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Histoire de la

QUE S AI S - J E ?

PHILIPPE CONRAD Professeur d'histoire ISBN 2 13 048597 9

Dépôt légal — V édition : 1998, janvier © Presses Universitaires de France, 1998 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris INTRODUCTION

Ce n'est qu'au XVI siècle que se répand l'usage du terme de Reconquista pour désigner la lutte qui, du dé- but du VIII siècle à la fin du XV a permis aux royau- mes chrétiens du nord de la péninsule Ibérique de se substituer aux pouvoirs musulmans qui s'y étaient suc- cessivement établis. Apparu dans le contexte de la guerre acharnée que se livrent les Habsbourg et l'Em- pire ottoman, le mot suscitera de multiples débats et, au fil du temps, cet épisode essentiel de l'Histoire espa- gnole sera différemment interprété. A la fin du XIX siècle, les intellectuels de la génération de « 98 » verront dans l'intérêt porté à la Reconquista la mani- festation d'une nostalgie désuète pour des époques ré- volues, les restes d'un rêve de grandeur qui empêche le pays de s'engager résolument dans les voies de la mo- dernité. On entend même, à cette époque un politicien libéral réclamer que « l'on ferme à double tour le tom- beau du Cid ». Les insurgés nationalistes de l'été 1936 n'hésiteront pas ensuite à s'annexer ce moment de l'Histoire nationale, au nom de la Cruzada conduite contre les « rouges », ce qui permettra à leurs adversai- res de dénoncer la présence dans leurs rangs des regu- lares, troupes indigènes marocaines de nouveau enga- gées sur le sol espagnol... Enfin, la commémoration du cinquième centenaire de l'année 1492, qui vit la chute de Grenade et la fin de l'Islam andalou, a encouragé certains publicistes à exalter la « tolérance » et le « plu- ralisme » qui régnaient en al-Andalus avant que les Rois Catholiques ne mènent à son terme la Recon- quête. Fruits d'idéologies sommaires, ces diverses vi- sions n'ont guère à voir avec ce que fut réellement la lutte qui opposa pendant neuf siècles - si l'on admet qu'elle se termine avec l'expulsion des Morisques - deux sociétés résolument antagonistes. En effet, les analyses de C. Sanchez Albornoz quant à « l'hispani- té » foncière de l'Islam andalou paraissent aujourd'hui bien contestables et il ne fait plus guère de doute que les habitants d'al-Andalus ont été musulmans avant d'être « espagnols ». Deux mondes se sont affrontés de manière permanente, des siècles durant, et, comme l'a expliqué J. Pérez l'idéalisation qui entoure la mé- moire de la Grenade des Nasrides ne doit pas faire illu- sion, « les deux civilisations au contact sont incompa- tibles. L'Espagne reconquérante s'est bâtie autour d'un idéal - on serait tenté d'écrire une idée fixe : re- faire de la péninsule une terre chrétienne ». Cela n'ex- clut pas les périodes de trêve, voire des alliances ponc- tuelles entre princes chrétiens et musulmans. Cela n'exclut pas non plus l'existence de contacts culturels et le jeu des influences réciproques, mais la donnée fondamentale demeure la guerre. «... Entre Maures et chrétiens, jamais d'armistice général ni durable sur toute la ligne de la "frontière", seulement des paix ou des accords partiels, toujours fragiles. » Cette lutte va connaître trois phases successives. Du VIII au XI siè- cle, la supériorité de l'émirat, puis du califat de Cor- doue apparaît écrasante et les chrétiens repliés sur les réduits montagnards du Nord sont condamnés à la dé- fensive. La décomposition du califat et l'apparition des reinos de ouvrent des perspectives nouvelles no- tamment à la Castille dont le roi Alphonse VI réussit à s'emparer de Tolède en 1085. A ce moment, l'irruption des Almoravides, suivis un demi-siècle plus tard par celle des Almohades, issus, les uns de Mauritanie, les

