© Flammarion, Paris, 1986 SOMMAIRE

HOMMAGE A GUSTAVE LEBEL 7 INTRODUCTION 9 CHRONOLOGIE 14 DE A PARIS 17 PREMIERES ŒUVRES. PRODUCTION RELIGIEUSE 17 UN ARTISTE DE COUR. ANTOINE CARON VERS 1560 ...... 19 MASSACRES 21 TABLEAUX ANONYMES 21 LE MASSACRE DES TRIUMVIRS 26 LES MASSACRES DU TRIUMVIRAT 28 L'HISTOIRE DE LA REINE ARTEMISE 53 SUJETS ET DESSINS DE L'HISTOIRE D'ARTEMISE 57 LA REMISE DU LIVRE ET DE L'EPEE 79 L'EQUITATION 81 L'HISTOIRE DES ROIS DE 85 TRIOMPHES DES SAISONS 105 TRIOMPHE DE L'HIVER 105 TRIOMPHE DE L'ETE 108 TRIOMPHE DU PRINTEMPS 109 ASTRONOMES OBSERVANT UNE ECLIPSE 111 L'EMPEREUR AUGUSTE ET LA SIBYLLE DE TIBUR 129 L'APOTHEOSE DE SEMELE 135 ABRAHAM ET MELCHISEDECH 137 LE MARTYRE DE SIR THOMAS MORE 142 LE CARROUSEL A L'ELEPHANT 144 PORTRAITS 149 PORTRAITS D'ANTOINE CARON 151 ANTOINE CARON PORTRAITISTE 153 ANTOINE CARON ET SES GRAVEURS 177 LES IMAGES DE PHILOSTRATE 182 LES TAPISSERIES DES VALOIS 189 NOTES 201 CATALOGUE 207 DESSINS D'ANTOINE CARON 207 DESSINS FRAGMENTAIRES 214 DESSINS PERDUS 216 ADDENDUM AUX PEINTURES D'ANTOINE CARON ...... 217 APPENDICES 218 ATTRIBUTIONS ANCIENNES 218 MASSACRES DU TRIUMVIRAT, TABLEAUX ANONYMES ...... 221 BIBLIOGRAPHIE 223 EXPOSITIONS 226 INDEX 227 CREDITS PHOTOGRAPHIQUES : 231

HOMMAGE A GUSTAVE LEBEL

La véritable découverte d'Antoine Caron remonte au 12 décembre 1936, jour où Gustave Lebel aperçut le tableau de L'Empereur Auguste et la Sibylle de Tibur dans une exposition-vente à l'Hôtel Drouot. Ce jour-là il déclara, en effet, à sa fille et à son gendre réunis à la maison : «Je suis le premier à avoir vu un tableau d'Antoine Caron. » Dès le lendemain, il alertait ses amis les conservateurs du musée du , qui devaient, à son avis, faire immédiatement l'acquisition de cette œuvre. « Vous êtes bien gentil, mon cher Lebel, lui répondit-on, mais il n'est pas question de déléguer quelqu'un de nos services pour assister à cette vente, nous recevons demain le président de la République ». Gustave Lebel, décidé à pousser les enchères, se présenta à l'Hôtel Drouot, assez ému car il était timide et surtout très anxieux de laisser échapper ce tableau, présenté dans un somptueux cadre Renaissance ; à sa grande surprise il devait emporter cette adjudication pour la somme de 2 000 francs. Le musée du Louvre reçut le tableau en donation de Gustave Lebel en 1938, après qu'il eut figuré en 1937 à l'exposition des Chefs-d'œuvre de l'art français (n° 36 du catalogue). Cette découverte n'était pas uniquement l'effet du hasard, car Gustave Lebel (1870-1945), doué d'une grande mémoire visuelle, s'était déjà signalé par de remarquables travaux d'érudition, épaulés par des disposi- tions pleines de sensibilité pour la peinture de paysage et pour le dessin. Il avait été, à l'Ecole des Chartes, l'élève assidu d'Anatole de Montaiglon qui lui avait commenté les beaux dessins de l'Histoire de la reine Artémise et avait lui-même publié, en 1850, une étude sur Antoine Caron. Après d'heureuses découvertes sur Jean Clouet, Paolo Farinati, Nicolas Poussin, Claude Gillot, Gabriel de Saint-Aubin, etc., Gustave Lebel travailla pendant dix ans, sur les conseils de J.-J. Marquet de Vasselot, à une Bibliographie des revues et périodiques d'art parus en France de 1746 à 1914 (publiée après sa mort dans la Gazette des Beaux-Arts de janvier/mars 1951). Cet ouvrage, dénommé désormais « le Lebel », est devenu indispensable aux chercheurs. La découverte d'Antoine Caron a donc récompensé la persévérance et le désintéressement d'un érudit plein de talents, dont nous avons largement exploité les archives personnelles. En hommage à cette contribution essentielle à la connaissance de l'art français, la bibliothèque du musée de la Renaissance au château d'Ecouen, où l'on trouvera une très riche documentation sur la période et notamment sur les portraits français des xve et xvie siècles, a été baptisée « salle Gustave Lebel ». 1. Portrait d'Antoine Caron (Autoportrait). 1592. Crayon, 35,3 X 24,9. Paris, Bibliothèque nationale, cabinet des estampes. INTRODUCTION

Comme nous essayerons de le démontrer dans les pages qui suivent, une analyse attentive des œuvres d'Antoine Caron permet de se rendre compte d'une manière assez précise des conditions dans lesquelles s'est développé son art. L'artiste fait d'abord de larges emprunts aux Italiens de Fontainebleau (Rosso, Primatice, Nicolo dell'Abate), souscrivant par là à l'engouement général pour les formules maniéristes qu'il adapte cependant de façon originale ; plus tard il s'oriente vers un classicisme que l'on peut dire très français, et sa personnalité marque d'un sceau particulier la fin du xvie siècle. Sa date de naissance (1521) et celle de sa mort (1599) suffisent à démontrer que Caron se trouve à la charnière des deux Ecoles de Fontainebleau ; il est donc utile d'analyser son œuvre de façon détaillée, et plus intéressant encore pour l'histoire de l'art d'en faire la synthèse afin de comprendre comment s'articule cette évolution1. Sous quelles influences Caron a-t-il abordé le maniérisme, comment l'a-t-il subi et assimilé, à quelles dates a-t-il pris de nouvelles orientations, pourquoi a-t-il été dans l'obligation de faire certains choix? En prenant l'exemple précis d'un seul artiste, essayons d'imaginer comment le maniérisme lui- même est devenu pour nous une des dernières conquêtes de l'histoire de l'art, entre la Haute Renaissance et la période baroque. Le maniérisme est une révolution qui, à partir du