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SAMEDI 28 FÉVRIER 2015 LE JOURNAL DU JURA RIFFS HIFI 27

ÉVOLUTION De l’obscurité du doom-death aux sommets du prog SCORPIONS 50 ans de carrière et ils y vont encore dard-dard Parce qu’ils ne sont ni Anglais ni Américains, l’exploit est peu commun. Oui, et Anathema assument cela fait déjà 50 ans que les Scorpions, groupe teutonique s’il est, écument la planète rock. Reconnus sur les cinq continents – une performance rarement égalée dans le milieu –, ils avaient pourtant décidé de faire une tournée d’adieux. Vu son succès, ces vieux baroudeurs ont choisi de LAURENT KLEISL remettre ça. Sur la route comme sur disque, puisqu’ils viennent de commettre un nouvel . Certes, «Return to forever» (distribution Sony Une voix caverneuse, d’outre- Music) ne révolutionnera pas le genre. Pas grave! A l’image d’AC/DC et tombe, un râle guttural. Un fris- Status Quo, on ne demande surtout pas à Scorpions d’évoluer. Mais bien son glacial qui remonte la co- de nous fourguer encore ces ballades sirupeuses qui plaisent tant à nos lonne vertébrale. Et un riff lourd, compagnes, ainsi que ce hard répétitif pas trop méchant. Et puis, quand on sombre, qui sature l’atmosphère a atteint des sommets vertigineux avec «Still loving you» et «Wind of de ses maléfices. L’Apocalypse change», on ne peut que redescendre la colline, comme on dit chez nous. n’est pas loin. Les années 90 sont Cela dit, «Retour to forever» enchantera chaque fan de Meine, Schenker & encore jeunes. A peine décou- Co. C’est comme avec Knorr ou Maggi: on sait toujours ce qu’on a!  PABR vrent-elles le doom-death, petit frère dépressif et névrosé du me- tal. La mort, la pourriture de JOHNNY ROTTEN l’âme, la putréfaction de l’enve- La rage est toujours son énergie! loppe charnelle dans un concert Les Sex Pistols! Ça vous rappelle quelque chose? En 1977, leur unique de douleurs, autant de thèmes di- album, «Never mind the bollocks, here’s the Sex Pistols» faisait figure de vertissants liés par le même mal- plus grand tsunami à s’être abattu sur l’Angleterre depuis la perte de être. l’Empire. Avec des brûlots comme «Anarchy in the UK» et «God save the Fondé à Liverpool dans les der- Queen»... the fascist regime, le groupe de Johnny Rotten interpelle jusqu’à nières heures des «eighties», la Chambre des Lords, où on n’exige rien de moins que sa destruction Anathema fait de ce paysage mor- sous peine de voir le pays imploser. Les Sex Pistols? L’exorcisme de ces bide son quotidien. Son premier années de frustration qui nous avaient fait subir ces groupes pompeux- EP, «Pentecost III» (1995) mar- pompiers, style Genesis, Emerson Lake & Palmer, Yes, et on en oublie. Oui, que la joyeuse cohorte des dévots le retour à une simplicité quasi bâtarde, à des textes forts et revendicatifs. du doom-death. Plus au nord, à Mikael Åkerfeldt et la joyeuse équipe d’Opeth: une certaine image du bonheur. DR Après les géants historiques (Kinks, Stones, Who), le dernier grand gang de , Mikael Åkerfeldt rock anglais dans toute l’acception du terme, n’en déplaise aux bibleux de fonde Opeth dans un état d’esprit génie ignoré de notre époque musique comme je la ressens. Au fi- Je n’écoutais vraiment pas ce style de U2 et aux branleurs d’Oasis. Aujourd’hui, les Pistols n’existent plus, mais similaire. La même année, ces dont le quatrième album solo nal, je pense que les fans le compren- musique», a un jour confié le Johnny Rotten, leur chanteur-imprécateur, ne s’est pas vraiment calmé. Il a Suédois publient «Orchid», leur «Hand. Cannot. Erase.» vient de nent.» Discrètement, le point de chanteur . fondé Public Image Ltd, fait de la télé réalité, nagé avec les requins. Il vient premier jet. sortir. non-retour est franchi en 2012, «J’écoutaisdesgroupesplusanciens, surtout de publier «La rage est mon énergie», chez Seuil. Des mémoires à 2015. Un autre temps. Anathe- impose sa patte lorsque le brave Mikael prête sa les Pink Floyd, les Beatles. Je ne sais son image: déjantées, allumées, rebelles, mais cohérentes.  