INTERVIEW DE ROGER TALLON « Je Reste Un Moderniste Radical » PAR FRÉDÉRIC COUDERC [1]

INTERVIEW DE ROGER TALLON « Je reste un moderniste radical » PAR FRÉDÉRIC COUDERC [1]

Le design n’est pas une simple mise en forme. ROGER TALLON C’est en tout cas le point de vue d’un maître en la matière, 1929 Naissance qui toute sa vie s’est battu pour un design militant. 1944-1950 Études d’ingénierie 1951-1953 Coordonne, chez Caterpillar- France, la communication technique et commerciale ; consultant pour les filiales européennes de DuPont Pardon pour la candeur, mais ponsable dans une entreprise amé- © ROGER TALLON aujourd’hui, on ne sait plus très bien. ricaine, Caterpillar. Les ingénieurs 1953 Intègre Technès, bureau d’études techniques C’est qui, pour vous, un designer ? autour de moi ne pensaient pas qu’il et d’esthétique, fondé en 1949 par Jacques Viénot, le père de l’esthétique industrielle, Roger Tallon. Vous avez parfai- puisse exister une problématique qui et Jean Parthenay tement raison de vous interroger ! leur échappe. Ce fut très dur de leur 1957 Enseignant à l’École des arts appliqués de Paris, « Design » est un mot fourre-tout, faire admettre notre utilité… Je crois met en place le premier cours de design en France comme « environnement » et « écolo- fondamentalement que la France est 1959 Devient directeur de Technès à la mort de Jacques gie ». Ça évite de réfléchir. Designer ? un pays de tradition rurale. En Italie, Viénot Voyez comment le terme est galvaudé. par exemple, le design a tout de suite 1963 Crée le département design de l’École nationale Ainsi, aux États-Unis, l’embaumeur pris comme valeur esthétique et phi- supérieure des arts décoratifs de Paris 1973 se fait appeler funeral designer et le losophique. En Allemagne, une réac- Fonde l’agence Design programmes 1984 coiffeur hair designer. On peut néan- tion née de la révolution industrielle a Fonde ADSA + Partners avec Michel Schreiber et le designer Pierre Paulin moins s’accorder sur une définition. ouvert l’école du Bauhaus, un projet 1985 Reçoit le grand prix national de la création Le designer est quelqu’un qui fait du que l’on pourrait qualifier d’antiaca- industrielle design et qui en vit. Il se distingue, démique, basé sur une connaissance 1992 Commandeur des Arts et des Lettres dans la production industrielle, par sa technique, économique et culturelle 1993 Rétrospective au Centre Georges-Pompidou capacité à transformer un ensemble approfondie des processus de fabri- 1994 Après diverses fusions, ADSA et Roger Tallon de contraintes antagonistes en un pro- cation, de distribution et de consom- intègrent Euro RSCG design duit lisible, utile. Ettore Sottsass dit mation. Il s’agissait rien de moins Aujourd’hui, Roger Tallon est toujours en activité, que le designer est juste un metteur que d’inventer l’objet fonctionnel en dehors de toute structure. en forme. Pas d’accord. Le metteur capable d’émanciper l’individu pour en forme doit être capable d’inventer, lui épargner un asservissement à la mots-clés de décoration, qui avait bien compris de se placer dans un champ que j’ap- consommation… analyse ce qui se passait. Les contrats se sont pelle le « design responsable ». fonctionnelle, enchaînés, car j’avais une formation Tandis que chez nous, dans cet créativité, très lourde d’ingénierie. Dans votre démarche, il n’y a pas après-guerre, les ingénieurs tenaient design industriel cette opposition entre industrie le haut du pavé, n’est-ce pas ? Parmi vos clients, « l’esthétique et geste artistique, revendiquée R. T. On avait le terreau avec les industrielle » s’est-elle imposée avec par Ettore Sottsass dans sa « Lettre modernistes, les influences de Le autant de facilité ? aux designers » (1990) ? Corbusier et de l’UAM. Mais rien sur R. T. Oh non ! Des industriels avisés R. T. Nos contemporains ont trop le plan industriel. Et aucune volonté nous faisaient confiance. Mais pas d’imagination, au détriment de la poli tique. Une mission des bureaux les gros. À part Sud-Aviation, Gaz rigueur conceptuelle. Le but est de d’études européens (Pratique et for- de France et quelques institutions… combiner les deux. Un designer pro- mation) est partie aux États-Unis et Le design des Français, dans ces fessionnel est quelqu’un de complet, a découvert que le design était déjà années-là, c’était de la série B, et avec une formation qui prédispose institutionnalisé, en cette période de encore je suis gentil ; c’était des sous- à la recherche des problèmes avant plan Marshall. J’ai été contacté par sous-produits. J’avais deux types de de tester les solutions concrètes. J’ai DuPont de Nemours, constructeur clients: les sociétés en train de dis- débuté dans l’après-guerre sans savoir de machines. J’ai finalement créé un paraître (leur dernière chance…) et que le mot design existait. J’étais res- bureau d’études sous la direction de les sociétés qui émergeaient, dans [1] Interview extrait de la revue TDC, no 874, Viénot, un ancien administrateur du l’électronique ou le matériel optique, 15 avril 2004. Printemps, à la tête d’un grand bureau par exemple.

