Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art

13 | 2016 Supports

Doina Craciun et Bénédicte Duvernay (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/3901 DOI : 10.4000/imagesrevues.3901 ISSN : 1778-3801

Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques

Référence électronique Doina Craciun et Bénédicte Duvernay (dir.), Images Re-vues, 13 | 2016, « Supports » [En ligne], mis en ligne le 20 août 2016, consulté le 28 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/ 3901 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.3901

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SOMMAIRE

Editorial Bénédicte Duvernay

The Deceptive Surface: Perception and ’s “Skin” Christina Ferando

Illusion de surface : percevoir la « peau » d’une sculpture Christina Ferando

L’épiderme des statues grecques : quand le marbre se fait chair Adeline Grand-Clément

Une archéologie des icônes éthiopiennes Matériaux, techniques et auctorialité au XVe siècle Claire Bosc-Tiessé et Sigrid Mirabaud

Des images en quête de supports L’iconographie implicite des crises hallucinatoires grisi siknis Maddalena Canna

Poser la couleur : le Centre Pompidou Mobile, la coloration des murs et l’anthropologie Arnaud Dubois

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Editorial

Bénédicte Duvernay

1 Le thème de ce numéro invitait historiens de l’art, restaurateurs, archéologues, anthropologues, etc. à proposer leurs réflexions sur des objets spécifiques du point de vue de la relation entre matière et image, entendues au sens que leur donne Cesare Brandi lorsqu’il définit la matière comme « tout ce qui sert à l’épiphanie de l’image », et en distinguant dans cette catégorie la matière comme prioritairement support, structure (les fondations d’un édifice, le bois d’une icône, etc.) et la matière participant de l’aspect de l’image (l’enduit peint d’une façade, le marbre taillé en statue, etc.)1. La Teoria del restauro livre l’exemple d’une œuvre peinte, où le panneau de bois est la matière-support, et la couche de peinture la matière-aspect, tout en précisant, d’emblée, que la matière, comme véhicule de la forme, lui est coextensive, et que la distinction entre matière-support et matière-aspect est la plupart du temps poreuse.

2 En prenant les distinctions théoriques de Brandi comme point de départ, nous voulions suggérer aux auteurs quelques pistes de réflexions originales : nous intéressaient en particulier les cas historiques particulièrement significatifs quant à la question du revêtement ou du dévoilement des supports. Deux articles y ont répondu très précisément, en dialoguant d’ailleurs l’un avec l’autre. Celui d’Adeline Grand-Clément porte sur la mise en couleur des statues grecques ; il rappelle que khrôs en grec signifie à la fois la peau et la couleur, et montre que c’est au fil du temps que la blancheur du marbre a été associée à la pureté. Les Grecs de l’Antiquité archaïque et classique lui appliquaient au contraire des couleurs qui visaient à rendre l’effet de la peau, par la peinture, mais aussi par d’autres procédés tels que la ganôsis, application d’une légère couche de cire chaude et d’huile blanche lustrées ensuite. Christina Ferando a travaillé quant à elle sur la pratique consistant, au XVIIIe siècle, à traiter à la cire les

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pour donner l’illusion de la carnation ; c’était le cas, par exemple, d’Antonio Canova sur ses œuvres. En raison des valeurs alors associées au marbre nu – dont le texte d’Adeline Grand-Clément met en évidence l’origine, à l’époque hellénistique, et la persistance jusqu’au XIXe siècle – ces pratiques de colorisation et de traitement des sculptures ont fait l’objet de critiques que Christina Ferando analyse dans son article : duperie, divertissement, dérangeante imitation de la vie.

3 Toujours à propos de coloration, c’est à celle des murs que s’est intéressé Arnaud Dubois en montrant, à partir d’un exemple récent, que les usages antiques de la polychromie en matière d’architecture sont restés vivaces, notamment via les travaux et les pratiques de grandes figures du XIXe siècle telles que Gottfried Semper, Owen Jones ou encore Jacques-Ignace Hittorf. On croise ce dernier dans les articles d’Arnaud Dubois et d’Adeline Grand-Clément : en tant que premier théoricien de la polychromie de l’architecture grec, Hittorf est l’instigateur des débats sur la polychromie dans l’architecture moderne, passeur entre les pratiques anciennes de colorisation des murs et l’architecture du XXe siècle.

4 En nous référant à Brandi, nous voulions également faire la part belle à des problématiques de restauration et de conservation des œuvres2. Nous sommes très heureux de publier dans le numéro « Supports » les résultats de la première phase d’une recherche en cours menée par Claire Bosc-Tiessé et Sigrid Mirabaud sur les icônes éthiopiennes médiévales parmi les plus anciennes conservées, au musée de l’Institute of Ethiopian Studies. L’analyse des matériaux, la décomposition des couches ont permis aux deux auteures d’ouvrir quelques pistes de réflexion sur les modalités de création des icônes éthiopiennes médiévales, dont on connaît peu de choses.

5 Enfin, Maddalena Canna, anthropologue, a répondu par la publication des résultats d’une enquête originale et passionnante sur la grisi siknis, une crise de transe hallucinatoire touchant par vagues la population du Nicaragua oriental et du Honduras. En demandant à des victimes de dessiner leurs visions, elle a fait apparaître un répertoire iconographique cohérent et relativement stable dans le temps alors même qu’il n’existe aucune transmission sur supports matériels, les représentations d’images liées à grisi siknis étant en général évitées en raison de la croyance en leur caractère pathogène. C’est là, précisément, l’originalité de cette recherche par rapport au thème du numéro.

6 Je tiens ici à remercier Noémie Etienne, Mellon Postdoctoral Fellow à l’Institute of Fine Arts de New York au moment de la préparation du numéro, qui a organisé, le 27 mars 2015, une journée d’étude sur le thème « Surfaces », et grâce à laquelle nous publions ici, sous forme d’article, la communication qu’y a proposée Christina Ferando.

NOTES

1. Je fais ici référence à la Théorie de la restauration, traduction française de la Teoria del restauro, recueil constitué par les étudiants de Cesare Brandi à partir de ses écrits et de ses cours à

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l’Istituto Centrale del Restauro. Cesare Brandi, Théorie de la restauration (1963), trad. Monique Baccelli, Paris, Allia, 2011. 2. Prolongées par plusieurs invitations au séminaire organisé en 2017, à l’EHESS, à l’occasion de la sortie du numéro.

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The Deceptive Surface: Perception and Sculpture’s “Skin” Illusion de surface : percevoir la « peau » d’une sculpture

Christina Ferando

This paper was presented at the Institute of Fine Arts, New York University, as part of the symposium “Surfaces: Fifteenth – Nineteenth Centuries” on March 27, 2015. Many thanks to Noémie Étienne, organizer of the symposium, for inviting me to participate and reflect on the sculptural surface and to Laurent Vannini for the translation of this article into French.

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1 Sculpture—an art of mass, volume, weight, and density. Its very solidity distinguishes it from the art of painting and was one of the reasons painting was viewed as the superior medium by artists of the Renaissance. The paragone, or competition between the two arts, was rooted in Leonardo da Vinci’s comments, which have become something of a truism now. Painting was characterized as an intellectual craft, while sculpture was largely mechanical. Sculpting was a form of labor that generated sweat and fatigue, and the sculptor was doomed to be forever dirty, covered in marble chips and dust. Worse, his art was “not a science”, for “[t]he simple measurements of members and the nature of movements and poses alone are enough for such an artist, and so, sculpture ends by demonstrating to the eye only what is what.” Painting, on the other hand, was an art of illusion, for “by the power of science, demonstrates the grandest countrysides with distant horizons on one flat surface.”1 All this is to say, sculpture was criticized for appearing to be the thing itself and for being a medium that could be understood not just by sight, but by touch.

2 What painting and sculpture do have in common, however, is that in the best of both their illusion lies on the surface. Painting’s strength rests on its ability to create a fictional three-dimensional space on a two-dimensional plane. Sculpture’s illusionistic success, on the other hand—particularly sculpture of the early modern period— depends on the impression of malleability, of the transformation of marble into soft flesh. This effect was the result of the sculptor’s careful manipulation of the stone surface, his skill with the tools of his trade—dramatically visible, for instance, in the dimpled thigh of Gian-Lorenzo Bernini’s Proserpina (Fig. 1).

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Fig. 1

Gian-Lorenzo Bernini, Pluto and Prosperina (detail), 1621-22. Marble. Height 2.25 m. Galleria Borghese, , Italy Image courtesy of the Columbia University Visual Resources Collection

3 A marble surface that appears to be yielding flesh, which then invites the viewer, in turn, to reach out and feel the stone beneath his fingers—this hallmark of success lasted well into the nineteenth century, and of the sculptors in the generations that followed Bernini, it was Antonio Canova who was hailed for his fine workmanship, what was known then as the “ultima mano” or “final touch” that he gave to the marble. Yet, in addition to his skill with the chisel, Canova was likewise well known for his finishing treatments.2 These included the application of wax and grind water, treatments that smoothed out and stained the marble surface.

4 Canova and his admirers credited these treatments with giving his sculptures translucency and a “new softness”.3 Not everyone, however, approved. Some of Canova’s critics considered them unnecessary, or worse yet, fraudulent. In this article, I will examine this discomfort with Canova’s “surface values.”4 Viewers reacted negatively to these treatments because they found them to be deceptive. First, encaustic treatments mellowed the marble surface, giving modern works the appearance of antiquities. Second, the “reality effect” created by color threatened sculpture’s status as high art. 5 And third, hyper-realism also suggested that the sculpture’s surface was exactly that—that is to say, only a surface, a shell that contained the messy reality of the body.

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Fig. 2

Antonio Canova, Venus and Adonis, ca. 1795. Marble. 185 x 80 x 86 cm. Musée d’Art et d’Histoire, Geneva, Switzerland Photo in the public domain https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antonio_canova,_venere_e_adone,_1795,_01.JPG Accessed 31 March 2015

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Fig. 3

Antonio Canova, Creugas, 1795-1806. Marble. Height ca. 2.25 m. Museo Pio Clementino, Vatican Museums, Vatican State Photo in the public domain https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Creugas_Pio-Clementino_Inv968.jpg Accessed 31 March 2015

5 The number of works that received encaustic treatment at Canova’s hand is significant.

6 The Venus in Venus and Adonis, for instance, completed in 1795, was given a slightly yellow tint (Fig. 2), and in 1799 Général Baron Thiébault was surprised that the flesh of “all” of Canova’s sculptures was stained to distinguish it from drapery. 6 A few years later Joseph Forsyth admired the boxer Creugas in the Vatican, which he praised for its “waxen gloss which dazzles the eye, and gives such illusion to the high finishing, that you imagine the very texture of the skin in the marble.”7 (Fig. 3) In addition to yellowing the flesh of his figures, Canova sometimes tinted the cheeks and lips of his female sculptures with rouge. This was the case with all four versions of his Hebe as well as the first version of the Penitent Magdalene, currently in the Museo di Sant’Agostino, Genova.8 (Figs. 4 and 5) Conservators suggest that the Three Graces in the Victoria and Albert Museum and the Ideal Head in the Ashmolean may also have been treated this way.9 Since, however, Canova’s works no longer bear visible traces of color, it is possible that the list is much longer.10

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Fig. 4

Antonio Canova, Hebe, ca. 1800-1805. Marble. Height 161 cm. The State Hermitage Museum, St. Petersburg, Russia Photo in the public domain Courtesy of the State Hermitage Museum, St. Petersburg, Russia https://hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/digital-collection/06.+Sculpture/49006 Accessed 31 March 2015

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Fig. 5

Antonio Canova, Penitent Magdalene, 1796. Marble and bronze. Height 94 cm. Museo Sant’Agostino, Genoa, Italy Photo in the public domain https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Canova,_maddalena_penitente,_02.JPG Accessed 31 March 2015

7 Canova, however, was not alone in the use of transparent washes. A waxy patina was applied to the flesh of Bernini’s Apollo and Daphne in the seventeenth century and even the remarkable effect of Pluto’s hand on Proserpina’s thigh was enhanced by a stain applied to her body, dramatizing the distinction between his hard grip and her soft flesh.11 In the eighteenth century, the practice was even more widespread, and sculptors such as Vincenzo Pacetti, Bartolommeo Cavaceppi, Thomas Banks, Joseph Nollekens, and even Giovanni Battista Piranesi all warmed the surface of marble with patinas made from wax, coffee, tea, tobacco, soot, stone dust and earth.12

8 For some artists, such as Bernini, the effect of patination was to highlight the lifelike quality of his works; for others, the aim of such techniques was to approximate the works of antiquity. In the eighteenth century in particular, ancient sculptures were discovered regularly during excavations in Rome, its surrounding countryside, and Naples, Pompeii and Herculaneum. Many pieces were only fragments and required heavy restoration; surface treatments were used on the modern additions to emulate the mellowed tone of the ancient marble. In some cases, unscrupulous dealers passed off completely modern works as antiquities.13

9 Of course, there is a long tradition in the history of sculpture whereby the talent of a modern sculptor is established when one of his works is taken to be ancient. In many cases, it is not just the style of carving that asserts the work’s antiquity, but also its surface. Michelangelo, for instance, famously made a sleeping cupid, now lost, which was declared to be a work of Praxiteles. Although Michelangelo’s cupid was made in a

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classicizing style, Ascanio Condivi’s biography of the artist, written in the mid- sixteenth century, pointed out that Michelangelo also treated the piece, corroding its surface so that it appeared as if it had been buried for many years.14 Almost three hundred years later, viewers of Canova’s works likewise understood the deceptive potential of his sculptural surface; the Baron d’Uklanski, for instance, noted that the “yellow tinge [of Canova’s sculptures gave] them a colour similar to that of parian marble, and an appearance of antiques.”15 Often, the supposed antiquity of the weathered surface was reinforced by the thrill of discovery. If Canova’s works were literally unearthed, for instance, their quality would be undeniable. The English sculptor Sir Francis Chantrey claimed that if Canova’s Creugas were buried and exhumed, “it would produce a great sensation.”16 Augustus von Kotzebue was even more cunning. He wished the sculptor would bury a work that could be then “discovered by accident.” “No doubt it would be believed to be a work by Phidias,” he wrote, “and would lay to rest any criticisms about Canova’s talent.”17

Fig. 6

Antonio Canova, Theseus and the Minotaur, 1782. Marble. 145.4 cx 158.7 x 91.4 cm. Victoria and Albert Museum, , purchased with the assistance of The Art Fund Photo © Victoria and Albert Museum, London

10 While Canova did not bury his sculptures to age them, he did collude with patrons to pass of his works as antiquities. After completing Theseus and the Minotaur in 1782, and before its public exhibition, the Venetian Ambassador, Girolamo Zulian, invited artists, men of letters and others to a gathering to dramatize the work’s unveiling. (Fig. 6) A model of Theseus’ head, prepared by Canova, was placed on display for the guests, all of whom: were agreed that the cast must have been taken from a work of Grecian sculpture, and of great merit; but they were divided on what it represented, and where the

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original was to be found. Some affirmed that they had seen it in such a collection;— some said it was in a different gallery;—part maintained that such a personage of antiquity was pourtrayed;— others asserted a contrary statement;—in short, all acknowledged the beauty of the piece was the only common sentiment which experienced no opposition. Seizing the proper occasion, when he perceived every one to be thus deeply interested in the affair, “Ebbene”, said the Ambassador, “andiamo a vederne l’originale,”—“Come, let us terminate these disputes by going to see the original.”18 11 The guests naturally were shocked to think that the “ancient” sculpture they had been admiring was in possession of their host and, moreover, that it was a modern work by Canova.

Fig. 7

Antonio Canova, Venus with a Mirror, ca. 1780-1796. Oil on canvas. 134 x 177 cm. Casa del Canova, Possagno, Italy Photo from Antonio Canova: Arte e Memoria a Possagno. Ponzano (Treviso): Vianello, 2004. pp. 53-54

12 While Theseus and the Minotaur is the only sculpture Canova deliberately presented as an antiquity, early in his career he also experimented with painting and its deceptive surface.19 Sometime in the early 1780s, while at work on the Monument to Clement XIV, Canova completed the painting of a Venus, a reclining nude with a mirror, which he subsequently left propped up in an obscure corner of his studio. (Fig. 7) Over time, a “patina” of dust and dirt accumulated on the surface of the painting, giving it the appearance of a much older work.20 Once rediscovered—and reworked—by him, careful attention to its finish further reiterated the paintings’ supposed antiquity, for “in the ornaments and accessories, […] slight cracks and other effects of time were skillfully imitated.”21 When Canova finally showed the painting to his patron Don Abbondio

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Rezzonico, a member of the Roman senate and nephew of Clement XIII, and the painter Stefano Tofanelli both of them believed it was a Renaissance work.22

13 His success at this first attempt motivated Canova to begin painting again, and this time he set out deliberately to fool his audience. Having heard of a lost self-portrait by Giorgione, Canova decided to recreate the work. He obtained a fifteenth-century painting from an antiquarian, a “bad copy of the holy family,” and used prints and a literary description as his guide. Canova carefully imitated Giorgione’s style, “finishing it in such a way that it appeared to be an old painting.”23 His biographers recount similar tales with regard to at least three different paintings, all of which misled the audience into thinking they were Venetian Renaissance works.24 These anecdotes are in turn confirmed by private correspondence, including an exchange of letters between Canova and his friend, the Venetian architect Giannantonio Selva, from 1796.25

14 In every case I have just described, viewers were misled by the element which would so obsess Canova throughout his career—namely, the surface or finishing of the work. It is on the surface of the work where the deception occurs; after all, it was the “finishing” that made Canova’s false Giorgione look old. While Canova’s ruses were primarily designed as connoisseurship games, the dynamic art market in eighteenth-century Italy, particularly the high demand for ancient sculpture, meant that the deceptive capacity of an art work’s surface became increasingly problematic. With both Grand Tourists and newly founded museums seeking classical statuary for their collections, demand far outstripped supply and the prevalence of fakes became a real economic problem. Peter Beckford, on his 1787 trip to Rome, made the financial repercussions of such fraud clear, warning future visitors to the city to beware of copied paintings, antiques “made just for them,” and fake medals and pearls.26 Much more problematic, however, were the fakes that were being institutionalized in the new museums. Works of dubious origin, or fragments that were “restored” into complete objects, were making their way into these institutions, meant to be the bastions of the very best works of art of the ancient world. Although it is true that in the eighteenth century it was only restored and completed objects that were considered for purchase for the museums, it is equally true that restorers and dealers misrepresented the ancient status of certain sculptures in order to make the sale. Recently Giandomenico Spinola has pointed out several modern works that were knowingly sold to the Vatican as antiquities, including a bust of Sabina, and Herakles Bibax, purchased in ca. 1775 and 1803, respectively.27 By the mid-nineteenth century, awareness that some works were indeed forgeries penetrated the consciousness of visitors. John Broughton, for instance, turned his critical eye on the Capitoline Museum, lamenting, “The antiquities of the Conservators’ palace if they were all authentic, would be the most interesting of Roman remains.” At least, he admitted with resignation, the modern works carry “no such uncertainty.”28

15 If the sculptural surface could deceive viewers by creating the aura of antiquity, so too could it suggest the opposite—that is to say, call attention to the work’s modernity. Two examples here suffice. Hebe and Penitent Magdalene were both exhibited at the Parisian Salon of 1808, along with two other works by Canova, Madame Mère and Standing Cupid and Psyche. The skin of both was, as I have already mentioned, tinted yellow and both also had red lips and cheeks. Moreover, both also had bronze accessories: Hebe, for instance, wore a gilded headband and held a golden cup and vase in her hands, while Penitent Magdalene ruminated over a bronze cross. Both roused ire in critics. To begin,

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Canova’s use of bronze was a flashpoint of criticism—Victorin Fabre, writing for the Mercure de France, for instance, found Magdalene’s cross a “shocking contrast” with the rest of the sculpture.29 The introduction of metal into a marble work, however, was at least partially justified by a nascent understanding of the use of polychromy in antiquity. In 1804, Quatremère de Quincy, for instance, gave a series of lectures on the subject at the Institut de France, and in 1815 he published an illustrated treatise, Le Jupiter Olympien.30 Ironically, however, while Quatremère defended Canova’s use of mixed media by arguing his artistic practice was true to the methods used by the ancients, the same understanding was not extended to the painted surface.31 Despite literary sources which suggested sculptures were painted, such as Pliny’s Natural History and Vitruvius’ De Architectura, not to mention growing archaeological evidence, the use of color was still viewed with suspicion. 32 Augustin Creuze de Lesser, who saw one version of Hebe in Canova’s studio in 1802 argued that “from the moment one admitted two colors into sculpture, one must admit them all.”33 For other writers, the yellowed skin and pink cheeks and lips reflected Canova’s “artifice” 34 and were no more than “trickery and quackery.”35 More worrisome was the way they threatened the status of sculpture itself, a concern repeatedly expressed by critics. For instance, such techniques “were not worthy of sculpture’s gravitas.”36 The use of color was Canova’s misguided attempt “to impart to his statues an air of reality and of heightening their resemblance to nature by artificial means unconnected with the province of sculpture.”37 Polychromy seemed “expressly calculated to heighten the pleasure of the amateur, who is more susceptible of enthusiasm, and frequently measures the perfection of a work by the degree of satisfaction which it affords him.”38 Canova’s influence was also to fear: other sculptors might imitate Canova’s technique, and in so doing destroy “the noble simplicity, the frankness of composition, and even the very style which form the principal character of great works of sculpture.”39

16 The criticisms leveled at Canova’s sculptures in the 1808 Salon echoed the writings of theorists and philosophers across the continent that had been expressed decades earlier. In his Discourses, for instance, Joshua Reynolds argued that the admiration of sculpture was rooted in “intellectual pleasure” and the “contemplation of perfect beauty”—the addition of color transformed the art into “mere entertainment to the senses.”40 In 1778, Johann Gottfried Herder claimed that color rendered sculpture “ugly” because sculpture’s essence was rooted in form and meant to be experienced through touch.41 And, of course, in his 1764 History of the Art of Antiquity, Winckelmann himself wrote that “color contributes to beauty but is not beauty itself. […] a beautiful body will be all the more beautiful the whiter it is.”42

17 Common to all these criticisms, be they written by philosophers, theorists, or art critics, was the fear that coloring the marble surface breached the very province of the medium; that is to say, coloring sculpture somehow lessened not just the individual work, but the austerity and seriousness of the art as a whole. Color threatened to make the art of sculpture appealing to a new class of viewers—to “amateurs” who might be pleased—or worse, “entertained”—by the medium. By the early nineteenth century, as the streets of European cities were overrun with spectacles and new forms of popular amusements, there was real danger that sculpture itself might become just one more entertainment among many; the distance between the Salon and the wax museum was perilously small. Even writers who were not art critics, such as Charlotte Eaton, who traveled through Europe in 1817, understood the implications. She objected to the practice of staining marble in a misguided attempt to achieve life, calling it a form of

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“charlatanism.” “If,” she wrote, “however, this painting of statues was introduced in the vain attempt to create a nearer approach to living nature, the objects of sculpture seem to have been strangely mistaken and debased. Most certainly they do not consist in the close imitation of life; for, in that case, a common raree-show of wax-work would exceed the finest sculpture of Phidias.”43

18 Eaton’s comments bring me to the final section of this article, in which I’d like to explore this issue of the “close imitation of life.” I want to consider the “the reality effect” created by the colored surface in relation to the issue of artificial life, and, more specifically, the suggestion that there might be more underneath sculpture’s “skin” than marble alone. The potential to breathe life into inanimate matter revealed itself in two interwoven interests in the eighteenth century, particularly in eighteenth-century France—a profound concern with the Pygmalion myth and philosophical theories of animation. A number of eighteenth-century philosophers—Pierre Bayle, Julien Offray de la Mettrie, and Étienne Bonnot, Abbé de Condillac, among others—all reflected on the ability to create life in an inanimate body; this has, in turn, been of great interest to scholars today, as has the erotic relationship between the creator and his animated subject.44

19 The majority of these eighteenth-century materialist philosophies revolved around a central idea—namely, given that all matter is made of the same atoms, it is only the difference in the structure or arrangement of the atoms that differentiates animate from inanimate objects. It should be possible, therefore, to use some sort of transforming energy to alter the atomic structure of dead, or non-living, matter and produce life. 45 Often, sculptures were used as the example of inanimate matter that could be transformed, presumably because of their lifelike form. In his 1754 Treatise on the Sensations, for instance, de Condillac envisioned an experiment in which a statue experiences each of the five senses individually, in succession, and then in combination with one another. In his dedication, he asks us to imagine “a statue constructed internally like ourselves, and animated by a mind which as yet had no ideas of any kind.” 46 As the senses are activated by him, the statue experiences cognition and memory; in effect, the statue comes alive. What interests me most about this experiment, however, is the way de Condillac imagines the marble exterior of the statue as a barrier which prevents the use of the senses until it is breached by him. In his vision, the statue is effectively a shell, not a solid, impenetrable mass.

20 Given the widespread interest in animation, the concomitant popularity of the Pygmalion myth during the eighteenth century is no surprise. Andreas Blühm cites 142 examples of the myth in theater and the fine arts between 1500-1900, with more than half of them created between 1700-1800.47 In the myth, best known via Ovid’s version, Pygmalion creates the statue of a beautiful woman out of ivory. He is so enamored of her that he caresses her, gives her gifts, and asks Venus for a bride similar to his ivory girl. Venus, hearing his plea, gives the statue life so that the stone “lost its hardness, altering under [Pygmalion’s] fingers, as the bees’ wax of Hymettus softens in the sun, and is moulded, under the thumb, into many forms […].” But malleable flesh is not the only way that the statue’s animation is recorded—her “pulse throbbed under his thumb” and when he kisses her, she blushes. 48

21 The role coursing blood played as a signifier of life is all the more significant when the background of the Pygmalion myth is considered. What most people don’t remember about Ovid’s story is the reason Pygmalion makes the statue to begin with: he had been

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living as a bachelor, since he was “offended by” the Propoetides, women of the city of Amathus. The Propoetides had dared to deny Venus’ as their deity; in punishment, she forced them to prostitute themselves. They lost their sense of shame, and, as a result, their ability to blush; “the blood hardened in their cheeks, and only a small change turned them into hard flints.” 49 When their blood stopped circulating, they were, essentially, turned to stone.

22 Blushing, I would argue, becomes a symbol for the living body in eighteenth-century versions of the myth. Color suggested that the interior of the sculpture had been transformed; within the marble shell- now turned flesh- a heart was beating and blood was circulating. In paintings of Pygmalion, it became routine to signify Galatea’s transformation from sculpture to living woman through the use of pink flesh juxtaposed with white stone. Jean Raoux (1717), Louis-Jean Lagrenée (1777), Laurent Pécheux (1784), and Louis Gauffier (1797) all rendered the transformative moment the same way; pink stood for vitality, a trope repeated in nineteenth- and twentieth- century depictions of the myth as well—one of the best known, for example, is the painting by Anne-Louis Girodet from 1817, which was itself an homage to Canova. (Fig. 8) But the most dramatic example of the blush as the demarcation between life and death is a historical one. Charlotte Corday, best known, of course, for assassinating the French revolutionary Jean-Paul Marat on July 13, 1793, was guillotined for her crime four days later. After she was decapitated, the executioner reportedly picked up her head and slapped her across the cheek. Corday is said to have blushed in response.50

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Fig. 8

Anne Louis Girodet de Roussy-Trioson, Pygmalion and Galatea, 1817. Oil on canvas. 2.53 x:2.02 m. Musée du Louvre, Paris Photo in the public domain http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite? srv=obj_view_obj&objet=cartel_28349_33183_rf2002-4.jpg_obj.html&flag=true. Accessed 31 March 2015

23 Corday’s blush may be interpreted both in moral terms—an expression of shame over her crime—and physiological ones,51 and certainly the incident contributed to debates over how long an individual remained conscious after being decapitated.52 Moreover it was just one of many gory examples from the Revolutionary period where blood signified the transition from life to death. While this manifested in a blush for Corday, equally striking is the example of the decapitated head of Louis XVI being shown to the crowd; in most of the popular prints of the event, blood is shown streaming from his severed neck. (Fig. 9)

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Fig. 9

Georg Heinrich Sieveking, Execution of King Louis XVI of France, January 21, 1793. Engraving. Musée Carnavalet, Paris Photo in the public domain http://www2.uncp.edu/home/rwb/louis16_execution.jpg Accessed 31 March 2015

24 With episodes such as this in mind, then, it is clear that the waxed and colored marbled surface of Canova’s works could be interpreted as a skin, beneath which ran the blood of life. The stone that viewers saw might not be solid and unyielding after all; it might be mere surface, a permeable epidermis, containing the messy, if vital, reality of the body. And reactions to Canova’s work do suggest an understanding that the surface of his sculptures could be breached. When Giuseppe Lucchesi Palli saw Venus and Adonis in 1795, for instance, he was moved to do more than simply touch the work. “The marble is treated with such industriousness,” he wrote, “that the surface positively seems to be human skin, and one is tempted to prick it with a pin to see if it bleeds.” 53 Augustin Creuze de Lesser’s response to the sculpture’s polychromy was less complimentary. When he entered the temple that housed the group, he was: disagreeably struck by a large band, white as snow, that wrapped around the waist of this goddess. I believed at first that it was a cloth with which someone with a ridiculous sense of modesty had covered the sculpture, and I asked to remove it, but when I got closer I saw that Canova had profited from the range of shades that was inherent to the whiteness of the marble in order to conceal his Venus a little. I asked myself what this cloth was doing so close to Adonis. Moreover, white cloth only immediately revealed a Venus that was all gray. Finally that which should have set me straight immediately was that this cloth was positioned in such a way that unless it was held in place by pins stuck in the flesh of Venus herself, it was impossible for it to stay on; but Venus’ pose was so tender that one could also imagine that in a moment the veil would fall.54 25 While it is unclear whether Creuze de Lesser understood that Canova had achieved this effect through waxes and oils, rather than simply taking advantage of the particularities of that piece of marble, both he and Lucchesi Palli read the marble surface as a penetrable skin that could be pierced by pins. The red tint Canova used on

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his female sculptures’ cheeks and lips could also be misinterpreted. Years later, in response to the 1808 Salon, one critic referred to the way Canova had placed a “rather strong carmine tint on the interior of Hebe’s mouth.” 55 Given that Hebe’s lips are barely parted, it is likely that this critic misread Hebe’s “lipstick” as an orifice; in so doing, he suggested that the sculpture’s interior was composed of soft tissue.

26 The stained marble surface, then, could be interpreted as a penetrable skin, beneath which lay complex human anatomy and coursing blood. This, in turn, could be read in two ways. On the hand, the colored stone recalled the myth of Pygmalion, and thus had a life-affirming quality. Inanimate sculpture held the potential to be animated; it held the potential for life. On the other hand, the hyper-realistic body also threatened the opposite; that is, where there is life, there is also death and decay. Indeed, colored wax had often been used in sculpture for funeral rites; effigies and votives were placed on corpses or left in churches in a tradition that went back to the Renaissance, if not earlier.56 In the years following the French Revolution, even amusements like Madame Tussaud’s waxworks gained their popularity not because of their depiction of living individuals, but rather, their focus on the dead, particularly Louis XVI and martyrs of the Terror.57 Perhaps even more indicative of way the colored surface—particularly the wax surface—occupied the liminal territory beneath life and death were the anatomical waxes that proliferated during the eighteenth century. These revealed the sculptural surface to be a literal skin—flesh could be removed and the body within placed on display. (Figs. 10-11) Moreover, sometimes they were made from plastinated corpses themselves, freezing the body forever in a tableau that straddled animation and death. 58

Fig. 10

Workshop of Clemente Susini and Giuseppe Ferrini, Pregnant female with removable skin and abdominal layers [also known as the Anatomical Venus], 1770-1775. Metal or wood skeleton, transparent and colored waxes. Museo di storia natural, sezione zoological “La Specola”, Florence, Italy Photo from Lyle Massey, “On Waxes and Wombs: Eighteenth-Century Representations of the Gravid Uterus.” In Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, edited by Roberta Panzanelli, 83-105. Los Angeles, CA: Getty Research Institute, 2008. pp. 84-85

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Fig. 11

Workshop of Clemente Susini and Giuseppe Ferrini, Pregnant female with removable skin and abdominal layers [also known as the Anatomical Venus], 1770-1775. Metal or wood skeleton, transparent and colored waxes. Museo di storia naturale, sezione zoological “La Specola”, Florence, Italy Photo from Lyle Massey, “On Waxes and Wombs: Eighteenth-Century Representations of the Gravid Uterus”. In Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, edited by Roberta Panzanelli, 83-105. Los Angeles, CA: Getty Research Institute, 2008. p. 87

27 In the eighteenth century, then, the representation of the human body in sculptural form—particularly in polychrome sculptural form—became the focal point for larger aesthetic, philosophical and scientific inquiries. Although by the mid-nineteenth century Charles Baudelaire would declare that sculpture was “boring,” the colored surface’s oscillation between ancient and modern, flesh and stone, and penetrable and impenetrable reveal that for earlier generations, it was anything but.59 Moreover, fascination with the deceptive possibilities of the sculptural surface, and the disjunction between a sculpture’s surface and it core, have remained a site of exploration for contemporary artists. From Duane Hanson’s hyper-realistic sculptures from the 1970s and 80s, in which a lifelike skin created from fiberglass and resin sometimes enfolds a meticulously crafted bronze cast, to Kiki Smith’s flayed Virgin Mary (1992) which reduces the mother of Christ her most carnal state, the sculptural surface toes the line between life and death and becomes a site where faith and science, and promise and horror, meet.

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NOTES

1. Claire J. Farago, ed. Leonardo da Vinci’s Paragone: A Critical Interpretation with a New Edition of the Text in the Codex Urbinas (Leiden and New York: E.J. Brill, 1992), 257. 2. Canova’s finishing techniques have received much attention recently. See, for instance, Hugh Honour, “Canova’s Studio Practice II: 1791-1822,” The Burlington Magazine 114, no. 829 (April 1972): 218-19; Mark Norman and Richard Cook, “‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’: Canova, Colour, and the Classical Ideal,” in Canova: Ideal Heads, ed. Katharine Eustace (Oxford: Ashmolean Museum, 1997), 47-58; Alex Potts, The Sculptural Imagination: Figurative, Modernist, Minimalist (New Haven, CT: Yale University Press, 2000), esp. “Surface Values,” 38-60; Satish Padiyar, Chains: David, Canova, and the Fall of the Public Hero in Postrevolutionary France

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(University Park, PA: Pennsylvania State University Press, 2007), 119–41; and, more recently, David Bindman, Warm Flesh, Cold Marble: Canova, Thorvaldsen and Their Critics (New Haven: Yale University Press, 2014). 3. After a visit to Canova’s studio in 1799, for instance, Général Baron Thiébault remarked, “Une chose me surprit dans toutes ces statues, c’était la différence de la teinte du marbre qui, dans le même bloc, distinguait la chair et les vêtements. Je pensai que cette différence provenait de la manière de piquer le marbre ou de le polir ; mais Canova me dit qu’il avait découvert une espèce de cire dont il faisait enduire toutes les parties représentant les chairs, et que ce procédé avait non seulement l’avantage de leur donner un velouté nouveau pour le marbre, mais encore de contribuer à préserver ces parties des effets de l’air.” Paul Charles François Adrien Henri Dieudonne Thiébault, Mémoires du General Bon Thiébault, publiés sous les auspices de sa fille Claire Thiébault, d’après le manuscrit original, par Fernand Calmettes, 7th ed., 5 vols. (Paris: E. Plon, Nourrit et Cie, 1893-1895), vol. 2, 549. Unless otherwise indicated, all translations are my own. I have also retained the original orthography and phrasing for all citations, including typographical errors. 4. To use Alex Potts’ phrase. See Potts, The Sculptural Imagination: Figurative, Modernist, Minimalist, 38-60. 5. See Roland Barthes, “The Reality Effect,” in The Rustle of Language, trans. Richard Howard (Berkeley: University of California Press), 141-48. 6. For more on Venus and Adonis, see the comments by Augustin Creuze de Lesser in note 54. For the full passage recording Thiébault’s reaction to his visit to Canova’s studio, see note 3. 7. Joseph Forsyth, Remarks on Antiquities, Arts, and Letters During an Excursion in Italy, in the Years 1802 and 1803, ed. Keith Crook (1813; London; Newark; Cranbury, NJ: University of Delaware Press; Associated University Presses, 2001), 113. 8. For more on the different versions of Hebe, see Norman and Cook, “‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’: Canova, Colour, and the Classical Ideal,” 51-52. 9. Ibid., 54-56. 10. One interesting exception is Canova’s statue of Paolina Borghese as Venus Victrix; recent conservation has shown that Canova did not wax this particular work. See Elisabetta Caracciolo and Elisabetta Zatti, “Il Restauro della Sala di Paolina Bonaparte = the Restoration of the Room of Paulina Bonaparte,” in ‘Venere Vincitrice’: La Sala di Paolina Bonaparte alla Galleria Borghese, ed. Claudio Strinati (Roma: Edizioni dell’Elefante, 1997), 216. 11. According to conservation reports, Apollo and Daphne received a waxy patina in the seventeenth century. Whether it was applied by Bernini or not is the subject of some debate. See Kristina Herrmann Fiore, “Apollo e Dafne del Bernini al Tempo del Cardinale Scipione Borghese,” in ‘Apollo e Dafne’ del Bernini nella Galleria Borghese, ed. Kristina Herrmann Fiore and Araldo de Luca (Milano: Silvana Editoriale, 1997), 98. For more on the physical condition of the sculpture and its surface, see the conservation reports in Elisabetta Caracciolo and Elisabetta Zatti, “Il Restauro delle Sculture,” ibid., esp. 152 and Alfredo Aldrovandi et al., “Apollo e Dafne: Indagini Scientifiche per lo Studio delle Superfici,” ibid., 161-69. For Pluto and Proserpina, see Genevieve Warwick, Bernini: Art as Theatre (New Haven: Yale University Press, 2012), 109. In his journal entry on August 13, 1665, Paul Fréart de Chantelou noted the artist’s interest in the sculptural surface, particularly the way marble acquired a natural softness with time. See Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, ed. Milovan Stanić (Paris: Macula-Insulaire, 2001), 116. 12. See Herrmann Fiore, “Apollo e Dafne del Bernini al Tempo del Cardinale Scipione Borghese,” 98 and Norman and Cook, “‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’: Canova, Colour, and the Classical Ideal,” 50. 13. Two particularly egregious dealers were Thomas Jenkins and Robert Fagan. See Brinsley Ford, “Thomas Jenkins: Banker, Dealer and Unofficial English Agent,” Apollo 99, no. 148 (1974): 416-25

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and Antonello Cesareo, “‘He Had for Years the Guidance of the Taste in Rome’: Per un Profilo di Thomas Jenkins,” in: Collezionisti, Disegnatori e Teorici dal Barocco al Neoclassico, ed. Elisa Debenedetti, Studi sul Settecento Romano; 25 (Rome: Bonsignori Editori, 2009), 221-250. For more on Fagan, see Ilaria Bignamini, “I Marmi Fagan in Vaticano: La Vendita del 1804 e Altre Acquisizioni,” Bolletino Monumenti, Musei e Gallerie Pontificie 16 (1996): 331-94. See also the documents in the Archivio di Stato, Roma, Camerale II, Antichità e Belle Arti, Busta 6, fasc. 175 which denounce Fagan for exporting objects from Rome without permission. 14. See Ascanio Condivi, Vita di Michelangolo Buonarroti (1553; Ann Arbor, MI: University Microfilms International, 1976), 9-12. For a fascinating discussion of Michelangelo as a potential forger, see Lynn Catterson, “Michelangelo’s Laocoön?,” Artibus et Historiae 52 (2005): 29-56. 15. As quoted in Honour, “Canova’s Studio Practice II: 1791-1822,” 219. 16. Noted by Thomas Moore in his diary entry of October 29, 1819, upon a visit to the Museo Pio- Clementino with the sculptor Sir Francis Legatt Chantrey. Thomas Moore, Memoirs, Journal and Correspondence of Thomas Moore, ed. John Russell (London: Longman, Green, Longman and Roberts, 1860), 235. 17. Augustus von Kotzebue, Travels through Italy in the Years 1804 and 1805, 4 vols. (London: Richard Phillips, 1806), vol. 3, 158-59. 18. J. S. Memes, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture (Edinburgh: A. Constable & Co., 1825), 295-96. Leopoldo Cicognara likewise recounts this story. Leopoldo Cicognara, Biografia di Antonio Canova (Venezia: Editore Giambattista Missiaglia, 1823), 11-12. Antonio d’Este tells a slightly different version. According to his account, a French sculptor named Suasy often critiqued Canova’s style. One morning d’Este ran into Suasy while he was carrying casts the Minotaur’s arm and hand and Theseus’ foot. After Suasy saw them, not only did he beg to buy them, but he disdainfully suggested that d’Este bring them to Canova so that he might study and learn from the antique. D’Este gleefully replied that the pieces belonged to an original work by Canova himself—a prank that ended d’Este’s friendship with Suasy. Antonio d’Este, Memorie di Antonio Canova, ed. Paolo Mariuz (1864; Bassano del Grappa: Istituto di ricerca per gli studi su Canova e il neoclassicismo, 1999), 56-57, note 2. 19. That said, throughout his career, Canova often made sculptures that emulated well-known ancient works and exhibited his sculptures in ways that emphasized the comparison with the antique. See, for instance, Antonio Pinelli, “La Sfida Rispettosa di Antonio Canova. Genesi e Peripezie del ‘Perseo Trionfante’,” Ricerche di Storia dell’Arte 13/14 (1981): 421-38 and Christina Ferando, “Staging Neoclassicism: Antonio Canova’s Exhibition Strategies for Triumphant Perseus,” in Das Originale der Kopie: Kopien als Produkte und Medien der Transformation von Antike, ed. Tatjana Bartsch, et al., Collaborative Research Centre (Berlin: de Gruyter, 2010), 139-63. 20. “Questo quadro restò per più anni in un angolo dello studio, finchè per la patina della polvere e degli anni, prese aspetto di un vecchio quadro.” See d’Este, Memorie di Antonio Canova, 348. 21. Memes, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture, 374. See also d’Este, Memorie di Antonio Canova, 70 and Faustino Tadini, Le Sculture e le Pitture di Antonio Canova Pubblicate Fino a quest’Anno 1795 (Venezia: Dalla Stamperia Palese, 1796), 42. Wendy Wassyng Roworth also explores the case of Canova’s fake Giorgione, including the variations between the biographical accounts. She sets these in the broader context of literary and biographical portrayals of jokes and tricks played by artists and also stresses the importance that Venetian painting held in Rome at the time. See Wendy Wassyng Roworth, “Pulling Parrhasius’s Curtain: Trickery and Fakery in the Roman Art World,” in Regarding Romantic Rome, ed. Richard Wrigley (Bern; New York: P. Lang, 2007), 17-37. More recently, Ranieri Varese has made a similar argument that these accounts reiterate the importance Venetian art had for Canova. See Ranieri Varese, “Un Falso Giorgione e un Vero Canova,” in Mosaico: Temi e Metodi

