais de l’enseignement, entre autres, au travers du célèbre manuel scolaire bilingue de Carle, Joies et travaux de l’île heureuse, traduit en malgache sous le titre Eto Madagasikara, Nosy malalantsika (ici, à Madagascar, notre île bien-aimée), utilisé à l’époque coloniale et encore aux premières années de l’indépendance, manuel qui comprenait, entre autres, l’épisode de la rencontre d’Ikotofetsy et Imahaka. Plus tard, entre autres supports, des bandes dessinées malgaches et un dessin animé10 reproduisent leur histoire ; des chanteurs de musique traditionnelle, dont le groupe betsileo de Maurice Razafy, chantent aussi Ikofetsy et Imahaka11, puis, vers la fin des années 1980, le groupe de rock malgache, les Iraimbilanja, originaire d’Ambohitromby, un village proche des tombes présumées de nos deux héros, connut un succès avec le titre Ikotofetsy sy Imahaka (Ikotofetsy et Imahaka)12.

9 Remarquons enfin que l’absence de localisation précise des lieux d’évolution et du statut social des personnages – étaient-ils des princes, des hommes libres, des esclaves ? – peut être considérée comme un des traits qui différencie l’histoire d’Ikotofetsy et Imahaka de celles des autres personnages des légendes merina, trait qui rapprocherait leur histoire des contes. Pour comparaison, les narrateurs disent, par exemple, que Ranoro et son mari étaient des princes ayant résidé à Anosisoa, un quartier de Tananarive13 ; que le géant Rapeto, dont on trouve ici et là des traces de pas gigantesques, souvent sur des rochers, habitait, dit-on, le village qui porte son nom

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(Ambohidrapeto, « Au village de Rapeto »)… Dans les contes malgaches, on n’a de repère, ni de lieu – une histoire aurait pu se passer n’importe où – ni de temps ; le narrateur se limite à dire au début du récit : « Taloha ela be, hono… » (Il y a fort longtemps, dit-on)… formule qu’on ne retrouve pas dans l’histoire d’Ikotofetsy et Imahaka : pour nos deux compères, l’histoire commence, en général, par : « Niainga, hono, Ikotofetsy sy Imahaka, indray andro… » (Un jour, Ikotofetsy et Imahaka étaient ensemble, dit-on…).

La légende devient histoire

10 Il est vrai que les actes des deux lascars sont moralement et socialement répréhensibles, mais presque toutes les versions, racontées ou chantées, font abstraction de ce « détail ». Les narrateurs et les chanteurs insistent plutôt sur le côté amusant, à tel point que les auditeurs en redemandent : Tantarao indray ! Tantarao indray ! (Raconte encore ! Raconte encore !), entend‑on dans la chanson des Iraimbilanja. La légende d’Ikotofetsy et Imahaka comprend effectivement plusieurs épisodes. Ferrand (1893) en a recueilli et traduit une vingtaine, depuis leur rencontre jusqu’à leur mort, tandis que dans le célèbre recueil Anganon’ny ntaolo, nous n’en avons que treize (Dahle, 1971, p. 39-53). En réalité, un narrateur ne peut débiter d’un seul trait l’ensemble : cela pourrait demander des heures… en supposant qu’il connaisse tous les épisodes.

11 Nous ne pouvons pas reproduire ici tous les épisodes14. Retenons tout simplement que le plus connu est la rencontre des deux lascars en route vers un marché (Ferrand, 1893) : “Où vas-tu [dit Imahaka] ?” “Je vais vendre ce coq, répondit l’autre.” “Moi, je vais vendre une bêche, reprit le premier.” “Eh bien, dit Ikotofetsy, troquons mon coq contre ta bêche.” (Coq et bêche étaient enfermés dans un panier.) L’échange se fit incontinent et les deux marchands retournèrent chacun chez soi. En ouvrant le panier, le coq se trouva être un corbeau qui s’envola, et la bêche, une bêche en argile. Nos deux compères qui avaient eu l’idée de se tromper l’un l’autre se mirent à se rechercher pour se lier par le serment de sang15.

12 Sans aucun doute, ce premier épisode relate une « simple » arnaque, que l’on pourrait lire dans la rubrique des faits divers. Mais plus on avance dans l’histoire des deux compères, plus leurs actes sont violents. Qui aurait l’idée de pousser son ami proche à commettre l’inceste ? Qui oserait voler les moutons d’une vieille femme, alors qu’elle a offert l’hospitalité ? C’est une inversion des valeurs sociales, que l’on retrouve dans les contes de l’Enfant Terrible de l’Afrique de l’Ouest, un personnage qui se caractérise par un comportement « antinormes ». On peut reprendre les propos de Calame‑Griaule à ce sujet qui parle d’une « véritable “inversion” des valeurs sociales : respect des parents, respect de l’autorité du chef, respect de la hiérarchie des générations, respect des biens matériels et des nourritures, respect de la vie humaine et de la fécondité, reconnaissance des bienfaits, sont successivement tournés en dérision » (1980, p. 247). La ruse est aussi le fil conducteur des contes du Décepteur, toujours en Afrique, étudiés par Paulme (1975).

13 La liste des actes moralement et socialement répréhensibles de nos deux lascars est longue pour être citée ici. Ferrand (1893) pense qu’Ikotofetsy et Imahaka sont « des

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voleurs ordinaires, spirituels quelquefois, lâches et bas toujours, et sans ce côté généreux et chevaleresque qui nous rend parfois sympathiques nos légendaires bandits d’Europe. Cartouche et Mandrin, Robin Hood ou Rob Roy, n’auraient certainement pas tué et emporté les quelques moutons de la vieille pauvresse qui leur eût donné l’hospitalité. » En effet, ces bandits européens bénéficient d’une bienveillance populaire dans leur pays respectif. L’intérêt provient de cette fascination pour la supercherie et la tromperie en bande organisée, mais surtout de la reconnaissance du bandit comme figure positive de héros, martyr du pouvoir royal car, pour Cartouche et les autres, il s’agissait de régler des injustices sociales au profit du peuple. Ainsi, le « bandit social », « héroïsé » se met au service des petites gens, ce qui fabrique la figure bienveillante du héros populaire.

14 Pour Ferrand, Ikotofetsy et Imahaka possèdent les caractéristiques propres aux bandits, mais il semblerait qu’elles ne soient pas mises en pratique pour faire justice. L’auteur les considère ainsi comme de vulgaires voleurs, ce qui n’est apparemment pas l’avis des Malgaches car ce n’est pas tellement l’acte qui compte à leurs yeux, mais l’intelligence : ils « rivalisent d’imagination et d’intelligence pour sortir des situations les plus difficiles, déjouer les complots de leurs ennemis et ridiculiser les fats et les idiots de ce monde », écrit Lombard (1993, p. 101). Citons un épisode valorisant en particulier l’intelligence des deux compères, des fameux stratèges : Il y avait, un homme qui croyait être plus rusé et plus fourbe que Ikotofetsy et Imahaka, une fois. Il désirait beaucoup les rencontrer. Un jour qu’il était à leur recherche, Ikotofetsy passe, une bêche sur l’épaule, retournant de la campagne : « Monsieur, dit l’homme qui ne connaissait pas son interlocuteur, savez-vous où habitent ces deux madrés compères qui s’appellent Ikotofetsy et Imahaka ? » — « Si vous voulez les voir, répondit le paysan, postez‑vous au pied de ce tombeau. Je vais aller les chercher pour vous les montrer. » Ikotofetsy court chez les notables du village et leur dit : « Il y a là-bas un sorcier qui danse sur un tombeau. Il va bientôt se mettre à danser. Allons l’attraper. » Les gens du village s’arment de triques et arrivent sur l’homme qu’ils frappent si fortement qu’il fut près d’en mourir. Le faux sorcier puni, les gens retournent au village. Ikotofetsy et Imahaka dirent alors à l’homme : « Si tu n’es pas plus perspicace, ne t’attaque pas à Ikotofetsy et Imahaka ; tu ne pourrais pas leur résister. Leur esprit est aussi profond que la mer. » L’homme obéit et s’en alla chez lui se guérir des coups de bâton qu’il avait reçus.

15 C’est bien la réciprocité, ou la dyade, qui construit la figure de ces deux héros légendaires à travers les nombreux épisodes si populaires de leur alliance. Dans ce rapport à deux, il faut voir la recherche du miroir social car, en fait, dans cette cellule héroïque, les semblables s’attirent ; la ressemblance si frappante entre Ikotofetsy et Imahaka renforce l’opposition d’avec la société. Plus les deux héros sont dans la démesure, l’excès, l’anormalité, la monstruosité, plus ces contes valorisent les codes du monde social et les valeurs dites ancestrales. Leur transgression qui est celle de la non-observance des règles établies par la société se lit dans les paroles du conteur, un motif fréquent des contes populaires.

16 En ce qui concerne les variantes des versions, en général, les conteurs malgaches insèrent dans leurs récits quelques improvisations ou « déformations » (Rakotomalala, 2008), mais lorsqu’il s’agit de l’histoire d’Ikotofetsy et Imahaka, les versions sont presque les mêmes d’un conteur à un autre, comme si les réalités événementielles ne pouvaient faire l’objet d’une improvisation proche d’une interprétation. Le conte apparaît alors comme une légende, la légende devient une histoire « véridique ». Le

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seul point sur lequel les narrateurs divergent concerne la mort des deux lascars : les uns disent que, poursuivis par les gens, ils se jetèrent dans une rivière et furent dévorés par des crocodiles (Rabedimy, 1980, p. 115), d’autres avancent qu’une vieille femme qui les hébergea les enferma dans sa maison, y mit le feu et qu’Ikotofetsy et Imahaka moururent brûlés vifs. Objectivement parlant, que les crocodiles les aient dévorés ou qu’ils aient brûlé, il aurait été impossible de retrouver leurs corps et donc de les enterrer. Comment expliquer alors l’existence de leurs tombes présumées au Vonizongo ? En fait, la question ne devrait pas se poser : les pratiques populaires ne fonctionnent pas par rapport à la réalité historique, mais par rapport à la vérité, c’est- à-dire à une certaine interprétation des faits, en relation avec l’imaginaire social. Ikotofetsy et Imahaka ont bel et bien existé selon ceux qui leur rendent un culte, et ils ont besoin de leurs esprits pour les aider à surmonter les problèmes de la vie quotidienne dans un monde dominé par les arnaques.

17 Rappelons que les Malgaches rendent des cultes à différents types d’esprits, dont ceux des ancêtres (Rakotomalala et al., 2001, p. 39-64). Chez les Merina, pour pouvoir jouir du statut d’ancêtre protecteur, l’individu doit être enterré dans un tombeau collectif, son tombeau ancestral, lignager. Ici et là, cependant, disions-nous, on retrouve des tombes individuelles. Il pourrait s’agir de sépultures provisoires, mais aussi de tombes dites vazimba. Le terme peut avoir deux sens chez les Merina : il désigne soit le groupe autochtone, pensé comme celui des premiers habitants de Madagascar, soit l’esprit d’un défunt inconnu (Dez, 1972). La tombe d’un inconnu peut alors être qualifiée de tombe vazimba, type de sépulture redoutée. A fortiori, mettre, même par inadvertance, les pieds dessus pourrait provoquer une maladie : « Manitsaka fasam-bazimba maha kely ila » (poser les pieds sur une tombe vazimba peut vous rendre boiteux), dit un adage. Ces tombes individuelles sont celles des ancêtres oubliés : on les évite, personne n’entretient leurs mémoires pour qu’ils puissent rester en relation avec les vivants. L’on comprend donc leur colère envers les vivants : la nuit, croit-on, ils apparaissent, par exemple sous forme de fantômes ; en tout cas, ce sont des esprits malfaisants. L’anonymat des esprits est donc dangereux pour les vivants. Il faudrait alors les nommer, les extraire du monde redoutable des esprits vazimba pour les rallier aux vivants. Ainsi, les deux tombes qui nous intéressent sont identifiées : ce sont celles d’Ikotofetsy et Imahaka, dit-on ; ce ne sont pas/plus des tombes vazimba. On a donc pu domestiquer les esprits de ces deux personnages redoutables de la légende malgache.

18 Un autre élément primordial pour qu’un individu ancestralisé devienne un esprit humain protecteur et fasse l’objet d’un culte populaire est qu’il doit avoir une histoire, sinon il risque d’être associé à un esprit de la nature ou à un Vazimba. Par ailleurs, pour qu’il soit un ancêtre national et non lignager, on fait abstraction de sa descendance biologique : les pèlerins ne veulent pas rendre un culte à l’ancêtre de telle ou telle famille. Ikotofetsy et Imahaka remplissent ces deux conditions : d’une part, ils ont une histoire, d’autre part, on ne leur reconnaît pas de descendants.

Des héros de culte

19 Si Ikotofetsy et Imahaka sont des héros de légende, ils sont également des héros de culte, que les adeptes traditionalistes invoquent. Accrochés au versant d’une colline, les tombeaux des deux personnages sont accompagnés de celui de Rafotsibe, une vieille femme victime de leur escroquerie. Lors d’une enquête sur le culte des esprits

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ancestraux menée par l’une d’entre nous, un vieil homme, qui dit bien connaître l’histoire des deux héros, raconte que Rafotsibe est enterrée sous un rocher apparent, qui l’aurait auparavant écrasée lors d’un méfait exécuté par les deux malins. Ce rocher était aussi le lieu de prédilection pour organiser leurs mauvais coups. Avant 2001 y était gravé un jeu de fanorona (jeu de stratégie) utilisé par les deux hommes16. Voici le récit du vieil homme : Rafotsibe était la responsable de marché de cet ancien village. Ikotofetsy et Imahaka lui ont joué un mauvais tour. Ils ont demandé à la vieille de bloquer la pierre (celle de son tombeau) situé au-dessus du village le temps qu’ils règlent un problème. Pendant ce temps, ils ont fait courir le bruit qu’il y avait quelque chose à voir au village. Tous les villageois qui étaient au marché sont entrés dans le village. Ikotofetsy et Imahaka ont alors bloqué la porte principale du village. La vieille dame, fatiguée, s’est écroulée sous le poids de la pierre et Ikotofetsy et Imahaka ont volé au marché.

20 Les tombeaux gardent les traces d’offrandes rituelles déposées par les pèlerins. On y devine les sacrifices d’animaux ; l’usage de bougies dont il reste la cire blanche et la suie ; les offrandes de bonbons et de miel. Un espace est réservé aux dépôts de souhaits écrits sur des morceaux de papier, glissés sous une pierre. Entre autres, des officiants y font des offrandes d’alcool : ils boivent puis cassent la bouteille. L’endroit est alors plein de tessons, raconte un notable d’un village environnant (Rabenaivo, 2006). La réciprocité évoquée précédemment dans l’analyse des contes se vérifie dans la pratique du culte d’Ikotofetsy et d’Imahaka car les adeptes opèrent les mêmes gestes et prononcent les mêmes formules face aux deux tombeaux ; et si un croyant sacrifie un coq rouge chez Ikotofetsy, il doit faire de même chez Imahaka. En revanche, on invoque en premier lieu l’esprit d’Ikotofetsy, considéré plus puissant que son compère.

21 Certains adeptes de ce culte sont des lycéens et des étudiants qui sollicitent les deux héros pour demander la réussite à leurs examens, apparemment des jeunes… pas très catholiques, prêts à commettre des fraudes, paraît-il. Les autres adeptes qui se disent possédés par les esprits d’Ikotofetsy et d’Imahaka viennent soit en groupe, soit seul, et seraient originaires de différentes régions de la Grande Île. Parmi les possédés, certains seraient les descendants des habitants d’un ancien village des environs immédiats du site, partis s’installer dans la région sakalava. Ces sources difficilement vérifiables donnent toutefois une idée du lien identitaire entre le Vonizongo et le pays sakalava.

22 Les possédés privilégient le mois d’Alakaosy, qui correspond au neuvième mois dans le calendrier lunaire. Selon Raison‑Jourde (1991, p. 90), ce mois était le premier de l’année chez les Merina, période où se déroulait la grande fête des sampy (idoles) populaires et qui comprenait les rituels de possession. On le considère donc comme le moment propice pour sanctifier les charmes, mais pas pour rendre honneur aux esprits royaux et princiers… ce qui signifierait qu’Ikotofetsy et Imahaka n’étaient pas issus d’un groupe princier.

23 Ces possédés sont connus pour obtenir de ces deux esprits malins de la richesse et une voiture. En accord avec la personnalité des deux héros de leur vivant, l'esprit d’Ikotofetsy et celui d’Imahaka sont reconnus pour leur compétence dans le monde des affaires et de la finance ainsi qu’en matière de réussite. Le vieil homme, notre informateur privilégié, raconte l’histoire d’un des possédés : Un jour, un chauffeur tombé en panne sur la route nationale, à hauteur du lieu de culte d’Ikotofetsy et d’Imahaka, a été possédé par les deux malins. Ils lui ont dit qu’ils l’aimaient bien et qu’ils pouvaient faire quelque chose pour lui. Le chauffeur

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leur a donc demandé de réparer sa voiture. Depuis ce jour, ce chauffeur est un possédé du culte d’Ikotofetsy et d’Imahaka et, en signe de dévotion et de remerciement, a organisé, en 1995, le famadihana [renouvellement du linceul du corps mortuaire] de Rafotsibe.

24 Ainsi, les pèlerins invoquent Ikotofetsy et Imahaka pour les aider à la réussite et à l’acquisition de richesses, des compétences qui ont fait leur réputation dans les sources orales. De fait, pour les possédés et les priants, l’image des deux brigands traverse l’histoire et les multiples réécritures de leurs contes que l’on connaît, notamment par la médiation religieuse. Leur capacité médiatrice définit leur surhumanité, figure des héros qui servent différentes causes à différentes périodes (Centlivres, Fabre et Zonabend, 1998).

Conclusion

25 Haring, qui a étudié, parmi la culture immatérielle de l’océan Indien occidental, les traditions orales de Madagascar, estime que la société malgache renferme une richesse considérable (2013, p. 40-41) et évoque Ikotofetsy et Imahaka comme des personnages de contes populaires au côté de héros légendaires ou mythiques, d’animaux, etc. Dans ce processus d’héroïsation, leur popularité est alimentée dans le domaine religieux avec la tenue d’un rôle médiateur dans le champ de croyance lié au culte des esprits. Ce transfert inscrit l’histoire des deux bandits comme figure religieuse et, ainsi, amène une présence continue et supralocale de la figure légendaire. Le contexte social et les difficultés économiques et politiques de Madagascar favorisent le culte d’Ikotofetsy et d’Imahaka, comme celui de Rakotomaditra, « Le-garçon-indiscipliné », dont la popularité est grandissante, car ils sont considérés comme des mpanao afera (« faiseurs-d’affaires »), les spécialistes du monde des affaires et du politique (Rakotomalala et al., 2001). De fait, si l’on veut réussir, il faut invoquer ces esprits-là.

26 Comme l’énoncent Centlivres, Fabre et Zonabend (1998, p. 2) pour l’analyse anthropologique d’un grand nombre de figures héroïques, « le héros récapitule toujours une Histoire », et implique différents espaces culturels, du local au national, de l’école élémentaire aux médias. Ils assurent la représentation et la présence renouvelée du héros. Au sujet des médias, il nous faut préciser que la figure héroïque d’Ikotofetsy et d’Imahaka voit son prolongement légendaire et religieux dans l’espace du discours politique où les deux malins sont utilisés pour nommer de manière caricaturale certains hommes politiques malgaches. Dans cet espace politisé, les deux personnages incarnent une multitude de figures que le peuple malgache et les médias utilisent pour figurer l’aspect malin, voyou et intelligent des dirigeants. Par exemple, dans le quotidien L’Observateur17, un journaliste titre son article politique : « le Rusé contre le Roublard. Ikotofetsy et Imahaka se réincarnent au sommet de l’État » ou bien encore un Tweet traitant d’économie18 : « Triste sort pour les PME. En réalité c’est la culture du Kotofetsy sy Imahaka qui domine le monde des affaires malgaches ».

27 En somme, ils sont une référence historique inscrite dans un modèle socio-culturel commun, identifiable par l’ensemble de la population. Figure de la fourberie, de l’intelligence et de la réussite, ce duo se réincarne sans cesse au travers des espaces et au fil des périodes, dans les mondes et les espaces sociaux. Cette évolution potentielle du héros légendaire, historique, religieux et politisé, amène la fixité identitaire des deux lascars. Du monde rural où leurs histoires faisaient rire, s’est construite une figure

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fondatrice de la réciprocité et de la ruse qui traverse, à présent, tous ces champs de réincarnation.

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NOTES

1. Les conteurs finissent leurs récits par des formules stéréotypées ; dans l’Ouest, on dit : « Tsy zaho ro mavandy, fa ñ’olobe taloha » (Ce n’est pas moi qui mens, mais les gens d’autrefois) ; dans la région de Tananarive, la capitale, on conclut : « Angano, angano ; arira, arira : izaho mpitantara, ianareo mpitsetsitra » (C’est un conte, rien qu’un conte ; c’est une sornette, rien qu’une sornette : je raconte, vous goûtez).

2. Autre traduction possible : « Qui embarrasse, qui met en perplexité » ( ABINAL et MALZAC, 1899, p. 11) ; le radical akà signifie « simulation d’ignorance, feinte » (ibid.). 3. Taratra : nom d’une sorcellerie mortelle. 4. Tadilava : autre sorcellerie redoutée et redoutable.

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5. La traduction est de nous. 6. Ceci expliquerait, en partie, le fait que la majorité des gens qui pratiquaient encore le christianisme alors qu’il était interdit sous le règne de Ranavalona I (1828-1861) étaient originaires de la région. 7. C’est nous qui soulignons à chaque fois. 8. Constatation attestée par une peinture décorant un tombeau du sud de l’île, représentant des écoliers en train de lire un livre sur la couverture duquel figurent les noms de nos deux héros (LOMBARD, 1993, p. 100). 9. Les Merina sont un des groupes les plus mobiles de Madagascar : on les retrouve partout dans l’île. 10. https://www.youtube.com/watch?v=hcZLpPPbnyY, consulté le 13 oct. 2015 (Ikotofetsy sy Imahakaha, Malagasy, GoldRolle Image Prod.). 11. https://www.youtube.com/watch?v=DsY-jrQivOI, consulté le 13 oct. 2015 (Maurice RAZAFY : Ikotofetsy sy Imahakà, s.d.). 12. https://www.youtube.com/watch?v=ted4xrT5Jho, Ikotofetsy sy Imahaka (2008), consulté le 13 oct. 2015. 13. C’est la version la plus répandue actuellement. 14. Le lecteur peut se référer au recueil malgache de RABEZANDRINA (1875), à celui en français de FERRAND (1893), au Specimens of Malagasy Folk-lore de DAHLE (1877), traduit en malgache en 1908, réédité plusieurs fois, puis traduit en français en 1992. 15. Le serment de sang, fatidra, est un rituel permettant à deux individus de créer un lien de parenté fictif, généralement basé sur la relation frères ou sœurs : il implique une entraide réciproque et une communauté complète de biens. 16. Selon le narrateur, en 2001, la partie supérieure du rocher aurait été cassée par les responsables de l’Église Jesosy Mamonjy (« Jésus sauve », nouveau mouvement chrétien) pour faire les fondations de leur église. La communauté villageoise, le fokonolona, aurait arrêté la destruction du site afin de protéger ce patrimoine (Burguet, 2006). 17. Lundi 3 novembre 2014, no 1222. 18. 19 février 2013 sur www.twitter.com.

RÉSUMÉS

Ikotofetsy et Imahaka sont deux personnages très populaires du folklore malgache. Leurs aventures sont faites de mauvais tours, de farces et de supercheries, faisant fi des valeurs sociales et morales. Leur réputation et leurs exploits dépassent le cadre oral du conte, puisque de nombreux ouvrages, notamment pour la jeunesse, relatent leurs méfaits. Ces ouvrages proposent une lecture humoristique de leurs fourberies, en les dotant d’un caractère malicieux ; ils alimentent l’imaginaire populaire et prolongent l’existence héroïque des deux personnages. Il en est de même de certains artistes malgaches qui mettent en musique leurs aventures. Mais plus encore, ce duo malicieux, qui incarne également une figure de réciprocité, est utilisé dans des

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espaces sociaux qui cherchent à fixer une identité spécifique mêlant la fourberie, l’intelligence et la réussite, notamment à travers la caricature. Celle-ci permet de dénoncer un contexte politique national dont les Malgaches semblent vouloir se moquer actuellement. Par ailleurs, ces deux héros incarnent une figure religieuse pour les fidèles du culte ancestral, dont certains invoquent, pour demander la réussite dans leurs affaires, leurs esprits sur leurs tombes présumées, dans le Nord-Ouest de la région de l’Imerina, sur les Hautes-Terres centrales de Madagascar.

Ikotofetsy and Imahaka are two very popular characters of the Malagasy folklore. Their adventures are made of nasty tricks, pranks and frauds, disregarding social and moral values. Their reputation and their exploits are overtaking the simple tale: many works, especially some written works for young ones, are telling their misdeeds. These works are suggesting a humoristic view of their tricks, crediting them with a malicious personality; they are feeding the popular imaginary and extending the heroic lives of the two characters. Some Malagasy artists are inspired by their story and put it in music. More than that, the malicious duet, who represents a figure of reciprocity, is used in social spaces which try to set a specific identity mingling trickery with cleverness and success, especially by the use of caricatures. This is a way to denounce a home political situation that the Malagasy people seem to be mocking. Besides, these two heroes represent a religious figure for those who remained faithful to the worship of ancestors: in order to find success in business, some of them invoke their spirits over their presumed grave in the North East of Imerina, in the central highlands of Madagascar.