PABR ma et Opeth sévissent toujours. sonore à Mikael Åkerfeldt. La voixà«StormCorrosion»,unpro- même pas pourquoi je jouais ce style Les spécialistes du genre s’accor- mue s’opère en douceur, au fil d’al- jet conjoint mené avec Mister de musique. Mais ça me plaisait, je dent sur un point: les deux grou- bums qui gomment avec assu- Wilson. suppose que c’était un bon moyen DEMIS ROUSSOS pes nés des entrailles malodoran- rance les racines du mal, jusqu’à d’évacuer toute notre énergie En sa mémoire, on a (re)découvert «666» tes du metal trônent désormais au atteindre une forme très élaborée Aveu de sincérité bouillonnante. Aujourd’hui, j’ai l’im- Il faudra bien l’admettre un jour: à côté de «A whiter shade of pale», de sommet de la chaîne. Ils dominent en 2011 avec «Heritage» et une Pour Anathema, l’évolution est pression qu’on est vraiment plus Procol Harum, «I want to live», d’Aphrodite’s Child, demeure le morceau le leur nouvelle famille, celle du rock certaine idée de la perfection en une révolution. Après leur pre- honnête dans notre façon de jouer, plus dansant, le plus sauvage, le plus prog de l’histoire du rock. Le plus progressif. 2014. Hommage moderne et gé- mière sortie en 1995, Darren elle nous montre tels que nous som- parfait, presque. A l’époque, le regretté Demis Roussos était le chanteur du nial au prog des «seventies», White, chanteur à l’organe guttu- mes véritablement.» groupe. En son honneur, on a réécouté le «666», œuvre à la Le point de non-retour «» tape dans le ral, quitte le groupe, laissant la ba- Cordes et harmonies vocales fois baroque, symphonique, prémonitoire et évidemment apocalyptique. Il Dès ses premières productions, chef-d’œuvre. guette aux frères Daniel et Vin- ont éradiqué les riffs neurasthéni- préfigure la carrière future du compositeur Vangelis, pendant que Roussos malgrésonattirancepourlabruta- «Ces deux sont dans la cent Cavanagh. Abandonnant le ques. Steven Wilson, toujours lui, se contente de quelques chants et des parties de basse. Sa seconde lité ténébreuse d’un doom-death même lignée tout en retrouvant un metal au profit de compositions n’est pas loin. En 2008, le Britan- carrière pouvait commencer. Celle qui nous intéresse moins, mais n’enlève mâtiné de , Opeth n’a peu nos racines», confiait Mikael atmosphériques, d’une mélanco- niqueavaitachevéleprocessus de rien à son immense talent de vocaliste. Les voies du rock sont jamais caché son attirance pour le Åkerfeldt il y a quelques mois. «Il lie à foutre le cafard à Kevin transformation du groupe en as- impénétrables. Mais les grandes voix resteront...  PABR rock à tiroirs des années 70, celui n’y a pas de voix death, pas de gros- Schläpfer, les productions d’Ana- surant la production de «We’re de Pink Floyd et de . ses guitares saturées, mais cela reste thema atteignent l’éternité avec here because we’re here» pour En moins de cinq ans, les Scandi- Opeth. Le plus souvent, ce qui me les sorties de «Weather Systems» Kscope, le label post-prog par ex- naves passent des tournées en touche dans les critiques, c’est que en 2012 et, l’année dernière, de cellence. première partie de certaines personnes pensent mieux «». Anathema et Opeth ont vogué et , les maîtres de savoir que moi comment Opeth doit Le doom-death des débuts est jusqu’àunailleursquileursemble l’extrême, au studio avec Steven sonner. Nous ne sommes pas une mortdesabellemort.«Quandjere- meilleur. Qui sait, Britney Spears, Wilson, grand tripoteur de sons, formule mathématique, je fais la pense à nos deux premiers albums... un jour...  LA PLAYLIST DE...