1. J. Pérez, Isabelle et Ferdinand, Rois Catholiques d'Espagne, Paris, Fayard, 1988, p. 245. 2. Ph. Contamine, La guerre au Moyen Age, Paris, PUF, « Nouvelle Clio », 1980, p. 145. autres de l'Atlas, rétablit pendant un temps, au profit du camp musulman, un équilibre qui paraissait forte- ment menacé. Mais les empires berbères ne durent pas et l'Islam ibérique ne peut arrêter, au XIII siècle, la grande Reconquête chrétienne qui scelle le sort de Cordoue, Séville et Valence. Dernier témoin des gran- deurs passées d'al-Andalus, le petit royaume nasride de Grenade profite des divisions et des crises qui affec- tent ses adversaires chrétiens aux XIV et XV siècles pour survivre jusqu'en 1492, qui voit les Rois Catholi- ques restaurer, si l'on excepte le Portugal, l'unité terri- toriale de l'ancienne . La Reconquête est alors terminée et c'est vers d'autres horizons que va se tour- ner l'Espagne, contrainte toutefois de poursuivre pour longtemps, en Méditerranée, la lutte contre l'ennemi musulman.

Chapitre 1

LA CONQUÊTE MUSULMANE

Après avoir connu pendant cinq siècles les bienfaits de la pax romana, la péninsule Ibérique subit, comme le reste de l'Empire d'Occident, le choc des invasions germaniques. L'irruption, en 409, des Vandales et des Suèves précède de quelques années l'installation des Wisigoths, dont le royaume s'étend alors de part et d'autre des Pyrénées. Après que le roi franc Clovis a vaincu Alaric II à la bataille de Vouillé en 507, l'État wisigothique va se confondre pendant deux siècles, si l'on excepte sa marche septentrionale de Gaule nar- . bonnaise, avec l'Hispania dont il réalise l'unité territo- riale. C'est alors le plus brillant des royaumes barba- res, mais la fin du VII siècle et le début du VIII révèlent cependant de dangereuses faiblesses, aggravées par un contexte de crise économique et sociale de grande am- pleur. L'absence d'un mode de succession dynastique, les rivalités qui opposent les divers clans aristocrati- ques, une suite continue de mauvaises récoltes liées à une sécheresse persistante, des épidémies de peste meurtrières, la situation misérable du plus grand nom- bre, soumis à la domination arbitraire des potentiores, tout cela contribue à fragiliser dangereusement le royaume wisigothique au moment où, dans les premiè- res années du VIlle siècle, la conquête musulmane vient d'atteindre les rivages marocains de l'Atlantique. I. — La « perte de l'Espagne » C'est sous le règne de Mu'awiya, le premier calife ommeyade, qu'a été entamée la conquête du Maghreb. Les Berbères opposent une longue résistance aux enva- hisseurs mais l'Afrique du Nord est finalement sou- mise en 707. Le détroit de ne constitue pas un obstacle majeur et l'Espagne apparaît comme une proie tentante. Il est aujourd'hui difficile de reconsti- tuer les circonstances exactes de la conquête. Les sour- ces musulmanes sont tardives, la Chronique mozarabe datée de 754 et rédigée dans la région murcienne reste sommaire et les chroniques chrétiennes asturiennes qui racontent l'événement ne remontent pas au-delà de la fin du IX siècle Si l'on en croit la tradition « classi- que » qui rend compte de la conquête de l'Espagne, l'avènement du roi Rodrigue a suscité l'opposition des héritiers de Witiza, le souverain défunt, et ce sont eux qui auraient fait appel aux Musulmans. Le comte Ju- lien, gouverneur byzantin de , aurait joué un rôle déterminant en cette affaire, pour se venger de Rodri- gue, accusé d'avoir offensé sa mère ou sa femme... Le gouverneur musulman de l'Afrique du Nord, Musa ben Nusayr, et son adjoint, Tariq ben Ziyad, ne pou- vaient qu'exploiter une telle situation. Une première reconnaissance est lancée dès juillet 710. Débar- qué à Tarifa, un premier groupe de 400 combattants pousse jus- qu'à Algésiras avant de rentrer au Maroc, sans avoir rencontré d'opposition sérieuse, mais en ramenant un butin important. C'est Tariq ben Ziyad, le gouverneur de Tanger, qui commande la nouvelle expédition lancée au printemps de l'année suivante. Il passe le détroit avec 7 000 hommes, s'installe sur les flancs du rocher de Gibraltar, qui lui doit son nom, et s'empare d'Algési- ras où il reçoit bientôt 5 000 hommes en renfort, essentiellement des Berbères, les Arabes n'étant guère plus d'une centaine dans

