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Séquences La revue de cinéma

Rencontre avec André Leroux

Number 79, January 1975

URI: https://id.erudit.org/iderudit/51378ac

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Publisher(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)

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Cite this document Leroux, A. (1975). Rencontre avec Irvin Kershner. Séquences, (79), 21–28.

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Plusieurs croient encore qu'lrvin Kershner, parce qu'il a réalisé à Montréal, en 1964, The Luck of Ginger Coffey, d'après un roman de Brian Moore, est d'origine canadienne. Né à Philadelphie en 1923, Kershner est venu au cinéma par le biais de la télévision et fut révélé par (1958) qui obtint à l'époque un immense succès. Considéré par les intellectuels américains comme l'un des cinéastes les plus intelli­ gents de sa génération, Kershner est un artiste lucide, conscient des multi­ ples contradictions de l'Amérique, tenace et volontaire. Pour lui, le cinéma n'est pas seulement un moyen d'expression privilégié; c'est une façon de vivre qui l'implique totalement et qui l'oblige à se dépasser constamment. Depuis (1961), en passant par , The Flim Flam Man, Loving, et finalement S.P.Y.S., Kershner est un cinéaste qui essaie toujours de personnaliser au maximum ce qu'il fait, rejetant toutes formes de facilité ou de compromis hasardeux. Travail­ lant en solitaire, en marge de la grosse industrie américaine, il parle de son oeuvre avec une abondance, une simplicité et une humilité qui provoquent le respect et l'admiration. C'est un cinéaste dont on ne parle pas assez et qui est l'une des figures clés du cinéma américain contemporain. André Leroux

