Aujourd’hui et toujours DOMINIQUE DE ROUX EN DÉCEMBRE 1967 › Sébastien Lapaque

n décembre 1967, Dominique de Roux, écrivain, édi- teur et fondateur des Cahiers de l’Herne, qui avait jusqu’à cette date cultivé sa réputation sulfureuse en s’attachant à défendre des écrivains maudits, tels Ezra Pound et Louis-Ferdinand Céline, a brutalement changé­ d’angle Ed’attaque en publiant L’Écriture de (1). Le propos de cet essai de « géopolitique totale » d’un genre particulier était de saisir l’essence du gaullisme.

« Partir de rien, tout recommencer alors que rien n’est plus rien. Savoir trouver, dans un dédoublement de soi, la conscience d’un destin d’une prédestination, d’une puissance de l’être au-delà de sa propre conscience, en assumer les exigences et la tragédie. Traverser le désert, les ténèbres, faire que rien ne se perde de ce qui ne devait pas l’être, tout ramener de l’autre côté des terres dévas- tées, de l’autre côté du néant. »

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Imprégné par le maurrassisme et les idées d’Action française depuis son enfance, mais tenté depuis l’adolescence d’envisager le fascisme comme une nouvelle école poétique (2), Dominique de Roux a surpris son monde, à commencer par Charles de Gaulle lui-même, qui n’a pas répondu à son envoi. Car en 1962, ce partisan de l’Algérie française qui annonçait que le Général finirait pendu à un croc de boucher, avait applaudi l’attentat manqué du lieutenant-colonel Bastien-­Thiry­. Et à la veille de l’année 1968, le projet de l’extrême droite demeurait le même : tuer le traître de Gaulle et réhabiliter Pétain. L’auteur de La Mort de L.-F. Céline occupait une place singulière au sein de sa famille politique, dont il s’était démarqué sur presque tous les points, à commencer par l’antisémitisme, qui le révulsait chez Lucien Rebatet : « Ce que je regrette le plus chez cet homme courageux, c’est son esprit antisémite, toujours, et une certaine méchanceté encore », confiait-il à Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro Robert Vallery-Radot en 1962 (3). Comme littéraire. Il collabore également au le romancier Roger Nimier, un peu seul au Monde diplomatique. Son recueil milieu du groupe d’écrivains qu’on nommait Mythologie française (Actes Sud, 2002) a été récompensé du prix les hussards, Dominique de Roux admirait Goncourt de la nouvelle. Dernier Georges Bernanos et méprisait Philippe ouvrage publié : Sermon de saint Pétain. « La droite, aujourd’hui ! Des débris Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots (Stock, 2018). qui pissent sur la table en branlant le souve- › [email protected] nir du minable Pétain. (4) » De , il déplorait l’impuissance. Il faut se souvenir que dans les années 1943-1944, le vieux écrivait ses éditoriaux assas- sins contre les juifs, les gaullistes et les résistants allongé dans son lit, comme l’a raconté Michel Déon, qui colligeait sa copie (5). « Ce Maur- ras cacochyme en 1920, déjà si loin avant la guerre, et qui n’avait jamais voulu développer sa propre pensée, ce que fera Bernanos, ni la réaliser : de Gaulle ! Il préféra, au nom d’un nationalisme sectaire, admettre le désastre de 1940 pour cautionner Vichy et ses réjouissances pétainistes » (6), se moquera Dominique de Roux dans Le Cinquième Empire, roman publié deux semaines avant sa mort, le 29 mars 1977. Pour être né dans un milieu catholique et royaliste et avoir connu tous les spécimens de l’extrême droite française, de la chaisière bien- pensante au nostalgique du front de l’Est, en passant par l’étudiant