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d’Arte e Critica per Gianni Carlo Sciolla, ed. Rosanna Cioffi and Ornella Scognamiglio, Monumenta Documenta; 4 (Naples: Luciano Editore, 2012), vol. 1, 353-362. 22. Gilbert Bagnani compares intentionally forged works with “fakes in reverse”—“that of objects or documents which, though undoubtedly not authentic, cannot be considered either as fakes or as forgeries.” These works of art—copies, studies, hoaxes, parodies or exercises—were produced by artists and scholars for their own amusement or instruction, without the intention to deceive, and became “fakes” through ignorance and the passage of time. Canova’s Venus with a Mirror could conceivably fall into this category. See Gilbert Bagnani, “On Fakes and Forgeries,” Phoenix 14.4 (Winter 1960): 29. 23. “[...] lo termina in modo, che sembrava un vecchio dipinto.” See d’Este, Memorie di Antonio Canova, 78 and Melchior Missirini, Della Vita di Antonio Canova: Libri Quattro (Prato: per i Frat. Giachetti, 1824), 123. 24. For more accounts of Canova’s “fakes,” see Missirini, Della Vita di Antonio Canova: Libri Quattro, 123-25 and Memes, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture, 373-75. 25. For the reception in Naples of Canova’s painting in the manner of Giorgione, see the letters from Ranieri Calzabigi to Canova, April 18, 1795, and from Nicola Passeri to Canova, April 23, 1795, cited in Paola Fardella, Antonio Canova a Napoli: Tra Collezionismo e Mercato (Napoli: Paparo, 2002), 28, note 33 and 148-49, respectively. For the rediscovery of Canova’s painting, see Marco Nocca, “Un Dipinto Inedito di Antonio Canova Ritrovato a Propaganda Fide: l’Ezzelino da Romano (1793),” Bolletino Monumenti, Musei e Gallerie Pontificie 22 (2002):109-36. Canova then arranged for this painting to be sent to Venice, where it would be exhibited without revealing that he was the artist, in order to see how it was received. See the letter from Canova to Giannantonio Selva, May 14, 1796 and the reply from Giannantonio Selva to Canova, May 21, 1796. The original letter from Canova to Selva is in the Biblioteca Correr (PD 529C), but it has been published (with some modifications) in Lettere Familiari Inedite di Antonio Canova e di Giannantonio Selva. Per le Nozze Persico-Papdopoli (Venezia: dal premiato stabilimento di G. Antonelli, 1835), 14. The letter from Selva to Canova was published in d’Este, Memorie di Antonio Canova, 369. 26. “Artists are chiefly supported by English travellers, who usually follow Mr. GRAY’s advice, and buy every thing which is to be bought: and among other curiosities, copies for original pictures; and antiques made on purpose for them. Would you buy pictures, beware of counterfeits, and remember Andrea. Medals will also be brought to you in quantities, which science requires some caution also. It is the rarity that fixes the value: you would not think, perhaps, that an Otho in copper, is worth more than an Otho in gold. False pearls are made here in the greatest perfection. If not too large, they may pass at a distance for real ones, and at any rate will answer the purpose full as well. The pearls CLEOPATRA wore were esteemed at one hundred and sixty-one thousand four hundred and fifty-eight pounds.— How much better might that money have been employed!” Peter Beckford, Familiar Letters from Italy, to a Friend in England, 2 vols. (Salisbury: Printed and sold by J. Easton, 1805), vol. 2, 317-18. 27. Giandomenico Spinola, “La Manipolazione dell’Antico tra Restauro e Falso: Esempi dai Musei Vaticani,” in Roma e l’Antico: Realtà e Visione nel ‘700, ed. Carolina Brook and Valter Curzi (Milano: Skira, 2010), 52. 28. Emphasis added. He continues, “….But many of the names given to the marbles and bronzes in this quarter of the Capitol are more than questionable. The Duillian column is modern, and the fragments of inscriptions on it are copies; the colossal bronze fragments, said to belong to a statue of Commodus, are not certainly his. The Geese called the saviours of the Capitol may be ancient, but they look like ducks. The Boy extracting the thorn is not what it is called, the Shepherd Martius; the bronze Junius Brutus is a baptism; the Caesar is a forgery; so are the Appius Claudius, the Mithridates, the Ariadne, the Sappho, the Virgil, the Cicero, and the Poppæa. No such uncertainty attaches to the collection of modern worthies on the Promoteca,

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many of them removed from the Pantheon; but most of the recent busts were supplied by the munificence of Canova.” John Cam Hobhouse Broughton, Italy; Remarks Made in Several Visits, from the Year 1816 to 1854, 2 vols. (London: J. Murray, 1859), vol. 2, 39. 29. “Ces accessoires, ainsi colorés, me semblent faire une disparate choquante avec le reste de la statue […].” Victorin Fabre, “Salon de peinture. Huitième article. Sculptures,” Mercure de France, journal historique, politique et littéraire (24 Decembre 1808): 604. For the rest of the citation, see note 39. Fabre’s reaction was based in part on the polychromy and in part on the luxuriousness of the bronze, which was at odds with Magdalene’s pious renunciation of worldly goods. 30. See Antoine-Chrysosthôme Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien, ou, l’art de la sculpture antique considéré sous un nouveau point de vue (Paris: de Bure Frères Libraires du Roi et de la Bibliothèque du Roi, 1815). For more on Quatremère’s interest in polychromy, see Yvonne Luke, Quatremère de Quincy’s Role in the Revival of Polychromy in Sculpture (Leeds: Centre for the Study of Sculpture, Henry Moore Institute, 1996). 31. “Quelques-uns se sont recriés sur l’emploi que M. Canova a fait d’un peu de dorure dans l’enjolivement de la ceinture de son Hebé, et sur l’application du métal doré à quelques-uns de ses accessoires. Cette critique ne peut être faite sérieusement que par des personnes peu versées dans la connaissance historique de la sculpture antique, ou qui ne se sont formé l’idée de toutes les variétés que par un petit nombre de marbres. L’habitude d’introduire soit des couleurs, soit des matieres diverses dans les statues, fait une des habitudes favorites de l’antiquité. S’il le fallait, on prouverait que loin de ramener l’art vers le mauvais goût des tems barbares; cet essai de M. Canova le rapproche au contraire, et de la manière et des ertemens pratiqués par les maîtres des plus beaux siècles de la Grèce. Sans doutes, et on l’avouera sans peine, ce n’est pas par-là que le statuaire doit ambitionner le don de plaire. Si beaucoup de marbres antiques portent encore des marques d’une parure étrangère à leur matière, si la Vénus de Médecis, par exemple, eut les cheveux dorés, on n’en concluera point qu’il faille imiter par-là l’antique. Mais si ces licenses qui peuvent être subordonnés au goût, sont autorisées par une multitude d’exemples, on en concluera, et que M. Canova a pu se les permettre dans un sujet léger, et que si on l’en blâme, ce ne doit pas être sur-tout par les motifs qu’on a allégués.” Antoine-Chrysosthôme Quatremère de Quincy, “Sur M. Canova et les quatre ouvrages qu’on voit de lui à l’exposition publique de 1808: par M. Quatremère de Quinci [sic],” Gazette nationale ou le moniteur universel, no. 565 (Dec. 28, 1808): 1429. 32. In Pliny’s Natural History, for instance, he cites Praxiteles’ admiration for the painter Nicias, who also painted Praxiteles’ own sculptures. Vitruvius, on the other hand, suggests wax was used to tint marble sculptures. See Pliny the Elder, Natural History, ed. H. Rackham, trans. H. Rackham (vols. 1-5, 9), W.H.S. Jones (vols. 6-8), and D.E. Eichholz (vol. 10), 10 vols. (Cambridge, Massachusetts and London: Harvard University Press and William Heinemann, 1949-54), XXXV, lx, http://www.masseiana.org/pliny.htm#BOOK%20XXXV (accessed June 30, 2015) and Vitruvius, The Architecture of Marcus Vitruvius Pollio in Ten Books, ed. and trans. Joseph Gwilt, 1826, VII, 9, 3, http://lexundria.com/vitr/7.9/gw (accessed June 30, 2015). 33. “Elle tient à la main une coupe dorée, idée que je n’approuve rien, quoique les anciens l’aient eue souvent. Du moment qu’on admet deux couleurs dans la sculpture, il faut les admettre toutes. Dès que vois me montrez une coupe d’or, je trouve difforme et avec raison une bouche toute blanche, des yeux tout blancs: en un mot une seule couleur, ou toutes les couleurs.” Augustin Creuze de Lesser, Voyage en Italie et en Sicile, fait en MDCCCI et MDCCCII (Paris: de l’Imprimerie de P. Didot l’Ainé, 1806), 313. 34. “Le bandeau des cheveux de la Déesse [Hebe], l’aiguière et la coupe qu’elle teint dans ses mains, sont de couleur d’or; les parties nues de la statue sont imprégnées d’une préparation de soufre et de cire, qui leur donne une teinte jaunâtre et un reflet assez semblable à celui des corps demi-diaphanes, comme certaines partes de l’albâtre: cet encaustique a même sur quelques

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parties du visage une couleur légèrement rosée; et cependant les draperies conservent la blancheur naturelle du marbre. Ce sont ces petits artifices que nous eussions pu remarquer plus tôt, en parlant de la Madeleine et du groupe de Psyché, que l’on reproche au chevalier Canova, comme peu dignes de la gravité de la statuaire. En admirant l’adresse et la discrétion avec laquelle il les emploie, on craint que l’abus n’en devienne un jour funeste. On invite les sculpteurs à repousser une prétendue innovation, qui n’est en effet que le raffinement du procédé ordinaire aux artistes des siècles de barbarie: toutes ces observations me semblent forte justes. Les anciens ont employé l’or, l’argent, les pierreries, la marqueterie dans quelques-unes de leurs statues de marbre. Les anciens n’ont-ils pas eu aussi leurs âges d’ignorance et leurs siècles d’un luxe barbare? Nous ne voyons pas cette bigarrure dans ceux de leurs plus beaux ouvrages que le temps a respectés; et quel elle s’y trouveroit, cette autorité ne sauroit prévaloir contre le bon sens et la raison. À la vu d’un ouvrage de sculpture, nous nous figurons le sujet représenté sons un seul de ses rapports, celui de la solidité. Cette seule propriété, imitée plus ou moins parfaitement, suffit pour nous donner une idée distincte du sujet entier; et elle satisfait si bien notre esprit, qu’à peine nous nous apercevons de l’absence de toutes les autres. Cependant, que par un soin imprudent l’artiste accorde à quelque partie de sa statue une de ces autres propriétés qui manquent à tout le reste, nous sommes frappés de la différence; et notre pensée, d’abord tout occupée d’un seul objet, prend un autre tour. La blancheur du lin, si facilement imitée par la blancheur du marbre, nous fera songer à l’inimitable couleur de la chair. Le diadème, brillant d’or véritable, accusera la feinte impuissante de l’art à l’égard des cheveux. Et que le sculpteur égaré dans cette fausse voie n’espère pas s’en tirer en poursuivant: au bout est le terme fatal de l’art. ” M.B., “Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova,” 3-4. 35. “Again—there is a trickery and quackery in the finishing of Canova’s statues, which is below the dignity of a sculptor. The marble is not left in its natural state—but it must be stained and polished to aid the effect. The other sculptors laugh at this, and well they may;—for these adventitious graces soon fade away, and are beside the purpose of sculpture, whose end was, and is, to represent form alone.” Henry Matthews, The Diary of an Invalid, Being the Journal of a Tour in Pursuit of Health, in Portugal, Italy, Switzerland, and France, in the Years 1817, 1818, and 1819, 5th ed. (Paris: A. and W. Galignani and co., 1836), 89. 36. See note 37 for the full text. M.B., “Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova,” 3-4. 37. The anonymous writer of The New Monthly Magazine cited these criticisms, but ultimately defended Canova’s work. “Canova has been blamed by some critics for endeavouring to impart to his statues an air of reality, and of heightening their resemblance to nature by artificial means unconnected with the province of sculpture: namely by colouring the eyes, lips &c., a practice quite unusual among modern sculptors. This, however, he manages with so much delicacy, that it is scarcely perceptible, and if it do not, as many maintain, impart an additional charm to the statue, it is at least certain that Canova never suffers the colouring to obtrude so as to become offensive to the eye.” “Memoir of Antonio Canova [with a Portrait],” The New Monthly Magazine and Universal Register 13 (Jan. 1, 1820): 71. 38. “Canova strives, by the kind of polish which he gives to his works, to produce in the spectator an impression corresponding with that which the subject of his compositions ought to inspire. He gives to the marble the appearance of a soft and delicate substance, and when it has received the last polish, by means of the pumice-stone, he makes use of a mordant, to diminish its whiteness, and to give it somewhat of a yellowish tint. The connoisseurs who love to find in a statue the beauty of the form designed with the utmost possible purity, do not approve of this process, by which it would seem to be impaired; but it is expressly calculated to heighten the pleasure of the

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amateur, who is more susceptible of enthusiasm, and frequently measures the perfection of a work by the degree of satisfaction which it affords him.” English translation from Carl Ludwig Fernow, “Account of the Life and Works of M. Canova, the Celebrated Italian Sculptor,” The Monthly Magazine, or, British Register XXIV, no. 160 (August 1, 1807): 47. 39. “Cet habile statuaire [Canova] se sert, avec beaucoup d’adresse, d’un moyen peu usité, pour donner plus de douceur à ses chairs et les mieux distinguer des draperies. Il jaunit le marbre dans le nu, et lui laisse sa couleur naturelle dans les étoffes. Les avis peuvent être partagés sur cette espèce d’innovation, mais M. Canova est allé plus loin encore : on trouve dans ses statues d’autres accessoires représentés en couleur; telles sont la coupe d’or de son Hébé, la croix de roseau de sa Madelaine. Ces accessoires ainsi colorés, me semblent faire une disparate choquante avec le reste de la statue, ôter à la vraisemblance et à l’illusion de l’ensemble plus peut-être qu’ils n’ajoutent à la vérités des détails; et je crois qu’un tel usage, dont il serait si facile à des imitateurs maladroits d’abuser, pourrait, s’il venait un jour à s’établir, altérer enfin la noble simplicité, la franchise de composition, et même de style qui doivent former toujours le principal caractère des grands ouvrages de sculpture.” Fabre, “Salon de peinture. Huitième article. Sculptures,” 604. 40. “If the business of Sculpture were to administer pleasure to ignorance, or a mere entertainment to the senses, the Venus of Medicis might certainly receive much improvement by colour; but the character of Sculpture makes it her duty to afford delight of a different, and, perhaps, of a higher kind; the delight resulting from the contemplation of perfect beauty: and this, which is in truth an intellectual pleasure, is in many respects incompatible with what is merely addressed to the senses.” Joshua Reynolds, Discourses on Art, ed. Robert R. Wark (New Haven: Published for the Paul Mellon Centre for Studies in British Art Ltd. by Yale University Press, 1997), 176-77. 41. Johann Gottfried Herder, Sculpture: Some Observations on Shape and Form from Pygmalion’s Creative Dream, ed. and trans. Jason Gaiger (1778; Chicago: University of Chicago Press, 2002), 54. 42. Johann Joachim Winckelmann, History of the Art of Antiquity, ed. Alex Potts, trans. Harry Francis Mallgrave, Texts & Documents (1764; Los Angeles: Getty Research Institute, 2006), 195. 43. Charlotte A. Eaton, Rome, in the Nineteenth Century; Containing a Complete Account of the Ruins of the Ancient City, the Remains of the Middle Ages, and the Monuments of Modern Times, 5th ed., 2 vols. (1820; London: H. G. Bohn, 1852), vol. 2, 301. 44. This interest in animation remained powerful well into the nineteenth century. Recent scholarship which has explored the issue includes J. L. Carr, “Pygmalion and the Philosophes: the Animated Statue in Eighteenth-Century France,” Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 23, no. 3/4 (Jul-Dec. 1960): 239-55; Victor Ieronim Stoichita, The Pygmalion Effect: From Ovid to Hitchcock, The Louise Smith Bross Lectures (Chicago: The University of Chicago Press, 2008); Kelly Dennis, Art/Porn: A History of Seeing and Touching (Oxford and New York: Berg, 2009), esp. 37-53; George L. Hersey, Falling in Love with Statues: Artificial Humans from Pygmalion to the Present (Chicago: University of Chicago Press, 2009); and Marquard Smith, The Erotic Doll: A Modern Fetish (New Haven and London: Yale University Press, 2013). 45. See Hersey, Falling in Love with Statues: Artificial Humans from Pygmalion to the Present, 99-102 and Smith, The Erotic Doll: A Modern Fetish, 39. 46. “For this purpose, we imagined a statue constructed internally like ourselves, and animated by a mind which as yet had no ideas of any kind. We supposed the marble exterior of the statue to prevent the use of its senses, and we reserved to ourselves the right to open them at will to the different impressions of which they are susceptible.” Étienne Bonnot de Condillac, Condillac’s ‘Treatise on the Sensations’, ed. and trans. Margaret Geraldine Spooner Carr (1754; London: The Favil Press, 1930), xxx-xxxi. 47. As cited in Hersey, Falling in Love with Statues: Artificial Humans from Pygmalion to the Present, 102.

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48. Ovid, Metamorphoses, trans. Anthony S. Kline, Book X, 243-297, “Orpheus Sings: Pygmalion and the Statue,” http://ovid.lib.virginia.edu/trans/Metamorph10.htm (accessed June 30, 2015). 49. Ibid., Book X, 220-242, “Orpheus Sings:The Propoetides,” http://ovid.lib.virginia.edu/trans/ Metamorph10.htm (accessed June 30, 2015). 50. Some contemporary reports suggest that Corday was not, in fact, slapped. Regardless of the historical accuracy of the account, the image entered the entered public imagination and was still actively discussed for several years after her execution. For more details, see Dorinda Outram, The Body and the French Revolution: Sex, Class and Political Culture (New Haven: Yale University Press, 1989), 118-20. 51. Ibid., 119. 52. Daniel Arasse, The Guillotine and the Terror, trans. Christopher Miller (London: Allen Lane, The Penguin Press, 1989), esp. 37-42. 53. Letter from Lucchesi Palli to Canova, n.d. [1795]. “Il marmo è trattato con tale industria, che la superficie sembra positivamente l’epiderma del corpo umano e si sarebbe tentati pungerla con una spilla per vedere se ne uscisse il sangue.” Cited in Fardella, Antonio Canova a Napoli: Tra Collezionismo e Mercato, 145. 54. “J’ai vu à Naples un autre essai de ce système de Canova, et beaucoup moins heureux encore à mon avis ; c’est dans un grouppe de Vénus et Adonis. Vénus est nue ; mais quand j’entrai dans la pièce où est ce grouppe, je fus désagréablement frappé d’une large bande, blanc de neige, qui entouroit la ceinture de cette déesse. Je crus que c’étoit une linge dont une pudeur assez ridicule l’avoit couverte, et je priai qu’on l’ôtât ; mais en m’approchant je vis que Canova avoit profité, pour masquer un peu sa Vénus, d’une variété de teinte qui existoit dans la blancheur du marbre. Je me demandai ce que ce linge avoit là à faire auprès d’Adonis ; de plus un linge blanc me montra tout de suite une Vénus toute grise. Au reste ce qui auroit dû me détromper tout de suite, c’est que ce linge est posé tellement qu’à moins de supposer qu’il tient par des épingles à la personne même de Vénus, il est impossible qu’il tienne; mais aussi Vénus est dans une disposition si tendre qu’on peut supposer que dans ce moment là le voile alloit achever de tomber.” Creuze de Lesser, Voyage en Italie et en Sicile, fait en MDCCCI et MDCCCII, 313-14. 55. “Quand M. Canova lui-même emprunterait la palette du Titien, pour ajouter dans toutes les parties de ses figures la couleur à la forme, l’imitation parfaite de ses deux propriétés ne serviroit qu’à faire sentir plus vivement l’absence d’une troisième. Ces simulacres d’hommes, auxquels il ne manqueroit plus rien que la vie, seroient par cela seul un objet horrible. Sans doute M. Canova est loin, bien loin de cet excès de barbarie ; cependant je ne crois pas que la teinte, assez forte, de carmin qu’il a donné à l’intérieur de la bouche de son Hébé, soit aux yeux de personne d’un effet agréable; et l’analogie est assez grande entre ce procédé et celui que nous venons de supposer, pour justifier les reproches ou du moins les craints des amis des arts.” M.B., “Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova,” 4. 56. See, for instance, Roberta Panzanelli, “Compelling Presence: Wax Effigies in Renaissance Florence,” in Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, ed. Roberta Panzanelli (Los Angeles, CA: Getty Research Institute, 2008), 13-39 and Joris van Gastel, “Life, But Not as We Know It: Wax Images and the Denial of Death,” in Bildakt at the Warburg Institute, ed. Sabine Marienberg and Jürgen Trabant (Berlin: Akademie Verlag, 2014), 231-51. 57. Uta Kornmeier, “Almost Alive: The Spectacle of Verisimilitude in Madame Tussaud’s Waxworks,” in Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, ed. Roberta Panzanelli (Los Angeles, CA: Getty Research Institute, 2008), 67-81. 58. Joan B. Landes, “Wax Fibers, Wax Bodies, and Moving Figures: Artifice and Nature in Eighteenth-Century Anatomy,” ibid., 41-65. 59. Charles Baudelaire, “The Salon of 1846,” Art in Paris, 1845-1862: Salons and Other Exhibitions, ed. Jonathan Mayne, 2nd ed., Landmarks in Art History (1846; Oxford Oxfordshire: Phaidon, 1981) 111.

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ABSTRACTS

In the eighteenth century, sculptors such as Antonio Canova often experimented with polychromy, using wax or grind water to subtly tint their figures’ flesh. In this article, I examine viewers’ discomfort with these surface treatments. I argue that viewers reacted negatively to the colored surface of works such as Hebe and Penitent Magdalene because they found it to be deceptive. First, encaustic treatments mellowed the marble surface, giving modern works the appearance of antiquities. Second, the “reality effect” created by color threatened sculpture’s status as high art. Finally, hyper-realism also suggested that the sculpture’s surface was exactly that—that is to say, only a surface, a shell that contained the messy reality of the body. The polychrome surface therefore oscillated between ancient and modern, flesh and stone, penetrable and impenetrable and raised larger aesthetic, philosophical and scientific issues.

INDEX

Keywords: Antonio Canova, eighteenth-century sculpture, polychromy, surface, illusionism, deception

AUTHOR

CHRISTINA FERANDO

Christina Ferando is the Dean of Jonathan Edwards College at Yale University. A specialist in eighteenth- and nineteenth-century art, she has held teaching positions at Williams College and Columbia University, where she received her Ph.D. Her research has been funded by grants and fellowships from institutions such as The Metropolitan Museum of Art, Harvard University, the Center for Advanced Study in the Visual Arts, and the American Academy in Rome, among others. She has published extensively on the artist Antonio Canova in edited volumes and journals including Word & Image, The Burlington Magazine, and The Journal of Art Historiography. She is currently completing a book-length manuscript on the sculptor, tentatively titled Canova in Conversation: Sculpture, Dialogue and Display in the Early Nineteenth Century.

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Illusion de surface : percevoir la « peau » d’une sculpture The Deceptive Surface: Perception and Sculpture’s “Skin”

Christina Ferando Traduction : Laurent Vannini

Cet article a été présenté à l’Institut des Beaux-Arts de L’Université de New York, dans le cadre du symposium « Surfaces : Fifteenth – Nineteenth Centuries » qui a eu lieu le 27 mars 2015. Je tiens à remercier Noémie Étienne, organisatrice du symposium, pour m’avoir invitée à participer et à réfléchir à la question de la surface sculpturale, et Laurent Vannini pour la traduction en français du travail issu de cette réflexion.

1 La sculpture – un art de poids et de masse, de volume et de densité. Il se différencie de l’art de la peinture par sa solidité même, et ce fut l’une des raisons pour lesquelles les artistes de la Renaissance considérèrent la peinture comme une forme artistique supérieure. Léonard de Vinci fut le premier à formuler l’idée, qui relève quasiment du truisme aujourd’hui, d’une rivalité entre les deux arts, le paragone. La peinture était considérée comme un art intellectuel, tandis que la sculpture était essentiellement mécanique. Sculpter exigeait un dur labeur qui engendrait sueur et fatigue, et le sculpteur était condamné à demeurer éternellement sale, couvert d’éclats et de poussière. Pire, son art n’était « pas une science », car « un tel artiste prête uniquement attention aux dimensions des membres et à la nature des gestes et des poses, en conséquence de quoi la sculpture se contente d’offrir au regard la réalité telle qu’elle est. » Peindre, au contraire, relevait des arts de l’illusion, puisque « par le pouvoir de la science, [la peinture] fait apparaître sur une surface plate les paysages aux horizons lointains les plus grandioses1 ». En d’autres termes, la sculpture était critiquée parce qu’elle semblait être la chose même, et parce qu’elle était une technique que l’on pouvait interpréter non seulement avec la vue, mais avec le toucher.

2 Cependant, tant pour la peinture que pour la sculpture, c’est à la surface des plus belles œuvres que se trouve l’illusion. La force de la peinture réside dans sa capacité à créer un espace fictionnel en trois dimensions sur un plan à deux dimensions. À l’opposé, la réussite de l’illusion en sculpture – en particulier de la sculpture des débuts de l’ère

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moderne – dépend de l’impression de plasticité, de métamorphose du marbre en de la chair souple. Cet effet résultait du maniement méticuleux de la surface de la pierre par le sculpteur, de son savoir-faire avec les outils de son métier, illustré magnifiquement par Gian Lorenzo Bernini et la cuisse plissée de sa sculpture de Proserpine.

Fig. 1

Gian-Lorenzo Bernini, L'Enlèvement de Perséphone (détail), 1621-22. Marbre. Hauteur 2.25 m. Galleria Borghese, Rome, Italie Photographie issue de la collection du centre de ressources visuelles de l’université Columbia, reproduite ici avec leur aimable autorisation

3 Une surface de marbre qui semble produire de la chair, invitant en retour le spectateur à tendre la main et à sentir la pierre sous ses doigts – ce sceau du chef d’œuvre eut longue vie au dix-neuvième siècle, et d’entre les sculpteurs des générations qui succédèrent à Bernini, Antonio Canova fut celui que l’on loua pour la facture raffinée de son travail, ce que l’on nommait alors « ultima mano », soit la « dernière main » qu’il donnait au marbre. Cependant, outre son habileté à manier le burin, Canova fut également célébré pour ses procédés de finition2. Ceux-ci incluaient l’application de cire et d’eau de polissage, des procédés qui lissaient et teintaient la surface du marbre.

4 Canova et ses admirateurs attribuaient à ces traitements la propriété de donner un caractère translucide et un « velouté nouveau3 » aux œuvres du sculpteur. Néanmoins, tous ne partageaient pas cet avis. Certains des détracteurs de Canova les estimaient superflus, ou pire encore, frauduleux. Dans le présent article, j’analyserai cet embarras éprouvé à l’égard des « vertus de la surface4 » des sculptures de Canova. Une partie du public déplorait ces procédés parce qu’elle les trouvait trompeurs. En premier lieu, les procédés à l’encaustique adoucissaient la surface du marbre, donnant aux créations modernes l’apparence d’antiquités. Ensuite, « l’effet de réel » généré par la couleur remettait en cause la sculpture dans son statut d’art majeur5. Enfin, l’hyper-réalisme laissait également à penser que la surface de la sculpture n’était rien d’autre que cela –

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c’est-à-dire uniquement une surface, une carapace qui contenait la réalité désordonnée du corps.

Fig. 2

Antonio Canova, Vénus et Adonis, ca 1795. Marbre. 185 x 80 x 86 cm. Musée d'Art et d'Histoire, Genève, Suisse Image du domaine public https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antonio_canova,_venere_e_adone,_1795,_01.JPG Dernière visite le 29 août 2016

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Fig. 3

Antonio Canova, Creugante d'Epidamnos, 1795-1806. Marbre. Hauteur ca 2.25 m. Museo Pio Clementino, Musée du Vatican, État du Vatican Image du domaine public https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Creugas_Pio-Clementino_Inv968.jpg Dernière visite le 29 août 2016

5 Canova enduisit d’encaustique un nombre d’œuvres important. Une légère teinte jaune fut donnée, par exemple, à la Vénus de Vénus et Adonis, finalisée en 1795 (fig. 2), et en 1799 le Général Baron Thiébault s’étonnait du fait que la chair de « toutes » les sculptures de Canova fût teinte afin de la distinguer des étoffes6. Quelques années plus tard, au Vatican, Joseph Forsyth admirait le pugiliste Creugas, qu’il loua pour son « éclat cireux qui éblouit le regard, et donne une telle semblance aux ultimes finitions, que vous pouvez imaginer la texture même de la peau dans le marbre7 » (fig. 3). Outre le jaunissement de la chair de ses sculptures, Canova teintait parfois de rouge les joues et les lèvres de ses statues de femmes. Ce fut le cas pour les quatre versions de son Hébé, ainsi que la première version de la Madeleine Pénitente, actuellement au Museo di Sant’Agostino de Gênes 8. (fig. 4 et 5) Les conservateurs laissent entendre que Les Trois Grâces du Victoria and Albert Museum et Une Tête Idéale conservée à l’Ashmolean Museum ont pu également bénéficier du même procédé9. Néanmoins, il est possible que la liste soit plus longue puisque les œuvres de Canova ne portent plus de trace visible de couleur10.

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Fig. 4

Antonio Canova, Hébé, ca 1800-1805. Marbre. Hauteur 161 cm. Musée de l’Ermitage, Saint- Pétersbourg, Russie Image du domaine public. Avec l’aimable autorisation du musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie https://hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/digital-collection/06.+Sculpture/49006 Dernière visite le 29 août 2016

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Fig. 5

Antonio Canova, La Madeleine Pénitente, 1796. Marbre et bronze. Hauteur 94 cm. Museo Sant'Agostino, Gênes, Italie Image du domaine public https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Canova,_maddalena_penitente,_02.JPG Dernière visite le 29 août 2016

6 Canova n’était toutefois pas le seul à utiliser des lavis transparents. Au dix-septième siècle, la chair de l’Apollon et Daphné du Bernin fut enduite d’une patine cireuse, et l’effet saisissant de la main de Pluton sur la cuisse de Proserpine fut également renforcé par l’application d’une teinte sur le corps de la déesse, qui accentuait le contraste entre la poigne violente du maître des Enfers et la chair souple de la fille de Cérès11. Au dix- huitième siècle, la pratique était encore plus répandue, et des sculpteurs tels que Vincenzo Pacetti, Bartolomeo Cavaceppi, Thomas Banks, Joseph Nollekens, et même Giovanni Battista Piranesi, ont tous vivifié la surface du marbre à l’aide de patines à base de cire, de thé, de tabac, de suie, de terre et de poussière de pierre12.

7 Pour certains artistes, à l’instar du Bernin, l’application d’une patine avait pour but de mettre en valeur le caractère réaliste des statues ; pour d’autres, de telles techniques avaient pour objet de rapprocher leurs œuvres de celles de l’antiquité. Au dix-huitième siècle en particulier, d’anciennes sculptures étaient régulièrement découvertes lors d’excavations à Rome, ou dans la campagne alentour, ainsi qu’à Naples, Pompéi, et Herculanum. De nombreuses pièces n’étaient que de simples fragments et nécessitaient d’importants travaux de restauration ; les traitements de surface étaient utilisés sur les ajouts modernes afin d’imiter le teint velouté du marbre ancien. Des marchands sans scrupule faisaient parfois passer des œuvres entièrement modernes pour des antiquités13.

8 Nous n’ignorons pas qu’existe dans l’histoire de la sculpture une vieille tradition selon laquelle le talent d’un sculpteur moderne est avéré lorsqu’on assimile l’une de ses

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œuvres à une pièce antique. Dans un grand nombre de cas, ce n’est pas simplement le style de sculpture qui témoigne de l’antiquité de l’œuvre, mais sa surface également. On sait de Michel-Ange, par exemple, qu’il réalisa un Cupidon endormi, aujourd’hui perdu, qui fut attribué à Praxitèle. Bien que le Cupidon de Michel-Ange fût accompli dans un style classiciste, la biographie de l’artiste rédigée par Ascanio Condivi au milieu du seizième siècle soulignait que Michel-Ange avait également appliqué un traitement à la statue, corrodant sa surface afin qu’elle parût avoir été enfouie sous terre depuis fort longtemps14. Près de trois cents ans plus tard, les spectateurs des œuvres de Canova interprétaient de la même manière la dimension trompeuse de sa surface sculpturale ; le Baron d’Uklanski, par exemple, avança l’idée que « la teinte jaune [des sculptures de Canova] leur donnait une couleur similaire à celle du Marbre de Paros, et l’apparence d’objets antiques15 ». Souvent, l’excitation liée à la découverte contribuait à exagérer la prétendue antiquité de la surface patinée. Si les œuvres de Canova étaient réellement déterrées, par exemple, leur qualité ne saurait être contestée. Le sculpteur anglais Sir affirmait que si le Creugas de Canova était enterré et exhumé, « il produirait une vive émotion16 ».

9 August von Kotzebue faisait preuve de plus d’ingéniosité encore. Il souhaitait que l’artiste enfouît sous terre une œuvre qui pourrait ensuite être « découverte par hasard ». À n’en pas douter, Phidias en serait désigné comme l’auteur, écrivait-il et cela mettrait fin à toutes les critiques à l’égard du talent de Canova17.

Fig. 6

Antonio Canova, Thésée vainqueur du Minotaure, 1782. Marbre. 145.4 x 158.7 x 91.4 cm. Victoria and Albert Museum, Londres, acquis avec l’aide financière de l’Art Fund Photo © Victoria and Albert Museum, London

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10 Bien que Canova n’eût enterré aucune de ses œuvres pour les vieillir, il agit de connivence avec des mécènes afin que certaines d’entre elles fussent présentées comme antiquités. En 1782, après que Thésée vainqueur du Minotaure fut finalisée, et avant que l’œuvre ne fût présentée au public, l’ambassadeur vénitien Girolamo Zulian convia à une réception des artistes, des hommes de lettres et d’autres encore pour théâtraliser son dévoilement. (fig. 6) Une maquette de la tête de Thésée, réalisée par Canova, fut exposée au regard des convives, qui tous : s’accordaient à dire que le moulage devait avoir été emprunté à une sculpture Grecque, d’une indiscutable valeur ; mais ils étaient partagés quant à ce qu’elle représentait, et l’endroit où l’original pouvait être trouvé. Certains affirmaient qu’ils l’avaient vu dans telle collection ; d’autres attestaient qu’il s’agissait d’une autre galerie d’art ; quelques-uns soutenaient que tel personnage de l’antiquité était représenté ; quelques autres proclamaient qu’il n’en était rien ; en somme, la reconnaissance de la beauté de l’œuvre était le seul sentiment partagé par tous qui n’était point contesté. « Ebbene », déclara l’ambassadeur, qui, sentant que tous étaient profondément intrigués, saisit le moment opportun, « andiamo a vederne l’originale », – « Bien, il est temps d’aller voir l’original18. » 11 Naturellement, les invités furent stupéfaits à l’idée que la sculpture « ancienne » qu’ils avaient admirée était en la possession de leur hôte et, de surcroît, qu’il s’agissait d’une œuvre moderne de Canova.

Fig. 7

Antonio Canova, Vénus au miroir, ca 1780-1796. Peinture à l’huile. 134 x 177 cm. Casa del Canova, Possagno, Italie Image tirée d’Antonio Canova : Arte e Memoria a Possagno. Ponzano, Treviso, Vianello, 2004. p. 53-54

12 Bien que Thésée vainqueur du Minotaure fût la seule sculpture que Canova présenta délibérément comme une antiquité, il s’était également essayé à la peinture et à sa

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surface trompeuse19 durant les premières années de sa pratique artistique. Au début des années 1780, tandis qu’il travaillait sur le Monument du pape Clément XIV, Canova termina la peinture d’une Vénus, un nu allongé au miroir, qu’il entreposa ensuite dans un recoin obscur de son atelier (fig. 7). Au fil du temps, une « patine » de poussière et de terre s’était amoncelée à la surface du tableau, lui donnant l’apparence d’une création beaucoup plus ancienne20. Une fois la toile redécouverte – et retravaillée – par ses soins, l’attention particulière qu’il accorda à sa finition accentua plus profondément encore le caractère supposément antique de la peinture, car « dans les ornements et accessoires, […] d’infimes fissures et autres effets du temps furent talentueusement reproduits21 ». Lorsque Canova montra enfin la peinture à son mécène Don Abbondio Rezzonico, un membre du sénat romain et neveu de Clément XIII, ainsi qu’au peintre Stefano Tofanelli, tous deux pensèrent qu’il s’agissait d’une œuvre de la Renaissance22.

13 Fort de cette réussite dès la première tentative, Canova s’essaya de nouveau à la peinture, et cette fois il entreprit délibérément de duper son public. Ayant eu vent d’un autoportrait perdu de Giorgione, Canova décida de recréer l’œuvre. Il acquit un tableau du quinzième siècle auprès d’un antiquaire, une « mauvaise copie de la Sainte Famille », et se servit de gravures et des descriptions comme guides. Canova imita minutieusement le style de Giorgione, « parachevant le tableau de telle manière qu’il semblait être une toile ancienne23 ». Ses biographes relatent des histoires similaires ayant trait à trois différentes peintures au moins que le public prenait pour des œuvres de la Renaissance Vénitienne24. Ces anecdotes sont à leur tour confirmées par des correspondances privées, parmi lesquelles un échange de lettres datant de 1796 entre Canova et son ami, l’architecte vénitien Gian Antonio Selva25.

14 Dans chacun des cas décrits ci-dessus, les spectateurs furent trompés par l’élément qui obséderait tant Canova tout au long de sa carrière – c’est-à-dire, la surface ou la finition de l’œuvre. L’illusion advient à la surface de l’œuvre ; après tout, ce furent les « finitions » qui donnèrent au faux Giorgione de Canova son apparence ancienne. Bien que les ruses de Canova fussent en premier lieu conçues pour piéger le monde des connaisseurs, la dimension trompeuse de la surface d’une œuvre artistique devenait de plus en plus problématique pour le marché de l’art bouillonnant de l’Italie du dix- huitième siècle, en raison particulièrement de la forte demande concernant les sculptures anciennes. Les Grands Touristes et les musées nouvellement fondés étant à la recherche de statues classiques pour leurs collections, la demande dépassait largement l’offre et la fréquence des faux devenait un problème économique réel. Lors de son voyage à Rome en 1787 Peter Beckford exposa clairement les répercussions financières d’une telle fraude, mettant en garde les futurs visiteurs de la ville contre les copies de tableaux, des antiquités « créées pour eux seuls, » et les fausses perles et médailles26. Les faux qui étaient placés dans les nouveaux musées étaient cependant bien plus problématiques. Des œuvres d’origine douteuse, ou des fragments qui étaient « restaurés » afin de recomposer des objets complets, se frayaient un chemin dans ces établissements, censés être les bastions des plus grandes œuvres d’art de l’ancien monde. Bien qu’il soit avéré que seuls les objets restaurés et complets faisaient l’objet d’acquisitions par les musées au dix-huitième siècle, il est également vrai que les restaurateurs et les marchands falsifiaient le caractère ancien de certaines sculptures afin de les vendre. Giandomenico Spinola a récemment mis en évidence plusieurs œuvres modernes qui furent délibérément vendues au Vatican comme des antiquités, dont un buste de Sabine, et un Herakles Bibax, achetés respectivement aux alentours de

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1775 et 180327. Dès le milieu du dix-neuvième siècle, les visiteurs étaient devenus conscients que certaines œuvres étaient en réalité des contrefaçons. Le musée du Capitole, par exemple, fut la cible du regard critique de John Broughton, qui déclara à regret : « Les antiquités du palais des Conservateurs, pour peu qu’elles fussent toutes authentiques, seraient les vestiges romains les plus passionnants. » Au moins, se résignait-il à admettre, les œuvres modernes ne sont pas l’objet « d’une telle incertitude28 ».

15 Bien que la surface sculpturale pût tromper les spectateurs en créant une aura d’antiquité, elle pouvait également suggérer le contraire – c’est-à-dire, attirer l’attention sur le caractère moderne de l’œuvre. Nous nous limiterons ici à deux exemples. Hébé et La Madeleine Pénitente furent toutes deux exposées au Salon de Paris de 1808, en compagnie de deux autres œuvres de Canova, Madame Mère et Amour et Psyché debout. Comme mentionné plus haut, la peau des deux statues était teintée de jaune, et toutes deux avaient les lèvres et les joues rouges. De surcroît, toutes deux étaient pourvues d’accessoires de bronze : Hébé, par exemple, portait un serre-tête doré et tenait entre ses mains une coupe et un vase en or, tandis que la Madeleine Pénitente méditait, penchée sur une croix en bronze. Les deux sculptures provoquèrent la colère des critiques. L’utilisation que Canova faisait du bronze s’attira particulièrement les foudres – Victorin Fabre, par exemple, qui écrivait pour le Mercure de France, jugea que la croix de Madeleine formait « une disparate choquante » avec le reste de la sculpture29. Cependant, la manière dont les artistes de l’antiquité utilisaient la polychromie faisait l’objet d’une nouvelle interprétation qui justifiait, ne serait-ce que partiellement, l’inclusion de métal dans une œuvre en marbre. En 1804, Quatremère de Quincy, par exemple, donna une série de conférences sur le sujet à l’Institut de France, et en 1815 il publia un traité illustré, Le Jupiter Olympien30. Paradoxalement, néanmoins, tandis que Quatremère justifiait l’utilisation par Canova de techniques mixtes, arguant du fait que sa pratique artistique était fidèle à des méthodes employées par les anciens, la surface peinte ne bénéficiait pas de la même indulgence31. En dépit des sources littéraires qui faisaient état de sculptures peintes, à l’instar de l’Histoire naturelle de Pline et De architectura de Vitruve, sans oublier le nombre grandissant de preuves archéologiques, l’utilisation de la couleur était toujours considérée avec suspicion32. Auguste Creuzé de Lesser, qui vit l’une des versions de Hébé dans l’atelier de Canova en 1802 affirmait que « du moment qu’on admet deux couleurs dans la sculpture, il faut les admettre toutes33 ». Pour d’autres auteurs, la peau jaunie, ainsi que les joues et lèvres roses, trahissaient « l’artifice34 » de Canova et n’étaient rien d’autre que « charlatanisme et imposture35 ». La menace qu’elles faisaient peser sur le statut même de la sculpture préoccupait plus encore les critiques qui exprimaient constamment leur inquiétude. Par exemple, de telles techniques « n’étaient pas dignes de la gravitas de la sculpture36 ». L’utilisation de la couleur représentait la tentative malencontreuse de Canova « de conférer à ses statues un air de réalité et d’accentuer leur ressemblance à la nature par des moyens artificiels sans lien avec le domaine de la sculpture37 ». La polychromie semblait « utilisée à dessein, afin d’accentuer le plaisir de l’amateur, plus à même d’éprouver de l’enthousiasme, et qui évalue souvent la perfection d’une œuvre au degré de satisfaction qu’elle lui procure38 ». L’influence de Canova était à craindre également : d’autres sculpteurs pourraient imiter la technique de Canova, et détruire ce faisant « la noble simplicité, la franchise de composition, et même de style qui doivent former toujours le principal caractère des grands ouvrages de sculpture39 ».

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16 Les critiques adressées aux sculptures de Canova lors du salon de 1808 faisaient écho aux écrits de théoriciens et philosophes publiés quelques décennies auparavant sur l’ensemble du continent. Joshua Reynolds, par exemple, dans ses Discours, soutenait l’idée que l’admiration éprouvée envers la sculpture provenait du « charme de l’intelligence » et de la « contemplation de la beauté parfaite » – l’ajout de couleur transformait l’art en « un simple amusement pour les yeux40 ». En 1778, Johann Gottfried Von Herder affirma que la couleur rendait les sculptures « laides » car l’essence de la sculpture se trouvait dans la forme et était conçue pour être ressentie par le toucher41. Et, bien évidemment, Winckelmann lui-même, dans son Histoire de l’art chez les anciens paru en 1764, écrivait que « la couleur contribue à la beauté ; mais elle n’est pas la beauté elle-même. […] la beauté d’un corps bien fait s’accroîtra par sa blancheur42 ».

