Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le lundi 7 mai 2012

Année 2012, n° 9

Numéro spécial : Elections françaises France Hollande: socialiste président ou président socialiste ?

« J'ai trois principes : la cohérence -j'ai présenté mes propositions il y a maintenant plusieurs mois, j'ai à dire comment elles se mettraient en œuvre -, la clarté parce que les Français ont le droit de savoir ce qui va se passer dans les premières semaines de l'action du président, la rapidité parce qu'il n'y a pas de temps à perdre », avait déclaré François Hollande le 4 mai. Evidemment, comme à chaque fois qu’un « Homme de Gôche » accède à tout ou partie du pouvoir, on se pose la question : Hollande sera-t-il un socialiste président ou un président socialiste ? Comme tous les droguistes vous le diront, le rouge, c’est la couleur qui déteint le plus vite !

L’Agence Ecofin (qui est basée en Suisse, preuve de son sérieux et de son engagement résolu du côté de ceux qui, sur la terre, n’ont été damnés que par la malédiction de la richesse), semble le prendre au sérieux puisqu’elle écrit, d’une manière qui sonne un peu comme un cri d’alarme : « François Hollande (57 ans) est devenu hier le deuxième président de gauche de la Ve République. Il obtient 51,67% des suffrages exprimés (17,8 millions), contre 48,33% (16,7 millions) au président sortant Nicolas Sarkozy. Le taux d'abstention s'est établi à 18,97 % alors qu’il était de 16,03 % en 2007. Voici les principales mesures que compte prendre le président Hollande lors de la 1ere année de sa mandature. Ces mesures concrètes vont de réforme fiscale avec tranche d'imposition à 75% pour les revenus dépassant 1 million d'euros, au blocage du prix des carburants en passant par la réforme des retraites ».

Entre le 6 mai et le 29 Juin 2012

. réduction de 30% de la rémunération du chef de l’Etat et des membres du gouvernement . « charte de déontologie et publication des déclarations d’intérêts par les membres du gouvernement » et des cabinets . augmentation de 25% de l’allocation de rentrée scolaire (décret) . blocage pour 3 mois des prix des carburants (décret) . caution solidaire pour permettre aux jeunes d’accéder à la location (décret) . garantie pour l’épargne défiscalisée (livret A et livret d’épargne industrie, successeur du Livret de développement durable) d’une rémunération supérieure à l’inflation et doublement de leur plafond, pour mieux financer le logement social, développer PME et innovation . mémorandum « proposant un Pacte de responsabilité, de croissance et de gouvernance pour modifier et compléter le Traité de stabilité et réorienter la construction européenne vers la croissance - dès fin mai, en vue du Conseil européen des 28 et 29 juin » . annonce aux partenaires de l’OTAN du retrait des troupes d’Afghanistan d’ici fin 2012 (G8 à Camp David 18-19 mai, Sommet de l’OTAN à Chicago, 20-21 mai) . abrogation de la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers . droit de partir en retraite à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler à 18 ans et cotisé 41 annuités (décret) . fixation d’un éventail de 1 à 20 des rémunérations dans les entreprises publiques (décret) . circulaire sur la lutte contre les « délits de faciès » lors des contrôles . « gel conservatoire d’une partie des dépenses » dans l’attente du rapport de la Cour des comptes sur les finances publiques (publié fin juin) . arrêt de la RGPP et lancement du « Projet de refondation et de modernisation de l’action publique »

Entre le 3 juillet et le 2 août (session extraordinaire du Parlement)

. présentation au Parlement du programme de stabilité et du projet de loi de programmation pluriannuelle des finances publiques, fixant la trajectoire de retour à l’équilibre budgétaire en 2017 . réforme fiscale (loi de finances rectificative) : plafonnement et suppression de niches fiscales, modulation de l’impôt sur les sociétés au bénéfice des PME et entreprises réinvestissant leurs bénéfices, surtaxe sur les banques et les sociétés pétrolières, retour au barème de l’ISF, suppression de l’exonération sur les grosses successions, taxation des revenus du travail comme ceux du capital, tranche d’imposition à 75% au dessus de 1 million d’euros . suppression de la « TVA Sarkozy » (loi de financement de la sécurité sociale rectificative). . loi d’assainissement des activités bancaires : séparation des activités de dépôt et des activités spéculatives, lutte contre les produits toxiques et les paradis fiscaux . lancement des principaux chantiers sociaux du quinquennat (Conférence nationale pour la croissance et l’emploi de mi-juillet) avec notamment pour priorités : emploi jeunes/seniors, encadrement des licenciements boursiers, sécurisation des parcours, lutte contre la précarité, égalité salariale et professionnelle. . lancement du débat national sur la transition énergétique préalable à la loi de programmation, avec notamment « plan massif » de rénovation thermique des logements. . réexamen de la rentrée scolaire, notamment les RASED ; recrutement (dans les 60000 postes prévus) d’assistants d’éducation, de personnels d’encadrement ; mesures d’urgence pour compléter la formation pratique des professeurs néo-titulaires . commission de préparation de « l’Acte II de l’exception culturelle »

Entre août 2012 et juin 2013

. nouvel acte de décentralisation pour donner plus de responsabilités aux régions en supprimant notamment les doublons Etat/Collectivités, le conseiller territorial . loi de développement économique et social : création de la Banque publique d’investissement pour financer les entreprises, notamment TPE et PME dans les quartiers ; lutte contre les licenciements boursiers et les restructurations « sauvages » ; mise en place des « contrats de relocalisation » ; participation des salariés aux conseils d’administration et aux comités de rémunération des grandes entreprises ; notation sociale des entreprises . loi d’orientation et de programmation pour l’Education nationale (réforme de la formation des enseignants, des rythmes scolaires, programmation des 60000 postes, création de l’Ecole nationale supérieure de formation pratique des maîtres) création des emplois d’avenir - 150000, dont 100000 dans l’année qui suit l’entrée en vigueur de la loi - et du contrat de génération (loi pour l’emploi et la cohésion sociale) . création de 1000 postes (sur les 5000 prévus) pour la sécurité et la justice (loi de finances 2013) . fin de la convergence tarifaire public-privé à l’hôpital (loi de financement de la sécurité sociale 2013) . lancement du Plan de lutte contre le cancer 2013-2016 . négociation avec les partenaires sociaux sur la réforme des retraites : âge de départ, pénibilité… . loi sur l’accès au logement : encadrement des loyers, renforcement des sanctions de la loi SRU, réforme du régime de cession du foncier de l’Etat pour faciliter la construction de logements par les collectivités territoriales . loi sur la tarification progressive de l’eau, de l’électricité et du gaz . droit au mariage et à l’adoption pour tous les couples . droit de finir sa vie dans la dignité . constitutionnalisation des principes de la loi de 1905 sur la laïcité, réformes du Conseil supérieur de la magistrature, du statut pénal du chef de l’Etat, suppression de la Cour de Justice de la République, droit de vote (des étrangers), loi électorale, suppression du cumul des mandats.

Quid du Tiers-monde, des rapports Nord-Sud et en particulier de l’Afrique ?

L’élection du nouveau président français qui domine l’actualité mondiale ne fait la manchette que d’un seul journal de RDC : Le Soft qui annonce en gros titre à la Une: « Séisme en France. Hollande triomphe de Sarkozy ». Les articles proprement dits occupent les quatre dernières pages du journal avec d’autres titres et sous-titrages explicitant les traits saillants du succès électoral du nouveau dirigeant français. En voici quelques uns : « Le socialiste vainqueur avec 51,9 % des suffrages », « Du doute à l’énergie du désespoir en passant par l’espoir revenu », « Tous doutaient de lui », « Le jour d’avant de François Hollande », « Sarkozy quitte la scène ». Les autres journaux ont tout de même annoncé l’avènement du nouveau président français dans des articles en pages intérieures. Ainsi Le Palmarès titre-t-il : « Présidentielle française 2012. François Hollande élu ! », tandis que Le Potentiel annonce: « Présidentielle française : Hollande, deuxième socialiste à l’Elysée ».

De façon générale, la presse africaine francophone se montre assez attentiste à propos de la victoire socialiste en France. On attend de voir Hollande dans ses œuvres plutôt que de se laisser aller à des espérances folles. Chat échaudé craint l’eau froide : l’Afrique se souvient d’avoir trop attendu autrefois de l’élection de François Mitterrand 1. Celui-ci avait un grand crédit lié à l’annonce d’excellentes d’intentions. Il avait, dans un premier temps, confié la responsabilité de la politique africaine à d’excellents conseillers. Hélas ! Au bout de quelques mois, ils furent mis au placard ! L'homme savait séduire ses interlocuteurs et les foules. Avocat de formation et de

1 Voir annexe. profession, il savait aussi se rallier au monde dans la défense de causes qu'on croyait parfois perdues. Opposant farouche des années durant, il avait fait rêver en Afrique ces porteurs d'idéaux progressistes et autres frondeurs qui n'avaient de cesse de hanter le sommeil des dictateurs. Aussi son élection en 1981 avait-elle suscité de réels espoirs du côté des opposants africains. Beaucoup attendaient de lui ce changement radical dans la diplomatie africaine de l'Elysée, qui devait permettre l'amorce d'une démocratie véritable assortie de l'amélioration effective des conditions socio-économiques sur le continent, la partie francophone en particulier. La rupture attendue n'eut jamais lieu. Une fois au pouvoir, Mitterrand s'efforcera de rappeler dans la pratique que "la France n'a pas d'amis, mais bien des intérêts", comme on le clamait depuis l'époque du général de Gaulle.

Peu à peu, Mitterrand s'accommoda de certaines situations sur le continent. Contrairement aux attentes, et sans gêne aucune, il donna plus de force à la Françafrique. Ouvertement, il s'acoquina avec les vieilles oligarchies qui suçaient le sang des pays africains. Comme « Messieurs Afrique » on vit ressurgir dinosaures gaullistes, bedolles giscardiennes et affairistes aux doigts crochus. Les anciens comptoirs français et les multinationales de l'Hexagone continuèrent leur pillage. Au niveau des chefs d'Etat, des dinosaures comme Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire, Paul Biya au Cameroun, Omar Bongo au Gabon, Denis Sassou au Congo et Mobutu au Zaïre [RDC depuis 1997] eurent le vent en poupe. En revanche, des intrépides comme feu Thomas Sankara du Burkina Faso, se heurtèrent à un donneur de leçons sans pitié pour tous ceux qui, à ses yeux, avaient des attitudes pleines d'impertinence. Il fallut attendre 1990 pour voir Mitterrand donner officiellement le ton de la nécessaire démocratisation du continent, sous peine de voir l'aide s'évaporer. Ce rusé "opposant historique de France" avait deviné à travers les luttes qui s'intensifiaient que les peuples africains marchaient vers une victoire certaine. Il fallait manœuvrer afin de récupérer la situation. D'où les nombreuses conférences nationales souveraines qui devaient aider, par le biais d'un multipartisme de façade, à mieux encadrer la libre expression des peuples en colère. Encouragés par le silence complice ou la bienveillance de , les gouvernants africains entreprirent alors de conserver ou de reconquérir le pouvoir à la faveur de textes de lois taillés sur mesure. Métamorphosés selon le goût du jour, les partis uniques s'organisèrent donc pour remporter "haut la main" des élections savamment truquées. Ceci, aux dépens de partis d'opposition mal organisés, divisés et dépourvus de ressources, dans un contexte de pauvreté criarde et d'analphabétisme inouï. Avec regret, l'on découvrait alors cet autre visage de Mitterrand : l'occupant socialiste de l'Elysée ne semblait point se soucier des intérêts des larges masses laborieuses d'Afrique. Au gré des intérêts de la France, celui-ci ne se gênait pas de soutenir les dictatures et les régimes impopulaires sur le continent. La plupart de ces gouvernants avaient bien compris que pour avoir la paix, il fallait être dans les bonnes grâces de Paris.

Qu'a donc apporté Mitterrand aux Africains ? Incontestablement, le défunt chef de l'Etat français a servi de référence à de nombreux intellectuels du continent, adeptes de son socialisme à visage humain. N'empêche que le plus souvent, ils auront eu du mal à obtenir son appui quant à l'application véritable, chez eux, des principes élémentaires du socialisme. Certes, avec le discours de La Baule 2, Mitterrand a su courageusement prôner la

2 Mais doit-on tenir Mitterrand pour responsable de ce qu'il est advenu des tentatives de démocratisation en Afrique francophone ? Assurément pas. Il n'aura fait que son devoir : défendre vaille que vaille les intérêts de la France. Comme au Rwanda, pour soutenir le président Habyarimana et faire échec à ceux qui mettaient en danger l'influence française dans la région des Grands Lacs. Toujours est-il qu'aujourd'hui, dans la majeure partie démocratisation et inciter de nombreux chefs d'Etat à s'engager dans cette voie périlleuse pour la survie de leurs régimes. Mais des conseillers français étaient toujours là pour les aider à ne jamais partir, au nom des intérêts... français ! Une vraie politique de droite pour un leader classé à gauche ! Autant les prises de position du président Obama aux Etats-Unis tranchent par leur clarté, autant celles de Mitterrand ont bien souvent paru ambiguës. Une ambiguïté qui a profité à nombre de chefs d'Etat africains de l'époque, lesquels étaient peu enthousiastes à l'idée de voir la démocratie s'installer dans leurs pays respectifs. Quelques-uns ont néanmoins joué le jeu. Au Bénin et au Mali, entre autres, le parcours semble prometteur. De quoi se demander ce que serait devenue l'Afrique sans le discours de La Baule. « On ne nous aura pas deux fois », semble se dire le continent noir.

