Études de lettres

1-2 | 2012 Études pontiques Histoire, historiographie et sites archéologiques du bassin de la mer Noire

Pascal Burgunder (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/283 DOI : 10.4000/edl.283 ISSN : 2296-5084

Éditeur Université de Lausanne

Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2012 ISBN : 978-2-940331-27-7 ISSN : 0014-2026

Référence électronique Pascal Burgunder (dir.), Études de lettres, 1-2 | 2012, « Études pontiques » [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2015, consulté le 18 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/283 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/edl.283

© Études de lettres Etudes pontiques Histoire, historiographie et sites archéologiques du bassin de la mer Noire ETUDES DE LETTRES no 290 Revue de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne fondée en 1926 par la Société des Etudes de Lettres

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Prix de vente de ce numéro : 30 CHF

Prochaine parution 2012/3 Romain Rolland et la Suisse 22 CHF Dernières parutions 2011/3-4 Des Fata aux fées : regards croisés de l’Antiquité à nos jours 26 CHF 2011/1-2 Theatra et spectacula. Les grands monuments des jeux dans l’Antiquité 26 CHF 2010/4 Le client de l’architecte 18 CHF Etudes pontiques Histoire, historiographie et sites archéologiques du bassin de la mer Noire

Volume édité par Pascal Burgunder

Revue Etudes de lettres Comité éditorial et scientifique de ce numéro Pascal Burgunder, Université de Lausanne Heinz Heinen, Université de Trèves Askold Ivantchik, Université de Bordeaux 3

Couverture Photographie d’archives mise aimablement à disposition par l’Institut d’histoire de la culture matérielle, Saint-Pétersbourg. Fouilles en Crimée dans les années d’après-guerre. ФА ИИМК О 1720 -7.

Ce volume des Etudes de Lettres a été réalisé dans le cadre des activités du pôle de recherche « Etudes Bosporanes »

grâce au soutien du Consulat honoraire de la Fédération de Russie à Lausanne, de la Fondation du 450e anniversaire de l’Université de Lausanne et de la Fondation Gandur pour l’Art.

Rédaction et mise en pages : Florence Bertholet et Catherine Chène Graphisme de la couverture : Christophe Vieillard, Ange Créations Sàrl

Achevé d’imprimer en « computer to plate » sur les presses de Ange Créations Sàrl à Lausanne en mai 2012

ISBN 978-2-940331-27-7 ISSN 0014-2026

© Université de Lausanne, Revue Etudes de Lettres, Lausanne 2012. Bâtiment Anthropole, CH-1015 Lausanne www.unil.ch/edl [email protected]

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Imprimé en Suisse TABLE DES MATIÈRES

Pascal Burgunder Introduction 7

Histoire du royaume du Bosphore Cimmérien

Pascal Burgunder Une introduction à l’archéologie du royaume du Bosphore Cimmérien 17 Jurij Alekseevič Vinogradov La colonisation grecque du Bosphore Cimmérien 57 Aleksandr Vasil’evič Podosinov Le royaume du Bosphore Cimmérien aux époques grecque et romaine : un aperçu 87

Ecriture de l’histoire antique en Russie et en Asie centrale

Igor L’vovič Tikhonov L’archéologie classique à l’Université de Saint-Pétersbourg du XVIIIe siècle à nos jours 113 Caspar Meyer Le sacrement scythe. Rostovtseff, son interprétation de l’art gréco-scythe et l’étude de l’interaction culturelle dans le royaume du Bosphore 151 Svetlana Gorshenina L’archéologie russe en Asie centrale en situation coloniale : quelques approches 183 Sites archéologiques du bassin pontique

Dmitrij Efimovič Čistov La Borysthène archaïque (site de l’île de Bérézan). Première colonie grecque du nord de la mer Noire, d’après le matériel des fouilles récentes du Musée d’Etat de l’Ermitage menées dans la partie orientale de l’île 223 Valentina Vladimirovna Krapivina Pontica. Principaux résultats des fouilles menées de 2006 à 2010 261 Alexandru Avram et Iulian Bîrzescu Fouilles récentes dans la zone sacrée d’Istros 279 Vladimir Fjodorovič Stolba La vie rurale en Crimée antique : Panskoe et ses environs 311 Adresses des auteurs 365 INTRODUCTION

Le XIXe siècle passe pour être le « grand siècle » de la Russie impériale. C’est aussi le siècle d’une intensification remarquable des relations tissées entre les cantons suisses nouvellement investis, au lendemain du Traité de Vienne, du statut de neutralité, et l’immense Empire de Russie. La présence helvétique appose son sceau aux pages les plus somptueuses de l’histoire russe : des précepteurs romands, et vaudois en particulier, sont investis de la tâche enviée d’instruire et d’édifier la noblesse russe et jusqu’aux rejetons de la famille impériale. Frédéric-César de La Harpe sera chargé de l’instruction du futur Alexandre Ier, le vainqueur de Napoléon, et de son frère Constantin, tandis que Pierre Gilliard ensei- gnera français et mathématiques aux enfants de Nicolas II 1. Du règne de Catherine la Grande à la veille de la Première Guerre mondiale, ce sont des hommes de toutes origines qui nouent des liens avec la Russie et qui font, à proprement parler, l’histoire des relations entre les cantons suisses et la Russie tsariste 2. La chute de la maison des Romanov suivie du coup d’Etat orchestré par les Bolcheviks en 1919 met fin brutalement au charme qu’exer- çait la Russie sur les Suisses, amenés alors à quitter leur terre d’ac- cueil. Le cortège de malheurs qui accompagne la guerre civile, puis la

. 1 Outre La Harpe et Gilliard, acquis au rang des célébrités, Contantin Lovis (1807- 1887) ou Jacques-Alexis Lambert (1863-1942) ont également exercé en qualité d’ensei- gnant, pour ne citer que ceux qui ont fait récemment l’objet d’une étude biographique. 2. Officiers, fromagers, marchands ou vignerons, l’émigration helvétique en Russie est riche de mille facettes que l’on peut découvrir, notamment, dans le recueil d’articles édité par E. Maeder, P. Niederhäuser, Käser, Künstler, Kommunisten ; voir également l’article de C. Goehrke, « Die Auswanderung aus der Schweiz nach Russland und die Russlandschweizer ». 8 ÉTUDES DE LETTRES dékoulakisation stalinienne entreprise dès 1928 convainc les derniers récalcitrants à rejoindre leur petite patrie. Les relations diplomatiques entre la Suisse et l’URSS sont rompues en 1923. A partir de cette date et jusqu’à l’avènement de la Perestroïka, en 1985, les deux pays n’entretien- nent de relations politiques et économiques que limitées et conditionnées par les aléas de la Guerre froide ; les échanges académiques, autant que nous le sachions, sont réduits à portion congrue. C’est a fortiori le cas des sciences de l’Antiquité. Les liens qui unissent la Russie, soviétique puis affranchie du communisme d’Etat, aux antiquisants de l’Université de Lausanne résultent de l’initiative de quelques professeurs dotés chacun de suffi- samment de curiosité et d’audace pour endosser un rôle de pionniers. Le premier d’entre eux, André Bonnard, incarne sans doute un phéno- mène unique dans les annales des belles-lettres lausannoises, d’ordinaire peu enclines à s’enticher de discours révolutionnaires. Issu d’une famille libérale que l’on ne saurait suspecter de sympathie pour l’URSS, le pro- fesseur de langue et littérature grecque croit en effet reconnaître dans « l’homme nouveau », que proclame vouloir fonder le parti communiste placé sous la férule de Staline, un prototype prométhéen de l’huma- nisme athée qu’il appelle de ses vœux. Bonnard est soucieux de tolérance et animé du désir sincère de promouvoir la paix. A l’instar de nombreux intellectuels français auxquels il se lie dans un compagnonnage idéolo- gique, mais sans s’y être jamais rendu, le professeur lausannois verra dans l’Union soviétique le refuge de l’humanisme nouveau. Il sera inquiété et jugé pour trahison en pleine Guerre froide. Prix Staline de la Paix en 1955, son chef-d’œuvre, La civilisation grecque, sera traduit et publié en russe dès 1958 3. Il faut attendre une trentaine d’années pour que le dégel s’amorce entre les deux pays et que les Universités puissent envisager des rap- prochements. Investi de ses prérogatives de recteur de l’Université de Lausanne, Pierre Ducrey se rendra plusieurs fois en URSS à la faveur de la Perestroïka. Le professeur d’histoire ancienne y nouera des liens solides avec l’Université d’Etat de Leningrad et son recteur, ainsi qu’avec la chaire d’histoire ancienne dirigée déjà par Èduard Frolov. Les premiers échanges d’étudiants ont lieu dès 1991 et s’instituent au

. 3 On doit à Yves Gerhard, lui-même helléniste, d’avoir fait revivre quelques traits de la personnalité d’André Bonnard dans une biographie récemment sortie de presse. INTRODUCTION 9 profit notamment de la Section des langues slaves de l’Université de Lausanne 4. Le professeur Philippe Mudry se rend à Saint-Pétersbourg en septembre 1991 dans le cadre d’un séjour scientifique organisé par l’Université qui l’accueille. Le latiniste issu de l’Institut d’archéologie et d’histoire ancienne de l’Université de Lausanne fait un récit coloré et enthousiaste de la visite qu’il rend aux enseignants et aux élèves du gymnase classique de Saint-Pétersbourg. De fondation récente, l’éta- blissement fait l’admiration du visiteur suisse qui devine la folle énergie déployée à assurer la survie du gymnase. Et la dotation horaire en grec ancien et en latin dont profitent les étudiants pétersbourgeois insuffle à notre professeur une ardeur nouvelle dans son combat pour le maintien des langues anciennes – précarisée alors par les réformes scolaires – au pinacle de l’enseignement gymnasial vaudois 5. L’archéologie était restée le parent pauvre des sciences de l’Antiquité en termes de rapprochement avec les Républiques issues de l’éclatement de l’URSS. Claude Rapin s’était tourné très tôt vers la France pour intégrer l’équipe de la Mission franco-ouzbèke de Samarkand, ce qui lui offrait la possibilité de poursuivre ses investigations scientifiques portant sur le monde gréco-bactre ; Christian Aellen était entré en contact, de manière ponctuelle, avec des conservateurs du Musée d’Etat de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. L’intérêt porté à l’archéologie et à l’histoire des Etats antiques du littoral septentrional de la mer Noire est donc un phéno- mène récent. Le rapprochement entrepris dès 2006 avec des musées et des institutions académiques d’ et de Fédération de Russie s’est poursuivi par la création d’un pôle de recherche, dénommé « Etudes Bosporanes » et rattaché à l’Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité de l’Université de Lausanne grâce au soutien des professeurs Michel Fuchs et Karl Reber.

. 4 Je me réfère ici à un texte inédit rédigé par Pierre Ducrey en 1995 à la demande de l’Ambassade de Russie à Berne, qui fait rapport des relations établies entre les Universités de Lausanne et de Saint-Pétersbourg durant son rectorat. 5. Ph. Mudry, « La renaissance des études classiques en Russie ». 10 ÉTUDES DE LETTRES

Présentation du volume

L’édition du présent volume trouve sa genèse dans la série de trois tables rondes consacrées à l’histoire antique et à l’archéologie des cités grecques du bassin pontique qui se tint à l’Université de Lausanne durant l’au- tomne de l’année 2009. Placées sous le patronage des professeurs Denis Knoepfler, de l’Université de Neuchâtel, Michel Fuchs et Karl Reber, de l’Université de Lausanne, ces journées d’étude avaient pour but de fami- liariser la relève académique de Suisse romande avec les problématiques que soulève la présence grecque dans l’aire pontique. La manifestation s’inscrivait ainsi au nombre des activités proposées par l’Ecole doctorale en sciences de l’Antiquité, un troisième cycle soutenu par la Conférence des Universités de Suisse occidentale (CUSO). Cette dernière institution a été la pourvoyeuse généreuse des fonds nécessaires à l’organisation des tables rondes. Les trois sections qui articulent ce volume d’Etudes pontiques reproduisent les thématiques abordées durant ces journées d’étude automnales. Une première section réunit des contributions traitant de l’histoire du royaume du Bosphore Cimmérien, ce territoire situé à che- val sur l’Europe et l’Asie, selon la définition qu’en faisaient les Anciens, et qui tient lieu de laboratoire des interactions tissées durant l’Antiquité gréco-romaine entre colons grecs et populations locales. Des probléma- tiques d’ordre historiographique touchant aussi bien aux antiquités du Bosphore Cimmérien qu’à l’archéologie de l’Asie centrale sont dévelop- pées dans la deuxième section. Enfin, la troisième section regroupe une série d’études de sites archéologiques disséminés sur les rives occiden- tale et septentrionale du bassin pontique. Nous renonçons à présenter ici la matière de chacune des contributions, attendu qu’elles sont toutes coiffées d’un résumé en décrivant contenu et enjeux. La multiplicité des angles d’attaque et des méthodes mis en œuvre au sein de chacune des sections donne à ce volume d’Etudes pontiques un caractère novateur et en fait un lieu d’échanges à la croisée de champs d’études propres à l’archéologie, à l’histoire antique ou à l’historiogra- phie. Espérons que ces Etudes sachent fournir quelques perspectives nou- velles au lecteur francophone, en l’ouvrant, au travers de ce recueil, au patrimoine archéologique du bassin pontique ! INTRODUCTION 11

Remerciements

Nous souhaitons en premier lieu remercier les membres du comité de la revue Etudes de Lettres et son président, le professeur Alain Corbellari, d’avoir accepté le présent manuscrit au sein de la série de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne. L’équipe rédactionnelle, et en par- ticulier Florence Bertholet, s’est acquittée de sa tâche avec beaucoup de patience et de soin. La décision de présenter un volume de contributions scientifiques traduites à l’attention d’un lectorat francophone avait pour corollaire de réunir les fonds nécessaires à la réalisation des traductions et d’enga- ger des traducteurs compétents que n’effraie pas la terminologie pointue de l’archéologue. Nous avons été assez heureux, croyons-nous, d’avoir été exaucé totalement. D’une part, pour avoir obtenu le soutien de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, par celle qui était alors sa doyenne, Mme le professeur Anne Bielman Sánchez, auquel s’est adjoint un appui généreux du Consulat honoraire de la Fédération de Russie à Lausanne. D’autre part, pour avoir profité du concours de traducteurs aussi dévoués que méticuleux, Laurent Auberson, Yves Guignard et Mathilde Reichler Imperiali. Matériaux indispensables à la démonstration archéologique, des illustrations émaillent les articles à la façon de vignettes, reproduites alors en noir et blanc. Deux cahiers distincts de planches en couleurs, insérés à la fin de la première et de la troisième section, complètent encore les contributions les plus illustrées. Nous devons là aussi à la largesse du Consulat honoraire de la Fédération de Russie à Lausanne d’avoir pu enrichir le présent volume de ces clichés en couleurs. Enfin, les travaux d’édition scientifique de ce volume d’Etudes pontiques n’auraient pu être entrepris sans le concours de la Fondation Gandur pour l’Art, bienfaitrice de notre pôle de recherche, à laquelle s’est encore associée la Fondation du 450e de l’Université de Lausanne par une contribution à la recherche.

Notes sur la bibliographie et la translittération

Soucieux de rendre accessible une bibliographie comptant de nombreux titres en langues russe et ukrainienne, nous avons opté pour une solution, 12 ÉTUDES DE LETTRES certes peu confortable à l’œil, mais présentant l’avantage de renseigner le lecteur sur des travaux disponibles dans ces langues rarement pratiquées en Occident, en en proposant une traduction entre crochets droits. Les titres de périodiques russes ou ukrainiens n’apparaissent en revanche qu’en translittération par commodité d’usage. Problème concomitant à celui de l’établissement d’une bibliographie d’une langue slave utilisant l’alphabet cyrillique, il a fallu opter pour un système de passage à l’alphabet latin satisfaisant aussi bien à la tradition des noms propres déjà entrés dans l’usage du français – l’orthographe de la ville de Kertch, rendue dans sa graphie « historique », peut servir d’exemple – qu’aux contraintes implicites et techniques de l’uniformi- sation. Nous avons choisi de sacrifier aux deux autels en adoptant un système mixte combinant transcription pour les noms propres (« Kertch » fut ainsi préféré à « Kerč ») et translittération pour tout ce qui n’était pas passé dans l’usage avéré de la langue française, à notre connaissance. Nous avons conscience du lot d’arbitraire que comporte ce choix, mais c’est là un problème courant que connaissent bien les slavisants 6, et nous saurons gré au lecteur de son indulgence ! Le système de translittération mis au point par Serge Aslanoff vaut comme base de notre modèle, que nous complétons de quelques carac- tères de l’ukrainien 7. Il suppose toutefois l’emploi de signes diacritiques inconnus de la langue française pour rendre les consonnes chuintantes typiques des langues slaves.

Du caractère russe à la translittération adoptée a → a р → r б → b с → s в → v т → t г → g у → u д → d ф → f е → e х → kh

. 6 Nous remercions à ce propos notre collègue de la section de langues et civilisa- tions slaves de l’Université de Lausanne, Mme Ekaterina Velmezova, de son conseil avisé. 7. S. Aslanoff, Manuel typographique du russiste. INTRODUCTION 13

ë → jo ц → c ж → ž ч → č з → z ш → š и → i щ → šč й → j ъ → ’’ к → k ы → y л → l ь → ’ м → m э → è н → n ю → ju о → o я → ja п → p

Du caractère ukrainien à la translittération adoptée

и → y i → i ï → ï

Pascal Burgunder Institut d’Archéologie et des Sciences de l’Antiquité Université de Lausanne 14 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Mudry, Philippe, « La renaissance des études classiques en Russie. Le gymnase classique de Saint-Pétersbourg », in Actualité du latin. Douze regards, éd. par André Verdan et al., Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 1994, p. 123-136 (Cahiers de la Renaissance vaudoise 127). Maeder, Eva, Niederhäuser, Peter, Käser, Künstler, Kommunisten : vierzig russisch-schweizerische Lebensgeschichten aus vier Jahrhunderten, Zürich, Chronos Verlag, 2009. Goehrke, Carsten, « Die Auswanderung aus der Schweiz nach Russland und die Russlandschweizer : Eine vergleichende Forschungsbilanz », Revue suisse d’histoire, 3 (1998), p. 291-324. Aslanoff, Serge, Manuel typographique du russiste, Paris, Institut d’études slaves, 1986. Histoire du royaume du Bosphore Cimmérien

UNE INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE DU ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN *

L’exploration archéologique des établissements grecs fondés sur le littoral septentrional de la mer Noire, en particulier des cités de l’antique royaume du Bosphore Cimmérien, a suscité quelques récentes publications accessibles à un lectorat non russo- phone. Cette vitalité éditoriale nous invite à un mouvement rétrospectif visant à présen- ter des éléments d’histoire de la recherche archéologique de cette région. On découvre ainsi que des Suisses se sont intéressés au patrimoine archéologique de la Russie méri- dionale dès le XIXe siècle. On décrit ensuite les développements que connut l’archéo- logie bosporane durant la période soviétique, par l’exemple de l’épigraphie, puis en parcourant les publications de savants soviétiques destinées au public occidental. Un bref passage en revue des études récentes sur ce propos conclut notre étude.

A Gabriel

La profusion récente d’ouvrages renouvelant nos connaissances de l’his- toire antique des rivages de la mer Noire éveille la curiosité et interroge. Reliée à la mer Méditerranée par un détroit, comme un foetus est relié à sa mère par le cordon ombilical, la mer Noire accroît le monde hellénique dès l’époque archaïque. Le bassin de l’antique Pont-Euxin présentait

* Je dois au soutien de la Fondation Gandur pour l’Art d’avoir pu rédiger cette contribution. Mes remerciements s’adressent également à Sophie Bujard, Michel Fuchs et Heinz Heinen qui, à un stade ou à un autre de ce travail, m’ont fait profiter de leurs critiques. Les illustrations ont été gracieusement mises à disposition par les services photographiques du Musée d’ethnographie de la ville de Neuchâtel, par le directeur du Musée des Antiquités de Théodosie, Monsieur Andrej Anatol’evič Evseev, ainsi que par la directrice des Archives de l’Académie des Sciences de Russie à Saint-Pétersbourg, Madame Irina Vladimirovna Tunkina. 18 ÉTUDES DE LETTRES un visage relativement homogène durant l’Antiquité gréco-romaine, avec une langue, un panthéon et un espace commercial communs. Il est aujourd’hui au croisement bigarré de langues et de cultures. Cette diversité actuelle n’est pas étrangère à la perplexité que suscite parfois l’archéologie pontique ; elle rend d’autant plus nécessaire l’éclosion d’entreprises éditoriales aux perspectives aussi bien diachroniques que synchroniques 1. Les derniers développements de l’archéologie du littoral nord de la mer Noire, du royaume du Bosphore Cimmérien en particulier, désor- mais accessibles sous forme synthétique à un public non russophone, occasionnent la thématique que nous souhaitons aborder dans le cadre de la présente contribution. Les résultats des investigations de terrain que nous présentent les archéologues russes et ukrainiens sont le fruit de longues années d’effort ; ils cristallisent parfois sur quelques pages le labeur ininterrompu de plusieurs générations de chercheurs. En effleu- rer les strates, méconnues ou ignorées, c’est approcher l’archéologie bosporane au prisme de son histoire et prendre part au processus d’in- tégration d’un véritable « phénomène » 2 scientifique dans une démarche épistémologique globale. La découverte des antiquités de Russie méridionale passe par la Suisse ! Tout au moins peut-on mettre au crédit de quelques Confédérés, que nous choisissons d’évoquer ici, une fascination sincère pour le patri- moine archéologique que l’Empire russe s’approprie lors de sa conquête des rives septentrionales de la mer Noire. Le coup d’Etat bolchevique met un frein précipité à cet engouement helvétique et coupe pour ainsi dire la Russie et ses archéologues de tout contact régulier avec les cher- cheurs du camp « bourgeois ». Les études épigraphiques, et plus précisé- ment les travaux de publication d’un Corpus des inscriptions bosporanes que nous dépeignons plus bas, illustrent les développements que connut une discipline historique connexe à l’archéologie en contexte soviétique.

1. Le cloisonnement des disciplines scientifiques, y compris au sein des sciences historiques, ajouté aux compartimentages linguistiques et nationaux, rend ce vœu aux allures encyclopédiques bien difficile à exaucer. On peut à ce titre saluer quelques heu- reuses exceptions dans les ouvrages de M. Koromila, The and the ou encore de Ch. King, The Black Sea. 2. C’est le retenu par les organisateurs d’un congrès archéologique qui se tient régulièrement à Saint-Pétersbourg, le « phénomène bosporan ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 19

A l’articulation chronologique et sémantique de notre cheminement se dresse la synthèse de Viktor F. Gajdukevič traitant du royaume du Bosphore Cimmérien. Ce jalon dans l’histoire de la recherche bospo- rane paraît également en traduction allemande, ce qui nous incite, dans la perspective adoptée ici, à considérer les investigations et les problé- matiques archéologiques de la région telles qu’elles sont exposées au public occidental, dans des ouvrages rédigés à son attention par des archéologues soviétiques. On voit ainsi émerger une littérature peu connue, mais pourtant susceptible de servir de matériau à une étude plus poussée des buts, des méthodes et des résultats de l’archéologie soviétique sur ses rivages hellénisés. Enfin, et pour faire écho aux premiers balbutiements de l’archéologie bosporane, les derniers résultats des investigations de terrain, réu- nis parfois dans de lourds volumes aux visées moins synthétiques que compilatoires, sont restitués au lecteur non russophone pourvus de quelques commentaires critiques.

I. Au service du patrimoine archéologique de l’Empire russe

Les liens qui unissent les cantons suisses à l’Empire de Russie vont s’intensifiant au fil du XIXe siècle, de pair avec le flux migratoire que l’on sait 3. Et l’intérêt marqué pour les vestiges antiques qui ponctuent le littoral de la mer Noire, nouvellement conquis sur l’ennemi ottoman, ne faiblit pas : ils exercent une fascination que ne démentiront pas les trois personnages dont nous évoquons ici brièvement le destin. Il s’agit de Suisses romands – un Neuchâtelois, un Genevois et un Fribourgeois – qui jouèrent un rôle dans l’étude du patrimoine archéologique des terri- toires méridionaux de la Russie. S’ils n’ont pas eu l’heur de se fréquenter, les trois Confédérés connurent des débuts identiques dans l’enseigne- ment de la langue française. Précepteurs exerçant dans l’une ou l’autre province de l’Empire – si ce n’est, pour Florian Gille, à Saint-Pétersbourg même –, ils se distinguent tous trois par une curiosité aux facettes mul- tiples s’exprimant dans un intérêt pour les monnaies, les inscriptions et les antiquités de tous ordres.

3. Voir à ce propos l’introduction du présent volume. 20 ÉTUDES DE LETTRES

Sans doute le plus fameux repré- sentant des cantons suisses à s’être entiché des antiquités de Russie méridionale, Frédéric Dubois de Montperreux (1798-1850) fait figure de pionnier (fig. 1). Son chef- d’œuvre, Voyage au Caucase, chez les Tcherkesses et les Abkhases, en Colchide, en Géorgie, en Arménie et en Crimée, sous un titre laissant augurer d’une relation de voyage, est en réalité un ouvrage de portée encyclopédique qui fit date. La leçon inaugurale de celui qui allait devenir professeur à l’Académie de Neuchâtel sert de point Fig. 1 — Portrait de Frédéric Dubois de départ à Denis Knoepfler qui pro- de Montperreux publié par D. Herter à duit la biographie la plus complète Zurich en 1850. à ce jour du savant Neuchâtelois 4. Car sa terre natale, alors encore possession prussienne, exerça toujours sur lui une indéfectible attraction. Héritier de cette curiosité universelle propre aux savants des Lumières, Dubois de Montperreux jette d’abord son dévolu sur les « vieilles pierres » de la région des Trois-Lacs. Mais sa pauvre patrie ne lui offre guère de quoi vivre et il rejoint bientôt, en 1819, les provinces baltes de l’Empire russe où il sera employé en qua- lité de précepteur. D’abord fasciné par la civilisation égyptienne, Dubois porte ensuite son attention sur les rapports entre Grecs et Barbares en Russie méridionale, que sa lecture de Raoul-Rochette avait contribué à éveiller 5. Il décida à cette date du périple qu’il n’entamera que plus tard, de 1831 à 1835. Dans l’intervalle, il passe quelques années à Berlin où, employé comme précepteur d’un aristocrate polonais, il s’inscrit aux cours d’August Boeckh, le père du Corpus inscriptionum graecarum. Les observations, dessins et autres documents qu’accumule Dubois lors de

4. Voir D. Knoepfler, « Frédéric Dubois de Montperreux » ainsi qu’une contribution préparatoire, antérieure d’une dizaine d’années, du même auteur « “ Misit Dubois Neoburgensis ” ». 5. Désiré Raoul-Rochette, archéologue français en charge du Cabinet des Médailles à Paris, avait publié en 1822 un ouvrage intitulé « Antiquités grecques du Bosphore Cimmérien ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 21 son périple forment un gisement considérable d’informations tenant de la géologie, de la géographie, de l’ethnographie et de l’archéologie publiées en six forts volumes à Paris entre 1841 et 1843, grâce à l’aide d’un important subside concédé par le tsar. On retrouve ensuite Frédéric Dubois de Montperreux à Neuchâtel où il est installé en chaire d’ar- chéologie à l’ouverture de l’Académie, en 1841. On reconnaît son esprit avant-gardiste lorsqu’il dénonce, durant ses cours, l’hellénocentrisme excessif dont font preuve les philologues et philosophes de son époque, réfractaires à l’idée d’influences exercées sur la Grèce de l’extérieur. Il mettra du reste la colonisation grecque en mer Noire au programme de ses cours. La vie et l’œuvre de Florian Gille (1801-1865) n’ont que récemment fait l’objet d’une étude d’ampleur 6. Natif de Genève où il achèvera des études universitaires, Gille part en négociant à l’assaut de l’Orient. , Constantinople et Odessa seront au nombre des étapes du jeune homme qui aboutit finalement à Saint-Pétersbourg. Il y entamera une brillante carrière de pédagogue, d’abord engagé en qualité de professeur de français par le pasteur zurichois Johannes von Muralt. Recommandé par son protecteur à la cour, Gille devient bientôt le précepteur d’un grand prince de la famille impériale, le futur Alexandre II. Cette posi- tion prestigieuse lui octroie bien des avantages et lui assure également une ascension sociale très rapide. En 1840, on confie au Genevois la direction du Premier département de l’Ermitage ; il s’astreindra dans les années qui suivront à dresser un inventaire minutieux des collections placées sous sa responsabilité et qui comprennent tant les bibliothèques de la cour impériale que le Cabinet des Médailles ou les Antiquités de Kertch. Déployant ses talents au service du musée, Florian Gille s’en- toure d’un personnel qualifié, organise les collections et en publie un premier descriptif fort de quatre cents pages 7. Il s’est auparavant consa- cré à la rédaction d’un catalogue systématique des antiquités bosporanes

6. Autrefois responsable de la bibliothèque du Musée d’Etat de l’Ermitage, Germaine Pavlova s’est consacrée à retracer l’histoire de F. Gille et, par là, a réhabilité son lointain prédécesseur. Un premier aperçu de ses recherches est paru en allemand (cf. G. Pavlova, « 39 Jahre am Hof zweier Zaren »), tandis qu’une monographie en russe revisite dans le détail le parcours extraordinaire du Genevois (cf. Ž. K. Pavlova, Florian Žil’ i Imperatorskij Èrmitaž). 7. Le volume est paru en 1860 à Saint-Pétersbourg sous le titre de : Musée de l’Ermitage : notice sur la formation de ce musée et description des collections diverses. 22 ÉTUDES DE LETTRES

publié en russe et en français à Saint- Pétersbourg 8. L’étoile du conserva- teur perd cependant de son éclat à la mort de Nicolas Ier, intervenue soudainement durant la guerre de Crimée, en 1855. Gille est dessaisi de ses fonctions et décide de quit- ter la Russie en 1864. Il mettra fin à ses jours sur le chemin du retour en Suisse. A l’instar de nombre de ses compatriotes, le Fribourgeois Louis Kolly (1849-1918) débute sa trajec- toire professionnelle dans l’Empire russe par l’enseignement de la langue Fig. 2 — Portrait photographique de française 9. Sa très succincte autobio- Louis Kolly. graphie, rédigée quelques mois avant sa mort, nous apprend qu’il entame sa carrière à Kaunas, en Lithuanie (fig. 2). De nouvelles affectations l’entraînent des provinces baltes à Odessa où il exerce dans diverses institutions privées. Kolly rejoint Théodosie, une ville située dans l’est de la presqu’île de Crimée, en 1879. Il affectionnera suffisamment l’endroit pour y passer le reste de son exis- tence. Sur proposition de la Société impériale d’histoire et des antiqui- tés d’Odessa, le professeur de gymnase reprendra en 1900 la direction du Musée des Antiquités de Théodosie, fondé par un Italien en 1811. Il occupe ce nouveau poste avec bonheur, s’attachant à classer et déve- lopper les collections du musée, s’engageant activement en faveur de la sauvegarde du patrimoine historique criméen et innovant avec la mise sur pied, dès 1905, de fouilles sous-marines menées au large de la ville portuaire. Louis Kolly s’illustre avant tout par ses travaux sur la période médiévale, en particulier sur l’installation de colons gênois à Théodosie

8. Les Antiquités du Bosphore Cimmérien conservées au Musée impérial de l’Ermitage comptent deux volumes de texte assortis d’un riche album de planches parus à Saint- Pétersbourg « par ordre de Sa Majesté l’Empereur ». 9. L’essentiel de la documentation disponible – encore fragmentaire – a été récolté et présenté par È. B. Petrova dans divers ouvrages dont le collectif dirigé par E. Žarkov, paru dernièrement (cf. E. I. Žarkov [otv. red.], Sotrudniki feodosijskogo muzeja drevnostej, p. 49-55). INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 23 et leurs relations avec le khanat de Crimée. Des photographies des for- tifications gênoises, d’inscriptions datant de cet intermède italien dans l’histoire de Théodosie ainsi qu’un plan de la ville sont exposés à Milan, lors de l’Exposition universelle de 1906. A parcourir cette galerie de portraits, on perçoit l’apport remarquable de chacun des trois Suisses à l’étude et à la divulgation d’un patrimoine archéologique à la fois si « caractéristique » de l’Europe – la Grèce et Rome ne sont-elles pas aux origines de l’Europe des Lumières, puis des Nations ? – et si teinté d’exotisme. Parfaitement dévoués à leur passion de l’antique, ces compatriotes dont l’œuvre est largement méconnue laissent dans le sillage de leur vie des points d’attache qui nous incitent à explorer la discipline archéologique au double prisme des « histoires de vie » et des courants de société qu’elles intègrent.

II. Champ de l’épigraphie

Parmi les sciences susceptibles de satisfaire à une telle approche, nous avons choisi l’épigraphie bosporane – chère déjà à Dubois de Montperreux – dont nous esquisserons quelques-uns des développe- ments au fil du XXe siècle. L’élaboration et la publication d’un corpus des inscriptions grecques et latines du Bosphore Cimmérien constituent un épisode de choix dans la vie de ce champ d’études, réputé « auxi- liaire » de l’histoire. Les vicissitudes du siècle, le destin des hommes et des femmes qui y furent confrontés, mais aussi la réception même du corpus épigraphique qu’ils constituèrent, à l’intérieur de l’Union sovié- tique, comme auprès du public occidental (« bourgeois », aurait-on dit), font la matière d’une première partie et sont autant d’éléments qui doi- vent servir à une mise en perspective historiographique. La deuxième partie présente l’une des figures marquantes de l’épigraphie soviétique, puis russe, de ces dernières années, dans des contributions accessibles à un public non russophone. 24 ÉTUDES DE LETTRES

II.1. Le Corpus Inscriptionum Regni Bosporani (CIRB)

L’édition des inscriptions bosporanes est intimement liée à la personne de Vasilij Vasil’evič Latyšev (1855-1921) (fig. 3) 10. Le savant russe col- lecta et traita à lui seul plusieurs centaines de documents épigraphiques qu’il édita en un recueil intitulé Inscriptiones Orae Septentrionalis Ponti Euxeini (IOSPE) paru en trois volumes à Saint-Pétersbourg entre 1885 et 1901 11. Il rassemblait photographies, aquarelles, dessins et estam- pages d’inscriptions récemment découvertes dans l’espoir de publier une nouvelle édition du tome II quand la mort mit un terme prématuré à son projet. Le dossier est ensuite repris par S. A. Žebeljov, un antiquisant de la génération de M. I. Rostovtsev resté en Russie soviétique, mais ne connut pas une issue plus favorable : le savant mourut en 1941 lors du siège de Leningrad sans avoir pu achever l’édition du deuxième tome des IOSPE consacré aux inscriptions grecques et latines du royaume du Bosphore Cimmérien. D’autres tentatives se répétèrent dans la période d’après-guerre, mais n’aboutirent pas. La documentation dont héritaient les continuateurs de l’œuvre de Latyšev ne cessait toutefois de croître à mesure que les fouilles archéologiques amenaient leur moisson de nouveaux témoignages épi- graphiques. Le principe d’une édition avec traduction et commentaire en russe (en lieu et place du latin) avec une vaste partie réservée aux illustrations semblait désormais acquis. L’équipe de spécialistes dirigée par l’Académicien Vasilij Vasil’evič Struvje (1889-1965) parvint à ses fins après avoir accompli un énorme travail de vérifications dans les collec- tions des musées soviétiques : le recueil des Inscriptiones Regni Bosporani (CIRB) fut publié en 1965.

10. Dans la vaste fresque qu’il peint des sciences de l’Antiquité en Russie, È. D. Frolov (Russkaja nauka ob antičnosti, p. 233-242) dédie quelques pages à l’œuvre du savant. Pour une relation plus détaillée de la vie et de l’œuvre de Vasilij Vasil’evič Latyšev, on se reportera à l’article du même È. D. Frolov paru en introduction à la réé- dition des tomes I et II de Očerk grečeskikh drevnostej de V. V. Latyšev, « Kavaler ordena belogo orla ». 11. Le premier volume des IOSPE, paru en 1885, traite de Tyra, Olbia, Chersonèse Taurique et d’autres cités de Crimée occidentale ; le deuxième volume, paru en 1890, ainsi que le quatrième, paru en 1901 sont entièrement consacrés au royaume du Bosphore Cimmérien et totalisent 733 inscriptions. Le troisième devait être réservé aux inscriptions mineures (dipinti et graffiti) ; il n’est jamais paru. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 25

Les quelque 1316 inscriptions répertoriées dans le corpus 12 sont classées selon leur provenance, un principe adopté plus tôt par Latyšev 13. Elles obéissent ensuite à une sériation répondant aux critères de la typologie : décrets de proxé- nie, inscriptions votives, inscriptions honorifiques, inscriptions sur bâti- ments, manumissions, inscriptions de thiases, listes de noms propres, inscriptions versifiées, inscriptions funéraires suivies de varia. Le corpus des inscriptions bosporanes réper- Fig. 3 — Portrait photographique de torie des documents datés du Ve s. Vasilij Vasil’evič Latyšev. av. J.-C. au IVe s. apr. J.-C., le plus récent – l’épitaphe d’un chrétien – étant rapporté à l’an 304. La capitale du royaume, Panticapée, fournit l’essentiel des témoignages épigraphiques : 867 notices sont consignées à cet endroit, ce qui équivaut environ aux deux tiers du corpus 14. Les collections les plus représentatives proviennent ensuite, par ordre d’im- portance, de Gorgippia, Tanaïs, Hermonassa, Phanagorie, et Myrmèkion. Sur l’ensemble des inscriptions reproduites dans le CIRB, seule une quarantaine est inédite 15. Le corpus est encore pourvu de

12. A titre de comparaison, on notera que les tomes II et IV des IOSPE cumulaient 780 inscriptions. A. I. Boltunova (« Neskol’ko slov o “ Korpuse Bosporskikh nadpisej ” », p. 231) estime à près de 1200 le total des documents collectés par V. V. Latyšev avant sa mort pour la deuxième édition du tome II des IOSPE. L’apport réel de Struvje et de ses collaborateurs, insinue l’épigraphiste soviétique dans sa recension de 1966, n’est donc pas aussi remarquable que la critique peut le laisser croire. 13. J. Pecirka, (« Corpus inscriptionum regni Bosporani », p. 295) dénombre avec regret les pertes occasionnées aux collections lapidaires des musées du sud de l’URSS durant la première moitié du XXe siècle ; on se heurte régulièrement, regrette-t-il, à la mention « localisation actuelle inconnue ». 14. Dont 650 trouvent place dans la rubrique des inscriptions funéraires. 15. Ces inédits ont été préparés par A. I. Boltunova qui dut quitter l’équipe rédac- tionnelle avant la fin des travaux éditoriaux suite à un différend intervenu avec plusieurs de ses membres. On trouve trace de cette dissension dans sa contribution parue en 1966 où elle peine à cacher son amertume de n’avoir pas été citée parmi les contributeurs du 26 ÉTUDES DE LETTRES huit indices, d’un lexique ainsi que d’un essai grammatical traitant des particularités des inscriptions bosporanes. Cette brève description structurelle du CIRB suffit à en signifier l’ampleur et l’importance pour toute étude se penchant sur l’histoire antique de la région et bien au-delà. L’effort consenti par les savants soviétiques n’a pourtant guère trouvé d’écho dans le monde occidental, la faute en revenant certainement à la décision des éditeurs de publier leur ouvrage en langue russe. Mal diffusé, le CIRB n’a pu profiter qu’au cercle restreint des épigraphistes maîtrisant la langue de Pouchkine. Un aperçu des recensions à lui être consacrées confirme cet état de fait : à l’exception de deux comptes rendus dressés pour l’un par J. Pecirka dans le Journal of Hellenic Studies, pour l’autre par F. Bosi dans la revue ita- lienne Epigraphika 16, aucune recension détaillée de l’ouvrage n’est parue hors du bloc socialiste 17. L’essentiel des critiques se concentre sur l’ab- sence complète d’illustrations : au motif d’un financement insuffisant, les éditeurs du CIRB ont dû renoncer à reproduire cartes, photographies ou dessins pourtant soigneusement accumulés durant des années de tra- vaux préparatoires 18. L’onomastique n’est abordée que ponctuellement et reste au nombre des desiderata de la recherche épigraphique, comme le reconnaît lui-même V. V. Struvje en introduction. Enfin, il faut se repor- ter à une étude menée par A. I. Boltunova et T. N. Knipovič – appen- dice indispensable au CIRB – pour prendre connaissance d’observations paléographiques systématisées 19.

CIRB, alors que le souvenir de V. V. Latyšev lui-même, qui est à ses yeux le véritable auteur du corpus, n’est évoqué qu’incidemment (A. I. Boltunova, « Neskol’ko slov o “ Korpuse Bosporskikh nadpisej ” »). 16. J. Pecirka, « Corpus inscriptionum regni Bosporani » et F. Bosi, « Note epigrafiche bosporane ». 17. Louis Robert mentionne bien le corpus dans le « Bulletin Epigraphique » de 1966 aux nos 282 et 403 en promettant un compte rendu auquel il ne devait manifestement pas pouvoir donner suite. Pour les recensions du bloc socialiste, cf. O. O. Krjuger, « Korpus bosporskikh nadpisej » (en russe), N. V. Pigulevskaja, « Korpus bosporskikh drevnostej » (en russe), B. Nadel, « Le Corpus inscriptionum regni Bosporani et quelques questions de méthode en épigraphie » (en polonais) et I. I. Russu, « Corpus inscriptionum regni bosporani (CIRB) » (en roumain). 18. O. O. Krjuger, « Korpus bosporskikh nadpisej » s’indigne de ces manquements qui diminuent la portée de l’édition : « on n’édite plus de la sorte ! ». 19. Voir A. I. Boltunova, T. N. Knipovič, « Očerk istorii grečeskogo lapidarnogo pis’ma na Bospore ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 27

Le lecteur francophone curieux des progrès de l’épigraphie soviétique obtenus jusqu’à la fin des années soixante aura par ailleurs pu se familiariser avec les découvertes faites sur le littoral septentrional de la mer Noire – aussi peu accessible durant la guerre froide que le reste du territoire de l’URSS – par le biais d’un article synthétique d’Anna Boltounova publié dans la revue est-allemande Klio 20. Le matériau iconographique patiemment collecté et déposé aux archives de l’Institut d’histoire de la culture matérielle de Saint- Pétersbourg ne sera enfin exploité qu’au jour où un groupe d’antiqui- sants placé sous la direction d’Aleksandr Konstantinovič Gavrilov s’attela à reprendre ce volumineux dossier pour en tirer un « album » publié en 2004 21. On doit à Sergej Remirovič Tokhtas’ev l’essentiel des avancées récentes produites dans le champ de l’onomastique bosporane. L’épigraphiste pétersbourgeois a ainsi traité de la problématique des patronymes réputés de provenance thrace 22 ; il poursuit en outre une chronique onomastique au sein de la revue Hyperboreus, publiée par la « Bibliotheca Classica » de Saint-Pétersbourg.

II.2. L’œuvre de Jurij Germanovič Vinogradov

On peut sans conteste parler de Jurij Germanovič Vinogradov (1946- 2000) comme de l’une des figures marquantes de l’épigraphie russe contemporaine 23. Très tôt actif sur les chantiers archéologiques d’Olbia, puis de l’île de Bérézan, Vinogradov acquiert érudition et sensibilité aux inscriptions provenant des cités antiques du littoral septentrional de la mer Noire. Il publie en 1981 une monographie traitant de l’histoire

20. La contribution de l’épigraphiste soviétique est hélas émaillée d’erreurs de traduction, cf. A. Boltounova, « L’épigraphique (sic) en URSS ». 21. La publication de ce volume de planches, pourtant accueillie favorablement, a été suivie d’un échange de politesses entre S. R. Tokhtas’ev et l’éditeur du volume au tra- vers des pages de Vestnik Drevnej Istorii ainsi que par l’entremise de Bryn Mawr Classical Review. 22. S. R. Tokhtas’ev montre de manière convaincante (« Iz onomastiki Severnogo Pričernomor’ja I » et « Iz onomastiki Severnogo Pričernomor’ja. II. Frakijskie imena na Bospore ») combien les occurrences attestées de noms propres thraces sont insignifiantes dans le Bosphore Cimmérien jusqu’à son intégration au royaume de Mithridate VI Eupator, au Ier siècle av. J.-C. 23. Voir la nécrologie du savant dans Vestnik Drevnej Istorii 1 (2001), p. 98-110. 28 ÉTUDES DE LETTRES politique d’Olbia, en langue allemande 24. Le savant noue des liens solides avec ses collègues occidentaux, en particulier allemands, et le Deutsches Archäologisches Institut dont il devient membre correspon- dant. En charge d’une chronique auprès du « Bulletin Epigraphique », Vinogradov s’acquitte avec enthousiasme de sa nouvelle tâche en publiant plus d’une centaine de notices dans la livraison de 1990 de la Revue des Etudes Grecques. Il considère alors principalement des publications sovié- tiques, mais également étrangères, parues de 1978 à 1987 et traitant de documents épigraphiques issus des cités septentrionales de la mer Noire, du Caucase ainsi que de l’Asie centrale 25. Le savant s’était auparavant livré à un exercice semblable pour le compte d’une revue slovène d’ar- chéologie, en couvrant toutefois une période beaucoup plus longue, allant de la parution des IOSPE de V. V. Latyšev à 1978 26. La livraison de 1996 reflète malheureusement les difficultés croissantes qui allèrent cruellement éprouver les institutions académiques russes à la chute de l’URSS : Vinogradov ne remet alors qu’une vingtaine de notices publiées sous la rubrique « Pont Nord » du « Bulletin » 27. La parution à Mayence d’un choix de ses articles les plus significatifs, sous la forme d’un fort volume intitulé « Pontische Studien », consa- crait l’œuvre du savant en même temps qu’elle révélait aux spécialistes occidentaux des pans entiers de l’histoire des cités septentrionales du Pont-Euxin 28. Les contributions rassemblées font la part belle aux docu- ments épigraphiques mis au jour lors des fouilles archéologiques menées à Olbia ; le royaume du Bosphore Cimmérien, comme Chersonèse Taurique ou encore le Caucase, occupe le second rang 29. Placé dans le chapitre introductif de l’ouvrage, un essai exprime plus particulièrement

24. Ju. G. Vinogradov, Olbia. 25. Ju. G. Vinogradov, « Bulletin Epigraphique : Côte septentrionale du Pont, Caucase, Asie centrale ». 26. Ju. G. Vinogradov, « Epigraphik in der UdSSR ». 27. Ju. G. Vinogradov, « Bulletin Epigraphique : Pont Nord ». 28. Ju. G. Vinogradov, Pontische Studien. 29. La section consacrée aux inscriptions bosporanes regroupe quatre articles parus entre 1974 et 1997. Le premier article évoque un graffito datable du VIe s. av. J.-C., le deuxième aborde les relations du royaume du Bosphore Cimmérien avec Olbia au IVe s. av. J.-C. Le troisième traite d’une inscription votive de la fille du roi scythe Skilouros découverte à Panticapée et datée du IIe s. av. J.-C. ; le dernier article se penche sur le règne de Polémon dans ses rapports avec Chersonèse et la Rome du Ier siècle de l’ère chrétienne. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 29 le point de vue méthodologique de l’épigraphiste 30 : Ju. G. Vinogradov souligne l’importance capitale des documents épigraphiques (inscrip- tions, graffiti ou timbres amphoriques) pour l’histoire des Etats grecs du Pont septentrional et les spécificités de ce genre de témoignages qui trahissent les particularismes d’une culture évoluant au contact des bar- bares de la steppe. Aussi faut-il dénoncer toute tendance qui réduirait l’épigraphie à un « jeu d’esprit » et l’intégrer, recommande-t-il, au concert des autres sciences de l’Antiquité pour obtenir l’instantané le plus fidèle possible d’un objet précis à une époque donnée 31. Un autre écrit aborde quelques problèmes méthodologiques par le biais des inscriptions décou- vertes à Olbia et démontre l’utilité d’un examen méticuleux des supports originaux en vue d’une éventuelle restitution du texte 32. Emporté par des hypothèses parfois audacieuses, Jurij Vinogradov propose des restitutions historiques, certes érudites et stimulantes, mais risquées. En soulignant les mérites indiscutables du savant russe, la critique occidentale ne cache pas une propension à vouloir arrimer à la « grande histoire » des documents épigraphiques plus modestes 33. En Russie, les thèses avancées par Ju. G. Vinogradov connaîtront un détracteur acharné en la personne de l’épigraphiste moscovite Valerij Petrovič Jajlenko 34. La chronique épigraphique du Pont paraissant dans la Revue des Etudes Grecques revient ensuite tantôt à L. Dubois, tantôt à Ph. Gauthier, avant

30. Ju. G. Vinogradov, « Griechische Epigraphik und Geschichte des nördlichen Pontosgebietes », in Pontischen Studien, p. 74-99. 31. Ju. G. Vinogradov se fait volontiers l’apôtre d’un traitement « horizontal » du matériau épigraphique qu’il éclaire avec art à la lumière de données provenant des textes, de la numismatique, de l’archéologie, etc. 32. Ju. G. Vinogradov, « Zur Bearbeitungsmethodik griechischer epigraphischer Denkmäler », in Pontischen Studien, p. 355-376. 33. Voir les recensions de Pontische Studien, l’une signée par Ph. Gauthier, « A pro- pos de l’ouvrage de Jurij G. Vinogradov, Pontische Studien », l’autre par J. G. F. Hind, « J. G. Vinogradov, Pontische Studien », ou, pour le cas particulier du bateau Isis, un article de l’auteur écrit en collaboration avec C. Semenzato, « Retour à Alexandrie ? ». 34. On doit hélas reconnaître un esprit vétillard à la plupart des remarques formulées par V. P. Jajlenko à l’encontre des contributions de son compatriote (« Ju. G. Vinogradov. Pontische Studien. Kleine Schriften zur Geschichte und Epigraphik des Schwarzmeerraumes » puis, dans sa version allemande, « Ueber den Umgang mit pontischen Inschriften »). 30 ÉTUDES DE LETTRES de passer, à la livraison 119 de 2006, à Alexandru Avram, professeur à l’Université du Maine.

III. Archéologie des cités du royaume du Bosphore Cimmérien

L’exploration archéologique des rives septentrionales de la mer Noire a débuté peu de temps après que les troupes de Catherine II se soient emparées de ces territoires méridionaux, conquis à la fin du XVIIIe siècle sur l’Empire ottoman. Les officiers russes en poste dans la nouvelle pro- vince de Tauride, dont le découpage géographique comprenait la Crimée et la région de Melitopol’, succombaient volontiers à la mode des antiqui- tés et en offraient les pièces les plus brillantes à la Cour impériale. C’est ainsi que nombre de kourganes furent éventrés et que les vestiges des cités grecques antiques connurent leurs premiers explorateurs modernes. L’institution d’une commission archéologique impériale, présidée dès sa création, en 1859, par le comte Sergej Grigor’evič Stroganov (1794- 1882), lui-même collectionneur averti d’antiquités gréco-romaines, pro- mut les investigations archéologiques entreprises sur le territoire russe à un sort plus favorable : le patrimoine archéologique passait sous la pro- tection de l’Etat, il était documenté et conservé dans des musées 35. Cette évolution correspondait non seulement à une prise de conscience centra- lisatrice de l’Etat visant à préserver les vestiges de son passé, elle obéissait également à des préoccupations scientifiques émanant des cercles aca- démiques de la capitale. L’étude des antiquités de la mer Noire, cessant d’être l’apanage des seuls conservateurs de l’Ermitage, devient un sujet d’étude bientôt intégré au champ d’activités des historiens russes. Les sciences historiques connurent un essor spectaculaire en Russie durant le XIXe siècle. Sans vouloir entrer dans le détail, il convient de mentionner en particulier, dans le domaine de l’Antiquité classique, le professorat de Fjodor Fjodorovič Sokolov (1841-1909) qui suscita une véritable école d’archéologues et d’historiens de l’Antiquité à l’Univer- sité de Saint-Pétersbourg. La pléiade de savants formés dans les univer- sités russes et l’effervescence que connut l’étude des cultures antiques de

35. Organe officiel de l’Etat, la Commission archéologique impériale chapeautait les activités des musées des Antiquités créés plus tôt, à Théodosie en 1811, à Kertch en 1826. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 31

Russie méridionale – grecque et barbare – durant les dernières années du tsarisme firent la matière d’un chapitre de l’œuvre de Vladislav Petrovič Buzeskul (1858-1931), L’histoire universelle et ses représentants en Russie au XIXe et au début du XXe siècle. Il est significatif, nous semble-t-il, que l’ouvrage de Buzeskul ne soit paru qu’à la fin des années vingt, à la rupture de deux époques, mais aussi à un moment où les membres de l’Académie russe avaient depuis longtemps prouvé leur capacité et démontré leur originalité. Il est signi- ficatif également que ce livre ait fait l’objet récemment d’une réédition libre des interventions de la censure, en hommage, sans doute, à cette génération d’intellectuels qui fut brimée et partiellement anéantie lors de la guerre civile, puis des purges staliniennes 36. Ce choix éditorial, outre qu’il participe d’un mouvement plus large de réappropriation – intellectuelle et morale – de tout un pan de l’histoire russe, réhabilite nombre d’érudits et leurs œuvres et rétablit ainsi un lien épistémologique malmené voire renié par la dictature communiste. Nous reprenons à notre compte ce travail de mémoire en choisissant de présenter, plus proche de nous, la dernière synthèse en date traitant de l’histoire et de l’archéologie du Bosphore Cimmérien. Cet ouvrage de référence, accessible au public occidental dans sa traduction allemande de 1971, Das Bosporanische Reich, est l’œuvre de l’archéologue sovié- tique Viktor Francevič Gajdukevič (1904-1966). Nous nous bornerons à en montrer ici les articulations et la réception, manifestement réduite hors des frontières soviétiques. Les ouvrages sur le même thème parus du temps de l’Union soviétique à destination d’un public occidental retiendront ensuite notre attention. Le rapport qu’ils font des avancées archéologiques opérées sur les rivages méridionaux de l’Union soviétique nous éclaire non seulement sur la matière des investigations et ses modes d’intervention, mais il nous renseigne également sur les buts poursuivis par les archéologues soviétiques et les thématiques qu’ils développèrent. Seules chroniques régulières des fouilles soviétiques en mer Noire à paraître en Occident, les Archaeological Reports britanniques maintien- nent un lien officiel, certes ténu mais existant, avec les archéologues des cités grecques de l’URSS, dès les années soixante et tous les dix ans. Elles

36. Réédition que l’on doit à Irina Tunkina : V. P. Buzeskul, Vseobščaja istorija i ee predstaviteli v Rossii v XIX i načale XX veka. La septième section (p. 263-297) est réservée à l’étude des antiquités du littoral septentrional de la mer Noire. 32 ÉTUDES DE LETTRES dévoilent bien sûr les principales avancées de terrain, mais se font égale- ment l’écho des voies empruntées par la recherche archéologique sovié- tique. Enfin, la section finale de cette étude fait état des publications récentes présentant les cités grecques du bassin de la mer Noire et de son littoral septentrional en particulier. Sans prétendre à l’exhaustivité, elle recense des œuvres que nous croyons néanmoins représentatives d’une intensification des liens entre les chercheurs occidentaux et ceux issus de l’ancienne URSS.

III.1. Un archéologue de l’Union soviétique : Viktor Francevič Gajdukevič

L’œuvre et la vie du célèbre archéologue soviétique, né en 1904 dans une famille d’origine polonaise, revêtent une importance particulière pour l’histoire de l’archéologie du royaume du Bosphore Cimmérien au XXe siècle. Viktor Gajdukevič a en effet multiplié les investigations de terrain dans la région de Kertch notamment, sans négliger pour autant les travaux de publication qui en découlent 37. L’absence à ce jour de bio- graphie scientifique – dont s’étonne Ju. A. Vinogradov dans le portrait qu’il dresse de son devancier 38 –, ne doit pourtant pas éveiller de soup- çon quant à la qualité de son ouvrage principal, Le royaume du Bosphore, qui reste un travail de référence en Russie et auquel nous reviendrons plus longuement ci-dessous. Appartenant à la première génération d’ar- chéologues soviétiques, Gajdukevič échappe aux tourments du stalinisme et est fait docteur de l’Université de Leningrad en 1938. Il y enseignera de longues années l’archéologie classique. Epargné par les affres de la guerre qu’il vit en évacuation en Asie centrale, l’archéologue retrouve ses fouilles de Crimée orientale qu’il dirige dès l’été de l’année 1946. C’est sur un chantier archéologique qu’il meurt, vingt ans plus tard. L’ouvrage de V. F. Gajdukevič paru à Berlin en 1971 dans une traduction allemande, Das Boporanische Reich, reprend la version russe de 1949 en l’amplifiant et en y apportant des modifications que nous nous gardons d’analyser ici. Les treize chapitres de la monographie traitant pour la première fois de l’histoire du royaume du Bosphore Cimmérien

37. On lira, infra, les quelques lignes d’Igor Tikhonov à propos de l’archéologue ; voir également la figure 11 de son article. 38. Ju. A. Vinogradov, « Pamjati V. F. Gajdukeviča ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 33 reflètent de manière caractéristique les principaux axes de la recherche archéologique en Union soviétique. La monographie s’ouvre sur un cha- pitre consacré à la problématique de la colonisation grecque, un sujet sur lequel s’est constamment exercée l’idéologie soviétique. Le chapitre, sen- sible également, de la fondation de « l’Etat bosporan » se réclame princi- palement des hypothèses émises par le maître de Gajdukevič, le célèbre Sergej Žebeljov (1867-1941). On retrouve exprimée au chapitre 9 cette fidélité au maître lorsqu’il est question de « la révolte de Saumakos » : un membre de l’entourage du roi du Bosphore se serait révolté contre son souverain dans un élan de libération des esclaves et du petit peuple. La fabrication de cet épisode, intervenant dans un contexte politique diffi- cile, constitue un cas exemplaire de manipulation des données historiques destinée à flatter le modèle idéologique proclamé par Staline 39. Les chapitres 6 et 7 consacrés respectivement à la production agricole, artisanale et artistique du royaume bosporan antérieure à son absorp- tion par le souverain du Pont, Mithridate VI Eupator, et aux villes du Bosphore Cimmérien, forment le cœur de l’ouvrage du savant sovié- tique. Ils réalisent la synthèse de longues années d’investigations archéo- logiques et témoignent des efforts colossaux consentis par Gajdukevič sur le terrain, à tenter d’appréhender le fonctionnement économique de cet Etat antique ainsi que les modes de production utilisés alors. Si elles s’inscrivent dans l’air du temps ou semblent répondre à quelque consigne partisane, les recherches entreprises dans le but de mettre au jour le patrimoine matériel des « classes laborieuses » innovent précisé- ment par l’intérêt porté aux traces visibles dans le sol des activités de la vie quotidienne, réputées d’ordinaire négligées par l’archéologie occi- dentale qualifiée de « bourgeoise » dans la dialectique marxiste-léniniste de l’URSS. Le passage en revue des différentes villes du royaume, dont les notices réservées aux « petites cités », fait la preuve de l’érudition du savant soviétique : il condense sur quelques pages plus de trente années de fouilles archéologiques menées à la tête de « la mission du Bosphore » sur les sites de Myrmèkion, Tiritaka ou Ilouraton – pour n’en citer que quelques-uns 40. Les deux premiers siècles de l’ère chrétienne sont traités aux chapitres 10 et 11 : le royaume devient vassal de Rome avant de subir

39. Voir à ce propos Z. W. Rubinsohn, « Saumakos ». 40. La bibliographie de Viktor F. Gajdukevič ne manquera pas d’éclairer le lecteur sur le vaste champ d’intérêt du savant. 34 ÉTUDES DE LETTRES les assauts, dès la seconde moitié du IIIe siècle, des , des et des Alains. La préface rédigée spécialement pour l’édition allemande souligne les spécificités du royaume du Bosphore telles qu’elles sont perçues à l’aune d’une idéologie marquée par le stalinisme, qui impose à la recherche historique ses principaux angles d’attaque thématiques. A ce titre, le marxisme-léninisme est censé fournir de nouveaux outils à l’approche méthodologique de l’Antiquité classique qualifiée, dans la catégorisa- tion de J. Engels, de « société esclavagiste » 41. Viktor Gajdukevič carac- térise l’Etat bosporan selon trois critères : géographique, économique et politique. A cheval sur l’Europe et l’Asie, le royaume du Bosphore Cimmérien constitue une zone de contact où ont lieu les échanges entre colons grecs et populations locales, sédentaires et nomades. Cette pro- miscuité géographique entraîne, au terme de l’approche adoptée, deux corollaires indissociables, l’un économique et l’autre culturel. Tous deux sont cependant marqués au front du sceau du « progrès ». D’une part, les rapports économiques qui s’établissent entre les Grecs et les Barbares mènent à la domination d’un groupe par un autre, de même au sein du barbaricum. Cette évolution favorise le passage de l’Urgesellschaft à la Klassengesellschaft. Le glissement au domaine culturel, d’autre part, paraît logique, mais est traité de manière tendancieuse. Ce mouvement est toutefois limité dans son aspect unilatéral : s’il y a bien « intégra- tion » des Barbares (Sindes, Méotes, Scythes ou Sarmates) à l’Etat grec, l’apport original des populations locales est indéniable. Gajdukevič va même jusqu’à faire des dynasties sarmates des premiers siècles de l’ère chrétienne les garantes de la conservation de l’hellénisme dans cette région du monde. Le raisonnement enchaîne logiquement avec une conséquence d’ordre politique : les processus d’intégration des Barbares, la forme politique même de l’Etat bosporan, précurseur des royaumes hellénistiques, font du royaume du Bosphore Cimmérien un phénomène tout à fait original. Une crise de la production conjuguée aux incursions de peuplades de Goths conduit à la fin de ce paradigme et ouvre sur la prochaine étape, le féodalisme.

41. « Die Untersuchungen gewannen in wissenschaftlich-methodologischer Hinsicht an Wert, weil sie jetzt auf der Grundlage der marxistisch-leninistischen Theorie von den Gesetzen der historischen Entwicklung durchgeführt wurden. » (V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 13). INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 35

On note donc une soumission de la recherche archéologique à la dialectique autoritaire en vigueur en Union soviétique. C’est là un des reproches que Benjamin Nadel adresse à l’édition allemande de l’ou- vrage de Gajdukevič, celui d’être « encore influencé par la perspective sociologique des années trente » sur quelques points importants 42. Depuis lors, la faillite de l’idéologie communiste portera certainement la critique à plus d’indulgence. Juger de la réception réservée à l’ouvrage de Gajdukevič en Occident reste cependant un exercice frustrant. Et pour cause : la seule recension détaillée de l’ouvrage que nous croyons possé- der est due à la plume de Benjamin Nadel 43. Pour être d’une dizaine d’années seulement le cadet de V. F. Gajdukevič, Nadel connaît par- faitement les circonstances qui entourèrent la parution de la monogra- phie. En louant l’immense effort de synthèse consenti par son confrère, il relève également combien nombreux furent les savants qui, dans le sillage tant de la guerre civile que de la Seconde Guerre mondiale, lais- sèrent de manuscrits orphelins. A ses yeux, l’ouvrage de Gajdukevič, bien que péchant sur de nombreux points, dont certaines omissions dans le domaine historiographique et des manques dans l’analyse des sources (en particulier épigraphiques et littéraires), complète sans les remplacer totalement les ouvrages antérieurs d’Ellis Minns et de Mikhail Rostovtsev 44.

III.2. Recherches archéologiques menées en Crimée et à Taman

a) Ouvrages traitant de l’archéologie bosporane à l’époque soviétique

Le bref parcours bibliographique que nous effectuons ici nous semble revêtir une double importance. Il vise en premier lieu à faire émerger une littérature archéologique souvent ignorée du public éclairé, auquel il s’adresse pourtant. Les Etats grecs du littoral septentrional de la mer

42. La recension de l’ouvrage de Gajdukevič rédigée par Benjamin Nadel pour Gnomon « V. F. Gaidukevic : Das Bosporanische Reich » (en anglais) est paru en tra- duction française dans la Revue historique de droit français et étranger « Le royaume du Bosphore, un millénaire de civilisation grecque en pays scythe ». Nadel quitte l’Union soviétique en 1957 pour la Pologne. Il poursuivra ensuite sa carrière aux Etats-Unis. 43. Une autre critique, très brève, est rédigée par l’historien est-allemand Heinz Schulz-Falkenthal, « V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich ». 44. E. H. Minns, and Greeks et M. Rostowzew, Skythien und der Bosphorus. 36 ÉTUDES DE LETTRES

Noire y sont abordés dans le détail qu’autorisent les derniers résultats des fouilles. Il se dégage de ce matériau un vaste potentiel historiographique dont on pourrait, ultérieurement, désigner les traits spécifiques à la dia- lectique soviétique ou, au contraire, dégager les composantes pérennes héritées de l’époque tsariste. Nous présentons donc un choix de trois ouvrages parus à l’époque soviétique et destinés au public occidental en nous gardant cependant de problématiser un aspect plutôt qu’un autre de la recherche archéologique, nous limitant à en désigner les principaux axes.

A. L. Mongait, Archaeology in the USSR, Londres, 1961.

Version révisée d’un essai paru en russe en 1955 45, l’ouvrage de l’archéologue et médiéviste soviétique Aleksandr L’vovič Mongajt (1915- 1974) offre un aperçu des avancées de l’archéologie en Union soviétique durant l’immédiat après-guerre. La traduction anglaise de cette édition destinée au grand public est composée des dix parties que comprend l’original, mais est écourtée « des passages à caractère politique ou idéo- logique » 46. Un chapitre est consacré tout entier aux cités septentrionales de la mer Noire, ce qui représente une trentaine de pages dont la moi- tié revient au royaume du Bosphore Cimmérien. Sans rechigner à citer les précurseurs « prérévolutionnaires », A. L. Mongajt fait au contraire des résultats scientifiques obtenus précédemment les prémices de l’archéologie soviétique. L’intérêt des archéologues pour les « petites villes » du Bosphore Cimmérien – Myrmèkion, Tiritaka, Kytée ou Ilouraton – doit en revanche illustrer des préoccupations nouvelles, proprement soviétiques, pour les spécificités socio-économiques d’établissements antiques à popu- lation éventuellement mixte. L’archéologie soviétique prête une attention particulière aux conditions de vie de la société antique et des travailleurs 47 (« working masses » dans la traduction anglaise), à la production 48, ainsi

45. L’ouvrage est traduit en français et paraît à Moscou en 1959 aux « Editions en langues étrangères ». 46. Dans un « Translator’s Foreword » assez long, l’auteur de la traduction justifie les coupures opérées au motif d’une rhétorique empreinte de l’idéologie stalinienne. 47. La mise en évidence et l’étude du parcellaire de la chôra méridionale de Chersonèse représentent « une des grandes réalisations » de l’archéologie soviétique. 48. La production céréalière – ainsi que celle du vin et du garum – est particulière- ment mise en exergue par les archéologues soviétiques. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 37 qu’à l’évolution socio-économique des populations « autochtones » au contact des colons grecs 49. A l’exception notable de l’Anglais E. H. Minns, explique Mongajt en ouverture de propos, peu de savants occidentaux se sont frottés à l’ar- chéologie russe puis soviétique. De ce fait, le patrimoine antique de l’Union soviétique est peu connu à l’étranger – la barrière de la langue aussi bien que les a priori idéologiques tiennent les antiquisants occi- dentaux éloignés des problématiques et des résultats obtenus par leurs collègues soviétiques 50. L’archéologie soviétique s’émancipe, en fondant sa propre école, des méthodes et des enjeux de son homologue « bour- geoise » : elle s’impose un renouvellement des problématiques, orien- tées par les objectifs révolutionnaires et articulées selon les termes de la dialectique marxiste-léniniste 51.

H. Heinen (dir.), Die Geschichte des Altertums im Spiegel der sowjetischen Forschung, Darmstadt, 1980.

La publication d’un recueil d’articles de spécialistes soviétiques placé sous la direction de Heinz Heinen intervient à une période charnière dans l’histoire de la recherche archéologique soviétique. L’ère de la stagnation brejnévienne touche à sa fin et l’archéologie de l’URSS connaît des déve- loppements importants. L’antagonisme idéologique demeure cependant exacerbé entre les deux camps des pays « capitalistes » et « socialistes », ce qui oblige Heinen à présenter la série d’études qu’il introduit de manière très argumentée 52. La rédaction du chapitre traitant des cités antiques de

49. On cherche ainsi à définir les emprunts des Grecs aux populations locales et inversement ou les interactions entre eux deux. 50. A. L. Mongajt condamne les distorsions qu’engendrent les présupposés politiques de ses collègues occidentaux à l’égard de l’archéologie soviétique et de ses résultats ; il regrette également que les publications soviétiques fassent peu souvent l’objet de tra- ductions. Heinen parlera plus tard de « selbstgewählte Isolierung » – les accusations sont prononcées d’un côté et de l’autre du Rideau de fer. 51. La notion de « matérialisme » imprègne l’idéologie soviétique et tend à favoriser l’étude de la « culture matérielle » des populations anciennes ayant laissé des traces archéologiques sur le territoire de l’URSS. 52. Cet intérêt pour le développement des sciences historiques en URSS se base sur une approche proprement interprétative et non idéologique des études en histoire ancienne, comprises dans le contexte du marxisme-léninisme. La valeur des probléma- tiques et des analyses réalisées par les archéologues et les historiens soviétiques doit 38 ÉTUDES DE LETTRES mer Noire septentrionale constitue une remarquable synthèse revenant à la plume de D. B. Šelov 53. Amplement annotée mais relativement peu illustrée, la contribution de Šelov ne se limite pas à rapporter les princi- paux acquis de l’archéologie de terrain sur des sites aussi emblématiques qu’Olbia, Chersonèse ou Panticapée 54 ; elle expose d’emblée les princi- pales problématiques abordées, ainsi que les récents développements des sciences « auxiliaires » à l’archéologie. Travaux de synthèse en numis- matique, corpus des inscriptions du Bosphore Cimmérien ou encore études portant sur la sculpture, la peinture murale, la toreutique ou les statuettes en terre cuite démontrent la vitalité des sciences de l’Antiquité en URSS. Des moyens techniques nouveaux sont mis au service de l’ar- chéologie : photographie aérienne, archéologie sous-marine ou analyses physico-chimiques sont régulièrement employées au sein de missions archéologiques très nombreuses et actives sur tout le territoire soviétique. En sus des problématiques traditionnelles traitées par l’archéologie sovié- tique – l’esclavagisme ou les développements socio-économiques des sociétés antiques –, de nouveaux champs d’investigations scientifiques se font jour qui portent, par exemple, sur les particularismes du régime politique bosporan ou encore sur l’intégration des Etats grecs du bassin de la mer Noire au monde hellénique méditerranéen et pontique.

V. Yanine (dir.), Fouilles et recherches archéologiques en URSS, Moscou, 1985.

Destiné à renseigner le grand public francophone du dernier état de la recherche archéologique en URSS, l’ouvrage dirigé par V. Yanine ne trahit pas les attentes de ses lecteurs 55. Les chapitres qui le composent ainsi être estimée au prisme d’un système, d’une grille de lecture induite par la dialec- tique marxiste, toute confrontation avec les travaux occidentaux devenant vaine voire contreproductive. 53. In H. Heinen (dir.), Die Geschichte des Altertums im Spiegel der sowjetischen Forschung, p. 341-402. 54. L’exposé des principaux résultats obtenus par l’archéologie de terrain occupe la part du lion : les pages 348 à 389 passent en revue les nombreuses fouilles entreprises sur les sites des littoraux ukrainiens et russes de l’URSS. 55. A l’instar d’A. L. Mongajt, V. Yanine est un archéologue spécialiste de la Russie médiévale. Dans son introduction au volume, il dresse en quelques pages un tableau de l’archéologie soviétique touchant tant à son organisation, aux publications récentes qu’aux lois qui en régissent les activités. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 39 sont l’œuvre de spécialistes reconnus : c’est à Dmitrij Chélov qu’il échoit de rédiger la section consacrée aux cités antiques de la mer Noire 56. Longue d’une trentaine de pages et assortie de photographies de bonne qualité, la contribution de l’archéologue reflète de manière précise autant les avancées récentes de l’archéologie soviétique que les problématiques en vogue à l’heure où débute la Perestroïka. La thématique de la colonisa- tion grecque en mer Noire septentrionale est ainsi abordée sous un angle nouveau, la mixité culturelle de la région d’Olbia comme des établisse- ments ruraux du Bosphore Cimmérien est envisagée à la lumière de nou- veaux éléments, tandis que la dynamique des commerces d’importation et d’exportation reste au cœur de l’attention des chercheurs. Le royaume du Bosphore Cimmérien passe pour être un véritable laboratoire du syncrétisme culturel qui s’opère, dans le cadre d’un Etat, entre Hellènes et Barbares 57. Les résultats des fouilles des « petites villes » situées près de Panticapée conduisent les archéologues soviétiques à en faire autant de petites « banlieues industrielles » de la capitale du royaume. L’intérêt porté aux agglomérations rurales permet de mieux appréhender certains aspects techniques de l’activité agricole, de déterminer la composition ethnique et sociale de la population composant la chôra.

b) Archaeological Reports

La série des Archaeological Reports publiée conjointement par la Society of the Promotion of Hellenic Studies et la British School at fait régulièrement état des avancées archéologiques opérées sur les sites du bassin de la mer Noire. Les établissements grecs du royaume du Bosphore Cimmérien y sont brièvement présentés et intègrent la koinè pontique – qui comprend les fondations riveraines de la mer Noire situées sur les territoires de Roumanie, Bulgarie, Turquie, Géorgie, Fédération de Russie, Ukraine et Moldavie. On doit le premier rapport du genre à John Boardman 58 qui, peut-être à la faveur de la « déstalinisation » initiée à l’occasion du XXe Congrès du Parti communiste d’URSS, reprend en 1963 le flambeau des chroniques archéologiques de Russie méridionale

56. D. Chélov, « Les cités antiques de la mer Noire », in V. Yanine (dir.), Fouilles et recherches archéologiques en URSS, Moscou, 1985, chap. III, p. 98-123. 57. Les sites de Nymphaion ou de Tanaïs en fournissent l’illustration éclatante. 58. J. Boardman, « Greek Archaeology Investigations of the Shores of the Black Sea ». 40 ÉTUDES DE LETTRES allumé plus tôt par son compatriote Ellis Minns 59. J. Boardman brosse le portrait des investigations de terrain menées sur les sites antiques du sud de l’URSS depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en regret- tant le fossé linguistique qui sépare les chercheurs occidentaux de leurs homologues du bloc soviétique 60. Ksnejia Sergeevna Gorbunova, conser- vatrice au Musée d’Etat de l’Ermitage, se charge de la rédaction des actualités archéologiques des années 1965 à 1970 dans un exposé concis, mais qui fait désormais une place aux Antiquités scythes et sindes – des peuplades en interaction constante avec la population hellénique du royaume bosporan 61. Les deux contributions suivantes sont de la plume de John G. F. Hind, professeur à l’Université de Leeds, également auteur d’une histoire du royaume du Bosphore Cimmérien rédigée pour le compte de la Cambridge Ancient History 62. Son premier rapport paraît dans la livrai- son de 1983-1984 63, le second étant publié une dizaine d’années plus tard, dans la livraison de 1992-1993 64. Les deux exposés dénombrent chacun une trentaine de pages – ils témoignent tant de l’excellent degré d’information de leur rédacteur que de l’intensité redoublée de la recherche archéologique en Union Soviétique durant les années 1970 et 1980. De savants tels D. B. Šelov ou I. B. Brašinskij, rapporte Hind, engagent une réflexion globale sur les Etats grecs du bassin de la mer Noire compris comme une entité géographique et économique propre. Les premières études paléo-environnementales, portant notamment sur les fluctuations du niveau de la mer Noire, paraissent à la fin des années 1970. Hind relaie encore dans sa contribution de 1983-1984 l’attention particulière accordée par les Soviétiques à l’étude du parcellaire antique.

59. E. H. Minns, Scythians and Greeks. 60. « Their work, and that of their Rumanian and Bulgarian colleagues, is still not readely accessible to most western scholars who are as reluctant to learn Eastern lan- guages as the easterners have been to give detailed summaries of their work in any other language », p. 34. 61. K. S. Gorbunova, « Archaeological Investigations of the Northern Shore of the Black Sea in the Territory of the Soviet Union, 1965-1970 ». 62. J. G. F. Hind, « The ». 63. J. G. F. Hind, « Greek and Barbarian Peoples on the Shores of the Black Sea ». 64. J. G. F. Hind, « Archaeology of the Greeks and Barbarian Peoples around the Black Sea (1982-1992) ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 41

La parution de la seconde contribution de J. G. F. Hind correspond à la dissolution de l’Union soviétique intervenue officiellement en décembre 1991. Dans son introduction, le rapporteur dépeint avec une certaine appréhension les événements qui aboutirent à la dislocation du bloc socialiste et laissèrent éclater nombre de conflits régionaux au grand jour. La contribution rédigée par M. J. Treister et J. G. Vinogradov pour le compte de l’American Journal of Archaeology reprend la structure de la synthèse écrite par Šelov en 1980 sur les cités antiques du Pont septentrio- nal et complète en la parfaisant la dernière relation de Hind parue dans les Archaeological Reports 65. Une première partie fait le bilan des dernières publications ayant marqué la décennie 1980, tandis que la seconde par- tie est dédiée aux sites archéologiques, présentés ici avec une attention particulière portée aux inscriptions 66. Les auteurs exposent les probléma- tiques fréquemment abordées par les chercheurs soviétiques ; ils évoquent ensuite des essais de typologies archéologiques mises en place par leurs collègues. Les sites de Gorgippia, Phanagorie, Panticapée, Kerkinitis, la chôra de Chersonèse, Bérézan et Olbia jouissent d’un éclairage particulier. Le dernier rapport archéologique paru à l’enseigne des Archaeological Reports date de 2008 ; il est le fruit d’une collaboration internationale regroupant des savants issus du Danemark ainsi que de plusieurs pays du bassin de la mer Noire, placés sous la responsabilité éditoriale de Pia Guldager Bilde 67. La contribution, forte d’une soixantaine de pages dont une quinzaine consacrée aux renvois bibliographiques, parcourt l’entier des côtes du Pont-Euxin. Les auteurs notent une intensification dans l’organisation de colloques et de collaborations internationales ainsi qu’un accroissement des travaux d’édition. Olbia et la partie occidentale de la Crimée bénéficient d’un traitement particulier où l’on perçoit les inclinations personnelles des auteurs. Taures, Sarmates et Scythes « tardifs » profitent de nouveaux élans scientifiques alors que le royaume du Bosphore Cimmérien est traité avec plus de parcimonie.