1. Pour toutes les questions relatives à la conquête musulmane de l'Espagne, voir R. Collins, The arab conquest of 710-797, vol. III de History of Spain, dirigée par John Lynch, Oxford, Basil Blackwell, 1989. Traduction espagnole : La conquista arabe 710-797, Barcelone, Editorial Critica, 1991. cette première armée d'invasion. Rodrigue étant accouru du Nord où il combattait et Cantabres, la bataille décisive va se livrer au cours du mois de juillet 711, sur les rives du rio Guadalete. La localisation exacte de l'affrontement demeure un objet de discussion. Il a pu se dérouler à l'ouest de Tarifa, près du rio Barbate, ou à l'embouchure du rio Guadarranque, entre la Torre de Cartagena et Gibraltar. L'issue du combat est bien connue. Trahi par des contingents demeurés fidèles aux partisans des descendants de Witiza, le roi wisigoth, complète- ment battu, est tué au cours de la lutte. Son vainqueur entre- prend alors de soumettre l'ensemble de la péninsule. Il met en déroute, à Ecija, les troupes chrétiennes qui s'y étaient regrou- pées. Il charge ensuite deux détachements d'attaquer les princi- pales villes d'Andalousie pendant que lui-même, avec le gros de ses troupes, entreprend de marcher sur Tolède pour s'en empa- rer. Il s'avance par Martos, Jaèn et Ubeda avant de franchir la sierra Morena au défilé de Despefiaperros. Il passe ensuite par Consuegra pour arriver sous les murs de la capitale wisigothi- que, qui se rend sans résister. Là, les conquérants peuvent s'em- parer du trésor royal... Tariq ne s'attarde pas sur les bords du Tage. Il suit la route romaine qui le mène à Clunia, puis à Amaya, alors principal noyau urbain de la zone cantabrique. En empruntant toujours le réseau routier romain, il marche de là vers Leόn et Astorga pour revenir ensuite à Tolède, afin d'y re- trouver Musa ben Nusayr, venu le renforcer avec un contingent de dix-huit mille combattants berbères et arabes. Pour arriver à Tolède, le gouverneur de l'Afrique du Nord a suivi, en 712, un itinéraire différent de celui de son subordonné. Il s'est emparé de Médina Sidonia, de Carmona et de Séville. De là, il s'est avancé jusqu'à Mérida qu'il a dû assiéger pendant plusieurs mois avant d'obtenir sa reddition... Entre-temps, Cordoue a été prise par Mugit, un lieutenant de Tariq. Une fois le sud de la péninsule conquis Musa rejoint Tariq, non sans avoir dépêché son fils Abd al Aziz à Séville pour y réprimer une première révolte. Vain- queur des rebelles, Abd al Aziz s'empare également de Malaga et d'Illiberis (Grenade) avant de pousser jusqu'à la région de l'ac- tuelle Murcie, alors gouvernée par le comte wisigoth Theodemir, qui conclut avec les envahisseurs un accord lui permettant, con- tre le paiement d'un tribut, de continuer à gouverner la région. Après avoir passé l'hiver à Tolède, Musa et Tariq entreprennent d'aller soumettre le reste de la péninsule. S'avançant vers le Sud-Ouest à partir de Mérida, Abd al Aziz va s'emparer de Huelva, de Faro et de Lisbonne. Musa et Tariq marchent ensem- ble, par Siguenza et Catalayud, sur Saragosse qui tombe en 714, avec toutes les places de la vallée moyenne de l'Èbre. Musa est pressé de terminer la conquête de l'Espagne, car les messagers dans le Levant valencien et dans la vallée de l'Èbre. Ils sont peu nombreux en Castille et dans le Nord-Ouest qui ne fut jamais is- lamisé. Il s'agit le plus souvent d'une population assez modeste de paysans, d'artisans, de muletiers, de maçons itinérants et de colporteurs. Spécialistes du jardinage, ils sont nombreux dans la huerta de Valence où ils travaillent pour le compte des grandes seigneuries foncières nées de la reconquête. Une aristocratie ai- sée a survécu à Grenade où, dès 1498, la ville a été partagée en deux zones réservées respectivement aux musulmans et aux chré- tiens. Dans certaines localités, ils sont majoritaires et l'on peut citer le cas de Hornachos une bourgade d'Extremadure qui ap- paraît comme une sorte de république musulmane en territoire chrétien. Le pouvoir hésite longtemps : pousser à la conversion est un devoir et les souverains font rédiger dans ce but des caté- chismes bilingues mais ces efforts de prosélytisme demeurent sans résultats et les deux populations continuent à cohabiter sans se mélanger. La répression conduite par les inquisiteurs n'y change rien. Elle a d'ailleurs été très exagérée puisque selon Ma- rie-José Marc, il n'y eut pendant un siècle dans le royaume de Grenade, qui compte alors 150 000 musulmans, que 1 500 affai- res instruites pour pratique clandestine de la religion musul- mane En 1526, le roi a d'ailleurs demandé aux inquisiteurs de ne pas intervenir contre les morisques tant qu'ils ne seront pas suffisamment instruits dans la religion chrétienne, ce que con- firme, quatre ans plus tard, une bulle pontificale. Même si le principe d'une conversion obligatoire a été d'emblée admis, sa mise en œuvre dans les faits de- meure longtemps limitée et les souverains catholiques s'efforcent d'assimiler, avec l'aide du temps, les popu- lations musulmanes d'Espagne. Parler à leur propos de « racisme d'État » comme le fait Rodrigo de Zayas semble donc tout à fait impropre. En fait, les moris- ques conservent leurs coutumes et leur foi. Ils conti- nuent à s'exprimer en arabe ou dans un algarabia, mé- lange de castillan et d'arabe devenu notre « charabia ». Ils respectent les prescriptions alimentaires islamiques

