L'albanie. Ou La Logique Du Désespoir
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ENQUÊTES Collection dirigée par Jean Guisnel DANS LA MÊME COLLECTION Irène Barki, Pour ces yeux-là. La face cachée du drame argentin : les enfants disparus. Bernard Bragard, Frédéric Gilbert, Catherine Sinet,J.M. Le feuilleton niçois. Anne-Marie Casteret, L'affaire du sang. Elisabeth et Jean-Paul Champseix, 57, boulevard Staline. Chro- niques albanaises. Anne Devailly, Les charismatiques. Jacques Expert, Gens de l'Est. Blanche Finger et William Karel, Opération « vent printanier ». Fausto Giudice, Têtes de Turcs en France. Fausto Giudice, Arabicides. Une chronique française 1970-1991. Jean Guisnel, Les généraux. Enquête sur le pouvoir militaire en France. Jean Guisnel et Bernard Violet, Services secrets. Le pouvoir et les services de renseignements sous François Mitterrand. Alain Hertoghe et Alain Labrousse, Le Sentier lumineux du Pérou. Un nouvel intégrisme dans le tiers monde. Pierre Jouve et Alain Magoudi, Les dits et les non-dits de Jean- Marie Le Pen. Noël Mamère, La dictature de l'Audimat. Yves Mamou, Une machine de pouvoir : la Direction du Trésor. Michel de Pracontal, Les mystères de la mémoire de l'eau. Serge Quadruppani, L'antiterrorisme en France ou la terreur inté- grée, 1981-1989. Aline Richard et Sophie Veyret, Cobayes humains. Les secrets de l'expérimentation médicale. Jeanne Villeneuve, Le mythe Tapie. Chronique des années quatre-vingt. Günter Wallraff, Tête de Turc. Günter Wallraff, La vérité comme une arme. Vingt-cinq ans de jour- nalisme d'investigation. Elisabeth et Jean-Paul Champseix L'Albanie ou la logique du désespoir ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque Paris XIII 1992 Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte, 9 bis, rue Abel- Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel A La Découverte. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégrale- ment ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français du copyright (6 bis, rue Gabriel- Laumain, 75010 Paris). © Éditions La Découverte, Paris, 1992 ISBN 2-7071-2174-6 A Corentin-Alban Avant-propos L'Europe de l'Ouest, qui avait oublié l'existence de l'Alba- nie, accueillit avec curiosité les premiers réfugiés en juillet 1990. Ils arrivaient d'un pays hermétiquement fermé, mysté- rieux et ultra-stalinien dans lequel seuls des groupuscules occi- dentaux, qui chantaient ses louanges, avaient eu le privilège d'entrer. Les Albanais surprirent par leur comportement : dépenaillés, arrogants, violents, incultes, ils rêvaient d'Amé- rique et entendaient jouir sans retard de ce qu'ils croyaient être la consommation capitaliste. Prenant sans nuance le contre- pied de la grotesque propagande du régime de Tirana, ils poursuivaient les chimères du seul modèle qu'ils avaient pu se constituer par effraction, en regardant clandestinement les séries américaines et les publicités sur les chaînes italiennes qu'ils étaient parvenus à capter. Réfugiés, ils se croyaient séquestrés en France, en Italie ou en Allemagne, et privés sadi- quement du paradis d'outre-Atlantique. Beaucoup jurèrent de se rendre aussi insupportables qu'ils le pourraient afin d'être expulsés vers les États-Unis, lesquels, bien évidemment, ne les acceptèrent jamais. L'Albanais, après avoir été le « Chinois » de l'Occident, devint le mauvais sauvage de l'Europe. Soumis à des dirigeants despotes, prévaricateurs et cruels, qui vantaient, sans jamais l'incarner, une « morale socialiste » totalement disqualifiée, les jeunes Albanais avaient perdu toute hiérarchie des valeurs. Considérant l'autorité comme négative et répressive, et n'obéissant que sous la contrainte d'une police impitoyable, ils ne purent refréner leurs pulsions en arrivant en Occident, d'où un comportement qui stupéfia. De nom- breux vols, des viols même se produisirent. La rage de fuir ne laissait pas non plus de surprendre. Nou- veaux « boat people » traversant l'Adriatique ou passant par la frontière grecque, des dizaines de milliers d'Albanais s'échappèrent de leur pays. La plupart n'emportaient rien et juraient qu'ils n'y reviendraient jamais. Des enfants de moins de douze ans, sans avertir leur famille, tentèrent aussi l'aven- ture... De partout, les Albanais furent refoulés. Sans le recours à l'histoire, il est impossible de comprendre le désastre albanais. Dans ce pays, le communisme fut diffé- rent du système imposé dans les pays de l'Est. En Albanie, le communisme fut albanais. Le stalinisme n'a pas été une idéologie importée par les Soviétiques, mais le fait d'une élite locale formée en Occident. Dans ce pays pauvre et arriéré où des tribus montagnardes existaient encore en 1945, les diri- geants albanais ont tenté de façonner « l'homme nouveau », en détruisant les structures sociales traditionnelles, et de greffer une industrie lourde sur un tissu économique médiéval. La misère, inouïe pour l'Europe, et le désastre psychologique et moral qui résultèrent