AVEC MON PÈRE AUGUSTIN MALROUX

ANNY MALROUX

AVEC MON PÈRE AUGUSTIN MALROUX

Préface de Ministre de l'Éducation Nationale

Dessins de Casimir Ferrer

rdt Collection Rives du Temps

1991 © Reproduction interdite L'essentiel est que nous fassions œuvre d'hommes, en attendant d'être couchés à jamais dans le silence et dans l'oubli. Jean Jaurès

A la mort de ma mère, j'ai trouvé chez elle une grande enveloppe marquée "Augustin" qui contenait des lettres, des brouillons de discours et des notes de mon père, ainsi que des documents et des articles le concernant. Ces papiers, dérisoires vestiges, ont fait resurgir en moi un passé déjà lointain que je croyais avoir presque oublié, et j'ai voulu retrouver l'itinéraire qui avait conduit mon père d'un petit village du , Blaye-les-Mines, jusqu'au camp d'extermination de Bergen-Belsen. Il m'a semblé alors que cet itinéraire méritait, par son exemplarité, d'être retracé. Je souhaite que ce livre fasse revivre pour les jeunes de Blaye-les-Mines le fils d'ouvrier, l'éducateur, le pacifiste et le protestataire dont ils lisent tous les jours le nom sur les murs du Collège Augustin-Malroux. Anny MALROUX