1. M.-J. Marc, L'offensive contre les Morisques, contribution à l'In- quisition espagnole, ouvrage collectif dirigé par B. Bennassar, Paris, Ha- chette, 1979. 2. M.-J. Marc, op. cit. 3. R. de Zayas, Les morisques et le racisme d'État, Paris, La Diffé- rence, 1992. et ne consomment ni viande de porc, ni vin. Ils célè- brent les fêtes musulmanes, observent le jeûne du Ra- madan et l'un d'entre eux serait même parvenu à faire le pèlerinage de La Mecque au début du XVII siècle. Mais ce qui préoccupe surtout les autorités espa- gnoles, c'est le fait que cette communauté musulmane attende avec ferveur le moment de la « revanche » con- tre l'ennemi chrétien. Les morisques espèrent que les victoires turques vont bientôt les délivrer du joug ca- tholique. Depuis la chute de , les ar- mées du sultan ottoman ont conquis l'Arabie et l'Égypte, détruit le royaume de Hongrie et poussé jus- qu'aux murailles de Vienne en 1529. Il faut attendre 1565 et la résistance de Malte aux assauts turcs, mais surtout 1571 et la victoire remportée à Lépante par la flotte hispano-vénitienne de Don Juan d'Autriche, pour que le danger apparaisse moins pressant, même si l'ennemi reprend Tunis aux chrétiens en 1574. Durant tout le XVI siècle, les côtes méditerranéennes de la pé- ninsule ibérique vivent sous la menace des raids barba- resques lancés depuis Alger, passée en 1519 sous l'au- torité ottomane. La « discrétion » recommandée par leurs guides spirituels aux musulmans vivant en pays chrétien et officiellement convertis à la religion domi- nante ne peut qu'accroître la méfiance à leur égard et celle-ci est renforcée par les nombreux soulèvements armés qui se produisent au cours du XVI siècle, dès 1502 à Grenade, puis en 1526 à Valence. Il y a sur- tout, de 1568 à 1570, la «deuxième guerre de Gre- nade », consécutive à la volonté de Philippe II d'impo- ser enfin les décisions prises par son père en 1525. Dans l'ancienne capitale nasride, la population moris- que de l'Albaicín demeure en majorité à l'écart du mouvement, mais elle n'en est pas moins déportée vers d'autres régions d'Espagne. Les villes sont peu tou- chées et la rébellion s'étend surtout dans les campa- gnes entourant Almeria et dans la chaîne côtière des Alpujarras. Les insurgés s'en prennent en priorité aux Épisode du siège de Malaga, relief d'un siège de la cathédrale de Tolède réalisé par Rodrigo Alemán. Photo : Jesus Lazano. prêtres, aux moines et aux nonnes, ils détruisent et profanent les images saintes, ce qui a conduit Julio Caro Baroja à rapprocher ces événements du déchaî- nement de violence anticléricale de 1936. Les moris- ques s'emparent de quelques petites cités mais échouent dans leurs tentatives pour s'assurer le con- trôle d'un port important par où pourraient arriver des renforts en provenance du Maghreb. Les contin- gents barbaresques et marocains ne pourront ainsi dé- barquer qu'à Zorbas, un petit village côtier proche d'Almeria. Les troupes chrétiennes sont commandées par le marquis de Mondejar, puis par Don Juan d'Au- triche, le futur vainqueur de Lépante, et la lutte va être d'une violence extrême. En février 1569, Francisco de Cordoba prend d'assaut un promontoire proche d'Al- meria et il faut huit heures de combat pour venir à bout de la résistance ennemie. Le 3 mai, le marquis de los Velez est vaincu au col de Ragua et se retrouve as- siégé par les insurgés. En juillet, ceux-ci prennent la forteresse de Serón, près de Baza, en massacrent la garnison et tentent de vendre les captives comme escla- ves à leurs coreligionnaires nord-africains. A Guajar, en décembre, les Espagnols ne font pas de quartier et exterminent tous les défenseurs après la reprise du fort. L'issue est identique à Galera en février 1570. Pour ve- nir à bout des rebelles, les soldats de Don Juan d'Au- triche n'hésitent pas à les enfumer dans les cavernes où ils ont trouvé refuge. Les affrontements sont officielle- ment terminés en novembre 1570 mais les derniers irré- ductibles poursuivent la lutte dans les Alpujarras jus- qu'en mars 1571. Plusieurs milliers de combattants turcs ou barbaresques sont venus prêter main forte aux insurgés au cours de la guerre. Ceux-ci ont égale- ment reçu des armes et ont ainsi pu disposer de près de 3 000 arquebusiers au cours de l'été 1569.