65. M. J. Treister, Y. G. Vinogradov, « Archaeology on the Northern Coast of the Black Sea ». 66. On citera encore l’article de M. Yu. Treister, « Archaeological news from the Northern Pontic Region », qui partage avec la contribution précédente dessein et structure. 67. P. G. Bilde et al., « Archaeology in the Black Sea Region in 1993-2007 ». 42 ÉTUDES DE LETTRES

c) Récentes synthèses

Les publications évoquées ci-dessous témoignent du regain d’intérêt que connaissent les établissements grecs du bassin de la mer Noire antique, et son littoral septentrional en particulier. Destinés à un public occidental qui n’aurait pas accès à la littérature originale, ces ouvrages constituent avant tout des compilations de données archéologiques récoltées durant de longues années de fouilles et présentées par des chercheurs reconnus. Ils traitent des établissements grecs qui s’égrenaient à intervalle régu- lier sur les rives du bassin pontique de manière individuelle et sans pré- tendre à dresser une synthèse historique ou archéologique valable pour l’ensemble de la région. Outre ces ouvrages, quelques revues occidentales spécialisées ont pour vocation de servir de plateforme aux chercheurs intéressés à cette aire géographique en publiant leurs contributions sur le sujet en traduction 68.

Jochen Fornasier, Burkhard Böttger (Hrsg.), Das Bosporanische Reich, Mainz, 2002.

L’ouvrage édité en 2002 par J. Fornasier et B. Böttger offre à un public germanophone l’opportunité d’une première familiarisation avec les résultats récents de la recherche archéologique depuis la somme publiée à Berlin par Gajdukevič sur le royaume du Bosphore Cimmérien. Se pliant aux contraintes éditoriales de la série des Bildbände zur Archäologie paraissant à l’enseigne de P. von Zabern, ce volume offre un bilan des fouilles archéologiques menées en Russie de concert avec des universi- taires allemands 69 et illustre le renforcement des liens de collaboration scientifique établis notamment depuis la création, au sein du Deutsches Archäologisches Institut, d’un département d’Eurasie. La contribution des éditeurs, dédiée à l’historique de la recherche, nous paraît bienve- nue : elle est très éclairante des conditions auxquelles l’archéologie et, en particulier, les archéologues russes, puis soviétiques, eurent à s’accom- moder, s’affranchissant ici de difficultés de terrain, là d’un corset idéolo- gique. Bien qu’elles fassent relativement peu de place au traitement des

68. On mentionnera à titre d’exemple Ancient West & East, Il Mare Nero ou Ancient Civilizations from to Siberia. 69. Ainsi en est-il des fouilles de Taganrog, Tanaïs et Vyšesteblievskaja. INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 43 interactions entre Grecs et Barbares 70, les contributions remplissent le but qui leur était assigné en renseignant un large public des dernières avancées de l’exploration de terrain et en fournissant une importante couverture photographique des éléments exposés. En ce sens, l’ouvrage publié à Mayence a toute son utilité et sert dorénavant de point de départ à toute recherche afférant à ce royaume des marges de l’oikouménè.

D. V. Grammenos, E. K. Petropoulos (eds), Colonies in the Black Sea, Thessaloniki, 2003, 2 vols (1431 pages).

Dans sa brève introduction aux deux volumes, D. V. Grammenos énonce les buts généraux que se sont fixés les éditeurs de ce projet aux allures encyclopédiques, soit présenter sous la forme d’un recueil les décou- vertes archéologiques réalisées sur les sites d’une quarantaine de colo- nies grecques fondées sur tout le pourtour du bassin pontique et offrir ainsi au public occidental l’opportunité de se familiariser avec les inves- tigations d’archéologues dont les recherches sont, la plupart du temps, réputées peu ou pas accessibles. Les contributions rassemblées par E. K. Petropoulos, docteur de l’Université Lomonossov de Moscou, sont de la plume de spécia- listes avérés, en charge de la fouille de sites qu’ils pratiquent depuis de nombreuses années. Les informations fournies sont donc de première main – un atout indiscutable de cette édition en deux forts volumes 71. Les éloges que mériterait pareille entreprise sont toutefois sérieusement entamés par des insuffisances manifestes intervenant tant au niveau rédactionnel qu’éditorial. B. Baebler s’indigne de la qualité très variable des traductions, confiées sans doute à des profanes, ce qui nuit non seule- ment à l’intelligibilité de certains articles, mais porte également préjudice

70. Dans sa recension rédigée pour Sehepunkte, F. S. Knauss dit sa frustration de ne voir traitée la problématique des populations indigènes qu’accessoirement à la présence hellénique dans cette région. 71. Vol. 1 : Pontica – Mesambria-Odessos-Histria – Olbia, Bérézan – Chôra d’Olbia – Kerkinitis – Chersonèse – Théodosie ; Vol. 2 : Panticapée – Nymphée – Myrmèkion, Porthmion – Kytée – Kèpoi, Phanagorie, Taganrog – Gorgippia – Hermonassa – Tanaïs – Patraeus, Cimmeris, Achilleion – Chôra bosporane – Dioscurias – Gyenos – – Amisos – Sinope – Heracleia Pontica-Amastris. 44 ÉTUDES DE LETTRES

à la visée première de l’œuvre 72. L’article introductif de E. Petropoulos manque hélas son but et, loin de se poser en prémices méthodologiques à la matière présentée, rend patente l’absence d’un suivi éditorial, qui laisse à la critique un sentiment ambivalent. On rendra cependant grâce aux éditeurs de s’être risqués à publier un panorama représentatif des colonies grecques dans le but de permettre de nouvelles discussions avec les spécialistes de l’Ouest.

D. V. Grammenos, E. K. Petropoulos (eds), Ancient Greek Colonies in the Black Sea 2, Oxford, 2007, 2 vols (1262 pages).

Cette nouvelle livraison ne le cède en rien à la précédente par la somme impressionnante d’informations qu’elle contient. Elle complète la paru- tion de 2003 en présentant d’autres sites archéologiques, omis pré- cédemment, du pourtour pontique de la Bulgarie à la Turquie 73. Les villes de ou Trapézonte, par exemple, trouvent place dans cet ouvrage, quand bien même, comme le souligne à raison V. Kozlovskaya, les cités des côtes septentrionales de la Turquie demeurent les parents pauvres de la recherche archéologique 74. Une série d’essais aux sujets variés – onomastique, numismatique, céramologie, etc. – étoffe encore la présentation des sites archéologiques sans qu’aucun lien thématique ne les unisse. Aussi, bien que l’effort consenti de rassembler un maté- riel gigantesque auprès d’une pléiade de spécialistes de plusieurs pays aux traditions d’érudition différentes soit salué, les critiques formulées à l’endroit de cette entreprise grandiose demeurent aiguës. Tant Gocha R. Tsetskhladze que son collègue américain Stanley Burstein relèvent

72. B. Baebler, « D. V. Grammenos, E. K. Petropoulos, Ancient Greek Colonies in the Black Sea ». 73. Nous nous contentons de citer les sites archéologiques présentés dans l’ortho- graphe adoptée par l’éditeur, pour le volume 1 : Dionysopolis – Bizone – Durankulak – Kallatis – Tomis – Tyras – – Achilles on the island of Leuke – Olbia Pontica ; pour le volume 2 : Distant Chora of Taurian and the City of Kalos Limen – – Small and poorly studied towns of the ancient Kimmerian Bosporos – Iluraton – Torikos – Akra and its chora – – Ancient greek settlements in Eastern Thrace – Cotyora, Kerasus and Trapezus : The three colonies of Sinope. 74. Cf. V. Kozlovskaya, « Dimitrios V. Grammenos, Elias K. Petropoulos (eds), Ancient Greek Colonies in the Black Sea 2 ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 45 l’absence cruelle de structure de l’édition, l’inexistence d’une ligne éditoriale, qui font des volumes publiés des miscellanées 75.

Notre tour d’horizon des publications consacrées à l’archéologie et à l’histoire antique du littoral nord de la mer Noire trouve son épilogue naturel dans le champ éditorial francophone, car on peut évoquer à juste titre l’intérêt précoce de savants français pour les antiquités de ce qui était alors le sud de l’Empire russe. Pionnier en ces terres, Désiré Raoul- Rochette (1789-1854) s’entiche assez de cette contrée pour en brosser l’âge classique, dans un ouvrage paru en 1822 à Paris 76. Le XIXe siècle ne s’achèvera pas sans que paraisse une autre synthèse des découvertes archéologiques récentes réalisées en Russie méridionale, sous la plume de Salomon Reinach. Adaptées de la somme publiée par F. Gille, les Antiquités du Bosphore Cimmérien de Reinach sortent de presse en 1892 77. Les antiquités de Russie méridionale, devenue entretemps soviétique, trouveront un nouvel adepte en la personne de Pierre Lévêque (1921- 2004). L’infatigable historien de l’Antiquité, fondateur à l’Université de Besançon d’une nouvelle approche – décomplexée de tout a priori idéologique – de la matière historique, s’engagea dans l’étude de l’es- clavage comme phénomène social au sein des sociétés antiques. Savant multiforme, « décalé », comme le soulignait Pierre Brûlé dans son hom- mage 78, Pierre Lévêque sustenta sa curiosité vagabonde par l’explora- tion du bassin de la mer Noire – ouvrant maintes fois les colonnes de la revue Dialogues d’histoire ancienne aux savants soviétiques –, et sa curio- sité analytique par son intérêt pour le marxisme comme outil de lecture des faits historiques. Le cercle des antiquisants soviétiques, puis russes, rendirent à l’éditeur du « Pont-Euxin vu par les Grecs » un hommage appuyé : l’ouvrage de Pierre Lévêque paru en 1969 à Paris, Le monde

75. G. R. Tsetskhladze, « Grammenos (D. V.), Petropoulos (E. K.) (eds), Ancient Greek Colonies in the Black Sea 2 », et S. Burstein, « Dimitrios V. Grammenos, Elias K. Petropoulos (eds), Ancient Greek Colonies in the Black Sea 2 ». J. Morin, « The Greek Expansion to the Black Sea » est plus modéré dans son appréciation. 76. Les fameuses « Antiquités grecques du Bosphore-Cimmérien ». 77. S. Reinach, Antiquités du Bosphore Cimmérien. 78. P. Brûlé, « Hommage à Pierre Lévêque ». 46 ÉTUDES DE LETTRES hellénistique, fut traduit en russe durant la Perestroïka et augmenté d’une postface de la main de G. A. Košelenko 79. Il revient à l’initiative d’Yvon Garlan, un des promoteurs de l’étude du timbre amphorique en France, d’avoir patiemment récolté les articles d’archéologues et d’historiens issus de l’ancienne Union soviétique pour le compte des Dossiers d’archéologie 80. Les meilleurs spécialistes contri- buèrent à cette publication richement illustrée et traduite avec soin à l’at- tention d’un large public 81. Košelenko ouvre la série d’études par une présentation où il évoque les spécificités de la colonisation grecque sur le littoral septentrional de la mer Noire et la conquête russe des nou- veaux rivages de l’Empire. Dans le lointain sillage d’Hérodote, le lecteur découvrira Olbia, Chersonèse, Panticapée et le royaume du Bosphore Cimmérien, sa partie asiatique et ses kourganes – symboles d’une mixité culturelle à la marge du monde habité. Les investigations scientifiques franco-russes entreprises sur la presqu’île de Taman en 1997 sont l’occasion d’une communication de Christel Müller publiée dans le Bulletin de Correspondance Hellénique. Il y est fait rapport d’une campagne d’exploration conjointe à l’Ecole française d’Athènes et à l’Institut d’archéologie de Moscou visant à reconstituer l’environnement ancien et actuel de la presqu’île par l’utili- sation d’une technologie moderne et adaptée à cette région. Ces travaux permettent de préciser le relief littoral de l’endroit : jusqu’à l’Antiquité tardive, la presqu’île se détachait des pieds du Caucase en une grande île augmentée de trois ou quatre îlots 82. Dans la livraison de l’année 2000 du même Bulletin, Christel Müller affiche désormais l’ambi- tion de fournir une chronique régulière des sites fouillés du Bosphore Cimmérien, qu’elle réalisera durant les années suivantes, en suivant l’ordre géographique de présentation des sites archéologiques adopté plus

79. Cette postface présente un intérêt historiographique particulier : à la veille de la chute de l’URSS, Košelenko s’ingénue à justifier la terminologie employée par P. Lévêque, plus précisément, à en redresser les écarts en regard de la doctrine soviétique. 80. A A.V V., Entre Scythes et Grecs. 81. Ce beau panorama est servi notamment par les plumes éprouvées de V. D. Kouznetsov, S. D. Kryjitskij, V. M. Zoubar, V. P. Tolstikov, E. M. Alekseeva, E. A. Savostina, A. A. Maslennikov ou T. M. Arsenieva, qui figurent parmi les meilleurs spécialistes soviétiques de cette époque. 82. Ch. Müller et al., « Péninsule de Taman ». INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 47 tôt par G. A. Košelenko dans la publication qu’il dirigeait en 1984 83. Ce pari audacieux arrime à nouveau la recherche archéologique française contemporaine à une tradition dont elle s’était éloignée. La systématique engagée et le concours acquis des responsables russes et ukrainiens en charge des fouilles assurent un accès sérieux et documenté au lecteur francophone intéressé par le royaume du Bosphore Cimmérien, par Olbia et Chersonèse 84. Les chroniques de 2002 et 2004 sont bien docu- mentées et offrent un aperçu de choix des derniers travaux en recherche archéologique menée dans le Bosphore Cimmérien 85. Certainement très précieuse à un public ignorant du russe, la chronique tenue par Ch. Müller manque toutefois de réintégrer les problématiques agitées par ses collègues de l’ex-URSS au contexte dont elles sont issues, à cet héritage prérévolutionnaire et, ensuite bien sûr, soviétique. Par souci de clarté, nous semble-t-il, ce champ d’études extraordinaire (pour qui ose s’y introduire) demande à être appréhendé avec son contexte historique sous peine d’apparaître tronqué voire nivelé et déprécié de ses spécificités.

IV. Conclusion

De ce bref parcours à travers l’histoire de l’archéologie des Etats grecs fondés sur le littoral septentrional de la mer Noire, du royaume du Bosphore Cimmérien en particulier, nous pouvons tirer quelques conclu- sions générales aptes à ouvrir de nouvelles perspectives de recherche. Loin d’être anecdotique, le retour amorcé aux écrits de nos prédécesseurs du XIXe siècle est riche d’enseignements multiples dont le moindre n’est pas, pour un archéologue, le témoignage du voyageur curieux faisant

83. Ch. Müller utilise, comme point de départ de ses comptes rendus bibliogra- phiques, la publication dirigée par Košelenko (cf. la recension rédigée par A. Wąsowicz, « Une nouvelle Archéologie de l’URSS »). 84. La livraison de l’an 2000 (Ch. Müller, « Chroniques des fouilles et découvertes archéologiques dans le Bosphore cimmérien ») passe successivement en revue les sites de Panticapée, Nymphaion, Myrmèkion, la chôra du Bosphore – Cap Kazantip – Phanagorie – Gorgippia – Képoi – Patrasys – Ilitch – Jubilejnoe – Blagovechenskoe, enfin la région de Novorossijsk. 85. Ch. Müller « Chroniques des fouilles et découvertes archéologiques dans le Bosphore cimmérien (mer Noire septentrionale) II » et « Chroniques des fouilles et découvertes archéologiques dans le Bosphore cimmérien (mer Noire septentrionale) III ». 48 ÉTUDES DE LETTRES rapport détaillé de sites archéologiques aujourd’hui dégradés par l’acti- vité humaine ou abîmés par les éléments naturels. Ce travail de redé- couverte d’un héritage d’érudition n’en est encore qu’à ses débuts, tant en Russie que dans le monde occidental. Car l’intérêt porté à cette volu- mineuse documentation dépasse de beaucoup de pures préoccupations archivistiques. Malgré tous les débats qu’il a vu naître en Russie, sur l’appartenance culturelle, politique ou religieuse du pays à l’Europe ou à l’Asie par exemple, le XIXe siècle représente un segment commun de l’histoire et des valeurs que prétendent partager les grandes puis- sances européennes, de l’entrée d’Alexandre Ier à Paris en vainqueur de Napoléon à la venue de Félix Faure à Saint-Pétersbourg, en allié de la Russie impériale. La période qui suit la chute du tsarisme n’en est pas moins intéressante. Bientôt engoncée dans un corset idéologique étroit, l’archéologie – et les sciences de l’Antiquité en général – se soumet à une redéfinition de ses tâches. C’est ainsi que l’archéologue soviétique des établissements grecs de la mer Noire obéit à de nouvelles prescriptions dictées par des prin- cipes doctrinaires. L’indispensable distance critique maintenant acquise, depuis la chute de l’URSS et l’avènement, en Russie même, d’une géné- ration libre de la propagande soviétique, une nouvelle approche de l’ar- chéologie telle qu’elle était exercée en URSS doit poindre ; plus ouverte à mesure qu’elle se sera affranchie d’a priori idéologiques, elle parviendra à dresser le portrait sincère d’une discipline, à en dégager les fondements, à en établir les évolutions et à en apprécier la portée épistémologique. Enfin, les publications récentes compilant des données essentielles à la connaissance même de sites archéologiques du Pont-Euxin et à leur intégration dans l’oikouménè méditerranéenne doivent stimuler les démarches scientifiques visant à la confrontation des données et à leur systématisation progressive. Parallèlement, nous semble-t-il, l’héritage des problématiques traitées durant l’URSS, encore mal assumé, mérite d’être réinvesti et recontextualisé pour une meilleure appréciation des traits originaux et des apports réels de l’archéologie soviétique.

Pascal Burgunder Institut d’Archéologie et des Sciences de l’Antiquité Université de Lausanne INTRODUCTION À L’ARCHÉOLOGIE 49

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Crédits iconographiques

Fig. 1 : Estampe de R. Rahn, graveur J. Notz.

Fig. 2 : Archives du Musée des Antiquités de Théodosie, N° inv.Ф -1095.

Fig. 3 : Archives de l’Académie des Sciences de Russie, Saint-Pétersbourg. ПФА РАН, РХ Оп. 1-1, Д.42, нег. 1380.

LA COLONISATION GRECQUE DU BOSPHORE CIMMÉRIEN

Les colons arrivés sur les rives du détroit de Kertch se sont trouvés en contact étroit non seulement avec les populations d’agriculteurs barbares (les Sindes et les Méotes), mais aussi avec des populations nomades (les Scythes). La colonisation des rives du détroit a commencé entre la fin du VIIe s. et le début du VIe s. av. J.-C. Les mouve- ments périodiques des Scythes à travers le Bosphore (Hérodote IV.28), durant l’hiver, ont exercé une forte influence sur ce processus. Les Grecs ont fondé sur les rives du détroit une trentaine d’établissements, mais tous n’étaient pas des cités-Etats. Le recou- pement des sources que nous possédons permet de supposer que sept de ces établisse- ments étaient des poleis : Théodosie, Panticapée, Nymphaion, Phanagorie, Hermonassa, Kèpoi et Port des Sindes/Gorgippia, alors que les autres établissements furent proba- blement fondés à la suite de la colonisation interne de la région (Kytée, Myrmèkion, Tiritaka, Porthmion, etc.).

La colonisation grecque du nord de la mer Noire, dont la colonisation du Bosphore Cimmérien constitue une partie intégrante, représente un problème scientifique extrêmement complexe qui a donné lieu à une importante littérature vulgarisée et spécialisée 1. Et pourtant, bien

1. Voir E. H. Minns, Scythians and Greeks, p. 563-566 et 569 sq., ainsi que M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South , p. 65 sq. ; V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 15-31 ; Ju. G. Vinogradov, Pontische Studien, p. 5 ; G. A. Koshelenko, V. D. Kuznetsov, « of the Bosporus », p. 249- 263 ; A. A. Iessen, Grečeskaja kolonizacija Severnogo Pričernomor’ ja, ejo predposylki i osobennosti ; V. D. Blavatskij, « Arkhaičeskij Bospor » ; V. V. Lapin, Grečeskaja koloni- zacija Severnogo Pričernomor’ ja ; F. V. Šelov-Kovedjaev, « Istorija Bospora v VI-IV vv. do n. è. », p. 57-59 ; Ju. A. Vinogradov, « Nekotorye diskussionnye problemy grečeskoj kolonizacii Bospora Kimmerijskogo ». 58 ÉTUDES DE LETTRES des questions sur l’appropriation par les Grecs des rives du détroit de Kertch (l’ancien Bosphore Cimmérien) restent aujourd’hui encore très discutées. De plus, il est évident que toutes sortes de circonstances ont influencé le développement de la colonisation grecque, liées aussi bien au contexte dans la métropole qu’à celui prévalant sur la rive nord du Pont. Etant donné les dimensions restreintes de cet article, je n’aborde- rai pas des aspects aussi importants que la situation militaire et poli- tique de l’Asie Mineure des VIIe et VIe s. av. J.-C., le développement de l’art de la navigation en Grèce, les connaissances grecques en matière de géographie, etc., qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, agi sur le développement du processus de colonisation. Je ne voudrais pas non plus m’attarder sur un problème qui a longuement été débattu parmi les chercheurs russes et en particulier soviétiques, à savoir le but de la péné- tration grecque dans cette région : les raisons en étaient-elles agricoles ou commerciales ? 2 Une telle approche paraît aujourd’hui peu produc- tive, et je ne voudrais pas perpétuer inutilement une dispute qui n’a que trop duré. Le but de mon article est de présenter de nouveaux matériaux archéologiques, découverts ces dernières années dans la région du détroit de Kertch, et de proposer quelques nouvelles approches dans l’étude de la colonisation grecque et dans l’étude de l’histoire première des colonies (apoikiai) grecques du Bosphore. Le détroit de Kertch occupe la partie nord-est de la mer Noire : il baigne, à l’est, la péninsule de Taman, et à l’ouest, la Crimée orientale (péninsule de Kertch) (pl. II). Selon l’idée que s’en faisaient les géo- graphes de la Grèce antique, c’est là que passait la frontière entre l’Europe et l’Asie (Hérodote IV.45 ; Strabon VII.4.5, XI.2.1) ; en conséquence, la péninsule de Taman faisait partie de l’Asie (Bosphore asiatique), tandis que l’est de la Crimée faisait partie de l’Europe (Bosphore européen). Avant toute chose, il est essentiel de relever que le Bosphore Cimmérien a été l’un des centres les plus importants de la colonisation grecque du nord de la mer Noire avec Olbia et Chersonèse Taurique. Mais on peut dire d’emblée bien plus : le Bosphore a été une sorte de pont entre deux parties du monde, entre différents peuples et différentes cultures locales. Il n’en demeure pas moins que malgré une situation géographique indu- bitablement avantageuse, nous ne savons presque rien de la population

2. Voir I. B. Brašinskij, A. N. Ščeglov, « Nekotorye problemy grečeskoj kolonizacii », p. 30 sq. LA COLONISATION GRECQUE 59 du Bosphore avant l’arrivée des Grecs. On peut supposer qu’avant le début de la colonisation grecque, il ne devait exister sur les rives du détroit que de petits villages isolés et peu étendus. Il est clair que la situation géographique du Bosphore représentait un atout très important pour les colons grecs. Les terres fertiles de part et d’autre du détroit promettaient d’abondantes récoltes de blé, les eaux regorgeaient de beaux poissons, etc. 3. Pourtant A. Graham, il y a déjà quarante ans, remarquait à juste titre que les « geographical factors do not in themselves determine the pattern of Greek colonization » 4. Les modes d’interaction des colons avec les populations locales ont consti- tué un facteur très important de la pénétration grecque dans les régions colonisées ; plus précisément, leur niveau de développement économique et social a influencé le processus de colonisation. En ce qui concerne le détroit de Kertch, les Grecs y ont été en contact étroit non seulement avec la population d’agriculteurs barbares du côté asiatique (des Sindes et des Méotes), mais aussi avec la population de nomades qui, au moment de la colonisation, était constituée de Scythes nomades. Il faut remarquer également que parmi les Etats grecs de la région, le Bosphore était le centre le plus oriental : il se trouvait effective- ment sur le chemin des migrations de nomades d’est en ouest. Les mou- vements périodiques des nomades vers l’ouest, qui avaient lieu tous les deux cents ans, ont été la cause de changements majeurs dans la situa- tion militaire et politique des steppes, provoquant des répercussions sur le développement de tous les peuples et de tous les Etats qui touchaient cette zone. Ces rythmes de l’Eurasie ont joué un rôle très important pour l’histoire de la région du nord de la mer Noire, dans l’Antiquité comme au Moyen Age, déterminant les étapes historiques principales du développement de tout ce territoire 5. La colonisation du Bosphore, comme on le sait, a commencé entre la fin du VIIe s. et le début du VIe s. av. J.-C., c’est-à-dire après celle du nord-ouest de la mer Noire (établissement de l’île de Bérézan). Il est assez étonnant par ailleurs que la pénétration grecque dans la région de la mer

. 3 Voir F. V. Šelov-Kovedjaev, « Istorija Bospora v VI-IV vv. do n. è. », p. 54 sq. 4. A. J. Graham, « Patterns in Early Greek Colonisation », p. 47. 5. K. K. Marčenko, Yu. A. Vinogradov, « The Scythian Period in the Northern Black Sea Region (750-250 BC) », p. 805-811 ; Ju. A. Vinogradov, « Cimmerian Bosporus », « Rhythms of Eurasia and the Main Historical Stages of the Kimmerian Bosporos in Pre-Roman Times » et « The Cimmerian Bosporus ». 60 ÉTUDES DE LETTRES d’Azov (le Méotide ancien) ait également commencé auparavant. Sur ce point, les vestiges de l’établissement antique situé près de la ville actuelle de Taganrog ont une importance capitale ; il est possible qu’il s’agisse du port de Krèmnoi, mentionné par les auteurs anciens (Hérodote IV.20 et 110 ; Ptolémée III.5.4). Bien que l’établissement ait été recouvert par la mer d’Azov, on trouve souvent de la céramique grecque sur les plages de Taganrog. Ces découvertes permettent de supposer qu’un établisse- ment grec fut fondé à cet endroit dans le troisième quart du VIIe s. av. J.-C. 6. Ainsi, la colonie de Taganrog apparaît comme l’un des établis- sements grecs les plus anciens de toute la côte nord de la mer Noire. Au point de vue chronologique, on ne peut la comparer qu’avec la colonie de l’île de Bérézan. Le mobilier archéologique provenant de ce site donne des informations extrêmement précieuses sur les débuts de la pénétra- tion des Grecs dans la partie nord-est du Pont. De plus, il permet de comprendre l’une des particularités fondamentales de l’appropriation de territoires nouveaux par les colons. Cette appropriation ne s’est pas du tout déroulée progressivement ! Cette circonstance fait naître toute une série de questions qui néces- sitent une explication scientifique. Tout d’abord, pourquoi les colons, ayant traversé le détroit de Kertch, n’ont-ils fondé aucune colonie sur ses rives ? Pourquoi ce territoire est-il apparu aux Grecs comme « interdit », en quelque sorte ? Pourquoi la colonie grecque la plus ancienne du nord- est du Pont est-elle aussi la plus éloignée ? Cette situation s’explique peut- être par la situation démographique dans la région du détroit, et plus particulièrement par les migrations périodiques des Scythes à travers le Bosphore 7. Hérodote a décrit ces migrations hivernales au livre IV de ses Histoires (IV.28). L’hypothèse la plus vraisemblable est que les Scythes ont traversé le détroit gelé dans sa partie la plus étroite, près de l’an- cien Porthmion, où se trouve maintenant encore le passage de la Crimée vers Taman 8. A cet endroit, la largeur du détroit est d’environ quatre kilomètres.

6. V. P. Kopylov, P. A. Larjonok, Taganrogskoe poselenie, p. 5 ; V. P. Kopylov, « Taganrogskoe poselenie v sisteme rannegrečeskikh kolonij Severnogo Pričernomor’ja ». 7. M. Ju. Vakhtina, Ju. A. Vinogradov, E. Ja. Rogov, « Ob odnom iz maršrutov voen- nykh pokhodov i sezonnykh migracij kočevykh Skifov » ; Ju. A. Vinogradov, « Bospor Kimmerijskij » ; mais comparer avec Ju. G. Vinogradov, Pontische Studien, p. 109 sq. 8. Voir M. Ju. Vakhtina, « Porfmij – grečeskij gorod u perepravy čerez Kimmerijskij Bospor ». LA COLONISATION GRECQUE 61

Il ne fait aucun doute que les déplacements des nomades ont paru aux Grecs inhabituels et même dangereux. Il est possible qu’au vu de cette situation, ces derniers aient décidé d’éviter le détroit et de fonder leur colonie relativement près de celui-ci, sur la côte de la mer d’Azov. Depuis là, c’est-à-dire depuis un poste moins dangereux, ils avaient la possibilité de surveiller la situation du Bosphore. Ainsi, l’influence barbare sur le développement de la colonisation grecque dans cette région a commencé à se faire sentir dès le tout début du processus. Le kourgane scythe de Temir-Gora, qui se trouve à l’est de la Crimée, non loin de la ville de Kertch, est un vestige archéologique impor- tant témoignant des migrations de nomades à travers le Bosphore. En 1870, au moment des fouilles de ce tertre, on découvrit une sépulture très représentative 9. Elle consistait en un ensemble d’objets en os, orne- mentés dans ce qu’on appelle le style animalier des Scythes. On a aussi trouvé à cet endroit un vase grec peint, datant des années 40 du VIIe s. av. J.-C. 10. Ce vase apparaît comme l’objet le plus ancien provenant des kourganes scythes du nord de la mer Noire. Pourtant, par la suite, entre le premier et le deuxième quart du VIe s. av. J.-C., malgré les traversées répétées des nomades en hiver, toute une série de colonies grecques furent fondées sur les rives du détroit. Les auteurs anciens nomment environ trente colonies de ce genre ; certaines d’entre elles sont qualifiées de villes, d’autres de petites villes ou même de villages 11. Je ne peux être d’accord avec la conception de la colonisation grecque qui traite toutes les colonies grecques du début comme des apoikiai ou des city-states. Le problème de la grecque coloniale, comme on le sait, est extrêmement complexe et délicat pour l’analyse scientifique. La formule « une ville – une apoikia – une polis » me paraît trop générale. Bien sûr, il existait dans le Bosphore des établissements importants, fondés dès le début comme des apoikiai ou des city-states ; mais en elle- même cette appellation nécessite des preuves, une confirmation à travers des matériaux concrets. Dans un article consacré à cette question, j’ai

9. M. I. Artamonov, Sokrovišča skifskikh kurganov v sobranii Gosudarstvennogo Ermitaža, p. 25 ; L. K. Galanina, N. L. Grach, Scythian Art, p. 20 sq. 10. L. V. Kopejkina, « Raspisnaja rodossko-ionijskaja ojnokhoja iz kurgana Temir- Gora ». 11. Voir V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 32-38 et 170-255. 62 ÉTUDES DE LETTRES essayé de proposer une possibilité de séparation des poleis du Bosphore, en m’appuyant sur trois catégories de sources : les informations concer- nant la fondation des colonies, les ethnika des habitants et la monnaie 12. Les sources écrites sur la colonisation grecque du Bosphore sont tout à fait restreintes, mais nous avons tout de même des témoignages concer- nant la fondation de six colonies : Théodosie, Panticapée et Kèpoi ont été fondées par des Grecs de Milet, Phanagorie par des Grecs de Téos, Hermonassa par des Ioniens ou des Eoliens, Gorgippia (à l’origine Port des Sindes) par des Grecs du Bosphore. Il est étonnant que les auteurs anciens, ayant décrit les événements de la plus lointaine histoire du Bosphore, n’aient mentionné en fait que ces colonies et n’aient pas dit un mot de Myrmèkion, Tiritaka ou Porthmion. Ces témoignages, dans l’ensemble, sont confirmés par les données sur les ethnika et sur la monnaie du Bosphore. Dans les sources écrites et dans les documents épigraphiques, on trouve les ethnika des habitants (citoyens ?) de Théodosie, Panticapée, Nymphaion, Phanagorie, Kèpoi, Hermonassa et Gorgippia. Le monnayage apparaît bien entendu comme une preuve importante du statut de polis de la ville grecque. Les villes bosporanes à battre monnaie aux VIe et Ve s. av. J.-C. étaient Panticapée, Théodosie, Nymphaion, Phanagorie, et plus tard Gorgippia 13. Toutes ces données sont reproduites dans le tableau ci-contre. On observe aisément, grâce à ce tableau, que tous les groupes de sources ne coïncident pas. Néanmoins, il y a matière à supposer que Théodosie, Panticapée, Nymphaion, Phanagorie, Hermonassa, Kèpoi et Gorgippia étaient de véritables poleis, tandis que les autres établissements – quelques douzaines, mentionnés dans les sources écrites et dans les données archéo- logiques – furent probablement fondés à la suite de la colonisation interne de la région (Kytée, Myrmèkion, Tiritaka, Porthmion, etc.) ; de ce fait, ils devaient vraisemblablement faire partie de telle ou telle polis 14. Bien sûr, je ne peux pas exclure totalement le fait que certaines de ces colonies rela- tivement petites n’aient été fondées comme des poleis, mais ce serait une exception qui ne changerait pas la règle elle-même.

12. Ju. A. Vinogradov, « K probleme polisov v rajone Bospora Kimmerijskogo », ainsi que « Bospor Kimmerijskij », p. 221-223. 13. Voir D. B. Šelov, Coinage of the Bosporus VI-II centuries BC. 14. Comparer avec G. R. Tsetskhladze, « A Survey of the Major Urban Settlements in the Cimmerian Bosporos ». LA COLONISATION GRECQUE 63

Information concer- Villes Ethnikon Monnaie nant la fondation Théodosie + + + Panticapée + + + Phanagorie + + + Hermonassa + + – Kèpoi + + – Nymphaion – + + Port des Sindes/ + + + Gorgippia Myrmèkion – – – Tiritaka – – – Porthmion, etc. – – – Tanaïs + + –

Villes du Bosphore Cimmérien. (les cités-Etats sont désignées en italique.)

On peut comparer le résultat obtenu avec les données relativement tardives connues sur Tanaïs. Cette colonie grecque fut fondée sur le delta du Don dans le premier quart du IIIe s. av. J.-C. 15. Strabon rapporte que Tanaïs fut fondée par des habitants du Bosphore (Strabon XI.2.3) et qu’elle joua un rôle très important pour l’histoire régionale 16. Tanaïs n’a jamais frappé sa propre monnaie, mais on connaît l’ethnikon d’une partie de sa communauté de citoyens : les Tanaïtes 17. A nouveau, malgré l’absence de certains signes importants du statut de polis, on peut sup- poser avec certitude que Tanaïs apparaissait comme une véritable polis autonome 18. A ce propos, il est impératif de souligner encore une fois que pour une compréhension adéquate de la colonisation grecque du

15. D. B. Šelov, i Nižnij Don v III-I vv. do n.è., p. 23 ; T. M. Arsenyeva, « Tanais », p. 1052. 16. Voir D. B. Šelov, Tanais i Nižnij Don v III-I vv. do n.è. 17. V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 251, 254 sq., 337, 362 sq. ; T. M. Arsenyeva, « Tanais », p. 1081. 18. D. B. Šelov, Tanais i Nižnij Don v III-I vv. do n.è., p. 201 sq. et « Tanais – èllinističeskij gorod », p. 48 sq. 64 ÉTUDES DE LETTRES

Bosphore, il est fondamental de mettre en exergue les colonies grecques les plus importantes de cette région, et non pas de les assimiler les unes aux autres en se référant aux conceptions vagues de petites poleis, petites villes, etc. Il est extrêmement curieux que les établissements grecs les plus anciens du Bosphore européen aient été de dimensions relativement importantes et que plus tard, ils aient été de surcroît transformés en villes. On peut supposer que cette situation s’explique à nouveau par des facteurs démo- graphiques : la proximité de la Scythie du Caucase septentrional 19 et les mouvements périodiques des groupes de Scythes à travers le détroit gelé (déplacements mentionnés par Hérodote IV.28). Les vestiges archéolo- giques permettent de penser que les nomades avaient fondé une union très puissante dans la région nord du Caucase. Les chefs de cette union, de toute évidence, pouvaient sans difficulté exercer leur contrôle sur la région du détroit, et même exiger des Grecs certains tributs, des cadeaux coûteux, etc. Pourtant le facteur le plus important à intervenir dans le bilan démographique du Bosphore, comme je l’ai déjà dit, tient dans les déplacements périodiques des Scythes. Il n’y a aucun doute que ceux-ci représentaient un danger non négligeable pour les Grecs. Le plus plau- sible est que ce soit justement pour cette raison que les colons bosporans n’aient pas pu créer un système de colonies agricoles dans les environs de leurs villes, comparable à la chôra archaïque d’Olbia 20. La construc- tion de villages sur le chemin des nomades était une entreprise vouée à l’échec. Cette situation a apparemment contraint les Grecs du Bosphore à s’installer dans des colonies relativement importantes et pas trop éloi- gnées les unes des autres. Par la suite, certaines d’entre elles se sont trans- formées en « petites villes agraires », incluses dans le territoire rural de poleis plus importantes telles Panticapée, Nymphaion ou Phanagorie. Malgré cette situation démographique spécifique, il existe de sérieuses raisons de penser que les établissements coloniaux grecs ont d’abord vécu dans une atmosphère paisible, sans signe manifeste de menace extérieure, d’attaque guerrière, etc. Il est probable que lors de la première étape de la

19. Voir A. M. Khazanov, Social'naja istorija Skifov, p. 226 ; A. Ju. Alekseev, Khronografija evropejskoj Skifii VII-IV vv. do n.è., p. 103 sq. ; V. Yu. Murzin, S. A. Skory, « An Essay of Scythian History », p. 57. 20. Voir S. D. Kryžitckij, S. B. Bujskikh, A. V. Burakov, V. M. Otreško, Sel’skaja okruga Ol’vii, p. 22 sq. ; S. D. Kryžitckij, S. B. Bujskikh, V. M. Otreško, Antičnye poselenija Nižnego Pobuž’ ja, p. 10 sq. LA COLONISATION GRECQUE 65 colonisation, les Grecs aient su créer de bonnes relations avec les popula- tions barbares locales, que ce soient les Méotes ou les Scythes. En ce qui concerne Panticapée, nous avons même l’information qu’elle fut fondée avec la permission d’un roi scythe (Steph. Byz. Pantikavpaon). Pourtant, vers la moitié du VIe s. av. J.-C., les colons grecs rencontrèrent de grosses difficultés. Ces difficultés s’expriment en pre- mier lieu par des incendies de grande envergure, dont les archéologues ont découvert la trace à Kèpoi, Myrmèkion et Porthmion. A la même époque, l’établissement de Taganrog, sur la côte de la mer d’Azov, a tout simplement cessé d’exister 21. Il est révélateur qu’on ait découvert assez récemment à Myrmèkion et à Porthmion les vestiges d’une ancienne for- tification datant approximativement de la moitié du VIe s. av. J.-C. 22. Celle-ci apparaît comme l’exemple de système de fortification le plus ancien qui soit connu aujourd’hui dans les colonies grecques du nord de la mer Noire. Il semble que tous ces événements (incendies et construc- tion d’édifices défensifs) soient liés aux attaques des nomades, bien que les attaques barbares de cette époque n’aient pas provoqué de situation de crise dans les steppes du nord de la mer Noire. Il se peut qu’elles n’aient été que les prémices des bouleversements à venir. Le caractère unique de la fortification ancienne de Myrmèkion tient au fait que seule l’acropole a été fortifiée, et non toute la superficie de la colonie 23. Les murs de fortification ont été dégagés sur une longueur totale de vingt mètres. Leur fondation, faite de grandes pierres calcaires grossièrement taillées, mesure plus d’un mètre de largeur. Les interstices entre ces grosses pierres ont été comblés avec de petits cailloux. Les murs eux-mêmes devaient probablement être faits de briques en terre crue. Les ouvrages de fortification qui défendaient l’acropole démontrent avec évi- dence l’habileté des constructeurs, qui ont utilisé avec succès la topogra- phie de l’endroit (pl. III.1). Les murs fermaient avant tout les zones qui permettaient de monter au sommet. C’est le principe du bastion qui a été

21. V. P. Kopylov, « Taganrogskoe poselenie v sisteme rannegrečeskikh kolonij Severnogo Pričernomor’ja », p. 174 sq. 22. M. Ju. Vakhtina, Ju. A. Vinogradov, « Eščje raz o rannej fortifikacii Bospora Kimmerijskogo ». 23. Ju. A. Vinogradov, « Selecting Findings from the », p. 290- 292 ; Ju. A. Vinogradov, A. M. Butyagin, M. Yu. Vakhtina, « Myrmekion – Porthmeus », p. 806 sq. ; Ju. A. Vinogradov, « Nekotorye itogi arkheologičeskikh issledovanij v rajone akropolja Mirmekija » et « Die Befestung der Akropolis von Myrmekion ». 66 ÉTUDES DE LETTRES utilisé pour la construction de ce système défensif, un type de disposi- tion qui ne nécessitait pas d’ériger de tours. De manière générale, on doit reconnaître que le système de fortification de l’acropole de Myrmèkion est parfaitement réussi. D’un autre côté, il faut avouer que ce système est apparu en même temps que les cabanes semi-enterrées 24 et relativement primitives qui constituaient Myrmèkion, donnant à la colonie l’air d’un amoncellement désordonné de constructions d’aspect « semi-barbare ». En ce qui concerne l’étude archéologique de la Myrmèkion archaïque, nous avons encore d’autres découvertes importantes à faire valoir. Les fouilles de l’établissement menées dans les années 80 et 90 du siècle passé se sont concentrées sur l’étude des couches les plus anciennes. Ainsi, au pied du rocher de ce qu’on appelle l’acropole de Myrmèkion, on a décou- vert toute une série de fosses datant du deuxième quart du VIe s. av. J.-C. 25. De telles découvertes sont extrêmement rares sur les sites archéo- logiques du Bosphore. Parmi les trouvailles, on peut mentionner des fragments de céramique corinthienne peinte, d’amphores décorées dans le style de la chèvre sauvage (Wild Goat Style), etc. (pl. III.2-3 et IV.1-2). Toutes ces découvertes permettent de penser que Myrmèkion a été fon- dée durant le deuxième quart du VIe s. av. J.-C., et peut-être même au tournant du premier et du deuxième quart de ce siècle. Il est essentiel de rappeler encore une fois que les résultats de la recherche archéologique contemporaine sur les villes du Bosphore per- mettent de penser qu’à l’origine, pratiquement toutes ces villes devai- ent avoir une allure « semi-barbare », car elles étaient constituées de cabanes semi-enterrées de dimensions modestes et très simples par leur construction 26 (pl. IV.3). Certains chercheurs voient dans ces construc- tions l’ouvrage d’une population barbare, tandis que d’autres rejettent cette hypothèse, estimant que toutes ces constructions enfouies dans le sol et découvertes dans les colonies grecques, « cannot be taken to

24. Il est question de ce que l’on nomme dug out dans la littérature scientifique anglo-saxonne (ndlt). 25. Ju. A. Vinogradov, « Selecting Findings from the Myrmekion Acropolis » ; Ju. A. Vinogradov, A. M. Butyagin, M. Yu. Vakhtina, « Myrmekion – Porthmeus », p. 805 sq. ; Ju. A. Vinogradov, « Nekotorye itogi arkheologičeskikh issledovanij v rajone akropolja Mirmekija », p. 44-48. 26. G. R. Tsetskhladze, « On the Earliest Greek Colonial Architecture in the », p. 225 sq. LA COLONISATION GRECQUE 67 show ethnicity » 27. V. D. Kuznecov rejette de manière générale l’exis- tence même de ce type de construction dans les colonies grecques de la rive nord du Pont 28, ce qui apparaît clairement comme une méprise. Toutefois, les deux conceptions évoquées ci-dessus sont elles aussi exa- gérées ! Les colons ont très bien pu utiliser des méthodes de construc- tion simples pour leurs habitations, caractéristiques des aborigènes, et le point de vue qui considère cette tradition de construction semi-enterrée dans les colonies grecques comme le signe d’une influence barbare me paraît plus réaliste. En même temps, il est indispensable de souligner que la structure et l’aspect extérieur des premières colonies grecques du Bosphore Cimmérien et, de manière générale, de tout le nord de la mer Noire, se distinguent des colonies que l’on connaît en Méditerranée occi- dentale. C’est là, comme on le sait, qu’on a pu mettre en évidence les plus anciens plans d’aménagement de villes grecques. De telles décou- vertes dans la région nord de la mer Noire, comme ce dont nous allons parler plus loin, doivent être considérées, à mon avis, non pas comme une règle, mais plutôt comme une exception. La « phase de construction semi-enterrée » caractéristique de cette région s’achève environ soixante-dix ou quatre-vingts ans après la fonda- tion de l’établissement, c’est-à-dire seulement du temps de la deuxième ou même de la troisième génération de colons 29. La fin de cette étape est marquée par le fait que toutes les cabanes semi-enterrées sont comblées de terre ; à leur place, on a élevé des maisons « en surface » avec des sou- bassements de pierre pour les parois et on a, en outre, tracé des rues, posé des dalles en pierre, etc. (pl. V). Ce tournant décisif est bien visible à Myrmèkion, où il se produit entre les VIe et Ve s. av. J.-C. 30. C’est seulement après ce réaménagement essentiel que les colonies grecques les plus importantes acquièrent une véritable structure urbanistique. Il faut traiter ce phénomène, de toute évidence, comme l’aboutissement d’une période d’adaptation des colons à des conditions plutôt difficiles au

27. S. D. Kryzhitskiy, « Criteria for the Presence of Barbarians in the Population of Early Olbia », p. 18 sq. 28. V. D. Kuznecov, « –Taganrog », p. 919 sq. 29. Ju. A. Vinogradov, « Grečeskaja kolonizacija i grečeskaja urbanizacija Severnogo Pričernomor’ja », p. 107 sq. et « K probleme stanovlenija drevnegrečeskikh gorodov v rajone Bospora Kimmerijskogo ». 30. Ju. A. Vinogradov, A. M. Butyagin, M. Yu. Vakhtina, « Myrmekion – Porthmeus », p. 809. 68 ÉTUDES DE LETTRES niveau climatique, écologique et démographique. A partir de ce moment et environ jusqu’en 480 av. J.-C., les colonies du Bosphore Cimmérien ont été au sommet de leur épanouissement économique et culturel. La fin de la période d’adaptation est marquée par l’apparition de la monnaie bosporane. Panticapée a commencé à produire sa monnaie en argent probablement vers le dernier tiers du VIe s. av. J.-C., c’est-à-dire pra- tiquement en même temps que l’apparition, à cet endroit, de maisons en pierre 31. Les datations plus anciennes de cet événement qui ont été formulées sont, en général, purement spéculatives 32. La présence d’artefacts typiques des cultures locales (avant tout de la céramique modelée, fabriquée sans tour de potier) est une caractéris- tique des stratifications anthropiques des établissements grecs du nord de la mer Noire et, en particulier, du Bosphore 33. L’apparition d’une telle céramique, ici, est incontestablement liée à l’implantation de per- sonnes issues de la population barbare. Je ne peux être d’accord avec les chercheurs (en premier lieu, avec mes collègues de Kiev), qui contes- tent ce point de vue et qui affirment que la céramique modelée, dans les communautés coloniales grecques, « cannot serve at all as reliable evidence on ethnicity » 34. Il est étonnant que la céramique modelée soit la plus nombreuse dans les couches anciennes des colonies grecques. A Myrmèkion, par exemple, elle constitue 24% à 37% de tout le complexe céramique 35. Dans les stratifications plus tardives, ce pourcentage se réduit à moins de la moi- tié. De plus, les matériaux anciens des colonies du Bosphore peuvent être répartis en trois groupes importants, qui présentent des ressemblances avec la céramique des différents groupes de la population locale : la céra- mique de la steppe (scythe), de la Crimée des montagnes (taurique) et la céramique de la région du Kouban (méote). L’étude attentive de la céramique modelée des villes du Bosphore prouve encore un fait de toute première importance : à savoir que les différentes colonies grecques ont

31. V. A. Anokhin, Istorija Bospora Kimmerijskogo, p. 6 ; A. E. Tereščenko, « O poja- vlenii monetnogo dela na Bospore Kimmerijskom ». 32. V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 523 ; D. B. Šelov, Coinage of the Bosporus VI-II centuries BC, p. 10 sq. 33. Voir E. G. Kastanajan, Lepnaja keramika bosporskikh gorodov. 34. S. B. Buyskikh, « Contacts between Greeks and Non-Greeks on the Lower Bug in the Sixth and Fifth Centuries BC », p. 32. 35. Ju. A. Vinogradov, « Mirmekij », p. 102. LA COLONISATION GRECQUE 69 eu des contacts étroits surtout avec tel ou tel peuple barbare. Dans le mobilier archéologique de Nymphaion, par exemple, on peut observer des liens avec la culture de la population des montagnes de Crimée, alors que Myrmèkion entretenait des contacts avec les Méotes, c’est-à-dire avec des tribus qui étaient établies de l’autre côté du Bosphore. A propos de ces observations de type archéologique, il faut relever que l’ethnographie, aujourd’hui, a démontré de manière convaincante que la production de céramique modelée était liée à l’activité des femmes. On peut donc supposer que les colons grecs étaient en contact avec les tribus locales non seulement au niveau économique et politique, mais aussi dans le cadre de relations conjugales. De tels liens garantissaient le maintien du potentiel démographique des communautés de colons grecs créées depuis peu 36. On peut dire avec une quasi-certitude que la forma- tion de poleis dans le Bosphore a dû conduire à des mariages mixtes entre Grecs et Barbares. Il convient de se ranger à l’opinion de D. Braund qui conclut, à propos de la colonie d’Olbia, que la plupart des colons, si ce n’est même tous les colons, étaient des hommes jeunes, surtout au stade premier du processus de colonisation, et c’est principalement en milieu barbare qu’ils pouvaient se trouver des fiancées 37. Il devait y avoir dans le Bosphore, semble-t-il, une situation similaire. Dans la mesure où la céramique des colonies archaïques du Bosphore contient une quantité non négligeable de vaisselle indigène modelée, on peut supposer en effet que la présence barbare, en particulier la présence de femmes barbares, était ici tout à fait importante. Il est curieux, par ailleurs, qu’avec la créa- tion d’une structure urbanistique dans les colonies du Bosphore, comme le montre l’exemple de Myrmèkion, la quantité de céramique modelée dans les couches anthropiques diminue sensiblement, tandis que ses formes se simplifient 38. Ce fait nous persuade encore une fois de la pertinence de la conception selon laquelle il convient de parler du caractère grec des villes du Bosphore comme des autres centres de la colonisation grecque de cette région. La langue écrite était le grec, et les dieux grecs constituaient la base du système religieux avec, peut-être, quelques particularités

36. M. H. Hansen, « The Hellenic Polis », p. 143. 37. D. Braund, « Greater Olbia », p. 40. 38. Ju. A. Vinogradov, A. M. Butyagin, M. Yu. Vakhtina, « Myrmekion – Porthmeus », p. 808 sq. 70 ÉTUDES DE LETTRES locales. De manière générale, on peut conclure qu’au cours de l’époque archaïque, toutes les influences indigènes furent amalgamées dans une nouvelle unité, qui était grecque, ou en tout cas passablement grecque 39. Phanagorie est la colonie grecque du Bosphore la plus tardive. Nous savons que l’oikistès de Phanagorie était Phanagoros de Téos, qui « sought refuge from Persian interference » (Arrien, Bithynica fr. 55 ; ed. Roos- Wirth). Cette information succincte nous permet de supposer qu’une partie importante de la communauté de Téos avait trouvé refuge dans le Bosphore. De plus, elle donne une base pour proposer une date assez précise de la fondation de la colonie entre 550 et 540 av. J.-C., date qui concorde bien avec le matériel archéologique découvert au moment des fouilles de la ville 40. L’un des résultats importants de l’étude archéo- logique de Phanagorie est la découverte d’un tracé de ville ancien qui, comme on l’a dit, n’est pas caractéristique des autres colonies grecques du Bosphore. Selon la conclusion d’un chercheur ayant participé aux fouilles, V. D. Kuznecov, le plan parcellaire a été ici posé, sinon au moment de la fondation de la colonie, tout du moins, sans aucun doute, à l’époque archaïque 41. En outre, selon une déclaration dudit chercheur lors d’une conversation orale avec l’auteur de ces lignes, on peut consi- dérer que la céramique modelée, fabriquée traditionnellement dans les tribus barbares, ne se rencontre quasiment pas dans les couches les plus anciennes du site de Phanagorie. Une telle situation est tout à fait excep- tionnelle pour l’archéologie antique du nord de la mer Noire ! Il faut peut-être en chercher l’explication dans le fait que Phanagorie a été fon- dée par un groupe d’immigrants de Téos, qui comptait un nombre cer- tain de femmes, ce qui implique que les citoyens de la nouvelle colonie n’eurent pas à aller chercher leurs fiancées à l’extérieur. Le processus de colonisation, comme on l’a déjà dit, est lié à la transformation de la culture des colons, mais aussi à la transformation du système économique. On sait que l’exploitation rurale, l’artisanat et le commerce constituaient la base de l’économie de la Grèce. En ce qui concerne l’économie du Bosphore, on peut relever que les villes impor- tantes (Panticapée, Phanagorie, Nymphaion et les autres) furent des centres de production artisanale et de commerce, mais toutes étaient

39. D. Braund, « Greater Olbia », p. 44. 40. V. D. Kuznecov, « Kepoi–Phanagoria–Taganrog », p. 898 et 906. 41. V. D. Kuznecov, « Fanagorija », p. 10. LA COLONISATION GRECQUE 71

également liées de manière extrêmement étroite à l’exploitation rurale. D’autre part, n’oublions pas qu’à l’époque archaïque, les opérations de trocs avec les tribus locales étaient plutôt limitées. Il semble qu’elles concernaient en premier lieu la sphère des relations avec l’aristocratie barbare. Certains axes de la transformation économique des colonies grecques du nord de la mer Noire paraissent aujourd’hui tout à fait évidents. En ce qui concerne l’élevage, il faut reconnaître l’influence significative des tribus autochtones, qui pouvaient fournir aux Grecs les espèces d’ani- maux les plus appropriées aux conditions locales 42. A propos de l’agri- culture de la Grèce antique, on sait qu’elle se basait sur ce qu’on appelle la « triade méditerranéenne » ou la « tétrade méditerranéenne » 43. La triade est constituée de la culture de l’olive, du raisin et des céréales, et la tétrade comprend, en plus, les légumineuses. Il est clair qu’un tel assortiment ne pouvait pas être cultivé intégralement dans les conditions climatiques spécifiques du nord de la mer Noire, où les oliviers ne peu- vent tout simplement pas pousser. En ce qui concerne le raisin, les colons grecs apprirent à le cultiver (Strabon VII.3.18), mais pas avant le IIIe s. av. J.-C. 44, c’est-à-dire après trois cents ans de présence dans cette région. Les colons ont transformé le modèle méditerranéen en une forme spé- cifique 45, qu’on peut appeler le « duo du Pont nord ». Les céréales (en par- ticulier le blé tendre, Triticum aestivum s.l., et l’orge commune, Hordeum vulgare) formaient la première de ses composantes, et les légumineuses la deuxième. A ce propos, il est essentiel de préciser que trois ensembles très caractéristiques de graines brûlées issues de plantes de culture ont été découverts lors des fouilles à Myrmèkion 46. Ils proviennent d’époques différentes : le premier est daté du deuxième quart du VIe s. av. J.-C., le deuxième du dernier quart de ce même siècle, et le troisième du premier quart du Ve s. av. J.-C. Ils présentent presque toujours le même contenu :

42. Ju. A. Vinogradov, « Prirodnij faktor v razvitii Bospora v skifskuju èpokhu (Nekotorye aspekty izučenija) », p. 86-88. 43. A. Sarpaki, « The alaeoethnobotanicalP Approach » ; S. Isager, J. E. Skydsgaard, Ancient Greek Agriculture, p. 26 sq., 33 sq., 42 sq. 44. V. F. Gajdukevič, « Vinodelie na Bospore ». 45. G. A. Pashkevich, « Archaeobotanical studies on the northern coast of the Black Sea », p. 530-535. 46. Ju. A. Vinogradov, « K izučeniju zeren kul’turnykh rastenij, najdennykh v Mirmekii ». 72 ÉTUDES DE LETTRES blé tendre, orge, légumineuses. La quantité de légumineuses, de plus, est relativement peu importante : elle est dix fois inférieure à celle des céréales. Le blé et l’orge sont représentés approximativement dans des proportions égales. Ainsi, on peut supposer que l’éventail des cultures agricoles, différent de celui de la métropole, s’est constitué très rapide- ment dans le Bosphore, au tout début de la colonisation grecque de cette région. Il faut porter une attention particulière au blé, dans la mesure où il forme la part la plus importante du commerce céréalier du Bosphore avec la Méditerranée qui était si renommé au IVe et au début du IIIe s. av. J.-C. (Diodore XX.32 ; Strabon VII.4.6) 47. L’orge faisait partie de la nourriture du commun de la population et, sur les marchés de la Méditerranée, il ne coûtait pas cher. Le blé, par contre, était passa- blement plus cher. Les colons pouvaient l’exporter avec succès dans la métropole, recevant en échange des sommes importantes. Cette exporta- tion garantissait aux apoikiai du Bosphore d’être approvisionnées en vin, en huile d’olive et dans tous les autres produits indispensables et objets artisanaux qui n’étaient pas produits chez eux. Nous avons déjà parlé, plus haut, des colonies rurales de l’époque archaïque dans le Bosphore Cimmérien. Il apparaît donc évident que l’étude archéologique des territoires agricoles ou des chôrai de chaque polis revêt une signification toute particulière pour la compréhension de son histoire et sur ce point, beaucoup a été fait sur le Bosphore 48. Pourtant, l’étude comparative des chôrai des Etats grecs du nord de la mer Noire est également riche de perspectives. Si l’on compare les données archéologiques des territoires agricoles de l’époque archaïque d’Olbia avec celles du Bosphore, le résultat est tout à fait révélateur. Dans les environs d’Olbia, on connaît environ deux cents colonies agricoles permanentes 49, alors qu’en Crimée orientale, on n’en connaît qu’une

47. V. F. Gajdukevič, Das Bosporanische Reich, p. 97 sq. ; mais comparer avec V. D. Kuznecov, « Afiny i Bospor ». 48. I. T. Kruglikova, Sel’skoe khozjajstvo Bospora ; A. A. Maslennikov, Èllinskaja khora na kraju Ojkumeny ; S. Ju. Saprykin, « TheChora in the Bosporan Kingdom », p. 273 sq. 49. S. D. Kryžitckij, S. B. Bujskikh, A. V. Burakov, V. M. Otreško, Sel’skaja okruga Ol’vii, p. 22 sq. ; S. D. Kryžitckij, S. B. Bujskikh, V. M. Otreško, Antičnye poselenija Nižnego Pobuž’ ja, p. 10 sq. LA COLONISATION GRECQUE 73 dizaine environ 50. Ces exemples témoignent de systèmes différents d’im- plantation grecque : dans le Bosphore européen, les colons ne purent pas créer de système de chôra comme ils le faisaient habituellement, c’est- à-dire en construisant des villages. Une telle situation, comme je l’ai déjà mentionné plusieurs fois, peut s’expliquer par les déplacements des Scythes à travers le détroit gelé de Kertch. Sur la péninsule de Taman, la situation n’est pas aussi claire ; néanmoins il est indéniable que c’est la partie asiatique qui servit de véri- table grenier du Bosphore tout au long de son histoire. Les recherches archéologiques menées à cet endroit prouvent l’existence de plus d’une centaine de colonies archaïques agricoles 51. Certains chercheurs tentent d’expliquer cette situation « by the different roles that Scythian played in the two regions » 52. Mais en fait, d’un point de vue concret, toutes les colonies agricoles de la péninsule de Taman nécessiteraient encore une investigation archéologique systématique. A ce propos, on peut porter notre attention sur l’une des colonies agricoles bien étudiées de la région : Artjuščenko-1 (ou Bugazskoe) 53. Elle se trouve dans la partie sud de la péninsule, sur la côte escarpée de la mer Noire. Cette colonie faisait probablement partie du territoire agri- cole d’Hermonassa, une polis grecque qui s’étendait sur les lieux actuels du village cosaque de Taman. A l’époque archaïque (dernier tiers du VIe s. – premier tiers du Ve s. av. J.-C.), Artjuščenko-1 était une colonie saisonnière. Son mobilier archéologique est très pauvre : quelques petites cabanes semi-enterrées primitives, et une multitude de simples fosses. Parmi les objets de céramique trouvés dominent des fragments d’am- phores grecques (principalement des amphores de Lesbos en argile rouge) et des débris de vaisselle modelée. On a trouvé également quelques frag- ments isolés de vaisselle grecque peinte. Il est essentiel de constater que dans ce complexe céramique, plus de 50% des trouvailles concernent

50. Ju. A. Vinogradov, « Bospor Kimmerijskij », p. 223-224 ; S. Ju. Saprykin, « The Chora in the Bosporan Kingdom », p. 273-275. 51. A. P. Abramov, Ja. M. Paromov, « Ranneantičnye poselenija Tamanskogo poluos- trova », p. 71 sq. 52. G. A. Koshelenko, V. D. Kuznetsov, « Greek Colonisation of the Bosporus », p. 262. 53. Ju. A. Vinogradov, E. V. Lebedeva, « Excavations at the Classical-Period Settlement of Artyushchenko-1 (Bugazskyoe) on the Taman Peninsula ». 74 ÉTUDES DE LETTRES de la vaisselle modelée, fabriquée selon les traditions de la population agricole locale de la région du Kouban (des tribus méotes) 54 (fig. 1 et 2). La composition ethnique de pratiquement tous les établissements de la chôra grecque dans le nord de la mer Noire est tout à fait variable, et le pourcentage de Barbares était plus haut dans les colonies agricoles que dans les villes. Les nombreuses découvertes de céramique modelée présentant une ressemblance manifeste avec la céramique des tribus indigènes confirme cette donnée. Mais 50% de vaisselle modelée pour le complexe céramique recensé à Artjuščenko-1, c’est un chiffre trop élevé ! Dès lors, on peut supposer que les agriculteurs de cet établisse- ment étaient originaires des tribus indigènes de la région du Kouban, n’habitant le territoire de la péninsule de Taman que durant la saison des travaux des champs. Ainsi, l’établissement d’Artjuščenko-1 est le témoin d’un système spécifique d’intégration de la population barbare dans l’économie des colonies grecques de la région. Il est fort possible qu’en échange de leur travail, les Barbares aient reçu principalement du vin. La découverte de graines brûlées montre que les agriculteurs, ici, plantaient surtout du blé tendre (Triticum aestivum s.l.) et de l’orge (Hordeum vulgare). Les légumineuses ne sont représentées qu’en relati- vement petite quantité. Ainsi, nous sommes ici en présence d’un bon exemple du « duo du Pont » mentionné ci-dessus. Je souligne encore une fois que le blé était la marchandise la plus importante dans l’exportation bosporane vers la Méditerranée, et sa culture présentait pour les colons grecs une signification toute particulière. A propos des résultats de l’étude archéologique de l’établissement d’Artjuščenko-1 sur la péninsule de Taman, on retiendra que depuis le dernier tiers du VIe siècle jusqu’au premier tiers du Ve s. av. J.-C. vivaient à cet endroit des travailleurs saisonniers, venus des territoires de la région du Kouban, peuplée par des tribus d’agriculteurs méotes. Le caractère saisonnier de la colonie peut s’expliquer par la situation démographique du Bosphore. En d’autres termes, ce sont à nouveau les déplacements des Scythes à travers le Bosphore Cimmérien qui ont pu influencer la formation d’un tel système d’utilisation des territoires agricoles. Vers 480 av. J.-C., on observe un changement dans la situation militaire et politique du Bosphore. Ce changement fut probablement

54. Ju. A. Vinogradov, « Lepnaja keramika arkhaičeskogo vremeni s poselenija Artjuščenko-1 na Tamanskom poluostrove ». LA COLONISATION GRECQUE 75

Fig. 1 — Céramique modelée de type scythe provenant de l’établissement d’Artjuščenko-I. 76 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Céramique modelée de type méote provenant de l’établissement d’Artjuščenko-I. LA COLONISATION GRECQUE 77 induit par une instabilité dans les steppes du nord de la mer Noire, sus- citée par une agressivité croissante de la part des Scythes. Une telle situa- tion peut s’expliquer par de nombreux facteurs, mais la progression vers l’est de nouvelles tribus scythes venues de l’ouest des steppes eurasiennes a dû revêtir, au final, une signification particulière. L’intensification de la tension militaire due à cette progression devint globale vers la fin du premier quart du eV s. av. J.-C. 55. Le mobilier archéologique prouve que vers la même époque, certaines villes du Bosphore subi- rent des attaques, ce dont témoignent les couches d’incendies décou- vertes pendant les fouilles. Dans certaines d’entre elles, on a mis au jour de nouveaux édifices défensifs (Panticapée, Myrmèkion, Tiritaka, Porthmion, Phanagorie) 56. Face à une telle situation, il semble que les poleis du Bosphore furent obligées de se lier dans une union défensive avec, à sa tête, la dynastie des Archéanactides (Diodore XII.31.1). Cette union a constitué un pas important sur la voie de la création de l’Etat monarchique du Bosphore.

Jurij Alekseevič Vinogradov Institut d’Histoire de la Culture Matérielle, Saint-Pétersbourg

Traduction du russe de Mathilde Reichler Imperiali

55. K. K. Marčenko, Yu. A. Vinogradov, « The Scythian Period in the Northern Black Sea Region (750-250 BC) », p. 807 sq. ; Ju. A. Vinogradov, « Cimmerian Bosporus », p. 146 et « Rhythms of Eurasia and the Main Historical Stages of the Kimmerian Bosporos in Pre-Roman Times », p. 15. 56. Cf. V. P. Tolstikov, « K probleme obrazovanija Bosporskogo gosudars- tva », p. 24-48 ; Ju. A. Vinogradov, « Bospor Kimmerijskij », p. 238-245, 258-262 ; Ju. A. Vinogradov, V. A. Gorončarovskij, Voennaja istorija i voennoe delo Bospora Kimmerijskogo (VI v. do n.è. – seredina III v. n.è.), p. 46-60. 78 ÉTUDES DE LETTRES

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Crédits iconographiques

Fig. 1, 2, pl. III.3 : Dessins de Ju. A. Vinogradov.

Pl. II : Infographie de Laurent Saget © UNIL/IASA.

Pl. III.1, IV.3 et V : Photos de Ju. A. Vinogradov.

Pl. III.2 et IV.1-2 : Photos et dessin de S. V. Jabločkin.

LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN AUX ÉPOQUES GRECQUE ET ROMAINE : UN APERÇU

Le présent article propose un aperçu de l’histoire du royaume du Bosphore Cimmérien sur presque un millénaire, depuis le début du Ve siècle av. J.-C. et jusqu’à l’invasion des Huns au IVe siècle de notre ère. On y analyse les processus d’avènement et de développement du royaume bosporan, une formation étatique unique dans l’his- toire du monde antique, qui conciliait des éléments d’une organisation politique de type polis avec une forme de gouvernement monarchique. Ici, comme nulle part ailleurs, on peut observer les traits d’une synthèse gréco-barbare ethnopolitique et culturelle, qui se fit précédemment aux campagnes d’Alexandre le Grand. Tous les aspects de l’histoire du royaume bosporan sont examinés dans cette étude : politiques, socio-économiques, religieux, culturels, domestiques, etc.

Situé aux confins du monde grec habité, à la frontière avec la légendaire Scythie, le royaume du Bosphore Cimmérien est une réalité historique dont la durée s’étend sur près de mille ans, depuis la fondation des pre- mières colonies grecques au VIe s. av. J.-C. jusqu’à l’invasion des Huns au IVe s. apr. J.-C. 1. Dans cette histoire, il subsiste de nombreuses zones d’ombre, en particulier pour les premiers temps du royaume. Selon Diodore, les Archéanactides ( jArcaianaktivdai) accédèrent au pouvoir vers 480 av.

. 1 Ce texte présente un bref aperçu de près de mille ans de l’histoire du Bosphore, telle qu’elle a été étudiée par de nombreuses générations d’historiens, d’archéologues, de philologues, d’épigraphistes et de numismates. Dans un cadre aussi restreint, il n’était pas possible de produire des références pour toutes les propositions soutenues ici. Le lecteur trouvera en fin d’article une liste des principaux ouvrages traitant de l’histoire du Bosphore Cimmérien, de même qu’une chronologie de ses souverains. 88 ÉTUDES DE LETTRES

J.-C. et gouvernèrent pendant quarante-deux ans 2. On ne connaît pré- cisément ni l’origine des Archéanactides, ni les circonstances qui les ont amenés au pouvoir, ni la manière dont ils l’ont exercé, ni enfin les raisons qui ont contraint des cités jusqu’alors indépendantes à se regrouper en un Etat. Une hypothèse rattache les Archéanactides à une famille aristocra- tique des premiers colons venus de Milet ou de Mytilène, où est attesté le nom d’Archaianax. Les Archéanactides, de même que les Spartocides plus tard, exerçaient vraisemblablement leur pouvoir au titre d’archontes, ce qui préservait du moins les apparences d’une constitution démocratique. Mais la nature héréditaire de ce pouvoir, en désaccord avec les traditions de la démo- cratie grecque, favorisa le passage d’une organisation politique de type polis à une monarchie. Panticapée, la plus grande des cités grecques, avantageusement située, fut choisie pour capitale de ce nouveau royaume. Pour expliquer un tel regroupement de cités naguère autonomes, les historiens invoquent généralement, en plus de raisons économiques, la nécessité de se défendre contre un danger extérieur. Or les Scythes se fai- saient de plus en plus menaçants et l’on suppose que de nombreuses cités du Bosphore qui avaient pu s’en passer jusqu’alors se mirent à construire des fortifications. L’imposante muraille de Tiritaka, qui relie la ville à la mer d’Azov, au nord, sur un tracé de quelque vingt-cinq kilomètres, fut construite sous les Archéanactides pour défendre la frontière occidentale du royaume contre les nomades scythes. Vers le milieu ou dans la deuxième moitié du Ve s. av. J.-C., un temple dédié à Apollon fut construit à Panticapée. C’est aussi à cette époque que commence la frappe des monnaies à la légende APOL. Ces faits permettent de supposer avec une certaine vraisemblance que les cités du Bosphore s’étaient regroupées en une amphictyonie, c’est-à-dire une alliance de nature à la fois religieuse et politique. En 438 av. J.-C., toujours selon Diodore 3, une nouvelle dynastie, celle des Spartocides, établit sa domination sur le Bosphore, pour plus de trois cents ans, jusqu’à la fin du IIe s. av. J.-C. On ignore malheureusement les circonstances qui amenèrent ce changement. Ce qui est certain toutefois, c’est que le nom du fondateur de la nouvelle dynastie – Spartokos – et celui de plusieurs de ses successeurs sont thraces. Beaucoup d’historiens

2. Bibliothèque historique XII.31.1. 3. Ibid. LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 89 supposent par conséquent que le pouvoir parvint ainsi aux mains de représentants d’une noblesse locale scytho-thrace, mais déjà fortement hellénisée. Quoique l’on ignore pratiquement tout du fondateur de la dynastie, Spartokos Ier, qui resta sept ans au pouvoir (438/437-433/432), on est en droit de supposer qu’il fut le premier artisan des énergiques travaux de fortification et d’extension du territoire de l’Etat qui, à cette époque, comprenait déjà plusieurs cités et colonies grecques sur les deux rives du détroit de Kertch (Panticapée, Porthmion, Myrmèkion, Tiritaka, Acre, Kytaia et Kimmèrikon sur la rive occidentale, Phanagorie, Kèpoi, Hermonassa, Tyramba, Patraios, Achilleion et d’autres encore sur la rive orientale). Sont considérées comme des cités Panticapée, Phanagorie, Hermonassa et Kèpoi, de même que les villes annexées plus tard au royaume du Bosphore, Nymphaion, Théodosie, Gorgippia (Port des Sindes) et Tanaïs, fondée ultérieurement. Cité grecque jusqu’alors indépendante, Nymphaion, fondée au début du VIe siècle par des colons ioniens, fut la première victime de la poli- tique expansionniste des Spartocides. Nymphaion entretenait des rela- tions particulières avec Athènes, et il est possible qu’après l’expédition pontique de Périclès, elle fit partie de la Ligue de Délos et fut placée sous la juridiction d’Athènes qui, très certainement, voulait s’assurer le contrôle du commerce du blé du Bosphore. Quelques sources littéraires et épigraphiques laissent supposer que Nymphaion versait à la Ligue de Délos un tribut qui d’un talent passa en 425 à deux talents. Après Nymphaion, ce fut au tour de Théodosie d’être annexée au royaume, au terme d’un long combat. Colonie milésienne fondée dans la deuxième moitié du VIe siècle, Théodosie faisait apparemment concur- rence au royaume du Bosphore dans le commerce du blé. Théodosie, le seul port de cette partie de la Crimée non exposé au gel, fut prise sous le règne de Leukôn Ier, probablement dans les années 380. Après avoir soumis Théodosie, les Spartocides s’intitulèrent (précisément à partir du règne de Leukôn) « archôn du Bosphore et de Théodosie » (a[rcwn Bospovrou kai; Qeodosivh~). Selon Démosthène 4, Leukôn fit construire à Théodosie un port de commerce dont la qualité n’avait rien à envier à celui de Panticapée.