Préface de M. Lionel Jospin Ministre de l'Education Nationale

En faisant resurgir l'existence d'un père, mort il y a plus de quarante-cinq ans à Bergen-Belsen, Anny Malroux a d'abord voulu ne pas oublier, retrouver les parcelles d'un temps partagé et qui fut trop bref, réparer une injustice qui a voilé toute son enfance. Pourtant, son projet n'est pas guidé par la révolte. C'est, au contraire, un profond message d'humanité qui nous est délivré. Le livre se termine, en effet, sur les dernières paroles d'Augustin Malroux, agonisant après un long calvaire dans le camp allemand : "moi, je crois en l'Homme". Ces "mots d'espoir", pour reprendre la formule d'Anny Malroux, éclairent le projet de ce livre et lui donnent une valeur qui dépasse infiniment celle de la biographie : une valeur d'universalité. Réflexion morale, invitation à retrouver, au travers de l'évocation de périodes très sombres de notre histoire, certaines racines de notre vie politique actuelle, cet ouvrage montre toute l'importance de la préservation de la mémoire. La mémoire est un guide, nécessaire à tous, et en particulier aux jeunes, pour comprendre, pour analyser, pour refuser parfois. Nous devons lui accorder toute sa place dans notre présent. C'est une des missions de l'Ecole. Le ministre de l'Education Nationale que je suis y accorde une importance essentielle. L'Ecole, en luttant contre l'ignorance, contre les fausses évidences ou les idéologies douteuses, en maintenant en vie notre passé, en transmettant des valeurs, joue un rôle social et culturel fondamental. Nul ne saurait le nier en des temps où un effritement de nos repères traditionnels, notamment politiques et moraux, où l'accroissement des tensions sociales nourrissent l'indifférence des uns et le cynisme de quelques autres. En écrivant cette page d'histoire, c'est un miroir que tend Anny Malroux. On y voit la confusion d'une époque où la vie politique atteignait une dureté et une violence que l'on a un peu oubliées, l'atmosphère délétère d'une France tentée par le fascisme, succombant sous les coups des ligues d'extrême droite, ployant l'échine sous le racisme. Il y a aussi l'inhumanité absolue, celle du nazisme avec sa volonté de briser la dignité humaine. Enfin, il y a l'espoir, la conviction de quelques hommes, leur refus total de voir bafouer la démocratie et humilier l'homme. Cette période, déjà lointaine — celle de l'entre-deux-guerres, puis de la deuxième guerre mondiale — modèle encore pourtant notre présent et notre vie politique. Pour l'histoire de la gauche, tout comme d'ailleurs pour celle de la droite française, elle représente un temps fort, à la fois zone d'ombre et repère. Cette foi en une fraternité, cette conviction que l'humanité était inaltérable a guidé toute l'existence d'Augustin Malroux. C'était un homme de cette terre. C'est là qu'il plongeait ses racines : il est né à Blaye-les-Mines, en 1900, et son père était mineur. Si j'évoque cette terre, c'est parce que, plus qu'une autre, elle est riche d'une histoire politique qui a beaucoup apporté à notre pays. C'est la terre de , celle de Jaurès. Malroux était instituteur. Etre instituteur, pour des hommes comme lui, c'était plus qu'un métier, c'était exercer une mission, avoir une certaine conception de l'homme, croire en des valeurs d'égalité, de justice, de respect des individus. Victor Hugo disait que l'instituteur de village était un flambeau. Il y eut sans doute de cela dans la vocation d'Augustin Malroux : le sentiment d'une responsabilité, la volonté d'être un guide. C'était aussi un homme engagé. Il deviendra secrétaire de la Fédération socialiste du Tarn en 1934 et, en 1936, au moment où ces mêmes valeurs redeviennent un espoir, il est élu député socialiste d'. Il a donc participé à cette période qui fait aujourd'hui partie de notre mémoire et de notre mythologie collective : le Front populaire. Pourtant, le Front populaire ne dure pas longtemps et sombre dans la peur de la guerre qui s'approche. Cet homme engagé saura alors être aussi un homme d'honneur et de courage. Il fera partie du petit groupe de parlementaires qui refusera de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et de laisser le gouvernement de Vichy être le gouvernement de la France. C'était en 1940. Le 10 juillet plus exactement. Les hommes de Vichy, non contents d'avoir signé l'armistice, voulaient en finir avec la République. L'Assemblée Nationale réunie, députés et sénateurs mélangés, pour une séance menée tambour battant, accorda les pleins pouvoirs à Philippe Pétain pour élaborer une nouvelle constitution garantissant les droits du travail, de la famille et de la patrie. La III République fut abolie par 569 voix contre 80. Léon Blum était là, spectateur de ce suicide de la démocratie. Il évoquera, quelques années plus tard, "l'hébétude, la résignation, la peur, la peur des bandes de Doriot dans les rues, la peur des... Allemands qui étaient à Moulins. C'était vraiment un marécage humain dans lequel on voyait se dissoudre, se corroder et disparaître tout ce que l'on avait connu à certains hommes de courage et de droiture"... Parmi les 80 opposants, il y avait 29 députés socialistes. Et Augustin Malroux fut de ceux-là. Comment l'instituteur qu'il avait été aurait-il pu détruire la III République ? Comment l'homme de gauche qu'il était aurait-il pu légitimer ce régime de Vichy où se retrouvaient tous ceux qui avaient juré de se venger du Front populaire et qui disaient : "Plutôt Hitler que Blum" ?... Le courage de ces hommes ne fut pas que le courage d'un instant. C'est ce que montre ce livre. Il furent tous persécutés par la suite. Trente- et-un furent incarcérés ou placés en résidence surveillée, dix furent déportés et cinq en moururent. Augustin Malroux fut aussitôt suspendu de ses fonctions, puis définitivement révoqué par Vichy en janvier 1941. Sa vie entière changea dès ce moment-là. Cet homme de courage entra dans la lutte et devint résistant. En 1941, on le retrouve avec et François Camel, qui donnera son nom à la Fédération de l'Ariège. Il organise la Résistance dans le Tarn, et au sein du mouvement Libération-Nord, dont il a été un des premiers adhérents, il est chargé de constituer un groupe de combat. Il continue son action politique au sein de la gauche française et tente de reconstituer la Fédération tarnaise dissoute. Il fait partie du comité directeur clandestin des socialistes en zone sud. Il organise des liaisons avec François Verdier, un autre héros de la Résistance dans notre région. Il est arrêté en mars 1943 à en même temps que d'autres camarades enseignants, puis déporté à Sachsenhausen. En février 1945, il est évacué vers Bergen-Belsen. Il y meurt le 10 avril 1945. En mai 1945, sa mort n'étant pas encore officiellement confirmée, ses camarades le mettent en tête de liste et il est élu, proclamé devrait-on dire, maire S.F.I.O. de Carmaux. Un mandat qu'il ne remplira jamais. Plus qu 'un mandat, un hommage et un symbole. La mémoire d'Augustin Malroux est désormais honorée à Blaye- les-Mines : un collège porte son nom. Aujourd'hui, c'est le souvenir de sa vie qui resurgit. Retracé avec beaucoup d'exactitude et de vivacité, replongé dans l'histoire de toute notre région, replacé au milieu d'autres hommes qui furent ses amis et qui ont aussi marqué cette partie de notre pays, on voit apparaître un homme simple et joyeux qui n'eut jamais l'ambition de dominer ses pairs et d'être un guide providentiel. A l'image de ce père, jamais Anny Malroux ne donne de leçon, ne s'éloigne de l'évocation historique, de la recherche de la vérité la plus exacte, la plus vivante. C'est là toute la valeur de ce témoignage qui délivre un message et invite à la réflexion sans jamais forcer la voix, en gardant toujours le ton juste, celui de l'émotion retenue et de l'humanité. à l'école du peuple