1. Voir J. Caro Baroja, Los del reino de , , 1957. Vaincus, les morisques ne désespèrent pas de rece- voir un soutien de l'étranger et, en 1575, ceux d'Ara- gon prennent contact avec le gouverneur français du Béarn pour lui réclamer des armes. En 1580, des Gre- nadins nouent des contacts au Maroc et, en 1601, les morisques de Valence renseignent les Barbaresques d'Alger sur l'expédition qui se prépare contre eux. On craint qu'ils ne facilitent les raids ennemis sur les côtes méditerranéennes du pays, au point qu'il leur est inter- dit d'habiter sur le littoral, en 1579 en Andalousie, en 1586 à Valence. Philippe II et son successeur ont donc toutes les raisons de douter de la fidélité de leurs sujets morisques qui ont, à l'évidence, le sentiment d'appar- tenir au camp des ennemis de l'Espagne. Une haine qui répond à l'hostilité dont ils sont l'objet et qu'exprime, au début du XVII siècle, le trinitaire Pablo Aznar y La- fuente quand il les décrit comme « des fils et des fami- liers de Satan... menteurs et cauteleux, nés avec le men- songe dans la bouche et le vol dans la main... ». Toute conversion sincère se révélant impossible et l'unité du royaume se trouvant mise en question, l'expulsion est décidée par Philippe III en août 1609, sous l'influence du duc de Lerma et avec l'approbation unanime du peuple chrétien qui, en certains endroits, profite des circonstances pour se livrer au pillage. Dans l'ensem- ble, l'opération, qui a été minutieusement préparée, s'effectue dans l'ordre et plus de 300 000 morisques, dont le départ va s'étaler jusqu'en décembre 1613 pour la région de Murcie, prennent ainsi la mer pour être débarqués à , possession espagnole depuis 1509. De là, ils vont se disperser ensuite en Afrique du Nord ou dans l'empire ottoman. C'est à l'issue du Conseil d'État réuni le 20 février 1614 pour entendre le rapport du comte de Salazar, chargé de l'opération, que l'ex- pulsion est considérée comme officiellement terminée. Pendant longtemps, les historiens espagnols ont justi- fié cette mesure, ce dont témoignent les termes em- ployés par la très classique Historia de España de Me- néndez Pidal, quand l'auteur constate « qu'après de nombreux siècles de voisinage forcé avec les chrétiens, cette race exotique ne s'était jamais intégrée à l'Espa- gne, ni à sa foi, ni à ses idéaux collectifs, ni à son ca- ractère, les morisques ne furent jamais assimilés et vi- vaient comme un néoplasme cancéreux dans la chair espagnole... ». Le jugement porté sur cet événement a considérablement évolué mais c'est parfois au risque de l'anachronisme. Henri Lapeyre a répondu à ceux qui condamnent l'expulsion au nom de la tolérance que «juger de la légitimité ou de l'opportunité de l'opération au nom de principes étrangers à l'époque est une entreprise inutile... »