17 La peur que la coloration de la surface du marbre ne transgressât le domaine même de la technique imprégnait l’ensemble des critiques, qu’elles fussent l’œuvre de philosophes, de théoriciens ou de critiques d’art ; autrement dit, la coloration des sculptures réduisait d’une certaine manière non seulement le travail individuel, mais également l’austérité et le sérieux de l’art dans son ensemble. La couleur menaçait de rendre l’art de la sculpture attrayant pour une nouvelle catégorie de spectateurs – les « amateurs » qui pourraient éprouver du plaisir – ou pire, se « divertir » – devant cette forme d’art. Dès le début du dix-neuvième siècle, tandis que les rues des villes européennes étaient envahies de spectacles et de nouvelles formes d’attractions populaires, il existait un risque réel que la sculpture elle-même ne devînt qu’un simple divertissement de plus parmi d’autres ; la distance entre le Salon et le musée de cire se réduisait dangereusement. Même les auteurs qui n’étaient pas des critiques d’art, à l’instar de Charlotte Eaton, qui voyagea à travers l’Europe en 1817, en comprenait les enjeux. Elle désapprouvait la pratique de la coloration du marbre en tant que tentative outrageuse de reproduire la vie, et la qualifiait de « charlatanisme ». « Si toutefois », écrivait-elle, « cette peinture des statues était présentée dans l’espoir vain de créer une technique se rapprochant de la nature vivante, les objets de sculpture semblent avoir été étrangement abusés et avilis. Ils ne consistent certainement pas en une stricte imitation de la vie ; car, si tel était le cas, un quelconque spectacle de curiosités rassemblant des œuvres de cires surpasserait la plus subtile des sculptures de Phidias43. »

18 Les observations d’Eaton m’amènent à la dernière partie de cet article, dans laquelle j’aimerais explorer la question de « la stricte imitation de la vie ». Je souhaite prendre en considération « l’effet de réel » créé par la surface colorée en lien à la question de la vie artificielle, et, plus spécifiquement, l’idée qu’il pourrait y avoir plus que le seul marbre sous la « peau » de la sculpture. La perspective d’insuffler la vie à la matière inanimée apparut au grand jour au dix-huitième siècle, et plus particulièrement dans la France du dix-huitième siècle, au croisement de deux préoccupations – un profond intérêt pour le mythe de Pygmalion et les théories philosophiques traitant de l’animation de la matière. Un certain nombre de philosophes du dix-huitième siècle – Pierre Bayle, Julien Offray de la Mettrie, et Étienne Bonnot, l’Abbé de Condillac, entre autres – tous réfléchirent à la capacité de donner la vie à un objet inanimé ; ce qui est devenu, à son tour, une source de questionnement pour les universitaires au présent, tout comme la relation érotique entre le créateur et son sujet animé44.

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19 La majorité de ces philosophies matérialistes du dix-huitième siècle gravitaient autour d’une idée primordiale – à savoir, toute matière étant composée des mêmes atomes, la différence entre objets inanimées et animés est uniquement liée à la structure ou l’agencement des atomes. Il devrait donc être possible d’une façon ou d’une autre de transformer l’énergie afin d’altérer la structure atomique de la matière morte, ou inanimée, et de produire la vie45. Il arrivait souvent que les sculptures fussent utilisées comme l’exemple de matière inanimée qui pourrait être transformée, vraisemblablement en raison de leur forme calquée sur le vivant. De Condillac, dans son Traité des sensations, publié en 1754, imagina une expérience scientifique dans laquelle une statue ressent chacun des cinq sens individuellement, l’un après l’autre, puis combinés les uns aux autres. Dans son avis au lecteur, il nous demande d’imaginer « une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées46 ». Tandis qu’il active chacun des sens, la statue s’initie à la connaissance et à la mémoire ; en réalité, la statue prend vie. Cependant, la manière dont De Condillac imagine l’extérieur en marbre de la statue comme une barrière empêchant l’usage des sens jusqu’au moment où il y ouvre une brèche est ce qui m’intéresse le plus dans cette expérience. De Condillac imagine que la statue est réellement une carapace, et non pas une masse solide et impénétrable.

20 Compte tenu du large engouement à l’égard de l’animation de la matière au cours du dix-huitième siècle, il n’est pas surprenant que le mythe de Pygmalion ait connu dans le même temps une grande popularité. Andreas Blühm cite 142 versions du mythe au théâtre et dans les Beaux-Arts entre 1500 et 1900, dont plus de la moitié furent créées entre 1700 et 180047. Dans le mythe rendu célèbre par la version d’Ovide, Pygmalion sculpte une statue en ivoire représentant une femme d’une grande beauté. Il est si amoureux d’elle qu’il la caresse, lui offre des cadeaux, et implore Vénus de lui accorder une épouse semblable à sa compagne d’ivoire. Vénus, sensible à sa requête, donne vie à la statue de telle manière que l’ivoire « s’amollit quand il [Pygmalion] l’a touché, il perd de sa rigidité, se creuse et cède sous les doigts, comme la cire de l’Hymette qui fond au soleil et qui, sous le pouce qui la façonne, prend moult formes […]. » Mais la chair malléable n’est pas le seul moyen par lequel l’animation de la statue est décrite – ses « veines palpitent sous son pouce » et lorsqu’il lui donne un baiser, elle rougit48.

21 Le rôle joué par la circulation du sang comme signe de vie est d’autant plus important lorsque nous considérons l’arrière-plan du mythe de Pygmalion. Ce dont ne se souviennent pas la plupart des gens dans le récit que fait Ovide, c’est la raison pour laquelle Pygmalion crée la statue à l’origine : il vivait en célibataire, car il se sentait « offusqué » par les Propétides, femmes de la ville d’Amathonte. Les Propétides avaient osé renier leur allégeance à Vénus ; pour les punir, elle les força à se prostituer. Elles perdirent leur sens de la pudeur, et, par conséquence, leur capacité à rougir ; « le sang de leur visage se durcit, elles devinrent, sans subir grande modification, des rocs rigides49. » Lorsque leur sang cessa de circuler, elles furent foncièrement changées en pierre.

22 Dans les versions du dix-huitième siècle du mythe, rougir devient pour ainsi dire un symbole du corps vivant. La couleur laissait à penser que l’intérieur de la sculpture avait été transformé ; au sein de la carapace de marbre, désormais devenue chair, battait un cœur et circulait du sang. Dans les tableaux représentant Pygmalion, il devenait chose courante de donner à voir la métamorphose de Galatée, de la sculpture à la femme vivante, à travers l’utilisation de chair rose juxtaposée à la pierre blanche.

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Jean Raoux (1717), Louis-Jean Lagrenée (1777), Laurent Pécheux (1784), et Louis Gauffier (1797) ont tous figuré le moment de transformation de la même façon ; le rose signifiait la vitalité, un trope repris également dans les représentations du mythe tout au long des dix-neuvième et vingtième siècle, l’une des plus célèbres étant, par exemple, la peinture d’Anne-Louis Girodet de 1817 qui était elle-même un hommage rendu à Canova (fig. 8). Mais l’exemple le plus remarquable de l’utilisation du rouge aux joues comme ligne de démarcation entre la vie et la mort est un fait historique. Charlotte Corday, plus connue, on le sait, pour avoir assassiné le 13 juillet 1793 le révolutionnaire français Jean-Paul Marat, fut guillotinée pour son crime quatre jours plus tard. Après qu’elle fut décapitée, on rapportait que le bourreau ramassa sa tête et lui donna une claque sur la joue. Il était dit que Corday avait rougi sous le coup50.

Fig. 8

Anne Louis Girodet de Roussy-Trioson, Pygmalion et Galatée, 1817. Peinture à l’huile. 2.53 x 2.02 m. Musée du Louvre, Paris Image du domaine public http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite? srv=obj_view_obj&objet=cartel_28349_33183_rf2002-4.jpg_obj.html&flag=true Dernière visite le 29 août 2016

23 Le rouge aux joues de Corday pourrait être interprété tant en termes moraux – une expression de honte pour le crime commis – qu’en termes physiologiques51, et sans doute que l’incident alimenta les discussions à propos du temps que reste conscient un individu après avoir été décapité52. En outre, il s’agissait uniquement de l’un des nombreux épisodes advenus au cours de la période de la Révolution, où le sang représentait la transition de la vie à la mort. Alors que cette transition avait pris la forme d’un fard pour Corday, l’exemple de la tête décapitée de Louis XVI montrée à la

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foule n’en est pas moins frappant ; dans la plupart des gravures populaires représentant l’événement, son cou tranché dégouline de sang (fig. 9).

Fig. 9

Georg Heinrich Sieveking, Exécution du roi Louis XVI, 21 janvier 1793. Gravure. Musée Carnavalet, Paris Image du domaine public http://www2.uncp.edu/home/rwb/louis16_execution.jpg Dernière visite le 29 août 2016

24 Avec de tels épisodes à l’esprit, il devient désormais évident que la surface cirée et colorée des œuvres de Canova pouvait être interprétée comme une peau, sous laquelle circulait le sang de la vie. Après tout, la pierre que les spectateurs voyaient n’était peut- être pas ferme et rigide ; elle pouvait bien être uniquement une surface, un épiderme perméable, contenant la réalité désordonnée, puisque vitale, du corps. Et les réactions aux œuvres de Canova laissent à penser que la surface de ses sculptures était perçue comme pouvant être percée. Lorsqu’en 1795, par exemple, Giuseppe Lucchesi Palli vit Vénus et Adonis, il fut enclin à faire plus que toucher l’œuvre. « Le marbre est traité avec une telle habileté », écrivit-il, « que la surface semble véritablement être de la peau humaine, et l’on est tenté de la piquer avec une épingle pour voir si elle saigne53 ». La réponse d’Auguste Creuzé de Lesser à la polychromie de la sculpture était moins flatteuse. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur du temple qui hébergeait le groupe, il fut : désagréablement frappé d’une large bande, blanc de neige, qui entouroit la ceinture de cette déesse. Je crus que c’étoit un linge dont une pudeur assez ridicule l’avoit couverte, et je priai qu’on l’ôtât ; mais en m’approchant je vis que Canova avoit profité, pour masquer un peu sa Vénus, d’une variété de teinte qui existoit dans la blancheur du marbre. Je me demandai ce que ce linge avoit là à faire auprès d’Adonis ; de plus un linge blanc me montra tout de suite une Vénus toute grise. Au reste ce qui auroit dû me détromper tout de suite, c’est que ce linge est posé tellement qu’à moins de supposer qu’il tient par des épingles à la personne même de Vénus, il est impossible qu’il tienne ; mais aussi Vénus est dans une disposition si tendre qu’on peut supposer que dans ce moment-là le voile alloit achever de tomber54.

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25 Nous ne savons pas si Creuzé de Lesser réalisa que Canova avait produit cet effet à l’aide de cires et d’huiles, plutôt qu’en tirant simplement parti des particularités de ce morceau de marbre, mais lui et Lucchesi Palli perçurent la surface du marbre comme une peau pénétrable pouvant être percée par des épingles. La teinte rouge que Canova utilisa sur les joues et les lèvres de ses sculptures de femmes pouvait également être faussement interprétée. Des années plus tard, en écho au salon de 1808, un critique évoqua la façon dont Canova avait donné une « teinte, assez forte, de carmin […] à l’intérieur de la bouche de son Hébé55 ». Les lèvres de Hébé étant à peine entrouvertes, il est vraisemblable que le critique ait confondu le « rouge à lèvres » de Hébé avec un orifice ; ce faisant, il émettait l’idée que l’intérieur de la sculpture était composé de tissus mous.

26 Dès lors, la surface colorée du marbre pouvait être perçue comme une peau pénétrable, sous laquelle l’anatomie humaine complexe repose et le sang circule. Ceci à son tour pouvait être lu de deux manières. D’une part, la pierre de couleur rappelait le mythe de Pygmalion, et participait de par sa nature à la célébration de la vie. La sculpture inanimée portait en elle la possibilité d’être animée ; elle portait en elle la puissance de vie. D’autre part, le corps hyperréaliste menaçait également du contraire ; autrement dit, là où il y a la vie, il y a aussi la mort et la décomposition. En effet, la cire de couleur avait souvent été employée dans les rites funéraires ; une tradition qui remontait à la renaissance, voire peut-être avant, voulait que des effigies et autres votifs fussent placés sur les corps ou laissés dans les églises56. Durant les années qui suivirent la Révolution française, même les divertissements tels que les sculptures de cire de Madame Tussauds devinrent populaires non parce qu’elles représentaient des individus vivants, mais parce qu’elles faisaient la part belle aux morts, Louis XVI et les martyrs de la Terreur en particulier57. Les cires anatomiques, qui proliférèrent au cours du dix- huitième siècle, sont peut-être plus significatives encore de la manière dont la surface de couleur – et plus spécifiquement la surface de cire – occupait la zone liminale entre la vie et la mort. Ces cires faisaient littéralement de la surface sculpturale une peau ; la chair pouvait être retirée, et le corps qu’elles contenaient être exposé à la vue de tous (fig. 10-11). En outre, elles étaient parfois composées de cadavres plastinés eux-mêmes, figeant éternellement le corps dans un tableau qui enchevêtrait l’animation de la matière et la mort58.

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Fig. 10

Atelier de Clemente Susini et Giuseppe Ferrini, Femme enceinte, de profil, avec muscles partiellement apparents et fœtus [également connus sous le nom générique de Vénus anatomique], 1770-1775. Squelette en bois ou métal, cire de couleur et cire transparente. Museo di storia naturale, sezione zoologica « La Specola, » Florence, Italie Photographie de Lyle Massey, « On Waxes and Wombs: Eighteenth-Century Representations of the Gravid Uterus », dans Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, sous la direction de Roberta Panzanelli, Los Angeles, CA, Getty Research Institute, 2008, p. 84-85

Fig. 11

Atelier de Clemente Susini et Giuseppe Ferrini, Femme enceinte, de profil, avec muscles partiellement apparents et fœtus [également connu sous le nom générique de Vénus anatomique], 1770-1775. Squelette en bois ou métal, cire de couleur et cire transparente. Museo di storia naturale, sezione zoologica « La Specola, » Florence, Italie Photographie de Lyle Massey, « On Waxes and Wombs: Eighteenth-Century Representations of the Gravid Uterus », dans Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, sous la direction de Roberta Panzanelli, Los Angeles, CA, Getty Research Institute, 2008, p. 87

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27 Dès lors, au dix-huitième siècle, la représentation du corps humain sous une forme sculpturale – en particulier sous une forme sculpturale polychrome – devint le point de mire d’un nombre grandissant de recherches esthétiques, philosophiques et scientifiques. Bien que vers le milieu du dix-neuvième siècle Charles Baudelaire eût déclaré que la sculpture était « ennuyeuse », l’oscillation de la surface de couleur entre l’antique et le moderne, la chair et la pierre, et le pénétrable et l’impénétrable nous donne à voir que pour les générations précédentes, il en était tout autre59. De surcroît, la fascination pour les qualités trompeuses de la surface sculpturale, et la disjonction entre la surface d’une sculpture et son centre, demeure un espace d’exploration pour les artistes contemporains. Qu’il s’agisse des sculptures hyperréalistes de Duane Hanson, au cours des années 1970 et 1980, pour lesquelles une peau réaliste créée à partir de fibre de verre et de résine enveloppe parfois un moulage de bronze méticuleusement confectionné, ou encore de la Vierge Marie écorchée de Kiki Smith (1992) qui réduit la mère du Christ à son état le plus charnel, la surface sculpturale sinue entre la vie et la mort et devient un espace où se rencontrent la foi et la science, l’espérance et l’horreur.

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NOTES

1. Claire J. Farago, éd., Leonardo da Vinci’s Paragone : A Critical Interpretation with a New Edition of the Text in the Codex Urbinas, Leiden and New York, E.J. Brill, 1992, p.257. 2. Les techniques de finition de Canova ont récemment fait l’objet d’une attention particulière. Voir, par exemple, Hugh Honour, « Canova’s Studio Practice II: 1791-1822, » The Burlington Magazine 114, n°. 829, avril 1972, p. 218-19 ; Mark Norman et Richard Cook, « ‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’: Canova, Colour, and the Classical Ideal, » dans Canova: Ideal Heads, éd. Katharine Eustace, Oxford, Ashmolean Museum, 1997, p.47-58 ; Alex Potts, The Sculptural Imagination: Figurative, Modernist, Minimalist, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2000, plus particulièrement « Surface Values, » p. 38-60 ; Satish Padiyar, Chains: David, Canova, and the Fall of the Public Hero in Postrevolutionary France, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 2007, p. 119–41 ; et, plus récemment, David Bindman, Warm Flesh, Cold Marble: Canova, Thorvaldsen and Their Critics, New Haven, Yale University Press, 2014. 3. Le Général Baron Thiébault, par exemple, après avoir rendu visite à Canova dans son atelier en 1799, fit la réflexion suivante : « Une chose me surprit dans toutes ces statues, c’était la différence de la teinte du marbre qui, dans le même bloc, distinguait la chair et les vêtements. Je pensai que cette différence provenait de la manière de piquer le marbre ou de le polir ; mais Canova me dit qu’il avait découvert une espèce de cire dont il faisait enduire toutes les parties représentant les chairs, et que ce procédé avait non seulement l’avantage de leur donner un velouté nouveau pour le marbre, mais encore de contribuer à préserver ces parties des effets de l’air. » Paul Charles François Adrien Henri Dieudonné Thiébault, Mémoires du General Baron Thiébault, publiés sous les auspices de sa fille Claire Thiébault, d’après le manuscrit original, par Fernand Calmettes, 7ème éd., 5 vols., Paris, Éditions Plon, Nourrit et Cie, 1893-1895, vol. 2, p. 549. Sauf mention contraire, j’utilise mes propres traductions. J’ai également conservé l’orthographe et la formulation d’origine dans toutes les citations, ainsi que les fautes de frappe. 4. Pour reprendre l’expression employée par Alex Potts. Voir Potts, The Sculptural Imagination : Figurative, Modernist, Minimalist, p. 38-60. 5. Voir Roland Barthes, « L'effet de réel », Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV. Éditions du Seuil, Paris 2000, p. 167-174.

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6. Pour plus d’information sur Vénus et Adonis, voir les analyses d’Auguste Creuzé de Lesser dans la note de bas de page n°54. Pour lire l’intégralité du passage témoignant de la réaction de Thiébault à sa visite de l’atelier de Canova, voir la note 3. 7. Joseph Forsyth, Remarks on Antiquities, Arts, and Letters During an Excursion in Italy, in the Years 1802 and 1803, éd. Keith Crook, 1813, Londres ; Newark ; Cranbury, New Jersey, University of Delaware Press ; Associated University Presses, 2001, p. 113. 8. Pour en savoir plus sur ces différentes moutures de Hébé, voir Norman et Cook, « ‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’: Canova, Colour, and the Classical Ideal, » p. 51-52. 9. Ibid., p. 54-56. 10. La statue de Canova de la Vénus Victrix est une exception intéressante ; un travail récent de restauration a montré que Canova ne cira pas cette œuvre particulière. Voir Elisabetta Caracciolo et Elisabetta Zatti, « Il Restauro della Sala di Paolina Bonaparte = la restauration de la Chambre de Pauline Bonaparte, » dans ‘Venere Vincitrice’: La Sala di Paolina Bonaparte alla Galleria Borghese, éd. Claudio Strinati, Rome, éditions dell’Elefante, 1997, p. 216. 11. Selon les comptes rendus de restauration, Apollon et Daphné du Bernin reçurent une patine de cire au dix-septième siècle. La question de savoir si elle fut appliquée ou non par le Bernin est au cœur d’un certain nombre de débats. Voir Kristina Herrmann Fiore, « Apollo e Dafne del Bernini al Tempo del Cardinale Scipione Borghese, » dans ‘Apollo e Dafne’ del Bernini nella Galleria Borghese, éd. Kristina Herrmann Fiore et Araldo de Luca, Milan, Silvana Editoriale, 1997, p. 98. Pour plus d’information sur l’état matériel de la sculpture et de sa surface, voir les comptes rendus de restauration dans Elisabetta Caracciolo et Elisabetta Zatti, « Il Restauro delle Sculture », ibid., et plus spécifiquement p. 152, et Alfredo Aldrovandi et al., « Apollo e Dafne : Indagini Scientifiche per lo Studio delle Superfici », ibid., p. 161-69. Concernant L'Enlèvement de Perséphone, voir Genevieve Warwick, Bernini : Art as Theatre, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2012, p. 109. Dans l’entrée de son journal en date du 12 août 1665, Paul Fréart de Chantelou remarquait l’intérêt de l’artiste à l’égard de la surface sculpturale, en particulier la manière dont le marbre acquérait un velouté naturel avec le temps. Voir Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, éd. Milovan Stanić, Paris, Macula-Insulaire, 2001, p. 116. 12. Voir Herrmann Fiore, « Apollo e Dafne del Bernini al Tempo del Cardinale Scipione Borghese, » p. 98, ainsi que Norman et Cook, « ‘Just a Tiny Bit of Rouge upon the Lips and Cheeks’ : Canova, Colour, and the Classical Ideal », p. 50. 13. Thomas Jenkins et Robert Fagan étaient deux marchands particulièrement peu scrupuleux. Voir Brinsley Ford, « Thomas Jenkins : Banker, Dealer and Unofficial English Agent », Apollo 99, n°. 148, 1974, p. 416-25 et Antonello Cesareo, « ‘He Had for Years the Guidance of the Taste in Rome’ : Per un Profilo di Thomas Jenkins, » dans Collezionisti, Disegnatori e Teorici dal Barocco al Neoclassico, éd. Elisa Debenedetti, Studi sul Settecento Romano, 25, Rome, Bonsignori Editori, 2009, p. 221-250. Pour en savoir plus sur Fagan, voir Ilaria Bignamini, « I Marmi Fagan in Vaticano : La Vendita del 1804 e Altre Acquisizioni, » Bolletino Monumenti, Musei e Gallerie Pontificie 16, 1996, p. 331-94. Voir également les documents dans les Archivio di Stato, Rome, Camerale II, Antichità e Belle Arti, Busta 6, fasc. 175 qui condamne Fagan pour avoir exporté des objets de Rome sans autorisation. 14. Voir Ascanio Condivi, Vie de Michel-Ange, introd., trad. et notes de Faguet, Bernard, Climats, Flammarion, Paris, 1997, p. 88. Pour une analyse fascinante décrivant Michel-Ange comme un probable faussaire, voir Lynn Catterson, « Michelangelo’s Laocoon ? », Artibus et Historiae N° 52, 2005, p. 29-56. 15. Cité dans Honour, « Canova’s Studio Practice II : 1791-1822 », p. 219. 16. Évoqué par Thomas Moore dans une note de son journal intime du 29 Octobre 1819, après une visite au Museo Pio-Clementino avec le sculpteur Sir Francis Legcatt Chantrey. Thomas Moore,

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Memoirs, Journal and Correspondence of Thomas Moore, éd. John Russell, Londres, Longman, Green, Longman and Roberts, 1860, p. 235. 17. August von Kotzebue, Souvenirs d'un voyage en Livonie, à Rome et à Naples, faisant suite aux « Souvenirs de Paris », traduits de l'allemand par Guilbert de Pixérécourt, Paris, Barba, 1806, 4 vol., vol. 3, p. 298. https://babel.hathitrust.org/cgi/pt? id=uc1.$b267596;view=1up;seq=306;size=150 18. Memes, John Smythe, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture, Edinburgh, Archibald Constable & Co., 1825, p. 295-96. Leopoldo Cicognara donne à entendre la même histoire. Leopoldo Cicognara, Biografia di Antonio Canova, Venise, éditions Giambattista Missiaglia, 1823, p. 11-12. Antonio d’Este donne une version légèrement différente. À en croire son récit, un sculpteur français du nom de Suasy critiquait souvent le style de Canova. Un matin, d’Este tomba nez à nez avec Suasy alors qu’il transportait des moulages du bras du Minotaure, ainsi que d’un pied et d’une main de Thésée. Après que Suasy les eut vus, non seulement le supplia-t-il de les lui céder, mais il suggéra avec mépris que D’Este les apportât à Canova afin qu’il pût les étudier et apprendre de la pièce antique. D’Este rétorqua joyeusement que les morceaux faisaient partie d’une œuvre originale de Canova lui- même — une farce qui mit fin à l’amitié entre d’Este et Suasy. Antonio d’Este, Memorie di Antonio Canova, éd. Paolo Mariuz, 1864, Bassano del Grappa : Istituto di ricerca per gli studi su Canova e il neoclassicismo, 1999, p. 56-57, note 2. 19. Ceci étant dit, tout au long de sa carrière, Canova réalisa souvent des sculptures qui imitaient d’anciennes œuvres prestigieuses et exposa ses sculptures de telle manière qu’était mise en évidence la comparaison avec les sources antiques. Voir, par exemple, Antonio Pinelli, « La Sfida Rispettosa di Antonio Canova. Genesi e Peripezie del ‘Perseo Trionfante’ », Ricerche di Storia dell’Arte 13/14, 1981, p. 421-38 et Christina Ferando, « Staging Neoclassicism: Antonio Canova’s Exhibition Strategies for Triumphant Perseus » dans Das Originale der Kopie: Kopien als Produkte und Medien der Transformation von Antike, éd. Tatjana Bartsch, et al., Collaborative Research Centre, Berlin, de Gruyter, 2010, p. 139-63. 20. « Questo quadro restò per più anni in un angolo dello studio, finchè per la patina della polvere e degli anni, prese aspetto di un vecchio quadro. » Voir d’Este, Memorie di Antonio Canova, p. 348. 21. Memes, John Smythe, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture, p. 374. Voir également d’Este, Memorie di Antonio Canova, p.70 et Faustino Tadini, Le Sculture e le Pitture di Antonio Canova Pubblicate Fino a quest’Anno 1795, Venise, Dalla Stamperia Palese, 1796, p. 42. Wendy Wassyng Roworth examine également le cas du faux Giorgione de Canova, référençant les variantes des différents récits biographiques. Elle les replace dans le contexte plus large de descriptions littéraires et biographiques de plaisanteries et de tours joués par les artistes, et soulignait également la place importante qu'occupait la peinture vénitienne à Rome à cette époque. Voir Wendy Wassyng Roworth, « Pulling Parrhasius’s Curtain : Trickery and Fakery in the Roman Art World, » dans Regarding Romantic Rome, éd. Richard Wrigley, Bern, New York, P. Lang, 2007, p. 17-37. Plus récemment, Ranieri Varese a développé l'idée similaire que ces récits redonnaient à voir l'importance que l'Art Vénitien avait aux yeux de Canova. Voir Ranieri Varese, « Un Falso Giorgione e un Vero Canova, » dans Mosaico: Temi e Metodi d’Arte e Critica per Gianni Carlo Sciolla, éd. Rosanna Cioffi et Ornella Scognamiglio, Monumenta Documenta, 4, Naples, Luciano Editore, 2012, vol. 1, p. 353-362. 22. Gilbert Bagnani compare volontairement des œuvres falsifiées avec des « faux à l'envers » – « soit des objets ou des documents qui, bien qu'indubitablement inauthentiques, ne peuvent pas être considérés ni comme des faux, ni comme des contrefaçons. » Ces travaux, qu'il s'agisse de copies d'œuvres d'art, d'études, de canulars, de parodies ou d'exercices, étaient produits par des artistes et des érudits pour leur propre plaisir ou leur enseignement, sans intention de tromper, et devinrent des « faux » en raison de l'ignorance et du passage du temps. La Vénus au miroir de

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Canova pouvait raisonnablement être rangée dans cette catégorie. Voir Gilbert Bagnani, « On Fakes and Forgeries », Phoenix 14.4, hiver 1960, p. 29. 23. « [...] lo termina in modo, che sembrava un vecchio dipinto ». Voir d’Este, Memorie di Antonio Canova, p. 78 et Melchior Missirini, Della Vita di Antonio Canova : Libri Quattro, Prato, per i Frat. Giachetti, 1824, p. 123. 24. Pour d’autres récits au sujet des « faux » de Canova, voir Missirini, Della Vita di Antonio Canova : Libri Quattro, p. 123-25, et Memes, Memoirs of Antonio Canova, with a Critical Analysis of his Works, and an Historical View of Modern Sculpture, p. 373-75. 25. Pour la réception à Naples du tableau de Canova dans le style de Giorgione, voir les lettres de Ranieri Calzabigi à Canova, 18 avril 1795, et de Nicola Passeri à Canova, 23 avril 1795, citées dans Paola Fardella, Antonio Canova a Napoli: Tra Collezionismo e Mercato, Naples, éd. Paparo, 2002, p. 28, respectivement notes 33 et 148-49. Pour la redécouverte du tableau de Canova, voir Marco Nocca, « Un Dipinto Inedito di Antonio Canova Ritrovato a Propaganda Fide : l’Ezzelino da Romano (1793), » Bolletino Monumenti, Musei e Gallerie Pontificie 22, 2002, p. 109-36. Canova prit ensuite les dispositions nécessaires pour envoyer son tableau à Venise, où il serait exposé sans que fût dit que Canova en était le créateur afin de voir la réaction du public. Voir la lettre de Canova à Giannantonio Selva du 14 mai 1796 et la réponse de Giannantonio Selva à Canova du 21 mai 1796. L’original de la lettre de Canova à Selva est à la Biblioteca Correr (PD 529C), mais elle a été publiée (avec quelques modifications) dans Lettere Familiari Inedite di Antonio Canova e di Giannantonio Selva. Per le Nozze Persico-Papdopoli, Venise, dal premiato stabilimento di G. Antonelli, 1835, p. 14. La lettre de Selva à Canova fut publiée dans Este, Memorie di Antonio Canova, p. 369. 26. « Les artistes sont commandités en premier lieu par des voyageurs anglais, qui suivent habituellement le conseil de M. GRAY, et achètent tout ce qui peut s’acheter : et entre autres curiosités, des copies de tableaux originaux ; et des antiquités fabriquées spécialement pour eux. Si vous deviez acheter des tableaux, prenez garde aux contrefaçons, et souvenez-vous d’Andrea. Des médailles vous seront également apportées en grandes quantités, dont la fabrication requiert quelques précautions également. C’est la rareté qui fixe la valeur : il ne vous viendrait pas à l’esprit, par exemple, qu’un Othon en cuivre valût plus qu’un Othon en or. Les fausses perles sont fabriquées ici avec la plus grande perfection. Si toutefois elles n’étaient pas trop grosses, de loin elles pourraient passer pour de vrais, et rempliront dans tous les cas parfaitement leur rôle également. Les perles que portait Cléopâtre étaient estimées valoir cent soixante et un mille quatre cent cinquante-huit livres sterling. — Que n'eût-on pu employer cet argent à d’autres fins plus utiles ! » Peter Beckford, Familiar Letters from Italy, to a Friend in England, 2 vols., Salisbury, édité et commercialisé par J. Easton, 1805, vol. 2, p. 317-18. 27. Giandomenico Spinola, « La Manipolazione dell’Antico tra Restauro e Falso: Esempi dai Musei Vaticani, » dans Roma e l’Antico: Realtà e Visione nel ‘700, éd. Carolina Brook et Valter Curzi, Milan, Skira, 2010, p. 52. 28. Nous soulignons. Il poursuit « …. Mais un grand nombre des noms donnés aux marbres et aux bronzes de cette aile du Capitole sont plus que douteux. La colonne duillienne est moderne, et les fragments d'inscription qui la recouvrent sont des copies ; les fragments colossaux du bronze, dont il est dit qu'il appartient à une statue de Commode, ne lui appartiennent sans doute pas. Les oies nommées les sauveuses du Capitole sont peut-être anciennes, mais ressemblent à des canards. Le Garçon qui extrait l'épine n'est pas celui qu’on le dit être, le berger Martius : le bronze Junius Brutus est un baptême; le César est un faux; il en va de même d'Appius Claudius, des Mithridates, de l'Ariadne, de Sappho, du Virgile, du Cicéron, et de la Poppée. De telles incertitudes ne pèsent pas sur la collection des pièces modernes dignes d'intérêt de la Promoteca, dont une grande partie fut retirée du Pantheon ; mais la plupart des bustes récents ont été fournis par la magnanimité de Canova. » John Cam Hobhouse Broughton, Italy ; Remarks Made in Several Visits, from the Year 1816 to 1854, 2 vols., Londres, J. Murray, 1859, vol. 2, p. 39.

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29. « Ces accessoires, ainsi colorés, me semblent faire une disparate choquante avec le reste de la statue […]. » Victorin Fabre, « Salon de peinture. Huitième article. Sculptures, » Mercure de France, journal historique, politique et littéraire, 24 décembre 1808, p. 604. Pour le reste de la citation, voir la note n°39. La réaction de Fabre se fondait d’une part sur la polychromie et d’autre part sur le caractère luxueux du bronze, qui contrastait avec la renonciation pieuse de Madeleine aux biens de ce monde. 30. Voir Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien, ou, l’art de la sculpture antique considéré sous un nouveau point de vue, Paris, de Bure Frères Libraires du Roi et de la Bibliothèque du Roi, 1815. Pour en savoir plus sur l’intérêt que portait Quatremère à la polychromie, voir Yvonne Luke, Quatremère de Quincy’s Role in the Revival of Polychromy in Sculpture, Leeds, Centre for the Study of Sculpture, Henry Moore Institute, 1996. 31. « Quelques-uns se sont récriés sur l’emploi que M. Canova a fait d’un peu de dorure dans l’enjolivement de la ceinture de son Hebé, et sur l’application du métal doré à quelques-uns de ses accessoires. Cette critique ne peut être faite sérieusement que par des personnes peu versées dans la connaissance historique de la sculpture antique, ou qui ne se sont formées l’idée de toutes les variétés que par un petit nombre de marbres. L’habitude d’introduire soit des couleurs, soit des matières diverses dans les statues, fait une des habitudes favorites de l’antiquité. S’il le fallait, on prouverait que loin de ramener l’art vers le mauvais goût des temps barbares ; cet essai de M. Canova le rapproche au contraire, et de la manière et des ertemens pratiqués par les maîtres des plus beaux siècles de la Grèce. Sans doute, et on l’avouera sans peine, ce n’est pas par-là que le statuaire doit ambitionner le don de plaire. Si beaucoup de marbres antiques portent encore des marques d’une parure étrangère à leur matière, si la Vénus de Médecis, par exemple, eut les cheveux dorés, on n’en concluera point qu’il faille imiter par-là l’antique. Mais si ces licenses qui peuvent être subordonnés au goût, sont autorisées par une multitude d’exemples, on en concluera, et que M. Canova a pu se les permettre dans un sujet léger, et que si on l’en blâme, ce ne doit pas être sur-tout par les motifs qu’on a allégués. » Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, « Sur M. Canova et les quatre ouvrages qu’on voit de lui à l’exposition publique de 1808 : par M. Quatremère de Quinci [sic], » Gazette nationale ou le moniteur universel, n° 565, 28 déc. 1808, p. 1429. 32. Pline, par exemple, dans son Histoire Naturelle, évoque l'admiration de Praxitèle à l'égard du peintre Nicias, qui peignit également les propres sculptures de Praxitèle. Vitruve, de son côté, fait état de l'utilisation de cire pour teinter les sculptures de marbre. Voir Pline l'ancien, Histoire Naturelle, avec la traduction en français par M.E. Littré, Tome Second, Paris, Firmin-Didot et Cie, Paris, 1877, livre XXXV, XL , p. 482 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282082c - dernière consultation le 4 juillet 2016) et Marc Vitruve Pollion, Architecture ou Art de bien bastir, traduit par Jan Martin, Secrétaire de Monseigneur Jacques le Cardinal de Lenoncourt, Paris, Jean Martin, 1547, Livre VII, Chap. IX (http://homes.chass.utoronto.ca/~wulfric/vitruve/vit_li7.htm - dernière consultation le 4 juillet 2016). 33. « Elle tient à la main une coupe dorée, idée que je n’approuve en rien, quoique les anciens l’aient eue souvent. Du moment qu’on admet deux couleurs dans la sculpture, il faut les admettre toutes. Dès que vois me montrez une coupe d’or, je trouve difforme et avec raison une bouche toute blanche, des yeux tout blancs : en un mot une seule couleur, ou toutes les couleurs. » Auguste Creuzé de Lesser, Voyage en Italie et en Sicile, fait en MDCCCI et MDCCCII, Paris, de l’Imprimerie de P. Didot l’Ainé, 1806, p. 313. 34. « Le bandeau des cheveux de la Déesse [Hébé], l’aiguière et la coupe qu’elle tient dans ses mains, sont de couleur d’or ; les parties nues de la statue sont imprégnées d’une préparation de soufre et de cire, qui leur donne une teinte jaunâtre et un reflet assez semblable à celui des corps demi-diaphanes, comme certaines portes d’albâtre : cet encaustique a même sur quelques parties du visage une couleur légèrement rosée ; et cependant les draperies conservent la blancheur naturelle du marbre. Ce sont ces petits artifices que nous eussions pu remarquer plus tôt, en

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parlant de la Madelaine et du groupe de Psyché, que l’on reproche au chevalier Canova, comme peu dignes de la gravité de la statuaire. En admirant l’adresse et la discrétion avec laquelle il les emploie, on craint que l’abus n’en devienne un jour funeste. On invite les sculpteurs à repousser une prétendue innovation, qui n’est en effet que le raffinement du procédé ordinaire aux artistes des siècles de barbarie : toutes ces observations me semblent fort justes. Les anciens ont employé l’or, l’argent, les pierreries, la marqueterie dans quelques-unes de leurs statues de marbre. Les anciens n’ont-ils pas eu aussi leurs âges d’îgnorance et leurs siècles d’un luxe barbare ? Nous ne voyons pas cette bigarrure dans ceux de leurs plus beaux ouvrages que le temps a respectés ; et quand elle s’y trouveroit, cette autorité ne sauroit prévaloir contre le bon sens et la raison. À la vue d’un ouvrage de sculpture, nous nous figurons le sujet représenté sons un seul de ses rapports, celui de la solidité. Cette seule propriété, imitée plus ou moins parfaitement, suffit pour nous donner une idée distincte du sujet entier ; et elle satisfait si bien notre esprit, qu’à peine nous nous apercevons de l’absence de toutes les autres. Cependant, que par un soin imprudent l’artiste accorde à quelque partie de sa statue une de ces autres propriétés qui manquent à tout le reste, nous sommes frappés de la différence ; et notre pensée, d’abord tout occupée d’un seul objet, prend un autre tour. La blancheur du lin, si facilement imitée par la blancheur du marbre, nous fera songer à l’inimitable couleur de la chair. Le diadème, brillant d’or véritable, accusera la feinte impuissante de l’art à l’égard des cheveux. Et que le sculpteur égaré dans cette fausse voie n’espère pas s’en tirer en poursuivant : au bout est le terme fatal de l’art. » M.B., « Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova, », Journal de l’Empire, 4 Janvier 1809, 3-4, (http:// gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k418952h/f4.item.zoom, consulté le 04 juillet 2016). 35. « Là encore - il y a du charlatanisme et de l'imposture dans les touches finales des statues de Canova, qui ne sont pas dignes d'un sculpteur. Le marbre n'est pas laissé dans son état naturel, mais il doit être teint et poli pour concourir à l'effet. Les autres sculpteurs rient de cela, et ils ont bien raison ; car ces formes d'élégance accidentelles s'évanouissent bientôt, et n'ont aucun rapport avec la raison d'être de la sculpture, dont l'objet était et continue d'être, de ne représenter que la forme. » Henry Matthews, The Diary of an Invalid, Being the Journal of a Tour in Pursuit of Health, in Portugal, Italy, Switzerland, and France, in the Years 1817, 1818, and 1819, 5ème éd., Paris, A. and W. Galignani et co., 1836, p. 89. 36. Voir la note 37 pour l’intégralité du texte. M.B., « Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova, » Journal de l’Empire, 4 Janvier 1809, p. 3-4 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k418952h/f4.item.zoom). 37. L’auteur anonyme du New Monthly Magazine évoquait ces critiques, mais prenait en dernier lieu la défense des œuvres de Canova. « Certains critiques ont reproché à Canova d’essayer de conférer à ses statues un air de réalité, et d’accentuer leur ressemblance à la nature par des moyens artificiels sans lien avec le domaine de la sculpture : c’est-à-dire en coloriant les yeux, les lèvres et les joues, une pratique inhabituelle parmi les sculpteurs modernes. Il le fit d’une manière si délicate, cependant, que cela reste à peine perceptible, et si cela ne confère pas, comme beaucoup le prétendent, un charme supplémentaire à la statue, il est pour le moins certain que Canova ne permet jamais que la coloration fasse obstruction de telle sorte qu’elle deviendrait repoussante à l’œil. » « Memoir of Antonio Canova [with a Portrait], » The New Monthly Magazine and Universal Register 13, 1er jan 1820, p. 71. 38. « La dernière touche que Canova donne à ses œuvres vise à produire chez le spectateur une impression correspondant à celle que le sujet de ses compositions devrait inspirer. Il donne au marbre l’apparence d’une matière satinée et délicate, et lorsque la dernière touche lui a été donnée, à l’aide d’une pierre ponce, il emploie un mordant afin de diminuer sa blancheur et de lui donner une légère teinte jaunâtre. Les connaisseurs aimant à trouver dans une statue la beauté de la forme conçue avec le plus haut degré de pureté, critique ce procédé car il dénature l’œuvre ; mais il est utilisé à dessein, afin d’accentuer le plaisir de l’amateur, plus à même d’éprouver de l’enthousiasme, et qui évalue souvent la perfection d’une œuvre au degré de

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satisfaction qu’elle lui procure. » Carl Ludwig Fernow, « Account of the Life and Works of M. Canova, the Celebrated Italian Sculptor, » The Monthly Magazine, ou, British Register XXIV, n°. 160, 1er août 1807, p. 47. 39. « Cet habile statuaire [Canova] se sert, avec beaucoup d’adresse, d’un moyen peu usité, pour donner plus de douceur à ses chairs et les mieux distinguer des draperies. Il jaunit le marbre dans le nu, et lui laisse sa couleur naturelle dans les étoffes. Les avis peuvent être partagés sur cette espèce d’innovation, mais M. Canova est allé plus loin encore : on trouve dans ses statues d’autres accessoires représentés en couleur ; telles sont la coupe d’or de son Hébé, la croix de roseau de sa Madelaine. Ces accessoires ainsi colorés, me semblent faire une disparate choquante avec le reste de la statue, ôter à la vraisemblance et à l’illusion de l’ensemble plus peut-être qu’ils n’ajoutent à la vérités des détails; et je crois qu’un tel usage, dont il serait si facile à des imitateurs maladroits d’abuser, pourrait, s’il venait un jour à s’établir, altérer enfin la noble simplicité, la franchise de composition, et même de style qui doivent former toujours le principal caractère des grands ouvrages de sculpture. » Fabre, Victorin. « Salon de peinture. Huitième article. Sculptures. » Mercure de France, journal historique, politique et littéraire, 24 Décembre 1808, p. 604. 40. « Si le but de la sculpture était de plaire à l’ignorance ou de servir uniquement à amuser les yeux, la Vénus de Médicis gagnerait sans doute beaucoup à être coloriée ; mais le caractère de la sculpture l’oblige à produire un charme différent et qu’il sera permis de préférer peut-être : savoir celui qui résulte de la contemplation de la beauté parfaite. Ce charme est celui de l’intelligence et à plusieurs égards il est incompatible avec celui des sens. » Sir Joshua Reynolds, Discours sur la peinture, Ecole Nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1991, p. 191. 41. Johann Gottfried Herder, La Plastique, Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure, Tirées du rêve plastique de Pygmalion, Traduction et commentaire de Pierre Pénisson, Editions du Cerf, Paris, 2010, Chapitre deuxième, p. 45. 42. Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l’art chez les anciens, tome 1, Minkoff Reprint, Genève, 1972, réimpression de l’édition d’Amsterdam, p. 252. 43. Charlotte A. Eaton, Rome, in the Nineteenth Century ; Containing a Complete Account of the Ruins of the Ancient City, the Remains of the Middle Ages, and the Monuments of Modern Times, 5ème éd., 2 vols., 1820, Londres, H. G. Bohn, 1852, vol. 2, p. 301. 44. Cet intérêt porté à l’animation de la matière resta intense pendant une grande partie du dix- neuvième siècle. On compte parmi les recherches récentes qui explorèrent ces questions J. L. Carr, « Pygmalion and the Philosophes : the Animated Statue in Eighteenth-Century France, » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 23, n°. 3/4, juil-déc. 1960, p. 239-55 ; Victor Ieronim Stoichita, L'effet Pygmalion : pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008 ; Kelly Dennis, Art/Porn: A History of Seeing and Touching, Oxford et New York, erg, 2009, et plus spécifiquement p. 37-53 ; George L. Hersey, Falling in Love with Statues: Artificial Humans from Pygmalion to the Present, Chicago, University of Chicago Press, 2009 ; et Marquard Smith, The Erotic Doll: A Modern Fetish, New Haven et Londres, Yale University Press, 2013. 45. Voir Hersey, Falling in Love with Statues: Artificial Humans from Pygmalion to the Present, p. 99-102 et Smith, The Erotic Doll: A Modern Fetish, p. 39. 46. « Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettait l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles. » Étienne Bonnot de Condillac, Traité des Sensations, Texte revu et corrigé par l’auteur, conforme à l’édition posthume de 1798, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1984, p. 11. 47. Cité dans Hersey, Falling in Love with Statues : Artificial Humans from Pygmalion to the Present, p. 102.