JANVIER 1975 21 A.L.-A un moment de l'histoire américaine où écrasant les plus faibles. La détente interna­ l'on parle beaucoup d'espionnage électronique tionale permet au Pentagone de fortifier ses et de corruption politique, S.P.Y.S. apparaît positions à l'étranger et à l'industrie militaire comme un miroir grossissant de la duperie et de fonctionner à capacité. L'expression veut de la dérision du système politique actuel. tout simplement dire : poursuivons l'arme­ Aviez-vous originellement conçu le film com­ me une farce politique ? ment nucléaire tout en demeurant amis. Mais ce genre d'amitié repose sur une méfiance I.K. - Oui, mais la farce devait être beaucoup réciproque. C'est donc une expression men­ plus violente sur le plan dramatique. Dans le songère que les politiciens doivent utiliser scénario original, il y avait beaucoup de fu­ pour continuer à raffiner leur soif de domi­ sillades, d'attaques à la mitraillette, de batail­ nation. Pour moi, cette expression a la même les de couteaux et de matraques. J'ai enlevé connotation négative que ce qu'on appelle les tout cela parce que ma conception de l'intri­ bombardements préventifs; le Pentagone se gue a évolué au fur et à mesure que se sont disant et se persuadant que ce n'est qu'en posés les problèmes de tournage. S.P.Y.S bombardant la puissance étrangère concur­ devait entièrement être filmé à Paris mais à rente qu'on réussit à éviter qu'elle nous cause de problèmes financiers insurmonta­ bombarde en premier. C'est un vaste systè­ bles et de mon incertitude à tourner certaines me d'intimidation et de terreur. La détente séquences, nous avons décidé, toute l'équipe internationale est une expression rassurante et moi-même, d'installer nos quartiers géné­ dictée par la peur. J'ai fait S.P.Y.S. pour raux à Londres puis de nous rendre à Paris parler de cela, sous un mode satirique et que pour y réaliser quelques scènes. Ne ironique. pouvant réaliser les séquences dramatiques A.L.-La réaction de la critique aux Etats-Unis et telles que je les avais imaginées, j'ai décidé, au Canada a été plutôt négative. On a considé­ après mûre réflexion, d'éliminer presque ré le film de façon beaucoup trop sérieuse, ne toute la violence physique pour ne m'inté- pensez-vous pas ? resser qu'à la violence de l'esprit. Je voulais I.K. - S.P.Y.S. est une farce. Je le répète sou­ que le film fût rempli de surprises et d'im­ vent car les critiques en Amérique du Nord prévus et que rien ne fonctionnât comme l'ont attaqué sous prétexte qu'il est laid, l'avaient prévu les deux personnages. Elliot offensif et d'un humour de fond de toilette. Gould et Donald Sutherland tentent toutes Ils ont pris au sérieux ce qui ne l'est pas et sortes de choses pour parvenir à leurs fins n'ont pas saisi toutes les dimensions ironi­ mais tout se détraque sans cesse, comme ques du film. Récemment, j'ai lu les articles dans la vie. C'est pour cela que l'espionnage critiques parus en Italie et j'ai été ravi de est devenu de nos jours quelque chose constater comment les Italiens avaient res­ d'absolument ridicule. Personne ne peut senti toute la drôlerie du film. Ils ont dit plus garder de secrets. Tout finit par se que ça ressemblait à du René Clair. Les découvrir : l'affaire Watergate en étant la Américains, au contraire, se sont demandés meilleure preuve. comment on pouvait oser rire de sujets aussi J'ai fait S.P.Y.S. parce que je ne crois sérieux que l'espionnage et le mensonge pas à la fameuse "détente" internationale. politique. Je ne pense pas que ce soit un Certes, c'est une bien belle expression mais grand film mais j'ai pris beaucoup de plaisir elle a été forgée de toutes pièces par des à le faire. Je me disais que ce serait inté­ agents de relations publiques. C'est une façon ressant de le réaliser à un moment où l'on pour les grandes puissances d'accroître leur discute tant de secrets politiques violés et de supériorité militaire et politique tout en la corruption du secret. Ce fut un film peu 22 SÉQUENCES 79 coûteux qui réunissait deux acteurs inhabi­ et développent en nous un sens très profond tuels, peu banals, qui ont travaillé ensemble de l'individualisme. Regardez comment la de façon très intéressante. radio et la télévision sont submergées d'an­ nonces publicitaires qui racontent toutes sor­ Tout est, au cinéma, hyperbolique tes de mensonges. C'est effarant I Même le A.L. - Vous semblez particulièrement Intéressé au cinéma est un mensonge. La caméra ment thème du mensonge qu'on retrouve présent à beaucoup plus qu'elle ne dit la vérité. Qui­ travers toute votre oeuvre depuis The Hoodlum conque a été impliqué dans le monde du Priest en passant par The Luck of Ginger Cof­ cinéma sait que le secret pour faire des films fey, The Flim Flam Man, Loving, Up the Sand­ est de savoir comment duper les spectateurs. box et finalement S.P.Y.S. Le premier mensonge au cinéma est la com­ I.K. - Je m'y intéresse pour plusieurs raisons. pression du temps. Le temps réel, la durée, Aujourd'hui, nous utilisons la technique pour est sabordé au profit d'un temps fictif mais, mentir; ce qui est absolument nouveau dans pourtant, tout a finalement l'air bien vrai et notre civilisation. La voiture et le téléphone, bien réel. Deuxièmement, la caméra délimite par exemple, sont deux moyens très efficaces l'espace et observe la vie à travers un cadre de mentir. Je pense que le téléphone est la limité; ce qui nous éloigne tout de même de principale source de mensonge. Les gens la vie. Tout est, au cinéma, hyperbolique. mentent régulièrement au téléphone parce Il n'y a pas de moment ennuyeux car l'action qu'ils ne se voient pas. C'est une forme se déroule presque toujours à un rythme anti-communautaire de communication tout plutôt rapide. Comme le dit si bien Hitch­ comme la voiture est un véritable moyen cock : "Faire un film, c'est se débarrasser anti-communautaire de transport. Je n'aime de tous les moments creux". Tel est le para­ pas les voitures parce qu'elles isolent les doxe du cinéma : le mensonge sert à dire la gens, les enferment dans leur petite coquille vérité. S.P.Y.S. d'Irvin Kershner A.L. - Dans plusieurs de vos films, les personna­ ges se mentent les uns les autres ou se men­ tent a eux-mêmes. Je pense particulièrement à Barbra Streisand dans Up the Sandbox ou au couple dans Loving. I.K. - Dans Up the Sandbox, la jeune femme se mentait à elle-même; ce qui est, à mon avis, la pire forme de mensonge. Je pense que l'une des choses les plus difficiles à mon­ trer au cinéma est le mensonge qu'une per­ sonne se raconte à elle-même. Le film est un moyen d'expression dramatique; ce qui si­ gnifie qu'on met en images des conflits inter­ personnels. Il est donc extrêmement difficile de rendre dramatique un conflit qui est essen­ tiellement personnel surtout lorsqu'il repose sur le mensonge. Loving