Une des échéances qui attendent Hollande est en tous cas déjà connue. Désigné pour analyser douze ans de la politique d’aide de la France, le cabinet d’audit Ernst & Young doit remettre ses conclusions en septembre. Le nouveau locataire de l’Elysée disposera, dès l’automne, d’un instrument de travail et d’analyse exhaustif sur l’état de l’APD (Aide publique au développement). Chargée en octobre 2011 par Alain Juppé de dresser le bilan de douze ans de politique dans ce domaine (1998-2010), la députée (UMP) Henriette Martinez a pris la tête d’un comité composé de 20 personnalités pour piloter ce travail. Cette étude, engagement récurrent des ministres de la coopération depuis 2000, doit déterminer les faiblesses du dispositif d’aide (allocations des ressources, orientation politique, dispositif institutionnel...) pour mieux optimiser ses résultats. Bon courage... Le cabinet Ernst & Young a été retenu aux dépens de deux de ses concurrents Nomadels et Mazars. Le chef du projet chez E&Y, Arnaud Bertrand, devra rendre ses conclusions en septembre, avant l’examen de la loi de finances 2013 et le rapport que l’OCDE doit publier sur l’aide française. Outre la députée UMP des Hautes-Alpes, se côtoient au sein du comité de pilotage des profils aussi divers que le socialiste Henri Emmanuelli (commission des finances de l’Assemblée), les sénateurs Christian Cambon et Yvon Collin, Rémy Rioux et Emile-Robert Perrin (Trésor), Rémi Genevey et Robert Peccoud (AFD), Bertrand Gallet, DG de Cités unies France, et Jean-Louis Vielajus, président de l’association Coordination Sud. De leur côté, Stéphane Gallet et Hervé Jonathan représentent le ministère de l’intérieur. L’ancien ambassadeur de France au Burkina Faso, François Goldblatt, a été désigné par le Quai d’Orsay, où il officie désormais comme directeur de l’économie globale et des stratégies de développement. Initialement retenu, le DGA de la mondialisation, Georges Serre, qui rejoint l’ambassade d’Abidjan, est remplacé par Jean-Marc Châtaigner. Ce bilan intervient au

des cas, la démocratisation laisse toujours à désirer en Afrique francophone. Trente ans après l'avènement de Mitterrand au pouvoir en France, vingt et un ans après le discours de La Baule et quinze ans après la mort de l'ancien président français, le bilan reste assurément mitigé. Le 20 juin 1990, huit mois après la chute du mur de Berlin, François Mitterrand accueille à La Baule, sur la côte Atlantique, la XVIe Conférence des chefs d'Etat d'Afrique et de France. Le discours qu'il prononce à cette occasion marque un tournant dans les relations entre l'ancienne puissance coloniale et son pré-carré africain. "Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous, cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c'est une forme de colonialisme aussi perverse que tout autre ", affirme le président français, avant d'annoncer que l'aide de la France sera désormais subordonnée à l'avancée du processus de démocratisation. Dans la conférence de presse qui suit ce discours, Mitterrand établit ainsi une distinction entre "une aide tiède", destinée aux régimes autoritaires refusant toute évolution démocratique, et "une aide enthousiaste" réservée à "ceux qui franchiront le pas avec courage". moment où la Cour des comptes s’apprête à publier un rapport au vitriol sur la gestion des quelque 10 milliards € d’APD française.

Le 3 mai, La Lettre du Continent faisait la synthèse suivante sous le titre « Elysée : ces Africains qui votent Hollande » « Favori du second tour de la présidentielle en France, François Hollande n’a pas fait de l’Afrique sa priorité. En cas de victoire le 6 mai. Il devra pourtant traiter d’urgence le dossier malien et celui des otages au Sahel. Par ailleurs, les chefs d’Etat africains incontournables dans le jeu politique hexagonal, tel Omar Bongo ne sont plus la. De quoi créer un espace dans lequel s’engouffrent de nombreux opposants et dirigeants du continent, notamment ceux membres de l’Internationale socialiste (15). Ces derniers ont multiplié les initiatives auprès de leurs camarades socialistes. D’autres, ancrés à droite de l’échiquier politique français, s’inquiètent. Tour d’horizon.

Chefs d’Etat fréquentables. Plusieurs présidents africains attendent de retirer les dividendes d’une alternance élyséenne. Membre de l’IS et proche de Stéphane Fouks patron d’Euro RSCG Alpha Condé mise sur ce scénario pour obtenir davantage de mansuétude de Paris à son égard. Mais le président guinéen, qui a installé le groupe Bolloré sur le port de Conakry dans des conditions contestées, devra apporter en contrepartie de vrais gages démocratiques en organisant rapidement les prochaines législatives. Le Nigérien Mahamadou Issoufou, ami du député Arnaud Montebourg et de Guy Labertit. ex-responsable Afrique du PS, approché par de nombreux d’Africains malgré ses positions pro-Gbagbo, demeure un allié naturel des socialistes. Ceci ne l’empêche pas de réaffirmer l’enjeu vital que représente Areva pour son pays. Intérêt loin d’être remis en cause par François Hollande lors de leur entretien à Paris le 15 mars . Disposant d’un quasi monopole sur l’uranium nigérien, le groupe nucléaire est pourtant la cible privilégiée des pourfendeurs de la politique africaine de la France.... Principal opposant au Centrafricain François Bozizé. Martin Ziguélé, présent à Paris jusqu’à début juin, fait de son côté le siege du PS. où ii a notamment rencontré Michel Braud. chargé des relations internationales rue de Solférino. Autre membre de l’IS Ibrahim Boubacar Keita, donné favori pour la présidentielle malienne avant le putsch du 22 mars, est un proche de Martine Aubry.

L’Afrique centrale sur liste rouge. La cote des régimes d’Afrique centrale risque, inversement, de dévisser si le candidat socialiste accède à l’Elysèe, nonobstant la présence remarquée de Laurent Fabius à Libreville, en février. Après avoir étrillé Joseph Kabila lors de sa conférence de presse du 25 avril, François Hollande charge régulièrement les trois chefs d’Etat visés dans l’affaire des Biens mai acquis (BMA). Des interventions directement téléguidées par l’avocat William Bourdon, son conseiller chargé des droits de l’homme. Mais rien n’indique que la tonalité sera La même au lendemain du 6 mai. Du côté togolais, c’est peu dire que la présence de Kofi Yamgnane dans le staff de campagne du candidat socialiste irrite le palais de Lomé II. Quant aux inoxydables Paul Biya et ldriss Deby, ils sont en zone rouge, le second en raison de la disparition de l’opposant Mohamed Maharnat Saleh.. Ce dossier, suivi par les sénateurs PS Jean-Pierre Sueur et Gaètan Gorce, est aussi entre les mains d’Hugo Sada au sein de 1’OIF que dirige Abdou Diouf, autre socialiste. Par le passé, Hugo Sada a piloté la communication de Jean-Pierre Cot… » La Francophonie :

Occasion d’un geste fort ou souci dont se serait bien passé ?

Hollande voudra-t-il démarrer en fanfare une nouvelle politique africaine par un coup d’éclat ? Ou estime-t-il que les grosses caisses et les cymbales sont des instruments estimables en campagne électorale, mais que les relations internationales demandent un style plus diplomatiquement feutré ? En fonction de ce choix, le prochain Sommet de la Francophonie, qui devrait se tenir Kinshasa, lui apparaîtra comme une occasion en or ou au contraire comme une épine dans le pied.

Ce Sommet pourrait en effet apparaître comme un moment idéal pour poser ce que nos médias friands de ce genre de chose appelleraient « un Geste Fort ». Pendant la campagne présidentielle, si François Hollande et Nicolas Sarkozy se sont opposés sur à peu près tout, ils sont d’accord sur un point : ni l’un ni l’autre n’est partant pour aller au 14e Sommet de la francophonie, prévu du 12 au 14 octobre à Kinshasa. Car ces élections du 28/11/11 ont donné des résultats qui, en réalité, sont encore inconnus. Les fraudes les plus importantes ayant eu lieu au niveau des centres de compilation, on ne pourrait se rapprocher de la « vérité des urnes » qu’en se référant aux PV des bureaux de vote, dernière opération publique et vérifiée par des témoins. Les chiffres de la CENI ne s’accompagnaient pas de ces PV, les chiffres publiés par l’UDPS, non plus. L’Eglise n’a jamais publié les résultats partiels constatés par ses observateurs. On n’a donc que des résultats dont la crédibilité est nulle. Les législatives ont été dignes de la présidentielle, sinon pires. Mais la CSJ a entériné les résultats de la présidentielle et des législatives. Le temps s’est écoulé, les résultats des élections demeureront à jamais inconnus. Toute autorité prétendue ne relève plus que de la force, de l’intimidation, d’un coup d’état de fait. Le principal ressort de ce coup d’état consiste à progresser, comme si de rien n’était, dans les tâches qui suivent normalement une élection et à mettre le pays et le monde devant le fait accompli. Depuis les élections calamiteuses du 28 novembre en RDC, les photos de la visite officielle de Sarkozy à Kinshasa, en mars 2009, ont subitement disparu du site officiel de l’Élysée. Si le président sortant avait été réélu le 6 mai, « il ne garantissait pas d’aller à Kinshasa , confiait alors l’un de ses conseillers. Cela dépendra des avancées en matière de démocratie et de droits de l’homme de la part du président Kabila ». Comme Hollande a gagné, la menace est encore plus sérieuse, vu les prises de position du candidat socialiste sur la démocratie en Afrique. Bref, à ce sommet, la France pourrait n’être représentée que par un second couteau.

Si Hollande boycotte Kinshasa, le Premier ministre canadien, Stephen Harper, risque également de bouder le sommet. L’histoire va-t-elle se répéter ? En novembre 1991, à la suite d’un massacre d’étudiants prétendument commis par le régime Mobutu, François Mitterrand avait fait déplacer le 4e Sommet de la francophonie de Kinshasa au Palais de Chaillot, à Paris. À l’époque, le message de Mitterrand à Mobutu avait été transmis… par le président sénégalais Abdou Diouf, l’actuel secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie.

Le geste serait sans équivoque possible pour les présidents « mal réélus » qui sont nombreux en Afrique francophone. Et il présenterait aussi l’avantage d’infliger ce camouflet à un pays qui, malgré tout, n’est pas aussi étroitement imbriqué dans la « Françafrique » que le sont, disons, le Niger ou le Mali. En effet, sur le plan intérieur, Hollande a prévu des mesures allégeant les prix de l’énergie. Or, la part du nucléaire est importante dans l’électricité française qui consomme avant tout de l’uranium africain, provenant des ex-colonies. Il lui faut donc rester prudent car les magnats du business françafricain, dont beaucoup sont des amis de Sarkozy, ne demanderaient pas mieux que de voir une balourdise de Hollande lui créer des difficultés avec ces fournisseurs, ce qui leur offrirait des occasions de freiner les réformes, de favoriser la Droite dont ils espèrent le retour dès les législatives et, autant que possible, de pousser le nouveau président à imiter la dérive droitière qui fut, dans le passé, celle de Mitterrand.