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couvert de livres, le dandy bagarreur, le demi-solde célibataire et le commerçant poujadiste, Dominique de Roux, qui rêvait d’un amal- game positif, d’une organisation des énergies rebelles (7), savait ne rien pouvoir attendre de ces gens. Son ralliement à Charles de Gaulle doit-il quelque chose à celui, antérieur de quelques années, de Pierre Boutang, qui avait compris, dès la fin de la guerre d’Algérie, et sans doute un peu avant, que le Général, héraut de l’indépendance nationale au milieu des empires, était le seul recours possible pour la ? Au début des années soixante, Dominique de Roux se retrouvait avec ceux qui méprisaient l’effort solitaire de Pierre Boutang pour ramener « la graine perdue du maurrassisme » vers Charles de Gaulle et la « quasi-monarchie élective fondée par lui » – en rêvant d’une suite providentielle de l’histoire assurée par le comte de Paris. Président des comités directeurs d’Ac- tion française, Louis-Olivier de Roux, son oncle, avait participé à l’ex- clusion de Pierre Boutang d’Action française en 1954. Pierre Boutang avait été accusé d’inclinations coupables envers Charles de Gaulle, André Malraux et le Rassemblent du peuple français (RPF). Et d’avoir substitué la métaphysique à « l’empirisme organisateur ». « C’est une abstraction trop continue que nous imposons à nos lecteurs », pestait Maurras avant de mourir. C’était l’époque où les interventions publiques et les éditoriaux de Pierre Boutang étaient cousus de citations de La République : « Aux uns, il convient par nature de se mêler de philosophie et de gouverner dans la cité ; aux autres, de ne pas se mêler de philosophie, et d’obéir au chef. » D’Aspects de la France à La Nation française, Boutang a aban- donné beaucoup de choses, mais pas Platon ni le souci de retrouver le langage de l’enfance avec celui de la vérité. Il se souviendra de ce malentendu dans son roman Le Purgatoire :

« L’échec, final ou provisoire, de la seule entreprise théo- rique et praticienne intéressante depuis Port-Royal, intéressante par ses contrariétés et ses insuffisances pro- ductives, l’échec de l’Action française est issu de son esthétique en défaut, d’une erreur pseudo-classique sur le langage ; pendant que le monarchiste T.S. Eliot et le

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fasciste Ezra Pound inventent, à la proue du navire Argo, les mesures soudaines du poème futur, des rimeurs d’ar- rière-garde à forme fixe, des peintres de Salon, des archi- tectes de bonbonnière s’interposent entre la prophétie héroïque de Maurras et le futur prochain. (8) »

Une telle profession de foi et un tel art poétique avaient tout pour rallier Dominique de Roux. En 1965, Pierre Boutang, pourtant, n’est pas allé rencontrer le poète américain Ezra Pound, accueilli à la gare de Lyon par le fondateur de L’Herne. Par romantisme fasciste, Dominique de Roux en pinçait pour l’OAS, sans rien de très sérieux cependant. « Nous avons été vaincus », avait de son côté écrit Boutang, qui avait cru qu’il était possible de gar- der l’Algérie française et fulminé contre de Gaulle en 1962, mais qui voulait tourner la page. Lecteur passionné de La Satyre Ménippée (9) et admirateur du « parti des politiques » pendant les guerres de religions, le fondateur de La Nation française avait prévu l’échec et le désastre du putsch des généraux, le 21 avril 1961. Et répété qu’il n’y avait pas de solution de rechange au général de Gaulle. À ce moment de sa vie, le philosophe déchiffrait le monde à l’aide du Bossuet de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte et des livres de la Bible. Ce qui le faisait passer pour un fou aux yeux de l’extrême droite et l’avait brouillé avec un grand nombre de ses amis dès 1960. Quittant La Nation française, Raoul Girardet, Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon et Roger Nimier – malgré son gaullisme de jeunesse et les conseils de neutralité de Jacques Chardonne – avaient participé à la fondation de l’hebdomadaire L’Esprit public (10). Pour faire bonne mesure, leur antigaullisme était monté d’un cran après l’indé- pendance irréversible de l’Algérie et la signature des accords d’Évian, le 19 mars 1962. L’historien Philippe Ariès, demeuré fidèle à Pierre Bou- tang, s’est montré publiquement désespéré par ce romantisme de soldats perdus. « Nous assistons tout simplement au triomphe des idées que nous avons défendues depuis cent cinquante ans, de défaite en défaite. Elles triomphent aujourd’hui, mais contre nous. Et nous nous épui- sons en réquisitoires contre un régime pas très différent de celui de nos rêves », déplorait-il dans La Nation française du 2 janvier 1963. Ce qui