Marcello Previtali BOB DYLAN Il reprend 10 standards du plus grand chanteur de tous les temps [email protected]

JEAN-LOUIS AUBERT «Aubert chante Houellebecq ou les Parages Quand la pire voix honore The Voice... du vide» (2014). Impossible de passer à côté de Houellebecq depuis la sortie de son dernier brûlot, «Soumission». Ceux qui ne l’aiment pas C’est le disque le plus inattendu chatte sinatresque n’y retrouvera et ne veulent pas le lire ont l’occasion de découvrir l’autre visage du de ce siècle et même du précé- évidemment pas ses petits. personnage à travers les musiques de Jean-Louis Aubert. L’auteur des dent! En termes moins nébuleux, Pourtant, cet album est adulé «Particules élémentaires» associé au rocker de «La Bombe humaine»: pour donner dans le caricatural, par la presse spécialisée. De Rol- une association étonnante qui n’avait rien d’évident. Et pourtant, quandBobDylandécidedeconsa- ling Stone à Rock & Folk, on salue l’écrivain a apprécié, le musicien a respecté et moi, j’ai aimé. crer un album à Frank Sinatra en presqueunerenaissanceduZimà reprenant dix de ses standards, 73 ans. Autre surprise, le maître PFM «Per un amico» (1972). L’Italie a aussi eu son leader dans le c’est littéralement le pire chan- chante quasi juste. Et face à cet rock progressif avec Premiata Forneria Marconi, ou plus simplement teur de tous les temps qui rend empereur de la diction qu’était PFM. Un band qui a connu ses plus grands succès à l’étranger. hommage au meilleur. Certes, les Frankie, il s’est visiblement donné Formé en 1970, les Transalpins ont souvent été comparés à Jethro aficionados du Zim hurleront à une peine folle pour rendre son Tull, King Crimson ou encore Emerson Lake & Palmer. Dix-sept l’injustice. Car si little big Bob américain à lui compréhensible. albums à leur actif avec des influences classiques, et rock pour chante un tant soit peu faux, il Mais de l’esprit big band, croo- un résultat original et réussi, qui sera la véritable marque de fabrique n’en possède pas moins un timbre neretgershwiniendeSinatra,Mr. de PFM au sein du mouvement progressif. Et en plus avec la plupart original et unique. Mais les préci- Tambourine man n’a quasiment des textes interprétés dans la très chantante langue de Dante. tés admettront cependant avec rien retenu, histoire de mieux nous et tous les rockers – de Bono transformerlesstandardsqueThe «Paranoïd» (1970). C’est concis, brut, lourd et à Chrissie Hynde qui ont chanté Frankie et Bob: aux antipodes l’un de l’autre, vraiment? DR Voice affectionnait en hymnes porté par un riff simple, mais ô combien efficace. Emmenés par le en duo avec lui – que Sinatra est blues-folk qui constituent sa carte pitre de Birmingham Ozzy Osbourne, «Les Beatles du heavy metal» The Voice, tout simplement. par le grand orchestre de Count lette, sur laquelle il reprend donc de visite depuis les débuts. A tel à la réputation malsaine hurlent la noirceur et la solitude d’un Certes encore, Bob Dylan s’af- Basie pour se produire à Sing dix standards de Frankie. Pas for- point que Woody Guthrie et Bob homme. «Paranoïd», c’est tout simplement la naissance du heavy firme peut-être comme le plus Sing, c’est lui qui commande. cément les plus connus, parce Seger n’auraient rien trouvé à re- metal et de tous ses (trop) nombreux futurs dérivés comme le grandauteur-compositeurdetous Dylan, lui, n’a jamais eu recours que peut-être hors d’atteinte pour dire à cette œuvre. Oui, un disque , le ou encore le black metal. les temps. Avant John Lennon, aux big bands. Mais bien à cet or- lui. A la première écoute, malgré attachant,envoûtantetsombreàla Paul McCartney, Ray Davies et chestre légendaire que fut The un style aux antipodes de celui de fois. Reste néanmoins à asséner GÉRALD DE PALMAS «De Palmas» (2013). Un rocker modeste et Pete Townshend. Frank Sinatra, Band. Avec lui, c’est toujours Sinatra, on a quand même pu cette vérité: si «Shadows in the discret (oui, ça existe). A chaque fois qu’il sort un CD, c’est un bol de lui, n’est qu’un interprète. Mais basse, guitare, batterie et claviers. identifier «Autumn leaves» (en night» attirera sûrement des fans rock frais, qui fait du bien. Comme pour le tout simplement nommé quel interprète! Quel directeur et Point barre. Tel est le cas sur français «Les feuilles mortes») et de Dylan vers l’œuvre de Sinatra, «De Palmas», le dernier opus en date. Onze morceaux qui perfectionniste intransigeant! «Shadowsinthenight»(distribu- «That lucky old sun». Pour le l’inverse est peu probable... swinguent à souhait. A déguster à tout moment et partout, en Même quand il est accompagné tion ), son ultime ga- reste, le traitement est tel qu’une  PIERRE-ALAIN BRENZIKOFER voiture notamment. Et ce n’est pas péjoratif. Bien au contraire.