P. MARCHESIN

Mitterrand l‘Africain*

L est d’usage de dresser un bilan après une période d’activité. Ceci apparaît d‘autant plus légitime pour ce qui est des rela- I tions entre F. Mitterrand et l’Afrique. De fait, le quatrième pré- sident de la Ve République a doublement fait preuve de longévité. Non seulemept il a été le seul à accomplir deux septennats au sommet de 1’Etat depuis 1958, mais encore il achève un long com- pagnonnage de près d’un demi-siècle avec l’Afrique. I1 est, de par son itinéraire, le dernier (( Africain )) de la classe politique française. A tel point que l’on a pu évoquer à propos de sa personne le regain de vitalité du (( lien charnel )) qui unissait le général de Gaulle au continent noir. Bref, ayant perdu avec Ch. de Gaulle un (( papa )), les Africains ont trouvé en F. Mitterrand un B tonton D. Comme pour tout exercice similaire, la lecture des appréciations - déjà nombreuses - du parcours africain de F. Mitterrand laisse apparaître des zones d’ombre et de lumière. Au total tout de même, les quelques jugements positifs ont du mal à dissiper le sentiment beaucoup plus général- d’échec. Au crédit de la politique africaine de l’ancien chef de l’Etat, les commentateurs inscrivent générale- ment, et le plus souvent ponctuellement, des actions telles que la défense du tiers monde dans les instances internationales, la lutte contre l’apartheid ou la contribution au processus de démocratisa- tion. La liste n’est bien sûr pas exhaustive (1). Les critiques sont, elles, plus systématiques. Qu’elles viennent d’observateurs avisés

(e Le bilan est accablant )) (2)), d’anciens compagnons de lutte (a Les tendances lourdes et conservatrices de la politique africaine l’ont emporté )) (3)) ou - en privé - des murs même du Château ((( Même à l’Élysée, on considère l’Afrique comme son plus grand

échec )) (4)). Nous avons fait le choix de ne pas retenir une telle approche en termes de bilan qui nous paraît à bien des égards fastidieuse

* Nous tenons à remercier le CERI (Centre d’Ctudes et de relations internationales) pour sa contribution à la préparation de cet article.

5 MITTERRAND L’A FRICA IN

et superfétatoire. On préfèrera ici tenter de comprendre la logique, les sous-basements de la politique africaine de F. Mitterrand. Etant

donné son passé (( africain D, notamment son passage au ministère de la France d’Outre-mer en 1950-1951, quelle image avait-il du continent noir dans les années 80 ? Quelles ont été les implications de sa représentation de l’Afrique sur la politique qu’il a menée? Notre hypothèse principale est la résurgence d’une vision archaï- que, exprimant une continuitéedu Mitterrand des années 50 à celui des années 80. I1 serait certes abusif de prétendre qu’il n’a pas pro- cédé ça et là à quelque aggiornameizto, notamment sur la question coloniale. Mais, globalement, on retrouve dans la politique conduite depuis 1981 la marque profonde du passé. Nous rejoignons en cela les conclusions de J.-F. Bayart : <( On s’est gaussé de ce que M. Mit- terrand se soit placé dans-la continuité de ses gridicesseurs. Il serait plus juste de dire que ceux-ci ont assumé la vaie que M. Mitterrand avait ouverte en 1951, en obtenant la rupture avec le Rassemblement &mo- cratique africaine et le Parti communiste français, et que M. Defferre avait entérinée en présentaiit sa loi-cadre de 1956. La vraie continuité est plus amienne que ne le dit la droite, elle va de M. Mitter-

rand au général de Gaulle et iì ses successeurs )) (5). Ce lien structurel avec le passé n’est certainement pas étranger au fait que la politique africaine de F. Mitterrand ait été qualifiée de conservatrice (6). Pour comprendre cette politique, il faut en présenter les acteurs, leurs idées et leurs méthodes. Nous tenterons ensuite d’en esquis- ser une synthèse.

L’homme : l’empreinte du passé

Hormis quelques (< contacts D mineurs ou fortuits (manifestation contre le professeur Jèze.en 1936 ; deux ans plùs- tard, incorpora- tion au 23‘ régiment d‘infanterie coloniale, au fort d’Ivry, qu’il quit- tera avec le grade de secgent (7)), la première véritable rencontre, à notre connaissance, de F. Mitterrand avec l’Afrique, consiste en un voyage effectué en 1946. I1 y retournera régulièrement par la.

(1) Ce qui n’empêche pas que, même temanéem, 19 mars 1993, p. 731 et entretiens. dans ces rubriques, les avis soient partagés. Le constat a été établi tout particulièrement (2) J.-F. Bayart, (( Un rituel funéraire I), pour-l’Afrique francophone. On a pu obser- L’Express, 10 novembre. 1994. ver ailleurs (notamment en Angola, au (3) Pour une redéfinition de la politique Mozambique. eb..en Afiique du Sud) des avan-

africaine de la France, Contributions géné- cées I parfois plus progressistes. rales, Congrès de Liévin, Vendredi, L’hebdo- (7) G. Jèze, professeur de droit fikal, a madaire des socialistes, 237, 2 septembre 1994, accepté de conseiller le Négus après l’aggres- p. 167. sion italienne en Ethiopie; quant à l’incor- (4) C1. Roire, Tonton grimpe à recu- poration dams la coloniale (en région lons vers le sommet africain )), Le Canard parisienne), elle a en fait été motivée par la endainé, 20 juin 1990. présence à Paris de la U divine U Béatrice que (5) La politique afncaine de F. Mitremand, F. Mitterrand voit souvent, avec ou sans Paris, Karthala, 1984, p. 52. autorisation. (6) Cf. note 3 : March$ trqicaux et médi-

6 suite. Les années 50 sont celles de l’approfondissement de la rela- tion, que ce soit en tant que ministre ou écrivain. F. Mitterrand est en charge du ministère de la France d’outre-mer du 13 juillet 1950 au 11 juillet 1951. Malgré la faible durée, cette année est, pour lui, capitale. I1 peut agir en homme d’État. ((Monpassage au niinistère de la France d’outre-mer est l’expérience majeure de ma vie politique dont elle a commandé I’évolution D, écrit-il en 1969 (8). Quelques années après, il publie deux ouvrages où il présente ses réflexions sur l’Indochine et l’Afrique (9). On peut certainement avancer que les idées exprimées dans ces livres ont gardé leur part d‘actualité. Dans la présentation qu’il fait de ces textes, en 1977, il affirme : (( Ce à quoi je croyais à vingt ans, j’y crois eqcore 1) (10) ... a fortiori quatre ans plus tard, lorsqu’il s’installe à 1’Elysée. Qui plus est, change-t-on d’idées à 65 ans ? Nous nous attacherons pour commencer à présenter ces idées qui sont à la source de l’imaginaire africain du nouveau président. L’hypothèse de la continuité historique est ici confortée par le principe pasca- lien du (( point fme )) que F. Mitterrand a souvent rappelé dans ses écrits ou discours (il est d’ailleurs parti pour la guerre avec deux livres : les Pensées de Pascal et l’Imitation de Jésus-Christ ...) : ((Je suis toujours resté fidèle à ce principe trouvé dans les pensées de Blaise Pascal qu’il faut avoir un point fixe pour juger. Après y avoir quelque temps réfléchi j’ai choisi quelques points fixes en petit nom-

bre )) (11); (( (...) En toute circonstance, il faut rester au point que

l’on a choisi D (12) ; (( (...) On porte en soi un idéal qu’il est difficile de mettre en œuvre, l‘essentiel étant cependant de poursuivre sa route sans perdre sa direction B (13). Quelle est cette direction, quels sont

ces (( points fEes D qui ont traversé les ans et se sont incarnés en politique après le 10 mai 1981 ? Quatre pistes s’offrent à l’analyse. La première est prédominante dans la vision mitterrandienne de l’Afrique. I1 s’agit de la dimension géopolitique, consistant à mettre l’accent sur le rayonnement international de la France. Pour conserver son statut de puissance mondiale, la France doit déployer une politique active en direction du continent africain, :auquel la rattachent de nombreux liens. Dressons un rapide florilège des pen-

sées de F. Mitterrand à partir de ses deux (( classiques )) : <( Paris est la nécessaire capitale de l‘Union fraquise. Le moiide africain n’aura pas de centre de gravité s’il se borne à ses frontières géographiques... Du Congo au Rhin, la troisième nation-continent s ’équilibrera autour

(8) F. Mitterrand, Politique, Paris, Fayard, Mitterrand, ,président de la République fran- 1977, p. 53. çaise, à‘l’Assemblée nationale )), Abidjan, 22 (9) Aux frontières de l’Union fra?zçaise. mai ‘1982, pp. 1 et 2. Indochine. Tunisie. Lettre-préface de P. Men- (12) F. Mitterrand, Poliiique 2, 1977-1981, dès France, Paris, Julliard, 1953 ; Présence Paris, Fayard, p. 12. française et abandon, Paris, Plon, 1957. (13) La lettre du Continent, 223, 24 (IO) Politique, op. cit., présentation. novembre 1994, p. 2. (11) a Discours prononcé par M. François

7 MITTERRAND LYFRIGAIN

de notre métropole N (14). a (...)La sécurit4 Ia protection, Ia dqense de l’Afrique nous créent des obligations; Ia paix civique et Ia paix sociale ne sont pas les moindres conditions de Ia présence française. Dire à nos alliés que Ià est notre domaine réservé et dire aux popula- tions d’Afrique que ce domaine est aussi et surtout le leur, c’est, je

le crois, commencer par le commencement )) (15). (( (...) Un pouvoir cen- tral jortement structuré à Paris, des États et territoires autonomes fédé- rés au sein d’une communauté égalitaire et fraternelle dont les frontiè- res iront des plaines des Flandres aux forêts de I‘équateur, telle est Ia perspective qu’il nous appartient de préciser et de proposer, car sans l’Afrique il n’Y aura pas d’Histoire de France au XXIe siècle ... Com- ment en effet Ia France... irait-elle vers le Nord? ou vers l’Est? ou vers l’Ouest ? Seule Ia route du Sud est disponible, large, bordée d’innombrables peuples en même temps que d’espaces inoccupés... Deà Ia France sait combien l’Afrique lui est nécessaire )) (16). << (...) L’appel de Bamako a retenti conime un défi ci I’abandon. Mais s’il était moqué ozi trahi, Ia présence française que des millions et des millions d’hom- mes identifient à leur raison de vivre se mêlerait au long cortège des

esphances mortes )) (17). a (...)Je dis que le premier devoir de la France, c’est de tout faire pour que les liens ne soient pas coupés, de tout faire pour que nos frères africains restent unis ci notre destin... La France reste celle qui conduit, celle dont on a besoin, celle à laquelle on se rattache. II ne pourra y avoir d’histoire authentique de I‘Afrique si

Ia France en est absente )) (18). <( (...) Ceci dit, essayons de voir les faits tels qu’ils sont : sous l’affreux aspect de l’utilitarisme, nos colonies nous

sont nécessaires. Les abandonner serait s’abandonner )) (19). Bien que partisan d‘une évolution (cf. infra), F. Mitterrand reste dans le cadre colonial. I1 est assimilationniste, comme la SFIO d’alors (il refuse le statut d‘État associé à Madagascar). Comme beaucoup d’autres, il rate le rendez-vous avec la décolonisation. Le discours des années 80 est certes plus tempéré que celui des années 50. Mais si les mots ont changé, le raisonnement est resté le même. L‘ambition africaine de la France est intacte. Elle participe directement de son statut de puissance moyenne ou petite grande puissance capable de mobiliser rapidement un stock de voix fidèles à l’ONU. Parce qu’il peut se faire photographier chaque

année au milieu de ses (( amis africains )), F. Mitterrand est à même de revendiquer une position diplomatique privilégiée, <( nous qui représentons ensemble, sur Ia scène internationale, un front de quelque

(14) Aux frontières de l’Union française, (18) Politique, op. cit., pp. 84, 85, 86. op. cia., pp. 34, 35. (19) Libres, journal des anciens prison- (15) Ibid., p. 37. niers de guerre, 24 juin 1945, cité par C. (16) Préjence fraipise et abandoi6 @. Cit., Nay dans Le noir et le rouge ou l’histoire d’me p. 237. ambition, Paris, Grasset, 1984, p. 182. (17) Ibid., p. 240.

8 ‘ P.MARCHESIN

30, 35 pays )> (20). Poursuivons par quelques morceaux choisis puisés dans les discours et interventions des années 80 et 90 : ((Iln’Y a pas de hiatus dans la politique africaine de la France avant mai 1981 - - - et après. Si la méthode a Chang4 l’objectif est resté. II consiste à pré- server le rôle et les intérêts de la France en Afrique )) (21).