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48. Ovide, Metamorphoses, Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008, livre X, p. 243-297, « Les chants d'Orphée : Pygmalion et la Statue » (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/ Met10/M10-143-297.htm, dernière visite le 04 juin 2016). 49. Ibid., Livre X, p. 220-242, « Les chants d'Orphée : Les Propétides » (http:// ovid.lib.virginia.edu/trans/Metamorph10.htm, dernière visite le 04 juin 2016). 50. Des analyses contemporaines semblent indiquer que Corday ne fut, en réalité, pas frappée. Quelle que soit la véracité de l’anecdote, l’image est entrée dans l’imaginaire populaire et fit l’objet de nombreux débats durant plusieurs années après son exécution. Pour plus de détails, voir Dorinda Outram, The Body and the French Revolution: Sex, Class and Political Culture, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 118-20. 51. Ibid., p.119. 52. Daniel Arasse, La Guillotine et l’imaginaire de la terreur, Flammarion, Paris, 1987, la tête pensante p. 51-55. 53. Lettre de Lucchesi Palli à Canova, n.d. [1795]. « Il marmo è trattato con tale industria, che la superficie sembra positivamente l’epiderma del corpo umano e si sarebbe tentati pungerla con una spilla per vedere se ne uscisse il sangue. » Cité dans Fardella, Antonio Canova a Napoli : Tra Collezionismo e Mercato, p. 145. 54. « J’ai vu à Naples un autre essai de ce système de Canova, et beaucoup moins heureux encore à mon avis ; c’est dans un groupe de Vénus et Adonis. Vénus est nue ; mais quand j’entrai dans la pièce où est ce grouppe [sic], je fus désagréablement frappé d’une large bande, blanc de neige, qui entouroit la ceinture de cette déesse. Je crus que c’étoit un linge dont une pudeur assez ridicule l’avoit couverte, et je priai qu’on l’ôtât ; mais en m’approchant je vis que Canova avoit profité, pour masquer un peu sa Vénus, d’une variété de teinte qui existoit dans la blancheur du marbre. Je me demandai ce que ce linge avoit là à faire auprès d’Adonis ; de plus un linge blanc me montra tout de suite une Vénus toute grise. Au reste ce qui auroit dû me détromper tout de suite, c’est que ce linge est posé tellement qu’à moins de supposer qu’il tient par des épingles à la personne même de Vénus, il est impossible qu’il tienne ; mais aussi Vénus est dans une disposition si tendre qu’on peut supposer que dans ce moment-là le voile alloit achever de tomber. » Creuzé de Lesser, Voyage en Italie et en Sicile, fait en MDCCCI et MDCCCII, Imprimerie de P. Didot l’Ainé, 1806, p. 313-14. 55. « Quand M. Canova lui-même emprunteroit la palette du Titien, pour ajouter dans toutes les parties de ses figures la couleur à la forme, l’imitation parfaite de ses deux propriétés ne serviroit qu’à faire sentir plus vivement l’absence d’une troisième. Ces simulacres d’hommes, auxquels il ne manqueroit plus rien que la vie, seroient par cela seul un objet horrible. Sans doute M. Canova est loin, bien loin de cet excès de barbarie ; cependant je ne crois pas que la teinte, assez forte, de carmin qu’il a donné à l’intérieur de la bouche de son Hébé, soit aux yeux de personne d’un effet agréable ; et l’analogie est assez grande entre ce procédé et celui que nous venons de supposer, pour justifier les reproches ou du moins les craintes des amis des arts. » M.B., « Beaux-Arts. Salon de 1808. N. XVIII. Sculpture. M. Canova, » Journal de l’Empire, 4 Janvier 1809, p. 4. 56. Voir, entre autres, Roberta Panzanelli, « Compelling Presence: Wax Effigies in Renaissance Florence, » dans Ephemeral Bodies: Wax Sculpture and the Human Figure, éd. Roberta Panzanelli, Los Angeles, Californie, Getty Research Institute, 2008, p. 13-39 et Joris van Gastel, « Life, But Not as We Know It: Wax Images and the Denial of Death, » dans Bildakt at the Warburg Institute, éd. Sabine Marienberg et Jürgen Trabant, Berlin, Akademie Verlag, 2014, p. 231-51. 57. Uta Kornmeier, « Almost Alive : The Spectacle of Verisimilitude in Madame Tussaud’s Waxworks, » dans Ephemeral Bodies : Wax Sculpture and the Human Figure, éd. Roberta Panzanelli, Los Angeles, Californie, Getty Research Institute, 2008, p. 67-81. 58. Joan B. Landes, « Wax Fibers, Wax Bodies, and Moving Figures : Artifice and Nature in Eighteenth-Century Anatomy », ibid., p. 41-65. 59. Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », Paris, Michel Lévy frères, 1846, p.115.

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RÉSUMÉS

Au XVIIIe siècle, certains sculpteurs, comme Antonio Canova, utilisèrent la cire pour essayer de teinter de façon subtile la surface de leurs œuvres, s’attachant tout particulièrement au traitement de la chair de leurs figures. Cet essai explore la réticence du public face à cette polychromie, proposant un lien entre la critique largement négative des œuvres et l’apparence trompeuse de leur surface dont le traitement à l’encaustique imitait de trop près celle de l’Antique. D’autre part, l’effet de réel de la couleur menaçait le statut de la sculpture et sa place dans la hiérarchie des Beaux-Arts. Mettant l’accent sur la surface même de l’œuvre, et l’opposition entre surface et son contenu, l’effet de réel ainsi mis en place soulevait des questions non seulement esthétiques, mais aussi philosophiques et scientifiques.

In the eighteenth century, sculptors such as Antonio Canova often experimented with polychromy, using wax or grind water to subtly tint their figures’ flesh. In this article, I examine viewers’ discomfort with these surface treatments. I argue that viewers reacted negatively to the colored surface of works such as Hebe and Penitent Magdalene because they found it to be deceptive. First, encaustic treatments mellowed the marble surface, giving modern works the appearance of antiquities. Second, the “reality effect” created by color threatened sculpture’s status as high art. Finally, hyper-realism also suggested that the sculpture’s surface was exactly that—that is to say, only a surface, a shell that contained the messy reality of the body. The polychrome surface therefore oscillated between ancient and modern, flesh and stone, penetrable and impenetrable and raised larger aesthetic, philosophical and scientific issues.

INDEX

Mots-clés : Antonio Canova, sculpture du dix-huitième siècle, polychromie, surface, illusionnisme, tromperie Keywords : Antonio Canova, eighteenth-century sculpture, polychromy, surface, illusionism, deception

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L’épiderme des statues grecques : quand le marbre se fait chair

Adeline Grand-Clément

1 Les recherches entreprises depuis les années 1980 ont contribué à accroître considérablement notre connaissance de la polychromie des statues grecques, grâce à des méthodes d’analyse variées et de plus en plus fines ; les archéologues ont notamment concentré leur attention sur les œuvres en marbre peint1. Beaucoup reste à faire pour tirer profit de telles découvertes : retrouver les gestes, les techniques et les processus de (re)mise en couleurs, mais aussi en saisir les résonances culturelles et symboliques. L’enjeu est de taille : comprendre ce qui, du point de vue anthropologique, se joue autour de la polychromie, dans le monde grec. Pour ce faire, on peut mettre en relation les pratiques artisanales, de mieux en mieux documentées, avec le système de représentations et l’imaginaire des couleurs, auxquels les sources écrites contemporaines nous donnent accès. Les mots et les discours peuvent en effet nous aider à comprendre ce que font les couleurs aux statues qu’elles habillent – car les couleurs sont bien plus qu’un simple revêtement de pigments et elles agissent en profondeur. Quelles relations la matière colorée entretient-elle, aux yeux des Grecs, avec la surface qui lui sert de support ? Pour apporter des éléments de réponse à cette vaste question, nous orienterons principalement notre réflexion sur les modalités de l’interaction entre marbre et couleurs, telle qu’elle se dessine dans le monde grec entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère. C’est en effet au cours de l’époque archaïque que le marbre (en particulier

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celui des îles) devient une pierre privilégiée pour les sculpteurs et les peintres qui les accompagnent : il s’agira de réfléchir aux enjeux esthétiques qui expliquent leur prédilection pour ce matériau comme support de polychromie. Les analyses proposées par les savants du XIXe siècle serviront de point de départ à notre enquête. Nous verrons que celles-ci méritent d’être amendées et nuancées, à la lumière d’une enquête consacrée aux valeurs sémantiques que les Grecs attribuaient aux trois éléments suivants : la peau, la couleur et le marbre.

Préserver la pureté du marbre grec : blancheur versus couleurs, dans les jugements esthétiques du XIXe siècle

Fig. 1

Statue de jeune fille en marbre, dite korè au peplos, découverte sur l’Acropole d’Athènes et datant du VIe siècle avant notre ère. Athènes, Musée de l’Acropole Photographie personnelle

2 La découverte de la polychromie de l’art grec par les savants européens dès le début du XIXe siècle a conduit à aménager le mythe de la candeur des statues antiques qui servaient de modèle de référence aux artistes, depuis la Renaissance2. Immédiatement a surgi la question suivante : pourquoi avoir mis de la couleur sur les œuvres sculptées ? Les hellénistes se sont interrogés. La mise au jour des korai et autres vestiges sculptés de l’Acropole d’Athènes, dans les années 1880, a stimulé la réflexion, en révélant que des statues de grande taille, en marbre d’excellente qualité, pouvaient être recouvertes de couleurs (fig. 1)3. Ainsi Henri Lechat, membre de l’École française d’Athènes au moment des découvertes archéologiques, propose en 1890 une réflexion sur ce qu’il

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nomme l’ « enluminure » des différentes sculptures en pierre retrouvées. Il distingue deux types de mises en couleurs : une polychromie intégrale, utilisée selon lui pour les pièces les plus anciennes exécutées en pôros (pierre calcaire), et une polychromie partielle, réservée aux œuvres en marbre, sur lesquelles une partie de la surface a échappé à l’application de pigments. Henri Lechat explique la différence de traitement pictural par la nature du matériau employé. Dans le premier cas l’enduit coloré sert à dissimuler les défauts d’une pierre jugée grossière, car elle prend mal le poli 4 ; dans le second, il joue un rôle secondaire, au bénéfice du marbre, auquel il sert de faire valoir : l’artisan a cherché surtout à mettre en valeur la qualité naturelle de la pierre et à révéler la finesse et la pureté de son grain. L’interprétation suggérée par Henri Lechat repose donc sur un jugement esthétique qui privilégie l’apparence du marbre et de sa surface polie par rapport à celle d’autres matériaux : Lorsque les sculpteurs de l'époque archaïque abandonnèrent le tuf pour le marbre, leur choix ne fut pas inspiré uniquement, j'imagine, par le désir d'accroître les difficultés de leur travail. Si, malgré les difficultés plus grandes, ils ont préféré cette nouvelle matière, c'est qu'elle était incomparablement plus belle. Non seulement elle n'avait pas, comme l'autre, des défauts à cacher sous un enduit, mais elle avait sa beauté propre, la perfection de son poli, l'irréprochable pureté de son épiderme. Ces qualités rares ne devaient pas rester un secret entre le praticien et son marbre ; il fallait que le public fût à même de les connaître et de les apprécier. Or, une couleur opaque appliquée sur la statue entière n'aurait plus permis de distinguer si elle était en marbre ou en tuf, si on avait devant soi la pierre la plus commune ou une matière de prix5. 3 Les artisans grecs auraient donc eu tendance, selon Henri Lechat, à se servir des pierres calcaires comme d’un simple support, tandis qu’ils auraient eu recours au marbre comme élément à part entière du dispositif polychrome. L’auteur admet néanmoins un peu plus loin que les parties non peintes du marbre étaient peut-être recouvertes d’un léger enduit de cire destiné à atténuer sa blancheur, afin de produire un effet harmonieux avec le reste de l’œuvre, sur laquelle prédominaient des tons rouges et bleus assez vifs6.

4 Le jugement d’Henri Lechat illustre parfaitement le statut particulier conféré au marbre chez les historiens de l’art grec, à cette époque. Maxime Collignon écrit en effet la même année, toujours à propos des découvertes effectuées sur l’Acropole d’Athènes : Un monument grec archaïque ne se comprend pas sans un grand luxe de couleurs vives. Quand le marbre remplace le tuf dans l’architecture, la polychromie tend à décroître. Il semble que les Grecs, tout en restant fidèles à une vieille tradition, aient éprouvé des scrupules devant le marbre, et se soient préoccupés surtout d’en faire valoir, par les ors et les couleurs, la blancheur éclatante et chaude. Le même fait se produit quand les sculpteurs abandonnent le tuf pour travailler le marbre. Les sculptures archaïques de l’Acropole vont nous montrer un emploi plus discret de la polychromie, lorsque le marbre de Paros se substitue à la pierre du Pirée sur laquelle s’était exercé le ciseau des premiers artistes de l’Attique7. 5 Maxime Collignon place la blancheur du marbre au-dessus des couleurs vives et des ors, qui doivent donc selon lui faire l’objet d’un usage raisonné pour produire un spectacle admirable. Il est en partie l’héritier d’un courant de la pensée occidentale qui se méfie du coloris, assimilé à un ferment de corruption, à un artifice trompeur ou à un vernis ornemental superflu8. Il parvient ainsi à sauver de la « barbarie » le monument le plus emblématique de l’Acropole d’Athènes, à savoir le Parthénon, lorsqu’il affirme, à rebours des thèses développées par Jacques-Ignace Hittorff en 18469 : « Sur la colonnade, sur l’épistyle, triomphe la pure blancheur du marbre ; seules, les parties

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hautes apparaissent revêtues d’une sobre polychromie10. » Dans les propos de Maxime Collignon, le pigment coloré semble envisagé comme une source de souillure potentielle – tandis que le marbre, lui, serait « pur », comme l’affirme aussi Henri Lechat. On voit ainsi se dessiner l’opposition entre d’un côté une polychromie artificielle, générée par l’application de pigments en surface, et de l’autre une polychromie naturelle, produite par l’assemblage de matériaux conservant leur couleur d’origine – et, pourrait-on ajouter, résistant mieux aux effets destructeurs du temps. La valorisation de la seconde au détriment de la première est déjà sensible dans l’œuvre d’Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy11 au début du XIXe siècle.

6 Les analyses des hellénistes de la fin du XIXe siècle se fondent donc sur la prééminence esthétique accordée au marbre, dans une perspective évolutionniste : le « triomphe » (pour reprendre la formulation de Maxime Collignon) de ce matériau noble aurait entraîné, à la fin de l’époque archaïque, un recours plus modéré aux pigments colorés, incapables de concurrencer la beauté cristalline – et éternelle – de la pierre12. Les archéologues ont donc fini par admettre que le marbre blanc avait pu recevoir un traitement pictural, mais limité, et ils ont préféré supposer que pour rendre la carnation des statues, la teinte naturelle du matériau avait été conservée13.

7 En fait, la grille d’interprétation proposée par Henri Lechat et Maxime Collignon mérite d’être revue, car elle repose sur les conceptions esthétiques qui prévalaient de leur temps, et ne correspond pas nécessairement à la manière de voir qui avait cours en Grèce ancienne. En effet, les découvertes effectuées depuis le XIXe siècle ont non seulement confirmé que le marbre a bien été l’un des supports privilégiés de la mise en couleurs et de la dorure, mais elles ont aussi montré que parfois il était entièrement recouvert d’un enduit14. On peut donc tenter de cerner de manière plus fine la façon dont le marbre et les couleurs interagissaient sur les statues grecques. S’appuyant sur une documentation archéologique relativement abondante concernant l’époque hellénistique, Clarissa Blum a mis en évidence le fait que la pierre cristalline assumait deux types de fonction au sein du dispositif polychrome : d’un côté, servir de toile de fond pour l’application de peinture, et de l’autre, apporter sa propre coloration naturelle – blanche, en l’occurrence15 – à la polychromie d’ensemble. Nous ne sommes donc pas loin de la distinction établie par Henri Lechat. Mais Clarissa Blume nuance les choses : dans le premier cas, la pierre ne disparaissait pas sous la couche picturale puisqu’elle interagissait avec les couleurs et contribuait à infléchir leur apparence ; dans l’autre cas, un traitement de surface pouvait modifier l’apparence de la pierre16. L’éventail des possibles était donc large. On peut légitimement supposer que le contexte d’exposition de la sculpture, ainsi que sa finalité, conditionnaient le choix de telle ou telle option.

8 Dans le cadre de cet article, nous tenterons de remonter plus loin dans le temps, jusqu’à l’époque archaïque, pour cerner l’horizon des représentations collectives grecques liées à la couleur et au marbre. L’une des formules employées par Henri Lechat, à savoir « l’irréprochable pureté de son épiderme », nous servira de point de départ. La métaphore établit un rapport analogique entre le marbre blanc et la peau ; une telle association existait-elle dans la pensée grecque archaïque ? Pour répondre à la question, il faut commencer par interroger l’imaginaire grec de la peau.

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La belle peau et la bonne couleur dans l’imaginaire grec : luire et séduire

9 Le mot choisi par les Grecs pour désigner l’épiderme, la peau en tant que surface/ matière tangible qui s’offre à la vue et au toucher, est chargé de sens : khrôs renvoie au teint, à l’apparence colorée de l’épiderme. C’est lui qui a donné à partir du Ve siècle avant notre ère le terme principal désignant la couleur en grec : khrôma, ce qui témoigne du lien profond qui unit coloration et chair dans l’imaginaire archaïque. La peau humaine est l’un des paradigmes qui a servi aux Grecs à penser le phénomène de la coloration, dans toute sa complexité. Les textes d’époque archaïque le confirment.

10 Chez Homère, qui ignore une conception unitaire du corps, khrôs constitue l’une des composantes à part entière de la personne, à côté d’autres organes comme le thumos, les phrènes (siège des émotions) et la psukhè (souvent traduit par « âme ») 17. Ainsi, les lâches se reconnaissent au fait que leur teint vire, pâlit ou blêmit lorsqu’ils se trouvent confrontés à un danger ou à une menace. La peau joue le rôle de « vitrine » et révèle le caractère des gens ; sa coloration concourt à construire l’identité sociale d’un individu et à l’afficher aux yeux de tous. C’est également un indicateur fiable de l’état de santé : les médecins hippocratiques de l’époque classique observent avec attention le khrôs de leur patient pour établir leur diagnostic18. Le « bon teint » (eukhrôs) est gage de santé et de vigueur, comme le souligne Xénophon, dans un passage qui condamne l’usage des cosmétiques, artifices vains servant à cacher l’apparence naturelle19. C’est que la peau et sa coloration participent aussi de la beauté d’un corps et concourent à le rendre désirable ou au contraire repoussant20.

11 Mais justement, quelles sont les propriétés esthétiques – et notamment chromatiques – d’une belle peau, pour un Grec ? La poésie archaïque comporte de nombreuses occurrences de la formule « belle peau », « joli teint » (khroa kalon), ou encore « peau désirable » (khroos himeroentos), « tendre » (hapalos), que ce soit dans un contexte épique (la peau des valeureux combattants de l’Iliade) ou érotique (la peau de l’être aimé)21. Les qualificatifs qui s’y rapportent renvoient à des propriétés à la fois visuelles et tactiles : elle est douce, souple, humide, lumineuse et éclatante comme une fleur (anthos) – le lys, la rose. S’il est rare qu’une coloration spécifique soit précisée, dans les textes d’époque archaïque, on relève toutefois quelques passages précieux pour notre réflexion. Arrêtons-nous sur le cas d’Ulysse et de Pénélope qui, dans l’Odyssée, retrouvent chacun leur belle apparence grâce à l’action d’Athéna. En touchant le roi d’Ithaque de sa baguette d’or, la déesse fait disparaître le costume de mendiant et le corps de vieillard endossés par Ulysse pour dissimuler son identité lors de son arrivée à Ithaque. Devant son fils Télémaque, le héros recouvre alors instantanément sa physionomie de guerrier valeureux : À ces mots, le touchant de sa baguette d’or, Athéna lui remit d’abord sur la poitrine sa tunique et son manteau fraîchement lavé, puis lui rendit son allure et sa jeunesse : il retrouva sa peau noire (melagkhroiès) et ses joues bien remplies ; sa barbe aux reflets bleu sombre lui revint au menton22. 12 L’adjectif melas renvoie à une coloration sombre, et cette « noirceur » du teint est là pour dire l’andreia (virilité et courage) du héros 23. C’est la norme chromatique qui correspond, dans l’imaginaire grec archaïque, à un corps athlétique, musclé et tanné par le soleil. Cette noirceur toute masculine se situe en contre-point du modèle de beauté féminin, incarné par l’épouse d’Ulysse. Dans le cas de Pénélope, Athéna procède

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à une véritable opération de toilette, utilisant, en lieu et place d’un onguent ordinaire, un produit aux mille vertus, détenu par les seuls Immortels : l’ambroisie. Il s’agit d’effacer les marques de chagrin qui ont ravagé le visage de la reine : Mais, suivant son dessein, la déesse aux yeux pers versait un doux sommeil sur la fille d’Icare. Cependant qu’en son siège, étendue, Pénélope dormait, toutes ses articulations détendues, la toute divine la comblait de dons immortels, pour qu’elle suscite l’admiration des Achéens. Elle purifia d’abord son beau visage avec cette beauté d’ambroisie, dont se sert Kythérée à la belle couronne avant d’entrer dans le chœur désirable des Charites ; la faisant paraître plus grande et plus forte, elle la rendit plus blanche (leukoterèn) que l’ivoire scié24. 13 Aux antipodes du teint hâlé d’Ulysse, c’est la blancheur d’une matière lisse et veloutée, l’ivoire, qui sert à penser la beauté féminine. L’adjectif leukos, qui qualifie le teint de Pénélope purifié à l’ambroisie, dénote un blanc éclatant et radieux, aussi lumineux que peut l’être le soleil25. Dans l’imaginaire grec, en effet, la blancheur est une couleur à part entière, au même titre que les autres, et non une absence de couleur, comme elle l’est devenue dans le monde occidental moderne. L’exemple relatif à Ulysse et à Pénélope dans l’Odyssée révèle donc que melas et leukos balisent le champ de la coloration de la peau, marquant une différenciation sexuelle qui tient de la convention sociale et renvoie à la répartition des sphères d’activité entre hommes et femmes dans la cité grecque26.

14 Il existe cependant des cas où, pour souligner la vulnérabilité de la peau des combattants, transpercée par des armes, Homère attribue une coloration claire à leur carnation, sans que ce soit une marque de féminité. L’image de l’ivoire se trouve ainsi mobilisée lorsqu’il s’agit d’évoquer la blessure du roi Ménélas, touché à la cuisse : Le sang noir aussitôt coule de la blessure. Comme on voit une femme, de Méonie ou de Carie, teindre d’écarlate un ivoire, qui doit devenir bossette de mors pour une cavale – pièce en réserve au magasin, que plus d’un cavalier désirerait posséder, mais qui est le joyau (agalma) réservé au roi, parce qu’en même temps qu’il pare un coursier, il fait l’orgueil de celui qui le mène – ainsi, Ménélas, se teignent de sang tes nobles cuisses, et tes jambes, et, plus bas encore, tes belles chevilles27. 15 Homère compare le corps du héros à une pièce de valeur (agalma) en ivoire, rehaussée d’écarlate. Le verbe évoquant l’application de la couleur, miainô, « teindre », signifie aussi « souiller » : le passage souligne l’ambigüité de la réaction que suscite la teinture – si prestigieuse fut-elle – sur ce matériau noble qu’est l’ivoire. Le spectacle offert par le corps blessé de Ménélas est à la fois admirable et terrifiant, au point de faire frissonner son frère Agamemnon.

16 Un lien se dessine donc entre l’ivoire et la peau : nous y reviendrons plus bas. Une autre matière sert de modèle pour exprimer la beauté d’un visage, dans la tradition poétique archaïque : l’argent. Ainsi, lorsque le poète Alcman fait l’éloge de la beauté de la jeune Hagesichora, qui mène un chœur de jeunes filles, il recourt à l’image des métaux précieux : « la chevelure de ma cousine Hagesichora a l’éclat de l’or pur ; son visage est d’argent » (Alcman, fr. I, 51-55 Page). Le choix de l’argent va de pair avec l’image de l’or, suscitée par la blondeur des cheveux de la jeune fille. Conjuguant leur éclat, les deux métaux évoquent le registre de la splendeur divine, inaltérable et éblouissante. Il s’agit donc moins pour Alcman de suggérer un teint « gris métallisé » que de mobiliser la notion de brillance attachée à l’adjectif argureos. Le mot est formé sur la même racine que l’épithète argos (« d’un blanc éclatant ») : l’argent est un métal qui émet une clarté lumineuse28.

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17 La comparaison avec différents matériaux à la surface lisse et brillante – l’ivoire scié, donc frais et non patiné, ou l’argent – révèle en outre qu’au-delà de sa couleur et de son éclat, la « belle peau » d’un homme ou d’une femme doit être uniforme, sans tache, sans ride, et posséder un grain unifié ; elle arbore alors la « bonne couleur » (eukhroia)29. Les Grecs avaient donc le souci d’entretenir leur peau, pour préserver et renouveler son éclat ; ceux qui en avaient les moyens – les aristocrates, en fait – recouraient pour cela à des soins particuliers, visant à générer une brillance uniforme. Parce que les produits utilisés en onction, onguents, saindoux et huiles, étaient des corps gras, ils rendaient la surface de la peau à la fois souple et luisante. On trouve dans les épopées homériques de nombreuses scènes dans lesquelles héros et héroïnes s’enduisent le corps de baumes après s’être lavés. Le paradigme de la scène de toilette visant à obtenir une « peau désirable », se trouve dans l’Iliade. Il concerne une déesse, Héra, qui dispose pour ce faire de produits de beauté extraordinaires, en particulier la fameuse ambroisie : Avec de l’ambroisie elle efface d’abord de son corps désirable toutes les souillures. Elle l’oint ensuite avec une huile grasse, d’ambroisie et suave, dont le parfum est fait pour elle30. 18 Les verbes employés dans ce type de scène, à savoir aleiphô, « frotter, enduire », khriô et epikhriô, insistent sur l’application de tels produits cosmétiques et se trouvent souvent associés à lipa, « corps gras », ou elaion « huile ». Ils concernent aussi bien la toilette corporelle et le maquillage que les pratiques rituelles entourant les effigies divines et les soins funéraires, ce qui indique que l’onction possède une valeur symbolique forte31. Pour conserver la beauté du cadavre durant la prothesis, avant la crémation, les héros de l’Iliade utilisent des onguents brillants. Ainsi pour Patrocle, dont le corps est purifié des traces de sang qui le maculent : « alors ils le lavèrent et l’enduisirent d’huile onctueuse, ils remplirent ses plaies d’un onguent de neuf ans » (Iliade, XVIII, 350-351)32.

19 L’intérêt que présentent ces produits gras aux yeux des Grecs ne se limite pas au fait d’entretenir la brillance et la souplesse de l’épiderme. En effet, ils servent aussi de fixateurs pour les parfums et permettent de diffuser de bonnes odeurs – comme dans le cas de la crème ambrosiaque d’Héra. L’huile de rose, en particulier, utilisée par Aphrodite pour préserver le corps d’Hector (Iliade, XXIII, 85-87), est aussi celle que les Déliens manipulent dans les sanctuaires, pour l’entretien des effigies divines, à l’époque hellénistique33.

20 Le geste consistant à oindre une surface ne relève pas seulement de la cosmétique ou des pratiques rituelles : c’est également celui du peintre. Dans un passage de la République, Platon use du verbe enaleiphô pour évoquer la peinture d’une statue anthropomorphe (andrias)34 : Si donc nous étions occupés à peindre une statue (andrias), et que quelqu'un vînt nous blâmer de ne point poser les plus belles couleurs (pharmaka) sur les plus belles parties du corps les yeux, en effet, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans le corps, auraient été enduits (enalèlimmenoi) non de pourpre marine (ostreiô) mais de noir - nous nous défendrions sagement en lui tenant ce discours : « Ô personnage étonnant, n'imagine pas que nous devions peindre des yeux si beaux qu'ils ne paraissent plus être des yeux, et faire de même pour les autres parties du corps, mais considère si, en donnant à chaque partie la couleur qui lui convient, nous créons un bel ensemble35. 21 Il ne s’agit pas de commenter en profondeur ce passage, qui est bien connu par ailleurs car il a très tôt servi de référence pour prouver la polychromie de la sculpture grecque36. Platon, se focalisant sur les yeux, ne dit malheureusement rien ici du

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traitement réservé à l’épiderme de la statue. On notera avec intérêt que, selon le philosophe, le plus beau des colorants est celui issu de la pourpre marine. Les coquillages de la famille des Muricidés fournissaient aux Grecs une laque brillante, utilisée dans la peinture grecque depuis l’époque égéenne37, mais aussi sans doute en sculpture, aux côtés de la garance, pour colorer de rose vif les vêtements38. Le mot utilisé par Platon pour désigner les couleurs appliquées par le peintre en dit long sur le pouvoir qui leur était reconnu : pharmakon désigne à l’origine une substance active dont l’efficacité agit sur la matière et permet d’opérer des métamorphoses. Dans le cas de la peinture, les couleurs confèrent de l’enargeia à l’œuvre peinte, toujours selon Platon (Politique, 277c). Mais le plus dur, pour animer un portrait, est de reproduire la couleur du vivant, de trouver le « ton de chair » (andreikelon39) idoine. Voilà pourquoi, toujours selon Platon, les artisans s’exercent à de savants et subtils mélanges de pigments lorsqu’il s’agit de rendre l’incarnat : Les peintres (zôgraphoi), pour obtenir la ressemblance, posent tantôt de la pourpre (ostreon) seule, et tantôt une autre des couleurs (pharmaka) ; parfois aussi ils en mêlent plusieurs (polla), comme quand ils préparent un ton de chair (andreikelon) ou tel autre du même genre, suivant, j’imagine, que chaque portrait semble demander une couleur particulière40. 22 Le critère qui prime aux yeux du philosophe est celui de la conformité avec le modèle vivant : point d’usage conventionnel des couleurs, comme cela semble avoir été la règle à l’époque archaïque, mais un souci de mimêsis, qui émerge sans doute à l’époque classique. C’est en tous cas ce qui ressort des analyses menées par Hariclia Brecoulaki sur le traitement pictural de la peau dans la peinture grecque. L’auteur a mis en évidence une recherche de plus en plus marquée d’un rendu réaliste et l’abandon des conventions héritées de l’époque archaïque, en particulier la différenciation sexuelle41. Il est malheureusement plus difficile de déterminer si une telle évolution a affecté de la même façon le travail des sculpteurs, nous allons le voir.

Le traitement des carnations sur les marbres grecs

23 Les recherches archéologiques indiquent que, pour les statues et reliefs en terre cuite ou en pierre tendre comme le calcaire, la chair des figures représentées était généralement recouverte de pigments colorés42. Mais pour le marbre, des incertitudes demeurent. Plusieurs raisons expliquent les difficultés auxquelles se trouvent aujourd’hui confrontés les archéologues. D’abord, les parties dénudées des statues de marbre étant les plus polies, ce sont les moins susceptibles d’avoir conservé des traces de pigments – à la différence des chevelures ou des vêtements dont les mèches et les plis ont pu retenir dans leurs recoins quelques précieux vestiges colorés. Ensuite, le nettoyage méticuleux effectué par les archéologues et les conservateurs de musée a davantage concerné les sculptures en marbre que celles réalisées dans d’autres matériaux (jugés moins nobles, on l’a vu)43. On s’est ingénié à ôter toute tache jugée offensante pour l’œuvre antique, en particulier sur le visage, de façon à retrouver une surface uniforme et lisse. De plus, lorsque, exceptionnellement, de maigres vestiges de polychromie sont détectés sur la peau d’une statue, il reste difficile de déterminer si ces touches de couleur étaient localisées (par exemple sur les joues) ou si elles concernaient l’ensemble de l’épiderme de manière égale. On ignore le mode d’application exact des couleurs – nature des liants employés, notamment, pour la peinture a tempera – et donc l’effet finalement obtenu. La pellicule colorée était-elle

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couvrante ou possédait-elle un degré de transparence apte à laisser apparaître le marbre ? Un ultime traitement de surface était-il appliqué sur la surface colorée ? Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer que la couche de couleur détectée date de l’exécution de la statue : on ne peut en effet exclure qu’elle ait été rajoutée ultérieurement. On sait en effet que les statues faisaient l’objet de rénovations périodiques44 – et l’on peut supposer que c’était particulièrement le cas pour celles exposées à l’air libre.

Fig. 2a

Statue funéraire de Phrasikleia découverte à Merenda (Attique), v. 540 avant notre ère. Athènes, Musée National Archéologique Photographie personnelle

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Fig. 2b

Reconstitution de la polychromie par V. Brinkmann, U. Koch-Brinkmann et H. Piening en 2009 (marbre synthétique peint) Source : Circumlitio, The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture, Frankfurt am Main, 2010, p. 204

24 Tout cela explique qu’en dépit de la multiplication des analyses archéométriques, il est impossible de reconstituer l’état d’origine d’une statue et de déterminer le traitement réservé aux parties carnées. On doit se borner à envisager l’éventail des possibles, pour comprendre quelles étaient les options qui s’offraient aux artisans et celles qui étaient privilégiées en fonction des contextes. Il semblerait qu’à l’époque hellénistique coexistaient trois types de traitement de l’épiderme des statues de marbre : l’application d’un mélange de pigments, la dorure et la simple onction à la cire, qui semble toutefois avoir été plus rare45. Les données disponibles pour l’époque archaïque46 tendent à prouver que la règle appliquée par les sculpteurs consistait surtout à colorer les chairs47. Les types statuaires emblématiques de la période, à savoir les kouroi et les korai, offrant l’image de jeunes adolescents en fleur, et érigés sur des tombes ou dédiés dans les sanctuaires, livrent en effet des résultats probants. Vinzenz Brinkmann a par exemple décelé des traces d’une coloration brun rouge sur l’épiderme du kouros d’Ischès, offrande colossale de près de cinq mètres de haut, érigée au VIe siècle avant notre ère en l’honneur d’Héra, à Samos48. Le principal pigment utilisé serait de l’hématite, c’est-à-dire de l’ocre rouge, qui donnait ainsi à voir la tension du corps musclé et suggérait la vigueur émanant du jeune homme. Le ton de chair choisi pour les korai était sans doute plus clair, comme le suggèrent les analyses physico-chimiques réalisées sur la statue funéraire de Phrasikleia, découverte en 1972 à Merenda, en Attique. Un examen aux rayons UV-VIS a en effet permis de repérer en divers endroits de l’épiderme, en particulier sur le visage, la présence d’un mélange de blanc de plomb, d’ocre rouge et de terre de Sienne (voir fig. 2a et b)49. Cela confirme le soin particulier

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apporté à l’andreikelon, qui requérait l’emploi d’un mélange subtil de pigments50. Il est intéressant de souligner qu’en l’absence d’analyses, il était impossible de déceler la présence de pigments à l’œil nu : lors de la découverte, l’archéologue Katerina Karakasi n’a pas réussi à déterminer si la légère coloration perceptible sur la peau était due à une couche de cire colorée51. De même, les premiers archéologues qui ont examiné les korai de l’Acropole d’Athènes n’ont pu s’accorder pour dire si les vestiges de patine jaune observés sur le visage de certaines statues (par exemple les korai 674 et 683) résultaient de la présence de pigments. Quelques-unes de ces statues ont fait récemment l’objet d’analyses. Dans le cas de la korè 675, dite korè de Chios (fig. 3), la présence de blanc de plomb et d’ocres jaune et rouge a été mise en évidence au niveau de l’oreille, justifiant ainsi les remarques formulées par les fouilleurs du XIXe siècle quant à des restes d’incarnat, aujourd’hui invisibles. De plus, on sait maintenant que le chiton (tunique) n’avait pas été réservé dans le blanc du marbre, mais peint avec un mélange de blanc de plomb et de kaolin, ce qui indique clairement que la pierre n’était pas alors perçue comme un élément du dispositif polychrome52.

Fig. 3

Korè 675, dite de Chios et datée de la fin de l’époque archaïque. Athènes, Musée de l’Acropole Source : Wikicommons

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Fig. 4

Korè 682, datée de la fin de l’époque archaïque. Athènes, Musée de l’Acropole Photographie personnelle

25 Vinzenz Brinkmann estime que la couche picturale recouvrant les parties carnées des statues archaïques était généralement opaque et uniforme, mais son hypothèse ne fait pas l’unanimité53. Bernhard Schmaltz a proposé en 2008 une reconstruction prudente de la polychromie de la korè 682 (fig. 4), en s’appuyant en partie sur les aquarelles réalisées par Émile Gilliéron peu après sa découverte. Ne disposant d’aucune donnée concernant l’incarnat, il a préféré laisser les parties non peintes, envisageant la possibilité que le marbre n’ait pas été coloré54. Le chercheur n’écarte donc pas l’idée selon laquelle les sculpteurs de l’époque archaïque aient pu mettre à profit la blancheur cristalline du marbre pour représenter l’épiderme de leurs œuvres, en particulier lorsqu’il s’agissait de femmes qui, nous l’avons vu, se caractérisaient dans l’imaginaire grec par une peau leukos. Un cas de figure original et instructif, qui concerne la cité grecque de Sélinonte, en Sicile, vient plaider une faveur d’une telle idée. En effet, sur les métopes polychromes de la façade du temple E (vers 460 avant notre ère), qui représentaient des épisodes mythologiques, les parties nues (visage, bras et mains, pieds) des personnages féminins ont été exécutées en marbre de Paros, puis insérées dans le relief sculpté, lui, en calcaire local (fig. 5)55. Le choix du marbre n’a rien d’anodin : il n’existait pas à cette époque-là de carrières exploitées en Sicile. Le recours à un matériau importé de Grèce égéenne manifestait la volonté des Grecs d’Occident d’affirmer leur hellénisme tout en affichant aux yeux de tous la réussite économique de la cité de Sélinonte. Mais, plus intéressant pour nous, l’emploi du marbre avait été sélectif. Le choix de le réserver à la peau des figures féminines s’expliquait par une volonté de différencier les sexes, selon la convention artistique qui prévalait à l’époque archaïque, nous l’avons vu. Dans ce cas, il est donc possible que la surface de la pierre

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ait été laissée vierge plutôt que recouverte de pigments. C’est du moins l’option envisagée par Pierre Lévêque, qui invite à reconstituer « des jeux de couleur et de lumière, aujourd’hui disparus, où le blanc lumineux, voire étincelant, du marbre, s’opposait à la polychromie en bleu/rouge/vert56».

Fig. 5

Métopes du temple E de Sélinonte, exposées au Musée archéologique de Palerme et datées du Ve siècle avant notre ère Source : Wikicommons

26 On peut ajouter à ce témoignage archéologique quelques attestations littéraires de sculptures en ronde bosse. Selon Pausanias, il existait à Platées une statue colossale d’Athéna Aréia, exécutée par Phidias, qui avait utilisé du marbre de l’Attique pour rendre la peau de la déesse : Les Platéens ont aussi un sanctuaire d’Athéna appelée Areia ; il a été construit à partir du butin que les Athéniens leur ont donné comme leur part suite à la bataille de Marathon. L’agalma est une statue de bois doré, mais le visage, les mains et les pieds sont en pierre du Pentélique. (Pausanias, IX, 4, 1-2) 27 En fait, de telles réalisations acrolithes semblent avoir été relativement rares : Phidias est davantage connu pour ses œuvres colossales exécutées selon la technique chryséléphantine, qui apparaît au cours de l’époque archaïque57. L’ivoire était en effet une matière particulièrement appréciée des Grecs pour représenter la peau des divinités, tandis que l’or était plaqué sur une âme en bois pour figurer la chevelure et les vêtements, sertis d’inclusions colorées et de fragments de verre. Le caractère précieux de l’ivoire, qu’il fallait importer d’Asie ou d’Afrique, explique sans doute que la technique ait été plutôt réservée aux effigies des dieux. Mais il existe aussi une autre raison, d’ordre non pas économique mais symbolique : le matériau était jugé particulièrement apte à rendre sensible la splendeur hors norme se dégageant du corps des Immortels. Nous avons vu que, chez Homère, la matière éburnéenne convoque l’image d’une peau radieuse. Utiliser l’ivoire pour les statues des dieux revenait à

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creuser l’écart avec les êtres humains et leur corps corruptible. C’était l’effet de brillance de la surface, davantage que la couleur blanche, qui était recherché et apparaissait comme le gage d’une beauté éternelle. On ne peut d’ailleurs exclure que, comme dans le cas du marbre, l’ivoire utilisé pour les parties carnées des statues ait pu bénéficier d’un traitement de surface spécifique, qui en modifiait la coloration.

28 Il existe d’ailleurs des similitudes entre les deux matériaux. Ils prennent bien le poli et offrent une surface lisse et miroitante, douce au toucher. L’emploi d’un produit gras peut renforcer leur luminosité. C’est pour cette raison que les Grecs avaient mis au point un procédé que l’on nommait la ganôsis (« le fait de rendre brillant, de polir ») : cela consistait à appliquer une légère couche de cire chaude et d’huile « blanche », c’est-à-dire limpide, purifiée, sur les statues, que l’on lustrait ensuite au moyen de tissus en lin. L’effet recherché était double : protéger les parties peintes, le glacis préservant les surfaces de l’action des agents atmosphériques ; donner à l’ensemble un aspect poli et brillant58. L’éclat joyeux – le ganos – ainsi généré, était perçu par les Grecs comme un signe de piété, un gage de vitalité et une promesse de fécondité. Il est malheureusement très difficile aujourd’hui d’en déceler des traces sur les statues, car cette pellicule protectrice disparaît rapidement si elle n’est pas entretenue. Notre connaissance du procédé repose donc principalement sur des inscriptions d’époque hellénistique et les témoignages, tardifs, de Pline (Histoire Naturelle, XXXIII, 122), de Vitruve (VII, 9, 4) et de Plutarque (Œuvres morales, Étiologies romaines et grecques, 287b- d)59. On ignore si les sculpteurs grecs se mirent à l’appliquer dès le début aux œuvres en marbre60. Quoi qu’il en soit, le procédé fut vraisemblablement mis au point au cours de l’époque archaïque. Valentina Manzelli estime qu’il a d’abord concerné les sculptures exposées à l’air libre, avant d’être généralisé à tous les types d’œuvres plastiques61.

29 L’examen des vestiges découverts sur l’Acropole d’Athènes laisse penser que la technique a été employée pour la sculpture en marbre dans le dernier quart du VIe siècle avant notre ère. Il en subsisterait des traces sur des éléments du fronton de l’ancien temple d’Athéna représentant une scène de Gigantomachie, ou encore sur la korè 68362. En réalité, seule une exploration systématique de la surface des œuvres, couplée à une analyse physico-chimique destinée à déceler d’éventuels vestiges organiques attestant la présence de cire, pourrait fournir des données fiables. Une telle étude, menée par Brigitte Bourgeois pour un portrait féminin en marbre datant du IIIe siècle avant notre ère et conservé au Musée royal de Mariemont, a ainsi porté ses fruits. Elle a révélé que, dans ce cas, la cire d’abeille avait été appliquée pure, sans adjonction d’huile, de résine ou de pigment63.

