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L'Albanie ou la logique du désespoir

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque XIII 1992 Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte, 9 bis, rue Abel- Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel A La Découverte.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégrale- ment ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français du copyright (6 bis, rue Gabriel- Laumain, 75010 Paris). © Éditions La Découverte, Paris, 1992 ISBN 2-7071-2174-6 A Corentin-Alban

Avant-propos

L'Europe de l'Ouest, qui avait oublié l'existence de l'Alba- nie, accueillit avec curiosité les premiers réfugiés en juillet 1990. Ils arrivaient d'un pays hermétiquement fermé, mysté- rieux et ultra-stalinien dans lequel seuls des groupuscules occi- dentaux, qui chantaient ses louanges, avaient eu le privilège d'entrer. Les Albanais surprirent par leur comportement : dépenaillés, arrogants, violents, incultes, ils rêvaient d'Amé- rique et entendaient jouir sans retard de ce qu'ils croyaient être la consommation capitaliste. Prenant sans nuance le contre- pied de la grotesque propagande du régime de , ils poursuivaient les chimères du seul modèle qu'ils avaient pu se constituer par effraction, en regardant clandestinement les séries américaines et les publicités sur les chaînes italiennes qu'ils étaient parvenus à capter. Réfugiés, ils se croyaient séquestrés en France, en Italie ou en Allemagne, et privés sadi- quement du paradis d'outre-Atlantique. Beaucoup jurèrent de se rendre aussi insupportables qu'ils le pourraient afin d'être expulsés vers les États-Unis, lesquels, bien évidemment, ne les acceptèrent jamais. L'Albanais, après avoir été le « Chinois » de l'Occident, devint le mauvais sauvage de l'Europe. Soumis à des dirigeants despotes, prévaricateurs et cruels, qui vantaient, sans jamais l'incarner, une « morale socialiste » totalement disqualifiée, les jeunes Albanais avaient perdu toute hiérarchie des valeurs. Considérant l'autorité comme négative et répressive, et n'obéissant que sous la contrainte d'une police impitoyable, ils ne purent refréner leurs pulsions en arrivant en Occident, d'où un comportement qui stupéfia. De nom- breux vols, des viols même se produisirent. La rage de fuir ne laissait pas non plus de surprendre. Nou- veaux « boat people » traversant l'Adriatique ou passant par la frontière grecque, des dizaines de milliers d'Albanais s'échappèrent de leur pays. La plupart n'emportaient rien et juraient qu'ils n'y reviendraient jamais. Des enfants de moins de douze ans, sans avertir leur famille, tentèrent aussi l'aven- ture... De partout, les Albanais furent refoulés. Sans le recours à l'histoire, il est impossible de comprendre le désastre albanais. Dans ce pays, le communisme fut diffé- rent du système imposé dans les pays de l'Est. En Albanie, le communisme fut albanais. Le stalinisme n'a pas été une idéologie importée par les Soviétiques, mais le fait d'une élite locale formée en Occident. Dans ce pays pauvre et arriéré où des tribus montagnardes existaient encore en 1945, les diri- geants albanais ont tenté de façonner « l'homme nouveau », en détruisant les structures sociales traditionnelles, et de greffer une industrie lourde sur un tissu économique médiéval. La misère, inouïe pour l'Europe, et le désastre psychologique et moral qui résultèrent de cette expérience sont à la hauteur de sa folie. En Albanie, le nationalisme faisait défaut. Les religions, la structure clanique de la société, les vendettas, les différences culturelles entre populations du Nord et du Sud contribuaient à empêcher l'apparition d'un sentiment nationaliste. Par- dessus tout, les dirigeants de Tirana s'efforcèrent de marier, au stalinisme le plus strict, un patriotisme exacerbé. Ils cré- èrent un « national-communisme » unique en Europe de l'Est, car, partout ailleurs, le nationalisme, ancien et fort, s'oppo- sait au communisme qui prétendait l'effacer. , le dictateur albanais, fut toujours inflexible sur le chapitre de l'indépendance nationale qui assurait la pérennité de son pou- voir personnel. Il n'hésita pas à rompre successivement avec la Yougoslavie, l'Union soviétique — qu'il menaça, dit-on, d'une déclaration de guerre — et avec la Chine. Le régime albanais fut d'une dureté terrifiante. Un propos contre le pouvoir pouvait coûter cinq ans de prison, et la ten- tative d'« évasion » hors du pays, la peine de mort. La prati- que religieuse, interdite en 1967, devint « un crime contre l'État ». La population, vivant dans un climat de caserne, fut mise au pas. La répression, la délation généralisée, l'auto-sous- développement s'aggravaient d'un culte humiliant et obliga- toire de la personnalité d'Enver Hoxha, élevé au rang de divi- nité. Pour imposer un tel régime, les communistes albanais surent habilement utiliser les traits archaïques de la société. Les divisions claniques, la médisance traditionnelle, les divi- sions religieuses servirent le pouvoir, et Hoxha récupéra à son profit l'image du patriarche du clan, à l'autorité sans partage. Au lieu de se décrisper, le régime se durcit à mesure qu'il s'isolait idéologiquement. Purges, emprisonnements et dispa- ritions accompagnaient ces ruptures. Hoxha mourut en 1985. Son successeur, , tenta de prudentes réformes, d'abord dans le domaine des arts et de la culture, puis dans l'économie. La transition démocratique suivit et se fit en dou- ceur, moins du fait d'une volonté politique que de l'état exsan- gue du pays qui ne pouvait plus survivre que grâce à l'aide européenne. Une petite révolte étudiante, à la fin de l'année 1990, la mise à bas de la statue de Hoxha, en février 1991, suffirent à imposer la démocratie dans ce pays dévasté. L'avenir, cependant, reste bien noir. La victoire électorale du Parti démocratique, en mars 1992, n'a pas provoqué le sur- saut espéré. La population aspire toujours à fuir, les investis- sements étrangers tardent, les mesures d'assainissement économique appauvrissent tous ceux qui ne peuvent ni trafi- quer ni recevoir l'aide de parents à l'étranger. Le méconten- tement est si vif que les communistes, rebaptisés « socialistes », ont emporté les élections locales de juillet 1992. Ce livre est un prolongement du précédent, 57, boulevard Staline, qui racontait notre expérience albanaise. Nous avons