. 4 Contre Leptine 33. 90 ÉTUDES DE LETTRES

Au début du IVe siècle av. J.-C., pour protéger leur pays contre les incursions des habitants des steppes de Crimée, les souverains du Bosphore firent édifier ou réparer un système de fortifications réparties sur une ligne nord-sud à l’ouest des villes de la côte (par exemple le fossé d’Uzunlar). Sous le règne des premiers Spartocides, Satyros Ier et Leukôn Ier, le royaume s’étendit aussi vers l’est. L’objectif était maintenant d’obtenir la soumission de la presqu’île de Taman et de la côte orientale de la mer d’Azov, qui était habitée par des tribus sindo-méotes. La Sindikè, déjà fortement hellénisée depuis le Ve siècle par ses liens étroits avec le Bosphore, fut la première visée. Son annexion ne fut réalisée qu’après la soumission de Théodosie, ainsi que nous l’apprend une inscription récemment découverte au kourgane des Sept-Frères (en Sindikè). Ce fut ensuite le tour d’autres tribus, dont nous pouvons suivre l’incorporation progressive au royaume du Bosphore à l’évolution de la titulature des souverains. Leukôn fut le premier à s’intituler « archôn du Bosphore et de Théodosie, roi des Sindes, des Torètes, des Dandariens et des Psesses » (a[rcwn Bospovrou kai; Qeodosivh~ kai; basileuvwn Sivndwn kai; Torevtwn kai; Dandarivwn kai; Yhssw`n). Son fils, Pairisadès Ier, y ajouta le nom des Thatéens Qatevwn( ) et des Dosques (Dovscwn), quand il ne se nommait pas simplement « roi de tous les Méotes » (Mai>wtw`n pavntwn). Dans le troisième quart du IVe siècle av. J.-C., la formation territoriale du royaume du Bosphore était pour l’essentiel achevée. Avec ses 5000 km2, ce territoire était le plus grand Etat grec de l’époque après la Sicile dionysienne. Il comprenait une trentaine de villes et de grandes colonies, de statuts divers, et un vaste arrière-pays agricole. Son extension n’allait pratiquement plus changer jusqu’à la fin de l’Antiquité. Il ne fait aucun doute que l’incorporation d’un « pays barbare » aussi étendu exerça une influence sur la genèse du modèle politique développé plus tard par les Etats hellénistiques. Ce « phénomène bosporan » a par- fois aussi été considéré comme une forme de « Protohellénisme » 5. Pour la question de l’évolution du pouvoir monarchique dans le Bosphore, il est en tout cas significatif qu’à partir du IIIe siècle av. J.-C., les

. 5 Il faut comprendre le terme d’« Hellénisme » comme correspondant à la période hellénistique, selon l’acception que lui en a donné J. G. Droysen (1808-1884). Le « Protohellénisme » caractérise donc la période immédiatement antérieure (nde). LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 91

Spartocides (et déjà Spartokos III) se donnèrent le titre de « rois » de tous les sujets du royaume du Bosphore, alors que leurs prédécesseurs, au Ve et au IVe siècle, se qualifiaient encore d’« archontes » des villes grecques et de « rois » des tribus barbares. Pour qualifier la forme de gouvernement des souverains du Bosphore, on peut utiliser sans hésiter le terme de tyrannie. C’est généralement du nom de tyrans qu’ils sont désignés par les auteurs antiques, et occasionnellement de dynastes ou de rois. De nombreuses inscriptions du Ve et du IVe siècle nous apprennent que le tyran du Bosphore exerçait le pouvoir avec son frère ou ses fils, ce qui donne un caractère collégial au régime. Pour les historiens modernes, l’institution du pouvoir collégial est même une caractéristique de l’Etat bosporan. Le pouvoir ne s’appuyait pas sur une milice populaire de citoyens, mais sur une armée de mercenaires et sur les troupes scythes alliées. Il en allait donc tout autrement que dans les démocraties grecques classiques, mais ce système contribua à la longévité du régime tyrannique. Le royaume ne put connaître une telle prospérité et son commerce une telle expansion dans le monde grec que grâce à une stabilité poli- tique, sociale et économique qui reposait sur l’équilibre entre les deux piliers du pouvoir spartocide, à savoir les habitants grecs des cités et les Barbares indigènes. Des orateurs attiques comme Lysias, Isocrate et Démosthène, et des inscriptions attiques ou bosporanes nous renseignent sur les quan- tités impressionnantes de blé livrées à Athènes au IVe siècle. Selon Démosthène 6, dans la seule année 356, les Spartocides, qui détenaient le monopole de ce commerce, fournirent aux Athéniens 400 000 médimnes de blé (soit 12 400 tonnes), le tout franc de taxes. Le prix qu’Athènes devait payer pour une telle quantité de blé importé peut être estimé à 333 talents. Pour le transport, il fallait environ 150 bateaux. Un décret honorifique, inscription découverte sur l’acropole d’Athènes 7, nous apprend qu’en 284, le roi Spartokos III (fils d’Eumélos, qui régna de 304/303 à 284/283) fit cadeau aux Athéniens de 15 000 médimnes (environ 465 tonnes) de blé. Les destinataires reconnaissants lui firent

6. Contre Leptine 31-32. 7. IG II2, 653. 92 ÉTUDES DE LETTRES

élever sur l’ et sur l’acropole d’Athènes deux statues de bronze « à côté des statues de ses ancêtres ». Le Bosphore exportait d’autres marchandises aussi, comme du poisson, des peaux et de la laine, et importait du vin, de l’huile d’olive, des produits artisanaux et des articles de luxe. Le vin provenait de Chios, de Thasos, de Cnide, de Cos, de Paros et d’Héraclée du Pont, l’huile d’Attique et de Sinope, et de l’Attique également les articles de luxe, les vases et la vaisselle 8. Le Bosphore vit aussi se développer un artisanat indigène, notamment la céramique (vaisselle et tuiles), la toreutique et le tissage, toutes activités dont l’existence est bien attestée par l’archéologie. Les souverains du Bosphore sont aussi connus pour avoir entretenu une flotte commerciale et militaire. Leukôn et ses fils firent construire dans la partie orientale du port de Panticapée des docks qui pouvaient contenir une trentaine de bâtiments et servaient à la fois de bassins de radoub et de chantier naval 9. Ils disposaient d’une armée de quatre mille mercenaires. Fondée sur le commerce de céréales, la prospérité du Bosphore trouve son reflet dans le monnayage des souverains : Leukôn fit frapper les pre- mières monnaies d’or, qui avaient même cours en dehors du royaume. Les poinçons monétaires révèlent le très haut degré de maîtrise atteint par les graveurs. Parmi les Spartocides, Leukôn Ier, dont le règne dura quarante ans, acquit une grande notoriété dans le monde antique. Ayant su réunir des cités grecques en un Etat, ayant soumis de vastes régions barbares aux alentours, ayant bâti une puissance économique grâce aux exportations de blé vers Athènes, et tissé des relations avec de nombreux Etats de Grèce et du pourtour de la mer Noire, Leukôn et son royaume jouis- saient d’une renommée qui s’étendait dans tout le monde grec, au point que les auteurs antiques firent souvent de Leukôn le fondateur de la dynastie des Spartocides, aussi appelés Leukonides 10. Nous ne connaissons pas dans le détail la vie et le règne de tous les successeurs de Leukôn ; de plusieurs, nous n’avons que des mentions dans

. 8 Cf. Polybe IV.38.4-5. 9. Cf. Strabon VII.4.4. 10. Cf. par exemple Elien, Histoire variée VI.13. LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 93 les sources littéraires, épigraphiques ou numismatiques. Pour quelques- uns, la documentation est plus abondante. Par un des décrets honorifiques athéniens dont il a déjà été question, de l’année 347/346, nous sommes quelque peu renseignés sur Pairisadès Ier, fils de Leukôn, qui partagea le pouvoir avec son frère Spartokos II. On suppose aussi qu’il élargit les acquisitions territoriales de son père dans la partie asiatique du Bosphore ou qu’il les rétablit après une révolte, puisque sa titulature le désigne comme « roi des Sindes, de tous les Méotes et des Thatéens ». Selon Diodore, son fils Eumélos s’ac- quit un titre de gloire en menant la guerre « contre les peuples barbares qui s’adonnaient à la piraterie, les Hénioques, les Taures et les Achéens » et en « débarrassant la mer des pirates qui y sévissaient ». Il « fit passer sous sa domination une bonne partie des régions environnantes habi- tées par les Barbares et accrut le lustre de son royaume. Il avait entre- pris de soumettre tous les peuples entourant le Pont-Euxin, et il y serait rapidement parvenu si sa vie n’avait pris fin si brutalement » 11. Des symptômes d’une crise économique et politique se manifestèrent dès le IIIe siècle av. J.-C. Les émissions monétaires et les refrappes sont révélatrices de problèmes financiers : les types des monnaies de cuivre se dégradèrent et changèrent souvent, les frappes de monnaies d’ar- gent et d’or cessèrent. Les difficultés économiques – la chose est remar- quable – eurent également des incidences sur les offrandes funéraires, qui devinrent plus modestes. Cette époque coïncide avec un regain d’activité des peuples barbares des contrées au nord de la mer Noire : dans les steppes, les Sarmates consolidèrent leur hégémonie, tandis qu’en Crimée se constituait un royaume scythe. A la fin du IIe siècle, la dynastie des Spartocides suc- comba à cette pression et le royaume du Bosphore perdit sa souveraineté. Ainsi que les historiens l’ont déjà fait souvent observer, le voisinage des peuples barbares explique pour une part non négligeable le regroupement précoce des cités du Bosphore sous l’autorité d’un Etat central. Le mouvement se fit dans les deux sens. D’une part l’élément barbare pénétra profondément dans le milieu grec des cités, et d’autre part, les Barbares s’hellénisèrent de plus en plus, comme le montrent les témoi- gnages de l’archéologie, en particulier les nécropoles des cités grecques, et ceux de l’onomastique et des sources littéraires.

11. Bibliothèque historique XX.25.3. 94 ÉTUDES DE LETTRES

Plusieurs tribus, qui reconnaissaient l’autorité du roi du Bosphore, s’établirent en sédentaires dans le royaume. Par un processus intensif d’acculturation, ils furent intégrés à la vie des cités grecques et for- mèrent bientôt une partie de la population des villes et des villages, donnant ainsi naissance à un Etat gréco-barbare du type de celui que connaissaient les régimes despotiques de l’Orient hellénistique. Les kourganes bosporans, particulièrement fréquents au IVe et au IIIe siècle av. J.-C., sont des exemples caractéristiques des interactions et de l’acculturation gréco-barbare. Certains de ces tumuli présentent en effet des rites funéraires typiquement grecs, et quelques-uns, de toute évidence, abritaient même la tombe d’un roi du Bosphore. C’est le cas par exemple du « Kourgane Royal » découvert près de Panticapée, tom- beau probable de Leukôn Ier ou de Pairisadès Ier. D’autres kourganes (comme celui de Koul-Oba, à l’ouest de Panticapée) ont servi de sépul- ture aux représentants d’une aristocratie locale fortement hellénisée. Pour les périodes ultérieures également, les archéologues distinguent entre les rites funéraires grecs, barbares ou mixtes. La ville de Tanaïs, fondée au IIIe siècle à l’embouchure du fleuve du même nom (le Don actuel), à un emplacement d’importance stratégique pour le commerce, est le meilleur exemple de symbiose gréco-barbare (synœcisme). De par sa situation géographique et son rôle d’avant-poste des échanges avec l’arrière-pays barbare de la steppe au nord-est de la mer d’Azov, Tanaïs fut dès le début une colonie mixte. Comme le notait Strabon :

Tanaïs […] servait de marché d’échange à la fois pour les nomades d’Asie et d’Europe et pour les navigateurs venus du Bosphore trafiquer sur le Méotide, les premiers procurant des esclaves, des peaux et en général ce que peuvent offrir des nomades, les seconds apportant en contrepartie des vêtements, du vin et tout ce qui est propre à la vie civilisée 12.

Dans les années 220-200, Tanaïs était devenue une cité grecque munie de toutes les institutions propres à ce statut. A la fin du IIIe siècle, une importante colonie peuplée de Barbares se forma dans le faubourg de la ville. Tanaïs était ainsi divisée en deux parties, l’une barbare (les Tanaïtes) et l’autre grecque (les Hellènes), division qui se retrouvait

12. Strabon XI.2.3. Trad. François Lasserre, Paris, Les Belles-Lettres, 1975. LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 95 dans l’organisation des magistratures municipales : plusieurs inscrip- tions mentionnent en effet deux charges distinctes, celle d’hellênar- chès (eJllhnavrch~) et celle d’archôn (ou archontes) des Tanaïtes (a[rcwn Tanaeitw`n) 13 ; une autre inscription 14 relate même la reconstruction d’une tour par « les Hellènes et les Tanaïtes » ( {Ellhne~ kai; Tanaei`tai). Nombreux sont les éléments de la culture barbare qui passèrent dans la vie des Tanaïtes, comme l’usage de la céramique modelée ou les rites funéraires, qui font apparaître un mélange de traditions grecques et barbares (sarmates). Parmi les articles « propres à la vie civilisée » que les Grecs fournissaient aux Barbares, les objets d’orfèvrerie, tels que bijoux féminins, vases, peignes ou gorytes 15, tiennent une place éminente. Les objets de ce genre se rencontrent fréquemment dans les tombes des Scythes, des Sarmates ou d’autres peuples barbares et ils forment une part essentielle de ce que l’on appelle « l’or des Scythes », qui remplit les cabinets d’orfèvrerie des grands musées de Russie et d’Ukraine. La plupart des chercheurs sont d’accord pour attribuer la fabrication de ces objets précieux, dont beau- coup imitent le style animalier des Scythes, à des ateliers du Bosphore Cimmérien ou d’autres villes du littoral septentrional du Pont-Euxin. Les villes du Bosphore avaient une vie culturelle animée. Nous n’en donnerons que deux exemples. Sur un sarcophage de pierre du Ier siècle apr. J.-C., trouvé à Kertch et maintenant conservé au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, est représenté l’atelier d’un peintre, lequel se tient assis avec un pinceau devant son chevalet. Aux murs sont accrochés des tableaux montrant des figures humaines : il s’agit donc d’un peintre de portraits. Et à Kertch également, a été découvert un caveau funéraire, dont les murs sont ornés de riches peintures représentant la tête de Déméter et l’enlèvement de Coré par Hadès. Il y avait aussi dans ces cités des théâtres et des gymnases. Des poètes composaient des vers pour les inscriptions dédicatoires et funéraires. Pour son passage sur les rivalités entre les fils de Pairisadès erI , Diodore a utilisé le texte d’un historien local dont le nom ne nous est pas connu. Sphaïros du Bosphore, philosophe grec célèbre, fut le conseiller du roi

.IRB13 C 1242, 1245, 1251a. 14. CIRB 1243. 15. NdT : garnitures métalliques pour étuis à arc. 96 ÉTUDES DE LETTRES de Sparte Cléomène. Et à l’époque romaine, il se donnait des jeux de gladiateurs à Panticapée. L’univers religieux des Bosporans était semblable à celui du reste du monde grec. Panticapée honorait avant tout Apollon Médecin, divinité tutélaire à laquelle elle avait dédié le temple principal sur l’acropole. La large diffusion du culte de Déméter et de celui de Dionysos s’explique par l’importance de l’agriculture dans le royaume du Bosphore. On connaît à Panticapée des temples dédiés à Artémis, Aphrodite, Asclépios, Déméter, Arès, Héraclès, parmi d’autres divinités du panthéon hellé- nique. De nombreuses cités du Bosphore furent également perméables aux cultes de Cybèle, Mithra, Attis, Sérapis, Isis et d’autres dieux encore. Les habitants se regroupaient souvent en associations ou confréries religieuses (synodos, thiasos). Des inscriptions attestent dans plusieurs villes la présence d’une importante communauté juive, dont les dédicaces étaient adressées au « Dieu suprême » (theos hypsistos). La communauté chrétienne, apparue plus tard, eut des évêques qui participèrent au concile de Nicée en 325 puis aux autres conciles œcuméniques. Le règne de Mithridate VI Eupator, roi du Pont (121/120-63 av. J.-C.), marque le début d’une nouvelle ère pour le royaume du Bosphore. Dans sa lutte contre Rome, Mithridate avait en effet besoin de regrouper toutes les ressources politiques, économiques et militaires des pays rive- rains de la mer Noire. Lorsqu’à la fin du IIe siècle, la ville de Chersonèse, menacée par les Scythes de Crimée, lui demanda de l’aide, il n’hésita pas longtemps à saisir l’occasion unique qui lui était ainsi offerte. En 110, un corps expéditionnaire fut envoyé à Chersonèse sous le commandement du général Diophante. Ces évènements sont relatés dans une inscription honorifique que lui dédièrent les Chersonésites. Diophante y est célé- bré comme un vainqueur qui anéantit les armées du roi scythe Palakos et s’empara des principales citadelles de la Crimée scythe, Néapolis des Scythes et Chabaioi. La campagne de Diophante eut pour le royaume du Bosphore des conséquences importantes sur lesquelles nous renseigne aussi ce même décret honorifique :

Après s’être rendu dans le territoire du Bosphore, Diophante régla les affaires locales au mieux et selon les intérêts du roi Mithridate Eupator ; puis lorsque les Scythes, sous la conduite de Saumakos, eurent déclen- ché un soulèvement, tué le roi du Bosphore Pairisadès, qui l’avait élevé LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 97

[Saumakos], et monté une conjuration contre Diophante, celui-ci réus- sit à échapper au danger en montant sur un bateau que les citoyens lui avaient apprêté, vint [vers nous], harcela les citoyens de ses prières et obtint l’appui empressé de son célèbre roi Mithridate Eupator ; au début du printemps, il parut avec une armée de terre et une marine de guerre, fit monter les guerriers choisis par les citoyens sur trois bateaux, quitta notre ville, conquit Théodosie et Panticapée, punit les insur- gés, s’empara de Saumakos, le meurtrier du roi Pairisadès, et l’envoya dans le royaume [de Mithridate], rétablissant ainsi la puissance du roi Mithridate 16.

L’inscription laisse entendre que le roi du Bosphore Pairisadès V, avant la révolte scythe, remit de son plein gré à Mithridate la souveraineté sur le Bosphore. Les historiens modernes situent la révolte de Saumakos en 107 av. J.-C. Peut-être Saumakos faisait-il partie de la maison royale des Scythes de Crimée et, après la défaite de Palakos devant Chersonèse, avait-il réussi à s’emparer de la capitale du Bosphore. Mais il est pos- sible aussi qu’il se soit trouvé parmi les mercenaires scythes au service de Pairisadès et que, profitant de la faiblesse du roi et de la situation politico-militaire du moment, il renversa le dernier Spartocide et usurpa son pouvoir. Quoi qu’il en soit, le Bosphore fut désormais intégré au royaume du Pont. C’est finalement dans le Bosphore Cimmérien qu’allaient se dérouler les évènements tragiques liés à l’effondrement du royaume de Mithridate et à la défaite du roi dans sa lutte contre Rome, et c’est là qu’il allait mourir. Sur les derniers jours de Mithridate, Appien nous a laissé une relation détaillée 17. Battu par Pompée et trahi par son fils Macharès, Mithridate avait fui dans les régions septentrionales de la mer Noire, où il avait à nouveau soumis à son autorité le Bosphore Cimmérien et Chersonèse. Il tenta une seconde fois de rassembler des forces armées et des moyens afin de poursuivre la guerre contre Rome, mais les cités du Bosphore, épui- sées par ce long conflit, se soulevèrent les unes après les autres. Enfermé dans la forteresse de l’acropole de Panticapée, assiégé, Mithridate fut finalement contraint au suicide. La même année (63 av. J.-C.), une grande partie de la ville de Panticapée fut détruite par un séisme.

16. IosPE, I², 352. 17. Mithridatique 101-111. 98 ÉTUDES DE LETTRES

Après la défaite de Mithridate, le Bosphore Cimmérien entra dans la sphère d’influence de Rome. Pharnace, qui avait joué un rôle décisif dans la chute de son père, fut reconnu roi du Bosphore et reçut le titre d’« ami et allié des Romains » (filovkaisar kai; filorwvmaio~). Le royaume du Bosphore acquit ainsi le statut d’Etat vassal de Rome. Désireux de conquérir une partie des anciennes possessions de Mithridate, Pharnace se jeta sur l’Asie Mineure, mais fut vaincu par César à la bataille de Zéla en 47 av. J.-C. (cette guerre éclair fut à l’ori- gine de la célèbre formule : veni, vidi, vici), et dut se replier dans le Bosphore. Il fut tué par Asandros, qu’il avait lui-même institué comme gouverneur. Asandros régna ensuite trente ans sur le Bosphore. Par défiance envers Asandros, Rome envoya Mithridate de Pergame, fils illégitime de Mithridate Eupator, dans le Bosphore pour s’y faire reconnaître comme roi. Mais il ne réussit pas à destituer Asandros et fut lui-même tué. Après la mort de César, Asandros, qui avait d’abord porté le simple titre d’archôn, se revêtit de celui de roi, qui lui fut plus tard reconnu par Rome. Afin de conférer à son pouvoir la légitimité dont il avait besoin, Asandros épousa une petite-fille de Mithridate Eupator, nommée , qui allait reprendre les rênes de l’Etat après la mort de son mari en 17 av. J.-C. Mais peu après déjà, un certain Scribonius éleva des prétentions au trône du Bosphore. Rome tenta à nouveau de profiter de l’occasion et d’exploiter les troubles à son avantage en envoyant dans le Bosphore son protégé, le roi du Pont Polémon. Celui-ci essaya d’une part de légitimer ses prétentions au trône en épousant Dynamis et d’autre part d’incorporer officiellement à son royaume du Pont les territoires ainsi nouvellement acquis. Mais la mort violente qu’il trouva en 8 av. J.-C. dans un combat contre des tribus locales mit un terme à ses projets. Dynamis eut de nouveau en mains la destinée politique du Bosphore Cimmérien, jusqu’à la prise du pouvoir par son fils Aspourgos en 10 apr. J.-C. Aspourgos fut le fondateur d’une dynastie qui allait régner presque quatre siècles sur le royaume du Bosphore. Il prit le titre de roi en 14 apr. J.-C., avec l’accord de l’empereur Tibère, et régna jusqu’à sa mort en 38. A cette époque, le Bosphore entretenait des relations très changeantes avec Rome, qui intervenait régulièrement dans la succession au trône du Bosphore. Néron envisagea de faire du Bosphore Cimmérien une province romaine. L’agitation chronique des Scythes de Crimée (Tauroscythes) LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 99 lui fournit le prétexte pour organiser en 63 une grande expédition militaire contre la Crimée, sous la conduite du légat de la province de Mésie, Tiberius Plautius Silvanus Aelianus. De nombreuses garnisons furent installées, abritant chacune environ trois mille hommes en armes. Une quarantaine de vaisseaux de guerre patrouillaient sur la mer Noire. Plusieurs inscriptions funéraires nous autorisent à supposer que des détachements romains furent également stationnés sur le territoire du royaume du Bosphore. La suite de l’histoire du Bosphore Cimmérien se caractérise par les guerres permanentes que les rois durent mener contre divers peuples bar- bares, tels les Tauroscythes, les Sarmates, les , les Alains, etc. La réaction particulièrement énergique de Sauromatès II (174-210) fut cou- ronnée de succès, puisqu’il réussit à pacifier ou à soumettre les Scythes de Crimée. Un succès éphémère cependant, et le ciel se faisait de plus en plus menaçant au-dessus du royaume du Bosphore. Les témoignages archéologiques et épigraphiques montrent qu’au cours du IIe et du IIIe siècle, aux confins orientaux du royaume et sur la rive nord de la mer d’Azov, de nombreuses citadelles bosporanes furent abandonnées et de nouvelles fortifications construites à la hâte. C’est une époque où les souverains du Bosphore aimaient à se parer de somptueux titres à l’orientale, comme « Roi des Rois » (basileuv~ basilevwn) ou « Grand Roi » (mevga~ basileuv~). Ils faisaient frapper leur effigie sur les monnaies du royaume, parfois sous les traits de sou- verains divinisés. Leurs noms révèlent par ailleurs de plus en plus des origines iraniennes (Thothorsès, Rhadamsadios) ou thraces (Cotys, Rhescouporis). Quatre rois portèrent le nom de Sauromatès. Le royaume du Bosphore, pas plus que les autres Etats du littoral nord de la mer Noire, ne fut épargné par la crise qui gagna le monde antique au IIIe siècle. Les symptômes en sont à la fois politiques, militaires, éco- nomiques et sociaux. Les affranchissements d’esclaves furent nombreux, à en croire les témoignages épigraphiques, tandis que l’on assistait à un retour à l’économie naturelle, à une régression de l’activité commerciale et à un recul de la culture urbaine. La menace la plus grave, pour le royaume du Bosphore, fut celle des vagues successives d’invasions déclenchées par les grandes migrations de peuples barbares. Au début du IIIe siècle, les Goths, venus des côtes de la Baltique, envahirent le littoral nord de la mer Noire. Dans la basse vallée du Danube, ils s’engagèrent dans une longue lutte avec Rome ; 100 ÉTUDES DE LETTRES en même temps, poussant vers l’est, ils détruisirent Olbia et pénétrèrent dans le territoire du Bosphore avec d’autres peuples, les uns germaniques et les autres iraniens. Gorgippia succomba dans les années 230 sous les assauts de tribus barbares (probablement des Alains), et vers 250, Tanaïs subit un sort semblable. Dans les années 250-270, des bandes de Goths, d’Hérules, de Boranes et de Greuthunges se livrèrent à des expéditions de piraterie contre des villes du nord de la mer Noire, de la Propontide et de l’Egée, poussant même jusqu’à Athènes, en prenant comme bases les ports et comme moyen de transport les bateaux du Bosphore Cimmérien. Les incursions des Goths eurent de graves conséquences pour le Bosphore. Des destructions et des signes de déclin sont perceptibles dans beaucoup de villes et de villages à cette époque. Mais au début du IVe siècle, le royaume existait toujours. Signe sûr de son effondrement économique, dans les années 330- 340, sous le règne de Rhescouporis IV, le royaume, après neuf siècles de frappe presque sans interruption, mit fin à son activité monétaire. Ce furent les Huns qui donnèrent le coup de grâce au royaume du Bosphore. Arrivés depuis peu d’Asie et nomadisant entre la Volga et le Don, ils franchirent en 375 le Tanaïs (Don), c’est-à-dire la frontière de l’Europe, anéantirent le royaume goth de Hermanarich, puis le royaume ostrogoth d’Atanarich et parvinrent dans la basse vallée du Danube. Une de leurs hordes, venant de l’est, dans la région de la mer d’Azov, mit à sac la presqu’île de Taman, franchit le Bosphore Cimmérien et pilla encore la partie européenne du royaume. L’invasion des Huns mit fin à l’histoire millénaire de l’antique royaume du Bosphore. Panticapée et quelques autres villes du royaume se remirent cependant. Dans l’Empire byzantin dont elle fit partie dès la fin du Ve siècle ou le début du VIe siècle, Panticapée joua encore un rôle non négligeable. Hermonassa apparaît à maintes reprises dans des sources médiévales, sous le nom de Tamatarcha (et plus tard ’), et les témoignages archéologiques sur la vie dans les villes et les villages ne manquent pas. Le christianisme s’implanta au Ve siècle et le Bosphore constitua même un diocèse. Il est donc légitime de parler malgré tout d’une continuité entre l’Antiquité et le Moyen Age. L’histoire du royaume du Bosphore, pour conclure, révèle dans la constitution politique, l’économie et la culture de nombreux traits particuliers qui tiennent aux relations de voisinage entre les colonies LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 101 grecques et les populations indigènes, nomades ou sédentaires, du litto- ral nord de la mer Noire. C’est ce qui fait l’intérêt de cette région pour la connaissance des sociétés antiques.

Aleksandr Vasil’evič Podosinov Université d’Etat des Sciences Humaines, Moscou

Traduction de l’allemand de Laurent Auberson 102 ÉTUDES DE LETTRES

ANNEXE I

Liste des quelques ouvrages de référence sur l’histoire du Bosphore Cimmérien

Alekseeva, Ekaterina Mikhajlovna, Antičnyj gorod Gorgippija [La ville antique de Gorgippia], Moskva, Editorial URSS, 1997. Anokhin, Vladilen Afanas’evič, Monetnoe delo Bospora [Le monnayage du Bosphore], Kiev, Naukova Dumka, 1986. —, Istorija Bospora Kimmerijskogo [Histoire du Bosphore Cimmérien], Kiev, Odigitrija, 1999. Blavatskaja, Tat’jana Vasil’evna, Očerki političeskoj istorii Bospora v V-IV vv. do n. è. [Essais sur l’histoire politique du Bosphore aux Ve-IVe siècles avant notre ère], Moskva, Izdatel’stvo Akademii Nauk SSSR, 1959. Blavatskij, Vladimir Dmitrievič, Pantikapej [Panticapée], Moskva, Nauka, 1964. Bolgov, Nikolaj Nikolaevič, Zakat antičnogo Bospora : Očerki istorii Bosporskogo gosudarstva pozdneantičnogo vremeni (IV-V vv.) [Le crépuscule du Bosphore antique : essais sur l’histoire de l’Etat bos- poran d’époque tardive (IVe-Ve siècles)], Belgorod, Izdatel’stvo Belgorodskogo Gosudarstvennogo Pedagogičeskogo Universiteta, 1996. Braund, David (ed.), Scythians and Greeks : cultural interactions in Scythia, Athens and the early Roman Empire (six century BC – first century AD), Exeter, University of Exeter Press, 2005. CIRB = Struve, Vasilij Vasil’evič et alii, Korpus bosporskikh nadpisej [Corpus des inscriptions bosporanes], Moskva/Leningrad, Nauka, 1965. Fornasier, Jochen, Böttger, Burkhard, Das Bosporanische Reich : der Nordosten des Schwarzen Meeres in der Antike, Mainz, Philipp von Zabern, 2002. Frolova, Nina Andreevna, The Coinage of the Kingdom of Bosporus A.D. 69-238, Oxford, BAR International, 1979. LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 103

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Müller, Christel, D’Olbia à Tanaïs : territoires et réseaux d’échanges dans la Mer Noire septentrionale aux époques classique et hellénistique, Paris, De Boccard, 2010. Podossinov, Alexandr Vasil’evič, « Am Rande der griechischen Oikumene : Geschichte des Bosporanischen Reiches », in Das Bosporanische Reich : der Nordosten des Schwarzen Meeres in der Antike, hrsg. von Jochen Fornasier und Burkhard Böttger, Mainz, Philipp von Zabern, 2002, p. 21-38. Rostowzew, M[ikhail Ivanovič], Skythien und der Bosporus, Bd. I : Kritische Übersicht der schriftlichen und archäologishen Quellen, Berlin, H. Schoetz, 1931 (erweiterte Fassung der russischen Ausgabe von 1925). —, Skythien und der Bosporus, Bd. II : Wiederentdeckte Kapitel und Verwandtes, übersetzt und herausgegeben von H. Heinen, Stuttgart, Philipp von Zabern, 1993. Saprykin, Sergej Jur’evič, Pontijskoe tsarstvo [Le royaume du Pont], Moskva, Nauka, 1996. —, Bosporskoe tsarstvo na rubeže dvukh epokh [Le royaume du Bosphore à la charnière de deux époques], Moskva, Nauka, 2002. Šelov, Dmitrij Borisovič, Monetnoe delo Bospora v VI-II vv. do.n.è. [Le monnayage du Bosphore aux VIe-IIe siècles avant notre ère], Moskva, Izdatel’stvo Akademii Nauk SSSR, 1956. Šelov-Kovedjaev, Fjodor Vadimovič, « Istorija Bospora v VI-IV vv. do n. è. » [« Histoire du Bosphore aux VIe-IVe siècles avant notre ère »], in Drevnejšie gosudarstva na territorii SSSR [Les Etats les plus anciens sur le territoire de l’URSS], Moskva, 1985, p. 5-187 (Materialy i issledovanija 1984). Tolstikov, Vladimir Petrovič, « K probleme obrazovanija Bosporskogo gosudarstva (opyt rekonstrukcii voenno-političeskoj situacii na Bospore v konce VI - pervoj polovine V v. do n. è. » [« Le pro- blème de la formation de l’Etat bosporan (essai de reconstitution de la situation militaro-politique au Bosphore à la fin du VIe siècle et durant la première moitié du Ve siècle avant notre ère »], Vestnik Drevnej Istorii, 3 (1984), p. 24-48. —, « Descriptions of Fortifications of the Classical Cities in the Region to the North of the Black Sea », Ancient Civilizations from Scythia to Siberia, 4.3 (1998), p. 188-231. LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 105

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ANNEXE II

Chronologie des souverains du Bosphore

480-438 av. J.-C. Archéanactides 438/437-433/432 Spartokos Ier 433/432-393/392 Satyros Ier (règne conjoint avec Séleukos Ier) 393/392-389/388 Satyros Ier (règne seul) 389/388-349/348 Leukôn Ier 349/348-344/343 Spartokos II (règne conjoint avec Pairisadès Ier) 344/343-311/310 Pairisadès Ier 311/310-310/309 Satyros II (règne conjoint avec Prytanis ?) 310/309 Prytanis Ier (cf. Diodore XX.22-24) 310/309-304/303 Eumélos 304/303-284/283 Spartokos III (en partie règne conjoint avec Séleukos II) 284/283-env. 245 Pairisadès II (en partie règne conjoint avec Satyros II) env. 245-240 Spartokos IV env. 240-220 Leukôn II env. 220-200 Hygiainon env. 200-180 Spartokos V env. 180-160 Kamasarye (règne seul au début, puis avec Pairisadès III et Pairisadès IV) env. 180-170 Pairisadès III (règne conjoint avec Kamasarye) env. 170-150 Pairisadès IV Philometor (au début règne conjoint avec Kamasarye, puis seul ?) env. 150-140 Spartokos VI (?) env. 140-109 Pairisadès V 108-107 (?) Saumakos 107-63 Mithridate VI Eupator LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 107

63-47 Pharnace 47-17 Asandros 17/16 Dynamis 15 (?) Scribonius 14-9/8 Polémon 9/8 av. J.-C.-7/8 apr. J.-C. Dynamis 7/8-9/10 apr. J.-C. inconnu 10/11-37/38 Aspourgos (= Rhescouporis Ier ?) 37/38-38/39 Gepaipyris (veuve d’Aspourgos) 39/40-44/45 (?) Mithridate VIII 45/46-67/68 Cotys Ier (peut-être avec des droits limités de 62 à 67) 68-92/93 Rhescouporis II 93/94-123/124 Sauromatès Ier 123/124-132/133 Cotys II 131/132-153/154 Rhoimétalkès 153/154-170/171 (173 ?) Tib. Iulios Eupator 173/174-210/211 Sauromatès II 210/211-226/227 Rhescouporis III 227/228-233/234 Cotys III 229/230-231/232 Sauromatès III 233/234 Rhescouporis IV 234/235-238 Ininthimeus 239/240-275/276 Rhescouporis V 253/254 Pharsanzès 266 Chedosbios 275/276 Sauromatès IV 275/276-278/279 Tib. Iulios Teiranès 278/279-285/286 (?) Chedosbios 286/287-308/309 Thothorsès 308/309-322 Rhadamsadios 314-319 et 322 règne conjoint avec Rhescouporis VI 323-342 Rhescouporis VI (règne peut-être plus long) 108 ÉTUDES DE LETTRES

ANNEXE III

Les illustrations qui composent l’annexe III se trouvent aux planches VI à XV. L’éditeur est redevable au Musée d’Etat de l’Ermitage à Saint- Pétersbourg, et en particulier à Mme N. Ju. Novosyolova, de lui avoir fourni nombre des illustrations de cette annexe.

Crédits iconographiques

Pl. VI : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. R.1. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. VII : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. PAN-140. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. VIII : Infographie de Laurent Saget © UNIL/IASA, d’après A. A. Maslennikov, Drevnie zemljanye pogranično-oboronitel’nye sooruženija Vostočnogo Kryma [Ouvrages défensifs antiques en terre de Crimée orien- tale], Moskva, Institut arkheologii RAN, 2003, p. 26, fig. a.

Pl. IX.1 : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. P.1834.110. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg). LE ROYAUME DU BOSPHORE CIMMÉRIEN 109

Pl. IX.2 : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. NO-A3-65/N°630. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. X : Photographie de Pascal Burgunder © UNIL/IASA.

Pl. XI : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. KO 11. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. XII : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. P.1899.81. (Natalia Antonova, Inna Regentova © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. XIII : Reconstitution de Vladimir Tolstikov/Musée des Beaux-Arts Pouchkine, tirée de M. Koromila, The Greeks and the Black Sea from the Bronze Age to the Early Twentieth Century, Athènes, Panorama, 2002, fig. 173.

Pl. XIV : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. FA-1869.7. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Pl. XV : Musée d’Etat de l’Ermitage, No inv. PAN-1726. a et b. (Vladimir Terebenin, Leonard Kheifets, Yuri Molodkovets © The State Hermitage Museum, St. Petersburg).

Ecriture de l’histoire antique en Russie et en Asie centrale

L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE À L’UNIVERSITÉ DE SAINT-PÉTERSBOURG DU XVIIIe SIÈCLE À NOS JOURS

Le présent article traite du processus de formation de la recherche scientifique dans le domaine de l’archéologie du monde antique, ainsi que des traditions d’enseignement de cette branche au sein de l’Université de Saint-Pétersbourg, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Dès le XVIIIe siècle, les premiers professeurs d’histoire T. S. Bayer et G. F. Miller donnèrent des enseignements sur les monuments antiques et scythes de Russie méridionale. Dans la première moitié du XIXe siècle apparut à l’Université une chaire d’archéologie classique ainsi qu’un Musée des Antiquités. A la fin du XIXe siècle, le professeur N. P. Kondakov forma toute une pléiade de spécialistes en archéologie antique. Ses élèves, M. I. Rostovcev, S. A. Žebelev, Ja. I. Smirnov et B. V. Farmakovskij donnèrent différents cours sur l’archéologie antique et menèrent également des fouilles. A partir de 1922, les archéologues du département d’archéologie de l’Université profitè- rent d’une formation spécifique. En 1936, l’archéologie classique fut intégrée à la chaire d’archéologie de la faculté d’histoire, où le cours principal sur l’archéologie antique était donné par le professeur V. F. Gajdukevič.

Tant que l’archéologie n’entrera pas au nombre des sciences enseignées à l’université, elle conservera un caractère précaire. Elle sera étudiée par des personnes isolées, mais le grand public ne reconnaîtra pas son utilité. A. S. Uvarov, 1874

La question du rôle des universités dans le processus d’institutionnalisa- tion de l’archéologie européenne fait partie des problèmes de l’histoire de l’archéologie qui restent encore insuffisamment étudiés. Dans la liste des événements les plus marquants de l’histoire de l’archéologie répertoriés par les auteurs européens ou américains, on ne trouve presque jamais de faits liés à la mise en place et au développement de l’archéologie au sein 114 ÉTUDES DE LETTRES des universités. A titre d’exemple, on citera les ouvrages de Paul Bahn 1 ou de William Stiebing 2. Au demeurant, on peut remarquer qu’on n’y trouve pas non plus de faits liés à l’histoire de l’archéologie russe. Des monographies sur l’histoire de l’archéologie aussi fondamentales que celle de Bruce Trigger 3 ne consacrent pratiquement aucune attention à cette question. Pourtant, on doit la renaissance même du terme d’« archéo- logie », après des siècles d’oubli, au cours sur les antiquités donné par Christian Gottlob Heyne à l’Université de Göttingen en 1763. La créa- tion d’une chaire d’archéologie à l’Université de Copenhague ou l’ensei- gnement de Gabriel de Mortillet à l’Ecole d’anthropologie de Paris ont revêtu une signification essentielle pour l’histoire de la branche. Seuls quelques rares ouvrages sont consacrés au développement de l’archéologie dans certaines universités européennes. Il s’agit des travaux de Graham Clark et de Pamela Jane Smith sur l’enseignement de la préhistoire à l’Université de Cambridge 4. Je relève également avec plaisir le remar- quable ouvrage en français du Professeur Anne Bielman sur l’histoire de l’archéologie à l’Université de Lausanne 5. J’ai également publié un petit livre en russe, avec un résumé en anglais, qui traite du développement de l’archéologie à l’Université de Saint-Pétersbourg 6. En mars 2003 s’est tenu à l’Université Humboldt de Berlin un colloque consacré au début de l’enseignement de l’archéologie dans les universités européennes, mais il concernait principalement l’archéologie préhistorique 7. Dans cet article, je me concentrerai sur les questions suivantes : – l’analyse du processus de développement de l’enseignement de l’ar- chéologie classique à l’Université de Saint-Pétersbourg durant près de trois siècles ;

1. P. G. Bahn (ed.), The Cambridge illustrated history of archaeology, p. 376-378. 2. W. H. Stiebing Jr., Uncovering the past, p. 281-288. 3. B. G. Trigger, A history of archaeological thought. 4. J. G. D. Clark, Prehistory at Cambridge and beyond et P. J. Smith, A “ splendid idiosyncrasy ”. 5. A. Bielman, Histoire de l’histoire ancienne et de l’archéologie à l’Université de Lausanne (1537-1987). 6. I. L. Tikhonov, Arkheologija v Sankt-Peterburgskom universitete et « Archaeology at St. Petersburg University (from 1724 until today) ». 7. J. Callmer et al. (eds), The beginnings of academic pre- and protohistoric archaeology (1890-1930) in a European perspective. L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 115

– la mise en évidence du rôle de certains universitaires dans la forma- tion d’écoles scientifiques et de différents courants dans le domaine de l’archéologie classique ; – l’étude du développement des structures organisationnelles et des subdivisions de l’Université auxquelles l’archéologie classique fut intégrée ; – la distinction et la caractérisation des étapes du développement de l’archéologie à l’Université de Saint-Pétersbourg ; – l’estimation de l’influence occasionnée par ’enseignementl univer- sitaire sur le développement général de l’archéologie classique en Russie durant la période étudiée.

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’antiquarisme, à partir duquel l’archéologie classique s’est développée en Europe, est pratiquement inexistant en Russie. Il faut en chercher la raison, avant tout, dans le fait que la science laïque était de manière générale extrêmement peu dévelop- pée dans la Russie d’avant Pierre le Grand. Le fait que, jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle, on ne trouve sur le territoire de la Russie aucun vestige de cultures anciennes joue également un rôle important. Toutes les connaissances sur le monde ancien se basaient sur des sources écrites. L’intérêt pour les antiquités se manifesta d’abord par la collection d’ob- jets rares et précieux dans les trésors des princes et des tsars et dans les sacristies des églises. L’époque de Pierre le Grand fut un tournant pour le développement de la science russe et de l’instruction de manière générale ; c’est égale- ment à cette époque que se situe la première étape du développement de l’archéologie en Russie. En 1714, sur ordre du tsar, fut fondé le premier musée de Russie : la Kunstkamera de Saint-Pétersbourg, où fut dépo- sée une collection, offerte à Pierre erI , d’objets en provenance de kour- ganes de Sibérie méridionale. En 1718, le tsar fit paraître un oukase selon lequel « quiconque trouvera dans le sol ou dans l’eau quelque objet ancien […] ou quelque inscription ancienne sur des pierres, du fer ou du cuivre, ou quelque arme ancienne ou inhabituelle pour aujourd’hui, de la vaisselle et par ailleurs tout ce qui a l’air ancien et inhabituel, que celui-ci l’apporte, et il lui sera donné pour cela une récompense satisfai- sante ». Ce décret marque le début de la réunion des collections archéo- logiques. L’année suivante, toujours sur ordre du tsar, furent acquises en Italie les premières statues antiques, parmi lesquelles se trouvait la Vénus 116 ÉTUDES DE LETTRES de Tauride. La statue de la déesse nue fut exposée au Jardin d’été de Saint-Pétersbourg sous la garde d’un grenadier armé. L’Université de Saint-Pétersbourg fut originellement fondée par Pierre Ier en 1724 au sein de l’Académie des sciences, à laquelle elle resta attachée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Au début, il fallut faire venir de l’étranger, en particulier d’Allemagne, presque tous les professeurs. Parmi eux se trouvait notamment Théophile Sigefroy (Gottlieb Siegfried) Bayer, qui fut l’un des fondateurs des sciences de l’Antiquité en Russie. C’est lui qui, le premier, entreprit d’étudier l’histoire ancienne de la mer Noire, en essayant, avec l’aide des témoignages d’Hérodote et d’autres auteurs anciens, de localiser sur une carte une série de poleis antiques de cette région. T. S. Bayer, avec le professeur H. G. Kruzius, s’intéressa aussi à la numismatique antique. Kruzius fit la description des monnaies antiques conservées à la Kunstkamera. Parmi les nombreux travaux scientifiques de Bayer dédiés à l’histoire ancienne se trouvent également des publications analysant les artefacts. Le savant consacra par exemple un article à la statue de Vénus (Aphrodite) évoquée ci-dessus, qui parait alors le Jardin d’été. Comme la vue de la déesse nue choquait beaucoup le public russe, on avait posté devant, pour sa protection et pour éviter tout incident, une sentinelle avec un fusil. Le célèbre peintre V. Serov a représenté dans un dessin cette scène amusante (fig. 1). Bayer, ayant comparé cette sculpture avec des représentations analogues de la déesse sur des pièces de monnaie de Cnide, était arrivé à la conclusion que cette œuvre d’art était une copie, datant de l’époque antique, de la célèbre sta- tue d’Aphrodite de Cnide, sculptée par Praxitèle l’Athénien au IVe siècle av. J.-C. Le même Bayer fut également un pédagogue talentueux, dont les cours bénéficiaient d’une grande popularité auprès des étudiants. Un autre historien important du milieu du XVIIIe siècle s’intéressa à l’archéologie classique : le professeur G. F. Miller, qui fut aussi le premier recteur de l’Université (ce poste ne fut introduit qu’en 1747). Il peut également être considéré comme le premier archéologue russe, puisqu’il publia en 1764 le premier article scientifique en langue russe sur l’archéologie, et mit au point un précis pour l’étude des antiquités sibériennes unique pour l’époque. Outre ses découvertes dans les kour- ganes de Sibérie, il analysa des objets trouvés en 1763 par le général A. P. Mel’gunov. Ce fut le premier complexe scythe connu de la science. Sur ordre de Catherine II, ces objets furent remis à la Kunstkamera de Saint-Pétersbourg, et leur description fut confiée à Miller. Ce dernier L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 117

Fig. 1 — Vénus et un soldat. Dessin de V. Serov. essaya de les comparer avec des objets analogues en provenance d’autres kourganes de Sibérie. Ayant étudié des témoignages sur les peuples qui avaient autrefois vécu dans les steppes avoisinant la mer Noire, Miller comprit que ces objets devaient être « plus vieux que des [objets] tatares », et qu’il était peu probable qu’ils aient appartenu aux Polovtsiens, aux Petchenègues ou aux Khazars. Il mentionne également le fait que les habitants les plus anciens de cette région étaient des Sarmates ou des Scythes, qui faisaient commerce avec les colonies grecques. L’absence 118 ÉTUDES DE LETTRES de monnaie ancienne dans la sépulture ne lui permit toutefois pas de rapporter ce complexe, appelé « Litaja Mogila », à cette époque-là. L’Impératrice Catherine la Grande, en 1764, instaura la collection artistique de la cour, soit le Musée de l’Ermitage, lequel comptait des collections de gemmes, de bronzes et de sculptures antiques. Imitant les monarques, de nombreux aristocrates se mirent à collectionner des objets anciens, et en particulier antiques. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, on ouvrit des chantiers de fouilles, et on commença à étu- dier les monuments grecs et scythes du nord de la mer Noire, après le rattachement de ces territoires à l’Empire de Russie. Les premiers explora- teurs furent souvent des officiers de l’armée ou de la flotte, des ingénieurs ou des amateurs. A Kertch, c’est l’émigré français Paul Du Brux qui diri- gea les fouilles archéologiques et qui élabora des descriptions et des plans de beaucoup de villes du Bosphore, tandis qu’à Saint-Pétersbourg, les antiquités étaient étudiées par un académicien – H. K. E. Köhler – et par le Président de l’Académie des arts – A. N. Olenin. A Nikolaev, à Theodosia et à Kertch apparurent des musées archéologiques, respecti- vement en 1803, en 1811 et en 1826. La découverte dans les environs de Kertch d’une sépulture scythe dans le kourgane de Koul-Oba en 1830 suscita l’intérêt de l’Empereur Nicolas Ier, qui se mit, à partir de ce moment, à affecter régulièrement de l’argent aux fouilles. Les décou- vertes les plus frappantes et les plus intéressantes étaient acheminées au musée de la cour, l’Ermitage, qui ne reçut qu’en 1852 le statut de musée public. En 1854 fut réalisée sur les propres moyens de l’Empereur une luxueuse édition bilingue en trois tomes, en langues russe et française, intitulée Les Antiquités du Bosphore Cimmérien conservées au Musée Impérial de l’Ermitage 8. Au tout début du XIXe siècle, le terme d’« archéologie » se propagea dans la science russe : on entendait alors par là l’étude de l’art classique. En conséquence, le règlement de l’Université de l’année 1804 prévoyait une chaire de théorie des Beaux-Arts et d’archéologie. A Saint-Pétersbourg, cependant, cette chaire resta inoccupée. C’est le professeur F. B. Grefe, enseignant les littératures grecque et latine, qui parlait d’Antiquité. A côté de ses travaux philologiques, celui-ci avait commenté et édité une série de monuments épigraphiques découverts sur les côtes septentrionales de la

8. Voir I. V. Tunkina, Russkaja nauka o klassičeskikh drevnostjakh juga Rossii (XVIII – seredina XIX v.). L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 119

Fig. 2 — L’Université de Saint-Pétersbourg. Années 1840. Œuvre de K. Vejerman. mer Noire. Grefe occasionna une influence notable sur la formation des intérêts scientifiques d’A. S. Uvarov, qui termina l’Université en 1845 et qui commença son activité archéologique par la fouille, précisément, des monuments antiques du nord de la mer Noire. Le philologue classique I. B. Štejman, qui donna un cours sur l’Antiquité grecque et l’archéologie dans les années 1840, fut aussi un élève de Grefe (fig. 2). Le Cabinet des médailles, rattaché à l’Université, contenait déjà, vers la fin de l’année 1828, 838 pièces de monnaie et médailles, contre 4098 en 1861. En 1841 fut fondé le Musée des Beaux-Arts et des Antiquités. Pour compléter la collection de ce musée, on disposait de 570 roubles d’argent par année, ce qui, comme l’écrivait le recteur P. A. Pletnev, était « insuffisant pour l’achat de vases anciens, de bronzes, de pierres sculp- tées, etc. », c’est pourquoi « il convenait de se limiter uniquement aux estampes expliquant les antiquités grecque et romaine, la mythologie et l’archéologie des arts ». Les historiens spécialisés dans l’histoire du monde antique s’intéres- saient eux aussi aux monuments archéologiques. Dans cette catégorie, 120 ÉTUDES DE LETTRES il faut mentionner avant tout le professeur M. S. Kutorga, qui enseigna l’histoire ancienne entre 1835 et 1869. Son activité eut une influence énorme sur le développement de la science historique à l’Université. Outre l’histoire ancienne et médiévale, il donnait un cours méthodo- logique intitulé « Introduction à l’histoire », et c’est lui qui commença à utiliser la méthode d’enseignement par séminaire. Kutorga s’intéres- sait aux monuments de l’archéologie classique en tant que sources his- toriques. Pour mieux les connaître, il accomplit un voyage scientifique en 1859 et en 1861 qui le mena jusqu’en Grèce, en Asie Mineure et en Egypte. Il publia le résultat de certaines de ses observations dans des revues européennes. En 1860, V. V. Bayer, assistant et élève de Kutorga, visita spécialement Londres, Oxford et Paris pour y découvrir les collections antiques des musées européens les plus importants. F. F. Sokolov, un autre élève de Kutorga, fut envoyé en 1865 en Allemagne, où il étudia l’épigraphie, l’archéologie et l’histoire de l’art. De retour en 1867, il se mit à ensei- gner à l’Université de Saint-Pétersbourg et donna un cours sur l’histoire grecque, dont la première partie était consacrée aux sources non litté- raires, mais matérielles (inscriptions, édifices, ruines, sculptures, vais- selle, monnaies, etc.). Par la suite, les intérêts scientifiques de Sokolov se concentrèrent sur l’épigraphie. Ainsi la création d’une école russe d’épi- graphie, qui exerça une influence marquante sur l’archéologie classique en Russie, est liée à son nom. La question de l’enseignement de l’archéologie dans les universités russes fut activement débattue lors des premiers congrès d’archéologie. L’opinion des participants au 1er congrès, qui eut lieu en 1869 à Moscou, était partagée : certains étaient pour la création d’une chaire spécifique (parmi eux se trouvait Sreznevskij), tandis que d’autres suggéraient de répartir son enseignement sur différents départements. On évoqua éga- lement la solution la plus pertinente pour l’époque : réunir l’enseigne- ment de l’archéologie russe à celui de l’histoire russe. En réponse à la proposition de S. M. Solov’jov d’ouvrir des cours d’archéologie au sein de sociétés savantes, le président du congrès Uvarov, sans repousser cette idée, remarqua légitimement que « tant que l’archéologie n’entrera[it] pas au nombre des sciences enseignées à l’Université, elle conservera[it] un caractère précaire ». « Elle sera étudiée par des personnes isolées, mais le grand public ne reconnaîtra pas son utilité », poursuivait-il. A l’issue du congrès, le comité d’organisation, présidé par A. S. Uvarov, s’adressa au L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 121

Ministère de l’instruction publique avec la proposition d’ouvrir un ensei- gnement d’archéologie dans les universités et dans les écoles. Cependant, la réponse reçue du ministre D. A. Tolstoj, le 2 juin 1869, fut un refus formel : l’enseignement de l’archéologie dans les établissements scolaires gouvernementaux supérieurs et moyens était considéré à cette étape comme inopportun. Lors du 3e congrès d’archéologie à Kiev en 1874, Uvarov lut un exposé intitulé « Ce que doit comprendre le programme d’enseignement de l’archéologie russe ». Cet exposé reflétait ses vues théoriques géné- rales sur l’archéologie, qu’il comprenait comme « une science, étudiant le quotidien des peuples anciens d’après tous les monuments, de quelque nature qu’ils soient, laissés par la vie ancienne de chaque peuple ». En conséquence, A. S. Uvarov proposait d’inclure dans les programmes d’études universitaires, sous « archéologie », tout un complexe de disci- plines historiques auxiliaires : la paléographie, la diplomatique, la sphra- gistique, l’héraldique, la numismatique, etc. Au cours de la discussion qui suivit l’exposé d’Uvarov, on objecta à-propos que les monuments du passé de nature immatérielle ne devraient pas compter au nombre des objets méritant une recherche archéologique. En 1859, l’Empereur Alexandre II institua à Saint-Pétersbourg, au sein du Ministère de la cour impériale, la Commission archéologique, qui fut présidée jusqu’en 1882 par le comte S. G. Stroganov. Ce dernier envisageait l’archéologie comme l’étude des objets anciens. Durant cette période, la Commission archéologique mena ainsi des fouilles princi- palement au sud de la Russie, n’envoyant que rarement des expéditions dans d’autres régions. Priorité était donnée aux monuments funéraires. Les nécropoles des villes bosporanes Panticapée et Nymphaion furent exhumées, de même que des kourganes royaux scythes et sarmates sur le Dniepr et le Don (Tchertomlyk, Aleksandropol’, Bol’šaja Bliznica, Khokhlač). En 1886, le comte A. A. Bobrinskoj, connu pour les fouilles de kourganes qu’il avait effectuées sur le territoire de son immense domaine dans la région du cours médian du Dniepr, fut nommé président de la Commission (il avait étudié à la faculté de droit de l’Université de Saint-Pétersbourg). Par son action, il sut augmenter le personnel scien- tifique et les finances de la Commission, les fouilles furent entreprises dans de nombreuses régions de la Russie européenne, de la Sibérie et de l’Asie centrale. A partir de l’année 1887, la Commission commença à 122 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — Fouilles de Chersonèse. Photo de Ja. I. Smirnov. mener des fouilles systématiques de la ville grecque ancienne et byzan- tine de Chersonèse en Crimée (fig. 3), et depuis 1901 de la polis grecque d’Olbia. On étudia les systèmes de fortification, les quartiers de la ville, les nécropoles 9. L’enseignement universitaire de disciplines aussi liées à l’archéologie que l’histoire et la théorie des arts, réintroduites par le règlement de 1863, joua un rôle important dans le développement de l’archéologie universitaire ; au départ, on pensa même nommer cette chaire la chaire d’archéologie. A l’Université de Saint-Pétersbourg, ce cours ne commença à être donné qu’en 1873 par le privat-docent A. V. Prakhov. En plus de recevoir de nombreuses informations sur les fouilles en Italie, en Grèce, en Etrurie, en Asie Mineure et en d’autres lieux, on y observait en détail le résultat des fouilles de Heinrich Schliemann à Troie et à Mycènes, on y exposait les recherches menées à Tirynthe, à Olympie, en Crète et sur d’autres îles. Prakhov – fait remarquable – ne s’attardait pas seulement sur les découvertes d’œuvres d’art, mais parlait aussi de la stratigraphie

9. Voir A. E. Musin, E. N. Nosov (otv. red.), Imperatorskaja Arkheologičeskaja Komissija [IAK] (1859-1917). L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 123

Fig. 4 — A. N. Ščukarjov, S. A. Žebeljov, N. P. Kondakov, B. V. Farmakovskij.

de Troie, des constructions des murs et des bâtiments, des outils, de l’armement et des objets d’usage domestique. Introduisant les auditeurs à la céramique, il écrivait : « les vases d’argile constituent un document extrêmement intéressant pour l’appréciation de la culture troyenne ». De manière générale, toute la partie du cours consacrée à la culture « égéenne » de Grèce se basait sur le mobilier issu de fouilles archéolo- giques. Or, un tel aperçu relève de l’histoire et de l’archéologie plutôt que de l’histoire de l’art. Prakhov avait lui-même observé les nombreuses fouilles qu’il décrivait, lors de voyages en Grèce, Egypte et Palestine. Sa thèse de doctorat sur l’architecture de l’ancienne Egypte, soutenue à l’Université en 1880, était elle-même le résultat d’un voyage en Egypte. L’activité pédagogique de N. P. Kondakov, devenu professeur de théorie et d’histoire de l’art en 1888, revêtit une signification toute par- ticulière. Kondakov fut le premier professeur d’université à avoir une expérience sérieuse du travail pratique de l’archéologue sur le terrain, puisque depuis 1876 il était membre de la Commission archéologique et avait participé à de nombreuses fouilles de kourganes et de nécropoles en Crimée et à Taman. Contrairement à ses collègues, les professeurs de philologie classique I. V. Pomjalovskij, P. V. Nikitin et F. F. Zelinskij, Kondakov avait toujours prêté une attention particulière à l’étude des objets antiques. Autour de Kondakov et du Musée des Antiquités, qu’il chapeautait, se forma un cercle d’élèves qui se surnommait avec humour 124 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 5 — M. I. Rostovcev (assis à l’extrême gauche, rang médian) et ses collègues allemands à Pompéi. faktopoklonniki (« les admirateurs des faits ») (fig. 4). Ja. I. Smirnov, M. I. Rostovcev et S. A. Žebeljov, étudiants de l’Université de Saint- Pétersbourg, constituaient la base de ce cercle, auquel s’ajoutèrent par la suite des licenciés de l’Université de Novorossijsk 10 : D. V. Ajnalov, E. K. Redin et B. V. Farmakovskij. Rostovcev avait quitté en 1890 l’Université de Kiev pour rejoindre la faculté historico-philologique de l’Université de Saint-Pétersbourg, où il commença à travailler sous la direction de Zelinskij et de Kondakov 11. Rostovcev lui-même écrivit par la suite que c’est en suivant les cours de Kondakov qu’il avait entendu par- ler pour la première fois d’archéologie. En 1892, ayant reçu son diplôme, il resta affilié à l’Université pour l’obtention du titre de professeur, et commença à enseigner dans le gymnase de Carskoe Selo. En été 1893, il accomplit un voyage en Italie ; c’est là qu’il se familiarisa, principalement, avec les fouilles de Pompéi (fig. 5). En mars 1895, Rostovcev fut envoyé

10. C’est ainsi que l’on nommait, jusqu’à la révolution, l’Université d’Odessa (ndlt). 11. Voir I. L. Tikhonov, « Stanovlenie klassičeskoj arkheologii v Sankt- Peterburgskom universitete ». L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 125 par l’Université en mission scientifique à l’étranger pour une année, mission qui fut prolongée jusqu’en septembre 1898. Conformément au programme constitué par Zelinskij, Rostovcev, ayant visité le Musée de Constantinople, se rendit à Athènes, où il s’intéressa à la topographie de la ville ancienne, se concentrant en particulier sur les fouilles du versant ouest de l’Acropole, en quête du sanctuaire de Dionysos. Entre la fin du mois de mai et le début du mois de juin 1895, Rostovcev participa à un « voyage sur les îles » organisé par l’Institut archéologique allemand sous la direction de Dörpfeld. Le voyage débuta par l’île d’Egine, puis se poursuivit par l’île de Paros, où les voyageurs prirent connaissance des fouilles suédoises du temple de Poséidon. Plus tard, leur trajet passa par le cap Sounion, Oropos, Erétrie, etc. A Délos, Rostovcev étudia la construction des maisons privées. Il parvint à la conclusion qu’elles se rapprochaient énormément de celles de Pompéi, ne se distinguant de ces dernières que par la construction de l’atrium. Par ailleurs, il convenait de rapporter leur décor au premier style pom- péien, mais d’une forme de premier style plus ancienne, datant de la fin ou de la moitié du IIe siècle. L’un des principaux centres d’intérêt du voyage furent les villes d’Asie Mineure Assos et Troie. Dans la première, Rostovcev décrivit minutieusement le théâtre exhumé par une équipe américaine, d’une construction inhabituelle. Mais Rostovcev lui-même estimait que la partie la plus importante du voyage fut la visite de Troie et les cours de Dörpfeld sur sa stratigraphie. Décrivant la 6e couche anthropique de Troie, Rostovcev remarqua qu’elle apparaissait comme un témoignage unique de la culture mycénienne. De retour à Athènes, Rostovcev suivit les cours du professeur Wolters dans les musées de la ville sur la culture antique et la peinture sur vases. En juillet 1895, avec Ja. I. Smirnov et E. M. Pridik, il accomplit un grand voyage dans le Péloponnèse, visitant Corinthe, Sparte, Tirynthe, Mycènes, Olympie, Pylos, Epidaure et d’autres sites encore, s’intéressant partout en premier lieu aux fouilles archéologiques. En août 1895, il partit pour l’Italie, où il poursuivit son étude des fouilles à Pompéi. A la fin de l’année, se trouvant à Vienne, il rencontra Kondakov et Smirnov et se rendit avec eux en Espagne. C’est pendant cette mission à l’étranger, entre 1895 et 1898, que Rostovcev commença à rassembler du matériel sur les tessères de plomb romaines, qui constituèrent par la suite la base de sa thèse de doctorat. Il étudia entre autres les collections des musées de Rome, de Berlin, de Londres, de Vienne, ainsi que des collections particulières, et 126 ÉTUDES DE LETTRES participa à l’édition de la collection parisienne de tessères. De son côté B. V. Farmakovskij, à Olympie, se familiarisa avec la nouvelle méthode de fouilles d’établissements de grandes dimensions – une division de la surface de fouilles en mètres carrés et en couches –, méthode qu’il appliqua brillamment aux investigations de terrain menées à Olbia. Ainsi, s’étant d’abord intéressés à l’archéologie et aux monuments matériels de l’Antiquité à l’Université de Saint-Pétersbourg, les élèves de Kondakov, les faktopoklonniki, se trouvant dans des expéditions à l’étranger, s’attachèrent essentiellement à l’étude des fouilles archéo- logiques, éprouvant les méthodes européennes les plus avancées et les principaux résultats de la recherche sur le monde méditerranéen. Ces connaissances servirent ensuite de base à leurs propres recherches sur la culture antique du nord de la mer Noire et, dans une large mesure, déterminèrent l’orientation « archéologique » de leurs travaux. La question de l’enseignement de l’archéologie dans les universités fut de nouveau soulevée en 1899, à Kiev, lors du 11e congrès archéo- logique. C’est la présidente de la Société moscovite d’archéologie, la comtesse P. S. Uvarova, qui prit la parole à ce sujet. En conclusion, le congrès décida de solliciter auprès du Ministère de l’instruction publique l’ouverture d’une chaire d’archéologie dans les universités. Exécutant la décision du congrès, P. S. Uvarova, en septembre 1899, adressa au ministre N. P. Bogolepov une lettre dans laquelle elle proposait, en guise de programme d’enseignement de l’archéologie, le plan d’études de A. S. Uvarov datant de 1874, d’ailleurs tout à fait dépassé pour l’époque. La proposition de la Société moscovite d’archéologie fut transmise pour être examinée à la Commission de l’Université de Saint-Pétersbourg, constituée des professeurs S. F. Platonov, F. F. Sokolov, V. I. Sergievič, A. S. Lappo-Danilevskij et A. N. Veselovskij. Sokolov et Sergievič se contentèrent de répondre brièvement qu’à leur avis, la création d’une telle chaire était souhaitable, mais qu’ils n’étaient pas convaincus par les disciplines énumérées, montrant que plusieurs d’entre elles étaient déjà enseignées dans les universités. Ils proposaient de demander sur ce point l’avis des autres universités. C’est S. F. Platonov qui fit la réponse la plus circonstanciée. Globalement, il saluait l’introduction de l’archéologie à l’Université. Estimant toutefois que celle-ci était, « dans son essence, un procédé méthodologique appliqué au matériel le plus divers » (ainsi l’enseignement, par exemple, de l’archéologie préhistorique pouvait-il s’exercer au sein de la chaire d’histoire), il était d’avis que les universités L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 127

devaient décider elles-mêmes du programme de l’archéologie, en fonction des spécialistes présents sur place 12. C’est précisément sur cette voie que s’engagèrent les universi- tés russes. A la fin du XIXe siècle, Ja. I. Smirnov, S. A. Žebeljov et M. I. Rostovcev commencèrent leur activité pédagogique à Saint- Pétersbourg. A partir de 1898, Smirnov se mit à enseigner au sein de la chaire d’histoire de l’art. Le thème de sa leçon d’épreuve pour Fig. 6 — S. A. Žebeljov. Dessin de G. Verejskij. le titre de privat-docent fut « L’art archaïque de l’Attique à la lumière des fouilles et des découvertes récentes ». Notons que ce n’est pas lui qui avait choisi ce thème, mais que celui-ci avait été imposé par la faculté. Dès 1897, Smirnov dévoilait dans une lettre à Žebeljov ses intentions quant à ses cours à l’Université :

[…] quelque chose dans le genre d’un essai général sur les monuments du monde antique, tout du moins de l’Est. Au premier semestre, quelque chose dans le genre d’une introduction générale aux anti- quailles (sic). Que d’autres développent la peinture, les écoles artis- tiques et l’essor des grands maîtres ; quant à moi je ne trouve pas superflu de donner une idée des vestiges réels de l’Antiquité à travers toute la masse écrasante d’objets insignifiants dans leur essence : de plus, on peut mettre à profit l’Ermitage. Sinon, on apprendra par cœur tous les types et le caractère des différentes écoles (problématiques, dans une large mesure) d’après des lithographies, et on ne distinguera pas le marbre du plâtre. En théorie, de tels cours ne m’auraient pas paru inutiles, mais je ne donnerai en aucun cas un cours général sur l’histoire de l’art 13.

12. L. S. Klejn, I. L. Tikhonov, « The beginning of University Archaeology in Russia ». 13. I. L. Tikhonov, « Ja. I. Smirnov v Peterburgskom universitete », p. 453. 128 ÉTUDES DE LETTRES

En 1899, Žebeljov introduisit son cours annuel sur l’archéolo- gie classique par une leçon inau- gurale intitulée « L’archéologie classique comme objet d’enseigne- ment universitaire ». A partir de 1909, il donna un deuxième cours intitulé « L’archéologie classique de la Russie méridionale » (fig. 6). Son manuel Introduction à l’archéologie, paru en 1923 (fig. 7), reprend en substance le contenu de ces cours. En parallèle à son enseignement, Žebeljov dirigeait le Musée des Antiquités de l’Université, dont il éditait également le catalogue de la bibliothèque. Rostovcev, qui avait débuté en Fig. 7 — Introduction à l’archéologie, 1898 avec des cours purement his- manuel rédigé par S. A. Žebeljov et publié toriques, se tournait de plus en plus en 1923. vers des thèmes archéologiques. Il avait déjà consacré sa thèse de doc- torat à l’analyse d’un matériel archéologique : les tessères romaines (soit des sceaux de plomb). Dans le cours sur l’histoire de la Rome antique qu’il donna en 1903-1904, il soulignait que l’historien ne devait pas ignorer les données archéologiques, qui pour certaines époques étaient quasiment les seules sources existantes. La première partie du cours était consacrée à la culture antique de l’Italie, depuis l’âge de la pierre et en passant par les cultures de Terramare et de Villanova. Une telle approche de l’histoire de la Rome ancienne était résolument nouvelle, puisque les prédécesseurs de Rostovcev à l’Université de Saint-Pétersbourg s’étaient traditionnellement limités aux sources écrites. Rostovcev, de son côté, s’efforçait d’étudier le phénomène de la civilisation antique dans toute la complexité des antiquités européennes. Ainsi, dans son cours intitulé « Introduction à l’archéologie de l’Occident », Rostovcev imagina un schéma intéressant des interactions entre la culture antique et les cultures barbares de l’Europe. Selon lui, la culture romaine était le résultat du développement d’une tradition locale « préhistorique » réceptive à la forte L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 129 influence des Etrusques et des Grecs ; en se développant à son tour, elle fut à nouveau confrontée aux peuples barbares, et du résultat de cette symbiose naquit « la culture romaine provinciale ». De manière générale, ce cours était consacré à un tour d’horizon de la Préhistoire de l’Europe occidentale, et, en tout premier lieu de l’Italie, depuis l’âge de la pierre jusqu’à l’âge du fer. Les cours commen- çaient par un aperçu historique de l’étude archéologique de l’Europe, avec une bibliographie détaillée, qui plus est de la part d’un professeur spécialiste de l’Antiquité. Rostovcev n’oubliait pas de familiariser les étudiants avec les travaux des auteurs classiques de l’archéologie préhis- torique, tels Boucher de Perthes, Gabriel de Mortillet, Oscar Montelius, Sophus Müller, Lubor Niederle, etc. Lorsqu’il parlait de l’avènement, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, d’une nouvelle science « de la Préhistoire », Rostovcev définissait son objectif principal dans l’étude du développement culturel de l’humanité avant l’apparition de l’écri- ture, étude qui faisait appel à des méthodes basées sur la stratigraphie et la typologie, par le biais de l’établissement d’une périodisation dans l’évolution des types et des techniques d’outils. Les résumés des cours de Rostovcev sur les « Sources pour l’étude du royaume du Bosphore » et sur les « Sources pour l’histoire des trois pre- miers siècles ap. J.-C. » ne présentent pas moins d’intérêt. Dans le premier de ces deux cours, Rostovcev expose sa théorie selon laquelle les données de l’archéologie constituent la source principale de la reconstruction de l’his- toire du Bosphore ancien. Par « sources », il faut entendre non seulement les œuvres d’art, mais aussi le matériel d’utilisation courante. Rostovcev indique des sujets pour des travaux spécifiques, apparemment destinés aux étudiants, consacrés aux rites funéraires dans les grands kourganes scythes ainsi qu’aux sépultures datant de l’époque hellénistique tardive et de l’époque romaine dans le Kouban et sur la presqu’île de Taman. Dans son deuxième cycle de cours, Rostovcev formule l’idée que l’archéologie est une discipline historique, liée de près à l’histoire de l’art, mais possédant un cadre plus large, puisqu’elle doit étudier toute la culture matérielle. C’est là qu’il définit les buts et la mission de l’archéo- logie en général et en particulier, appliqués aux monuments du nord de la mer Noire. Il s’agit ainsi, avant tout, de : 130 ÉTUDES DE LETTRES

l’examen des sites les plus importants du monde antique, et [de] leur étude scientifique, par le biais de fouilles scientifiques. Ce que c’est qu’une fouille scientifique. Observation de ce qui a été trouvé, décapage couche par couche et établissement d’un déroulement his- torique. Fixation de ce qui a été observé, restitution. Résultats à l’aide d’un compte rendu du matériel trouvé. Restitution de villes disparues, de villages, de sanctuaires, de bâtiments isolés 14. Lorsqu’il parlait de la méthodologie des fouilles, Rostovcev insistait sur leur caractère scientifique et sévère, leur systématique et leur documentation. A côté de ses cours, Rostovcev donnait à l’Université différents séminaires, dont un séminaire sur l’histoire de la Scythie et du Bosphore. Ainsi, en 1914, furent abordés les thèmes suivants, présentés par des étudiants : G. I. Borovko, « L’histoire des fouilles du kourgane de Tchertomlyk » ; A. È. Serebrjakov « Le groupe de kourganes du Kouban », I. P. Maleev, « Les fouilles d’Olbia » ; È. V. Dil’, « Les fouilles du kourgane de Peotnica ». On a conservé les notes de A. V. Tiščenko, qui avait suivi les séminaires de Rostovcev ; elles témoignent qu’on y étudiait surtout le matériel des fouilles de kourganes menées par N. E. Brandenburg, A. A. Bobrinskoj, par Rostovcev lui-même et par d’autres spécialistes du nord de la mer Noire. De plus, l’attention n’était pas seulement portée aux objets de haute valeur artistique (comme dans les cours de Kondakov), mais aussi à des questions telles que la construction des kourganes et des chambres funéraires, l’inventaire domestique et la céra- mique, les objets étant étudiés au sein des complexes archéologiques dont ils faisaient partie 15. En janvier 1905, Boris Vladimirovič Farmakovskij commença à enseigner au département d’histoire de l’art en qualité de privat-docent. Au cours des années académiques 1906-1907, il donna un cours intitulé « L’art de la Grèce héroïque. Les cultures égéenne, mycénienne et cré- toise ». Il s’agissait de la première synthèse, dans l’histoire de l’archéolo- gie russe, des nouveaux matériaux scientifiques sur l’histoire de l’art et de la culture de la civilisation créto-mycénienne (les fouilles d’Arthur Evans en Crète n’avaient commencé qu’en 1900), synthèse qui posait la question des relations entre cette civilisation et la culture de la Grèce

14. Archives historiques de l’Etat russe F.1041, Op.1, D.19, L.7. 15. I. L. Tikhonov, Arkheologija v Sankt-Peterburgskom universitete, p. 70. L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 131

Fig. 8 — Trouvailles faites à Olbia exposées dans les locaux de la Commission archéologique impériale. Saint-Pétersbourg, 1913. classique. Un autre cours original de Farmakovskij fut consacré aux rap- ports entre l’art de la Grèce archaïque et l’art oriental. Dans ce cours, il s’efforçait, comme Rostovcev, d’examiner l’art grec « dans sa relation la plus stricte avec l’art de tout le reste du monde culturel de cette époque », utilisant le mobilier archéologique de nombreuses fouilles en Europe et en Orient. Ces cours étaient complétés par des séminaires. Par exemple, en 1906, Farmakovskij donna un séminaire intitulé « Analyse des monu- ments de l’art grec archaïque », dans lequel l’étudiant N. E. Radlov fit un exposé sur la relation entre les styles sur les vases à figures rouges, tandis que D. A. Moiseev s’occupait de l’étude de la céramique de ce même type qui se trouvait au Musée de la Société russe d’archéologie. En 1910, Farmakovskij dirigea un séminaire d’analyse des monuments de l’art antique découverts en Russie. Dans ce séminaire, environ qua- rante exposés furent proposés par les étudiants, exposés consacrés aussi bien à des œuvres d’art isolées (comme le célèbre pendentif avec une représentation de déesse provenant du kourgane de Koul-Oba) qu’à des complexes entiers (Tchertomlyk, Pavlovskij, Juz-Oba, Karagodeouachkh, les kourganes des Sept Frères), mais aussi à des questions de chronologie 132 ÉTUDES DE LETTRES

des objets et des complexes, aux nouvelles découvertes faites à Bérézan et dans d’autres lieux. Il est intéressant de relever que, parfois, les sujets étaient donnés en même temps par plusieurs étudiants, ce qui amenait un élément de concurrence scientifique et permettait de mettre en évidence les travaux les plus réussis. Ces derniers étaient desti- nés à être édités par la Société russe d’archéologie et par la Commission archéologique. Ainsi, dans les Nouvelles de la Commission archéo- logique (Izvestija Arkhelogičeskoj komissii) furent imprimés des tra- vaux de séminaire rédigés par les Fig. 9 — B. V. Farmakovskij sur les étudiantes de Farmakovskij aux fouilles d’Olbia. cours de Bestužev 16, étudiantes qui non seulement s’était impliquées dans ses séminaires, mais qui avaient aussi participé aux fouilles d’Olbia (fig. 8 et 9). A partir de 1913, au sein du Département de théorie et d’histoire de l’art, le conservateur du Département des antiquités de l’Ermitage, O. F. Val’dgauèr, commença à donner des travaux pratiques sur l’histoire de la peinture grecque sur vase. De nombreux et célèbres spécialistes de l’Antiquité scythe et grecque sortirent des séminaires de Farmakovskij, de Rostovcev et de Žebeljov : G. I. Borovko, K. È. Grinevič, I. I. Tolstoj, S. S. Luk’janov, B. L. Bogaevskij, L. A. Moiseev et d’autres encore. Dans les cours de Bestužev, les mêmes professeurs formèrent les futures archéologues et historiennes de l’art suivantes, spécialistes des cultures anciennes :

16. Il s’agit de la première institution en Russie délivrant un enseignement supé- rieur destiné aux femmes. Fondés en 1878 par le professeur et historien Konstantin Nikolaevič Bestužev-Rjumin, ces cours se subdivisaient à l’origine en un département de philologie et d’histoire, un département de sciences naturelles et un département de mathématiques (ndlt). L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 133

Fig. 10 — Les professeurs de la faculté historico-philologique de l’Université de Saint-Pétersbourg en 1913. De gauche à droite, assis : B. A. Turaev, S. F. Platonov, I. A. Šljapkin, F. A. Braun, F. F. Zelinskij, S. K. Bulič, S. A. Žebeljov, M. I. Rostovcev, A. A. Šakhmatov ; debout : D. V. Ajnalov, D. K. Petrov, I. M. Grevs, A. I. Vvedenskij, N. I. Kareev, È. D. Grimm, I. A. Boduèn de Kurtenè, I. D. Andreev, P. A. Lavrov.