Dans Loving, le couple interprété par éliminer systématiquement tout ce qui pour­ George Segal et Eva Marie Saint se cachait rait, d'une façon ou d'une autre, entraver la derrière des subterfuges et se mentait pour pureté du récit et relever de l'épanchement éviter de regarder en face la vérité. Il refu­ mélodramatique. D'autre part, l'action dra­ sait de s'avouer la véritable nature de sa matique étant extrêmement ténue, je devais relation matrimoniale. Je pense qu'il avait toujours aller à l'essentiel et ne jamais m'éloi­ une façon typiquement américaine de jouer gner du point de vue que j'avais adopté. avec sa vie et de se mentir. Ici, aux Etats- A.L. - Vous aviez pris par rapport au sujet une Unis, on ment avec humour. On fait une distance qui vous permettait de conserver un blague avec n'importe quoi et la sanction regard épuré de tout effet mélodramatique. sociale rattachée au mensonge à l'intérieur du I.K. - J'ai travaillé très étroitement avec le mariage n'a pas du tout le même sens qu'en directeur de photographie Gordon Willis, qui Europe. est l'un des meilleurs cameramen au monde. A.L.-Loving est un film troublant et douloureux Il est extrêmement intelligent, très visuel et sur la situation du mariage dans la bourgeoisie s'intéresse, comme tous les bons directeurs américaine. A-t-il été particulièrement difficile de photo, à ce que vous faites. En parlant à réaliser ? avec lui, j'ai réalisé que la seule façon d'évi­ I.K. - Faire Loving fut une expérience magni­ ter le mélodrame était de prendre un certain fique mais aussi très déprimante parce que recul par rapport aux personnages, de rester je cherchais toujours à savoir exactement à l'écart du drame et de ne pas m'infiltrer pourquoi cet homme et cette femme étaient directement dans leur histoire. Je voulais poussés par de violents désirs d'auto-destruc­ reaarder le couple comme un espion. Pour tion. Tout le travail de réflexion fut donc obtenir cette sensation de détachement, de très ardu. Le film posait un problème majeur recul, nous avons décidé d'utiliser de longues qui m'a tracassé pendant toute la période du lentilles téléphotos. Je ne me suis approché tournage et du montage. Je ne voulais abso­ des personnages qu'à certains moments bien lument pas que le sujet bascule dans le mélo­ précis et sans jamais insister. Il s'est dégagé drame ou le roman savon. Je devais voir à de cette méthode de tournage un style plutôt