1. Élisabeth et Jean-Paul CHAMPSEIX, 57, boulevard Staline. Chroniques albanaises, La Découverte, coll. « Enquêtes », Paris, 1990. vécu dans ce pays de 1982 à 1988. Nous n'étions ni des sympathisants politiques ni des touristes du goulag, mais des enseignants nommés par le ministère des Affaires étrangères français, dans le cadre des accords culturels bilatéraux entre les deux pays. Nous étions chargés d'enseigner la littérature à l'université de Tirana. En contrepartie, un professeur alba- nais était nommé à l'École des langues orientales. Au bout de trois ans d'un séjour pesant, nous pensions quit- ter l'Albanie lorsque Hoxha mourut. La curiosité de voir l'évo- lution du régime nous fit rester. Bien nous en prit car une société civile émergea quelque peu et les bouches s'ouvrirent. En 1990, la parution de 57, boulevard Staline nous valut l'inter- diction de retourner en Albanie. Nous ne perdîmes pas pour autant le contact. Nombre d'amis, français et albanais, s'effor- çaient de nous tenir au courant de la situation. En 1992, les changements politiques nous permirent d'y retourner aux mois d'avril et de juin. Les retrouvailles furent émouvantes avec cer- tains, plus délicates avec d'autres, ex-staliniens zélés ou mou- chards repentis. Si le pays est naufragé sur le plan économique, la parole y est libre. Nous avons pu rencontrer des responsables politiques, dont le président Sali Berisha, d'anciens prisonniers politiques, des gens bien informés sur la Sigurimi, la redoutable police secrète, et des historiens enfin dégagés du carcan idéologique. Ce nouveau livre, L'Albanie ou la logique du désespoir, tente d'expliquer comment ce pays a pu susciter un régime pareil, comment il s'est maintenu et pourquoi Hoxha a élevé à hau- teur de suicide social son utopie stalinienne. Nous nous atta- chons aussi à décrire la transition démocratique qui, sans trop d'effusion de sang, a mis un terme au communisme sans pour cela modifier les mentalités ni les comportements. C'est pour- quoi le livre se divise en deux parties. La première, « L'héri- tage : la construction de l'homme nouveau », évoque la prise du pouvoir du Parti communiste albanais, vite incarné par Enver Hoxha, puis l'isolement progressif du régime au sein du monde communiste. En Albanie, une aristocratie rouge, composée de quelques clans vivant en vase clos, faisait régner la terreur et avait déclaré la guerre à la société traditionnelle. Il en découla un désastre économique et social total. La seconde partie, « L'effondrement : craintes et espoirs », relate la transition démocratique. Ramiz Alia, le successeur de Hoxha, est convaincu de la nécessité de réformer un régime fossilisé, mais reste tenaillé par les hésitations et retenu par les clans conservateurs. Ismaïl Kadaré, le grand écrivain albanais, si souvent mal jugé en Occident et qui a lutté au travers de sa littérature contre le régime, choisit l'exil en 1990. Un cha- pitre lui est consacré. La grande misère du pays et les exodes massifs en décembre 1990, février et août 1991, font implo- ser le régime totalement à bout de souffle. Une autre région majoritairement peuplée d'Albanais est en danger dans les Balkans. Il s'agit du , qui fait actuel- lement partie intégrante de la Serbie. Ses habitants suivent avec inquiétude l'agression serbe en Croatie et en Bosnie, et s'attendent au pire. La région s'est dotée clandestinement d'institutions démocratiques, mais Belgrade considère toujours le Kosovo comme « le cœur de la vieille Serbie » et souhaite le « recoloniser ». Le dernier chapitre, enfin, s'attache à décrire la situation actuelle, dramatique à tous égards. Avec son économie ruinée, sans organisation efficace, sans capitaux, sans structure édu- cative et sans dynamique sociale, l'Albanie, qui a des ressour- ces mais aucun moyen de les exploiter, est à la dérive. Seules les aides alimentaires évitent actuellement la famine. La popu- lation sait maintenant qu'elle est indésirable hors des frontiè- res, mais si elle a le sentiment d'être abandonnée à elle-même à l'intérieur du pays, tout est à craindre. Il ne faudrait pas la condamner à son enfer sous peine de nouveaux exodes et de troubles dans cette région instable des Balkans. Comme il est indispensable, pour comprendre l'Albanie, d'avoir un aperçu sur son histoire, trois chapitres en annexe lui sont consacrés. Ils se proposent de fournir au lecteur les repères essentiels sur cette nation qui, bien que la démocra- tie ait enfin triomphé, a tout perdu dans sa marche forcée vers une utopie suicidaire, y compris peut-être, si l'on n'y prend garde, son capital d'espoir. Nous tenons à remercier, pour leur aide inestimable, Bri- gitte et Michel Cervoni et Liria Begeja, ainsi que pour les informations qu'ils ont bien voulu nous fournir, Kristo Fras- hëri, le père Simon Jubani, Vedat Kokona, Ilia Lëngu, Fatos Lubonja, Evelyne Noygues, Besnik Mustafaj, Arben Puto, Neshat Tozaj, Jusuf Vrioni et Suad Zaganjori.