M. I. Maksimova, M. È. Mat’e, E. V. Ernštedt, E. O. Pruševskaja, K. V. Trever, N. D. Flitner, et M. A. Tikhanova. Au début du XXe siècle, le plan d’études de l’Université comprenait donc déjà des cours et des séminaires d’archéologie antique et scythe aussi bien sur des problèmes généraux que sur des questions particulières (fig. 10). Le fait que, depuis 1906, la faculté propose également des thèmes d’archéologie parmi les thèmes annuels de dissertation pour l’obtention de la licence, est le reflet du processus d’intégration de cette branche dans l’enseignement universitaire. Ainsi, en 1906, le thème choisi fut « La culture punique d’après les fouilles et les témoignages lit- téraires », et en 1915 « Les kourganes des Sept Frères. Déroulement des fouilles, rituels funéraires et datation » ainsi que « Les colonies de Tanaïs, Gorgippia, Phanagorie et Panticapée ». Les professeurs de la faculté des langues orientales, créée en 1855, s’intéressaient également aux antiquités du nord de la mer Noire. V. V. Grigor’ev fut le premier professeur de la chaire d’histoire orientale ; il avait étudié l’histoire de l’Asie centrale et du royaume du Bosphore. En 1851, il publia un livre intitulé Les rois du Bosphore Cimmérien. Parmi ses nombreux travaux, on trouve des descriptions de monnaies arabes trouvées sur le territoire de l’ancienne Russie 17, aussi bien des

17. C’est-à-dire la Russie d’avant Pierre le Grand (ndlt). 134 ÉTUDES DE LETTRES découvertes isolées que des trésors 18. C’est à lui que la science russe doit non seulement l’élaboration, mais aussi les premiers essais de résolution de problèmes aussi vastes que l’histoire des Khazars ou les relations de l’ancienne Russie avec le monde nomade de la steppe. Dès la création du département oriental de la Société russe d’archéologie, Grigor’ev en fut le secrétaire, et il dirigea les activités du département entre 1867 et 1881. C’est précisément à Grigor’ev (ainsi qu’à P. I. Lerkh) que N. I. Veselovskij, son élève et successeur à la chaire d’histoire orientale, dut son intérêt pour l’archéologie. Dès 1878, Veselovskij donna diffé- rents enseignements sur l’histoire orientale à l’Université, se consacrant principalement à l’Asie centrale. En novembre 1884, ayant reçu de la Commission archéologique et de l’Université un ordre pour une mission d’un an, il partit pour le Turkestan. Avant de commencer les fouilles à Afrasiab, Veselovskij fit un tour de la région, au cours duquel il réa- lisa des fouilles restreintes sur quelques sites (Toj-Tepe, Čorlen-Tepe, Tudi-Kaljan, Tudi-Khurd, Munčak-Tepe). Il fut le premier à définir ces monuments comme des établissements fortifiés, qu’il fallait abso- lument distinguer des kourganes funéraires. En mars 1885, Veselovskij commença les fouilles d’Afrasiab, qui durèrent plus de quatre mois, et au cours desquelles on découvrit une multitude d’objets anciens de toute nature, dont des tessons d’argile à têtes d’homme, qu’il appela « ossuaires », des murs de maisons en argile et en brique, des puits, des réservoirs d’eau communs, ou hauz – sorte d’édifices pour l’évacuation de l’eau. Veselovskij poursuivit les fouilles à Afrasiab en 1895. Les pre- mières descriptions scientifiques des admirables monuments historico- architecturaux de Samarcande sont également liées à son nom. En 1895, il dirigea une expédition de savants, d’architectes et d’artistes, qui mit au point les plans et les dessins de la mosquée Bibi-Khanum et du mausolée Gur-Emir. En 1904, c’est un élève de Veselovskij, V. V. Bartol’d, qui poursuivit les fouilles à Afrasiab. Ce dernier estimait que la recherche et la découverte de la mosquée principale constituait le but central des fouilles ; cette mission fut accomplie, de même que le savant parvint à résoudre la question de l’approvisionnement en eau d’Afrasiab. Depuis 1894, Veselovskij menait également des fouilles de kourganes au nord de la mer Noire. Il concentra principalement ses travaux sur

18. V. V. Grigor’ev, Imperatorskij Sankt-Peterburgskij Universitet v tečenie pervykh pja- tidesjati let ego suščestvovanija, p. 331-382. L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 135 la Crimée, la région de la mer d’Azov et le Kouban : dans la seule région du Kouban, il fouilla plus de cinq cents kourganes. Parmi eux se trouvait notamment l’extraordinaire kourgane de Majkop, datant de l’époque néolithique, découvert en 1897. Veselovskij découvrit en 1913 la sépulture d’un roi scythe dans le kourgane de Solokha. Le comte A. A. Bobrinskoj participait également à ces fouilles avec son fils, qui est précisément celui qui découvrit l’un des chefs-d’œuvre de l’art helléno- scythe : le célèbre peigne d’or. A partir de 1891, Veselovskij enseigna à l’Institut archéologique de Saint-Pétersbourg, qui fut fondé en 1878 sur le modèle de l’Ecole des Chartes de Paris, essentiellement dans le but de former des archi- vistes. Dans ces cours, qui donnèrent lieu à la publication d’un manuel, Veselovskij familiarisait ses auditeurs avec l’histoire de l’archéologie clas- sique européenne et le résultat des fouilles menées au nord de la mer Noire. Le professeur puis doyen de la faculté des langues orientales N. Ja. Marr, avec son élève I. A. Orbeli, a écrit quelques pages mar- quantes de l’étude des monuments archéologiques du Caucase. Dès 1892, Marr mena des fouilles systématiques des vestiges de la ville d’Ani, capitale de l’Arménie médiévale. Un musée archéologique fut fondé sur le lieu des fouilles, et l’on donna à l’Université des cours spéciaux sur les antiquités d’Ani. Après la révolution de 1917, la structure organisationnelle de l’ar- chéologie russe changea notablement. Bientôt toutes les sociétés archéologiques furent fermées ; la terre et le patrimoine archéologique furent déclarés possession de l’Etat et placés sous son contrôle. Feu la Commission archéologique impériale, par un décret signé par Lénine, devint en avril 1919 l’Académie russe de l’histoire de la culture maté- rielle (Rossijskaja Akademija Istorii Material’noj Kul’tury, abrégé RAIMK puis, à partir de 1926, GAIMK – Gosudarstvennaja Akademija Istorii Material’noj Kul’tury, l’Académie d’Etat d’histoire de la culture maté- rielle). Sa constitution augmenta sensiblement, dans la mesure où tous les principaux archéologues de Leningrad et de Moscou devinrent ses membres. A la tête de la RAIMK/GAIMK, on nomma l’Académicien N. Ja. Marr qui, s’étant retrouvé au poste de chef de l’institution archéo- logique centralisée de la Russie et de l’URSS, cessa son activité d’ar- chéologue pour se consacrer entièrement à la « nouvelle doctrine de la langue » (soit la théorie japhétique), qui tentait de lier le développement 136 ÉTUDES DE LETTRES de la langue avec la théorie marxiste de la succession des stades socio- économiques et qui se positionnait contre la linguistique traditionnelle historico-comparative indo-européenne. Par la suite, Marr entra au Parti communiste (seul parmi les membres de l’ancienne Académie impériale des sciences), et son enseignement, malgré le manque de preuves et l’ab- surdité de beaucoup de ses positions, fut élevé au rang de dogme pour la philologie et devint populaire parmi les jeunes archéologues d’obé- dience marxiste. Dans les années 1920, toutefois, Marr s’occupa peu des affaires de la GAIMK, que dirigeaient ses remplaçants Žebeljov, Bartol’d et Farmakovskij, qui en était le secrétaire scientifique. Dans les années de la révolution et de la guerre civile, N. I. Veselovskij, F. K. Volkov, Ja. I. Smirnov, A. S. Lappo-Danilevskij et V. V. Latyšev moururent tous de faim et de maladie. Le directeur du Musée des Antiquités de Kertch, V. V. Škorpil, et l’archéologue sibérien A. V. Ardianov furent tués. Le comte A. A. Bobrinskoj et la comtesse P. S. Uvarova, les professeurs M. I. Rostovcev et N. P. Kondakov quit- tèrent la Russie, rejoignant l’émigration. Autour de Kondakov, dans la Prague des années 1920, se constitua le Seminarium Kondakovianum, qui éditait des recueils d’articles et qui réunissait des historiens, des his- toriens de l’art et des archéologues russes émigrés. Rostovcev, ayant par la suite occupé un poste de professeur à l’Université de Yale aux Etats- Unis, dirigea l’important chantier de fouilles de l’ancienne ville de Doura Europos en Syrie, et forma de nombreux chercheurs. La plupart des archéologues restèrent en URSS, où ils poursuivirent leur travail. En 1918, toutes les facultés des sciences humaines de l’Université furent réunies en une même « faculté des sciences sociales », dirigée d’abord par Marr, qui fut bientôt remplacé par des membres du Parti. En 1922, l’Institut d’archéologie fut rattaché à l’Université ; sur sa base, on ouvrit un département d’archéologie qui se composait d’un cycle archéo- logique à proprement parler, et d’un cycle archivo-archéographique. Le cycle archéologique comptait plus de soixante étudiants. Le plan d’études prévoyait entre autres, pour les deux premières années, les cours suivants : méthodologie des disciplines archéologiques, archéologie russe et archéologie du monde classique, archéologie préhistorique, archéolo- gie de l’Orient ancien et de l’Europe. A partir de la troisième année, les étudiants se spécialisaient dans les sous-groupes suivant : archéolo- gie russo-byzantine, archéologie de l’Extrême-Orient et du monde clas- sique, archéologie préhistorique. Parallèlement, ils continuaient à suivre L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 137 des cours ex cathedra sur les différentes disciplines de l’archéologie. La méthode d’enseignement par séminaire était activement utilisée. Les cours de A. A. Miller sur la méthodologie de l’archéologie et sur les investigations archéologiques faisaient partie des cours obligatoires, de même que les cours de G. I. Borovka sur l’Antiquité gréco-scythe. Dans le sous-groupe traitant de l’archéologie de l’Extrême-Orient et du monde classique, les séminaires sur le Proche- et Moyen-Orient et le Caucase méridional étaient donnés par I. I. Meščaninov, sur l’archéologie de l’Egypte par N. D. Flitner, sur l’art des Sassanides par I. A. Orbeli, sur l’art antique par O. F. Val’dgauèr et B. F. Farmakovskij. Au cours de l’année académique 1924-1925, trente-six séminaires sur les différentes disciplines de l’archéologie furent donnés. Parmi eux, beaucoup concer- naient directement l’archéologie antique. A côté des séminaires évoqués ci-dessus, K. È. Grinevič donnait un séminaire sur les antiquités de Chersonèse, M. I. Maksimova un séminaire sur l’étude de la céramique antique et B. L. Bogaevskij un séminaire sur la culture égéenne 19. Le département d’archéologie, de pair avec la GAIMK (presque tous les enseignants de l’Université étaient également des collaborateurs de l’Académie), organisait des expéditions qui permettaient aux étudiants de faire une expérience de terrain. Au milieu des années 1920, on rouvrit des chantiers de fouilles qui avaient été interrompus par la révolution et la guerre civile. B. V. Farmakovskij reprit les fouilles d’Olbia, qui devint une école d’archéologie antique pour les archéologues soviétiques. On poursuivit également les fouilles à Kertch et à Chersonèse. Les premiers grands colloques d’archéologie de la période soviétique furent organisés à Moscou et à Kertch en 1926, à Chersonèse en 1927. Durant l’été 1925, les départements de linguistique, de littérature et d’archéologie furent sortis de la composition de la faculté des sciences sociales pour former la « faculté de linguistique et de culture matérielle » (jamfak). La durée des études fut augmentée à quatre ans, et on introduisit des diplômes de travail décernés à la fin des études. Les listes d’étudiants de la jamfak, conservées au Musée de l’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, nous apprennent qu’en 1925-1926, les étudiants A. N. Karasev, L. M. Slavin, E. F. Lagodovskaja et T. I. Farmakovskaja, parmi d’autres, suivirent le séminaire du professeur B. L. Bogaevskij

19. Voir I. L. Tikhonov, « Tradicii antičnoj arkheologii v Sankt-Peterburgskom uni- versitete ». 138 ÉTUDES DE LETTRES intitulé « Le monde égéen ». Ces mêmes étudiants firent des exposés dans les séminaires de Farmakovskij consacrés à l’étude des monuments de l’art antique et de la culture matérielle des colonies grecques de la côte septentrionale de la mer Noire. Les travaux pratiques de A. A. Miller (« Les principes de l’investigation et des fouilles archéologiques ») ainsi que son cours « Introduction à l’archéologique préhistorique » bénéfi- ciaient d’une grande popularité auprès des étudiants. Parmi leurs par- ticipants, on trouve A. A. Iessen, V. V. Prušakevič, A. I. Artamonova et G. P. Grozdilov. Les enseignements de N. D. Flitner, N. V. Malickij et A. P. Smirnov sur les antiquités de l’Orient et sur l’art byzantin furent suivis par B. B. Piotrovskij, A. A. Adžjan, A. V. Bank, G. F. Korzukhina et N. N. Voronin. Au milieu des années 1920, la faculté ouvrit un troi- sième cycle. T. S. Passek commença ainsi son activité scientifique par un doctorat sur la culture tripolienne, tandis que B. A. Latynin travailla sur les édifices de l’âge de bronze au nord de la mer Noire. Toutefois, durant ces mêmes années (à partir du milieu des années 1920), la pression idéologique exercée par le Parti communiste sur la science augmente progressivement. Si, durant la première décennie après la révolution, les idéologues bolcheviques qui étaient en train de restruc- turer les sciences humaines et sociales sur le mode marxiste ne s’étaient pas beaucoup intéressés à l’archéologie, et si les archéologues avaient pu continuer à travailler plus ou moins tranquillement, à la fin des années 1920, la situation change passablement. Sur la base du concept marxiste du processus historique, on établit la théorie de la succession des for- mations socio-économiques (primitive, esclavagiste, féodale, capitaliste, socialiste) et la représentation de la lutte des classes en tant que force première gouvernant le développement de la société. Une véritable campagne de persécution fut lancée dans la presse contre certains savants soviétiques (dont Žebeljov) qui avaient fait paraître des articles dans le recueil du Seminarium Kondakovianum, édité à Prague par les élèves de Kondakov. La revue L’opinion soviétique (Sovetskaja obščestvennost’) exigeait d’exclure Žebeljov de l’Académie des sciences. On le garda à l’Académie, mais il fut obligé de quitter l’Uni- versité. A la fin des années 1920, les propagandistes marxistes engagè- rent une vive offensive contre l’archéologie. La révolution idéologique s’était emparée des esprits de beaucoup, dont de jeunes archéologues qui avaient reçu leur formation, déjà, à l’époque des années du pouvoir soviétique ; mais dans les conditions d’un régime totalitaire, lorsque L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 139 l’idéologie marxiste devint la seule véritable et possible, toutes les discus- sions prient un caractère spécifique. Elles se réduisaient en gros à décider qui était le marxiste le plus ou le moins fervent. On proclama des sen- tences sur la nécessité d’étudier non pas les objets, mais la société, en concordance avec le schéma marxiste des formations économiques. Le terme même d’« archéologie » fut déclaré bourgeois et nuisible aux cher- cheurs soviétiques. Lors de l’étude du monde ancien, qui correspondait à la « formation esclavagiste », on se mit à porter une attention particulière à la lutte des classes. D’où une propension à voir cette lutte là où elle n’avait jamais existé. Même de très sérieux savants de l’ancienne école tombèrent sous cette influence. L’exemple le plus frappant est celui de Žebeljov qui, face à la nécessité de se réhabiliter après sa participation au recueil de l’émigration blanche, « inventa » une révolte d’esclaves dans le Bosphore sous la conduite de Saumakos. Ce sujet fut plus tard intégré aux manuels scolaires en tant que première révolte d’esclaves sur le terri- toire de l’URSS. La répression aussi commença à sévir parmi les archéo- logues. A. A. Miller, G. I. Borovko, K. E. Grinevič furent arrêtés, parmi bien d’autres. En 1931, les facultés des sciences humaines furent séparées de l’Université pour former un Institut indépendant d’histoire et de linguis- tique, dont le niveau chuta brusquement, alors que l’enseignement de l’archéologie s’interrompit presque totalement. N’étaient admises à l’Ins- titut que des personnes d’origine ouvrière ou paysanne. Sur l’atmosphère générale qui y régnait, on s’en fera aisément une idée lorsqu’on saura par exemple que l’un des directeurs en poste exigea un jour de détruire les bustes d’Aristote et de Socrate se trouvant dans le vestibule parce qu’ils étaient des philosophes idéalistes, et non matérialistes. Les directeurs de l’Université et de l’Académie d’histoire de la culture matérielle se mirent à être non des savants, mais des membres du Parti, bien qu’au début des années 1930 l’un d’entre eux, Fjodor Kiparisov, avait terminé des études de philologie classique à l’Université de Saint- Pétersbourg encore avant la révolution, et était capable d’enseigner le latin et le grec ancien « à la masse estudiantine prolétaire ». A cette époque, presque toutes les collections universitaires d’artefacts furent perdues, et le Musée des Antiquités fut transféré à l’Ermitage. Ce n’est que vers 1935 qu’un cursus normal d’archéologie fut rétabli à l’Institut d’histoire, de philosophie et de linguistique de Leningrad (abrégé en russe LIFLI). En 1934, une faculté d’histoire, qui comprenait la chaire 140 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 11 — V. F. Gajdukevič. Années 1950. d’histoire ancienne, avait été ouverte à l’Université, mais sans chaire d’archéologie durant les deux premières années. Celle-ci ne réapparut qu’en 1936, après que le LIFLI fut rattaché à la faculté. En 1938 fut ouvert un département d’archéologie avec cinq spécialisations, dont l’archéologie classique. Depuis ce moment-là, les cours et séminaires d’archéologie furent donnés par Viktor Francevič Gajdukevič. Dans la mesure où le développement de l’archéologie classique du nord de la mer Noire à l’Université de Leningrad sera lié à son nom durant les presque trente années qui vont suivre, je me permets de m’attarder un peu plus en détail sur ce personnage. V. F. Gajdukevič (1904-1966) était Polonais, mais avait grandi à Saint- Pétersbourg (Leningrad) dans la famille d’un médecin. Il était entré en 1923 au département d’archéologie de l’Université de Leningrad, où il avait reçu l’enseignement de Farmakovskij et de Žebeljov, qui furent ses principaux professeurs. Ce dernier en particulier fut une figure d’autorité indiscutable pour Gajdukevič durant toute sa carrière (fig. 11). Le département, de concert avec la GAIMK, organisait des expéditions lors desquelles les étudiants faisaient une expérience de ter- rain. C’est au cours de l’une de ces expéditions que Gajdukevič vit pour la première fois de ses propres yeux les monuments anciens du Bosphore. L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 141

En 1926-1927, il prit part aux fouilles de Chersonèse et de Kertch. Ayant terminé avec succès en 1928 la faculté de linguistique et de culture maté- rielle, dont le département d’archéologie faisait encore partie en 1925, Gajdukevič commença à travailler au Musée archéologique de Kertch, et en 1930, il s’inscrivit pour un 3e cycle à l’Institut de linguistique et d’histoire de Leningrad. Son doctorat, qui ne prévoyait pas la défense d’une thèse puisque les grades scientifiques ne furent restaurés qu’au milieu des années 1930, fut dirigé par O. F. Val’dgauèr. Dès 1934, Gajdukevič commença les fouilles à Myrmèkion, et l’année suivante, il conduisit l’expédition bosporane (qui s’appelait alors « expédition de Kertch ») qui mena également les fouilles de Tiritaka et de Phanagorie. En 1938, l’Université lui décerna le titre de docteur sans soutenance de thèse, en récompense de ses travaux scientifiques. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, Gajdukevič, se trouvant évacué en Asie cen- trale, entreprit des travaux archéologiques dans la région de la centrale hydroélectrique en construction « Farkhadskaja ». Ce fut la seule grande expédition archéologique des années de guerre en URSS. Tout de suite après la fin de la guerre, Gajdukevič recommença les recherches dans le Bosphore et fit paraître Le Royaume du Bosphore, livre fondamental pour lequel il reçut le titre de docteur ès archéologie. En 1953, il devint pro- fesseur de la chaire d’archéologie. Dès lors et jusqu’à ses derniers jours, il y donna un cours général d’archéologie antique, obligatoire pour tous les étudiants archéologues, ainsi que toute une série de cours spécialisés et de séminaires destinés à ceux qui se spécialisent en archéologie antique du nord de la mer Noire, parmi lesquels : « Le nord de la mer Noire à l’époque antique », « La culture créto-mycénienne », « Le Bosphore », « Les cultes bosporans ». A côté d’autres éminents professeurs, tra- vaillant dans les mêmes années, Gajdukevič joua un rôle considérable dans la vie du département, accomplissant plus d’une fois, en l’absence de M. I. Artamonov, la charge de directeur du département. En même temps, durant toutes ces années, il dirigeait l’expédition bosporane de la section de Leningrad de l’Institut archéologique de l’Académie des sciences de l’Union soviétique (abrégé en russe LOIA AN SSSR), qui menait des fouilles dans les villes les plus importantes du Bosphore : Myrmèkion, Ilouraton, Tiritaka ; cette expédition fut une formidable école de recherches de terrain pour les étudiants qui se spécialisaient dans le domaine de l’archéologie antique. Gajdukevič sut transmettre et accroître significativement les traditions de recherches scientifiques de 142 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 12 — M. I. Artamonov et ses étudiants. ses professeurs, et devint lui-même un maillon très important dans la chaîne reliant les générations d’archéologues pétersbourgeois spécialistes de l’Antiquité. Sous sa direction, la chaire d’archéologie forma toute une pléiade d’archéologues, parmi lesquels Ja. V. Domanskij, N. Z. Kunina, N. L. Grač, I. G. Šurgaja, Ju. P. Kalašnik, K. K. Marčenko et bien d’autres encore. En 1960, Gajdukevič parvint à se rendre en Grèce. Dans ces années, rares sont les savants soviétiques s’occupant d’archéologie classique qui purent aller en Grèce, en Italie et à l’étranger de manière générale 20. Quelques mots sur le caractère du professeur Gajdukevič. C’était un homme extrêmement joyeux, doté d’un grand sens de l’humour ; il savait apprécier les plaisanteries des autres, aimait s’amuser, parfois boire un coup de rouge. Il se sentait parfaitement à son aise en compagnie de jeunes étudiants, et aimait écouter leurs chansons. L’éminent professeur appréciait tout particulièrement la chanson d’étudiants qui commen- çait par les mots suivants : « Tords le cou des professeurs, ce sont des

20. Ju. A. Vinogradov, « K 100-letiju so dnja roždenija V. F. Gajdukeviča ». L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 143

Fig. 13 — Cabinet d’archéologie classique. Années 1950. vipères ! Ils ont mis les sciences, sens dessus dessous ! » 21. La mort subite de Gajdukevič, qui survint durant l’été 1966 au moment des fouilles à Myrmèkion, fut une grave perte pour le département d’archéologie. Dans les années 1940, la célèbre spécialiste des monuments du nord de la mer Noire T. N. Knipovič, auteur de recherches fondamentales sur l’épigraphie et la céramique d’Olbia et de Tanaïs, enseignait également l’archéologie antique aux côtés de Gajdukevič. Depuis 1940 et jusqu’au début des années 1980, l’académicien B. B. Piotrovskij donna un cours sur l’archéologie du Caucase et de l’Orient ancien. L’archéologie scythe, liée de près à l’étude du monde classique, était donnée par l’éminent archéologue et professeur russe Mikhail Illarionovič Artamonov, qui dirigea de 1949 à 1972 le département d’archéologie et qui fut entre 1951 et 1964 le directeur de l’un des plus importants musées du monde, l’Ermitage (fig. 12). Parmi une multitude de publications, il publia en plusieurs langues européennes un remarquable livre illustré dédié à l’art scythe. En 1949, il dirigea une gigantesque expédition dans la zone

21. « Rež’ professorov, oni gadjuki ! Zamutili vse nauki ! » in N. Z. Kunina, « O ljubi- mom učitele », p. 220. 144 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 14 — A. N. Ščeglov. d’inondations dues à la construction du canal Volga-Don. Au cours de ces travaux, des centaines de sépultures scythes et sarmates furent fouillées et étudiées. Pour les fouilles des tertres funéraires de grands kourganes, on eut pour la première fois recours à des machines : déca- peuses et bulldozers. Notons un trait caractéristique de l’époque sta- linienne : outre des étudiants de l’Université, on fit participer à cette expédition des détenus – principalement des femmes. Après la mort de Gajdukevič, c’est son élève A. V. Davydova (1920- 2000) qui reprit le cours sur l’archéologie antique. Bien qu’à cette époque, ses intérêts scientifiques fussent liés à la Sibérie, où elle avait mené les fouilles d’un site et d’un cimetière hunnu de la région du lac Baïkal, elle prépara et donna le cours d’archéologie classique (fig. 13). J’eus l’occasion de l’entendre au début des années 1980. C’étaient des cours minutieusement préparés, avec un très riche matériel illustratif, qui familiarisaient les étudiants avec les meilleurs spécimens de l’architecture et de la sculpture antiques : les formes, les types, les styles de la céra- mique ainsi que les principaux monuments sur le territoire de la Grèce et de Rome. Je conserve aujourd’hui encore les notes de ces cours. A partir de 1968, les cours et séminaires sur les monuments du nord de la mer Noire furent donnés par un collaborateur de la LOIA AN L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 145 SSSR : Aleksandr Nikolaevič Ščeglov. C’est lui qui mena les fouilles de Panskoe-1, un établissement avec sépultures de la Crimée occidentale datant des IVe-IIIe siècles av. J.-C., fouilles auxquelles participèrent des étudiants de la chaire d’archéologie (fig. 14). L’une des spécialisa- tions de Ščeglov était l’étude des contacts gréco-barbares au nord de la mer Noire ; c’est à ce thème qu’était dédié son séminaire, dans lequel les étudiants pouvaient éprouver leurs compétences. Sa femme Anna Mikhajlovna Gilevič donnait des cours sur la numismatique antique. Dans les années 1970, un collaborateur de l’Ermitage, D. A. Mačinskij, commença à donner un cours sur l’archéologie scythe, avec une attention particulière portée à l’art scythe. Mačinskij, avec M. B. Ščukin, don- nait également un séminaire sur « La Sarmatie européenne », dont la thématique était étroitement liée à l’Antiquité tardive. L’époque romaine, et en particulier le monde barbare de ce temps-là, constituait le thème principal des cours du professeur Ščukin, qui conciliait son travail à l’Ermitage avec son enseignement à la chaire d’archéologie. Dans les années 1990 et au début des années 2000, ses cours étaient consacrés à l’âge de fer en Europe centrale et orientale, à l’archéologie sarmate et aux relations entre le barbaricum et l’Empire romain. L’activité du département d’archéologie de l’Université de Saint- Pétersbourg fut toujours étroitement liée aux institutions archéologiques de la ville les plus importantes : l’Institut d’histoire de la culture maté- rielle de l’Académie russe des sciences (appelé jusqu’en 1992 la section de Leningrad de l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences de l’Union soviétique, soit LOIA AN SSSR) et les départements d’archéo- logie de l’Ermitage. De nombreux collaborateurs de ces établissements ont enseigné – et enseignent toujours – à la chaire d’archéologie. Des étudiants en archéologie classique participèrent aux fouilles de la forte- resse d’Ilouraton et de la ville de Nymphaion, dans le Bosphore, menées par I. G. Šurgaja (Institut d’archéologie) et N. L. Grač (Ermitage), ainsi qu’aux fouilles sur l’île de Bérézan dirigées par L. K. Kopejkina et Ja. V. Domanskij (Musée de l’Ermitage). Ces dernières années, c’est un collaborateur de l’Ermitage, Aleksandr Butjagin, enseignant l’archéologie et l’art classique à l’Université, qui poursuit les fouilles de Myrmèkion. Depuis 1936, c’est-à-dire depuis plus de septante ans, le département d’archéologie forma près d’un millier d’archéologues hautement qualifiés. Parmi eux, beaucoup se spécialisèrent dans l’étude des monuments antiques du nord de la mer Noire. Par exemple, ce sont des étudiants qui sortirent des classes 146 ÉTUDES DE LETTRES d’archéologie qui dirigèrent, à différentes époques, les réserves archéo- logiques de Chersonèse (Irina Antonova), d’Olbia (Anatolij Burakov), ou qui conduisirent d’importantes expéditions (K. K. Marčenko, Ju. A. Vinogradov, V. A. Gorončarovskij, M. Ju. Vakhtina, E. Ja. Rogov, O. V. Šarov, etc.). Ils constituent plus de 90% des collaborateurs des départements d’archéologie de l’Ermitage et de l’Institut d’histoire de la culture matérielle. Lorsqu’on parle du développement de l’archéologie classique à l’Université de Saint-Pétersbourg, on ne peut manquer de mentionner la chaire d’histoire de la Grèce antique et de Rome, dont l’existence remonte à l’année 1934. Bien qu’elle ne se donne pas pour mission de former des archéologues, elle propose également un cours d’archéologie classique. Ainsi, dans les années 1960-1970, celui-ci fut assuré par Iosif Brašinskij. A côté du cours général, ce dernier donnait différents cours spécialisés, dont « Le commerce dans le monde ancien » ou « L’épigraphie céramique ». Les étudiants de ce département, dirigé par le professeur Èduard Frolov, font leur stage de fouilles à Nymphaion – l’une des villes du royaume du Bosphore. La chaire d’histoire de la Grèce antique et de Rome, depuis onze ans, organise un colloque annuel, « Les conférences de Žebelev », où l’on trouve aussi des exposés qui traitent d’archéologie.

Igor L’vovič Tikhonov Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

Traduction du russe de Mathilde Reichler Imperiali L’ARCHÉOLOGIE CLASSIQUE 147

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Crédits iconographiques

Fig. 1 : Tiré de l’album : AA.VV., Valentin Aleksandrovič Serov. Živopis’, grafika iz sobranija Gosudarstvennogo Russkogo Muzeja [Valentin Aleksandrovič Serov, Peinture, art graphique des collections du Musée Russe], Saint- Pétersbourg, Palace Edition, 2005, p. 238 ; catalogue no 281.

Fig. 2 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, IZ-27.

Fig. 3 : Archives photographiques de l’Institut d’Histoire de la Culture Matérielle, Académie des Sciences de la Fédération de Russie, II 42658.

Fig. 4 : Archives de l’Académie des Sciences de la Fédération de Russie, Siège de Saint-Pétersbourg, F. 729, Op. 1, D. 91, L.2. Neg. 1288.

Fig. 5 : Deutsches Archäologisches Institut Rom, Neg. D-DAI-ROM-2975.

Fig. 6 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, IZO-245.

Fig. 7 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg. 150 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 8 : Archives photographiques de l’Institut d’Histoire de la Culture Matérielle, Académie des Sciences de la Fédération de Russie, Q 586-57.

Fig. 9 : Tiré de l’ouvrage : Gleb Sergeevič Lebedev, Istorija otečestvennoj arkheo- logii 1700-1917, Sankt-Peterburg, Izdatel’stvo SPbGU, 1992, page 38, n° 51.

Fig. 10 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, F-87.

Fig. 11 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, F-346.

Fig. 12 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, F-217.

Fig. 13 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, F-219.

Fig. 14 : Musée d’histoire de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, F-546. LE SACREMENT SCYTHE. ROSTOVTSEFF, SON INTERPRÉTATION DE L’ART GRÉCO- SCYTHE ET L’ÉTUDE DE L’INTERACTION CULTURELLE DANS LE ROYAUME DU BOSPHORE

Cet essai analyse le modèle par lequel Rostovtseff proposait d’interpréter l’archéologie du littoral septentrional de la mer Noire, en le replaçant dans le contexte de la science et de l’historiographie russe et européenne de son époque. La discus- sion porte principalement sur les scènes de commensalité représentées dans la toreu- tique gréco-scythe et sur les possibilités qu’offre leur interprétation en rapport avec les anciennes religions à mystères, en amplifiant le discours sur la fusion culturelle entre l’Orient et l’Occident, tel que le public occidental le connaît surtout par son ouvrage Iranians and Greeks in South Russia (1922). L’auteur cherche à faire apparaître les ten- dances téléologiques de cette explication, qui est en bonne partie liée à la volonté de voir l’identité historique de la Russie tsariste réalisée dans son rôle d’Empire chrétien à la charnière de l’Orient et de l’Occident.

Pour commencer notre enquête historiographique sur l’archéologie du royaume du Bosphore, il convient de définir précisément la matière 1. Comprise au sens large, l’archéologie bosporane a pour objets d’étude les diverses cultures et sociétés présentes dans la Crimée orientale et la péninsule de Taman et les phénomènes d’interaction et d’intégration

. 1 J’adresse mes chaleureux remerciements à Pascal Burgunder pour son aimable invitation au congrès qui est à l’origine de ce volume. Mon texte a grandement pro- fité des discussions stimulantes avec les organisateurs et les participants au congrès et des commentaires d’un critique anonyme. L’auteur assume l’entière responsabilité des éventuelles erreurs et interprétations fautives. Je remercie également l’éditeur de m’avoir autorisé à publier une version anglaise de ce texte, qui paraîtra dans Ancient West & East 10 (2011), p. 75-93. 152 ÉTUDES DE LETTRES culturelles qui, dès la fin du eV s. av. J.-C., amenèrent à l’émergence du royaume du Bosphore sous la dynastie spartocide. Par l’attention qu’elle prête à la fois aux vestiges culturels de sociétés de pasteurs nomades ou semi-nomades et à une société urbaine cultivée, l’archéologie bosporane se situe à la limite conventionnellement tracée entre l’archéologie clas- sique et l’archéologie préhistorique. Dans cette dernière discipline, telle qu’elle est traditionnellement définie, les anciens habitants du Bosphore figurent principalement comme des cultures archéologiques, c’est-à-dire des collections d’artefacts dont les caractéristiques morphologiques et la distribution spatiale permettent une identification avec des communau- tés ethniques mentionnées dans les sources antiques, tels les Méotes, les Sindes ou les Sauromates, et une interprétation en termes de déplace- ments de biens et de personnes, de contacts ou de fusion entre cultures, ou en termes de développement selon tel ou tel système d’évolution supposé. De l’archéologie classique au contraire, on attend qu’elle s’in- téresse à des civilisations plutôt qu’à des cultures et que par conséquent, si elle étudie les catégories formelles des artefacts ou des représenta- tions visuelles, elle le fasse en premier lieu pour offrir un contexte aux traditions littéraires de la Grèce et de Rome. En rappelant ces divisions traditionnelles, nous voudrions placer l’archéologie bosporane dans un contexte comparatif qui fournisse un véritable aperçu explicatif de la nature et du statut actuel de cette dis- cipline. Ce qui distingue l’archéologie du royaume du Bosphore de l’ar- chéologie des autres régions du monde classique, c’est qu’elle fait appel à un corpus de témoignages visuels qui paraît renseigner directement sur les coutumes et la vie quotidienne de cultures non littéraires d’un type qui ne nous est par ailleurs familier que grâce à l’exposé lourde- ment structuré qu’en donnent les auteurs anciens en suivant la catégorie plus ou moins générique de l’« autre » assimilé au barbare. Cette situa- tion inhabituelle a donné à la discipline ses perspectives et ses problèmes propres. En fait, un des clichés que je voudrais dissiper ici, c’est celui qui impute la relative discrétion du Bosphore dans les discussions archéo- logiques des vingt dernières années en Occident à de prétendues bar- rières politiques et linguistiques. Car dans ses grandes lignes, le modèle d’explication dominant de l’archéologie bosporane, adopté tant à l’in- térieur qu’à l’extérieur des anciens pays soviétiques, avait déjà été éta- bli dans la Russie prérévolutionnaire, sur la base d’éléments qui étaient disponibles à la fin du XIXe siècle. Ce modèle d’explication, avec son LE SACREMENT SCYTHE 153 caractère distinctif et sa vitalité, se fondait principalement sur l’idée que le royaume du Bosphore serait né de l’assimilation et de la synthèse de la culture grecque et de celle des Scythes et d’autres peuples locaux, et non pas, comme on le pensait auparavant, de la dialectique sociale d’une colonie grecque isolée cultivant ses traditions dans un environne- ment étranger ou hostile. Quoique, extérieurement, cet accent mis sur la coexistence multiculturelle s’accorde avec les thèmes des recherches actuellement menées sur d’autres zones de contact du monde antique, les interprétations des matériaux archéologiques bosporans ont été façonnées à partir d’un tout autre cadre méthodologique. C’est dans la manière dont sont abordées les questions d’identité culturelle, et en particulier d’ethnicité, que la disparité apparaît la plus évidente. Les publications méthodologiques étudiant les relations entre identité et culture matérielle ont proliféré au cours des vingt dernières années, mais leurs résultats attendent encore d’être testés sur le terrain de l’archéologie bosporane. Tandis en effet que les travaux les plus récents sur la Grèce septentrionale, la Grande Grèce et la Sicile en sont arrivés à concevoir l’identité ethnique comme un discours mouvant, une affi- liation situationnelle qu’expriment des choix matériels délibérés et une volonté d’autoreprésentation, les recherches bosporanes partent généra- lement de l’idée que les groupes culturels avaient des identités propres et comparativement homogènes. Et malgré les divergences qui se mani- festent régulièrement à propos de l’attribution des objets découverts aux Grecs ou aux Scythes, ce système binaire de catégories ethniques puisé dans les sources littéraires continue à former la structure de base de la plupart des ouvrages de synthèse sur la région 2. Ce n’est évidemment pas, comme certains l’ont discrètement supposé, dans un état de « retard

. 2 Le débat suscité par l’attribution, soit à des indigènes, soit à des colons grecs, des habitations mises au jour à Bérézan et à Olbia est révélateur des difficultés que soulèvent les interprétations ethnocentriques. Cf. par exemple D. Braund, S. D. Kryzhitskiy (eds), Classical Olbia and the Scythian world from the sixth century BC to the second century AD, et le compte rendu dans Classical Review, 59 (2009), p. 539-540. Sur la question géné- rale de l’identité en archéologie, cf. S. Shennan (ed.), Archaeological approaches to cultu- ral identity ; M. Díaz-Andreu, S. Lucy, S. Babic, D. N. Edwards (eds), The archaeology of identity ; T. Insoll (ed.), The archaeology of identities. A propos de l’identité en Grèce et dans les colonies grecques en particulier, cf. J. M. Hall, Ethnic identity in Greek anti- quity et « How “ Greek ” were the early western Greeks ? » ; C. Morgan, « Ethne, ethnicity and early Greek states, ca. 1200-480 » et « The archaeology of ethnicity in the colonial world of the eighth to sixth centuries BC ». 154 ÉTUDES DE LETTRES intellectuel » qu’il faut chercher la raison de ce manque de prise en compte des grands courants de l’archéologie méditerranéenne. Nous voudrions plutôt montrer que le savoir recueilli sur des contextes comparables en d’autres endroits du monde grec a paru ici non pertinent étant donné que l’archéologie bosporane a recueilli des témoignages sur des strates plus « profondes » de l’identité individuelle, des structures idéologiques qui paraissent corroborer les classifications ethniques traditionnelles. Le témoignage qui paraît ouvrir de telles perspectives passionnantes est celui de la métallurgie gréco-scythe, et le savant qui en a donné une interprétation pionnière en termes d’interaction culturelle et d’idéolo- gie n’est autre, bien sûr, que Michel Rostovtseff. Nous nous attacherons dans la suite de cet article à explorer le rôle de la toreutique gréco-scythe dans la mise en place des pratiques historiographiques dominantes de l’archéologie des rives septentrionales de la mer Noire, en nous concen- trant en particulier sur la synthèse de Rostovtseff, replacée dans son contexte d’alors – celui d’une autoidentification de la Russie – et dans l’histoire européenne des idées. L’interprétation que donne Rostovtseff de l’archéologie des rives septentrionales de la mer Noire est centrée sur l’Etat bosporan et sur la collaboration et l’intégration transculturelles de ses divers habitants. Selon lui, le royaume des Spartocides :

[…] naquit d’un compromis entre la population indigène et les colons grecs. Pour les indigènes, la dynastie au pouvoir restait une dynastie royale, puisque durant des siècles, ils avaient été habitués à obéir à des rois. Quant aux Grecs, ils furent contraints, pour préserver leur position dominante et leur prospérité économique, de renoncer à leurs libertés civiques et d’accepter comme chefs des Barbares hellénisés qui dirigeaient la population indigène. Pour les Grecs, cette forme de gouvernement était une tyrannie, quoique, dans le langage officiel, le tyran portât le titre constitutionnel d’archonte. […] La particularité de la structure de l’Etat bosporan, c’est l’évolution historique par laquelle une cité grecque ionienne se transforma d’elle-même en un Etat gréco-méote dans lequel les Grecs occupaient une position privilégiée, puis se mua peu à peu en une monarchie hellénistique fusionnant les deux éléments, les indigènes s’hellénisant et les Grecs adoptant progressivement l’esprit et les coutumes des indigènes 3.

. 3 M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 71 sq. LE SACREMENT SCYTHE 155

Si la mention de « privilèges des Grecs » et d’« hellénisation » ne répond plus à nos exigences actuelles de scientifiques de l’ère postcoloniale, il n’en reste pas moins que l’accent mis par Rostovtseff sur les relations et les influences réciproques était franchement moderne, et pour l’époque assurément révolutionnaire. Avant Rostovtseff, le royaume du Bosphore figurait principalement dans des synthèses historiques sur la Grèce et son expansion coloniale, où l’intérêt se concentrait sur les questions consti- tutionnelles. Reprenant la terminologie politique des sources littéraires grecques 4, certains savants comme August Boeckh et Karl Brandis ont qualifié le Bosphore de tyrannie ou de monarchie dont les dirigeants s’étaient arrogé le pouvoir civique traditionnel du démos au terme d’un processus irréversible et avaient dissimulé leurs privilèges autocratiques derrière la façade d’une fiction que nous a rendue familière l’épigraphie bosporane du IVe s. av. J.-C. : les arkhontes des cités grecques placées sous l’autorité du royaume du Bosphore et de Théodosie et les basileis des tribus non grecques dans la péninsule de Taman et sur les rives du Méotide 5. En dépit des noms que portaient les Spartocides et qui signalaient une ascendance non grecque, la formation de l’Etat bospo- ran fut une évolution purement interne qui s’accorde avec les schémas de la théorie politique grecque et les évolutions observées ailleurs dans le monde grec, notamment en Sicile et à Héraclée du Pont. L’élément non hellénique attribué au royaume du Bosphore était au mieux appré- ciable comme une force antagoniste qui perturbait le cours normal de la culture civique grecque et donnait au gouvernement des Spartocides ce caractère désuet ou traditionaliste mis en évidence par Karl Beloch et Benedikt Niese :

La situation à l’autre extrémité du monde grec, dans les cités du Pont, était assez semblable à celle de la Sicile. Les Grecs, il est vrai, n’avaient pas à redouter là un ennemi comme Carthage, car les Perses s’intéres- saient peu aux régions du littoral sud de la mer Noire, et la côte nord était de toute façon hors de leur sphère d’influence. Les cités grecques

. 4 Notamment Eschine 3.171 ; cf. les références et la discussion dans J. G. Vinogradov, « Die historische Entstehung der Poleis des nördlichen Schwarzmeergebietes im 5. Jahrhundert v. Chr. », p. 82 ; J. F. G. Hind, « The Bosporan kingdom », p. 495 sq. ; A. Moreno, Feeding the democracy, p. 170 et 254 sq. 5. A. Böckh, Corpus Inscriptionum Graecarum, II, p. 99 ; C. G. Brandis, « Bosporos », col. 760-762. 156 ÉTUDES DE LETTRES

du Pont étaient en revanche obligées de mener un combat perma- nent contre les Barbares de l’intérieur qui, à peine vaincus, resurgis- saient de leurs steppes ou de leurs montagnes ; et ce combat devint de plus en plus rude à mesure que la civilisation hellénique pénétrait dans les populations indigènes. Cette situation aboutit ici aussi à une monarchie militaire 6.

Ces souverains ne sont pas des monarques au sens où nous l’entendons ; ils sont plutôt les archontes héréditaires et à vie des cités grecques, les- quelles d’ailleurs continuent à être administrées selon leur ancienne constitution ; c’est, conservée sous une forme particulière, l’ancienne royauté des cités grecques 7.

Cette explication fondée sur les textes n’était pas propre aux savants occidentaux ou même aux historiens, comme le montre une série d’études qu’Ernst von Stern, savant d’Odessa, publia entre 1906 et 1915, juste avant que Rostovtseff élabore son système d’interprétation de l’archéologie bosporane. Ne différant pas en cela de ses collègues occi- dentaux, von Stern décrivait l’Etat spartocide comme une espèce d’ana- chronisme vivant demeuré à l’époque mycénienne et à l’âge des héros, et dont le conservatisme inné était suffisamment mis en lumière par les monuments des premiers temps du royaume, en particulier les kour- ganes de l’aristocratie découverts aux alentours des capitales Panticapée et Phanagorie :

Ce mode d’inhumation a incontestablement quelque chose de grec ; cependant, exception faite des vases attiques et d’autres productions artistiques, il ne s’agit pas d’éléments appartenant aux coutumes et aux usages courants dans la Grèce de l’époque, mais d’éléments issus d’une époque depuis longtemps révolue. La Grèce qui offre des analogies, c’est celle de la période égéenne et mycénienne, de l’âge héroïque. On a souvent souligné la parenté qui unit les tombeaux de Kertch et les tholos mycéniens 8.

. 6 K. J. Beloch, Griechische Geschichte2, II.2, p. 132. 7. B. Niese, Geschichte der griechischen und makedonischen Staaten seit der Schlacht bei Chaeronea, p. 412. 8. E. von Stern, « Die politische und sociale Struktur der Griechencolonien am Nordufer des Schwarzmeergebietes », p. 196 sq. ; thème déjà traité par le même auteur, « Die griechische Kolonisation am Nordgestade des Schwarzen Meeres im Lichte archäologischer Forschung », p. 147 sq. LE SACREMENT SCYTHE 157

Dans son interprétation de l’Etat et de la culture du Bosphore, telle qu’elle est connue surtout par son ouvrage Iranians and Greeks in South Russia (1922), Rostovtseff ne propose rien de moins qu’une inversion radicale du processus unilatéral d’acculturation imaginé par ses pré- décesseurs. Pour l’historien russe, la classe dirigeante du royaume du Bosphore n’était pas un simple amalgame hétérogène d’éléments indi- gènes et d’aristocratie coloniale grecque, mais une authentique fusion de mentalités et d’identités politiques dans laquelle l’élément prédomi- nant, s’il y en avait un, était la composante indigène 9. Cette profonde transformation, Rostovtseff l’induisait d’une série de scènes figurées sur des œuvres de toreutique gréco-scythe du IVe s. av. J.-C. Ces scènes ont pour motif central commun un échange de coupe qui s’effectue soit entre deux hommes en costume scythe, soit, plus couramment, entre un personnage glabre en costume scythe et une femme assise portant une lourde draperie et une haute coiffe (fig. 1). La scène essentielle occupe le registre inférieur d’une plaque d’or triangulaire à décor au repoussé, qui était probablement un ornement d’une coiffe comparable à celle que porte la femme sur le relief lui-même, et qui a été découverte dans le kourgane de Karagodeouachkh, sur le côté asiatique du Bosphore 10. Rostovtseff lui donnait une interprétation religieuse : la déesse suprême du panthéon bosporan offrant la sainte communion au souverain, lui conférant ainsi les pouvoirs royaux conformément à la conception iranienne de la monarchie et de sa légitimation divine.

Ces scènes religieuses sont surtout en rapport avec les conceptions scythes sur le lien entre le pouvoir royal et la divinité. Le sujet prin- cipal est le rite de la sainte communion, qui se rencontrera plus tard dans le culte irano-pontique de Mithra et jouera un rôle considérable dans la religion chrétienne 11.

On ne saurait surestimer le caractère novateur de l’approche de Rostovtseff ni l’influence qu’elle a exercée sur ses successeurs. L’idée

. 9 M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 76 sq. 10. Cette pièce peut être datée à l’aide d’un askos athénien à revêtement argileux noir découvert dans une des tombes du kourgane ; voir A. S. Lappo-Danilevskij et V. K. Mal’mberg, Drevnosti kurgana Karagodeuaškh, p. 48 sq., fig. 20 ; M. Pfrommer, Untersuchungen zur Chronologie früh- und hochhellenistischen Goldschmucks, p. 276, n. 2488. 11. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 104. 158 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1a — Applique en feuille d’or à décor en relief. Type connu par Koul- Oba et Tchertomlyk. 3,8 x 3,8 cm. IVe s. av. J.-C. Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.

Fig. 1c — Applique en feuille d’or à décor en relief. Provenance : kourgane de Tchertomlyk, région de Dniepropetrovsk. IVe s. av. J.-C. Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage Dn 1863 1/172, 374a.

Fig. 1b — Relief triangulaire en or à décor figuré, travaillé au repoussé et gravé. Provenance : kourgane de Karagodeouachkh, péninsule de Taman. IVe s. av. J.-C. Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage. LE SACREMENT SCYTHE 159 intrigante selon laquelle la toreutique gréco-scythe serait à même de nous donner un aperçu des fondements mêmes de l’idéologie sociale du littoral nord de la mer Noire a incité les archéologues des générations suivantes à aller bien plus loin que leur modèle et à rechercher des traces de mytho- logie et de visions religieuses du monde dans des comparaisons avec des parallèles modernes autant qu’anciens, comme les coutumes ou les épo- pées des peuples « traditionnels » du Caucase. Or en dépit de leur succès et de leur longévité, les prémisses méthodologiques de son approche des sources visuelles ont suscité peu d’attention critique 12. En fait, les identi- fications que Rostovtseff propose de ces dieux et de ces scènes religieuses ne se fondent pas sur des comparaisons iconographiques ni sur des chaînes de relais établies entre la toreutique gréco-scythe et un corpus d’images sacrées iraniennes de même époque. Au lieu de preuves objec- tives, nous trouvons en arrière-plan de sa thèse, comme logique unifica- trice, une théorie globale de la migration et du syncrétisme. Les éléments constitutifs premiers de cette théorie sont puisés dans la littérature grecque, en particulier dans le récit d’Hérodote sur le séjour des Scythes en Asie (I.103-106 ; IV.1) et dans sa description du panthéon scythe, par- tout ailleurs patriarcal et à la tête duquel il est seul à placer une déesse au nom « non iranien » de Tabiti (IV.59). A l’instar de nombreux savants de son époque et de la nôtre, Rostovtseff en concluait que les Scythes avaient formé une des vagues d’envahisseurs indo-européens ou iraniens, précédés par les Cimmériens et suivis par les Sarmates, et que, venus de l’est vers la rive nord de la mer Noire, ils s’assimilèrent progressivement à l’organisation sociale et à la religion des populations indigènes, dont ils adoptèrent le mode de vie sédentaire 13. La population indigène, compo- sée de Méotes, de Sindes et de Sauromates, présentait une organisation sociale et religieuse de type matriarcal : d’où le panthéon scythe hybride décrit par Hérodote et d’où aussi la place prédominante, dans les cités du Bosphore, du culte des déesses Aphrodite, Artémis et Déméter, chacune d’elles étant pour Rostovtseff l’interpretatio graeca d’une seule et même

12. Parmi les rares exceptions, il faut mentionner le commentaire de V. Ju. Zuev et I. A. Levinskaja sur « “ Iranskij konnyj bog i Jug Rossii [Le dieu cavalier iranien et le sud de la Russie] ” de Rostovtseff », p. 164 sq. et V. I. Mordvintseva, « Phalerae of horse harnesses in votive depositions of the 2nd-1st century BC in the north Pontic region and the Sarmatian paradigm ». 13. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 38-43. 160 ÉTUDES DE LETTRES

Déesse-Mère 14. Ce matriarcat indigène, il en voyait aussi une trace dans le mythe que relate Hérodote (IV.110-114) et selon lequel des Amazones enlevées par les Grecs, après avoir massacré ceux-ci, s’établirent sur les rives de la mer d’Azov, où elles s’unirent avec les Scythes. L’attribution d’une origine iranienne aux Scythes et leur passage à travers l’Asie ne sont discutables que sur des points de détail sans rapport avec notre propos. D’un autre côté, la notion de matriarcat universel supposé avoir été dominant dans un lointain passé pré-indo-européen, est un résidu des sciences sociales du XIXe siècle. Elle trouve son ori- gine dans le curieux mélange opéré chez Johann Jakob Bachofen entre la philologie classique et une anthropologie victorienne qui, à l’époque où écrivait Rostovtseff, était en train de réhabiliter la notion d’espèce, par l’intermédiaire des ingénieuses reconstitutions dans les publications d’Arthur Evans sur Cnossos 15. Il serait théoriquement possible de faire tout simplement abstraction de cet anachronisme et de laisser le matriar- cat imaginé par Rostovtseff pour le Bosphore préhistorique dans son sta- tut de phénomène isolé si l’auteur n’avait fait preuve, dans l’affirmation de la réalité de la déesse-Mère préaryenne, d’une ténacité qui plonge cette thèse dans de graves contradictions internes. Ainsi que l’a fait observer Josine Blok, ces incohérences sont particulièrement manifestes dans l’in- terprétation que Rostovtseff propose du mythe des Amazones, dont il prétendait faire à la fois un type étiologique pour la gynécocratie des Sauromates (résultat des mariages entre Grecs et Amazones) et le reflet d’une situation historique effective, à savoir la continuité culturelle qui unissait les rives septentrionales de la mer Noire au littoral méridional et au monde oriental. En d’autres termes, il voulait voir dans ce mythe autant l’explication grecque d’une coutume barbare qu’une authentique souvenance de la diffusion du culte de la déesse-Mère à partir de la terre d’origine asiatique des Amazones 16. Josine Blok en conclut que par ces manœuvres maladroites, Rostovtseff voulait en fait démontrer autre chose, dont elle est cependant incapable de discerner la nature.

14. Ibid., p. 32-34 et 106 sq. 15. U. Wesel, Der Mythos vom Matriarchat ; G. W. Jr. Stocking, Victorian anthropo- logy, p. 204-206 et 317 ; R. Hutton, « The Neolithic great goddess » ; Ph. Borgeaud (éd.), La mythologie du matriarcat ; L. Gossman, Basel in the age of Burckhardt, p. 109-200 ; C. Gere, Knossos and the prophets of modernism, p. 75-104. 16. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 33 sq. et J. H. Blok, The early Amazons, p. 94-98. LE SACREMENT SCYTHE 161

A défaut de pouvoir trouver une explication objective du réexamen, par Rostovtseff, de l’Etat bosporan selon une ligne religieuse, il paraît plus sûr de se tourner vers les forces psychologiques qui ont donné l’im- pulsion à son œuvre. Au cours des vingt dernières années, l’historio- graphie de Rostovtseff a fait l’objet d’une vague de publications dont l’attention se concentre sur ses histoires économiques de l’Empire romain (1926) et du monde hellénistique (1941) 17. Tout le monde s’accorde maintenant à dire que l’expérience assurément traumatisante de la révo- lution bolchévique et l’émigration de Rostovtseff en 1918 en Angleterre puis aux Etats-Unis ont fondamentalement transformé sa manière de voir en le rendant excessivement sensible aux parallèles historiques et en favorisant sa propension à écrire l’histoire antique à travers le prisme des dilemmes sociaux des derniers temps de la Russie tsariste. Tout à fait remarquable à cet égard est la manière dont il attribue l’éclosion de la civilisation antique dans les royaumes hellénistiques à une saine émulation produite par la concurrence entre une monarchie éclairée et une bourgeoisie entreprenante, et la dissolution de l’Empire romain à une lutte de classes exacerbée entre les villes et les campagnes sous les règnes despotiques de Dioclétien et de ses successeurs. Rédigé à Oxford immédiatement après son départ de Russie, Iranians and Greeks a été le premier livre de Rostovtseff en anglais, et il est aujourd’hui encore celui de ses ouvrages que les auteurs britanniques et américains citent le plus souvent sur cette question. S’il tient peu de place, en Occident, dans les discussions scientifiques sur Rostovtseff, c’est notamment parce que sa conception remonte à un original russe antérieur à la révolution, Èllinstvo i iranstvo na juge Rossii [Hellénisme et iranisme en Russie méridionale], et qu’il est par conséquent considéré comme une œuvre nuancée exempte des tendances dogmatiques qui se font jour dans ses œuvres ultérieures 18. L’original russe de 1918 était le résultat d’une tentative frénétique de distiller les principales conclusions de ses recherches sur l’archéolo- gie du littoral septentrional de la mer Noire afin d’en sortir un ouvrage

17. Les études les plus remarquables sont celles de J. Andreau, « Antique, moderne et temps présent », de M. A. Wes, « The Russian background of the young Michael Rostovtzeff » et Michael Rostovtzeff, historian in exile, et le compte rendu critique de B. D. Shaw, « Under Russian eyes ». 18. Par ex. G. W. Bowersock, « The south Russia of Rostovtzeff », p. 191. 162 ÉTUDES DE LETTRES concis attrayant pour un large public et éveillant des résonances contemporaines 19. A tous égards, c’est aussi une œuvre typique de son époque. De même que la version anglaise ultérieure, Èllinstvo i iranstvo décrit les contrées au nord de la mer Noire comme une région naturelle caractérisée par la fertilité de la ceinture steppique et un potentiel de communications élevé entre la terre et la mer par les grandes voies flu- viales. A travers les millénaires, les conditions naturelles de la région ont amené les diverses populations à tisser des relations symbiotiques unis- sant, schématiquement, une élite militaire nomade possédant la maîtrise de la steppe et une population sédentaire qui exploitait les ressources agricoles le long des voies d’eau et établissait des liens commerciaux et culturels avec des centres éloignés. Les relations culturelles entre les Scythes et les Grecs dans le royaume du Bosphore furent une expres- sion accomplie de cette symbiose. A la différence de la version anglaise, Èllinstvo i iranstvo ne devait pas obligatoirement se conclure par un cha- pitre consacré à la naissance de l’Etat russe sur le Dniepr 20. Pour le lec- teur russe familier des traditions historiographiques de son pays, il était parfaitement évident que Rostovtseff cherchait à donner à la collabora- tion multiethnique et à la centralisation un statut de faits inéluctables dans les pays russes 21. Cette question fait donc l’objet d’un chapitre sup- plémentaire dans la version anglaise, qui couvre ainsi également la fon- dation des principautés russes au IXe et au Xe siècle, à la suite de l’arrivée d’une nouvelle élite guerrière, les Varègues, qui adoptèrent naturellement les traditions profondément enracinées de la région :

Ils fondèrent ainsi en Russie méridionale un Etat de type semblable à celui fondé avant eux par les Germains [c’est-à-dire les Goths], dont ils reprirent naturellement les villes, les relations commerciales et la

19. Sur la genèse du livre et de sa version anglaise, voir V. Ju. Zuev, « Der Schaffensweg M. I. Rostovtzeffs » ; G. M. Bongard-Levin, « M. I. Rostovtzeff in England » et « E. H. Minns and M. I. Rostovtzeff ». 20. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 210-222 ; chapitre publié précédemment, M. I. Rostovtzeff, « The origin of the Russian state on the Dnieper ». 21. Par sa manière de considérer les premiers temps de la Russie, Rostovtseff, en adoptant la perspective de l’annalistique officielle slave, se place résolument dans le camp de la tradition monarchique de l’historiographie russe, dont les origines remon- tent à Nicolas Karamzine et à sa magistrale Histoire de l’Etat russe ; voir A. G. Mazour, Modern Russian historiography, p. 8 ; G. V. Vernadsky, Russian historiography, p. 48-55. LE SACREMENT SCYTHE 163

civilisation. Il ne s’agissait évidemment pas d’une civilisation germa- nique, mais de l’ancienne civilisation gréco-iranienne des Scythes et des Sarmates, légèrement modifiée 22.

Ainsi que je l’ai exposé ailleurs, la conception que se faisait Rostovtseff de la longue durée historique préfigure quelques traits majeurs de l’école eurasienne fondée par des émigrés russes à Sofia et à Prague, au nombre desquels se trouvait une figure imposante, étudiant et protégé de Rostovtseff : George Vernadsky 23. Rostovtseff partageait avec les eura- sianistes l’idée selon laquelle l’Eurasie constituait une sphère culturelle indépendante offrant les conditions naturelles favorables à la croissance d’empires étendus et politiquement unifiés. De par leur nature même, les différents groupes ethniques qui exercèrent leur domination sur la région à travers les âges étaient prédisposés à recréer continuellement ce qui en fait était un phénomène unique et transhistorique. Il n’est nul besoin de s’étendre sur les tendances politiques de cette approche de l’histoire de la Russie ni sur les besoins patriotiques auxquels elle répondait parmi ses adeptes. Il est pourtant un point important sur lequel l’Eurasie de Rostovtseff diffère de celle des eurasianistes : contrairement à ceux-ci, il n’a jamais pu admettre l’idée que le régime bolchevique serait la réin- carnation de la destinée immémoriale de l’Eurasie. Pour Rostovtseff, la continuité historique de l’Eurasie impliquait une continuité cultu- relle concrète que les bolcheviques avaient rompue, provoquant ainsi des conséquences catastrophiques. Le but essentiel des œuvres que Rostovtseff a consacrées à l’archéologie des régions au nord de la mer Noire était de démontrer cette continuité, ainsi qu’il l’exposait, sous forme de programme, dans la préface d’Èllinstvo i iranstvo 24. Ce qui a incité Rostovtseff à se fixer des objectifs aussi ambitieux, ce sont les indices détaillés, et apparemment étudiés de près, que l’art gréco- scythe lui paraissait fournir sur la société locale, et qui lui permettaient d’écrire un récit historique axé sur la longue durée, en accord avec les conventions du discours scientifique de son époque. Conformément à ces conventions, il a décrit ce qui était en réalité des sociétés préhistoriques à travers le prisme de catégories historiques telles que l’organisation

22. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. 219. 23. C. Meyer, « Rostovtzeff and the classical origins of Eurasianism ». 24. M. I. Rostovcev, Èllinstvo i iranstvo na juge Rossii, p. 7. 164 ÉTUDES DE LETTRES politique, l’idéologie et surtout, nous l’avons vu, la croyance religieuse. Or pour apporter des preuves convaincantes des continuités culturelles à l’intérieur de ce paradigme historisant, il était obligé de relier les aspects significatifs du répertoire de la toreutique gréco-scythe, d’une part à des circonstances culturelles spécifiques décrites dans les sources antiques, et d’autre part à des pratiques dont des survivances pouvaient être observées dans la société moderne. Examiné à la lumière des buts poursuivis plus tard par Rostovtseff, cet accent mis sur les scènes de communion, ainsi qu’il les désigne lui- même, n’a rien de fortuit. En tant qu’espèce dérivée d’une pratique qua- siment universelle de commensalité rituelle, la communion a pris une place éminente dans l’histoire comparée des religions à partir des années 1890, moment où elle a commencé à faire l’objet d’études particulières. A cette époque, on entendait le plus souvent par étude comparative des anciennes religions la recherche de racines préchrétiennes parmi les cou- rants religieux du monde hellénistique. Implicitement, cette discipline tirait son impérativité du sentiment que la religion institutionnelle, imbue de ses dogmes et de ses intérêts particuliers, était en train de perdre de l’importance dans un contexte de modernité ou était devenue un obstacle au progrès de la société libérale. Puisque les attentes contem- poraines prescrivaient que la « vraie » religion est celle qui se soucie de l’individu et de l’âme dans la vie d’ici-bas et au-delà, il devint important de découvrir cette composante salvatrice dans le christianisme primi- tif 25. Johannes Weiss marqua un tournant, avec son ouvrage Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes (1892), dans lequel il montrait, sur la base des paroles de Jésus relatées dans la Bible, que son éthique était entièrement dépendante de ses attentes apocalyptiques : l’approche du Jugement der- nier plutôt que l’avènement d’une communauté humaine idéale. Cette idée ouvrit un champ d’investigation entièrement nouveau pour les successeurs de Weiss qui formèrent la Religionsgeschichtliche Schule de Göttingen 26. Dès lors que la parole supposée originale du Christ pouvait être distinguée d’une religion de la loi, la tâche qui s’offrait d’elle-même était de faire la part entre les traits originaux et les traits secondaires

25. F. Graf, « A history of scholarship on the tablets », p. 58 sq. 26. Sur la Religionsgeschichtliche Schule, voir G. Lüdemann (Hrsg.), Die « Religionsgeschichtliche Schule » ; H. G. Kippenberg, A la découverte de l’histoire des religions, p. 215-235. LE SACREMENT SCYTHE 165 dans la théologie et les rites du christianisme en les situant dans le contexte comparatif des cultes hellénistiques à mystère et de ce qu’il fut convenu d’appeler le « judaïsme tardif », c’est-à-dire le judaïsme populaire des apocryphes et des pseudépigraphes. A la fin du XIXe siècle, durant le Kulturkampf, expression des exigences de sécularisation de la société face aux prérogatives traditionnelles de l’Eglise, l’étude comparative avait facilement tendance à tomber dans une tautologie visant (selon les convictions personnelles), soit à justifier le caractère original et révélé de l’eschatologie essentielle de Jésus, soit à faire dépendre le concept et les rites du mystère chrétien d’une quelconque autre source (plus souvent hellénistique que juive). Ainsi que l’a montré Jonathan Smith dans un ouvrage devenu classique, pareille utilisation de la méthode comparative est presque iné- vitablement, lorsqu’il s’agit de l’appliquer, la cause d’imperfections, telle celle qui consiste à croire que des similitudes dans la croyance ou les pratiques religieuses sont nécessairement le signe de relations génétiques ou d’origines communes 27. Il en est ainsi de la communion. Durant les dix premières années du XXe siècle, plusieurs historiens influents, tels Albrecht Dieterich, Richard Reitzenstein et Alfred Loisy, se sont penchés sur les similitudes entre la communion chrétienne et les repas communs des initiés aux cultes à mystères 28. Ces parallèles avaient bien évidem- ment été remarqués déjà par des auteurs chrétiens comme Tertullien (De praescriptione haereticorum, 40.4) ou Firminus Maternus (De errore, 18.2), et leurs successeurs modernes, avec des résultats plutôt prévisibles, ont abordé la question d’un point de vue similaire, en se servant des descriptions des apologistes comme d’une source de premier ordre pour la reconstitution des banquets d’initiation. Selon leurs allégeances, les auteurs ont mis l’accent soit sur les correspondances dans la pratique et la terminologie des rites, et implicitement sur la continuité de la signifi- cation sacramentelle (c’est-à-dire du lien mystique avec la divinité), soit sur les différences en matière de foi, avec l’idée de théophagie contenue

27. J. Z. Smith, Drudgery divine. 28. A. Dieterich, Eine Mithrasliturgie ; R. Reitzenstein, Poimandres ; A. F. Loisy, « The Christian mystery » et J. Alvar Ezquerra, Romanising oriental gods, p. 413-417. Pour les relations entre le christianisme primitif et les conceptions hellénistiques des mystères en général, voir A. D. Nock, « Hellenistic mysteries and the Christian sacraments » ; D. H. Wiens, « Mystery concepts in primitive Christianity and its environment ». 166 ÉTUDES DE LETTRES dans l’Eucharistie, qui est une particularité presque assurément exclusive du christianisme. Il semble que Rostovtseff ait été indirectement informé de ces controverses par l’œuvre de Franz Cumont. Cela apparaît clairement dans ses dernières études publiées en Russie, en particulier son essai sur la « Conception du pouvoir monarchique en Scythie et dans le Bosphore » (1913), où pour la première fois il examine la toreutique gréco-scythe sous l’angle des anciennes religions à mystères 29. Les Mystères de Mithra de Franz Cumont y sont de loin l’ouvrage le plus fréquemment cité 30. Pour plusieurs raisons, l’œuvre de Cumont doit avoir exercé un très fort attrait sur Rostovtseff. Cumont a en effet été le premier historien à donner un panorama cohérent des rites et de la théologie mithriaques, exploit auquel il est parvenu en associant l’étude systématique de l’ico- nographie et de l’épigraphie et les déductions tirées des textes. Il n’a pas seulement – et cela est un point essentiel – puisé dans les passages inévitables des apologistes chrétiens, mais aussi dans les livres sacrés du zoroastrisme, auxquels la traduction de Max Müller, dans la série pion- nière des Sacred Books of the East (1880-1897), lui avait donné accès. Pour relier les témoignages romains à ceux des Sassanides ou du zoroas- trisme tardif, il a dû s’engager dans une approche strictement diffusion- niste et supposer que le mithriacisme avait été répandu dans l’Empire romain par des mages perses en exil. En un certain sens, Rostovtseff a simplement mené ce diffusionnisme à son extrémité logique : en res- pectant le modèle de Cumont, l’idée généralement admise de l’origine iranienne des Scythes paraissait suffisante pour établir des liens entre des témoignages archéologiques même plus anciens et des sources antiques tardives, et, par extension, pour identifier automatiquement des images génériques de banquet à une sainte communion zoroastrienne. La culture non écrite des Scythes pouvait par conséquent s’expliquer par la référence aux dogmes religieux d’un mystérieux passé aryen. Mais on doit à Franz Cumont une autre percée, non moins importante pour Rostovtseff. Dans sa synthèse sur le mithriacisme, le savant belge est parvenu à concilier les exigences scientifiques les plus élevées de son temps en un vaste récit qui était à la fois inoffensif à l’égard des sensi- bilités chrétiennes traditionnelles et attrayant pour ceux qui en étaient

29. M. I. Rostovcev, « Predstavlenie o monarkhičeskoi vlasti v Skifii i na Bospore ». 30. Il en avait connaissance par la traduction allemande de 1903. LE SACREMENT SCYTHE 167 arrivés à voir sous un jour positif les aspects rédempteurs et ésotériques attachés aux cultes païens à mystères. Cumont maintenait assurément l’idée conformiste selon laquelle la diffusion des cultes hellénistiques à mystères était une condition préalable et nécessaire (une praeparatio evangelica) de la révélation et du triomphe ultime du christianisme 31. Les cultes païens à mystères, aussi absents qu’ils puissent être de la comparaison avec la foi chrétienne, n’en étaient pas moins considérés comme la source de la composante spirituelle qui à cette époque était de plus en plus considérée comme une religiosité essentielle. Dans le climat de tension spirituelle où se trouvait prise l’élite cultivée de la Russie à la suite de la révolution avortée de 1905, cette conception de l’histoire religieuse avait quelque chose qui dans le domaine pouvait emporter entièrement l’adhésion. Les fractions modérées de l’intelligent- sia comprirent rapidement que le bouleversement et la transformation de l’ordre ancien, auxquels beaucoup d’entre eux avaient aspiré auparavant, entraînaient la mobilisation de couches sociales dont les intérêts étaient incompatibles avec les leurs. Le fossé moral et matériel qui séparait la paysannerie de la culture raffinée moscovite ou pétersbourgeoise parais- sait infranchissable, en dépit de toute la compassion qui pouvait être res- sentie et de tous les efforts anthroposophiques déployés. La révolution risquait de mener à la destruction inexorable des minuscules traits de culture urbaine que possédait la Russie et qui était une source de pro- grès pour elle, et peu de membres de la classe cultivée étaient prêts à payer ce prix 32. Chez ceux qui, comme Rostovtseff, avaient acquis une expérience directe des affaires publiques en tant que membres de partis libéraux et députés à la Douma, mais se heurtaient quotidiennement à la lointaine et rigide complicité entre la cour et la bureaucratie, le sen- timent de la ruine imminente s’était renforcé. Prenant conscience du dilemme dans lequel ils se trouvaient, certains d’entre eux, en nombre critique, en arrivèrent à regarder la ferveur révolutionnaire qui avait sou- tenu l’agitation politique de 1905 comme un fanatisme aveugle entraîné par l’adhésion irréfléchie à des idéologies matérialistes et athées venues de l’Occident. On en vint à considérer l’apaisement par la religion et la recherche du sentiment primordial comme une solution de rechange

31. Voir en particulier le chapitre VI de F. Cumont, Les Mystères de Mithra. 32. Ce contexte est bien décrit dans M. A. Wes, Michael Rostovtzeff, historian in exile, p. 59-74. 168 ÉTUDES DE LETTRES viable en remplacement des dogmes de l’Etat et de l’Eglise et du détermi- nisme scientifique de l’époque moderne. Cette rupture d’avec les idéaux de l’intelligentsia révolutionnaire et leur substitution par une réflexion spirituelle sur soi-même ont trouvé une expression exemplaire dans les célèbres Vekhi (« Jalons »), collection d’essais dus à la plume d’anciens marxistes éminents, et notamment de Pjotr Berngardovič Struve, député à la seconde Douma et collègue de Rostovtseff dans le Parti constitu- tionnel démocrate (KD ou « Cadets ») 33. Mais d’une manière générale, les cercles d’intellectuels de Moscou et de Saint-Pétersbourg étaient des foyers de mouvements religieux avec de nombreux adeptes d’expérimen- tations tendant vers la prière en privé, les religions ésotériques, l’hésy- chasme, la théosophie, l’occultisme, la philosophie nietzschéenne, etc. 34. Les dispositions psychologiques dans lesquelles se trouvait Rostovtseff durant ses dernières années en Russie expliquent la réorientation radicale qui l’a fait passer de sa précédente spécialisation dans l’histoire agraire romaine aux racines gréco-scythes de son pays. Quant à savoir s’il était animé d’un sentiment religieux au sens conventionnel du terme, cela importe peu ici : il est hors de doute qu’il acceptait la religion comme un aspect fondamental de l’identité et de l’autorité, que ce soit en Russie ou ailleurs. L’accent mis sur les questions religieuses témoigne d’une ten- dance durable, chez les penseurs russes, à voir dans la Russie, contrai- rement à l’Occident, le dépositaire de la résistance et de la constance spirituelles. L’Occident représente le rationalisme, l’individualisme et le sécularisme, tandis que la Russie puise son caractère distinctif dans des qualités totalement opposées qui font d’elle l’éternel royaume de l’ins- tinct, de la communauté religieuse et de l’expérience mystique, bref tous ces aspects de la vie intérieure qui ont résisté opiniâtrement à l’assaut des réformes de Pierre le Grand. A chaque crise identitaire que traversait le pays, les intellectuels russes (des slavophiles aux mystiques prérévolution- naires en quête de Dieu) étaient amenés à chercher asile dans le mythe

33. M. O. Gershenzon (ed.), Vekhi ; L. Schapiro, « The Vekhi group and the mystique of revolution ; Ch. Read, Religion, revolution and the Russian intelligentsia, 1900-1912, p. 106-120. 34. Voir, parmi les parutions récentes, M. D. Steinberg, H. J. Coleman (eds), Sacred stories ; G. Lachman, In search of P. D. Ouspensky ; L. Graham, J.-M. Kantor, Naming infinity. LE SACREMENT SCYTHE 169 de la sainte Russie 35. L’œuvre de Rostovtseff avait pour objectif principal de synthétiser l’archéologie du littoral septentrional de la mer Noire en une description historique dynamique de l’interaction religieuse, étant donné que, selon la conception prédominante de la mentalité religieuse proposée par Cumont, la fusion de l’Orient et de l’Occident dans le monde hellénistique était une condition préalable de l’émergence de la chrétienté moderne 36. La thèse selon laquelle la région du nord de la mer Noire aurait connu une période de profonde assimilation à l’Orient suggérait une explication convaincante de l’ambivalence identitaire de la Russie, prise entre Orient et Occident, regardée comme un rempart de la chrétienté à la frontière avec le monde barbare, civilisée, mais indé- pendante de l’Occident. La notion de fusion culturelle gréco-iranienne envisagée comme un processus analogue, dans ses causes et dans ses effets, à l’hellénisme méditerranéen, a produit un terrain fertile dont on pouvait croire organiquement issus les témoignages de conversion chré- tienne et de modernisation, en dépit de la situation de la Russie à l’écart des frontières des royaumes hellénistiques et de l’Empire romain. D’où l’affirmation de Rostovtseff pour qui la Russie méridionale avait toujours été un pays oriental, d’où encore son insistance à voir dans les dieux suprêmes du royaume du Bosphore des dieux orientaux qui n’auraient eu de grec que le nom, et d’où enfin cette amitié, une vie durant, avec Franz Cumont, et leurs fouilles communes à Doura-Europos dans les années 1920 et 1930, projet manifestement imaginé afin de découvrir le lien insaisissable unissant le mithriacisme occidental et le zoroastrisme oriental 37. Ce lien n’a évidemment jamais été trouvé. Après Cumont et son modèle d’explication diffusionniste, il n’est pas apparu le moindre indice, épigraphique ou autre, d’une référence à Zoroastre dans les docu- ments occidentaux sur les cultes à mystères, ce qui a incité la grande

. 35 A propos de l’attrait durable exercé par ce puissant mythe culturel, voir L. Engelstein, « Holy Russia in modern times ». 36. F. Cumont était à cet égard l’héritier direct de Johann Gustav Droysen et de sa conception de l’hellénisme, ainsi que l’a montré A. Momigliano, « J. G. Droysen entre les Grecs et les Juifs » ; P. Payen, « Les “ religions orientales ” au laboratoire de l’hellénisme ». 37. M. I. Rostovtzeff, Iranians and Greeks in South Russia, p. IX. G. M. Bongard- Levin, Ju. N. Litvinenko (éds), Parfjanskii vystrel, p. 19-259 ; G. Bongard-Levine, C. Bonnet, Yu. Litvinenko, A. Marcone, Mongolus Syrio salutem optimam dat. 170 ÉTUDES DE LETTRES majorité des spécialistes à dissocier le mithriacisme des mages « helléni- sés » jusqu’alors supposés avoir répandu dans l’Empire romain un culte authentiquement iranien 38. Le mithriacisme est maintenant regardé essentiellement comme une création romaine, un choix « orientalisant » délibéré qui doit s’expliquer dans son contexte romain 39. Ainsi que Heinz Heinen l’a démontré récemment, les savants soviétiques ont accueilli plutôt favorablement les travaux de Rostovtseff sur l’histoire ancienne des rives septentrionales de la mer Noire, contrai- rement à son œuvre sur l’Empire romain et sur le monde hellénistique, taxée d’esprit « bourgeois ». Aussi surprenant que cela puisse paraître au vu de l’arrière-plan religieux de son œuvre, la vision inspirée que Rostovtseff avait d’une civilisation iranienne autochtone était un appel suffisamment clair à une identification patriotique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale 40. Dissociée des racines intellectuelles qui l’ancraient dans l’historiographie des religions anciennes, sa vision d’une civilisation indigène se présentant avant tout sous les traits d’une « men- talité » iranienne s’est maintenue durant toute la période soviétique et au-delà. Trois générations plus tard, le littoral nord de la mer Noire n’a toujours pas fourni de preuves certaines d’une religion ou d’un culte ira- niens, malgré des recherches intensives 41. Il nous est encore demandé d’admettre l’existence de cet hypothétique panthéon iranien du Bosphore sur la seule foi d’interprétations ingénieuses de sources visuelles et d’éty- mologies de valeur douteuse. Le problème principal des interprétations iranisantes dans le style de celle de Rostovtseff est moins leur nature invérifiable que leur incapacité à ouvrir des perspectives historiques, ce que confirme bien la manière dont sont généralement interprétées les représentations de femmes sur les monuments officiels du Bosphore Cimmérien. Dans le sillage de Rostovtseff, la plupart des commentateurs modernes ont voulu voir dans ces monuments des scènes de « commu- nion », comme sur l’ornement de coiffure de Karagodeouachkh avec sa