second quart du xvie siècle, toucha toutes les disciplines artistiques, aussi bien l'architec- ture, la sculpture, la peinture et la gravure, que la poésie et la musique, etc. Il est au demeurant impossible d'admettre que le rythme de la civilisation brusquement « s'ébranle et se désagrège plus rapidement qu'au Moyen Age »2, sans qu'existent des causes fondamentales qui expliquent ce phénomène. Pour le comprendre, il faut d'abord se tourner vers l'Italie, où les signes avant-coureurs d'un art anticlassique se manifestent dès la fin du Quattrocento3. En 1494, Charles VIII investit la péninsule, prétendant reconquérir des droits héréditaires sur la Sicile. En concluant des alliances locales, il exacerbe du même coup les rivalités des républiques italiennes ; ce qui permet plus tard à Charles Quint de leur apporter son soutien, puis d'intervenir de façon éclatante en commettant « un sacrilège sans précédent »4 : le sac de Rome de 1527, la défaite et l'incarcération du pape ! Etant donné que la papauté pressurait la catholicité pour financer ses fastueuses entreprises architecturales, l'humiliation de 1527 vint mettre un terme à l'une des orientations majeures de la création et contribua à redistribuer les cartes du mécénat. La dislocation de la clientèle traditionnelle oblige les artistes à créer un nouveau style qui réponde à l'attention de nouveaux commanditaires3. Ceux qui demeurent fidèles au pape, tel Benvenuto Cellini (maître artificier pendant le siège du château Saint-Ange en 1527), évoluent peu, mais ceux de la partie adverse s'empressent d'innover et cela à tel point que l'année 1527 est admise comme la date de naissance du maniérisme ultramontain. Une telle évolution était prévisible depuis plusieurs années, en raison de la fragilité des frontières politiques de l'Europe, sans cesse en pleine contestation. Les succès de François 1er provoquent tant de jalousies que ses rivaux mettent secrètement au point le « grand plan », pour profiter par surprise des premières faiblesses de l'orgueilleux souverain. La défaite de Pavie en 1525 semble une occasion inespérée pour procéder au démembre- ment de la France, en lui enlevant plus de la moitié de son territoire ; mais un conflit surgit entre Henri VIII d'Angleterre et Charles Quint, qui fait échouer ce projet trop ambitieux. Le chauvinisme français interprète la bataille de Pavie comme un regrettable incident qui met en évidence la bravoure du roi François protégeant ses chevaliers au péril de sa vie, puis supportant bravement sa captivité en Espagne6. Malheureusement les State papers, c'est-à-dire les archives diplomatiques anglaises, et les nombreux rapports des ambassadeurs vénitiens montrent bien que Pavie a été l'une des plus grandes défaites de la France, précédant de peu le sac de Rome. Le monde est ébranlé par ces événements et leurs répercussions sociales ; le mécénat se transforme en partie, entraînant la révolution maniériste. Ce processus irréversible montre bien que tout changement important sur le plan politique, social ou religieux, se répercute dans le monde des formes, loi qui se vérifie dès 1530 à Florence, où la fin de la dernière République entraîne une évolution immédiate des arts. Le maniérisme de la seconde Ecole de Fontainebleau résulte en France de causes analogues et on lui connaît des équivalents dans toute l'Europe. Aux Pays-Bas apparaît, en 1572, un nouveau maniérisme flamand, après la révolte contre Philippe II. En Russie, Ivan le Terrible parvient difficile- ment à dominer les peuplades tartares en 1571 et en profite pour affirmer son autorité par une réorganisation un peu brutale7. Tout cela a une incidence certaine sur la Pologne qui se prépare à accueillir comme roi notre futur Henri III, en 1573. Aux circonstances politiques et aux troubles sociaux s'ajoutent les événements de la Réforme : rappelons que Luther affiche ses Propositions à Wittemberg en 1517 et que Calvin publie l'Institution chrétienne en 1536. Comme l'écrit R. Huyghe, « le rêve unitaire de la Renaissance s'écroule avant l'achèvement du premier tiers du xvie siècle »8. En France, de violents affrontements politiques et religieux aboutissent, en août 1572, à la Saint-Barthélemy, date de naissance d'un nouveau maniérisme français, celui de la seconde Ecole de Fontainebleau. L'année 1572 semble donc agir comme un détonateur sur l'évolution de l'esthétique : bouleversement perçu également par les écrivains, tel Montaigne à partir de la mort de son père en 1568. Nous insistons sur ce point car le bouillonnement du maniérisme s'exprime aussi dans « les œuvres d'art verbales, c'est-à-dire la littérature » . Montaigne abandonne alors ses fonctions au parlement de Bordeaux, tout en conservant une certaine activité diplomatique à la Cour. Il se retire dans la solitude de son château et commence la rédaction des Essais (édités en 1580). Lors de son périple italien (1580-1581), il s'intéressera fort peu à la peinture, et le voilà pourtant qui décore à profusion sa demeure, à l'imitation de ce que font les châtelains du voisinage, non seulement de citations des auteurs de l'antiquité répandues partout, jusque sur les solives des plafonds, mais aussi de nombreuses fresques sur les murs 10 : un Jugement de Pâris, un Incendie de Troie, des Athlètes et gladiateurs couvrant l'arène d'un amphithéâtre, allusion certaine aux guerres politico-religieuses, et encore le général athénien Cimon nourri dans sa prison par sa fille