Élisabeth et Jean-Paul CHAMPSEIX, Izmir-Saint-Malo, 1992. I

L'héritage : la construction de l'homme nouveau

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Hoxha, ou le national-communisme

Sur les routes d'Albanie, ou dans les villes, on rencontrait parfois, à partir de 1985, une étoile en ciment, peinte en rouge, avec ces seules inscriptions : Enver Hoxha 1908-Immortel. Qui fut cet homme vénéré à l'égal de Staline et Mao ? Il est difficile de le savoir. Il découragea toujours les écrivains zélés qui brûlaient d'envie d'écrire une biographie louangeuse. Depuis sa mort, cette volonté est respectée et rien n'est publié sur sa vie, si ce n'est quelques livres de souvenirs qu'il a lui- même composés. Les communistes pourtant affectionnent ce genre littéraire et sont passés maîtres dans l'art de la retou- che et de l'embellissement. Cette lacune mérite donc d'être signalée. Cet homme, à la présence obsédante, a voulu lais- ser dans l'ombre une grande partie de son existence. Le mythe ne s'accommode sans doute pas d'une trop grande précision du détail et a besoin de mystère pour se constituer. Dans les années quatre-vingt, Hoxha était partout. Son buste géant nous dominait de toute la hauteur de son socle lorsque nous montions les marches de la faculté. Au second étage, il s'avançait vers nous, tenant un immense bouquet de fleurs, sur une photo grandeur nature. Les murs des couloirs étaient couverts de slogans louangeurs. Dans chaque classe, y compris les nôtres, son portrait était au mur. Dans les bou- tiques, les cafés, les autobus et même les carrioles à cheval, sa photographie était accrochée. Il était impossible d'échap- per à son regard. Sur certaines collines, comme à Bérat, son prénom géant, écrit au moyen de grosses pierres peintes en blanc, se détachait sur le vert de la végétation. Contrairement aux autres pays communistes qui figeaient les traits de leur « grand leader » dans un unique portrait officiel, l'imagerie de Hoxha était très variée et ne cachait pas son vieillissement. Les cheveux blancs, le visage aminci, les rides faisaient de lui un vénérable patriarche plein de sagesse. L'hymne albanais fut même progressivement délaissé au profit du chant Salut Enver Hoxha : « On dit chez les peuples du monde Qu'une étoile éclaire l'Europe ; Heureux celui que touchent les rayons De cette étoile d'Albanie » Il était le père de la nation. Un slogan déclarait : « Le nom du camarade Enver et celui de l'Albanie se confondent. » Il en était aussi le démiurge : « Le camarade Enver est l'archi- tecte de l'Albanie moderne. » Il était enfin le prophète d'une vérité bafouée dont l'Albanie restait l'écrin inviolé : le marxisme-léninisme. Dans la période 1982-1984, la presse affirmait que le monde occidental et le monde « révisionniste » étaient quasi identiques. Seule la petite Albanie, citadelle inex- pugnable, portait, vaillante, le drapeau de la révolution, espoir des peuples du monde face aux deux empires traîtres, l'URSS et la Chine !

Un intellectuel formé à la française

Sur les origines de Hoxha planent encore des incertitudes. Certes, le manoir turc présenté comme sa maison natale est une reconstruction, mais sur ses photos d'enfance et d'adoles- cence, Hoxha ressemble à un petit lord. Certains, comme l'écrivain Ismaïl Kadaré, affirment que sa famille n'était pas

1. Besnik MUSTAFAJ, Entre crimes et mirages, l'Albanie, Actes Sud, Arles, 1992 très renommée à Gjirokastër. Le clan Hoxha, petit proprié- taire terrien, n'aurait pas exercé de hautes responsabilités municipales comme Enver Hoxha l'affirmait. D'autres rappor- tent que sa famille s'était spécialisée dans le prêt à usure. Une chanson de Gjirokastër dit en effet : « Si j'ai trois vœux à for- muler, je voudrais la maison des Hankoni, les terres des Kara- goshi et l'or des Hoxha » Le père de Hoxha, présenté par la propagande comme un « petit employé », séjourna aux États-Unis et laissa à son frère Hysen le soin d'élever ses enfants. C'est celui-ci qui fut le père spirituel du jeune Enver, lequel ne cachait pas qu'il n'aimait pas son père. De 1923 à 1927, il fut envoyé au lycée français de Gjirokastër, puis, après la fermeture ordonnée par les Ita- liens, au lycée français de Korça de 1927 à 1930. Il reçut donc un enseignement conforme au programme de l'Hexagone et dispensé par des professeurs français. Bachelier, il partit pour la France. Il habita Montpellier de 1930 à 1933 pour y étu- dier les sciences naturelles, qui ne l'intéressaient pas le moins du monde. En 1933, faute de résultats universitaires, sa bourse fut suspendue. Cela ne sembla guère l'affecter et il se rendit à Paris. Très élégant sur les photos de l'époque, il paraît mener joyeuse vie. Il fréquenta les communistes français et admira tout particulièrement Marcel Cachin dont le nom sera donné à un boulevard de Tirana. Il écrivit quelques articles dans L'Humanité. En 1934, il fut nommé fonctionnaire au consulat albanais de Bruxelles, ce qui tend à prouver que ses activités politiques n'étaient pas très intenses. Il s'inscrivit à la faculté de droit en Belgique, mais n'obtint aucun diplôme universitaire.

En 1936, il n'alla pas se battre en Espagne, comme (son futur Premier ministre), mais rentra en Albanie. Il fut nommé professeur au lycée de Tirana et l'année sui- vante, il enseigna au lycée français de Korça où il avait été élève. Il fut chargé par le directeur, Xavier de Courville, mem-