30 Le développement des nus féminins en marbre, à partir du IVe siècle avant notre ère, a sans doute marqué un tournant dans les valeurs associées à cette pierre. L’évolution a en effet favorisé le rapprochement entre la peau humaine et le marbre, en conférant à ce dernier davantage de sensualité. En témoignent les anecdotes sulfureuses qui circulaient dans l’Antiquité à propos de l’Aphrodite de Cnide – une statue qui a suscité de nombreux désirs et donné lieu à l’un des cas les plus célèbres d’agalmatophilie64. Cette œuvre en marbre de Paros, réalisée par Praxitèle au IVe siècle avant notre ère, était exposée dans le sanctuaire de la déesse, à Cnide, et faisait l’objet d’un véritable tourisme. Les visiteurs du sanctuaire étaient frappés par le sex appeal de la statue, résultant non seulement de nudité du corps, de ses formes charnues, mais aussi de l’apparence visuelle de la surface marmoréenne, semblable à un épiderme vivant. On dispose à ce sujet du témoignage d’un auteur grec anonyme d’époque romaine, connu

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sous le nom du Pseudo-Lucien. Il relate la visite effectuée par deux hommes au sanctuaire de Cnide : Après avoir suffisamment goûté la douceur de ces ombrages, nous rentrons dans le temple même. La déesse en occupe le milieu. C'est une statue du marbre de Paros, de la plus parfaite beauté. Sa bouche s'entrouvre par un gracieux sourire. Ses charmes se laissent voir à découvert, aucun voile ne les dérobe, elle est entièrement nue, excepté que de l'une de ses mains elle cache furtivement sa pudeur. Le talent de l'artiste se montre ici avec tant d'avantage, que le marbre, naturellement dur et roide, semble s'amollir pour exprimer ses membres délicats65. 31 Les visiteurs admirent la virtuosité de Praxitèle, qui avait réussi à domestiquer la pierre pour lui donner l’apparence du vivant. Utilisant au mieux sa capacité à prendre le poli, le sculpteur prodige avait su donner à sa surface un aspect velouté et luisant, évoquant la texture souple et chaude de l’épiderme66. L’auteur ne précise pas en revanche si le marbre de Paros avait pour cela bénéficié d’un traitement coloré. Il ne faut pas l’exclure, puisque les œuvres préférées de Praxitèle passaient pour être celles sur lesquelles le peintre Nicias était intervenu67. On peut imaginer au moins la présence d’un enduit protecteur, de type ganôsis. Le texte nous apprend en effet que la tache sombre obscurcissant la cuisse de la statue entachait la « brillance » (lamprotès) de la pierre.

Fig. 6

Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, 1890 (huile sur toile, 89 x 69 cm), New York, Metropolitan Museum Source : Wikicommons

32 La façon dont les visiteurs mis en scène par le Pseudo-Lucien s’émerveillent de l’art de Praxitèle rappelle le mythe de Pygmalion, que l’on connaît par la version qu’en a laissée Ovide. Il existe toutefois une différence de taille : l’œuvre du sculpteur chypriote, qui

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finit par prendre vie, grâce à l’intervention d’Aphrodite, n’est pas une statue de marbre, mais une effigie d’ivoire – matériau plus malléable. Le poète latin joue d’ailleurs sur les propriétés sensibles de la matière, tant visuelles que tactiles, lorsqu’il s’agit de dépeindre le moment où la statue s’anime. La couleur arrive et se diffuse, la surface de l’ivoire s’amollit et se réchauffe, avant de palpiter et de devenir chair vivante68. Les modernes qui ont mis en scène le mythe ont remplacé l’ivoire par le marbre69 : le tableau de Jean-Léon Gérôme intitulé Pygmalion et Galatée donne ainsi à voir une grande statue de pierre blanche dont le haut du corps est gagné par le mouvement et la coloration (fig. 6). Le choix du marbre au détriment de l’ivoire nous éclaire sur le lien étroit qui a fini par s’établir entre la blancheur marmoréenne et la peau humaine dans l’imaginaire occidental70. Le marbre en est venu à incarner le modèle de la « blanche pureté » et sa surface polie convoque l’image d’un épiderme parfait. Il nous reste à vérifier s’il en allait de même dans le monde grec.

Les propriétés sensibles du marbre : le regard des Grecs

33 Pour cerner la façon dont les Grecs percevaient le marbre et accéder de l’intérieur à leur système de représentations, partons des données lexicales. Le principal terme utilisé pour désigner le marbre était marmaros, qui a donné le latin marmor. Parfois le mot lithos, « pierre », suffisait, ce qui montre que les Grecs ont fini par considérer le marbre comme leur pierre de prédilection. La formule lithos marmareos, qui apparaît à partir de l’époque classique, permet d’identifier de manière plus certaine le marbre71. On le désignait aussi en fonction de son lieu d’extraction : les carrières de Naxos, puis de Paros, furent parmi les plus célèbres aux époques archaïque et classique. La « pierre de Paros » était recherchée et valorisée72, au-delà même du monde égéen : nous avons vu que les habitants de Sélinonte y eurent recours pour le décor de l’un de leurs temples. Rien concernant la couleur stricto sensu, donc, si ce n’est que l’on trouve dans quelques inscriptions l’expression lithos leukos, « pierre blanche », ou l’adjectif leukolithos, « en pierre blanche »73. Il s’agit probablement d’une façon de désigner le marbre, mais elle semble être apparue assez tardivement. En effet, l’une des premières occurrences textuelles, qui figure chez Hippocrate, ne possède pas encore ce sens. La formule est employée à propos d’un remède destiné à soigner la mauvaise haleine des femmes. Le médecin prescrit de confectionner un pharmakon dans lequel il faut ajouter « du marbre (marmaros) ou de la pierre blanche (lithos leukos) »74. La distinction révèle que le marbre possède alors un statut à part au sein des substances minérales blanches. La précision chromatique s’explique ici par l’importance accordée aux couleurs dans le corpus médical – c’est en effet un signe important pour établir le diagnostic, mais aussi choisir les remèdes appropriés75. De plus, il faut rappeler, pour éviter de plaquer un peu rapidement nos conceptions sur celles des Anciens, que le terme leukos recouvre davantage que ce que nous nommons « blancheur » : la notion de luminosité prédomine parfois, nous l’avons vu.

34 C’est d’ailleurs vers cette piste que nous conduit l’étymologie du terme marmaros. La famille lexicale à laquelle appartient le mot oriente en effet du côté des jeux de lumière. Le verbe marmairô signifie « resplendir, étinceler, briller de mille éclats » ; le redoublement expressif insiste sur la notion de dynamisme et de mouvement, ce qui suggère plutôt une luminosité changeante et chatoyante. Dans les épopées homériques,

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il est surtout employé pour qualifier les armes aux reflets métalliques, qui scintillent sur le champ de bataille et aveuglent les ennemis. C’est également à un tel scintillement que se reconnaissent les yeux de la déesse Aphrodite (Iliade, III, 397). Par la suite, le verbe est employé à propos de tous types de métaux, en particulier l’or, mais aussi d’autres matières comme l’ivoire associé à l’or76.

35 Le marbre n’est donc pas considéré par les Grecs comme une pierre inerte mais comme une surface vivante, jouant avec la lumière. Le terme marmarugè, qui renvoie à la brillance de matières comme l’or, à l’éclat pétillant d’un regard ou aux scintillements des astres, est employé dans un passage de l’Odyssée pour évoquer le spectacle admirable (thauma idesthai) produit par les jeunes Phéaciens qui virevoltent avec une balle pourpre : leurs pieds agiles produisent un effet de scintillement (marmarugas) qui charme Ulysse (Odyssée, VIII, 250-265)77. C’est que la radiance associée à marmairô réjouit et peut susciter le désir. Ainsi Pindare, pour faire l’éloge de la beauté du jeune Théoxène, met l’accent sur l’intensité de son regard « aux rayons scintillants » (marmaruzoisas)78.

36 La famille lexicale à laquelle se rapporte marmaros témoigne donc de l’intérêt que les Grecs portent à la surface cristalline du marbre, capable de générer et de décupler la lumière, en la faisant vibrer : le marbre est « la pierre qui scintille » comme les astres et les surfaces métalliques. Il donc est source de kharis, ce fluide lumineux qui émane habituellement des divinités ou de leurs protégés, et suscite une forme de plaisir social. C’est la raison pour laquelle le marbre est cité dans l’Hippias Majeur de Platon après l’or et l’ivoire comme une matière incarnant l’essence de la beauté : tous trois génèrent du plaisir à celui qui les contemple. Ils partagent en effet des propriétés lumineuses qui sont fortement valorisées dans la société grecque. Mais dans ce traité, Socrate fait également remarquer que chacun doit être utilisé de manière appropriée. Il fournit alors l’exemple de la statue d’Athéna Parthénos réalisée par Phidias : pour la peau, l’ivoire est indiqué, tandis que la pierre convient pour les yeux – sans doute car cette dernière peut suggérer l’éclat du regard79. Le passage souligne donc une différence de taille entre l’ivoire et le marbre et ne les place pas sur le même plan. C’est le premier et non le second qui se rapproche le plus de la peau humaine – et les passages des poèmes homériques que nous avons cités plus haut le confirment. Pourquoi ? Peut-être en raison d’une plus grande malléabilité. On sait que pour réaliser ses colosses chryséléphantins, Phidias était parvenu à amollir les plaques d’ivoire en les chauffant, pour pouvoir ensuite les fixer sur une âme en bois80. À l’inverse, le marbre se caractérise par sa dureté et sa résistance. En témoignent d’ailleurs les premiers usages du terme marmaros. Chez Homère, le terme, qui ne figure que deux fois, renvoie à des pierres aux arêtes tranchantes (okrioeis), susceptibles de servir d’arme (Iliade, XII, 380 ; Odyssée, IX, 499). Dans ce cas, ce n’est pas une apparence particulière mais la solidité de la pierre qui faisait sens. C’est d’ailleurs ce qui ressort du texte du Pseudo-Lucien cité plus haut, à propos de l’Aphrodite de Cnide : le marbre est « naturellement dur et roide », et c’est ce qui rendait l’exploit de Praxitèle encore plus admirable aux yeux de tous.

37 Il me semble donc que si le marbre est devenu, au cours de l’époque archaïque, une pierre privilégiée pour réaliser des statues, ce n’était pas pour sa capacité à représenter l’épiderme vivant, mais plutôt pour d’autres raisons. Artisans et commanditaires appréciaient sa dureté et résistance, qui permettait de conserver des œuvres en extérieur (à la différence de l’ivoire) et d’éviter une altération précoce ; la douceur du

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poli obtenu par le ciseau du sculpteur ; ses propriétés lumineuses, que l’on pouvait rehausser grâce à la ganôsis, et son aptitude à recevoir un traitement pictural81. Ce dernier point est important : je pense que c’est justement parce que le marbre blanc constituait un excellent support pour l’application de couleurs qu’il a connu un tel succès dans le monde grec archaïque. La couleur agissait non seulement en surface mais aussi au cœur de la matière, produisant un spectacle polychrome éblouissant, un mariage heureux, réussi et durable entre couleurs et lumière.

38 Un tournant s’est dessiné sans doute à l’époque hellénistique, avec la multiplication des nus féminins en marbre, puis masculins – jusque-là, la matière privilégiée pour ces derniers était le bronze. Ce sont les Romains qui accélèrent l’évolution. Ils développèrent l’exploitation de carrières de marbres colorés venus des quatre coins de l’empire82, mais ils éprouvèrent surtout une admiration pour le marbre blanc de Paros, lorsqu’il s’agissait de sculpture83. C’est en effet cette pierre qui a servi pour la réalisation de la célèbre statue d’Auguste dite de Prima Porta, dont la polychromie a été reconstituée par Paolo Liverani. Or il se trouve que l’épiderme de l’imperator n’avait reçu aucun traitement coloré : ce portrait posthume aux chairs d’un blanc marmoréen visait à glorifier le princeps et à lui donner un air d’éternité84.

39 Le marbre des statues grecques a donc été réinterprété, investi de valeurs nouvelles au fil du temps, et ce dès l’Antiquité. Il a fini par devenir la pierre blanche, immaculée et parfaite que vantent les hommes du XIXe siècle – une matière devenue idoine pour représenter le corps et la peau de l’homme. Ce qui est intéressant, c’est que cette primauté accordée dans l’Occident moderne à la blancheur marmoréenne a eu des implications qui débordent largement le champ de l’archéologie et de l’histoire de l’art85. Appliquée à la théorie des races, elle a permis aux Occidentaux de justifier une supériorité ethnique et culturelle des « Blancs » face aux peuples dits « de couleur ». Associer blancheur, pureté et raffinement a aussi conduit à rejeter le bariolé, associé au kitsch et à la vulgarité. C’est ainsi que le mythe de la noble blancheur triomphante du marbre du Parthénon s’est épanoui. Si pour Maxime Collignon la couleur nue de la pierre du Pentélique cristallise les notions de sérénité, vérité, rationalité, pureté, elle aurait en revanche paru bien fade et aseptisée aux yeux des Grecs de l’époque archaïque. N’en déplaise à Diderot, ces derniers avaient en effet trouvé l’art de « faire rire le marbre »86.

NOTES

1. Sur les recherches effectuées et en cours : Vinzenz Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio. The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture, Munich, Hirmer, 2010 ; Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations. Classical Sculpture in Colour, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek, 2014. Je tiens à remercier chaleureusement Jan Stubbe Østergaard pour les remarques et suggestions dont il m’a généreusement fait profiter pour la rédaction de cet article. 2. Citons, parmi les nombreuses études consacrées à ce sujet, Philippe Jockey, « Praxitèle et Nicias, le débat sur la polychromie de la statuaire antique », in Jean-Luc Martinez et Alain Pasquier (dir.), Praxitèle, Paris, Musée du Louvre Éditions, 2007, p. 62-81, et Jan Stubbe Østergaard,

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« The Polychromy of Antique Sculpture: A Challenge to Western Ideals? », in V. Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio (op. cit.), p. 78-105. 3. Sur la polychromie des œuvres découvertes et aujourd’hui exposées au Musée de l’Acropole d’Athènes, voir Dimitrios Pantermalis, Archaic colors, Athènes, Acropolis Museum, 2012. 4. « La peinture avait, en effet, sur les œuvres sculptées, la même utilité que le stuc sur les colonnes et les entablements des édifices : elle dissimulait les défauts du tuf, qui étaient parfois trop visibles pour qu'on ne fût pas obligé d'y remédier. » (Henri Lechat, « Observations sur les statues archaïques de type féminin du musée de l’Acropole. Polychromie », BCH, 14, 1890, p. 556). 5. Ibid., p. 564. 6. C’est l’enseignement qu’il tire des expériences faites par Jacques-Ignace Hittorff pour reconstituer des marbres polychromes : la blancheur de la pierre, lorsqu’elle était laissée intacte, avait à ses yeux quelque chose de criard qui tranchait trop avec le reste du revêtement de couleur. Sur cet architecte-archéologue considéré comme le premier théoricien de la polychromie architecturale grecque, voir Adeline Grand-Clément, « Jacques-Ignace Hittorff, un architecte à l'école de la Grèce », Anabases, 6, 2007, p. 135-156. 7. Maxime Collignon, « Les Fouilles de l’acropole d’Athènes », Revue des Deux Mondes, 97, 1890, p. 847. 8. Jacqueline Lichtenstein fait remonter cette tradition à Platon : La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1999 (1ère éd. 1989), p. 67-68 ; 79-84. 9. Jacques-Ignace Hittorff, Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte. L’architecture polychrome chez les Grecs, Paris, Firmin Didot, 1851. 10. Maxime Collignon, Le Parthénon ; l'histoire, l'architecture et la sculpture, Paris, 1914, p. 115. 11. Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien, Paris, Firmin Didot, 1814. 12. Philippe Jockey a montré comment s’est ainsi enraciné le mythe d’une Grèce blanche, marmoréenne, justifiant la prééminence esthétique d’un certain modèle occidental de la blancheur, associée à l’idée de perfection : Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2013. 13. Une telle opinion, si elle est majoritaire, ne faisait cependant pas l’unanimité : des voix comme celles de Russel Sturgis ou de Georg Treu plaidaient en faveur d’une polychromie totale (cf. Vinzenz Brinkmann, Ulrike Koch-Brinkmann, Hans Piening, « On the rendering of Human skin », in Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations (op. cit.), p. 145-146). 14. Citons deux exemples d’époque hellénistique : la statue du Diadumène trouvée à Délos (Athènes, Musée National Archéologique, MN1826), qui était recouverte d’or (Brigitte Bourgeois, Philippe Jockey, « La dorure des marbres grecs. Nouvelle enquête sur la sculpture hellénistique de Délos », Journal des savants, 2005, p. 278) ; les reliefs du sarcophage dit d’Alexandre conservé à Istanbul, qui appartenait à un roi phénicien (Vinzenz Brinkmann, Ulrike Koch-Brinkmann, « On the Reconstruction of Antique Polychromy Technique », in V. Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio (op. cit.), p. 120-132). 15. L’emploi de marbres colorés se développe seulement à l’époque romaine. 16. Clarissa Blume, « The role of the stone in the polychrome treatment of hellenistic sculptures », in Gutiérrez Garcia, A., Pilar Lapuente Mercadal and Roda de Llanza, I. (eds.), Interdisciplinary Studies on Ancient Stone. Proceedings of the IX ASMOSIA Conference, Tarragona, Institut Català d’Arqueologia Clàssica, 2012, p. 754. Pour une presentation plus détaillée, voir Clarissa Blume, Polychromie hellenistischer Skulptur. Ausführung, Instandhaltung und Botschaften, Petersberg, Imhof, 2015. 17. Voir Marcello Carastro, « La notion de khrôs chez Homère : enquête sur la couleur en Grèce ancienne », in L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations, Grenoble, Millon, p. 301-313. Sur le khrôs homérique, qui ne se limite pas à ce que nous nommons l’épiderme, mais possède la même épaisseur tangible qu’un organe interne, voir Valeria Gavrylenko, « The ‘Body

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without Skin’ in the Homeric Poems », in Herman Horstmanshoff et al. (eds.), Blood, Sweat and Tears, Leiden, Brill, 2012, p. 479-502. 18. Sur ces questions, voir Adeline Grand-Clément, « L'éloquence de l'épiderme dans le monde grec antique », in M. Pastoureau et F. Jacquesson (eds), Les couleurs. Mots Images Symboles Sociétés, Paris, Le Léopard d'Or, 2013, p. 15-66. 19. Xénophon, Économique, X, 5. 20. Voir Liviabella Furiani, « Colori e belleza : eufemismi », in F. De Martino et A. H. Sommerstein (dir.), Studi sull’eufemismo, Bari, Levante, 1999, p. 73-84 (notamment p. 76). 21. Par exemple Iliade, XIV, 170 ; XXII, 321 ; Hésiode, Travaux et les Jours, 198-199 ; Sappho, fr. 21, 6 Lobel-Page. 22. Odyssée, XVI, 172-176. 23. Voir Adeline Grand-Clément, La fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens, Paris, De Boccard, 2011, p. 198-199. 24. Odyssée, XVIII, 176-195. 25. Sur les résonances sémantiques et affectives de leukos dans la tradition archaïque, voir Adeline Grand-Clément, La fabrique des couleurs (op. cit.), p. 361-367. 26. Une convention chromatique que les céramistes d’époque archaïque ont le plus souvent suivie, en appliquant des rehauts blancs sur la peau des femmes, ou en traitant leur carnation à la réserve, lorsque le fond du vase était clair. 27. Iliade, IV, 140-147. 28. L’argent serait ainsi le « métal blanc » par opposition avec l’or, « métal jaune », et le cuivre, « métal rouge » : sur cette triade, voir André et Pierre Sauzeau, « Le symbolisme des métaux et le mythe des races métalliques », RHR, 219/3, 2002, p. 296. 29. La même recherche de l’uniformité de la couleur oriente le choix des victimes animales lors des sacrifices en l’honneur des dieux : la procédure de la dokimasie – examen des bêtes – vise souvent à sélectionner les animaux à la robe dépourvue de tache. C’est en effet considéré comme un signe de pureté et d’absence de souillure – miasma. 30. Iliade, XIV, 170-172. 31. On versait de l’huile sur les stèles funéraires ; on huilait les statues des dieux et des autels. Sur les opérations de kosmèsis et de therapeia, voir Eurydike Leka, « La thérapéia des sculptures en Grèce ancienne : le témoignage des sources textuelles », Technè, 40, 2014, p. 61-68. 32. Lorsqu’Apollon prodigue des soins au cadavre de Sarpédon, il l’oint d’ambroisie (Iliade, XVI, 680). 33. Eurydike Leka, « La thérapéia des sculptures en Grèce ancienne : le témoignage des sources textuelles », Techne, 40, 2014, p. 62-63. 34. Dans une anecdote rapportée par Ion de Chios, il est question d’un zôgraphos qui ferait le portrait (peint ou sculpté ?) d’un jeune homme et aurait le mauvais goût de lui enduire de pourpre (porphura) les joues, pour reproduire de manière littérale une image poétique (Athénée, Les Deipnosophistes, XIII, 603f-604d). Ici, le problème n’est pas de colorer ou non, mais de choisir le pigment approprié. 35. Platon, République, 420c-d. 36. Le passage avait déjà retenu l’attention de Winckelmann. Pour un commentaire : Oliver Primavesi, « Plastica policroma nell litterratura antica ? », in A. Gramiccia, I Colori del bianco. Policromia nella scultura antica, Rome, De Luca, 2004, p. 295-297 ; Id., « Das Lächeln der Artemis. Winckelmanns Entdeckung der Farbigkeit griechischer Skulptur », in M. Kunze (ed.), Die Artemis von Pompeji und die Entdeckung der Farbigkeit griechischer Plastik, Ruhpolding and Mainz, Rutzen, p. 2012, 16-67. 37. Hariclia Brecoulaki, « Precious colours in ancient Greek painting and polychromy: Material aspects and symbolic values », Revue Archéologique, 2014/1, p. 9-12.

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38. Il est en fait difficile d’identifier la pourpre marine sur les statues. Les tons roses et violets sur les vêtements des œuvres déliennes pourraient aussi être produits par la garance. Voir Brigitte Bourgeois et Philippe Jockey, « La dorure des marbres grecs. Nouvelle enquête sur la sculpture hellénistique de Délos », Journal des savants, 2005, p. 280. 39. Le terme désigne aussi le fond de teint chez Xénophon. Pour une analyse des occurrences du terme et de sa signification, voir Laurence Villard, « L’essor du chromatisme au IVe siècle. Quelques témoignages contemporains », in A. Rouveret et alii, Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, Paris, ENS, 2006, p. 43-53. 40. Platon, Cratyle, 424e. 41. Hariclia Brecoulaki, « Andreikelon, The Skin Colour in Ancient Greek Painting », in P. Adam- Veleni, K. Tzanavari (eds.), Τιμητικός τόμος αφιερωμένος στην Αι. Ρωμιοπούλου, Thessaloniki, 2012, p. 339-350. 42. Cf. les terres cuites architecturales étrusques analysées à Copenhague : Maria Louise Sargent, « Investigations into the polychromy of some 5th century BCE Etruscan architectural terracottas », in Tracking colour – The Polychromy of Greek and Roman sculpture in the Ny Carlsberg Glyptotek Preliminary Report 4, 2012, p. 26-41.Voir aussi M. Abbe, G.E. Borromeo, S. Pike, « A Hellenistic Greek Marble statue with Ancient Polychromy Reported to be from Knidos », in A. Gutiérrez, P. Lapuente, I. Roda, I. (eds.), Interdisciplinary Studies on Ancient Stone. ASMOSIA 9 (Tarragona 2009), Tarragona, Institut Catala d’Arqueologia Classica, 2012, p. 763-770. 43. Brigitte Bourgeois, « Marbre blanc, taches de couleur. Polychromie et restauration de la sculpture grecque », in P.-Y. Kairis, B. Sarrazin, F. Trémolières (eds.), La restauration des peintures et des sculptures. Connaissance et reconnaissance de l’oeuvre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 25-42. 44. Brigitte Bourgeois, « Thérapeia. Taking care of Colour in Hellenistic Greece », in Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations (op. cit.), p. 190-207; voir également les études rassemblées dans Techne, 40, 2014. 45. Clarissa Blume, « Bright Pink, Blue and Other Preferences. Polychrome Hellenistic Sculpture », in Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations (op. cit.), p. 177-182. 46. Pour ce qui concerne l’époque classique, les analyses archéométriques sont très rares ; il faut donc rester prudent. Citons l’examen réalisé à Copenhague sur une tête féminine provenant d’Athènes et datée de 425 avant notre ère : Jan Stubbe Østergaard, « The Copenhaguen Polychromy Network: A Research Project on Ancient Greek and Roman Sculptural Polychromy in the NY Carlsberg Glyptotek », in V. Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio (op. cit.), p. 324-335. Pour d’autres exemples d’incarnat sur des statues en marbre d’époque classique, voir Mikkel Scharff, Rebecca Hast, Nicoline Kalsbeek, Jan Stubbe Østergaard, « Investigating the polychromy of a Classical Attic Greek marble female head NCG IN 2830 », in Tracking Colour. The polychromy of Greek and Roman sculpture in the Ny Carlsberg Glyptotek Preliminary Report 1, 2009, p. 13-40. 47. Vinzenz Brinkmann, Die Polychromie der archaischen und frühklassischen Skulptur, Munich, Biering and Brinkmann, 2003, p. 43-45. 48. Vinzenz Binkmann, « Il colosso marmoreo di Samo », in A. Gramiccia, I Colori del bianco. Policromia nella scultura antica, Rome, De Luca, 2004, p. 87-90. 49. Vinzenz Brinkmann, Ulrich Koch-Brinkmann, Hans Piening, « The Funerary Monument to Phrasikleia », in V. Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio (op. cit.), p.195. 50. Les analyses physico-chimiques ont confirmé subtilité des préparations appliquées sur les chairs : par exemple l’utilisation du bleu égyptien pour les terres cuites architecturales étrusques de Copenhague (voir supra, note 36). 51. Katerina Karakasi, Archaic Korai, Los Angeles, Getty Publications, 2003, p. 123-124. 52. Ulrike Koch-Brinkmann, Heinrich Piening, Vinzenz Brinkmann, « Girls and Goddesses. On the Costumes of Archaic Female Statues », in Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations (op. cit.), p. 122-123.

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53. Voir par exemple le compte-rendu de l’ouvrage de V. Brinkmann par Bernhard Schmaltz dans Göttingische Gelehrte Anzeigen, 257, 2005, p. 33 (plus précisément p. 24-30). 54. Bernhard Schmaltz, « Die Kore Akropolismuseum inv. 682: Versuch einer Rekonstruktion », Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts, 124, 2009, p. 75-134. 55. E. Ross Holloway, The Archaeology of Ancient Sicily, Londres, Routledge, 1991, p. 106-107. 56. Pierre Lévêque, « Pour une relecture des métopes de l’Héraion de Sélinonte », DHA, 22/2, 1996, p. 94. 57. Sur cette technique, voir Kenneth D. S. Lapatin, Chryselephantine Statuary in the Ancient Mediterranean World, Oxford, OUP, 2001. 58. Valentina Manzelli, La policromia nella statuaria greca arcaica, Roma, L’Erma di Bretschneider, 1994, p. 108-109 ; Olga Palagia, « Marble carving Techniques », in Greek Sculpture. Function, Materials, and Techniques in the Archaic and Classical Periods, Cambridge, CUP, 2006, p. 261 ; Clemente Marconi, « The Birth of an Image. The Painting of a Statue of Herakles and Theories of Representation in Classical Greek Culture », Res: Anthropology and Aesthetics, 59/60, 2011, p. 145-166. 59. Pour une mise au point sur le procédé, voir Eurydike Leka, L’entretien et la restauration des sculptures en Grèce ancienne : le cas de la sculpture archaïque, Thèse de doctorat, Université de Paris I- Panthéon Sorbonne, 2008, p. 135-181. 60. Patrick Reuterswärd date la mise au point de la ganôsis des environs de 500 avant notre ère (Studien zur Polychromie der Plastik, 2: Griechenland-Rom, Stockholm, Svenska Bokförlaget, 1960, p. 74). 61. Valentina Manzelli, La policromia nella statuaria greca arcaica, Roma, L’Erma di Bretschneider, 1994, p.107-108. 62. Katerina Karakasi, Archaic Korai, Los Angeles, Getty Publications, 2003, pl. 167 et 624. 63. Brigitte Bourgeois, « Ganôsis et réfections antiques de polychromie. Enquête sur le portrait en marbre de Bérénice II au Musée royal de Mariemont », Cahiers de Mariemont, 40, 2016, p. 64-85. Brigitte Bourgeois invite donc à prendre en compte la vie des œuvres sculptées et rappelle que les interventions sur la surface des statues, pour leur entretien ou leur renouvellement, ont sans doute été nombreuses au cours du temps. 64. On racontait que la tache sombre que l’on apercevait sur la cuisse de la statue était due non pas à un défaut de la pierre, mais à l’étreinte passionnée d’un jeune homme tombé éperdument amoureux de la statue. Sur d’autres cas d’agalmatophilie, voir Danielle Gourevitch, « Quelques fantasmes érotiques et perversions d’objet dans la littérature gréco-romaine », MEFRA, 94/2, 1982, p. 823-842. 65. Ps-Lucien, Les Amours, 15. 66. Diderot formule un jugement sensiblement analogue à propos du groupe sculpté de Falconet, représentant Pygmalion et Galatée : « Quelle mollesse de chair ! Non ce n’est pas du marbre ? Appuyez-y votre doigt et la matière qui a perdu sa dureté cèdera à votre pression » (cité par Jacqueline Lichtenstein, La tache aveugle, Paris, Gallimard, 2003, p. 104). 67. Pline, Histoire Naturelle, XXXV, 11. 68. Ovide, Métamorphoses, X, 243-289. 69. Le mythe a notamment connu un grand succès chez les Esthètes victoriens : Charlotte Ribeyrol, « Étrangeté, passion, couleur ». L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880), Grenoble, Ellug, 2013, p. 136-140. 70. Flemming Friborg, « Colour, Skin and Stone. Ideas of Contour and Surface in 19th Century European Sculpture », in Jan Stubbe Østergaard, Anne Marie Nielsen (eds.), Transformations (op. cit.), p. 286-312. 71. Par exemple IG VII 2544 ; XIV 1603.

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72. Hérodote rapporte que les Siphniens, au VIe siècle avant notre ère, font construire une agora et un prytanée en marbre de Paros, pour manifester avec éclat leur prospérité due à l’exploitation de mines d’or et d’argent (Hérodote, III, 57). 73. Par exemple IG V, 2 432 ; SEG 45, 985. Les inscriptions concernent principalement des parties d’édifices ou des stèles, et sont d’époque hellénistique ou romaine. 74. Hippocrate, Sur la maladie des femmes, II, 185. 75. Voir Edoarda Barra, « Des humeurs, des couleurs et des remèdes dans le Corpus hippocratum », in M. Carastro (éd.), L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations, Grenoble, Millon, p. 153-162. 76. Par exemple Bacchylide, Fragment 16, 9. 77. C’est aussi le spectacle éblouissant procuré par Apollon Phoibos et ses pieds agiles dans l’Hymne homérique à Apollon vers 203. 78. Pindare, Fragment 123, 2-3. 79. Platon, Hippias Majeur, 289e-290d. 80. Kenneth D. S. Lapatin, « Pheidias ἐλεφαντουργός », American Journal of Archaeology, 101/4, 1997, p. 663-682. 81. Selon Clarissa Blume, le marbre, en particulier celui de Paros, absorbe bien les pigments. 82. Voir Mark Bradley, « Colour and Marble in early imperial Rome », The Cambridge Classical Journal, 52, 2006, p. 1-22. 83. Ils s’enorgueillissent aussi de posséder leur lithos leukos, comme le souligne le géographe Strabon : celui de Luna/Carrare. Sur cette valorisation progressive du marbre blanc, voir Ursula Mandel, « On the qualities of the ‘Colour’ White in Antiquity », in V. Brinkmann et alii (eds.), Circumlitio (op. cit.), p. 303-323. 84. Paolo Liverani, « L’Augusto di Prima Porta », in A. Gramiccia (éd.), I colori del bianco. Policromia nella scultura antica, Rome, De Luca, 2004, p. 235-242. 85. Le rôle joué par Hegel a été à cet égard déterminant. 86. Diderot, hostile à l’application de couleurs sur les statues de marbre, estimait en effet que « le marbre ne rit pas » (cité par Jacqueline Lichtenstein, La tache aveugle (op. cit.), p. 112).

RÉSUMÉS

Dans la langue grecque, le terme qui désigne la peau, khrôs, signifie aussi « couleur ». L’épiderme humain est ainsi un des éléments à partir desquels les Grecs ont pensé le chromatisme et ses caractéristiques. L’excellence d’un peintre se mesurait d’ailleurs à sa capacité à trouver le ton juste, capable de rendre les nuances subtiles du teint humain (andreikelon) et de conférer à l’œuvre picturale un effet de vie. On sait aujourd’hui que les statues n’échappaient pas à cette mise en couleurs, même si le traitement des parties dénudées du corps humain demeure relativement mal connu. L’article proposera quelques réflexions autour de ce rapport entre peau et couleur, en s’intéressant à un matériau en particulier : le marbre. Cette pierre cristalline semble en effet avoir été l’un des supports privilégiés de la mise en couleur, depuis l’époque archaïque, et l’on s’interrogera sur les raisons qui expliquent cette préférence.

In Ancient Greece, the word for the skin, khrôs, meant also « colour ». The human skin was therefore strongly connected to the notion of chromatism. The skill of a painter was evaluated through his capacity to render the subtle shades of colour-skin (andreikelon) and his ability to

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create the illusion of life. We are now aware of the fact that even the statues were given a colourful appearance, but unfortunately we don’t know very well what kind of treatment was reserved to the nude parts of the human body. This paper deals with the relationship between skin and colour, by focussing on one specific material: marble. Actually, it seems that this crystalline rock has been one of the favourite ground for polychromy, since the Archaic period, and we will reflect upon the reason why it was so appreciated by sculptors and painters.

INDEX

Keywords : marble, statue, Greece, polychromy, skin, colours, ivory Mots-clés : marbre, statue, Grèce, polychromie, peau, couleurs, ivoire

AUTEUR

ADELINE GRAND-CLÉMENT

Membre de l’équipe PLH-ERASME (Toulouse, EA 4601) et associée d’ANHIMA (Paris, UMR 8210), Adeline Grand-Clément est Maître de conférences en histoire grecque à l’Université de Toulouse 2. Ses recherches portent sur l’histoire culturelle du monde grec, l’anthropologie des couleurs dans les sociétés anciennes et la réception de l’Antiquité au XIXe siècle. Elle dirige actuellement le programme de recherche interdisciplinaire « Synaesthesia » (Université fédérale de Toulouse, 2015-2017), autour de la polysensorialité des rituels, abordée dans une démarche comparatiste.

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Une archéologie des icônes éthiopiennes Matériaux, techniques et auctorialité au XVe siècle

Claire Bosc-Tiessé et Sigrid Mirabaud

Outre les financements et les coopérations institutionnelles cités en début d’article, nous voudrions remercier le personnel de l’IES, tout d’abord Hassan Said, directeur du musée quand nous avons commencé notre projet en 2009 ainsi que son assistant Merkeb Mekuria de même que Ahmed Hassan Omer, directeur de l’IES depuis 2012 et Ahmed Zekaria, actuel directeur du musée de l’IES, sans qui ce projet n’aurait pas pu être réalisé. À Paris, nous voudrions remercier Ludovic Bellot-Gurlet, du MONARIS, grâce à qui les analyses en Raman ont pu être réalisées. Nous sommes aussi redevables à Michael Gervers et à Ewa Balicka-Witakowska pour la base de données en ligne Mäzgäbä sǝǝlat. Treasury of Ethiopian Images qui nous a permis l’accès aux photographies de Stanislaw Chojnacki et de Paul Henze aujourd’hui décédés. Nous remercions également Marilyn Heldman pour ses inestimables clichés du panneau de Dāgā.

Introduction

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1 Alors que l’Éthiopie est christianisée à partir du IVe siècle de notre ère, que des peintures murales et des manuscrits enluminés sont fréquemment conservés depuis le XIIIe siècle, les premières icônes éthiopiennes préservées datent seulement du XVe siècle. D’autres, plus anciennes, ont-elles complètement disparu ou ce type de peintures n’apparaît-il qu’à cette époque en Éthiopie ? Des textes mentionnent la vénération d’images, sans préciser leur support, au XIVe siècle semble-t- il mais plus sûrement à partir du tournant du XIVe et du XVe siècle1. L’introduction de nouveaux rites dans la liturgie par le roi Zar’a Yā‘qob (1434-1468), impliquant la présentation d’icônes de la Vierge, oblige les églises à en posséder et impose donc leur production en grand nombre à partir de son règne. Si ce n’est le début de la fabrique des icônes, c’est du moins le point de départ de leur multiplication.

2 Si quelques textes hagiographiques mentionnent à l’occasion l’usage des icônes, voire décrivent brièvement des objets, il n’y a pas ou peu d’archives documentant les modalités de la commande et de la réalisation. Dans ces conditions, les objets sont donc non seulement leurs propres mais aussi leurs premières sources. L’étude approfondie, non seulement de leur iconographie ou de leurs styles mais aussi de leur technologie, s’avère cruciale pour la confronter aux quelques données générales fournies par les textes et à celles issues de l’analyse des matériaux. Cette dernière doit s’attacher à l’identification de tous les éléments constitutifs des peintures – non seulement des pigments et des colorants, mais aussi des supports, des liants et des vernis – ainsi qu’à leur mise en œuvre. Effectivement, la manière dont les matériaux sont utilisés, séparément et en conjonction, s’avère plus révélatrice des savoir-faire, des échanges ou des choix technologico-culturels que leur identité, sauf cas particulier, ou que leur provenance, souvent difficile à préciser. C’est donc une archéologie de l’icône que ce projet entend mener, considérant la stratigraphie de l’œuvre, à travers les prélèvements pour étudier en coupe les différentes couches de la peinture, comme à l’œil nu pour examiner les superpositions significatives des différentes étapes de la vie de l’œuvre2. Les objets ont été repris, retouchés et réparés au cours du temps, et l’étude des techniques picturales impose aussi de considérer les transformations qu’ils ont connues, strate après strate, afin de proposer une chronologie au moins relative des différentes interventions et des techniques employées. Si l’on ne regarde plus les peintures seulement à plat mais aussi en coupe, différentes étapes de réalisation apparaissent. Celles-ci peuvent renseigner sur les opérations de maintenance de l’objet à travers le temps, sur ses différentes réappropriations, mais aussi sur les modalités originelles de réalisation dans une première époque qui n’est pas nécessairement un moment unique. L’analyse du geste technique repose donc la question de l’auctorialité, de l’acte de création et de l’organisation du travail des peintres éthiopiens, tout en réinterrogeant les pratiques de l’histoire de l’art.

3 Le musée de l’Institute of Ethiopian Studies (IES) de l’université d’Addis Abeba est apparu comme le meilleur endroit pour réaliser ce travail3. Il abrite effectivement la plus importante collection d’icônes éthiopiennes : outre son importance numérique, elle couvre un large spectre d’objets de provenances diverses réalisés entre le XVe et le

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XXe siècle, toute la période connue de production des icônes en Éthiopie4. Celles sélectionnées pour notre projet permettent tout d’abord d’étudier les objets parmi les plus anciens conservés – a priori produits dans des milieux artistiques qui seraient associés à la cour royale du XVe siècle – afin de proposer de nouveaux éléments pour réfléchir à la question des débuts de l’art de l’icône en Éthiopie d’un point de vue technologique5.

L’analyse des matériaux et les questions d’attribution et d’identification dans l’histoire de l’art éthiopien : caractériser l’art de Ferē Ṣeyon ?

4 Jusqu’à présent, les travaux sur les matériaux des icônes ont été menés sur des œuvres plus récentes et se sont peu intéressés à la technique des peintres6. L’étude approfondie, menée à l’IES, à l’œil nu en lumières directe et rasante a permis de distinguer autant que possible les tracés sous-jacents, les différentes couches et les reprises. L’examen en lumière ultra-violette a, lui, mis en évidence la présence éventuelle de vernis et de repeints, et leur localisation. Ces observations ont ainsi conduit à déterminer les prélèvements nécessaires pour la compréhension de chaque œuvre dans des zones clairement identifiées comme originales ou retravaillées7. Les échantillons n’avaient pas seulement pour but l’identification des matériaux (vernis, liant de la couche colorée, liant de la couche de préparation, pigments, colorants et charges), mais aussi la compréhension de la stratigraphie de l’œuvre, du support jusqu’au vernis pour déterminer le nombre de couches de chaque strate (préparation, couleur, vernis) ainsi que leurs caractéristiques et comprendre ainsi la structure de l’œuvre. Par ailleurs, certaines couleurs, comme les bruns souvent faits de terres selon des méthodes standard, sont moins susceptibles de fournir des informations. Au contraire, les bleus, les verts, les rouges, les jaunes peuvent dire quelque chose de spécifique dans la mesure où les matériaux et les techniques pour les préparer et les appliquer peuvent être très variés.

5 Selon la nature des matériaux, organique ou minérale, deux types de processus ont été appliqués. Pour identifier les matériaux minéraux, les écailles de peinture ont été incluses dans une résine transparente puis polies. Les coupes stratigraphiques ainsi obtenues ont été observées au microscope optique puis au microscope électronique à balayage et analysées en microanalyse X. Pour identifier les composés organiques, chaque strate (préparation, couches colorées et couches superficielles transparentes) a été analysée par chromatographie en phase gazeuse et en phase liquide et en spectroscopie infra-rouge, ainsi qu’en spectrométrie Raman8.

6 L’icône éthiopienne datée la plus ancienne connue aujourd’hui est conservée dans l’église de Dāgā Esṭifānos sur une île du lac Ṭānā. Une inscription sur l’objet indique qu’elle a été réalisée par le moine et peintre Ferē Ṣeyon à l’époque du roi Zar’a Yā‘qob (1434-1468)9. C’est d’une part la seule œuvre que le peintre a signée et, d’autre part, cette pratique de la signature est exceptionnelle dans la peinture éthiopienne10. Par ailleurs, cette icône, conservée dans le sanctuaire interdit aux laïcs d’une église interdite aux femmes, ne peut être étudiée qu’avec difficulté. Elle est de surcroît difficilement déplaçable en raison de son format (1,78 mètre de haut) et de son poids, tout à fait inhabituels, qui suggèrent un usage particulier mal documenté (fig. 1-3)11. À

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défaut de pouvoir en mener une étude approfondie, l’étude de deux œuvres attribuées au même peintre, conservées à l’IES, devait permettre de confronter l’analyse d’histoire de l’art aux données matérielles (technique du peintre et matériaux employés). L’idée était ainsi d’obtenir des données situées dans une fourchette de temps et dans un contexte spécifique12.