24 SÉQUENCES 79 statique dans lequel le montage créait le texte paru dans Positif, le film a pu rejoindre mouvement. Je cherchais à ce que le public un certain public. Evidemment, il ne s'agit soit placé dans une position de voyeur. Il pas d'un très vaste public mais l'important devait regarder et connaître des choses que est que ceux qui l'ont vu l'ont beaucoup les personnages n'apprenaient qu'au dénoue­ aimé. Personnellement, c'est un film qui me ment. D'autre part, Gordon Willis et moi- satisfait beaucoup plus que S.P.Y.S., par même avons tout fait pour saisir l'intensité exemple. des sentiments de chacun sans jamais les ré­ A.L. - Est-ce le film le plus difficile que vous ayez véler à la surface. Nous voulions que tout jamais réalisé ? soit contenu à l'intérieur des individus et I.K. - Up the Sandbox avec Barbra Streisand que ce qu'ils disaient surgisse ou comme est celui dont la préparation, le tournage et un mensonge ou de façon déformée par le montage ont été les plus insécurisants. J'ai rapport à ce qu'ils croyaient révéler d'eux- baucoup appris en faisant ce film. La plus mêmes. De telle sorte que la vérité demeu­ grande leçon que j'en ai tirée est qu'il ne faut rait toujours en deçà de leur comportement pas être trop subtil lorsqu'on fait une comé­ et des dialogues. Évidemment, la séquence die humoristique. Il y a plusieurs moments finale est une séquence de pur voyeurisme dans le film où la jeune femme s'évade dans dans laquelle tout explose et dans laquelle une succession de délires imaginaires rocam- les personnages, terrifiés et embarrassés, dé­ bolesques et farfelus. J'étais persurdé avoir couvrent qu'ils sont mis à nus et qu'il n'y a clairement indiqué la nature humoristique de plus possibilité de mentir ou de se cacher ses phantasmes. Or le public y a réagi très sé­ derrière toutes sortes de masques rassurants. rieusement. Les spectateurs ont pris au sérieux ce qui ne l'était pas. J'ai ainsi pris conscience Le problème du mariage que le public est très littéral et qu'il veut nous concerne tous croire tout ce que vous lui montrez. Dans la A.L. - C'est le plus beau film que vous ayez ja­ séquence de l'avortement, j'avais imbriqué mais réalisé et il n'a malheureusement connu plusieurs phantasmes l'un dans l'autre, expli­ aucun succès. quant précisément qu'il s'agissait de mo­ I.K. - Je pense que les gens ne voulaient ments absolument irréels et ironiques. Mal­ pas le voir parce qu'il les confrontait à des gré la clarté du propos, le public a cru que réalités qu'ils préféraient oublier. Le pro­ cela relevait du réel et se déroulait effecti­ blème du mariage nous concerne tous d'une vement dans la réalité. Lorsque je re-plon- façon ou d'une autre et peu de gens accep­ geais le personnage dans le quotidien, on tent d'être troublés par des films sérieux qui n'avait pas saisi qu'il y avait eu décalage et leur renvoient leur propre image. Lorsque que tout ce que le personnage avait imaginé je suis allé tourner quelques séquences de tenait de la plus pure fantaisie. C'est très S.P.Y.S., à Paris, l'été dernier, j'ai été très difficile, quand on fait, au cinéma, de l'hu­ heureux de constater qu'il était à l'affiche mour subtil, de ne pas être pris au sérieux. dans une petite salle d'art et d'essai. Le Alors, que peut-on faire ? long article consacré au film dans la revue Dans Up the Sandbox, j'ai définitive­ de cinéma Positif en a sûrement permis la ment exigé du public un trop grand effort distribution commerciale à Paris. Loving d'ajustement aux diverses situations. Je vou­ n'avait jamais été montré à Paris car Colum­ lais que tout ce qui était rattaché aux phantas­ bia croyait qu'une sortie commerciale ne mes soit comique et que tout ce qui s'enra­ serait pas rentable. Grâce au merveilleux cinait dans la banalité du quotidien soit se- JANVIER 1975 rieux. Encore fallait-il que le public recon­ n'avez tourné que 6 films. C'est bien peu en naisse que les délires imaginaires opéraient 13 ans? à un tout autre niveau que celui du réalisme I.K. - C'est exact. Je tourne peu parce que je le plus prosaïque ! planifie longtemps à l'avance ce que je veux entreprendre. Lorsque la préparation est Tourner une comédie est le moment le terminée, j'essaie de tout faire le plus simple­ plus insécurisant de toute votre vie car vous ment possible. Je n'utilise, par exemple, que ne connaissez jamais les résultats des effets très peu de mouvements d'appareils compli­ comiques que vous voulez obtenir. Lorsque qués. C'est d'ailleurs pour cette raison que vous commencez à mettre bout à bout tous j'admire tant Bunuel. Il travaille toujours de les plans et toutes les séquences que vous la façon la plus simple et la plus efficace. avez tournés, vous trouvez presque tout très Ainsi la caméra ne se déplace jamais inutile­ drôle mais progressivement vous commencez ment et de façon tortueuse. Chez lui, tout à douter de l'efficacité comique du matériel. s'organise en fonction du déplacement des On vous dit de conserver telle scène que vous acteurs à l'intérieur du cadre et la caméra ne détestez et vous tenez absolument à certaines fait que s'ajuster et s'adapter à leurs mouve­ choses qu'on vous conseille de retrancher. ments. J'aime cela. Plusieurs metteurs en scè­ C'est un cauchemar car vous ignorez comment ne américains qui ont fait leurs premières ar­ réagiront les spectateurs. Et il n'y a rien de mes à la télévision déplacent constamment la plus difficile à organiser qu'une comédie. caméra afin de nous faire oublier le vide de Pour Up the Sandbox, j'avais dessiné au préa­ ce qu'ils ont à dire. Personnellement, j'essaie lable et très méticuleusement plusieurs plans au maximum d'éviter le mouvement pour le et séquences car le tournage s'avérait extrê­ mouvement. Je travaille en fonction du jeu mement compliqué. Je devais savoir exacte­ des acteurs, du montage et de la composition ment où j'effectuerais toutes les coupures et à l'intérieur de l'image. S.P.Y.S. est le seul les transitions car la comédie exige une par­ film dans lequel j'ai utilisé une technique faite coordination de tous les éléments. C'est différente. La caméra bouge constamment le genre où il faut être le plus précis et le plus comme s'il s'agissait de traquer quelque cho­ tatillon. J'ai consacré un temps énorme à la se d'insaisissable. Je voulais que la caméra préparation de Up the Sandbox. Mais j'ai été épouse le mouvement des deux principaux largement récompensé car j'ai adoré travailler personnages perdus dans des aventures qui avec Barbra Streisand. Ce fut un pur plaisir : les dépassaient. elle est tellement inventive, créatrice et plei­ A.L. - Comme le cinéaste est entouré d'une im­ ne de ressources. Elle s'intéresse à tout ce mense équipe technique, croyez-vous que le que vous faites, veut tout savoir et a des idées cinéma permette une totale spontanéité ? sur tout. Elle se donne complètement et sans I.K. - Les cinéastes, comme bien d'autres hésitation à ce qu'elle fait. Si vous dites un, personnes d'ailleurs, ont souvent tendance à elle dit deux et devance toujours vos pen­ tomber dans des schémas pré-fabriqués de sées. Barbra a véritablement du génie ! création. Les grands studios de production Comme tous les grands comédiens et comé­ cherchent des recettes qui leur permettraient diennes, elle accomplit de grandes choses de fabriquer des films dont le succès com­ avec les moyens les plus simples. mercial serait garanti. Si vous vous enlisez dans ce genre d'engrenage mécanisé et mé­ J'essaie toujours de me surprendre canique, vous ne vous rendez plus compte moi-même de ce que vous faites et vous vous répétez. A.L. -Depuis The Hoodlum Priest, en 1961, vous Pour conserver un certain élan créateur et un