2. Chanson rapportée par M. Kristo Frashëri. bre de l'Action française et ami de Barrès, de donner les cours de morale. On voit mal comment un dangereux révolution- naire aurait été choisi, sous le roi Zogu, pour former les cadres de la nation. De surcroît, dans ses Mémoires, il reconnaît avoir fréquenté la haute société. En 1939, l'Albanie devint officiellement une province ita- lienne. L'armée albanaise est incorporée dans l'armée italienne et le franc-or albanais est aligné sur la lire. Un Conseil supé- rieur corporatif fasciste tient lieu de Parlement. Dès le début de l'occupation, une petite résistance s'orga- nisa sans la participation de communistes. Depuis la Yougo- slavie, les frères Kryeziu et leurs hommes effectuaient des incursions en territoire albanais. Abaz Kupi, avec l'aide des Britanniques, fonda à Belgrade le Front uni des Albanais anti- Italiens. D'abord anti-zoguiste, il se rallia au monarque exilé à Londres. , un bandit d'honneur du genre Robin des Bois, célèbre sous le roi Zogu, harcelait les Italiens avec sa bande, non loin de Tirana. En 1940, l'armée italienne fut envoyée sans préparation à l'assaut de la Grèce. Elle ne tarda pas à connaître un cinglant revers. Dans la débâcle, les Albanais, recrutés plus ou moins contre leur gré, désertèrent et se réfugièrent dans les monta- gnes qu'ils connaissaient bien et auprès d'une population qui les soutenait. Une résistance s'organisa autour de quelques officiers du roi Zogu, abandonnés par leur monarque et oppo- sés à la colonisation italienne. La contre-attaque grecque, qui chassa les Italiens de Korça et de Gjirokastër, ne permit pas une alliance avec les Albanais car les Hellènes avaient toujours des vues sur ces territoires. Aussi les Grecs n'autorisèrent-ils pas la constitution de détachements albanais et rejetèrent-ils leur concours. Ce n'est que plus tard, en Épire, que la résis- tance grecque communiste soutiendra la résistance albanaise naissante dans l'espoir utopique de créer une « Fédération bal- kanique ». Appelée par Mussolini, l'armée allemande écrasa la You- goslavie et la Grèce. En avril 1941, Gjirokastër et Korça étaient reprises. Les forces de l'Axe, à Vienne, décidèrent de créer la « Grande Albanie », incluant le Kosovo, la région de Tetovo et du lac de Prespa en Macédoine, la région d'Ulqin et de Bar au Monténégro ainsi que le sud de l'Épire. La super- ficie du pays doubla et la population de l'Albanie, qui dépas- sait le million d'habitants, augmenta de 800 000 personnes. Cette mesure, destinée à accroître les possessions italiennes, satisfit nombre d'Albanais. Les Kosovars, qui avaient eu à souffrir de la domination serbe, s'en trouvaient libérés et, pour la première fois, toutes les populations albanaises étaient réu- nies à l'intérieur d'une même frontière. Le 3 mai, après la dis- location de la Yougoslavie, le sud de la côte dalmate revint au nouvel État croate. Mussolini fut contraint d'abandonner l'idée de l'annexer. Le 17 mai 1941, un jeune homme courageux, Vasil Laçi, tira au pistolet sur Victor-Emmanuel III dont la voiture pas- sait dans une rue de Tirana ; il le rata et fut pendu dix jours après. Les communistes, faibles et divisés, ne purent rien entre- prendre contre l'invasion italienne. Enver Hoxha ne com- mença sa carrière politique d'activiste que le 28 novembre 1939, quand il participa, à Korça, à la célébration de la fête de l'Indépendance qui prit l'allure d'une manifestation anti- fasciste. Il fut alors exclu des cadres de l'instruction publique. Il élit domicile à Tirana et devint « commerçant », comme l'affirmait le discours officiel qui n'ose dire qu'il s'était fait patron du bistrot « Le Flore ». Une manifestation estudiantine, à Tirana, le 28 octobre 1941, lui valut un mandat d'arrêt auquel il parvint à se soustraire.

Dans la résistance, la formation du parti communiste

Le 8 novembre, le parti communiste fut fondé, non sans dif- ficultés. En 1929, à Korça, un artisan, Mihal Lako, avait pris la tête d'un groupe d'une quarantaine de communistes. En 1934, à Shkodra, un premier petit parti communiste s'était constitué. Il était en relation avec des communistes yougo- slaves. De 1930 à 1936, le Komintern délégua un Albanais formé à Moscou, Ali , jadis membre du groupe « l'Union » d'A. Rustemi, pour tenter d'unifier et d'organi- ser le mouvement communiste. Il n'y parvint pas et dut quitter l'Albanie en 1936, date à laquelle Hoxha revint dans son pays : l'homme de Moscou allait ainsi laisser la place à l'intellectuel formé en France. Entre les deux groupuscules, l'entente ne put se faire et au sein même de chacun d'eux, les divergences entre « trotskistes » et « antitrotskistes » éclataient. L'influence de ces quelques dizaines de communistes qui se déchiraient était évi- demment très faible dans les villes et nulle dans les campagnes. De surcroît, en 1940, une partie du groupe de Korça fit séces- sion et fonda le « Groupe des jeunes », qui eut une certaine influence à Tirana. La situation des communistes n'était pas brillante et bien peu auraient prédit qu'ils seraient maîtres du terrain en 1945. Contrairement à la réputation de pur et dur qu'il acquerra plus tard, Hoxha s'opposa alors aux communistes qui refu- saient l'alliance avec la « bourgeoisie progressiste », les natio- nalistes et les « intellectuels ». Il souhaitait mener une politique de front populaire telle qu'il l'avait vu fonctionner en France. Le communisme d'En ver Hoxha n'était pas le même que celui des marxistes, qui ne voyaient la révolution qu'au travers d'un prolétariat à venir. Si Hoxha envisageait une révolution sociale, il voulait aussi œuvrer pour une révolution nationale qui ferait de son pays une nation moderne. Enver Hoxha fut un communiste stalinien mais aussi, tout comme Zogu, un émule de Mustapha Kemal, fondateur de la République tur- que, dont la mère était albanaise. Hoxha combattit donc le groupe de Shkodra qui constatait qu'il n'existait, en Albanie, ni véritable bourgeoisie, ni véri- table prolétariat. Selon eux, l'idée communiste ne correspon- dait pas à « une nécessité historique », mais était le produit d'« influences étrangères ». Le « Groupe des jeunes » allait plus loin en affirmant que l'invasion italienne allait accélérer la modernisation de l'Albanie et donc favoriser la naissance d'un prolétariat. Ces deux groupes convenaient que les mon- tagnards étaient des vestiges d'un autre âge et que la paysan- nerie, qui représentait 90 % de la population, était ignare et réactionnaire. Dans l'esprit de Hoxha, communisme et natio- nalisme se mêlaient étroitement et il fallait rallier à la cause l'Albanie profonde. Ce n'est qu'après le 3 juillet 1941, date à laquelle Staline ordonna la lutte contre l'Allemagne, que Hoxha allait pouvoir appliquer la politique à laquelle il songeait : unir la résistance, toute la résistance, sous la bannière communiste. Mais avant cela, la situation exigeait que soit enfin fondé un parti com- muniste unique. A Tirana, du 8 au 14 novembre 1941, des représentants de Korça, de Shkodra, et des « jeunes » élirent un comité de sept membres présidé par Enver Hoxha. Cette unification fut ordonnée par le Komintern et deux militants yougoslaves furent chargés de cette tâche. Le parti de Tito ser- vit de modèle au nouveau « Parti communiste d'Albanie ». Le parti yougoslave dominait entièrement ce groupuscule de 200 membres environ qu'il représentait au Komintern. Les communistes, intellectuels et artisans, étaient des cita- dins, mais les villes ne résistèrent guère à l'occupant. Ils par- tirent dans les campagnes pour s'associer aux maquis locaux et tenter de les rallier. Comme ces foyers de résistance com- battaient isolément, les communistes entreprirent d'assurer les liaisons entre les maquis qu'ils avaient pénétrés. Ils menèrent une action de propagande auprès des paysans et des bergers. Ils leur promirent la terre et la disparition des grands proprié- taires terriens, l'indépendance nationale, et tentèrent de trans- former la hargne contre les citadins en esprit de classe antibourgeois. Les fils de paysans, qui ne pouvaient plus émi- grer comme avant, à cause de la guerre, furent recrutés dans l'armée et galonnés. Ces « communistes » ignoraient tout du marxisme. Les Yougoslaves, par la suite, affirmèrent qu'ils eurent toutes les peines du monde à leur faire comprendre les brochures de vulgarisation. Selon eux, lors des séances d'ini- tiation bolchevique, les Albanais ne leur soumettaient que des histoires « de vol et de femmes » ! Ils les appelaient d'ailleurs « les communistes bachi-bouzouks ». Cette politique porta ses fruits. La conférence de Peze, en 1942, réunit certains chefs de tribus du Nord, le monarchiste Kupi et les communistes qui, mieux structurés, prirent la tête du « Front de libération national ». Quelques mois plus tard, les républicains pro-occidentaux et antimonarchistes, qui redoutaient le contrôle des communistes, fondèrent le « Front national ». Il était dirigé par Mit'hat Frashëri, le fils de l'illus- tre homme politique qui lutta pour l'autonomie de l'Albanie au siècle dernier, Abdyl Frashëri. Un des cousins de Hoxha, Nexhat Peshkepia, ainsi que son propre beau-frère, Bahri Omari, y adhérèrent avant de participer au gouvernement albanais sous tutelle allemande. La majorité des derviches bektashis resta neutre dans le conflit. La plupart de ceux qui prirent parti s'engagèrent dans le « Front national », mais d'autres, comme Baba Fejzo, Baba Myftar ou Baba Faja Martaneshi, se rallièrent aux commu- nistes. On verra le rôle qu'ils jouèrent par la suite dans la dis- parition de l'ordre