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Quand mon père est né, le 5 avril 1900, tous les mineurs du bassin monhouiller grand-père de Carmaux Julien faisaient Malroux grève aussi. depuis L'avancement près de deux des mois,rouleurs et à l' ancienneté et le droit de contrôler les décisions disciplinaires ne avantformaient tout, pasc'est l'essentiel que la Société de leurs des revendications. Mines de Carmaux Ce qu'ils cesse voulaientd'exercer sur eux une pression intolérable en favorisant l'embauche à la mine des enfants élevés dans les écoles religieuses ou dont les parents se conscience.montraient le dimanche à la messe : ils réclamaient la liberté de Augustin fut inscrit sur les registres de la mairie de Blaye, une prénomdes trois lui communes vint de sa minièresmère, Rosalie du pays Augustine, carmausin. et sonSon deuxième, premier pieuse,Philippe, ajouta de son Emmanuel, grand-père, ce mineur qui veut lui direaussi. : "DieuAugustine, avec quinous". était mettreQuelques fin à leur jours mouvement après sa naissance,sans avoir lesobtenu gueules satisfaction. noires devaient Julien Malroux redescendit à la fosse de la Tronquié où il était mineur de fond. Mais les ouvriers ne se tenaient pas pour battus : ils troisrentrèrent grévistes à la furentmine fièrement, arrêtés dans en chantantles jours l qui'Internationale. suivirent. Vingt- Mon grand-père Julien, dit Lentou en patois, avait connu causéesauparavant par d'autres la politique grèves, opprimante également longues,et réactionnaire âpres et dedouloureuses, la Société des Mines. A l'âge de onze ans, déjà, en 1883, il avait vu la population minière du Carmausin — son propre père aussi — quitter les puits pour protester contre la partialité dont la compagnie exploitante faisait preuve, sur le plan politique et religieux, à l'égard du personnel ouvrier. Un syndicat "rouge" s'était créé à l'issue de cette grève et, depuis lors, c'est sous sa conduite que les mineurs avaient mené la lutte contre la Société, incarnée par le marquis Ludovic de Solages. La famille du marquis exploitait les mines depuis le XVIII siècle. Lui-même se croyait investi d'une autorité de droit divin sur les travailleurs. Il était membre du conseil d'administration de la Société et gendre du président de ce conseil, le baron Reille, chef de file des conservateurs tarnais. Ainsi, deux classes s'affrontaient : le prolétariat du Carmausin, fortement imprégné d'esprit révolutionnaire et sans-culotte, soudé dans la pauvreté et la sujétion, et l'aristocratie rétrograde appuyée par le clergé et représentant le capital dirigeant. Le heurt le plus violent entre ces deux forces se produisit en 1892. Julien Malroux avait vingt ans. Il s'engagea fermement dans le combat, comme son père l'avait fait avant lui.

des ments arbitraires puis le renvoi, sous prétexte d'absences répétées, du secrétaire du syndicat, Jean- Baptiste Calvignac, qui était ouvrier ajusteur aux ateliers de la mine et maire socialiste de Carmaux, exaspérèrent les mineurs. Ils voyaient bien qu'en congédiant Calvignac, la Société entendait annuler la volonté populaire qui avait porté un ouvrier à la mairie et qu'elle frappait l'élu républicain plus encore que le travailleur. Une flambée de colère les jeta, le soir Jean-Baptiste Calvignac, du 15 août, à l'assaut de la mai- le grand syndicaliste et socialiste carmausin son directoriale et, le 16, le travail cessait dans toutes les fosses. Douze cents hommes de troupe mirent Carmaux en état de siège. Des grévistes furent arrêtés et condamnés. Cependant les mineurs tinrent bon, stimulés par leurs femmes qui ne savaient plus comment nourrir les gosses mais ne voulaient pas céder à l'intimidation policière. Un soir d'octobre, elles furent plus de deux mille à parcourir les rues de la ville en chantant "C'est la grève, la grève, la grève ! C'est la grève qu'il nous faut, ho ! ho ! ho ! ho !" et des couplets inspirés de la Carmagnole : Petit Loubet avait promis De faire égorger tout Carmaux ! Mais son coup a raté Grâce à nos syndiqués ! Dansons la Carmagnole, Vive le son, vive le son, Dansons la Carmagnole, Vive le son du canon !

