Développement actualité

MAROC A , dans le sud du pays, la valorisation de la filière safran menée depuis dix ans par l’association Migrations & Développement

et les acteurs locaux commence à porter ses fruits. OCÉAN ATLANTIQUE

N Le safran, l’or rouge MAROC

Province de de Taliouine Ouarzazate Taliouine Taznakht our les habitants du colossal et minutieux Province de Zagora village de Taliouine que doivent s’atteler Province de Taroudant Zagora Aït Baha Zone

et de ses environs, le les productrices : de culture R. D. Source : safran est bien plus pour obtenir un du safran P qu’une épice rare et chère. kilo de safran, il Dans cette région du Souss- faut en effet près Province de Tiznit Massa-Drâa, située sur les de 150 000 fleurs, contreforts de l’Anti-Atlas au soit 250 heures sud du Maroc, cet or rouge de travail, sept se- constitue en effet l’une des maines de 35 heures. Sans principales sources de reve- parler de la plantation et du nus. Mais la filière a besoin suivi à l’année. de s’organiser, car les pro- ducteurs peinent à y trou- Un circuit informel ver leur compte, quand les Située à 370 km au sud- intermédiaires, eux, en pro- ouest de Marrakech et à fitent largement. Depuis les 780 km de Casablanca, la années 2000, l’association zone de Taliouine compte Migrations & Développement près de 120 000 habitants,

(M&D), créée par des mi- dont 113 000 ruraux (94 %), Migrations et Développement grants marocains installés selon le recensement de 2004. La région de Taliouine, pement dans la région. en France, les y aide. Une population qui se répartit produit 2 à 3 tonnes Dans un premier temps, Il n’est que 5 heures du entre 640 douars (des villages) de safran par an, une véritable mine elle a favorisé des travaux matin en cette journée de la et 16 800 foyers. La région est d’or rouge, l’épice se monnayant entre d’électrification et d’aména- fin du mois d’octobre, mais restée à l’écart des progrès des 10 et 30 euros le gramme en Europe. gement hydrauliques. Puis le petit village d’Aouerst, grands pôles de développe- il s’est avéré indispensable perché dans les montagnes ment du Maroc urbanisé. Avec d’aider aussi la population à à quelques kilomètres de un taux de pauvreté trois fois accroître ses ressources de Taliouine, est déjà en ébul- supérieur à la moyenne natio- cation et à la santé que d’infras- façon pérenne. Et ce grâce lition. La floraison est à son nale, elle souffre depuis de lon- tructures de communication. notamment au safran, cultivé apogée. Les femmes partent gues années d’un exode rural L’association franco-maro- dans ces contrées depuis trois cueillir les fleurs, une opéra- chronique qui la vide de ses caine M&D, qui mobilise les cents ans, mais mal valorisé. tion qui doit impérativement forces vives et entraîne un moyens et le savoir-faire des L’or rouge est exploité s’effectuer avant le lever du vieillissement inquiétant de sa immigrés installés en France sur 550 hectares (répartis soleil : en effet, dès les pre- population. Cette faiblesse est pour aider leur pays d’origine sur 7 communes et 18 vil- miers rayons de lumière, la liée à de nombreuses carences, (voir encadré), est à l’origine de lages) sur des parcelles de fleur s’ouvre, devient moins tant en matière d’accès à l’édu- plusieurs projets de dévelop- 100 mètres carrés. Chaque fa- facile à cueillir et, surtout, les mille détient entre 8 et 15 par- pistils qui donnent au safran celles. Mais selon Anthony son goût si précieux sèchent Le safran labellisé sera certes Dubois, chercheur à l’Insti- et perdent alors leur qualité. tut agronomique méditerra- Des fleurs seront extraits, à la “un peu plus cher, mais de meilleure néen de Montpellier, les deux main, les trois pistils rouges qualité, et l’acheteur peut être tiers des échanges de safran qui composent cette épice passent par le circuit du com- rare et très prisée. De la cueil- certain que c’est bien le producteur merce traditionnel informel lette à l’émondage – opération qui bénéficiera de la marge ” qui désavantage les produc- qui consiste à retirer le safran Mohamed Idtaleb teurs : ceux-ci sont souvent de la fleur –, c’est à un travail contraints de vendre