INDEX

Index géographique : Madagascar Thèmes : ethnologie, littérature orale Keywords : bandit, tale, dyad, national figure, popular hero, legend, Madagascar, ancestrality, political caricature, worship of the ancestors, ethnology, oral literature Mots-clés : bandit, conte, dyade, figure nationale, héros populaire, légende

AUTEURS

DELPHINE BURGUET IMAF, EHESS, Paris

MALANJAONA RAKOTOMALALA ASIEs/Inalco/Sorbonne Paris Cité

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Raconter saint Antoine à Lisbonne. Acteurs, performances et effets du discours hagiographique contemporain Telling the Life of Saint Anthony in Lisbon. Actors, Performances and Effects of Contemporary Hagiographic Discourse Contando Santo António em Lisboa. Atores, performances e efeitos do discurso hagiográfico contemporâneo

Cyril Isnart

1 Saint Antoine de Padoue (c. 1191-1231), l’un des saints catholiques dont le culte est le plus largement diffusé dans le monde et qui a son plus important sanctuaire en Italie, est né à Lisbonne, au Portugal. C’est dans ce pays qu’il suit une formation intellectuelle et religieuse exceptionnelle et qu’il se dédie à la vie monastique jusqu’à l’aube de ses trente ans. Il rencontre alors le mouvement franciscain et décide de quitter son pays pour prêcher selon les principes de saint François. Dix ans plus tard, Antoine décède en Italie, où il est devenu l’un des piliers de l’ordre du saint d’Assise, théologien de l’Église catholique, prédicateur enthousiaste et thaumaturge reconnu. Il est canonisé en 1232, un an après sa mort, ses miracles et son œuvre concourant à la propagation de son culte à partir de Padoue. Au Portugal, il est le patron secondaire du pays, Lisbonne le considère comme le patron de la ville et il se trouve au centre des fêtes municipales du mois de juin (Pereira, 2015). Les pouvoirs politiques, depuis la fin du Moyen Âge, lui ont donné une place de choix dans le roman national et parmi les grands hommes portugais. Son image est incontournable aux côtés de celle de Notre‑Dame de Fátima dans les églises, sur les autels domestiques et sur les étals des magasins des zones touristiques.

2 Le récit de sa vie tel que le transmettent les Bollandistes (1688, p. 705-716), savants bénédictins qui compilent les récits hagiographiques depuis le XVIIe siècle, s’articule autour de trois périodes (la formation intellectuelle et religieuse au Portugal, la

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vocation franciscaine, la mission en Italie et en France) qui laissent relativement peu de place au Portugal et déroulent longuement les dix dernières années relatant ses miracles et ses activités de dirigeant ecclésiastique. Dans son pays natal, il est l’objet d’une attention particulière de la part des historiens et des savants religieux. L’article le concernant dans l’encyclopédie lusophone de référence du milieu du XXe siècle compte plus de soixante références bibliographiques, au-delà des éditions des écrits du saint (GEPB, 1936-1960, II, p. 836-856). Dans les versions imprimées que l’on trouve dans les publications destinées au grand public, sur les sites internet ou dans les guides touristiques, on note de plus amples développements sur la première période, avec des détails sur les lieux et les communautés religieuses fréquentés par le jeune religieux.

3 Cet article1 tente de décrire et d’analyser comment s’opère aujourd’hui, sur le lieu de son culte principal au Portugal, la qualification d’un saint Antoine de Padoue universel en un personnage surnaturel reconnu comme portugais. La réflexion s’appuiera sur une ethnographie du lieu de naissance supposé du saint à Lisbonne depuis 2012. Ce sanctuaire voit graviter autour de lui un ensemble d’acteurs religieux, touristiques et patrimoniaux dont le dénominateur commun est la figure de saint Antoine dans sa version portugaise. Quels sont les porteurs de ces récits hagiographiques ? À travers quels mécanismes narratifs le saint de Padoue demeure-t-il, à Lisbonne, le saint portugais par excellence ? Quels sont les effets sociaux et culturels de ces narrations contemporaines de la vie de saint Antoine ?

4 Ce cas permet de reformuler plusieurs des problématiques classiques de l’anthropologie religieuse, notamment celles des premiers sociologues des religions tels que Robert Hertz (2014 [1913], p. 181-236), Stefan Czarnowski (1919), Henri Hubert (1919) et Maurice Halbwachs (1950). À travers une ethnographie contemporaine, il s’agit d’appréhender par exemple comment le récit contemporain de la vie d’un saint permet de comprendre la construction d’une figure collective emblématique, de liens entre politique et religion, ou d’un territoire partagé. Pour autant, l’analyse des usages rituels, culturels et politiques du saint de Lisbonne contribue à des interrogations sur les croisements entre tourisme et religion, notamment dans le cadre de l’anthropologie du pèlerinage et du tourisme (Badone et Roseman, 2004), et entre la religion et le patrimoine culturel (Paine, 2013 ; Faltrauer, Martin et Obadia, 2012 ; Isnart, 2009 ; 2014). Ainsi, au-delà de l’ethnographie d’une hagiographie dans un contexte contemporain, cette contribution vise à mieux saisir ce que la narration de la vie du saint, portée par des acteurs sensiblement différents, peut nous apprendre non seulement sur les façons de « faire » le saint, mais encore sur les superpositions contemporaines entre tourisme, patrimoine et religion.

La vie portugaise de saint Antoine

5 Saint Antoine2, ou Fernando de Bulhões de son nom de baptême, est né dans le quartier de la cathédrale de Lisbonne, à la fin du XIIe siècle, dans une famille aisée et dans une ville depuis peu « reprise aux Maures »3 par les rois catholiques. Il étudie à l’école de la cathédrale, puis se consacre à l’étude religieuse en entrant dans l’ordre des Augustins de la ville. Il s’installe ensuite à Coimbra, centre intellectuel et religieux du centre du pays, où il approfondit ses connaissances théologiques et philosophiques, tout en cultivant un art oratoire qui le distinguera de ses compagnons. C’est dans cette ville, en 1220, qu’il apprend que des Franciscains évangélisant le Maroc y ont trouvé la mort,

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devenant ce que la famille franciscaine nomme les « martyrs du Maroc »4. Il décide de rejoindre alors l’ordre des frères mineurs et de partir à son tour au Maroc pour prêcher l’Évangile. Il y tombe malade rapidement et se voit contraint de revenir au Portugal. Son bateau est pourtant détourné par une tempête et il échoue en Sicile, d’où il part à la rencontre de saint François. Le fondateur de l’ordre lui donnera plusieurs missions d’évangélisation en France et en Italie, notamment pour combattre des mouvements hérétiques dans le sud de la France. François reconnaîtra, malgré sa méfiance à l’égard du savoir et des livres (Le Goff, 1999), le talent d’orateur savant d’Antoine et la place nécessaire de l’étude dans le franciscanisme. Antoine meurt en 1231, près de Padoue, il est canonisé un an après, sa tombe devenant le lieu de nombreux miracles. Il reçoit en 1946 le titre de docteur de l’Église, qui distingue les penseurs de la doctrine catholique.

6 Le succès universel de saint Antoine est sans doute dû aux efforts des Franciscains pour inciter au culte de l’un des plus célèbres d’entre eux, comme à la volonté du pape Léon XIII, à la fin du XIXe siècle, d’assurer une meilleure place au saint de Padoue, mais également à la capacité de saint Antoine à s’intégrer dans des contextes catholiques (Roger, 1971 ; Van Dick, 1980, Brévot Dromzée, 2005 ; Menezes, 2004) ou non catholiques (notamment en Méditerranée, Albera et Fliche, 2012, Isnart, 2014), en Afrique (Thornton, 1998) ou en Inde (Sebastia, 2004).

7 Dans les territoires lusophones, les clercs, les spécialistes d’histoire religieuse et les fidèles le nomment saint Antoine de Lisbonne, aussi bien dans la littérature scientifique que dans les usages coutumiers. Le pouvoir politique portugais, depuis la monarchie jusqu’au régime autoritaire de Salazar, lui a toujours donné une place centrale, en privilégiant son sanctuaire, ou en l’enrôlant comme soldat dans les combats militaires que le pays menait. On raconte que les cloches de Lisbonne auraient sonné lors de sa canonisation en Italie. Le sénat médiéval de la ville se réunissait dans le sanctuaire, qui est devenu église royale pendant la période moderne. Dans l’« Exposition du Monde Portugais », que le pouvoir autoritaire de l’Estado Novo avait organisée en 1940 pour valoriser la présence coloniale et les richesses artisanales et artistiques du pays, saint Antoine faisait logiquement partie des grands hommes portugais mis à l’honneur, aux côtés des explorateurs du Nouveau Monde. Une reconstitution de sa maison natale, une messe de bénédiction et une exposition de sculptures permettaient de l’intégrer dans le panthéon politico-religieux du régime (Sequeira et Brasão (dir.), 1940). L’attachement à l’origine portugaise du saint se manifeste par ailleurs dans le soin que la province franciscaine du pays et la municipalité de Lisbonne procurent au lieu supposé de sa naissance, rapidement transformé en lieu de pèlerinage. Bien que le lieu de culte original ait été détruit par un tremblement de terre en 1755, le sanctuaire reconstruit à la fin du XVIIIe siècle (Silva, 1991) contient aujourd’hui une crypte que l’on considère comme la pièce où il serait né (figure 1). Situé dans le centre-ville, l’ensemble architectural que l’on nomme igreja-casa de Santo António (ou église-maison de saint Antoine), compte la chambre natale, une petite basilique, les pièces de la fraternité franciscaine qui anime le sanctuaire et un musée municipal. Il s’agit d’un haut lieu religieux et touristique de la ville de Lisbonne, que traversent des milliers de pèlerins étrangers, de fidèles lisboètes ou de touristes. Lors des fêtes municipales, au mois de juin, le sanctuaire devient le centre religieux de Lisbonne, et l’on compte jusqu’à 10 000 visiteurs par jour pendant la treizaine de la fête de saint Antoine, entre le 1er et le 13 juin. S’y déplacent également au cours de l’année, sur le mode du pèlerinage votif,

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des jeunes gens et des jeunes filles demandant l’aide du saint pour leur mariage, souvent en glissant un papier sous le tableau le représentant. Depuis les années 1950, la municipalité de Lisbonne offre à des couples défavorisés de la ville leur cérémonie de mariage, retransmise aujourd’hui à la télévision. Cette séquence fait partie intégrante de la fête municipale annuelle, aux côtés des bals et de la consommation de bière et de sardines grillées. Le rôle de saint marieur, on y reviendra, est une caractéristique valorisée de saint Antoine dans la péninsule ibérique et au Brésil (Menezes, 2004, p. 161).

Figure 1

Localisation de l’église-maison de saint Antoine à Lisbonne © Cartographie C. Isnart et Google Maps

Qui parle de saint Antoine ?

8 Comme c’est le cas dans de nombreux lieux de pèlerinage, personne ne possède le monopole de la narration de la vie de saint Antoine à Lisbonne. Eade et Sallnow (1991, p. 15‑16) ont souligné que les sanctuaires ne sont pas le support d’une fonction unique et d’un sens universellement partagé. Au contraire, les pèlerins, dans leur diversité, viennent donner au lieu une signification qui est largement déterminée par leurs propres expériences et leurs propres attentes. On peut en dire autant des acteurs responsables des sanctuaires catholiques au contact des pèlerins et des touristes de passage. L’ethnographie à Lisbonne montre que coexistent plusieurs types de narrateurs qui ne s’opposent pas frontalement, mais qui profèrent, chacun pour leur public, une interprétation, à but religieux, patrimonial ou touristique, plus ou moins conforme à la « vulgate » de la vie du saint.

9 Le premier ensemble de narrateurs est constitué par les responsables franciscains du sanctuaire (figure 2). Si le bâtiment semble avoir appartenu à la municipalité de Lisbonne depuis le Moyen Âge, sa gestion a été confiée à la province franciscaine du Portugal le 14 septembre 1926. Après la période libérale et anticléricale de la Première

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République, qui aboutit à l’extinction des ordres religieux et à la nationalisation de leurs biens, l’instauration d’un pouvoir autoritaire plus favorable à l’Église catholique a sensiblement contribué à la relance du culte du saint et à la restauration de son sanctuaire. La fonction d’entretien et d’animation du lieu de culte est aujourd’hui assurée par une petite fraternité de frères franciscains mineurs (OFM, qui résident au sanctuaire), une dizaine de membres de l’ordre franciscain séculier (OFS) qui occupent un poste de travail au sanctuaire, et quelques laïcs. Les frères mineurs célèbrent la messe deux fois par jour. Ces cérémonies constituent, en plus de leurs fonctions rituelles, des moments de narration de la vie du saint, de l’histoire du lieu et de la mémoire de la communauté locale. L’un des frères séculiers est chargé plus spécialement de l’organisation des services religieux et de l’accueil des visiteurs et des pèlerins. C’est vers lui que sont orientés les guides et leurs groupes qui visitent le sanctuaire, ainsi que les prêtres qui souhaitent célébrer une messe avec leur groupe de pèlerins. Il est également missionné pour le contact avec les médias, la municipalité, le musée adjacent et les associations de guides locaux. L’orientation générale du sanctuaire s’inscrit dans ce que l’on appelle le « tourisme religieux » (ou la « pastorale du tourisme » dans le langage catholique), qui entretient des liens forts avec le pèlerinage (Saint-Martin, 2013).

Figure 2

Église maison de saint Antoine, Lisbonne, 2013 © Photographie de l’auteur

10 Le second foyer de narration de la vie du saint se situe dans le musée municipal attenant à l’église, consacré à la figure d’Antoine. Le musée (comme le sanctuaire) est propriété de la municipalité de Lisbonne, qui a mené à bien sa conception et son ouverture en 1962. Le projet de consacrer un espace d’exposition au saint de Lisbonne

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remonte à la première moitié du XXe siècle, alors que la ville devient une destination touristique internationale sous l’impulsion du pouvoir autoritaire de l’Estado Novo. Dans les projets antérieurs, c’est parfois l’église elle-même qui devait devenir le lieu d’exposition (par exemple Pinto, 1942). Mais c’est dans les années 1960, après la donation de collections privées d’images de saint Antoine et avec la volonté municipale de le valoriser comme emblème de la ville, que le Museu Antoniano ouvre ses portes dans un bâtiment adjacent au sanctuaire. La dernière restructuration, menée au début des années 2010, a permis de repenser et d’actualiser l’image un peu désuète du musée des années 1960. Le parcours muséographique, les objets exposés et les activités de guidage par des membres du service culturel (figure 3) de la ville de Lisbonne, renouvelés depuis la réouverture en juillet 2014, tentent de transmettre la vie du saint et sa place dans la culture du Portugal selon des paramètres qui relèvent à la fois du tourisme et de la valorisation des ressources culturelles municipales. Le directeur du musée a rédigé une notice explicative que suivent les guides de la municipalité et qui contient la chronologie, le contexte historique, la diffusion du culte, les traditions populaires et un ensemble de dictons, citations et anecdotes concernant saint Antoine au Portugal.

Figure 3

La guide du service culturel municipal du Musée de Lisbonne, au début d’une visite guidée du Musée de saint Antoine, Lisbonne, 2015 © Photographie de l’auteur

11 Les prêtres et les guides des groupes de pèlerins qui visitent le sanctuaire prennent de plus une part active dans la narration. Selon un relevé statistique du nombre de groupes ayant réservé une visite en 2014, les cinq premières nationalités de pèlerins sont les Italiens (722), les Polonais (215), les Brésiliens (200), les Espagnols (131) et les Portugais (121)5. Les groupes s’arrêtent un jour à Lisbonne pour débuter ou terminer un parcours qui les mène le plus souvent à Fátima, Saint-Jacques-de-Compostelle, Lourdes,

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Rome ou Jérusalem. Ils visitent le centre-ville et le quartier d’Alfama, où se situent le sanctuaire, la cathédrale, plusieurs points de vue panoramiques et les restaurants qui offrent des spectacles de fado. La visite est donc motivée par l’emplacement du lieu, sur un axe touristique majeur de Lisbonne, par l’importance de la figure du saint dans le pays d’origine des pèlerins (notamment pour les Italiens et les Brésiliens) et par la possibilité, pour leurs prêtres, de pouvoir célébrer une messe. Ces visiteurs religieux sont accompagnés par un guide de l’entreprise de tourisme qui a organisé le voyage, souvent de leur propre nationalité, auquel s’ajoute parfois un guide local. Les sources de connaissance des guides sont très hétérogènes et la personnalité de chacun imprime une coloration particulière à la visite, notamment en ce qui concerne la foi en Dieu. Il est donc assez difficile de dresser un portrait type de ces guides. Ils donnent parfois une importance centrale à l’histoire du sanctuaire ou au lien entre le saint et la ville. Mais les prêtres qui font partie du groupe contribuent également, pendant la visite et pendant la messe, à la narration de l’hagiographie. Certains pèlerins qui ont, selon l’expression qu’ils utilisent, « une dévotion spéciale à saint Antoine » n’hésitent pas non plus à prendre la parole pour compléter le récit par l’évocation d’une intercession ou d’un miracle personnel. Une discussion peut s’engager également avec les Franciscains présents, et le passage par le magasin du sanctuaire ajoute une expérience visuelle et écrite d’Antoine, par l’achat des statuettes, des images pieuses ou des publications.

Figure 4

Fidèles en prière dans la chambre supposée de naissance de saint Antoine, église maison de saint Antoine, Lisbonne, 2014 © Photographie de l’auteur

12 Enfin, le dernier ensemble de narrateurs se compose des guides de groupes touristes qui ne participent pas à un pèlerinage, mais à une visite classique de la ville. Ces

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groupes sont le plus souvent clients d’agences étrangères ou locales, ou des compagnies de croisière qui font escale à Lisbonne. Il peut s’agir de groupes portugais, d’amis ou d’employés d’entreprise en séminaire, qui ponctuellement font appel à un guide. Là encore, le passage par le sanctuaire est principalement dû à l’emplacement du lieu, sur le chemin qui mène du centre-ville à Alfama. Les guides de ces groupes sont souvent locaux et le motif hagiographique qui est le plus souvent mis en avant est celui de l’« authenticité » et de la « popularité » du culte d’Antoine à Lisbonne. Le saint fait ici figure d’emblème culturel en représentant un aspect de la culture locale. L’hagiographie proprement dite et la dimension religieuse n’apparaissent pas dans ce cas comme des éléments centraux du discours, cependant, les guides évoquent des épisodes miraculeux de sa vie, et l’on voit facilement des touristes prier (figure 4)et faire une offrande après avoir entendu le guide et pris des photographies du lieu.

Localiser saint Antoine à Lisbonne

13 La multiplicité des statuts des narrateurs et des modalités de performance du récit de sa vie ne doit pas cacher une représentation partagée et un désir commun de faire dialoguer la reconnaissance universelle de saint Antoine et sa qualité de saint portugais.

14 L’argument principal qui est mobilisé repose sur une citation du pape Léon XIII en 1880 : « saint Antoine n’est pas seulement le saint de Padoue, mais le saint du monde entier »6. La citation est transcrite en grandes lettres dans la salle du musée consacrée à l’iconographie et on l’entend prononcée par les guides et les Franciscains de manière récurrente. Chaque acteur tente ainsi de relativiser l’appartenance padouane de saint Antoine, en le rattachant plutôt « au monde entier », et par conséquent à Lisbonne, le lieu de sa naissance.

15 La tendance n’est pas récente et s’inscrit dans la longue histoire de la revendication politique de l’appartenance d’Antoine au Portugal, comme on l’a vu plus haut. On peut ainsi retrouver dans les recueils de traditions populaires (notamment Gomes Teixeira, 1931 ; Mattos, 1937) des mentions explicites de revendication de l’origine portugaise du saint, comme le poème écrit sur un plat de céramique de Coimbra du début du XXe siècle figurant dans la collection du musée : « Qui dit qu’Antoine est de Padoue/N’est pas un bon Portugais : /Le saint est de Lisbonne/Que cela soit dit une bonne fois pour toutes ! »7

16 Ces revendications d’attachement d’Antoine à Lisbonne se transposent sans ambiguïté dans les discours contemporains des prêtres ou des guides. La première information transmise aux visiteurs est celle de l’identification du sanctuaire avec le lieu de naissance d’Antoine. Les guides débutent systématiquement la visite de l’église en disant que le saint de Padoue est né à Lisbonne et que les Portugais le connaissent sous le nom de saint Antoine de Lisbonne. Les visiteurs non accompagnés peuvent lire ce même message sur les murs du porche de la basilique (figure 5). Au Portugal, Padoue, le lieu de la mort du saint, devient ainsi totalement secondaire dans le processus de localisation. En suivant la même logique, les prêtres franciscains n’oublient jamais, au moment de l’introduction de la messe, de l’invocation des saints et parfois dans leurs sermons, de citer le saint du lieu selon une formule fixe : « saint Antoine qui est né ici »8. Mais la construction d’une origine portugaise du saint n’est pas le fait des seuls Portugais. Un prêtre anglais, qui accompagnait un groupe de pèlerins de sa paroisse fin

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juin 2014, donnait sa propre version : « [si] les Italiens l’ont choisi comme leur propre patron, il est en fait né à Lisbonne. Et nous sommes donc aujourd’hui dans les lieux qui l’ont vu naître, grandir, puis devenir un homme, un prêtre et un grand théologien ».

Figure 5

« Ici est né saint Antoine », message d’identification du lieu de naissance de saint Antoine, église- maison de saint Antoine, Lisbonne, 2014 © Photographie de l’auteur

17 Les techniques rhétoriques de renversement du lieu identificatoire du saint constituent une des stratégies principales de la qualification portugaise d’Antoine, à l’opposé de ce qui est plus classiquement le cas sur les tombeaux sacrés dans les mondes catholiques, musulmans et juifs (Kerrou, 1999 ; Amri et Gril, 2008). Mais elles ne sont pas pour autant profondément bouleversées. Au contraire, qu’il s’agisse du lieu de naissance d’Antoine ou de la mort d’un autre personnage, se mettent en place des fonctionnements similaires de localisation des figures saintes (Claverie, 2003 ; Albert‑Llorca, 2002 ; Isnart, 2008). À Lisbonne comme ailleurs, ces techniques narratives font intervenir le nom et les caractéristiques du lieu dans les discours des prêtres ou des guides, afin d’assurer la concordance entre le récit de la vie du saint et le lieu de son culte.

Un saint du peuple

18 Au-delà de cette localisation narrative, les différents acteurs insistent sur le culte du saint au Portugal, qui semble lui donner une identité particulière par rapport à d’autres contextes nationaux et le définir comme un être spécifique. Pour les guides locaux, pour les personnels du musée, et en partie pour les Franciscains, saint Antoine de

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Lisbonne est « um santo popular » ou « um santo do povo », un saint populaire ou un saint du peuple9.

19 La catégorie de « santo popular » désigne de manière courante et officielle, dans la vie festive et religieuse portugaise, une série de saints honorés au mois de juin lors des fêtes municipales de plusieurs grandes villes du pays10. Liant foire marchande, divertissement forain, commensalité, dévotions religieuses et présence des hommes politiques, on compte dans cette catégorie principalement les fêtes de saint Antoine de Lisbonne (13 juin), de saint Jean Baptiste (24 juin) et de saint Pierre (29 juin). L’ethnographie classique a donné une grande place à ces rituels dans l’autoportrait ethnologique du Portugal, en décrivant les différents aspects de ces fêtes (par exemple : Chaves, 1938). La filmographie de fiction des années 1930 et 1940, ainsi que les films de promotion touristique, qui ont pu occasionnellement servir de support de propagande culturelle de l’identité nationale, ne manquent pas de mettre en scène les fêtes des saints populaires, comme dans O pátio das cantigas (Ribeiro, 1941), dont l’action se situe pendant les fêtes de Lisbonne.

20 Pour expliquer le caractère populaire de ces saints, on retrouve dans la littérature ethnographique, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, une interprétation évolutionniste de certains éléments des festivités, faisant référence à la théorie des survivances des cultes païens dans la culture contemporaine. Généralement, les auteurs rapprochent les relations amoureuses exacerbées par les festivités nocturnes et la musique, les bûchers, les danses et les pratiques magiques des cultes préchrétiens du soleil, de la fertilité et de la sexualité.

