CHRONIQUES Jacques Nerson

La dérive du privé as folichonne, cette rentrée parisienne! Une fois encore, les directeurs de théâtre démontrent leur absence d'imagination. Voyez Célimène et le cardinal à l'Œu• vre (1) : bien sûr, la pièce de Jacques Rampal sert de prétexte à de superbes numéros d'acteurs. Mais reprendre pour la troisième fois ce mauvais pastiche de Molière, c'est lui faire beaucoup n suffirait de se constituer d'honneur! Preuve que le théâtre privé n'a pas une « écurie » grand-chose à se mettre sous la dent. Il est loin, le temps où les directeurs pouvaient tabler sur la production régulière d'auteurs à succès comme Anouilh, Achard, Roussin, Deval ou même Françoise Dorin. Seuls champions ac­ tuels du privé: Eric-Emmanuel Schmitt, Jean­ Pierre Bacri et Agnès jaoui, Yasmina Reza - encore cette dernière a-t-elleété découverte par le subventionné. La raison de cette carence? Les directeurs du privé n'investissent pas, comme les éditeurs, à long terme. Il est rare qu'un premier roman soit un succès commercial. Il n'empêche qu'il faut publier les jeunes auteurs pour se constituer, petit à petit, une « écurie ». Or, pendant des années, la plupart des directeurs du privé ont préféré faire leur marché à Londres ou à New York afin d'y acheter, « clé en main », les droits de succès éprouvés. Quitte, dans certains cas, à reproduire la mise en scène à l'identique. Et ça a marché. Un certain temps. Pendant lequel une génération entière de jeunes auteurs français s'est éloignée du théâtre: à quoi bon suer sang et eau pour écrire des pièces, si elles doivent s'empiler sur les bureaux de directeurs qui ne prennent pas même le temps de les lire ? Ecrire

166 REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1996 THEATRE pour la télévision est plus gratifiant et plus rému­ nérateur. Et voilà pourquoi votre fille est muette ... Crised'auteurs, donc. Maisaussi crise de metteurs en scène. De metteurs en scène dignes de ce nom, s'entend. Il est vrai que c'est une fonction relative­ ment récente (selon le Robert, le terme n'est apparu qu'en 1874). Jusqu'à la fin du siècle dernier, on s'en est très bien passé. Maisles temps ont changé et nous ne trouverions pas regardable ce qui comblait d'aise nos grands-parents. Que se passait-il, avant la naissance du metteur en scène?Lescomédiens étaient livrésàeux-mêmes. Lemetteur C'était en général l'auteur, le directeur du théâtre en scène préfère ou le premier rôle de la pièce qui réglait grosso aujourd'hui le modo le spectacle. On se contentait le plus théâtre souvent d'une mise en place : entrées, sorties de subventionné. Pourquoi? scène, mouvements de groupe. Certains regret­ tent ce temps, qui fut le règne sans partage de l'acteur. Ce n'est pas un hasard si nous n'avons désormais plus de « monstres sacrés », Quoi qu'il en soit, depuis qu'André Antoine a montré, à la fin du siècle dernier, au Théâtre libre, quel saut qualitatif représente le metteur en scène, nous ne saurions y renoncer. Ilest vrai que la prééminence du metteur en scène a engendré bien des abus durant ces trente dernières années : textes classiques « relus » de manière tendancieuse, acteurs relégués au se­ cond plan, débauche de décors, oubli du public, etc. Il semble plus raisonnable aujourd'hui, mais travaille de moins en moins pour le théâtre privé. Pourquoi préfère-t-ille subventionné? Parce qu'il y obtient davantage de pouvoir, de moyens et surtout de liberté. Car,dans les théâtres privés, le metteur en scène est la cinquième roue du carrosse. Maigrement payé (tout passe dans les cachets des vedettes), il se trouve entièrement soumis aux caprices des têtes d'affiche. En cas de 1. 01.4453.88.88, désaccord, c'est à lui de se retirer. 21heures.

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Pourquoi ce préambule ?Pourvousexpliquerque, le théâtre privé ne disposant pas d'auteurs nou­ veaux, ni de metteurs en scène novateurs, la ren­ trée théâtrale avaitpeu de chance d'être excitante. Faisons un petit tour d'horizon, voulez-vous?

Ala Comédie des Champs-Elysées (2), reprise de Colombe, de Jean Anouilh, mise en scène par le Anouilh directeur de ce théâtre, Michel Fagadau. Mise en n'a pas de chance... scène très contestable, en particulier l'absurde parti pris adopté par Fagadau de transposer l'action sous la Restauration, alors qu'Anouilh l'avaitsituée juste avant la guerre de 14-18. Sibien que le spectacle est bourré d'anachronismes (al­ lusions à l'impôt sur le revenu ou à l'emprunt russe, etc.),et que lacaricature de SarahBernhardt devient incompréhensible. Au moins était-il ad­ mirablement joué, la saison dernière, par Gene­ viève Page et Jean-Paul Roussillon. Ces derniers ayant été remplacés par Geneviève Casile et , incapables l'un et l'autre de la démesure et de la férocité de leurs prédécesseurs, le spectacle a baissé d'un cran.