Jean Jaurès : le modèle pour la vie et pour la mort Et devant le presbytère, ces femmes intrépides se mirent à crier "A bas les calotins ! Nous voulons mourir sans les voir ! A bas les calotins !" Une grève soutenue par les femmes était une grève gagnée. En fin de compte, la Société dut réintégrer Calvignac, devenu le champion du suffrage universel et de la liberté d'opinion. Le marquis de Solages, qui était à ce moment-là député de Carmaux, donna sa démission. Alors les ouvriers socialistes allèrent demander à Jean Jaurès de les représenter au parlement. Jaurès s'était déjà rallié intellectuellement à l'idéal socialiste, mais ses origines petites-bourgeoises et ses études universitaires l'avaient jusque-là tenu à l'écart des réalités sociales. A partir de son élection comme député de Carmaux, en janvier 1893, le spectacle de la misère et du courage des travailleurs, le combat pour la justice livré au coude à coude avec eux et les persécutions qu'il eut à subir lui-même transformèrent son socialisme encore théorique en un véritable socialisme d'action. Marcelle Auclair a parlé de "miraculeux échange des grandes amours" pour définir les relations de Jaurès avec le peuple du Carmausin. Le mot est tout à fait juste. Car si Jaurès puisa une force et une inspiration nouvelles dans les batailles menées aux côtés des ouvriers, ceux-ci aimaient d'un véritable amour l'enfant du pays tarnais qui parlait leur patois et riait aux éclats de leurs plaisanteries parfois un peu lourdes, mais qui se dévouait sans réserve à leur cause et souffrait aussi avec eux. Ils l'appelaient "Nostre Jan". S'ils avaient eu le bonheur de le recevoir une fois chez eux ils en parlaient toute leur vie. Ses grosses mains de paysan et ses yeux d'un bleu naïf les attendrissaient ; sa supériorité intellectuelle et son extraordinaire culture, loin de les aliéner, les éblouissaient. Ils se seraient fait tuer pour lui, considérant comme un honneur de lui servir de gardes du corps quand les suppôts du marquis de Solages crachaient sur lui ou le pourchassaient en lui jetant des pierres. Julien Malroux le protégea un jour, avec d'autres mineurs de Blaye, contre des brutes qui le traitaient d'apôtre de la trahison et de vendu au syndicat des juifs sans patrie, parce qu'il avait osé défendre publiquement Dreyfus et proclamer que cet innocent était le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique et des crimes de l'autorité... Près de quatre-vingts ans après son assassinat, Jaurès demeure un objet de vénération dans le pays carmausin. Un mineur à la retraite m'affirmait il y a peu de temps encore que si Jaurès avait vécu, la guerre de 1914-1918 n'aurait sûrement pas eu lieu. Certains épisodes de sa vie se racontent dans les foyers ouvriers comme des moments glorieux d'une chanson de geste : en particulier la marche de Jaurès et des mineurs, de Carmaux à Mirandol-Bourgnounac, en 1902 — vingt-huit kilomètres aller et retour sous une pluie battante ! Jaurès s'était fait battre aux élections législatives de 1898 par le marquis de Solages, à cause de ses prises de position antimilitaristes et dreyfusardes, et quatre ans plus tard il se représentait contre le même marquis, dont la plate-forme se réduisait à ces trois mots : Religion, Famille, Patrie. Mais tandis que le marquis faisait campagne avec une suite d'ouvriers embrigadés, les travailleurs qui lui préféraient un autre candidat étaient consignés à la mine. Le syndicat rouge s'éleva contre cette injustice : un matin d'avril, l'Harmonie municipale de Carmaux sillonna la ville en invitant la population à escorter Jaurès jusqu'à Mirandol- Bourgnounac où, en 1898, les troupes du marquis armées de bâtons l'avaient empêché de prendre la parole. Mille mineurs désertèrent leurs lieux de travail, au risque de perdre leur emploi, et se mirent en route derrière Jaurès. Chemin faisant, des paysans, des ouvriers, des femmes et des enfants vinrent grossir la colonne. Lorsque cette foule énorme, joyeuse et pacifique entra dans Mirandol- Bourgnounac, les partisans du marquis de Solages, "les culs-blancs", battirent en retraite. Cette fois, Jaurès put parler. Un peu plus tard, il était réélu député. Sans avoir un tempérament de meneur, Julien Malroux était un militant syndicaliste et socialiste actif. Il nourrit son fils du récit des grandes luttes livrées par les mineurs du Tarn qui furent à l'origine de la législation ouvrière, notamment en matière de sécurité sociale, et il l'éleva dans le culte de Jaurès. Deux ou trois fois il emmena