21 Dans le musée, la section dédiée aux manifestations populaires du culte de saint Antoine expose une série d’objets illustrant cette perspective. Ex-voto, pains distribués pendant la fête, manjerico (le pot de basilic avec œillet de papier et poésie amoureuse), (figure 6) tronos (les autels éphémères montés par les familles devant leurs portes), ou marchas (les défilés costumés et concours entre groupes de quartier) soulignent les thématiques de la recherche populaire de la guérison, des partenaires sexuels ou de l’esprit collectif. Ces objets et ces rituels relieraient les rites du présent et le fonds magico-religieux ancien. Lors des visites guidées du musée, l’une des employées du service municipal de la culture se prête à une lecture exemplaire du manjerico. Il s’agit d’un pot de basilic, orné d’un œillet et d’une courte poésie de courtisement, offert traditionnellement à l’être aimé. Le manjerico est par ailleurs communément reconnu comme un symbole des fêtes des saints populaires au Portugal : il est présent sur les tables de restaurants, sur les affiches de la fête et sur les étals des fleuristes et des vendeurs ambulants pendant les festivités. La guide rappelle d'abord le rôle du basilic dans les relations amoureuses et ce geste anodin, passer les paumes des mains pour sentir l’odeur caractéristique de la plante, que tous les Portugais connaissent et pratiquent. Pour l’employée municipale, le basilic représenterait le pubis de la femme qu’il s’agit de caresser sans brusquerie dans les relations amoureuses. Cette interprétation d’un élément festif, que la guide présente comme typique du culte populaire de saint Antoine, rappelle un symbole sexuel populaire qui fait écho au rôle de marieur qu’on lui prête. Par là, elle confirme la profondeur symbolique de pratiques populaires venues d’universaux préchrétiens, elle explique l’attachement populaire au saint, en appliquant la théorie de la survivance de motifs archaïques et sexuels dans la tradition populaire portugaise contemporaine, et elle nationalise le rituel de saint Antoine et le motif du basilic11.

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22 Les frères franciscains réfutent bien évidemment cette interprétation évolutionniste et les éléments profanes du culte, comme les bals et la consommation d’alcool et de sardines grillées, qui sont associés aux fêtes de Lisbonne. En suivant la tradition des usages classiques de la sainteté, les sermons des Franciscains rappellent que saint Antoine n’est pas seulement un recours dans des moments difficiles ou le simple prétexte à des fêtes populaires. Il doit être pris pour modèle d’un comportement exemplaire pour l’ensemble du peuple chrétien afin de fortifier la foi en Dieu. Mais ils admettent, de manière plus générale, le pouvoir de médiation recherché par les fidèles et leurs marques de reconnaissance comme des signes de la popularité du saint parmi le « peuple ». Les demandes qui sont adressées au saint relèvent bien pour les Franciscains de besoins élémentaires et universels – y compris celui du mariage, il est bon et dans l’ordre des choses de s’en remettre à saint Antoine, « le grand ami et compagnon du peuple de Lisbonne » comme le définit dans ses sermons le recteur du sanctuaire. Ainsi, l’argument de la « popularité » du saint, qu’il provienne d’une application de la théorie de la survivance ou d’une lecture en terme de modèle de sainteté et de pouvoir d’intercession, contribue à construire l’image d’un saint Antoine en adéquation avec son origine lisboète12.

Figure 6

Étal d’une vendeuse de manjerico, Lisbonne, 2014 © Photographie de l’auteur

23 Mais la « popularité » du saint peut encore revêtir un autre sens, celui de la familiarité des rapports entre lui et ses dévots, qui se démarque de l’argument évolutionniste et la rhétorique du saint modèle. En même temps que la construction de l’ascendance païenne du culte de saint Antoine permet d’en révéler les supposées modalités typiquement portugaises, les guides et les prêtres mettent en avant l’intimité que les

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fidèles entretiennent avec le saint. Par exemple, le musée expose une série de statuettes domestiques, fabriquées en grand nombre et présentes dans de nombreux foyers, qui témoignent de la diffusion sociale du culte. On signale aux visiteurs que, selon la littérature ethnographique, les statues pouvaient subir des humiliations (en tournant le visage vers le mur ou en privant le saint de l’Enfant‑Jésus), désignant ainsi un rapport familier entre le saint et ses dévots13. Le frère chargé de l’accueil au sanctuaire m’a souvent répété qu’il restait toujours surpris du nombre de personnes qui se déclaraient « dévots de saint Antoine », de toutes conditions et nationalités, touchant ainsi la preuve d’une popularité étonnante de son saint. De leur côté, les guides locaux, accueillant des visiteurs étrangers, présentent saint Antoine comme un recours courant et intime des Portugais. L’un d’eux introduit ainsi la visite de la chambre natale : « Quand nous avons un problème, nous les Portugais, nous venons toujours à saint Antoine, nous lui demandons toujours quelque chose. C’est notre saint qui nous aide. Et spécialement les jeunes filles qui cherchent un mari (rires) ».

24 L’inscription du culte dans la théorie de la survivance (un cycle rituel particulier, lié à la fertilité et à la fréquentation des filles et des garçons), et son association multidimensionnelle avec le « peuple » donnent au saint, selon les narrateurs de sa vie et les acteurs de son culte, une particularité religieuse et culturelle qui est intimement liée à son appartenance portugaise. En associant une hagiographie localisée à des qualifications supposées spécifiques et locales du culte, les différents narrateurs entretiennent l’appartenance du saint au lieu et son lien avec ses fidèles.

Les effets ambivalents des discours

25 Parmi les conséquences des multiples modalités des narrations de la vie de saint Antoine que l’on peut tenter de mettre au jour, deux me paraissent centrales.

26 En premier lieu, l’insistance sur son origine portugaise et sur son culte populaire tend à effacer la figure du docteur de l’Église catholique, érudit, théologien, dirigeant de son ordre, d’origine noble et proche du pouvoir. Elle connote plutôt un saint aimé du peuple, répondant à des désirs simples et vivant auprès de toutes les catégories sociales. De nombreux guides évoquent la naissance dans une famille de petite noblesse et l’éducation quasi aristocratique du jeune Antoine ainsi que ses succès dans les milieux intellectuels et dans la hiérarchie de son ordre. Mais ils placent volontiers l’expression de sa maturité en Italie et en France et préfèrent mettre en avant la popularité du saint à Lisbonne. Les Franciscains offrent, parfois pendant leurs sermons, des commentaires sur les œuvres écrites de leur saint, ils relatent également le soutien de différents souverains portugais à l’entretien, la décoration et la vie du sanctuaire, mais rappellent dans le même temps la présence du saint parmi le peuple de Lisbonne, ce dont témoignent, selon eux, les billets votifs, les offrandes déposés près des images ou la foule qui se presse lors de la procession annuelle. Ce balancement entre les deux représentations du saint peut contribuer à la dynamique de distinction entre différents groupes sociaux, les religieux préférant le docteur de l’Église, les fidèles le saint familier que l’on peut facilement rudoyer. Robert Hertz avait pu analyser une telle distinction pour saint Besse, entre l’évêque des clercs de la plaine et le berger-soldat des paysans de la montagne (Hertz, 2014 [1913]). À Lisbonne, l’utilisation et les connotations des termes « peuple » et « populaire » pour qualifier le culte d’Antoine renvoient bien évidemment à une distinction sociale de cet ordre, entre gens ordinaires

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et élite religieuse et politique. Avec une nuance cependant : les connotations et les fonctions semblent balancer entre le savant théologien et l’intercesseur du peuple pour une seule et même représentation de saint Antoine. Il ne s’agit donc pas à proprement parler du dédoublement d’une seule personnalité en deux figures surnaturelles comme saint Besse. À Lisbonne, nous avons plutôt à faire au choix de privilégier la figure populaire d’Antoine, sans que les narrateurs s’empêchent d’activer, selon les moments rituels, les publics en présence et les arguments à valoriser, l’une et/ou l’autre des facettes de sa personnalité. La pluralité des aspects valorisés de la vie permet d’accéder ainsi à des usages différenciés d’une même personne surnaturelle, tour à tour support d’une politique de construction et d’entretien du nationalisme, emblème de la culture populaire locale ou modèle de comportement chrétien.

27 Le second effet des énonciations multiples de l’hagiographie réside dans un brouillage des usages religieux et des usages patrimoniaux du saint dans les mécanismes de transmission culturelle. D’un côté, l’anthropologie et la sociologie des religions ont très tôt mis en avant la question de la transmission des valeurs et des pratiques religieuses. Depuis l’échelle collective jusqu’au niveau de l’individu, les conditions d’apprentissage et de transfert entre générations mobilisent des concepts comme celui de mémoire et d’identité collectives (Halbwachs, 1950 ; Assmann, 2006), de temps et de cycle (Van Gennep, 1998‑1999 ; Hubert, 1904) ou de transmission et d’éducation (Hérault, 1997 ; Berliner et Sarró, 2007). D’un autre côté, l’institution du patrimoine culturel comme image et idéal collectif repose sur des principes de passage entre générations à travers des dispositifs comme le monument, le musée, la visite guidée ou l’éducation formelle au patrimoine (Poulot, 2006 ; Smith, 2006). Au sein de l’Église catholique, mais pas seulement, les enjeux de transmission patrimoniale sont centraux et ouvrent l’activité religieuse proprement dite à l’intégration de l’action culturelle et touristique dans ses propres cadres de performance (Bennet, 2009 ; Saint-Martin, 2013 ; Isnart, 2014). Le but de ces actions n’est pas principalement la conversion des non-croyants, mais la transmission de connaissances historiques sur le fait religieux et les sentiments spirituels (Badone, 2015, Sagnes, 2014).

28 Le cas de saint Antoine à Lisbonne apparaît exemplaire de ce recouvrement des champs de l’institution de la culture et de la transmission de la religion. Le récit hagiographique n’est plus seulement transmis par les clercs, comme cela pouvait être le cas pendant le Moyen Âge alors que la prédication prenait une place plus grande dans les processus d’évangélisation et donnait à l’exemplum et aux motifs hagiographiques un rôle central dans la rhétorique (Schmitt, 2005). Au-delà des Franciscains du sanctuaire et des prêtres des groupes de pèlerins, ceux qui racontent la vie du saint de Lisbonne sont des laïcs, guides touristiques ou employés du service éducatif municipaux, qui transmettent des éléments d’histoire, d’histoire de l’art et d’histoire religieuse, sans se passer de diffuser les récits de miracles, les épopées des reliques, ou la chronologie des lieux de culte. Il n’y a donc pas de séparation nette entre un champ de la culture, supposément rationnel et érudit, et un champ de la religion, tourné vers la spiritualité et la croyance. La légitimité de l’énonciation hagiographique semble ainsi aujourd’hui plus négociée et partagée entre les narrateurs. Le frère responsable des visites du sanctuaire organise d’ailleurs chaque année une formation pour les guides touristiques de Lisbonne, durant laquelle il rappelle la dimension spirituelle du lieu et de son saint patron, les qualifiant explicitement d’objets de croyances religieuses. Il invite de plus les responsables de l’association professionnelle des guides à assister à l’une des messes de la fête en leur donnant le rôle de « parrain de saint Antoine ». Il leur attribue ainsi un rôle religieux et

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rituel tout en légitimant leur fonction patrimoniale de transmission. Le directeur du musée municipal de saint Antoine, anthropologue de formation, manifeste la même ambivalence en construisant, avec le recteur du sanctuaire, un dispositif de relance de la tradition des tronos, les autels éphémères qui décorent les rues et les boutiques de la ville, et en créant une page Facebook intitulée Património Santo António. Là encore, il est peu aisé de déterminer une frontière nette entre l’activité de transmission religieuse d’une pratique rituelle et une pratique d’animation culturelle de type patrimonial.

Figure 7

Trono de santo António, réalisé par l’équipe du Musée de saint Antoine dans le cadre d’une action de revitalisation de la tradition des tronos, Lisbonne, 2015 © Photographie de l’auteur

Conclusion

29 La description des modalités contemporaines de la narration de la vie de saint Antoine à Lisbonne a permis de souligner la diversité des statuts des narrateurs, des motivations de leurs performances et des effets de leurs discours. Les liens que les prêtres, les guides touristiques et les professionnels de la culture tissent avec le saint et entretiennent entre eux semblent confirmer le poids des usages politiques et culturels du fait religieux et du rituel, qui a été déjà repéré et analysé par les sciences sociales, notamment par l’anthropologie des cultures traditionnelles européennes (Centlivres, Fabre et Zonabend, 1999 ; Hobsbawm et Ranger, 2006 ; Boissevain, 1992) ou les études du tourisme (Boissevain, 2010 ; Leite, 2005). Mais l’ethnographie des visites au sanctuaire de Lisbonne nous incite cependant à poser de nouvelles questions, en examinant les effets de ces usages sur le religieux lui-même, et non sur la société ou les dynamiques politiques. Ce travail pourrait ainsi contribuer à une meilleure

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compréhension des narrations hagiographiques contemporaines en soulignant la pluralité des acteurs et des valeurs en jeu dans les visites de sites religieux aujourd’hui.

30 L’anthropologie du tourisme et des pèlerinages a souvent favorisé l’expérience des touristes et des pèlerins en tant qu’individus en situation de déplacement culturel ou de rencontre spirituelle (Graburn, 1977). Les acteurs locaux qui reçoivent ces visiteurs, les guides, les hôteliers, les spécialistes religieux ont été moins souvent pris en compte dans les analyses et leur sociologie, comme la description de leurs discours, ont souvent été mises de côté (Salazar, 2006 ; Sampaio, Simoni et Isnart, 2014). Il ressort de l’étude du cas de saint Antoine à Lisbonne que les intérêts des acteurs religieux, patrimoniaux et touristiques se conjuguent à des qualifications ambivalentes du saint, de son histoire et de son lieu et superposent les différentes motivations des acteurs en présence. En essayant d’adopter le point de vue des énonciateurs contemporains de l’hagiographie, il devient difficile de séparer et de hiérarchiser les motivations de chacun de ces narrateurs et les conséquences de leurs performances. Tous ces acteurs s’inscrivent plutôt dans un continuum entre des usages religieux et des usages sociaux de la sainteté. Cependant, la diversité des locuteurs donne toujours sens localement à la figure du saint et lui procure paradoxalement une certaine stabilité religieuse, culturelle et politique. Cette étude concourt ainsi à révéler la spécificité contemporaine de la narration de la vie des saints, notamment en contexte catholique européen. Les clercs, locaux ou étrangers, les guides humains liés au tourisme culturel ou religieux et les personnels des musées à contenu religieux, partagent aujourd’hui la tâche de transmettre des objets religieux, selon des modalités et dans des dispositifs qui leur sont propres, l’objet de ces performances restant pourtant le même. La narration hagiographique contemporaine, conjuguant finement des façons de dire le saint et des manières de transmettre la culture religieuse révèle alors la porosité des frontières entre religion, tourisme et patrimoine et conduit à penser ces trois domaines comme un champ continu et fractionné à la fois.

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NOTES

1. Ce texte est le résultat des enquêtes soutenues par la Fundação para a Ciência e a Tecnologia (Portugal) dans le cadre du programme MERAP‑MED « Religious Memories and Heritage Practices in the Mediterranean. Confessional Coexistence and Heritage Assertion » PTDC/IVC-ANT/4033/2012. Il constitue une version développée de deux communications présentées à l’atelier Eurethno « Le tourisme religieux en Europe », Perugia, septembre 2014 et à la journée d’étude du programme MERAP-MED « Lieux de culte : transferts, refondations et patrimonialisations en Méditerranée », Aix-en-Provence, novembre 2014. Je remercie les participants à ces rencontres et les membres du programme de recherche, qui ont bien voulu commenter certains points présentés ici. Ma reconnaissance va à Pedro Teotónio Pereira et frei Pedro Nuno Antunes Fereira pour leur accueil et leurs conversations au musée et au sanctuaire. Que soient remerciés Norig Neveu, Josiane Bru, les éditrices de ce numéro, les lecteurs anonymes, ainsi que le directeur du Musée de Saint‑Antoine, qui ont su proposer des améliorations aux premières versions de ce texte. 2. Ce résumé constitue ma propre version de la vie du saint, rédigée pour cet article en synthétisant plusieurs récits que j’ai pu entendre pendant les enquêtes de terrain et plusieurs textes (brochures de l’Église, notices hagiographiques, dépliants touristiques, cartels du musée, etc.) auxquels j’ai pu avoir accès. 3. Au Portugal, comme en Espagne, la mythologie nationale a conservé le terme de « reconquête » (Reconquista) pour évoquer la prise de pouvoir des rois chrétiens sur les Arabo-musulmans au cœur du Moyen Âge. 4. Fêtés le 16 janvier (Bollandistes, 1643, p. 62-65), voir PACHECO, 2009 et PESTRE DE ALMEIDA, 2009. 5. Voz de santo António, Année XLI, 1, 2014, p. 7. 6. Cité in Santos (2014, p. 162). Il est difficile de trouver la trace officielle de cette expression qui revient souvent dans les discours contemporains. Il s’agirait d’un extrait d’une réponse que le pape aurait donné au fondateur d’une association de dévots de Padoue. Voir http://www.santodeimiracoli.org/content/associazione-universale-di- santantonio, consultée le 13 mai 2013. 7. “Quem diz António de Pádua/Nunca foi bom Português:/O santinho é de Lisboa,/ Fique assente de uma vez!”. Musée de Lisbonne, Pôle de Saint-Antoine, exposition permanente, Usine Veuve Alfredo Oliveira, Coimbra, xxe siècle, inv. MA.CER.17. 8. Sur les usages liturgiques et la localisation des saints, voir ISNART, 2008, p. 87-94. 9. La notion de povo a été mobilisée de différentes façons par les pouvoirs politiques portugais, notamment par l’Estado Novo et les mouvements de démocratisation postrévolutionnaire (sur ces points, Marques Alves, 2010). Je travaille ici sur les connotations du mot qui ont cours aujourd’hui parmi les narrateurs de la vie de saint Antoine, sans détailler celles des périodes historiques précédentes. 10. Ce cycle de juin, on le verra, doit être rapproché des caractéristiques qu’énumère Van Gennep pour le cycle de saint Jean (1999 [1949], p. 1427-1740) ; pour une sociologie contemporaine des fêtes de saint Antoine à Lisbonne, voir FRÚGOLI, 2014. 11. Il n’est pas étonnant de trouver cet usage amoureux du basilic, puisque en France (VAN GENNEP, 1999, p. 1608-1640) comme dans le bassin méditerranéen (Belmont, 2003), le basilic comme les herbes de la Saint-Jean sont étroitement liés aux pratiques de

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courtisement et de mariage. Nicole Belmont rappelle les parallèles rituels du conte-type T879 la Fille au pot de basilic et interprète cet ensemble comme le passage du statut de jeune fille épousable à la femme mariée. 12. Au risque de passer sous silence le fait que la fonction de saint populaire, de saint marieur et d’auxiliaire pour retrouver les choses perdues se retrouve dans bien d’autres contextes, notamment au Brésil et en Europe du Sud (Menezes, 2004, p. 158-163). 13. On connait, dans le répertoire des dévotions rituelles envers les saints, de telles pratiques d’humiliation de la statue, dont les folkloristes ont donné de nombreux exemples (par exemple, SÉBILLOT, 1905, p. 376-377), ainsi que les menaces familières que les dévots français adressent à saint Antoine de Padoue lorsqu’ils veulent retrouver une chose perdue (« Saint Antoine de Padoue/Grand voleur et grand filou/Qui voyez dans tous les petits trous/Rendez ce qui n’est pas à vous. » VAUGEOIS, 1909, p. 138).

RÉSUMÉS

Cet article examine les modalités plurielles de la narration contemporaine de la vie de saint Antoine de Padoue dans le sanctuaire qui est construit à l’emplacement supposé de sa naissance, à Lisbonne au Portugal. En décrivant d’abord la diversité des narrateurs (Franciscains en charge du sanctuaire, guides touristiques, employés des services culturels municipaux et conservateur de musée), on tente de montrer quelles sont les conditions concrètes de la fabrication d’une figure sainte locale, dont les images et le culte sont diffusés de manière universelle. Si la naissance et la formation portugaises du saint apparaissent comme deux motifs narratifs essentiels de localisation, la mise en récit des éléments du rituel populaire au Portugal permet par ailleurs de consolider les liens que le saint entretient avec son lieu. La mobilisation de l’hagiographie portugaise et de certaines pratiques dévotionnelles locales dans les discours de visite du sanctuaire implique d’une part une distinction entre le modèle ecclésiastique, universel et intellectuel de saint Antoine docteur de l’Église et la figure d’intercesseur ordinaire et familier des fidèles portugais. Mais la diversité des acteurs qui transmettent l’hagiographie permet d’autre part d’interroger les superpositions entre les usages religieux, touristiques et patrimoniaux du saint, qui apparaît tout à la fois comme modèle de vie chrétienne, paradigme de la religion populaire locale et expression de l’identité nationale. Le texte contribue ainsi à analyser comment les enjeux du tourisme et de la patrimonialisation se conjuguent intimement aujourd’hui aux pratiques religieuses et imposent une analyse qui prenne en compte la diversité des motivations du fait religieux contemporain.

This paper describes and analyses the current modalities of the narrations of the life of the Catholic saint Anthony of Padova, at his so called birthplace in Lisbon (Portugal). Through an ethnography of the visits led by various actors (Franciscan brotherhood, tourist guides, staff of Lisbon’s cultural service, head of the museum), we seek to describe the transformation of the universal saint Anthony of Padova into a Portuguese saint. If the biographical sequences of his birth and education in Portugal are classically central in the localisation, the narratives about popular devotions taking place in Lisbon and Portugal also participate in the process. As a consequence, both hagiographic motives and devotional particularities transmitted during the

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visits seem to erase the ecclesiastical, intellectual and universal figure of Anthony as a Doctor of the Church. Instead, they value the figure of the saint as an ordinary and familiar intercessor of the Portuguese people. On another hand, the diversity of the actors involved also allows us to investigate the overlap of religious, tourist and heritage aims the narrators carry through the different roles of the saint they wish to value (a Christian life model, an example of folk religion, or a symbol of national identity). The text more generally contributes to the understanding of tourism and heritage-making influences on religion, which definitively blur the conditions of today’s religious experience.

Este artigo examina as modalidades contemporâneas da narração da vida de Santo António em Lisboa (Portugal), no santuário onde se acredita o santo ter nascido. Através de uma etnografia das visitas conduzidas por vários atores (Franciscanos, guias turísticos, pessoal dos serviços culturais do município, diretor do museu Santo António), tentamos compreender como é que o santo universal de Pádua se torna num santo português. Se as sequências do nascimento e da formação religiosa do santo em Portugal formam parte essencial do processo de localização, as narrativas sobre as devoções populares em contexto português são igualmente importantes na construção desta imagem local. Assim, quer os temas hagiográficos quer as particularidades devocionais parecem apagar a figura eclesiástica, intelectual e universal do Santo António Doutor da Igreja valorizando, pelo contrário, a figura do intercessor local, popular e familiar do povo português. Por outro lado, a diversidade dos atores envolvidos na transmissão da vida do santo permite questionar a sobreposição dos motivos religiosos, turísticos e patrimoniais que cada um tenciona destacar através das diferentes figuras do santo, que aparece ora como modelo de vida cristã, ora como paradigma da religião popular, ora como símbolo da identidade nacional. O texto mostra a profunda imbricação do turismo, do património e da prática religiosa no contexto católico, que reclama uma abordagem mais aberta do fato religioso, deste modo colocando em evidência a diversidade das motivações associadas à religião no mundo atual.

INDEX

Thèmes : anthropologie Palavras-chave : santo, narrativas, turismo, Portugal, peregrinação, antropologia, religião, catolicismo Index géographique : Portugal Keywords : saint, narrative, tourism, pilgrimage, Portugal, anthropology, religion, catholicism Mots-clés : saint, récit, tourisme, pèlerinage, religion, catholicisme

AUTEUR

CYRIL ISNART Institut d’Ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative, UMR 7307, CNRS Aix Marseille Université

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Les récits hagiographiques : lieux de mémoire et incarnation de l’esprit de résistance à Ma‘ân (Jordanie) Hagiographic Narratives: Places of Memory and Incarnation of the Spirit of Resistance in Ma‘ân (Jordan)

Norig Neveu

1 La Jordanie s’inscrit dans un espace territorial où la sainteté est disputée, à l’image des frontières des terres saintes chrétiennes, juives et musulmanes. Les topographies sacrées locales, nationales et régionales sont en constante évolution et renégociation. Elles font l’objet de concurrences entre les états de la région mais aussi, à plus grande échelle, entre différents groupes sociaux. Depuis les années 1980, la Jordanie connaît un processus de reconstructions et de rénovations de ses mausolées nationaux, en particulier ceux dédiés aux prophètes préislamiques et aux compagnons du Prophète Muhammad. Cette création d’une topographie sacrée musulmane s’appuie sur l’écriture d’une histoire islamique nationale qui insiste sur la situation clé du territoire correspondant à la Jordanie contemporaine au début de la conquête islamique1. Cette histoire officielle établit un lien entre la figure des premiers compagnons du Prophète et les membres de la dynastie hachémite, au pouvoir en Jordanie depuis 1921. Ces derniers se présentent comme des sharif-s, c’est-à-dire des descendants du Prophète Muhammad et donc comme des garants d’une continuité historique entre les premiers temps de l’islam et la Jordanie contemporaine.