(( (...)L’audience de la France en Afrique, c’est ce qu’elle a de meil- leur dans sa continuité )) (22). {< (...)Je suis porteur de plus qu’une tra- dition, d’intér2ts légitimes, de grands intérêts. Je ne peux pas signer - je my refuserai - la disparition de la France de la surface du globe, en dehors de son pré carré )) (23). U (...)Je le dis solennellement devant vous: la France doit maintenir sa route et refuser de réduire son ambition africaine... La France ne serait plus tout àfait elle-mike aux yeux du monde si elle renonçait à être présente en Afrique )) (24). L‘accent mis sur la dimension géopolitique ne doit toutefois pas conduire à ignorer les intérêts économiques, le noyau dur de l‘ensemble francophone étant pour la France la seconde zone de commerce extérieur après l’Union européenne. C’est ce que fait de façon fort pudique le Président, à l’occasion d’une conférence de presse : ((J’ajoute que nous ne serions pas en mesure, à I’égard de tous nos amis africains, d’assurer la lourdeur d’une charge qui serait uniquement franco-africaine. II y a de la place pour d’autres. Nous pensons simplement préserver une place dans le cœur, dans I‘esprit, et, le cas échéant, dans les affaires, qui y soit la première et on y tra- vaille comme on peut D (25). Citons enfin l’axe culturel, principale- ment à travers la francophonie, que l’on peut rattacher à un second point fme. Ce second point fEe se situe dans le prolongement direct du premier : il s’agit de protéger la zone d’influence, voire de l’accroître. Pendant longtemps, cela a consisté à tout faire pour empêcher l’intervention des deux Grands. La priorité était alors de ne pas laisser les conflits s’enliser, de peur d’une internationalisation (cela s’est vérifié par exemple à travers la politique de baisse de la ten- sion dans la Corne ou les pressions au sein du groupe de contact pour l’indépendance de la Namibie). Lorsque la menace, qui plus est sur un membre du pré carré, a été trop forte, Paris est inter-

(20) (( Allocution prononcée par M. le (23) (( F. Mitterrand à l’heure de vérité >>, président de la République à l’occasion de Le Monde, 18 novembre 1983. la séance solennelle d‘oyerture de la 16‘ (24) u Discours de M. François Mitter- conférence des chefs d’Etat de France et rand, président de la République, lors de la d’Afrique I), La Baule, 20 juin 1990, p. 5. séance solennelle d’ouver-ture de la XVIIIe (21) Cité par P. Favier, M. Martin- conférence des chefs d’Etat de France et Roland dans La décennie Mitterrand 1. Les d’Afrique, Biarritz, 8 novembre 1994, p. 8. ruptures, Paris, Seuil, 1990, p. 339. (25). Conférence de presse de M. Fran- (22) N Allocution prononcée par M. Fran- çois Mitterrand, président de la République çois Mitterrand, président de la République fiançaise n, Brazzaville, 11 octobre 1982, p. 5. française, au cours du déjeuner offert par le Président du Rwanda I), Kigali, 7 octobre 1982, p. 4.

9 MITTERRAND L’AFRICAIN

venu militairement. Les diverses opérations militaires au Tchad déci- dées par F. Mitterrand ont consisté à réaffirmer la position de la France dans son pré carré. Au lendemain de la prise de Faya Lar- geau par G. Wedeye avec l’aide des Libyens le 24 juin 1983, le

Président confie : (( Dans cette affaire compliquée, il faut avoir une idée simple. Si le Niger et le Carneroun craquent, c’en est fini de l’influence fraqaise en Afrique D (26). Depuis l’effondrement de l’URSS et le retrait de la Libye, on assiste à une recrudescence de la méfiance vis-à-vis de toute influence

anglo-saxonne. Le (( syndrome de Fachoda )) ne vise pas tant la Grande-Bretagne que les États-Unis soupçonnés d’une offensive mul- tiforme en Afrique : ils s’intéressent au pétrole africain, notamment au Coago et au Gabon ; prêtent l’oreille aux opposants de certains régimes francophones ; mettent en doute les résultats des élections présidentielles camerounaise et togolaise ; affichent leur sympathie pour l’Ouganda anglophone, base de départ du FPR rwandais actuel- lement au pouvoir à Kigali ... Autant d’occasions d’une (( sourde concurrence )) avec Paris (27). Dernière en date, l’affaire du Rwanda a particulièrement marqué les esprits. C’est la première fois qu’en Afrique francophone une force hostile est parvenue au pouvoir. Le 18‘ sommet franco-africajn de Biarritz a été, de ce point de vue, exemplaire : les chefs d’Etat invités appartenaient presque tous au monde africain francophone. Parmi les absences les plus remarquées, on a pu noter celles du Rwanda et de l’Ouganda. La défense de la zone d’influence francophone s’illustre enfin sur le terrain culturel. F. Mitterrand s’est exprimé très clairement à ce sujet : N II est des domaines non négligeables, un pré carré dont je revendique, lorsqu’il est empiété, qu’il soit reconquis et rendu à Ia France. Dans ce pré caw4 je distingue en premier notre langue, notre industrie et notre sécurit4 qui sont autant de fronts oil garder nos &fen- ses sans les quitter des yeux. Que l’une cède et lu citadelle tom-

bera )) (28). La francophonie est, de fait, devenue une réelle préoc- cupation du Président qui est à l’origine de l’institution des som- mets de la francophonie en alternance avec les sommets France- Afrique. Le sommet de Maurice, en octobre 1993, a été l’occasion pour les pays francophones de demander <( l’exception culturelle 1) dans les négociations alors en cours au GATT, répondant ainsi à

l’appel à la mobilisation contre (( l’hégémonisme culturel )) anglo- saxon lancé par le Président français (29). L’attitude de méfiance voire de rivalité par rapport aux anglo-

(26) Cité par P. Favier, M. Martin- de la Frunce. Introduction à 25 discours Roland,, op. cit., p. 349. (1.981-1985),Paris, Fayard, 1986, p. 14. (27) Cf. C1. Wauthier, R Afrique : appé- (29) S. Smith, (I L’exception culturelle tits américains et compromissions françaises )), mobilise la francophonie n, Libérarion, 18 Le Monde diplomatique, octobre 1994. octobre 1993. (28) Réflexions stir la politique extérieure

10 phones est bien une constante dans la vision africaine de F. Mit- terrand. Laissons-lui la parole à 37 ans d’intervalle : (( En dfrique, l’Angleterre se comporte souvent comme si la dispute stérile de la fiTi du XIXc siècle avait conservé son actualité. Elle envoie encore Kitche- ner à Fachoda pour en chasser Marchand. On la rencontre à l’origine de nos difficultés togolaises et elle anime la concurrence qui mainte- nant oppose l’Afrique occidentale de fomnation anglaise à l’Afrique occi- dentale de formation française ... Nous n’avons pas d‘ami oume-mer mais des concurrents subtils et des ennemis opiniâtres B (30). (( (...) Cer- taines campagnes anglo-saxonnes s’inscrivent dans une continuité Ais- torique vieillissante. Ce qui reste du Colonial Office n’a jamais cessé d’adopter à I‘égard de la politique française en Afrique et au Levant une attitude d’extrême méfiance et de conzpétition )> (31). Le troisième point fme permettant ,d’expliquer la vision afri- caine de F. Mitterrand fait (une fois de plus) la part belle à l’his- toire. Elle s’appuie en partie sur une dimension culturaliste, quel- que peu figée, du continent noir. L‘épisode de l’histoire africaine qu’a contribué à écrire le ministre de la France d’outre-mer du début des années 50 compte assurément beaucoup pour lui. Alors qu’à son arrivée au ministère, tout est prêt pour répri- mer les nationalistes africains réunis au sein du RDA (Rassemble- ment démocratique africain), F. Mitterrand, suivant les instructions du président du Conseil, R. Pleven, prend contact avec le chef du parti interafricain, F. Houphouët-Boigny. I1 négocie avec lui un pro- tocole prévoyant diverses formes libérales moyennant une déclara- tion d’allégeance à l’Union française. Ce qu’Houphouët accepte.

F. Mitterrand (( institutionnalise )) alors le RDA et fait libérer plu- sieurs de ses membres. En engageant une politique ,de négociation avec ceux qui luttent contre le vieux système colonial, en s’oppo-

sant courageusement aux Européens (( profiteurs de l’Union fran-

çaise )) (32) et à leurs correspondants à Paris, F. Mitterrand désa- morce les tensions et préserve l’Afrique de la guerre, à quelques années de son émancipation. Ce mérite lui sera généralement reconnu plus tard. Moins que l’exposé détaillé de cet épisode, c’est son appréciation par F. Mitterrand lui-même qui nous intéresse ici. Lors d’un dîner officiel en 1982, s’adressant à F. Houphouët-

Boigny : (( Nous avons vécu ensemble une période que l’on quali-

fiera d’historique )) (33). Quelques jours après, en réponse à la ques- tion d’un journaliste ayant trait à son passé : ((Jepeux mesurer à

(30) Prhmfranpke et abandon, G$L cit., (33) (i Discours prononcé par M. François pp. 225 et 227. Mitterrand, président de la République fran- (31) Interview de F. Mitterrand, Le çaise, 1 l’occasion du dîner offert en l’hon- Figaro, 9 septembre 1994. neur de M. le président de la République (32) Cité par F.-O. Giesberg dans Fran- française n, Abidjan, 21 mai 1982, p. 7. çois Mitterrand ou Ia tentalion de l’Histoire, Paris, Sed, 1977, p. 111.

11 MITTERRAND L’AFRICAIN

travers votre question la formidable histoire qui a été faite et vécue par nous tous, par ceux qui ont mon ige. Ceux qui sont un peu phis jeunes ont naturellement derrière ce passé, cette formidable transfor-

mation, cette réussite finale )) (34). A l’entendre, et sans minimiser un comportement souvent exemplaire - notamment lorsqu’il imposa la présence des élus noirs lors de l’inauguration du canal de Vridi en 1951 malgré les protestations et railleries des colons -, F. Mit- terrand donne l’impression, trente ans plus tard, de rester furé à maints égards sur l’image de cette époque. Comme si, en raison des services rendus, il se sentait quasiment dédouané pour la suite.

De toute façon, que peut-il advenir après une (( réussite finale )) ? L’arrêt sur image d’un moment où il est auréolé de progressisme ne le conduit-il pas à se parer de la légitimité définitive de l’ancien combattant ? Cette vision quelque peu figée peut expliquer une attitude de relatif retrait par rapport à la scène contemporaine (on a fait l’essen- tiel, qu’ils se débrouillent pour le reste) et l’accommodation des régimes jugés d’ordinaire peu fréquentables. On a ainsi reproché à F. Mitterrand ses relations avec des dirigeants corrompus ou auto- ritaires (35). Ce à quoi son entourage rétorque en général qu’il faut bien dialoguer avec l’interlocuteur en place et met en avant, de toute façon, la carence des oppositions. On peut ajouter, concer- nant F. Mitterrand, une conception de l’Afrique (I compliquée, fra- gile )), qui lui aurait fait admettre facilement les régimes de parti unique comme autant de péripéties dans la phase délicate de cons- truction des Etats (36), un certain manque d’attention aux affaires internes des États, préférant accorder davantage d’intérêt aux hom- mes (37), mais aussi un authentique compocement anticolonial : ((Je n’ai pas cherché la disparition des chefs de I’Etat, je n’ai pas le réflexe

colonial )) (38). Nous venons de souligner l’importance que F. Mitterrand

accorde aux relations humaines. (( Les sentiments jouent un grand rôle )), a-t-il confié à plusieurs reprises à P. Péan (39). En quoi ce

(34) Confërence de presse de M. Fran- que n, Le Monde, 11 novembre 1994. Dans çois Mitterrand, président de la République un écrit de 1945, F. Mitterrand fait preuve, française n, Yamoussoukro, 23 mai 1982, à ce sujet, d’une réelle lucidité : (t Sans doute, p. 8. est-il fort ambitieux de prétendre apporter à &s (35) L’ancien président burundais, J.-B. peuples dits arri2rés ce que l’on persiste à appe- Bagaza, a pu confesser qu’il n’avait connu ler notre civilisation... On ne donne que ce que que cinq chefs #Etat africains intègres : l’on a... Les Français adorent l’universel, mais MM. Kaunda, Mugabe, Museveni, Nyerere ils ont oublié de demander aux intéressés leur et Sankara. Le seul francophone a été assas- avis. Et pourquoi échangeraient-ils leurs dat- siné... (cf. V. Chesnault, E( Que faire de I’&- tes et leurs bourricots contre la fumée des usi- que noire ? x, Le Monde, 28 Evrier 1990). nes ? A chacuit son plaisir >> (cité par C. Nay, (36) Source : entretien. Le tioir et le rouge, op. cit., p. 182). (37) Source : entretien. (39) P. Péan, Une jeunesse française, Fran- (381 Cité par M.P. Subtil, U F. Mitter- çois Mitterrand 1934-1947, Paris, Fayard, rand n a pas le sentiment d’un échec en Afri- 1994, p. 552.