Fig. 1

Peinture signée par Ferē Ṣeyon, Vierge à l’Enfant entourée de deux archanges au registre supérieur, les saints Pierre, Étienne, Paul au registre inférieur, 1434-1468, peinture sur bois, 178 x 102 cm, église de Dāgā Esṭifānos ph. P. Henze prise dans l’église, cl. S. Chojnacki / mäzgäbä sǝǝlat SC-012-002-009

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Fig. 2

Peinture signée par Ferē Ṣeyon, Vierge à l’Enfant entourée de deux archanges, détail du registre supérieur, 1434-1468, peinture sur bois, 178 x 102 cm, église de Dāgā Esṭifānos ph. M. Heldman prise à l’IES lorsque l’objet y a été apporté en 1967

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Fig. 3

Peinture signée par Ferē Ṣeyon, les saints Pierre, Étienne, Paul, détail du registre inférieur, 1434-1468, peinture sur bois, 178 x 102 cm, église de Dāgā Esṭifānos ph. M. Heldman prise à l’IES lorsque l’objet y a été apporté en 1967

7 Effectivement, cette peinture est une œuvre clef pour l’histoire de l’art éthiopien, autour de laquelle s’articulent plusieurs propositions de corpus qui s’appuient sur des principes d’attribution différents. À partir de cette peinture, Marilyn Heldman a attribué au peintre Ferē Ṣeyon six icônes ainsi qu’une croix en bois gravée et un fragment de peinture murale, qu’elle a implicitement classés dans un ordre croissant d’éloignement au panneau signé13. En préambule à son étude, elle ne développe pas ses critères et méthodes d’attribution mais prévient qu’aucune des peintures qu’elle attribue à Ferē Ṣeyon n’est stylistiquement identique au panneau de Dāgā et qu’il serait de toute manière irréaliste de supposer que son style est constant tout au long de sa carrière. Elle souligne toutefois que les différences stylistiques entre le panneau signé et les peintures attribuées sont minimes et que l’unité iconographique et stylistique du groupe ne peut être déniée. Certaines caractéristiques technologiques communes (les panneaux de bois recouverts de stuc ou de gesso dans lequel est taillé un cadre engagé) et la palette de couleurs partagée par les peintures qu’elle a attribuées à Ferē Ṣeyon viennent renforcer, selon elle, la cohérence du corpus14. Plus loin, dans la description de chaque peinture, Marilyn Heldman note au fur et à mesure d’autres points communs. Toutefois, la différence entre les œuvres qu’elle attribue à Ferē Ṣeyon et celles qu’elle caractérise ensuite comme reflétant le style de Ferē Ṣeyon15 n’est pas toujours flagrante. Elle combine dans ses critères attributifs, qui ne sont ni clairement définis ni systématiquement observés, l’analyse de la composition générale comme le dessin des détails et des motifs. Partant de l’inscription sur la peinture de Dāgā dans laquelle Ferē Ṣeyon dit avoir réalisé cette œuvre sous le règne de Zar’a Yā‘qob, elle bâtit tout au long de son livre l’hypothèse que ce peintre traduit en image les orientations

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théologiques et dogmatiques imposées par le roi. Elle fait ainsi de son œuvre l’image de la production artistique à la cour.

8 De son côté, dans le catalogue des icônes de l’IES publié quelques années après, Stanislaw Chojnacki a rejeté de manière lapidaire les attributions de Marilyn Heldman, les considérant comme abusives16. Il avait tout d’abord désigné ces mêmes œuvres comme relevant d’une « école du lac Ṭānā »17, en fonction du lieu où les icônes de Dāgā et de Rēmā étaient conservées, puis d’un style « face de lune », en référence aux formes du visage qui semblent inspirées de modèles arabo-musulmans18. Cela caractérise indéniablement un grand nombre de peintures qui dateraient du XVe siècle. Néanmoins cette catégorie mal définie, malgré son intérêt en terme de transfert culturel19, recouvre des choses trop variées et larges pour permettre – par cette entrée – une analyse du travail concret des peintres. L’attribution à un peintre et la caractérisation d’une peinture par son style sont deux procédés de nature différente mais qui ne sont pas exclusifs. Au cours de sa carrière, un peintre peut mettre en œuvre des styles différents, de même qu’un style avec des caractéristiques communes peut être partagé par plusieurs peintres. Par ailleurs, si le lac Ṭānā apparaît, sinon comme le lieu de création, du moins comme le lieu de conservation d’un certain nombre de peintures réalisées dans ce style, un nombre tout aussi important d’œuvres sont aujourd’hui conservées hors contexte. De plus, les éléments rassemblés jusqu’ici permettent de connaître à la fois le travail de Ferē Ṣeyon réalisé dans la région et celui de ses disciples ou de ses héritiers sur plusieurs décennies, mais ne montrent pas une originalité stylistique spécifique au lac Ṭānā. Les données existantes ne nous permettent donc pas d’aller plus loin sur le fonctionnement d’une « école du lac Ṭānā » aux XVe et XVIe siècles en termes d’organisation du travail des peintres et de leur formation20.

9 En revanche, l’hypothèse proposée par Marilyn Heldman donne un point de départ pour reconsidérer les questions d’auctorialité au-delà de la question de l’attribution à un peintre particulier. Les difficultés et les limites des pratiques d’attribution apparaissent implicitement quand l’historienne de l’art attribue toutes ces peintures à Ferē Ṣeyon mais estime que certaines sont plus spécifiquement d’une même main. À la liste de ses observations, il serait possible d’ajouter des similitudes et des différences. Les icônes 3980 et 4053 que nous étudions dans cet article sont loin d’être des décalques du panneau de Dāgā, voire apparaissent même assez différentes sur un grand nombre de points et simplifiées de manière générale sur ce qu’elles ont en commun, mais il semble de toute manière inutile d’aller plus loin dans la comparaison en l’état actuel de nos connaissances sur les méthodes d’attribution en général et sur les modalités de travail des peintres éthiopiens en particulier. Plus que l’examen et la comparaison de tous les détails, il faut effectivement tout d’abord identifier ce qui est signifiant en regard, d’une part, de ce qu’être auteur veut dire selon les lieux et les époques, et, d’autre part, de la réalité de l’organisation du travail des peintres21. Les pratiques attributives ici n’ont pas vocation à classer les œuvres sur une échelle de valeur ni à déterminer si elles sont authentiques ou de quelle authenticité elles relèvent, mais à comprendre qui fait quoi, quand et comment. Il s’agit de mettre en ordre les données observées afin de préciser, à partir de celles-ci, les modalités de réalisation des peintures.

10 Mais qu’observe-t-on au final ? De qui ou de quoi les procédés technologiques et les processus créatifs mis en exergue dans cet article vont-ils être caractéristiques ? Vont- ils être révélateurs d’un peintre, d’un milieu de création, d’une époque ? Révisant les

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critères utilisés jusque-là et considérant leur fragilité, notre propos n’est donc ni d’utiliser l’étude des matériaux et des technologies pour l’attribution, ni de considérer que les résultats obtenus participent à révéler qui était Ferē Ṣeyon. Et ce d’autant plus que nous ne savons par ailleurs rien des ateliers de peintres, s’ils existaient, au XVe siècle22. En revanche, même si l’absence de documents écrits renseignant ce propos ne permet pas d’y confronter les données de l’étude matérielle ni d’orienter son interprétation, il est tout de même possible de reposer la question de l’auteur en proposant une autre manière de regarder les peintures. Les observations réalisées ici permettent surtout de voir de l’intérieur comment une œuvre est réalisée. Effectivement, beaucoup de descriptions et d’interprétations s’avèrent infondées car elles considéraient les peintures comme des œuvres d’un seul tenant et d’un seul temps, quand ce que nous observons de manière rapprochée semble relever de gestes, de choix et d’époques différentes.

Décomposer les gestes et distinguer les moments de la création : le cas de l’icône IESMus n° 3980

Fig. 4

Vierge à l’Enfant entourée de deux archanges, Apôtres et saints cavaliers, mi-XVe s. ?, peinture à la détrempe sur bois, 43,7 x 62,7 cm, Musée de l’IES, Université d’Addis Abeba, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

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Fig. 5

Schéma iconographique de l’icône IESMus n° 3980, dessin Raphaël Roig, Patrick Tiessé NB : Les noms indiqués sur le schéma ne sont pas des traductions des inscriptions. Pour les saints étrangers à l’Éthiopie, nous avons adopté leur version française ; pour les saints éthiopiens, nous avons gardé la forme éthiopienne de leur nom même si une version française existe

11 Des deux icônes attribuées à Ferē Ṣeyon étudiées, l’icône 3980 (fig. 4-5) apparaît comme la moins abîmée et la moins retouchée23. On observe à la lumière ultra-violette quelques repeints qui ne changent pas le dessin ni l’appréhension visuelle générale du tableau, quelques rares traces d’usure de la couleur qui ne nuisent pas à la lisibilité d’ensemble et des auréoles sur la face comme sur le revers, notamment sur la joue de la Vierge, montrant que l’icône a toutefois connu quelques aléas (fig. 6). Comme le montrent les traces observées en lumière rasante, une couche de cire d’abeille a été appliquée avec une brosse large qui donne un aspect uniforme à cette icône24. Elle a été passée sur toutes les lacunes de la couche colorée et sur les inscriptions secondaires et tertiaires, donc à une époque indéterminée mais vraisemblablement tardive25. La cire d’abeille a souvent été utilisée en restauration de manière générale pour protéger la couche de peinture ou la consolider. Cet usage est documenté en Éthiopie au XXe siècle sans que l’on connaisse son ancienneté26. Le tableau a également été ultérieurement couvert d’une couche d’acétate de polyvinyle27, ce qui indique deux opérations de conservation distinctes plus ou moins récentes, en tout cas postérieures aux XVIIIe - XIXe siècles si l’on considère qu’elles recouvrent la dernière inscription. Tardives, ces actions n’expliquent donc pas complètement l’excellence de la conservation de cette icône qui s’était maintenue en bon état jusque-là. Les amas de cire que l’on observe par ailleurs au revers sont d’un autre ordre : il s’agit de traces d’usage, probablement des coulures de cierge, qui ne préjugent toutefois aucunement de la fréquence de l’usage.

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Fig. 6

Tache et traces d’usure de la couleur sur le visage de Gabriel ; couche de préparation blanche dans les lacunes de la couche colorée sur le cadre ; cadre défoncé, trous pour accroche, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

Le support bois et le cadre : le choix d’une espèce indigène dure mais facile à travailler

12 Les analyses xylologiques faites sur le bois de cette icône montrent qu’il s’agit de cordia Africana Lam, couramment appelé wanza en Éthiopie 28, une espèce indigène répandue en Afrique et que l’on trouve fréquemment sur les hauts plateaux éthiopiens. Sans préjuger de la partie du tronc choisie pour tailler les planches, le bois de cœur est dur mais facile à travailler. Les panneaux ont été taillés dans le sens du fil du bois, d’un seul tenant et sans renfort. Ils sont entièrement peints et les traces du travail du bois ne sont donc pas observables.

13 Côté face, un rebord a été taillé dans l’épaisseur des panneaux, créant ainsi un encadrement dit cadre défoncé. Le rebord est d’ailleurs peint à l’imitation d’un cadre avec des insertions de gemmes, comme le suggèrent les parties rectangulaires creusées dans le cadre et peintes29, sans exclure qu’il y ait réellement eu des inclusions à l’origine (fig. 6).

14 Quatre trous transpercent d’une part l’encadrement droit du panneau dextre et d’autre part l’encadrement gauche du panneau senestre. Une corde passe dans ces trous permettant ainsi de maintenir attachés les deux panneaux entre eux. De plus, ceux-ci ont été percés d’un trou dans chaque angle supérieur, ce qui laisse supposer que l’icône, à un moment de son histoire, a été suspendue (fig. 6)30.

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La couche de préparation

15 Il n’a pas été possible de déterminer, ni à l’œil nu ni dans les échantillons prélevés, si un encollage ou bouche-pore avait été posé. La couche de préparation s’observe en revanche très clairement. Première strate des couches picturales, elle est composée d’un pigment et d’un liant et a pour fonction de préparer le support pour la peinture. Elle peut être blanche ou colorée, appliquée en une ou plusieurs couches et contribue pleinement à l’effet coloré. Sa réalisation requiert du soin car elle est cruciale pour la bonne tenue et la bonne conservation de la peinture.

16 Pour l’icône 3980, dans les lacunes de la couche colorée apparaît une couche de préparation blanche identifiée comme du sulfate de calcium lié à la colle animale (mélange appelé gesso en Italie) dans lequel sont inclus des grains de terre rouge (fig. 6)31. Elle est appliquée en une seule couche épaisse, de broyage grossier et irrégulier, directement sur le bois, sur la face comme sur le revers des panneaux. Ceci indique une préparation de tout l’objet, et pas seulement de la face. Le gypse, forme minérale naturelle du sulfate de calcium hydraté, est courant et largement disponible en Éthiopie32. Cette couche est la même sur toutes les icônes que nous avons observées et est commune à toute l’Europe du Sud, au monde byzantin grec et en Russie méridionale jusqu’au XVe siècle, à la différence de ce qui se fait en Europe du Nord33.

Dessin préparatoire, modelé et reprises

17 Par transparence de la couche colorée, sous les carnations (visages et mains) et le contour des auréoles et des manteaux, s’observent des traits noirs relativement larges. Ces cernes peuvent être soit un dessin sous-jacent soit des ombres rendant le modelé. Dans les deux cas, le tracé fluide et épais montre que ces lignes ont été faites au pinceau.

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Fig. 7

Dessin préparatoire noir sous le contour rouge des auréoles de Philippe et Thaddée, panneau senestre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

18 Le dessin préparatoire est fait pour être recouvert mais dans de nombreux cas on peut encore l’apercevoir, notamment sous le contour rouge des auréoles (fig. 7) ou du manteau du saint cavalier Théodore (fig. 8). Dans un prélèvement effectué au niveau de l’auréole de l’archange Gabriel (P05), une fine couche noire a été détectée, à base de carbone, entre la couche de préparation et la couche colorée (fig. 9). Il s’agirait donc d’un tracé préparatoire au charbon ou au noir de fumée comme cela a été parfois observé en peinture murale ou dans les manuscrits34, mais pas encore pour les icônes.

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Fig. 8

Dessin préparatoire noir sous le manteau du saint cavalier Théodore, panneau senestre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

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Fig. 9

Photographie de la coupe stratigraphique du prélèvement I3980/P05 (auréole de l’archange Gabriel) au microscope optique grossissement 200, panneau dextre, de bas en haut : couche de préparation, couche noire à base de carbone (dessin préparatoire), couche de jaune (orpiment et ocre), couche rouge (terre avec oxyde de fer), couche organique ; IESMus n° 3980 ph. C2RMF / Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

19 En vue rapprochée, des lignes noires plus larges transparaissent sous la couche de peinture. Dans les visages, elles marquent les plis du cou, la bouche, une ligne entre le nez et les yeux (fig. 10). Ce dessin sous-jacent fait sans doute partie du dessin préparatoire mais n’a pas été repris. Quoi qu’il en soit, les ombres créées par ces lignes donnent du modelé aux chairs des visages et des mains.

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Fig. 10

Dessins sous-jacents modelant les visages, détail de la Vierge et l’Enfant, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

20 Le dessin préparatoire a servi à délimiter l’application des couleurs et a parfois fait l’objet d’une reprise, sur les corps des personnages mais aussi des chevaux. Les contours et les traits des visages et des mains, les plis du manteau de l’Enfant Jésus, la branche fleurie qu’il tient, le contour des chevaux, les étriers, la lance-croix de saint Georges ont été repris au trait noir suivant le dessin sous-jacent, de manière nette pour les visages mais parfois plus grossièrement. Les cheveux ont été détaillés de la même manière. Les ongles, parfois marqués par de la peinture blanche, ont été ajoutés au- dessus de ce trait noir (fig. 11).

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Fig. 11

Traits de reprise noirs puis ajout d’une touche de blanc pour marquer les ongles, détail de l’archange Gabriel, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

21 Par ailleurs, le tracé d’une couronne a été peint en noir, rouge et jaune sur la tête de la Vierge, mais est resté inachevé (fig. 12). Sous rayonnement ultra-violet ces traits ne montrent pas de différence de fluorescence avec le reste de la peinture. Ceci peut donner à penser que le dessin de la couronne date de la même époque que le reste de l’icône, mais on ne peut l’affirmer avec certitude – loin de là – car la couche de cire passée sur l’icône fausse la lecture et rend cette zone difficile à interpréter. Si c’est bien le cas, il s’agirait de traits de reprise précisant la peinture, qui peuvent avoir été réalisés par le peintre principal du diptyque sur un laps de temps correspondant à celui où il a la possibilité de revenir sur son travail, approximativement jusqu’à deux ou trois décennies, voire par un assistant ou plus tard par un continuateur si le peintre principal n’est plus en mesure de le faire.

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Fig. 12

Ajout d’une couronne, détail de la Vierge, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

22 Nous aurions alors le scénario suivant : après avoir fini la peinture du voile et de l’auréole de la Vierge, le peintre décide d’ajouter une couronne autour de la tête de la Vierge. Cette couronne est dessinée avec une double ligne d’un rouge léger et de noir mais n’a pas été peinte. Les lignes passent sur le voile de la Vierge, sur son auréole et même sur les ailes des archanges. Mais le peintre ne l’a pas achevée. Cela signifie qu’il a changé d’avis deux fois : une première fois quand il a voulu transformer la Vierge en une Vierge couronnée et une deuxième fois quand il a arrêté cette réalisation en cours.

23 Le thème de la Vierge déjà couronnée apparaît en Éthiopie au XVe siècle avant de disparaître et de se développer sous d’autres formes au XVIe puis aux XVIIe et XVIIIe siècles : celles du couronnement par des anges ou par des membres de la Trinité, celle de la Vierge couronnée seule ou en association avec d’autres thèmes comme l’apparition de la Vierge à Dabra Meṭmāq ou la conclusion du pacte de miséricorde entre la Vierge et son fils35. Au XVe siècle, le thème de la Vierge couronnée est combiné à plusieurs reprises avec celui de la Vierge allaitant (fig. 13)36, thème rare en Éthiopie comme ailleurs37. Cette conjonction souligne encore la particularité et les liens de ces deux iconographies : la Vierge allaitant, représentée sur les panneaux de Dāgā et de Rēmā, et la Vierge couronnée, dont l’icône 3980 présente une esquisse. Nous pouvons présumer que ces deux thématiques émergent dans un contexte spécifique dont on peut dire de manière générale qu’il est lié à la cour et/ou à un milieu auquel appartient Ferē Ṣeyon. Toutes les icônes illustrant ces deux sujets sont réalisées par des mains différentes. Elles sont cependant peintes dans un style partageant des formes communes qui s’est constitué en empruntant à des écoles artistiques aux particularités plus marquées et qu’il ne faut pas voir comme uniforme38. Quoiqu’il en soit, la couronne telle qu’elle est dessinée correspond bien à l’iconographie de la Vierge couronnée du XVe siècle et au style de dessin des couronnes de cette époque. Cela confirmerait donc

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que ce repentir inachevé est contemporain de la réalisation de la peinture ou du moins appartient aux décennies – plutôt qu’aux siècles – qui suivent.

Fig. 13

Vierge à l’Enfant allaitant entourée de deux archanges, saint Pierre, mi-XVe s. ?, 20,4 x 16,2 cm (panneau central), Musée de l’IES, Université d’Addis Abeba, IESMus n° 4117 ph. P. Henze, cl. S. Chojnacki / mäzgäbä sǝǝlat SC-003-025-020

Le choix, la création et l’application des couleurs

24 Les pigments sont liés avec de la colle protéique39 sans doute à base de peau d’animal, ce que les analyses chimiques ne permettent pas de préciser. Dans les recettes pour la préparation des couleurs connues au XXe siècle, l’usage d’une colle de peau (sans précision), dite māšagā, est signalé principalement pour une couche de préparation en peinture murale et est signalé secondairement comme liant40, sans plus de précision pour ce dernier usage sauf pour l’encre noire ou surtout comme liant pour les colorants en vannerie et pour la teinture des tissus41. Pour ce qui concerne la peinture, certains voyageurs en Éthiopie dans la deuxième moitié du XIXe siècle décrivent effectivement son usage pour les peintures murales, pratique qui apparaît toujours comme secondaire à côté d’un liant à l’œuf. Ils évoquent brièvement une colle faite à partir de bouts de peau, éventuellement de bœuf42. Pour le XXe siècle, Taye Wolde Medhin, formé comme peintre dit traditionnel et restaurateur de peintures au Musée national d’Addis Abeba, cite parmi les liants possibles la colle de peau à côté de la gomme d’acacia et parfois du jaune d’œuf43.

25 Les détrempes à la colle, contrairement à l’œuf, permettent les aplats mais aussi les plus petites touches, suivant la fluidité de la peinture, et produisent un rendu

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lumineux. Le séchage étant rapide, les reprises sont toutefois difficiles, un peu comme avec l’œuf et contrairement à l’huile. La colle de peau répond par ailleurs bien aux variations hygrométriques, importantes en Éthiopie, entre saisons sèche et humide44. Cette peinture à la détrempe, utilisant comme liant aqueux une colle tiède ou à chaud45, a parfois été utilisée dans quelques-uns des portraits du Fayoum46 mais l’encaustique semble dominer, utilisé aussi pour les peintures murales au moins aux VIIe et VIIIe siècles47 et pour les icônes coptes les plus anciennes. Toutefois, celles de la période médiévale, des églises du Vieux-Caire que les Éthiopiens connaissaient bien, ont été réalisées à la tempera à base de jaune d’œuf48. Le choix du liant dans l’Éthiopie du XVe siècle est donc éthiopien et non pas hérité des relations avec l’Égypte copte de l’époque médiévale.

26 Le jaune est très majoritairement rendu avec de l’orpiment, parfois en mélange avec une ocre jaune, que ce soit pour les auréoles, les tissus ou les parties ornementales. Alors qu’en Occident son nom même indique qu’il a été utilisé comme alternative visuelle à l’or, ce n’est pas le cas dans toutes les régions du monde. Il n’est d’ailleurs qu’à se rappeler que son nom grec, arsenikon, insiste sur la composition du pigment plutôt que sur son usage et sa valeur. Si son usage est fréquent dans le monde occidental, il est rarement massif49, au contraire de l’Éthiopie où il est utilisé très largement quelles que soient les époques et où il serait disponible régionalement50. En théorie, l’ajout d’ocres jaunes atténue l’éclat de l’orpiment mais donne plus de charge à la peinture. Même si le pouvoir colorant et opacifiant des matières de charge est par ailleurs faible51, cela permet a priori de réduire les coûts52. Toutefois, malgré sa logique, cette hypothèse est infirmée par la teneur des différents prélèvements réalisés pour identifier le jaune. Effectivement, les prélèvements P06 pris sur l’auréole de l’archange Gabriel et P02 sur le revers du panneau de la Vierge ne contiennent que de l’orpiment. En revanche, le P05 pris juste à côté du P06 révèle un mélange d’orpiment et d’ocre, de même que le P04 pris dans le cadre du panneau dextre. Les analyses étant réalisées sur des échantillons très petits (inférieur à 500 µm), il est possible que les P06 et P02 ne soient pas complètement représentatifs de la couche jaune. Cela montre en tout cas que le jaune contient principalement de l’orpiment et peu d’ocre.

27 Le bleu, prélevé dans le manteau de la Vierge et dans celui de Jacques fils d’Alphée (panneau senestre, registre du milieu, [P07, P10]) est composé du mélange d’un colorant organique, l’indigo53, et de blanc de plomb54 dont les proportions varient en fonction de la tonalité de couleur55. Sans être une plante très courante, l’indigo pousse localement à l’état sauvage semble-t-il et n’est pas ou peu cultivé56. La peinture est le principal usage de ce colorant en Éthiopie57. C’est par ailleurs la seule matière qui apparaît sous son nom, et non pas sous le nom de la couleur qu’elle produit, dans des listes d’acquisition et de répartitions de couleur conservées dans des manuscrits des XVIIe et XVIIIe siècles58.

28 Les teintes rouges sont composées et déclinées de manière beaucoup plus variée. Le rouge est principalement obtenu avec du vermillon, avec des traces de terres rouges comme le montre le P01 pris dans le rouge du cadre59. Si les principaux gisements de cinabre dans l’Antiquité sont localisés en Espagne, le minerai se trouve dans beaucoup de régions du monde60. Si l’Éthiopie a parfois été citée parmi celles-ci, cela reste à confirmer61. À la fin du XVIIe siècle en tout cas, le vermillon importé, considéré comme précieux, est vendu au Soudan comme en Éthiopie sans que l’on sache d’où il provient alors62. Le tracé des auréoles a été fait avec de la terre rouge seule (terre très riche en

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oxyde de fer)63. En revanche, c’est le minium qui donne la teinte rouge orangée du fond de la rangée médiane des apôtres (S11). De même que le cinabre, il se trouve en petites quantités mais en de nombreux endroits dans le monde64. Dans ces trois cas, il s’agit de monocouches, très fines (de l’ordre d’une dizaine de microns).

Fig. 14

Grains d’orpiment mélangés avec de la terre verte vus à l’œil nu ; juxtaposition de différentes teintes de vert pour rendre les plis, détail du manteau de l’Enfant Jésus, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

29 Le vert, posé également en monocouche, est composé d’une terre verte avec de l’orpiment (fig. 14)65. La terre verte, qui doit sa couleur à la glauconite ou à la céladonite, se trouve en dépôt un peu partout dans le monde mais les gisements sont rarement exploitables. Le vert est l’une des couleurs qui, en l’état actuel de nos connaissances, est rendue de la manière la plus diverse en Éthiopie sans que l’on puisse encore en tirer de conclusions par rapport au type de l’image, à son support, son statut ou son usage : une matière organique non identifiée seule66, de la terre verte67, du vert au cuivre68 ou un mélange d’orpiment et d’indigo ou d’un autre matériau organique69.

30 Tous ces pigments ont pour caractéristique d’être stables dans le temps. Ils ont en tout cas peu bougé, ce qui a sans doute été favorisé par le fait que les icônes éthiopiennes sont en règle générale peu exposées à la lumière, conservées la plupart du temps dans la pénombre de l’église ou du trésor.

31 Le peintre de cette icône a essentiellement posé ses couleurs en une seule couche très fine70 mais qui peut être un mélange de pigments différents, et ceci de plusieurs manières. Pour les jaunes comme pour les rouges et les oranges, le peintre a ajouté à un pigment – a priori plus cher – une terre plus facile à trouver et donc sûrement moins chère, choisie dans la même échelle de couleur. Il ajoute par exemple de l’ocre jaune à de l’orpiment, de la terre rouge au vermillon ou au minium. Dans tous les cas ces terres ne sont toutefois présentes qu’à l’état de traces et ne peuvent avoir servi de charge à

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proprement parler. La raison pour laquelle le peintre a parfois ajouté des terres, mais toujours en quantité très minoritaire, reste donc à élucider. Dans d’autres cas, la couleur est produite en mélangeant des pigments de deux couleurs différentes. C’est le cas pour le vert qui s’avère être le plus souvent un mélange, visible parfois à l’œil nu, d’orpiment et de terre verte. Ce mélange se révèle une caractéristique répandue dans la peinture éthiopienne au moins jusqu’au XVIIe siècle et lui est très spécifique, d’autant plus que, comme il est plus facile de travailler l’orpiment seul, on le trouve rarement en mélange71. En retour, la terre verte est un pigment assez peu couvrant et terne72, l’ajout d’orpiment permet donc d’obtenir une couche plus couvrante et plus lumineuse.

32 Alors que les carnations et les fonds sont peints en aplat, les drapés résultent d’une juxtaposition de teintes de la même couleur, jusqu’à quatre, pour marquer les plis. En d’autres termes, l’échelle des teintes rend le drapé (fig. 14). Pour les tissus de couleur jaune toutefois, les plis sont marqués en vert ou ont été parfois repris en noir. Ce point associé au fait que la couleur verte est rendue par un mélange d’orpiment et de terre verte montre le vert comme une couleur complémentaire du jaune, ce qui apparaît comme une caractéristique culturelle de l’Éthiopie du XVe siècle73.

33 Par ailleurs, invisible à l’œil nu, une couche jaune a été réalisée à partir d’un mélange d’orpiment et de blanc de plomb, pourtant habituellement décrit comme un mélange problématique qui noircit très rapidement74. Posé sur la couche bleue dans les plis du manteau de la Vierge, il les met en lumière et leur donne du volume (P07) (fig. 15-16).

Fig. 15

Plis du manteau de la Vierge, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

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Fig. 16

Photographie de la coupe stratigraphique du prélèvement I3980/P07 (plis du manteau de la Vierge) au microscope optique grossissement 200 : superposition d’une couche de bleu et d’une couche de jaune, panneau dextre, IESMus n° 3980 ph. C2RMF / Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

34 Le revers a été lui aussi décoré. Toutefois, si les deux panneaux sont ornés d’arabesques dans les mêmes couleurs que la face, avec parfois des teintes différentes, ils ont été travaillés différemment (fig. 17). Le revers du panneau des apôtres et des saints cavaliers est uniquement peint alors que le dessin au revers du panneau de la Vierge a été incisé puis peint, mais est resté inachevé. Les motifs de l’un et l’autre panneau sont similaires mais pas de la même qualité. Les pigments sont les mêmes que ceux utilisés sur la face et ont été appliqués de la même manière à l’exception du vert fait ici à partir de chlorure de cuivre, minéral de la famille des atacamites, mélangé avec de la terre. La couche est beaucoup plus épaisse, sans doute parce que le matériau ne pouvait pas être broyé plus finement. De récentes analyses sur des icônes plus tardives montrent l’emploi de pigments verts à base de cuivre. Il est possible, bien que cela reste à étayer, que le revers de cette icône ait été peint plus tardivement.

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Fig. 17

Revers de l’icône IESMus n° 3980, mi-XVe s. ?, peinture à la détrempe sur bois, 43,7 x 62,7 cm ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

Expérimentation iconographique et stylistique : la création de l’icône IESMus n° 4053

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Fig. 18

Saints, mi-XVe s. ?, peinture à la détrempe sur bois, 50,7 x 68,3 cm, Musée de l’IES, Université d’Addis Abeba, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

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Fig. 19

Schéma iconographique de l’icône IESMus n° 4053, dessin Raphaël Roig, Patrick Tiessé NB : Les noms indiqués sur le schéma ne sont pas des traductions des inscriptions. Pour les saints étrangers à l’Éthiopie, nous avons adopté leur version française ; pour les saints éthiopiens, nous avons gardé la forme éthiopienne de leur nom même si une version française existe. Enquṭās, ainsi que l’inscription nomme l’un des saints représentés, est assimilé par S. CHOJNACKI (Ethiopian Icons, op. cit., p. 369) au saint Entawos / Entaus sans autre explication. En l’absence d’autre hypothèse, nous présentons celle-ci ici. M. HELDMAN (The Marian Icons, op. cit., p. 48, 198) ne parle, elle, que de Entawos

35 L’état de conservation de l’icône 4053 (fig. 18-19) est beaucoup moins satisfaisant. Les soulèvements et les lacunes de la couche picturale sont beaucoup plus nombreux75, ce qui a par ailleurs permis des prélèvements plus variés que sur la première icône. La lecture du traitement et des effets de la couleur est toutefois rendue difficile par l’oxydation d’un vernis ancien et par l’encrassement, visibles sur de nombreux prélèvements, qui ont l’un et l’autre bruni les couleurs d’origine comme cela s’observe tout particulièrement sur la robe des chevaux, le pelage du lion et les visages des saints. Des nettoyages très localisés, notamment sur certains visages, compliquent encore l’interprétation. Semblable à de l’olifa76, le vernis ancien à l’huile a été enlevé mais l’on voit encore ici et là des vestiges sous forme d’amas (fig. 20).

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Fig. 20

Traces du vernis ancien sous forme de boursouflure, détail du buste de Nob, panneau dextre, IESMus n° 4053, photo en lumière rasante ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

Le support bois et le cadre : diptyque ou triptyque ?

36 L’icône est préparée et travaillée de manière similaire à l’icône 3980 à quelques différences près77. Le bois est le même78 mais l’état de l’icône permet des observations supplémentaires. Effectivement, si la couche de préparation a été appliquée sur le revers et les tranches comme sur la face, les lacunes permettent de voir qu’il a été strié sans doute pour favoriser l’adhérence de la couche de préparation. Était-il destiné à être peint ? Il n’en reste en tout cas aucune trace.

37 De même, côté face, un rebord a été taillé dans l’épaisseur des panneaux créant ainsi un cadre défoncé mais avec la particularité que l’un des panneaux a gardé un rebord plus élevé créant une encoche pour caler – si telle était sa fonction – le deuxième panneau plus petit lors de la fermeture. Effectivement, cette icône se présente aujourd’hui comme deux panneaux avec des saints se faisant face de part et d’autre. Dans cette configuration, il a paru naturel de penser qu’il s’agissait en fait des volets latéraux d’un triptyque dont les figures devaient se tourner vers une figure centrale, le plus probablement une Vierge à l’Enfant, sur le panneau central. C’est l’hypothèse de Marilyn Heldman79 qui note bien le rebord spécifique du panneau de gauche sans proposer d’explication, et suppose que le panneau central devait être de la même largeur que chaque panneau. Cette hypothèse est partiellement réfutée par Stanislaw Chojnacki, qui suppose lui aussi que les saints devaient converger vers un panneau central aujourd’hui manquant, mais considère toutefois l’hypothèse de manière générale comme hautement questionnable80. Il ajoute, à juste titre, que les trous pour les lier ensemble ne sont pas situés au même niveau, ce qui pourrait aller dans le sens que les deux panneaux ne sont pas faits pour être attachés directement ensemble mais

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qu’il y aurait un panneau central. Par ailleurs, il est a priori plus logique, eu égard au reste du corpus des icônes éthiopiennes connues, que le panneau central n’ait pas mesuré la largeur de chaque panneau mais la largeur des deux panneaux réunis, c’est- à-dire environ 70 centimètres de large. L’icône ouverte aurait alors mesuré environ 50 centimètres de haut pour 140 de large, Ce rapport hauteur – largeur serait inhabituel (encore nous faudrait-il faire des mesures statistiques) mais a priori pas impossible. L’encoche serait dans ce cas au mieux inutile voir gênante pour fermer le panneau. Dans l’hypothèse proposée par Marilyn Heldman, les trois panneaux en se fermant se juxtaposeraient et l’encoche calerait les deux volets mais au prix d’un jeu sur les liens car l’encoche permet de caler l’épaisseur d’un panneau, pas de deux. Les éléments matériels ne permettent pas de conclusion définitive sur l’existence ou non du panneau central et sur sa largeur ; en revanche, l’iconographie l’imposerait a priori et nous devons le considérer comme manquant. De même que l’icône 3980, le cadre est peint en jaune avec des carrés rouges dont on peut supposer qu’ils imitent – mais de manière plus simple ici – des gemmes.

Le choix, la création et l’application des couleurs

38 Le liant81, les pigments et le colorant présentent globalement les mêmes caractéristiques que celles de l’icône 3980, toutefois les prélèvements plus nombreux ont permis de mettre en évidence d’autres éléments et quelques différences, notamment dans le traitement des rouges.

39 Le fond rouge semble monté en deux couches fines, tout d’abord une à base de terre rouge recouverte d’une deuxième faite d’un mélange de terre et de vermillon82. L’orange, plus clair ici, n’est plus rendu par du minium mais par un mélange de vermillon et d’orpiment en une seule couche83. La carnation est réalisée en une couche mélangeant du blanc de plomb et des terres rouges84. Sur le même prélèvement, on distingue une couche sous-jacente à la carnation, il s’agit probablement du rouge orangé du livre que tient le personnage, et qui est réalisé par un mélange de blanc de plomb et de vermillon. Quant au bordeaux assez caractéristique de cette série de peintures, il s’agit d’un mélange de blanc de plomb et d’oxydes de fer (dont la couleur tire plus sur le bordeaux que le vermillon)85.

40 Le marron foncé du cheval de Mercure est fait d’un mélange de vermillon, de noir de carbone et de terres (P06) (fig. 21). Le vert est préparé ici avec de la terre verte mélangée à de l’orpiment86. Le manteau bleu de Lalibela a des rehauts montés en deux couches : l’une de blanc de plomb, l’autre de bleu fait d’un mélange d’indigo et de blanc de plomb (P10).

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Fig. 21

Photographie de la coupe stratigraphique du prélèvement I4053/P06 (marron foncé du cheval de Mercure) au microscope optique grossissement 200 : mélange de vermillon, de noir de carbone et de terres, IESmus n°4053 ph. C2RMF / Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

Dessin, couleurs et composition : de la stratigraphie à la chronologie

41 Contrairement à l’icône 3980, on ne discerne pas à l’œil nu de dessin sous-jacent. Les visages apparaissent – par comparaison avec l’icône précédente – légèrement plus en relief, beaucoup moins ronds par le jeu du contour des visages, le dessin des sourcils et des barbes avec des poils apparents mais aussi par des teintes différentes de la couleur chair qui marquent notamment une arrête secondaire du nez rejoignant le sourcil comparables aux dessins sous-jacents de la 3980 (fig. 22). Pour les chevaux et pour le lion, les poils sont marqués ainsi que de fines hachures qui donnent du modelé. Les bouches sont entièrement dessinées par un contour général et un trait central, les poils des sourcils sont différenciés.

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Fig. 22

Les tons chairs sont rendus de manière nuancée sur le visage, marquant notamment l’arrête du nez ; le bandeau rouge et l’extrémité de la lance n’ont pas été cernés de noir, contrastant peu avec le fond rouge ; le contour de l’auréole a été recerné en noir et l’intérieur repeint en jaune, laquelle couleur repasse partiellement sur le visage, détail de saint Mercure, panneau senestre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

42 Une observation à l’œil nu plus attentive et la lecture des coupes stratigraphiques permettent de distinguer plusieurs étapes dans la réalisation. Tout d’abord, l’ensemble des cavaliers ainsi que les personnages en buste sur le panneau senestre et la tête de Saint Jean-Baptiste semblent avoir été peints. L’ensemble des prélèvements réalisés sur ces personnages montre l’absence d’une première couche rouge correspondant au fond. Deux hypothèses que nous ne pouvons départager sont alors possibles : soit le fond a été peint en premier en laissant en réserve l’emplacement des personnages, soit il a été peint après les personnages. Lors de cette première étape, les plis des vêtements ont été réalisés de manière proche – plus simplement toutefois – de celle utilisée dans l’icône 3980, à savoir par la superposition de dégradés de couleur, pour le rouge notamment (fig. 23), ou par l’utilisation d’une couleur différente pour les vêtements jaunes dont les plis sont marqués en vert. Par ailleurs, le P09 pris dans la main de Cyriaque permet de montrer que les éléments sont peints de l’arrière-plan vers le premier plan : ainsi le livre que tient Cyriaque a été réalisé avant la main qui apparaît dessus (fig. 24).

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Fig. 23

Dessin des plis par la superposition de dégradés de couleur, détail de saint Claude, panneau dextre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

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Fig. 24

Saints Cyriaque et Étienne, panneau senestre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

43 Dans la continuité de ce premier moment ou plus tardivement, les plis des vêtements et les contours des personnages ont été soulignés en noir (fig. 23). Très vraisemblablement, les différents motifs contrastaient moins à l’origine, comme en témoigne par exemple la pointe de la lance de Mercure (fig. 22) ou le premier tracé de l’auréole de Jean-Baptiste (fig. 25) et, comme sur l’IESMus 3980 des traits noirs ont repris des contrastes jugés trop faibles. Sur cette icône, il n’est pas possible de voir si ces traits sont sous ou sur le vernis ancien, dont on ne peut de surcroît établir si il était original ou pas87.

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Fig. 25

Le sabot du cheval de Mercure passe sous l’auréole indiquant que le motif de la tête de Jean-Baptiste fait partie des tâtonnements dans la réalisation de la composition. La première délimitation de l’auréole apparaît plus particulièrement à notre gauche. Sur le bas de l’image, les cheveux apparaissent sous le repeint jaune et sous le rechampi rouge. La jambe du cheval de Mercure a fait l’objet d’un repeint dans une lacune, tête de Jean-Baptiste, panneau senestre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

44 Par ailleurs, le fond rouge a probablement été repeint, tout au moins en partie, autour des personnages. On le voit bien sur la figure de Georges, le rouge passe au-dessus du drapé et des rehauts noirs (fig. 26). Il passe aussi sur le nœud du ruban qui entoure la tête de Mercure et flotte derrière lui, se fondant aujourd’hui visuellement dans l’arrière-plan (fig. 22). C’est peut-être ce que montre aussi le prélèvement (P02) fait dans le fond rouge du panneau dextre qui met en évidence deux couches de rouge, la première à base de terre rouge correspondant au premier fond et la deuxième à base de vermillon correspondant au rechampi. Peut-être les contrastes se sont-ils affadis à cause notamment d’un vernis jauni, du coup les contours et les plis sont retracés en noir, puis le fond est rechampi en rouge, pour accentuer les contrastes.

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Fig. 26

Le rechampi rouge passe sur le drapé et les rehauts noirs, détail de saint Georges, panneau dextre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

45 Les contours noirs des auréoles ont ensuite été retracés, puis les auréoles ont été très souvent repeintes en jaune88. Cette chronologie relative se retrouve pour l’ensemble des cavaliers, Saint Jean-Baptiste et les personnages en buste du panneau senestre.

46 Les personnages en buste du panneau dextre, Enquṭās / Entawos, Nob et Gabra Krestos (nom éthiopien d’Alexis), sont plus compliqués à situer dans cette diachronie. Nous ne disposons pas de prélèvements dans ces zones, mais ils semblent avoir été peints sur le fond rouge, qui transparaît tout particulièrement sous le jaune des auréoles et des livres, mais aussi le vert des manteaux (fig. 27). Les plis des vêtements de ces mêmes personnages sont marqués directement en noir. Il est donc probable que ces trois bustes aient été ajoutés après la réalisation initiale du panneau. La question se pose alors de savoir si ils ont été réalisés sur le premier fond rouge ou sur le rechampi de la même couleur. L’analyse de la composition iconographique, détaillée ci-dessous, comme du style des figures fait pencher pour la première solution. Certains des traits noirs, mais de manière moins importante que pour les autres figures ont été repris. L’exemple le plus flagrant en est le dessin du manteau de Gabra Krestos : le dessin initial orientait les plis du vêtement vers la gauche, ceux de la reprise vers le bas. Ils partagent par ailleurs avec les autres figures d’avoir le contour de leurs auréoles redessiné en noir et l’intérieur repeint en jaune, à l’exception de celle de Nob qui a seulement été recernée. La reprise des auréoles sur tout le panneau est donc sans doute postérieure à l’ajout de ces trois personnages.

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Fig. 27

Le fond rouge transparaît sous le manteau, les plis du manteau ont été retracés en noir dans un sens différent de l’original qui apparaît en-dessous, saint Gabra Krestos, panneau dextre, IESMus n° 4053 ph. Projet « Analyse des matériaux constitutifs et des procédés technologiques des peintures éthiopiennes »

47 La composition globale de ces deux panneaux est par ailleurs très originale. Si, habituellement, les différentes scènes sont encadrées dans des registres séparés, organisés en bandes horizontales, les quatorze figures de ces deux panneaux, que ce soient les cavaliers, les personnages en buste long ainsi que la tête de Jean-Baptiste, sont peintes sur fond libre et alternées sur des niveaux différents. Certes, la composition suit trois registres mais avec une certaine liberté. De même, si la disposition des figures se répond en miroir d’un panneau à l’autre, la taille des figures diverge beaucoup, introduisant une hiérarchie dans les saints représentés, le plus petit cavalier étant le seul saint éthiopien, Lālibalā. Le placement des figures a d’ailleurs parfois provoqué des collisions, ainsi le sabot du cheval de Mercure qui devrait être à côté de l’auréole de Jean-Baptiste a disparu dessous (fig. 25). Aucun indice matériel ne subsiste qui pourrait prouver qu’il s’agit de deux moments différents dans la réalisation mais peut-être s’agit-il d’une révision de la composition en cours de création. Les personnages debout sont figurés en buste long, de taille variable toutefois, reposant sur un trait épais qui rappelle les lignes de cadre des autres icônes. Les figures de buste du panneau dextre ont été ajoutées postérieurement, mais à quel moment ? Avec ou sans ces figures, la composition de l’ensemble est inhabituelle. Sans elles, l’espace libre serait important mais pas majeur. Il est ainsi difficile de conclure sur la conception initiale de la composition. Par ailleurs, les personnages ajoutés sont très proches des premiers, ce qui impliquerait que les campagnes décrites ci-dessus se soient succédées dans un temps restreint. Cela serait donc plutôt une révision du projet mais toujours « dans l’atelier » original.