Pero, Mars et Vénus surpris par Vulcain, Vénus déplorant la mort d'Adonis. Montaigne avait sous les yeux le spectacle charmant de « figures fraîches et gracieuses », mais cette gaillardise choqua sans doute les esprits pudiques du xix' siècle, qui ordonnèrent, hélas, la destruction de tous ces tableaux. Montaigne, dans son chapitre « De l'Amitié » (Essais, XXVIII), exprime son admiration pour les décorations intérieures de sa demeure et souligne sa satisfaction de surprenante façon : « Considérant la conduite de la besogne d'un peintre que j'ai (dans mon château), il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vide tout autour, il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et estrangeté. » Est-il plus lucide définition du « maniérisme », et tellement plus nuancée que cette affirmation souvent invoquée : « Le maniérisme, c'est le style de l'excès »11? Le passage est d'autant plus intéressant qu'il a été rédigé avant 1580, c'est-à-dire dans les années mêmes où nous avons situé la naissance de l'esthétique maniériste en France ( 1572). Non seulement il y a convergence de dates, mais Montaigne lui-même est un des premiers maniéristes de la littérature française. Beaucoup de spécialistes considèrent, en effet, l'artifice, la distorsion, la disproportion, l'absence d'unité chez cet auteur, comme autant de procédés caractéristiques de la littérature maniériste ; de même l'inversion, la périphrase, l'ellipse, la litote, l'asyndète,... « Montaigne appartient chronologiquement à la période maniériste et on a même pu dire qu'il se situe au seuil du baroque12. » Caron, quant à lui, ne fut sans doute pas gêné outre mesure par les répercussions qu'eurent les troubles politico-religieux sur les relations des artistes avec leurs patrons, puisqu'il bénéficiait de la protection person- nelle de Catherine de Médicis. Beaucoup, certes, ne pouvaient pas en dire autant. Nous avons entendu, autrefois, un conférencier parisien affirmer que « Ronsard avait eu la dignité de ne rien écrire pendant deux ans après la Saint-Barthélemy ». Nous pensons plutôt que Ronsard avait perdu ses protecteurs protestants comme les Coligny et qu'étant bien connu pour les éloges qu'il leur décernait contre récompenses, il eut des difficultés pour s'attirer ensuite les bienfaits des catholiques. Stylistiquement, l'adhésion de Caron au maniérisme se manifeste dans la typologie de ses personnages, le choix de ses couleurs et la construction de ses perspectives. Caron, comme tous les artistes de son temps, n'a pas manqué d'admirer Raphaël (mort en 1520) dont il reprend même certaines figures de L'Ecole d'Athènes dans ses Astronomes observant une éclipse (fig. 106). D'autre part, l'artiste profite ici des événements astronomiques exception- nels qu'il met en scène, pour insister sur la vivacité des couleurs, parti pris caractéristique du maniérisme. On remarque enfin dans ce tableau une très nette différence d'échelle entre les lignes et les monuments du premier plan et ceux du fond, qui a pour effet d'accroître exagérément la profondeur de la perspective et de renforcer le caractère fantastique, presque onirique de la scène. Caron avait déjà utilisé ce procédé dix ans auparavant dans le Massacre des Triumvirs (fig. 14) dont Anatole de Montaiglon critiquait les « espaces vides »13. Il faut voir là au contraire, comme dans l'agitation extrême des figures, le traitement en vue plongeante des architectures et le dégradé atmosphérique des tons, autant de composantes maniéristes de l'art néanmoins si personnel de Caron. Il est rarement fait allusion à Michel-Ange à propos de notre artiste. Pourtant, après la mort du grand maître (1564), Caron ne tarda pas à exprimer l'admiration qu'il lui vouait, dans son tableau des Massacres du Triumvirat de 1566 (fig. 17). L'art de Michel-Ange est évoqué ici à travers la figure isolée du guerrier qui, au centre du tableau, brandit la tête d'un supplicié, et dont l'équilibre sophistiqué, loin d'obéir à « la ligne serpentine »14 de Parmesan, mieux adaptée aux grâces féminines, renvoie plutôt aux fortes musculatures des nus michelangélesques, à leur mouve- ment continu en « spirale héroïque », incarnation idéale de l'énergie. Il suffit de comparer les dessins des Travaux d'Hercule de Michel-Ange (Windsor) avec notre grand guerrier, pour comprendre ce que Caron a voulu exprimer en évoquant les travaux de son illustre devancier, qui, devenu aveugle, aimait palper les formes des statues de l'Antiquité. Caron enfin se soumet aux modes de son temps en donnant à ses figures, surtout dans ses dessins, des corps très allongés, des allures dansantes qui se répondent de part et d'autre de ses compositions. Il sait jouer de la disproportion des bustes et des jambes étirées contrastant avec les têtes minuscules, et de la démesure des gestes. Il mise également sur le décor magnifié par des perspectives outrées dont la construction demeure cependant rigoureuse. Le foisonnement, l'excès de l'ornement égarent peut-être l'imagination dans des sites parfois étranges, mais suscitent l'étonnement et l' émotion, objectifs principaux du maniérisme. Dénonçant l'étrangeté d'un tel art, « le personnage coupé à la taille, au premier plan, qui tourne le dos au spectateur, regardant comme lui la scène, le redoublant, n'appartient ni à l'espace du tableau, ni à celui du spectateur »15 A partir de 1573, Caron est comblé par les succès qu'il remporte dans l'organisation des fêtes