Augustin, encore tout enfant, voir et entendre le grand homme à Carmaux. Ils faisaient à pied les six kilomètres séparant leur maison de cette ville. Quand le petit se fatiguait, Lentou le juchait sur ses épaules. Arrivés à Carmaux, ils se fondaient dans la masse bruyante et chaleureuse, accourue de tous les coins du bassin houiller, qui saluait l'apparition de Jaurès d'une formidable ovation. Jaurès attendait en souriant que les cris et les applaudissements se calment. Sa parole s'élevait dans un silence ardent, d'abord lente, puis elle s'enflait comme une vague, sonore et bouleversante, avant de retomber doucement. Augustin ne comprenait pas bien le sens de ce qu'il disait, il était surtout frappé par sa carrure puissante et l'orgue de sa voix. Enfin Jaurès se taisait, les bras tendus vers son auditoire. Il y avait de nouveau des applaudissements sans fin et les mineurs s'attardaient sur la place, dans la griserie des grands rassemblements populaires. Jaurès parti, ils reprenaient en songeant le chemin de leurs villages. Ce n'était pas un orateur comme les autres qu'ils venaient d'écouter, ils le savaient bien. Jaurès leur apportait le rêve, l'espérance d'un monde où toutes les formes d'oppression auraient disparu, où les droits de l'Homme seraient respectés, où règneraient la vérité, la liberté, la justice et la paix, et eux, avec le génie du peuple, se haussaient sans effort au niveau de cet idéal dont ils étaient la source et la fin. Augustin, de retour à Blaye, répétait à sa mère les mots de Jaurès qui dansaient dans sa tête. A l'âge adulte, Augustin Malroux fut l'image et le produit de cette communion entre Jaurès et le peuple du Carmausin. Du peuple il tenait son tempérament frondeur et ce quelque chose de rebelle que la dureté de la vie et du travail à la mine donnait aux gens de son milieu, de Jaurès son idéalisme, sa foi dans l'Homme et aussi sa volonté de dépassement et son sens du sacrifice. Mais tandis qu'une démarche de l'esprit avait conduit Jaurès au socialisme, Malroux fut d'abord socialiste par révolte contre l'injustice commise à l'égard du peuple exploité. Enfant émotif et généreux, il s'indignait de voir que tout autour de lui les hommes travaillaient comme des bêtes et pourtant devaient se battre constamment, pied à pied, pour arracher à l'employeur des assurances qui semblent aujourd'hui aller de soi contre la maladie, l'accident, l'invalidité et le chômage, se battre pour obtenir un salaire décent et des heures de travail humaines, se battre pour que cessent les brimades, le favoritisme, l'intimidation, les abus d'autorité, se battre tout simplement pour être considérés comme des hommes libres et responsables. Leurs leaders syndicaux étaient poursuivis, jetés en prison, empêchés d'exercer leurs droits politiques, leurs journaux étaient supprimés, leurs organisations décapitées. Les grèves elles-mêmes ne faisaient qu'accentuer les risques de renvoi et elles étaient réprimées sans pitié. Dans les agglomérations ouvrières insalubres et surpeuplées, les femmes qui n'étaient pas employées à la mine s'épuisaient en besognes d'appoint pour améliorer un peu l'ordinaire, car le pain même était un luxe. Et toujours cette peur du lendemain... Les mineurs les moins malheureux étaient ceux qui possédaient une ferme et cultivaient leurs terres après leur journée à la mine ou le dimanche, seul jour de liberté à cette époque, ou encore ceux dont un enfant, employé lui aussi à la mine, rapportait sa paie au foyer. Julien Malroux n'entrait pas dans cette catégorie. De plus, ses idées politiques avancées le faisaient mal noter : il travailla toute sa vie au fond. C'était, bien avant l'âge de la retraite, un homme usé, déjeté, atteint de silicose et souffrant du nystagmus, la maladie caractéristique des mineurs qui provoque un tremblement constant des yeux. Un jour qu'il me prit sur ses genoux — je devais avoir cinq ou six ans —, sa respiration haletante me terrifia et j'eus honte de peser lourd sur ses jambes osseuses. Ma grand-mère Augustine était fragile elle aussi ; le premier enfant qu'elle mit au monde, prénommé Augustin, Julien, Amans, ne vécut que quelques mois. Sa santé déjà précaire se détériora lorsqu'elle dut faire des lessives pour des familles aisées des environs afin d'aider Lentou à payer les frais de pension d'Augustin à l'école primaire supérieure d'Albi. Elle mourut, à quarante-huit ans, d'un cancer qui ne fut pas soigné faute de moyens. Avant d'épouser mon grand-père, elle avait été fille de service à Albi.