Anouilh n'a pas plus de chance au Montpar­ nasse (3). On y joue le Bal des voleurs, pièce ravissante, vaporeuse, débordante de fantaisie et de bonne humeur. Une exception dans son œu• vre : elle est en effet totalement dénuée d'amer­ tume. Rien n'y grince. Anouilh, qui l'a écrite en son jeune âge, sans effort, en trois jours, avait d'ailleurs coutume de la classer parmi les œuvres qui vous sont «données », On dirait qu'il l'a écrite sous l'emprise du champagne ou de quelque autre euphorisant. Avec cette histoire burlesque de voleurs minables abusés par leurs «victimes », on se croirait chez les Marx Brothers, plutôt que chez l'auteur d'Antigone. Hélas! Hélas! Hélas! Cette pure merveille, ce diamant sans crapaud a été confié à Jean-Claude Idée - qui avait déjà massacré l'Alléedu roi et la

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Délibération au Montparnasse. Lesrares idées de M. Idée s'avèrent toujours déplorables. Par exem­ ple, de traiter cette comédie-ballet en comédie musicale. Dommage pour les acteurs (Iacques Seller, Claude Gensac, Jacques Ciron, Fabienne Perineau et la délicieuse Danièle Arditi), qui, malgré tous leurs efforts,donnent l'impression de jouer un spectacle d'amateurs.

Même carence tragique de metteur en scène au théâtre de l'Eldorado (4), récemment remis à neuf, où Jean-François Balmer incarne le Faiseur ... pas plus que Balzac de Balzac.Une fois encore, on assiste à un étalage et Flaubert ! de n'importe quoi. Question: De quoi un escroc a-t-ill'air ?De tout, bien sûr, sauf d'un escroc. Sans quoi, personne ne lui ferait confiance. Evident, n'est-ce pas? Pas tant que ça, puisque Jean­ François Balmer, dirigé, ou plutôt pas dirigé par Françoise Petit, s'emploie à nous montrer avec force grimaces, mimiques et singeries qu'Auguste Mercadet est une fripouille. Tant et si bien qu'on ne comprend pas que MM. Pierquin, Berchut, Violette, Goulard et Verdelin aient pu lui confier un jour leurs économies... Un mot au sujet de Jean-Marie Bernicat, auteur de cette adaptation du Faiseur. Ce monsieur fait, paraît-il, partie de l'Association des amis de Bal­ zac. Pauvre Balzac! Devant son texte ainsi « dés­ Honoré », il s'écrierait sans doute, comme Gour­ ville : (( Garantissez-moi de mes amis, je saurai bien me défendre de mes ennemis. ))

Au Théâtre Hébertot (5), c'est le pauvre Flaubert qui est mis à mal. Arnaud Bédouet a décidé de faire un collage d'extraits de sa correspondance pouren tirer un one man show. EtJacques Weber y a vu une occasion de donner de la voix. Comme il a entendu dire que Flaubert testait ses textes 2. 01.53.23.99.19, 20h 45. dans son « gueuloir », il gueule. Hénaurmément ! 3. 01.43.22.77.74, 21heures. Quitte àfaire un rabelaisien, un Falstafftonitruant, 4. 01.42.38.07.54, 20h 30. 5. 01.4387.2323, du mélancolique Gustave. On commet souvent la 21heures.

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même erreur concernant Céline : sous prétexte qu'il utilise l'argot le plus cru, on le fait ronfler, on le trompette, on le tambourine, on le claironne. Mieux vaut acheter les deux tomes de la Corres­ pondance de Flaubert à la Pléiade, plutôt que d'entendre déclamer d'une voix d'airain, comme on disait autrefois. Au Théâtre de (6), Michel Sardou fait ses débuts de comédien. Déception. Quoi qu'on Pauvre pense de ses chansons, on ne saurait nier que Sardou! séducteur fatigué, Sardou soit une bête de scène. Ehbien, au théâtre, mais si peu il n'a pas de présence. Falot. Transparent. La convaincant preuve? Ce sont toujours ses partenaires qu'on regarde, jamais lui. Autre déception, la pièce, Ba­ gatelle(s) de Noël Coward. Quidoncl'a conseillée à Sardou? Ellen'est pourtant ni drôle ni brillante. D'une vulgarité crasse, au contraire. Et puis son rôle y est ingrat.Un faux bonrôle. Sonpersonnage reste presque tout le temps en scène, mais ce n'est jamaisluiqui faitavancer l'action. Pour cette même raison, dans le Domjuan de Molière,c'est Sgana­ relle qui a le rôle payant, pas . Précisé­ ment, lepersonnageque joue Sardou estun séduc­ teur. Un tombeur fatigué, que les femmes harcè­ lent, alors qu'il ne demanderait qu'à passer ses nuits, bien tranquille, confortablement calé dans son lit avec un bon bouquin pour toute compa­ gnie. Suivez son conseil, restez chez vous. Nous serons charitables, nous ne parlerons pas de la Panne, le roman de Friedrich Dürrenmatt adapté et mis en scène par Pierre Franck à l'Atelier (7), sinon pour mentionner l'élégante et discrète prestation de Darry Cow1. Enfin, au moment où nous allions sombrer dans le désespoir, le miracle s'est produit. Dans un théâtre subventionné. Le coup de foudre répara­ teur qui vous fait en un clin d'œil oublier vos soirées perdues et regonfle pourlongtemps votre amour du théâtre. Quand paraîtra cette chroni-