royales. Ainsi, celles données en 1573 en l'honneur des deux délégations de Polonais venues à Paris pour rencontrer le duc d'Anjou que leurs compatriotes ont choisi pour roi. Ces fêtes se déroulent aux Tuileries avec un faste inoui ; on en possède des récits détaillés et l'illustration à travers l'une des Tapisseries des Valois (fig. 176-177). Plus tard, en 1581, ont lieu les fêtes pour les noces du duc de Joyeuse. Caron est alors plus indépendant, il se consacre davantage à ses peintures de chevalet qu'il vend fort cher, et se fait une spécialité de tableaux- pamphlets, dissimulant sous des sujets anodins les persiflages politiques les plus cinglants16. Vers 1590, dans Abraham et Melchisédech (fig. 131), il ridiculise Philippe II d'Espagne « en le travestissant en Loth, personnage biblique de fâcheuse réputation »17. Il s'en prendra plus tard, dans le Carrousel à l'Eléphant, à Mme de Sourdis qui, dans l'intérêt de sa famille, favorise les écarts sentimentaux de sa nièce Gabrielle d'Estrées avec le roi Henri IV. Caron utilise donc sa peinture comme une arme dans les luttes politico-religieuses et les rivalités de l'aristocratie. Il paraît même se complaire à cette situation, en acceptant des commandes qui lui sont évidemment confiées par le parti des « politiques ». Son art s'exprime en toute indépendance dans des compositions originales aux couleurs brillan- tes. Aussi sa production devait-elle avoir un énorme succès dans un milicu que distrayaient fort les images allusives et l'interprétation des symboles. « Caron nous est maintenant suffisamment connu pour que nous puissions comprendre la renommée dont il a été entouré par ses contemporains et lui rendre la place très particulière qu'il doit tenir dans le développement de l'art français au xvic siècle. Il est un décorateur avant tout par la grâce attachante de ses compositions, mais il est aussi un narrateur très ingénieux, un portraitiste et un redoutable polémiste dans ses tableaux à double signification. S'il dissimule, en effet, sous un vêtement antique les horreurs des massacres et des guerres civiles, il nous fait sentir la violence de ceux de son siècle, dont il a partagé les passions ; s'il nous présente un Mystère tiré d'une histoire légendaire, s'il fait défiler des triomphes des saisons, l'occasion de ces diverses présentations est toujours quelque fête de la Cour à laquelle il a assisté et dont il a souvent été l'ordonnateur. Par là, tout en ne nous donnant certes pas une représentation de la réalité, en la transposant sur un plan décoratif et de fantaisie, son œuvre prend un intérêt vivant et documentaire. « Nous pouvons donc considérer Caron comme le traducteur le plus fidèle de cette société tourmentée de la seconde moitié du xvie siècle, où les plaisirs de l'esprit, les spectacles, les fêtes et les jeux de la Cour formaient un si saisissant constraste avec les passions déchaînées de la politique et de la religion18. » Jean Ehrmann Lauréat de l'Institut de France Membre d'honneur de la Société de l'histoire de l'art français.

Nous témoignons notre reconnaissance aux spécialistes qui nous ont manifesté leur confiance en nous apportant l'aide inappréciable de leur érudition : M. Jean-Pierre BABELON, Conservateur en chef aux Archives nationa- les ; M. François BERGOT, Conservateur en chef du musée des Beaux- Arts de Rouen; M. Christian DITTRICH, Conservateur au Cabinet des dessins de Dresde; M. Robert FOHR, historien de l'art, ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome; M. Roger TRINQUET, vice-président des « Amis de Montaigne » M. Robert MAILLARD est à l'origine du présent ouvrage. L'éditeur le prie de trouver ici l'expression de sa reconnaissance. TABLE CHRONOLOGIQUE

1521 Naissance d'Antoine Caron à Beauvais. 1530 Rosso à Fontainebleau. 1532 Primatice à Fontainebleau. 1540 Mort du Rosso. 1540/1550 Mention de Caron dans les Comptes des Bâtiments du Roi à Fontainebleau, aux appointements de 14 livres par mois. 1551 Nicolo dell'Abate peint à Fontainebleau. 1559/1560 Travaux de Caron, sous les ordres de Primatice, à Fontainebleau, aux appointements de 50 livres par mois. 7 juin 1559 Caron est « peintre de Mme la duchesse de Valentinois » (avant la mort de Henri II). Il se porte garant par acte notarié des travaux confiés au peintre Martin Ligoux dans le château de Blainville. 6 avril 1561 Fondation du « Triumvirat français » contre les huguenots. 1561 Caron est chargé de la décoration de la Porte Saint-Denis pour l'Entrée de Charles IX, mais cette fête est remise à 1571. 1562 Nicolas Houel signe la dédicace des dessins de l' Histoire de la reine Artémise. 1566 Caron signe son tableau des Massacres du Triumvirat. 1570 Mort du Primatrice. 1571 Mariage d'Antoine Caron et de Jeanne Bitouzet. Mort de Nicolo dell'Abate. 1572 Trois paiements à Caron comme « painctre et dessaigna- teur du Roy » et comme « maître painctre et enlumineur du Roy ». Caron participe à l'organisation des fêtes pour le mariage de Marguerite de Valois et Henri de Navarre. 24 août 1572 Massacre de la Saint-Barthélemy. 15 sept. 1573 « Antoine Caron a la charge des peintures » pour l'entrée solennelle du roi de Pologne (le futur Henri III) à Paris. Il est associé au poète Dorat et à l'architecte et sculpteur Germain Pilon. 19 oct. 1575 Caron est nommé « juré de la corporation des maîtres peintres de Paris ». 19 sept. 1580 Mariage de sa fille Suzanne Caron avec le peintre Pierre Gourdelle ; dans le contrat, Caron est désigné comme « peintre et valet de chambre ordinaire du Roy ». 