Blaye au début du siècle La maison des Malroux était située au lieu appelé "Le Plô", sur la route d'Albi, un peu en dehors de la petite cité ouvrière de Blaye, qui porte depuis 1934 le nom de Blaye-les-Mines en vertu d'un décret officiel. Lentou avait dû s'endetter pour la faire bâtir ; il en occupait une partie avec sa femme et son fils, et louait l'autre partie à la famille d'un mineur. Le logement se composait de deux pièces, la chambre-salle à manger des parents, avec leur lit surmonté d'une photo prise le jour de leur mariage, une table, quatre chaises de paille et un buffet, et la chambre d'Augustin, presque sans meubles, plus une souillarde. La maison n'avait ni eau courante, ni électricité ni chauffage. L'hiver, les vents qui balaient le plateau dénudé de Blaye la transformaient en glacière ; l'été, on s'y serait cru dans un four. Devant, du côté de la route, un petit vallon faiblement creusé apportait la seule note de verdure dans un paysage sec. A l'arrière s'étendait un jardin caillouteux dominant une partie du bassin houiller. Ma grand-mère y faisait difficilement pousser quelques légumes. Mon grand-père avait en outre acquis un petit Julien et Augustine Malroux terrain qu'il cultivait en dehors de ses heures de travail. Augustin l'aidait parfois, de grand matin avant d'aller à l'école du village, ou le soir, après les classes ; pendant les vacances scolaires il employait une partie de ses journées à ramasser dans une brouette le crottin des chevaux qui amenaient du charbon de Carmaux à un four à chaux fonctionnant près de Blaye, pour s'en servir comme engrais. C'était un petit garçon éveillé, volontaire, expansif, bagarreur et bon camarade. Son père l'inscrivit à la société de gymnastique de Blaye pour canaliser son énergie, et une photo prise dans un atelier de Carmaux — en ce temps-là, seuls les riches possédaient un appareil de photo ; les pauvres allaient chez un photographe professionnel pour les grandes occasions — le représente, à sept ou huit ans, vêtu d'une curieuse tenue de sport, culotte longue et bottines blanches, justaucorps serré sur son buste encore frêle, qui évoque un pratiquant des arts martiaux. Ses yeux un peu écartés, bien ouverts, regardent droit devant eux, naïfs et hardis. Il est fermement campé sur ses petites jambes dans une attitude de défi gentil. Le petit Augustin en tenue de sport Le sport mis à part, les seuls bonheurs adoucissant l'austérité à peine concevable aujourd'hui de son existence de fils de mineur venaient de l'entraide familiale et ouvrière. Enfant unique, Augustin trouvait des frères en Jean et Laurent Najac, les fils de sa tante Joséphine, mariée à un mineur et qui s'occupait de lui quand sa mère malade ne pouvait le faire. Souvent aussi il allait rejoindre ses autres cousins germains, Hildebert, Emile et Juliette Malroux, dans la ferme que possédait son oncle Louis, mineur également, à deux ou trois kilomètres du "Plô". Louis organisait de temps à autre une chasse au furet, pour la plus grande joie des enfants que fascinait ce jeu cruel, une de leurs rares distractions. Les lapins sauvages pullulent sur ces terres calcaires : Augustin et ses cousins s'attardaient volontiers dehors par les longues soirées d'été pour voir Les élèves de l'école de Blaye en 1910. Augustin est assis au premier rang (deuxième à partir de la gauche) leurs petits derrières blancs sautiller dans la lumière de la lune. Mes grands-parents entretenaient aussi d'étroites relations avec d'autres familles de mineurs, comme les Naves, de Rosières, ou les Treilhes, de Blaye. Dans les moments difficiles, quand une longue grève ou une maladie obligeait à se serrer la ceinture encore plus que d'habitude, ces familles partageaient leurs maigres possessions pour que la plus défavorisée arrive à tenir le coup. C'est pourquoi Augustin Malroux fut toujours convaincu que la bonté et la générosité, comme la fidélité et l'honnêteté, étaient l'apanage des petites gens. Des fêtes traditionnelles, impatiemment attendues surtout par les enfants, bien peu gâtés en matière de divertissements collectifs, jalonnaient une année au cours de laquelle ils ne sortaient guère de leurs villages ou de leurs campagnes, car tous les déplacements se faisaient à pied. La principale était la fête de la Saint-Privat, qui se déroulait