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n’a pas calmé la fureur de ses anciens amis. Mégalonose. Supplément aux voyages de Gulliver, la farce « swiftienne » composée par Michel Déon contre le Général, date ainsi du début de l’année 1967. Il s’en passait des choses, à Paris, en ce temps-là (11). Tandis que Dominique de Roux se convertissait à un gaullisme « planétaire » garant d’une France « transhistorique du milieu » (12), Pierre Bou- tang était réintégré dans l’Éducation nationale grâce à l’intervention d’, bête noire de l’OAS. L’un et l’autre avaient les yeux braqués sur le monde. Rarement l’envers de l’histoire contem- poraine n’avait paru aussi agité. L’arsenal nucléaire de la Chine était en train de s’étoffer d’une bombe à hydrogène ; aux États-Unis, les émeutes raciales empêchaient le président Lyndon B. Johnson de mas- tiquer tranquillement son chewing-gum ; au même moment, les ser- vices secrets soviétiques empoisonnaient Damas et Le Caire avec des informations mensongères sur les manœuvres de l’armée israélienne ; à Moscou, le secrétaire général du Parti communiste de l’Union sovié- tique, Leonid Brejnev, jurait qu’il ne savait pas où était passé Che Guevara : le 9 octobre, le révolutionnaire argentin serait assassiné en Bolivie ; en mai, Gamal Abdel Nasser ordonnait à l’armée égyptienne de se déployer dans le Sinaï ; en juin, les généraux Yitzhak Rabin et Uzi Narkiss, à la tête de Tsahal, bousculèrent les armées arabes sur tous les fronts, Égypte, Syrie, Jordanie, pour manifester une nouvelle fois le privilège temporel retrouvé par les juifs en Eretz Israël. Oubliant notre avant-guerre, Charles de Gaulle ne voulut pas comprendre la nécessité pour Israël de porter le combat chez l’ennemi plutôt que d’organiser une défense statique. Les États-Unis étaient englués au Viêt Nam, les agents du KGB naviguaient dans l’ombre, peu pressés les uns les autres de renégocier le partage de Yalta. Le 24 juillet, le Général était à Mon- tréal pour une tentative grandiose de libération nationale du Canada français. En septembre, il visitait la Pologne sous la botte soviétique et prenait la parole devant la Diète de la République populaire : « La sécurité véritable de chaque État de notre continent ne saurait résulter de l’affrontement de deux blocs dressant l’un face à l’autre des forces en garde et des pactes opposés. Au contraire, que viennent à s’établir entre tous, de l’Atlantique à l’Oural, une politique et une pratique délibérées de détente, d’entente et de coopération. » Dans le « conflit

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de l’Orient », cependant, la France ne voulait pas accorder à Israël la liberté de manœuvrer et de grandir qu’elle réclamait pour elle-même. En novembre, lors d’une conférence de presse, Charles de Gaulle évo- qua le retour de l’antique image d’« un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », sans néanmoins se l’attribuer (13). Le petit traité de stratégie subversive de Dominique de Roux paru en décembre est nourri de toutes ces manœuvres, de tous ces périls, de tous ces événements. Mais, très vite, Dominique de Roux et Pierre Boutang allaient diverger. Car le philosophe, depuis l’affaire de Suez en octobre-novembre 1956, tenait une grande ligne géopolitique qui n’avait pas varié. Dès cette époque, il s’était montré imperméable à la fascination exercée sur les Occidentaux par le monde arabe en général et par le président égyptien Nasser en particulier. Une ligne soutenue par Roger Nimier, toujours éclatant de lucidité inquiète, dans un texte remarquable paru dans La Nation française le 6 juin 1956 :

« [La gauche] renie ses principes. Pour l’amour du monde arabe, elle piétine sa famille spirituelle. Ce qu’elle appe- lait hier l’obscurantisme religieux, elle le respecte à Rabat ou au Caire. Elle approuve la barbarie antisémite avec un entrain qui laisse rêveur. (14) »

L’aveuglement, hélas, frappait autant à droite qu’à gauche. L’Écri- ture de Charles de Gaulle avait paru à Paris tandis que Georges Habache et Ahmed Jibril créaient le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) à Damas. Dans une tradition d’orientalisme et d’islamophilie assez caractéristique de l’aristocratie française depuis le marquis de Morès, Charles de Foucauld et Antoine de Saint-Exupéry, Dominique de Roux, rallié au général de Gaulle, a pris fait et cause pour les « masses arabes ». Trois ans plus tard, après avoir publié un Cahier de l’Herne Louis Massignon, l’annonce du décès du raïs égyp- tien Gamal Abdel Nasser, le 28 septembre 1970, suscita en lui le désir de lui consacrer un essai. Bouclé après un rapide voyage au Machrek et dans la péninsule Arabique, resté inédit jusqu’en 2000 (15), ce livre suscite un certain malaise. Ses intitulés – « La révolution nassérienne et les destinées finales de l’unité arabe », « Le sionisme, avant-garde