26 SÉQUENCES 79 degré maximum de spontanéité, j'essaie de dez une émission, vous êtes inévitablement ne jamais répéter ma façon d'organiser une troublés et dérangés par votre environne­ séquence. Elle doit être différente de toutes ment : les lumières sont allumées dans la piè­ les autres parce que ses exigences ne res­ ce, les enfants courent partout, la ménagère semblent à rien d'autre. Certes, je m'efforce doit se lever régulièrement pour aller vérifier toujours d'avoir une vision globale de ce que à la cuisine ce qui mijote sur le poêle, quel­ je désire obtenir sur le plan visuel et drama­ qu'un peut crier à l'extérieur, vous entendez tique mais chaque séquence est différente les bruits de la rue .. . etc. Votre attention est de la précédente. J'essaie toujours de me donc constamment attirée par autre chose que surprendre moi-même. Si je réussis à faire ce que vous regardez. C'est pourquoi la ma­ quelque chose comme je ne l'ai jamais fait jorité des programmes ne reculent devant auparavant, le résultat est habituellement très rien pour retenir votre intérêt. On déploie bon. Je n'ai pas la prétention de vouloir toutes sortes de trucs pour vous dire : "Regar­ renouveler le cinéma. Chaque film que je dez ici; regardez-moi; regardez : quelqu'un va tourne est une espèce de défi où j'essaie de être tué; regardez comme tout va vite; regar­ résoudre quelque chose de nouveau avec de dez comme c'est intéressant; n'enlevez pas nouveaux éléments : les acteurs, le directeur vos yeux de l'écran . . . "Il n'y a rien de plus de photo, les personnages, l'équipe techni­ tyrannique que la télévision qui est un per­ que, les lieux de tournage ... Il arrive un pétuel cri hystérique. On ne vous laisse pas moment où, à force d'essayer de faire ce qui une seule minute de répit. Ce qui ne veut vous semble juste, vous parvenez à un point pas dire qu'il n'y ait pas, de temps à autre, "d'inévitabilité". Vous savez alors que cha­ de la bonne et de la belle télévision mais que chose doit être faite d'une certaine façon c'est très rare. Même les programmes pour et que vous ne pouvez y échapper. Dès lors, enfants sont complètement hystériques. Les le film a un ton et une allure tout person­ enfants sont tellement conditionnés par le nels. Habituellement le style provient de rythme frénétique de la télévision que lors­ deux choses très précises : d'un besoin de qu'ils vont au cinéma ils ne peuvent suppor­ dire quelque chose et de l'attitude que vous ter que les choses se déroulent lentement. adoptez par rapport à ce que vous voulez C'est vraiment honteux parce que quel­ dire. quefois on peut voir dans les cinémas de très beaux films au rythme majestueux et Un solitaire travaillant lent comme The Emigrants ou The New isolément de son côté Land et les spectateurs s'impatientent parce A.L. - Avant de devenir cinéaste, vous aviez tra­ qu'il se passe très peu de choses. La télévi­ vaillé à la télévision. Croyez-vous que celle-ci sion a fait perdre le sens de l'émerveille­ exerce une influence néfaste actuellement sur ment devant tout ce qui doit être intuitionné le cinéma ? et deviné. Aujourd'hui beaucoup de cinéphi­ les, surtout aux Etats-Unis, ont été tellement I.K. - Aujourd'hui, le cinéma est complète­ conditionnés par la télévision que, dès leur ment influencé par la télévision. Chaque entrée dans une salle, ils veulent savoir où jour, les gens passent des heures devant leur est le bon et où est le méchant et ce qui appareil de télévision tandis qu'ils ne vont au arrivera dans dix minutes. Ils ne sont plus cinéma qu'une fois par semaine ou par deux capables d'apprécier la beauté d'un film semaines. Ils sont totalement conditionnés d'Ozu. Pour répondre aux exigences de cette par la télévision qui exige une attention sou­ nouvelle sensibilité, plusieurs cinéastes amé- tenue. Malheureusement lorsque vous regar-