en août à Carmaux. On y affluait du Tarn tout entier. Aux yeux d'Augustin, Carmaux faisait figure de métropole avec ses rues toujours animées et son effervescence politique permanente. Il aimait les manières simples et cordiales de ses habitants, et quand ses occupations, plus tard, l'en éloignèrent, il resta un Carmausin dans l'âme. C'est lors d'une Saint-Privat qu'il vit pour la première fois un avion, piloté par Sadi Lecointe. Comme tous ses camarades émerveillés, il rêva de devenir aviateur... Normalement, il aurait dû devenir mineur, et d'ailleurs il le souhaitait : c'était "un métier d'homme". Mineur comme son grand-père, son père, ses oncles et les pères de ses compagnons de jeux. Normalement, les enfants de mineurs allaient à la mine dès la fin de leurs études primaires, pour aider leurs parents et pouvoir leur assurer plus tard une vieillesse décente. Une fois entrés à la mine, ils n'en sortaient plus, car aucun moyen ne leur était offert de chercher un autre emploi. Cette fatalité n'était pas la moindre des servitudes qui pesaient sur les familles ouvrières. De plus, l'arbitraire régnait dans ce domaine comme dans tant d'autres, puisque la Société des Mines donnait la préférence aux garçons formés à l'école des Frères ou, à défaut, recommandés par "Moussu lou Ritou", Monsieur le Curé, en échange d'une pratique religieuse plus ou moins sincère. Les mineurs devaient donc choisir entre leurs convictions politiques et l'avenir de leurs enfants. D'où leur hostilité envers les prêtres, accusés d'avoir partie liée avec le patronat. Julien Malroux se refusait à quémander du "ritou" de Blaye une recommandation que celui-ci, du reste, lui aurait probablement refusée car Julien était, tout le monde le savait, athée et anticlérical, et quoiqu'il eût fait baptiser Augustin à l'église par respect et amour pour sa femme, il l'avait mis ensuite à l'école communale. De toute façon il ne voulait pas, et Augustine non plus, que "lou pitchoun" connaisse le même sort que lui, qu'il risque quotidiennement sa vie à cent cinquante mètres sous terre et s'emplisse les poumons de poussier pour un salaire misérable. Augustin, d'après son maître, était un élève doué et avide d'apprendre. Non, il ne descendrait pas à la mine, même si ses parents devaient se saigner aux quatre veines pour cela. Puisqu'il avait obtenu son certificat d'études sans difficulté — en 1912 — il continuerait ses études, comme Jaurès naguère. Il n'était pas question, bien sûr, de l'envoyer au lycée, établissement réservé à cette époque aux enfants de la bonne société : il irait à l'école primaire supérieure d'Albi pour se préparer au métier d'instituteur. Etre instituteur, c'était, dans l'esprit de mon grand-père, beaucoup plus qu'un moyen d'échapper à la dure existence de mineur ou de jouir de la sécurité de l'emploi, et même beaucoup plus encore qu'une promotion sociale : une mission. Les mineurs du Carmausin avaient pris conscience très tôt, dès les années 1880, que l'émancipation de la classe ouvrière passait par l'instruction, car dans leurs discussions avec la Société des Mines ils s'étaient souvent sentis en position d'infériorité à cause de leur méconnaissance des lois et de leur difficulté à exprimer clairement leurs revendications pourtant légitimes. Ils pensaient que le Patronat et l'Eglise les maintenaient délibérément dans l'ignorance pour mieux les exploiter. Puisque l'enseignement primaire était le seul enseignement accessible aux enfants du peuple, le seul qui ne fût pas un enseignement de classe, l'instituteur avait un rôle immense à jouer en mettant les futurs travailleurs en mesure de négocier plus tard d'égal à égal avec les patrons. Et ce n'est pas tout : Jaurès lui- même avait bien des fois exalté dans ses discours la tâche des maîtres du primaire, en disant qu'il leur appartenait d'inculquer aux jeunes citoyens dont la République avait besoin, la réflexion, la discipline volontaire, le sens des responsabilités civiques et toutes les qualités nécessaires à la constitution d'un ordre nouveau. Telle était la noble ambition que Julien Malroux, l'humble ouvrier mineur de Blaye, nourrissait pour son fils : qu'en dispensant la lumière de l'instruction, il contribue à - l'instauration de la société juste, fraternelle et vertueuse annoncée par Jean Jaurès.