12 P. MARCHESIN dernier point fure ici identifié permet-il de comprendre la politi- que africaine du président Mitterrand ? F. Mitterrand a entretenu durant- ses deux septennats des liens étroits avec les principaux chefs d‘Etat francophones. (( Amitié D,

(( fidélité D, (( relations de famille )), sont des thèmes qui ponctuent les allocutions présidentielles. A l’adresse de J. Habyarimana : (( Nos relations sont anciennes et la France a dé@ reconnu en vous un ami fidèle, un homme sur lequel nous pouvons fonder une amitié dura- ble )) (40) ; d‘O. Bongo : (( Je veux porter publiquement témoignage de notre communauté de destin. J’ai pu chez vous, auprès de votre famille, passer des heures dont le souvenir m’est resté très vivant 1) (41) ; de F. Houphouët-Boigny et Madame : N Nous nous sonimes connus il y a déjà de longues années et nous avions déjà su créer, entre nous, comme un air de faniille dont nous ne nous sommes jamais éloi- gnés )) (42). Cette amitié, elle aussi, puise ses sources dans le passé. Dans les années 50, F. Mitterrand a noué de nombreux contacts en Afrique. Il a surtout gagné l’amitié des militants du RDA et plus particulièrement de sept de ses responsables - fùturs prési- dents de la République - qu’il a personnellement sortis du bagne ou de prison (43). J. de Lipkowski, alors jeune élu de l’UDSR, témoigne, à l’issue du congrès de Bamako de septembre 1957 : ((?’ai vu tous ces Africains lui rendre un hommage personnel et vibrant. C’était très impressionnant. S’ils applaudissaient Pleven, ils aimaient

Mitterrand )) (44). Et l’on sait que ce dernier est fidèle en amitié. (( S’il a parfois revu et corrigé sa biographie, ce ne fut jamais au cha- pitre de la fidélité ou de l’amitié D (45). I1 a lui-même, dans une cor- respondance de 1942, des mots très forts sur le sujet : .Je suis fidèle et cela tue surtout quand on veut se mêler de politique, alors je me mt$e et ne m’engage que fore4 tant je sais qu’ensuite je ne dévie- rai pas, même si je vois que je me trompe )) (46). Hommage précoce au principe du point fixe ! Cette fidélité en amitié permet de comprendre un certain nombre

(40) (( Allocution prononcée par M. Fran- libaly (Haute-Volta), H. Diori (Niger), çois Mitterrand, président de la République F. Houphouët-Boigny (Côte-d’Ivoire), M. française, au cows du déjeuner offert par le Keita (Soudan), G. Lisette (Tchad), S. Touré président du Rwanda D, Kigali, 7 octobre (Guinée). 1982, p. 1. (44) Cité par C. Nay, op. cit., p. 194. (41) G Allocution de M. le président de (45) P. Péan, op. cit., p. 561. la République à l’issue du diner en l’hon- (46) Bid, p. 204. Dans le même sens, on neur de son Excellence M. le président de peut noter ce commentaire d’I. Dayan, la la République gabonaise et Madame Omar veuve de G. Dayan, G l’ami de toujours )) de Bongo )), Palais de l’Élysée, 3 octobre 1984, F. Mitterrand. A la question de la relation p. 5. du Président avec R. Bousquet : (( François (42) (( Discours prononcé par M. François Mitterrand ne peut pas rompre, c’est physi- Mitterrand, président de la République fran- que. Et il se trompe quelquefois en amitié )> çaise, à l’occasion du dîner offert en l’hon- (cité par A. Logeart, (( François Mitterrand neur de M. le président de la République sous le regard de ses amis D, Le Monde, 16 française n, Abidjan, 21 mai 1982, p. 8. novembre 1994). (43) J. Ahomadegbe (Dahomey), O. Cou-

13 MITTERRAND L’AFRICAIN

de comportements de F. Mitterrand après 1981. Retenons-en deux exemples. Dans les tous premiers jours qui suivent son élection, à la surprise générale, le nouveau Président reçoit e,” tête à tête et à une heure tardive de la soirée le chef de 1’Etat guinéen, A. Sékou Touré. Comment expliquer cette faveur alors que CI. Cheysson, J.-P. Cot et plusieurs associations sont ouvertement opposés à cette visite? Malgré les diatribes du dictateur contre le

PS qu’il a qualifié, en 1977, de (( Parti de la souillure )) pour avoir adopté une résolution contre la répression en Guinée ? C’est encore le passé du Président qui influe sur la situation. F. Mitterrand n’a pas oublié les liens tissés avec Sékou Touré lorsque, vingt ans plus

tôt, en pleine (( traversée du désert )), le leader guinéen était l’un des seuls à l’inviter, chaque année, en compagnie de P. Mendès France, au congrès du Parti démocratique guinéen (47). De même, la position française lors du drame rwandais de 1994 a-t-elle été en partie expliquée par l’amitié qui unissait les présidents franqais et rwandais. N’est-il pas révélateur qu’au lendemain de l’explosion de l’avion du président rwandais, la première consigne de 1’Elysée au Quai d’Orsay ait été d‘assurer l’évacuation de la veuve et de la famille proche du Président ? Le rôle de l’affectif, des relations personnelles ne concerne pas uniquement l’Afrique. Pour faire la politique africaine de la France, F. Mitterrand a recherché le concours de conseillers recrutés plus volontiers parmi les anciens de 1’UDSR et de la Convention des institutions républicaines qu’au sein du PS. Là aussi, la continuité devait l’emporter durablement sur le changement.

Les conseillers du Prince

On sait qu’en matière de politique africaine, et plus gépérale- ment de politique étrangère, la décision appartient à 1’Elysée. F. Mitterrand l’a rappelé très clairement : c( C’est moi qui détermine la politique étrangère de la France... Il n’est pas concevable qu’une politique soit mise en aiivre sans mon accord, plus exactement sans

mon impulsion )) (48). Nous sommes au cœur de la pratique du domaine réservé, voire archiréservé de 1’Elysée sous la Ve Répu- blique. Quelques mois après l’installation du nouveau pouvoir, le

6 octobre 1981, J. Attali note : (( Le domaine réservé est maintenant bien dqini : la politique étrangère, la déjènse, l’économie internatio-

nale, l’Europe, les principales nominations )) (49). Et même ce qui

(47) Source : entretien. (49) J. Antali, Verbatim, I, 1981-1986, (48) Cité par J.-C. Pomonti, aM. Mit- Paris, Fayard, 1993, p. 101. terrand entend dédramatiser les relations franco-africaines n, Le Monde, 20 janvier 1983.

14 devient un domaine (( partagé )) en période de cohabitation exclut apparemment la politique afcicaine qui apparaît comme une véri- table (( chasse gardée )) de 1’Elysée (50). La prééminence présiden- tielle est en outre entretenue par le (( grand amour 1) des conseil- lers. E. Orsenna a bien décrit l’ambiance du Palais, caractérisée par

(( ce climat moite, quasi thermal, d’amour de Lui )). (( (...) Notre Pré- sideiit n’avait pas à souffrir de la comparaison avec le Roi-Soleil : tout ?l’était qu’amour autour de LUZ; odeur d’amour, mots et silence d’amour D (51). En réalité, face à l’extrême concentration de la décision, appa- raît une dilution de la mise en œuvre de la politique africaine de la Fr?nce entre plusieurs acteurs (( secondaires )) : cellule africaine de I’Elysée, ministère de la Coopération, Quai d’Orsay, ministère de l’Économie, DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure),.. F. Mitterrand accentue ce phénomène en réservant à l’Afrique peu de place dans son emploi du temps. Les priorités sont ailleurs : la construction européenne, l’équilibre stratégique. I1 se contente d’une brève note par semaine de son sonseiller Afrique et quel- ques notules lors du passage de chefs d’Etat étrangers (52) ; ses con- tacts avec tel ministre de la Coopération se résument à une visite tous les deux mois et à une communication téléphonique (pour un motif subalterne) en trois ans (53). De plus, au fil des ans, et sur- tout après sa réélection en 1988, il s’intéresse de moins en moins aux affaires africaines (54). D’où l’importance prise par ses conseil- lers, surtout les plus proches. Or, le choix de la plupart de ceux- ci, l’examen de leurs méthodes, illustrent l’hypothèse de la conti- nuité de la politique conservatrice suggérée plus haut. Nous tente- rons de le vérifier en envisageant trois des principaux lieux de QOU- voir en matière de politique africaine : la cellule africaine de l’Ely- sée, le ministère de la Coopé;ation et la DGSE. Le choix des hommes de l’Elysée renvoie tout d’abord aux vieil- les complicités nouées au cours des années 50 et 60. F. Mitterrand recrute ses principaux exécutants - G. Penne, F. de Grossouvre, R. Dumas - parmi d‘anciens compagnons de 1’UDSR ou de la Convention des institutions républicaines. Tqus ces hommes sont en outre des amis personnels du chef de 1’Etat. G. Penne, l’ancien stomatologue de la famille Mitterrand, &vient responsable de la cellule africaine de l’Élysée. I1 réunit tomes les qualités qui, au-delà d’une réelle compétence sur les affaïres afri-

(50) Voir notamment J. Amalric, (1 La (52) Source : entretien. Le g&ital de diplomatie de la cohabitation n, Le Mo?&, 18 Gaulle recevait J. Foccart tous. les, soirs. avril 1986 ;J. Ficatier, u Tchad : tous unis 11, (53) Source : entretien. La Croix, 18 novembre 1986 ; La lettre (54) F. Soudan, U Mais que veut donc la d’Afnque centrale, 18 mai 1994, p. 3. France quand l’Afrique bouge ? n, Jeum Afri- (51) E. Orsenna, Grand Amour, Paris, que, 11 juin 1990 ; (( Vers une campagne afri- Seuil, 1993, pp.264 et 212. caine de plus?*, Le Canard enchaîné? 17 octobre 1990.

15 MITTERRAND L’AFRICAIN

caines, vont lui permettre de gagner la confiance des présidents afi-i- cains inquiets de l’arrivée au pouvoir des socialistes. Bien qu’ayant été opposé aux méthodes utilisées par ses prédécesseurs ((( Quand

j’étais dans l’opposition, j’étais contre ma fonction )), confiera-t-il plus tard (55)), il renoue rapidement avec les pratiques du passé, devenant le Foccart de Mitterrand D. (( Par-delà les divergences poli- tiques, les rapproche une certaine vision “classique” de l’Afrique, faite

de pragmatisme, de réalisme et d’une dose de cynisme )) (56). I1 reprend à son compte la pratique des réseaux qui privilégie les relations personnelles sur les procédures bureaucratiques. I1 utilise notam- ment ceux de la franc-maçonnerie qui lui assurent de solides liens

avec les (( frères de lumière )) africains. Au total, il occupera l’essen- tiel de son temps à colmater les brèches dans l’ex-Empize. Pour désamorcer les conflits, il tient fréquemment aux chefs #Etat afri- cains le langage qu’ils ont envie d’entendre, tout en s’efforçant de

répondre aux mille et un petits ((*services)) des enfants gâtés du pré carré francophone : tel chef #Etat veut que son fils soit admis à Saint-Cyr, tel autre s’inquiète pour un parent qui a des ennuis avec la justice française... C’est ainsi. I1 faut savoir soigner les rela- tiqns internationales et seuls savent bien le faire les hommes de 1’Elysée : G. Penne mais aussi J.-C. Mitterrand. Depuis 1982, le fils du Président est l’adjoint de G. Penne. A ses côtés, il gère au jour le jour l’intimité des relations franco-

africaines. Le fils du (( Chef )) rassure les dirigeants africains. La gestion filiale de la pollitique africaine renforce le sentiment qu’en

France, aussi, le pouvoir est une (( affaire de famille )) (57). Qui plus

est celui que l’on surnomme (( Papa-m’a-dit )) prend la place de son mentor dont le nom est cité dans l’affaire Carrefour du développe- ment. La nomination de J.-C. Mitterrand, en octobre 1986, pour- suit, voire accentue, le caractère interpersonnel de la politique afri- caine de la France qui apparaît plus que jamais comme une affaire d’homme à homme. A Paris tout d’abord, où prospère le réseau africain de J.-C. Mitterrand (58) mais aussi en Afrique où le fils du, Président entretient d’excellentes relations avec plusieurs chefs

d’Etat ou leur progéniture (59). Le second Monsieur Afrique )) de F. Mitterrand devra toutefois quitter son poste en juillet 1992,

(55) Cité par P. Haski, M Le “Foccart” (58) Cf. S. Smith,, A. Glaser, ((Les de Mitterrand n, Libération, 20 octobre 1986. réseaux africains de J.-C. Mitterrand n, Libé- (56) C1. Weill, (( Guy Penne : le Foccart ration, 6 juillet 1990 ainsi que, des mêmes de Mitterrand n, Le Nouvel Observateur, auteurs, Ces Messieurs Afrique. Le Paris- ler-7août 1986. Village du continent noir, Paris, Calmann (57) (i Son cas peut pnraiitre choquant vu Lévy, 1992. de France mais pas vu d’Afrique 02 seul le chef (59) Cf. Coalition pour ramener à la rai- de la tribu ou un de ses proches est pris au son démocratique la politique africaine de la sérieux D, explique-t-on au ministère de la France. 2e dossier noir de Ia politique afrìcaine Coopération (cf. J. Amalric, (( Plaies d’Afri- de la Frane, Les liakons mafiemes de la Fran- que n, Le Monde, 6 juin 1990). gairique, Paris, 9 janvier 1995.