38. R. L. Gordon, « Franz Cumont and the doctrines of Mithraism ». 39. M. J. Vermaseren, « Mithras in der Römerzeit » ; R. Merkelbach, Mithras, p. 153- 161 ; M. Clauss, Mithras. 40. H. Heinen, « La tradition mithridatique des rois du Bosphore ». 41. Les (rares) témoignages sûrs de la pratique du culte de Mithra dans les régions du littoral nord de la mer Noire sont à mettre en relation avec la présence militaire romaine, ainsi qu’il ressort clairement de l’étude de W. D. Blawatsky et G. A. Kochelenko, Le culte de Mithra sur la côte septentrionale de la mer Noire. LE SACREMENT SCYTHE 171 prétendue déesse-Mère indigène 42. Or en l’absence de tout attribut ico- nographique, il est pratiquement impossible de distinguer les figurations de déesses de celles des servantes de leur culte ou de leurs adoratrices, qui adoptaient sciemment un style inspiré de celui de leurs déesses pro- tectrices, autant dans la vie que dans les représentations artistiques 43. Inversement, les dieux étaient imaginés se mettre en procession comme le font les êtres humains 44. Dans notre corpus iconographique, les iden- tifications conventionnelles de la divinité barbare et du matriarcat se fondent sur des conclusions négatives plutôt que sur des comparaisons, et sur l’idée préconçue que tout ce qui n’entre pas dans nos conceptions traditionnelles, essentiellement littéraires, de la civilisation grecque, est forcément le produit d’une influence extérieure provenant d’une obscure aire culturelle eurasiatique. Les tenants de cette herméneutique intellectualiste n’ignorent pas la faiblesse de leurs assertions, si l’on en juge d’après les ressources d’imagi- nation mises à contribution pour régler le problème de l’absence de signi- fiants iconographiques. Sur l’ornement de coiffure de Karagodeouachkh, la figure frontale à la pointe de la plaque est supposée tenir une corne d’abondance, ce par quoi la scène se trouverait élevée assurément au niveau de la mythologie 45. Il n’existe pas, dans le Bosphore Cimmérien classique, d’autres représentations iconographiques qui corroboreraient cet usage local de la corne d’abondance comme attribut, religieux ou autre. En outre, les cornes d’abondance classiques, associées le plus sou- vent à Hadès, Héraclès, Palaemon ou Zeus, ne ressemblent en rien à ces rides parallèles qui ici traversent horizontalement la taille du person- nage 46. Dans le registre médian, la figure en position frontale sur un bige a été identifiée comme une divinité solaire, à l’aide de comparaisons

42. Yu. Ustinova (The supreme Gods of the Bosporan kingdom, p. 113-128) donne un aperçu accessible, avec bibliographie, du débat sur cette question après Rostovtseff. 43. U. Kron, « Priesthoods, dedications and euergetism », p. 147 ; S. Dillon, « Portraits of women in the early ». 44. E. Simon, Opfernde Götter ; N. Himmelmann, Alltag der Götter ; J. B. Connelly, Portrait of a priestess, p. 104-115. 45. S. S. Bessonova, Religioznye predstavlenija skifov, p. 107 ; Yu. Ustinova, The supreme Gods of the Bosporan kingdom, p. 123. 46. Cf. l’article « Cornucopia », in Ch. Daremberg, M. E. Saglio, M. E. Pottier (éds), Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Paris, 1887, I.2, p. 1514-1517 ; Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, s.v. « Hades », « Herakles », « Palaimos/ Melikertes », « Plouton », « Zeus ». 172 ÉTUDES DE LETTRES avec les représentations traditionnelles d’Apollon et d’Hélios 47. Il est bien vrai que dans la deuxième moitié du Ve s. av. J.-C., les chars en vue frontale paraissent avoir été considérés comme particulièrement appro- priés pour des épiphanies d’Arès, d’Hélios ou de Nikè, par opposition avec la fréquence que le sujet avait connue précédemment dans la pein- ture de vases à figures noires, tant pour des scènes de la vie quotidienne que pour des scènes mythologiques 48. Mais ce déplacement est plutôt à mettre en rapport avec la disparition du banquet en tant qu’occasion principale d’utiliser de la poterie peinte. Le choix de la frontalité était un choix plus narratologique qu’iconographique, avec pour but de faire passer le spectateur du rôle d’observateur passif d’un récit qui se déroule à celui de participant actif d’un évènement, l’obligeant à achever le récit et donc à en déterminer l’issue 49. Dans la culture visuelle de l’Antiquité, les dieux étaient fondamentale- ment présents, pareils à des mortels, lors des évènements périodiques de la vie publique et privée. Etant donné cette correspondance essentielle, il est évidemment erroné de vouloir donner à des scènes comme celles qui figurent sur l’ornement de coiffure de Karagodeouachkh, une interpré- tation recourant à la théologie plutôt qu’aux actions et aux intérêts des hommes. Les scènes qui occupent les trois registres, en tant que représen- tations d’occupations sociales, peuvent être abordées comme une unité iconographique exprimant le pouvoir que les femmes, dans le Bosphore Cimmérien, pouvaient exercer en qualité d’intermédiaires entre les dieux et les mortels. La figure du haut a la main droite levée en geste de prière et son himation étiré diagonalement forme un drapé typique du costume des prêtresses, lesquelles, le temps de l’accomplissement des actes rituels, s’affranchissaient des contraintes vestimentaires imposées aux femmes dans la Grèce classique 50. Les déplacements en char font partie intégrante des processions, quoique probablement davantage dans la vie que dans les représentations artistiques, où le cortège solennel est

47. Yu. Ustinova, The supreme Gods of the Bosporan kingdom, p. 124. 48. Voir les listes de G. Hafner, Viergespanne in Vorderansicht, p. 3-13 et 61 sq. 49. C. Marconi, Temple decoration and cultural identity in the archaic Greek word, p. 214-222 ; R. Osborne, « The narratology and theology of architectural sculpture, or What you can do with a chariot but can’t do with a satyr on a Greek temple », p. 6-9. 50. Cf. « Prayer », in Thesaurus Cultus et Rituum Antiquorum,Basel/Los Angeles, 2005, III, p. 105-141. LE SACREMENT SCYTHE 173 habituellement montré après l’arrivée au sanctuaire 51. Les chars sont plus courants dans les représentations de processions privées, nuptiales notamment, où le bige a pour fonction de symboliser un statut et une position hiérarchique parmi les participants 52. Indépendamment de la question de savoir si les trois scènes représentent la même figure, elles transportent un personnage social en sa qualité sacerdotale à travers une succession de trois activités qui définissent chacune un rôle : une pro- cession, une prière ou un sacrifice, et un banquet. Si ces images avaient une signification pour les contemporains qui les regardaient, alors les scènes devaient entrer en résonance avec la réalité des cultes pratiqués dans le Bosphore Cimmérien à l’époque classique. L’ornement de coif- fure de Karagodeouachkh nous montre que la pratique du culte y pou- vait aussi impliquer un déplacement vers des régions limitrophes en dehors de la cité, vers des lieux propres à la célébration de rites de passage ou d’initiation. L’absence d’autel ou de temple clef – la marque qui per- mettrait de reconnaître une prêtresse de cultes civiques – s’accorde avec celle de toute élaboration architecturale et avec la distance qui sépare la scène de la cité et des sacrifices sanglants qui s’y donnaient dans les sanctuaires. La nature « foraine » de ce culte est confirmée encore par l’absence de mobilier de banquet et par les coupes apodes que tiennent les personnages dans le registre inférieur 53. Les monuments officiels du Bosphore Cimmérien offrent de nombreux parallèles qui illustrent le lien entre les femmes et les cultes privés du genre de celui figuré sur l’ornement de coiffure. La dédicace bien connue de la reine Komosaryé, épouse du souverain Pairisadès Ier (344/343-

51. Cf. Syll.3 86, 421/420 av. J.-C. : des chars ne peuvent s’approcher du sanctuaire d’ à cause d’un pont sur le Rheitos, intentionnellement bâti trop étroit pour per- mettre le franchissement avec des véhicules ; cf. Hérodote I.31 : la prêtresse d’Héra (et mère de Cléobis et Biton) est menée à un sanctuaire rural sur un char que, faute de bœufs disponibles à temps, ses deux fils traînent eux-mêmes ; Pausanias VII.18.12 : une vierge officiant comme prêtresse d’Artémis à Patras, montée sur un char traîné par un cerf ; Ménandre, Hypobolimaios [ou Agroikos], fr. 384 [C. Austin, R. Kassel (eds), Poetae comici Graeci, VI.2] : la mère de l’amante du protagoniste l’observe depuis un char dans la procession des Petites Panathénées à travers l’Agora. 52. H. Laxander, Individuum und Gemeinschaft im Fest, p. 61-63. 53. La position assise de la figure centrale ne contredit pas cette impression. Le thème de la boisson partagée entre femmes assises à l’extérieur apparaît sur un lécythe à figures noires de la fin du VIe s. av. J.-C., du Musée des antiquités et Collection Ludwig à Bâle (BS 1447) ; cf. J. B. Connelly, Portrait of a priestess, p. 190-192. 174 ÉTUDES DE LETTRES

311/310 av. J.-C.), fournit une correspondance instructive dans le domaine de l’épigraphie, comparable tant par le sujet représenté que par l’histoire des interprétations erronées qui en ont été faites 54. De même que l’ornement de coiffure de Karagodeouachkh (dépôt secondaire dans une sépulture masculine d’un kourgane), le monument de Komosaryé (dédié par « la fille de Gorgippos et l’épouse de Pairisadès ») définit le statut politique de la femme par rapport à son environnement mascu- lin. De même que l’ornement de coiffure, le monument de Komosaryé (dédié « aux puissants dieux Sanergès et Astara ») a été étudié d’un point de vue intellectualiste par des chercheurs modernes qui se sont focali- sés sur les origines et « l’essence » culturelle des divinités nommées dans l’inscription 55. Vouloir invoquer une influence « étrangère » pour expli- quer des noms à consonance non indigène dans le panthéon bosporan est une fausse voie. L’introduction de nouveaux cultes, dédiés parfois à des divinités aux noms exotiques, est une réalité intrinsèque bien connue de la religion ancienne 56. Certes, les Grecs les connaissaient comme des xenikoi theoi, mais les pratiques cultuelles et les notions, pour autant que nous puissions en juger, étaient de tradition grecque. De plus, les « dieux étrangers » n’étaient pas perçus comme un sous-groupe distinct au sein d’une catégorie plus large d’associations cultuelles non officielles et facul- tatives : c’est plutôt leur caractère inofficiel que leur prétendue extranéité qui était susceptible d’éveiller de la suspicion. Conclure à la nécessité d’une influence iranienne sur les actes cultuels et la répartition des rôles entre les sexes sur l’ornement de coiffure de Karagodeouachkh, c’est se laisser déformer par nos préju- gés contemporains. La génération précédente de savants a transformé notre compréhension de la culture grecque à un point que Rostovtseff et ses contemporains n’auraient pu s’imaginer, précisément parce que la recherche s’intéresse maintenant à des sphères et à des participants à la vie antique qui jusqu’alors étaient regardés comme périphériques par rapport au « noyau » politique et économique de la cité. Considérer

54. CIRB 1015, seule mention épigraphique, dans tout le Bosphore Cimmérien clas- sique, de divinités dont le nom n’est pas grec. 55. Par ex. Yu. Ustinova, The supreme Gods of the Bosporan kingdom, p. 52 : « Astara pourrait être le nom local d’une divinité connue des Grecs sous celui d’Aphrodite Urania…, la grande déesse des Sindo-Méotes. » 56. R. Parker, Athenian religion, p. 158-163, 188-198, 214-217, 333-342 et Polytheism and society at Athens, p. 373 sq. LE SACREMENT SCYTHE 175 les femmes et l’organisation de la religion et de la maisonnée comme secondaires en regard des institutions étatiques, cela revient au mieux à reproduire les préférences de quelques textes antiques privilégiés, et au pire à introduire des catégories inadéquates conditionnées par notre situation contemporaine. Ce qui au premier regard paraît déroutant dans la culture du Bosphore Cimmérien, à savoir l’importance d’associations religieuses à caractère initiatique et privé, n’est que le reflet d’une muta- tion sociale endogène : la centralisation qui fit des cités autonomes un Etat territorial, la transformation de l’Etat et de l’économie publique en une maison royale et le ralliement correspondant, à savoir la transforma- tion des magistratures civiques traditionnelles et des sacerdoces en un réseau de relations honorifiques et dynastiques Nous ferions bien de reléguer le modèle iranisant de Rostovtseff dans le domaine des idées, au titre de brillante production de l’imagination historique des derniers temps de la Russie tsariste. Et si ce nouveau regard porté sur son œuvre dans une perspective historiographique peut donner l’impression de saper la réputation traditionnelle d’un vénérable maître de vérité, cette perte est plus que compensée par la possibilité ainsi créée de réévaluer son œuvre dans un contexte d’enquête suscep- tible d’être renouvelé – et d’y voir une source vive d’inspiration et un monument durable à son engagement personnel.

Caspar Meyer Birkbeck College, Londres

Traduction de l’anglais de Laurent Auberson 176 ÉTUDES DE LETTRES

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Crédit iconographique

Fig. 1 : D’après Rostovcev, Mikhail Ivanovič, « Predstavlenie o monarkhičeskoi vlasti v Skifii i na Bospore [« Représentation du pouvoir monarchique en Scythie et dans le Bosphore »] », Izvestija Imperatorskoj Arkheologičeskoj Komissii, 49 (1913), pl. 2. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE EN SITUATION COLONIALE : QUELQUES APPROCHES

Le présent article examine les approches possibles pour une analyse de l’histoire de l’archéologie russe en Asie centrale, notamment dans le contexte colonial qu’a vécu le Turkestan au tournant des XIXe et XXe siècles. L’étude met en évidence les traits spéci- fiques de ce qu’est une archéologie en situation coloniale et qui transparaissent à travers diverses pratiques dans l’organisation des recherches scientifiques.

Introduction

La publication, en 1978 à New York, du livre d’Edward W. Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident 1, a ouvert la voie à un exa- men critique des interactions fondamentalement ambiguës qui s’exer- cent entre le pouvoir et le processus de construction des savoirs en situation coloniale 2. En partant du domaine de la littérature comparée, les méthodes d’analyse élaborées durant ces trois décennies au gré de violentes polémiques entre partisans et adversaires des différents cou- rants des Postcolonial Studies ont vu leur champ d’application s’étendre

1. E. W. Saïd, Orientalism. 2. Voir, par exemple, pour le monde francophone les études portant sur la construction des savoirs dans une situation coloniale : E. Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? et « Les sciences sociales à l’épreuve de la situation coloniale » ; S. Dulucq, C. Zytnicki (dir.), Décoloniser l’histoire ? ; J.-F. Klein, M.-A. de Suremain, « Clio et les colonies » ; P. Singaravélou, « Le moment “ impérial ” de l’histoire des sciences sociales (1880-1910) ». 184 ÉTUDES DE LETTRES aux domaines des anthropologues, des historiens et des géographes 3. L’acceptation de ces méthodes est cependant loin d’être homogène tant du point de vue spatial que disciplinaire. D’un côté, certains chercheurs continuent de camper sur des positions de non-reconnaissance – partielle ou totale – des outils d’analyse postco- loniaux, comme on peut l’observer, par exemple, à une échelle importante en France ou dans les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), à commencer par la Russie. Dans le cas français, les principaux arguments du rejet reposent sur l’idée que la théorie d’Edward Saïd remonte à la philosophie française des années 1950-1960 et dénoncent le soi-disant simplisme des diverses ramifications de ce courant postcolonial (ce dernier argument est partagé par certains détracteurs de Saïd issus du monde anglophone) 4. Dans le cas russe, c’est la particularité – sortant du commun – de l’orientalisme russo-soviétique et, de manière plus générale, de la particularité de la Russie/URSS elle-même que l’on avance souvent comme thèse de base pour exclure d’emblée toute possibilité d’appliquer les méthodes postcoloniales à l’analyse de leur histoire 5. D’un autre côté, quelques rares disciplines – essentiellement celles qui œuvrent sur les périodes anciennes – sont restées à l’écart, pratiquement jusqu’au milieu des années 1980, de l’examen des « sciences coloniales » considérées comme telles 6. Prise dans cette optique, l’archéologie, qui

3. Voir l’introduction de M.-C. Smouts, « Le postcolonial, pour quoi faire », qui distingue quatre grands ensembles dans les Postcolonial Studies comme « la littérature comparée postcoloniale », « la déconstruction du discours colonial », « les Subaltern Studies » et « les “ lectures postcoloniales ” de la mondialisation » : M.-C. Smouts (éd.), La situation postcoloniale. Pour une bonne analyse des différents courants des Post-Studies voir : J. Pouchepadass, « Que reste-t-il des Subaltern Studies ? » et « Le projet critique des postcolonial studies entre hier et demain ». Voir également un autre bilan historique des Postcolonial Studies proposé par D. Kennedy, « Imperial History and Post-Colonial Theory ». 4. J.-F. Bayart, Les études postcoloniales, p. 9-12 et 20-39 (sur les sources des Postcolonial Studies), passim (son point de vue a été à son tour critiqué dans un dos- sier spécial « Racial France » de la revue Public Culture, J. Roitman (ed.), p. 85-231) ; E. Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies », p. 90. Pour une critique anglophone voir également R. Irwin, For Lust of Knowing. 5. Voir en particulier le manuel publié par l’Université de Saint-Pétersbourg : E. I. Zelenev, V. B. Kasevič, Vvedenie v vostokovedenie, p. 25. 6. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la production sociologique » ; E. W. Saïd, Orientalism et Culture and Imperialism ; D. Nordman, J.-P. Raison (éds), Sciences de l’homme et conquête coloniale ; P. Petitjean (éd.), Les sciences hors d’Occident au XXe siècle. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 185 se voit romantisée et exotisée dans tous les contextes extranationaux, est présentée souvent comme faisant partie du domaine de la « connaissance pure », puisqu’elle est censée être préservée des spéculations impérialistes et affranchie de toute mission d’ordre pratique en relation avec l’assujet- tissement colonial d’une nation à une autre. Définie dans le cadre de la notion d’internalizm, cette particularité des études relatives à l’histoire de l’archéologie a longtemps consisté dans l’élaboration d’une trame chronologique des découvertes et dans la vénération de personnalités marquantes – de « maîtres » – hors de toute mise en perspective histo- rique. Cette approche contraste avec les innombrables analyses faites des rapports entre archéologie et nationalisme (pourtant souvent directement lié à l’impérialisme) et dans lesquelles l’archéologie est décrite comme une discipline politiquement engagée, voire un outil idéologique 7. Elle a été de ce fait mise à mal dès les premières critiques formulées à l’égard de l’histoire traditionnelle de l’archéologie, au point que cette dernière s’est vue qualifier dans sa totalité comme un discours colonial 8. Dans ce contexte, le choix du présent thème, l’archéologie russe en Asie centrale en situation coloniale, a posé d’emblée plusieurs problèmes méthodologiques, à commencer par la question d’ordre général qui est de savoir si l’on peut parler d’une « archéologie coloniale » en tant que telle, avant de pouvoir s’interroger sur un cas particulier, celui de l’expérience russe au Turkestan, à partir du point de vue proposé.

7. J. A. Atkinson, I. Bank, J. O’Sullivan (eds), Nationalism and Archaeology ; M. Díaz-Andreu, T. Champion (eds), Nationalism and Archaeology in Europe ; Ph. L. Kohl, C. Fawcett (eds), Nationalism, Politics, and the Practice of Archaeology. Pour un compte-rendu critique portant sur cet engouement pour les rapports entre archéolo- gie et nationalisme, voir M.-A. Kaeser, « Nationalisme et archéologie ». Dans le monde russo-soviétique cette problématique a été également largement défrichée, notamment par V. A. Shnirel’man ; voir en dernier lieu A. E. Petrov, V. A. Šnirel’man, Falsifikacija istoričeskikh istočnikov i konstruirovanie ètnokratičeskikh mifov. 8. Pour un aperçu de ce courant critique voir O. Moro-Abadía, « The History of Archaeology as a “ Colonial Discourse ” », p. 4 sq., puis sa démonstration qualifiant l’histoire traditionnelle de l’archéologie comme un discours colonial, p. 7-14. 186 ÉTUDES DE LETTRES

1. Des « Archéologie(s) coloniale(s) », « colonialiste(s) » ou « en situation coloniale »

L’examen des liens entre l’archéologie et le colonialisme est pourtant loin de constituer un scoop. Esquissée pour la première fois par Bruce Trigger il y a plus d’un quart de siècle 9, cette problématique a déjà attiré l’atten- tion de nombreux chercheurs malgré une ambiguïté terminologique qui est loin d’être anodine. En effet, prise telle quelle, l’expression « archéo- logie coloniale » se prête à des interprétations très larges, qui englobent non seulement les activités archéologiques en situation coloniale, mais aussi l’acception héritée du domaine des études classiques, dont le but est de retracer l’histoire du colonialisme tel qu’il s’est propagé dans le monde gréco-romain, ou d’analyser l’histoire des sociétés colonialistes des XVIe-XIXe siècles. Dans le cas de l’Antiquité, la problématique colo- niale est destinée, entre autres, à « démontrer les possibilités d’une contri- bution archéologique à la compréhension du colonialisme » en épaulant l’anthropologie 10, ou à démêler le mécanisme des « contacts culturels » 11. Dans le second cas, l’objet des études peut être représenté par des sociétés de colons modernes, notamment aux Amériques 12 ou en Océanie 13. L’emprise de l’archéologie classique est telle que, même si des démarches initiales théoriques tentent d’adopter le regard critique de l’analyse épistémologique en mettant en question la base même de cette discipline, il n’est pas rare de voir les propos tenus prendre ensuite une couleur plus traditionnelle. C’est, par exemple, le cas pour l’Archaeology of Colonialism, édité en 2002 par Claire L. Lyons et John Papadopoulos, où la problématique postcoloniale d’une science idéologisée a été effec- tivement évoquée de manière synthétique dans l’introduction 14, sans toutefois se refléter dans le cœur du volume puisque les articles publiés

9. B. G. Trigger, « Alternative archaeologies », p. 360-363. 10. M. Dietler, « L’Archéologie du colonialisme », p. 135 et Archaeologies of Colonialism. 11. S. W. Silliman, « Culture Contact or Colonialism ? ». 12. G. Waselkov, The Archaeology of French Colonial North America ; K. G. Kelly, M. D. Hardy (eds), French Colonial Archaeology in the Southeast and Caribbean. 13. Voir les travaux, définis en tant qu’« archéologie coloniale », menés par l’Institut d’archéologie de la Nouvelle-Calédonie et du Pacifique, et dont un des sujets concerne l’étude des bagnes. 14. C. L. Lyons, J. K. Papadopoulos, The Archeology of Colonialism. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 187 accordent leur préférence à l’archéologie des colons plutôt qu’à l’analyse de l’archéologie en situation coloniale. Ces deux archéologies ont été également réunies dans le cadre d’une étude réalisée par Chris Gosden sur la longue durée 15. Rendue difficilement utilisable par la contamination des deux approches évoquées ci-dessus, l’expression « archéologie coloniale » s’op- pose en un fort contraste à celle d’« archéologie colonialiste » (colonialist archaelogy) inventée par Trigger 16, qui traduit de manière trop linéaire et sans aucune ambiguïté l’état d’une discipline scientifique qui, dans le couple pouvoir-savoirs, serait définitivement soumise, parfois de manière volontaire 17, à des enjeux idéologiques ou géopolitiques. De ce fait, cette expression a encore plus de mal à trouver sa place dans le vocabulaire des chercheurs, toujours méfiants lorsqu’il s’agit de simplifier l’analyse de la production des connaissances et soucieux d’éviter tout recours à des jugements de valeur 18. En revanche, l’expression « archéologie en situation coloniale » semble moins réductrice, dans la mesure où elle pourrait correspondre aux démarches scientifiques entreprises dans un contexte colonial avec des particularités comme celles qui ont été définies par Georges Balandier 19, soit pour répondre de manière consciente aux attentes du monde politique, soit en reflétant, à leur insu, les dogmes idéologiques de l’époque. Malgré ces ambiguïtés terminologiques persistantes, les approches postcoloniales à l’égard de l’archéologie comprise dans le cadre du world- system ont trouvé un terrain favorable dans le monde essentiellement

15. Ch. Gosden, Archaeology and Colonialism. 16. B. G. Trigger, « Alternative archaeologies ». 17. De ce point de vue, si l’on veut mettre en évidence un exemple de collaboration délibérée entre des chercheurs et un régime politique, on peut signaler le cas de l’ar- chéologie nazie : J.-P. Legendre, L. Olivier, B. Schnitzler (éds), L’archéologie nationale- socialiste dans les pays occupés à l’ouest du Reich. 18. Pour une critique voir, entre autres, N. Schlanger, « Identités recomposées » et « Archéologie coloniale et identité nationale en Afrique australe ». 19. L’expression « situation coloniale » tirée de l’intitulé d’un article de Georges Balandier (« La situation coloniale : approche théorique »), paru en 1951, est devenue une formule-clé pour la compréhension du phénomène colonial : S. Dulucq, J.-F. Klein, B. Stora (éds), Les mots de la colonisation, p. 106. Le cinquantenaire de son article a été célébré à New York en 2002 : E. Saada (éd.), Regards croisés. 188 ÉTUDES DE LETTRES anglo-saxon 20. A partir de divers cas de figure allant de l’Inde à l’Afrique, ces analyses s’approprient actuellement d’autres terrains, moins « traditionnels » pour les études postcoloniales (Israël, Xinjiang), comme en témoigne récemment le catalogue d’exposition Das grosse Spiel : Archäologie und Politik zur Zeit des Kolonialismus (1860-1940) 21. L’intérêt grandissant pour cet aspect de l’histoire de l’archéologie trans- paraît également à travers les soutenances récentes de plusieurs thèses de doctorat 22 étroitement liées aux problématiques plus larges du patri- moine 23, du développement et de l’exercice de l’archéologie occidentale à l’étranger 24. S’alignant sur ce courant de pensée qui tend à revoir le schéma de la constitution des savoirs par rapport aux régions non occidentales 25, un colloque a été organisé les 22 et 23 mars 2011 par l’équipe du CNRS Réseau Asie – IMASIE 26 sous le titre « Archéologie(s) coloniale(s) : une

20. M. Díaz-Andreu, A World History of Nineteenth-Century Archaeology, p. 209- 317 ; M. Given, The Archaeology of the Colonized ; H. I. Pai, Constructing « Korean » Origins ; H. P. Ray, Colonial Archaeology in South Asia ; N. Shepherd, « Heading South, Looking North » ; N. Schlanger, « Identités recomposées ». 21. Ch. Trümpler (Hrsg.), Das grosse Spiel ; voir notamment dans cet ouvrage l’im- portante bibliographie consacrée à l’archéologie et au colonialisme (p. 633-639). 22. Cf. L. Gillot, La mise en valeur des sites archéologiques ; C. Gutron, L’archéologie en Tunisie ; A. Nanta, Débats sur les origines du peuplement de l’archipel japonais dans l’anthropologie et l’archéologie ; I. Simoni, Archeologia coloniale in Libia. 23. M. Volait, Fous du Caire ; I. Maffi, Pratiques du patrimoine et politiques de la mémoire en Jordanie ; N. Oulebsir, Les usages du patrimoine. 24. Par rapport à l’archéologie française à l’étranger voir, par exemple, E. Gran- Aymerich, « L’archéologie française à l’étranger » (exemple de l’histoire traditionnelle de l’archéologie) ; F. Olivier-Utard, Politique et archéologie ; N. Chevalier, La recherche archéologique française au Moyen-Orient. 25. Voir, entre autres, le colloque La préhistoire des Autres. Comment l’archéologie et l’anthropologie abordent le passé des sociétés non occidentales, les 18 et 19 janvier 2011, Musée du Quai Branly/INRAP. 26. Ce colloque a été organisé par Alexandra Galitzine-Loumpet, Svetlana Gorshenina et Claude Rapin (voir le programme : http://www.reseau-asie.com/media3/ conferences-debats/archeologie-coloniale-journees-d-etudes-1/). Podcast de l’émission spéciale consacrée au colloque dans le cadre de l’émission « Salon noir » de Vincent Charpentier, France Culture, le 13 avril 2011 : http://www.inrap.fr/archeologie-pre- ventive/Ressources-multimedias/Emissions-de-radio/Le-Salon-noir/Radio-Le-Salon- noir/p-12954-Autour-des-archeologies-coloniales.htm. Pour les résultats du colloque voir les Nouvelles de l’archéologie (no 126, décembre 2011 ; une seconde partie paraîtra dans la même revue en juin 2012). Pour la possibilité même d’analyser l’archéologie russo-soviétique en Asie centrale à partir du point de vue d’une situation coloniale voir L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 189 approche transversale », afin de pouvoir mieux approfondir cette problé- matique encore à peine défrichée et extrêmement sensible, et de savoir si la catégorie de l’« archéologie en situation coloniale » reste bonne à penser pour toutes les aires culturelles. L’origine des débats se situe dans le constat, exposé dans l’argumentaire du colloque, que « l’archéologie est née en Europe comme discipline au service de la genèse de la Nation, à une époque marquée par la croissance de la compétition coloniale ». Cette double particularité des XVIIIe et XIXe siècles, qui ont été à la fois l’époque de la cristallisation de la plu- part des nations européennes 27 et celle de la formation des possessions coloniales (il faut comprendre ici la « deuxième phase » du colonialisme européen 28), a entraîné l’apparition de deux « types » d’archéologie. La première serait celle qui s’est développée en Europe sur le terrain « natio- nal » ou que l’on a perçu comme tel même au-delà des frontières natio- nales, en lien direct avec les mythes fondateurs de l’identité européenne, notamment marquée par l’exaltation de la culture gréco-romaine 29 ; la seconde serait une archéologie dont le territoire d’investigation a été déterminé par les lointaines possessions coloniales. Si, dans le premier cas, l’archéologie, appelée à construire le passé « national » des Nations, a été dans une large mesure liée à la création des mythes « nationaux » européens, quelle a été sa spécificité dans le second cas, et comment faudrait-il qualifier l’archéologie qui s’est développée dans ce contexte

S. Gorshenina, C. Rapin, « De l’archéologie russo-soviétique en situation coloniale à l’archéologie post-coloniale en Asie centrale » (certains éléments de ce travail sont reproduits dans le présent article). 27. A.-M. Thiesse, La création des identités nationales. 28. S. Dulucq, J.-F. Klein, B. Stora (éds), Les mots de la colonisation, p. 4. 29. Cet engouement pour la civilisation gréco-romaine, vue comme source directe de la civilisation européenne, explique la création des instituts européens en Grèce, en Italie et même en Turquie. L’archéologie « classique » développée dans ce cadre par des chercheurs sortant essentiellement de classes sociales élevées a été vue comme une disci- pline destinée à fournir des éléments indispensables à l’établissement de l’histoire euro- péenne. Dans ce contexte, le développement des archéologies purement « nationales », représentées essentiellement par la protohistoire et exercées par des protagonistes appar- tenant souvent aux classes moyennes, a pris du retard : le mythe des ancêtres celtiques, perçus comme « sauvages » par rapport aux Grecs ou aux autres peuples hellénisés « raf- finés », a initialement exercé une attraction très faible jusqu’à l’arrivée sur la scène intel- lectuelle du romantisme allemand avec sa glorification des «forces barbares ». Pour une analyse de trajectoires des archéologies « classique » et « nationales », voir J.-P. Demoule, Ch. Landes (dir.), La fabrique de l’archéologie en France. 190 ÉTUDES DE LETTRES extranational ? Est-il possible d’affirmer qu’une situation coloniale a pu « colorer » cette discipline en lui fournissant des modèles de réflexion et des structures spécifiques reflétant sa nature singulière ? Et, partant, a-t- elle produit un type d’archéologie spécifique et facilement reconnaissable ou plusieurs types d’archéologie dans des situations coloniales distinctes ? Lors du colloque, cette question a été confrontée, à l’échelle du siècle (1860-1960), aux multiples exemples d’archéologies mises en place dans diverses situations coloniales, de l’Asie à l’Afrique et de l’Amérique au Pacifique. Cette approche comparative, adoptée de manière délibérée, a montré qu’il est en principe possible, sans nier les particularités de cer- tains exemples, de discerner certains mécanismes épistémologiques, des pratiques organisationnelles (notamment la création de structures adap- tées au contexte colonial) et l’émergence de nouveaux acteurs, amateurs ou professionnels, marqués par des comportements spécifiques découlant de l’emprise normative des systèmes de domination. Les réflexions menées en commun ont montré dans quelle mesure l’objet des recherches archéologiques varie en fonction de la situation coloniale instaurée dans des territoires entièrement ou partiellement assujettis à une administration coloniale directe ou indirecte, ou dans le cadre d’un protectorat ou d’une forte influence politique. Le fait qu’un espace colonisé se situe géographiquement à proximité ou non de l’Europe, ou qu’il soit défini comme une aire disposant ou non d’un passé « européen », a également prédéfini les investigations de l’archéolo- gie en situation coloniale en agissant selon une dialectique de reconnais- sance et de distanciation. Ainsi, les études archéologiques en Afrique du Nord, au Proche-Orient et en Asie centrale ont au début exclusivement porté sur le passé « antérieur » à celui des peuples soumis, se concentrant sur la recherche des origines de la civilisation européenne dans des sites définis comme gréco-romains et en omettant les monuments dits « indi- gènes ». Placée dans ce cadre colonial, l’archéologie « classique » a été employée pour renforcer des mythes « nationaux » et a de ce fait estompé la ligne de démarcation entre ces deux types d’archéologie – « coloniale » et « nationale ». Dans d’autres circonstances et pour des régions géographiquement plus éloignées, des institutions comme l’Ecole française d’Extrême- Orient, l’Institut français d’Afrique noire ou The Royal Anthropological Institute de Grande-Bretagne ont choisi comme objet d’investigation le passé « national » des autres peuples, dont la découverte a mené à des L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 191 situations contradictoires. Si, d’un côté, l’absence de résultats rapides s’est transformée en négation de l’existence d’une « véritable » histoire de l’Afrique jusqu’au début de la période coloniale 30, d’un autre côté, la découverte de monuments importants d’un passé extra-européen, comme en Indochine, en Inde ou en Haute-Asie 31, a ébranlé la civi- lisation européenne dans sa position centrale dominante. L’état déplo- rable des monuments des Autres a cependant été interprété comme l’indicateur d’une situation de décadence et de dégradation culturelle 32, qui n’a ultérieurement pas empêché les ex-colonisés d’adapter les résul- tats de l’« archéologie en situation coloniale » à leurs discours nationa- listes en faveur de l’indépendance et à un processus de réinvention des traditions 33. Le colloque a également permis de suggérer que certains des modèles étudiés peuvent être facilement définis pour des rapports avec l’« archéologie en situation coloniale », alors que d’autres, comme le cas russo-soviétique en particulier, exigent une description plus nuancée.

2. L’application des catégories postcoloniales à l’histoire et à l’archéologie russo-soviétique

Au départ, la formulation même de cette problématique peut sembler dépourvue de sens aux yeux des archéologues tant postsoviétiques qu’oc- cidentaux, tant la vision des sciences de l’Antiquité de la Russie tsariste et surtout de l’URSS contraste avec les représentations de l’archéologie bâties par les puissances occidentales. Alors que, par exemple, l’image- type de l’archéologue montré dans les manuels scolaires français des années cinquante-début soixante est celle de l’explorateur à casque colo- nial effectuant des fouilles dans des dépendances lointaines fortement exotisées (avec une végétation tropicale, des ruines pittoresques, des cha- meaux et des ouvriers en costumes traditionnels) 34, la représentation

30. C. Coquery-Vidrovitch, « De la périodisation en histoire africaine ». 31. A titre d’exemple, voir Ph. Forêt, La véritable histoire d’une montagne plus grande que l’Himalaya. 32. Voir, par exemple, les premières étapes de l’étude du stupa de Sañchi : T. Guha- Thakurta, « Production et reproduction d’un monument ». 33. E. Hobsbawm, T. Ranger, The Invention of Tradition. 34. A. Chante, « Images de l’archéologie dans les manuels scolaires ». 192 ÉTUDES DE LETTRES de l’archéologue diffusée dans la société russo-soviétique répond à un schéma complètement différent, où l’image de l’aventurier à l’Indiana Jones a cédé la place à la poétique du prolétaire stakhanoviste popularisée à l’époque soviétique 35. Cette différence dans les clichés peut être considérée comme le prologue d’une discussion sur le caractère de la présence russe en Asie centrale, dont les appréciations dans les études occidentales, russes et centrasiatiques restent jusqu’à nos jours très aléatoires. Si, dans les études occidentales, on qualifie traditionnellement, à quelques exceptions près, de coloniale la présence russe en Asie centrale, la position des chercheurs (post)soviétiques, tant russes que d’Asie centrale, diverge de manière cardinale, entre celle d’une condamnation violente de l’attitude colonia- liste des pouvoirs russe et soviétique et celle d’une négation complète de la réalité coloniale dans les pratiques soviétiques. Cette divergence dans les appréciations dépend avant tout des schémas idéologiques qui ont successivement pris place dans la recherche au cours des XIXe et XXIe siècles et reflète pour l’essentiel des réalités (géo)politiques 36. Il convient surtout de souligner que la polarité et la couleur émotion- nelle des approches ne doivent pas être liées à une prétendue singula- rité de l’histoire russo-soviétique, mais plutôt à l’extrême politisation

35. En Asie centrale, l’archéologie se voit alignée dès l’aube du régime soviétique sous le contrôle de structures étatiques situées aussi bien en métropole (voir la mission de Boris Denike [1885-1941] envoyée à Termez en 1926-1928 par le Musée des peuples de l’Orient de Moscou) que sur place (Turkomstaris-Sredazkomstaris-Uzkomstaris, années 1920-1930). Elle va aussitôt dépendre des grands travaux de modernisation exécutés selon les plans quinquennaux (voir, par exemple, le contrôle archéologique assuré par Mikhail Masson [1897-1986] en 1939 pendant la construction du grand canal du Ferghana) et sera appelée à fournir des résultats « applicables » (voir notamment le mani- feste de Mikhail Masson pour une « archéologie appliquée » susceptible de guider des grands travaux d’irrigation, ainsi que le programme scientifique que la mission de Sergej Tolstov [1907-1976] au Khorezm a largement ciblé sur l’étude de l’Ouzboï, l’ancien lit de l’Amou-Daria). L’uniforme militaire massivement adopté entre les deux guerres par les archéologues soviétiques, officiellement qualifiés de prolétaires intellectuels, reflète la militarisation de la société soviétique, sans dévoiler le processus des répressions sta- liniennes responsable de nombreuses victimes dans ce milieu professionnel. Voir, en partie, S. Gorshenina, C. Rapin, Les archéologues en Asie centrale, p. 61-67. 36. Pour une analyse détaillée du caractère de la présence russe en Asie centrale à tra- vers le prisme des débats historiographiques des XIXe-XXIe siècles voir S. Gorshenina, « La marginalité du Turkestan colonial russe est-elle une fatalité, ou l’Asie centrale post- soviétique entrera-t-elle dans le champ des Post-Studies ». L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 193 qui a toujours accompagné l’étude de la problématique coloniale dans le contexte de l’Empire russo-soviétique. Quand l’Empire russe absorbe l’Asie centrale au XIXe siècle, tous les acteurs, de l’Europe à l’Asie, sont conscients que l’on a affaire à un acte colonial. S’appuyant sur l’expérience coloniale européenne à laquelle les fonctionnaires tsaristes se sont référés à maintes reprises dans leurs pro- jets et leurs réflexions, les théoriciens et les praticiens de l’aménagement colonial du Turkestan soutiennent uniquement l’idée que la conquête et la colonisation russes sont « meilleures » que celle de l’Europe occiden- tale, en raison de la position géographique spécifique de la Russie, de « son rôle missionnaire d’unification de l’Orient et de l’Occident » et des particularités du « caractère russe », considéré comme « plus ouvert » et « plus capable d’adaptation et d’assimilation » 37. A l’époque soviétique, le thème de la présence russe en Asie centrale pendant la période tsariste voit l’apparition de nouvelles lec- tures. La vision soviétique de ce problème va ainsi passer du concept du « mal absolu » des années 1920 (G. I. Safarov, M. N. Pokrovskij, T. R. Ryskulov, P. G. Galuzo, etc. 38), à celui du « moindre mal » des années 1950 (M. V. Nečkina, A. V. Jakunin, I. S. Braginskij, S. Radžabov et V. A. Romodin), avant de terminer vers les années 1970 par celui d’un « bien indiscutable ». Alors que les observateurs occiden- taux de l’époque de la guerre froide ne remettent jamais en doute la nature répressive du pouvoir soviétique, les Soviétiques ne se remettent en revanche jamais eux-mêmes en question. Les mots « colonisation », « conquête/invasion militaire/coloniale », « colonie » disparaissent totale- ment de la terminologie employée pour être remplacés par les termes « intégration », « incorporation », « rattachement » ou encore « question nationale », qui reflètent des approches nouvelles et qui permettent de renforcer l’image positive de l’URSS, symbole d’une « union libre et anticoloniale de peuples frères ». Lorsque survient la chute de l’URSS, les nouveaux Etats indépendants se démarquent radicalement du point de vue régnant en Russie et vont amalgamer toute l’époque russe et soviétique en un seul bloc à dénon- cer plus ou moins vigoureusement en tant que période de domination

37. A. Kuropatkin, « Zapiska zavedujuščego Aziatskoj čast’ju glavnogo štaba polkov- nika A. N. Kuropatkina po afganskomu voprosu, 27 nojabrja 1878 g. ». 38. Voir par exemple P. G. Galuzo, Turkestan – kolonija. 194 ÉTUDES DE LETTRES coloniale. Il faudra attendre 2005 environ pour que le discours commence à prendre un caractère plus relativiste. Cependant, il est aujourd’hui encore difficile en Asie centrale postsoviétique de mettre en scène une dramaturgie nationale qui dénonce la domination coloniale, tandis que les historiographies scolaires et académiques hésitent entre la revendica- tion d’une continuité empruntant la matrice soviétique et l’idée d’une rupture, donc la nécessité d’un travail de mémoire sur le XXe siècle 39. Pourtant, les approches à l’égard de l’histoire russo-soviétique se sont largement renouvelées à partir de la dissolution de l’Union soviétique en 1991 grâce à l’ouverture des archives, à un accès exceptionnel au terrain et au développement d’échanges soutenus entre chercheurs postsovié- tiques et occidentaux, qui ont permis de mettre en place des schèmes de réflexion nouveaux 40. La problématique impériale du régime tsa- riste et celle, différente, de son successeur soviétique ont été assez bien balisées ces vingt dernières années, tout en se limitant néanmoins pour l’essentiel aux périphéries occidentales, au Caucase et à la Sibérie. Les recherches ont le plus souvent porté sur la question des nationalités et de la construction des identités à travers le prisme, tantôt théorique, tantôt pratique, des politiques linguistiques et religieuses, des classifica- tions de populations lors des recensements, ou des processus d’indigé- nisation des élites 41. La majeure partie de ces études n’a en revanche

39. M. Laruelle, « Le paradigme du colonialisme en Asie centrale postsoviétique ». Pour une application des méthodes d’analyse postcoloniale à l’expérience soviétique et postsoviétique, voir en dernier lieu les tentatives faites lors de deux colloques récents : d’une part au colloque « Postcolonial Approaches to Postsocialist Experiences » orga- nisé par Alexander Etkind (University of Cambridge) et Dirk Uffelmann (University of Passau) les 24-25 février 2012 au King’s College, Cambridge ; et d’autre part à la table ronde organisée par Edmund Herzig et Stephanie Cronin « Russian Orientalism to Soviet Iranology : The ersian-speakingP world and its history through Russian eyes » le 30 novembre 2012 au St Antony’s College, University of Oxford. 40. W. Sunderland, « What is Asia to Us ? ». 41. Parmi les très nombreuses publications de la nouvelle vague postérieure à la Perestroïka, voir en particuler M. Bassin, « Geographies of Imperial Identity » ; N. B. Breyfogle, Heretics and Colonizers ; D. R. Brower, E. J. Lazzerini (eds), Russia’s Orient ; J. Burbank, M. von Hagen, A. Remnev (eds), Russian Empire ; J. Cadiot, Le Laboratoire impérial ; R. P. Geraci, Window on the East ; F. Hirsch, Empire of Nations ; A. Jersild, Orientalism and Empire ; M. Laruelle, L’Idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire ; M. Kimitaka (ed.), Imperiology ; Y. Slezkine, Arctic mirrors ; N. G. Suvorova (otv. red.), Aziatskaja Rossija ; A. J. Rieber, A. Miller (eds), Imperial Rule ; T. Uyama (ed.), Empire, Islam, and Politics in Central Eurasia. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 195 accordé qu’une place marginale à l’Asie centrale, tandis que la grille des lectures postcoloniales n’y est que rarement appliquée 42 en dépit du fait que les dernières publications relatives à la nature de l’orientalisme russe ont tenté de mieux situer le cas russo-soviétique du point de vue des études postcoloniales 43. En outre, la question de la rupture ou de la continuité entre les régimes tsariste et soviétique n’a pas encore pu être clairement résolue en raison du caractère très sensible de son fonds poli- tique et social ; les chercheurs occidentaux n’ont eux-mêmes pas échappé aux dogmes qui veulent faire de l’époque soviétique un cas si spécifique qu’il semble difficile de la soumettre à une analyse postcoloniale 44.

De manière générale, en ce qui concerne l’archéologie centrasiatique proprement dite, on observe que les études occidentales récentes sur l’histoire de la construction des savoirs dans ce domaine (sans parler des questionnements sur le fait colonial) ne sont pas nombreuses en compa- raison avec les publications proprement archéologiques (bibliographies analytiques comprises) 45. La littérature soviétique et postsoviétique, qui aborde plus fréquemment l’historique des recherches archéologiques en Asie centrale 46, reste en général au niveau de la reconstruction de détails positivistes, sans se soucier des questions d’ordre épistémolo- gique ; en d’autres termes, elle reste entièrement « internaliste ». L’une des caractéristiques de tous les travaux, tant occidentaux que (post)sovié- tiques, est leur subordination aux frontières politiques d’aujourd’hui :

42. Par rapport à l’Asie centrale, voir plus précisément B. Babadžanov, Kokandskoe khanstvo ; D. R. Brower, Turkestan and the Fate of the Russian Empire ; D. Brower, « Imperial Russia and its Orient » ; S. Gorshenina, S. Abashin (éds), Le Turkestan russe ; A. Khalid, « Locating the (Post-)Colonial in Soviet History » et « Backwardness and the Quest for Civilization » ; J. Sahadeo, Russian Colonial Society in Tashkent ; W. Sunderland, Taming the Wild Field, Colonization and Empire on the Russian Steppe. 43. L. de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient ; D. Schimmelpenninck van der Oye, Russian Orientalism ; V. Tolz, « Russia’s own Orient ». 44. Voir les analyses intéressantes de D. Geyer, « Modern Imperialism ? » ; N. Pianciola, « Décoloniser l’Asie centrale ? » ; A. Khalid, « Between Empire and Revolution ». 45. A. Fenet, Documents d’archéologie militante ; S. Gorshenina, C. Rapin, Les archéo- logues en Asie centrale ; F. Olivier-Utard, Politique et archéologie. 46. Voir par exemple M. E. Masson, « Kratkij očerk istorii izučenija Srednej Azii v arkheologičeskom otnošenii » ; B. A. Litvinskij (otv. red.), Vostočnyj Turkestan v dre- vnosti i rannem srednevekov’e et « Zakaspijskij kružok ljubitelej arkheologii i istorii » ; V. S. Solov’jov, U istokov arkheologii Tadžikistana (1813-1917). 196 ÉTUDES DE LETTRES les reconstitutions de l’histoire de l’archéologie russo-soviétique en Asie centrale se font sans le moindre parallèle avec les situations du Xinjiang ou de l’Afghanistan, alors même qu’une telle comparaison permettrait de mieux comprendre les particularités de la conduite des recherches scientifiques dans les dépendances directes et au sein de puissances nominalement libres 47. Finalement, force est de reconnaître que l’histoire de l’archéologie russo-soviétique en Asie centrale en situation coloniale n’a pas encore attiré l’attention des chercheurs, au point que la formulation de cette problématique d’investigations sonne étrangement aux oreilles de certains collègues et provoque un net sentiment de rejet 48.

47. Voir la discussion suscitée par la tentative de comparaison entre les archéologies soviétique et occidentale en Asie centrale proposée par S. Gorshenina et C. Rapin, Les archéologues en Asie centrale : S. Gorshenina, C. Rapin, « Kak istorik i arkheolog prevra- tilis’ v buržuaznykh propagandistov ». Sur le plan des recherches historiques générales, l’approche comparative est là aussi plutôt rare : B. Eschment, H. Harder (eds), Looking at the Coloniser ; A. S. Morrison, Russian Rule in Samarkand 1868-1910. 48. Dans la CEI, les rapports entre l’archéologie russo-soviétique et le colonialisme se sont pourtant déjà manifestés dans la polémique concernant la momie d’Ukok (République de l’Altaï) découverte en 1993. Lors du processus d’ethnicisation de l’his- toire de cette république autonome, de violentes accusations de colonialisme ont été lan- cées par les activistes locaux à l’adresse des archéologues russes, en particulier Vjačeslav Molodin et Natal’ja Polos’mak, de l’Institut de recherches en Archéologie et ethnogra- phie de Novosibirsk (D. Vertukhov, « Kolonial’naja arkheologija »). Le prétexte de ces attaques a été le refus des scientifiques de transférer la momie de Novosibirsk au Musée national de Gorno-Altaïsk, ainsi que l’interprétation proposée de voir dans cette trou- vaille un témoignage représentatif plutôt de l’Altaï, que de la culture iranienne. Malgré le caractère nettement nationaliste de la polémique, les éléments soumis à critique sont à mettre clairement en relation avec le mécanisme d’une « archéologie en situation colo- niale », surtout si l’on tient compte du parallèle fait par D. Vertukhov entre la culture iranienne et le « berceau du peuple russe », ce qui depuis le XIXe siècle suppose l’exis- tence de racines aryennes (donc, iraniennes) chez les ancêtres des Russes modernes (voir infra). Ce type de polémique lancée à propos de monuments ou de vestiges désignés comme relevant du patrimoine national est caractéristique de l’époque postcoloniale. Il peut trouver de nombreux parallèles, entre autres, en Océanie où les Kanak, qui n’ont jamais été vus en tant qu’héritiers directs des créateurs des anciens monuments de leur territoire, ont récemment réussi à ethniciser leurs interprétations et imposer l’interdic- tion d’exportation des trouvailles : Ch. Sand, J. Bole, A.-J. Ouetcho, « Evolutions du discours archéologique sur 150 ans d’histoire coloniale et postcoloniale en Nouvelle- Calédonie ». L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 197

3. L’archéologie russe en Asie centrale tsariste : quelques traits coloniaux

S’il n’existe pas d’« archéologie coloniale type », ni de « puissances colo- niales classiques », car tous les exemples diffèrent selon les situations 49, on peut toutefois suggérer la présence de certains indices représentatifs des liens entre l’archéologie et la colonisation au niveau des pratiques, des structures et des concepts. En prenant ces derniers comme matrices, on tentera ici d’en saisir les reflets dans le cas du Turkestan russe. En ce qui concerne l’époque tsariste (des années 1860 à 1917), on peut noter que le regard porté par les hommes politiques et les intellec- tuels russes sur le Turkestan et les khanats centrasiatiques relève à grands traits de l’orientalisme tel qu’il a été décrit par Edward Saïd, quand bien même les orientalistes russes (vostokovedy) ont souvent dénoncé l’attitude impérialiste de leurs collègues occidentaux 50. La presse russe, qui ne se distingue guère en cela de la presse européenne, présente invariablement le Turkestan comme une périphérie attardée du « monde moderne ». Pratiquement chaque volume du célèbre Recueil Turkestanais – consti- tuant la chronique détaillée de la présence russe en Asie centrale entre 1868 et 1916 – décrit les populations locales comme des « barbares », justifiant ainsi l’offensive russe au nom des «bienfaits de la civilisation européenne » 51. Les conquêtes coloniales produisent des formations discursives spécifiques – aussi bien littéraires que visuelles – que l’on retrouve dans la muséographie des expositions turkestanaises 52, chez les premiers peintres russes ayant séjourné en Asie centrale (en particulier dans les travaux de Vasilij Vereščagin 53), dans les pages des « romans turkestanais » (comme ceux de Nikolaj Karazin) ou dans de multiples récits de voyage, soit toutes sortes d’œuvres qui ne font que conforter cette thèse en l’étayant de nouveaux détails pittoresques et exotiques. La

49. J.-F. Klein, M.-A. de Suremain, « Clio et les colonies ». 50. V. Tolz, « Russia’s own Orient ». 51. V. Méjow [Mežov], Recueil du Turkestan comportant des livres et des articles sur l’Asie centrale en général et la province du Turkestan en particulier, p. II. Pour une analyse de cette bibliothèque coloniale, compilée par Mežov, voir S. Gorshenina, « Le Recueil Turkestanais de Mežov ». 52. S. Gorshenina, « La construction d’une image “ savante ” du Turkestan russe lors des premières expositions “ coloniales ” dans l’empire ». 53. D. Schimmelpenninck van der Oye, « Vasilij V. Vereshchagin’s Canvases of Central Asian Conquest », p. 195-203. 198 ÉTUDES DE LETTRES ségrégation, clairement apparente dans la structure de toutes les villes du Turkestan, divisées en quartiers russes et autochtones 54, n’est pas étrangère non plus aux relations instaurées entre les colons et les habi- tants locaux malgré le fait que la rupture entre les deux ne soit pas aussi importante que dans les colonies des puissances occidentales. De cette attitude naît la conviction que les Russes « éclairés » sont les seuls capables d’évaluer le patrimoine centrasiatique à sa juste valeur, et que, selon leur estimation, c’est à eux que revient la tâche d’écrire l’histoire – la plus ancienne avant tout – de la région, en y procédant notamment à des fouilles archéologiques. Alors que les Occidentaux les voient eux-mêmes souvent comme des extra-Européens, les Russes ont de leur côté déjà bien assimilé la science archéologique qui s’est forgée en Europe comme une discipline politiquement engagée, en l’adaptant aux besoins de leur empire qui entre alors dans l’ère de la modernisation et des valeurs de l’Etat-Nation. Tout en représentant un élément struc- turant des Etats-Nations, cette discipline a été par la suite transférée en Asie centrale pour aider à créer une dépendance coloniale directe comme celle du Turkestan russe ou à établir une zone d’influence politique indi- recte comme cela a été le cas au Turkestan chinois (Xinjiang) ou, dans une moindre mesure, en Afghanistan (infra). En effet, deux types d’approche ont été élaborés par les archéologues russes à l’égard de l’Asie centrale : premièrement par rapport à leurs propres colonies au Turkestan russe – donc « chez soi » – et deuxième- ment par rapport aux espaces appartenant formellement à la Chine –« chez les Autres » – qui ont été considérés comme une zone d’ex- pansion impérialiste possible du tsar, puis des Soviets 55. La différence entre ces deux approches se fait déjà remarquer dans l’organisation de la recherche : si, dans le premier cas, la structuration institutionnelle passe par la création de sociétés savantes et de comités de sauvegarde du patri- moine, le lancement d’enseignements supérieurs et la cristallisation des structures académiques sur place, dans le second cas, elle reste limitée à des missions de courte ou de moyenne durée qui s’appuient sur les réseaux diplomatiques. Cette différence est également visible au niveau des discours de légitimation que l’on forge sur la base des interprétations

54. J. Sahadeo, Russian Colonial Society in Tashkent, 1865-1923. 55. S. Gorshenina, Asie centrale. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 199 de travaux archéologiques, de même qu’elle transparaît aussi à l’égard des rapports que l’archéologie russe maintient avec l’archéologie occidentale. Dans ces deux cas de figure, l’archéologie est donc ici – comme partout dans le monde extra-européen – une « science importée » de l’Europe. Dans les années 1970, quand les écoles locales – nées de la politique dite d’« indigénisation » (korenizacija) – parviennent à obte- nir une force véritable, cette caractéristique constitue pour les historio- graphes centrasiatiques une pierre d’achoppement, qui se transforme en véritable rejet à partir de l’indépendance de 1991, quand on com- mence au plus haut niveau à exiger la « découverte » d’un père fondateur local pour chacune des disciplines scientifiques. C’est ainsi que l’on se met alors à considérer les collectionneurs centrasiatiques du XIXe siècle comme les véritables précurseurs des archéologies nationales, en dépit du fait que l’apparition du goût pour les vestiges archéologiques dans le milieu des intellectuels et des marchands turkestanais ait été en grande partie liée aux commandes des collectionneurs russes et européens et aux pratiques d’organisation des expositions coloniales turkestanaises 56. Comme dans les autres territoires sous influence de type colonial, l’archéologie devient une chasse gardée. L’intégration d’une par- tie de l’Asie centrale dans l’Empire russe sous forme de Gouvernorats des steppes et du Turkestan et l’établissement du protectorat russe sur les territoires de Khiva et de Boukhara conduisent pratiquement à un monopole russe sur l’exploration archéologique de cette région. La durée des séjours des étrangers et la possibilité même de visiter le Turkestan, sans parler de l’autorisation de mener des fouilles, dépendent directe- ment de la bonne volonté de l’administration russe qui empêche souvent les chercheurs occidentaux d’accéder au terrain. Pour toute la période tsariste, moins de vingt Occidentaux ont été dénombrés au Turkestan russe dans le cadre d’investigations archéologiques, pour une activité d’envergure d’ailleurs plutôt insignifiante. N’ayant pas la possibilité de mener sur place des travaux de longue durée, ces chercheurs se limitent, au fil des voyages, à rédiger de brèves descriptions des monuments ; ou bien, comme cela a été le cas pour Charles-Eugène Ujfalvy (1842-1904, voyages en 1879-1880) et Edouard Blanc (1858-1923, voyage en 1893), l’activité de terrain ne dépasse pas l’ouverture de fouilles superficielles

56. S. Gorshenina, Private Collections of Russian Turkestan in the 2nd Half of the 19th and Early 20th Century, p. 81-83. 200 ÉTUDES DE LETTRES d’un jour, menées un peu au hasard 57. De manière générale, leurs notes sont souvent fragmentaires ; elles comportent de nombreuses impréci- sions sur la chronologie, la toponymie et l’onomastique et se rattachent plutôt au genre des descriptions de type touristique 58. Certains, comme Léon de Beylié (1849-1910, voyage en 1888) se voient refuser toute autorisation d’effectuer des fouilles ou des prospections et réduisent leurs observations des monuments anciens à quelques mentions super- ficielles 59. La mission américaine de Raphael Pumpelly (1837-1923) qui obtient l’autorisation de travailler sans trop d’obstacles à Annau en 1903- 1904 constitue la seule exception dans cette situation de quasi-monopole russe (à l’époque soviétique il sera d’ailleurs total jusque dans les années 1980). En même temps, les archéologues russes ne se privent pas d’aller faire des fouilles chez les « Autres ». La participation des archéologues russes à la course aux antiquités, notamment pour les manuscrits anciens, se fait sur un pied d’égalité avec les autres puissances occidentales (comme la France, l’Allemagne ou la Suède) et démontre que, au même titre que ses concurrents géopolitiques, la Russie voit alors l’archéologie comme une des composantes du Great Game 60 où les préoccupations scientifiques se trouvent mêlées à la raison d’Etat. Dans le cadre de l’Asie centrale, le Turkestan chinois est un espace libre qui va permettre une compétition scientifique entre les chercheurs des puissances occidentales et du Japon tout à fait comparable à celle de la géopolitique. Alors que la signature d’un traité international en 1902 à Hambourg est censée permettre de délimiter les zones d’investigations sur le terrain entre chercheurs occi- dentaux, Russes compris, les Allemands violent les accords pratiquement dès le lendemain et l’exploration au Xinjiang prend alors inévitablement

57. Ch.-E. de Ujfalvy de Mezö-Kövesd, Le Syr-Daria, p. 81 ; E. Blanc, « Notes de voyage en Asie centrale », p. 827. 58. S. Gorshenina, « De l’archéologie touristique à l’archéologie scientifique » et Explorateurs en Asie centrale. 59. S. Gorshenina, « Voyage de Léon de Beylié à Samarkand en été 1888 ». 60. Le terme de Great Game a été inventé par le capitaine Arthur Conolly, mort en 1842 décapité par l’émir de Boukhara. Par la suite, l’expression reparaît chez l’historien militaire Sir John Kaye qui se trouve posséder des lettres de Conolly ; elle obtiendra enfin une reconnaissance mondiale dans Kim, le roman de Rudyard Kipling (1901). Dans le contexte de la confrontation russo-britannique dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, le Great Game représente la lutte pour le contrôle de l’Asie centrale. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 201 parmi les puissances le caractère d’une course aux antiquités 61. Les archéologues russes participent comme ceux des autres pays à l’exporta- tion des manuscrits du Xinjiang, sans toutefois se priver de critiquer les interventions peu respectueuses de leurs concurrents 62. Une même concurrence archéologique va se manifester également dans les autres régions stratégiques où s’entremêlent les intérêts géo- politiques des diverses puissances, particulièrement en Iran et en Afghanistan. Tout en s’occupant essentiellement des Indes, la Grande- Bretagne, principale rivale de la Russie, n’oublie pas les régions fron- tières afghanes, du Pamir et du Turkestan chinois où elle expédie des agents qui sont également chargés de faire des observations archéolo- giques. L’Allemagne essaie de rattraper son retard dans la constitution des colonies en envoyant des chercheurs au Turkestan chinois 63. Même si ses intérêts coloniaux l’attirent ailleurs, la France s’intéresse à l’Iran, au Turkestan chinois et, dans une certaine mesure, au Turkestan russe. Mais c’est surtout en Afghanistan que son impact sera le plus important. L’Italie, le Japon et les Etats-Unis ne parviendront à s’activer efficacement en Afghanistan que dans les années 1950-1980. Parmi d’autres parallèles avec les « archéologies coloniales » occidentales, on peut également évoquer l’intervention dans ce domaine scientifique de militaires professionnels qui se présentent en tant qu’ama- teurs de l’archéologie locale. Ce sont eux en effet qui lancent les pre- mières fouilles au Turkestan et collectent des antiquités, soit en profitant de leur position administrative, soit pour répondre à la demande de leurs supérieurs et des intellectuels de la métropole 64. Ce n’est pas un résultat du hasard si le premier site choisi pour des fouilles de longue haleine est celui de Samarcande (fig. 1). Selon

61. P. Hopkirk, Foreign Devils on the Silk Road ; I. F. Popova, « Russian Expeditions to Central Asia at the Turn of the 20th Century », p. 30. 62. Ch. Trümpler (Hrsg.), Das grosse Spiel. 63. Idem. 64. En 1873, le chef de l’okrug (région) du Zarafšan, le général-major Alexandre Abramov (1836-1886), a envoyé en mission à Afrasiab le chef de l’otdel (district) de Samarcande, le major Borzenkov, pour y mener des fouilles archéologiques. En 1883, sur l’ordre du général-gouverneur, Mikhail Černjaev (1828-1898), des fouilles ont été entreprises par un fonctionnaire préposé aux missions spéciales, Vsevolod Krestovskij (1840-1895, connu par ailleurs comme écrivain). Pour plus de détails voir S. Gorshenina, « Premiers pas des archéologues russes et français dans le Turkestan russe (1870-1890) ». 202 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Vue de Samarcande. Photographie de V. A. Tresvjatskij, 1913-1915. l’imaginaire collectif de l’époque, cette ancienne capitale de l’Empire timouride – et qui doit aussi beaucoup de sa gloire en Europe aux récits de Marco Polo – cache derrière ses façades islamiques quelques-uns des épisodes les plus connus de l’histoire antique que l’on considère comme le fondement de la civilisation européenne : dès le XVIIIe siècle, les tra- vaux du géographe Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, « premier géo- graphe du Roi de France », font pour la première fois le rapprochement entre la forme moderne Samarcande et Maracanda, une ville qui, pour les historiens gréco-romains et le géographe Claude Ptolémée, est liée à l’ex- pédition d’Alexandre le Grand. Les sources écrites, qui narrent avec une relative précision le séjour de l’armée macédonienne dans la citadelle de Maracanda 65, rapportent que c’est là que la garnison mise en place par Alexandre subit le siège du Sogdien Spitamène et que se serait déroulé le célèbre banquet au cours duquel Alexandre tua son compagnon de toujours Kléitos. La recherche des traces du conquérant macédonien ne découle pas d’un simple effet de mode européenne (les Britanniques ont de leur côté également cherché des vestiges grecs en Inde, tandis que les Français se

65. Arrien 4.3.6-7, Quinte-Curce 7.6.10. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 203 sont lancés à la poursuite du mirage d’Alexandre en Afghanistan), mais reflète la quête identitaire des Russes qui, eux aussi, se revendiquent comme des Européens, héritiers des Grecs :

En apportant au fond de l’Asie l’influence et lagraždanstvennost’ euro- péennes – écrit un journaliste anonyme exprimant un point de vue très répandu dans la Russie impériale –, nous exécutons une grande mission dont le premier apôtre a été Alexandre le Grand, en élargissant ainsi les frontières du monde civilisé 66.

Divers raisonnements conduisent d’ailleurs les Russes à se chercher une origine aryenne en Asie centrale selon la même logique qui agite la recherche dans les autres pays occidentaux. Ce n’est donc pas un hasard si, en lançant la séance d’inauguration du Cercle Turkestanais des ama- teurs d’archéologie (Turkestanskij kružok ljubitelej arkheologii – TKLA) en 1895, Aleksandr Vrevskij (1834-1910), baron et général-gouverneur militaire du Turkestan, se félicite du fait que les Russes arrivent enfin en Asie centrale pour que la civilisation aryenne étincelle à nouveau dans sa proto-patrie :

A présent, le destin nous a conduits, nous, les Aryens, en ces lieux mêmes d’où sont autrefois partis nos ancêtres. Pour cette raison, nous avons le devoir sacré de réunir et de conserver les monuments histo- riques de ces contrées où, jadis, fleurissait une culture aryenne que nous sommes appelés à rétablir 67.

Le présupposé – un parmi tant d’autres – selon lequel le « berceau aryen » se situe en Asie centrale est récupéré par les milieux politiques russes pour un discours qui va légitimer la conquête du Turkestan : comprise dans cette optique, l’expansion russe devrait perdre sa nature coloniale pour n’apparaître plus que comme un simple retour des Aryens dans leur patrie. Les premières manifestations de l’archéologie russe dans sa nouvelle colonie turkestanaise dévoilent cependant la nature bien colo- niale du phénomène : le moteur des recherches étant fondé sur un dis- cours politisé invoquant les « ancêtres aryens » des Russes, les activités du Cercle d’amateurs d’archéologie du Turkestan se concentrent dans une

66. Anonyme, « Po povodu vzjatija Samarkanda », p. 149. 67. Anonyme, « Discours du baron A. Vrevskij du 11 décembre 1895 prononcé lors de l’inauguration du Cercle ». Traduction de M. Laruelle, « Le berceau aryen », p. 127. 204 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — L’ossuaire zoroastrien de Bija-Najman découvert en 1908. large mesure sur la quête de vestiges grecs, scythes ou chrétiens armé- niens, nestoriens ou syriaques en Asie centrale, sur l’étude des langues iraniennes, des pétroglyphes et des inscriptions runiques, ainsi que sur les traditions « aryennes » zoroastriennes et bouddhistes (fig. 2). Cette orientation du Cercle provoque une critique de Vasilij Bartol’d (1869-1930) qui regrette que la turcophobie générale régnant dans les cercles politiques russes touche également la science :

Une représentation sur-idéalisée des capacités culturelles des Aryens et de la barbarie des Türks ne pouvait pas ne pas influer sur l’appré- hension des missions scientifiques de la Russie au Turkestan. Ainsi, en 1895, lors de l’ouverture d’un Cercle archéologique local sous la direction du pouvoir russe dans la zone, on a fait la proposition d’étu- dier la culture aryenne ancienne de la région, anéantie par les barbares turciques et connaissant son renouveau sous la domination d’autres Aryens, les Russes 68.

68. Ibid., p. 123. L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 205

L’étude du « passé antérieur », défini comme aryen et lié au passé réel ou mythique de la Russie, apparaît ainsi plus importante que celle du passé « national » des peuples centrasiatiques. Cette tendance, qui domine dans les travaux des amateurs et historiens locaux, se manifeste éga- lement dans les réflexions des spécialistes de la capitale. Le Comité de la Commission archéologique impériale, qui dépêche en 1884 Nikolaj Veselovskij (1848-1918) avec la première expédition académique au Turkestan, n’évalue l’histoire de l’Asie centrale qu’à travers le prisme de l’histoire russe, sans perdre de vue les préoccupations de l’archéologie nationale dans la métropole : les instructions données indiquent qu’« en plus des fouilles des vestiges de villes, il serait opportun de faire des recherches également dans quelques kourganes, ce qui est important pour les fouilles de kourganes en Russie » 69. Le particularisme de la situation coloniale en Russie se manifeste dans le fait que dans les milieux politiques et intellectuels russes la théorie « aryenne » peut cohabiter avec la thèse « touranienne », qui soutient une essence touranienne et non indo-européenne des Russes et présente ainsi ces derniers comme les héritiers directs de Gengis Khan. Paradoxalement, les applications politiques de ces idées produites par les vostočniki 70 ne se distinguent pas de celles du discours « aryen » : sous cet angle, l’avancée des Russes vers le sud prend le caractère d’un retour aux sources natio- nales suivi d’une réunification avec les voisins de la patrie préhistorique 71. La théorie touranienne n’empêche d’ailleurs pas de réaffirmer la nécessité de « civiliser » ces « Barbares d’Asiates » selon les usages européens. Dans le contexte archéologique, cette position idéologique se reflète, durant l’étude des monuments musulmans, dans les commentaires portés sur leur

69. V. S. Solov’jov, U istokov arkheologii Tadžikistana (1813-1917), p. 14. 70. Le courant de pensée russe, en réalité une branche de slavophiles, incarné notam- ment par Vasilij Vasil’ev (1818-1900), Fjodor Martens (1845-1909), Sergej Južakov (1849-1910), Èsper Ukhtomskij (1861-1921), Sergej Witte (1849-1915), privilégie des relations soutenues avec la Chine en projetant de construire un empire dont les fron- tières orientales vont au-delà de la grande muraille à l’image de son prototype, l’Empire de Gengis Khan, comme l’a décrit avec vigueur Nikolaj Trubeckoj (1890-1938). Selon Ukhtomskij, il est temps de rejeter l’héritage de Pierre le Grand et de revenir à l’état d’esprit propre à la Russie, qui est malheureusement complètement perdu au centre de l’empire, mais a survécu « au-delà de l’Altaï et le Pamir » (È. È. Ukhtomskij, K sobytijam v Kitae, t. 2, p. 2). 71. M. Hauner, What is Asia to us ?, p. 43-56 ; M. Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle. 206 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — Les ruines du Vieux Merv. mauvais état de conservation : les « ruines » des monuments turkestanais sont univoquement présentées comme des symboles de la décadence des civilisations centrasiatiques dont, selon l’expression courante à l’époque, « l’aspect même appelait les colonisateurs civilisés » à les « sauvegarder » immédiatement, légitimant ainsi la présence salvatrice russe (fig. 3). L’ambiguïté de la situation s’amplifie encore durant les premières années du pouvoir soviétique, dans le cadre des premières démarches réalisées en Asie centrale russe dans le domaine de la patrimonialisation, notamment dans le cadre de l’activité du Comité des antiquités turkesta- nais (Turkomstaris) ; les membres du Comité s’attachent en effet à récon- cilier plusieurs objectifs opposés comme la lutte lancée par les Soviets contre l’islam, le refus de poursuivre les pratiques tsaristes de préserva- tion des monuments et faire face aux critiques que les Occidentaux pour- raient émettre en cas de négligences dans le domaine de la défense du patrimoine islamique. L’archéologie soviétique ne sera toutefois pas traitée dans la présente étude en raison du fait que le pouvoir soviétique qui l’a dirigée est très souvent considéré comme un cas extrêmement spécifique qui exige L’ARCHÉOLOGIE RUSSE EN ASIE CENTRALE 207 une analyse plus détaillée du fonctionnement de cette discipline 72, notamment en ce qui concerne les actions affirmatives (ou de discrimi- nation positive) lancées à l’égard des peuples « arriérés » (par la création d’Etats nationaux, l’éducation pour tous, l’accès à la médecine, la trans- formation des rapports de genre et des relations familiales, l’urbanisation, l’évolution des valeurs culturelles et religieuses, etc.) 73.

En guise de conclusion

L’analyse de l’archéologie russe au Turkestan dont la présente étude ne donne qu’une première esquisse permet de compléter la typologie des « archéologies en situation coloniale » tout en confrontant le cas russe aux expériences des autres puissances occidentales, notamment dans le domaine des mécanismes de la perception du passé de l’« Autre » extra- européen. Du statut des vestiges archéologiques et patrimoniaux à l’éla- boration des mythes fondateurs des identités nationales des nouveaux pays centrasiatiques que s’approprient peu à peu les peuples de la région, la science archéologique russe en Asie centrale, et en particulier l’archéo- logie soviétique qui est restée pour le moment hors de notre analyse, a élaboré non seulement des axes de recherche déterminés, mais également des modèles normatifs de connaissance. Si l’on replace sa naissance dans le contexte colonial, l’histoire de cette archéologie pourrait donc aider à mieux comprendre les mécanismes de l’invention du passé de l’Asie centrale, que l’on évoque bien souvent comme l’une des « poudrières » du monde.

Svetlana Gorshenina Réseau Asie-IMASIE, CNRS-FMSH, Paris

Traduction des passages en russe de Mathilde Reichler Imperiali

72. Pour une brève analyse des périodes soviétique et post-soviétique voir S. Gorshenina, C. Rapin, « De l’archéologie russo-soviétique en situation coloniale à l’archéologie post-coloniale en Asie centrale ». 73. T. D. Martin, The Affirmative Action Empire. 208 ÉTUDES DE LETTRES

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Crédits iconographiques

Fig. 1 : Archives de l’auteur.

Fig. 2 : Tiré de : Turkestanskij sbornik, t. 504, p. 182a.

Fig. 3 : Tiré de : Turkestanskij sbornik, t. 413, p. 21.

Sites archéologiques du bassin pontique

LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE (SITE DE L’ÎLE DE BÉRÉZAN)

PREMIÈRE COLONIE GRECQUE DU NORD DE LA MER NOIRE, D’APRÈS LE MATÉRIEL DES FOUILLES RÉCENTES DU MUSÉE D’ÉTAT DE L’ERMITAGE MENÉES DANS LA PARTIE ORIENTALE DE L’ÎLE

Il semble que l’établissement de Bérézan, qui portait dans l’Antiquité le nom de Borysthène, puisse être considéré comme l’un des monuments clefs de l’archéologie antique du nord de la mer Noire. Dans les couches anthropiques de l’établissement de la période archaïque étudiées jusqu’à aujourd’hui, on distingue deux phases principales : la première, qui s’étend de la fin du VIIe siècle jusqu’au milieu du VIe s. av. J.-C., est constituée exclusivement de structures d’habitation de type « cabanes semi-enterrées » ainsi que de fosses domestiques. C’est dans les années 540 av. J.-C. environ qu’apparaît à Bérézan un site urbanistique : un réseau de rues et de quartiers, avec des maisons « en surface », faites de pierre et de brique crue. Manifestement, ces changements frappants furent occasionnés par l’arrivée d’une nouvelle vague de colons, après la soumission des villes ioniennes à l’Empire perse. Un établissement de type urbain se maintint à Bérézan approximativement jusqu’à la fin du premier quart du Ve s. av. J.-C., ensuite de quoi il fut abandonné par les habitants. De nouvelles fouilles, entreprises par l’expédi- tion de l’Ermitage dans la partie orientale de l’île, montrent que cette phase « urbanis- tique » peut être à son tour divisée en deux étapes délimitées par les traces d’importants incendies et de destructions qui eurent lieu au cours du dernier quart du VIe s. av. J.-C. Le tournant des VIe-Ve s. av. J.-C. marque l’étape finale de l’existence de la ville archaïque ; à cette époque apparaît un nouveau complexe d’édifices publics dans la par- tie orientale de l’établissement : il pourrait s’agir d’un téménos, partiellement mis au jour lors des fouilles de ces dernières années.

Bérézan, l’une des quelques îles que compte la mer Noire, est située dans l’embouchure de l’estuaire du Dniepr et du Boug méridional. Malgré une superficie très réduite (l’île s’étend aujourd’hui sur près de 850 m du nord au sud et de 480 m d’est en ouest), Bérézan est un site exceptionnel 224 ÉTUDES DE LETTRES au niveau historique et archéologique : elle concentre sur son territoire des couches d’occupations et des vestiges de constructions d’un très large spectre de périodes historiques, de l’époque archaïque (seconde moitié du VIIe s. av. J.-C.) aux années quarante du XXe siècle. Le paysage actuel de l’île porte dans une large mesure la trace de l’action de l’homme : il est le résultat de plus de deux mille cinq cents ans d’une intense acti- vité humaine. Ainsi, bien que Bérézan soit aujourd’hui privée de source d’eau douce, inhabitée et dépourvue d’infrastructures touristiques, peu de sites ou de territoires lui sont comparables en termes de concentration de vestiges du patrimoine historique d’époques, de cultures et de peuples divers. On considère traditionnellement Borysthène (l’établissement de Bérézan) comme un monument clef de l’archéologie antique du nord de la mer Noire, dans la mesure où elle apparaît comme le centre le plus ancien de la civilisation grecque de cette région. L’île a attiré l’atten- tion des scientifiques spécialistes de l’Antiquité dès les années vingt du XIXe siècle et des fouilles systématiques y ont été engagées il y a plus de cent ans. Le territoire de Bérézan fait aujourd’hui partie du Parc national archéologique et historique « Olbia » de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. Des expéditions de l’Institut d’archéologie de l’Académie nationale d’Ukraine (Kiev) et du Musée de l’Ermitage (Saint- Pétersbourg) y réalisent des fouilles chaque année depuis le début des années 1960. Au cours des cinquante dernières années, les archéologues de l’Ermitage ont mené des recherches en plusieurs points de l’établisse- ment, mais depuis 1998 leurs efforts se concentrent sur le secteur « O » (fig. 1), situé dans la partie NE de Bérézan. C’est à un tour d’horizon des principaux résultats de ces récentes recherches qu’est consacré cet article.