de cette expérience sont à la hauteur de sa folie. En Albanie, le nationalisme faisait défaut. Les religions, la structure clanique de la société, les vendettas, les différences culturelles entre populations du Nord et du Sud contribuaient à empêcher l'apparition d'un sentiment nationaliste. Par- dessus tout, les dirigeants de Tirana s'efforcèrent de marier, au stalinisme le plus strict, un patriotisme exacerbé. Ils cré- èrent un « national-communisme » unique en Europe de l'Est, car, partout ailleurs, le nationalisme, ancien et fort, s'oppo- sait au communisme qui prétendait l'effacer. Enver Hoxha, le dictateur albanais, fut toujours inflexible sur le chapitre de l'indépendance nationale qui assurait la pérennité de son pou- voir personnel. Il n'hésita pas à rompre successivement avec la Yougoslavie, l'Union soviétique — qu'il menaça, dit-on, d'une déclaration de guerre — et avec la Chine. Le régime albanais fut d'une dureté terrifiante. Un propos contre le pouvoir pouvait coûter cinq ans de prison, et la ten- tative d'« évasion » hors du pays, la peine de mort. La prati- que religieuse, interdite en 1967, devint « un crime contre l'État ». La population, vivant dans un climat de caserne, fut mise au pas. La répression, la délation généralisée, l'auto-sous- développement s'aggravaient d'un culte humiliant et obliga- toire de la personnalité d'Enver Hoxha, élevé au rang de divi- nité. Pour imposer un tel régime, les communistes albanais surent habilement utiliser les traits archaïques de la société. Les divisions claniques, la médisance traditionnelle, les divi- sions religieuses servirent le pouvoir, et Hoxha récupéra à son profit l'image du patriarche du clan, à l'autorité sans partage. Au lieu de se décrisper, le régime se durcit à mesure qu'il s'isolait idéologiquement. Purges, emprisonnements et dispa- ritions accompagnaient ces ruptures. Hoxha mourut en 1985. Son successeur, Ramiz Alia, tenta de prudentes réformes, d'abord dans le domaine des arts et de la culture, puis dans l'économie. La transition démocratique suivit et se fit en dou- ceur, moins du fait d'une volonté politique que de l'état exsan- gue du pays qui ne pouvait plus survivre que grâce à l'aide européenne. Une petite révolte étudiante, à la fin de l'année 1990, la mise à bas de la statue de Hoxha, en février 1991, suffirent à imposer la démocratie dans ce pays dévasté. L'avenir, cependant, reste bien noir. La victoire électorale du Parti démocratique, en mars 1992, n'a pas provoqué le sur- saut espéré. La population aspire toujours à fuir, les investis- sements étrangers tardent, les mesures d'assainissement économique appauvrissent tous ceux qui ne peuvent ni trafi- quer ni recevoir l'aide de parents à l'étranger. Le méconten- tement est si vif que les communistes, rebaptisés « socialistes », ont emporté les élections locales de juillet 1992. Ce livre est un prolongement du précédent, 57, boulevard Staline, qui racontait notre expérience albanaise. Nous avons 1. Élisabeth et Jean-Paul CHAMPSEIX, 57, boulevard Staline. Chroniques albanaises, La Découverte, coll. « Enquêtes », Paris, 1990. vécu dans ce pays de 1982 à 1988. Nous n'étions ni des sympathisants politiques ni des touristes du goulag, mais des enseignants nommés par le ministère des Affaires étrangères français, dans le cadre des accords culturels bilatéraux entre les deux pays. Nous étions chargés d'enseigner la littérature à l'université de Tirana. En contrepartie, un professeur alba- nais était nommé à l'École des langues orientales. Au bout de trois ans d'un séjour pesant, nous pensions quit- ter l'Albanie lorsque Hoxha mourut. La curiosité de voir l'évo- lution du régime nous fit rester. Bien nous en prit car une société civile émergea quelque peu et les bouches s'ouvrirent. En 1990, la parution de 57, boulevard Staline nous valut l'inter- diction de retourner en Albanie. Nous ne perdîmes pas pour autant le contact. Nombre d'amis, français et albanais, s'effor- çaient de nous tenir au courant de la situation. En 1992, les changements politiques nous permirent d'y retourner aux mois d'avril et de juin. Les retrouvailles furent émouvantes avec cer- tains, plus délicates avec d'autres, ex-staliniens zélés ou mou- chards repentis. Si le pays est naufragé sur le plan économique, la parole y est libre. Nous avons pu rencontrer des responsables politiques, dont le président Sali Berisha, d'anciens prisonniers politiques, des gens bien informés sur la Sigurimi, la redoutable police secrète, et des historiens enfin dégagés du carcan idéologique. Ce nouveau livre, L'Albanie ou la logique du désespoir, tente d'expliquer comment ce pays a pu susciter un régime pareil, comment il s'est maintenu et pourquoi Hoxha a élevé à hau- teur de suicide social son utopie stalinienne. Nous nous atta- chons aussi à décrire la transition démocratique qui, sans trop d'effusion de sang, a mis un terme au communisme sans pour cela modifier les mentalités ni les comportements.