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stratégique avancée du complot impérialiste mondial » – évoquent un délire guénonien ou un tract islamo-gauchiste. « L’islam, vision spiri- tuelle de l’histoire et histoire visible de l’esprit dans sa marche » : cer- taines fulgurances hallucinées annoncent directement l’offre du pro- fesseur Rederer à François dans Soumission de Michel Houellebecq. « Nous avons été vaincus », avait écrit Boutang. Vingt ans d’effort pour arracher les siens à l’antisémitisme pour en arriver à cet antisio- nisme délirant. Il fallait tout reprendre depuis le début. Rappeler le sens, pour l’Occident, de la tragédie israélo-arabe depuis la crise de Suez. Redire les enjeux, pour l’homme européen, accepter l’esprit du sionisme et son destin et proposer enfin une lecture de l’histoire « tirée de l’Écriture sainte ».

1. Dominique de Roux, L’Écriture de Charles de Gaulle, Éditions universitaires, 1967. 2. Sur la « politique » de Dominique de Roux, voir Jean-Luc Barré, Dominique de Roux. Le provocateur. 1935-1977, Fayard, 2005 et Olivier François (dir.), Dominique de Roux parmi nous, actes du colloque « Dominique de Roux, un réfractaire entre littérature et politique » [2017], Pierre-Guillaume de Roux, 2018. 3. Lettre du 24 février 1962 à Robert Vallery-Radot in Dominique de Roux, Il faut partir. Correspondances inédites 1953-1977, Fayard, 2007, p. 173. 4. Cf. Dominique de Roux, Immédiatement, édition présentée par Jean-Marc Parisis, La Table ronde, collec- tion « La petite vermillon », 1995, p. 167. 5. Cf. le témoignage de Michel Déon dans L’Action française 2000, n° 2850, 1er novembre 2012 : « Ces deux années passées près de Maurras, je les considère encore, soixante-dix ans après, comme les plus riches et les plus passionnantes de ma vie. » 6. Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, Le Livre de Poche, 1980, p. 165. 7. Pierre Boutang, Le Purgatoire, Éditions de La Différence, 1992, p. 286. 8. Idem, p. 148-149. 9. Pierre Boutang, « La Satyre Ménippée » in Tableau de la littérature française, tome I, De Rutebeuf à Descartes, Gallimard, 1962 ; repris dans La Source sacrée, Éditions du Rocher, 2003 : « Certes, les guerres civiles changent d’objet ou de prétexte ; la religion, l’égalité, la justice, l’amour nourrissent successive- ment leurs feux, forgent leurs chaînes. Les vertus qui permettent d’en sortir, elles, ne changent pas. Et tant que subsiste, comme suprême motif temporel avouable, une terre de naissance, nation ou patrie, un parti des “politiques” est toujours en mesure de se constituer et de rechercher la paix, contre les ligues et factions » (p. 392). 10. Pour plus de détails sur ces querelles, voir « Les soldats perdus, 1961-1964 » in Patrick Louis, La Table ronde, une aventure singulière, La Table ronde, 1992. 11. Cf. Sébastien Lapaque, « Pierre Boutang en juin 1967 », Revue des Deux Mondes, juin 2018. 12. Dans sa biographie de Dominique de Roux, Jean-Luc Barré s’interroge sur les sources possibles de « ce petit traité de stratégie subversive à connotation ésotérique ». Étrangement, il ne fait aucune allusion à l’écrivain d’origine roumaine Jean Parvulesco, à qui le livre est dédié et qui se vantait, des années plus tard, d’y avoir généreusement contribué. Un spécialiste de critique génétique n’aurait aucun mal à distin- guer sa main dans ce mélange de délire géopolitique et de poésie pure. 13. Charles de Gaulle, Discours et messages, tome V, Vers le terme, 1966-1969, Plon, 1970, p. 232. « Cer- tains même redoutaient que les juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tous les temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles. » 14. Roger Nimier, « La France et le confort de la gauche » in Variétés. L’air du temps (1945-1962), textes choisis et présentés par Marc Dambre, Arléa, 1999. 15. Dominique de Roux, Gamal Abdel Nasser, notes de Michel Marmin, L’Âge d’homme, 2000.

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