Le secteur « O » possède une longue histoire dans la recherche archéologique. Dans cette partie de l’établissement, située sur une haute berge escarpée, non loin d’un promontoire orienté vers l’estuaire du liman de Bérézan, les fouilles furent engagées en 1960 par l’archéologue de Kiev Vladimir Vasil’evič Lapin 1, qui les poursuivit jusqu’à ce qu’elles soient brutalement interrompues par son décès prématuré en 1980. A

1. L’abréviation « O » qui a cours actuellement vient du mot russe « osnovnoj » (« principal ») : durant deux décennies, ce secteur était la principale zone de fouilles de Vladimir Vasil’evič Lapin. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 225

Fig. 1 — Plan topographique de l’île de Bérézan (réalisé par le géodésiste D. Belen’kij). La flèche indique l’emplacement du secteur de fouilles « O ». 226 ÉTUDES DE LETTRES plusieurs reprises avant le début des travaux de l’expédition ukrainienne, cette zone avait été l’objet de recherches archéologiques ; à proximité immédiate se trouvent les secteurs explorés par Ernst Romanovič fon Štern en 1904 et par Mikhail Fjodorovič Boltenko en 1946-1947. Les fouilles systématiques menées par Lapin durant deux décennies ont permis de mettre au jour un secteur d’habitations de la Borysthène archaïque des VIe et Ve s. av. J.-C. de dimensions tout à fait considé- rables. Les recherches archéologiques dans cette partie de l’île furent reprises en 1990 à l’initiative de Jurij Germanovič Vinogradov, célèbre spécialiste de l’Antiquité, qui entreprit quelques fouilles mineures dans la zone de la « maison à abside » découverte par Lapin, un intéressant complexe qui semble avoir été un bâtiment public, dédié au culte ou à destination civile. C’est précisément cette zone qui fit par la suite l’objet de fouilles systématiques de l’expédition de l’Ermitage, dont les travaux se poursuivent encore à l’heure actuelle. La superficie totale étudiée du secteur « O » s’étend aujourd’hui sur près de 4600 m2 (le secteur exploré par Lapin dans les années 1960‑1980 atteignait 3000 m2).

La période primitive (fin du VIIe – première moitié du VIe s. av. J.-C.)

L’établissement de Bérézan est l’une des premières colonies de la côte septentrionale de la mer Noire. La Chronique d’Eusèbe de Césarée men- tionne la fondation de Borysthène en 647-646 av. J.-C. (Chron. Com. 95b Helm 1984), mais la datation exacte du premier établissement per- manent sur l’île de Bérézan reste encore sujette à débat aujourd’hui. Cela est dû à l’absence, à l’heure actuelle, de complexes archéologiques bien documentés (habitats : cabanes semi-enterrées 2, fosses domestiques, etc.) et datés d’une époque antérieure à la fin du VIIe siècle ou au tournant des VIIe-VIe s. av. J.-C. ; ainsi, sur ce point, « la mention d’Eusèbe entre en contradiction irréductible avec les données archéologiques » 3. Bien que la présence de colons grecs à Bérézan dans le troisième quart du VIIe siècle soit indirectement confirmée par la découverte de fragments

2. « Dugout » et « semi-dugout » dans la littérature scientifique anglo-saxonne. Voir aussi, dans le présent volume, l’article de Jurij Vinogradov (Ndlt). 3. S. L. Solov’jov, « Načalo antičnoj èpokhi v Severnom Pričernomor’e », p. 9. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 227 de céramique de cette époque 4, la quantité totale de telles trouvailles reste pour l’instant très faible. Cette contradiction pourrait s’expliquer par l’érosion côtière, qui a détruit les couches les plus anciennes de la zone littorale de l’île, de même que par le fait que l’établissement n’a été exploré encore que de manière incomplète 5. Il semblerait logique de localiser la zone la plus ancienne de l’établissement dans la partie ouest et nord-ouest de l’île, cette zone étant la plus basse (l’horizon des cabanes semi-enterrées de la première moitié du VIe s. av. J.-C., dans le secteur « O », se trouve à près de huit mètres au-dessus du niveau de la mer) et pourvue en sources d’eau douce, ce dont témoignent les nombreux puits antiques que les fouilles ont permis de mettre au jour. Des doutes justifiés ont été émis quant à la légitimité de l’explication de la discor- dance entre la source écrite et les données archéologiques concernant la période la plus ancienne de l’existence de l’établissement par le fait que ces dernières sont trop lacunaires 6. En effet, la côte orientale de l’île a été la moins soumise aux processus d’érosion, tandis que les fouilles sous-marines n’ont pas permis de mettre au jour d’objets en céramique si anciens 7. D’un autre côté, la question de la dynamique de croissance de l’établissement dans la période de la fin du VIIe siècle à la moitié du VIe s. av. J.-C. n’ayant pour l’instant pratiquement pas été étudiée, on peut tout de même supposer que la zone la plus ancienne n’a pas encore été découverte par les archéologues : la surface occupée par les premiers colons pour leurs habitations et leurs besoins domestiques devait être sensiblement plus réduite que celle du territoire de l’établissement durant la première moitié du VIe s. av. J.-C. L’établissement archaïque de la période primitive avait une apparence bien caractéristique : jusqu’à la moitié ou jusqu’au début du troisième quart du VIe s. av. J.-C., le principal type d’habitation et de construc- tions domestiques des habitants de Borysthène était des bâtisses enfouies

4. L. V. Kopejkina, « Rodossko-ionijskaja keramika VII v. do n.è. s ostrova Berezan’ i ejo značenie dlja izučenija rannego ètapa suščestvovanija poselenija », p. 71 ; J. I. Il’ina, « O novykh nakhodkakh vostočno-grečeskoj keramiki na ostrove Berezan’ », p. 201‑203. 5. J. G. Vinogradov, J. V. Domanskij, K. K. Marčenko, « Sources écrites et archéo- logiques du Pont Nord-Ouest ». 6. S. L. Solov’jov, « Načalo antičnoj èpokhi v Severnom Pričernomor’e », p. 9. 7. V. V. Nazarov, Gidroarkheologičeskaja karta černomorskoj akvatorii Ukrainy, p. 43-53. 228 ÉTUDES DE LETTRES dans le sol, dites cabanes semi-enterrées ou enterrées. Elles étaient de formes diverses : les fosses d’implantation sont en général rectangulaires, ovales ou circulaires. Ces constructions possédaient un intérieur de la plus grande simplicité et des structures de toit conique, pour les circu- laires et les ovales, ou à un ou deux pans, pour les rectangulaires 8. Les dimensions de ces habitations étaient très réduites, la surface de beau- coup d’entre elles ne dépassant pas 8 à 9 m2. Bien qu’aucun indice clair d’agencement de l’établissement de la première période n’ait pu être relevé, on observe que les cabanes semi-enterrées étaient regroupées « en buissons » ou en chaînes constituées de quelques unités (pl. XVII.1 et fig. 2). Les cabanes semi-enterrées de la première moitié du VIe s. av. J.-C. découvertes durant les deux dernières décennies dans le secteur « O » partagent beaucoup de points communs sur le plan de la construction. Le type dominant était la cabane semi-enterrée de plan arrondi (21 des 32 complexes étudiés ont un plan arrondi, neuf d’entre eux sont de forme quasi rectangulaire, l’état de conservation des deux derniers étant trop mauvais pour que l’on puisse déterminer leur plan). Les cabanes semi-enterrées circulaires (fig. 3.1-6), dans leur majorité, sont des exca- vations peu profondes (20-60 cm) pratiquées dans l’humus ancien et les colluvions naturelles sous-jacentes, d’un diamètre de 2,4 m à 3,3 m (c’est-à-dire d’une surface de 4,5 à 8,5 m2), aux parois verticales ou s’ar- rondissant progressivement à leur base. Deux cabanes arrondies étaient de dimensions légèrement supérieures, avec des diamètres de 3,4 m et 4,4 m. Toutes les constructions mentionnées ci-dessus sont dépourvues de traces de foyers ou de braseros. Dans toutes les cabanes circulaires, à l’exception d’une seule, un trou de poteau central a été mis au jour, ce qui pousse à imaginer l’existence d’une simple couverture conique (cette cavité centrale est d’ailleurs souvent unique). Dans certains cas (les constructions semi-enterrées nos 28, 29 et 33), on observe plusieurs trous de poteaux rapprochés ou qui se chevauchent les uns les autres, ce qui peut témoigner d’une deuxième ou troisième rénovation de la cou- verture ayant entraîné un repositionnement du poteau central. Parfois, plusieurs trous de poteaux circulaires ou des cavités de forme irrégulière sont observables près de la paroi ou au bord de la fosse d’implantation

8. S. N. Mazarati, V. M. Otreško, « Poluzemljanki i zemljanki », p. 8 ; D. E. Čistov, « K voprosu o poluzemljankakh arkhaičeskoj Berezani », p. 379 sq. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 229

Fig. 2 — Plan du groupe de cabanes semi-enterrées circulaires mis au jour en 2005 dans la partie nord du secteur « O ». de la cabane, qui pouvaient servir à maintenir l’extrémité de perches sou- tenant un toit pyramidal. Le nombre total des trous de poteaux atteint dans certains cas le chiffre de neuf (cabane on 37). L’une des construc- tions circulaires (no 27, fig. 2) était manifestement de facture plus complexe, avec des murs peu élevés en torchis montés sur treillis, dressés sur des poteaux de soutènement placés au bord de la fosse de construc- tion. Les traces de ce mur en torchis et clayonnage se présentent sous la forme d’une rigole circulaire peu profonde creusée le long de la paroi sur presque tout le pourtour de la fosse d’implantation. Le long de cette rigole, on observe les traces de poteaux de soutènement (sept cavités plus 230 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — Plans et coupes de quelques cabanes semi-enterrées mises au jour dans le secteur « O ». 1-6 : cabanes semi-enterrées arrondies de la première moitié du VIe s. av. J.-C. ; 7 : cabane ovale et cabane arrondie du milieu du VIe s. av. J.-C. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 231 ou moins bien visibles). Les traces d’un trou de poteau central, entouré de rigoles mal conservées, témoignent de la structure conique de la toiture. En général, dans les constructions mises au jour, la configura- tion de l’entrée n’est pas non plus observable. On a le sentiment que la plupart des structures étudiées n’ont servi que très peu de temps. On observe parfois dans les constructions semi-enterrées ce qu’on appelle des « tablettes » et des « couches », qui sont des marches modelées dans le terrain argileux, de faible hauteur (de 15 cm à 35 cm depuis le sol) et qui longent la paroi (fig. 3.1, 2, 4, 6). Dans bien des cas, du fait de leur petite largeur (de 30 cm à 8 cm), de telles constructions ne pouvaient faire office de couche. La taille relativement standardisée des fosses d’implantation pratiquées pour l’aménagement de ces habitats primitifs (ou constructions domestiques) attire l’attention. Il ne faut certes pas prendre un tel « standard de logement » comme preuve d’une réglemen- tation des constructions, mais il est plus que probable que ce standard existait, dans les consciences des membres de la communauté des colons, en tant que norme culturelle établie qu’il convenait d’observer dans la vie de tous les jours. Selon toute vraisemblance, dans notre cas, la norme pour le diamètre de la cabane semi-enterrée était de 10 pieds (ce qui correspond à 3,2 m ou 3,5 m, selon que l’on prend comme unité le pied dorien ou le pied de 9). L’absence de foyers dans les constructions mises au jour ne permet pas de les définir sans équivoque comme étant des lieux exclusivement d’habitation, mais ne récuse pas du tout cette interprétation non plus. Le peu de surface exploitable de telles structures rendait difficile l’installation de foyers permanents, mais permettait tout à fait un chauffage par braseros, dont les traces ne se fixent pas au cours des fouilles. Les constructions semi-enterrées de forme quasi rectangulaire se rencontrent surtout aux alentours de deux ateliers de fonderie du bronze (fig. 4), qui apparaissent eux-mêmes comme deux cabanes semi-enterrées rectangulaires de dimensions assez importantes (par exemple, l’une d’elles, la no 6, s’étend sur une surface de 19 m2 pour une profondeur

9. A propos de la possibilité de l’usage du pied de Samos (pied égyptien) pour le tracé des structures semi-enterrées d’Olbia et de ses environs à l’époque archaïque tar- dive, voir A. V. Bujskikh, « Dejaki osoblyvosti planuval’noi struktury pizn’oarkhaičnykh poselen’ Nyžn’ogo Pobužžja », p. 24 et « O standartakh linejnykh mer v stroitel’no – kamenotesnom dele Khersonesa IV-II vv. do n.è. », p. 96. 232 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 4 — Schéma de situation dans le secteur « O » des complexes métallurgiques de la première moitié et du milieu du VIe s. av. J.-C. de 1,10 m à 1,20 m). Soulignons qu’on ne peut pas considérer cette configuration comme exceptionnelle pour l’établissement de Bérézan ; ainsi, Sergej L’vovič Solov’jov a fait remarquer qu’on rencontre dans la partie méridionale du secteur nord-ouest des cabanes semi-enterrées de formes diverses, alors que 80 m plus au nord prédominent nettement des structures circulaires, regroupées en hameaux, vraisemblablement des domaines isolés dont les habitats semi-enterrés ont été régulière- ment reconstruits au cours d’une certaine période 10. Les cabanes semi- enterrées de forme quasi rectangulaire constituent également une partie importante des complexes découverts plus à l’est, sur le territoire du secteur « O » exploré par Lapin dans les années 1960. Les thèses divergent quant au statut de Borysthène à l’époque primitive et aux raisons de sa fondation. Selon l’une d’elles, cette apoikia

10. S. L. Solovyov, Ancient Berezan, p. 41. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 233 doit être considérée comme un emporion (un comptoir de commerce) né du résultat de l’expansion économique de Milet au nord de la mer Noire et passé sous le contrôle d’Olbia après la fondation de cette der- nière 11. Un autre point de vue sur cette question consiste à considérer Borysthène comme une polis, une communauté de citoyens, ou même comme une structure politique plus ou moins autonome dès le moment de sa fondation 12. Les tenants d’une troisième hypothèse avancent qu’au cours d’une première étape (jusqu’au troisième quart du VIe s. av. J.-C.), une longue période de « reconnaissance » de la région et de ses ressources par un tout petit groupe de marins et de marchands a précédé la colo- nisation massive de Bérézan ; sur ce même territoire fut fondée, dans la période suivante, une polis, qui progressivement, vers le milieu du Ve s. av. J.-C., intégra la communauté de citoyens de la polis voisine d’Olbia 13. La question de la composition ethnique de la population de Bérézan ne fait pas non plus l’unanimité aujourd’hui parmi les spécialistes de l’éta- blissement. Alors que le noyau des colonisateurs était formé de Grecs d’Ionie, le fait que des habitats enfouis aient été en usage, de même que la découverte de céramique modelée d’un type particulier dans les strates et dans les habitations de Bérézan, sont des arguments en faveur de la présence de groupes de populations barbares locales, majoritairement des ressortissants de la Scythie de la forêt-steppe 14. D’après Solov’jov, ce sont précisément ces populations qui ont pu constituer la base des habitants permanents aux premiers temps du peuplement, alors que les colons, marchands et pionniers grecs y étaient minoritaires. Il convient de souli- gner que le principal argument de poids, bien que très indirect, en faveur de l’appartenance « barbare » des structures semi-enterrées des premiers temps pourrait être donné par une différence significative de proportion entre la céramique modelée et la céramique tournée (ustensiles de table ou de cuisine) trouvée d’une part dans les habitats de l’étape primitive de l’établissement, celle des structures semi-enterrées, et, d’autre part, dans les habitats de la période suivante, celle de l’urbanisation ; toutefois,

11. Parmi les travaux récents, voir A. V. Bujskikh, « Nekotorye polemičeskie zametki po povodu stanovlenija i razvitija Borisfena i Ol’vii v VI v. do n.è. », p. 146-149 et 164. 12. J. G. Vinogradov, Političeskaja istorija Ol’vijskogo polisa, p. 62, 64 sq. et 67 sq. 13. S. L. Solov’jov, « Načalo antičnoj èpokhi v Severnom Pričernomor’e », p. 10. 14. S. L. Solov’jov, « O formirovanii gorodskoj i polisnoj struktury Berezanskogo poselenija », p. 41. 234 ÉTUDES DE LETTRES

à en juger par le mobilier des fouilles récentes, ce chiffre reste soumis à l’incertitude statistique 15. Par ailleurs, ces dernières années, de nouvelles données ont confirmé que l’établissement de la fin du VIIe siècle et de la première moitié du VIe s. av. J.-C. était spécifiquement orienté vers le commerce et les matières premières (pl. XVIII). A l’heure actuelle, il a été découvert sur le territoire de l’établissement de Bérézan pas moins de douze complexes pouvant être liés à la métallurgie ou au travail des métaux, aussi bien du cuivre que du fer. La principale concentration de tels complexes s’observe aujourd’hui dans la partie orientale de l’établissement, dans la zone des fouilles « O » (sept complexes, fig. 4). Les premiers du genre à avoir été découverts, par Lapin, se trouvaient précisément dans le secteur étudié. Le chercheur a décrit trois « bassins » arrondis et un rectangulaire, d’un diamètre de 3,20 m à 4 m, creusés dans le niveau naturel à une profon- deur allant jusqu’à 1,30 m, et dans lesquels étaient fichés une énorme quantité de scories de fer, de charbon, etc. 16. On peut supposer que des structures telles que ces bassins, à la surface recouverte d’oxydes de fer, étaient des complexes servant à la concentration du minerai. On y procédait également au grillage ou au lavage à l’eau du minerai. Cette méthode simple pour le débarrasser des impuretés minérales plus légères qu’il contient était largement en usage dans l’Antiquité 17. Les deux cabanes rectangulaires datant de la première moitié du VIe s. av. J.-C. mentionnées plus haut (nos 6 et 13), qui portent des traces de production de cuivre pur destiné au commerce, furent découvertes 20 m à 30 m plus à l’ouest, lors de fouilles dirigées par Jaroslav Vital’evič Domanskij et Konstantin Konstantinovič Marčenko. Dans leurs fosses d’implantation ont été mis au jour divers éléments de construction que les chercheurs mettent en rapport avec leur fonction productive : des excavations en forme de cuvette, des « bassins » portant dans leur fond des traces de l’action de températures élevées, de l’argile calcinée sur le sol, des vestiges d’un four à voûte en terre battue d’un diamètre de près de 80 cm, etc. Dans le comblement de ces ouvrages, on a trouvé une très grosse quantité de scories, de morceaux de charbon de bois, d’éclats

15. D. E. Čistov, « K voprosu o poluzemljankakh arkhaičeskoj Berezani ». 16. V. V. Lapin, « Raskopki poselenija na ostrove Berezan’ v 1960 g. », p. 46 sq. ; S. N. Mazarati, V. M. Otreško, « Poluzemljanki i zemljanki », p. 118. 17. J. F. Healy, Mining and Metallurgy in the Greek and Roman World, p. 144-148. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 235

Fig. 5 — Fragments d’objets en fer trouvés dans le comblement de la fosse d’implanta- tion no 35 du milieu du VIe s. av. J.-C. 1 : bris d’une épée (БЭ 2006 32/475) ; 2 : bris de la lame d’une serpe (БЭ 2006 32/474) ; 3 : fragments de la lame d’un couteau (БЭ 2006 32/477), 4-5 : clous de navire (БЭ 2006 32/478, 479). et même de lingots de cuivre (bronze arsénié) d’un poids allant jusqu’à 125 g 18. Le comblement d’une excavation (no 35) de dimensions impor- tantes (6,2 m x 6,4 m) du milieu du VIe s. av. J.-C., mise au jour dans la partie occidentale du secteur « O », contenait des couches de minerai de fer concentré ainsi que des fragments d’objets de fer de destinations diverses (fig. 5). De telles trouvailles témoignent du fait qu’il existait quelque part dans les environs, au deuxième quart et au milieu du VIe s. av. J.-C., en plus des ateliers de fonderie du bronze, des ateliers de pro- duction sidérurgique, y compris une forge, dans laquelle on produisait et réparait divers objets de fer 19.

18. J. V. Domanskij, K. K. Marčenko, « Bazovaja funkcija rannego Borisfena », p. 26. 19. D. E. Čistov, « Novaja nakhodka fragmentov meča iz kompleksa serediny VI v. do n.è. na učastke “ O ” Berezanskogo poselenija ». 236 ÉTUDES DE LETTRES

La répartition des traces de production métallurgique dans presque toutes les parties suffisamment explorées de l’île 20 rend compte du fait que pratiquement tout le territoire de l’établissement pouvait être exploité par les artisans pour l’installation de leurs ateliers dès le tour- nant des VIIe et VIe s. av. J.-C. et jusqu’au troisième quart du VIe s. av. J.-C. De plus, l’immense majorité de ces structures date précisément de la période primitive de l’établissement de Bérézan, celle des construc- tions semi-enterrées, ce qui confirme en grande partie l’hypothèse de Domanskij et Marčenko, selon laquelle la « fonction de base » de l’éta- blissement était avant tout celle d’une colonie exploitant des matières premières 21.

Le site urbanisé de Bérézan (seconde moitié du VIe s. – premier quart du Ve s. av. J.-C.)

Conformément à la périodisation la plus détaillée du site de Bérézan, établie par Solov’jov, l’histoire de l’établissement durant la période archaïque se divise en deux périodes principales, dont la charnière se situe au troisième quart du VIe s. av. J.-C. C’est à ce moment que sur- viennent des transformations très significatives dans l’aspect de l’éta- blissement, en particulier le passage à la construction de maisons « en surface » faites en pierre et en brique crue, et l’émergence sur le terri- toire de Bérézan d’une structure urbanistique planifiée. A l’intérieur de cette seconde période, qui s’étend jusqu’à environ la fin du premier tiers du Ve s. av. J.-C., Solov’jov distingue deux étapes, dont il situe le tournant à la fin du VIe s. av. J.-C. 22. A cette époque, l’agencement intérieur des quartiers et d’une grande partie des maisons d’habitation dont ils sont constitués est soumis à des transformations importantes, n’entraînant toutefois pas de modification significative dans l’agence- ment d’ensemble de la ville 23. Le caractère des événements à l’origine

20. V. V. Krutilov, « Železodelatel’naja masterskaja s syrcovymi stenami na ter- ritorii temenosa Berezanskogo poselenija » ; V. V. Nazarov, A. G. Kuz’miščev, « K probleme interpretacii odnoj pozdnearkhaičeskoj poluzemljanki na o. Berezan’ » ; J. V. Domanskij, « Raboty Berezanskoj èkspedicii ». 21. J. V. Domanskij, K. K. Marčenko, « Bazovaja funkcija rannego Borisfena ». 22. S. L. Solov’jov, « Novye aspekty istorii i arkheologii antičnoj Berezani », p. 90. 23. S. L. Solovyov, Ancient Berezan, p. 8 et 79. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 237

Fig. 6 — Secteur « O ». Plan des vestiges de constructions de la seconde moitié du VIe s. av. J.-C.

de ces multiples reconstructions reste non éclairci. Les fouilles dans la partie nord-ouest de l’île n’ont permis de découvrir aucun témoignage de destruction ni d’acte guerrier. Ces constatations sont dans l’ensemble confirmées par les travaux de ces dernières années menés par l’expédition de l’Ermitage à Bérézan dans le secteur « O », dans la partie orientale de l’île, qui brossent un tableau analogue de l’évolution de Borysthène dans la seconde moitié du VIe s. av. J.-C. L’un des résultats de ces travaux a été la découverte d’une couche épaisse d’incendies et de destructions datant du dernier quart du VIe s. av. J.-C., révélée sur le territoire de deux quartiers urbains séparés par une rue (fig. 6). A l’est de cette rue, les vestiges d’une maison d’habitation détruite dans un violent incendie ont été partiellement explorés. A l’heure actuelle, deux pièces de cette maison ont été complètement mises au jour, ainsi qu’une portion d’une 238 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 7 — Plan des vestiges d’un bâtiment détruit lors d’un incendie au cours du dernier quart du VIe s. av. J.-C. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 239 cour clôturée par un mur de brique crue 24. Du côté ouest, la cour inté- rieure était fermée par une annexe (partiellement explorée) aux murs de brique crue dépourvus de socle de pierre (fig. 7 et pl. XIX). Dans l’une des pièces du bâtiment (no 5) a été découvert un foyer de construction intéressante : il s’agit d’une fosse rectangulaire aux parois enduites d’ar- gile (pl. XX.1). Au fond de la fosse étaient placés deux fours portatifs de construction originale, faits d’argile crue sur une carcasse de baguettes cintrées (pl. XX.4). Ils avaient la forme de cylindres sans fond, avec deux poignées grossièrement modelées sur les côtés. L’un des fours reposait sur des pieds de petite taille, assurant un bon tirage pour une combus- tion normale du combustible à l’intérieur du cylindre (pl. XX.2) ; l’autre n’avait pas de pieds ; ceux-ci étaient remplacés par trois pierres plates dis- posées en dessous. Une couronne supérieure aplatie en un épais bour- relet (pl. XX.3) permettait de poser sur ce genre de fours des pots de cuisine à fond arrondi typiques du VIe s. av. J.-C. La découverte de ce type d’objets, plutôt bien conservés, est unique pour le site de Bérézan ; leur construction les rapproche toutefois de fours portatifs en céramique tournée connus d’après les fouilles de Milet 25 et de l’agora d’Athènes 26. L’analyse du complexe céramique issu des couches de destruction (pl. XXI) a permis de préciser la datation du passage au mode de construction « en surface », que l’on peut situer, selon toute vraisem- blance, au plus tard dans les années 540-530 av. J.-C. ; la destruction par incendie du bâtiment, elle, est survenue au plus tard dans le dernier quart du VIe s. av. J.-C. Il est remarquable que les bâtisses plus tardives élevées à ce même emplacement après l’incendie s’inscrivent pratique- ment dans le même plan que les précédentes ; de toute évidence, elles se sont insérées dans le même système d’aménagement du quartier 27. A certains endroits, elles on été érigées non pas sur les socles de pierre des murs précédents, mais par-dessus les amoncellements de brique crue des murs, qui ont selon toute apparence servi à leur manière de sous- structure. Il est clair que la reconstruction a débuté immédiatement après

24. D. E. Čistov, « Novyj kompleks s požariščem vtoroj poloviny VI v. do n.è. iz ras- kopok na učastke “ O ” antičnogo poselenija na o. Berezan’ », p. 136, ill. 2. 25. A. Aydemir, « Funde aus XX », p. 94 sq., 99, Abb. 17, 18, cat. 8. 26. B. A. Sparkes, L. Talcott, Black and plain pottery of the 6th, 5th, and 4th centuries B.C., pl. 97, nos 2017 et 2018. 27. D. E. Čistov, « Novyj kompleks s požariščem vtoroj poloviny VI v. do n.è. iz ras- kopok na učastke “ O ” antičnogo poselenija na o. Berezan’ », p. 133. 240 ÉTUDES DE LETTRES l’incendie et qu’elle n’a pas été précédée de sérieux travaux préparatoires de nivellement de la surface sous la nouvelle bâtisse. On peut supposer que les traces d’incendies et de destructions étudiées dans le secteur « O » ne sont pas des phénomènes locaux, et que le passage d’une étape à l’autre durant la deuxième période de la Borysthène archaïque a été marquée non seulement par l’intensification dans l’activité de construction de ses habitants, comme on le pensait déjà auparavant, mais également par certains événements ou catastrophes. Les causes de ce phénomène restent pour l’instant incertaines. Solov’jov supposait dans un premier temps un lien entre ces événements et l’arrivée d’une nouvelle vague de colons venus de la métropole 28, mais il a éga- lement fait remarquer dans un récent article qu’il serait tentant d’y voir une répercussion du conflit entre deux groupes de colonisateurs, conflit tranché par l’oracle d’Apollon à Didyme 29. Ce conflit, qui aurait pris la forme d’une opposition entre les adeptes du culte d’Apollon-Médecin et de celui d’Apollon-Delphinien 30, aurait d’ailleurs conduit, d’après l’au- teur, à la fondation de la polis d’Olbia sur des territoires antérieurement sous le contrôle de Borysthène 31. Les nouvelles données, bien qu’elles ne soient à même ni de confirmer ni de réfuter les hypothèses rappor- tées plus haut, témoignent plutôt en leur défaveur, nous semble-t-il. Dans le cas contraire, il faudrait supposer que la confrontation entre des groupes relativement peu nombreux de colons et d’epoikoi aurait dégé- néré en conflit armé, dont les colons vivant sur l’île même ne seraient clairement pas sortis vainqueurs, puisque les combats auraient gagné leur territoire. Quoi qu’il en soit, le tableau des destructions et des incendies relevés pour le dernier quart du VIe s. av. J.-C. dans différentes parties de l’agglomération archaïque permet de supposer que l’établissement de Bérézan a subi à cette époque des événements catastrophiques, peut-être une attaque ennemie, mais qu’il s’en est rapidement relevé. Les travaux de l’expédition du Musée de l’Ermitage sur l’île de Bérézan ont produit ces dernières années des données totalement nou- velles, concernant directement la question du passage d’une étape à

28. S. L. Solov’jov, « O formirovanii gorodskoj i polisnoj struktury Berezanskogo poselenija », p. 41. 29. S. L. Solov’jov, « Iz istorii polisov Nižnego Pobuž’ja », p. 102. 30. Sur la découverte du texte de l’oracle et sa lecture, voir A. S. Rusjaeva, « Milet – Didimy – Borisfen – Ol’vija ». 31. S. L. Solov’jov, « Iz istorii polisov Nižnego Pobuž’ja », p. 101. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 241 l’autre durant la deuxième période de l’existence de Borysthène. Au cours de l’exploration des couches d’incendies et de destructions évoquées plus haut dans la partie sud-ouest du secteur « O », il a été découvert une série de complexes qui leur sont transversaux (des fosses domestiques et trois cabanes semi-enterrées) que le matériau en céramique trouvé dans leur comblement (pl. XXII) permet de dater du dernier quart et de la fin du VIe s. av. J.-C. Deux cabanes semi-enterrées de cette époque ont une forme en plan proche de l’ovale (nos 41 et 42), une autre (no 49, pl. XVII.2) est de plan rectangulaire. Dans cette même zone du terri- toire exploré a été découvert un autre ouvrage intéressant, qui remonte de toute évidence à la même époque et qu’on peut identifier comme une forge destinée au travail du fer. Cette construction se présente comme une fosse (no 143), dont le plan de coupe est piriforme (fig. 8), d’une profondeur de près de 1,60 m et d’un diamètre maximal de 1,06 m. Les parois de la fosse, évasées à leur base, étaient recouvertes d’une épaisse couche (jusqu’à 30-50 cm) d’un enduit argileux calciné sous l’ef- fet de hautes températures. L’enduit a gardé l’empreinte de nombreux et volumineux morceaux de charbon de bois qui sont les restes de grosses bûches. Du côté oriental de la forge a été mis au jour dans l’enduit une conduite d’arrivée d’air d’une largeur d’environ 18-20 cm, longeant la paroi orientale depuis l’ouverture de la fosse jusqu’en bas, et débouchant dans la partie principale de la forge, tout au fond. Du côté opposé, occi- dental, on observe dans le fond de la fosse, près de la paroi, un renfon- cement arrondi d’un diamètre de 28 cm et d’une profondeur de près de 19 cm, dans lequel est fiché un lingot de fer arrondi reproduisant la même forme. Dans le comblement du volume principal de la forge, il a été trouvé une quantité significative de morceaux de charbon de bois, de scories de fer, de même que des morceaux oblongs de métal, qui sont de toute évidence des réserves de fer en barre. Une concentration particu- lièrement élevée de morceaux de fer a été mise au jour dans le fond de la fosse, où ils reposaient en une couche presque régulière, recouverts de couches de charbon et de morceaux d’enduit argileux d’une épaisseur allant jusqu’à 10 cm. Cette trouvaille représente le premier complexe de production bien conservé découvert sur le territoire de l’établissement de Bérézan et destiné directement à l’obtention de fer épuré. Dans l’Antiquité, le bas fourneau le plus élémentaire se présentait sous la forme d’une fosse, parfois surmontée de parois s’élevant au-dessus de sa surface, que l’on remplissait de couches de charbon de bois en 242 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 8 — Coupe d’un bas fourneau de la fin du VIe s. av. J.-C. et échantillons de barres de fer extraites de son comblement. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 243 combustion et de minerai. La température voulue dans le fourneau était atteinte grâce à un tirage naturel ou à des arrivées d’air spécialement conçues (comme c’était de toute évidence le cas dans l’ouvrage qui nous occupe, puisqu’un tel canal d’arrivée d’air a été mis au jour entre la sur- face et le fond de la fosse). Le cycle de production prenait de huit à douze heures, au cours desquelles les scories s’écoulaient dans le fond du four, où elles étaient, à leur tour, progressivement remplacées par le fer, plus lourd. L’éponge de fer que l’on retirait de ces fours contenait une quan- tité importante d’impuretés, c’est pourquoi elle était soumise à une nou- velle fonte, dans un four analogue, et au martelage. Ce cycle était répété une certaine quantité de fois, de manière à obtenir la densité et la pureté voulue et à éliminer les scories agrégées au métal. Le produit final de ce processus était un fer forgeable qui contenait encore une proportion non négligeable d’impuretés 32. Etant donné que des barres de métal préala- blement soumises au martelage ont été découvertes dans le comblement de l’ouvrage qui nous occupe, il est manifeste que ce fourneau était uti- lisé pour l’une des étapes intermédiaires permettant l’obtention du fer forgeable. Il va sans dire que l’apparition, sur le territoire étudié, précisément dans le dernier quart du VIe s. av. J.-C., d’un ouvrage tel que ce bas four- neau, n’est pas fortuite ; elle ajoute une touche intéressante au tableau de cette partie de l’établissement de Bérézan durant la période en question. Les ouvrages de production de ce genre, de très haute température, pré- sentaient évidemment de très grands risques d’incendie ; il est donc peu probable qu’ils aient été en service dans une zone d’habitation, aménagée de quartiers urbains. L’apparition d’un bas fourneau, simultanément à celle de cabanes semi-enterrées, n’a été possible que pendant la courte période qui a suivi la destruction de la majorité des constructions de ce quartier de la ville et qui a précédé la reconstitution du tissu urbain à la fin du VIe siècle et au début du Ve s. av. J.-C. Le retour à la construction d’habitats semi-enterrés a été, selon toute vraisemblance, de très courte durée. Ces structures étaient des sortes de logements de fortune et ont précédé immédiatement la conduite dans cette même zone de grands travaux. Au tournant des VIe et Ve siècles ou au début du Ve s. av. J.-C., il a été construit sur ce territoire un complexe d’édifices peu ordinaires qui avaient, selon toute vraisemblance, une fonction publique.

32. J. F. Healy, Mining and Metallurgy in the Greek and Roman World, p. 184 sq. 244 ÉTUDES DE LETTRES

Le complexe d’édifices publics de la fin du VIe siècle et du premier tiers du Ve s. av. J.-C.

Au cours des travaux des années 2008-2010, des vestiges de constructions de la fin du VIe siècle et du premier tiers du Ve s. av. J.-C. ont été explorés dans la partie sud-ouest du secteur « O », sur une sur- face d’environ 450 m2 (fig. 9). Un bâtiment (complexe no 1, pl. XXIII.1), composé de trois pièces (nos 9, 10 et 11), a été entièrement mis au jour ; une autre construction (complexe no 2, pl. XXIII.2), située à 5,4 m à l’ouest du complexe no 2, a été partiellement explorée. Il a également été mis au jour une enceinte, qui délimite à l’est l’espace ouvert autour de ces constructions et les sépare de la rue de la ville. Les limites au sud, à l’ouest et au nord de ce territoire clos n’ont pas encore été dégagées à l’heure actuelle. Les particularités de construction des structures et des enceintes découvertes, de même que les données stratigraphiques, laissent penser que toutes ces bâtisses ont été érigées en une seule fois. L’enceinte (mur 48) se présente sur presque toute sa longueur comme un socle de pierre d’épaisseur moyenne de 85-90 cm, fait d’une couche de grandes dalles de calcaire grossièrement travaillées. A l’ouest de l’en- ceinte se trouve un bâtiment (complexe no 1) constitué de trois pièces. Bien que ses murs aient eux aussi été dans une large mesure déman- telés dans l’Antiquité, les tranchées de construction permettent de reconstituer de manière assez sûre l’agencement du bâtiment. Les fondations de la bâtisse étaient constituées de blocs de pierre arrondis d’origine volcanique, probablement arrivés à Bérézan comme ballast de navire. Ces blocs reposaient en deux rangées, par endroits en trois, et sur une seule couche de hauteur, dans une tranchée large de 60-70 cm et d’une profondeur allant jusqu’à 40 cm ; ils étaient recou- verts d’une couche de sable pur. La partie du socle située au-dessus des fondations n’a été bien conservée que pour un seul mur du complexe, mais elle permet de reconstituer la construction des autres murs de l’édi- fice : les tranchées des fondations, où reposent les pierres de ballast et qui sont comblées de sable, étaient recouvertes de grosses dalles de calcaire grossièrement travaillées et posées à plat. Ces dalles servaient de base à un appareil d’orthostates à double parement disposés en trois épaisseurs constructives, fait de blocs de calcaire quasi rectangulaires, soigneuse- ment taillés. L’espace entre les deux parements d’orthostates, qui for- maient la façade du mur, était comblé d’un blocage en pierre finement LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 245

Fig. 9 — Le secteur « O ». Plan des vestiges de constructions de la fin du VIe et du premier quart du Ve s. av. J.-C. concassée. La hauteur du socle du mur 42 atteint 38 cm à 50 cm pour une largeur d’environ 50-52 cm. Le complexe no 1 (pl. XXIII.1) a un plan de forme proche du carré ; ses dimensions sont de 11,45 m x 11,30 m. Sa partie nord est divisée en deux pièces de surface inégale (la pièce orientale no 11 a une surface de 16,32 m2, la pièce occidentale no 9, de 26,68 m2) ; la cloison qui sépare ces deux pièces était un mur épais, qui reposait sur une assise de blocs de pierre placés dans une tranchée et qui ne comportait en tout cas pas d’embrasure de porte (les pièces orientale et occidentale ne communi- quaient donc pas entre elles). La pièce sud du bâtiment (no 10) n’avait pas de mur extérieur : elle était ouverte au sud. Aucune trace d’appareil ou de tranchée de construction qui relierait les extrémités sud des murs 46 et 54 n’a été mise au jour. Il est tout à fait possible qu’il s’agisse d’un portique ceint à l’ouest et à l’est de longues antae de longueur inégale 246 ÉTUDES DE LETTRES

(3,85 m pour l’oriental, 5,40 m pour l’occidental), bien que les fouilles n’aient permis de fixer aucune trace nette de bases de colonnes. Selon toute vraisemblance, l’ante occidentale, plus longue, était prolongée vers le sud par un mur d’un autre caractère (peut-être une enceinte), entière- ment démoli, dont il ne reste qu’une tranchée peu profonde (sans traces de fondations en blocs de pierre) ainsi que des pierres isolées. Les ves- tiges de cette construction sont observables sur une longueur de 9,17 m, jusqu’à la limite sud du secteur étudié. La fondation de l’ante orientale (c’est-à-dire l’extrémité sud du mur 46) se présente sous la forme d’une construction de trois grandes dalles de calcaire. Pour ce qui est du mur qui sépare la pièce sud des pièces orientale et occidentale, la partie de son socle qui émerge du sol a beaucoup souf- fert des récupérations de pierres et des fouilles clandestines ; on ne peut donc que faire des suppositions quant à la présence d’ouvertures menant dans les deux pièces fermées. Aucun détail de l’intérieur des pièces du complexe n’a pu être mis au jour. Les sols étaient de toute évidence en terre ; dans la pièce 9, on a pu identifier le niveau de damage du sol en argile. Dans la partie orientale de la pièce 10 ont été découverts deux amoncellements de morceaux de calcaire non travaillé de tailles diverses (sur une surface totale de près de 16 m2), qui constituent peut-être les vestiges d’un pavement. La pièce sud porte les traces d’une reconstruction : on y a dégagé un mur (no 57), d’un type d’appareil irrégulier, qui sépare la pièce 10 en deux parties inégales. La tranchée de fondation caractéristique des autres murs du complexe n’a pas été mise au jour sous l’assise de cet appareil. Cette dernière se trouvant 8 cm à 19 cm au-dessus du niveau des sols du complexe, on peut affirmer qu’elle a été érigée au cours d’une trans- formation du complexe et qu’elle n’existait pas dans le plan initial. La fonction de cet appareil, qui s’interrompt vers le sud, reste incertaine. A une distance de 5,40 m à l’ouest de la construction décrite, une bâtisse voisine (complexe no 2, pl. XXIII.2) a été partiellement mise au jour. Ce deuxième complexe avait selon toute vraisemblance la même orientation dans l’espace et était construit selon un plan tout à fait semblable. Sa pièce occidentale n’a pu être mise au jour que partielle- ment durant les fouilles de 2010. La pièce orientale a une superficie de 32,90 m2, la longueur de l’édifice du nord au sud est de 9,8 m. Dans la pièce sud du deuxième complexe, à la différence du premier, les fonda- tions en pierre de trois piliers de soutènement, placés à une distance de LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 247

1,20 m l’un de l’autre, ont été conservées. Il est remarquable que dans le complexe de 2010, la pièce sud soit également divisée en deux parties inégales par un appareil plus tardif de destination inconnue, de manière tout à fait analogue au complexe contenant les pièces 9-11. L’appareil d’orthostates des socles de ce bâtiment a été presque complètement démantelé dans l’Antiquité ; des restes n’en ont été conser- vés que dans deux zones limitées. Le plan du bâtiment peut néan- moins être reconstitué grâce aux tranchées de fondation, grâce aussi à de grandes dalles horizontales de calcaire du premier rang de l’appareil des socles. Les murs du deuxième complexe étaient également sur fon- dations, mais celles-ci étaient de facture différente : des tranchées d’une profondeur de 50-60 cm étaient comblées de gravier calcaire damé qui assurait la fonction de « coussin » sous la base des socles en pierre des murs. Comme l’ont montré les recherches de 2009, au sud du bâtiment comprenant les pièces nos 9-11 s’étendait une vaste surface non construite, où des fragments d’un seul appareil (mur 59) ont été fixés. Selon les données stratigraphiques, ces vestiges de constructions devai- ent être chronologiquement très proches du bâtiment examiné plus haut, mais ils ne sont en aucune manière liés à ce dernier et appartiennent à un autre édifice. Dans l’espace compris entre les complexes osn 1 et 2 a été découvert le lit d’un large réservoir et les restes d’un pavement, un damage très dense de gravier de calcaire. Le plan inhabituel des édifices mis au jour, les particularités, uniques pour l’établissement de Bérézan, des techniques de construction adop- tées pour leur édification, de même que le fait qu’ils soient situés à l’in- térieur d’un terrain clos qui leur est spécialement destiné au sein d’un quartier de maisons d’habitation et que l’orientation des complexes nos 1 et 2 ne coïncident pas avec celle du réseau urbain environnant, tout cela amène à les considérer comme des bâtiments publics, un complexe d’édifices lié au culte ou à destination civile. Une interprétation plus précise de ces structures se heurte cependant pour l’instant au fait que leur mauvais état de conservation hypothèque la validité d’une recons- titution de leur architecture, ainsi qu’au manque de données quant à leur environnement. Sur le sujet, on ne peut à l’heure actuelle que se contenter de quelques suppositions. Bien que les constructions à antes avec deux cellae soient rares dans l’architecture des temples grecs de la période archaïque tardive, on 248 ÉTUDES DE LETTRES connaît tout de même quelques exemples d’édifices de ce genre. La plus étroite analogie avec nos complexes, au niveau du plan, peut être trouvée dans les deux constructions du sanctuaire (dédié vraisemblable- ment à Apollon) d’Aliki, sur la côte méridionale de Thasos, construc- tions explorées en 1963 33. Elles se présentent comme des édifices d’ordre dorique de plan quasiment identique, mais de dimensions différentes. Leur orientation coïncide presque avec celle des complexes de Bérézan (avec une entrée au sud-ouest). Elles sont également très proches par leur datation : le bâtiment le plus ancien (celui du nord, le plus grand) a été érigé avec un portique ionique aux environs de 525 av. J.-C. (il a été reconstruit postérieurement en style dorique), et le bâtiment sud, au por- tique dorique, au tournant des VIe et Ve s. av. J.-C. 34. La façade du plus petit des bâtiments d’Aliki (le bâtiment sud) était ornée de cinq colonnes entre les antae ; ses dimensions, 11,59 m d’est en ouest et 12,91 m du nord au sud 35, sont très proches de celles du complexe comprenant les pièces nos 9-11 de Bérézan. Le principal espace intérieur des édifices d’Aliki était lui aussi divisé en deux pièces de superficie inégale ; la plus grande des deux étant en outre, dans les deux bâtiments, la pièce ouest (nord-ouest). Au centre de ces pièces étaient placés des foyers de pierres rectangulaires de taille basse (selon la première publication, des autels eschara 36). De tels édifices sont identifiés à l’heure actuelle comme des «salles de banquet », des hestiatoria, constructions que l’on trouvait attenantes à de nombreux sanctuaires du monde grec et dans lesquelles se déroulaient les banquets sacrificiels qui accompagnaient les fêtes religieuses. En tant que bâtiment spécialisé séparé, l’hestiatorion est attesté par les données épigraphiques dès le tournant des VIe et Ve s. av. J.-C. 37. Ces édifices étaient selon toute vraisemblance destinés aux banquets d’un cercle res- treint de participants aux cérémonies, composé des citoyens les plus émi- nents, de magistrats, de prêtres. Diverses variantes de plans sont connues pour ces bâtiments, du plus simple, comportant une ou deux pièces, à

33. G. Daux, « Chronique des fouilles 1963 », p. 885, fig. 1. 34. Ch. Börker, Festbankett und Griechische Architektur, p. 14 sq. 35. J. Servais, Aliki I : Les deux Sanctuaires, p. 49. 36. Ibid., p. 68. 37. Ch. Börker, Festbankett und Griechische Architektur, p. 11. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 249 une multitude de « salles de banquet » qui s’étendent en chaîne ou qui sont regroupées autour d’une cour commune 38. On connaît un hestiatorion très ressemblant par son plan à l’édifice de Bérézan, mais datant de la période hellénistique, dans le temple d’Héra de Perachora (à l’ouest du temple d’Héra Limenia) ; dans ce cas-là, la fonction des deux pièces communicantes a d’ailleurs été confirmée par la mise au jour de deux couches taillées dans la pierre et se trouvant en place 39. Il est intéressant de noter que le bâtiment du sanctuaire à Héra était dépourvu de colonnes et que les deux pièces avec couches communiquaient par un vestibule auquel les visiteurs accédaient par une très large ouverture de porte dans la partie centrale de la façade. L’ hestiatorion du sanctuaire d’Athéna Pronaia à Delphes, construit au Ve s. av. J.-C., suit un plan de construction similaire 40. Dans l’architecture des villes antiques du nord de la mer Noire, il n’avait été auparavant dégagé quasiment aucun bâtiment public spéci- fiquement destiné aux festins. Il y a une exception, avec un édifice à une pièce du IVe s. av. J.-C., situé sur le site de Čajka et identifié par Sergej Anatol’evič Kovalenko comme un hestiatorion 41. L’existence de constructions de ce type est toutefois très probable. Ainsi, plusieurs ins- criptions sur des kylix du Ve s. av. J.-C. provenant d’Olbia font mention d’un collège de Néomnèiastes, ce qui peut témoigner du fait que cette confrérie religieuse fêtait chaque mois la nouvelle lune, probablement en organisant un festin sacrificiel dans le temple d’Apollon Delphinios 42. Les dimensions de la pièce 9 (5,80 m x 4,60 m = 26,68 m2) sont assez typiques des salles de banquet des sanctuaires antiques. Leur superficie et leur forme, proche du carré, étaient dictées par la nécessité d’instal- ler le long du périmètre des murs des klinai, dont la longueur variait d’environ 1,50 m à un peu plus de 2 m 43. Ainsi, la pièce occidentale du

38. Ibid., p. 24, Abb. 8. 39. R. A. Tomlinson, Greek Sanctuaries, p. 42-44, fig. 7 et « The Upper Terraces at Perachora ». 40. Ch. Börker, Festbankett und Griechische Architektur, p. 25, Abb. 9. 41. S. A. Kovalenko, « Gestiatorij čajkinskogo gorodišča ». 42. A. S. Rusjaeva, Religija i kul’ty antičnoj Ol’vii, p. 50 ; M. V. Skržinskaja, Budni i prazdniki Ol’vii v VI-I vv. do n. è., p. 45 et 56. 43. S. A. Kovalenko, « Gestiatorij čajkinskogo gorodišča », p. 130. 250 ÉTUDES DE LETTRES complexe nord d’Aliki, par exemple, a des dimensions d’environ 6,4 m x 6,3 m 44 ; on peut y reconstituer l’installation de près de onze klinai. Même si l’hypothèse de l’identification comme hestiatorion du bâtiment qui contient les pièces 9, 10 et 11 est assez probable, on ne saurait la retenir de manière inconditionnelle. Dans la pièce 9, il n’a été fixé aucune trace d’installation de couches, de plate-forme ou de foyer central. Le décalage par rapport à l’axe central de l’ouverture de la porte serait un argument de poids en faveur de l’installation de klinai, mais, comme on l’a déjà signalé plus haut, il n’a pas été découvert d’ouverture de porte entre les pièces 9 et 11 et la pièce 10, à cause du mauvais état de conservation du mur 55 qui les sépare. Cependant, d’après les vestiges d’appareil d’orthostates du socle du mur 55 sur un tronçon d’une lon- gueur de 3,80 m depuis l’angle avec le mur ouest du complexe (pour une longueur totale du tronçon du mur 55 dans la pièce no 9 égale à 5,80 m), on peut supposer que si une ouverture de porte dans ce mur a jamais existé, elle devait se situer non pas au centre, mais décalée vers l’est. Malheureusement, les trouvailles d’objets dans les pièces du complexe ne permettent pas non plus de préciser la fonction à laquelle il était destiné. Les ruines du bâtiment, selon toute vraisemblance, se sont élevées durant une assez longue période en surface, bien visibles, et ont été progressivement détruites, leurs pierres étant activement réem- ployées (à cause sans doute de l’excellente qualité des pierres taillées qui composaient l’appareil d’orthostates du socle). Il a été constaté au cours des fouilles que les niveaux de destruction, très chargés en coquilles de moules et en céramique du milieu et de la deuxième moitié du Ve s. av. J.-C., ont « coulé » dans les pièces du complexe, atteignant par endroits le niveau du sol. Il n’a donc pas toujours été possible de distinguer de manière certaine les trouvailles appartenant à l’horizon des construc- tions du premier tiers du Ve s. av. J.-C. des matériaux provenant des couches qui les ont recouvertes. On ne mentionnera particulièrement qu’un seul objet, qui peut être en rapport avec ce complexe bien qu’il n’ait pas été trouvé à l’intérieur, mais devant son entrée (à environ 10 m au sud de la pièce 10). Il s’agit d’un luminaire ouvert à trois sections, en marbre, présentant des orifices pour être suspendu (pl. XXIV.1, БЭ 2009 29/241). Cet objet peut être comparé à un autre objet du même type, découvert lors des fouilles de Milet et daté de la deuxième moitié

44. J. Servais, Aliki I : Les deux Sanctuaires, p. 50, fig. 57. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 251 ou de la fin du VIIe s. av. J.-C. 45. Le niveau d’enfouissement de l’ob- jet correspond à l’horizon du niveau de circulation du complexe 1. La découverte d’un luminaire de ce type est extrêmement intéressante, car elle n’est pas caractéristique d’une construction d’habitation ; de tels luminaires proviennent souvent de sanctuaires 46. La différence de data- tion de la couche d’extraction et du luminaire, qui s’élève à plus de cent ans, permet de supposer qu’il a longtemps été conservé par les habitants de Borysthène, probablement durant plusieurs générations. Le moment où les bâtiments décrits cessent d’être en fonction doit selon toute vraisemblance être situé au deuxième quart du Ve s. av. J.-C. Les recherches de longue haleine menées dans la partie nord de l’éta- blissement de Bérézan par Ljudmila Vladimirovna Kopejkina, Jaroslav Vital’evič Domanskij et Sergej L’vovič Solov’jov ont conduit à supposer que le déclin de l’établissement se situe au Ve s. av. J.-C., déclin qui s’est manifesté par la diminution de la surface habitée, la décroissance du nombre d’habitants, la dégradation des constructions urbaines et, corol- laire, un changement spectaculaire de l’apparence de la ville 47. Ce point de vue a été vigoureusement contesté par Lapin, qui s’est basé sur les résultats de ses travaux sur le secteur « O » dans la partie orientale de l’île pour formuler l’hypothèse d’un développement ininterrompu de l’éta- blissement de Bérézan au cours des Ve et IVe s. av. J.-C. D’après lui, c’est précisément au Ve s. av. J.-C. que se rapportent la plus grande quantité de vestiges de construction et la plus grande expansion des frontières du territoire habité de la ville 48. Les nouvelles recherches opérées dans le même secteur livrent cependant un tableau tout à fait différent. Le territoire exploré a la particularité suivante : des couches de destruction du Ve s. av. J.-C. recouvrent les restes de construction en pierre et brique crue de la période archaïque tardive. Ces couches sont chargées d’une énorme quantité de coquillages de moules concassés, d’os d’animaux, de fragments de céramique fortement calcifiés. Le gros des trouvailles en matière de céramique, avant tout des restes d’amphores,

45. W. Selesnow, « Funde aus Milet XIII », p. 40, Abb. 11, L11. 46. J. D. Beazley, « A Marble Lamp ». 47. L. V. Kopejkina, « Osobennosti razvitija poselenija na o. Berezan’ v arkhaičeskij period », p. 206-208 ; J. V. Domanskij, J. G. Vinogradov, S. L. Solov’jov, « Osnovnye rezul’taty rabot Berezanskoj èkspedicii » p. 38 ; S. L. Solovyov, Ancient Berezan, p. 98-113. 48. V. V. Lapin, Grečeskaja kolonizacija Severnogo Pričernomor’ ja, p. 108. 252 ÉTUDES DE LETTRES permet de rapporter la couche aux trois premiers quarts du Ve s. av. J.-C. On situe l’époque la plus probable de sa formation autour du second quart et de la moitié du Ve s. av. J.-C. Ce qui frappe de prime abord à l’examen des découvertes faites dans les couches de destruction, c’est le très haut pourcentage de restes d’amphores (jusqu’à 90%-96% de la quantité totale de fragments de céramique) et la relative pauvreté des éléments d’autres groupes du complexe céramique. Les bâtiments aban- donnés de la période précédente étaient alors en train de tomber pro- gressivement en ruines, les pierres de leurs appareils étaient récupérées. Il n’a été mis au jour au cours des fouilles aucun reste de construction de grande envergure qui soit daté de la deuxième moitié du Ve et du IVe s. av. J.-C., alors qu’il a été examiné quatre fosses d’implantation, prati- quées dans le sol pour des cabanes semi-enterrées, stratigraphiquement simultanées aux niveaux de destruction du Ve s. av. J.-C. Le plus évoca- teur de ces complexes est une cabane semi-enterrée circulaire (no 46), très ressemblante par sa forme et sa construction aux complexes analogues de la première moitié du VIe s. av. J.-C. Son diamètre est de 3,10-3,30 m pour une profondeur d’environ 80 cm. Dans son fond se trouvaient sept trous de poteaux de diamètres divers : l’un pour le poteau central et six le long des parois (pl. XXIV.2). Le sol était enduit d’argile. Etant donné que cette cabane semi-enterrée est apparue quasiment en face d’un bâtiment public de la fin du VIe – début du Ve s. av. J.-C. et qu’elle a été implantée dans une strate à partir du niveau des couches de destruction qui recouvraient les vestiges d’éléments de construction de cet édifice, il est clairement évident qu’elle a été creusée à une époque où le complexe no 1 n’existait plus. Des trouvailles évocatrices de céramique, faites dans le comblement du complexe bâti 46 (pl. XXV.1-4), nous don- nent un convaincant terminus post quem pour la période d’activité des bâtiments publics plus anciens. La plus représentative d’entre elles est un groupe de céramique de table attique comprenant une série de fragments de kylix et de skyphos tardifs à figures noires, décorés dans la manière du peintre de Haimon (pl. XXV.1-2) et datés des années 490-480 av. J.-C. De nombreux fragments de kylix et de coupelles à vernis noir don- nent une datation approchante. Ainsi, même si l’on tient compte du temps d’utilisation de la céramique peinte (certains objets découverts portent des traces de réparation), on peut situer l’époque d’existence de ces cabanes semi-enterrées autour des années 480-470 av. J.-C. LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 253

Le retour à la tradition de construction d’habitations enterrées, qui semblait quasiment oubliée depuis le milieu du VIe s. av. J.-C., avait déjà été observé plus tôt dans la partie nord-ouest de l’île : tout un groupe de cabanes enterrées de constructions diverses a été dégagé au cours des fouilles des années 1987 à 1991 49. On peut désormais affirmer que des processus semblables à ceux-là se déroulaient également au même moment dans la partie est de l’établissement. Malgré la dégradation des bâtiments urbains, les couches de destruction signalées témoignent d’une activité domestique intense dans le secteur étudié aux deuxième et troi- sième quarts du Ve s. av. J.-C. La composition spécifique de céramique de ces couches, qui contiennent une quantité significative d’amphores du deuxième et du troisième quart du Ve s. av. J.-C. (pl. XXV.6-7), pourrait confirmer indirectement le fait que Bérézan a servi de base d’ancrage de navires et de point de rupture de charge. Une découverte intéressante dans les couches de destruction est celle d’une grande pièce de monnaie en forme de dauphin (pl. XXV.5). Dans la mesure où ces découvertes de grandes pièces de monnaie sont très rares, le rapport entre leur valeur nominale et celle des habituelles petites monnaies en forme de dauphin n’a pas été établi avec certitude. Il est cependant à noter que le poids de notre exemplaire (35 g) est environ deux fois moindre que celui de deux grandes monnaies de dauphin connues, qui pèsent 71 g 50. Ainsi, les travaux de ces dernières années, menés par les archéologues du Musée d’Etat de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg) dans la partie nord- est de l’île de Bérézan, ont livré un volume conséquent de nouvelles don- nées touchant à la chronologie du développement et à l’apparence de cet établissement grec archaïque. La datation du passage à la construction généralisée d’habitations non enterrées en pierre et brique crue est deve- nue plus précise (cette transition peut être située, nous semble-t-il, au début du troisième quart du VIe s. av. J.-C.). Des traces manifestes d’in- cendies et de destructions laissent supposer certaines catastrophes qui se seraient abattues sur l’établissement au dernier quart de ce même siècle. A cette lumière, les nombreuses traces de reconstruction du dernier quart et de la fin du VIe s. av. J.-C., observées auparavant dans la partie nord- ouest de l’île, prennent une nouvelle signification. Une découverte peut

49. S. L. Solovyov, Ancient Berezan, p. 101-109. 50. P. O. Karyškovskij, Monetnoe delo i denežnoe obraščenie Ol’vii (VI v. do n.è. – IV v. n.è.), p. 220, tabl. I = A 1-2. 254 ÉTUDES DE LETTRES

être considérée comme un résultat important des recherches menées, celle d’un complexe de bâtiments de plan et d’architecture inhabituels, dont le cadre de datation est la fin du VIe siècle et le premier tiers du Ve s. av. J.-C. Le territoire qu’il occupe n’est pas encore complètement mis au jour à l’heure actuelle, ce qui, ajouté au fait que les restes de la construction sont en mauvais état de conservation, complique son inter- prétation. Le fait même de la présence d’un complexe d’édifices publics en fonction durant les dernières décennies de l’existence de la Borysthène archaïque tardive peut toutefois témoigner de la perpétuation des tradi- tions de la polis parmi les habitants de l’établissement, qui faisait alors partie de l’Etat d’Olbia.

Dmitrij Efimovič Čistov Musée d’Etat de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Traduction du russe de Mathilde Reichler Imperiali LA BORYSTHÈNE ARCHAÏQUE 255

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Crédits iconographiques

Toutes les photographies des vues des fouilles et des découvertes utili- sées pour illustrer cet article ont été prises par Dmitrij Efimovič Čistov. Les objets découverts sont conservés au Parc national d’histoire et d’ar- chéologie « Olbia » de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine et au Musée militaire et historique A. V. Suvorov d’Očakovo. OLBIA PONTICA PRINCIPAUX RÉSULTATS DES FOUILLES MENÉES DE 2006 À 2010

Entre 2006 et 2010, les investigations de terrain menées à Olbia Pontica ont été entreprises dans les secteurs particulièrement endommagés par les éléments naturels. Le secteur R-25 au sud-est de la ville haute, la zone des portes de ville sur l’enceinte septentrionale de la citadelle, le secteur T-3 dans sa partie en terrasses, le secteur NGS au nord de la ville basse et deux secteurs à l’endroit de la nécropole figurent au nombre des principales surfaces fouillées à Olbia.

Olbia Pontica comptait au nombre des trois plus grandes cités du littoral septentrional de la mer Noire. Son intérêt archéologique ne réside pas tant dans le rôle majeur qu’elle a joué pour cette région dans l’Antiquité, que dans l’excellente préservation des couches d’occupation grecque. A l’heure actuelle, les niveaux se rapportant à cette période sont peut-être les plus exhaustivement étudiés de toute la région. La particularité d’Olbia réside dans le fait que le site ne présente aucune occupation médiévale ou moderne, à la différence des autres établissements antiques d’importance fondés sur la côte septentrionale de la mer Noire. La dégradation du gise- ment archéologique d’Olbia remonte à une période récente. Tout d’abord, la forteresse d’Očakov fut construite par les Turcs en utilisant les maté- riaux de la ville antique ; plus tard, suite à l’annexion de ces territoires par l’Empire russe, le village voisin de Parutino fut créé et ses habitants utilisèrent des pierres d’Olbia pour la construction de leurs maisons 1.

1. S. D. Kryjitskij, V. V. Krapivina, « A Quarter-Century of Excavations at Olbia Pontica », p. 181 sq. 262 ÉTUDES DE LETTRES

Olbia fut fondée par des colons grecs en provenance de Milet sur la rive droite de l’estuaire du Boug méridional (près du village actuel de Parutino, dans la région de Nikolaev [Ukraine]), à la charnière du pre- mier et du deuxième quart du VIe s. av. J.-C., et elle a subsisté pendant près de mille ans, jusqu’au dernier quart du IVe s. apr. J.-C. Olbia jouis- sait d’une renommée étendue dans le monde classique et entretenait des liens étroits avec lui. Une de ses particularités réside encore dans le fait que la cité était entourée de tribus barbares, scythes tout d’abord, puis sarmates et enfin des tribus de la culture dite de Černjakhov. Aujourd’hui, la superficie du Parc national historique et archéologique « Olbia » de l’Académie des sciences d’Ukraine occupe 270 hectares : le territoire préservé de la cité compte 33 hectares et sa nécropole près de 240 hectares. En outre près de 20 hectares de la cité sont recouverts par l’estuaire du Boug méridional. Le territoire d’Olbia se divise en trois parties : la ville haute, située entre 30 m et 42 m en dessus du niveau de l’estuaire, la ville basse située entre 4 m et 10 m en dessus de l’estuaire, et la terrasse qui relie la ville haute à la ville basse. A en juger par les ruines du mur d’enceinte fortifié au nord, repéré dans l’estuaire, la cité s’étendait entre 170 m à 200 m à l’est de la rive actuelle. Les frontières ouest, nord et sud d’Olbia coïnci- dent globalement avec celles que l’on peut observer actuellement dans le terrain. Des fouilles systématiques ont été menées à Olbia chaque année depuis plus d’un siècle. L’histoire de ces investigations archéologiques se divise en trois étapes, correspondant aux différents buts que se fixè- rent trois générations de chercheurs 2. Suite aux investigations entreprises depuis lors, quelque six hectares du territoire de la cité antique ont été exhumés, ainsi qu’une petite partie de sa nécropole. Deux téménos comprenant les ruines de temples et d’autels, une agora ceinte de bâtiments officiels, des quartiers d’habitation et des zones de production artisanale, des fortifications et bien d’autres structures y ont été mis en évidence. Ainsi, Olbia livre chaque année de nouvelles décou- vertes sur la culture antique – des statues en marbre, des inscriptions, des figures en terre cuite, différents vases, des pièces de monnaie, etc. Durant plus de trois décennies, les fouilles menées dans une perspective de recherches scientifiques se sont d’abord concentrées sur

2. Ibid., p. 182-184. OLBIA PONTICA 263 les zones particulièrement endommagées par l’érosion, les glissements de terrain et d’autres facteurs naturels, ainsi que sur les endroits touchés par le pillage avant 2003, date à laquelle un garde permanent fut installé dans le Parc d’Olbia. Le secteur R-25 au sud-est de la ville haute, le sec- teur du mur fortifié au nord de la citadelle, le secteur T-3 dans sa partie en terrasses, le secteur NGS au nord de la ville basse (fig. 1) et deux secteurs de la nécropole ont ainsi été privilégiés pour la fouille.

Fouilles dans la ville haute

Secteur R-25 (sous la direction de V. V. Krapivina et de A. V. Bujskikh)

Ce secteur est situé au sud-ouest de la ville haute d’Olbia, en dessus de l’estuaire, sur le territoire que l’on désigne comme celui de la citadelle romaine (fig. 1.1). C’est maintenant l’un des secteurs les plus fouillés de la cité antique. Des investigations scientifiques, dont les résultats ont été régulièrement publiés 3, s’y déroulent sans interruption depuis 1982. Cette partie de la ville fut habitée dès la fin du premier quart du VIe s. av. J.-C. et jusque dans les années 380 apr. J.-C. Les fouilles menées durant les années 2006 à 2010 ont concerné surtout le sud du secteur et un peu le nord, le long de la berge de l’estuaire. Elles ont révélé deux terrasses, une supérieure et une inférieure. Au cours du deuxième quart du VIe s. av. J.-C., des cabanes enterrées et semi-enterrées furent bâties sur ce territoire ; le peuplement d’Olbia peut d’ailleurs bien être parti de ce point-là. Près de trente cabanes enter- rées et semi-enterrées y ont été signalées de même qu’un grand nombre de fosses de la période archaïque. Ces premières maisons des Olbiopolitains étaient rondes, ovales et rectangulaires. La plupart d’entre elles servaient à l’habitat, d’autres avaient une fonction domestique. Certaines étaient munies d’éléments de charnière métalliques (pl. XXVI.1). Toutes furent

3. V. V. Krapivina, « Kratkie itogi rabot na učastke R-25 v Ol’vii v 2000-2001 godakh » et « Issledovanija poslednikh let v južnoj časti Verkhnego i Nižnego goroda Ol’vii » ; V. V. Krapivina, A. V. Bujskikh, « Predvaritel’nye itogi issledovanija jugo- vostočnoj časti Verkhnego goroda Ol’vii (1982-1996) », « Issledovanija v jugo-vostočnoj časti rimskoj citadeli Ol’vii (učastok R-25) v 2004-2005 gg. » et « Osnovnye raboty na učastke R-25 v Ol’vii v 2007-2008 gg. ». 264 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Plan topographique d’Olbia : 1 – secteur R-25 ; 2 – secteur L-1 ; 3 – secteur du mur nord de la citadelle ; 4 – secteur B-III ; 5 – secteur T-3 ; 6 – secteur NGS. OLBIA PONTICA 265 remblayées de terre durant le premier quart du Ve s. av. J.-C. Ces der- nières années, la quantité de céramiques archaïques à figures noires collectées là a considérablement augmenté. Il faut également faire état d’une structure dont la fonction d’origine nous est inconnue et qui est datée de la première moitié du Ve s. av. J.-C. Il s’agit d’une fosse de forme ronde aménagée dans le niveau naturel et qui a les dimensions maximales suivantes : 4,7 m x 4,5 m pour 3,6 m à 4 m de profondeur. Il est impossible d’y voir un habitat du fait de l’importance de ses dimensions, de sa profondeur inhabituelle et de son absence de constructions additionnelles. Il fut employé par la suite pour y jeter des ordures et, en partie, peut-être comme bothros du sanctuaire d’Aphrodite. Dans un de ses recoins sont apparus des fragments peints de terre cuite architecturale et treize fragments de récipients portant des inscriptions, pour la plupart dédiées à Aphrodite 4. Par le passé, la partie sud du secteur a révélé un bothros riche d’ex-voto à Aphrodite datables des années 480-410 av. J.-C., ainsi que d’autres objets manufacturés qui attestent l’existence d’un sanctuaire d’Aphrodite au moins depuis la fin du VIe siècle et jusqu’au IIe s. av. J.-C. Au sud du secteur R-25, de nombreuses fosses d’une certaine largeur ont été mises au jour, certaines datant des VIe - Ve s. av. J.-C., d’autres du Ier au IVe siècle de notre ère (pl. XXVI.2 et XXVII). A l’origine, elles servaient principalement à la conservation du grain. Cette hypothèse a d’ailleurs été confirmée ensuite par des analyses paléobotaniques 5 – la présence de cavités dues à des rongeurs trahissait déjà une telle fonction. Plus tard, ces structures en creux furent utilisées comme décharges à ordure. La conservation de la couche archéologique des Ier et IIe s. apr. J.-C. est meilleure à cet endroit que dans le reste du secteur. Les complexes rapportés au Ier siècle et à la première moitié du IIe s. apr. J.-C. sont rares à Olbia, d’où l’importance particulière qu’ils revêtent à nos yeux. La partie sud de la ville haute d’Olbia fut nivelée et reconstruite selon un nouveau plan dans la seconde moitié du IIe s. apr. J.-C., après l’ar- rivée d’une garnison romaine et tandis que la citadelle était construite à cet endroit. Des terrasses et des murs de soutènement furent bâtis le

4. V. V. Krapivina, A. V. Bujskikh, « Osnovnye raboty na učastke R-25 v Ol’vii v 2007-2008 gg. », p. 114 sq. 5. Elles ont été effectuées par le Dr G. A. Paškevič. 266 ÉTUDES DE LETTRES long de la pente. C’est ainsi que les couches archéologiques des périodes précédentes furent en grande partie détruites. Les fouilles entreprises au sud du secteur R-25 ont révélé les ruines d’une maison, bâtie avant la seconde moitié du Ier siècle et ayant per- duré jusqu’au IIIe s. apr. J.-C. (pl. XXVIII.1). Les ruines de cette mai- son consistent en une chambre à même le sol, deux caves avec des murs conservés sur 2,27 m d’élévation au maximum, ainsi qu’une cour. Sous le pavement de la cour fut creusée une fosse qui a révélé, dans sa partie supérieure, la sépulture d’un enfant 6. Au nord et à l’est de la maison, quelque vingt fosses de cette période ont été découvertes. Elles étaient remplies d’une grande quantité d’objets, parmi lesquels des vases en céramique intacts, des fragments de verre, des objets métalliques. Plus de vingt autres fosses ont été datées entre le IIIe et le IVe s. apr. J.-C. Aucune n’a révélé un contenu aussi riche que celles datant du Ier et du IIe s. apr. J.-C. Elles contenaient différentes sortes de pierres, des fragments de détails architecturaux, parfois des fragments de statues en marbre. Parmi celles-ci, notons la présence d’un buste en marbre de Mithra, d’une large tête en marbre représentant un homme, peut-être Alexandre le Grand, et d’une tête en marbre d’une statue d’Aphrodite. Les fouilles ont encore révélé la cave d’une construction complexe taillée dans le niveau naturel à la fin du IIIe siècle ou au début du IVe s. apr. J.-C. Il s’agit d’une excavation ovale de 2,53 m x 2,38 m et d’une profondeur conservée de 65 cm à 140 cm. Dans sa partie occidentale, on a mis au jour une fosse conique de 153 cm x 150 cm et d’une profondeur de 2,15 m. Sur la terrasse inférieure de la partie sud du secteur, les fouilles ont révélé un mur de soutènement pour la terrasse supérieure, datant du Ier- IIe s. apr. J.-C. qui avait été construit pour intégrer le système de murs de soutènement excavés là au préalable. Quelques fosses étaient situées plus à l’ouest sur la terrasse supérieure. On les a remplies par la suite au moyen de terre et de cailloux et des fortifications furent érigées à cet endroit à la fin du IIe siècle. Le mur de soutènement existait toujours à cette époque-là et il fut utilisé pour construire la façade extérieure du mur d’enceinte fortifié (pl. XXVIII.2). A l’extérieur se trouvaient des lieux de déversement des ordures. Les couches archéologiques à cet endroit sont

6. V. V. Krapivina, A. V. Bujskikh, « Osnovnye raboty na učastke R-25 v Ol’vii v 2007-2008 gg. », p. 110-113. OLBIA PONTICA 267 en effet riches en mobilier. Au IVe s. apr. J.-C., un atelier métallurgique prit place par-dessus. Une seule pierre de mur et une fosse remplie de déchets d’une production de plomb et de bronze ont été préservées. La plupart des objets trouvés ces dernières années dans la partie nord du secteur R-25 datent de la fin du IIIe-IVe s. apr. J.-C. C’est le premier endroit à Olbia où une couche archéologique de cette période est mise au jour sur une si grande surface. Elle recelait les vestiges de nombreuses maisons, de rues et même de places pavées. Trois phases de construction peuvent être retracées ici. Les caractéristiques de la construction diffèrent un peu des époques pré- cédentes. Comme auparavant, la pente a été terrassée et les maisons construites respectivement sur les terrasses inférieure et supérieure. Les maisons étaient plutôt grandes, de forme rectangulaire, hautes parfois de deux étages à en juger par l’épaisseur des murs. Les locaux destinés à l’habitation étaient combinés avec les locaux à usage domestique et avec les ateliers 7. Manifestement, Olbia ne possède pas de fortifications correspondant à la dernière période de son existence. Elles furent en par- tie détruites durant la mise à sac de la ville par les Goths en 269-270 et n’ont pas été reconstruites par la suite. Des blocs de pierre du mur de fortification situé à l’est ont été découverts dans des habitations du IVe s. apr. J.-C. Ces dernières années, des canalisations du IVe s. apr. J.-C. ont été révélées à l’endroit de fortifications, le long de la pente en dessus de l’estuaire. En 2007, au nord-ouest du secteur R-25, une partie de l’allée principale traversant Olbia dans sa longueur fut mise au jour ; ses dimen- sions sont de 21 m sur 2 m à 6 m (pl. XXIX.1). Elle est orientée, comme dans les époques plus anciennes, du nord au sud. Le pavement est consti- tué de dalles de pierre, de pierres brisées, de fragments de céramique et d’ossements d’animaux liés par un mortier d’argile, mélangé à du sable et de la chaux. L’emploi d’ossements d’animaux et de fragments de céramique pourrait témoigner qu’on est allé puiser dans la décharge publique pour cette construction. L’allée s’élargit au sud pour former une place. C’est à cet endroit qu’a été découvert un statère en bronze de Rheskouporis V (325-326).

7. V. V. Krapivina, « O zastrojke Ol’vii v kontse III-IV vv. n.è. ». 268 ÉTUDES DE LETTRES

Secteur L-1 (sous la direction de V. V. Krapivina et de D. N. Khmelevskij)

On a procédé entre 2003 et 2006, dans le secteur L-1 (fig. 1.2), à des fouilles préventives allant jusqu’au bâtiment du praetorium 8. Sa surface est aujourd’hui de près de 140 m2. A une profondeur de 20 cm à 45 cm sous le niveau actuel, une large route du IVe s. apr. J.-C. a été mise au jour (pl. XXIX.2). Elle coupe perpendiculairement la route principale ; sa largeur oscille entre 7,8 m et 8,8 m, et sa longueur mise au jour atteint les 15 m. Sous la partie nord de la route, les fouilles ont révélé les ves- tiges du pavement de la cour du bâtiment ainsi que les ruines d’un ate- lier viticole de la fin du IIe-IIIe s. apr. J.-C. Au sud du secteur, elles ont révélé un pavement de céramique en opus spicatum, réalisé d’après la technique de construction des Romains, mais à partir de fragments de tuiles (pl. XXX.1). C’est le premier opus de ce genre découvert à Olbia.