1581 Caron participe à l'organisation des fêtes pour les noces du duc de Joyeuse. 22 août 1583 Mariage de sa fille Marie Caron avec le graveur Thomas de Leu. 1599 Mort de Caron à l'âge de 78 ans à Paris. 1600 « Anthonius Caron inventor » sur un portrait équestre d'Henri IV, gravé par Gilbert Vœnius. 1614 Première édition illustrée des Images de Philostrate, avec dix gravures de l'invention de Caron. François Ier est né en 1494 Il règne de 1515 à 1547, épouse Claude de France en 1514, puis Eléonore d'Autriche en 1530. Henri II est né en 1519 Il règne de 1547 à 1559, épouse Catherine de Médicis en 1533. François II est né en 1544 Il règne de 1559 à 1560, épouse Marie Stuart en 1558. Charles IX est né en 1550 Il règne de 1560 à 1574, épouse Elisabeth d'Autriche en 1570. Henri III est né en 1551 Il règne de 1574 à 1589, épouse Louise de Lorraine-Vaudémont en 1575. Henri IV est né en 1553 Il règne de 1589 à 1610, épouse Marguerite de Valois en 1572, puis Marie de Médicis en 1600. Duc d'Alençon, 1554-1584 — fils d'Henri II Catherine de Médicis 1519-1589 — épouse Henri II en 1533. Diane de Poitiers 1500-1566 — épouse Louis de Brézé en 1513 et devient la maîtresse d'Henri Il. Jeanne d'Albret 1528-1572 — épouse Antoine de Bourbon en 1548. Marie Stuart 1528-1587 — épouse François II en 1558. Gabrielle d'Estrées 1573-1599 — maîtresse d'Henri IV à partir de 1590. Marie de Médicis 1573-1642 — épouse Henri IV en 1600. 2. La Flagellation. Plume, lavé de bistre, rehaussé de blanc, 33,7 X 32,3. Paris, musée du Louvre, cabinet des dessins. DE BEAUVAIS A PARIS Premières œuvres Production religieuse Emergeant de quatre siècles d'oubli, l'œuvre à ce jour redécouvert d'Antoine Caron comporte de nombreux dessins d'une haute qualité et des tableaux insolites peints pour la Cour de France et dans son ambiance au long d'une carrière de cinquante ans. Aucun autre artiste français du xvie siècle ne peut encore se prévaloir d'un tel corpus. Les archives concernant Antoine Caron et sa famille étant très fragmentaires, il est difficile d'imaginer quelle put être l'influence de son milieu sur sa formation. Il arrive à Fontainebleau avant 1550, dans la décennie qui suit la mort du Rosso, alors que la suprématie du Primatice s'affirme depuis plusieurs années déjà. Entre 1541 et 1550, Caron reçoit les modestes appointements de quatorze livres par mois (les comptes bloqués de ces dix années ne nous donnent aucune précision sur la date exacte des versements) et il est occupé, semble-t-il, à des travaux de restauration dans la Grande Galerie du château royal. Il fait donc une apparition modeste parmi les artistes italiens, mais il a déjà donné la mesure de son talent avant l'âge de trente ans, en exécutant dans sa ville natale de Beauvais une importante production religieuse. Beauvais Les destructions de monuments du xvie siècle ont été particulièrement sévères dans la capitale picarde. En 1798 disparaissait l'église Saint- Laurent où la famille de Caron semble avoir eu sa sépulture, dans la chapelle du Saint-Esprit où l'artiste aurait peint des volets représentant la « Passion de Notre Seigneur », ainsi que les volets et les vitraux des chapelles Sainte-Geneviève et Saint-Jean (les volets de cette dernière auraient appartenu au début du xvme siècle à un certain M. Dumesnil) 19. Quant à l'église des Cordeliers, elle a été détruite en 1791 ; Caron y avait donné, pour la sacristie, un dessin des vitraux de la Cène, en association avec l'atelier des célèbres Leprince, dynastie de maîtres verriers. On trouve aussi, à Beauvais, des mentions de dessins pour des vitraux de l'histoire de saint Nicolas avec les sujets de la Tempête et de la Multiplication des pains, ainsi que d'autres dessins pour les vitraux des chapelles Saint-Pierre et Saint-Eustache, toujours aux Cordeliers ; et encore un dessin pour le Baptême du Christ qui serait, d'après notre ancien confrère Jean Lafond, du même auteur que celui de la Multiplication des pains. Paris La production religieuse parisienne de Caron demeure tout aussi énigmatique, faute d'oeuvres conservées. Ainsi ignore-t-on le sort de l' Annonciation qui se trouvait chez le sieur Goguet, avocat ; elle avait été « travaillée avec plaisir » et Caron y aurait peint, sur des volets, les portraits de son père et de sa mère. De son côté M. Husson avait rencontré en 1910 un panneau représentant saint Nicolas tenant la crosse épiscopale et accompagné des trois enfants dans le saloir. « Ce panneau est vraisemblablement, déclare-t- il, une œuvre de Caron dont le nom est écrit en caractères très fins20. » Nous compléterons cette liste de sujets religieux par les « decyns et inventions des histoires de la main de Me Anthoine Carron » exécutés pour la chapelle détruite du château de Villeroy en collaboration avec le peintre Gervais Jouan et le sculpteur Mathieu Jacquet21. On ajoutera à ces maigres données que Caron avait son portrait dans la « Chapelle des peintres », en l'église des Filles-Pénitentes de la rue Saint- Denis à Paris. Cette église, dite de Saint-Magloire, se trouvait non loin de la porte Saint-Denis ou « Porte des peintres », dont le souvenir se manifeste modestement de nos jours par l'existence de l'impasse des Peintres, au numéro 112 de la rue Saint-Denis. Elle a disparu en 1572, au cours d'un programme d'urbanisation décrété par Catherine de Médicis, lors de la construction de l'Hôtel de Soissons.