16 P. MARCHESIN

victime de ces mêmes amitiés personnelles N qui évoluent dans cette zone incertaine où se côtoient affaires et politique )) (60). Son successeur est l’ambassadeur Bruno Delaye qui s’est illus- tré par un comportement courageux lors de la transition démocra- tique chaotique au Togo. Toutefois, l’image de libéral et la répu- tation d’quverture de ce dernier vont rapidement du bureau du 2, rue de 1’Elysée. Ce retournement étonnant se vérifie sur plusieurs dossiers : au Togo, à travers le rapprochement avec Eyadéma ; au Rwanda, où il entretient de bonnes relations avec le régime Habya- rimana ; au Zaïre, où il ne s’inscrit pas en faux contre la réhabili- tation de Mobutu. Le ministère de la Coopération a représenté un lieu de pou- voir particulièrement sensible du premier septennat de F. Mitter- rand en matière de politique africaine. I1 a permis de mesurer l’esquisse d’une autre politique mais aussi la résistance des forces favorables à une épure classique des rapports franco-africains. Dès son arrivée rue Monsieur, J.-P. Cot entend marquer sa dif- férence. II a déjà obtenu que le terme (( développement )) soit ajouté à la dénomination du ministère. Bien plus, il veut moraliser les relations franco-africaines en rompant avec certaines mauvaises habi- tudes, défendre les droits de l’homme et (( décoloniser la coopéra- tion )) en élargissant la compétence du ministère à l’ensemble du tiers monde. Le jeune professeur de droit prévient qu’il consultera les rapports d’Amnesty International avant ses déplacements. Il entend d’ailleurs entretenir des contacts réguliers avec les mouve- ments africains d’opposition. Enfin, le nouveau ministre appelle à ses côtés comme directeur de cabinet J. Audibert, homme d’expé- rience et membre du groupe d’experts du PS. Un tel programme dérange. I1 ne tarde pas à engendrer des oppositions. Les dirigeants africains sont les premiers à se mani- fester et se montrent très réticents à un quelconque changement. Au cours des mois qui suivent, certains d’entre eux et tout parti- culièrement le Gabonais Bongo, le Zaïrois Mobutu et le Centrafri- cain Kolingbacferont tout pour pousser J.-P. Cot vers la sortie, aidés en cela par 1’Elysée vers lequel ils se sont immédiatement tournés. Les relations entre la cellule africaine et le ministère de la Coopé-’ ration se dégradent rapidement. Notons, parmi les diverses mani- festations de cette tension, la résistance opposée par G. Penne au rappel de l’ambassadeur de France au Gabon, M. Robert, l’un des hommes les plus représentatifs de la période des réseaux Foccart ; les divergences entre G. Penne et J.-P. Cot coqcernant le finance- ment de certains projets émanant des chefs d’Etat et jugés super- flus par la rue Monsieur ; l’opposition déclarée de J.-C. Mitterrand

(60) S. Smith, A. Glaser, ((Les réseaux africains... )>, arr. cit. ;dans cette enquête, u11 certain nombre d’<(affaires D sont évoquées.

17 MITTERRAND L’AFRICAIN

à la politique du ministre de la Coopération : (( Je ne suis pas

d‘accord avec J.-P. Cot, il faut agir autrement )) (61) - ce à quoi

il convient d‘ajouter les attaques des (( francophones )) (62). La confrontation - indirecte - avec F. Mitterrand constitue la suite logique de cette situation. On sait que J.-P. Cot voulait sortir la France de son pré carré, lui ouvrir d’autres horizons. Sou- tenu par le Quai d’Orsay et la Rue de Rivoli, il a fait adopter sa réforme par Matignon. Le 27 juillet 1982, le Premier ministre signe le décret étendant la compétence du ministère de la Coopé- ration à l’ensemble du tiers monde. Lorsque le texte vient à la signa- ture de F. Mitterrand, ce dernier refuse de l’avaliser. De retour d’Afrique, il a certainement été convaincu par les chefs #État fran- cophones qu’il a rencontrés de s’opposer à une telle réforme. Le ministère de la Coopération doit rester le ministère de l’Afrique et seulement de l’Afrique. Les relations entre J.-P. Cot et

F. Mitterrand se dégradent alors rapidement. (( Quand Cot doit inter- venir en Conseil, Mitterrand lit encore phostensiblement son cour- rier, manifestant ainsi son irritation 2 I‘égard de ceux qui adhèrent

2 sa politique tout en passant leur temps ri en suggber tine autre )) (63). L’épilogue de la confrontation intervient le 8 décembre 1982 avec le départ de J.-P. Cot du ministère de la Coopération. Quelques jours après, le chef de I’État est on ne peut plus clair : << C’est moi qui détermine la politique étrangère de la France, pas mes minis-

tres )) (64). Joignant le geste à la parole, il nomme un nouveau res- ponsable à la tête du ministère, Ch. Nucci, qui représente l’anti- thèse du ministre sortant. Pour les Africains conservateurs, le nou- veau ministre incarne la fin des rêves tiers-mondistes du régime

socialiste. Dès sa prise de fonction, il déclare : (( On ne fait pas de la coophation avec des formules mais avec des hommes qui se voient, qui s’apprécient, avec des coiitacts humains )) (65) et affirme pour ce

faire être (( au service du président de la République )) (66), ce qui est interprété comme suit par un éditorialiste : N I1 est clair que Mitterrand a succédé à Cot par Ch. Nucci interposé 1) (67). Cette

reprise en main consacre la victoire de la {( paléogauche africa-

niste )) (68) qui peut désormais imprimer librement sa marque sur la politique africaine de la France. Et lorsque plusieurs années après,

(61) Cité par J. Canard, CI Un rejeton de rand entend dédramatiser les relations franco- présence n, Le Canard enchaîné, 15 décem- africaines n, Le Mon&, 20 janvier 1983. bre 1982. (65) Cité par P. Favier, M.Martin- (62) Tout particulièrement dans les Roland, op. nk, p. 339. médias, notamment J.M. Kalflèche, G. Comte (66) Cité par E CavigIioIi, (I Nucu l’fi- ou M. Lambinet (cf. J.F. Bayart, La pditi- cain u, Le Nmivel Obsmateur, lCr-7 août que africaine de François Mitterrand, op. cit., 1986. pp. 110 et s.) (67) Ph. Sionnot, (I Mitterrand succède (63) M. Jobert, cité par P. Favier, 1 Cotn, TEL, 16 décembre 1982. M. Martin-Roland, op. cit., p. 338. (68) J.F. Bayart, La politique afrcaine de (64) Cité par J.C. Pomonti, U M. Mitter- François Mitterrand, @. cit., p. 123.

18 P. MARCHESIN l’ambassadeur S. Hesse1 reprendra dans un fameux rapport des idées jadis défendues par J.-P. Cot, le document recevra un accueil gla- cial à YÉIysée. Le dernier exemple ici retenu est celui d‘un acteur influent en matière de politique africaine, la DGSE, modelée en son temps par J. Foccart qui avait installé des postes de liaison et de renseigne- ment d?ns les nouveaux pays (( indépendants )). Depuis, tous les chefs d‘Etat du pré carré disposent d’un conseiller-présidence, officier de la DGSE, dont l’essentiel des activités consiste à débusquer d‘éventuels (( ennemis )) qui viendraient perturber le statu quo. Apparemment, F. Mitterrand s’est fort bien accommodé des pra- tiques des hommes de l’ombre, et bien qu’il ait remanié la direc- tion de la (( piscine )) dès juin 1981, les collaborateurs de J:P. Cot se sont régulièrement plaint des menées des services spéciaux en Afrique : au Tchad, où la DGSE a soutenu H. Habré alors que le ministère de la Coopération avait choisi G. Wedeye ; en Angola, où elle a marqué sa préférence pour J. Savimbi ; en Centrafrique, où elle a pris pour cible A. Patassé lequel entretenait des contacts réguliers avec J. Audibert... Plus généralement, les Services ont pris toute leur part dans la critique de la politique de J.-P. Cot, soit directement, soit par 15 relais de sympathisants appointés à l’occa- sion par des chefs d’Etat africains (69). Plus de dix ans après, la DGSE est toujours aussi présente dans la politique africaine de la France. Au Tchad, l’un de ses hom- mes, P. Fontbonne, a accompagné I. Déby au pouvoir ; au Rwanda, ses agents ont fait le coup de feu contre le FPR; au Soudan, ils collaborent avec les troupes de Khartoum contre les (( rebelles )) du Sud. Last but not least, il aura fallu attendre quasiment la fin du second septennat de F. Mitterrand (1993) pour que le colonel Man- tion, le (( proconsul de Centrafrique )) - dont le départ avait été demandé par l’équipe de J.-P. Cot -, soit rappelé par le ministre de la Coopération d’alors, M. Roussin, lui-même ancien haut res- ponsable de la DGSE.

Les paradoxes d’une (non)-politique

Après avoir envisagé les principaux déterminants de la politi- que africaine de F. Mitterrand, il convient d’en tirer les enseigne- ments. Comment caractériser cette politique de 1981 à 1995 ? Elle apparaît pour le moins paradoxale ... si tant est que l’on en recon- naisse l’épaisseur. Dès son arrivée au pouvoir, F. Mitterrand adopte une politi- que africaine en bien des points contradictoire. Simultanément tiers-

(69) Source : entretien.

19 MITTERRAND L’AFRICAIN

mondiste et attachée à la défense du pré carré africain, elle est fort bien résumée dans l’affrontement larvé entre J.-P. Cot et G. Penne.

Si le contraste est moins vif fin 1982, date du (( grand tournant

idéologique )) (70) et du départ de J.-P. Cot, la double orientation est toujours présente à travers une rhétorique souvent progressiste

et une pratique paternaliste. (( Une fois de plus, la gauche aura pré-

féré les mots aux choses )) (71). Cette double logique correspond bien au fond à la personnalité de son promoteur, qualifié très tôt

de (( nouveau Janus P et d’a homme aux incarnations multiples D,

dont il conviendrait de décrire l’activité (( en étoile )), branche par branche (72). L’homme de la Résistance n’a-t-il pas effacé celui de Vichy ? Le ministre de la France d‘outre-mer n’a-t-il pas concilié l’émancipation des colonies et la conservation de l’Empire ? Alors que d’aucuns, en mai 1981, dressaient la liste des régimes africains ayant de (( sérieuses raisons de s’inquiéter D (73), le maître- mot de 1’Elysée au cours des semaines qui suivent est (( continuité n. Le 10 mai a eu lieu en France, pas en Afrique ! L’une des meilleures applications de ce principe intervient dès le mois d’août 1981. Face aux menaces nigérianes, le président Ahidjo reçoit la pro- messe d‘une intervention immédiate de la France. L’épisode rassure l’ensemble des chefs d’État francophones. Et lorsqu’en mai 1982 le président Mitterrand effectue son premier voyage officiel en Afrique, l’un des principaux messages délivré à chaque étape est la préserva- tion des liens avec les partenaires traditionnels de la France. (( Et je répète, cela fait la dixigme fois, que je n’aipas besoin de rassurer les États africains. ye ne sais pas d’o2 est sortie cette invention ... II faudrait peut- être en finir avec cette légende R (74). Quelques mois après, à la ques- tion d’un journaliste concernant l’évolution des relations franco-

africaines après un an et demi de pouvoir socialiste, il rétorque : (< Elles

n’ont pas besoin d’évoluer, elles sont bonnes )) (75). Le grand écart ainsi opér6 durant les premières années du pouvoir socialiste se véri- fie également sur la question sensible des droits de l’homme. Malgré l’affirmation de J.-I?. Cot : (( On sait qu’azljourd’hi lu France ne cou- vrira pas n’importe quelle violation des droits de l’homme avec complai- sance comme ce fut parfois le cas par le passé D, F. Mitterrand, lors de son passage à Saint-Louis du Sénégal le 23 mai 1982, renonce à l’impor-

tant discours qu’il devait prqnoncer sur le sujet, (( ne souhaitant pas

indisposer certains chefs d’Etat francophones )) (76).

(70) J. Attali, Verbatim, op. cit., p. 324. (75) (( Coflerence de presse de M. Fran- (71) J.F. Bayart, La politique africaine de çois Mitterrand, président de la République François Mitterrand, op. cit., p. 96. française )), Cotonou, 16 janvier 1983, p. 8. (72) P. Péan, Une jeunesse française, op. (76) D. Bach, (( La politique française en cit., pp. 151 et 298. Afrique après le 10 mai 1981 n, Année afri- (73) S. Diallo, (( Qui a gagné et qui a perdu caine 1981, p. 245. I1 préfère, selon H. Bour- en Afrique ? )), Jeune Afrique, 20 mai 1981. ges, agir dans ce domaine (1 en douceur et (74) (( Conférence de presse de M. Fran- avec discrétion n (cf. La politique africaine çois Mitterrand, président de la République et tiers-mondiste de la France )), MFf Info, française u, Yamoussoukro, 23 mai 1982, p. 2. 28 mai 1983).