170 THEATRE que, Etre sans père aura quitté l'affiche du Paris­ Villette, mais le spectacle va tourner en province jusqu'endécembre (S), où ilse peutque quelques lecteurs de la Revue des Deux Mondes aient l'occasion de le voir. Etre sans père est un événement à marquer d'une pierre blanche. Pas seulement un spectacle réussi, mais un chef­ d'œuvre. Qui marque la naissance d'un grand metteur en scène, Claire Lasne. Etre sans père, c'est Platonou, de Tchekhov. Pourquoi les traducteurs (André Markowicz et Françoise Morvan) l'ont-ils rebaptisé? Qu'im­ porte! Ce qui compte, c'est qu'ils ont décapé le texte. Peut-être même poussent-ils parfois trop loin la réactualisation. aussi est un Don Juan. Pas un « grand seigneur méchant homme )), un être sensible et bon, qui exerce malgré lui un charmefuneste. Ilne Avec Claire Lasne prend aucun plaisir à voir souffrir ses victimes, il la relève des tente de les mettre en garde, de les décourager. Et grands metteurs c'est sans doute ce qui les attire. En fait, Platonov en scène est assurée est victime d'une étrange malédiction: comme le roi Mégale qui transforme en or tout objet touché par lui, il meurt de faim entouré de richesses. Cette pièce, la première de Tchekhov, s'avère d'autant plus fascinante qu'on y trouve en germe celles qui suivront: la propriété vendue à l'encan (la Cerisaie), la dépression (Ivanov), le départ toujours remis à demain (les Trois Sœurs). C'est un texte touffu et fulgurant. Sa représentation intégrale durerait septou huit heures. Lespectacle n'en dure que quatre. C'est encore beaucoup, mais cela passe comme un rêve. Car l'audace et la maturité de la mise en scène de Claire Lasne nous foudroient. Voilà qui dément ceux qui vont répétantbêtementque la génération des Chéreau, 6. 01.48.74.25.37, 20h 30. 7. 01.46.06.49.24, Vincent et autres Lavaudant ne connaît pas de 21heures. relève. L'air de rien, cette jeune femme, tout juste 8. Représentations de Etre sanspèreprévues en sortie du Conservatoire (elle n'en est qu'à sa novembre et décembre à Draguignan, Istres, troisième mise en scène), vient de trouver Marseille, Poitiers, Cavaillon, Combs-la-Ville, comment jouer Tchekhov en échappant au réa- Pau,Tours et Orléans.

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lisme, et sans le figer nonplus dans une stylisation excessive, comme, jadis, Claude Régy. Un reproche, un seul: Patrick Pineau (Platonov) exagère la modernité du héros. On finirait par confondre ce jeune noble russe décavé avec un délinquant des «quartiers difficiles». Dans la mise en scène, moins intéressante, de Gabriel Garran, était tout de même plus crédible. Si ce spectacle vieux de dix-sept ou dix-huit ans nous revient en mémoire, c'est qu'Anne Alvaro, qui tient ici le rôle de la Générale, le tenait déjà au Théâtre de la Commune, à l'époque. D'un Platonov à l'autre, elle reste toujours aussi émou­ vante et belle, à la fois tentante et maternelle, rassurante et brisée. Prodigieuse actrice !

Mais, puisque nous parlons de Niels Arestrup, revenons au théâtre privé. Il joue en effet Qui a Niels peur de Virginia Woolf? à la Gaîté-Montpar• Arestrup est puissant nasse (9), dans une mise en scène de John Berry. et fascinant, La pièce a vieilli. Il aurait fallu, pour atténuer ses Myriam Boyer rides, l'alléger quelque peu, surtout en seconde n'est pas assez monstrueuse partie. Mais Arestrup est un fauve si puissant, si fascinant qu'on pardonnevolontiers ces quelques longueurs. Seul écueil : sa partenaire. Myriam Boyer est une actrice touchante, on le sait, mais au registre limité.On aime sa voix éraillée, un peu enfantine, mais elle n'a pas la séduction ni la variété de jeu nécessaires au rôle de Martha.Non plus que sa violence et sa perversité. Martha est un monstre, Myriam Boyer une bonne fille qui a le gin mauvais. Certains trouvent qu'Arestrup cabotine. Faux: s'il joue parfois seul, c'est que son adversaire n'estpas de tailleà luirenvoyerla balle. Dommage: cette monumentale erreur de distri­ bution endommage le spectacle. Décidément, après mûre réflexion, nous ne vous conseillons que Etre sans père et rien d'autre.•

9. 01.43.22.16.18, 20h 30.

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