L'œuvre religieux Si l'on excepte plusieurs peintures d'attribution très douteuse (cf. Appendice, p. 218), le dessin de la Flagellation du Christ (fig. 2) est l'une des rares œuvres qui subsistent de la production religieuse d'Antoine Caron. Dans une salle éclairée par un lustre, le Christ est attaché, au centre, à une des colonnes qui soutiennent une tribune ; des bourreaux le frappent devant une nombreuse assistance. « Ce dessin est l'un des plus beaux que nous ait laissés Caron. Dans la pénombre de cette scène traitée en "nocturne", les reflets lumineux soulignent l'allongement et l'élégance des personnages, tandis que le fond coloré du papier fait ressortir la subtilité du métier de l'artiste, dans l'alliance du lavis brun et des rehauts blancs22. » UN ARTISTE DE COUR ANTOINE CARON VERS 1560

Caron est nommé « peintre de Mme la duchesse de Valentinois » (Diane de Poitiers) le 7 juin 1559, trois semaines avant le tournoi où Henri II sera mortellement blessé. Il est donc bien introduit à la Cour, mais 1559 est une année cruciale pour tous les Français qui vivent au milieu de problèmes dynastiques, politiques et religieux assez inquiétants. L'artiste est à l'heure du choix qui va décider de sa carrière; trois voies se présentent tour à tour à son ambition. Nous allons voir qu'il réussira dans les trois directions à des dates très différentes, avec au départ la sécurité d'une fortune personnelle qui n'est pas négligeable (il vendra plus tard une maison qui lui appartenait à Beauvais, ce qui lui garantit une certaine indépendance). Caron améliore d'abord sa position parmi les artistes bellifontains et se fait mieux apprécier à la Cour. En second lieu il travaille, à partir de 1560 environ, pour le mécène Nicolas Houel, au programme de la fameuse Tenture d'Artémise (cf. p. 52 et suiv.). Il deviendra enfin, à partir de 1573, l'organisateur des festivités royales et se consacrera davantage à ses tableaux. Après la mort brutale d'Henri II, son fils François II règne sans expérience pendant dix-sept mois ; Charles IX, mineur, lui succédera sous la tutelle de Catherine de Médicis dont les décisions sont hésitantes et parfois incohérentes. La situation politique est peu encourageante, car « le traité de Cateau-Cambrésis du 3 avril 1559 consacre une catastrophe nationale »23, la France renonçant à la Savoie et au Piémont qui lui appartenaient depuis vingt-trois ans. Cette politique qui ne permet plus de tenir la porte largement ouverte sur l'Italie, durera longtemps, elle laissera la noblesse sans emploi et fournira des cadres militaires pour les guerres religieuses. Après les faveurs spéciales dont ont bénéficié les artistes sous le règne de François Ier, on a vu Henri II confirmer, le jour de son sacre, en avril 1547, une décision catastrophique : « Nous ferions vivre notre peuple en union sous l'obéissance de Dieu en son Eglise. Et travaillerions de bonne foy à chasser et exterminer de nos terres tous hérétiques...24. » Le manque de sécurité s'installe en France, où l'on voit progressivement disparaître une classe sociale qui faisait vivre les artistes. En ces années d'oecuménisme, notre propos n'est pas de résumer, même brièvement, le déroulement des guerres de Religion. On peut cependant affirmer que les troubles politico-religieux circonscrivent les artistes français et tendent à les isoler dans un régime d'insécurité, à partir de 1559. Toutefois, Caron améliore sa situation en 1560, année durant laquelle il gagne cinquante livres par mois en travaillant sous les ordres du Primatice au « rafraîchissement tant au Cabinet de la Chambre du Roi que en plusieurs lieux et endroits dudit château » de Fontainebleau. En 1561 il émarge au budget municipal, « chargé par le prévôt et les échevins de la ville de Paris de contribuer à la décoration de la porte Saint-Denis, pour l'Entrée du roi Charles IX en sa capitale »25, en collaboration avec un autre maître parisien, Jacques Couste. Nous insistons un peu sur cet aspect particulier de l'activité de Caron, car une entrée comporte toujours un arc de triomphe avec un programme décoratif important. On conserve le souvenir de beaucoup d'entre eux par des gravures où l'on voit les grands espaces réservés aux « tableaux de platte peinture sur toile » répandus « sur la frise de l'attique, au-dessus de la voûte, sur les colonnes », avec des tableaux atteignant cinq mètres de longueur — « cinq pieds de long sur trois pieds de haut, neuf pieds de long sur quatre pieds et un pouce de haut, quinze pieds », sur un seul arc de triomphe26 —, et déployant un vaste répertoire allégorique. Les menaces de guerre civile reportent cette fête de 1561 à 1571 ; Caron, pour des raisons inconnues, n'y participe pas, mais, en 1573, il est l'un des principaux artistes chargés du décor de l'Entrée solennelle du duc d'Anjou, futur Henri III, couronné depuis peu roi de Pologne. D'autre part, vers 1560 Caron entre en relation avec le mécène Nicolas Houel qui élabore à l'époque un très ambitieux programme de tapisseries, la Tenture d'Artémise, à la gloire de Catherine de Médicis et de son règne. Œuvre de longue haleine qui permettra à l'artiste de recevoir la visite de la reine régente dans son atelier, alors que la rivale de celle-ci, Diane de Poitiers, l'avait déjà distingué en 1559 ; Caron est donc un habile courtisan qui saura se maintenir à la Cour jusqu'à la fin du siècle.27 Ces deux orientations sont pleines de promesses pour l'avenir, mais Caron, autour de 1560, ne semble avoir encore aucune activité majeure. C'est sans doute la raison pour laquelle il va suivre les courants à la mode déjà exploités par ses confrères, à l'intention d'une nouvelle clientèle mobilisée par les événements politico-religieux, laquelle réclame des tableaux de massacres et de persécutions. C'est vers 1562 que Caron peint son tableau du Massacre des Triumvirs (fig. 14), conservé aujourd'hui au musée départemental de l'Oise à Beauvais. MASSACRES Tableaux anonymes Nous avons vu qu'Henri II n'avait pas sur la religion des opinions aussi tolérantes que celles de son père François Ier. Il fait enregistrer, dès le 5 mai 1548, par le Parlement de Paris, des mesures de