En Epire, la résistance communiste grecque deviendra considérable et ce n'est pas un hasard si c'est dans le Sud que les communistes albanais seront les plus forts. Sur le territoire albanais stationnaient 100 000 Italiens et

70 000 Allemands. Fin 1942, quelques régions montagneuses, essentiellement au sud, furent libérées. Au mois de décembre, la Grande-Bretagne, l'URSS et les États-Unis déclarèrent vou-

3. Dans notre livre, l'essentiel des remarques sur l'ordre bektashi est tiré du remarquable ouvrage de Nathalie CLAYER, L'Albanie, pays des derviches. Les ordres mystiques musulmans en Albanie à l'époque post-ottomane (1912-1967), Osteuropa-Institut an der Freien Universitât Berlin, Balkanologische Veröffentlichungen, in Kommis- sion bei Otto Harrassowitz, Wiesbaden-Berlin, 1990. L'ouvrage, publié en Alle- magne, est écrit en français. Sur le rôle des bektashis dans l'histoire albanaise, voir infra, chapitre 5, et l'annexe historique, p. 283. loir restaurer, après la guerre, l'indépendance de l'Albanie. Les Italiens entreprirent alors de véritables expéditions mili- taires appuyées par l'aviation. L'armée du FLN y gagna du prestige car elle fut reconnue et félicitée par les Alliés. A par- tir de 1943, des officiers britanniques prirent contact avec tous les mouvements de résistance. Cette année-là, le parti com- muniste comprenait peut-être 700 membres et l'armée de par- tisans passa à 20 000 hommes. Mehmet Shehu était le stratège et le théoricien de la lutte armée. Hoxha, qui n'avait pas de compétence militaire, était commissaire politique. La défaite de Stalingrad inquiéta l'Italie, qui adoucit le régime de l'Albanie. Le lieutenant-général Jacomoni fut rem- placé par le général Pariani. La convention d'unification et les accords douaniers d'avril 1939 furent révisés. L'Albanie retrouva une gendarmerie et une armée plus autonomes ainsi que son drapeau. Maliq Bushati, antizoguiste et patriote, diri- gea le gouvernement. Le parti fasciste fut dissous et remplacé par la Garde de la grande Albanie. Les Yougoslaves savaient que les communistes dominaient dans le Sud, les royalistes en Albanie centrale et les républi- cains dans le Nord. Ils exigèrent que le Kosovo, peuplé majo- ritairement d'Albanais, restât sous tutelle yougoslave. Ils entravèrent par conséquent la réunification des résistances albanaises : une réconciliation entre communistes et républi- cains aurait pu leur coûter une province. Quelques jours après la chute de Mussolini, Hoxha, qui souhaitait l'union nationale, délégua Ymer Dishnica à une rencontre qui se tint à Mukje, non loin de Kruja, avec les républicains, les 1 et 2 août 1943. Contre toute attente, ils tombèrent d'accord pour s'allier et constituer un Comité pour le salut de l'Albanie qui aurait un statut de gouvernement, que la Grande-Bretagne avait pro- mis de reconnaître. Il était aussi question de préserver « la grande Albanie ». Les Yougoslaves ne l'entendaient pas de cette oreille : Hoxha fut sévèrement critiqué et contraint de désavouer son émissaire qui fut exclu du parti. Les conséquences de la rupture de l'accord de Mukje furent importantes. La résistance était définitivement divisée. Cette rupture allait entamer considérablement son potentiel offen- sif contre l'occupant. Chacun pensera à l'après-guerre et n'engagera ses forces que pour obtenir des armes de l'Angle- terre ou pour marquer des points sur les plans psychologique et politique. De fait, ayant divisé la résistance, les Yougosla- ves portent la responsabilité d'un acte qui pèsera lourd sur l'avenir de l'Albanie.