2 La création d’une topographie sacrée musulmane est révélatrice des redéfinitions territoriales et politiques qui ont marqué la Jordanie au cours de la seconde moitié du XXe siècle. C’est d’abord sur la constitution d’une topographie sacrée chrétienne que se sont concentrées les politiques officielles à partir des années 1960 (Katz, 2003 et 2005). Entre 1950 et 1967, alors que la Cisjordanie était annexée au territoire national, les lieux saints chrétiens et musulmans de Jérusalem-Est incarnaient la définition en vigueur de l’identité nationale. La ville servait de capitale symbolique et spirituelle au royaume. À partir des années 1980, le discours officiel relatif à l’identité nationale

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jordanienne s’est recentré sur sa composante transjordanienne et bédouine. Ces recompositions se sont accompagnées de l’écriture d’une histoire nationale marquée par des phénomènes d’oubli et de mise à l’écart de certains acteurs ou de périodes historiques déterminées.

3 Jusqu’au début du XXe siècle, la ville de Ma‘ân était située au carrefour des principales routes commerciales entre l’Égypte, la péninsule arabique et le Bilâd al‑Shâm2. Pendant la période ottomane, c’était une importante station sur la route du pèlerinage syrien vers La Mecque où fut également installé l’un des arrêts du chemin de fer du Hedjaz. Tout au long du XXe siècle, la ville a connu une progressive relégation politique et économique. Ma‘ân, peuplée aujourd’hui d’environ 50 000 habitants était jusqu’à la première moitié du XXe siècle divisée en deux sections, séparées d’environ un kilomètre et appelées Ma‘ân al‑Hijâziyya et Ma‘ân al‑Shâmiyya. Sa population était répartie en tribus villageoises, qui avaient la particularité d’interagir et de commercer régulièrement avec les tribus bédouines de la région. Au cours du XXe siècle, la constitution de l’État jordanien, l’évolution des moyens de transport et la redéfinition de l’activité économique du pays ont progressivement entraîné sa marginalisation3. Les lieux saints de Ma‘ân se trouvèrent à l’écart de la topographie sacrée officielle, ne connaissant ni rénovation ni reconstruction. La ville et sa région furent ainsi exclues d’un pan majeur de l’histoire officielle4.

4 Plusieurs lieux dédiés à des saints et des saintes sont pourtant connus à Ma‘ân. Cinq d’entre eux conservent une place centrale au sein de la mémoire collective (Halbwachs, 1950) des habitants de la ville : Qabr ‘Awad, Banât al‑‘Ayn, Umm Jday‘a, le mausolée du cheikh Muhammad et celui du cheikh ‘Abdallah. Les trois premiers ne seront évoqués que marginalement dans cet article. L’emplacement de la tombe appelée Qabr ‘Awâd est inconnu aujourd’hui. Le cheval de l’un des habitants de la ville y aurait été enterré et vénéré pour avoir sauvé son maître de l’attaque d’une ogresse. Les deux autres sites, consacrés à des saintes, demeurent connus. Peu de mes interlocuteurs ont évoqué les Banât al‑‘Ayn et les informations les concernant sont lacunaires. Antonin Jaussen, père de l’École biblique et archéologique de Jérusalem, stipule qu’il s’agissait d’« un mur avec des niches au-dessus de l’eau courante » qui attirait pour dévotion une grande partie des habitants de la ville (Jaussen, 1948, p. 302‑303). La sainte Umm Jday‘a reste au contraire largement reconnue à Ma‘ân. Il s’agit d’un rocher incurvé qui se dresse au-dessus d’une hauteur située à proximité des jardins de la ville. Une sainte (waliyya) serait apparue à plusieurs personnes au pied de cette roche, surtout la nuit. Elle était visitée, notamment par des femmes, afin de soigner des maladies et des problèmes de fertilité.

5 L’existence de ces saints est mentionnée dans les récits de certains voyageurs occidentaux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Jaussen, 1948). Ces saints sont locaux et leur aura est limitée à la ville et sa région. Ils ne bénéficient pas d’hagiographie écrite connue à ce jour. C’est par l’intermédiaire de l’oralité que leur histoire et leur mémoire ont été transmises et demeurent connues. Ces sites faisaient l’objet de visites pieuses qui ont disparu dans les années 1970. Les raisons de cet abandon sont diverses. Elles tiennent d’abord à l’affirmation de la critique des visites aux lieux saints formulée par les réformistes, les islamistes et les modernistes mais aussi à une diffusion de l’enseignement religieux5. Les mausolées ont également été délaissés à partir des années 1970 au profit d’autres lieux de culte tels que les mosquées dont le nombre s’est multiplié à partir de cette époque.

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6 Les récits hagiographiques concernant les cheikhs Muhammad et ‘Abdallah, sur lesquels se concentre cet article, sont révélateurs des enjeux de la mémoire collective des différents groupes sociaux de la ville. Ils permettent de comprendre les modalités d’élaboration d’une histoire locale qui tente de réhabiliter le rôle de Ma‘ân à l’échelle nationale. Comme le précise Michel de Certeau, « la vie de saint est une composition de lieux » ([1975] 2011, p. 332). L’ancrage territorial du saint est central, ce qui se traduit aujourd’hui par des tentatives de préservation de leurs tombes menacées. Dans un contexte de disparition du patrimoine architectural religieux et des pratiques de culte relatives à ces saints, comment comprendre la préservation de la topographie sacrée locale par le biais de la transmission orale ? Les récits hagiographiques interrogent la construction d’un récit officiel et national relatif à l’histoire religieuse du pays, qui valorise les figures saintes de prophètes et compagnons du Prophète, présentées comme des figures historiques représentatives de l’histoire musulmane. La persistance des récits sur les saints malgré l’affaiblissement de leur culte et parfois la disparition de leur tombeau traduit l’affirmation d’une culture et d’une histoire locale dont la population ma‘ânie revendique l’intégration au discours national.

7 Les récits hagiographiques analysés émanent d’un travail de terrain et d’entretiens menés auprès de membres de différentes tribus de Ma‘ân entre 2008 et 2010. Ces entretiens portaient principalement sur le passé de la ville et ils m’ont permis d’évoquer l’existence, l’histoire et la fréquentation de lieux saints locaux. Afin d’analyser les éventuelles concurrences ou divergences au sein des récits hagiographiques, j’ai collecté des propos émanant d’acteurs sociaux divers. Dans un premier temps, comme l’exigent les modalités de la transmission orale en Jordanie, j’ai rencontré les principaux cheikhs des tribus de la ville, porteurs du discours officiel sur leur groupe lignager (Khrayshân, Khattâb, Muhtasib, etc.). J’ai cherché à échanger avec les représentants de tribus installées plus ou moins récemment à Ma‘ân et dont les ancêtres venaient de différentes régions du Moyen‑Orient ou du Maghreb. Ceci m’a permis d’appréhender la diversité des récits hagiographiques. J’ai ensuite interrogé d’anciens pèlerins mentionnés au cours d’entretiens précédents. Ces visiteurs refusaient souvent d’avouer leur pratique tant la visite des lieux saints est aujourd’hui décriée.

8 Suivant une démarche d’anthropologie historique, ces entretiens ont été croisés avec des sources écrites et des documents d’archives (journaux, archives du ministère des waqf-s6, etc.). L’utilisation de ces différentes sources permet d’envisager les échanges réciproques existant entre les récits oraux et les documents écrits concernant la vie des saints. Les lieux saints mentionnés dans cet article, les mausolées des cheikhs ‘Abdallah et Muhammad sont presque absents des archives officielles ottomanes et mandataires et il n’existe pas de texte hagiographique les concernant. Il s’agit ici de montrer l’importance des récits sur les saints locaux dans l’affirmation d’une identité citadine ma‘ânie. C’est le rôle des saints, incarnant l’esprit de résistance locale à l’encontre des politiques officielles, qui sera mis en lumière en revenant sur le processus d’élaboration des récits hagiographiques locaux.

Des récits hagiographiques sans texte

9 Les recherches en sciences sociales sur la sainteté se sont largement appuyées sur les écrits hagiographiques, produits à différentes époques, qui permettent de documenter

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l’histoire des saints, la constitution d’un pèlerinage vers leur mausolée, l’organisation de confréries ou d’ordres religieux chargés de la gestion des lieux saints (Certeau, 2011). Ces textes apportent des indications précieuses afin de renseigner l’histoire religieuse, sociale et économique des territoires traversés par le saint. L’étude des hagiographies de saints musulmans a donné lieu à des travaux majeurs portant principalement sur la période médiévale (Amri, 2008 ; Chih et Grill, 2000).

Quels récits hagiographiques pour les saints de Ma‘ân ?

10 En l’absence de texte hagiographique connu concernant les cheikhs ‘Abdallah et Muhammad, il n’est pas possible d’établir la date de construction de leurs sanctuaires, la genèse du culte rendu à ces saints ni de comprendre l’évolution du discours relatif à leur vie et leurs bienfaits. On peut supposer la disparition de tels documents ou plus probablement douter de leur existence même. C’est par le biais de l’oralité que l’histoire et la mémoire des saints de Ma‘ân a été communiquée au fil des années. J’ai pu observer lors d’entretiens que la personne interrogée réunissait la plupart du temps les membres de sa famille et en particulier ses enfants, afin qu’ils puissent écouter. La transmission se faisait principalement au sein de la structure familiale et les récits sur les figures saintes étaient ponctués de formules telles que : « les gens se le transmettent de génération en génération »7 ou « je l’ai entendu de mon grand-père » 8. Cette communication s’effectuait également dans l’espace tribal puisque les cheikhs étaient détenteurs de l’histoire de la sainteté locale dont ils relataient des versions divergentes.

11 On connait peu de chose sur la vie des cheikhs Muhammad et ‘Abdallah. Aucun élément ne permet d’affirmer à quelle époque ils ont vécu, d’où ils venaient précisément, quel fut leur parcours, leurs bienfaits ou de restituer le calendrier relatifs à leur culte. Les récits les concernant reprennent souvent une trame narrative commune qu’illustrent les propos de Shâhir al‑Muhtasib, cheikh de la tribu du même nom dont l’ancêtre, venu de Haïfa, s’est installé à Ma‘ân au cours du XIXe siècle en tant que mufti : Il y avait deux sanctuaires (mazâr) à Ma‘ân. L’un d’eux s’appelait cheikh Muhammad, l’autre s’appelait cheikh ‘Abdallah, c’était deux hommes bons. Ils sont tous les deux morts à Ma‘ân. Ce sont des sanctuaires anciens qui étaient respectés et estimés. (29 juin 2010)

12 Les manifestations de l’existence des deux saints tiennent à deux choses : la présence des vestiges de leurs tombeaux et la circulation de récits les concernant. Dans son étude sur la Jordanie, Andrew Shryock a montré l’importance de l’autorité de la parole et du statut du locuteur dans la légitimité accordée aux narrations orales sur l’histoire (Shryock, 1997). Il explique la primauté du statut de l’histoire orale dans la transmission de l’histoire lignagère, même si celle‑ci tend à péricliter du fait de sa mise par écrit. Ainsi, si la tradition orale a longtemps eu un statut privilégié, dans un contexte tribal, la divulgation de l’histoire de la tribu incombait à une personne spécifique, souvent le cheikh (Jungen, 2009a). Les récits concernant les saints se soustraient relativement à ce mode de transmission du savoir qui évolue avec la mise par écrit de l’histoire tribale et le développement d’une nouvelle légitimité du savoir, sanctionnée par le diplôme universitaire. Par ailleurs, le clivage entre histoire tribale orale et histoire écrite des experts (Jungen, 2009b) doit être relativisé dans la mesure où beaucoup de cheikhs fondent leur récit sur des travaux universitaires ou sur les récits des voyageurs occidentaux. J’ai rencontré à Ma‘ân le cheikh de la tribu des Khattâb, connue pour l’ancienne prospérité de ses commerçants et son rôle politique

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local. Il m’a invitée en premier lieu à lire les ouvrages académiques écrits sur la ville, qu’il me fournit, en illustrant ses propos de descriptions faites par le voyageur suisse John Lewis Burckhardt au milieu du XIXe siècle.

13 À Ma‘ân, les modalités d’élaboration de l’histoire des saints dépassent le système de transmission lignager. L’histoire des saints ne coïncide pas avec celle d’un lignage en particulier. Leur histoire est donc portée collectivement, partagée par plusieurs lignages et la légitimité du savoir les concernant revient aux fidèles, qui sont parfois les cheikhs eux‑mêmes. Ils véhiculent des éléments souvent épars et parfois contradictoires de leur histoire. La personnalité des premiers transmetteurs est souvent inconnue, floue ou occultée. « Les gens de la ville étaient convaincus que cette personne était un walî9 et qu’il avait la baraka » me dit le cheikh du clan des Sharârî qui appartient à la tribu des Khattâb à propos du cheikh ‘Abdallah. Il ajouta à propos du cheikh Muhammad : « On disait qu’il y avait la tombe d’un homme qui s’appelle le cheikh Muhammad, un cheikh ascétique et très pieux (…) Ces personnes sont devenues célèbres probablement parce qu’il n’y avait pas d’autre cheikh à cette époque » (7 juillet 2010). Au‑delà du rôle des cheikhs de tribu dans la transmission de l’histoire et la mémoire locale ou lignagère, les pèlerins représentent également des figures de la circulation du savoir sur la vie des saints et de ses recompositions.

L’ancrage local des saints et leur territorialisation

14 Les saints de Ma‘ân et leurs récits de vie révèlent la complémentarité des figures saintes ainsi que de la diversité des définitions de la sainteté. C’est selon une modalité d’expression culturelle différente de celle de centres religieux plus importants que s’établit le récit hagiographique en donnant toute son importance à la transmission orale. Les saints de Ma‘ân sont révélateurs de la territorialisation de la sainteté musulmane et de son organisation en réseau complexe. La topographie sacrée locale est constituée d’une imbrication de lieux saints répondant de prérogatives différentes et s’inscrivant au sein d’une hiérarchie régionale. La ville était jalonnée de sanctuaires reconnus uniquement à l’échelle locale voire à l’échelle du quartier ou de la tribu. Ces lieux, dont l’existence et la reconnaissance est souvent régie par des temporalités plus courtes que celles des mausolées de prophètes, compagnons du Prophète ou de fondateurs de confréries soufies sont porteurs des dynamiques sociales et territoriales locales, dont il convient de lire l’évolution.

15 On observe à Ma‘ân la production de ce que Sylvette Denefle appelait, dans un contexte différent, la Bretagne, « une hagiographie sans texte » (Denefle, 1983, p. 136). L’existence de cette littérature orale ne dépend pas d’une opposition entre oralité et tradition écrite. D’autres saints jordaniens tels que Ja‘far b. Abî Tâlib10 dont le mausolée se trouve au sud de Karak, en Jordanie, font l’objet de littératures hagiographiques écrite et orale. Ces dernières sont rarement produites par les mêmes acteurs mais elles s’influencent réciproquement. Cependant, les récentes productions textuelles du ministère des waqf-s concernant Ja‘far b. Abî Tâlib tendent à fixer les normes du langage acceptable à son égard. Les brochures ayant trait à l’histoire des prophètes préislamiques et aux compagnons du Prophète établissent une version officielle de leur existence, à charge pour l’imam responsable du mausolée, lui‑même fonctionnaire du ministère des waqf-s, de la transmettre en l’état. La légitimité de ces récits s’affirme progressivement, notamment par rapport aux récits locaux véhiculés oralement.

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L’absence de littérature écrite concernant les saints de Ma‘ân peut s’expliquer par leur ancrage dans l’histoire locale de la ville. Ils n’ont jamais eu l’aura régionale d’autres saints comme le prophète Hârûn (Aron), dont le mausolée se situe sur le site de Pétra, à l’emplacement d’un lieu de culte fréquenté dès la période byzantine. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, ses visiteurs provenaient de l’ensemble du sud de l’actuelle Jordanie mais aussi de Gaza. Les habitants de Ma‘ân et sa région s’y rendaient en pèlerinage tous les ans. Khaled, cheikh de la tribu des al‑Alya, me dit à ce propos : « Mon père, que Dieu le garde, le cheikh, rêvait puis il disait, demain nous nous rendrons au mausolée du prophète Harûn, et toute la ville s’y rendait » (2 juillet 2010). Dans la région de Pétra, le prophète était vénéré pour ses pouvoirs de guérisseur et il était considéré comme le saint protecteur des tribus locales. Les membres les plus âgés de ces tribus prêtent à l’abandon du pèlerinage la dégradation de leur condition de vie. Musa ‘Atiyye al‑Nasarât de la tribu des Hasânât me dit à ce propos : « Le prophète Harûn, nous lui rendions visite car c’était un prophète, qui apportait la baraka. Celui qui appelait au pèlerinage s’appelait le darwish. (…) Un jour il disait, demain jeudi, nous allons faire un pèlerinage au nâbî Hârûn. C’était quand il n’y avait plus d’eau, et sur le chemin du retour, il se mettait à pleuvoir » (4 juillet 2010). C’est à partir des années 1960‑1970 avec la disparition des grands pèlerinages collectifs que la topographie sacrée ma‘ânie s’est recentrée sur les saints de la ville.

16 Dans un livre consacré au culte des saints dans la chrétienté latine, Peter Brown a dénoncé la dichotomie souvent appliquée entre culture populaire et culture savante (Brown, [1984] 2012). Cette même critique peut s’appliquer aux lectures des productions hagiographiques. Les récits sur les saints de Ma‘ân reprennent des éléments classiques de l’hagiologie musulmane, ce qui sous-entend une circulation des corpus hagiographiques. L’hagiologie musulmane a été élaborée par le soufisme à partir du IXe siècle. Les écrits d’Ibn Arabi du XIIIe siècle demeurent des références centrales qui ont régi la production de ce mode littéraire, de son vocabulaire et de ses codes (Chodkiewicz, 2012). Ainsi « l’hagiographie musulmane imprégnée de cette hagiologie est devenue non seulement un genre littéraire, mais un genre qui structure toute la culture musulmane » (Mayeur‑Jaouen, 2007, p. 366). Ce style a évolué à partir du XVe siècle avec l’affirmation d’une sainteté territorialisée, portée par des figures de saints charismatiques et visionnaires qui succédaient aux figures d’ascètes. À Ma‘ân, les lieux saints étaient porteurs des dynamiques locales de pouvoir et leur visite propre à certains groupes sociaux. Aujourd’hui cependant, cette pratique segmentée tend à être oubliée afin de laisser place à un discours valorisant une identité ma‘ânie fédératrice.

La mise par écrit de la tradition orale et sa folklorisation

17 L’absence de texte hagiographique concernant les saints de la ville ne signifie pas l’absence de trace historique les concernant. Antonin Jaussen les mentionne dans son livre Coutumes des Arabes au pays de Moab pour l’écriture duquel il a sillonné la région correspondant au sud de la Jordanie contemporaine à plusieurs occasions entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Dans l’introduction de son ouvrage, il présente sa méthode d’investigation comme un protocole scientifique et s’appuie sur des entretiens réalisés avec des informateurs locaux, souvent membres des tribus des régions visitées. C’est à partir de l’observation et de la collecte de la tradition orale qu’Antonin Jaussen a

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écrit son ouvrage (Chatelard et Tarawneh, 1999). Dans le chapitre de son livre consacré à la sainteté, il évoque le cheikh ‘Abdallah : À Ma‘ān, le cheikh ‘Abdallah jouit d’un culte incontesté. Ce personnage monta du désert et vint s’installer dans la ville. Il fit le bien sans se faire remarquer. À sa mort, un de ses parents déclara qu’il était au rang des wélys, par conséquent il pouvait guérir les maladies de quiconque s’adresserait à lui et honorerait son tombeau. Un pauvre hère me raconta mon interlocuteur, ne pouvait se soulager ; il était sur le point de mourir au milieu d’atroces souffrances ; il se traîna au tombeau d’Abdallah, se coucha auprès du wély, fit une prière ; quand il se leva, il était guéri. Aujourd’hui encore le cheikh ‘Abdallah est plus honoré qu’Allah lui‑même à Ma’an. (Jaussen, 1948, p. 297).

18 Le cheikh ‘Abdallah est présenté comme le principal saint de la ville au début du XXe siècle. Son évocation reprend plusieurs caractéristiques des récits hagiographiques de la région. La première est la mobilité du saint, son appropriation du territoire local. La maîtrise du territoire est un enjeu central de la sainteté. Il incombe au saint d’exercer son emprise sur un espace et sur ses habitants (Elboudrari, 1985). Il a ainsi aménagé ce territoire situé au début du XXe siècle dans une zone stratégique, au croisement d’axes de communication majeurs. Par ailleurs, ce récit rappelle la qualité des interactions existant dans la ville entre tribus villageoises et tribus bédouines. Le cheikh ‘Abdallah provient probablement d’une tribu bédouine au sein de laquelle un de ses parents établit sa sainteté. Ce texte convoque également le trope du saint guérisseur étranger à la localité très répandu dans le monde musulman.

19 D’autres évocations textuelles du cheikh ‘Abdallah attestent d’une nouvelle appréhension des lieux saints à partir des années 1920. Dans son étude des sanctuaires situés à l’est du Jourdain, Paul Salman, futur vicaire grec catholique de rite oriental d’Amman, mentionne l’existence du cheikh ‘Abdallah à Ma‘ân sans donner plus de précision concernant sa vie et son culte (Salman, 1920). Son article, publié dans la revue al‑Mashriq, de l’Université Saint‑Joseph, avait pour objectif de produire un relevé du folklore de la région. Dans les années 1920, au moment de la création de l’Émirat de Transjordanie, la tradition orale et les pratiques de culte locales ont été considérées comme représentatives d’un folklore et d’une identité jordanienne. Si cette folklorisation n’était pas le fait du gouvernement du futur Émirat de Transjordanie, on constate pourtant dans les registres du ministère des waqf-s que dans les années 1970, le mausolée du cheikh ‘Abdallah et les parcelles attenantes furent enregistrées en tant que fondation pieuse11. Ceci peut indiquer une assimilation par le ministère du culte de ce saint ou une volonté de le contrôler.

20 Depuis les années 1980, le ministère des waqf-s élabore une topographie sacrée officielle qui repose sur des phénomènes de créations, de découvertes et de valorisations de lieux saints. Elle s’appuie sur la construction de complexes architecturaux autour des mausolées de prophètes préislamiques et de compagnons du Prophète et la production d’une riche littérature les concernant (Neveu, 2010). Ce mouvement a occulté les lieux inscrits dans une tradition strictement locale, dont le mausolée du cheikh ‘Abdallah. L’existence actuelle d’une littérature orale concernant la vie du saint provient de la transmission d’un savoir à son égard qui a pu évoluer au cours du siècle. Elle est représentative de logiques contradictoires liées à une volonté de mise en institution et peut-être de contrôle sur le culte. Sa persistance actuelle révèle des tentatives d’affirmation d’une spécificité et d’une identité ma‘ânie.

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Le récit hagiographique : un espace de préservation de la topographie sacrée

21 Selon Pierre Nora les lieux de mémoire permettent un partage de la mémoire collective, sa diffusion et sa pérennisation (Nora, 1984, p. 24). C’est cette fonction qui est impartie aux saints de Ma‘ân et à la tradition orale qui leur est relative. Pour les personnes que j’ai rencontrées et interrogées dans cette ville, l’évocation des saints, de leur histoire et de leur disparition, représentait une métaphore de l’histoire de la ville et de sa progressive marginalisation.

L’oralité comme dernière garante des pratiques pèlerines

22 À Ma‘ân, la tradition orale représente aujourd’hui l’espace privilégié de la résistance du culte des saints. Depuis les années 1970, les pèlerinages collectifs auprès des mausolées des saints et saintes de la ville ont pris fin. Les causes de la disparition de ces pèlerinages demeurent imprécises. La visite des lieux saints s’effectuait collectivement ou individuellement lors du jour dédié au saint. Dhib al‑Sharârî, notable de ce clan, évoque ces pratiques révolues dans les termes suivants : Les mausolées et les sanctuaires qui étaient présents à Ma‘ân font partie de nos habitudes et de nos traditions. Parmi les mausolées qu’il y avait à Ma‘ân, on parlait de la tombe d’un homme qui s’appelle le cheikh Muhammad, le cheikh bon et pieux. Les gens lui rendaient visite et dînaient sur sa tombe (…), ce lieu est encore présent, je l’ai visité. (23 juin 2010) De la même manière Shahîr al‑Muhtasib m’indiquait : Les gens visitaient les sanctuaires, mais plus maintenant, on dit que c’est harâm12. Ils prenaient avec eux des douceurs, des parfums, et ils allaient voir le saint. Lorsqu’ils rentraient ils cuisinaient du boulgour avec des tomates. (29 juin 2010)

23 Les lieux saints jalonnaient l’espace urbain et structuraient son organisation. Ces témoignages indiquent que les habitants de la ville allaient visiter collectivement les mausolées. Selon d’autres témoins, les parents de jeunes enfants allaient les présenter au saint et les visites étaient souvent motivées par une demande particulière comme une guérison, une grossesse, un problème de stérilité ou un mariage13. Ces extraits d’entretiens présentent les saints comme garants des traditions locales. Si les récits concernant les pratiques divergent, on constate que ces lieux saints fédéraient les membres des trois tribus de la ville, car tous accomplissaient des visites. Les lieux saints incarnaient donc des espaces d’organisation et de régulation des rapports sociaux. Les rites et les pratiques liées au pèlerinage figuraient le miroir de l’ordre social (Durkheim, [1912] 1998). Les lieux saints étaient également des lieux d’expression des rapports de pouvoir entre les différents groupes sociaux (Eade et Swallow, 1991). On peut appréhender ces divergences grâce à la variété des récits concernant la vie des saints même si elles tendent à disparaître de la mémoire collective.