JANVIER 1975 27 ricains font des films bruyants, tapageurs, financiers essoufflants. Ce qui ne veut pas tape-à-l'oeil qui ressemblent à des émissions dire que l'industrie cinématographique amé­ de télévision. ricaine n'accouche pas de grands films mais A.L. - Où vous situez-vous à l'intérieur du cinéma je pense que nous n'avons pas beaucoup de américain actuel ? très grands artistes. Il manque à la majorité I.K. - Je me perçois comme un solitaire tra­ de nos cinéastes une forte vision du monde. vaillant isolément de son côté. J'adorerais La plupart n'ont pas de style identifiable d'un faire partie d'une communauté artistique et film à l'autre. On ne perçoit pas à travers cinématographique. J'aimerais travailler en tous leurs films une continuité de pensée, étroite collaboration avec d'autres cinéastes, une ligne stylistique directrice. Actuellement, écrivains et producteurs, avec des gens qui les Etats-Unis ne sont pas un territoire fertile aimeraient vraiment le cinéma. Ici, on ne pour les artistes parce qu'ils ne reçoivent des parle de films qu'en termes financiers, en encouragements que lorsque leurs films rem­ termes de recettes, de pertes et de profits. portent un immense succès financier. Certes Les cinéastes ne se rencontrent jamais pour il y a bien quelques critiques dont Pauline parler de ce qui les préoccupe ou de leurs Kael et quelques autres qui essaient de créer différents projets. En France, il existe vrai­ un climat d'émulation autre que monétaire ment une espèce de lien spirituel entre ci­ mais leurs efforts sont noyés dans une mer néastes, entre cinéastes et écrivains, entre d'indifférence. Cette situation me désole cinéastes et comédiens. Les artistes se con­ profondément. naissent, échangent, se soutiennent les uns A.L. - Quels sont vos projets ? les autres. Je ne dis pas qu'ils ont tous les I.K. - Je développe actuellement un scénario mêmes intérêts mais ceux qui veulent parler pour United Artists intitulé : All the Fools in de cinéma n'ont aucune difficulté à se re­ Town Are on Our Side. Ce sera une comédie grouper. Aux Etats-Unis, il n'existe pas un dramatique grinçante sur la corruption en tel dynamisme intellectuel et culturel. Notre Amérique. Le film racontera l'histoire d'un communauté cinématographique se nourrit de homme engagé par un petit groupe de gens commérages insignifiants et de potinages pour corrompre une petite ville. Up the Sandbox