La guerre civile et la victoire communiste

Grâce à l'aide des communistes grecs qui tenaient l'Épire, Leskovik et Përmet furent libérées en mai et juillet 1943. L'Armée de libération nationale fut fondée. Le 6 juillet, pour la première fois, une colonne blindée de la Wehrmacht était attaquée. En représailles, les Allemands massacrèrent les habi- tants du village de Borova. Le mois suivant fut créée, près de Korça, la première brigade de choc de l'armée du FLN, com- mandée par Shehu. Le 8 septembre, l'Italie capitula. Le général Dalmazzo refusa de se rendre aux Albanais et livra ses hommes à la Wehrmacht. Ils furent déportés en Allemagne et quelques-uns passés par les armes. 15 000 soldats préférèrent servir comme garçons de ferme chez les paysans albanais qui les accueilli- rent en vertu des lois de l'hospitalité, tout en surveillant étroi- tement leur comportement vis-à-vis des filles de la maison. Kadaré évoque cet insolite accueil des soldats italiens dans son roman Le Général de l'armée morte. 1 500 Italiens se rangèrent aux côtés des partisans et formèrent le bataillon « Antonio Gramsci », qui était lui-même d'origine albanaise. 70 000 Allemands arrivèrent de Grèce et une division de parachutistes se rendit maître de Tirana. Les villes libérées furent reprises. Les Allemands présentèrent leur invasion comme une libération du joug italien. Ils maintenaient la « grande Albanie » dont ils proclamèrent la neutralité, et favo- risèrent la constitution d'un gouvernement local. Les prison- niers anti-italiens furent libérés. Une Assemblée nationale fut convoquée le 16 octobre. Cette politique habile calma la résis- tance nationaliste qui ne se retourna pas contre la Wehrmacht. Les Britanniques auraient voulu que les royalistes et les répu- blicains fussent plus offensifs, mais l'Angleterre ne pouvait leur promettre le Kosovo car Churchill soutenait Tito. Dans l'esprit de beaucoup d'Albanais, le parti communiste qui « sacrifiait » le Kosovo passa pour une force purement proslave. L'Assem- blée nationale rompit officiellement tous liens avec l'Italie et désigna un Conseil supérieur de quatre membres représentant les différents groupes religieux du pays. Dans le Nord, des pac- tes fondés sur la parole donnée, la besa, furent conclus entre les chefs de clan et les autorités allemandes. De son côté, Abaz Kupi fonda un parti monarchiste, La Légalité, ce qui lui valut d'être exclu du FLN. Les Allemands ne s'intéressaient pas à l'Albanie et cher- chaient seulement à contrôler les grandes villes, les axes de communication et les côtes pour prévenir un débarquement. Les partisans, qui avaient dû se replier face à l'armée alle- mande, reprirent leurs actions. En octobre, lors d'une bataille sur les bords de l'Erzen, les hommes de Myslim Peza tuèrent une quarantaine d'Allemands. Parmi ces morts se trouvait le neveu du maréchal Goering. La Wehrmacht tenta alors trois offensives, au Kosovo, en Albanie centrale, puis dans le Sud, contre l'armée des partisans. En janvier, l'état-major commu- niste encerclé dans le Mati ne dut son salut qu'à la première brigade de Shehu qui, progressant dans les montagnes ennei- gées, parvint à le rejoindre, puis à rompre les lignes alleman- des. L'état-major anglais, constatant que l'armée encadrée par les communistes était efficace, lui envoya des armes, sans tenir compte des réserves émises par les officiers britanniques qui combattaient aux côtés des républicains. Cet armement allait servir dans l'inévitable guerre civile qui éclata quand les Alle- mands se retirèrent. Le 22 mai, à Tufinë, le Front républicain et les chefs de clan du Nord constituèrent une alliance anticommuniste. Deux jours plus tard, à Permet, le FLN décida de se transformer en gouvernement provisoire. Un Conseil antifasciste de libération nationale fut organisé et présidé par le docteur Nishani, com- pagnon de route du parti communiste. Ce Conseil élit à son tour un comité exécutif de treize membres dirigé par le secré- taire général du PC, En ver Hoxha lui-même. Il fut décrété que toutes les organisations n'appartenant pas au FLN seraient hors la loi. Le roi Zogu, toujours en Grande-Bretagne, fut interdit de séjour. La Wehrmacht, flanquée de 15 000 Albanais, lança une der- nière offensive le 28 mai. Les communistes durent se replier, mais l'appui des forces communistes grecques dans le secteur Vlora-Gjirokastër permit de la repousser. Les Allemands étaient encore en Albanie lorsque la guerre civile commença. Indifférents aux menaces anglaises, les com- munistes, qui dominaient le Sud grâce au voisinage des com- munistes grecs, amorcèrent une remontée vers le Nord. Les royalistes de l'Albanie centrale furent vaincus ainsi que les. montagnards. La « capitale » de la tribu des Mirdites, Orosh, fut investie. Les combats furent longs et sans merci. Le 9 septembre, les Britanniques opérèrent un débarque- ment de commandos qui fut menacé par les troupes commu- nistes. Ils rembarquèrent en récupérant les officiers de liaison congédiés par Hoxha. Abaz Kupi, quant à lui, fut évacué par avion sur Bari. Comme l'Armée rouge approchait et que les Anglo- Américains avançaient en Italie, l'armée allemande s'apprêta à évacuer la Grèce. De faibles garnisons, en Albanie, devaient couvrir sa retraite. En octobre, les communistes s'emparèrent de Vlora, de Fieri, de Lushnje et de Korça. Le 22, à Bérat, le Comité antifasciste de libération fut transformé en « Gou- vernement démocratique d'Albanie », avec pour président et ministre de la Défense Enver Hoxha. Tirana devint alors un objectif plus politique que militaire. L'administration militaire allemande avait quitté la ville en y laissant une garnison. Shehu l'attaqua le 29 octobre, sou- tenu par l'aviation alliée. Le 17 novembre, la Wehrmacht éva- cua la capitale et, le 29, abandonna Shkodra. L'Albanie s'était débarrassée de l'armée allemande sans l'aide de l'armée sovié- tique. Ce même mois, le chef de la mission militaire yougo- slave déclara sans ambages devant le comité central du Parti communiste albanais : « L'Albanie ne peut édifier son écono- mie, ni se développer toute seule car l'impérialisme n'en ferait qu'une bouchée... La seule voie pour elle est celle de son rat- tachement à la Yougoslavie en une confédération, voire sous une forme plus étroite. » Des bataillons albanais passèrent la frontière pour épauler les résistants yougoslaves au Kosovo. Les communistes étaient maîtres du terrain. En septembre 1946, les « républicains », flanqués des montagnards, parvin- rent à reprendre Shkodra un court moment. Fidèles à leur réputation, les Mirdites résistèrent très longtemps et leur der- nier maquis ne fut liquidé qu'en 1950. Les tribus que les Otto- mans n'avaient pu réduire furent massacrées par leurs frères. Il est difficile de faire le bilan de la guerre pour l'Albanie car le pouvoir communiste a grossi les chiffres « officiels » qui ne font évidemment pas la distinction entre le conflit contre l'occupant et la guerre civile. Il affirme qu'il y eut 28 000 tués, 21 000 blessés et que 36 % des habitations furent détruites. Quoi qu'il en soit, les destructions rendaient pathétique la situation de ce pays déjà fort pauvre avant guerre. Cependant, pour la première fois, l'Albanie pouvait croire que, dans le monde fraternel du camp socialiste, son indépendance était assurée. Elle allait se heurter à l'impérialisme rouge. 2