24 Ces variantes sont constatables à propos des origines du cheikh Muhammad. Selon Shahîr al‑Muhtasib, il venait du Maghreb : « Le plus étrange c’est que j’ai entendu dire qu’il venait du Maghreb, mais personnellement je n’ai pas de certitude à ce propos » (29 juin 2010). Pour Khalid al‑Alya, il provenait de Médine. Un autre récit de vie atteste de contradictions au sein des systèmes de transmission du savoir sur les saints, celui relatif à la constitution du site appelé Qabr ‘Awâd. Dhib al‑Sharârî me narra cet épisode comme suit :

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Il y a cette histoire, on ne peut pas dire si elle est vraie ou pas mais elle se transmet de génération en génération. […] Un homme appelé ‘Awâd Abû ‘Awda a rencontré une ogresse sur la route. Elle avait l’apparence d’une femme et elle lui a dit « ‘Awâd, amène moi jusqu’à Ma‘ân ». Il l’a installée derrière lui sur son cheval et il a remarqué que ses jambes étaient celles d’un âne, avec des sabots. Il a donc su que c’était une ogresse. Il a dit « Recule, recule, recule » jusqu’à ce qu’elle arrive au bout de la croupe du cheval et là, il l’a poussée. Alors, elle a éventré le cheval. Il s’est adressé au cheval : « Allez, ô le noir, si tu me conduis jusqu’à Ma‘ân tu auras accompli un miracle et je t’honorerais d’un linceul vert ». Et de fait, il l’a enterré […]. Depuis, on dit que c’est la tombe du cheval d’Awâd Abû ‘Awda. (23 juin 2010)

25 Le récit de Jibrîl Abû Darwish14 du même épisode ne mentionne pas les jambes d’âne de l’ogresse et donne au site un autre nom, celui de Jahr al‑ghûla. Ces divergences indiquent l’existence d’origines différentes pour les récits sur la vie des saints liées à différentes sources d’autorité et de pratiques de ces sites. D’un entretien à un autre, mes interlocuteurs n’établissaient pas le même inventaire des saints de la ville.

26 La majorité des personnes que j’ai rencontrées affirmaient que les lieux saints étaient encore visités de manière marginale. L’anonymat des visiteurs devait être préservé, mais parfois, au détour de la conversation, cet « autre » s’avérait être un proche ou mon interviewé lui‑même. Si la pratique du culte s’est atténuée et individualisée, l’évocation des saints demeure cependant fréquente et prend des formes diverses, y compris pour ceux de mes interlocuteurs qui assimilaient ces pratiques à de l’ignorance religieuse, reprenant ainsi les critiques formulées à l’égard du culte des saints par le réformisme religieux et les différents mouvements liés à l’islam politique15. Les pratiques pèlerines tombent progressivement dans l’oubli au sein de la mémoire collective mais les saints conservent une place dans la tradition orale de certains groupes, qui reste garante de l’histoire de la ville.

L’origine du saint, l’identité de la ville

27 À Ma‘ân, l’attachement aux saints doit être analysé au prisme du phénomène de l’oubli qui les menace à l’échelle nationale, puisqu’ils sont exclus de la topographie sacrée officielle. Paul Ricœur a souligné l’importance de l’oubli dans toute production mémorielle (Ricœur, 2000). Cet oubli concerne l’ensemble des lieux saints locaux, qui ne peuvent être rattachés à une histoire musulmane englobante et à sa définition officielle. Jocelyne Dakhlia a montré, dans le cas du Jérid tunisien, comment la mémoire est recomposée et reconstituée pour s’inscrire dans l’histoire et le discours national (Dakhlia, 1990). À Ma‘ân, on constate un phénomène similaire puisque l’histoire actuelle des saints locaux occulte la spécificité de la tradition et des visiteurs de chaque site. Malgré la diversité des composantes sociales de la ville, son découpage historique en deux parties, le fait que certains groupes sociaux aient pu fréquenter un saint en particulier n’est jamais évoqué. L’oubli engendre également une uniformisation de l’histoire locale en l’allégeant de ses particularismes. Il permet d’affirmer une identité locale fédératrice qui, si elle va à l’encontre des politiques nationales, cherche à trouver sa place au sein de l’histoire officielle.

28 Localement, la critique à l’encontre de la visite des lieux saints est largement partagée. Le cheikh de la tribu des Khattâb m’expliqua : « Moi, personnellement je ne crois pas en cela, ça appartient à une époque passée, celle de l’ignorance (jahl) » (7 juillet 2010). Malgré cette remise en cause, les saints sont convoqués par de nombreux ma‘ânis. C’est à présent le cheikh Muhammad qui est le plus populaire d’entre eux. Les récits

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concernant son identité sont révélateurs de l’affirmation d’un discours sur l’histoire et l’identité de la ville. Au cours d’une discussion avec Jibrîl Abû Darwish, sa femme m’évoqua comme suit l’histoire du saint : Il était Syrien, pas de Ma‘ân, du Shâm. Les gens savaient que c’était un homme bon et ils l’ont enterré dans la région, il est là jusqu’à aujourd’hui et les gens lui rendent encore visite (…). Le mausolée du cheikh Muhammad n’avait pas de gardien, sa tombe était dans les jardins, ceux qui s’y rendaient la visitaient. (21 juin 2010)

29 Cette citation reprend deux éléments narratifs du récit mentionné plus haut concernant la vie du cheikh ‘Abdallah : la figure du saint étranger et l’anonymat des acteurs de sa sainteté. L’origine étrangère du saint est systématiquement évoquée dans les récits que j’ai pu collecter. Plus que son origine exacte, c’est le fait qu’il soit étranger qui importe. Les mobilités multiples du saint reprennent le trajet des anciennes routes commerciales et de pèlerinage. Elles incarnent la diversité des origines des tribus de la ville.

30 Ces récits font écho au discours sur l’identité locale, véhiculé par l’ensemble des cheikhs de tribu que j’ai pu rencontrer. Le cheikh de la tribu des Khattâb disait à propos de la ville au début du XXe siècle : Les frontières étaient ouvertes, il n’y avait pas de frontières (…) il y avait donc à Ma‘ân des commerçants qui continuaient à porter leurs habits traditionnels et vivaient à Ma‘ân. (…) Tout le monde arabe était présent à Ma‘ân. Il y avait des gens du Shâm, du Liban, de Libye, d’Algérie, du Maroc, d’Irak, de tout le monde arabe et musulman. Il y avait aussi des Pakistanais, des Indiens (…). Les Ma‘ânis étaient des gens de qualité, ils se mariaient avec des femmes venues du Shâm, il y avait un groupe de femmes que l’on appelait les Shâmiyyât. (7 juillet 2010)

31 Ces propos soulignent l’importance au sein de l’écriture de l’histoire locale de la diversité des origines de la population. Ils indiquent une forme de reconstruction discursive de l’histoire de la ville s’appuyant sur un passé mythifié incarné par le cosmopolitisme. C’est cette identité multiple des tribus qu’incarne le cheikh, renvoyant ainsi à la centralité passée de la ville.

Le territoire du saint

32 Le mausolée du cheikh Muhammad se situe dans un ancien quartier de Ma‘ân, appelé le quartier des jardins. La plupart des récits soulignent cette localisation. Turqî Sabâh Krayshân me précisait par exemple : « Le cheikh Muhammad a été enterré dans le quartier des jardins, sa tombe se trouve là jusqu’à aujourd’hui, à côté de la citadelle » (26 juin 2010). Les jardins de Ma‘ân al‑Hijâziyya tiennent une place centrale dans l’évocation de son dynamisme économique passé. La plupart des récits de voyageurs du début XXe siècle mentionnent l’abondance de leur production, indicateur d’opulence et d’accès à l’eau dans une région désertique, à la frontière de la péninsule arabique (Meisterman, 1909, p. 207). À la fin de la période ottomane, le dynamisme économique de la ville provenait également de l’installation de marchands venus de Damas et de Palestine. Leur présence est aujourd’hui présentée comme l’une des spécificités de la ville, bien que d’autres localités ottomanes, comme Salt, aient connu le même phénomène. C’est pour les anciens notables, commerçants de la ville et leur tribu, en particulier celle des Khrayshân ou des Khattâb, que le quartier des jardins avait un rôle central. On observe cependant une réappropriation de cet espace de pouvoir symbolique par d’autres tribus, comme celle des Abû Darwish, pour en faire un

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espace de partage, représentatif de l’identité citadine. Le saint et son territoire incarnent donc un passé citadin partagé et non pas celui d’un groupe en particulier.

33 La présentation du cheikh Muhammad comme un étranger installé dans la ville incarne l’intégration de notabilités de différentes régions du Bilâd al‑Shâm à la société locale. Cette origine multiple de la population est présentée comme une qualité et une spécificité de son histoire. Elle permet de réhabiliter le rôle de Ma‘ân au sein de l’histoire nationale. Là encore, c’est une histoire citadine fédératrice qui est promue, oubliant les conflits et les jeux de pouvoirs entre les tribus. Les récits de la vie du saint incarnent l’identité des habitants de la ville et permettent d’évoquer un passé révolu, non reconnu à l’échelle nationale, tout comme l’est le saint lui‑même. Si la persistance de la tradition orale s’oppose aux politiques officielles, l’histoire qu’elle porte ne le fait pas. L’enjeu pour les habitants de Ma‘ân est de porter leurs revendications et de donner à la ville sa place au sein de l’histoire nationale.

Le saint, incarnation de l’esprit de résistance local

34 Dans l’ensemble du monde musulman, le culte des saints a fait l’objet depuis la fin du XIXe siècle de nombreuses critiques venant aussi bien des milieux réformistes musulmans, des islamistes que des modernistes. Comme l’évoque Catherine Mayeur‑Jaouen, « le rejet est à la hauteur de la vitalité du culte, qui résiste, s’adapte, combat la ‘mort anthropologique’ dont le menace une censure croissante » (Mayeur‑Jaouen, 2007, p. 355). Ainsi, la disparition des pratiques de culte locales s’accompagne de la destruction des mausolées des saints à Ma‘ân. La tradition orale demeure le dernier espace au sein duquel l’histoire de la sainteté locale persiste.

La disparition des lieux saints comme enjeux des politiques patrimoniales

35 Les enjeux liés à la transmission orale sont importants car les mausolées eux‑mêmes sont menacés de disparition. C’est le cas du mausolée du cheikh Muhammad qui, selon un entretien effectué en juin 2010 avec Muhammah ‘Attalah al‑Ma‘ânî al‑Fanâtsa, aurait été détruit en 2002. D’après cet historien de la ville qui était en charge des archives municipales, c’est à l’initiative du bureau local du ministère du tourisme que la destruction du mausolée aurait été effectuée. Il aurait été victime de sa proximité avec la citadelle ottomane en rénovation et dont les alentours devaient être réaménagés à des fins touristiques. Cette assertion, que je n’ai pu vérifier, est révélatrice des différences de conception concernant la définition du patrimoine, qui existent entre les représentants des instances officielles et les habitants. Cette tension est sensible puisque l’emplacement de l’ancien mausolée a été recréé par un cercle de pierre afin d’en préserver concrètement la mémoire. L’oubli de la ville au sein de l’histoire nationale musulmane se double de destruction des traces de son passé religieux. La persistance d’une tradition orale concernant les saints prolonge leur existence alors que la disparition des lieux leur étant dédiés est en cours.

36 Le discours relatif à la topographie sacrée officielle présente les mausolées rénovés ou reconstruits comme des vestiges et non des lieux saints (Neveu, 2010). L’évolution du vocable utilisé fait écho à la disparition des pèlerinages collectifs et à l’affirmation d’un discours religieux décriant les visites aux saints. C’est en tant que patrimoine

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historique musulman que les mausolées sont mentionnés. Cette ambiguïté concernant le statut des sanctuaires existe également à Ma‘ân. Leurs mausolées étaient souvent présentés comme des vestiges, garants du patrimoine culturel plutôt que des sanctuaires. Jibrîl Abû Darwish réagit vivement lorsque sa femme mentionna la persistance des visites aux mausolées : « Ça ne sont pas des visites pieuses, les gens vont visiter les mausolées car ce sont des vestiges » (21 juin 2010). Malgré cette tension entre la place du saint dans la tradition orale et la conception de son territoire, le cheikh Muhammad conservait un rôle symbolique majeur comme espace de résistance et d’expression de l’identité locale.

Figure 1

Cercle indiquant l’emplacement de l’ancien mausolée du cheikh Muhammad © Photographie de Norig Neveu (5 juillet 2010)

Le cheikh Muhammad, figure de la résistance locale

37 Les récits sur la vie du cheikh Muhammad semblent comprendre en filigrane une évocation de l’esprit de résistance politique de la population ma‘ânie qui s’est exprimée à plusieurs reprises par l’intermédiaire de révoltes à partir de 198916. La ville de Ma‘ân et l’histoire de ses mouvements sociaux est marginalisée et parfois criminalisée par le discours officiel. Le récit hagiographique n’évoque jamais directement la situation politique, mais les miracles du saint érigent la résistance comme une caractéristique locale. Jibrîl Abû Darwish me raconta l’un de ces miracles : « En 1967, il y a eu une violente inondation qui a tout emporté. Elle a emporté les magasins et tous les jardins mais pas le cheikh Muhammad parce que c’était un walî » (21 juin 2010). Ce récit comporte une importante charge symbolique que l’on retrouve dans l’ensemble des narrations relatives au miracle. Le cheikh Turqî Sabâh Krayshân qui faisait remonter

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l’évènement à 1964, me décrivit avec emphase la hauteur des vagues liées à l’inondation et de quelle manière ces dernières n’arrivaient pas à surmonter le mausolée du cheikh : « Ils disent que les flots sont arrivés devant la tombe du cheikh Muhammad et qu’ils l’ont contournée par la droite et par la gauche ». Il clôt son propos en insistant : « ça c’est une belle histoire, et elle a vraiment eu lieu » (26 juin 2010). L’inondation mentionnée dans ces récits a frappé la ville en 1966. Elle provint de la crue du ruisseau qui traversait la ville et a détruit le quartier de la citadelle et des jardins principalement construits en terre cuite. Par l’intermédiaire de la tradition orale, le mausolée et le saint préservent une assise territoriale qui se matérialise à travers le cercle de pierre marquant son ancien emplacement.

38 Le mausolée du saint aurait résisté aux flots et constituait l’unique témoin architectural d’un quartier et d’une époque révolue. Ce récit peut être interprété comme une manière d’ériger le cheikh Muhammad en garant de l’identité ma‘ânie, une identité qui se caractériserait par la résistance, la mixité et la relégation. Son histoire témoigne de la vivacité des élaborations hagiographiques à Ma‘ân. Le miracle du cheikh Muhammad, l’identité et l’histoire qu’il porte ne s’opposent pas à l’histoire nationale mais cherchent à s’imposer en son sein. Le saint peut incarner l’identité ma‘ânie qui s’affirme dans un contexte d’opposition récurrente et violente aux agents de l’État. L’hagiographie est en constante élaboration à Ma‘ân, elle est significative d’une tradition en évolution mais dépourvue de pratiques de culte. Les récits relatifs au cheikh Muhammad constituent une résistance symbolique aux politiques patrimoniales à l’égard des sanctuaires de la ville. Ils révèlent une réappropriation par les habitants de leur patrimoine et des pouvoirs du saint. Ces récits permettent de reconstituer l’espace sacré de la ville.

Quand les saints n’en sont plus

39 La destruction des sanctuaires n’est pas un phénomène isolé à Ma‘ân puisque le mausolée du cheikh ‘Abdallah a également été touché. L’ancien bâtiment était probablement surmonté d’une petite coupole selon les dires des habitants, bien qu’aucune photographie ou source historique ne permette de le vérifier. Les trois tombes qu’il enfermait demeurent présentes mais elles ont été entourées d’un bâtiment dont l’entrée est murée. Selon Jibrîl Abû Darwish : « Le cheikh ‘Abdallah, les gens étaient sûrs que c’était un walî. ‘Abdallah était enterré avec sa femme et ses enfants » (21 juin 2010). Cette présentation du saint révèle une évolution du récit concernant sa vie par rapport à celui rapporté par Antonin Jaussen et mentionné plus haut. Le cheikh ‘Abdallah devient dans ce récit mari et père de famille. Ainsi, la pratique du lieu saint, sa fonction et sa perception évoluent sur le long terme selon les contextes politiques (Boutry et Julia, 1997). Le récit sur la vie du saint intègre de nouveaux éléments et s’adapte également à sa disparition qu’elle légitime.

40 La destruction du mausolée du cheikh ‘Abdallah s’accompagne parfois d’un discours remettant en cause sa sainteté comme le révèlent les propos de la femme de Jibrîl Abû Darwish : Dis‑lui pour le cheikh ‘Abdallah et sa femme. On leur a construit des tombes que les gens visitaient, ils apportaient du henné, des bougies, de l’encens et ils leurs donnaient des pommes et du chocolat. Pendant cinquante ans les gens ont agi comme ça. Un jour le gardien a ouvert la porte et il a découvert que les tombes étaient vides. Dedans il y avait des boites, dans ces boites on a trouvé des armes et de l’or de l’époque ottomane. (21 juin 2010)

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41 Selon ce récit, la disparition du lieu saint n’est pas une conséquence de l’évolution des pratiques religieuses et des politiques patrimoniales. Elle découle de la relégation de certains saints des réseaux de piété locale et de leur oubli. C’est le gardien du lieu qui aurait découvert l’imposture du saint. L’évocation de cette figure anonyme peut révéler une volonté d’attribuer aux membres de la localité la légitimité de destituer les saints locaux. Cette mention est exceptionnelle puisque l’ensemble des récits que j’ai pu collecter demeuraient flous et imprécis sur les modalités de disparition du saint. L’extrait d’entretien mentionné précédemment reprend un mythe répandu dans le sud de la Jordanie concernant l’or des Ottomans. Ces derniers auraient, au moment de leur débâcle, enterré leurs richesses et nombreux sont les Jordaniens qui continuent de les rechercher. La disparition du mausolée s’accompagne d’une relégation du saint. Ce rejet de la sainteté n’est pas partagé de manière unanime, mais pour tous, les miracles du cheikh ‘Abdallah sont passés dans l’oubli. L’oralité est garante des reconfigurations de la topographie sacrée de la ville qui peuvent être concurrentielles et contradictoires. Contrôler les définitions de la topographie sacrée locale demeure un enjeu de la maîtrise de l’espace urbain.

42 L’histoire et la mémoire des saints de Ma‘ân reposent donc sur une hagiographie sans texte et sans pratique cultuelle. C’est principalement par l’intermédiaire de la tradition orale que persiste la mémoire des pratiques pèlerines à l’égard des lieux saints. L’oralité est mobilisée comme un moyen de réappropriation du territoire symbolique des saints et de leur pouvoir. Ce territoire est pourtant menacé par l’affirmation des politiques officielles du religieux qui tendent à marginaliser la place de Ma‘ân au sein de l’histoire musulmane du pays et à effacer l’histoire de la sainteté locale. Ainsi, comme l’a établi Danièle Hervieu‑Léger, la figure du pèlerin constitue un « emblème d’une modernité religieuse caractérisée par la mobilité des croyances et des appartenances » (Hervieu‑Léger, 1999, p. 99). À Ma‘ân, c’est par la parole que se perpétue la mémoire de la pratique pèlerine et la reconnaissance des saints. La pratique du pèlerinage est un processus en transformation qui connaît des temps de pause, d’arrêt. Cependant, la persistance d’une tradition orale concernant les saints révèle la fonction mémorielle qu’ils conservent à l’échelle locale. La figure de l’ancien pèlerin ou du témoin sont constitutives de l’histoire du pèlerinage et de sa mémoire. Ces acteurs sont représentatifs de la mobilité du phénomène pèlerin puisque les récits concernant les saints peuvent diverger, voire se concurrencer. Ils révèlent une relation complexe à l’espace urbain et à son histoire. Pourtant, c’est aujourd’hui une histoire fédératrice qui s’écrit à Ma‘ân, gommant les conflits. Les enjeux passés de pouvoir relatifs au culte des saints et son contrôle ont été oubliés. Les saints, et en particulier le cheikh Muhammad, sont mobilisés en tant que figures fédératrices qui incarnent l’identité multiple de la ville et son esprit de résistance.

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NOTES

1. Le récit national insiste sur l’histoire des trois premières batailles des armées musulmanes hors de la péninsule arabique : Mu’ta (630), Fahl (635) et Yarmouk (636). Elles ont opposé les armées musulmanes aux troupes byzantines. La bataille de Mu’ta fut une défaite pour les armées musulmanes. Les batailles de Yarmouk et de Fahl représentent des temps majeurs dans l’expansion islamique vers l’Égypte et le nord du Bilâd al‑Shâm. 2. Depuis les débuts de la période islamique, le terme Bilâd al‑Shâm est utilisé pour qualifier un ensemble territorial qui comprenait les actuels Liban, Syrie, Territoires palestiniens, Israël, Jordanie ainsi qu’une partie de l’Irak. 3. Une étude du Center for Strategic Studies effectuée à Ma‘ân en 2002 insiste sur le faible développement économique de la ville. Il proviendrait du manque de diversité des secteurs économiques, notamment au niveau industriel. Le taux de chômage, de 18,8 %, est plus important que la moyenne nationale qui s’élève à 16,8 % (Center for Strategic Studies, 2002). 4. La topographie sacrée officielle, telle qu’elle est présentée dans les documents du ministère des waqf-s et les livres du prince Ghazi b. Muhammad, responsable pour la couronne des affaires religieuses, inclut quelques sites de la région de Ma‘ân. Le principal est le Jabal al Tahkîm, lieu supposé de la rencontre entre les partisans d’Alî b. Abî Tâlib et ceux de Mu‘âwiyya, après la bataille de Siffin en 657. 5. À partir de la fin du XIXe siècle, le culte des saints a été critiqué par différents acteurs au Moyen‑Orient tantôt en tant qu’innovation religieuse blâmable, bid‘a, par les réformateurs musulmans, les wahhabites et les islamistes. Il était également perçu comme représentatif de pratiques rétrogrades par les défenseurs d’une modernisation sociale, sur un modèle européen. La ville de Ma‘ân a entretenu au cours du xxe siècle des relations privilégiées avec les villes du Nord de la péninsule arabique, en particulier Tabûk qui permettent de penser que l’influence de la pensée wahhabite s’est

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développée dans la ville tout au long du xxe siècle du fait de mobilités commerciales, tribales et de travail. 6. Le waqf correspond à une fondation pieuse, à un bien rendu inaliénable au profit d’une institution religieuse ou d’une œuvre caritative. En Jordanie, ces biens sont actuellement gérés par un ministère établi à cet effet. 7. Entretien avec Khaled al‑Alya, 2 juillet 2010, Ma‘ân et Dhib al‑Sharârî, 23 juin 2010, Ma‘ân. 8. Entretien avec Shahîr al‑Muhtasib, 29 juin 2010, Ma‘ân 9. Le terme de walî signifie saint, proche de Dieu. 10. Ja‘far b. Abî Tâlib est un compagnon du Prophète, mort à la bataille de Mu’ta en 630. Il est le frère du calife ou imam Ali et cousin du Prophète. Le père de Ja‘far, Abû Tâlib, était l’oncle du Prophète ; il était le chef du clan des Hashim et protégea son neveu contre les persécutions des Mecquois. 11. Ministère de waqf-s et des affaires islamiques, Amman, Sijil ‘Aqârât al‑awqâf al‑islamiyya fî al‑mamlaka al‑Urduniyya al‑Hashimiyya, Ma‘ân (Registre des déclarations de waqf-s islamiques dans le Royaume hachémite de Jordanie), notices no 47 et no 73, 4 mai 1976. 12. Le terme est employé dans ce contexte pour désigner ce qui est illicite ou non conforme au dogme religieux. L’utilisation du « on » dans cette citation concerne aussi bien les propos des autorités religieuses que ceux de la majorité des fidèles de la région. 13. Entretien avec Khaled al‑Alya, 2 juillet 2010, Ma‘ân. 14. Cette tribu est connue pour avoir pour ancêtre un Marocain qui se serait installé dans la ville de retour du pèlerinage à La Mecque. Elle ne bénéficie pas du même prestige que les tribus plus anciennement installées à Ma‘ân, auxquelles appartenaient les anciens notables. 15. Aucune des personnes interrogées ne revendiquait appartenir à l’une des mouvances de l’islam politique. Ces dernières ont pourtant certains partisans dans la ville et rejettent violemment le culte des saints. L’évocation des saints et de leur culte par ces partisans n’a donc pas été intégrée à mon analyse. 16. En 1989, une augmentation conséquente du prix du fioul généra des émeutes à Ma‘ân. En 1996, les Ma‘ânis se révoltèrent de nouveau contre l’augmentation du prix du pain et le mouvement se propagea dans tout le sud de la Jordanie. D’autres mouvements sociaux éclatèrent dans la ville en 1998, en 2002 et en 2015. Ils ont été, pour la plupart, réprimés avec une grande violence par la police ou l’armée.