20 P. MARCHESIN

Les relations entre F. Mitterrand et le Parti socialiste consti- tuent un autre éclairage de la tension qui se manifeste entre les deux politiques. On sait que le socialisme de gouvernement n’est pas le socialisme d‘opposition. Dès le début du premier septennat, on mesure l’écart entre la pratique gouvernementale et le projet socialiste. Ce dernier prévoyait par exemple la renégociation de tous les accords de coopération militaire. En fait, aucun ne l’a été. Au fil des ans, les rapports s’enveniment. En novembre 1986, à l’occa- sion du sommet de Lomé, des militants et responsables de gauche signent une pétition contre la politique africaine de F. Mitterrand, tout particulièrement l’intervention militaire au Togo (77). Qua- tre ans plus tard, des parlementaires du PS critiquent une politi- que fondée sur ((les caciques corrompus )) (78). Enfin, dans sa contribution au congrès de Liévin, en novembre 1994, L. Jospin

évoque (( les échecs de notre politique africaine )) (79). A contrario, les périodes de cohabitation entre un président de gauche et un gouvernement de droite se passent plutôt bien. I1 est vrai que des doctrines politiques irréconciliables en France devien- nent soudain consensuelles sous les tropiques. Les manifestations de ce (( consensus tricolore B (80) ne manquent pas, que se soit de 1986 à 1988 ou de 1993 à 1995. Ainsi, le départ de l’Elysée, en octobre 1986, de G. Penne est-il (( regretté )) par J. Foccart, tandis que F. Mitterrand déclare, à propos de son Premier ministre : .Je ne me plains pas quand je vois le Premier ministre, comme le fai- saient ses prédécesseurs, développer avec beaucoup de dynamisme Ia poli- tique qui me convient )> (81). )) La seconde cohabitation est tout aussi cordiale. (( I1 n’y a aucun conflit sur la question entre les deux rives de la Seine D, souligne-t-on à l’Elysée (82). N’est-il pas pour le moins paradoxal qu’à de nombreux égards les relations de F. Mitterrand avec M. Aurillac ou M. Roussin aient été plus sereines qu’avec J.-P. Cot ? Un des meilleurs exemples des contradictions de la poli- tique africaine de F. Mitterrand reste toutefois l’action engagée en fa;eur de la démocratisation et les carences de son suivi.

(77) P. Haski, (( Rituel franco-africain à P. Jarreau, (( Quand M. Chirac “marque” M. Lomé 11, Libération, 13 novembre 1986. Un Mitterrand n, Le Motzde, 16-17 novembre an plus tôt, à propos du débat sur la loi élec- 1986. torale et les modes de scrutin, F. Mitterrand (82) Cité par J. Ficatier, u Remettre de avait traité les députés socialistes d‘c( extrê- l’orpre dans la maison-Afrique n, La Croix. mistes irresponsables )I (cf. J. Attali, Verba- L’Evénemenf, 28 juillet- 1993. Si globalement tim, op. cif., p. 770). les divergences entre 1’Elysée et Matignon en (78) c( Rocard prépare son rendez-vous de matière de politique africaine ne sont pas fon- juillet )), La lettre de l’Expansion, 4 juin 1990. damentales, cela n’empêche pas par moments (79) Contribution au congrès de Liévin, quelques points de friction. On rappellera Vendredi L’hebdomadaire des socialistes, 2 sep- notamment, durant la première cohabitation, tembre 1994, p. 15. des positions merentes sur l’Afrique du Sud (80) A. Glaser, S. Smith, L’Afrique sans et la réforme du système financier interna- Africains, Le rêve blanc du cominem noir, tional et, à l’occasion de la seconde, quelques Paris, Stock, 1994, p. 231. dissonances sur les questions de la dévalua- (81) P. Jarreau, <( La coopération cogé- tion du franc CFA et de la politique de la rée II, Le Monde, 13 novembre 1986 ; cité par France au Rwanda.

21 La nouvelle doctrine démocratique est énoncée par le président français dans le Q discours de La Baule D à l’occasion du sommet franco-africain de 1990. Bien que plus prudent qu’on ne l’a sou- vent présenté - il y est dit notamment qu’il appartient aux Afri- cains de fEer le rythme de leur évolution -, la voie est néanmoins tracée, à travers l’exaltation des aspirations à la démocratie et plus concrètement 1’apparition d’une nouvelle conditionnalité : d&sormais, la France (( liera ses efforts de contribution à tous les efforts faits pour aller vers plus de liberté D. L’idée d‘adaptation de l’effort de démocratisation aux réalités locales va progressivement prendre le dessus, allant jusqu’à remettre en cause le principal message du discours de La Baule. Lors du sommet francophone de Chaillot, un an plus tard, F. Mitterrand insiste sur la (( démocratie, bien sûr, mais chacun à son rythme D. En 1992, au sommet franco- africain de Libreville, P. Bérégovoy place le thème de la sécurité avant celui de la démocratie. Qui plus est, au-delà du discours, s’impose l’épreuve des faits. Sur le continent, les ratés de la démo- cratisation, voire les restaurations autoritaires alimentent de nom- breuses critiques contre la politique française, accusée d’avoir oublié le service après-vente du message de La Baule. (( La France, tirail- lée entre ses vieilles rentes de situation et les nouvelles aspirations expri- mées dans les rues d‘Abidjan, d’Antananarivo ou de Kinshasa n’a fina- lement pas joint le geste Ù la parole )) (83). Mais c’est surtout vis-à- vis du Togo que les contradictions françaises sont le plus dénon- cées. Alors que le processus de transition démocratique y échoue de faFon dramatique et qu’un président aussi écouté qu’A. Diouf se montre favorable à une intervention militaire de la France, Paris envoie des troupes ... au Bénin. Les événements de Lomé partici- peront pour une bonne part à la normalisation du processus démo- cratique en Afrique, conduisant plus d’un observateur à se deman- der s’il existe toujours une (( politique africaine de la France D. L’hypothèse d’une non-politique, de l’absence d’une véritable stratégie à long terme, a pris au fil des ans de plus en plus de consistance. Elle repose tout d’abord sur la nature même du système relationnel entre la France et l’Afrique : un système clientéliste, met- tant en rapport des acteurs inégaux qui échangent entre eux des faveurs. O. Bongo l’a résumé en une boutade : ((La France sans le Gabon, c’est cowme une voiture sans essence; le Gabon sans la France, c’est comme une voiture sans chauffeur. D Ce système est en outre construit sur une trame d’intérêts particuliers et d’interactions permaFentes entre élites dirigeantes. (( Il ne s’agit pas de relations entre Elats, il ne s’agit pas de relations entre la France et la SiGde,

(83) S. Smith, (( Paris retrouve au som- met une Afrique désabusée ))) Libération, 6 octobre 1992.

22 il s’agit de relations entre les membres de deux classes dirigeantes )) (84). D’où ce caractère intime, quasi familial qui conduit dans certains cas à un lien (( tellement étroit qu’il ressemble plutôt à une liai- son )) (85). Cette diplomatie particulièrement personnalisée court- circuite les lieux et procédures habituels de pouvoir. Elle conduit

à des choix politiques ou financiers contestables. (( La personnalisa- tion des relations, constante de la politique bilatérale... a ainsi influé sur les jugements et les comportements: au Rwanda, au Togo et au Zaïre, nombre d’observateurs artentifs et spécialisés, ont cru déceler naguère des choix arbitraires en faveur de chefs d’Etat autoritaires, pour des motifs inavouables au sens littéral )) (86). La préférence donnée aux hommes plutôt qu’aux dossiers est également perceptible de ce côté-ci de la Méditerranée. Le choix des responsables de la politique africaine en est un bon révélateur.

Th. Pfister le dit à sa façon : (( Les puissants ne demandent ni loyauté ni compétence, et surtout pas d’encombrantes convictions. Ils n’espè- rent que du dévouement D (87). Comment ne pas penser ici à la nomi- nation de Ch. Nucci, qui n’est pas (( homme à avoir une politi- que )) (88) : (( L’arrivée de Nucci c:est la normalisation, on ne discute plus, on fait plaisir aux chefs $Etat. Nucci n’a aucune prétention, il obéit aux ordres, mais il n’Y a pas d’ordres D (89) ; à celle de

G. Penne et sa conception élastique de la politique )) (90) ; de J.-C. Mitterrand pour qui, de la (( cellule filiale )) (91), la politique africaine a surfout consisté à (( jouer le rôle d‘une assistante sociale pour chefs d’Etat africains B (92) ; de M. Debarge, qui n’a jamais eu de liens avec l’Afrique mais passe pour être un fidèle du chef de l’État (93)... Par-delà le choix des hommes, l’absence d’une réelle politique africaine se mesure à la recherche du maintien du statu quo sans qu’apparaisse une grande ambition. Cette gestion à la petite semaine est d’abord à mettre en rapport avec les exigences du mode de rela- tion clieFtéliste. Le face-à-face permanent et attentionné avec les chefs d’Etat et leurs proches - (( en Afrique, la France n’a plus de politique, seulement de mauvaises habitudes )) (94) - fait écran,

(84) J.-F. Médard, in U Coalition pour 1986, p. 31. ramener 1 la raison démocratique la politi- (89) J. Audibert, cité par P. Favier, que africaine de la France I), Actes de la mise M. Martin-Roland, op. cit., p. 339. en examen de la politique africaine de la (90) Source : entretien. France, Biarritz, 8 et 9 novembre 1994, p. 7. (91) U Vers une campagne africaine de (85) F. Hauter, u Togo : la “réunion de plus? m, Le Canard enchaîné, 17 octobre famille” franco-africaine débute )>, Le Figaro, 1990. 13 novembre 1986. (92) Source : entretien. (86) F. Gaulme, N France-Afrique. Une (93) F. Gaulme, U La France et l’Afrique crise de coopération n, Etudes, janvier 1994, sub-saharienne : urgences et réflexion 11, Mar- p. 47. chés tropicaux et méditma&, 18 décembre (87) Le nègre du Palais, Paris, Albm 1992. Michel, 1994, p. 104. (94) J.M. Kalilèche, w De l’abus du (88) F. Schlosser, u Le marécage afri- “domahe réservé’’ n, L~ÉXP~~S~,4 novembre cain n, Le Nouvel Observateur, lCr-7août 1988.

23 MITTERRAND L%IFRICAIN

empêche de s’ouvrir à la société et à ses problèmes. Le phénomène est d‘autant plus accentué que le suivi de certaines tentatives fait défaut. Le manque d’accompagnement de la vague de démocrati- sation est de ce point de vue exemplaire. En outre, les réponses ponctuelles, souvent incomplètes, éphémères ou tardives aux pro- blèmes posés donnent à penser que les décideurs réagissent aux évé- nements plus qu’ils ne conduisent une action. Les récentes opéra- tions humanitaires sur-médiatisées ne sont-elles pas devenues l’ersatz d’une politique étrangère défaillante ? En somme, l’un des princi- paux traits de cette non-politique réside en la pléthore du curatif par rapport au préventif. Ce sont toujours les mêmes recettes macro- économiques qui sont proposées : augmentation de l’aide, remise de dettes ... (95). Revisiter périodiquement Cancun ne suffit pas à combler le manque de réflexion quant aux modes d’intervention plus adaptés au développement des pays concernés, mettant notam- ment en avant la connaissance des sociétés civiles et de leur fonc- tionnement. Tout au contraire, le budget de la coopération voit enfler les montants de l’aide hors projet, tandis que la prise en compte sociétale ne dépasse guère les bonnes intentions. Finalement, l’absence de politique africaine de la France conduit à l’atomisa- tion des interventions sur le continent. Divers groupes d’intérêt,

autant de (( Monsieur Afrique )) (réseam politico-affairistes, entre- prises, lobby militaro-africaniste, Trésor, réseau franc-maçon.. .) agis-

sent dans leur domaine et font ainsi la (les) <( politique(s) )) de la France (96). Trois décennies après les indépendances, alors que la France et l’Afrique ont changé, leurs relations n’ont, elles, guère évolué. Le maintien du statu quo peut-il constituer une politique en soi lorsqu’il y a péril en la demeure? Les deux septennats mitterran- diens, malgré la durée et de timides tentatives, n’auront pas changé la grammaire des relations franco-africaines. I1 est significatif qu’en ce domaine le candidat du Parti socialiste à l’élection présidentielle se doit très clairement de se démarquer de son prédécesseur.