34 TECHNOLOGIE 157 SEPTEMBRE-OCTOBRE 2008 Alors, à quand peut-on faire remonter la sortie du tunnel ? R. T. 68 marque l’ouverture, mais aussi la fin du radicalisme. La « révo- lution » de Mai ne me concernait pas en tant que génération, mais en tant que fracture. Je ne me suis pas trompé. Pompidou est le déclencheur. De Gaulle avait pris un coup d’obso- © ALSTOM lescence. Son Premier ministre s’est L’Eurostar prêté de bonne grâce à l’orchestra- tion de l’image d’un ami des arts, du Le vedettariat des designers a com- sorte d’arrogance française. Nos amis design, en opposition au vieux général. mencé… Cela paraît extraordinaire mexicains trouvaient le métro pari- La « promo » est partie et la France aujourd’hui, mais imaginez qu’autre- sien trop moche. Ils souhaitaient une a rejoint le peloton des pays épris de fois, Peugeot n’avait pas de division réalisation proche de celle du métro design. La presse a beaucoup joué. design. Pour financer la création, la de San Francisco. Je me suis exé- comptabilité soustrayait de l’argent cuté en réunissant une équipe pour QUELQUES RÉALISATIONS à la pub ou au département bureau une mission autant diplomatique que d’études. Le design était une danseuse technique. C’est aussi ça, le métier de 1953-1973 Plus de 400 produits : robots ménagers pour Peugeot, Caméra Veronic 8 mm sans objectif pour les entreprises. Citroën a été designer ! Mais revenons à l’après- apparent pour Sem, tours Gallic 16 et 14 le premier à se doter d’une straté- Corail. Se sont enchaînés les projets pour l’entreprise belge La Mondiale, projecteur gie design. Maintenant, les firmes européens. Et le TGV, lui-même très de diapos pour Kodak, tracteurs d’aéroports, découvrent qu’il est un facteur de inspiré des Japonais qui, dès 1966, chariots élévateurs pour Fenwick, image graphique croissance et de compétitivité. Il y avaient lancé leur train rapide. J’ai de Fenwick-Aviation… a eu la mode du marketing, mainte- pris toute l’image SNCF en main, 1963 Téléavia P111, téléviseur aux lignes arrondies : gros succès commercial nant, voici celle du design. dessinant tout ce qui pouvait être 1964 Série Module 400 : mobilier et escalier hélicoïdal ramené au produit, jusqu’aux cos- en fonte d’aluminium Pas si vite ! Retournons aux années tumes. Avec ces réalisations, une 1967 Série 3T (3 pour la Table) : couverts, vaisselle, verres 1970. La SNCF vous confie le train Corail. administration repoussant l’avenir 1969 Métro de Mexico ; maquettes du TGV 001 pour Une révolution ? a tout à coup changé d’image. Mon Alsthom R. T. On se souvient mal à quel critère, c’est l’impact. À cette aune, 1972 Conception graphique de la revue Art Press point cette réalisation a tout changé je ne peux être déçu. 1973 Gammes de spots Erco munis de gros réflecteurs, dans l’univers du train. Le TGV n’est lampes halogènes basse tension que le petit frère du Corail ! J’ai conçu Être considéré comme l’homme – des produits qui seront largement copiés ; gamme de montres et chronomètres Mach 2000 un espace ouvert, tout en rondeur, des TGV, est-ce assez gratifiant pour en soutien aux ouvriers de Lip en douceur, éliminant les sacro- un designer ? 1974 trains Corail ; SNCF : identité visuelle, signalétique, saints compartiments en alignant R. T. Si je n’avais dessiné que des adaptation des pictogrammes internationaux l’image du train sur celle de l’avion. « petits » objets, je me sentirais frus- à l’image de l'entreprise, couverts et, Ne serait-ce que d’imaginer un bar tré. Il faut aimer changer d’échelle. en collaboration avec le couturier Michel Schreiber, nouveaux uniformes des contrôleurs entre la première et la seconde était Les « petits » machins offrent sans 1986 TGV Atlantique révolutionnaire. Le travail s’accompa- doute un plaisir plus perceptible. 1987 Aménagement intérieur et livrée de l’Eurostar gnait d’une cartographie, avec fiche Pour un TGV, je m’engage sur cinq 1991 Funiculaire de Montmartre horaire et informations à l’entrée des années. Le designer ne peut rien 1994 TGV texan et canadien ; TGV à deux niveaux pour voitures. Le monde du rail n’a pas changer quand le cycle industriel est la France ; projet du métro parisien Meteor ; VAL 208 ménagé son hostilité, mais j’étais en marche. Fondamentalement, ce pour Matra ; identité des chemins de fer finlandais rodé par ma réalisation du métro qui me plaît, c’est de trouver de nou- 2001 Picnic : gamme de plats et contenants en de Mexico. Je reviens un instant sur velles solutions. On ne peut opposer céramique créés dans l’atelier de Salvatore Oliveri cette expérience, car elle révèle une les démarches. Je reste un moderniste