RÉSUMÉS

La ville de Ma‘ân se situe dans le sud de la Jordanie et n’a pas connu, au contraire des principales localités jordaniennes, de rénovation ou de reconstruction à grande échelle de ses sanctuaires. Ceci s’explique par le caractère local de la sainteté ma‘ânie, plus difficilement rattachable à une histoire islamique englobante que ne le sont les compagnons du Prophète Muhammad ou les

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prophètes préislamiques. Ainsi, l’hagiographie des saints locaux et en particulier celle du cheikh Muhammad permet-elle d’incarner l’esprit de résistance locale et de rappeler l’opulence et la centralité économique passée de la ville. Dans un pays où la tradition orale conserve une importance majeure, l’objet de cet article sera de montrer comment les récits concernant la vie des saints demeurent tenaces alors même que les visites des mausolées sont en net recul et fortement critiquées localement. Les récits liés à la sainteté, progressivement érigés en lieux de mémoire de la ville, sont mobilisés afin de porter les revendications locales.

The city of Ma'an is located in the South of Jordan. Contrary to other Jordanian main localities, it did not witnesses renovations or large-scale reconstructions of its sacred shrines. This is due to the local nature of the ma'âni holiness. It can hardly enter in an encompassing definition of Islamic history in comparison of the figures of companions of the Prophet Muhammad or pre- Islamic prophets whose shrines were renovated or reconstructed. The hagiography of ma‘âni local saints -in particular Sheikh Muhammad’s one- embodies the spirit of resistance of the city. It also reminds Ma'ân’s past wealth and historical centrality. In a country where oral tradition retains major importance, the purpose of this article is to show how the stories about local saints' lives remain vivid even while the mausoleum visits are rare and heavily criticized by the local community. Gradually, Ma‘ân’s holy places are considered places of memory where the narratives about holiness are mobilized to put forward local claims.

INDEX

Mots-clés : sainteté, transmission orale, récits hagiographiques, mémoires collectives, histoire locale Thèmes : anthropologie historique Index géographique : Jordanie, Ma‘ân Keywords : holiness, Jordan, Ma‘ân, historical anthropology, hagiographic narratives, oral transmission, collective memory, local history

AUTEUR

NORIG NEVEU Ifpo, UMIFRE 6/USR 3135, MAEDI/CNRS

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Le rôle des légendes dans le culte de Ghāzī Miyāñ (Inde) The Role of Legend in the Cult of Ghāzī Miyāñ (India)

Delphine Ortis

1 Si l’on écoute Oscar Calavia Sáez (1996), « Les saints existent d’abord par le récit ». Les plus populaires concernant le martyr Ghāzī Miyāñ (ou Syed Sālār Masʻūd Ghāzī), ici sujet de réflexions, parlent de ses trois premiers miracles récompensés chaque fois par l’embellissement de son tombeau et l’accroissement de la popularité de son culte, lui- même résultat des dits miracles. Dans la société indo-musulmane, où il n’existe pas de corps religieux institué reconnu par tous, qui donnerait le la sur qui est saint ou ne l’est pas, leur reconnaissance passe par la conviction dans leur capacité à accomplir des miracles, dont la production est favorisée par l’accomplissement d’un ensemble de rites spécifiques à chacun d’eux. Les saints existent ici d’abord par l’institution d’un culte (Jamous, 1995, p. 43) que diffusent, à qui veut les entendre, les légendes.

2 Si celles-ci participent bien de la fabrique de la sainteté, nous leur accordons néanmoins un rôle moindre que la littérature sur le sujet, car en discutant avec les adeptes du culte aux saints on se rend rapidement compte que la grande majorité d’entre eux a une connaissance fragmentaire, partielle, voire nulle de la vie des saints qu’ils cherchent à se rendre propice par le culte. Le saint est avant tout pour eux un mort puissant ayant la capacité de modifier le cours des évènements1. Il importe donc aux dévots de suivre correctement les rites qui obligent le saint à exaucer leurs vœux ; pour cela, nul besoin de connaître les détails de sa destinée. Le saint peut être aussi prétexte à l’adoration d’un site remarquable, comme l’a montré Robert Hertz (1913) dans son étude sur saint Besse qu’il rattache à un antique culte des pierres. Sous les traits de Ghāzī Miyāñ se cache une source d’eau bienfaitrice, contenue dans un bassin dédié au dieu hindou Soleil qui lui sert de sépulture.

3 Les récits de la vie de ce martyr opposent les hautes castes réfractaires à son culte aux basses castes adeptes de celui-ci, comme les « deux traditions, l’une savante et édifiante, l’autre naïve et poétique » (Hertz, 1913, p. 152) de saint Besse opposent les gens de la montagne aux gens de la plaine. Néanmoins ici, en Uttar Pradesh où se situe

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le tombeau, tous, tenants du culte et opposants, appartiennent de par leurs activités au monde rural (même les citadins). La Shining India est encore loin d’atteindre cette région, dont les habitants disent d’eux-mêmes être « arriérés ». Ici la culture des patrons (grands propriétaires terriens) et des savants (docteurs de la loi musulmane, juges, professeurs, instituteurs, etc.) de castes nobles s’oppose à celle de leurs clients de bas statut (artisans, paysans, bouviers, castes de service, etc.), notamment en ce qui concerne le dogme religieux (musulman et hindou puisque les dévots de Ghāzī Miyāñ professent ces deux religions) et le culte des saints, ce que soulignent les divergences entre les deux traditions.

4 Toutefois, celles-ci s’accordent pour faire de ce martyr, dont on ne trouve trace dans l’histoire, un jeune héros se sacrifiant sur le champ de bataille à l’aube de sa vie (dix- neuf ans) encore vierge et célibataire, mais aussi l’un des plus anciens saints (XIe siècle) et des plus populaires de l’Inde du Nord, dont le tombeau (situé dans la ville de Bahraich) attire des millions d’Indiens de toutes confessions, originaires du nord du sous-continent indo-pakistanais. Nous ne nous attachons pas dans cet article à analyser ce qui unit, distingue et oppose les deux traditions2. Dans leurs grandes lignes, elles ne s’écartent pas de celles des premiers saints indo-musulmans, qui mettent en scène les batailles qu’ils durent mener contre des souverains hindous, des déités locales et des ascètes yogi pour faire souche en Inde3. C’est en triomphant du démon Palihār et des Pañc Deo et en combattant au prix de sa vie le tyrannique roi hindou de Bahraich, que Ghāzī Miyāñ a conquis sa réputation de défenseur des paysans hindous opprimés.

5 Puisque les récits de vie ne sont pas indispensables à la pratique du culte aux saints, nous nous proposons d’étudier leur place dans le culte de ce héros et la place de leurs auteurs dans la société locale. Deux pratiques rituelles associées à leur audition seront donc notre fil conducteur : la visite propitiatoire pour la légende des desservants de son tombeau ; la célébration de son mariage pour les ballades des musiciens dafālī. Nous terminerons par les récits qui cherchent à défaire ce culte.

Le rite de la visite propitiatoire et la légende des desservants

6 Pour obtenir les faveurs de Ghāzī Miyāñ, le dévot doit « faire une visite propitiatoire » (ziyārat karnā)4 à son sanctuaire, impliquant une série d’actes médiatisée par un desservant pour en accroître les effets : salutation, prières, offrandes, incorporation de la puissance du saint, circumambulation. Que ce soit simplement pour le saluer ou pour quémander son intercession, le dévot ne peut faire l’économie de cette visite, qui lui permet d’initier et de cultiver une relation avec le martyr et en définitive d’obtenir de lui ce qu’il désire. Cette visite est à la fois commune à tous les saints musulmans et spécifique dans ses modalités à chacun d’eux5.

7 Celle accomplie pour Ghāzī Miyāñ implique de traverser en partie le site de son martyre. Ce champ de bataille s’étend sur des centaines de kilomètres et est vu aujourd’hui comme une nécropole recouverte par la poussière du temps. Puis entrer dans son sanctuaire exige de circuler dans un espace architectural conçu comme un campement militaire nommé les quatre limites, dans lequel siègent deux forts enchâssés l’un dans l’autre contenant le mausolée de Ghāzī Miyāñ, lui-même marquant l’emplacement exact du martyre. Mais la visite ne s’arrête pas là.

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8 Elle demande ensuite d’aller saluer les membres de sa cour représentés par vingt tombes. Le visiteur doit s’arrêter sur chacune d’elles pour saluer celui qui y repose et lui faire de menues offrandes. Le sens de la visite est défini précisément par l’organisation des lieux : on salue en premier son maître d’armes, puis ses deux serviteurs, sa chienne, sa jument, le porte-étendard de son armée, le trésor des martyrs rassemblant ses soldats, son épouse post-martyre Zohrā Bībī et ses deux frères, son ami, son oncle maternel, les Cinq Saints et leurs deux gardes du corps (des lutteurs) ainsi que leur boucle d’oreille et enfin sa nourrice.

9 À proximité de chacune de ces tombes, une pancarte indique le nom de la personne inhumée, en caractère nastaʿlīq et devanāgarī. Si l’on se contente de ces noms, on est renvoyé à des fonctions (maître, serviteur, lutteur, nourrice, porte-étendard) ou à des statuts (caste des descendants de la famille de Mahomet, sieur, dame). Ces indications ne prennent vraiment sens pour le visiteur que dans la bouche des desservants qui, par leur légende, donnent vie à cette cour et tissent les relations entre ses membres et Ghāzī Miyāñ.

10 En effet, la fréquentation d’un sanctuaire, même assidue, n’implique d’être au fait ni de la légende de son saint ni de l’histoire du lieu. Savoir par ouï-dire que Ghāzī Miyāñ est un grand thaumaturge, spécialisé dans la résolution des problèmes de la vie courante (obtention d’un diplôme, d’un travail, d’un bon parti, etc.), des problèmes d’infertilité (son premier miracle fut de donner des garçons à une hindoue stérile), dans la guérison de la cécité et des maladies de peau (la lèpre et la leucodermie) et qu’il assure de bonnes récoltes en faisant venir la pluie, suffit pour se rendre en pèlerinage à son sanctuaire et y accomplir le rite de la visite6. Les curieux voulant en connaître plus, doivent faire l’achat d’un livret vendu au sanctuaire, mais le plus souvent, les visiteurs étant encore largement analphabètes, ils s’en remettent aux récits que les desservants délivrent oralement. Il suffit donc au cours de la visite de demander au desservant assis contre la tombe de faire le récit de la vie de Ghāzī Miyāñ, en échange ou non d’une petite rétribution. Il est habituel que les personnalités importantes bénéficient d’une visite guidée, au cours de laquelle un desservant conte la légende du martyr.

11 Les desservants ont deux façons de raconter ce qu’ils appellent l’« histoire » (itihās) de Ghāzī Miyāñ, comme nous en avons fait l’expérience. Il est à noter que si nos entretiens avec les desservants attiraient toujours des badauds ils ne restaient jamais bien longtemps, sauf la fois où nous demandâmes que l’on nous raconte la légende. Ce jour- là, les nombreux visiteurs installés autour de nous écoutèrent jusqu’au bout et en profitèrent pour poser des questions. Le desservant peut donc prendre pour point de départ à son récit le héros lui-même : il commence par les circonstances de sa naissance, puis déploie avec plus ou moins de détails les différents épisodes de sa vie pour terminer par son second miracle, le mariage que le héros organisa lui-même après son martyre. Il peut aussi raconter cette histoire de façon fragmentaire, en prenant pour fil conducteur un membre de la cour. Généralement, ce procédé fait suite à une question sur l’identité d’un d’entre eux ou sur les raisons de sa présence en ce lieu. Même si les desservants parlent a priori d’un autre personnage, ils font là aussi le récit de la vie de Ghāzī Miyāñ, car ce que l’on apprend ainsi concerne essentiellement celui- ci.

12 Pour exemplifier notre propos, prenons le récit entendu sur sa nourrice : « La mère de Ghāzī Miyāñ mourut en couche et son père appela une nourrice pour prendre soin de son fils. Elle lui donna le sein, le berça et l’éleva. Elle prit soin aussi de sa maison et de

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son linge, comme une servante. Durant la bataille, elle souleva l’épée et mourut en martyr au combat. Grâce à son service auprès de Ghāzī Miyāñ, elle est devenue comme une mère pour lui et a acquis un statut élevé ». Rien de plus n’est dit sur cette femme. Son nom, Nainā Dāyah Sāhibā, n’apporte pas d’élément personnel mais confirme sa mission de « nourrice » (dāyah) et son appartenance à la caste des Barbiers (nainā « femme de barbiers »), qui renvoient l’un à l’autre puisque dans cette société la femme barbier est traditionnellement sage-femme et nourrice.

13 La narration par fragments offre néanmoins plus de détails que la narration biographique. Par l’intermédiaire de la nourrice, les desservants déploient l’enfance de Ghāzī Miyāñ qu’ils peuvent compléter à leur guise avec le récit sur son maître d’armes : « Il l’initia dès son plus jeune âge à l’art de la guerre : maniement de l’épée, tir à l’arc et apprentissage du Coran ». Si ces deux personnages permettent aux desservants d’évoquer l’enfance du héros, ils mettent en relief par là-même son appartenance à la classe des nobles guerriers et justifient l’organisation du sanctuaire, dans laquelle il a le statut de « maître de maison » (jajmān) et donc le droit d’être le patron de famille de castes de service.

14 Ces récits montrent de plus que ces personnages secondaires ne sont pas isolés et entretiennent entre eux des relations, ainsi : « Rajab Sālār est le frère de Nainā Dāyah, c’est pourquoi il est l’oncle maternel de Ghāzī Miyāñ. Son vrai oncle maternel est Mahmūd Ghaznavī »7. La relation frère-sœur et la parenté de lait expliquent donc le lien entre Rajab Sālār et Ghāzī Miyāñ. Comme pour sa sœur et le maître d’armes on sait peu sur lui : il fut l’ami de Ghāzī Miyāñ et le général de son armée. Mais à son tour ce personnage en fait entrer d’autres dans le récit, puisqu’il est précisé qu’il avait sous ses ordres les oncles paternels du héros (enterrés dans la jungle de Bahraich). Tout en enrichissant le récit de la vie de Ghāzī Miyāñ, à travers ces personnages secondaires ce sont les fondements de la société indienne qui sont dépliés – relation de parenté et de castes –, montrant par là-même que le saint fait aussi société dans son sanctuaire.

15 Connaître les légendes des desservants permet de comprendre à qui on adresse ses salutations et de choisir parmi les membres de la cour celui dont on se sent le plus proche (par la caste, la fonction, le genre, le goût), pour lui confier ses peines et ses espoirs et escompter que par son intersession on sera entendu du martyr qui, par sa puissance et son statut, peut sembler inaccessible. Connaître la légende des desservants, c’est encore pouvoir pénétrer les secrets du lieu. Ainsi, la nécropole n’est visible qu’à ceux qui connaissent le récit de la visite du sultan Fīrūz Shāh Tuġlūq (r. 1351-1387) venu remercier le martyr de lui avoir apporté la victoire à la guerre (troisième miracle) : « Le sultan voyagea à cheval jusqu’à la rivière Ghaghra, où il rencontra le saint Mīr Mah Shāh envoyé par Ghāzī Miyāñ pour l’assister dans sa visite. Celui-ci expliqua au roi qu’ils devaient poursuivre leur chemin à la seule force de leur gros orteil pour ne pas souiller le sol jonché de cadavres, qu’il dévoila au roi en le coiffant de son chapeau ». De même, seuls ceux qui connaissent l’emplacement de la tombe du maître d’armes, sous la marche du seuil du tombeau de Ghāzī Miyāñ, savent qu’en entrant ils le foulent de leurs pieds selon ses dernières volontés. Ou encore que la tombe de son ami n’est en fait qu’un cénotaphe et que son corps est inhumé près de Ghāzī Miyāñ, en témoignage de leur affection réciproque.

16 Ce corpus de récits de vie, tout succinct qu’il soit, rend intelligible la visite propitiatoire en associant chacune de ces tombes à l’expérience d’une vie singulière auprès de Ghāzī Miyāñ, qui justifie sa présence en ces lieux et les dévotions dues, auxquelles le

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visiteur ne peut se soustraire sans risquer de provoquer le mécontentement du martyr. Tous les personnages en ont besoin mais certains plus encore, comme la jument et la chienne. Selon les prescriptions islamiques, l’inhumation des animaux est interdite, notamment parce qu’elle est source d’impureté, justification qui prend une résonnance toute particulière dans la société indienne, où la valeur de l’opposition hiérarchique du pur et de l’impur fonde le système des castes8. Or, dans la légende des desservants, l’édification de leurs sépultures semble être une évidence : « La jument et la chienne sont martyrs. Elles ont veillé sur l’intégrité du corps de Ghāzī Miyāñ jusqu’à mourir de faim, en cachant son cadavre dans un buisson, afin que ses ennemis ne puissent le retrouver. Elles ont donc leur place en ce lieu ».

17 En définitive, tous les personnages jouant un rôle majeur dans les récits des desservants sont enterrés auprès de Ghāzī Miyāñ, à moins qu’il ne soit plus juste de dire que tous ceux qui sont aujourd’hui auprès de lui sont les principaux personnages des récits des desservants. Quoi qu’il en soit, ces derniers sont les seuls à construire leurs récits en s’appuyant sur la configuration du lieu de culte. Quels que soient leurs procédés (biographique ou par fragments), ils déploient narrativement l’espace du sanctuaire qui, en contrepartie, donne chair à leur récit, puisque la permanence de ces tombes censées datées du XIe siècle, c’est-à-dire trois siècles avant l’installation des musulmans dans la région, est bien pour les dévots la preuve que ces personnages ont effectivement existé. Ils continuent de vivre aujourd’hui grâce au culte de leur tombe et aux récits de leurs hauts faits. Ces récits concernent autant le martyr que la fondation de son sanctuaire et l’instauration de son culte.

18 Qui sont les desservants ? – Ils affirment eux-mêmes descendre des deux serviteurs de Ghāzī Miyāñ, les seuls survivants de sa caravane et ses uniques héritiers (le martyr est fils unique et vierge). Si l’on en croit leur légende, qui institue l’hérédité de leur fonction – le service de Ghāzī Miyāñ et de son tombeau –, depuis plus de neuf cent cinquante ans ceux-ci se trouvent sous leur surveillance. Alors que Ghāzī Miyāñ mène la bataille [contre le roi hindou de Bahraich], son père tombe malade à Satrikh. Il ne peut s’y rendre et envoie ses deux serviteurs à son chevet. Son père meurt quelque temps plus tard9.Devenu martyr, Ghāzī Miyāñ rappelle par un rêve10 ses deux serviteurs pour qu’ils continuent de le servir. Les deux frères s’installent ici même. Les générations s’accroissent doucement. Les hommes nettoient la jungle, la cultivent et la population grandit. De cette façon, une organisation se développe ici. […] Maintenant il y a environ mille desservants.

19 Selon leur légende, les desservants ont fait passer le site du tombeau du monde sauvage (la jungle) au monde civilisé (l’agriculture). La population de Bahraich leur attribue d’ailleurs la fondation du village Singha Parasi, site du sanctuaire, aujourd’hui intégré aux limites administratives de Bahraich. Un certain nombre d’entre eux exercent toujours les deux fonctions : l’agriculture et le service du tombeau, dont la tâche la plus importante est la production de l’eau du bain de la tombe, véhicule de la thaumaturgie de Ghāzī Miyāñ, que ses dévots boivent ou dans laquelle ils se baignent. En s’incluant dans la légende qu’eux-mêmes diffusent, les desservants légitiment bien sûr leur position mais également l’organisation spécifique de ce sanctuaire qui repose sur le système jajmānī (liant héréditairement un maître de maison à des castes de service), dans lequel les desservants sont les premiers à servir le maître de maison qu’est Ghāzī Miyāñ. Si ce mode d’organisation est exceptionnel pour un sanctuaire musulman, il régit la société locale. Et c’est la principale qualité des narrations des desservants de renvoyer par différents moyens à la localité, en mettant en valeur la méta-caste locale

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yādava11, qui représentent une part importante des dévots de Ghāzī Miyāñ, et ont leur place dans sa cour à travers les lutteurs (la lutte est une activité qu’affectionnent les membres de ces castes) et leur boucle d’oreille (portée par les hommes yādava). Le premier miracle du martyr fut en sus accompli en faveur d’une femme ahīr. Car leur légende est aussi un discours visant à promouvoir ce qu’ils nomment « l’ordre socio- cosmique du fort de l’ici du Bābā » (bābā ke yahāñ kā qilʻa kā dharma)12 et qu’ils défendent contre ceux qui cherchent à le dénigrer en le qualifiant de pratique superstitieuse des basses castes ou contre ceux qui cherchent à l’islamiser.

20 Si nous voulons comprendre comment s’élabore le culte aux saints, il faut accorder dans nos études une plus grande place aux desservants des tombeaux. Animés par le désir et le besoin de voir le culte du saint qu’ils servent se perpétuer et s’étendre, ils doivent par leurs récits attirer les dévots et les retenir. Pour ce faire, il est indéniable, même si nous ne pouvons en apporter ici une preuve formelle, qu’ils adaptent leurs légendes aux évolutions sociales et contribuent à faire des saints des personnages toujours contemporains. Grâce au développement des communications, ils exportent de plus en plus loin leur récit. L’un de nos principaux interlocuteurs était un desservant habile en fabrication d’amulettes, qui officiait dans toute l’Inde du Nord. Lors de notre séjour, il se rendit à Bhopal et nous dit qu’il ne manquerait pas de rappeler qu’un roi de cette ville naguère guéri de la lèpre grâce à Ghāzī Miyāñ lui offrit en retour un grand porche pour son sanctuaire. Il nous précisa qu’il profitait toujours de ses voyages pour rallier de nouveaux adeptes en faisant le récit des miracles de son Bābā, dont il tirait son don13.

21 Le rôle des desservants, tels que ceux qui œuvrent dans ce sanctuaire, est généralement tu dans les ouvrages ethnologiques et historiques, alors qu’ils sont au cœur de la relation saint-dévots et peuvent, comme ici, en fixer librement les règles. Il est vrai que sous le terme xādim (transcrit aussi khādim), on trouve dans la littérature différents types de desservants (custodians ou caretakers en anglais). On entend généralement par ce terme, les héritiers des saints (soit par les liens du sang nommés gaddī naśīn, soit spirituellement sajjādah naśīn), ou encore les employés des « fondations pieuses » (awqaf), sorte de fonctionnariat qui s’est mis progressivement en place depuis l’administration britannique14. Ces deux types de desservants gèrent aujourd’hui ensemble (en bonne entente ou de façon conflictuelle) la plupart des sanctuaires15. On dispose maintenant d’une littérature conséquente analysant au cours du temps leur puissance politique et économique et leurs relations avec le pouvoir temporel. Ce qui frappe dans ces études de cas est la grande diversité des modes d’organisation des sanctuaires16. Toutefois, les desservants du type de ceux que l’on trouve attachés au culte de Ghāzī Miyāñ (descendants de ses deux serviteurs) sont eux laissés de côté par cette littérature, comme le dit Marc Gaborieau (2003 b, p. xiii) : « The ʻlow casteʼ fakirs and the menials [ainsi les nomme-t-il] are usually neglected in the descriptions of the shrines: in constrast with the caretakers »17.

22 Notre manque d’intérêt tient certainement au fait que ces hommes de bas statut, peu éduqués, sont mésestimés par les autres types de desservants et plus globalement par les hautes castes musulmanes, qui les considèrent au mieux comme de simples balayeurs (les desservants de Ghāzī Miyāñ sont catalogués comme sweepers par les membres de l’administration du sanctuaire, tous de hautes castes), au pire comme des profiteurs. Le desservant est souvent décrit comme un pauvre qui s’est installé à côté d’une tombe et l’a recouverte d’une étoffe18 pour soutirer de l’argent à une population

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crédule à la première fable entendue. Cette critique est a contrario la preuve de leur importance dans la fabrique du culte aux saints, comme intermédiaire entre le saint et ses dévots, comme interprète de son culte et de sa légende. Le travail de Carla Bellamy montre pour sa part que cette dernière fonction peut être assumée par les pèlerins eux- mêmes, qui échangent entre eux oralement leurs connaissances sur les récits de vie des saints et sur les pratiques prophylactiques et curatives. Ces faits, que révèlent peu à peu un nombre croissant de monographies de sanctuaires menées par des ethnologues, nous conduisent à reconsidérer le rôle des desservants de hautes castes (gaddī naśīn, sajjādah naśīn), des employés des fondations pieuses et des hagiographies privilégiés par les historiens travaillant à partir de sources écrites. Ces nouvelles ethnographies relativisent l’importance des textes savants dans la pratique cultuelle et mettent en relief les multiples voies/voix que prend la diffusion des légendes locales dans le cadre du culte.

23 Ainsi, aux côtés des desservants de Ghāzī Miyāñ, œuvrent les musiciens dafālī, eux aussi comme propagateurs de la légende et officiants rituels, mais cette fois lors des fêtes.

Les fêtes en l’honneur de Ghāzī Miyāñ et les ballades des Dafālī

24 Les Dafālī interviennent pour le Cinquième jour de printemps et la Foire de mai-juin. Leur première fonction est de diffuser auprès des dévots les dates de ces deux fêtes, que leur communique l’administration du sanctuaire. Ils se rendent chez eux et, en interprétant leur répertoire, leur rappellent le bien-fondé de leur participation s’ils veulent demeurer sous la bénédiction de Ghāzī Miyāñ. Leur seconde fonction est de mener chez ce dernier les dévots et leurs offrandes en cortège cérémoniel.