En haut à gauche, Augustin Malroux et son cousin Jean Najac, vers 1915 2

Les enfants de la génération d'Augustin Malroux ne contestaient pas la volonté paternelle. Il pleura cependant le jour où il lui fallut partir pour Albi, cette ville dont le seul mérite à ses yeux était alors d'abriter la Verrerie ouvrière fondée par des verriers carmausins sous l'impulsion de Jaurès en 1896. L'internat lui parut une prison. Sa mère lui manquait, et les conversations passionnantes avec son père, la lecture du Cri des Travailleurs, le journal des ouvriers socialistes, et les courses dans les rues de Blaye, les escalades dans les arbres pour trouver des nids au printemps, les glissades sur l'eau gelée des mares, l'hiver, dans les fermes. Son besoin d'activité physique ne trouvait d'exutoire que dans les parties de balle jouées avec des mouchoirs ou des papiers roulés en boule pendant les récréations : c'était le seul sport pratiqué par les élèves de l'école primaire supérieure. Un soir, n'y tenant plus, il décida de faire le mur. Advienne que pourra ! Il faut croire que la discipline pourtant sévère de l'établissement se relâchait parfois. Ses camarades de dortoir promirent de se débrouiller pour cacher son absence au pion. Il profita de la sortie des externes, l'après-midi, pour se glisser hors de l'école et grimpa à pied les treize kilomètres de côte raide qui séparent Albi de Blaye. La nuit tombait quand il arriva au "Plô". Son père le gronda mais fut tout de même attendri. Et puis il était trop tard pour le renvoyer. Le lendemain, à l'aube, il le remit sur la route d'Albi. Augustin redescendit à l'école, heureux d'avoir dormi une nuit près de sa mère... et bien décidé à recommencer. Une bourse accordée sur examen en 1913 lui permit de poursuivre ses études. Cependant, il était trop malheureux pour y mettre beaucoup d'ardeur. En arithmétique, en espagnol et en instruction morale et civique il obtenait d'assez bonnes notes, mais en composition française ses résultats furent médiocres au début, parce que dans sa famille et avec ses camarades il avait jusqu'alors parlé davantage le patois que le français, et aussi parce que les méthodes d'enseignement appliquées à l'école étouffaient les fortes personnalités. Son échec au certificat d'études primaires supérieures, en 1916, et la conscience des sacrifices consentis par ses parents l'amenèrent à se ressaisir. L'année suivante, il était admis dans un bon rang (huitième sur vingt-neuf) à l'Ecole normale d'instituteurs de . Trop jeune pour être mobilisé, il y termina ses études et il en sortit, en 1920, avec cette appréciation du directeur : "Nature franche et loyale ; intelligent et énergique".

Augustin Malroux en tenue de normalien, avec son père et sa tante Joséphine Najac, dite Tante Finotte (1918) A l'Ecole normale d'instituteurs de Toulouse : Augustin est tout au bout du second rang, à droite Il n'avait que vingt ans mais possédait une maturité assez rare chez un jeune homme de cet âge. Une enfance dure et l'éloignement précoce du milieu familial l'avaient obligé à s'aguerrir et à refouler la trop grande sensibilité héritée de sa mère ; de là venait une agressivité qui n'était en réalité qu'une forme de défense contre soi- même, et que contredisaient un sens de la camaraderie à toute épreuve et une profonde chaleur humaine. La vie parmi les mineurs lui avait donné la conviction que seul le socialisme pouvait changer les structures d'une société fondée sur les privilèges de classe. A quatorze ans, l'assassinat de Jaurès, son modèle et son père spirituel, avait tourné une page dans sa jeune existence, en y introduisant la mort et en brisant son rêve de fraternité et de paix entre les peuples. La guerre, que Jaurès avait tout fait pour empêcher, avait éclaté au lendemain de ce drame ressenti par toutes les familles ouvrières du Carmausin comme un irréparable malheur personnel : en France et en Allemagne, des hommes qui n'éprouvaient aucune haine les uns envers les autres étaient partis en chantant pour s'entretuer sur les champs de bataille, et quatre ans plus tard des millions de morts emplissaient les sépultures. L'adolescence d'Augustin Malroux s'était déroulée dans l'ombre de cette inutile boucherie. Il lui en restait, comme à toute sa génération, une amertume, une blessure morale qui ne se refermerait jamais. Politiquement aussi, la guerre l'avait mûri. Elle avait renforcé son pacifisme et son internationalisme. La formation acquise auprès de son père ayant aiguisé son esprit critique, il avait observé comment les classes dirigeantes avaient poussé au "crime collectif I.S.B.N. 2-9506038

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