Secteur du mur nord de la citadelle (sous la direction de S. D. Kryžitskij et de D. N. Khmelevskij)

On procède à des fouilles à cet endroit depuis 2005 dans le but de reconstituer la porte nord de la citadelle (fig. 1.3). Les vestiges des portes de la citadelle et des tours qui la flanquaient n’avaient pas été découverts à l’issue des fouilles de B. V. Farmakovskij en 1904, 1905 et 1924. Leur emplacement a été déterminé par l’allée principale traversant la ville dans sa longueur et qui descend de la citadelle depuis le nord. Les fouilles de ces dernières années confirment l’absence des tours sur les deux côtés de l’allée. En outre, les recherches entreprises ont mis au jour une construc- tion qui consiste en un pilier massif de forme rectangulaire (1,95 m x 2 m) ceint d’un pavement à trois couches sur ses côtés sud et ouest affectant la forme d’un quart de cercle aménagé dans le niveau natu- rel sur plus d’un mètre. Rien n’en a été mentionné dans les rapports de B. V. Farmakovskij et ces éléments n’ont manifestement pas été décou- verts par lui (pl. XXX.2). Une telle construction servait probablement de

. 8 V. V. Krapivina, D. N. Khmelevskij, « Okhrannye raboty na učastkakh L-1 i NGF v Ol’vii v 2004-2005 godakh ». OLBIA PONTICA 269 fondation aux escaliers de la « Tour-en-dessus-de-la-porte » 9. Les fouilles ont révélé ici des couches datant principalement des IIe et IIIe s. apr. J.-C. Enfin, pendant les fouilles, il s’est avéré que le bâtiment décrit par B. V. Farmakovskij comme une caserne – et dont il estimait qu’il était connecté au système de fortification – a en réalité été construit à une époque antérieure (pl. XXXI.1). Entre 2009 et 2010, les fouilles se sont poursuivies sur une surface de 120 m2 à l’ouest du pilier et de la route principale qui traverse la ville dans sa longueur. L’objectif des investigations était de mettre au jour la continuation du mur nord de la citadelle. On y a découvert des amas de pierres et des fosses. La plupart des objets ont pu être datés du Ier siècle au IVe s. apr. J.-C., bien qu’un certain nombre de découvertes soient plus anciennes, à savoir du VIe siècle au Ier s. av. J.-C.

Secteur B-III (sous la direction de S. D. Kryžitskij et de V. I. Nazarčuk)

Ces fouilles préventives ont été entreprises en 2009 dans la partie nord d’Olbia (fig. 1.4) sur une surface de 40 2m . Elles ont révélé l’angle sud- ouest d’une maison et une partie de la rue dont le pavement date de la période hellénistique. Sous la maison, on a dégagé une couche de lœss atteignant jusqu’à 2 m d’épaisseur pour trouver, en dessous, une couche de déchets datant de la seconde moitié du Ve siècle à la première moitié du IVe s. av. J.-C.

Zone en terrasse

Secteur T-3 (sous la direction de S. D. Kryžitskij et de V. I. Nazarčuk)

Les fouilles furent menées de 1989 à 2003 à l’est du téménos (fig. 1.5) dans l’espoir de dégager le théâtre d’Olbia, mentionné sur des inscrip- tions locales. Les vestiges d’une structure d’une seule pièce équipée d’un

9. S. D. Kryžitskij, D. N. Khmelevskij, « K voprosy o komplekse krepostnykh vorot rimskoj cidadeli v Ol’vii » et « Okhrannye dosledovanija severnoj oboronitel’noj linii rimskoj citadeli Ol’vii (2006-2007 gg.) », p. 138 sq. et 141. 270 ÉTUDES DE LETTRES foyer, datant de la fin du VIe siècle au début du Ve s. av. J.-C., y appa- rurent. Il s’agit du plus ancien bâtiment en surface repéré dans la zone en terrasse de la ville. On a découvert encore dans ce secteur une grande maison bien conservée de la période hellénistique, avec sa cour pavée de dalles de pierre. C’est ici que des recherches ont été effectuées sur tout un complexe de tuiles couvrantes, certaines estampillées et d’autres peintes. L’occupation la plus récente de l’endroit remonte aux trois premiers siècles apr. J.-C. environ 10. En 2009-2010, sur une surface de 190 m2, des fouilles ont été conduites sur une surface s’étendant à l’est du secteur. Elles avaient pour but de mettre au jour l’intégralité de la maison hellénistique et les limites de la terrasse. On y a découvert d’importants amas de pierres et des fragments de maçonnerie en moellon. Manifestement, la maçonnerie en question est liée aux ruines d’un faubourg datant du IVe s. apr. J.-C. (pl. XXXI.2). Des travaux mineurs ont été effectués au nord-est des fondations de la maison hellénistique sur une surface de 10 m2 ; la partie orientale de ces fondations a été endommagée par un éboulement ancien.

Fouilles dans la ville basse

Le secteur NGS nord (sous la direction de N. A. Lejpunskaja, T. L. Samojlova, puis plus tard de A. V. Karjaka et P. D. Diatroptov) se situe tout au nord-est de la ville basse d’Olbia (fig. 1.6 et pl. XXXII). Le résultat des fouilles effectuées entre 1985 et 2004 a été récemment publié par un collectif sous la forme d’une monographie 11. Les fouilles s’y sont poursuivies de 2005 à 2008. Elles se sont concentrées sur les parties nord et sud du secteur. Au nord, on a découvert les vestiges du mur de fortification septentrional, lui-même orienté d’ouest en est. Outre la tranchée de fondation, on note parmi les restes de cette construction, une structure

10. S. D. Kryžitskij, V. I. Nazarčuk, « Novyj pamjatnik stroitel’stva pozdnearkhaičeskoj Ol’vii » ; V. I. Nazarčuk, « Osnovnye rezul’taty raskopok učastka T-3 v Ol’vii (1989-1995) ». 11. N. A. Lejpunskaja, P. Guldager Bilde, J. Munk Højte, V. V. Krapivina, S. D. Kryzickij (eds), The Lower City of Olbia (sector NGS) in the 6th Century BC to the 4th Century AD. OLBIA PONTICA 271 de fondation en argile jaune, une partie de la maçonnerie du mur et des amas de gravats. Le mur de fortification a été construit au début du IIIe s. av. J.-C. sur la couche archéologique du IVe s. av. J.-C. C’est à cet emplacement que les archéologues ont dégagé une couche incendiée, des résidus d’ossements humains et de crânes, manifestement en lien avec le siège de Zopyrion en 331-330 av. J.-C. 12. Au sud, on a mis au jour des maisons et des pavements de l’époque hellénistique, que les fouilles précédentes avaient en partie mis à nu. La longueur totale de la surface pavée est de plus de vingt mètres. Aucune ruine de bâtiment n’a été mise au jour au sud-est. Il s’agissait probable- ment de la limite des terrassements avec une importante différence de niveau par rapport à l’estuaire.

Fouilles de la nécropole

Des fouilles ont été menées depuis de nombreuses années dans les parties est et nord de la nécropole, aux caps 1 et 2 (sous la direction de Ju. I. Kozub) 13. Dans la partie nord de la nécropole, on a découvert le faubourg de la période classique. Les limites de cette banlieue ont pu être définies. Par la suite, le territoire de la nécropole s’est étendu jusqu’ici. On a découvert dans la partie nord-est de la nécropole un site sacré avec différents types d’autels, façonnés dans la terre ou en pierre, ainsi que des coupes spécifiques aux libations. De 2006 à 2010, les fouilles se sont poursuivies sur les caps 1 et 2 (sous la direction de A. V. Ivčenko). Sur le cap 1 furent découvertes des cabanes enterrées et semi-enterrées et plus de 20 fosses des Ve s. et IVe s. av. J.-C. 14. Trois en particulier, datant de la seconde moitié du IVe s. av. J.-C., présentent un intérêt certain puisqu’elles recèlent des squelettes humains dans différentes positions. Par le passé, une telle fosse avait déjà été découverte sur le cap 1. Il est possible que ces dépouilles, jetées dans des fosses, présentent un lien avec les événements qui secouèrent la cité

12. N. A. Lejpunskaja, « K voprosu ob oboronitel’nykh sooruženijakh v Nižnem gorode Ol’vii (predvaritel’nye itogi rabot) » ; A. V. Karjaka, « The Defense Wall in the Northern Part of the Lower City of Olbia Pontike ». 13. J. I. Kozub, « Istoričeskaja topografija nekropolja Ol’vii ». 14. V. V. Krapivina, A. V. Ivčenko, « Novye nakhodki na učastke Severnyj mys l nekropolja Ol’vii ». 272 ÉTUDES DE LETTRES au moment du siège de Zopyrion. Un réservoir d’eau a par ailleurs été daté de la première moitié du IVe s. av. J.-C., tandis que les ruines d’un bâtiment au parement de pierre sont apparues à la fouille (pl. XXXIII.1). Le bâtiment en question a existé à la charnière des Ve et IVe siècles et jusqu’au milieu du IVe s. av. J.-C. ; il a en outre été reconstruit à deux reprises. Sur les caps 1 et 2 et dans la partie nord de la nécropole 15, cinquante tombes de différents types furent examinées. La plupart d’entre elles remontent aux périodes classique et hellénistique. Bien qu’elles aient généralement été pillées, on y a trouvé des vases en argile rouge et gris à vernis noir, des objets en métal et des verreries, des pièces de monnaie dans la majorité des tombes. Dans un hypogée ont été découverts deux squelettes, l’un d’eux en mauvais état de conservation et l’autre identi- fié comme celui d’un homme. Le caveau était pillé, mais on a retrouvé plusieurs objets laissés sur place, dont un crochet de carquois d’un style appelé scytho-sarmate datant du IIe s. av. J.-C. 16. On trouve encore plusieurs inhumations pillées dans des caveaux datant du Ier s. et du IIe s. apr. J.-C. Dans un de ceux-ci (pl. XXXIV), trois squelettes dont les ossements étaient éparpillés et mélangés (il s’agissait d’un enfant, d’un adolescent et d’un adulte ayant atteint un âge avancé) au milieu de nombreux objets : des perles (plus de 650), des vases en verre, la pipette en verre d’un parfumeur avec un oiseau à son extrémité, des objets en bronze et en fer, des pièces de monnaie. En 2010, deux caveaux funéraires ont été ouverts au nord de la nécropole. L’un d’eux peut être daté de la fin du IVe s. ou de la première moitié du IIIe s. av. J.-C. Bien qu’il ait été pillé, différents objets y ont été découverts tels que des vases en céramique, des objets en bronze, des perles (dont une en or), des anneaux en or et deux boucles d’oreille en or en forme de tête de lion. L’autre caveau a été daté du IIe s. apr. J.-C. Pendant les années 2003 à 2009, les fouilles ont également concerné la partie nord-ouest de la nécropole (sous la direction de V. A. Papanova et S. N. Ljaško). Elles ont révélé les ruines d’une ferme du IVe s. av. J.-C. couvrant une surface de 1200 m2. L’exploitation servait à l’élevage des

15. Des fouilles d’urgence furent menées pour fixer les caveaux funéraires qui s’étaient affaissés durant l’hiver. 16. A. V. Ivčenko, E. G. Karnaukh, « Pogrebenie II v. do n.è. s kolčannym krjučkom iz Ol’vijskogo nekropolja ». OLBIA PONTICA 273 bovins et à la culture des céréales. Auparavant, deux grandes cabanes semi-enterrées servant d’ateliers et plusieurs fosses de grandes dimen- sions occupaient l’endroit (pl. XXXIII.2). Toutes ces structures ont pré- cédé l’extension de la nécropole jusqu’ici. Ainsi, le territoire de ce que l’on appelle « la nécropole » était le domaine rural le plus proche d’Olbia Pontica, pour le moins, à la fin de la période archaïque et jusqu’au début de la période hellénistique 17. De nombreuses pièces de monnaie en bronze ont été trouvées durant les fouilles, parmi lesquelles celles frappées à Olbia prévalent. En 2010, des fouilles ont été reprises dans la partie sud-ouest de la nécropole, non loin du secteur de 1996 (sous la direction de V. A. Papanova et S. N. Ljaško) et sur une surface de 275 m2. Elles ont permis la mise au jour de vestiges archéologiques en deux endroits. Creusés dans le sol à une profondeur de 35 cm à 60 cm, des éléments maçonnés, deux caves et des fosses datent des Ve s. et IVe s. av. J.-C. Pendant les fouilles, de nombreuses pièces de monnaie en bronze furent également trouvées, dont la plupart provenait d’Olbia. Il s’agissait proba- blement aussi du terrain de la ferme située en ces lieux avant l’extension de la nécropole. C’est sur ces éléments que s’achève le résumé des principales découvertes réalisées à Olbia Pontica et dans sa nécropole entre 2006 et 2010.

Valentina Vladimirovna Krapivina Institut d’Archéologie d’Ukraine, Kiev

Traduction de l’anglais d’Yves Guignard

17. S. N. Ljaško, V. A. Papanova, « Ol’vijskaja usad’ba », « Poluzemljanka redkoj konstrukcii s ol’vijskoj usad’by » et « Ol’vijskaja usad’ba IV v. do n.è. ». 274 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

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Crédits iconographiques

Fig. 1 : Plan de D. B. Belen’kij.

Pl. XXVI-XXXI : Photos de V. V. Krapivina.

Pl. XXXII : Photo de S. D. Kryžitskij.

Pl. XXXIII.1 et XXXIV : Photos de A. V. Ivčenko.

Pl. XXXIII.2 : Photo de V. A. Papanova. FOUILLES RÉCENTES DANS LA ZONE SACRÉE D’ISTROS

Les auteurs présentent les acquis des nouvelles recherches dans le téménos d’Istros (Histria, Roumanie). Après un bref aperçu des résultats des anciennes fouilles (voir Histria VII), ils discutent notamment la « fosse sacrée » identifiée à l’est du temple d’Aphrodite et un nouvel édifice cultuel du dernier tiers du VIe s. av. J.-C. (monu- ment M), détruit pendant la première moitié du Ve siècle av. J.-C. et qui pourrait être interprété comme le temple d’une divinité féminine. Ils ajoutent des considérations sur les premiers aménagements cultuels ayant précédé la construction des temples en pierre, ainsi que sur les changements qu’a connus successivement le téménos aux époques classique et hellénistique. Seules les trouvailles jugées les plus significatives sont illustrées.

I. Introduction

L’histoire d’Istros (ou Histria, de son nom latin) s’échelonne sur plus de 1300 ans, depuis sa fondation par Milet vers le milieu du VIIe s. av. J.-C. jusqu’à l’abandon de la ville après la perte du contrôle sur le Danube par l’Empire byzantin en 602 apr. J.-C. (fig. 1). Des événements, parfois dra- matiques, appartenant tantôt à l’histoire universelle, tantôt à l’histoire locale, ont parsemé ce parcours. Hasard ou non, les grandes divisions de l’histoire universelle coïncident à Istros avec les étapes de son histoire locale : car la fin de chaque cycle est marquée par une grande destruc- tion, suivie par une reconstruction, dont la portée est différente selon le cas. La reconstitution de l’histoire de la cité doit, certes, beaucoup à la superbe moisson de plus de 400 inscriptions (ISM I) 1. Elle tient

1. Voir, plus récemment, A. Avram, « Le corpus des inscriptions d’Istros revisité ». 280 ÉTUDES DE LETTRES . Plan général. Fig. 1 — Istros (Histria) LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 281

également compte des quelques sources littéraires que les Anciens nous ont léguées, mais elle repose essentiellement sur le traitement des don- nées archéologiques patiemment accumulées depuis 1914, lorsque Vasile Pârvan, le fondateur de l’archéologie classique en Roumanie, avait ouvert la première campagne de fouilles à Istros. A la seule exception des années des deux guerres mondiales et de la période d’après-guerre, des cam- pagnes de fouilles y eurent lieu depuis lors chaque année et se poursui- vent encore à l’heure qu’il est sous la direction de l’Institut d’Archéologie de Bucarest 2. Le téménos d’Istros, communément désigné dans le langage des archéologues locaux comme « Zone Sacrée », a toujours constitué le point central d’intérêt des fouilleurs 3. Comme il est d’ailleurs normal, toute l’histoire de la cité se concentre dans l’évolution de son téménos, et c’est à partir des données fournies par ces fouilles que les grandes étapes, dont il sera question plus bas, ont pu être définies.

II. Description générale de la Zone Sacrée

La Zone Sacrée d’Istros est située dans le secteur NE de la ville, sur « l’acropole » occupant un rocher de schiste au bord du lac de Sinoé, ancien golfe de la mer Noire. Il s’agit plus exactement de la ville haute, opposée à l’habitat civil, lequel s’étendait plus à l’ouest, sur le « plateau ». Le paysage antique différait beaucoup de ce qui se présente aujourd’hui aux yeux de ceux qui prennent le plaisir de visiter les ruines de l’ancienne cité milésienne (pl. XXXV). Des recherches géomorpho- logiques et archéomagnétiques, poursuivies à plusieurs reprises, ont démontré qu’une bonne partie de cette « acropole » a été engloutie par les eaux de la mer à la suite d’une transgression dont on date les débuts vers la fin de l’ère païenne. Vers la fin du IIIe s. apr. J.-C., lors de la construc- tion d’un nouveau rempart après la destruction de la ville par les Goths (vers 251 ?), son segment est, dont nous venons de découvrir un tronçon

2. Voir, pour quelques aperçus généraux, P. Alexandrescu, W. Schuller (Hrsg.), Histra (avec, à la fin, une bibliographie raisonnée compilée par A. Avram) et A. Avram, « Histria ». 3. Pour les différentes étapes de l’histoire des fouilles, voir K. Zimmermann, « Ausgrabungen in der Tempelzone von Histria » et « Griechische Altäre in der Tempelzone von Histria ». 282 ÉTUDES DE LETTRES pendant les dernières campagnes, passait déjà sur des restes de monu- ments de l’ancienne Zone Sacrée. La limite orientale initiale du téménos demeure donc inconnue 4. Les recherches menées jusqu’en 1989 ont été publiées en 2005 dans un volume monumental par notre maître Petre Alexandrescu 5, dont nous déplorons la disparition. Nous y renvoyons pour des détails, sans oublier, bien entendu, deux ouvrages quasiment complémentaires consacrés respectivement à la sculpture en pierre 6 et aux membra disiecta en pro- venance d’ensembles architecturaux d’Istros 7. S’il n’est, certes, pas ques- tion de reprendre ici toute la richesse de données accumulées pendant des décennies de recherches, il convient pour autant d’en donner un bref résumé. Les origines du téménos remontent sans aucun doute à la fondation même de la cité. Les premiers indices d’aménagements cultuels sont fournis par quelques petites fosses datées de la fin du VIIe et du début du VIe s. av. J.-C. Parmi ces fosses, il y en a une, creusée dans le rocher, qui était sûrement un bothros, vu sa position à proximité de l’angle NO d’un temple que l’on est à même d’attribuer à Apollon Iètros, principale divinité de la cité 8. D’autre part, les dates assignées à quelques terres cuites architecturales, et particulièrement à la tuile portant une dédicace à Aphrodite (premier quart du VIe s. av. J.-C.) 9, suggèrent l’existence d’une première série de bâtiments cultuels construits en bois. L’un d’eux aurait été l’ d’Aphrodite, ayant précédé le futur temple en pierre. Les premiers édifices en pierre, et plus exactement en grès calcaire, datent du début du troisième quart du VIe s. av. J.-C. et leurs phases

4. Pour la topographie d’Istros, voir notamment P. Alexandrescu, « Notes de topo- graphie histrienne » = L’Aigle et le dauphin, p. 47-63 ; O. Höckmann, G. J. Peschel, A. Woehl, « Zur Lage des Hafens von Histria ». Pour l’urbanisme d’Istros, l’étude de M. Mărgineanu Cârstoiu, « Plans de villes romaines en Mésie inférieure », demeure fondamentale. 5. P. Alexandrescu et al., Histria VII. 6. M. Alexandrescu Vianu, Histria IX. 7. M. Mărgineanu Cârstoiu, Histria XII. Nous mentionnons en outre deux autres contributions récentes : A. Avram, K. Zimmermann, M. Mărgineanu Cârstoiu, I. Bîrzescu, « Nouvelles données sur la Zone Sacrée d’Histria » ; A. Avram, I. Bîrzescu, K. Zimmermann, « Die apollinische Trias von Histria ». 8. Fouilles K. Zimmermann, 1991 (en cours de publication). 9. K. Zimmermann, « ∆Afrodivthi ajnevqhken » et dans P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 475-476, Ta 319. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 283 de construction et de reconstruction coïncident en lignes générales avec les grandes étapes de l’évolution de la ville d’Istros. Dans la partie fouillée jusqu’en 1989 de la Zone Sacrée, « trois téménè se partageaient l’espace : celui d’Aphrodite, avec la grande fosse sacrée, celui d’Apollon Iètros et celui de Zeus » 10. Les temples de ces trois divinités portent respectivement les indicatifs J, A’ et A. Détruite, d’ailleurs comme toute la ville, vers la fin de l’époque archaïque, la Zone Sacrée fut réaménagée vers le début de l’époque classique selon un programme qui semble avoir continué grosso modo l’héritage archaïque. Les circonstances historiques de la destruction demeurent mal connues. On a songé à l’expédition de Darius de 514 av. J.-C., mais les données archéologiques semblent faire violence à une date aussi haute 11. Une date aux environs de 490 – serait-ce en liaison avec la campagne de Mardonios en Thrace de 492 ? – nous semble plus conforme aux témoignages archéologiques. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, il convient de noter que la reconstruction de la Zone Sacrée n’eut lieu qu’à partir des années soixante-dix du Ve siècle au plus tôt, si ce n’est que du milieu du même siècle : c’est ce que démontrent les dates attribuées à un dépôt d’amphores de Chios (deuxième quart du Ve siècle), enfoui en guise d’offrande de fondation sous le sol de la deuxième phase du temple de Zeus 12, ainsi qu’un complexe révélé par les fouilles plus récentes et dont il sera question plus loin. La deuxième destruction de la cité, et par conséquent de son téménos, eut lieu sans doute en 313 av. J.-C., à la suite de l’expédition de Lysimaque contre les insurgés du Pont Gauche 13. La reconstruction de la Zone Sacrée, à partir de la première moitié du IIIe siècle, comporta alors des changements significatifs. Hormis la nouvelle phase (III) du temple d’Aphrodite, dont on conserve même quelques parties de l’élé- vation, il est notamment question de l’introduction de nouveaux cultes ayant réclamé leur expression architecturale (fig. 2). C’est vers le milieu du IIIe s. av. J.-C. qu’un nouveau temple fut consacré au « Grand Dieu » (Théos Mégas). Connu dans un premier temps uniquement sur la foi des parties composant sa façade en marbre – dont la dédicace de l’architrave

10. P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 70. 11. Ibid., p. 95-96. 12. Ibid., p. 99-100 ; cf. P. Dupont, dans le même volume, p. 242. 13. Ibid., p. 106-108, qui n’exclut pas pour autant une date plus tardive. 284 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — La Zone Sacrée à la haute époque hellénistique. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 285

(ISM I 145) nous fait connaître la divinité tutélaire – l’emplacement de ce temple vient d’être identi- fié avec les restes du monument D. Il s’agit d’un temple orienté vers l’est, dont une bonne partie aurait été détruite, comme dans le cas du temple A’ (attribué à titre d’hypo- thèse à Apollon), par le rempart postgothique. Seule la façade était en marbre, le reste de la structure ayant utilisé, comme tous les autres temples, la pierre calcaire taillée 14. D’autres cultes supposent des espaces plus modestes qui se lais- sent parfois percevoir grâce à des inscriptions : c’est le cas d’Apollon Pholeutèrios 15 (fig. 3), ou de Fig. 3 — Dédicace à Apollon Pholeutèrios (horos ?), ISM I 105. Phorkys, une divinité rarement attestée et d’ailleurs encore mal défi- nie, mais dont le culte est révélé à Istros à la fois par une inscription sur pierre et par des graffitis 16.

14. G. Bordenache et D. M. Pippidi, « Le temple de Qeo;~ Mevga~ à Istros ». Voir, pour les pièces d’architecture et des propositions de reconstitution de la façade, M. Mărgineanu Cârstoiu, « Der Theos-Megas-Tempel von Histria », « Bauelemente des Theos-Megas-Tempels von Histria » et Histria XII, p. 406-431. Pour le rapport entre ces membra disiecta et le monument D et une autre proposition de reconstitu- tion, voir P. Alexandrescu, « Le temple de Théos Mégas redressé » et (avec le concours d’Anişoara Sion), Histria VII, p. 174-186. Pour le caractère de la divinité tutélaire : M. Alexandrescu Vianu, « Théos Mégas » et dans P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 127-137. 15. ISM I 105 (un horos sacré plutôt qu’une dédicace). Ju. G. Vinogradov, « Heilkundige Eleaten in den Schwarzmeergründungen », rapprochait cette épiclèse du fwleov~ des Eléates et essayait de déceler des traces de la secte fondée par Parménide dans plusieurs cités pontiques. Voir, cependant, à ce propos, les doutes de L. Vecchio, « Medici e medicina ad Elea- », p. 256-257. 16. ISM I 106 (un horos sacré plutôt qu’une dédicace) et deux graffitis commentés en détail par I. Bîrzescu, dans P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 418-420, G 9. 286 ÉTUDES DE LETTRES

Ce sont donc ces cultes plus récemment intégrés au panthéon d’Istros qui réclament un nouvel aménagement de l’espace sacré. Et il paraît que l’une des solutions eût été la constitution d’un alignement de monu- ments de dimensions plutôt modestes, disposés approximativement du nord au sud à partir du monument noté D, c’est-à-dire du temple au « Grand Dieu ». Ce temple aurait pu constituer un bon repère pour les bases d’inscriptions votives, les anathémata et tous les autres monu- ments (notés avec des lettres grecques) qui se succèdent vers le sud et qui sont tous plus récents que lui. Néanmoins, à en juger d’après leur position stratigraphique, tous ces monuments ne sont pas parfaitement contemporains 17. La troisième destruction de la Zone Sacrée peut être datée des environs de 100 av. J.-C. Il ne s’agirait pas cette fois d’un pillage impu- table à un quelconque envahisseur, mais selon toute vraisemblance, d’un tremblement de terre. Le trésor du sanctuaire d’Aphrodite semble avoir été récupéré, et le temple lui-même fut reconstruit visiblement en hâte (phase IV), à l’aide de débris prélevés de ses structures antérieures. Qui plus est, la dernière phase du temple d’Aphrodite (IV : env. 100-48 av. J.-C.) ne présente plus de gradins du côté oriental : un pavage, daté de la première moitié du Ier s. av. J.-C. et correspondant au dernier niveau de la nouvelle voie sacrée, les a visiblement recouverts et cachés aux yeux 18. Enfin, la destruction définitive eut lieu vers le milieu du Ier siècle, fort probablement en 48 av. J.-C., dans le contexte de l’invasion des Gètes de Byrébista 19. Les traces archéologiques de ce moment dramatique se lais- sent percevoir de plusieurs manières : couche d’incendie visible sur plu- sieurs profils, céramiques gètes dans la couche de destruction et – chose plutôt curieuse – même quelques offrandes déposées par les Gètes près du coin SO du temple d’Aphrodite qu’ils venaient d’incendier. Sans qu’il soit question de nous pencher ici en détail sur ce dossier épineux, nous nous contenterons de rappeler que le secteur fouillé jusqu’à ce jour n’a plus hérité, à l’époque impériale, de son caractère sacré. Dans un premier temps, les restes des temples, des autels et des bases votives

17. A. Avram, K. Zimmermann, M. Mărgineanu Cârstoiu, I. Bîrzescu, « Nouvelles données sur la Zone Sacrée d’Histria », p. 246. 18. P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 139-141. 19. P. Alexandrescu, « La destruction d’Istros par les Gètes », Histria VII, p. 142-154 et « La fin de la Zone Sacrée d’époque grecque d’Istros ». LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 287 sont soigneusement recouverts d’une couche assez épaisse de terre glaise spécialement apportée d’un autre endroit dans ce but : en effet, on n’y trouve guère de matériels archéologiques. Il s’agit d’une désacralisation de l’endroit, d’un rituel d’abandon de ce lieu, désormais destiné à des activités profanes. A partir de la fin de l’ère païenne, la place est occupée par quelques ateliers, avant que l’on installe un quartier civil vers la fin du Ier s. apr. J.-C. Plus tard, au IIIe siècle, le nouveau rempart de la ville (construit après le sac d’Istros par les Goths) détruira, par ses fondations profondes, beaucoup de monuments de l’ancien téménos. Les monuments cultuels d’Istros à l’époque impériale, dont les inscriptions nous confirment l’existence, sont à chercher ailleurs. Voilà donc l’état de la question au moment où nous avons repris les fouilles en 1990.

III. Les nouvelles recherches (1990-2009)

Les principaux problèmes des fouilles reprises en 1990, et dont nous résumons ici les résultats, concernent les débuts du téménos et les monuments situés dans ses parties sud, est et ouest. Les fouilles ont été effectuées, sous la direction de l’Institut d’Archéologie « Vasile Pârvan » de l’Académie Roumaine, par une équipe à laquelle appartien- nent, à côté des auteurs de cet article, l’architecte Monica Mărgineanu Cârstoiu (Institut d’Archéologie de Bucarest) et le professeur Konrad Zimmermann (Université de Rostock) 20.

III.1. La fosse sacrée

Parmi les principaux acquis des nouvelles fouilles, il convient de mentionner l’identification d’une fosse sacrée. Il s’agit d’une faille pro- fonde, de forme à peu près ovale (longueur max. 14 m, largeur max. 7 m), dans le rocher de schiste, à parois abruptes, parfois même quasi- ment verticales, située juste devant le temple d’Aphrodite (pl. XXXVI). Sa limite nord avait été identifiée pendant les fouilles du début des années

20. Durant ces campagnes, nous avons été aidés par de nombreux assistants et étu- diants de Roumanie, d’Allemagne, d’Autriche et des Etats-Unis. 288 ÉTUDES DE LETTRES soixante-dix du siècle passé, lorsque cette faille avait acquis le nom de « grande dépression » dans les carnets de fouilles, mais à l’époque, per- sonne n’avait encore soupçonné son ampleur 21. Ce n’est qu’entre 1998 et 2004 qu’eut lieu la fouille de cette fosse. Il va de soi que cette anomalie naturelle aura attiré l’attention des premiers colons milésiens et joué, par conséquent, un rôle important dans l’aménagement du téménos. Il est, d’autre part, évident que cette faille n’a jamais été remplie à l’époque archaïque et au début de l’époque classique, car le matériel plus ancien recueilli jusqu’à ce jour du rem- plissage ultérieur ne remonte pas, à l’exception de quelques tessons peu significatifs, au-delà de l’extrême fin due V s. av. J.-C. Au vu de cette situation topographique, nous supposons que le temple d’Aphrodite fut orienté en rapport avec cette fosse. Car ce temple présente des degrés à sa façade et du côté est : or, du côté est, le regard tombe sur la fosse et, par conséquent, sur les activités cultuelles que l’on déployait autour d’elle. Au fond de la fosse, un enclos rectangulaire repose directement sur le rocher (monument K). Les parois du rocher ont été, en fait, revêtues de deux murs parallèles, dont les rangées de la base sont conservées. Les rangées sont constituées d’orthostates en calcaire coquillier. Bien en des- sus des rangées conservées, on a encore pu identifier des traces d’encas- trement de ces murs dans les parois du rocher. Et c’est justement dans l’espace délimité par ces deux murs qu’étaient déposées des amphores, majoritairement thasiennes, dont il nous reste une quantité appréciable de fragments, quelques anses timbrées comprises. Les timbres ampho- riques datent ce dépôt de la première moitié du IVe s. av. J.-C. 22. Il est donc très probable, même si pas tout à fait obligatoire, que les murs de l’enclos aient été érigés autour de cette date 23.

21. Voir déjà K. Zimmermann, « Ausgrabungen in der Tempelzone von Histria », p. 463 et « Griechische Altäre in der Tempelzone von Histria », p. 148 (« … Felsmulde […], die ursprünglich, d. h. noch vor der Bebauung der Tempelzone möglicherweise als Opfergrube und dann wohl auch dessen kultischer Ausgangspunkt anzusehen ist ») et 154 (« mögliche Keimzelle des Kultbezirkes »). 22. A. Avram, « Les timbres amphoriques du remplissage de la fosse sacrée du témé- nos d’Istros », communication faite le 5 février 2010 au Colloque international « Analyse et exploitation des timbres amphoriques grecs », Ecole Française d’Athènes (à paraître dans les actes). 23. Un autre argument pour dater cet enclos du début du IVe siècle est fourni par l’observation due au géologue Albert Baltres, selon laquelle le calcaire coquillier n’est LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 289

Fig. 4 — Timbre cnidien du « damiurge » Klydoklès, période V, env. 146-108 av. J.-C.

Compte tenu de tous ces éléments, nous estimons qu’il s’agit d’une fosse sacrée, en relation uniquement avec le culte d’Aphrodite ou bien avec plusieurs cultes. Dans une étude publiée il y a quelques années, nous avons avancé plusieurs arguments pour étayer l’hypothèse d’un abaton 24. Quoi qu’il en soit, il convient de mentionner que la fosse sacrée cessa son activité quelques dizaines d’années avant la destruction du téménos, suivie par son abandon. Cela se passa vers le début du Ier s. av. J.-C., ce qui est mis en évidence par plusieurs constats. Tout d’abord, sur tous les profils transversaux utilisés pour le contrôle stratigraphique de la fouille, était visible une couche intermédiaire entre la limite supérieure du remplissage et la trace d’incendie mise en relation avec la destruction de la Zone Sacrée par les Gètes. Deuxièmement, une rangée de six blocs de grès calcaire taillés gisait directement sur le remplissage de la fosse à son extrémité orientale. Au vu de leur alignement par rapport aux monuments installés à la basse époque hellénistique sur la voie sacrée qui menait au temple du Grand pas encore attesté dans les monuments d’Istros avant la fin du Ve s. – début du IVe s. av. J.-C. 24. A. Avram, K. Zimmermann, M. Mărgineanu Cârstoiu, I. Bîrzescu, « Nouvelles données sur la Zone Sacrée d’Histria », p. 243-245. Deux graffitis d’Olbia mention- nent justement « les abata d’Aphrodite » (IGDOP 71 a et b). On a, par conséquent, la preuve que de tels abata existaient à Olbia, dont on connaît par ailleurs les similitudes cultuelles avec Istros. 290 ÉTUDES DE LETTRES

Dieu, et dont il a été question plus haut, ces blocs auraient pu consti- tuer une bordure de cette voie. Quelle qu’eût été leur destination, c’est surtout leur position stratigraphique qui est à retenir : on a donc affaire à un aménagement intermédiaire entre le remplissage de la fosse et la destruction définitive de la Zone Sacrée. Troisièmement, et dernièrement, le matériel provenant du remplissage s’échelonne du IVe siècle jusque vers le début du Ier s. av. J.-C. Les exem- plaires les plus récents pourraient être quelques timbres rhodiens et cni- diens (fig. 4) de la « période V » (avant env. 108 av. J.-C.), ainsi que deux fragments de céramique à décor en relief du type « Hadra », largement datés de la deuxième moitié du IIe siècle et de la première moitié du Ier s. av. J.-C. Tout bien considéré, il reste à s’interroger sur la date et les circonstances du remplissage intentionnel de la fosse. La chronologie du temple d’Aphrodite, brièvement présentée plus haut, semble en fournir la clé. Nous avons déjà mentionné que le temple fut détruit vers 100 av. J.-C., semble-t-il, par un tremblement de terre. Ce qui est maintenant confirmé par nos fouilles : l’inclinaison visible du mur sud de l’enclos situé dans la faille devant le côté est du temple d’Aphrodite pourrait, en effet, s’avérer tout à fait conforme aux conséquences d’une secousse tellurique. D’autre part, l’érosion du rocher aurait pu menacer de faire s’écrouler le temple même (voir l’avancement de la limite actuelle de la faille vers l’ouest, ayant d’ailleurs entraîné la chute de quelques marches de la plate-forme du temple). Il convient de rappeler que lors de la der- nière reconstruction du temple d’Aphrodite, les marches du côté est furent recouvertes d’un pavage. Disparition des gradins et remplissage de la fosse vont donc de pair, ce qui s’explique d’ailleurs aisément : pour autant qu’il n’existât plus de fosse (autant dire que l’on abandonnât sa fonction rituelle), il n’était plus besoin de gradins du côté est du temple. Ce qui nous semble être une explication raisonnable pour le remplissage de la fosse. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 291

Fig. 5 — La Zone Sacrée vers la fin du VIIe siècle et dans la première moitié du VIe s. av. J.-C. Plan général.

III.2. Nouveaux monuments et nouveaux problèmes

a) La première phase de l’époque archaïque : jusque vers le milieu du VIe siècle av. J.-C.

L’un des objectifs majeurs des recherches des dernières années concerne les débuts de la Zone Sacrée. Des traces plutôt discrètes d’aménagements du premier siècle d’existence du téménos furent découvertes par les fouilles plus anciennes, sans qu’il soit pour autant possible d’aboutir à une image plus claire de cet ensemble avant le milieu du VIe siècle (fig. 5). Les premiers aménagements furent installés directement sur le rocher de schiste vert, dont la surface avait été nivelée à l’aide d’une couche de terre brune. Nous ajoutons qu’il n’y a aucun indice d’activité humaine à la veille de l’arrivée des Milésiens. 292 ÉTUDES DE LETTRES

Seule la grande faille, déjà men- tionnée, se présentait dans sa splendeur aux yeux des colons. Elle aura sans aucun doute joué un rôle fondamental dans le choix de l’em- placement des sanctuaires et dans l’aménagement de l’espace sacré. Un premier aménagement du rocher se laisse percevoir au sud de cette fosse. Il s’agit d’une cavité de Fig. 6 — Vase de cuisine éginète. forme circulaire, assez superficielle (env. 10-20 cm de profondeur), de surface lisse et d’un diamètre de 75 cm. Près de cette cavité se trouvent, à quelques centimètres vers le NE, deux petits trous creusés dans le rocher, dans lesquels étaient probablement fixés des palis. Une deuxième cavité dans le rocher (16 cm de profondeur) se trouve plus à l’est. Elle est, par contre, de forme rectangulaire et présente une surface irrégulière. Seule une surface de 2,70 m x 1,70 m a pu être recherchée, car ses côtés est et sud se trouvent sous les soubassements des murs d’époque romaine. Cette cavité coupe la couche brune déposée sur le rocher, de laquelle ont été récupérés plusieurs fragments céramiques datables de la fin du VIIe siècle et du tout début du VIe siècle : coupes à oiseaux tardives, céramiques de cuisine tournées 25 (fig. 6), amphores milésiennes, clazoméniennes, éoliennes, attiques du type SOS, chiotes et samiennes. Une troisième cavité, cette fois de forme ovale, a été identifiée vers la limite sud de la fouille actuelle (env. 3 m EO et 1,65 m NS). Il est pour autant difficile de se prononcer sur la destination de ces cavités pratiquées dans le rocher. A l’exception des fondations de l’ancien oikos d’Aphrodite, lequel date de la première moitié du VIe siècle 26, il n’y a pour l’instant aucune autre trace de construction ayant utilisé la pierre. En revanche, à côté des cavi- tés dans le rocher que nous avons présentées, il convient d’attirer l’at- tention sur les traces de deux aménagements identifiés vers le coin SE

25. Dont un fragment à attribuer à une production éginète (observation due au Dr Gudrun Klebinder-Gauss). 26. P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 68-70. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 293 de notre fouille, de dimensions de 1,10 m x 1,17 m et 1,46 m x 0,85 m respectivement. Du point de vue quantitatif et qualitatif, le mobilier votif que l’on a récupéré à proximité de ces complexes ne s’éloigne pas trop de l’image d’ensemble révélée par le téménos dans sa phase initiale. Il convient de retenir quelques terres cuites, dont un vase anthropomorphe (ado- lescent nu) portant une dédicace quasiment illisible gravée sur sa partie postérieure, quelques fragments de faïence et de millefiori.

b) L’époque archaïque tardive : du milieu du VIe siècle au début du Ve s. av. J.-C.

De la description fournie jusqu’ici, rien n’aurait laissé présager l’essor que prit la Zone Sacrée peu après le milieu du VIe siècle, avec ses trois temples en pierre (Zeus, Aphrodite et peut-être Apollon), sans préju- dice d’autres monuments sacrés de moindre envergure. Les causes de ce développement extraordinaire ont été mises en évidence ailleurs 27, ce qui nous épargne la peine d’y insister. Hormis plusieurs précisions ayant trait à des monuments déjà connus, les nouvelles fouilles en ont ajouté d’autres, que nous nous proposons de présenter brièvement. Les fouilles ont été dirigées surtout vers le sud et vers l’ouest. Rappelons que la limite est de la Zone Sacrée se trouve maintenant sous les eaux limoneuses du lac de Sinoé, et dont il n’est pas encore question d’étudier les traces, et que la limite nord est communément considérée comme étant indiquée par le tronçon nord de l’enceinte d’époque hellé- nistique, bien qu’à l’époque archaïque, une extension du téménos même au-delà de ce point ne soit pas, pour le moins théoriquement, à exclure. La limite ouest pourrait être indiquée par le monument C, interprété comme propylon 28. Dans ce secteur, les fouilles récentes se sont attaquées à l’espace situé à l’ouest du temple d’Aphrodite.

27. Voir surtout P. Alexandrescu, « Histria in archaischer Zeit », p. 56-62 = L’Aigle et le dauphin, p. 85-95. 28. P. Alexandrescu (avec le concours d’Anişoara Sion), Histria VII, p. 187-197. Selon le modèle proposé par M. Mărgineanu Cârstoiu, « Plans de villes romaines en Mésie inférieure », p. 307 et fig. 5, une rue identifiée dans le quartier civil (sur le « pla- teau ») menait justement au monument C, ce qui fournirait un atout majeur à son interprétation comme entrée monumentale dans la Zone Sacrée. En revanche, l’ap- partenance de l’architrave portant l’inscription ISM I 144 au monument C, proposée 294 ÉTUDES DE LETTRES

Un premier complexe digne d’attirer l’attention est constitué par un amas de décombres de tuiles découvert à un mètre de la plate-forme du temple d’Aphrodite, au niveau de son naos, sur une surface d’environ 1,50 m x 2 m. Les types auxquels appartiennent ces tuiles indiquent que nous avons affaire sans l’ombre d’un doute à une partie du toit effondré du temple archaïque d’Aphrodite détruit à la fin de l’époque archaïque (pl. XXXVII). Des parties du même toit avaient été découvertes lors des fouilles des années soixante-dix du siècle passé dans le coin NO du temple et surtout à l’intérieur, dans son pronaos 29. Les dernières découvertes (2007 et 2008) ont, par contre, contribué à une meilleure connaissance de la date et des circonstances de la des- truction du temple à la suite d’un incendie, et cela d’autant plus que ces tuiles n’ont plus été dérangées après leur chute : elles reflètent le moment même de l’effondrement du toit. A preuve, l’alignement constitué de cinq plaques de couverture, retrouvées avec des poutres carbonisées et des morceaux de plomb destinés à l’attache, ainsi que des tuiles cou- rantes chevauchées par des couvre-joints. Tous ces objets étaient tombés sur une surface de terre glaise, représentant le sol extérieur du temple au moment de sa destruction et qui, au contact avec les poutres brû- lées, a pris une couleur rougeâtre. Vers l’extrémité de cet amas, à environ 2,80 m de la plate-forme du temple, se trouvaient des fragments appar- tenant à un chapiteau ionique en grès calcaire jaune et de nombreuses antéfixes peintes (pl. XXXVIII.1). Le chapiteau ionique se trouve appa- remment en position secondaire : appartenant à la façade du temple, il aura été déplacé de l’endroit de sa chute et abandonné sur l’amas de tuiles formé à la suite de l’effondrement du toit. S’ajoute un fragment de sima que l’on peut maintenant reconstituer à l’aide des trouvailles plus anciennes. L’analyse de quelques fragments de poutres a mis en évidence deux essences, le frêne et le chêne 30. Au nord de ce complexe, un puits datant de la basse époque romaine, déjà identifié par les recherches des années cinquante et fouillé il y a par P. Alexandrescu et A. Sion (p. 195-197), est rejetée par M. Mărgineanu Cârstoiu, Histria XII, p. 455-465 : elle pense plutôt au temple même d’Apollon, lequel aurait été refait a fundamentis à la fin du IVe s. av. J.-C. 29. K. Zimmermann, « Zu den Dachterrakotten griechischer Zeit aus Histria », « Archaische Dachterrakotten aus Histria » et dans Histria VII, p. 463-485. 30. Analyse réalisée par le professeur Karl-Uwe Heußner de l’Institut archéologique allemand de Berlin. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 295 deux ans de manière exhaustive, a dérangé toute la stratigraphie jusqu’au rocher. En revanche, au sud et au nord de ce puits, la stratigraphie s’est avérée complète. La remarque la plus intéressante concerne la fon- dation d’une muraille orientée approximativement NS, se dirigeant presque parallèlement à la plate-forme du temple d’Aphrodite et iden- tifiée jusqu’ici sur une longueur de plus de 19 m. Elle présente une lar- geur de 1 m à 1,10 m et est composée de grandes dalles de schiste et de calcaire de forme irrégulière. Cette fondation de muraille est surmon- tée par le monument C (fig. 7). C’est à l’est de ce monument que l’on a également trouvé les seuls restes de son élévation : deux petits blocs en grès calcaire. Si cette succession stratigraphique n’a rien de surpre- nant (rappelons que le monument C date de l’époque hellénistique), il est en revanche extrêmement important de constater que la surface de terre glaise sur laquelle sont tombées les tuiles dont il vient d’être ques- tion et qui nous indique, par conséquent, le niveau du sol extérieur du temple archaïque au moment de sa destruction, recouvre visiblement la fondation de cette muraille. Cette dernière est donc plus ancienne que le temple en pierre et elle aurait pu correspondre à l’oikos ayant précédé cette phase, soit à la première moitié du VIe siècle. Le seul élé- ment de datation absolue que nous pouvons avancer pour l’instant est constitué par plusieurs fragments appartenant à une coupe de la classe Siana du peintre « Heidelberg », datée peu avant le milieu du VIe siècle. Désaffectée fort probablement lors de la construction du temple en grès calcaire d’Aphrodite peu après le milieu du VIe siècle, cette muraille, qui ne présente pas, sur la longueur dégagée jusqu’à l’heure qu’il est, des ramifications dans quelque direction que ce soit, peut laisser la porte ouverte à plusieurs hypothèses. On n’en retiendra que deux, car plus vraisemblables : soit un péribole datant de la première phase du téménos (c.-à-d. avant les constructions en pierre), soit un premier essai, finale- ment abandonné, de jeter le fondement d’une plate-forme pour le temple d’Aphrodite. Toujours à proximité du monument C, les anciennes fouilles étaient tombées sur un enclos semi-circulaire composé de plaques de chant de grès calcaire jaunâtre, épaisses d’environ 15 cm. Il est évident qu’un tel aménagement ne supportait aucune élévation et que, par consé- quent, il jouait plutôt le rôle d’une démarcation. La seule chose que l’on puisse dire pour l’instant est que cet aménagement était antérieur au 296 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 7 — A l’ouest du temple d’Aphrodite, fondation d’une muraille archaïque surmon- tée par le monument C (à gauche). A droite, aménagement semi-circulaire d’époque classique. Au fond, murs d’époque romaine. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 297

monument C : il date, par consé- quent, soit du bas archaïsme, soit du haut classicisme. Plusieurs fragments architecto- niques furent découverts dans le même secteur hors contexte, soit en tant que débris réutilisés dans la structure des murs de basse époque romaine, soit égarés dans diverses Fig. 8 — Autel en miniature découvert couches posthellénistiques. près du temple d’Aphrodite. Quant aux trouvailles à caractère votif, elles deviennent manifestement plus nombreuses. Près du temple d’Aphrodite furent découvertes des terres cuites appartenant à des types semblables aux pièces déjà connues grâce aux fouilles plus anciennes, à savoir des femmes assises ou debout, la tête voilée, ou bien un pansu conservant des traces de peinture rouge. On en reconnaît l’empreinte milésienne. S’ajoute une arula à marches en plâtre découverte en 2008 (fig. 8). Une autre catégorie de mieux en mieux représentée est constituée par les graf- fitis porteurs de dédicaces, recueillis notamment au sud et à l’est de la fosse sacrée : une dédicace à Apollon sur une coupe attique à yeux 31, une autre à Dionysos à l’intérieur d’une cruche Fikellura, et enfin une autre à Hermès sur une coupe attique de la classe des Petits Maîtres 32.

La plus importante découverte des dernières années concerne sans aucun doute les restes d’un monument identifié en 2007 vers le coin SE de la fouille actuelle, tout près de l’enceinte postgothique et sous les soubasse- ments d’une basilique chrétienne du Ve s. apr. J.-C. entièrement dégagée en 1997. Il s’agit d’un nouveau monument cultuel – noté M – de dimensions plutôt modestes et orienté approximativement NS, comme tous les autres temples archaïques connus jusqu’à ce jour. Les fondations de cet édifice, reposant directement sur le rocher, sont plutôt bien conservées, mais

31. A. Avram, I. Bîrzescu, K. Zimmermann, « Die apollinische Trias von Histria », p. 117, no 25 et fig. 6 a-c. 32. I. Bîrzescu, « Some Ceramic Inscriptions from Istrian Sanctuaries », p. 171-172 et « Histria », p. 208 et fig. 1/7. 298 ÉTUDES DE LETTRES surmontées en grande partie par les soubassements de la future basilique, ce qui empêche une recherche exhaustive (pl. XXXVIII.2). Le plan de cet édifice a pu être reconstitué en partie grâce à plusieurs coupes pra- tiquées surtout ces dernières années à l’intérieur de la basilique. Deux pièces peuvent d’ores et déjà être documentées du point de vue archéolo- gique, alors que pour une troisième, nous ne disposons que de quelques faibles indices. A la suite des décapages qui se sont succédé depuis la fin de l’Antiquité – ne fût-ce qu’à penser à la construction du rempart et, plus tard, de la basilique – et surtout pendant le bas Moyen Age, à une époque où le rempart postgothique était devenu une véritable carrière de pierre pour la forteresse ottomane de Vadu (Caraharman), située à 10 km à vol d’oiseau, les couches grecques ont été presque entièrement enlevées. Il y a pour autant quelques données que l’on pourrait considérer comme déjà acquises. L’édifice comporte une longueur d’environ 11 m et une largeur d’environ 6,30 m. La largeur de ses fondations est de 67-70 cm. A une seule exception près, les murs sont surmontés par les soubassements de la basilique. La stratigraphie de la surface fouillée a révélé trois niveaux archaïques et un niveau classique. Un premier niveau, qui ne dépasse pas le milieu du VIe siècle, est mis en évidence par le nivellement du rocher au moyen d’une couche d’argile glaise comportant aussi deux fosses et un foyer. L’édifice de culte appartient à un deuxième niveau, caractérisé par un tassement dans la composi- tion duquel l’on a trouvé entre autres quelques fragments d’amphores de Chios du type Lambrino A2 datables d’environ 540-510/500 av. J.-C. Quelques réparations semblent avoir eu lieu durant le dernier quart du même siècle. Plusieurs pointes de flèches à valeur monétaire ont été trou- vées sous le sol de la pièce nord de l’édifice. Le troisième niveau, cor- respondant à la deuxième phase de l’existence du monument, date des environs de 500. Le mur intérieur médian révèle des traces de réparation. Contrairement à tout ce que l’on connaissait des autres édifices de la Zone Sacrée, les fondations de ce monument sont constituées majo- ritairement de fragments informes de marbre, auxquels s’ajoutent dans une moindre mesure des blocs de grès calcaire. Il n’y avait jusqu’ici aucun indice sur l’utilisation du marbre dans les édifices sacrés d’époque archaïque à Istros. Aussi faut-il rappeler que le marbre était un matériau procuré uniquement par importation. L’édificeM fut détruit par un incendie. La couche de destruction, bien définie du point de vue archéologique, contenait de nombreux fragments LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 299 de briques crues conservant des traces de l’action du feu, parfois à sur- faces lisses – ce qui montre qu’elles avaient appartenu aux parois de l’édi- fice –, des restes carbonisés en provenance de poutres, dont les analyses ont mis en évidence des essences telles le chêne et le pin, et surtout une quantité appréciable de tuiles. Des morceaux de briques crues tombées ont souvent été découverts in situ, sur le niveau de terre glaise, lequel conservait à son tour de fortes traces d’incendie. Ce niveau est d’ailleurs bien conservé sur toute la surface recherchée. Sous ce niveau, il y avait une couche distincte de terre ameublie de couleur gris-brun, mêlée à de petites pierres, des coquilles, des os et des céramiques datables de la fin du VIe siècle. Ceci étant, l’on a affaire à un édifice érigé dans le troisième tiers, ou peut-être à l’extrême fin du VIe siècle, et détruit, semble-t-il, quelques décennies après, selon toute vraisemblance, au même moment que les autres monuments sacrés de la zone. L’étude détaillée du mobilier pourra sans doute fournir des précisions supplémentaires sur la date et les circonstances de cet événement. Une bonne partie de la toiture a apparemment échappé au feu, car, après la destruction, plusieurs tuiles ont été disséminées au sud du même édifice et mêlées à des fragments céramiques, notamment d’amphores. A défaut de se fier à la chronologie encore assez fluctuante des tuiles, il vaut mieux compter sur les fragments d’amphores de Chios à col ren- flé et sans peinture sur la lèvre et d’amphores thasiennes du début de l’époque classique : ce qui ferait dater notre complexe du deuxième quart du Ve siècle, une date qui correspondrait d’ailleurs grosso modo aux tra- vaux de restauration accomplis aux temples de Zeus et d’Aphrodite 33. Les tuiles disséminées dans ce « pavage céramique » sont du même type que celles que l’on a prélevées de la couche d’incendie : il n’y a que les traces de brûlure secondaire et le degré de fragmentation qui en font la différence. Durant les trois dernières campagnes, on a recueilli quelques centaines de fragments. Il s’agit majoritairement de tuiles courantes et de couvre-joints, d’une forme qui diffère du type déjà établi pour la toiture du temple d’Aphrodite. S’ajoutent dans une moindre mesure des anté- fixes, des simas et des tuiles d’égout, le tout étant caractérisé par une polychromie extraordinaire, avec une préférence pour le blanc et le rouge (pl. XXXIX.1).

33. P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 98-104. 300 ÉTUDES DE LETTRES

Le mobilier de ce petit édifice, lequel a toutes les chances d’être considéré comme un naiskos, a pu être récupéré en partie de la couche de destruction. Parmi les vases cultuels, il convient de mentionner en premier un périrrhantèrion céramique décoré avec des frises à oves, dont on conserve le bassin et le support. Le mobilier votif est complété par des protomes en terre cuite, féminins pour la plupart, dont quelques‑uns conservent en partie la polychromie d’origine (pl. XL). Ils appartien- nent tous au type milésien et sont datables des environs de 500 av. J.-C. Une autre terre cuite, laquelle semble avoir été accrochée à une paroi de briques crues, représente un coq peint en cinq couleurs 34 (pl. XXXIX.2). A ce même inventaire appartenaient aussi des pendentifs et des feuilles d’or à décor à palmettes qui ornaient sans doute une sta- tue cultuelle d’ivoire. En effet, les quelques fragments d’ivoire que l’on a également trouvés semblent conforter une telle hypothèse. Pour leur part, les feuilles d’or ont fait l’objet d’analyses 35 et ont été évaluées à 22 et 23 carats respectivement. Si le nombre de fragments de vases céra- miques de cette couche est plutôt insignifiant, il convient, par contre, de ne pas passer sous silence un fragment d’inscription archaïque sur pierre, une dédicace faite par un certain Héphaistodôros : il s’agit de la qua- trième découverte de ce genre à Istros et de la troisième dans le téménos. Vaut ce que vaut le caractère éminemment féminin des terres cuites, il serait peut-être permis de supposer un petit temple consacré à une déesse, sans doute la Mère des Dieux 36. Néanmoins, parmi les graffitis trouvés durant les campagnes précédentes, il n’y en a aucun qui puisse venir à l’appui d’une telle hypothèse.

c) L’époque classique

Contrairement aux temples d’Aphrodite et de Zeus, restaurés après la catastrophe dans le courant de la première moitié du Ve siècle, le monu- ment M semble avoir été définitivement abandonné après sa destruction. Il faut attendre l’époque hellénistique pour voir de nouveaux édifices de

34. Bonne analogie à Panticapée : P. F. Silant’eva, Terrakoty Pantikapeja, p. 16, pl. 3.4. 35. Grâce à l’obligeance de M. Bogdan Constantinescu de l’Institut de physique ato- mique de Bucarest. 36. Voir, à Olbia, A.S. Rusjaeva et al., Drevnejšij temenos Ol’vii Pontijskoj, p. 20-22. LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 301 culte renaître à cet endroit, signe d’un nouvel aménagement dont il sera question ci-dessous. Au sud du temple d’Aphrodite, les monuments d’époque classique font entièrement défaut. Les habitations d’époque romaine pourraient en être largement responsables, car on a constaté à plusieurs reprises que leurs fondations coupent la stratigraphie jusqu’aux couches archaïques, voire jusqu’au rocher. L’aménagement semi-circulaire situé à l’ouest du temple d’Aphrodite pourrait appartenir à cette époque, mais sur ce point il faut encore attendre des précisions stratigraphiques. Le fragment d’une plaque monumentale de marbre, conservant les restes d’une inscription dont le texte avait été disposé en stoichèdon, suggère qu’il y avait pourtant des rebondissements dans l’activité de construction. Rappelons que pendant la première moitié du IVe siècle a été installé dans la fosse sacrée l’enclos que nous avons mentionné à un autre endroit de notre exposé.

d) La haute époque hellénistique

La destruction d’Istros en 313 av. J.-C., imputable, on l’a vu, à Lysimaque, a été suivie dans le téménos par un nouvel essor constructif que l’on date- rait plutôt de la première moitié, voire du deuxième quart du IIIe siècle 37. Le principal monument que l’on ajoute à cette époque est le temple de Théos Mégas 38. Vu son emplacement, il est fort probable qu’une deuxième voie sacrée (iJera; oJdov~ ou iJeroplateiva) – à côté de la voie initiale, laquelle passait par le monument C, interprété comme propylon – se diri- geait vers ce nouveau temple. La preuve serait fournie par les monuments votifs alignés du sud vers le nord jusqu’à proximité du temple du « Grand Dieu » et dont la plupart ont été découverts lors des anciennes fouilles. Cette image est confortée par nos recherches, qui ont mis en évidence l’existence d’une voie aménagée au IIIe siècle et refaite ensuite à deux reprises, au IIe siècle et dans la première moitié du Ier s. av. J.-C. Elle se présente comme un gravier de débris calcaires mélangé à de la terre glaise et ayant dans sa composition des tessons. Parmi les tessons constituant la structure de ce « pavage », on compte entre autres quelques timbres amphoriques capables de suggérer des datations plus précises.

37. P. Alexandrescu et al., Histria VII, p. 109-127. 38. Voir supra, note 14. 302 ÉTUDES DE LETTRES

C’est sur cette voie que l’on a découvert quatre nouvelles bases, dont trois in situ, à l’est de la fosse sacrée. Rappelons que, contrairement à ses fondations, le sol de la basilique dégagée en 1997 n’a pas dérangé les couches d’époque hellénistique, ce qui nous a permis d’en établir une stratigraphie plutôt cohérente. Certes, il y aurait eu, dans ce même sec- teur, plusieurs monuments de ce genre, sauf que les décapages successifs en auront effacé les traces. A en juger d’après leur position stratigraphique, les trois bases in situ appartiennent au deuxième niveau hellénistique, soit au IIe siècle. Comme plusieurs autres bases de la même voie, découvertes lors des fouilles plus anciennes, elles réutilisent des débris récupérés de monuments abandonnés. Compte tenu de la dispersion des trouvailles, il est pratiquement impossible de remettre à leur place les différentes stèles évoquant des divinités et trouvées en position secondaire à peu près partout. Aussi nous accordera-t-on que certains horoi sacrés, dont ceux d’Apollon Pholeutèrios (ISM I 105) ou bien de Phorkys (ISM I 106), dont il a été question plus haut, aient été imbriqués sur des bases dont nos alignements nous offrent un nombre suffisant d’exemples. Tout bien considéré, l’hypothèse d’une deuxième voie sacrée aménagée à la haute époque hellénistique, soigneusement entretenue et refaite à plusieurs reprises, nous semble plutôt recevable. Si tel est le cas, un propylon secondaire, comme point initial de cette nouvelle voie sacrée, serait à attendre plus au sud, dans une zone qui n’a pas encore été touchée par les fouilles. A l’extrémité opposée de cette voie sacrée, tout près du monument C censé être le propylon d’époque hellénistique, on est maintenant en train de dégager un mur composé de blocs en grès calcaire soigneusement taillés et qui a ensuite servi de soubassement pour les maisons de l’îlot romain. Vu son aspect, sa relation avec le monument C, sa position stra- tigraphique lui assurant une datation au IIIe siècle, il pourrait s’agir d’un péribole érigé à la limite ouest de la zone en même temps que le monu- ment C. Néanmoins, la fouille étant en cours et les données accumulées jusqu’à ce jour encore incomplètes, il est prématuré d’en dire davantage. Hormis tous ces monuments découverts in situ, il faut une fois de plus se pencher sur les débris de pièces d’architecture trouvés en posi- tion secondaire, soit réutilisés dans les maisons de l’insula installée à l’époque impériale, soit tout simplement abandonnés à divers endroits. Ces membra disiecta suggèrent que, contrairement aux époques précé- dentes, largement dominées par l’ordre ionique, l’époque hellénistique a LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 303

Fig. 9 — Frise en marbre à lions et griffons. l’air d’appartenir plutôt à l’ordre dorique 39. Outre le temple du « Grand Dieu », dont on a d’ailleurs trouvé en 2009 un nouveau fragment de corniche à mutules, qui conserve aussi des traces de couleur rouge, il suf- fit de faire état de plusieurs frises en calcaire à métopes et triglyphes ou de quelques fragments de chapiteaux. D’autres frises, l’une en calcaire et décorée de bucranes et de guirlandes, proche du point de vue stylistique de la base de la statue de culte d’Aphrodite 40, l’autre en marbre et à la représentation de lions et de griffons (fig. 9), ornaient des monuments de moindres dimensions. Quant au mobilier votif, il est tout aussi représentatif que pendant les époques antérieures.

e) La basse époque hellénistique

L’image de la Zone Sacrée change manifestement après environ 100 av. J.-C. Désormais on n’aura plus affaire qu’à de petits changements et à une série de réparations ponctuelles plus ou moins inspirées. A l’occasion des fouilles faites dans les années 1990 au sud du temple d’Aphrodite, nous avons identifié un nouveau monument (noté L), qui, dans l’état actuel, est très mal conservé : on n’en dispose que de la moi- tié. Il date, selon sa position stratigraphique, de la première moitié du

39. Hormis le temple de Théos Mégas et le monument auquel aurait appartenu le bloc d’architrave porteur de l’inscription ISM I 144 (cf. note 28), M. Mărgineanu Cârstoiu parvint à reconstituer, sur la foi de plusieurs éléments, deux autres édifices cultuels doriques d’époque hellénistique, dont on n’a pas encore identifié l’emplacement : le temple « X » (Histria XII, p. 432-454 et pl. CXXXVII-CXL) et le temple (?) « N » (ibid., p. 465-467). Cf. ibid., p. 458, note 1245 : « il n’y a aucune preuve de la pénétration du dorique dans l’architecture histrienne pendant la période archaïque ou classique ». 40. M. Alexandrescu Vianu, Histria IX, p. 89-96, no 105 et pl. 44-45 ; M. Mărgineanu Cârstoiu, Histria XII, p. 397-406 et pl. CXXIII-CXXIV. 304 ÉTUDES DE LETTRES

Ier s. av. J.-C. et se compose uniquement de blocs récupérés d’autres monuments de la zone, y compris, semble-t-il, du temple d’Aphrodite même. Selon toute probabilité, vu son emplacement juste en face de ce dernier, il s’agirait de l’autel d’Aphrodite correspondant à la dernière phase du temple. On ignore l’emplacement de l’autel originaire : celui-là semble avoir été démantelé après une destruction massive, peut-être tou- jours à la suite du supposé tremblement de terre dont il a déjà été ques- tion. Une telle hypothèse trouverait un appui indirect dans la situation constatée au monument C (propylon). Là, on a affaire à un monument hellénistique et on suppose qu’un prédécesseur archaïque a été démantelé à un certain moment, pour céder la place à une nouvelle construction a fundamentis. Cela pourrait suggérer que de telles pratiques étaient bien usuelles lors des différents réaménagements de l’espace sacré. L’existence d’un autre autel, situé à quelques mètres plus au sud du monument L, pourrait être suggérée par les restes d’une construction presque entièrement détruite par une cour pavée avec des dalles de schiste et appartenant à l’insula d’époque romaine. Enfin, vers la limite sud de notre fouille actuelle, un long mur composé, lui aussi, de blocs récupérés de monuments plus anciens et, à son tour, réutilisé comme soubassement d’un mur de l’îlot romain pour- rait être interprété, à titre d’hypothèse, comme un péribole marquant la limite sud de l’espace sacré à la basse époque hellénistique (après env. 100 av. J.-C.). Comme pour le monument L (autel supposé d’Aphrodite pendant la dernière période), ou comme pour la dernière phase du temple d’Aphrodite (à vrai dire, une réparation plutôt qu’une restauration selon un programme cohérent), il s’agissait probablement d’une mesure conçue comme provisoire. Même au cas où la fonction de péribole de cette muraille serait confirmée par les fouilles à venir, il est peu probable que la Zone Sacrée s’arrêtait là à l’époque archaïque. A ses débuts, elle aurait dû être beaucoup plus étendue vers le sud. L’image générale qui résulte de toute cette période datée d’environ 100-48 av. J.-C. est plutôt décevante : réparation hâtive du temple d’Aphrodite, comportant entre autres l’abandon de ses degrés du côté est, disparition de la fosse sacrée, sans doute réfection tout aussi superfi- cielle de l’autel d’Aphrodite, en réutilisant massivement des décombres et seules quelques petites nouvelles bases sur le troisième et dernier niveau de la voie sacrée menant vers le temple du « Grand Dieu ». Il est donc permis de constater que, si le téménos vit sa fin lors du sac des Gètes vers LA ZONE SACRÉE D’ISTROS 305

48 av. J.-C., l’ensemble des monuments qui se présentaient aux yeux des fidèles après la destruction due sans doute à un tremblement de terre aux environs de 100 av. J.-C. ne constituait plus qu’un piètre souvenir de ce que la Zone Sacrée avait été naguère.

Alexandru Avram Université du Maine, Le Mans

Iulian Bîrzescu Institut d’Archéologie « Vasile Pârvan », Bucarest 306 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Abréviations

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Crédits iconographiques

Fig. 1 : Architecte Anişoara Sion.

Fig. 2 : D’après Alexandrescu, Petre et al., Histria VII. La Zone Sacrée d’époque grecque (fouilles 1915-1989), Bucarest/Paris, Editura Academiei Române/De Boccard, 2005.

Fig. 3, 4, 7-8 et pl. XXXV-XXXVI, XXXVIII-XL : Photos Iulian Bîrzescu.

Fig. 5 : Iulian Bîrzescu, architecte Monica Mărgineanu Cârstoiu. 310 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 6, 9 et pl. XXXIX.1 : Dessins Argeş Epure.

Pl. XXXVII : Dessin Florina Panait-Bîrzescu. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE : PANSKOE ET SES ENVIRONS

Cet article dresse un bilan original des recherches archéologiques menées de longue date sur l’établissement de Panskoe I, l’un des monuments les plus importants et les mieux étudiés de l’époque classique tardive et du début de l’époque hellénistique dans la chôra lointaine de Chersonèse Taurique, au nord-ouest de la Crimée. Témoignant d’intéressants métissages d’éléments à la fois grecs et locaux, la culture matérielle riche et singulière de l’établissement apporte une lumière sur les aspects principaux de l’activité culturelle et domestique de ses habitants. Attendu l’histoire très courte du monument, les trouvailles archéologiques offrent, au fond, un instantané de la vie quotidienne de la paysannerie locale.

Introduction

Alors que le phénomène de la polis grecque suscite l’intérêt des scientifiques depuis plus de cent ans, les historiens sont loin d’avoir clos le débat sur la question de savoir qui des habitants de la cité résidaient à l’intérieur des murs et qui demeuraient hors les murs 1. Il est toute- fois évident, indépendamment de l’issue de ce débat, que la paysannerie jouait un rôle clé dans la vie de la polis, du point de vue politique, d’une part, mais aussi et surtout du point de vue militaire et économique 2.

1. Voir une discussion dans M. H. Hansen, The Shotgun Method, p. 64-76, qui s’écarte du point de vue traditionnel selon lequel la paysannerie constituait à l’évidence la majorité écrasante de la population de tout Etat grec (par ex. M. Finley, « The City », p. 304 sq. ; R. Osborne, Classical Landscape with Figures, p. 13 ; P. Cartledge, « Classical Greek agriculture », p. 132 ; « The economy (economies) of ancient Greece », p. 20), pour mettre son pourcentage en relation avec la taille du centre urbanistique de la polis. 2. Voir par ex. V. D. Hanson, The Other Greeks, p. 2 sq. 312 ÉTUDES DE LETTRES

Bien que l’intérêt pour les territoires ruraux, en tant que base économique des cités-Etats grecques et réelle source de la grandeur et de la prospérité de la civilisation grecque, n’ait primé que relativement tard, ce déplacement des priorités de la recherche a stimulé un développement rapide de nouvelles méthodes de prospection archéologique et d’inter- prétation des données, comme l’utilisation généralisée des SIG (systèmes d’information géographique) et l’expertise des sciences naturelles 3. A côté des fouilles permanentes traditionnelles, cela a fourni de précieux outils aux historiens pour étudier les processus démographiques, les sys- tèmes antiques d’établissement humain, d’aménagement foncier et d’ex- ploitation des sols, en offrant la possibilité non seulement de poser des questions auparavant inconcevables, mais aussi d’y répondre. La Crimée et plus particulièrement la presqu’île de Tarkhankut, située au nord-ouest, partie intégrante de la chôra lointaine de la ville antique de Chersonèse aux IVe-IIe s. av. J.-C., représente de ce point de vue un terrain de recherche idéal. L’absence d’industrie moderne et de toute infrastructure industrielle importante a permis de préserver une intégrité presque sans égale des sites d’intérêt archéologique. Durant les prospections des années 1930-1970, de nombreux établissements ruraux ont été mis au jour sur la bande côtière de Tarkhankut, aussi bien fortifiés que non fortifiés, de tailles et de planifications diverses. Les travaux du Dzharylgach Survey Project (DSP ; 2007-2008) et du Western Crimean Archaeological Project (WCAP ; 2009-2011), qui ont eu recours à des méthodes de prospection aussi bien extensives qu’inten- sives, ont établi que tout le territoire de la presqu’île, y compris les zones intérieures, était densément occupé au IVe siècle et au début du IIIe s. av. J.-C. 4. De nombreux établissements côtiers (Masliny, Panskoe I, Bol’šoj

3. Pour un état de la question, voir A. Snodgrass, « Survey Archaeology and the Rural Landscape of the Greek City » ; J. F. Cherry, « Regional Survey in the Aegean » ; « Archaeology Beyond the Site » ; S. E. Alcock, J. E. Gates, J. E. Rempel, « Reading the Landscape » ; S. E. Alcock, J. E. Rempel, « The More Unusual Dots on the Map » ; P. G. Bilde, V. F. Stolba (eds), Surveying the Greek Chora, « Introduction ». 4. Pour une première approche de ces prospections, voir P. G. Bilde et al., « Džarylgač Survey Project (DSP) » ; T. N. Smekalova, V. F. Stolba, Materials for the Archaeological Map of ; I. N. Khrapunov, T. N. Smekalova, V. F. Stolba, « Razvedki 2009 g. v Černomorskom r-ne Avtonomnoj Respubliki Krym ». WCAP fait partie intégrante du projet interdisciplinaire international Economic Models and Adaptation Strategies in a Varying Cultural and Environmental Context, dirigé par l’au- teur et financé par le Danish Council for Independent Research (voir http://euxine.dk). LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 313

Kastel’, Tarpanči, Beljaus, Čajka et d’autres) ont été explorés de manière systématique et sur de longues périodes. L’établissement Panskoe I, situé sur le littoral de la baie de Jarylgač, sur une presqu’île séparant les lacs salés Maloe Soljonoe et Džarylgač du lac Panskoe (anciennement Sasyk), est le plus éminent et incontes- tablement le mieux étudié des sites de la zone côtière. De 1969 à 1994, l’établissement a été exploré par la Mission archéologique de Tarkhankut de la Section de Leningrad de l’Institut d’archéologie (Académie des sciences d’URSS), devenue après 1991 l’Institut d’histoire de la culture matérielle (Académie des sciences de Russie) 5. Ce site à la culture maté- rielle riche et originale, qui témoigne d’un enchevêtrement intéressant de composantes diverses, aussi bien grecques que locales, apporte un éclai- rage sur les principaux aspects de l’activité culturelle et économique de ses habitants. Compte tenu de la brièveté de l’existence de l’établisse- ment, les trouvailles archéologiques nous offrent en effet un instantané de la vie quotidienne de la paysannerie locale.

Ressources naturelles

La partie nord-ouest de Tarkhankut, tout comme la majeure partie du territoire de la presqu’île, est une haute plaine que découpe une multi- tude de profonds ravins. Les sols actuels y sont constitués de tcherno- ziom méridional carbonaté, dont l’épaisseur peut être très variable. La couche d’humus des sols aux alentours de l’établissement de Panskoe I et autour des lacs Panskoe et Džarylgač est relativement peu profonde, mais ces sols sont dans l’ensemble fertiles et en grande partie cultivables, sauf sur les coteaux de l’élévation de Tarkhankut. Il n’est guère étonnant que dans de nombreux cas les établissements antiques de Tarkhankut se trouvent plutôt sur des terrains aux sols fertiles. Toutefois, à la lumière de nouvelles découvertes du projet WCAP, la thèse de A. N. Ščeglov, qui

5. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 46-49 et 80-82 ; « 25 let rabot Tarkhankutskoj èkspedicii » ; « Un établissement rural en Crimée », p. 239-257 ; A. Chtcheglov, Polis et chora ; V. F. Stolba, « Dom IV v. do n.è. na pose- lenii Panskoe I ». Sur l’histoire de l’étude archéologique de l’établissement, voir L. Hannestad, V. F. Stolba, A. N. Ščeglov (eds), Panskoye I, vol. 1, p. 23 sq. et 32 sq. Une bibliographie détaillée consacrée à l’établissement de Panskoe I est disponible sur internet à l’adresse http://euxine.dk/?page_id=516. 314 ÉTUDES DE LETTRES présumait l’absence d’établissement sur les terrains totalement impropres à la culture des sols 6, doit être revue. Une particularité caractéristique de cette région de la Crimée est l’absence totale de rivières et de lacs d’eau douce. Compte tenu du taux élevé d’ensoleillement, des faibles précipitations et d’une évaporation presque deux fois plus importante que les précipitations, l’approvision- nement en eau était et reste un problème vital pour les habitants de la région. Les eaux souterraines, souvent puisées à une profondeur impor- tante, sont la principale source d’eau potable. On trouve des puits en grande quantité dans les embouchures des grands ravins, où la nappe phréatique est la plus proche. Les ressources en eaux étant plutôt maigres, la proximité d’une source d’eau potable devait à coup sûr être un critère décisif dans la formation du système antique d’établissement humain dans cette région. Les recherches géomorphologiques montrent que la ligne du littoral a connu des modifications conséquentes au cours des 2500 dernières années. La découverte des restes d’une propriété grecque du IVe s. av. J.-C., engloutie par les eaux et enfouie dans la vase du lac Panskoe, laisse penser que le niveau de la mer devait être à cette époque de quelques mètres plus bas que le niveau actuel 7. Les résultats conjoints de recherches sur les dépôts de fonds du lac salé de Džarylgač, menées en 2005 par une expédition de l’Université d’Aarhus et par l’Institut de lim- nologie (Académie des sciences de Russie), ont considérablement enrichi nos connaissances de la géomorphologie de cette zone 8. Comme l’ont montré ces travaux, au moment de l’apparition d’établissements ruraux grecs sur ce territoire, ce lac d’origine lagunaire était déjà totalement isolé de la mer par un cordon littoral de sable et s’était transformé en un

6. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 24. 7. N. S. Blagovolin, A. N. Ščeglov, « Archaeological, Paleogeographic, and Geomorphological Researches in the Lake Sasyk (Panskoye) Region », p. 291-294 et 298. 8. D. A. Subetto, T. V. Sapelko, V. F. Stolba, « Issledovanija paleolimnolo- gov v Krymu » ; D. A. Subetto et al., « Environmental and Black Sea Level Changes in the Holocene as recorded in Lakes Saki and Dzharylgach, Crimean Peninsula » ; I. Ju. Neustrueva et al., « Rekonstrukcija paleobiogeografičeskikh i paleoekologičeskikh uslovij oz. Džarylgač (Severo-Zapadnyj Krym) v pozdnem golocene po paleontologičeskim dannym ». LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 315 plan d’eau peu profond et fortement minéralisé, impropre à la navigation et à la pêche. Les modifications qui ont affecté la flore de la presqu’île sont dues en grande partie à l’impact anthropique, en plus des changements induits par les variations climatiques. Le paysage actuel de l’ouest de la Crimée se caractérise par une végétation steppique et semi-désertique à prédominance de graminées, d’herbes et d’arbustes xérophiles à longue période de végétation, ainsi que par une absence totale de forêts et de taillis. Durant la seconde moitié du IVe s. av. J.-C., période de l’expan- sion maximale de la chôra de Chersonèse, la végétation de Tarkhankut jouissait sans doute d’une plus grande diversité et était apparemment de type forêt-steppe 9, type qui s’est manifestement maintenu dans la zone littorale de la presqu’île jusqu’à la période romaine 10.