25 Le Cinquième jour de printemps est, à la fois, une fête des prémices offerte à Ghāzī Miyāñ en tant que garant de la récolte d’hiver, et une fête des augures lors de laquelle la récolte d’été est placée sous sa protection. Pour ces deux séquences, les Dafālī battant tambour conduisent les cortèges au tombeau afin qu’ils offrent les grains voués au martyr. Les dévots qui ne peuvent venir font parvenir leurs contributions par leur intermédiaire.

26 Les Dafālī officient également à cette occasion pour les agents du sanctuaire (les desservants et les membres de l’administration), car ceux-ci sont les premiers bénéficiaires des revenus des terres agricoles appartenant à Ghāzī Miyāñ. Réunis dans le bureau de l’administration, ils écoutent la prestation du plus âgé des Dafālī (représentant de sa caste) qui interprète plusieurs ballades de son choix, sur les paniers contenant les prémices et les augures. Puis tout le monde se rend en procession au tombeau au rythme des tambours, pour offrir leur contenu au martyr.

27 La fête se clôt par l’annonce de la date du mariage de Ghāzī Miyāñ, célébré lors de la Foire de mai-juin. Les Dafālī se font alors enregistrer auprès de l’administration pour recevoir des aides financières et logistiques en vue de la préparation des cortèges cérémoniels de cette fête, qui célèbre le mariage de Ghāzī Miyāñ avec Zohra Bībī, une jeune hindoue que notre héros a rencontrée lors de sa traversée de l’Inde du Nord.

28 Alors que deux épisodes de la biographie des desservants sont consacrés à ce thème – le premier narre leur rencontre, le second les modalités particulières de la célébration du mariage à la suite du martyre – les ballades des Dafālī ne disent mot de ce mariage avec

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Zohra Bībī. Au contraire, celles-ci racontent que Ghāzī Miyāñ est né sous l’imprécation de mourir non marié le jour de ses noces, proférée par le saint Zinda Śāh Madār19 auquel les musiciens attribuent sa naissance miraculeuse. Si la prophétie se réalise dans un premier temps, puisque dans les deux traditions Ghāzī Miyāñ est célibataire au moment de son martyre, elle ne l’empêche pas de se marier post-martyre, et aux Dafālī d’être officiant rituel de ce mariage et donc d’inverser la malédiction qu’ils colportent. Les deux traditions agissent ici de façon à renforcer l’aspect prodigieux de ce mariage, considéré par tous comme le plus grand miracle de ce héros, pour les raisons suivantes : il l’a organisé lui-même après son martyre et il est réitéré chaque année par ses dévots. Les desservants achèvent d’ailleurs leurs récits sur l’idée qu’il en sera ainsi jusqu’au Jugement Dernier et que la vision des cortèges cérémoniels se rendant au mariage est la première cause de la propagation du culte. Dans cette société sans église, la sainteté est reconnue au nombre de dévots, que la capacité d’accueil de leur sanctuaire corrobore. L’accomplissement de ce mariage et sa répétition annuelle sont donc la preuve incontestable que la puissance de Ghāzī Miyāñ surpasse celle de Zinda Śāh Madār, l’autre grand saint de la région.

29 Durant la Foire, les Dafālī organisent trois processions. La première se nomme « les foires » (mele) et accomplit le pèlerinage (aller-retour) ; ils y remplissent trois fonctions. Les « porteurs de fouet » (koṛe bārdār) font office de gardes et de guides : ils vont en avant pour tracer le chemin et diriger la procession en jouant de leur fouet comme d’une cloche, disent-ils, pour attraper et capter le cortège. Ils sont suivis par « celui tenant » (gīrdār) le drapeau rouge de Ghāzī Miyāñ, qui précède les foires chargées de leurs offrandes et du nécessaire pour camper dans le sanctuaire. Celles-ci avancent au rythme des « faiseurs de bruit » (dhūmdār) qui frappent leur tambour et chantent les ballades. Le voyage se fait en partie ou entièrement à pied, ce qui implique pour certains de faire plusieurs centaines de kilomètres. Ces cortèges, colorés et bruyants, attirent les curieux qui, les voyant passer, entendent les appels à l’aide lancés à Ghāzī Miyāñ et quelques bribes des ballades.

30 La deuxième procession se rend au tombeau de Ghāzī Miyāñ pour lui offrir une « bannière » (niśān), faite d’un grand patchwork fixé à une longue perche en bambou dont l’extrémité est ornée d’une queue de vache ou d’un collier de pièces de monnaie. La procession danse un long moment avec sa bannière au rythme des tambours des Dafālī, avant d’essayer de toucher par son intermédiaire le pinacle du tombeau, en prononçant des vœux et en promettant de revenir l’an prochain s’ils sont exaucés. Les bannières sont présentées plusieurs années de suite jusqu’à exaucement des vœux, dont elles sont le « symbole », la « preuve », la « trace », ainsi que l’indique la polysémie du terme niśān faisant référence à toutes ces notions. Les premières bannières, selon une ballade dafālī, furent celles de pauvres habitants de la région aidés par Ghāzī Miyāñ qui voulurent rejoindre son armée pour se battre à ses côtés contre le roi de Bahraich. Mais lorsqu’ils arrivèrent, ils ne trouvèrent que la tombe du martyr et décidèrent de laisser leurs bannières tout autour.

31 Enfin, les Dafālī mènent les « processions de mariage » (bārāt) au tombeau de Ghāzī Miyāñ. A l’inverse de la célébration du mariage du commun des mortels, pour lequel c’est le jeune marié qui se déplace chez le père de la jeune mariée, lesdits cortèges viennent offrir à Ghāzī Miyāñ Zohra Bībī, représentée par un palanquin contenant sa dot. Le don de l’épouse est accompli par les Dafālī conduisant la procession auprès du scribe du sanctuaire qui l’enregistre. Le matin même, ils avaient

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consacré les bannières, les biens de la dot et le repas de noces préparé pour Ghāzī Miyāñ et sa cour, en récitant sur eux la première sourate du Coran (l’« Ouverture », fātehah).

32 L’association des Dafālī (4 000 membres) accomplit aussi la visite propitiatoire en procession. Les porteurs de fouet ouvrent la marche, suivis par les porteurs du drapeau rouge de Ghāzī Miyāñ et d’une banderole sur laquelle se trouvent toutes les informations concernant le sanctuaire, puis viennent les musiciens tambourinant et enfin les femmes dafālī portant sur leur tête les offrandes dédiées au martyr. La procession avance lentement en s’arrêtant régulièrement pour laisser les porteurs de fouet danser et faire exploser des pétards. Elle est accueillie à l’entrée du fort par le discours d’un desservant. Puis les tambourinaires chantent quelques ballades rétribuées par le public présent. La procession se rend enfin au tombeau, pour offrir sa musique et ses offrandes à Ghāzī Miyāñ.

33 Comme nous l’avons vu, au cours de toutes ces processions, les Dafālī frappent tambour et chantent, toutefois leurs vers se perdent dans le brouhaha car, comme pour toutes les processions de bon augure en Inde, il est surtout question de faire du bruit pour attirer l’attention des humains et des êtres divins. Leur poésie chantée n’est vraiment appréciable qu’à l’occasion du concert qu’ils donnent pour montrer, selon leurs dires, leur amour de Ghāzī Miyāñ, en diffusant la grandeur de son âme à travers le récit de sa vie exemplaire. A l’inverse des processions, la voix est au premier plan soutenue par le tambour frappé de façon à ponctuer l’action dramatique de la narration. Les Dafālī se produisent alors en duo (un chanteur et un tambourinaire), debout encerclé par les pèlerins assis autour d’eux. Le chanteur prononce d’abord le vers a cappella, qui est ensuite chanté par le duo accompagné par le tambour frappé pianissimo ou fortissimo suivant l’émotion que le duo veut produire sur le public. Quand l’auditoire est effectivement ému, suite à l’audition d’un vers particulièrement beau et poignant, il se lève pour gratifier le duo. Ce genre de prestation a aussi lieu hors des périodes festives les jours d’affluence.

34 Ces poèmes narratifs sont composés par des poètes (dafālī ou autres), en vers rimés ou libres, dans différentes langues vernaculaires de la région (avadhi, hindi, ourdou et bhojpuri, cette dernière étant la plus prisée car elle est considérée comme la plus poétique de toutes). Ils content la vie de Ghāzī Miyāñ sous forme d’épisodes, dont les plus célèbres sont dans l’ordre de leur narration : la naissance du saint guerrier, le démon Palihar, le lai de sainte Amina, la quête de Mare Lilli (nom de la jument du martyr), la chute du roi Banar et le mariage du saint guerrier20. Chaque épisode comprend plusieurs ballades21. Lors des performances, tous les épisodes et toutes les ballades ne sont pas obligatoirement interprétés. Suivant le temps disponible, le désir du Dafālī ou du public, certains peuvent être omis. Les Dafālī composent aussi des louanges, soulignant la grandeur du héros qui jusqu’à aujourd’hui sait donner asile, consoler et exaucer les plus faibles, les stériles et les malades. Selon l’historien des subaltern studies Shahid Amin (2005, p. 281 et p. 283), ce répertoire est attesté depuis la fin du XIIIe siècle22.

35 Qui sont les Dafālī ? Une sous-caste de la caste des « musiciens professionnels » (mīrāsī) jouant du tambour nommé dāf. Ces musiciens itinérants sont connus dans la littérature ethnographique coloniale pour avoir été les prêtres des « adeptes du culte des Cinq Saints » (pāñcpīryā), dont la série varie d’une localité à l’autre mais dans laquelle Ghāzī Miyāñ occupe toujours la première place23. L’origine de ce quintette demeure

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obscure et il semble aujourd’hui avoir été délaissé au profit du culte unique de Ghāzī Miyāñ. Toutefois, l’un comme l’autre ont la particularité de rassembler hindous et musulmans de basses castes autour d’un culte dédié à des entités musulmanes et hindoues, comme l’illustre le récit fragmentaire des desservants concernant les Cinq Saints de la cour de Ghāzī Miyāñ, cinq géants hindous envoyés par le roi de Bahraich pour le tuer : Ils arrivent dans un orage et une tempête de poussière dans le but d’emporter Ghāzī Miyāñ dans leur souffle. Celui-ci est en train de jeûner. Il leur demande de lui laisser le temps de rompre son jeûne et de faire sa prière avant de se battre. Mais les géants ont faim et décident de le manger. Ghāzī Miyāñ leur propose son pain et son sel. Alors qu’ils s’avancent, il les fait pénétrer dans son pot. Puis au moment de rompre son jeûne, il met dans le pot le pain et le sel qui se dirigent d’eux-mêmes dans la bouche des géants, qui ont alors foi en lui et restent avec lui.

36 Cette sous-caste est aussi connue pour chanter dans les cérémonies de mariage et pour écrire des chansons de guerre, deux thématiques majeures de la geste de Ghāzī Miyāñ et que l’on retrouve dans la double origine dont ils se prévalent. En effet, ils affirment descendre des tambourinaires ayant suivi Mahomet durant l’Hégire24 d’une part, et avoir été chargé par celui-ci de la fonction de musiciens de mariage, puis par Ghāzī Miyāñ de celle de porte-drapeau de son armée d’autre part. Selon les desservants, les Dafālī étaient des soldats de l’armée de Ghāzī Miyāñ et ne commencèrent à composer des chansons et à jouer de la musique pour les mariages qu’après le martyre, ce qui expliquerait que leurs fonctions (koṛe bārdār, gīrdār et dhūmdār) se retrouvent dans l’armée.

37 Comment passe-t-on de la guerre au mariage ? Ou du mariage à la guerre ? Comme ils le chantent dans l’épisode du mariage du saint guerrier : Jouez la musique de mariage, dumarā. Abandonnez la musique de mariage. Jouez la musique de guerre.

38 Les Dafālī, comme leur saint, sont liés aux domaines de la guerre et du mariage. Cette association guerre/mariage est un des traits de la tradition épique indienne ; qu’elle soit savante ou populaire, écrite ou orale, elle magnifie les exploits de ses héros, dont le rôle est d’étendre le territoire et de le protéger aussi bien par la guerre que par l’alliance matrimoniale. Les Dafālī s’inscrivent dans cette tradition en la diffusant et en la vivant à travers leur double fonction.

39 Celle-ci les met au service des dévots qui, selon le principe du système jajmānī, sont leurs patrons. Durant les deux fêtes, ils œuvrent pour eux comme « prêtre de pèlerinage » (panḍā), en les assistant aussi bien pour ce qui concerne l’« intendance » (intizām) que le « service rituel » (sevā), afin qu’ils donnent en mariage Zohra Bībī à Ghāzī Miyāñ, en échange de ses faveurs, notamment de bonnes récoltes, dont ils lui offrent les prémices et les augures. Le service rituel des Dafālī dure du Cinquième jour de printemps à la Foire de mai-juin, c’est-à-dire durant la période où il est interdit aux proches du martyr (desservants, Dafālī et dévots) de se marier et, par conséquent, aux Dafālī de jouer de la musique pour les cérémonies de mariage du commun des mortels.

40 Pour leur service, les Dafālī reçoivent de leur patron un « présent » (nazrānah) qui consiste en une somme d’argent, et du sanctuaire les « charités » (sadaqe) de Ghāzī Miyāñ, comprenant le remboursement de leurs frais de déplacement, deux repas par jour le temps de leur séjour et 25 % de la dot de Zohra Bībī, en échange de la diffusion de ses miracles et de la conduite des dévots et de leurs offrandes.

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Un culte qui ne va pas de soi

41 Ce culte d’une figure de sainteté musulmane par une population largement hindoue ne va pas de soi et toutes les versions littéraires de sa légende visent à remettre en cause cet œcuménisme. La première, sur laquelle se fondent toutes les suivantes, est une hagiographie, le Miroir de Masʻūd, composée en persan au XVIIe siècle par un hagiographe professionnel, ʻAbd al‑Rahmān Ciśtī25. Rédigée quatre siècles après le martyre, elle était destinée à l’élite musulmane de hautes castes, qui doutait alors de l’identité religieuse de Ghāzī Miyāñ en raison, justement, de son culte jugé trop hindou. Le but de l’hagiographe fut donc de légitimer le personnage, abscons aux yeux de cette élite, en donnant à son martyre une coloration que nous qualifierions aujourd’hui de jihadiste. Sous sa plume, Ghāzī Miyāñ prend les traits d’un combattant fanatique dont les exploits iconoclastes contre les hindous relèvent de la guerre sainte, à l’opposé donc des récits des desservants et des Dafālī.

42 À partir des années 1870, des vulgarisations en ourdou26 de ce texte sont régulièrement publiées, accompagnées d’embellissements poétiques. Puis dans les années 1910, des écrivains hindous produisirent à leur tour en hindi des adaptations brahmaniques de l’hagiographie, avec le souci de rectifier l’image de Ghāzī Miyāñ. Le mouvement revivaliste Ārya Samāj27 y participe dans une perspective historique en faisant publier la Nouvelle histoire hindoue de Salār Masʻūd. Cette version épouse le point de vue de l’hagiographie, qu’elle qualifie de texte historique d’origine et d’authentique version de l’histoire des musulmans en Inde, tandis qu’elle renvoie les ballades des Dafālī dans le domaine de la mystification, les dénonçant comme des histoires fabriquées par des vauriens de basse caste, dans le but de tromper les innocents hindous. Ces écrivains reprochent à la tradition orale de créer de la confusion entre les mondes islamique et hindou, alors qu’eux-mêmes considèrent qu’hindous et musulmans ont élaboré en Inde deux cultures, deux sociétés, deux univers totalement différents. Ils promeuvent cette idée, à travers leur entreprise de dévoilement du vrai visage de Ghāzī Miyān que la tradition orale, selon eux, occulterait en dissimulant, par ruse, son identité, afin que les hindous ne sachent pas qu’ils ont affaire à des musulmans. Ils escomptent ainsi détourner les basses castes hindoues, et principalement les femmes, de l’influence des Dafālī et à terme leur faire abandonner ce culte. Tous ces livrets délivrent aux maris le même conseil : « Empêchez vos femmes de prier le Bābā, né d’une mère stérile, pour lui demander d’exaucer leur vœu d’une descendance mâle ». Le pamphlet rédigé par Nand Kishore Jaismal de Partapgarl en 1916, Ghazi Miyan or the real life story of Masaud Ghazi, en est un bon exemple : il raconte l’échec de Ghure Dafālī (littéralement Dafālī Tas de Fumier) devant ses patrons dans la joute oratoire qui l’oppose à un prêtre hindou. Plusieurs de ces versions sont aujourd’hui vendues, sous forme de petits livrets bon marché, sur les stands de la Foire de mai-juin.

43 À la même époque, les prêcheurs des mouvements réformistes et revivalistes musulmans (deobandī et barelvī28) ne furent pas en reste. Ils cherchèrent eux aussi à purifier la religion des basses castes mais cette fois des influences hindoues. La célébration de l’« anniversaire de naissance » (janām din) de Ghāzī Miyāñ fut alors instaurée par l’administration du sanctuaire (aux mains des hautes castes musulmanes depuis la première partie du XXe siècle), lors de laquelle des mollah, désavouant le culte aux saints (mais non les saints) ou cherchant à l’islamiser, sont invités à prêcher le

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ʻvraiʼ islam et ses préceptes ; les desservants n’y participent pas pour la raison, disent- ils, qu’ils n’y reconnaissent pas « l’ordre socio-cosmique du fort de l’ici du Bābā ».

44 Dans cet article, nous nous sommes attachée à montrer justement que cette religion du fort, qui repose sur la source bienfaitrice de la jungle de Bahraich, est expliquée et diffusée par les traditions orales, poétiques et naïves comme dirait R. Hertz, des desservants et des Dafālī. Leurs récits, pour donner un visage à cette source, ont créé une figure sainte dans laquelle les adeptes du culte peuvent reconnaître leur culture agricole et guerrière et leur société fondée sur la parenté et le système des castes. L’élaboration et la diffusion de ces narrations sont inséparables de la pratique de cette religion du fort, comme le montrent, d’une part, leurs acteurs et interprètes qui en sont aussi les officiants rituels et, d’autre part, les traditions savantes et édifiantes qui ne remettent pas en cause le personnage lui-même mais la nature du culte qui lui est rendu. Justement parce que celui-ci n’est pas au service d’une religion instituée (islam ou hindouisme) mais d’une société régionale multiconfessionnelle qui cherche, à travers lui, la force de se perpétuer et de supporter les infortunes du sort.

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NOTES

1. Les nombreux exemples développés dans le livre de H. CHAMBERT-LOIR et C. GUILLOT (1995) montrent que le saint musulman est plus un être puissant qu’un être parfait (comme dans le christianisme, voir introduction CENTLIVRES, 2001) ; voir aussi D. ORTIS (2016 c).

2. Nous avons consacré à ce sujet deux articles, voir D. ORTIS, 2016 a et 2016 b (ce dernier proposant une bibliographie complète sur ce saint). 3. Voir pour l’Inde du Nord le cas de Mu‑īnal-dīn Chishtī de Ajmer (Currie, 1989, p. 66-96) et pour l’Inde du Sud celui de Bābā Budhan au Karnataka (Sikand, 2004, p. 170-171). 4. Les termes vernaculaires cités appartiennent à l’hindoustani (hindustānī), qui désigne l’ensemble linguistique formé par l’ourdou et le hindi (langues séparées depuis la partition de 1947). Ces deux langues reposent sur un fonds linguistique commun et divergent par leur écriture (en caractère nastaʿlīq pour l’ourdou, en caractère devanāgarī pour l’hindi) et leur vocabulaire savant (d’origine arabo-persane pour l’ourdou, sanskrite pour le hindi). 5. L’ouvrage de H. CHAMBERT-LOIR et C. GUILLOT (1995) est là aussi un outil précieux offrant un aperçu de la diversité des pèlerinages sur les tombes des saints ; voir les six articles consacrés à l’Asie du Sud (p. 167-234). 6. C. BELLAMY tire à ce propos les mêmes conclusions que nous de son étude du sanctuaire de Husain Tekrī (à Jaora, Madhya Pradesh) : « The details of the stories are not known by most pilgrims who visit the shrine […] For most pilgrims, even long-term residents, it is enough to know that the saints are present in the shrines: the origin stories of Ḥusain Ṭekrī are not, in other words, significant components of the authority and legitimacy of the present-day site, which centers on the notion that the rauẓas [tombeau] are places that channel the power of the saints to the pilgrims » (2011, p. 45).

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7. Mahmūd Ghaznavī (r. 997-1030) est un des plus célèbres souverains du monde musulman médiéval qui durant son règne pilla l’Inde du Nord. 8. Voir L. DUMONT (1966, p. 63-85) ; sur le système des castes musulmanes voir G. Ansari (1960), I. Ahmad (1978), C. Lindholm (1986) et M. Gaborieau (1993 a, p. 325-399). 9. Sa tombe se trouve à Satrikh (district de Bara Banki UP) à une centaine de kilomètres de Bahraich. 10. Le rêve est le moyen utilisé par les saints pour communiquer avec le commun des mortels. 11. Appellation réunissant trois castes pastorales et martiales (Ahīr, Gopi [ou Gopa] et Goala), parmi lesquelles les rois recrutaient leurs soldats et qui sont aujourd’hui autant pasteurs que cultivateurs. Les Yādava représentent la troisième force démographique de l’U. P. Ils appartiennent au varna des « serviteurs » (Śūdra) situé très bas dans la hiérarchie et sont répertoriés par l’État indien comme « classes arriérées autres » (Other Backward Classes, OBC). Au sujet des Yādava voir C. SERVAN-SCHREIBER (1999, p. 16 et 109-112) et W. R. PINCH (1996). 12. Bābā est un terme affectueux pour désigner un saint. 13. Toutefois, à la différence d’autres sanctuaires thérapeutiques, les desservants de Ghāzī Miyāñ n’accomplissent aucune pratique curative ; pour une étude approfondie sur le rôle du culte des saints dans les pratiques curatives, voir F. SPEZIALE (2010).

14. Voir à ce sujet K. RASHID (1978) et G. C. KOZLOWSKI (1985).

15. Voir E. A. MANN (2003), pour un exemple situé dans la même région. 16. Pour poursuivre avec le sanctuaire de Muʻīnal‑dīn Chishtī, voir l’étude de S. L. H. MOINI (2003) et de P. M. CURRIE (1989, p. 141-184) qui distingue de façon détaillée les différents acteurs faisant fonctionner ce lieu ; voir U. FALASCH (2016) pour le sanctuaire de Zinda Śāh Madār, autre grand saint de l’U. P. en relation avec Ghāzī Miyāñ. 17. Dans un article sur la signification historique des tombes à Java (en Indonésie), J. J. Fox insiste aussi sur l’importance cruciale des gardiens des tombes de saints dans l’élaboration, la réinvention de l’histoire passée : « I argue in this chapter that jurukunci [les gardiens en question] throughout Java play an extraordinarily important – though of – the overlooked [c’est moi qui souligne] – role in interpreting and disseminating views of Java’s past.[…] At some tombs jurukunci provide, sometimes only on request, their own stenciled accounts » (2002, p. 161). 18. L’étoffe, en tant qu’offrande la plus courante, est le premier élément indiquant qu’il peut s’agir de la tombe d’un saint. 19. Zinda Śāh Madār (m. 1440) est l’initiateur de la confrérie soufie Madārī. Sa tombe est située à Mākānpur, à deux cents kilomètres environ de Bahraich. 20. Dans cet épisode le nom de l’épouse n’est pas précisé. 21. D’une à dix ballades selon nos informations, mais rien n’indique qu’il n’y ait pas plus de ballades dans chaque épisode, ni qu’il n’existe pas plus d’épisodes. 22. Toutefois, il est bien difficile de dater ce répertoire, dont on ne connaît pas l’étendue du corpus, et son apparition dans les rites, pour une société privilégiant l’oral à l’écrit. R. C. Temple (1884) et R. Greeven (2010) sont les premiers à avoir publié quelques-unes de ces ballades. Le matériel recueilli par S. Amin ne diffère guère des

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compilations des ethnographes britanniques de la fin du XIXe siècle. Celles enregistrées à Bahraich sont inédites. Ces ballades ne sont pas exceptionnelles et s’inscrivent dans la riche tradition orale indienne (voir à ce sujet C. SERVAN-SCHREIBER 1999, p. 7).