1. H. Lapeyre, op. cit., p. 213. CONCLUSION

Neuf siècles ont été nécessaires pour effacer la pré- sence musulmane en Espagne. Neuf siècles d'affronte- ment quasi permanent qui - s'ils ne peuvent faire ou- blier les contacts fructueux entre les deux civilisations, notamment par le biais des écoles de traduction tolé- danes - n'en commandent pas moins l'histoire médié- vale de la péninsule. Regretter l'échec d'une coexis- tence qui n'avait pas grand chose à voir avec « l'harmonie pluriculturelle » rêvée par certains de nos contemporains n'a guère de sens aujourd'hui. Comme J. Pérez l'a montré cette coexistence, fruit des vicissi- tudes de l'Histoire, n'autorise pas à parler d'une Espa- gne pluraliste car «... Les Juifs et les mozarabes sous la domination musulmane, puis les Juifs et les mudéja- res sous l'autorité des souverains chrétiens avaient un statut de "protégés", avec la nuance péjorative qui s'attache à cet adjectif... Une fois la Reconquête termi- née, il n'y a plus de raison de maintenir cet état de cho- ses... L'Espagne redevient un pays comme les autres dans la Chrétienté européenne. On peut le regretter, estimer qu'elle aurait dû rester un pont entre l'Orient et l'Occident. Ses souverains n'y ont probablement ja- mais pensé. En 1492, ils ont voulu assimiler les vaincus et les minoritaires... Les morisques, héritiers des mudé- jares, ont refusé de s'assimiler ; on sera obligé de les expulser au début du XVII siècle. » L'antagonisme fondamental qui oppose tout au

1. J. Pérez, Chrétiens, juifs et musulmans en Espagne. Le mythe de la tolérance religieuse (VIII siècle), in L'Histoire, n° 137, octobre 1990. long du Moyen Age chrétiens et musulmans ruine aus- si, pour une bonne part, la conception, aujourd'hui bien datée, d'une hispanité plurimillénaire chère à C. Sanchez Albornoz. L'Espagne d'al-Andalus a été fortement islamisée et arabisée et fait pleinement par- tie, pendant près de huit siècles, du monde de l'Islam. Quand elle se retrouve sur la défensive face à la montée en puissance des royaumes chrétiens, elle fait régulière- ment appel aux musulmans d'Afrique du Nord et, au fur et à mesure que la Reconquête s'effectue, c'est par milliers que les fidèles du Prophète choisissent l'exil. Malgré tous les efforts des souverains qui espèrent les assimiler, les morisques maintiendront, envers et con- tre tout, dans une semi-clandestinité, leur foi religieuse et leur identité culturelle. On peut enfin s'interroger, avec Ch. E. Dufourcq sur les raisons qui expliquent la « rupture » entre Berbérie et Ibérie au cours du Moyen Age. L'Afrique du Nord a en effet opposé une longue résistance aux envahisseurs arabes, alors que l'Hispania gothique a été conquise très rapidement. A l'inverse, les musulmans perdront finalement al-Anda- lus et conserveront le Maghreb, qui fut pendant long- temps moins orientalisé sur le plan linguistique et cul- turel, que les régions musulmanes de la péninsule Ibérique. L'explication de ces évolutions divergentes réside sans doute dans l'islamisation progressive des Berbères qui deviennent aux XI siècles, avec les Almoravides et les Almohades, les meilleurs défenseurs de la foi musulmane, au moment où la Chrétienté occi- dentale se lance dans l'aventure des Croisades. L'évo- lution du rapport des forces s'avère également détermi- nante. Elle permet aux royaumes chrétiens de mener à bien la reconquête de la péninsule ibérique, elle leur in- terdit en revanche d'envisager, si l'on excepte l'occupa- tion de quelques sur les côtes maghrébines, la