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48 À ce stade, la chronologie relative la plus probable est la suivante : les figures puis le fond rouge sont peints ; ou le fond rouge est peint laissant en réserve l’emplacement des personnages qui sont réalisés ensuite. Ensuite, les bustes du panneau dextre sont ajoutés, des traits noirs reprennent certains des dessins (avant et/ou après l’ajout des bustes). Ces opérations doivent avoir été réalisées dans un temps relativement restreint et montrent les tâtonnements du peintre. Ultérieurement, un rechampi rouge est réalisé, d’autres traits noirs de reprise sont faits, les auréoles sont repeintes. Un prélèvement pris dans l’auréole de Jean-Baptiste montre que le jaune d’origine est fait d’orpiment, le nouveau cerne noir est du noir d’os (identifié pour la première fois) et le repeint jaune est fait avec de l’ocre89. Parfois, les lacunes de la couche picturale ont été comblées sans soin par une tache de couleur. Ces dernières étapes peuvent s’être déroulées sur un temps beaucoup plus long, peut-être tout d’abord quand le vernis ancien a commencé à s’oxyder et brunir et qu’il a fallu alors redessiner dessus des traits devenus moins visibles.

49 Une dernière couche est visible sur l’ensemble des deux panneaux, légèrement satinée en lumière rasante, et pour laquelle des traits de brosses sont visibles. On en distingue également une accumulation sur les rebords des panneaux. Il s’agit d’acétate de polyvinyle, comme pour l’icône 3980. Quelques rares repeints reprenant des tracés originaux passent sur cette couche dans certaines lacunes de la couche picturale, les deux témoignant d’une restauration récente.

Conclusion

50 Au-delà de l’identification des matériaux, ce sont les gestes des peintres que les résultats de ces examens et analyses permettent de mettre en exergue. Pour ce qui concerne ce que nous avons appelé « le moment de la création », ces deux peintures utilisent les mêmes matériaux, à l’exception du minium et peut-être du vernis, et les mettent en œuvre de manière similaire. Les couches de couleurs sont un peu moins fines pour la 4053 que pour la 3980. Le style des traits est très proche même s’il diffère dans certains détails du traitement des visages, des cheveux et des poils. Dans les deux cas, il semble que la réalisation de l’icône ait fait l’objet de tâtonnements et de reprises si ce n’est contemporaines de la réalisation originelle du moins intervenant dans un temps court. Ce « moment de la création » peut s’étendre à quelques décennies si l’on pose l’hypothèse qu’un peintre de son vivant, un assistant ou un élève, peut continuer à reprendre la peinture que ce soit pour changer la composition ou l’iconographie du panneau. Les traits des deux icônes ont aussi été retravaillés dans ce même laps de temps, alors que d’autres reprises et repeints sont plus tardifs. Dans la première temporalité de l’icône, ces quelques mois, années, ou décennies qui entourent sa réalisation, il n’est pas possible aujourd’hui de distinguer l’intervention de personnes différentes, mais seulement de constater que le projet est conçu et transformé au fur et à mesure de sa réalisation, qui s’avère donc expérimentale.

51 Dans le cas de la 4053, la reprise de la couleur du fond et celle des traits sont ensuite apparus nécessaires à plusieurs moments de l’histoire de l’icône, l’un de ces moments – en tout cas pour la reprise des traits – se situant sans doute alors que le vernis avait commencé à s’oxyder et l’on peut poser l’hypothèse que la composition du vernis n’était pas tout à fait au point et que son vieillissement prématuré a entraîné

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différentes opérations de maintenance. Ces deux exemples ne sont toutefois pas suffisants pour conclure sur l’exceptionnalité de l’usage de ce matériau.

52 Quant à distinguer les mains des différents intervenants, entre similitudes et points communs, quels sont les plus significatifs pour déterminer si ces deux peintures sont l’œuvre de la même personne ? Il est habituellement admis qu’il s’agit d’une société où les représentations doivent être très normées. Dans ce cas, tout écart à la norme ou toute différence peut apparaître sur-signifiante alors qu’elle pourrait aussi être insignifiante. À regarder de près, les différences technologiques et de détail peuvent paraître plus importantes, mais il faudra à l’avenir les considérer par rapport à un corpus plus large dans lequel elles apparaîtront peut-être négligeables. Il n’est en tout cas pas possible de comparer les observations et interprétations proposées ici à l’icône signée de Ferē Ṣeyon qui n’a pas et ne peut pas en l’état actuel des choses faire l’objet du même type de travail. En l’état actuel de nos connaissances, il n’est donc pas possible de conclure sur ce que serait le travail de Ferē Ṣeyon ou d’un atelier, et encore moins sur leurs supposées relations à la cour du roi Zar’a Yā‘qob.

53 Si les données mises en évidence ne permettent pas de conclure définitivement à ce stade sur les identités des peintres, ce sont en revanche les modalités de réalisation de l’œuvre dans le temps qui apparaissent plus clairement, tout d’abord les différentes étapes de la création des œuvres, mais aussi, tout particulièrement dans le deuxième cas, les processus de transformation au cours du temps, des opérations de maintenance pour préserver l’intégrité visuelle de l’œuvre qui sont parfois de véritables moments de re-création de l’œuvre. Pour ces deux icônes, le moment de la création s’est révélé complexe, procédant à des essais parfois hésitants parfois innovants, avec des reprises à propos desquelles peuvent se poser la question de l’intervention de plusieurs personnes : réalisation générale, travail des détails des visages notamment, nouveaux choix iconographiques et de composition.

54 Ce que l’étude technologique de ces icônes parmi les plus anciennes conservées montre, c’est que, si l’iconographie est tâtonnante, les processus techniques sont maîtrisés dans les différentes étapes de la réalisation matérielle de l’objet, de la préparation du support à la préparation des couleurs. Si des études récentes sur les pigments des peintures murales montrent que certains étaient déjà utilisés en Éthiopie aux XIIe- XIIIe siècles90, comme le minium, le vermillon, l’orpiment, le blanc de plomb, les oxydes de fer, les ocres et ainsi une certaine continuité dans les pratiques et dans leur utilisation, pure ou mélangée, d’autres mettent en évidence que l’usage de tel ou tel pigment n’est en rien systématique pour rendre une même couleur91. Par ailleurs, étant donné les matériaux utilisés, il est difficile de conclure quelque chose sur leur provenance et le lieu où ils ont été manufacturés. Il est fort possible qu’ils aient été produits localement, ce qui implique un savoir-faire. Toutefois, il faudra aussi approfondir l’analyse des terres pour faire une réelle étude de leur origine, de leur transformation et de leurs usages92. Il n’est pas non plus exclu que certains matériaux aient été acquis à l’étranger déjà préparés. Un texte de la première moitié du XVIe siècle pourrait être lu dans ce sens : il raconte que le peintre Brancaleon dit Mercure le Franc avait peint pour un haut dignitaire éthiopien une icône avec des couleurs égyptiennes93, ce qui est considéré comment accentuant la valeur de l’objet mais sans que l’on sache ni ce que cela désigne exactement, ni si c’est nouveau ou exceptionnel. Des icônes dites italo-crétoises sont importées en Éthiopie à la fin du XVe et dans la première moitié du XVIe siècle94. Par ailleurs, un texte évoque les envoyés du patriarche

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d’Alexandrie auprès du roi Zar’a Yā‘qob lui offrant des icônes qui peuvent être tout autant coptes que d’une autre origine95. Cela ne dit rien de particulier des peintres éthiopiens d’icônes et de leur formation. Les techniques sont bien sûr les mêmes en grande partie que celles appliquées sur d’autres supports et les peintres éthiopiens les pratiquent depuis des siècles. La préparation du support pourrait être justement différente mais des analyses récentes ont montré que les peintures murales des XIIe- XIIIe siècles pouvaient avoir fait l’objet d’un apprêt à base de gypse96, même si des précisions manquent pour le comparer au gesso des icônes. La technique pourrait alors avoir été transposée et adaptée aux objets peints sur bois. D’autres objets peuvent être vus comme précurseurs de la fabrique d’icône. Deux meubles d’autels en bois, conservés dans les églises de Lalibela et que nous ne savons pas réellement dater entre le XIIIe et le XVe siècle, sont ornés de figures peintes sur leurs côtés (fig. 28)97. Deux autres objets apparaissent intermédiaires : une plaque d’autel qui s’ouvre en diptyque et dont les peintures sont datées du XIVe siècle par leur style98 et un diptyque, a priori du début du XVe siècle, qui ressemble à une plaque d’autel mais dont on ne saurait assurer la fonction réelle99. Ces objets, qui pourraient être antérieurs aux premières icônes conservées, témoignent d’une pratique plus ancienne de peinture sur bois100 et pourraient aussi anticiper sur la fonction des icônes.

Fig. 28

Autel de bois peint, 107 x 50 cm, église de Bēta Marqorēwos, Lālibalā La photo a été prise par un prêtre à l’intérieur du sanctuaire en 2009, cl. C. Bosc-Tiessé

55 Par ailleurs, les échanges religieux et intellectuels sont alors importants avec l’Église copte d’Égypte, dont dépend alors l’Église d’Éthiopie, et les moines éthiopiens qui voyagent le long de la Vallée du Nil connaissent bien les établissements ecclésiaux égyptiens. Dans ce contexte, il est plausible que l’art éthiopien de l’icône emprunte aux

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techniques égyptiennes. Si les deux ont en commun l’utilisation du gesso, le liant utilisé par les Éthiopiens est différent de celui des icônes coptes médiévales. Par ailleurs, les Éthiopiens n’utilisent pas le même bois. Les icônes en Égypte sont faites de bois de sycomore pour des raisons symboliques antérieures au christianisme101, alors que le bois n’est pas très dur102. Les Éthiopiens auraient pu utiliser une variété indigène de sycomore, ce qu’ils ne font pas, soit que la symbolique de ce bois ne se soit pas transmise103 soit que les inconvénients de ce bois aient prévalu. Il est toutefois fort probable que d’autres raisons, notamment pragmatiques, techniques et peut-être de disponibilité, soient à l’origine de leur choix. Quelles que soient leurs relations avec l’Égypte les peintres éthiopiens ont donc fait certains choix techniques qui leur sont propres.

56 Les données mises en évidence et les interprétations proposées ici sont autant de pierres d’attente. La suite du projet, en cumulant les études sur une série de peintures provenant de milieux différents sur une durée longue, leur donnera complètement sens en permettant de mettre en exergue les similarités et les différences entre les peintres ou entre les écoles de la même période en fonction de leur bagage respectif et leur formation, aussi bien que les permanences et les changements à travers les siècles. D’ores et déjà, l’accès rapproché aux œuvres a permis, outre l’identification des matériaux et leur stratigraphie du support jusqu’aux couches superficielles, de ré- appréhender le rapport entre la matière et l’image pour comprendre tout autant les processus de mise au point d’une technologie spécifique à la production d’icônes, qui adapte des techniques propres à d’autres supports, reprend des recettes éprouvées et met au point quelques innovations, que les gestes de création et les temps dans lesquels ils s’inscrivent.

ANNEXES

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Annexe. Tableau 1 : Examens et analyses complémentaires des pigments et des colorants

Les examens et analyses réalisés par microscopie optique (MO) et microscopie électronique à balayage (MEB) ont été faits au sein du laboratoire de l'Inp, l'analyse par spectrométrie Raman a été faite au laboratoire MONARIS (ex LADIR) à l'Université Pierre et Marie Curie - Paris 6. L'analyse de l'échantillon I3980P10 a été réalisée sur un spectromètre Raman LabRam HR 800 Horiba, à une longueur d'onde de 458 nm (laser bleu). Les analyses sont faites à faible puissance (~100 µW), avec un temps d'accumulation de 10 à 120 secondes pour 1 à 3 acquisitions par spectre.

NOTES

1. Carlo CONTI ROSSINI, Vitae sanctorum indigenorum. Acta Marqôrewôs seu sancti Mercurii, Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium vol. 33-34, scriptores aethiopici 16-17, 1904, p. 12 ; Getatchew HAILE , « Documents on the history of aṣe Dawit (1382-1413) », Journal of Ethiopian Studies, XVI, July 1983, p. 25-35, p. 31. 2. À cette fin, un projet a été initié en 2009 entre une historienne de l’art, une chimiste et une restauratrice en partenariat avec l’Institute of Ethiopian Studies (IES) de l’Université d’Addis Abeba, l’Authority for Research and Conservation of the Cultural Heritage du ministère éthiopien de la Culture, le Centre Français des Études Éthiopiennes (unité mixte de recherche CNRS – Ministère des Affaires Étrangères en Éthiopie), le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) puis l’Institut des Mondes Africains (IMAF) et l’Institut national du patrimoine (Inp) et le soutien de l’ANR (Programme « Cornafrique ») et de la Fondation Carnot. Les premiers résultats ont été présentés lors d’une exposition au musée de l’IES à Addis Abeba en décembre 2010 (Claire BOSC-TIESSÉ, Méliné MIGUIRDITCHIAN, Sigrid MIRABAUD, Raphaël ROIG, Se’el. Spirit and materials of Ethiopian Icons. Journal of the exhibition, Addis Abeba, CFEE, 2010) et lors de la conférence de l’ICOM-CC en septembre 2011 (Sigrid MIRABAUD, Méliné MIGUIRDITCHIAN, Claire BOSC-TIESSÉ, « Étude d’un corpus d’icônes datées des XVe et XVIe siècles conservées au musée de l’Institute of Ethiopian Studies, Université d’Addis Abeba, Éthiopie », Proceedings of the 16th Triennial Conference, ICOM-CC, Cultural Heritage/Cultural Identity: the Role of Conservation, Lisbon, 19-23 september 2011, 2011, CD-

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preprints : publication des analyses des pigments). En 2013, Méliné Miguirditchian a quitté le projet. 3. De plus, l’accès aux œuvres dans les églises éthiopiennes étant tout à fait aléatoire – sans même parler de disposer du temps nécessaire à l’étude –, le musée offrait la possibilité d’observer vraiment les icônes. 4. Le catalogue publié en 2000 (Stanislaw CHOJNACKI, Ethiopian Icons. Catalogue of the Collection of the Institute of Ethiopian Studies, Addis Ababa University, Milan, Skira, 2000) décrit 329 icônes mais la collection continue de s’enrichir, voir par exemple l’acquisition de deux icônes de Gētēsēmāni (Ian CAMPBELL , « A Historical Note on Nicolò Brancaleon: as Revealed by an Iconographic Inscription », Journal of Ethiopian Studies, XXXVII/1, June 2004, p. 83-102 ; Claire BOSC-TIESSÉ, « Restoration, Research and Heritage Preservation: Politics and Ethics », Éloi FICQUET, Ahmed Hassan OMER, Thomas OSMOND éd., Movements in Ethiopia, Ethiopia in Movement. Proceedings of the 18th International Conference of Ethiopian Studies, Dire Dawa, Ethiopia, november 2012, Addis Abeba – Los Angeles, French Center for Ethiopian Studies – Institute of Ethiopian Studies of Addis Ababa University – Tsehai Publisher, 2015, p. 53-65) et de l’icône portative d’un roi Constantin (Claire BOSC-TIESSÉ & Emmanuel FRITSCH, « The Pendant Icon of a 15th Century Ethiopian King. Art and Liturgy at the Royal Court », à paraître). 5. C’est cette première partie du travail qui est présentée ici. Le corpus étudié comprend au total seize icônes du XVe au XVIIIe siècle, provenant de différents milieux. 6. Fritz WEIHS , « Einige technische Details zu äthiopischen Ikonen - Some technical details concerning Ethiopian icons », Religiöse Kunst Äthiopiens - Religious Art of Ethiopia, Stuttgart, Institut für Auslandsbeziehungen, 1973, p. 299-308 ; Walter RAUNIG , « Zwei Ikonen aus der Äthiopien- Sammlung des Völkerkunde Museums des Universität Zürich », Ethnologische Zeitschrift, Zürich, 1975, p. 151-172 ; Erica JAMES, « Technical Study of Ethiopian Icons, National Museum of African Art, Smithsonian Institution », Journal of the American Institute for Conservation, 44, 2005, p. 39-50. 7. Ce point peut paraître banal mais, quand nous travaillons sur des icônes conservées dans des églises, nous avons au mieux le loisir de les voir pendant quelques minutes et nous en sommes réduits à travailler ensuite sur les clichés qu’il a été alors possible de prendre, tant bien que mal. Par ailleurs, les instruments portables d’analyses non destructives ne permettent que l’analyse des minéraux, c’est pourquoi nous avons eu recours à des échantillons d’environ un demi- millimètre prélevés préférentiellement en bord de lacunes. Par ailleurs, les conditions de travail ne nous ont pas permis de faire des radios. 8. Pour leur grande majorité, les prélèvements ont été faits pendant l’été 2009 et analysés ensuite au C2RMF entre 2009 et 2011. Une série complémentaire a été faite en novembre 2012 pour préciser quelques points. Sur les premiers résultats déjà publiés et sur le détail des prélèvements et des méthodes employées, voir S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit. Il faut noter que dans cet article, la mention « panneau de droite » désigne le panneau de droite quand on regarde l’œuvre, c’est-à-dire le panneau senestre quand on est du côté de l’œuvre. De même pour le panneau de gauche quand on regarde l’œuvre qui est le panneau dextre quand on est du côté de l’œuvre. Le présent article se fonde sur ses premiers résultats et sur de nouveaux présentés ici en annexe (tableau 1). 9. C’est l’équipe de la mission archéologique française qui a tout d’abord fait connaître ce panneau (Francis ANFRAY , Guy ANNEQUIN , Gérard BAILLOUD, Roger SCHNEIDER, « Chronique archéologique (1960-1964) », Annales d’Éthiopie, VI, 1965, p. 3-26, ici p. 16-17, pl. XIV) à partir d’une photographie prise en 1963 par Guy Annequin. En 1967, elle est apportée à l’IES pour y être consolidée (Stanislaw CHOJNACKI, Major Themes in Ethiopian Painting. Indigenous Developments, the Influence of Foreign Models and their Adaptation from the 13th to the 19th century, Wiesbaden, Franz Steiner, 1983, p. 419-420, fig. 206). Entre ces deux moments, une écaille de peinture est tombée faisant disparaître l’un des yeux du Christ enfant.

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10. M. HELDMAN, The Marian Icons of the Painter Ferē Ṣeyon. A Study in Fifteenth Century Ethiopian Art, Patronage, and Spirituality, Wiesbaden, Harrassowitz, 1994, p. 24. Il faut noter qu’une deuxième inscription, jamais transcrite, existe, faite en jaune dorée à la suite de la première. Elle est indéchiffrable sur les copies photographiques dont nous disposons, à l’exception du nom d’Étienne (Esṭifānos). 11. S’appuyant sur le récit d’un miracle de Marie qui décrit un tableau d’autel (précisément une icône placée sur un autel et sous laquelle l’eucharistie était célébrée, voir Getatchew HAILE, The Mariology of Emperor Zär’a Ya‘əqob of Ethiopia. Texts and translations, Rome, Pontificium Institutum Studiorum Orientalium, 1992, p. 168-169), Marilyn Heldman pense que ces panneaux ont été conçus comme tels, supposant que des tables d’autels appropriées ont été aussi créées à cette époque même si nous n’en avons pas de témoignage (M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 168-170). L’incertitude demeure d’autant plus que nous ne savons pas avec certitude à quel type d’architecture ils devaient aussi être adaptés même si la majorité des églises semblent être encore de plan basilical à cette époque. 12. C’était l’idée de départ, l’étude présentée dans cet article montre ses limites et comment elle a évolué. 13. Le panneau de Dāgā est le point de départ et le cœur de son livre (M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit.). Un panneau de format similaire (168 x 100 cm) – et ce sont les deux seuls de ce type connus à ce jour –, est aussi iconographiquement et stylistiquement très proche. Conservé sur une autre île du lac Ṭānā, celle de Rēmā, tous les chercheurs s’accordent pour l’attribuer au même peintre (Francis ANFRAY, « Enselale, avec d’autres sites du Choa, de l’Arussi et un îlot du lac Tana, Annales d’Éthiopie, XI, 1978, p. 153-169, p. 168-169 ; M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 28-31, pl. III). L’icône a été restaurée in situ en janvier 2007 à l’initiative de Jacques Mercier par Laurence Morocco assisté de Abebe Desta. Cette opération, outre qu’elle a créé de nouveaux désordres pour l’œuvre, n’a pas été l’occasion de faire une étude approfondie de l’œuvre (ETHIOPIAN ORTHODOX TEWAHIDO CHURCH éd., 2009, Ethiopian Church. Treasures and Faith, Montpellier, L’archange minotaure, p. 120-122). Le texte ne donne que peu de détails sur les opérations exactes effectuées, sur les produits employés et sur les découvertes faites à cette occasion même si il évoque toutefois des repeints. Les autres œuvres sont : une peinture d’une collection privée américaine (M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 31-33, pl. IV) ; puis des œuvres toutes conservées à l’IES : IESMus n°4324, IESMus n°4186, IESMus n°3980, IESMus n°4053, IESMus n°4329 (respectivement M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 33-51, pl. V-VIII ; S. CHOJNACKI, Ethiopian Icons, op. cit., p. 174, 400 [cat. n°157] ; p. 166, 387-389 [cat. n°146] ; p. 136, 359-360 [cat. n°106] ; p. 146, 368-369 [cat. n°121]). Pour le fragment de peinture murale fait pour et conservé dans la même église que le panneau signé, voir M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 51-52 ; S. CHOJNACKI, Major Themes, op. cit., fig. 207 ; Claire BOSC-TIESSÉ, Les îles de la mémoire. Fabrique des images et écriture de l’histoire dans les églises du lac Ṭānā, Éthiopie, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 48. 14. M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 27-28. On peut d’ores et déjà noter que son hypothèse sur l’usage de garance pour rendre le rouge pourpre n’a pas été confirmée par les analyses que nous avons faites. 15. M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 54-69. 16. S. CHOJNACKI, Ethiopian Icons, op. cit. 17. S. CHOJNACKI, Major Themes, op. cit., p. 421. Cette appellation a été reprise plus récemment par Jacques MERCIER (Vierges d’Éthiopie, Montpellier, L’Archange minotaure, 2004, p. 62-65, 82-83). 18. Selon une formule de Claude Lepage forgée sur un corpus légèrement différent (Claude LEPAGE, « Esquisse d’une histoire de l’ancienne peinture éthiopienne du Xe au XVe siècle », Abbay, 8, 1977, p. 59-91, ici 72). S. CHOJNACKI (voir par exemple Major Themes, op. cit., p. 412-424 ; Ethiopian Icons, op. cit., p. 360) utilise cette désignation à différentes reprises pour des corpus différents,

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sans plus d’explication. Pour un état des lieux historiographique de ces attributions et une discussion sur leur validité par rapport aux différentes formes d’art connues au XVe siècle, voir C. BOSC-TIESSÉ, Les îles de la mémoire, op. cit., p. 31-32, 40-50. 19. Si elle n’est pas notre sujet ici, cette recherche ne doit bien sûr pas être abandonnée. Voir à ce propos Ewa BALICKA-WITAKOWSKA , « Islamic Elements in Ethiopian Pictorial Tradition. A Preliminary Survey », dans Alessandro GORI & Biancamaria SCARCIA AMORETTI éd., L’Islam in Etiopia. Bilanci e prospettive, in Civiltà del Mediterraneo, numero monografico, 16-17, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2009-2010, p. 109-131. 20. Pour un récapitulatif plus complet, voir C. BOSC-TIESSÉ, Les îles de la mémoire, op. cit., p. 31-50. 21. Comme l’ont montré des travaux menés dans d’autres contextes sur l’attribution, et par corollaire sur l’authenticité des œuvres : Charlotte GUICHARD (« Du “nouveau connoisseurship” à l’histoire de l’art. Original et autographie en peinture », Annales HSS, 6, 2010 (novembre- décembre), p. 1387-1401 ; Charlotte GUICHARD, « Qu’est-ce qu’une œuvre originale ? », dans Charlotte GUICHARD dir., De l’authenticité. Une histoire des valeurs de l’art (XVIe – XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 11-17 ; Carlo CORSATO, « Authenticité et auctorialité à Venise au XVIe siècle. Sources littéraires et pratiques artistiques », dans Charlotte GUICHARD dir., De l’authenticité, op. cit., p. 21-44 ; Anna TUMMERS, « Le coinnoisseurship en action : controverses autour d’un Rembrandt », dans Charlotte GUICHARD dir., De l’authenticité, op. cit., p. 125-144. 22. L’idée prévaut que le peintre travaillait seul tout particulièrement pour des objets de petit format comme les icônes mais cela n’est en rien démontré. On peut comparer cela au travail des copistes dont l’organisation s’est révélée plus diversifiée que ce que l’on avait supposé jusque-là (Claire BOSC-TIESSÉ, « Qu’est-ce qu’un scriptorium en Éthiopie ? L’organisation du travail du copiste dans le royaume chrétien d’Éthiopie », Scripta. An International Journal of Codicology and Palaeography, 7, 2014, p. 9-27). 23. Sauf à considérer que le vernis ancien ait été enlevé à un moment ou un autre (S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit.) 24. Prélèvement n°15 (P15), voir S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit. 25. Si l’on considère la paléographie de la dernière inscription à situer grosso modo et sous toutes réserves aux XVIIIe-XIXe siècles, voir C. BOSC-TIESSÉ et al., Se’el, op. cit., p. 15. 26. Patricia IRWIN TOURNERIE, Colour and Dye Recipes of Ethiopia, Londres, New Cross Books for the Anglo-Ethiopian Society, 2010 (2e éd., 1re éd.: 1986), p. 132. 27. Ce produit organique de synthèse a été utilisé en restauration dès les années 1930 (François PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, Paris, Belin, 2005, p. 19-21). 28. En 1973, Stanislaw CHOJNACKI (« Äthiopische Malerei / Ethiopian Paintings », Religiöse Kunst Äthiopiens - Religious Art of Ethiopia, Stuttgart, Institut für Auslandsbeziehungen, 1973, p. 50) note que les bois les plus couramment utilisés étaient l’olivier et le cordia africana, sans que l’on sache si cette assertion découle d’une observation visuelle ou d’une connaissance des usages encore en cours alors. Dans le même ouvrage, F. WEIHS (« Einige technische Details », op. cit., p. 299) parle de « mainly cordia abessinica, a cedar or rather a kind of box tree », ce qui n’est pas équivalent. Ici, les analyses xylologiques – les premières jamais faites pour des icônes éthiopiennes - ont été réalisées par Victoria Asensi Amorós (société Xylodata) en janvier 2015 sur des échantillons prélevés sur les icônes en novembre 2012 par Méliné Miguirditchian et Sigrid Mirabaud sur les tranches et la surface des icônes (face ou revers des panneaux), en comparaison avec des échantillons de référence de Xylodata et des échantillons recueillis par Claire Bosc-Tiessé dans la forêt autour du monastère de Dabra Libānos. Une étude macroscopique a été effectuée pour apprécier le grain, la texture et la couleur des bois, l’analyse microscopique des trois plans (transversal, tangentiel et radial) de la structure du bois, a ensuite permis une identification anatomique du bois pour déterminer l’essence. 29. S. CHOJNACKI, Ethiopian Icons, op. cit., p. 359.

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30. D’après M. HELDMAN ( The Marian Icons, op. cit., p. 170), les trous ont été percés dans un deuxième temps. À sa suite, on suppose que ces trous réalisés uniquement dans la partie supérieure de l’icône avaient de ce fait pour objectif de la suspendre plutôt que de la maintenir fermée. Toutefois le passage de la Vie du saint éthiopien Marḥa Krestos (Stanislas KUR, Actes de Marḥa Krestos, Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium vol. 330-331, scriptores aethiopici t. 62-63, 1972, p. 38 (texte), p. 35 traduction), cité par M. Heldman comme témoignage, parle seulement d’une image au-dessus de la porte et ne documente donc pas cet usage supposé. 31. S’agit-il de poussière déposée lors de la pose de la couche ou d’inclusions souhaitées ? 32. Getaneh ASSEFA, « The mineral industry of Ethiopia: present conditions and future prospects », Journal of African Earth Sciences, 3/3, 1985, p. 331-345, p. 340 ; Solomon TADESSE, Jean- Pierre MILESI, Yves DESCHAMPS, « Geology and mineral potential of Ethiopia: a note on geology and mineral map of Ethiopia », Journal of African Earth Sciences, 36/4, may 2003, p. 273-313. 33. Ségolène BERGEON-LANGLE & Pierre CURIE, Peinture & dessin. Vocabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patrimoine, 2009, p. 426, 430, 959. 34. Richard PANKHURST, « Ethiopian manuscripts’ illumination. Some aspects of the artist’s craft as revealed in seventeenth-and eighteenth-century manuscripts in the British Library », Azania, 19, 1984, p. 105-114. 35. S. CHOJNACKI, Major Themes, op. cit., p. 333-363. 36. Les icônes IESMus 4117, The Brumit Collection n°1 (S. CHOJNACKI, Major Themes, op. cit., fig. 156) depuis 2004 au Smithsonian National Museum of African Art avec le numéro d’inventaire 2004-7-1, une icône d’une collection particulière anonyme (J. MERCIER, Vierges d’Éthiopie, op. cit., p. 106-107) combinent les deux types. 37. L’histoire de ce thème en Éthiopie devra être approfondie, d’une part en rapport avec la peinture copte dans laquelle ce sujet est très particulier en raison de l’histoire égyptienne, et d’autre part en rapport avec les apports occidentaux et crétois. 38. C. BOSC-TIESSÉ, Les îles de la mémoire, op. cit., 2008, p. 41-45. 39. En français, on parle de peinture à la détrempe (distemper en anglais), ce qui ne correspond pas à la peinture a tempera, qui utilise un liant à l’œuf. La terminologie a longtemps été confuse, confusion accentuée par les traductions d’une langue à l’autre, le mot « tempera » ayant été utilisé pour un liant aussi bien à l’œuf qu’à la colle. Les précédentes publications sur les peintures éthiopiennes parlent de tempera, notamment pour cette icône (S. CHOJNACKI, Ethiopian Icons, op. cit., p. 359), sans préciser ce que cela désigne et sans avoir mené d’analyse. Sur la technique et la terminologie, voir S. BERGEON-LANGLE & P. CURIE, Dessin, op. cit., p. 992-993, 997-998, 1012-1013. 40. Transcrit mashega, P. IRWIN TOURNERIE, Colour, op. cit., p. 33, 132. Ignazio GUIDI, Vocabolario amarico-italiano, Roma, Istituto per l’Oriente, 1901, p. 80. 41. P. IRWIN TOURNERIE, Colour, op. cit., p. 61-62, 87, 118. 42. Respectivement Alexandre-Raymond GIRARD, Souvenirs d’un voyage en Abyssinie (1868-1869), Le Caire, 1873, p. 178 ; E. MÉRAB, Impressions d’Éthiopie, 1929, III, p. 304 ; cités par P. IRWIN TOURNERIE, Colour, op. cit., p. 25-26. 43. Taye WOLDE MEDHIN, « La préparation traditionnelle des couleurs en Éthiopie », Abbay, 11, 1980-1982, p. 219-224. 44. François PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, op. cit., p. 219. 45. Certainement plutôt tiède en fonction de la fluidité. La colle de peau se gélifie quand elle refroidit, mais, très diluée, la gélification est imperceptible. 46. S. BERGEON-LANGLE & P. CURIE, Dessin, op. cit., p. 992-993. 47. Karel INNEMÉE, « Encaustic Painting in Egypt », dans Bernard MATHIEU, Dimitri MEEKS, Myriam WISSA éd., L’apport de l’Egypte à l’histoire des techniques, Le Caire, IFAO, 2006, p. 133-142 ; Basem GEHAD, Mona FOAD ALY, Hussein MAREY, « Identification of the Byzantine Encaustic Mural Paiting in

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Egypt », Mediterranean Archaeology and Archaeometry, 15/2, 2015, p. 243-256. Il faut noter que les recherches sur les matériaux des peintures coptes n’en sont aussi qu’à leurs débuts. 48. Zuzana SKALOVA, Gawdat GABRA, Icons of the Nile Valley, Giza, Egyptian International Publishing Company – Longman, 2006 (2e éd., 1re éd.: 2003), p. 161-215. 49. F. PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, op. cit., p. 521. 50. D’après F. WEIHS (« Einige technische Details », op. cit., p. 303) dans la région du Dalol au Nord- Est, mais sans plus de précision sur l’origine de cette information, qui aurait été confirmée par un géologue de l’université d’Addis Abeba à P. IRWIN TOURNERIE (Colour, op. cit., p. 45). Jacques-Charles PONCET (Relation de mon voyage d’Éthiopie, 1698-1701, Besançon, La lanterne magique, 2010, p. 83) note toutefois l’importation d’arsenic en Éthiopie à la fin du XVIIe siècle. Par ailleurs, Taye WOLDE MEDHIN (« La préparation traditionnelle », op. cit., p. 222) décrit une recette de jaune sombre, qu’il a apprise au plus haut niveau de l’école de l’Église (qenē bēt) quand il était enfant, appliquée à chaud sur les toiles comme fond, préparée à base de roche volcanique altérée (baha), pilée et grillée, mélangée avec du sucre, de la colle de peau, bouillie dans de l’eau. C’est l’une des rares recettes décrites qui ne soit pas à base de végétaux. Ces informations concernant des époques différentes ne nous permettent pas de conclure pour le moment. 51. Jean PETIT, Jacques ROIRE, Henri VALOT, Des liants et des couleurs pour servir aux artistes peintres et aux restaurateurs, Puteaux, EREC, 2006 (2e édition revue et augmentée, 1re éd. : 1995), p. 67. 52. C’est le raisonnement que nous suivrions s’il s’agissait de peintures occidentales ; pour l’Éthiopie, nous pouvons poser l’hypothèse en attendant d’approfondir nos connaissances sur les provenances et les coûts des matériaux. 53. Cette identification a été réalisée depuis la publication des premiers résultats (S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit.) en spectrométrie Raman au LADIR (Laboratoire de Dynamique, Interactions et Réactivité, maintenant laboratoire MONARIS, UMR CNRS - Université Paris 6) grâce au soutien du GDR ChimArc 3174, par Laure Fournis en stage de Master 2 Archéo- matériaux à l’Université de Bordeaux 3 en 2010-2011 sous la supervision de Sigrid Mirabaud (voir tableau 1). 54. Le blanc de plomb, pigment blanc le plus courant dans le monde depuis l’Antiquité jusqu’au début du XIXe siècle (F. PEREGO, Dictionnaire, op. cit., p. 95), est aussi le seul pigment blanc identifié à ce jour en Éthiopie. 55. Si l’indigo n’est pas mélangé avec du blanc, il vire au noir (F. PEREGO, Dictionnaire, op. cit., p. 399). 56. Voir le récapitulatif fait par Anaïs WION, « Analysis of 17th-century Ethiopian Pigments », Manuel Joao RAMOS, Isabel BOAVIDA éd., The Indigenous and The Foreign in Christian Ethiopian Art. On Portuguese-Ethiopian Contacts in the 16th-17th centuries. Proceedings of the Fifth International Conference on the History of Ethiopian Art, Londres, Ashgate, 2004, p. 103-112, p. 106 ainsi que P. IRWIN TOURNERIE, Colour, op. cit., p. 44-45. 57. Il semble aussi utilisé, dans des proportions qui restent à déterminer, dans des pratiques magiques et médicinales (P. IRWIN TOURNERIE, Colour, op. cit., p. 42). 58. À ce jour, nous n’en avons pas trouvé de plus anciennes ; voir Claire BOSC-TIESSÉ, Les îles de la mémoire, op. cit., p. 140, 297, auxquels il faut ajouter comme référence les documents inédits copiés dans un manuscrit de la British Library (Oriental 644, fol. 185v). Il convient de noter que ce sont majoritairement les couleurs qui sont nommées et non pas les matériaux, à l’exception de l’indigo pour lequel le terme nil désigne autant le matériau que la couleur (distinguée du bleu dit samāyāwi qui désigne plus spécifiquement le bleu ciel). 59. Il faut noter que, sur cette icône, il n’était pas possible de prélever dans les manteaux. Effectivement, on prélève dans les zones endommagées pour des prélèvements invisibles, ce qui n’était pas possible ici dans les zones principales.

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60. Ashok ROY éd., Artists’ Pigments. A Handbook of their History and Characteristics, New York, Oxford University Press, 1993, vol. 2, p. 159. Il faut noter que les analyses ne permettent généralement pas de différencier si ce qui est utilisé est le minerai naturel (cinabre) ou le matériau artificiel (vermillon). 61. Certaines publications (par exemple Catarina MIGUEL, Joana V. PINTO, Mark CLARKE, Maria J. MELO, « The alchemy of red mercury sulphide: The production of vermilion for medieval art », Dyes and Pigments, 102, 2014, p. 210-217, p. 210 ; S. BERGEON-LANGLE & P. CURIE, Dessin, op. cit., p. 942) font mention de l’Éthiopie sans que l’on sache d’où provient cette information. Pour l’Éthiopie certaines données étant répétées d’une publication à l’autre sans avoir été réellement étayées, il faut considérer cette information avec la plus grande réserve. 62. Jacques-Charles PONCET, Relation de mon voyage d’Éthiopie, op. cit., 2010, p. 83. 63. P05 et P06, auréole de l’archange Gabriel. 64. Robert L. FELLER éd., Artists’ Pigments. A Handbook of their History and Characteristics, Washington, National Gallery of Art, 1986, vol. 1, p. 109 sqq. 65. P12, fond des saints cavaliers. 66. F. WEIHS, « Einige technische Details », op. cit., p. 307, A. WION, « Analysis », op. cit., p. 107; Pascale RICHARDIN, Jacques MERCIER, Gabrielle TIÊU, Stéphanie LEGRAND-LONGIN, Stéphanie ELARBI, « Les rouleaux protecteurs éthiopiens d’une donation au musée du quai Branly. Étude historique, scientifiques et interventions de conservation-restauration », Techné, 23, 2006, p. 79-84, p. 81. 67. F. WEIHS, « Einige technische Details », op. cit., p. 306; E. JAMES, « Technical Study », op. cit., p. 45; P. RICHARDIN et al., « Les rouleaux protecteurs », op. cit., p. 81. 68. P. RICHARDIN et al., « Les rouleaux protecteurs », op. cit., p. 81. 69. F. WEIHS, « Einige technische Details », op. cit., p. 307; E. JAMES, « Technical Study », op. cit., p. 44; P. RICHARDIN et al., « Les rouleaux protecteurs », op. cit., p. 81. 70. Selon les prélèvements faits, or il n’a pas été possible de prélever au centre de l’icône. 71. F. PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, op. cit., p. 522. 72. F. PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, op. cit., p. 727. 73. Cp. avec Michel PASTOUREAU, « Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites. Séance du 20 mars 2005 », Communications de l’Académie des Beaux Arts, 2005, p. 51-66, p. 56. 74. F. PEREGO, Dictionnaire des matériaux du peintre, op. cit., p. 97, 522. Ici, on peut par exemple poser comme hypothèse que le problème est minoré par le liant à la colle, ou que la couche contient peu de plomb ou est de très belle qualité. 75. Ce qui explique qu’une ou plusieurs couches d’acétate de polyvinyle aient été posées sur l’icône pour fixer la peinture lors de restaurations dans le courant du XXe siècle. 76. S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit. L’idée que les peintures religieuses n’étaient pas vernies prévaut (Taye WOLDE MEDHIN, « La préparation traditionnelle », op. cit., p. 224) et c’est la première fois qu’un vernis ancien est identifié. 77. À noter qu’il n’y a pas de tissu appliqué sur le bois contrairement à ce que dit S. CHOJNACKI (Ethiopian Icons, op. cit., p. 368). 78. Analyses xylologiques réalisées par Victoria Asensi Amorós (société Xylodata) en janvier 2015 tel que décrit ci-dessus pour l’icône IESMus 3980. 79. M. HELDMAN, The Marian Icons, op. cit., p. 46-48. 80. S. CHOJNACKI, Ethiopian Icons, op. cit., p. 368-369. 81. Lors de la publication des résultats préliminaires (S. MIRABAUD et al., « Étude d’un corpus d’icônes », op. cit.), nous disions que le liant pouvait être un liant mixte œuf/colle mais que cela restait à approfondir. Une nouvelle lecture des analyses montre qu’il s’agit bien d’un liant à la colle (de type gélatine), comme pour les autres icônes. 82. Pour autant que permet d’en juger un prélèvement fait sur le panneau de droite dans la partie inférieure sous le cheval de Lalibela (P02) et d’en faire une généralité pour tout le panneau.

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83. P05, pris dans la patte du lion panneau senestre. 84. P09, pris dans la main de Cyriaque. 85. P03 pris dans le vêtement de Cyriaque, analyses faites à l’Inp en 2013 (tableau 1). Il ne s’agit donc pas de garance – du moins pour cette icône – comme le supposait Marilyn HELDMAN (The Marian Icons, op. cit., p. 28-29). 86. P08, panneau senestre, dans le manteau de Cyriaque, à gauche, registre médian et P20, manteau de Mercure, registre médian à droite sachant que le rehaut vert des plis des deux manteaux est fait de terre verte seulement. 87. À la différence de ce qu’il a été possible d’établir pour l’icône IESMus n°4191de Brancaleon un peu plus tardive (env. 1480-1526), voir C. BOSC-TIESSÉ et al., Se’el, op. cit., p. 17. 88. S. CHOJNACKI (Ethiopian Icons, op. cit., p. 368) notait déjà que les auréoles délimitées en noir avaient été retouchées sans soin, seules, peut-être, celles de Lalibela et de Nob montrant des couleurs originales. 89. P14, voir le tableau 1 en annexe. 90. Kidane Fanta GEBREMARIAM, Lise KVITTINGEN, Florinel-Gabriel BANICA, « Application of a portable XRF analyzer to investigate the medieval wall paintings of Yemrehanna Krestos, Ethiopia », X-Ray Spectrometry, 42, 2013, p. 462-469 ; Antonio DOMÉNECH-CARBÓ, Maria Teresa DOMÉNECH-CARBÓ, M. MOYA-MORENO, José Vicente GIMENO-ADELANTADO, Francisco BOSCH-REIG, « Identification of inorganic pigments from paintings and polychromed sculptures immobilized into polymer film electrodes by stripping differential pulse voltammetry », Analytica Chimica Acta, 407, 2000, p. 275-289 ; Antonio DOMÉNECH-CARBÓ, Maria Teresa DOMÉNECH-CARBÓ, José Vicente GIMENO-ADELANTADO, Francisco BOSCH-REIG, Maria Carmen SAURÍ-PERIS, Sinforiano SÁNCHEZ-RAMOS, « Electrochemistry of iron oxide pigments (earths) from pictorial microsamples attached to graphite–polyester composite electrodes », The Analyst (Cambridge, UK), 126, 2001, p. 1764-1772. 91. Sigrid MIRABAUD, Claire BOSC-TIESSÉ, « A singular rock-hewn church in Ethiopia: the preliminary technical study of the murals of Qorqor Maryam and their degradation (13th c. AD?) », à paraître. 92. Comme cela se fait pour les ocres aux périodes préhistoriques. 93. Getatchew HAILE, « The Works of Ras Sem‘on of Hagärä Maryam », Journal of Ethiopian Studies, XXXVIII, 1-2, June-December 2005, p. 5-95, p. 72. 94. Marilyn E. HELDMAN, « St. Luke as Painter: Post-Byzantine Icons in Early-Sixteenth-Century Ethiopia », Gesta. International Center of Medieval Art, XLIV/2, 2005, p. 125-148. 95. Enrico CERULLI, Il libro etiopico dei miracoli di Maria e le sue fonti nelle letterature del medio evo latino, Rome, Giovanni Bardi, 1943, p. 99, 101. 96. Kidane Fanta GEBREMARIAM et al., « Application of a portable XRF analyzer », op. cit., p. 464. Cet auteur évoque aussi une autre couche de préparation dans l’église, à base de calcium (p. 468). 97. Claire BOSC-TIESSÉ, « Catalogue des autels et meubles d’autel en bois (tābot et manbara tābot) des églises de Lālibalā. Jalons pour une histoire des objets et des motifs », Annales d’Éthiopie, 25, 2010, p. 55-101, p. 66-69, 92-94 ; Jacques MERCIER & Claude LEPAGE, Lalibela, Wonder of Ethiopia. The Monolithic Churches and their Treasures, Londres, Paul Holberton, 2012, p. 111, 113, 159, 168. 98. Jacques MERCIER, « Ethiopian Art History », dans Gary VIKAN éd., Ethiopian Art. The Walters Art Museum, Baltimore, Third Millennium – The Walters Art Gallery, 2001, p. 54-55, fig. 19 (objet provenant d’une collection privée). Cet objet très particulier n’est mentionné que rapidement, une description plus approfondie serait nécessaire pour lever tout doute sur sa fonction d’autel (tābot). 99. Jacques MERCIER, L’arche éthiopienne. Art chrétien d’Éthiopie, Paris, Paris-Musées, 2000, p. 59. 100. Dans les deux derniers cas, Jacques Mercier pense qu’il n’y a pas de couche de préparation. Celle-ci peut être très fine et n’est pas nécessairement discernable à l’œil nu, il faudrait vérifier par une coupe stratigraphique. S’il était vérifié et si ces exemples ne sont pas des cas particuliers, cet élément irait dans le sens d’une antériorité. C’est l’idée défendue par Jacques Mercier qui y

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voit « la possibilité de l’existence d’une peinture sur bois autochtone, antérieure à l’introduction de celle sur bois stuqué opérée par des peintres méditerranéens » (J. MERCIER, L’arche éthiopienne, op. cit., p. 59). 101. Zuzana SKALOVA, « New Evidence for the Medieval Production of Icons in the Nile Valley », dans Arie WALLERT, Erma HERMENS, Marja PEEK éd. Historical Painting Techniques, Materials and Studio Practice. Preprints of a Symposium, University of Leiden, The Netherlands, 26-29 June 1995, The Getty Conservation Institute, 1995, p. 85-90. 102. Victoria ASENSI AMORÓS, Caroline THOMAS, Hélène GUICHARD, Anne-Claire LARONDE, « Histoire matérielle et identification xylologique de quelques objets en bois de la collection égyptienne de Boulogne-sur-mer », Technè, 29, 2009, p. 56-62, p. 59. 103. Marilyn HELDMAN (« Christ’s Entry into Jerusalem in Ethiopia », Harold G. MARCUS éd., Proceedings of the First United States Conference on Ethiopian Studies, East Lansing Michigan, 2-5 May 1973, East Lansing African Studies Center, Michigan State University, 1975, p. 43-60, ici p. 52) a rassemblé quelques éléments sur différentes variétés de sycomore dans les sociétés éthiopiennes et le statut qui leur semble parfois accordé, mais qui reste à préciser.