Hoxha au pouvoir, ou une rupture peut en cacher une autre

En décembre 1945, des élections truquées donnèrent au Front démocratique, dirigé par les communistes, 93 % des voix. Le 11 janvier, une Assemblée constituante proclama l'Albanie « République populaire ». Le parti communiste triomphait, en apparence du moins, car il était profondément divisé. La fraction « ouvrière » souhaitait le rattachement à la Fédération yougoslave alors que les « intellectuels », avec Hoxha, voulaient l'indépendance. Les pro-yougoslaves l'emportèrent avec la victoire sur les nazis. Koçi Xoxe, homme de confiance de Belgrade et ministre de l'Intérieur, devint le maître de l'Albanie. Bien que chef du gouvernement et secré- taire du parti, Hoxha se voyait dépossédé du pouvoir. Il ne cessa de reculer. Il déclara même au journal Borda de Belgrade, en avril 1945 : « Nous ne sentons plus aujourd'hui aucune dif- férence entre les Albanais et les Yougoslaves. » Pour survivre, il renia les communistes anti-yougoslaves. Il condamna Sej- fulla Maleshova qui, comme lui sans doute, était prêt à accep- ter le plan Marshall pour échapper à Tito. Nako Spiro, membre du bureau politique, désespéré par l'emprise du grand voisin, se suicida en 1946. La même année, Hoxha se rendit à la conférence de Paris pour affirmer l'indépendance de l'Albanie et, contre l'opinion grecque, s'efforça de ranger son pays aux côtés des nations vic- torieuses. Quelques mois après, en novembre, éclata l' « affaire de Corfou » qui allait envenimer les relations avec les Anglo- Saxons. Deux navires anglais passant devant Saranda, dans le détroit de Corfou, sautèrent sur des mines, ce qui causa la mort de 44 marins. L'affaire fut portée devant le tribunal de la Cour internationale qui condamna l'Albanie à payer un dédommagement. Celle-ci, se déclarant innocente, refusa de payer. En représailles, la Grande-Bretagne garda dans ses cof- fres les 1 574 kilos d'or de la Banque d'Albanie que les Alle- mands avaient pillés et que les Alliés avaient récupérés. (Il faudra attendre le 8 mai 1992 pour qu'un accord soit signé à Rome : en échange d'un dédommagement de 10 millions de francs, Londres s'engagera à restituer l'or.)

Le miracle de la rupture soviéto-yougoslave

L'Albanie devint la septième république yougoslave. Un pacte d'assistance fut signé, les barrières douanières disparu- rent et les commandements militaires s'unifièrent. La fusion des deux pays était imminente. Hoxha freinait toutefois des quatre fers. Il demanda à être reçu par Staline en juillet 1947, mais n'obtint rien. Il ne plut guère. Molotov déclara : « C'est un bel homme et il laisse une bonne impression. Il est très cultivé mais on sent les influences occidentales dans son éducation » Staline est plus pénétrant : pour lui, Hoxha est « un petit bourgeois trop enclin au nationalisme2 ». Le maître du Kremlin méprisait foncièrement les petits peu- ples. Il déclarait : « Quels gens arriérés et primitifs sont les Albanais... Ils sont fidèles comme des chiens mais c'est la caractéristique des primitifs. Chez nous les Tchouvaches sont aussi fidèles comme des chiens. Les tsars russes les choisissaient comme gardes du corps . » L'Albanie n'est même pas invi- tée lors de la création du Kominform en 1947 et, l'année pré-

1. Vladimir DEBIJER, Tito parle, cité dans John HALLIDAY, The Artful Albanian, Chatto & Windus, Londres, 1986. 2. Milovan DJILAS, Conversations avec Staline, Gallimard, Paris, 1962. 3. Vladimir DEBIJER, Le Défi de Tito, Gallimard, Paris, 1970. cédente, Soviétiques et Yougoslaves déclaraient en coulisses qu'ils n'étaient pas favorables à l'entrée de l'Albanie à l'ONU Staline ignorait tout de l'Albanie et souhaitait son rattachement à la Yougoslavie. Il dit à Djilas, communiste yougoslave, compagnon de la première heure de Tito, en jan- vier 1948 : « Nous ne nous intéressons pas à l'Albanie. Nous sommes d'accord pour que la Yougoslavie avale l'Albanie. [...] Il rapprocha alors les doigts de sa main droite et portant celle- ci à sa bouche, il fit mine d'avaler5. »

En 1948, la rupture entre l'URSS et la Yougoslavie fut le miracle qui sauva Hoxha. Il fut naturellement le premier diri- geant des pays de l'Est à emboucher la trompette antititiste. Il s'acharna sur « le maréchal des traîtres » et dénonça tous

les accords. Il renvoya militaires et techniciens yougoslaves, puis se tourna vers ses adversaires politiques. La fraction ouvrière et stalinienne, qui avait écrasé les « trotskistes » alba- nais avant même d'entrer dans la résistance, était abasourdie.