répression contre la Réforme, qui se traduisent, dès le 1er août 1548, par les premières exécutions publiques de protestants, brûlés vifs sur le bûcher de la place Maubert. Les artistes en conservent le souvenir et, en 1556, on trouve dans l'inventaire du connétable de Montmorency, en son hôtel de la rue Saint- Avoye, un grand « tableau où est peint le Triumvirat, garny d'une bordure dorée et azurée ». Il s'agit ici du Triumvirat romain, à ne pas confondre avec le Triumvirat catholique conclu le 6 avril 1561 entre trois grands seigneurs, le connétable de Montmorency, Jacques d'Albon de Saint- André et le duc de Guise, qui s'unissent contre les protestants. Théodore de Bèze raconte en cette même année 1561, dans son Histoire ecclésiastique, que « furent apportés à la Cour trois grands tableaux excellemment peints, où étaient représentées les sanglantes et plus qu'inhumaines exécutions jadis faites à Rome entre Octavius, Antonius et Lepidus. Ces tableaux furent bien chèrement achetés par les grands, l'un desquels était en la chambre du Prince de Condé à la vue d'un chacun de ceux de la religion (protestante) »28. Cette longue citation fait penser à une gravure (fig. 3) dont l'inscription à la partie supérieure est la suivante : « Pourtraicts représentant les massacres cruels et inhumains faits à Rome l'an 711 de la Fondation du Triumvirat d'Octavius Cæsar, Anthonius et Lepidus ». Le texte de la gravure illustre exactement la pensée du réformateur : il s'agit donc bien dans les deux cas d'un massacre romain29. Nous allons voir comment Caron, après d'autres artistes, va tirer parti de cette gravure pour composer ses deux tableaux de massacres, celui de Beauvais que nous datons de 1562 environ, et son second tableau qui est signé et daté de 1566.30 Cette grande gravure sur bois est formée de deux planches qui, rapprochées, forment une vaste composition. « Où le narrateur a-t-il puisé son inspiration et quel historien a-t-il consulté pour représenter les massacres du Triumvirat? 31. » Il semble bien que ce soit l'Alexandrin Appien dont l'ouvrage Les Guerres des Romains, connu dès le xve siècle, jouit d'une grande vogue à l'époque suivante, à en juger par les nombreuses éditions dont fit l'objet sa traduction en français par Claude de Seyssel32. Au catalogue de la Bibliothèque nationale on en relève cinq pour la période allant de 1544 à 1560, toutes antérieures, par conséquent, aux tableaux de Caron. En parcourant le récit d'Appien, page après page, on retrouve les différents épisodes figurés dans ces scènes de massacres qui se déroulent dans une perspective flamande, jusqu'à un temple rond construit à l'imitation du Tempietto de Bramante à Rome. On peut regretter l'absence de toute légende explicative au bas de cette gravure, qui nous aurait peut-être révélé l'identité de son auteur, comme elle aurait donné les noms de tous ces figurants, numérotés depuis 1 jusqu'à 38. Le numéro 1 est réservé aux Triumvirs, le numéro 2 est un 3. Les Massacres du Triumvirat. Gravure anonyme, 50 X 76. Paris, Bibliothèque nationale, cabinet des estampes.

cavalier sur la droite, qui donne lecture du premier édit de proscription, précédé par le meurtre des douze premières victimes « que l'on ne voulait pas prévenir d'avance pour ne pas les laisser échapper »33. Cicéron fait partie du premier lot, car le guerrier Lena « vint des premiers devant Antoine assis au Palais dans son tribunal, lui montra la tête et la main de Cicéron dont il fut moult joyeux, et fit grande chère et bon accueil à Lena et lui donna deux cent cinquante mille drachmes, pour autant qu'il avait occis le principal et le plus âpre de ses ennemis. [...] Le prix était de vingt- cinq mille drachmes pour un homme franc, pendant que son esclave sera remis en liberté et recevra dix mille drachmes pour la tête de son seigneur qu'il aura occis (on voit sur certains tableaux un esclave à tête noire qui apporte la tête de son maître sur un plateau, cet esclave porte le numéro 33 sur la gravure). [...] La nuit suivante, on en condamna cent trente, bientôt après on y ajouta cent cinquante et subséquemment tous les jours, en y ajoutant de nouveaux, qu'ils disaient avoir été commis par erreur »33. L'horreur et la précision de ces textes largement diffusés alimentent l'imagination des artistes chargés de leur illustration. Les vingt tableaux du Triumvirat romain que nous avons repérés peuvent faire l'objet de commentaires analogues à ceux de la gravure susdite (cf. Appendice, p. 221). Nous allons cependant mettre en évidence 4. Anonyme, seconde moitié du xvie siècle, Les Massacres du Triumvirat. Huile sur bois, 48 X //. Aix-en-Provence, ancienne collection Vigny.

les détails qui les différencient et analyser l'apparition de nouveaux motifs, ce qui permettra de les grouper, de souligner l'évolution de leur signification et de les dater approximativement. Dans le premier groupe, nous rangeons le tableau de la collection Vigny à Aix-en-Provence (fig. 4), où la soldatesque romaine évolue dans un décor antiquisant. On peut penser qu'un tableau de ce type aurait parfaitement convenu à un collectionneur comme le connétable de Montmorency, conseiller du roi Henri II, qui, selon un inventaire de 1556, possédait les deux esclaves de Michel-Ange (musée du Louvre), des tableaux du Rosso, des faïences de Bernard Palissy, des vitraux précieux et un tableau du Triumvirat. Montmorency était propriétaire du domaine de Chantilly, du château d'Ecouen, de quatre hôtels parisiens dans le Marais ; il passait des commandes aux artistes en renom et faisait étalage de leurs œuvres, afin de signifier la magnificence de sa maison ; son penchant notoire pour la culture humaniste et les œuvres d'art antiques justifie parfaitement la présence dans sa collection, avant 1556, d'un tableau du Triumvirat romain, sujet encore dépourvu, à cette époque, d'allusions politiques et religieuses. Dans le second groupe, représenté ici par un tableau d'une collection privée de Berlin (fig. 5), apparaissent trois fleurs de lys garnissant un 5. Anonyme, seconde moitié du xvr° siècle, Les Massacres du Triumvirat. Huile sur bois, 86 X 150. Berlin, collection particulière.