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leur safran à titre indivi- totalité du safran marocain organisent ainsi depuis 2007 duel au souk, immédiatement est produit dans les environs D’ici à 2013, un Festival annuel du safran. après la récolte quand l’offre de Taliouine, les quelques il est prévu de Lors du premier festival, est importante, pour pouvoir pour cents restants provenant doubler la surface la coopérative de Taliouine, se nourrir. Or, à ce moment de la région de Marrakech et l’une des pionnières, avait là les prix sont bas. Tandis d’Elhoucima. consacrée à la négocié un partenariat avec qu’une succession d’inter- En 2006, un projet a été culture du safran Altromercato, un réseau ita- médiaires profite ensuite de lancé par l’Organisation des lien de commerce équitable. la rente tirée de la commer- Nations unies pour l’alimen- Le prix de vente négocié était cialisation de l’or rouge. tation et l’agriculture (FAO) rer la production pour créer alors trois fois plus élevé que pour mieux valoriser la pro- une véritable filière safran celui pratiqué habituellement Structurer la filière duction de safran, en coopé- capable, à terme, de s’intégrer au souk, provoquant un élec- L’informalité des échanges ration avec l’association M&D. au commerce international. trochoc dans la région. Dans et la difficile garantie de la Ce projet visait notamment à L’association M&D a pro- la foulée, 22 coopératives qualité nuisent à l’organisa- dynamiser les interventions posé dans ce cadre des ac- de producteurs de safran se tion de la filière au Maroc. Le de l’Office régional de mise tions de formation et de sensi- sont montées, rassemblant pays, qui dispose d’un safran en valeur agricole (Ormva), bilisation. Elle aide également entre 600 et 750 personnes. excellent, pourrait être net- un organisme public chargé les producteurs à obtenir des Aujourd’hui, « ces coopéra- tement mieux placé sur la d’aider les agriculteurs par financements et à trouver de tives permettent aux produc- scène internationale (voir l’octroi d’équipements ou en nouveaux débouchés de com- teurs de se regrouper et de graphique) : avec 1,5 % de assurant des formations, dont mercialisation, en particulier protéger leur safran, explique la production mondiale, le les actions dans cette région via le commerce équitable. Tarik Outrahe, délégué Maroc Maroc n’est aujourd’hui que étaient jusqu’à présent très Pour essayer d’atteindre le au sein de M&D. Un prix a été le 4e pays producteur de sa- limitées. Il s’agissait, d’autre marché international sans adopté pour toutes les coopé- fran, loin derrière l’Iran (90 % part, de sensibiliser et de for- passer par une multitude ratives. Les producteurs indivi- de la production mondiale), mer les producteurs aux tech- d’intermédiaires gourmands, duels le négocient d’habitude l’Inde et la Grèce. La quasi-­ niques permettant d’amélio- les producteurs de la région entre 15 et 20 dirhams (1,30 et 1,80 €) le gramme au souk. Les coopératives le vendent, elles, 35 dirhams, un peu plus de Une Démarche exemplaire 3 euros. Mais cette évolution était à double tranchant : les L’association Migrations & Développe- producteurs n’ont pas tous ment (M&D) a été créée en 1986 par des réalisé qu’il ne suffisait pas de migrants marocains installés dans la ville de vendre plus cher ; il faut aussi L’Argentière-la-Bessée, dans les Hautes-Alpes. améliorer la qualité, l’hygiène Originaires des régions montagneuses de l’Atlas et et la traçabilité du produit. Un de l’Anti-Atlas, ils travaillaient dans la métallurgie grand travail a donc dû être chez Péchiney. L’association est née en particulier fait de ce côté-là. » de l’initiative de l’un d’entre eux : Jamal Lahous- saine (1), syndicaliste CFDT, arrivé en France à 17 ans Une exigence de qualité

en provenance du village d’Imgoune, au-dessus de Migration & Développement L’exportation nécessite Taliouine. En 1981, lors de la fermeture de son usine, en effet une organisation il négocoie avec la direction et obtient des indemni- rigoureuse et une qualité tés de licenciement significatives (250 000 francs, 400 villages marocains ont bénéficié des infrastructures irréprochable tout au long soit 40 000 euros). Il propose à ses camarades de de base réalisées avec l’aide de M&D depuis vingt ans. de la chaîne de production. se regrouper pour en investir une partie en commun Entre 2008 et 2010, les pro- dans leur région de naissance. Ce sera le point de activités économiques sont entreprises à partir des ducteurs de safran ont été départ de M&D. années 2000 : aide aux agriculteurs (producteurs formés aux bonnes pratiques Les émigrés marocains se sont alors organisés de safran, d’huile d’olive, d’argane…) et soutien à par des salariés de M&D, des afin de mener des projets de développement dans un programme de tourisme rural solidaire, basé sur membres de l’Ormva et des leurs villages d’origine, situés dans une zone par- l’investissement de migrants dans des auberges experts marocains et français ticulièrement pauvre et délaissée par les autori- rurales construites dans leur village d’origine. M&D dans le domaine des organi- tés marocaines jusque dans les années 1990. Les compte aujourd’hui une quinzaine de salariés, cinq sations paysannes : labou- quinze premières années, M&D impulse des projets au siège à Marseille et dix au Maroc, soutenus par rage, irrigation, cueillette, d’infrastructures villageoises, afin d’améliorer les un réseau important d’animateurs et de bénévoles. émondage, séchage, triage… conditions de vie des habitants (électricité, accès En savoir plus : www.migdev.org L’usage des fertilisants n’était à l’eau et à la santé, écoles et routes goudronnées). 1. Voir Marocains des deux rives, par Zakya Daoud, Editions de l’Atelier, 1997 ; pas optimal, les plants trop du même auteur, Marocains des deux rives. Les immigrés marocains acteurs Mais les villageois continuent à manquer de res- du développement durable, Paris-Méditerranée/Tarik Editions, 2005. Et Ja- nombreux au mètre carré, les sources pérennes et des actions de soutien aux mal. Un migrant acteur de développement, par Yves Bourron, Publisud, 2001. canaux d’irrigation en mau- vais état, etc.