23. Voir à leur sujet W. CROOKE (1968, vol. I, p. 206), J. BRIGGS (1953, p. 489), G. A. Herklots (1972, p. 67), K. G. v. SCHWERIN (1981, p. 152-153). 24. Fuite de Mahomet et de ses partisans de la Mecque à Médine en 622. 25. Comme son nom l’indique, il est membre de la confrérie Ciśtiyyā, dont le plus illustre représentant est Muʻīnal-dīn Chishtī de Ajmer, d’où notre choix de faire référence à son sanctuaire dans nos références bibliographiques. Cet hagiographe va d’ailleurs œuvrer pour minimiser le rôle de Ghāzī Miyāñ dans la pénétration de l’islam dans le sous-continent indien au profit de son maître. 26. Langue accessible à un plus grand nombre que le persan. 27. L’Ārya Samāj (« la Noble Société ») est un mouvement réformiste hindou créé en 1875 par Swami Dayananda Sarasvati (1824-1883). Elle prône le retour aux pratiques védiques et le prosélytisme de reconquête, c’est-à-dire la reconversion à l’hindouisme des musulmans et des chrétiens convertis ou issus de convertis. 28. Le mouvement deobandī, apparu en 1867, s’inspire de la pensée de Shah Waliullah Dehlavi (1702-1762) influencée par le mouvement wahhabite saoudien. Le mouvement barelvī, fondé par Ahmed Raza Khan (1856-1921) en 1904, cherche lui à rendre plus orthopraxe l’islam traditionnel sud asiatique. Sur les mouvements réformistes indo-musulmans du XIXe siècle et du début du XXe siècle voir B. D. Metcalf (1982) et M. Gaborieau (2003 c).

RÉSUMÉS

Dans cet article portant sur l’une des figures de sainteté musulmane les plus anciennes et populaires de l’Inde du Nord, Ghāzī Miyāñ, sont étudiées les fonctions remplies par les traditions orales diffusées, par les desservants de son tombeau et les musiciens dafālī, lors des rites quotidiens et festifs. Cette double tradition est mise en regard des récits littéraires allant à son encontre pour s’opposer à ce culte. Notre visée est de montrer que l’ensemble de ces récits, bien qu’ils semblent nous conter les hauts faits de sa vie justifiant son statut de martyr, s’élaborent en fait en s’adossant au culte, dans le but de le légitimer ou de le détruire.

This article focuses on one of northern India’s earliest and most popular Muslim saintly figures, Ghāzī Miyāñ, and the role oral tradition plays in the daily and festive rituals performed in his honour by the custodians of his tomb and dafālī musicians. This dual tradition contrasts with literary tales unfavourable to him and that are used to denigrate the cult. Our intention is to show that all these stories, although they seem to describe key events of his life justifying his status as a martyr, are in fact rooted in the cult with the aim of either legitimizing or of destroying it.

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INDEX

Keywords : legend, ritual, India, Uttar Pradesh, anthropology, cult of the Saints, Hinduism, Islam Thèmes : anthropologie Index géographique : Inde, Uttar Pradesh Mots-clés : légende, rituel, culte des saints, hindouisme, islam

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Comptes rendus

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Jack Goody, Mythe, Rite & Oralité Traduction par Claire Maniez, coordination et présentation par Jean- Marie Privat. Nancy, Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine, 2014, collection EthnocritiqueS, 202 p.

Nicole Belmont

1 « Dans ce court volume, je n’essaie pas de dire quelque chose que je n’aurais pas déjà dit », déclare Jack Goody dans l’Introduction. Certes les thèmes abordés par ces différents textes sont récurrents dans son œuvre tout entière. On voit ainsi que son introduction est principalement consacrée à la question du mythe et des diverses approches anthropologiques de cette notion, comme si sa découverte de la labilité narrative du Bagré avait constitué pour lui une sorte de pierre de Rosette1. Au cours de séjours successifs sur le terrain, il s’aperçoit vite que ce long texte sacré est sujet à de multiples versions. Le chapitre 7 de cet ouvrage est d’ailleurs joliment titré : « Le Bagré dans tous ses états ». Sur une période d’une vingtaine d’années, à chaque retour chez les LoDagaa, J. Goody en recueille les versions toujours différentes entre elles, les confronte et constate des écarts parfois considérables. « Somme toute, le “mythe” oral sous cet aspect ne peut en aucun cas être considéré comme statique, et cela nous offre une perspective très différente sur la place du “mythe” dans ces cultures, qui n’est pas immuable et unitaire, mais multiple et diversifiée, ainsi que sur la place de la créativité chez elles. » (p. 69). Il s’agit là d’une expérience cruciale, dérangeante et fertile, qui l’amène à mettre en cause la prétendue immuabilité de la tradition orale, puis à s’interroger en miroir sur ce que l’écriture a provoqué comme bouleversements culturels profonds : et non seulement culturels mais également cognitifs. Ce qui apparaît comme une évidence aux anthropologues contemporains n’était guère démêlé, ou l’était mal, au milieu du siècle dernier. Les multiples et profondes implications de cet état de fait n’avaient pas été suffisamment élucidées. Il suffit de penser au retentissement de son ouvrage The Domestication of the Savage Mind (1977 et 1979 pour la traduction française2) pour mesurer l’apport considérable de J. Goody.

2 À travers les neuf chapitres du recueil, on a choisi de privilégier ceux où il aborde la question des contes, genre littéraire oral qu’il n’excluait pas de son champ de recherches, ni théorique, ni de terrain (voir le ch. 6 où il étudie la place des animaux dans les contes des LoDagaa). Dans le ch. 5, « Conte populaire et histoire sociale », il met

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à mal l’ouvrage de Robert Darnton, qui voit dans les contes un reflet de la mentalité du peuple inculte et anaphabète3. Au XVIIIe siècle en France, ils auraient été destinés soit aux veillées paysannes, soit aux enfants des élites, racontés alors par les domestiques issus des couches populaires (les « contes de nourrice »). Le conte serait un exemple de « pensée primitive » qui permettrait d’accéder aux « mentalités » des populations des siècles passés, lesquelles ont laissé peu de témoignages puisqu’elles ne pratiquaient pas l’écrit. Cette absence de littératie pérennise les mentalités « attardées ». À cet égard, il serait intéressant de remonter à cette histoire des mentalités, brillant courant de pensée des années 1960 en France, qui tentait de débusquer le populaire dans les livres destinés au « peuple », mais produits par la classe lettrée.

3 D’où la question du « Grand Partage », qui ne passe certainement pas pour J. Goody entre esprits éclairés et incultes, ce qui lui permet de préciser sa pensée fondamentale. « [...] je constate effectivement des différences entre les sociétés sans écriture et celles qui en sont dotées, y compris des différences dans leurs formes orales (récit et roman par exemple), et il est difficile de comprendre comment une histoire de la culture humaine serait possible sans prendre en compte ces différences dans les modes de communication » (p. 80). Il est certain que les récits européens d’origine et de pratique orale n’ont pu échapper à la littératie des siècles passés, d’une manière ou d’une autre, frontale ou insidieuse. Mais il est nécessaire préalablement de prendre mieux en compte qu’ils le sont actuellement les modes de fonctionnement du récit oral, qui ressemblent étrangement à ceux du Bagré. Il existe autant de versions d’un conte que de performances de celui-ci. Il faudrait également se poser la question de l’unicité de ce récit et de ce mythe en dépit des disparités de ses dictions. J. Goody note bien qu’en dépit de leurs écarts, les indigènes considèrent toutes les versions du Bagré comme « une ». De manière générale, il serait nécessaire de ne pas considérer comme négligables les bénéfices cognitifs de la culture orale et de l’oralité en général, en se libérant d’une approche romantique voire effusionnelle.

4 Dans le chapitre 8 intitulé « De l’oral à l’écrit : un tournant anthropologique dans l’art du contage », J. Goody fait preuve d’un solide bon sens en refusant d’étendre la portée sémantique du terme « récit » qui, pour lui, est « une structure séquentielle ferme, marquée par un début, un milieu et une fin, selon les principes aristotéliciens. [...] une forme standardisée, avec une intrigue définie qui procède par étapes structurées » (p. 126). Les cultures orales en pratiquent cinq types : légende, épopée, mythe, conte populaire et récit personnel. De ces divers genres, il donne à la fois une définition claire et toujours nuancée et des exemples. On regrettera son adhésion à un préjugé courant affirmant que les contes populaires de l’Ancien Monde sont « essentiellement destinés aux enfants et ne représentent pas les pensées des adultes dans les cultures orales, bien que ces derniers puissent aussi les écouter. [...] Ils sont mis à l’écart comme discours enfantin » (p. 138-139)4. Mais on lira avec beaucoup d’intérêt son esquisse d’une histoire critique du roman centrée autour de la notion de fiction.

5 On n’en finirait pas de relever toutes les nuances d’une pensée qui court toujours en avant, étonnée et curieuse de tout, audacieuse et sans prétention doctrinale. L’ensemble du volume est précédé par un texte de Jean-Marie Privat, « Présentation » non académique, humant la « fraîcheur » et de l’oralité et de la théorie. On soulignera la grande qualité de la traduction de Claire Maniez, à la hauteur de la pensée de l’auteur. L’ensemble se présente à la fois comme une possible introduction à l’œuvre de Jack Goody et comme une réflexion complémentaire sur celle-ci. On notera avec

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émotion que les textes proposés se déploient sur un demi siècle, de 1961 à 2010. Un bel hommage à l’œuvre et à la personne d’un anthropologue perturbant et attachant, hommage d’autant plus précieux qu’il a disparu il y a peu.

NOTES

1. J. Goody a recueilli ce « mythe » chez les LoDagaa du Nord Ghana, « bonne parole » qui concerne les relations de l’humanité, en de nombreuses versions. 2. Ce terme de « domestication » aurait-il choqué les traducteurs français puisqu’ils l’atténuèrent en le faisant précéder de : « La raison graphique », peut-être plus explicite mais moins frappant. 3. R. Darnton, Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Laffont, 1984. 4. Cette affirmation est largement partagée aussi bien dans les vérités « courantes » que dans celles à prétention scientifique. Dans les sociétés traditionnelles européennes, l’activité de contage oral était largement pratiquée par les adultes et pour les adultes. Il est sans doute de l’ordre de l’impensable que des cultures connaissant l’écriture depuis des millénaires aient pratiqué une oralité de nature « littéraire ». Il faut dire que celle- ci se cachait sous l’apparence de la naïveté, toujours aussi efficacement semble-t-il, malgré la fragilité de cet écran.

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Enzyklopädie des Märchens. Handwörterbuch zur historischen vergleichenden Erzählforschung. Berlin, De Gruyter – 1977-2015 (15 volumes).

Josiane Bru

1 La conférence internationale qui s’est tenue à Göttingen les 25 et 26 novembre 2015 a marqué la clôture du grand chantier encyclopédique initié et dirigé par Kurt Ranke jusqu’en 1985, puis conduit par Rolph Wilhlem Brednich dans le cadre de l’Académie des sciences de Göttingen. Ces deux éminents chercheurs se sont entourés des meilleurs spécialistes allemands de la recherche comparative sur la narration et de son histoire et en ont sollicité de nombreux autres dans le monde entier.

2 Le lieu d’élaboration de cette entreprise au long cours est marqué par la présence des frères Grimm qui y résidèrent entre 1829 et 1837. Les maisons de la ville – étape de la « Route du conte de fées », un circuit touristique créé en 1977 sous le nom de Deutsche Märchenstraße –, portent sur leurs façades l’empreinte des très nombreux savants de diverses disciplines et de maints écrivains ou autres artistes européens qui y ont séjourné depuis plusieurs siècles en raison de la notoriété de son université. Le romaniste français Gaston Paris y demeura en 1858. Les folkloristes, en particulier les chercheurs en littérature orale, en ont fait pour ainsi dire leur port d’attache.

3 À l’exception des Index typologiques et autres publications sur le classement des contes populaires édités à partir de 1910 à Helsinki dans la série des Folklore Fellows Communications, c’est à Göttingen qu’ont donc été élaborés les principaux outils de travail sur les récits de transmission orale comme le Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhem Grimm (Dictionnaire allemand en 16 volumes entre 1854 et 1961). À l’initiative de Kurt Ranke et après des années de préparation, le vaste projet de l’Enzyklopädie des Märchens ( EM) a pris le relais du Handwörterbuch des deutschen Märchens, dictionnaire des contes allemands mis en chantier à Leipzig par l’éditeur De Gruyter auquel on doit en particulier les dix volumes du Handwörterbuch des deutschen Abergaubens, dictionnaire des croyances populaires allemandes paru

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entre 1927 et 1942. Après la guerre, le dictionnaire des contes allemands (deux volumes parus respectivement en 1930 et 1940) paraissait en effet inadapté parce que trop centré sur l’étude de l’œuvre des frères Grimm. S’appuyant sur un réseau de correspondants dans le monde entier et sur d’énormes archives, une équipe pluridisciplinaire de chercheurs a coordonné ce grand chantier en lien étroit avec un comité de rédacteurs ayant une connaissance approfondie des traditions orales de grandes aires culturelles dont ils maîtrisent parfaitement les langues et les œuvres. Le même groupe de travail assure jusqu’ici chez le même éditeur la publication de la revue Fabula : Zeitschrift für Erzählforshung/Journal of Folktale Studies/Revue d’étude sur le conte populaire.

4 L’EM a pour but de fournir aux chercheurs l’information nécessaire à une approche précise des thèmes et motifs des récits populaires : contes, légendes, récits facétieux. Les articles, publiés par ordre alphabétique du mot clé ou du nom propre, portent sur des régions ou des pays, des contes-types, des thèmes ou des motifs de la littérature orale, des œuvres, des théories, mais aussi sur des auteurs ou autres acteurs de la collecte, de l’édition ou de la recherche concernant les récits populaires. Ainsi, parmi les contributions de Marie-Louise Tenèze, auteur du catalogue des contes populaires français, très présente dans la réflexion conduite sur ce domaine et dans les différentes publications internationales, on trouve par exemple les notices Agnostische Theorie, Joseph Bédier, Brigitte (conte-type 713), Paul Delarue, Frankreich etc. Le type d’approche – anthropologique, historique, linguistique, psychanalytique ou littéraire – de chaque notice est laissé à l’appréciation de son auteur et dépend de son orientation personnelle pourvu que soit mis en avant, en priorité, le lien avec la tradition orale. L’EM apporte dans certaines notices traitant de contes-types une vision critique sur les choix effectués dans la classification internationale des contes populaires dont la troisième révision, The Types of International Folktales, parue en 2004, a été dirigée par H. J. Uther, membre de l’équipe de l’Académie des sciences de Göttingen spécialisée sur le conte populaire.

5 Les sujets non prévus au cours des différents réajustements du projet initial ainsi que les notices biographiques concernant des personnes dont les travaux sont postérieurs au volume dans lequel leur bio-bibliographie aurait dû figurer font l’objet d’un complément, inséré après la lettre Z, à la fin du volume 14 de l’encyclopédie. Le volume 15, dernier de la série, est réservé aux différents index permettant de se repérer dans cette œuvre monumentale.

6 En saluant le travail des éditeurs et rédacteurs de cette vaste entreprise collective, sans doute unique au monde, consacrée à la littérature orale et conduite méthodiquement durant un demi-siècle, on ne peut que regretter qu’elle soit si peu connue en France en dehors des trop rares chercheurs spécialistes de ce domaine. Plus encore que la langue et le prix des volumes, qui constituent certes un obstacle pour le lecteur (la collection est très rare dans les bibliothèques), le peu d’intérêt porté dans ce pays à la littérature orale et au folklore en général, à l’exception des « traditions populaires » et rites exotiques, ont détourné le public de tels outils de connaissance1. On a d’ailleurs déploré l’absence de référence aux travaux des chercheurs français dans la douzaine de communications données lors de la conférence de clôture de ce chantier. Cela semble prouver que le retard – qui est plutôt une marginalité – des travaux conduits dans ce pays, pointé par Paul Delarue dans l’introduction du premier volume de son catalogue du conte populaire français (1957, p. 32) n’est pas comblé malgré les œuvres de

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chercheurs comme M.-L. Tenèze, G. Calame-Griaule ou N. Belmont qui font l’objet de notices dans les pages de ce grand œuvre et/ou y ont participé. Le tabou français sur le terme « folklore » n’est-il pas en grande partie responsable de la distance qui s’est établie entre les anthropologues français et ceux qui, en Europe et dans le reste du monde, se définissent comme folkloristes ?

NOTES

1. Pour un exposé détaillé sur l’élaboration de ce chantier, on se reportera à l’article de Christine Shojaei-Kawan, corédactrice de l’EM spécialiste de l’Europe du Sud, dans :le Conte de tradition orale dans le bassin méditerranéen Carcassonne, GARAE-Hésiode, 1986, p. 217-228.

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Això era i no era. Obra folklòrica de Josep M. Pujol. Ediciό a cura de Carme Oriol i Emili Samper. Tarragona. Universitat Rovira i Virgili, Departament de Filologia Catalana, Publicacions URV, 2013. 411 p.

Josiane Bru

1 Ce gros livre posthume, dont le titre reprend la formule canonique d’ouverture des contes catalans (« Il était et n’était pas »), rassemble les travaux concernant le folklore et plus particulièrement la littérature orale (literatura popular ou literatura tradicional) publiés par Josep Maria Pujol (1947-2012). Constitué d’articles relativement brefs mais incisifs, il permet de mesurer l’ouverture que la pratique courante de l’anglais, de l’allemand ainsi que de plusieurs langues d’origine latine dont le français et l’occitan moderne donna à ce fin romaniste. Enseignant la littérature médiévale, il se passionnait aussi pour l’histoire et la nature de l’écriture typographique sur laquelle il publia nombre d’articles.

2 Au lecteur français toujours aussi surpris par le terme de « folklore » que le furent les ethnologues français lorsque A. Van Gennep publia son Manuel il faut rappeler que dans nombre de pays (et peut-être partout ailleurs qu’en France), on ne cherche pas de locutions enveloppantes comme « us et coutumes » ou « arts et traditions populaires » pour désigner la culture des humbles ; on n’en sépare pas non plus l’étude de celle des autres objets de l’ethnologie ou de l’anthropologie. C’est donc bien l’étude du Folklore que J. M. Pujol introduisit comme discipline universitaire à Tarragone, en 1979-80, alors que ses propres recherches privilégiaient les formes narratives (la narrativa oral) : conte et légende, mais aussi chanson.

3 L’initiative s’avère fructueuse puisque trente-cinq ans plus tard le Département de philologie catalane de l’université Rovira i Virgili est un des lieux les plus actifs en Europe dans le domaine des études sur la littérature orale. Les preuves les plus tangibles sont la revue Estudis de Literatura Oral Popular/Studies in Oral Folk Literature, dont le numéro paraît avec régularité chaque année (http://

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revistes.publicacionsurv.cat/index.php/elop) et la base de données en ligne RondCat (Rondalles Catalans) : (http://rondcat.arxiudefolklore.cat/), inventaire des contes populaires (rondalles) régulièrement mis à jour par une équipe sous la direction de Carme Oriol. Elle fut son élève puis sa collègue avant de lui succéder à la direction de l’unité de recherche Archives de Folklore du département de Philologie Catalane On doit à leur collaboration les deux éditions du catalogue des contes populaires catalans, l’Índex tipològic de la rondalla catalana publié à Barcelone en 2003 puis, en 2008, l’Index of Catalan Folktales dans la collection des Folklore Fellows Communications à Helsinki.

4 Dans son introduction (p. 13-19) Carme Oriol explicite les choix théoriques de J. M. Pujol. Elle expose ses principaux apports théoriques cependant qu’Emili Samper précise (p. 21-22) les critères d’édition de cet ouvrage organisé en quatre parties principales : 1. Théorie de la communication artistique interactive 2. Histoire des études sur le folklore et la littérature orale 3. Études introductives aux catalogues de contes catalans (Índexs tipològics) 4. Littérature orale narrative (Narrativa folklòrica)

5 J. M. Pujol emprunte à la folkloriste israélienne Heda Jason le concept d’ethnopoétique pour désigner le « folklore verbal », c’est-à-dire la « littérature traditionnelle populaire orale » : non des textes, mais aussi des actes et tout un système d’échanges oraux se déployant sur un mode artistique au sein de communautés réduites. Dans l’article fondamental, daté de 1985, qui ouvre la première partie de l’ouvrage, J. M. Pujol fait l’historique des études sur la littérature orale, basées – dit-il – sur des textes figés par l’écriture et classés selon des catégories obsolètes pour étudier l’actualité des paroles transmises. Il évoque les nouveaux points de vue (anthropologique, psychanalytique…) sur les contes populaires surgis durant la trentaine d’années qui séparent le moment où les formalistes russes s’en sont saisis pour en définir la nature et celui où leurs études ont été accessibles. Les travaux des américains A. Dundes, D. Ben-Amos et R. D. Abrahams dans les années soixante du XXe siècle orientent fondamentalement sa conception d’une étude de la littérature orale liant texte et contexte. Il intègre aussi à sa réflexion sur le folklore les travaux allemands qui mettent en question la notion de « populaire ».

6 Insistant sur la question du contexte, J. M. Pujol invite à traquer au plus près et jusqu’en soi-même ce qu’ont de « folklorique » les échanges verbaux pointés par les collectes contemporaines : le proverbe s’est effacé devant le slogan, la blague ; l’acudit, « forme épigrammatique d’autoréflexion de la société » que les folkloristes voient naître avec la société industrielle, tend à se substituer à l’anecdote et à l’histoire drôle ; la légende devenue « urbaine » s’inscrit sous la forme de la rumeur dans le registre fantastique et satanique. Ces nouvelles formes s’inscrivent dans des traditions très évolutives cependant que le conte, passé dans le domaine de la littérature enfantine, perd son prestige en même temps que son aspect « merveilleux » et que les jeux non verbaux envahissent le marché. J. M. Pujol montre ainsi la nécessité de repenser les catégories et en particulier les notions de « folklorique » et de « tradition » afin de prendre en compte l’actualité des paroles transmises après les grandes mutations sociétales du XXe siècle.

7 Une bibliographie de l’ensemble des travaux de J. M. Pujol sur le folklore clôture l’ouvrage. Elle est suivie de deux précieux index – l’un typologique, l’autre

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onomastique – rappelant que les débuts en littérature orale de ce chercheur se plaçaient dans la perspective du classement typologique des contes populaires catalans. Les noms de Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, plusieurs fois cités, montrent l’intérêt que ce chercheur portait à leurs travaux et la connaissance approfondie qu’il en avait.

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Informations sur les auteurs

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Informations sur les auteurs

1 La fabrique des entités : récits sur l’enchantement d’un riverain extraordinaire en Amazonie brésilienne Émilie Stoll est anthropologue, docteure de l’École Pratique des Hautes Études et de l’Université Fédérale du Pará (Brésil). Elle réalise des recherches en Amazonie brésilienne auprès des populations indigènes et riveraines de la rivière Arapiuns depuis 2010. Elle est actuellement post-doctorante à l’Institut de Recherche pour le Développement, au sein de l’UMR 208 Paloc « Patrimoines locaux et gouvernance » IRD/MNHN.

2 Le culte de sainte Philomène à ‘Uvea (Wallis). Figure féminine unificatrice de la jeunesse et de l’espoir Doctorante en anthropologie, Alice Fromonteil est affiliée au Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie (CREDO, CNRS-AMU-EHESS). Son travail porte sur la littérature orale wallisienne (‘uvéenne).

3 Héros de légende, héros de culte : la fabrique populaire du récit Delphine Burguet, docteure en anthropologie sociale et historique, est affiliée à l’Institut des mondes africains de l’EHESS. Elle mène des recherches sur les champs et les modes d’intervention des devins-guérisseurs, les pratiques rituelles associées au culte des ancêtres ainsi que sur les confrontations des systèmes de soins et des cultes religieux. Ses enquêtes de terrain se situent sur les Hautes-Terres centrales de Madagascar, dans la région de l’Imerina. Malanjaona Rakotomalala, est professeur des universités. Il enseigne l'anthropologie socioculturelle à l'Inalco Il s’intéresse aux interactions entre traditions et modernité à Madagascar. Il est coauteur de Madagascar : les ancêtres au quotidien. Usages sociaux du religieux sur les Hautes‑Terres malgaches (Paris : l’Harmattan, 2001), et auteur de l’ouvrage À cœur ouvert sur la sexualité merina (Madagascar). Une anthropologie du non‑dit (Paris : Karthala, 2012).

4 Raconter saint Antoine à Lisbonne. Acteurs, performances et effets du discours hagiographique contemporain Cyril Isnart est anthropologue, chargé de recherche au CNRS (UMR 7307 IDEMEC CNRS AMU). Après un travail d’anthropologie religieuse dans les Alpes françaises et italiennes, il

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s’interroge aujourd’hui sur les conditions et les acteurs de la mise en patrimoine de la religion et de la musique en Europe du Sud.

5 Les récits hagiographiques : lieux de mémoire et incarnation de l’esprit de résistance à Ma‘ân (Jordanie) Depuis 2014, Norig Neveu est chercheuse à l’Institut français du Proche-Orient d’Amman. Elle y effectue une recherche sur les figures du religieux entre la Palestine et la Jordanie (XIXe‑XXIe siècles), dans le prolongement de sa thèse d’histoire contemporaine : « Les politiques des lieux saints et la topographie sacrée dans le sud de la Jordanie, XIXe‑XXe siècles ».

6 Le rôle des légendes dans le culte de Ghāzī Miyāñ (Inde) Après l’obtention d’une thèse en anthropologie sociale et ethnologie à l’EHESS portant sur le culte du martyr Ghāzī Miyāñ, Delphine Ortis poursuit ses recherches au Pakistan sur la fabrication de la sainteté indo-musulmane, l’organisation des sanctuaires et les liens entre soufisme et chiisme. Elle est actuellement chargée de cours en anthropologie à l’ESSEC, l’Inalco et l’EHESS.

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