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2008 TECHNOLOGIE 157 35 radical. Le progrès est une façon de vivre, de défricher le futur.

Tous les designers ne procèdent-ils pas ainsi ? R. T. Que fait Starck, par exemple ? C’est signé, on y va les yeux fermés. Il y a l’idéologie des paillettes der- rière ça. Notre époque appuie sur le sigle, plutôt que sur la transformation des produits. Les gens du début se battaient pour que l’homme n’ait pas © DR besoin d’être abusé pour se déter- Un tour Gallic 16 miner. Nous étions des puristes. Il n’y a plus d’idéologie, plus de pen- seurs. On fait du stylisme aujourd’hui, comme au temps de Louis XIV ! Je crois néanmoins à une évo- lution naturelle des choses. On entre dans une phase dissolutive et de ce mouve- ment renaîtra quelque chose.

Mes étudiants n’aiment pas © DR les paillettes, l’arrivisme. Je vois bien ce qui les pousse. Ils Une série de verres ont une éthique dans cet espace de liberté qu’est la « création ». Je suis rassuré par d’honnêtes petits © DR concepteurs qui font du bon travail et ont des visées plus lointaines, Une montre Lip notamment sur le souci écologique, avec cette conscience que ce que l’on fait a des conséquences. © DR

Nous consacrons un dossier au design, mais avez-vous le sentiment que les médias s’intéressent Un plat Picnic à cette nouvelle discipline ? R. T. Zéro dans ce domaine. Mais les journaux ne font que suivre la « branchitude » générale. Je suis designer honorary de la Royal Society de Londres, l’équivalent anglais de l’Académie des beaux-arts. Mais en France, que voulez-vous, le design est toujours inconnu de nos institutions confites en tradition. N