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Récolte du Safran. 150 000 fleurs sont nécessaires pour obtenir 1 kilogramme de safran sec, soit 250 heures de labeur. Un travail colossal assuré surtout par les femmes. Migrations & Développement

Toutes les étapes dans la d’une telle fraude avec du Malgré le poids de ces les 1 000 hectares de culture. production du safran doivent safran AOP de Taliouine contraintes supplémen- Entre 2010 et 2013, il est prévu désormais répondre à des serait catastrophique pour taires, le jeu en vaut la chan- de faire passer la production règles préétablies, consignées la crédibilité du label. delle, pour les producteurs de la région de 1 300 à 6 700 kg, dans un cahier des charges Normacert, l’organisme de comme pour les consomma- et les revenus des agriculteurs commun. Grâce à ce travail contrôle des signes distinc- teurs. « Nous sensibilisons les de 1 700 à 8 800 euros à l’hec- préparatoire, une appella- consommateurs à l’impor- tare, un véritable bond en tion d’origine protégée (AOP) tance d’acheter le safran label- avant. Le Maroc est encore « Safran de Taliouine » a pu lisé : il sera certes un peu plus Outre la culture du safran, la un petit joueur dans être mise en place en 2010. cher, mais de meilleure qualité, région est également réputée « L’AOP est une garantie de le safran et l’acheteur peut être certain pour ses arganiers et ses oli- qualité pour les acheteurs Production mondiale moyenne de safran que c’est bien le producteur viers, dont les fruits donnent potentiels, explique Tarik sur 2004-2008, en kilogramme par an qui bénéficiera de la marge, et des huiles recherchées. Le Outrahe. Et si cela a demandé non les intermédiaires », ex- tourisme est encore peu déve- aux producteurs un travail Inde plique Mohamed loppé, faute d’infrastructures important sur le moment, c’est 4,5 % 9 000 kg/an Maroc Idtaleb, pré- de qualité suffisante pour Grèce 1,5 % 3 000 kg/an aujourd’hui la condition pour 2,8 % 5 500 kg/an sident de la accueillir les visiteurs. Mais qu’ils puissent vivre de leur coopérative de­ de nombreux projets voient4,5 Inde le 4,5 Inde safran durablement. » Iran Taliouine. Couronne­ jour autour de circuits dans2,8 Grèceles 2,8 Grèce 90,1 % 1,5 Maroc 1,5 Maroc 180 000 kg/an ment de ces efforts dans montagnes et de découvertes 0,5 0,5 Confrontés Espagne un pays où le roi joue toujours desIran produits locaux. La miseEspagne Iran Espagne Autres Autres à la fraude 0,5 % 1 000 kg/an un rôle central, Mohamed VI en90,1 place d’un réseau 0,6d’au- 90,1 0,6 Autres Qualité et traçabilité 0,6 % 1 200 kg/an est venu en personne inaugu- berges rurales pourrait offrir sont essentielles pour rer une toute nouvelle Maison une source de revenus com- toutes les productions du safran à Taliouine en jan- plémentaires non négligeables agricoles, mais elles le sont Source : Anthony Dubois vier 2011. aux populations locales. Bref, davantage encore pour l’or la région de Taliouine est rouge : « comme pour tous tifs d’origine et de qualité Le potentiel touristique certes encore loin d’avoir les produits rares et chers des produits agricoles et D’ici à 2013, il est prévu de inversé la dynamique qui la dans le monde, nous sommes des denrées alimentaires quasiment doubler la surface vidait de sa substance depuis évidemment confrontés à doit donc être intraitable. consacrée à la culture du safran des décennies, mais grâce à la fraude », indique Tarik Trois niveaux de contrôle dans la région. Une irrigation l’interaction entre des ONG Outrahe. Cette dernière se sont ainsi nécessaires pour au goutte-à-goutte, comme Migrations déroule généralement quand obtenir le précieux label : beaucoup plus effi- En savoir plus & Développement l’épice quitte Taliouine : l’autocontrôle, effectué par cace et économe en Analyse de la filière safran et l’auto-organisa- elle est souvent mélangée à la coopérative elle-même ; le eau (on espère une au Maroc, thèse d’Anthony tion des acteurs lo- Dubois, disponible sur http:// d’autres matières étrangères, contrôle interne, mené par économie de 55 %) ressources.iamm.fr/theses/ caux, un peu d’es- 107.pdf des filaments de blanc de les membres de l’Ormva ; et que l’irrigation tra- La coopérative du safran à poir a commencé à poulet teints en rouge, par le contrôle ­externe, réalisé ditionnelle, devrait Taliouine : www.mezgarne. se faire jour. com/maroc/achat-safran.php exemple. La découverte par les ­experts de Normacert. être déployée sur Anne-Lucie Acar n° 312 avril 2012 ALTERNatives Économiques I 43