Vestiges archéologiques aux alentours de Panskoe I

Deux établissements antiques ont été mis au jour à proximité immédiate de Panskoe I, appelés Panskoe II et Panskoe III et situés respectivement sur les côtes sud-est et nord du lac du même nom (fig. 1). Des explora- tions du lac Panskoe ont permis de découvrir encore les vestiges d’une autre propriété du IVe s. av. J.-C. engloutie et enfouie dans la vase du lac (Panskoe IV) 11. En 1991, à 400 m au sud-est de l’établissement de Panskoe I, l’auteur de cet article identifia, dans un champ de labour, les vestiges d’une petite propriété qui fut nommée Panskoe V. Les fouilles de prospection à l’extrémité nord du cordon littoral de Džarylgač, sur le territoire du bourg de Mežvodnoe, ont permis d’y révéler encore la présence d’une autre riche propriété grecque, datée en

9. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 24 sq. ; L. Hannestad, V. F. Stolba, A. N. Ščeglov (eds), Panskoye I, vol. 1, p. 21 ; A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na poselenii Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV - načale III v. do n.è. », p. 65 ; Z. V. Januševič, A. N. Ščeglov, « Palaeoethnobotanical Material », p. 329 sq. 10. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 25 sq. ; P. D. Podgorodeckij, Severo-Zapadnyj Krym, p. 33 sq. 11. N. S. Blagovolin, A. N. Ščeglov, « Archaeological, Paleogeographic, and Geomorphological Researches in the Lake Sasyk (Panskoye) Region », p. 293 sq. et 298. 316 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Monuments archéologiques des environs de l’établissement de Panskoe I. 1. Jarylgač-Nord, 2. Jarylgač-Est, 3. Panskoe V, 4. Jarylgač 2 (S11-022). dernier examen des IVe-IIIe s. av. J.-C. 12. La vie s’y poursuivit toutefois par intermittence jusqu’au milieu du IIe s. av. J.-C., ainsi qu’en témoi- gnent des fragments de céramique à vernis noir découverts par hasard au cours de travaux de construction sur le territoire du bourg et que j’ai pu examiner en 2010 13. L’origine de l’occupation par l’homme de la baie de Jarylgač et de la région du lac Džarylgač remonte toutefois au Néolithique. On trouve des

12. T. N. Vysotskaja, « Drevnegrečeskoe poselenie v pos. Mežvodnoe ». 13. J’exprime ma reconnaissance à Azime Kemalova, directrice du musée archéolo- gique à Černomorskoe, qui m’a aimablement fait connaître ces trouvailles. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 317 traces d’un établissement de cette période (Jarylgač-Severnoe) au nord- est de Panskoe I, dans une brèche de la falaise littorale 14. L’établissement de relativement grande envergure de Jarylgač-Vostočnoe, situé à 800 m au sud-est de Panskoe I, présente des matériaux de l’époque du Bronze tardif et du haut Moyen Age 15. C’est peut-être à la phase primitive de cet établissement qu’il faut rapporter la sépulture centrale du kourgane K1, explorée en 1994 sur le territoire de la nécropole antique de Panskoe I 16. Des traces de vie sédentaire de l’époque du Bronze tardif (seconde moitié du deuxième millénaire avant notre ère) ont également été relevées dans d’autres lieux : au sud et au nord du lac Džarylgač, en amont du ravin de Kirleut, au nord-est du village de Vodopojnoe, ainsi qu’au sud du bourg de Zajcevo. L’exploration géomagnétique et les sondages archéologiques de quelques-uns de ces sites ont révélé la présence de constructions d’ha- bitation rectangulaires en pierre couplées à des constructions de forme circulaire qui servaient manifestement d’enclos pour le bétail 17. Outre sur l’établissement Jarylgač-Vostočnoe mentionné plus haut, des vestiges du Moyen Age ont également été découverts à la périphérie orientale de Panskoe I, où fut mise au jour en 1989 une sépulture à catacombe médiévale de l’époque de Saltovo. C’est à cette même période (VIIe- IXe siècles) qu’appartient le nouvel établissement médiéval Jarylgač 2 (S10-022), découvert par l’auteur de cet article au cours de fouilles menées en 2010 sur la rive occidentale de la baie de Jarylgač (fig. 1).

Superficie et structure de l’établissement

A la différence de la plupart des établissements ruraux de cette région, constitués de propriétés indépendantes, fortifiées ou non, le site qui nous occupe est original en ce qu’il se présente comme une agglomération

14. N. S. Blagovolin, A. N. Ščeglov, « Archaeological, Paleogeographic, and Geomorphological Researches in the Lake Sasyk (Panskoye) Region », p. 287, pl. 180. 15. Ibid., p. 288 sq., pl. 181. 16. A. N. Ščeglov, L. Hannestad, V. F. Stolba, « Raboty rossijsko-datskoj Tarkhankutskoj èkspedicii v Krymu », p. 337 ; A. N. Ščeglov, « Issledovanija Tarkhankutskoj èkspedicii », p. 275 ; V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2, p. 66, n. 11. 17. P. G. Bilde et al., « Džarylgač Survey Project (DSP) » ; T. N. Smekalova, V. F. Stolba, Materials for the Archaeological Map of Crimea, p. 30 sq., fig. 9-10. 318 ÉTUDES DE LETTRES

à la fois de propriétés collectives indépendantes et de structures bâties d’habitation de plus grande taille (fig. 2-3.1). Près d’une dizaine de tels complexes bâtis sont susceptibles d’être préalablement identifiés sur le terrain. Ils sont disposés de manière plutôt compacte, situés les uns des autres à une distance qui va de quelques mètres à quelques dizaines de mètres, et seules deux constructions (U13 et U14) se trouvent à un cer- tain éloignement du noyau principal, en raison du relief du terrain. La superficie totale de l’établissement s’élève à un petit peu plus de quatre hectares. Trois imposants dépôts de cendres, dont l’un, à la périphérie ouest du secteur central U7, a été intégralement fouillé en 1985, apparu- rent à la suite du déblaiement de l’établissement après un incendie et des destructions qui le touchèrent au troisième quart du IVe s. av. J.-C. Une nécropole de kourganes, rattachée à l’établissement, est située 150 m plus au nord et compte une soixantaine de tertres, ainsi qu’une quan- tité importante d’inhumations en pleine terre comprises dans l’espace séparant les kourganes les uns des autres 18.

Stratigraphie et chronologie

Apparu au dernier quart du Ve s. av. J.-C. comme avant-poste fortifié de la polis d’Olbia, Panskoe I passe vers 360 av. J.-C. sous la dépendance de Chersonèse, avec laquelle elle conserve d’étroits liens jusqu’à la ruine catastrophique de l’établissement vers 270 av. J.-C. C’est à cette même période que remonte l’abandon des exploitations rurales sur tout le terri- toire de l’Etat de Chersonèse, tout comme dans d’autres centres grecs du nord de la mer Noire. Il y a des raisons de croire que ce ne sont pas seu- lement les incursions de nomades, mais aussi plusieurs autres facteurs, les modifications de l’environnement n’étant pas le moindre d’entre eux, qui ont pu être à l’origine des transformations soudaines et de grande ampleur survenues dans la région du Pont septentrional. On trouve une confirmation de cela dans le fait que la désagrégation effective des établissements ruraux et la contraction de la chôra des villes grecques furent précédées d’une crise monétaire, manifestement même d’une crise

18. V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2, p. 9. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 319

Fig. 2 — Etablissement et nécropole de Panskoe I. Plan schématique des secteurs fouillés.

économique globale, dont on trouve des traces dans tous les plus grands centres de la région 19. Il se dégage de la série des couches anthropiques deux horizons stra- tigraphiques principaux, qui correspondent aux étapes signalées plus haut de la vie de l’établissement. Pour l’essentiel, seule la stratification

19. V. F. Stolba, « Monetary Crises in the Early Hellenistic Poleis of Olbia, Chersonesos and Pantikapaion » ; « The Oath of Chersonesos and the Chersonesean Economy in the Early Hellenistic Period ». 320 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3.1 — Maquette des complexes U7 et U6 dans la partie centrale de l’établissement (reconstitution de A. N. Ščeglov, maquette de I. O. Zavadskaja). supérieure (l’horizon A) a fait l’objet de recherches archéologiques systé- matiques ; c’est à celle-ci que se rapportent des complexes intégralement fouillés comme U16, U13 et U14, ainsi que l’établissement Panskoe III. C’est également à cette même période, si l’on en juge par le matériel récolté, qu’il faut faire remonter l’établissement de Panskoe II situé non loin. Les couches inférieures de l’horizon B, dont les plus anciennes (hori- zon B2) se rapportent à l’époque où existait la forteresse d’Olbia, restent encore insuffisamment étudiées et ne sont actuellement répertoriés que dans le secteur U7, dans la partie centrale du site 20, ainsi que sous les fondations des bâtiments de l’époque chersonésite du complexe U2. Bien que des restes de constructions de périodes plus tardives n’y aient pas encore été révélés, des trouvailles isolées de fragments de coupes mégariennes laissent penser que pour une courte période, au dernier tiers du IIIe s. av. J.-C., la vie reprit cours à Panskoe I, comme dans plusieurs autres établissements ruraux de Crimée occidentale 21.

20. A. N. Ščeglov, « Un établissement rural en Crimée », p. 242 sq. et 261, fig. 7-8 ; V. F. Stolba, « Dom IV v. do n.è. na poselenii Panskoe I ». 21. L. Hannestad, V. F. Stolba, H. Blinkenberg Hastrup, « Black-Glazed, Red-Figure and Grey Ware Pottery », p. 129 sq. ; L. Hannestad, « The Dating of the Monumental Building U6 at Panskoye I », p. 191. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 321

Fig. 3.2 — Vue aérienne du bâtiment monumental U6.

Les complexes explorés de l’établissement

Plusieurs complexes bâtis ont été intégralement explorés au cours de plus d’un quart de siècle de travaux archéologiques sur l’établissement. Au nombre de ceux-ci se trouve le bâtiment monumental U6 (fig. 3.2) qui a fait l’objet d’une publication particulière 22. Son origine et son acti- vité sont entièrement liées à l’étape chersonésite de la vie de l’établisse- ment. De dimensions de 34,5 x 34,5 m et d’une surface totale de près de 1190 m2, ce bâtiment de deux étages à plan carré était constitué de plus de trois dizaines de pièces, agencées en une ou deux rangées autour d’une vaste cour intérieure. Au centre de la cour se trouvait un puits taillé dans la roche. Les pièces habitables se situaient de toute évidence dans la partie sud-ouest du bâtiment, d’où provient l’essentiel des graffiti contenant des marques de propriétaires 23. La pièce 3, située le long du mur nord-ouest du bâtiment, remplissait une fonction particulière. Il y fut trouvé 37 amphores, dont 30 de production chersonésite, qui étaient apparemment entreposées au premier étage. Les inscriptions trouvées sur les amphores contiennent les noms d’au moins trois propriétaires diffé- rents, ce qui conduit à considérer ce local comme un lieu de stockage collectif 24. Plusieurs autres pièces du bâtiment étaient peut-être à usage

22. L. Hannestad, V. F. Stolba, A. N. Ščeglov, Panskoye I, vol. 1. 23. V. F. Stolba, « Graffiti and Dipinti », p. 230 sq. 24. Ibid., p. 231. 322 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 4 — Secteur central U7. Vue de la tour nord (II) du fort olbien ancien. collectif. Ainsi, le graffito damovs(ion) sur le fond d’un plat à vernis noir, trouvé dans la cour près de la pièce 5 25, montre qu’à cet endroit (égale- ment au premier étage) pouvait se trouver une pièce consacrée aux repas en commun. Le secteur central U7, adjacent au bâtiment U6 du côté nord-est, est le plus ancien noyau de l’établissement, avec des vestiges bien conservés du fort quadrangulaire de la période d’Olbia, de 42,5 x 42,5 m et ceint à ses angles de quatre tours rondes (fig. 4) 26. Avec l’arrivée de colons de Chersonèse, la fortification perd son rôle défensif et son territoire accueille de nouveaux bâtiments. Débordant la ligne des enceintes défensives, les constructions de l’époque chersonésite se développent vers le sud-ouest, en direction du lac, et finissent par pratiquement doubler

25. Ibid., p. 234, H 32, pl. 4 ; p. 152 et 157. 26. La récente affirmation d’A. V. Bujskikh (Prostranstvennoe razvitie Khersonesa Tavričeskogo v antičnuju èpokhu, p. 151 sq.), selon laquelle le complexe U7, avec les tours rondes et les constructions habitables, est un ensemble homogène, appartenant à une seule époque de construction et qui est lié exclusivement à la présence chersonésite dans cette région, rend perplexe et n’a rien à voir avec l’état réel des choses. Son opinion ne se fonde malheureusement que sur des plans schématiques et incomplets et non sur une analyse stratigraphique ni sur une prise de connaissance personnelle du site. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 323

Fig. 5 — Plan du secteur central U7. la surface de la forteresse olbienne primitive. Groupés autour de cours intérieures collectives, les bâtiments sont accolés les uns aux autres et se présentent comme seize ensembles distincts de maisons d’habitation (fig. 5). Si les couches de l’horizon stratigraphique supérieur (A) sont intégralement explorées dans le secteur U7, les couches plus anciennes de l’établissement ne sont encore connues qu’insuffisamment. Les couches de l’horizon stratigraphique B1 ont été dégagées notamment lors de l’ex- ploration du dépôt de cendre qui recouvrait la tour III. A cet endroit ont été révélés les vestiges d’un bâtiment adjacent à la tour et au mur d’en- ceinte et ayant existé approximativement entre 360 et 340 av. J.-C. Ce complexe extra muros représente actuellement le plus ancien témoignage 324 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 6 — A gauche, plan des bâtiments U13 et U13A ; à droite, plan du bâtiment U7-15. de la présence chersonésite tant sur l’établissement de Panskoe que, plus largement, dans toute la Crimée nord-occidentale 27. Au nombre des complexes étudiés en totalité mais dont les résultats des recherches n’ont pas encore été publiés, il y a également, comprises dans une couche unique, deux propriétés chersonésites partiellement détruites par les eaux du lac, U13 (fig. 6) et U14, situées respectivement à 100 m et 70 m au nord-est du complexe U7. De nombreux complexes de l’horizon supérieur (U1-3, U9, U10) demeurent partiellement explo- rés ou complètement inexplorés scientifiquement. Parmi eux, le secteur U2, étudié entre 1987 et 1994, mérite une attention particulière : à cet endroit de la périphérie nord-est de l’établissement a été découvert un bloc de maisons de même type, d’une surface standard d’environ 260 m2, assemblées en un tout 28. Des maisons de planification similaire, mais de surface sensiblement moindre (d’environ 195 m2), ont également été découvertes dans le secteur U7 (bâtiment 15) (fig. 6).

27. V. F. Stolba, « Dom IV v. do n.è. na poselenii Panskoe I ». 28. A. N. Ščeglov, L. Hannestad, V. F. Stolba, « Raskopki poselenija Panskoe I v Krymu » ; « Raboty rossijsko-datskoj Tarkhankutskoj èkspedicii v Krymu » ; A. N. Ščeglov et al., « Rossijsko-datskie raskopki na poselenii i nekropole Panskoe I ». LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 325

La nécropole

La surface totale de la nécropole s’élève à un peu moins de quatre hectares. De 1969 jusqu’à nos jours, plus d’un tiers de son territoire a été exploré, qui compte trente-trois kourganes et une soixantaine d’inhu- mations en pleine terre comprises dans les espaces entre les kourganes 29. L’immense majorité des complexes funéraires découverts se rapporte à la première moitié et au troisième quart du IVe s. av. J.-C. Des inhu- mations plus tardives de la période chersonésite ont été beaucoup moins bien étudiées ; il s’en trouve encore peut-être dans la partie non fouillée du cimetière. Le rite funéraire dont atteste la nécropole présente une étonnante combinaison d’éléments grecs et barbares (scythes et taures). Les inhumations se faisaient dans des fosses rectangulaires, des tombes à niche, dont on trouve de très proches analogues dans les sites funéraires du Boug et du Dniestr inférieurs, mais elles se faisaient aussi dans des caveaux de brique crue ou dans des fosses garnies de brique crue et cou- vertes d’un remblai de terre. Ce remblai était affermi à sa base à l’aide d’une structure circulaire en pierre appelée crépis. On plaçait fréquem- ment, du côté sud-ouest de la crépis, un autel de sacrifice en pierre creusé d’un renfoncement en forme de coupe et d’une rainure pour l’écoule- ment, identique aux autels de sacrifice de la nécropole d’Olbia 30. Les inhumations étaient souvent accompagnées de banquets funéraires. Fréquentes sont les trouvailles (souvent in situ) de monuments tombaux anthropomorphiques en calcaire, de type dit chersonésite (fig. 7.3-4). Une des tombes (K36 M3) se distingue par la présence d’une sculpture primitive anthropomorphique au faciès barbare (fig. 7.5). On trouve en général dans les tombes un à deux squelettes, et jusqu’à quatre inhumations successives dans quelques cas. Les défunts étaient enterrés sur le dos en position allongée, parfois sur le côté, les jambes légèrement repliées. Ce genre de squelettes recroquevillés, que l’on associe pour cette période à la population non grecque, représentée par la culture archéologique de Kizil-Koba ou par les Taures historiques, a été relevé dans quinze cas. Presque tous les squelettes dont le sexe a pu être identifié appartenaient à des femmes. Curieusement, dans plusieurs

29. Voir pour plus de détails V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2. 30. A. N. Ščeglov, « Un établissement rural en Crimée », fig. 14.3-4. 326 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 7 — Sculpture taillée dans le calcaire provenant de l’établissement et de la nécro- pole : 1. figurine d’un héros local (?) (photo de Niels Hannestad), 2. figurine féminine de culte (photo de Niels Hannestad), 3-5. stèles funéraires anthropomorphes. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 327 cas, les tombes qui ont servi à plusieurs inhumations successives conte- naient la combinaison d’un squelette d’homme étendu et d’un squelette de femme recroquevillé. Compte tenu du fait que les squelettes recroque- villés ne sont pas, loin de là, l’unique confirmation de la présence non grecque dans l’établissement, il est tout à fait naturel de considérer de telles inhumations communes comme le témoignage de mariages mixtes qui avaient cours au sein de la population 31. L’inventaire des objets funéraires dans les tombes est assez standard. Il comporte de la vaisselle pour le vin ou l’eau (amphores et récipients à boire) et pour les parfums, des couteaux, des bijoux, etc. Dans les tombes masculines, on trouve parfois des armes (flèches, lances), plus rarement des strigiles. Le matériel issu des tombes féminines est composé de miroirs, aiguilles, fusaïoles et autres objets du quotidien de la femme. Il convient peut-être d’examiner à part les inhumations en fosse dans le sol, dont l’inventaire est très pauvre, voire complètement inexistant. Durant les années de fouilles de la nécropole, il a été trouvé plusieurs squelettes présentant les marques évidentes d’une mort violente. Si l’on considère la stratigraphie du complexe U7, qui présente des couches d’in- cendie clairement distinctes, cela laisse penser que la vie de l’établisse- ment, même avant l’époque de sa fin tragique durant le premier tiers du IIIe s. av. J.-C., est loin d’avoir toujours été paisible.

Economie, production, artisanat

C’est sans le moindre doute possible la culture des céréales et l’élevage qui ont constitué, tout au long de l’histoire de l’établissement, la base de l’activité économique de ses habitants. La pêche devait être déve- loppée dans la zone côtière. La chasse, si elle a été pratiquée, ne jouait probablement qu’un rôle accessoire. Les photographies prises de l’espace et les clichés aériens d’archives montrent qu’aux alentours de Panskoe, tout comme sur la presqu’île d’Héraclée, les terres étaient aménagées en un système normalisé de découpage en parcelles rectangulaires. De tels lots, d’une surface de 20-21 ha (682 ± 2 m sur 315-320 m) et aux angles orientés vers les points

31. V. F. Stolba, « Multicultural Encounters in the Greek Countryside », p. 329-334. 328 ÉTUDES DE LETTRES cardinaux, ont été notamment identifiés au sud du lac Panskoe (fig. 1)32. Des fragments d’un cadastre antique ont également été découverts plus à l’ouest, aux environs du site de Černomorskoe (Ak-Mečet) 33, de même que dans la partie centrale de la presqu’île de Tarkhankut, entre les vil- lages de Karadža (l’actuel Olenevka) et Kunan (l’actuel Krasnosel’skoe), où Ščeglov est parvenu à mettre en évidence d’après les clichés photogra- phiques un vaste système de bornage orthogonal 34. Dans certains cas isolés, on peut même identifier sur le terrain de telles traces de bornage. Leur état de conservation est nettement moins bon que sur la presqu’île d’Héraclée, à l’exception d’un lot près du cap Ojrat 35. En raison des spé- cificités environnementales locales, les murets de bornage étaient souvent construits non pas en pierre, mais en terre, ce qui leur laissait peu de chances de survie, compte tenu des conditions actuelles de labour en profondeur. L’un de ces fragments d’ancien cadastre, constitué d’un sys- tème de petits talus de terre délimitant des parcelles d’environ 80 x 90 m, a néanmoins été découvert et mesuré en 2007, au cours du projet DSP dans un champ de labour au nord du lac Džarylgač (DSP07-F08). Les trouvailles concomitantes de céramique modelée rendent très probable leur appartenance à la haute époque hellénistique. Les principales cultures agricoles pratiquées au IVe siècle et au début du IIIe s. av. J.-C. dans les champs des alentours de la baie de Jarylgač, tout comme dans le reste du territoire de Tarkhankut, étaient les graminées. On a mis en évidence la présence de pollens de cultures céréalières dans les sédiments de fond du lac Džarylgač, tant pour la couche de la période subboréale que pour la couche de la période subat- lantique 36. Des trouvailles de graines de céréales permettent de juger plus en détail de la composition des semences. Nombre d’entre elles,

32. A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na poselenii Panskoe I », p. 53 sq., fig. 2. 33. A. N. Ščeglov, « Issledovanie sel’skoj okrugi Kalos Limena », p. 240, fig. 2 ; Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 87, fig. 43 ; « Utilisation de la photogra- phie aérienne dans l’étude du cadastre de Chersonésos Taurique », p. 62 et 69, fig. 8-9 ; A. Chtcheglov, Polis et chora, p. 119. En dépit de la tradition, qui reconnaît dans ce site la Kalos Limèn des auteurs anciens (Arrien, Périple du Pont-Euxin, 19.5-20.1) et des inscrip- tions de Chersonèse (IOSPE I2, 352.21 ; 353 ; 401.8,21), cette identification est fragile. 34. A. N. Ščeglov, « Utilisation de la photographie aérienne dans l’étude du cadastre de Chersonésos Taurique », p. 62 sq. et 72, fig. 14. 35. A. N. Ščeglov, « Zemel’nyj nadel u mysa Ojrat ». 36. T. V. Sapelko, D. A. Subetto, V. F. Stolba, « Vlijanie rel’efa na razvitie ras- titel’nogo pokrova Kryma v golocene », p. 331. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 329 identifiées dans plusieurs complexes de l’établissement de Panskoe I et datant d’une période entre le début du IVe siècle et le début du IIIe s. av. J.-C., ont été examinées en détail par A. N. Ščeglov, N. N. Kuz’minova, Z. V. Januševič et E. S. Čavčavadze 37, ainsi que par G. A. Paškevič 38. Des matériaux complémentaires nous sont parvenus en 2004 à l’occasion du déblaiement d’un silo à grain partiellement démonté par des pillards dans le complexe U10 (horizon stratigraphique A) 39. Outre les caryopses de blé tendre hérisson (Triticum aestivo-compactum), qui constituaient la base des exportations de céréales chersonésites, on y trouve également de l’orge. Les décomptes quantitatifs indiquent qu’elle occupait souvent la deuxième place et qu’elle pouvait parfois prévaloir dans les semences, comme c’est le cas dans les trouvailles de Kerkinitis 40. Des modifications notables touchent l’assortiment des céréales cultivées au début du IIIe s. av. J.-C. : le seigle se fait de plus en plus fréquent dans les trouvailles de cette époque, même si on en rencontre déjà quelques graines dans des complexes du troisième quart du IVe s. av. J.-C. (Panskoe I/U2, tranchée 2/fosse 2). Ces trouvailles comptent au nombre des plus anciens témoignages de l’adoption du seigle en culture de champs non seulement pour la région de la mer Noire, mais aussi au-delà. Sur le territoire de Tarkhankut, en dehors de Panskoe, des caryopses de seigle ont aussi été révélés dans des trouvailles du début du IIIe s. av. J.-C. dans l’établissement de Masliny, dans une propriété sur la baie Vetrenaja, à Beljaus 41, ainsi que dans l’établissement Kel’šejkh 1, dans la partie centrale de la presque-île, lors de fouilles effectuées en 2010 42. Dans deux échantillons du bâtiment U6 à Panskoe, le seigle était la principale composante, avec 73,2 % et 81,9 %, alors que les

37. A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na poselenii Panskoe I » 38. G. A. Paškevič, « Archaeobotanical studies on the northern coast of the Black Sea », p. 524, fig. 7. 39. Non publiés. Ont été découverts du blé tendre, de l’orge et du seigle (identifica- tion de l’auteur). Leurs proportions relatives n’ont pas été comptées. 40. G. A. Paškevič, Paleoetnobotaničeskie nakhodki na territorii Ukrainy, p. 15 sq. ; V. A. Kutajsov, « Agrarnaja istorija Kerkinitidy (I) », p. 83. 41. O. D. Daševskaja, « Antičnaja bašnja na gorodišče Beljaus », p. 89 ; Z. V. Januševič, Kul’turnye rastenija Jugo-Zapada SSSR po paleobotaničeskim issledova- nijam, p. 135-138 ; Kul’turnye rastenija Severnogo Pričernomor’ ja, p. 54 ; A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 104. 42. Fouilles de l’auteur ; matériau non publié. 330 ÉTUDES DE LETTRES

26,8 % et 18,1 % restants étaient constitués de blé 43. Le pourcentage de seigle est encore plus élevé dans deux échantillons de Masliny, avec 90 % et 95 % 44. Ces deux dernières trouvailles de Panskoe et de Masliny sont particulièrement remarquables, car le seigle n’ayant jamais été destiné à l’exportation, à la différence du blé, sa culture ne laissait pas espérer de réels revenus. Si l’on en croit les jugements des auteurs anciens, ses qua- lités gustatives ne pouvaient pas non plus faire concurrence au blé. Pline l’Ancien le qualifie de nourriture exécrable, désagréable à l’estomac et que l’on ne consomme que pour éviter la faim (NH 18.141 : deterrimum et tantum ad arcendam famem). La question qui se pose donc naturel- lement est celle des raisons d’une adoption si précoce du seigle comme culture unique et de sa popularité inattendue auprès de la paysannerie locale. Les modifications dont il est question surviennent au moment où, si l’on en juge par les données dont nous disposons, éparses mais très révélatrices dans leur ensemble, Chersonèse commence à s’enfoncer dans une longue et profonde crise économique. Comme j’ai tenté de le démontrer ailleurs, cette crise a touché non seulement la Crimée occi- dentale, mais pratiquement tous les centres grecs et le monde barbare du nord de la mer Noire, et elle a apparemment été la conséquence de brusques changements climatiques et environnementaux 45. Il est évident

43. Z. V. Januševič, Kul’turnye rastenija Jugo-Zapada SSSR po paleobotaničeskim issle- dovanijam, p. 134-136 ; A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 104 sq. ; Z. V. Januševič, A. N. Ščeglov, « Palaeoethnobotanical Material », p. 327‑329. 44. Z. V. Januševič, Kul’turnye rastenija Jugo-Zapada SSSR po paleobotaničeskim issle- dovanijam, p. 134 et 137 ; K. Wasylikowa et al., « East-Central Europe », p. 232 sq. 45. V. F. Stolba, « Monetary Crises in the Early Hellenistic Poleis of Olbia, Chersonesos and Pantikapaion » ; « The Oath of Chersonesos and the Chersonesean Economy in the Early Hellenistic Period ». Outre dans le serment de Chersonèse (IOSPE I2, 401), on trouve des échos de cette crise dans le fameux décret en l’honneur de Protogène (IOSPE I2, 32 A, 25, 59 ; B, 81), qui signale une famine (sitodeiva) et de mauvaises récoltes (ajforiva). Dans le but de vérifier cette hypothèse et d’obtenir des données paléo-environnementales complémentaires, l’auteur a initié en 2005 le pro- jet international interdisciplinaire « Northern Black Sea Area in the 1st Millennium BC : Long-Term Human History and Climate Changes ». Voir I. Ju. Neustrueva et al., « Rekonstrukcija paleobiogeografičeskikh i paleoekologičeskikh uslovij oz. Džarylgač (Severo-Zapadnyj Krym) v pozdnem golocene po paleontologičeskim dannym » ; D. A. Subetto, T. V. Sapelko, V. F. Stolba, « Issledovanija paleolimnologov v Krymu » ; D. A. Subetto et al., « Environmental and Black Sea Level Changes in the Holocene as LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 331 que ces changements, qui ont entraîné des conséquences catastrophiques pour l’économie des cités-Etats grecques, ne pouvaient pas ne pas lais- ser leur empreinte sur le caractère de l’agriculture locale. Miser sur une culture plus résistante a pu être une mesure efficace d’adaptation, dans le contexte d’une crise s’aggravant et de conditions climatiques défa- vorables, ce qui a été et qui reste toujours une stratégie traditionnelle de la paysannerie pour réduire le risque de mauvaise récolte, parallèle- ment à la diversification des semences et au semis dans les interlignes 46. L’augmentation dans les semences du pourcentage de seigle, moins exi- geant envers la qualité du sol et plus résistant à la rigueur des hivers et à la sécheresse des étés, répondait on ne peut mieux à cette nécessité. Bien que quelques trouvailles de graines de Secale cereale aient été faites dans des complexes de Myrmèkion et Hermonassa remontant déjà au VIe s. av. J.-C. 47, c’est manifestement aux tribus scythes de la zone step- pique et de la forêt-steppe que la population de la périphérie agraire de Chersonèse doit d’avoir assimilé cette culture. C’est de là précisément, si l’on en croit les données publiées 48, que proviennent les trouvailles les plus anciennes de seigle pur. Il convient de signaler que des trouvailles de graines isolées sont connues dans cette région dès l’époque du Bronze tardif 49. Parmi les autres cultures agricoles attestées à Panskoe par des trouvailles paléobotaniques, il faut signaler la lentille erviliaire (Vicia recorded in Lakes Saki and Dzharylgach, Crimean Peninsula » ; I. Ju. Neustrueva et al., « Rekonstrukcija paleobiogeografičeskikh i paleoekologičeskikh uslovij oz. Džarylgač (Severo-Zapadnyj Krym) v pozdnem golocene po paleontologičeskim dannym » ; T. V. Sapelko, D. A. Subetto, V. F. Stolba, « Vlijanie rel’efa na razvitie rastitel’nogo pokrova Kryma v golocene ». 46. J. S. Wood, C. G. Knight, « Cross cultural perspectives on human adjust- ments to arid margins », p. 90, 92, 96 sq. ; R. Longhurst, « Household Food Strategies in Response to Seasonality and Famine », p. 27-29 et 33 ; Th. .W Gallant, Risk and Survival in Ancient Greece, p. 36-41. Comparer avec D. Rahmato, Famine and Survival Strategies, p. 195 sq. 47. I. B. Zeest, « Arkhaičeskie sloi Germonassy », p. 54 ; I. T. Kruglikova, Sel’skoe khozjajstvo Bospora, p. 182 ; G. A. Paškevič, « Archaeobotanical studies on the northern coast of the Black Sea », p. 522 sq. 48. K. Wasylikowa et al., « East-Central Europe », p. 231 ; G. A. Paškevič, « New evi- dence for plant exploitation by the Scythian tribes during the Early Iron Age in the Ukraine », p. 597-599. 49. G. A. Paškevič, « Early Farming in the Ukraine », p. 267 sq. ; « Paleoetnobotanični doslidžennja Skhidnoj Ukraïny », p. 13. 332 ÉTUDES DE LETTRES ervilia) et la lentille cultivée (Lens culinaris), ainsi que le millet (Panicum miliaceum) 50. La résistance notoire du millet à la sécheresse et le fait qu’il soit peu exigeant envers la qualité des sols, de même que sa courte période d’arrivée à maturité (60 à 110 jours) 51, qui permet de faire jusqu’à deux récoltes par an, sont de ces qualités importantes qui ont conféré à cette culture, de même qu’au seigle, une importance stra- tégique en condition de famine et de mauvaises récoltes. Bien que des trouvailles de millet soient attestées dans des sites antiques du littoral nord de la mer Noire, particulièrement à Olbia et dans les établissements de son district agraire 52, cette culture n’avait pas acquis auprès des Grecs la popularité dont elle jouissait chez les tribus de la zone steppique et de la forêt-steppe 53. Il est remarquable que le millet ait continué dans des périodes ultérieures à jouer un rôle important dans l’économie locale des habitants des steppes de Russie et d’Ukraine méridionale, où jusqu’au XIXe siècle il faisait partie intégrante de la ration céréalière des Tatares de Crimée, et en représentait même souvent la partie principale. Parmi les cultures pratiquées dans les environs de Panskoe, il faut enfin mentionner la vigne, révélée dans l’établissement par des trou- vailles aussi bien de pépins que de fragments de ceps 54. Le plus ancien

50. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 106 sq. ; A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na poselenii Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV – načale III v. do n.è. », p. 57 et 63 ; Z. V. Januševič, Kul’turnye rastenija Severnogo Pričernomor’ ja, p. 54 ; Z. V. Januševič, A. N. Ščeglov, « Palaeoethnobotanical Material », p. 329. 51. E.g. Ph. M. Smith, « Minor Crops », p. 308 sq. 52. G. A. Paškevič, « Archaeobotanical studies on the northern coast of the Black Sea », p. 515-523. Ces données sont en accord avec l’indication d’Hérodote (IV.17.1) selon laquelle le millet appartient au nombre des cultures pratiquées par des tribus des Callipides et des Alazones, à la périphérie nord de la polis d’Olbia. 53. Z. V. Januševič, « Die Kulturpflanzen Skythiens », p. 87 sq. et 92 ; G. A. Paškevič, « New evidence for plant exploitation by the Scythian tribes during the Early Iron Age in the Ukraine » ; « Archaeobotanical studies on the northern coast of the Black Sea », p. 526 sq. Les plus anciennes trouvailles de millet sur ce territoire remontent à l’époque du chalcolithique (culture de Trypillja et étape tardive de la culture Dniepr- Donets). Voir A. V. Nikolova, G. A. Paškevič, « K voprosu ob urovne razvitija zemle- delija Tripol’skoj kul’tury », p. 89 ; G. A. Paškevič, « Paleoethnobotanični doslidžennja Skhidnoj Ukraïny », p. 12. 54. A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na poselenii Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV – načale III v. do n.è. » , p. 57 et 63 ; Z. V. Januševič, A. N. Ščeglov, « Palaeoethnobotanical Material », p. 329. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 333 de ces témoignages se rapporte au début du IVe s. av. J.-C., ce qui per- met d’avancer que la vigne a été cultivée tout au long de l’histoire de l’établissement. La présence parmi les trouvailles du complexe U6 d’un fouloir de pierre 55, ainsi que d’un couteau de jardin, qui pouvait servir aussi bien à la taille de branches qu’à celle des ceps, pourrait être une indication indirecte de l’existence de la viticulture, et peut-être de l’hor- ticulture. Toutefois, à la différence de ce qu’on observe dans les environs immédiats de Chersonèse, sur la presqu’île d’Héraclée et sur la presqu’île Majačnyj, où la vigne était la culture principale avec un taux d’occupa- tion des terres cultivées parcellées allant jusqu’à 60 %-70 % 56, elle ne pouvait pas à cet endroit, à la périphérie nord du territoire agraire de la polis, opposer une réelle concurrence aux céréales. Le littoral sud de Tarkhankut, où on a exploré, près du cap Ojrat, un lot de terre ayant accueilli un vignoble parfaitement conservé de type chersonésite, qui se présente comme des rangées parallèles de murs de pierre 57, constitue de ce point de vue une exception, de même que les alentours d’Eupatoria, où l’on trouve également des témoignages révélateurs de la spécialisation dans la viniculture de commerce 58. L’inventaire des outils agricoles est complété par de rares trouvailles de socs en métal destinés à optimiser l’efficacité de l’araire 59. Bien que l’usage de socs métalliques soit connu dans l’Antiquité dès l’époque homérique (Hom. Il. 23.238 sqq.), la plupart des trouvailles de tels objets dans le territoire du nord de la mer Noire date de l’époque romaine 60. Seuls deux socs, provenant du comblement du complexe 17 du site de la ville d’Elizavetovskoe, dans le delta du Don, sont proches, par leur datation, des objets de Panskoe 61. Le principal outil de moisson était la

55. L. Hannestad, V. F. Stolba, A. N. Ščeglov, Panskoye I, vol. 1, p. 62, pl. 33.1-3. 56. Voir S. F. Strželeckij, Klery Khersonesa Tavričeskogo, p. 149. 57. A. N. Ščeglov, « Zemel’nyj nadel u mysa Ojrat ». 58. I. V. Jacenko, « Vinodel’nja na poselenii Čajka » ; A. B. Kolesnikov, I. V. Jacenko, « Le territoire agricole de Chersonèse taurique dans la région de Kerkinitis », p. 311-317. 59. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 107, fig. 57 ; E. Ya. Rogov, « Metal Objects », p. 262, n o K 147, pl. 168. Un autre soc a encore été découvert en 1983 dans le bâtiment U7/pièce 51. 60. Voir I. T. Kruglikova, Sel’skoe khozjastvo Bospora, p. 164-167, avec la bibliographie. 61. K. K. Marčenko, V. G. Žitnikov, V. P. Kopylov, Die Siedlung Elizavetovka am Don, p. 174, Abb. 72.1. 334 ÉTUDES DE LETTRES faucille en fer, dont plusieurs exemplaires ont été trouvés à Panskoe 62. Le chaume restant après moisson était manifestement labouré avec la terre, ou brûlé sur pied, ce qui se pratique encore de nos jours dans cette région. Le soin du stockage de la récolte était manifestement l’affaire de chaque ménage ou collectif familial. Nous n’avons à l’heure actuelle pas connaissance de dépôt qui aurait subvenu aux besoins de toute la population. Le mode le plus courant de stockage de la récolte était de le conserver dans des silos à grain ordinaires, creusés dans le sol et qui pou- vaient se trouver aussi bien à l’intérieur des bâtiments qu’à l’extérieur. La conservation des céréales dans de telles fosses, connues chez les Grecs sous le nom de sirov~ (Démosthène 8.45), était largement pratiquée dans le monde antique. Des expériences modernes ont démontré la grande efficacité de ces greniers enterrés 63. A Panskoe, une concentration de sept silos de la seconde moitié du IVe s. av. J.-C. a été découverte à la périphérie orientale de l’établissement, sous les vestiges du complexe du bâtiments U2. D’une profondeur de plus d’un mètre et d’un diamètre au niveau du fond atteignant 1,70 m, ils se présentent sous les deux formes principales qu’on leur connaît par ailleurs : en cloche ou en poire. En comparaison, on n’a trouvé dans l’établissement que relativement peu de pithoi. L’éloignement des grands centres de production de céramique et la difficulté de transporter des conteneurs de grande capacité n’expli- quent pas cette préférence, car des trouvailles de pithoi volumineux ne sont pas rares, par exemple, dans l’établissement de Beljaus et dans l’ex- ploitation rurale de la baie Vetrenaja, aux environs de Černomorskoe 64. Il est naturel de penser que ce sont plutôt ici des considérations d’éco- nomie qui ont pesé dans ce choix, ce que semble également indiquer la pratique largement répandue dans l’établissement de réutilisation sur de longues périodes des amphores, y compris pour le stockage du grain. Dans l’une de ces amphores, trouvée dans la pièce 3 du complexe U6, on a découvert un entassement important de pas moins de 30 000 à

62. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 107, fig. 57 sq. ; E. Ya. Rogov, « Metal Objects », p. 262, n os K 141-147, pl. 168 ; V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2, n o K 68, pl. 75. 63. J. D. Currid, A. Navon, « Iron Age Pits and the Lahav (Tell Halif) Grain Storage Project ». 64. A. Chtcheglov, Polis et chora, p. 124 sq. ; P. D. Diatroptov, « Pifosy s gorodišča Beljaus s graffiti ». LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 335

50 000 grains carbonisés 65. Les pieds de ces amphores étaient en général brisés à dessein, afin de pouvoir les ficher plus commodément dans le sol. Comme il en a été fait mention plus haut, l’élevage était l’autre grande branche de l’économie paysanne de la chôra de Chersonèse 66. A en juger par les restes d’ossements en provenance du bâtiment U6 67, du complexe central U7, ainsi que de la nécropole, le petit bétail à cornes (chèvres et moutons) constituait la base du complexe faunistique de l’établis- sement. Ainsi, dans l’une des inhumations de la nécropole (K43 M3), datée du troisième quart du IVe s. av. J.-C., on a trouvé un ensemble de 334 astragales de mouton ou de chèvre 68. Sept autres astragales sem- blables viennent de la tombe M037. Enfin, dans la pièce 3 du bâtiment U6, on a découvert une coupe contenant 134 astragales de mouton ou de chèvre 69. Tous ces ossements devaient provenir d’au moins 119 ani- maux. Parmi le matériel faunistique du complexe U7, A. K. Kasparov a attribué à des moutons et à des chèvres 284 os qui provenaient de 17 individus 70. Il convient toutefois de noter que ces trouvailles provien- nent de contextes chronologiquement distincts. Quoi qu’il en soit, on peut cependant penser que le cheptel de moutons était bien plus impor- tant que ce qu’indiquent les chiffres minimaux dont nous disposons. Durant la période antique, la prédominance de petit bétail dans le chep- tel était caractéristique pour beaucoup de sites barbares de la zone step- pique, de même que pour les centres grecs du nord de la mer Noire 71. Aux époques ultérieures également, et ce jusqu’à nos jours, l’élevage ovin

65. Z. V. Januševič, A. N. Ščeglov, « Palaeoethnobotanical Material », p. 327. 66. Cf. la discussion dans S. J. Hodkinson, « Animal Husbandry in the Greek Polis » sur le rôle de l’élevage dans l’économie de la polis. 67. A. K. Kasparov, « Osseous Remains ». 68. V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2, p. 107 et 360 sq. 69. A. N. Ščeglov, « Monumental Building U6 », p. 41, pl. 19.3 ; non pris en compte dans le panorama de A. K. Kasparov, « Osseous Remains ». 70. Matériaux non publiés. 71. P. D. Liberov, « K istorii skotovodstva i okhoty na territorii Severnogo Pričernomor’ja v èpokhu rannego železa », p. 120 ; O. P. Žuravl’jov, Istorija fauny i tva- rynnyctva Nyžn’ogo Pobužž’ ja v antičnyj čas, p. 16-18. L’établissement d’Elizavetovka (K. K. Marčenko, V. G. Žitnikov, V. P. Kopylov, Die Siedlung Elizavetovka am Don, p. 168 sq.) constitue une exception à cette règle, de même que certains sites de la région du Dniepr et du Kuban (V. I. Calkin, « Domašnie i dikie životnye Severnogo Pričernomor’ja v èpokhu rannego železa », p. 90 ; N. V. Anfimov, « Skotovodstvo u sindo-meotskikh plemjon Prikuban’ja », p. 5), où prédominent les bovins. 336 ÉTUDES DE LETTRES reste une composante importante de l’économie de Tarkhankut. Les voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles louaient unanimement l’étonnante qualité de la laine des moutons locaux, qui n’avait pas son pareil sur tout le territoire de la Crimée. Les porcins, les chevaux et le gros bétail avaient également une place importante au sein du cheptel de l’établissement de Panskoe. Le par- cage des moutons se faisait de toute évidence sur les versants à pente douce de l’élévation de Tarkhankut, sur lesquels le labour était impra- ticable, comme cela se fait encore de nos jours. Le parcage des animaux sur les terres en jachère n’est pas non plus à exclure. Cette pratique avait cours dans certains lieux de Grèce (Théocrite Idyll. 35.99), bien que les accords officiels d’affermage l’interdisaient en généralIG ( XII 7.62 et XIV 645) 72. D’après des bergers de la région, ce mode de parcage des ovins sur les terres en jachère se pratique souvent en Crimée occidentale encore actuellement. Bien que toutes ces données concernant la faune soient tout à fait significatives, la question du lieu dans lequel étaient tenus tous ces animaux reste actuellement ouverte. Compte tenu de la densité de construction que l’on observe à Panskoe, de la taille et du caractère de l’agencement des bâtiments individuels, on ne peut pas imaginer que le bétail ait pu se tenir sur le territoire même de l’établissement. Apparemment, de manière analogue à ce qu’on peut observer pour les sites de l’époque du Bronze de la région 73, les abris et les enclos étaient situés à une certaine distance des maisons d’habitation, à la périphérie de l’établissement, encore insuffisamment explorée à l’heure actuelle. Les espèces auxquelles appartiennent les ossements aviaires du complexe U7 n’ont malheureusement pas pu être identifiées ; ceux du bâtiment U6 proviennent quant à eux exclusivement d’animaux sau- vages. Les trouvailles de coquilles d’œufs sur les lieux des banquets funéraires laissent toutefois supposer l’existence également d’une pra- tique de l’élevage avicole. Autant qu’on puisse en juger par les rares osse- ments d’animaux sauvages retrouvés (lièvre, renard, gerboise sauteuse

72. H. Michell, The Economics of Ancient Greece, p. 54. Sur l’élevage ovin chez les Grecs anciens, voir O. Brendel, Die Schafzucht im alten Griechenland. Voir également S. Isager, J. E. Skydsgaard, Ancient Greek Agriculture, p. 91-93, qui s’appuient sur les témoignages d’Aristote. 73. P. G. Bilde et al., « Džarylgač Survey Project (DSP) », p. 109-112, fig. 1 ; T. N. Smekalova, V. F. Stolba, Materials for the Archaeological Map of Crimea, p. 30, fig. 9. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 337

[Allactaga jaculus Pall.]), la chasse ne jouait pas de rôle décisif dans l’éco- nomie de l’établissement. Les produits de la mer devaient enrichir de manière plus significative l’alimentation de la population locale, compte tenu de la position littorale de l’établissement et des trouvailles d’arêtes de poisson ou de restes de crabes, de nombreuses coquilles de moules et d’huîtres, ainsi que de vestiges d’équipement de pêche (aiguilles en os pour la confection des filets ; lests de pierre ou de céramique pour les filets, hameçons de bronze, pointes de harpons en bronze ou en fer). Les données dont on dispose sont insuffisantes pour décrire de manière exhaustive les autres domaines de l’activité économique et domestique des habitants de Panskoe, comme le travail des métaux, le filage, le tissage ou la taille de la pierre, même si toutes ont à l’évidence existé. Les fouilles de l’établissement, et en particulier de la nécropole, ont donné une collection impressionnante d’objets de bronze, de fer, de plomb, ainsi que d’argent et d’or 74. Il convient en particulier de men- tionner un groupe de six objets de fer trouvés dans le bâtiment U6 et interprétés comme étant des outils de charpenterie 75. Des trouvailles éparses de moules en pierre témoignent également de l’existence sur le site d’une production de fonderie. Quelques exemples de sculptures en calcaire assez primitives (un relief d’Héraclès et de petits autels portatifs en forme d’oiseaux), trouvés dans le bâtiment U6, sont à ranger selon Ščeglov sur la liste des objets de pro- duction locale 76. On peut ajouter à leur nombre des luminaires taillés dans le calcaire, dont un est à l’évidence une copie d’un objet semblable en céramique, ainsi que la figurine en calcaire d’un héros local (?), le bras droit replié, une coupe à la main et qui prend appui de la main gauche sur un bouclier circulaire, et la figurine cultuelle d’une femme de type barbare (fig. 7.1-2). Tous les monuments funéraires anthropomorphiques de calcaire découverts sur le territoire de la nécropole étaient eux aussi produits dans l’établissement, selon toute vraisemblance. Ces monu- ments funéraires, qui se présentent sous différentes formes, sont d’une

74. E. Ya. Rogov, « Metal Objects » ; V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2, p. 326- 340, n os K 1-92, pl. 68-76. 75. E. Ja. Rogov, « Nabor stoljarno-plotnič’ikh instrumentov iz raskopok zdanija U6 poselenija Panskoe I » ; E. Ya. Rogov, « Metal Objects », p. 264, F 164-169, pl. 166, 169, 170. 76. A. N. Ščeglov, « Cult sculpture, Altars, Sacred Vessels and Votivs », p. 213 sq. et 221, n os G 1, G 5-6, pl. 143, 145, 146. 338 ÉTUDES DE LETTRES qualité de fabrication très variable, allant des objets les plus finement sculptés aux objets très primitifs et grossièrement façonnés (fig. 7.3-4). Cette diversité témoigne selon moi de l’absence sur place d’une produc- tion spécialisée de ces sculptures. Chaque collectivité familiale abordait apparemment ce problème au gré des nécessités, à la mesure de ses forces et selon les capacités artisanales et artistiques de ses représentants. L’importation d’objets de céramique en provenance de Chersonèse et d’Olbia, ainsi que d’autres centres étrangers, ne satisfaisait pas complè- tement les besoins en céramique de cuisine et de table de la paysannerie locale. Une part importante du complexe céramique des établissements ruraux de la chôra de Chersonèse est constituée de céramique modelée, dont l’essentiel était à l’évidence fabriqué sur place (fig. 8). Des traces d’une telle production ont été révélées à Panskoe dans l’une des pièces de la partie nord du bâtiment U6 77. Même si les récipients sont dans leur immense majorité modelés à la main, certains d’entre eux portent des traces d’utilisation, lors de la finition, d’un tour de potier rudimen- taire 78. Ces objets étaient vraisemblablement cuits dans des fosses ou des fourneaux primitifs situés quelque part à l’extérieur de l’établis- sement, car il n’a pas été donné de les découvrir, ni par des moyens archéologiques, ni lors des recherches géophysiques. A Panskoe, comme dans n’importe quel autre site, l’inventaire des types de céramique modelée évolue au IVe et au début du IIIe s. av. J.-C. Pour l’essentiel, les types modelés tombent en désuétude à la fin de la période en question, supplantés surtout par des ouvrages de poterie. Le pourcentage de céramique modelée reste cependant élevé dans l’assor- timent de l’établissement et dépasse considérablement les chiffres cor- respondants de plusieurs autres établissements ruraux antiques du Boug inférieur (tableau 1) 79. Il ne fait pas de doute que durant la dernière période de l’existence de Panskoe, la céramique modelée et la céramique tournée constituent un ensemble cohérent. Si pour l’essentiel la céra- mique tournée d’importation est représentée dans les complexes tardifs par des formes de table, la céramique modelée, dans la vie quotidienne,

77. V. F. Stolba, « Handmade Pottery », p. 180, pl. 134.a. 78. Ibid., p. 182, pl. 135. 79. On trouve un pourcentage encore plus élevé de céramique modelée dans les éta- blissements ruraux des régions reculées de Tarkhankut, comme dans l’établissement de Kel’šejkh 1, que nous avons fouillé en 2010-2011. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 339

Fig. 8 — Trouvailles céramiques de l’établissement et de la nécropole. 340 ÉTUDES DE LETTRES blocs (maisons % de l’assortiment céramique d’habitation) objets entiers fonds quantité totale de fragments 1 15,4 25,0 50,2 2-3 28,6 30,8 55,5 4 20,0 25,5 56,9 5 44,4 16,8 50,2 6 22,0 21,7 57,2 7 12,7 17,5 46,9 8 22,2 * 47,4 9 21,4 * 51,8 10 40,0 30,8 53,8 11 33,3 42,6 53,0 12 7,7 * 46,0 13 22,2 25,6 46,7 14 0,0 16,7 46,7 15 11,1 24,0 49,4 % moyen. 21,5 25,2 50,8

* décompte non réalisé Tableau 1 — Pourcentage de céramique modelée dans le complexe céramique de l’établissement Panskoe I (secteur U7). ne subsiste principalement que pour les formes servant à la préparation de la nourriture. La confrontation des résultats des analyses technologiques et morphologiques montre clairement que l’ensemble des objets modelés se divise en trois groupes importants et non équivalents. Le premier et le plus important en nombre d’objets comprend des céramiques qui repro- duisent, pour la plupart, des formes scythes ordinaires, caractéristiques à l’époque antique de toute la zone steppique du nord de la mer Noire. Chronologiquement, ce groupe couvre toute la période de l’existence de l’établissement. La forme et l’ornementation, de même que certaines techniques de production caractéristiques des objets du deuxième groupe permettent de le rattacher, dans l’ensemble, à la céramique de la période tardive de la culture de Kizil-Koba. Le troisième groupe de céramique modelée, enfin, est constitué d’objets qui imitent dans une mesure plus ou moins large la céramique tournée grecque. L’analyse pétrographique apporte la preuve que l’essentiel de cette céramique était produit dans les limites du territoire de l’établissement LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 341 et dans ses environs. Seul pour un groupe relativement peu représenté de céramique modelée de type Kizil-Koba, il faut supposer une production non locale, distante de l’établissement de 30 à 60 km : il y a été révélé la présence, dans la composition du dégraissant de la pâte argileuse, d’un sable quartzeux absent aux alentours de Panskoe mais caractéristique des plages de la région de la flèche littorale de Bakal et d’Eupatoria. Toutes ces céramiques sont représentées par des fragments plus ou moins grands. Parmi le matériel provenant du bâtiment U6 que j’ai étudié, il n’a été possible de reconstituer aucun exemplaire entier, ce qui distin- gue également ce groupe des autres variantes de céramique modelée ou tournée. Tout cela montre que sa pénétration sur le territoire de l’établis- sement s’est faite en une fois au début de la période d’existence du bâti- ment U6, suite à une migration, selon toute vraisemblance, plutôt qu’en conséquence d’un commerce régional. Un autre indice de l’affluence d’une nouvelle population à cette époque est la brusque augmentation de la superficie de l’établissement. Vient ensuite la question de l’interprétation de ces observations. Avant tout, peut-on considérer la présence de céramique modelée, au sein du complexe céramique de l’établissement, comme un témoignage de l’hété- rogénéité culturelle et ethnique de la population de Panskoe et de la pré- sence dans l’établissement d’une composante locale non grecque à côté de la paysannerie grecque ? Bien que je sois loin de mettre sur un pied d’égalité artefact et ethnos, je continue de croire, comme il a été dit dans ma précédente publication sur les matériaux du bâtiment U6, que l’on peut répondre à cette question par l’affirmative 80. On en a une remar- quable confirmation dans le mobilier de la nécropole, examiné ailleurs

80. Mon interprétation de l’assortiment de céramique modelée du bâtiment U6 a rencontré une objection dans la récente publication de L. Hannestad, « Handmade or Wheel-made ». En indiquant, avec raison, l’éventualité de l’usage de céramique mode- lée par les Grecs, l’auteur ne cherche toutefois pas à expliquer le fait que l’essentiel de cette céramique était produit directement dans l’établissement. Dans l’hypothèse que les Grecs non seulement utilisaient, mais également fabriquaient cette céramique, on n’explique pas pourquoi la préférence pouvait être donnée au moulage primitif à la main au lieu du tour de potier bien connu, et à des formes du répertoire traditionnel des autochtones au lieu de formes plus familières à l’œil grec. Un autre phénomène reste alors inexpliqué, celui de la coexistence de quatre traditions technologiques qui se distinguent par la composition de la pâte céramique, les méthodes de traitement de la surface, les conditions de cuissons et les traditions de décoration. 342 ÉTUDES DE LETTRES en détail 81, qui permet non seulement de savoir qui étaient les habitants vivant dans l’établissement et quelle était leur apparence extérieure, mais aussi quelles étaient leurs conditions et espérance de vie et quelles étaient les dimensions et structures de leurs maisons d’habitation.

Commerce et échange, circulation monétaire

Compte tenu de l’éloignement important de Panskoe des principaux centres commerciaux de la polis qu’étaient Chersonèse et Kerkinitis, une partie des opérations commerciales liées à l’écoulement de la production agricole et à l’acquisition de biens de nécessité se déroulait de toute évi- dence sur le territoire même de l’établissement. C’est aussi là, probable- ment, que les habitants des petites fermes situées à ses alentours proches convergeaient pour commercer. Seule la vente des céréales, considérées par l’Etat comme une production stratégique, faisait l’objet de règles particulières, même si tel n’était apparemment pas toujours le cas. On trouve une indication de cela dans le texte du fameux serment de Chersonèse (IOSPE I2, 401), publié à la fin du IVe siècle ou au tournant des IVe et IIIe s. av. J.-C., au moment où la ville traversait de sérieuses perturbations politiques et sans doute économiques. Les lignes 47-50 de ce document interdisent la vente et le transport de céréales produites « en plaine » (par quoi il faut comprendre le territoire du nord-ouest de la Crimée) vers quelque endroit que ce soit autre que Chersonèse. J’ai exa- miné en détail dans une publication consacrée à ces questions les rai- sons qui ont poussé les autorités de la ville à inclure ce paragraphe dans le texte du document 82, ce qui nous acquitte de la nécessité de nous y arrêter encore une fois ici. En échange de céréales et de produits de l’élevage, les périphéries rurales de l’Etat de Chersonèse accédaient à du vin d’importation (en provenance d’Héraclée du Pont, de Sinope, de Thasos, de Chios, de Mendè ou d’autres lieux) ou produit à Chersonèse, à de l’huile d’olive,

81. V. F. Stolba, « Multicultural Encounters in the Greek Countryside » ; V. F. Stolba, E. Rogov, Panskoye I, vol. 2. 82. V. F. Stolba, « The Oath of Chersonesos and the Chersonesean Economy in the Early Hellenistic Period ». LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 343 des olives salées ou marinées 83, des objets de verre et de métal, ainsi qu’à un large assortiment d’objets de céramique. Avec le passage du nord- ouest de la Crimée sous la juridiction de Chersonèse, la production des ateliers de céramique chersonésites domine nettement dans les trouvailles locales. Le pourcentage de céramique attique à vernis noir et de ses imi- tations est également élevé, ainsi que celui de céramique dite d’argile grise 84, produite à Olbia et dans d’autres centres du nord de la mer Noire, y compris à Chersonèse. Une part importante de la production de centres étrangers qui parvenait jusque-là, sans doute pas directement mais via Chersonèse, faisait de toute évidence partie elle aussi du cycle commercial régional 85. Kerkinitis et Olbia pouvaient constituer d’autres centres comparables de distribution, surtout au début du IVe s. av. J.-C. Si l’on en juge par le fait que des monnaies de ces deux villes se retrou- vent à plusieurs reprises dans les trouvailles monétaires de Panskoe, les liens économiques avec ces centres subsistent à la fin du IVe siècle. Une analyse comparative des marques de vente et des signes de propriété sur les amphores trouvées dans le bâtiment U6 de l’établisse- ment de Panskoe permet d’arriver à cette très importante conclusion : dans le domaine du commerce du vin, une des variétés de transaction de vente qui a pu avoir cours dans la chôra de Chersonèse a été manifes- tement la vente sur commande préalable 86. On ignore si cette dernière touchait aussi les autres marchandises. Il ne fait en revanche pas de doute que le commerce de détail était également pratiqué dans l’établissement. Les trouvailles de petites monnaies d’échange et de poids de balance en plomb, qui correspondaient aux différentes fractions de la mine grecque, en sont des témoignages révélateurs. Dans le cas d’une trouvaille, il s’agit d’une pièce de monnaie en bronze d’Olbia, dite « borysthène », dont les

83. Trois noyaux intacts d’olive de culture ont été découverts à Panskoe I, datant du dernier quart du IVe s. av. J.-C. Voir A. N. Ščeglov et al., « Zemledelie na pose- lenii Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV – načale III v. do n.è. », p. 64 sq. A en juger par les renseignements donnés par les voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles, les oliviers ont été cultivés en Crimée méridionale jusqu’à une période récente. On ignore si cette culture était pratiquée sur la presqu’île de Tarkhankut dans l’Antiquité ou à des périodes plus récentes. 84. Voir S. Handberg, V. F. Stolba, S. V. Ušakov, « Classical and Hellenistic Grey Ware from the Western Crimea ». 85. L. Hannestad, « “ How much came from where ” », p. 182. 86. V. F. Stolba, « Handmade Pottery » ; « Kauri i pročie amulety v pogrebal’nom obrjade nekropolja Panskoe I ». 344 ÉTUDES DE LETTRES bords ont été limés pour ajuster sa masse afin de l’utiliser comme poids de mesure. Alors que le troc devait jouer et jouait assurément un rôle important à toutes les étapes de l’histoire de la chôra de Chersonèse, la monétisa- tion du marché rural et le passage à des formes monétaires de règlement, surtout dans les établissements de la zone littorale, s’effectuent pratique- ment simultanément à l’assimilation par les Chersonésites de la Tauride occidentale. Au cours de toutes les années de fouilles et de collectes sur le site de Panskoe I, il a été trouvé 75 exemplaires de pièces de monnaie 87, ce qui représente une collection que seules les trouvailles de Chersonèse et de Kerkinitis dépassent en nombre. Parmi ces pièces, 54 exemplaires, soit 72 %, sont précisément des pièces de Chersonèse. Les plus anciennes d’entre elles, tant à Panskoe que dans d’autres sites ruraux de la région, datent d’environ 360 av. J.-C. 88. S’appuyant sur la chronologie tradi- tionnelle, aujourd’hui obsolète, qui fait remonter la colonisation de la presqu’île de Tarkhankut par Chersonèse à la deuxième moitié du siècle, on a pu faire des tentatives de voir dans ces trouvailles le résultat de contacts commerciaux précoces, ou une ancienne monnaie qui aurait dû être frappée longtemps avant que les colons chersonésites ne l’intro- duisent dans ces régions 89. Ces explications sont cependant invalidées par le fait que la plupart de ces trouvailles sont des pièces de bronze de très faible valeur nominale, impropres au commerce international ou lointain, et par le fait également qu’elles sont trop nombreuses pour être considérées comme fortuites. Il ne fait actuellement plus de doute que

87. Dans une précédente publication portant sur la découverte de monnaies en provenance de l’établissement, A. M. Gilevič, (« Osobennosti denežnogo rynka pose- lenija Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV-III vv. do n.è. », p. 12) n’en mentionne que 63 exemplaires. Je dois à I. Mirončuk et à V. B. Užencev l’information sur les 12 autres pièces de monnaie, conservées dans des collections particulières et provenant de collectes illégales à l’aide d’un détecteur de métaux. 88. A. M. Gilevič, « Khersones i Severo-Zapadnyj Krym po numizmatičeskim dannym », p. 55 ; V. F. Stolba, « Dom IV v. do n.è. na poselenii Panskoe I », p. 80 ; S. A. Kovalenko, « Nakhodki monet s gorodišča Čajka v Severo-Zapadnom Krymu », p. 145, fig. 2 et 149, n os 3-4 ; V. A. Kutajsov, V. B. Užencev, « Issledovanija gorodišča Kalos Limena », p. 87. Seule une trouvaille remonte à une période plus ancienne, une monnaie coulée d’Istros trouvée sur l’établissement Panskoe I. Voir A. M. Gilevič, V. F. Stolba, A. N. Ščeglov, « Nakhodka monety Istrii v Severo-Zapadnom Krymu ». 89. S. Ju. Saprykin, Denežnoe obraščenie na khore Khersonesa Tavričeskogo v antičnuju èpokhu, p. 45. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 345 la monnaie chersonésite arrive dans cette région en même temps que les colons de Chersonèse. Dans la deuxième moitié du IVe s. av. J.-C., des monnaies de bronze de Kerkinitis et de Panticapée, découvertes dans toute une série d’établissements, font également partie de la circulation monétaire de la chôra lointaine de Chersonèse. A Panskoe, leur pour- centage se monte respectivement à 12 % et 8 %. Des monnaies d’autres villes ont été trouvées sur l’établissement, avec des exemplaires d’Histria, Olbia ou en Thessalie 90. A la différence toutefois de celles de Kerkinitis ou de Panticapée, ces pièces sont isolées ; elles ne faisaient certainement pas partie de la circulation monétaire sur le marché local, mais elles attestent de l’existence de contacts entre l’établissement et ces centres lointains. Les trouvailles monétaires sur le territoire de Tarkhankut, datées tant de l’étape la plus ancienne que des époques ultérieures, sont repré- sentées presque exclusivement par des pièces en bronze, qui pouvaient souvent rester en circulation plus longtemps qu’en ville 91. Quelques trésors de petite taille et trouvailles collectives faites sur le territoire de Crimée occidentale (trésor de Kučuk-Mojnak, trésor de l’établisse- ment de Majak, trésor d’Eupatoria de 1941, ainsi que des trouvailles de Panskoe et de Vladimirovka) 92, ne présentent eux aussi que des pièces de cuivre. Des découvertes de pièces d’argent en dehors de Chersonèse et de Kerkinitis sont très rares, bien qu’il y en ait eu. Une trouvaille unique d’une drachme de Chersonèse de la fin du IVe ou du début du IIIe s. av. J.-C., présentant la tête d’Héraclès sur l’avers et un taureau char- geant sur le revers, a été attestée sur le site de Južno-Donuzlavskoe 93. Une autre pièce analogue, portant des contremarques des deux côtés, a été découverte en 1989 sur le site de Čajka 94. Enfin, la découverte près

90. A. M. Gilevič, « Moneta Larissy iz poselenija Panskoe I ». 91. Comparer avec A. M. Gilevič, « Khersones i Severo-Zapadnyj Krym po numizmatičeskim dannym », p. 55 ; « Osobennosti denežnogo rynka poselenija Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) v IV-III vv. do n.è. », p. 13. 92. A. B. Kolesnikov, « Monety iz raskopok usadeb u Evpatorijskogo majaka », p. 186 sq. et 191-193 ; A. M. Gilevič, « Kučuk-Mojnakskij klad khersonesskikh monet IV-II vv. do n.è. » ; « Khronologija i topografija kladov i kollektivnykh nakhodok kher- sonesskikh monet IV – II vv. do n.è. », p. 363, n o I.4 et 365 sq., n os II.5-8. 93. V. F. Stolba, A. S. Golencov, « Monety iz raskopok i slučajnykh nakhodok na Južno-Donuzlavskom gorodišče », p. 275, n o 1 et 277, fig. 1. 94. De type Anokhin 114. Voir V. F. Stolba, A. S. Golencov, « Monety iz raskopok i slučajnykh nakhodok na Južno-Donuzlavskom gorodišče », p. 276 ; S. A. Kovalenko, 346 ÉTUDES DE LETTRES du site de Kara-Tobe d’un didrachme de Chersonèse de type « tête de la déesse Parthénos – Parthénos terrassant une biche » (Anokhin 88-90), datée du dernier tiers du IVe s. av. J.-C. 95, est bien connue. Un peu plus au sud, au-delà du territoire de Tarkhankut, des monnaies d’argent de Chersonèse ont été découvertes dans le petit trésor malheureusement perdu de Novo-Fedorovka 96. Je viens en outre d’apprendre la trouvaille fortuite dans l’établissement fortifié de Kunan d’une drachme d’argent de Chersonèse du milieu du IIe s. av. J.-C. 97. Ainsi, malgré la rareté de ces trouvailles, il est prématuré de tirer la conclusion que la monnaie d’argent était absente de la circulation sur le territoire de Tarkhankut et que toutes les opérations monétaires sur le marché local se limitaient exclusivement aux petites pièces d’échange en bronze.

Religion et culture

Malgré l’éloignement des centres urbains, qui étaient aussi en général les centres religieux et cultuels de l’Etat, la population rurale de la chôra lointaine de Chersonèse avait une activité religieuse bien vivante, même si on observe distinctement dans ces régions toute une série d’intéressantes particularités. Il n’est guère étonnant, compte tenu du caractère économique de l’établissement de Panskoe et de son éloignement des remparts d’une ville à l’intérieur de laquelle les habitants auraient pu se réfugier en cas de danger, que les principales divinités vénérées par la paysannerie locale aient été Héraclès, protecteur et défenseur du territoire de Chersonèse, ainsi que les divinités associées à l’agriculture. Cette particularité est tout

« Nakhodki monet s gorodišča Čajka v Severo-Zapadnom Krymu », p. 148 et 150, n o 36, fig. 2.1. 95. Je remercie I. Mirončuk pour cette information. 96. A. M. Gilevič, « Khronologija i topografija kladov i kollektivnykh nakhodok khersonesskikh monet IV – II vv. do n.è. », p. 369, n o V.2 ; V. F. Stolba, A. S. Golencov, « Monety iz raskopok i slučajnykh nakhodok na Južno-Donuzlavskom gorodišče », p. 276, n. 6. 97. Au sujet de l’établissement de Kunan, voir T. N. Smekalova, V. F. Stolba, Materials for the Archaeologocal Map of Crimea, p. 12 et 51-54, fig. 29-32. La mon- naie d’argent, avec quelques autres de bronze, a été découverte en 2010 au cours d’une recherche illégale sur le territoire avec un détecteur de métaux. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 347 aussi caractéristique des autres établissements ruraux de la Tauride du nord-ouest. Malgré ses dimensions considérables, Panskoe ne disposait apparemment pas d’un complexe cultuel unique qui aurait répondu aux besoins de toute la communauté. Les sanctuaires domestiques figu- raient le lieu principal du culte rendu aux différentes divinités. Deux sanctuaires de ce type ont été étudiés en détail au cours de fouilles sur l’établissement. Le plus grand des deux, découvert dans la pièce 12 du bâtiment U6 98, était consacré à Déméter et à Sabazios, ce qu’attestent de nombreuses terres cuites, ainsi que l’inscription dédicatoire iJera; Sabazivou sur la paroi d’un skyphos à vernis noir 99, inscription qui est le plus ancien témoignage du culte de Sabazios non seulement sur le ter- ritoire de l’Etat de Chersonèse, mais aussi dans tout le bassin de la mer Noire. Dans une pièce indépendante, devant l’entrée de ce sanctuaire, il y avait un sanctuaire à Héraclès où l’on trouvait, outre un autel de pierre, un relief de calcaire fixé au mur et représentant le héros 100. Ce genre de reliefs, qui montrent un Héraclès debout ou couché et qui sont réalisés avec plus ou moins de maîtrise, sont caractéristiques des établissements ruraux de la chôra lointaine de Chersonèse : on les rencontre sur bien des sites (Mežvodnoe, Kul’čuk, Mojnaki, Čajka, Saki). A en juger par un graffito dédicatoire sur la paroi d’un très grand canthare, le sanctuaire domestique découvert à Panskoe, dans le bâtiment 15 du secteur U7, était également consacré à Héraclès Sôter 101. Dans ce même bâtiment a été découverte une statuette en terre cuite de Pan, considéré comme le protecteur des bergers et de l’élevage (fig. 9). A côté du culte d’Héraclès, on célébrait peut-être à Panskoe le culte de quelque héros local ; c’est selon toute vraisemblance ce héros que représente la statuette composite de calcaire mentionnée plus haut, qui représente un guerrier en pied sur un socle, le bras droit replié, une coupe à la main et qui prend appui de la main gauche sur un bouclier circulaire. Parmi les autres divinités,

98. A. Chtcheglov, Polis et chora, p. 173-175 ; A. N. Ščeglov, « Monumental Building U6 », p. 45-50. 99. V. F. Stolba, « Graffiti and Dipinti », p. 229, H 2, pl. 150, 156. 100. A. N. Ščeglov, Severo-Zapadnyj Krym v antičnuju èpokhu, p. 124, fig. 66.1 ; « Cult sculpture, Altars, Sacred Vessels and Votivs », p. 213 et 221, G 1, pl. 143 ; « Monumental Building U6 », p. 51. 101. V. F. Stolba, « Novoe posvjaščenie iz Severo-Zapadnogo Kryma i aspekty kul’ta Gerakla v Khersonesskom gosudarstve ». 348 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 9 — Statuettes en terre cuite provenant des fouilles du secteur central U7. on trouve également des traces dans l’établissement d’une vénération pour Aphrodite. Outre les protomés en terre cuite découverts dans bon nombre de complexes, on trouve de cela un témoignage révélateur dans l’inscription dédicatoire ∆AfrªoºdivtaªiÉ~, entaillée sur la paroi d’un canthare attique à vernis noir 102. Incontestablement, le culte des morts occupait lui aussi une place importante dans la vie spirituelle de la population locale : des liba- tions aux défunts étaient annuellement organisées sur des tables sacri- ficielles installées près des crépis entourant les kourganes qui servaient de sépultures familiales. Pour ceux qui étaient morts en mer ou loin de leur patrie, et dont le corps ne pouvait pas être inhumé, on construisait des cénotaphes, dont un (K32 M1) a été exploré dans la nécropole de Panskoe. Peut-être s’agit-il précisément du cénotaphe (yeºudavrion) dont il est question dans une lettre particulière sur céramique du complexe U7, où il est demandé de déposer sur ce dernier des sacrifices aux

102. U7/79, liste d’enregistrement 120/193 ; non publié. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 349

Fig. 10 — Graffiti de l’établissement (1, 3-4) et de la nécropole (2). moires 103. Les paysans locaux étaient également familiers des supersti- tions religieuses, dont la plus persistante était la croyance en le mauvais œil 104, répandue chez presque tous les peuples et à toutes les époques. Une collection impressionnante de graffiti, qui compte plus de deux cents inscriptions sur céramique, dans lesquelles le dialecte dorique règne sans partage dès la deuxième moitié du IVe s. av. J.-C., témoigne d’un niveau assez élevé d’alphabétisation de l’établissement de Panskoe (fig. 10). Les noms propres qui y sont représentés sont exclusivement d’origine grecque ou d’Asie Mineure. Cela ne peut toutefois en aucun cas servir de preuve de l’absence sur l’établissement d’une composante barbare, probablement analphabète et restée pour cette raison dans l’ombre de l’histoire.

103. V. F. Stolba, « Grečeskoe pis’mo s poselenija Panskoe I (Severo-Zapadnyj Krym) » ; Bull. ép. 2006, 295 ; SEG LV 859. 104. V. F. Stolba, « Kauri i pročie amulety v pogrebal’nom obrjade nekropolja Panskoe I », p. 157-160 ; « Busy, podveski i amulety ». 350 ÉTUDES DE LETTRES

Conclusion

Les matériaux archéologiques dégagés au cours des prospections archéologiques sur l’établissement de Panskoe I et dans ses environs nous permettent ainsi de brosser un tableau haut en couleur de la vie rurale d’une population à la périphérie de la polis grecque qu’était Chersonèse Taurique. Il reste cependant de nombreuses questions de fond (concer- nant par exemple le caractère de la propriété terrienne, le statut et l’organisation sociale de la population, le pourcentage en son sein de population non grecque, les forces de travail, etc.) auxquelles nos sources ne nous permettent pas encore de répondre. La grande distance séparant Panskoe de Chersonèse, le caractère des constructions d’habitation et la présence d’une vaste nécropole comptant une grande quantité d’inhu- mations d’enfants et de familles, tout cela ne permet pas de douter que l’essentiel de la population y demeurait toute l’année, même si des vents extraordinairement forts et des températures hivernales relativement basses mettaient cette population à rude épreuve. A la différence de Panskoe, où le choix de l’emplacement de l’établissement fut dicté par des considérations stratégiques (la présence d’un port maritime ainsi que le fort préexistant de l’époque olbienne), les petits hameaux et villages, qui surgirent à nouveau durant la deuxième moitié du IVe s. av. J.-C. et que nos prospections de 2009-2011 ont permis de découvrir en grand nombre dans les régions reculées de la presqu’île, tenaient compte pour s’établir du facteur climatique et s’adaptaient de fait aux particularités du paysage. La principale spécialisation économique de l’établissement était l’agriculture, et avant tout la culture de céréales panifiables. A côté du blé et de l’orge traditionnels, le seigle apparaît au début du IIIe s. av. J.-C. en tant que semence autonome. Miser sur le seigle, céréale non commer- çable mais plus résistante et garantissant une récolte même durant les années maigres, était manifestement la réaction de la paysannerie locale à la détérioration des conditions climatiques de la région. La viticulture et l’horticulture, bien que pratiquées dans l’établissement, n’avaient pas l’importance qu’elles pouvaient avoir dans les établissements des alen- tours immédiats de Chersonèse, sur la presqu’île d’Héraclée. Malgré des trouvailles de noyaux d’olives, base avec les céréales et le raisin de la triade méditerranéenne, cette culture n’était assurément pas pratiquée à cet endroit, où la place de l’olivier était occupée par les légumineuses. LA VIE RURALE EN CRIMÉE ANTIQUE 351

Dans l’économie de l’établissement, incontestablement, un rôle impor- tant était dévolu à l’élevage, représenté surtout par l’élevage ovin, ce qui permet de la qualifier d’économie agro-pastorale plutôt que purement agricole. La pêche, si elle était un appoint alimentaire substantiel pour les habitants, n’avait probablement pas de véritable portée économique. Une grande quantité de trouvailles de pièces de monnaie, y compris étrangères, témoigne par ailleurs de l’importance de l’établissement comme port maritime et centre de commerce de détail. La Crimée du nord-ouest reste le principal grenier de Chersonèse jusqu’en 270 av. J.-C., époque où suite à un changement climatique et sous la pression des nomades, le territoire agricole de la polis se réduisit au minimum et son économie subit un profond déclin. Le dernier tiers du siècle connut une renaissance de courte durée de la chôra, mais ce ne fut qu’un bref répit sur la voie de décadence définitive de Chersonèse comme centre économique et politique majeur de la région du Pont septentrional.

Vladimir Fjodorovič Stolba Université d’Aarhus Avec le soutien du Danish Council for Independent Research (bourse 09-069235)

Traduit du russe par Mathilde Reichler Imperiali 352 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Abréviations

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Sauf mention contraire, les figures sont propriétés de l’auteur.