1. Ch. E. Dufourcq, Berbérie et Ibérie médiévales : un problème de rupture, Revue historique, octobre-décembre 1968, p. 293-325. poursuite de ce projet au-delà du détroit de Gibraltar. Une fois de plus le volume des ressources humaines disponibles et la force des armes ont fixé les limites de l'entreprise, à un moment où la conquête des Indes oc- cidentales mobilisait la foi et l'énergie des hidalgos de Castille et d'Extremadure. ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Il existe, en français et en espagnol, de nombreuses Histoires générales du Moyen Age ibérique. On retiendra les chapitres consacrés à l'Histoire médiévale dans B. Bennassar, Histoire des Espagnols, Paris, A. Colin, 1985, et R. Laffont, 1992 ; B. Leroy, L'Espagne au Moyen Age, Paris, Al- bin Michel, 1986 ; M. C. Gerbet, L'Espagne au Moyen Age, Paris, A. Co- lin, 1992 ; A. Rucquoi, Histoire médiévale de la péninsule ibérique, Paris, Seuil, 1993 ; D. Menjot, Les Espagnes médiévales 1409-1474, Paris, Ha- chette, 1996. En langue espagnole, les volumes disponibles de la monu- mentale Historia de Espana de R. Menéndez Pidal (Espasa-Calpe), no- tamment le t. VI, J. Pérez de Urbel et R. Arco y Garay, Los comienzos de la Reconquista, Madrid, 1982, les deux vol. du t. XIII, La expansion pe- ninsular y mediterranéa, Madrid, 1990 et le vol. 1 du t. XVII, L. Suarez Fernadez, La España de los Reyes Catolicos, Madrid, 1989 ; M. Riu Riu, Edad Media (711-1500), t. 2 du Manuel de Historia de España, Madrid, 1989 (Espasa-Calpe) ; les vol. 5, 6 et 7 de la Historia de España dirigée par Angel Montenegro Duque (Gredos) : V. A. Alvarez Palenzuela et L. Suarez Fernandez, La España musulmana y los inicios de los reinos cris- tianos ( 711-1157), Madrid, 1991 ; des mêmes auteurs, La Consolidacion de los reinos hispanicos ( 1157-1369), Madrid, 1988 ; L. Suarez Fernan- dez, Los Trastamara y los Reyes Catolicos, Madrid, 1985. Sur la Reconquête : J. M. Minguez, La Reconquista, Madrid, Historia 16, 1989 ; D. Lomax, The Reconquest of Spain, Londres et New York, Longman, 1978, traduit en espagnol : La Reconquista, Barcelone Plane- ta, 1984 ; collectif, La Reconquista y la repoblacion del pais, Saragosse, CSIC, 1951 ; Ch. J. Bishko, Studies in medieval spanish frontier History, Londres, Variorum Reprints, 1980. Sur des points particuliers : R. Arié, L'Espagne musulmane au temps des Nasrides, Paris, 1973 ; L. Cardaillac, Les Morisques et leur temps, Pa- ris, 1982 ; M. Defourneaux, Les Français en Espagne aux XI et XII siè- cles, Paris, 1949 ; Ch. E. Dufourcq et J. Gautier Dalché, Histoire écono- mique et sociale de l'Espagne chrétienne au Moyen Age, Paris, 1976 ; J. A. Garcia de Cortazar, Organizacion social del espacio en la Espana medie- val. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Madrid, 1985 ; J. Gon- zalez, El reino de Castilla en la epoca de Alfonso VIII, Madrid, 1960 ; du même auteur, Repartimiento de Sevilla, Madrid, 1951 ; P. Guichard, Les musulmans de Valence et la reconquête, Institut français de Damas, 1990- 1991 ; A. Huici-Miranda, Las grandes batallas de la Reconquista durante las invasiones africanas, CSIC, Madrid, 1956 ; J. M. Lacarra, La recon- quista y repoblacion del valle del , Saragosse, 1951 ; M. A. Ladero Quesada, Los mudejares de Castilla en tiempo de Isabel I, , 1969; du même auteur, Granada, historia de un pais islamico (1232- 1571), Madrid, 1979 ; H. Lapeyre, Géographie de l'Espagne morisque, Pa- ris, 1959 ; D. Lomax, Las ordenes militares en la peninsula iberica durante la Edad Media, Salamanque, 1976 ; E. Lourie, A society organized for war ; médiéval Spain, in Past and Present (décembre 1966) ; J. A. Mara- vall, El concepto de España en la Edad Media, Madrid, 1964 ; R. Menén- dez Pidal, La España del Cid, Madrid, 1969 ; S. de Moxo, Repoblacion y sociedad en la España cristiana medieval, Madrid, 1979 ; J. F. Powers, A society organized for war : the iberian municipal militias in the central (1000-1284), Berkeley, 1988; C. Sanchez Albornoz, Despoblacion y repoblacion del valle del Duero, Buenos Aires, 1966.