Elle collaborait avec le maître de la Yougoslavie qui passait pour le meilleur lieutenant de Staline, et devint, du jour au lendemain, « titiste » et « révisionniste »... Le clan Hoxha,

flanqué de Shehu, la liquida impitoyablement. Xoxe, leur chef, fut exclu du parti, jugé pour haute trahison, et fusillé. Le premier congrès du parti, en novembre 1948, restaura l'autorité de Hoxha. Comme l'exigeait Staline, qui réservait au seul parti soviétique le qualificatif de « communiste », le PC A devint le Parti du travail.

Là encore, l'Albanie se distingue des autres pays de l'Est. Les procès truqués imposés par Staline éliminèrent des diri- geants comme Rajk, Slansky ou London qui cumulaient deux défauts : ils connaissaient l'Occident parce que le plus souvent ils s'étaient battus en Espagne, et étaient, à des degrés divers, nationalistes. En Albanie, la purge antititiste produisit l'effet contraire en donnant le pouvoir aux dirigeants les plus euro-

4. Nicolas MARTIN, La Forteresse albanaise, Fayolle, Paris, 1979. 5. Milovan DJILAS, op. cit. péens et les plus nationalistes. Toutes les déconvenues que l'Albanie allait infliger à l'URSS partent de là. En 1949, les communistes grecs furent vaincus. L'armée grecque fit des incursions en Albanie pour les poursuivre. Après la défaite, ceux qui auront choisi de s'installer en Alba- nie vivront mal leur condition de minoritaires et auront sou- vent maille à partir avec le régime de Tirana. Les Anglo-Américains entraînèrent et parachutèrent des commandos albanais dans l'intention, quelque peu utopique, de renverser le régime en assistant des maquisards qui le com- battaient encore. Certes, une large fraction de la population était prête à se soulever, mais pas sans l'intervention directe des Anglo-Saxons. Elle craignait à juste titre une terrible répression car le pays était déjà quadrillé par le parti et sa police, la Sigurimi. Pour comble de malchance, les actions anglo-américaines étaient coordonnées par le célèbre espion au service de Moscou, Kim Philby. Tous les points de parachu- tage étaient connus à l'avance de la Sigurimi qui attendait la descente des commandos et les capturait. S'étant emparée de leurs émetteurs, la police put intoxiquer les militaires occiden- taux. Quelquefois, par bonheur, les pilotes polonais, connais- sant mal le terrain, larguaient les opposants albanais là où on ne les attendait pas. Mais l'opération se solda par un échec Des maquis subsisteront cependant. En octobre 1949, un accrochage se produisit dans les environs de Tépélène. En décembre, un combat éclata non loin d'Elbasan. En 1951, plu- sieurs bombes explosèrent à la légation soviétique à Tirana. Deux ans après, des foyers de résistance luttaient encore dans le nord du pays. Une collaboration étroite lia l'Union soviétique à l'Albanie. En 1950, le malheureux ministre adjoint du Commerce, Niasi Islami, qui avait déclaré que les camions livrés par les Rus- ses étaient fraîchement repeints mais à bout de course, fut contraint au suicide par , déjà procureur au

6. Nicholas BETHELL, La Grande Trahison, Flammarion, Paris, 1985. procès de Xoxe. Hoxha fut fasciné par Staline, qui vit arri- ver à lui un jeune dirigeant se déclarant volontairement son humble vassal et semblant sincèrement l'aimer. Dans son ouvrage Avec Staline (1979) Hoxha exprimera un net transfert paternel : « Non, Staline ne fut pas un tyran, il ne fut pas un despote. C'était un homme attaché aux principes, juste, sim- ple, affable et plein de sollicitudes pour les hommes... » Il fut ébahi quand Staline coupa lui-même le poulet et lui éplucha un fruit. Jusqu'à sa mort, en 1985, Hoxha allait défendre pieu- sement la mémoire de Staline. L'Albanie, cependant, n'inspirait guère les Soviétiques. Boulganine renâclait à livrer des armes car, selon ses informa- tions, trop de « fils de beys et d'agas » étaient officiers dans l'armée. Staline, perfide, après avoir évoqué l'aide soviétique, questionna Hoxha : « Et les Albanais eux-mêmes travailleront- ils? » Seuls les drames shakespeariens s'approchent des convul- sions qui vont ébranler le pays pendant quarante ans. Purges, exclusions, salves tirées à l'aube, déportations de clans... Le pouvoir est concentré dans les mains de quelques-uns. Survi- vre est un art quand on est ministre ou lorsque l'on siège au comité central. En 1953, sur les 31 membres du comité cen- tral de la période 1943-1948, 9 seulement restaient en fonc- tion car 22 avaient été épurés, dont 14 exécutés 7 La mort de Staline navra Hoxha. Toute la population de Tirana fut « conviée » à participer au deuil et vint se « recueil- lir » et s'agenouiller sur la place centrale lors d'une « grand- messe » communiste. La déstalinisation menaçait directement Hoxha, et la spectaculaire réconciliation entre Khrouchtchev et Tito semblait le condamner. Là encore, Hoxha recula et attendit son heure. Il accepta une direction collective tout en plaçant ses hommes liges. Il interrompit la polémique avec les Yougoslaves, et s'avisa de faire juger à huis clos ,

7. Thomas SCHREIBER, L'Évolution politique et économique de la République populaire d'Albanie, La Documentation française, Paris, 1969.