Philippe Marchesin Université de Paris I

(95) A titre d’illustration, voir le discours J. Attali qui a souvent joué le rôle d’une prononcé par M. François Mitterrand à (( boîte à idées )) originales mais de peu de l’occasion du symposium de réflexion inter- portée pratique (source : entretien). national sur le thème ((Et le dheloppe- (96) Cf. S. Smith, A. Glaser, Ces Mes- ment ? )), Paris, Palais de l’Unesco, 18 juin sieurs Ariqzre, op. cit. 1994. I1 faut également noter l’influence de

24 DANIELLE MITTERRAND : "La démocratie n’existe ni aux USA, ni en France". Par 1

Ce qui suit est un extrait de l’entrevue à Mme. Danielle Mitterrand, veuve de l’ex-président français François Mitterrand, et présidente de l’association « France-Libertés ». A sa lecture il est facile de comprendre pourquoi, et ce depuis plusieurs années, les médias politiques et d’informations dans leur grande majorité ont essayé de l’ignorer. vendredi 28 octobre 2005 - Entretien réalisé par Hernando Calvo Ospina.

Hernando Calvo Ospina : Mme. Mitterrand, qu’a signifié pour vous l’arrivée au gouvernement de votre époux François ? Est-ce que les idéaux sociaux et politiques qu’il portait dès sa jeunesse ont été reconnus en ces moments-là ?

Danielle Mitterrand : Mai 1981 fut un mois de grande activité, car c’était la préparation de l’arrivée au pouvoir de François. J’essayais d’apporter tout ce qu’il y a de meilleur en moi, pour que ces rêves d’avoir une société socialiste, quoique à l’européenne, deviennent réalité. Mais bien vite j’ai commencé à voir que cette France juste et équitable ne pouvait pas s’établir. Alors je lui demandais à François : Pourquoi maintenant que tu en as le pouvoir ne fais-tu pas ce que tu avais offert ? Il me répondait qu’il n’avait pas le pouvoir d’affronter la Banque mondiale, le capitalisme, le néolibéralisme. Qu’il avait gagné un gouvernement mais non pas le pouvoir. J’appris ainsi que d’être le gouvernement, être président, ne sert pas à grand-chose dans ces sociétés sujettes, soumises au capitalisme. J’ai vécu l’expérience directement durant 14 ans. Même s’il essayait d’éviter le côté le plus négatif du capitalisme, les rêves ont commencé à se briser très rapidement.

HCO : Vous n’avez pas assumé le rôle de « première dame » comme l’« exige » la tradition protocolaire. Était-ce un simple caprice ? Ou à cause de convictions politiques ?

DM : Je n’ai pas voulu être une « première dame » comme toutes les autres, et en conséquence j’ai refusé le protocole qu’on a voulu m’imposer. J’étais l’épouse du chef de l’État, d’un homme que j’aimais, mais j’étais aussi libre d’avoir mes propres convictions. Je n’allais pas accepter d’être la simple image de la femme française typique, représentative d’un secteur social ; de sourire devant les caméras et les personnalités ; ou de servir d’ornement aux oeuvres de bénéfices. Avant tout, mon rôle devait consister en mon apport pour la construction d’une société juste. J’ai eu mes critères et mes réflexions politiques, qui ont parfois fait choc avec celles de François. Si le gouvernement n’allait pas sur une bonne voie, je me devais de le dire, de le critiquer. Je sais que ce n’est pas le rôle d’une « première dame », car normalement elles ne sont qu’un instrument du pouvoir. Chaque fois que les autres ont voulu s’opposer à mes tâches militantes pour des « raisons d’État », pour n’être pas « diplomatiquement correctes »,

1 Hernando Calvo Ospina est un journaliste colombien réfugié en France et collaborateur, entre autres, du Monde Diplomatique . Sa présence dans un avion régulier d’Air-France en avril 2009 effraya à ce point les USA qu’ils lui interdirent le survol de leur territoire et exigèrent son déroutage. http://www.legrandsoir.info/article8459.html

François m’a soutenue car il voyait qu’elles étaient justes. Il ne pouvait essayer de m’empêcher de faire ce qu’il disait défendre.

HCO : Mme. Mitterrand, vous avez fondé « France-Libertés », qui s’est distinguée par son engagement politique, social et humanitaire...

DM : Je l’ai fondée non pas dans l’intention d’en faire un contre-pouvoir, ni pour qu’elle serve au pouvoir. Je voulais prendre mes propres initiatives de solidarité politique, indépendantes des desseins du pouvoir, même si je m’attendais qu’avec le gouvernement socialiste nous aurions des objectifs proches. Mais je me suis vite rendu compte que ce ne serait pas facile. Est arrivé le moment où « France-Libertés » voulait aider des populations opprimées, mais le gouvernement socialiste français soutenait d’une manière ou d’une autre leurs bourreaux. Rapidement j’ai dû me poser la question : Jusqu’où peut-on aller sans provoquer d’ « incidents diplomatiques » ? Dans l’Association s’est présenté pour nous un questionnement qui ne m’a pas du tout plu : sa présidente, épouse du président de la République, devait-elle respecter la sacro-sainte loi de non-ingérence dans les affaires de l’État, et se priver ainsi de son droit à la solidarité politique et humanitaire, pour ne pas aller à contre-courant ? J’ai continué avec mon projet car je le croyais juste. Alors, même de vieux amis personnels et de lutte ont commencé à m’isoler. Tout le pouvoir et le poids de la diplomatie française ont tenté de m’écraser, usant de tout pour « réparer » mes actions et mes expressions politiques publiques. J’ai constaté que je ne pouvais pas exercer ma fonction de manière exemplaire si je ne servais pas le marché, le capitalisme. Que mon devoir n’était pas de me préoccuper des torturés ni des affamés. Que si ceux qui étaient écrasés réclamaient l’éducation, la santé ou du travail, je devais tourner la tête de l’autre côté. J’étais la « première dame » et je devais aider, avec mes sourires dans les cocktails, à ce que les intérêts commerciaux de la France progressent. Quand j’écoutais au cours de mes visites aux ambassades les discours du « commercialement correct », où le tout-puissant marché était ce qu’il y avait de fondamental avant la solidarité entre les peuples, cela me donnait l’envie de partir en courant. Je ne pouvais croire que les « bulldozers » du marché pourraient arriver à recouvrir jusqu’aux fondements mêmes de notre culture. Et ils l’ont fait. Pourquoi un gouvernement qui se disait de gauche ne pouvait-il pas répondre aux attentes qu’il avait créées durant tant d’années dans l’opposition, tant au niveau national qu’international ? Devait-on accepter les impératifs d’un système mercantile jusqu’à la soumission ?

HCO : Ce système du marché sauvage, du capitalisme, du néolibéralisme, a à sa tête les États- Unis. Est-ce que la France se soumettait aux desseins de ce pays ?

DM : Durant la célébration du Bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme - juillet 1989 - j’ai pu voir jusqu’à quel point nous étions soumis aux État-Unis. L’État français n’invita pas plusieurs dignitaires, en particulier des Latino-Américains. Comme par hasard c’était ces pays-là que Washington voulait annuler, détruire. Et je ne vais pas citer de noms, mais c’est facile à vérifier. Je me rappelle avoir dit à François : « Jusqu’à quel point allons- nous être dépendants de l’humeur des États-Unis, ne pas pouvoir choisir nos invités pour nos festivités... ? » Ce fut une honte.

HCO : Mme. Mitterrand, si cela arrive en France, vous devez bien savoir ce qu’il en est sous d’autres latitudes...

DM : Je ne suis pas anti-États-Unis, mais je suis avec le peuple de ce pays et non pas avec l’Administration qui le gouverne. Celle qui se sert de ce peuple pour tirer des bénéfices qui servent à quelques uns. Durant toutes ces années de ma vie, spécialement après la Seconde Guerre mondiale, j’ai pu voir comment les États-Unis foulaient aux pieds la liberté et la démocratie des autres pays, particulièrement les pauvres. Ronald Reagan désigna comme terroriste le gouvernement sandiniste du , quand les terroristes, c’était son Administration et cette « contra » qu’il finançait. J’étais au Nicaragua peu de temps avant qu’ils détruisent la révolution. Fonctionnait encore ce qui avait été atteint au niveau de l’éducation et de la santé, des choses qu’avait le peuple nicaraguayen pour la première fois de son histoire. Je me rappelle que Daniel Ortega me disait : « Daniella, dis à François qu’il ne peut pas nous laisser tomber ; que l’Europe démocratique ne peut pas nous abandonner... ». Je le lui ai dit en effet. Et il n’a pu rien faire : les États-Unis avaient décidé que les sandinistes devaient s’en aller avec leurs plans de développement social, pour faire place au néolibéralisme et au retour de la misère pour le peuple. Tandis que nous, nous étions en train de fêter le Bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme !

HCO : Au cours de ces mêmes années Washington resserrait le blocus contre , essayant d’en finir avec la Révolution.

DM : Le Nicaragua ne pouvait compter que sur Cuba. Et Cuba aussi était en train d’être étranglée par l’embargo des États-Unis, qui continue jusqu’à présent et qui n’a eu d’autre but que celui d’en finir avec tout ce qu’il y a de merveilleux que cette Révolution a réalisé au niveau social : quelque chose d’unique en Amérique latine ; presque unique dans un pays du Tiers-Monde. Quand en 1989 Cuba se trouvait déjà seule face à Washington, car elle n’avait plus l’appui de l’Union soviétique, je m’y suis rendue. À mon retour j’ai dit à François : « Tu ne peux pas laisser tomber Cuba. Cette Révolution a beaucoup fait pour le peuple. La France ne peut être soumise aux États-Unis. » Il me disait que la France toute seule ne pouvait pas, et qu’en Europe personne ne la suivrait. Que les États-Unis détenaient tout le pouvoir économique, politique et de la propagande, en plus des contre-révolutionnaires de Miami. Je continue aujourd’hui à dire que cette révolution a mérité de se maintenir, car elle l’a fait et c’est le peuple qui la maintient. Par conséquent les États-Unis n’ont pas pu la faire plier. Je connais Fidel depuis très longtemps. J’ai passé beaucoup d’heures à discuter avec lui, à nous dire ce que nous pensons. Je lui ai fait part de toutes les critiques que j’ai au niveau politique. Une fois je lui ai demandé pourquoi il me supportait. Et il m’a répondu : « Parce que tu es une amie sincère. Et les critiques des amis on les écoute parce qu’elles sont honnêtes, même si nous ne sommes pas d’accord sur certaines choses. » La dernière fois qu’avec François nous avons reçu officiellement Fidel à Paris, en le saluant je l’ai embrassé publiquement sur la joue. Ce qu’ « interdit » le protocole et les « politiquement corrects ». Mais c’est que non seulement Fidel était notre ami, mais aussi qu’il est latin, et les Latins sont tendres. Ce fut un scandale que la presse me rappelle encore.

HCO : Que pense Mme Mitterrand du président vénézuélien Hugo Chávez et des projets nationaux qu’il essaie de lancer ?

DM : Je n’ai jamais aimé les militaires. Mais Chávez, avant d’être un militaire est un homme, un être humain, et il est arrivé au pouvoir par la voie démocratique, et au point de gagner plusieurs élections. Chávez, au milieu de tous les obstacles que mettent sur son chemin les États-Unis et l’opposition dirigée par les riches, tente de faire avancer les programmes sociaux qu’il a offerts au peuple. Évidemment, le monde capitaliste lui est tombé dessus car il ne veut pas qu’un président du Tiers-Monde démontre que le peuple peut effectivement participer aux décisions de l’État et à son développement. Que ce peuple, avec son leader, marche de l’avant pour ne plus être exploité, ni être analphabète et avoir droit à la santé. C’est ce qui se passe au Venezuela malgré tout. À cause de cela ils veulent éliminer, effacer Chávez. Peu leur importe si c’est le peuple qui l’a élu, et qui doit décider s’il doit le soutenir ou l’enlever de là. Il existe une espèce de rage de la grande majorité de la presse mondiale contre Cuba et le Venezuela. Et c’est parce que ces gouvernements veulent être indépendants, souverains, dignes. Cela dérange. N’oubliez pas que les médias sont dirigés par de puissants capitalistes.

HCO : Mme Mitterrand, est-ce que la France est un modèle de démocratie ? Est-ce une puissance mondiale ?

DM : En France on élit et les élus font des lois qu’ils n’ont jamais proposées et dont nous n’avons jamais voulu. Est-ce la démocratie quand après avoir voté nous n’ayons pas la possibilité d’avoir de l’influence sur les élus ? Je ne crois pas que dans aucun des pays qui se disent démocratiques, ceux-là qui croient avoir le droit d’imposer « leur » démocratie aux pays pauvres, il existe la démocratie, à commencer par les États-Unis et la France. La France est une démocratie ? Une puissance mondiale ? Je le dis en tant que Française : Cela ne veut rien dire. Si on le dit pour les niveaux d’éducation, de la recherche ou la santé, c’est nul. Pour être capables d’aider la paix mondiale, les peuples opprimés ? Nul.