6. Anonyme, seconde moitié du xvic siècle, Les Massacres du Triumvirat. Huile sur bois, 55 X 88. Luxembourg, ancienne collection Loutsch. écusson appendu au-dessus de l'entrée du palais de gauche, en face des triumvirs ; il y a donc lieu de croire qu'il est fait allusion, à travers cette scène antique, à des événements qui intéressent la monarchie française. On lit aussi une inscription latine : « Cum tribus infœlix serviret Roma tyrannis haec rerum faciès quam modo cernis erat. » (Les choses se passaient telles qu'on les voit ici représentées, en un temps où Rome infortunée obéissait à ses trois tyrans, les triumvirs. ») Ce texte au ton modéré semble vouloir nous informer, en fait, des inconvénients supportés par les populations civiles, lorsqu'elles vivent sous le mauvais gouverne- ment de tyrans ; il rejoint par là les mises en garde exprimées par certains catholiques français et par la classe des « politiques » qui, à l'époque, soutenaient le pouvoir royal sans en approuver les excès. En 1561, 7. Anonyme, deuxième moitié du xvic siècle, Les Massacres du Triumvirat. Huile sur bois, 80 X 150. Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts.

Théodore de Bèze nous raconte qu'un tableau du Triumvirat entre chez le prince de Condé, prince du sang récemment converti au calvinisme, qui « insiste toujours auprès de Catherine de Médicis pour que les Réformés soient traités avec tolérance »34. Les mauvais exemples de la politique romaine sollicitent l'attention du public, lequel tire d'avance des conclusions très pessimistes sur le programme publié le 5 avril 1561 par le Triumvirat catholique français qui stigmatise les protestants. L'intransigeance de ce programme est encore confirmée par la lettre des partisans catholiques, adressée à Catherine de Médicis le 4 mai 1562 : « Nous estimons nécessaire que le Roy, par édit perpétuel, déclare qu'il ne veut et n'entend autoriser, approuver ni souffrir en son Royaulme, aucune diversité de Religion35. » Cette évolution nouvelle de la crise religieuse se manifeste à la fois par l'augmentation du nombre des tableaux représentant les massacres des triumvirs et par un nouveau signe caractéristique de leurs méfaits. Regardons de très près le groupe central des guerriers porteurs de lances entourant un personnage en robe longue, qui nous tourne le dos. On coupe la langue à ce martyr36 pour l'empêcher de parler ou de chanter des cantiques à la gloire de son Dieu pendant qu'on lui attache les poignets dans le dos avec une cordelette37 ; en même temps on lui place une sacoche contre les reins, derrière les bras. Cette sacoche, de plus de deux centimètres de hauteur sur notre tableau, contient les pièces du procès de la victime, souvent accompagnées d'une Bible, car tel était l'usage de notre Parlement au xvie siècle, qui faisait brûler les hérétiques porteurs de leurs sacs de procédure38. Nous reproduisons également le tableau de l'ancienne collection Loutsch (fig. 6) parce qu'il est d'une bonne qualité picturale, quoique coupé sur trois côtés ; il devait avoir autrefois 145 cm de longueur environ. On distingue fort bien le sac de procédure, comme dans les tableaux du musée de Lausanne et de l'ancienne collection Lipschitz (fig. 7 et 8). Les protestants désireux de conserver le souvenir de ces tristes événements ont 8. Anonyme, seconde moitié du xvi° siècle, Les Massacres du Triumvirat. Huile sur bois, 85 X 142. Paris, ancienne collection Lipschitz (auparavant Ponton-d'Amécourt). certainement commandé beaucoup de tableaux de massacres39. Le tableau Loutsch est l'un des plus anciens de cette série, car certains détails montrent plus de fidélité aux textes des proscriptions romaines. C'est ainsi que le petit âne porte deux paniers remplis de têtes coupées, alors que ce détail macabre disparaît dans beaucoup de copies où l'animal circule pour la distraction du public, sans rien porter du tout dans ses paniers.

Le Massacre des Triumvirs Caron intervient bien des années après les autres artistes et souscrit tardivement, vers 1562, à cette mode des tableaux de massacres, mais il le fait avec originalité et éclat, en modifiant la composition traditionnelle. A- t-il voulu se singulariser en inversant celle-ci, comme sur la gravure, ou bien a-t-il vu le tableau du Triumvirat de Rome peint par Hans Vredeman de Vries (1527-1604), dont Carel Van Mander nous a conservé le souvenir? Ce tableau de deux mètres de longueur, « avec beaucoup de beaux édifices et de nombreuses figures »4°, semble avoir été l'archétype de toutes les autres compositions. Hans Vredeman de Vries, formé à la lecture des traités de Vitruve et de Serlio, était déjà célèbre avant 1555 pour ses gravures d'architectures et de perspectives classiques. Le tableau du Massacre des Triumvirs (fig. 14) était à Marseille en 1943, mais dès l'année suivante il se trouvait dans le commerce parisien où Gustave Lebel l'avait admiré. Ce dernier en était même enthousiasmé et se prononça sans hésitation pour une attribution à Antoine Caron. Le double parrainage de deux spécialistes aussi avertis qu'Anatole de Montaiglon et Gustave Lebel ne permet pas de mettre en doute cette attribution qu'à notre tour nous n'hésitons pas à confirmer sans aucune Achevé d'imprimer le 15 septembre 1986 sur les presses de l'imprimerie Kapp et Lahure, à Évreux Photogravure par Bussière Arts Graphiques, à Paris. Photocomposition par Coupé, à Sautron. Reliure par la S.I.R.C., à Marigny-le-Chatel.

ISBN 2-08-010992-8 N° d'édition 12112 N° d'impression 5757 Dépôt légal : novembre 1986 Imprimé en France Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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