RÉSUMÉS

Alors que l’Éthiopie est christianisée à partir du IVe siècle de notre ère, les premières icônes éthiopiennes préservées datent du XVe siècle sans que l’on établisse précisément aujourd’hui si c’est à ce moment qu’elles apparaissent en Éthiopie ou si d’autres plus anciennes ont complètement disparu. Partant de l’analyse des matériaux et de la manière dont ils sont mis en œuvre, cet article propose d’étudier la stratigraphie de deux icônes parmi les plus anciennes conservées pour discerner les différentes étapes de la création de l’œuvre et celles qui concernent sa vie sur une durée plus longue. Tout en mettant en évidence la mise en place d’une technologie des icônes en Éthiopie de manière générale, il entend réfléchir aux modalités de la création en reconsidérant les pratiques d’attribution en cours dans l’histoire de l’art éthiopien.

Although Ethiopia was christianised in the 4th century, the earliest Ethiopian icons to be preserved date from the 15th century. We are not able so far to establish conclusively whether that was when they appeared in Ethiopia, or whether there existed other, older ones which have completely disappeared. By the analysis of the materials and the way they are implemented, this article examines the stratigraphy of two icons among the oldest preserved to discern the different steps of creation and those concerning its life over a longer period. While highlighting the development of the technology of icons in Ethiopia, it also intends to consider the ways of creating and to reconsider the practices of attribution in the history of Ethiopian art.

INDEX

Mots-clés : icône, Éthiopie, Fere Seyon, peinture éthiopienne, matériaux Keywords : icon, Ethiopia, Fere Seyon, Ethiopian painting, materials

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AUTEURS

CLAIRE BOSC-TIESSÉ

Historienne et historienne de l’art de formation, Claire Bosc-Tiessé est chercheur au CNRS, à l’Institut des Mondes Africains (IMAF, UMR 8171, CNRS – Université de Paris 1, EPHE, EHESS, AMU, IRD), elle est spécialiste de l’Éthiopie et est notamment l’auteur des Îles de la mémoire. Fabrique des images et écriture de l’histoire dans les églises du lac Tana, Éthiopie, XVIIe-XVIIIe siècle paru en 2008 aux Publications de la Sorbonne. Elle co-dirige actuellement un projet de recherche archéologique et historique sur le site rupestre de Lalibela en Éthiopie, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, avec Marie-Laure Derat, et un autre sur les matériaux des peintures et les processus de création, avec Sigrid Mirabaud. Ses recherches personnelles portent sur l’anthropologie historique des images, leur fabrication, leur statut, leur usage et leur réception entre le XIIIe et le XVIIIe siècle.

SIGRID MIRABAUD

Sigrid Mirabaud est chimiste, spécialisée dans l’étude des matériaux anciens, ingénieur de recherche au ministère de la Culture, adjointe au directeur des études du département des restaurateurs et responsable du laboratoire de l’Inp (www.researchgate.net/profile/ Sigrid_Mirabaud/publications). Après une thèse en archéométrie, elle se spécialise dans l’étude des matériaux des peintures anciennes au C2RMF puis à l’Inp. Ses thématiques de recherche portent principalement sur les matériaux anciens comme marqueurs d’activités anthropiques, de la création à la restauration des objets. Sur l’Éthiopie, elle co-dirige avec Claire-Bosc-Tiessé un projet de recherche sur les matériaux des peintures et les processus de création.

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Des images en quête de supports L’iconographie implicite des crises hallucinatoires grisi siknis

Maddalena Canna

Les images hallucinatoires et leurs supports : le cas de la grisi siknis

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De toutes les catégories d’images, les hallucinations se distinguent pour être dépourvues d’un support externe1. Les hallucinations visuelles, selon une conception répandue, seraient des images qui « n’ont pas de support » partageable. Mais l’opposition hallucination visuelle/ image partagée ne saurait se résoudre en termes d’invisibilité/visibilité intersubjectives. Comme Carlo Severi l’a montré de l’espace chimérique, tout engendrement d’image comporte sa tension spécifique entre une dimension perceptive et une dimension projective2. Les deux dimensions sont discernables du point de vue analytique mais insécables dans le processus d’appréhension de l’image. Le cas qui va nous occuper pose le problème de saisir l’ancrage des images hallucinatoires et leurs modalités de propagation. Grisi siknis3, en miskito4 nicaraguayen « la maladie folle », est une famille de crises de transe hallucinatoire perçues comme une maladie contagieuse chez plusieurs populations de la Moskitia5, une aire multiethnique s’étendant entre le Honduras et le Nicaragua oriental. Une attaque de grisi siknis prototypique déclenche un comportement agressif et/ou auto-agressif associé à une série d’hallucinations récurrente. Les hallucinations de la grisi siknis peuvent être visuelles, auditives, haptiques et d’autre nature, un ensemble complexe à l’intérieur duquel les hallucinations visuelles occupent un rôle majeur. À cause de leur potentiel pathogène, les images associées aux attaques de grisi siknis ne sont presque jamais représentées sur support matériel. Elles constituent cependant un répertoire iconique cohérent et sophistiqué, en partie incarné dans les corps des visionnaires pendant le raptus hallucinatoire. En demandant à une série d’affectés de dessiner sur papier ces apparitions, j’ai participé à la mise en évidence de cette tradition iconique de mémoire hallucinatoire. Bien que la grisi siknis ait été figée par les médias comme un phénomène exclusivement miskito, elle peut concerner toute ethnie dans le panorama multiethnique de la Moskitia, telle que les mayangnas, les métis hispanophones, et potentiellement tout groupe humain. Ayant vécu de 2012 à 20136 dans une famille miskito nicaraguayenne possédant plusieurs habitations réparties dans la Moskitia – ce qui m’a permis de me déplacer là où les vagues de grisi siknis se manifestaient de façon imprévisible –, ma perspective est nécessairement miskito-centrée, bien que, préférablement, non miskito-centrique. Le déroulement d'une vague de grisi siknis prototypique – nous allons nous concentrer sur le genre de crises les plus courantes – est le suivant : après des prodromes tels que des maux de tête, une nausée et des vertiges (bla), ainsi qu’une sensation de malaise généralisé, la première affectée, le plus souvent fille ou jeune femme, entre en crise en se jetant au sol7, en proie à une transe convulsive, où elle lutte, dans son scénario intérieur, contre un esprit qui l’agresse. Pendant cette attaque, elle peut prononcer le nom de la « prochaine victime », en déclenchant une série potentiellement illimitée d’attaques qui sont perçues comme des « contagions » par nomination. Cependant, bon

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nombre d’attaques en séquences se produisent spontanément sans que les attaqués se mentionnent entre eux. Les attaqués, souvent décrits comme des victimes de l’agression de l’esprit, sont appelés lasa praprukra ou grisi siknis kira en miskito nicaraguayen8, et atacados, « attaqués » ou plus rarement poseídos – « possédés » – en espagnol. Les chaînes d’attaques en viennent parfois à paralyser des écoles, des lieux de travail ou des villages entiers pendant des mois, où les victimes restent vulnérables à des rechutes. L’agressivités des victimes va de l’auto-violence – comme dans les cas très fréquents de crises féminines en milieu scolaire – jusqu’à la démolition de villages dans les vagues majeures, notamment celles des premières années 2000 dans la zone du Wangki (Río Coco) de la R.A.A.N (Région Autonome Atlantique Nord) du Nicaragua9. Tout en étant appréhendée et expérimentée par plusieurs comme une pathologie, la grisi siknis présente un certain degré de ritualisation. Depuis plus de cinquante ans, dans la même aire géographique, un paradigme performatif semi-stable de crise contagieuse se reproduit, associé à un ensemble de contenus visionnaires constants10. Un répertoire cohérent d’images hallucinatoires, qui deviennent des présences en action pendant la crise, sont l'objet d'une transmission sans support externe évident. Bien que les vagues se reproduisent avec une régularité imprévisible mais constante, il n’y a aucun consensus sur la thérapie à appliquer aux visionnaires. Après une première mobilisation où des secoureurs improvisés entourent la visionnaire en spasmes pour la soutenir, une série de spécialistes aux titres variés est appelée à soigner les affectées, sans qu’aucun ne soit a priori tenu comme capable de les contenir définitivement. Prêtres, pasteurs, chamanes (sukia, prafit ou spirit mairin en miskito), curanderos, sikalan, médecins de formation biomédicale et autres prodiguent leurs interventions en produisant des effets éphémères et inhomogènes. Si la grisi siknis est un raptus collectif, sa thérapie est un processus individuel. Chaque affectée, après la vague, entreprend son chemin de récupération à la recherche de celui ou celle qui sera son thérapeute adéquat : un sukia pour l’une, un religieux pour l’autre, un autre représentant de la vaste pléthore de spécialistes rituels locaux pour une troisième. Certains visionnaires se libèrent des rechutes grâce à des pratiques individuelles – notamment la prière de matrice chrétienne – ou bien grâce à l’appui de leurs seuls familiers. Le parcours de recherche de sa thérapie peut durer des années, ponctuées d’échecs ou de réussites partielles. Se déroulant généralement entre l’âge de l’adolescence et celui de la jeunesse, ce cheminement prend la forme, pour certains, d’un processus de passage à l’âge adulte. Face à l’état d’urgence et en l’absence d’une interprétation suffisamment partagée sur les causes et sur la thérapie de la grisi siknis, tout spécialiste potentiel est appelé à participer à la contention. Ainsi en fut-il de l’anthropologue. Dès mon arrivée sur le terrain en novembre 2012, j’ai perçu que mon implication était inéluctable. Être présente lors d’une vague de crises de grisi siknis signifie participer à son déroulement. Ne pas essayer de soigner est une position sanctionnée moralement, comme un manque de solidarité face à un risque collectif. Du point de vue de mon apprentissage émotionnel, j’ai appris à partager le sentiment d’empathie collective entourant les lasa praprukra. Les travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage français11 montrent bien une situation d’implication inéluctable de l’ethnologue lors de ses enquêtes. Dans la sorcellerie telle qu’elle a été explorée par Favret-Saada, parler du sujet signifie agir sur le phénomène. Être présente à une vague de crises de grisi siknis, c’est influer sur sa propagation, par l’action comme par l’inaction, participation

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émotionnelle comprise. Consciente que toute thérapie de grisi siknis était structurellement vouée à l’échec, j’ai tout de même décidé de rejoindre la liste de ces autorités impuissantes en élaborant ma propre « thérapie ». J’ai expérimenté un format d’entretien individuel privé avec fabrication d’images où je proposais à chaque lasa praprukra de dessiner sa vision hallucinatoire. Cette pratique a été interprétée comme une intervention ponctuelle de soulagement dans certains cas, et/ou comme une thérapie dans d’autres, analogue à certaines thérapies chamaniques où les agents pathogènes sont extraits du corps du patient sous forme de signes (saura sakaia en miskito, littéralement « sortir le mal »). Lors d’une série de quarante-huit rencontres entre novembre 2012 et septembre 201312, chacun des lasa praprukra s’est approprié le cadre de façon personnelle, en produisant sa propre élaboration graphique de sa mémoire hallucinatoire. Mais avant de réfléchir à la tension entre médium et image déployée dans ce processus, concentrons-nous sur les façons dont les images hallucinatoires sont engendrées et données à voir au cours d’une attaque, pendant laquelle celles-ci se manifestent, d’abord, via le corps des visionnaires. Dans cet article, nous allons juxtaposer des extraits de narration d’une crise (section 2) avec un corpus de dessins autour de la grisi siknis (corpus DGS) (section 3) puisant au même imaginaire évoqué pendant le raptus, afin de réfléchir sur le réseau complexe de références, résonnances et transmutations entre imaginaire incarné et imaginaire articulé graphiquement dans le dialogue ethnographique. Nous allons voir comment une même famille d’images, que nous appellerons une iconographie implicite, est donnée à imaginer pendant la crise puis à voir sur support graphique pendant les entretiens, tout en gardant toujours un certain degré d’implicitation.

La crise de grisi siknis. Fragments d’une hallucination participée

L’extrait de cahier de terrain reproduit ci-dessous présente la crise d’une jeune fille miskito de quinze ans, qu’on nommera Esy, au cours d’une vague qui a atteint l’École Normale Grand-Duché du Luxembourg de Bilwi (Puerto Cabezas) entre avril et mai 201313. Nous verrons par cet extrait comment, à la différence des formes de transe qu’on retrouve chez de nombreux cultes de possession14, le corps d’une lasa praprukra n’incarne pas complètement la présence d’un autre agent, mais la laisse plutôt deviner, telle une image ébauchée, en large mesure implicite et externe au corps de la visionnaire. Esy 17/04/2013, Bilwi, École Nationale Grand-Duché du Luxembourg, 10h30 environ. [..] je me dirige vers la direction de l’école, où je trouve, dans l’antichambre du bureau de la directrice, une dizaine de personnes entourant une jeune fille d’environ quinze ans, allongée au sol. Elle est trempée d’eau, le haut de l’uniforme scolaire – une chemise blanche sur une jupe bleue plissée – déboutonné sur sa poitrine haletante, recouverte de petite feuilles vertes à l’odeur pénétrante. Ses yeux sont ouverts, rouges, mais elle semble inconsciente. Son père – m’expliquera-t-on – est assis à hauteur de ses épaules et soutient un ventilateur électrique. De temps en temps, il asperge sa fille avec le contenu d’une petite bouteille en plastique, d’où sortent les petites feuilles. Au moment de l’aspersion, il passe le ventilateur à l’un des étudiants agenouillés autour de la petite, de façon que l’air ne vienne pas à lui manquer. Elle semble avoir perdu toutes ses forces. Pourtant, des formations de deux ou trois jeunes se relaient pour

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maintenir fermement ses bras et ses jambes au sol. Presque accroupie sur le ventre de la jeune fille, le professeur Warkysa est la seule à se trouver en face d’elle. Au-delà de ce premier entourage, dont la tonalité émotive dominante est la préoccupation teintée d’empathie, se trouve une foule diverse d’étudiants et de personnel de l’école aux regards parfois curieux ou amusés, parfois épouvantés, parfois ostensiblement indifférents, qui s’empresse vers le bureau de la directrice, absente. La réceptionniste, pour sa part, a fermé le guichet à clé et s’est défilée. Il est difficile de se frayer un passage dans la foule pour voir la scène. Quand j’y parviens, la jeune fille a un éclat de lucidité en s’apercevant de ma présence. Elle me fixe avec des yeux obnubilés, puis dit quelque chose d’une voix atone et métallique, très basse, que son entourage la force à répéter pour l’entendre. Mais elle détourne immédiatement son regard et commence à sourire en direction de quelque chose qui paraît une présence interne à sa vision. Elle est indifférente aux rappels du groupe, et adresse des petits gestes de consentement à son interlocuteur intérieur. Puis elle commence à basculer son corps de façon spasmodique. Warkysa annonce, en espagnol puisqu’elle est métisse : « Ça va lui revenir » (« Le va a dar otra vez »). Tout à coup le sourire de la jeune fille se transforme en une grimace douloureuse, ses mâchoires deviennent rigides. Elle serre fortement ses yeux et ses lèvres ; son menton tremble dans une tentative de réprimer des larmes. Ses poings aussi sont serrés, les pouces partiellement cachés à l’intérieur des paumes. On voit la pointe d’un pouce émerger d’entre ses doigts contractés. Esy commence alors à pleurer, et à dire, en miskito : « No… », d’abord très bas, puis de plus en plus fort, jusqu’à crier. Son cri, « Apia », est répété, scandé en trois émissions sonores « A- pi- Aaa » avec le dernier « A » qui s’allonge dans un aigu final puis s’estompe en laissant place à la reprise du premier, selon un schéma répété : A (modéré) – PI (bas) – A (aigu), le tout scandé rythmiquement, comme une sirène ou une cantilène hypnotique. Dans le même temps, elle pousse de toutes ses forces avec ses jambes et ses bras en tordant son buste pour se dégager des jeunes hommes qui la bloquent au sol avec un effort évident. Warkysa essaie de la forcer à ouvrir les yeux et les mains, pendant qu’elle l’exhorte à chasser son agresseur interne : « Dis-lui qu’il s’en aille ! » (« ¡ Decile15 que se vaya ! »). La conduite de l’action est réservée à la seule profesora, tandis que tous les autres mobilisés se limitent à collaborer et à reprendre ses exhortations. Puis Esy16 – j‘entends appeler son nom pour la première fois – commence à répéter les mots de sa secoureuse, en les adressant à sa présence interne, en miskito. La jeune fille reproduit tout ce que Warkysa lui suggère, puis elle ajoute des parties personnelles : « Mahka was ! » (« Va-t’en de suite ! ») ; « Munpara » (« Ne le fais pas ! ») ; « Man ai brih waras » (« Tu ne m’enlève[ra]s pas ! »), que Warkysa reprend et renforce : « Oui, dis-lui qu’il ne t’enlèvera pas ! ». Il s’instaure une sorte de dialogue à trois dans lequel la petite agit comme une médiatrice entre sa secoureuse et son agresseur. Elle oscille entre raptus et lucidité. À un certain moment, Esy regarde Warkysa d’un air conscient – « elle est en train de revenir », commente-t-on. Pourtant, ses mains restent serrées, et tout de suite après ses yeux redeviennent nébuleux et se referment ; bien que Warkysa essaie de rétablir le contact (« regarde-moi petite ! » « ¡ Mirame niña ! »), le dialogue à trois avec l’agresseur reprend. Pendant une quinzaine de minutes l’interaction continue à osciller entre crise aiguë et moments de relâche, jusqu’à ce que le dernier éclat de lucidité d’Esy se stabilise. Walkyria déclare alors la jeune fille hors de danger. Il s’ensuit un moment de tendresse entre elles deux, sous les regards soulagés de tout l’entourage. Walkyria caresse les pieds d’Esy en lui offrant, par plaisanterie, de prendre soin de ses ongles : « Je te mettrai un [vernis] plus joli » (« Te voy a poner uno más bonito »). Puis elle lui fait remarquer, d’un air débonnaire, les énergies qu’elle vient de lui consacrer : « J’ai toutes les jambes qui me font mal ». Esy reste muette. Elle semble prostrée, vidée de toute volonté, et suit machinalement son professeur

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lorsque celle-ci se lève en disant: « Viens avec moi » (« Venite17 conmigo ») sur un ton rassurant et victorieux. Les deux s’éloignent, la jeune fille comme magnétisée par sa sauveuse. On m’explique qu’Esy va rentrer chez ses parents. Son père est déjà parti, sans que je m’en aperçoive. Si l’on définit la possession comme la [croyance dans l’] entrée d’un être surnaturel dans le corps d’un sujet, qui commence alors à agir, ou bien à « être agi » par ce visiteur comme s’il était son support18, nous sommes ici face à un cas d’intersection partielle. Bien qu’une présence perçue comme exogène – on l’appellera génériquement « esprit » – hante Esy, celle-ci ne parvient pas à se superposer au Moi de sa « victime ». Esy, bouleversée émotionnellement mais non dans son identité, continue à parler pour elle- même : c’est toujours depuis son Moi ordinaire qu’elle essaie de chasser son agresseur, à qui elle adresse le déictique personnel « tu » (« va-t’en ! »). Plutôt que par une superposition ou une substitution d’identités, c’est à cause de l’hallucination dans laquelle elle voit l’agresseur que la jeune fille devient inaccessible au monde extérieur, prise qu’elle est dans son scénario intérieur : elle se trouve ailleurs, tout en étant toujours la même personne. On peut objecter que la crise mobilise une gamme complexe de perceptions qui vont jusqu’au corps-à-corps de la confrontations physique humain-esprit, et donc qu’il n’y a pas de raison de réduire la phénoménologie complexe de cette présence à une « simple » image. Mais si ce genre d’image n’est pas la seule manifestation de l’esprit, elle constitue, par contre, l’événement déclencheur à partir duquel l’esprit se manifestera avec une intensité et une complexité croissante le long du raptus. Comme nous le verrons plus en détails par la suite, c’est en effet d’abord par l’image visionnaire que l’esprit pathogène est censé établir une emprise sur sa victime. Les tentatives de l’entourage d’Esy pour lui faire ouvrir les yeux et instaurer un contact visuel [Warkysa : « Regarde-moi, petite ! »] sont une façon de casser la solidarité de la visionnaire avec l’image hallucinatoire. Mais si la victime doit être détournée de l’esprit/image, il faut aussi considérer que, comme le rappellent ceux qui secourent les visionnaires de grisi siknis, il faut « voir ce qu’ils voient » pour prévenir leurs gestes, les contenir physiquement et surtout instaurer le genre de dialogue de soutien que l’on a vu en action. Le corps de la victime devient alors un genre de support singulier qui, en manifestant certains indices de la vision intérieure, la donne à imaginer – plutôt qu’à voir explicitement – à son entourage. On peut remarquer comment Esy offre le spectacle d’une lutte malgré elle, par l’ensemble de ses mouvements, de ses postures et de ses émissions verbales et para- verbales, telle la complainte autour du « Non » (Apia) performée sous forme de réaction défensive à une agression invisible19. Par rapport à ses secoureurs, la jeune fille se montre apparemment très passive : d’abord, elle répète tout ce que Warkysa lui suggère en se bornant à le renforcer : « va-t’en de suite ». On a donc un rapport affiché, ou explicite, entre visionnaire et spectateur externe qui tend au couple marionnette/ marionnettiste, où le contrôle de l’un sur l’autre est total. Ce rapport s’accentue dans la phase d’après-raptus, qui parachève la dynamique de la crise, et dans laquelle la jeune fille suit sa secoureuse comme si elle était vidée de toute volonté. Il faut remarquer que l’après-raptus correspond à une prise de contrôle analogue à celle à l’œuvre sous forme de menace pendant la crise : Warkysa, dépassé le moment du raptus, semble vouloir séduire (le détail des ongles et du vernis), magnétiser et emporter la jeune fille : toute la crise apparaît comme une lutte entre un esprit et une secoureuse (Warkysa en l’occurrence) pour l’emprise sur la victime. Mais la passivité de cette dernière n’est qu’apparente. Dans la phase aiguë du raptus, la régie diégétique de l’évènement, ou

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communication de ce qui se passe dans le scénario interne à la vision, revient entièrement à la jeune fille. C’est par un ensemble de signaux indiciaires, involontaires mais signifiants, qu’elle conduit son entourage à participer à son hallucination et à déterminer le déroulement de la contention de la crise. Un terrain d’entente20, sur la base duquel visionnaire et secoureurs coopèrent dans la lutte, est esquissé implicitement. Pour ce qui concerne les signaux verbaux, tout se passe comme si l’on assistait à une conversation téléphonique en ayant accès aux mots d’un seul interlocuteur. On peut alors compléter les « trous » du dialogue par deux processus projectifs : des inférences minimales visant à compléter le cadre logique de la communication par des dérivations immédiates, et un « remplissage » du scénario par la mobilisation du répertoire encyclopédique le plus pertinent. Perception et remplissage s’articulent pour donner lieu à une hallucination participée et co-construite. Les présents puisent à leurs compétences encyclopédiques, à leurs croyances, repères et traces mnésiques autour des attaques de grisi siknis pour projeter un scénario convergent avec celui (supposé) de la victime et pouvoir ainsi l’aider à faire front à l’attaque. Le tableau suivant propose un remplissage plausible de quelques-uns des signes indiciaires manifestés par Esy :

Indices I « Mahka was ! » (« Va-t’en de suite ! ») + pouce caché entre les doigts

Inférence Présence d’un être indésiré minimale

Il est probablement un esprit à l’apparence humanoïde, peut-être un duhindu, Remplissage révélé par le signe du pouce

Indices II « Munpara ! » (« Ne le fais pas ! ») + tension articulaire + mâchoires serrées

Inférence Mauvaises intentions de l’être minimale

[On sait que] Le duhindu apparaît souvent armé. Il peut apporter une coupe de Remplissage sang ou de la nourriture empoisonnée qu’il offrirait à sa proie, en la menaçant si elle refuse

« Man ai brih waras ! » (« Tu ne m’enlèveras pas ! ») + résistance physique et Indices III tentatives de se dégager de l’emprise des secoureurs + phase initiale de mouvements

Inférence L’esprit veut emporter sa victime – réactions ambivalentes minimale

Le duhindu est le maître de la nature sauvage dans plusieurs cycles de récits. Il Remplissage veut séduire l’humain pour l’emporter dans son monde

Du point de vue phénoménologique, les inférences minimales et les remplissages sont deux opérations tellement imbriquées qu’elles peuvent être perçues comme indistinctes, bien qu’elles relèvent de deux processus interprétatifs différents. L’un, celui des inférences minimales, repose plutôt sur la logique, tandis que l’autre repose

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sur une mobilisation de l’imaginaire comportant un degré de variabilité plus important. L’interprétation suggérée ici nécessitait d’être comparée à d’autres expériences de la grisi siknis, ce que j’ai fait en demandant à plusieurs visionnaires de réaliser des dessins représentant leurs expériences hallucinatoires. Dans la section qui suit, nous allons juxtaposer une série de variations individuelles sur une même matrice imaginaire – l’iconographie implicite de la grisi siknis – en comparant les images suggérées par Esy avec les images données à voir graphiquement par d’autres attaqués.

De la crise aux dessins : déclinaisons d’une matrice imaginaire

Apparition de l’esprit

Partie explicite « Mahka was ! » (« Va-t’en de suite! ») / signe du duhindu

Fig. 1

Main d’une attaquée de grisi siknis. Le pouce est comprimé entre les doigts dans le « geste du duhindu ». Village de Pali Yumpha, Nicaragua, 2012

Revenons à la crise d’Esy. Nous avons remarqué que ses poings étaient serrés, ses pouces enfoncés à l’intérieur des paumes, et que l’on voyait la pointe d’un pouce émerger d’entre les doigts contractés. Ce geste (fig. 1) est récurrent parmi les victimes et a un signifié précis.

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Fig. 2

Duhindu, Pali Yumpha, Nicaragua, 2012

Lorsque je demande à Slilma, la visionnaire dont la main est reproduite en 1, de me dessiner son hallucination peu après la crise, elle produit cette image (fig.2) : un être à quatre doigts, rouge, une machette ensanglantée à son côté, la tête couverte d’une grande forme irrégulière que Slilma désignera comme un chapeau (kiaput). Contextualisé dans le corpus des DGS, le dessin de Slilma est une variation très expressive du personnage le plus représenté : le duhindu en miskito, duende en espagnol. Le duhindu – j’adopte la perspective miskito – est un être humanoïde dont les traits distinctifs sont la petite taille, la main sans pouce (généralement à quatre doigts) et un grand chapeau. Ces traits sont fréquemment reproduits ensemble, mêmes si l’un d’eux isolé peut suffire pour évoquer le personnage.

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Fig. 3

Variante du duhindu réalisée dans la ville de Bilwi, Nicaragua, 2012

Fig. 4

Variante du duhindu réalisée dans la ville de Waspán, Nicaragua, 2012

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Fig. 5

Variante du duhindu réalisée dans le village de Krukira, Nicaragua, 2013

Les DGS des figures 3 à 5 sont des variantes du même sujet recueillies dans différents endroits de la R.A.A.N. Le duhindu est une déclinaison miskito du duende, personnage pan-hispano-américain d’origine hispanique et gitane. Être séducteur et joueur dans plusieurs traditions, il représente généralement en Amérique latine une figure de trickster (« tricheur ») malicieux plutôt inoffensif. Mais le personnage se teinte de connotations menaçantes dans l’univers de la grisi siknis. Une croyance diffusée veut que le visionnaire sous l’emprise du duhindu garde son pouce replié à l’intérieur de la main. L’intensité avec laquelle le pouce est comprimé est proportionnelle au degré d’emprise de l’esprit : plus le poing est serré, plus la victime est absorbée dans son raptus. Le « signe du duhindu » se fait support de l’image visionnaire dans un sens différent par rapport, par exemple, au débattement de la visionnaire ou à ses mâchoires serrées. Si ces derniers, dans les termes de Charles S. Peirce sont des index, c’est-à-dire des signes qui instaurent un rapport de type cause-effet avec leur référent, le geste du duhindu serait par contre ce que la sémiologie de Peirce nomme une icône, c’est-à-dire un signe en rapport d’analogie et de ressemblance avec son référent21. La distinction est pertinente dans notre cas car elle révèle l’ambiguïté/ambivalence du corps du visionnaire en tant que support : d’un côté la visionnaire est l’esprit, en devenant comme lui par le détail de la main, tandis que de l’autre elle reste elle-même, une jeune fille qui par ses réactions (effets de l’agression) donne à imaginer la présence de son agresseur22. Le mimétisme des lasa praprukra par rapport à l’agresseur peut aller jusqu’au brandissement d’armes improvisées et de machettes, ce qui s’est vérifié au cours des

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vagues majeures. Dans le corpus des DGS, comme on l’a vu dans le dessin de Slilma, en 3 et en 5, les armes sont récurrentes, en premier lieu la machette, puis le couteau. La présence du motif des armes peut éclairer la deuxième protestation d’Esy, que nous allons reprendre ci-dessous.

Symbolisme des armes, du sang et de l’ingestion contaminatrice

Partie explicite « Munpara ! » (« Ne le fais pas ! ») / tension articulaire + mâchoires serrées

Fig. 6

Duhindu avec machette, Bilwi, Nicaragua, 2012

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Fig. 7

Duhindu avec coupe de sang, Waspán, Nicaragua, 2012

Fig. 8

Duhindu avec bol de sang et couteau, Krukira, Nicaragua, 2013

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Le DGS de la figure 6 montre une autre variante, par rapport à la machette de la figure 2 et aux couteaux des figures 5 et 8, du thème des armes, souvent ensanglantées. La même substance est au centre du symbolisme récurrent de la « coupe de sang » déclinée en bocal (fig. 7) et en bol (fig. 8). Une croyance veut que le duhindu offre à sa proie une coupe de sang en signe d’alliance : si elle la boit, elle lui appartiendra. Si elle la refuse, il l’agressera avec ses armes. Pendant les attaques, le ventre des visionnaires peut se gonfler jusqu’à démesure. C’est le signe qu’elles ont accepté l’offre de l’esprit. Dans ce cas, le corps de la victime se fait index de la relation avec l’esprit halluciné : le gonflement du ventre est le symptôme de l’ingestion de sang. Contrairement au geste du duhindu, où la relation entre l’image de l’esprit et le corps de la visionnaire était de type iconique, dans le cas du ballonnement du ventre la relation est indexicale : le ventre gonflé renvoie à l’ingestion contaminatrice comme un effet révèle sa cause. Voici un autre exemple de la manière avec laquelle le corps des lasa prapruka se prête à un ensemble complexe de relations avec l’image de l’esprit hanteur, qui est à la fois incarnée par voie iconique et indexée comme l’origine externe de ses bouleversements. Une variante de l’ingestion contaminatrice est l’offre de viande/chair crue et de nourriture infestée. Sarah, auteure du DGS 3, raconte à propos du bol de riz à gauche sur son dessin : Me despertaba con el estómago inflamado. Porque había comido la comida de él. Parecía comida normal, como la de nosotros. Yo creía que era verdadera, estaba rica. Pero luego me daba cuenta de que estaba comiendo mis mismos labios. Je me réveillais [de l’attaque] avec l’estomac enflammé. Parce que j’avais mangé sa nourriture. Elle semblait de la nourriture normale, comme la nôtre. Je croyais qu’elle était vraie ; c’était bon. Mais après je me suis rendue compte que j’étais en train de manger mes propres lèvres. Le spectre de l’auto-cannibalisme est figuré et agi pendant les attaques lorsque les visionnaires mordent et se mordent le corps.

La punition et la séduction

« Man ai brih waras ! » (« Tu ne m’enlèveras pas ! ») /résistance physique et tentatives Partie de se dégager de l’emprise des secoureurs / phase initiale de mouvement sinueux et explicite sourire

Derrière ce dernier cri d’Esy se trouvent deux constellations de références récurrentes dans les DGS. En premier lieu, l’ensemble des animaux accompagnant le duhindu : le tatou, le cerf ou la biche, les fourmis et le fourmiller sont les plus fréquents.

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Fig. 9

Duhindu avec tatou, Pali Yumpha, Nicaragua, 2012

Fig. 10

Duhindu avec biche, Bilwi, Nicaragua, 2013

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Fig. 11

Duhindu accompagné d’un tatou (gauche), portant des armes (cordes, machette, bâton) et monté sur un fourmilier, village de Parti Tri, Nicaragua, 2013

On retrouve les mêmes associations duhindu-animal dans une série de cycles narratifs miskitos où le personnage est le maître-protecteur de la nature (untara dawanka, maître de l’espace sauvage en miskito) qui punit les chasseurs lorsqu’ils en abusent. Mais il est aussi l’esprit qui réside dans l’espace liminaire entre l’anthropisé et le sauvage, où les fourmis zompopos (en miskito, papu) représentées dans le DGS 3, à droite du duhindu, construisent leur nid. Aux jeunes femmes miskito, il est interdit d’aller au-delà de l’espace habité, surtout le soir, parce que l’esprit pourrait les voir et désirer les séduire. Claude Lévi-Strauss a isolé dans le réseau mythologique amérindien une famille de transformations autour du personnage du nain, souvent associé à la couleur rouge (comme dans les DGS en 2 et 10) et relié à un bestiaire extrêmement proche de celui de la grisi siknis : le fourmilier, le tatou, et d’autres animaux récurrents23. Or, il est tout à fait envisageable qu’un substrat antérieur à l’apport hispanique ait interagi avec la figure du duende en donnant le duhindu miskito, personnage condensant des stratifications culturelles multiples. Le corpus des DGS est alors explorable comme un échantillon de déclinaisons mythologiques contemporaines en images. Cependant, à la différence de l’entreprise structuraliste, l’étude des DGS permet de cerner l’évolution d’une série de matrices symboliques en rendant compte de leurs contextes de production. Revenons, pour l’instant, à l’analyse de notre corpus. Le deuxième ordre de références dans les DGS éclaire les mots d’Esy : « tu ne m’emporteras pas ! », ainsi que ses mouvements sinueux et son sourire initial. Il concerne la sphère de la séduction : de la même façon que par une offre de nourriture, le duhindu peut exercer son pouvoir de séduction par plusieurs moyens : une apparence plaisante, des cadeaux – fleurs (fig. 13), vêtements, argent – une sérénade à la guitare (fig. 12). La sérénade est la performance de séduction masculine typique dans la Moskitia mais aussi un héritage du substrat hispanique-gitan du personnage du duende.

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Fig. 12

Duhindu jouant une sérénade, Parti tri, Nicaragua, 2013

Fig. 13

Deux duhindus arrosant des fleurs, Managua, Nicaragua, 2013

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Les DGS peuvent être mis en séquences comme des suites d’appropriations individuelles d’une même matrice imaginaire. Cette appropriation personnelle, encore une fois, a son origine dans l’expérience participative de la crise et dans son potentiel de contagion. Regarder les DGS, les composer en séquences, observer les variations sur le même répertoire de personnages-attributs-adjuvants (ou simples accompagnateurs) revient à suivre les évolutions d’une matrice, c’est-à-dire une condition d’engendrement de formes variables mais cohérentes entre elles24. Revenons à la crise d’Esy. L’interaction visionnaire/secoureurs fonctionne à partir du partage d’un répertoire interprétatif suffisamment stable pour que les secoureurs projettent un scénario convergeant avec celui de la victime. Il n’est pas nécessaire d’instaurer une convergence optimale, mais plutôt de partager les repères suffisants pour garantir une entente dans l’interaction. Mais c’est en remplissant les non-dits de l’évocation que les présents sont conduits à y projeter leurs contenus personnels, donc à fabriquer leurs propres agresseurs imaginaires25. Les visionnaires racontent s’être sentis « contagionnés » à la vue d’une crise, en ayant ou non été mentionnés par quelqu’un pendant sa transe. C’est la vue de l’autre se débattant et donnant des indices de son scénario intérieur qui est considérée comme une précondition de contagion redoutable. Delma raconte que, ayant imaginé l’agresseur de Rose afin de prévenir ses mouvements pour la secourir, l’image de l’esprit a commencé à prendre place en elle, à s’interposer dans la perception de son environnement quotidien. Mais, il faut le rappeler, les indices qu’un visionnaire fournit pendant une transe sont souvent minimaux : Esy serre son pouce dans le signe du duhindu, mime une phase de consentement et une de lutte, lance des bribes de discours qui peuvent être interprétées par toute une gamme de projections diverses. Autour d’un ensemble de repères constants qui font que la crise est reconnue comme telle, les possibilités de remplissage sont vastes, suffisamment pour que les projections de chaque visionnaire s’empreignent de contenus autobiographiques, symbolismes personnels et traces mnésiques activées par la tonalité émotionnelle de la crise. Avant de nous demander quel est le rapport entre mémoire hallucinatoire et représentation graphique a posteriori, voyons un exemple de variations (fig. 14, séquence) autour des désirs ambivalents suscités par l’esprit agresseur.

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Fig. 14

Dessins réalisés à Bilwi (figure féminine, jeune homme européen, enfant ensanglanté). Nicaragua, 2013

Le premier DGS sur la gauche est l’œuvre d’un adolescent miskito ; dans notre vue d’ensemble, je ne remarquerai qu’un détail : la féminité marquée du personnage. Le genre de l’être à quatre doigts tend à se décliner selon celui du visionnaire. Un visionnaire masculin est susceptible de produire une figure féminine, nettement indiquée par le détail de la jupe courte, une variation féminisante de la guitare de sérénade en 12. La jupe courte et la guitare de sérénade représentent deux marqueurs prototypiques de séduction chez les adolescents miskitos. Le deuxième DGS est l’œuvre de l’auteure du commentaire sur les infiltrations hallucinatoires dans la perception de son environnement familier. Meryll représente une beauté « européenne ». Depuis la première enquête ethnographique26 remontant à la fin des années 1970, la figure du blanc prend souvent la place de l’agresseur séducteur. Dans l’histoire interethnique miskito, une longue tradition d’alliance anglo-miskito remontant au XVIIe siècle a permis que ce peuple garde son autonomie vis-à-vis de la colonisation espagnole. Les unions entre femmes miskitos et hommes anglophones (settlers, commerçants, pirates et fonctionnaires de la couronne britannique entre autres) étaient souvent la contrepartie de stratégies d’alliance militaire/commerciale entretenues par la tranche masculine de la population. Au fil des siècles, la tendance des miskitos à favoriser l’incorporation biologique et culturelle du monde anglophone – ce qui a été décrit comme une anglo-affinité par l’anthropologue britannique Mary Helms27 – a connu une certaine continuité, avec l’implantation et la diffusion capillaire de l’Église protestante morave à partir du XIXe siècle, relayée par les pasteurs nord-américains puis gérée par une élite miskito répartie entre Nicaragua, Honduras et les deux enclaves d’immigration nord-américaine miskito à Miami et à Port Arthur (Texas). La même affinité se prolonge pendant la période de la guerre civile du Nicaragua des années 1980, qui a vu le pays divisé entre compas sandinistes philo-gouvernementaux et contras – pour la plupart miskitos – d’orientation philo-nord-américaine, sur le fond de la guerre dite « froide28 ». Ce qu’il en reste dans la construction du genre féminin dans la société de la Moskitia est la valorisation de la figure du blanc européen (extension de la catégorie de l’anglophone) comme partenaire souhaitable. La représentation du blanc

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séducteur, ici, fonctionne comme un genderism29 ou comportement marqueur de genre. Sans pouvoir approfondir cet aspect, je me limite à signaler que la figure du blanc est un remplissage se prêtant particulièrement bien à la matrice poreuse du duhindu, et que cette longue histoire interethnique d’alliance ne peut pas aller sans ambivalence : le blanc dans le rôle d’agresseur/séducteur est attesté, d’ailleurs, déjà dans la première ethnographie sur la grisi siknis30, ce qui démontre qu’il est un motif imaginatif particulièrement persistant. L’évocation du blanc, par ailleurs, est aussi une façon de se référer au hic et nunc du dialogue ethnographique : cette figure a souvent été utilisée dans le cadre de mes entretiens pour m’interpeler et me rappeler que j’étais, tout comme mes « patientes », exposée à un risque commun de contagion. Le troisième DGS représente une enfant en rouge, une appropriation singulière de la matrice de grisi siknis. Astorina, son auteure, raconte : […] une enfant de deux ans. Une robe rouge, une jupe blanche. Et les yeux comme les gringas, azurs. […] Elle veut que j’aille avec elle. Ses petits yeux brillaient. Mes copains m’ont dit que je disais [pendant la crise] : « Ne me lâchez pas parce qu’elle est en train de m’appeler ». […] Ses oreilles étaient grandes, ensanglantées. Voici encore une autre trace de la figure du blanc : « les yeux azurs, comme les gringos (gringo = Nord-américain dans toute l’Amérique Latine). On retrouve également la récurrence du sang et de la couleur rouge. Mais d’où vient la figure de l’enfant ? En discutant avec Astorina, jeune femme de vingt-six ans terminant son cours pour enseignants à l’École Normale de Bilwi (ENL), on remonte à une scène qui l’a marquée : l’avortement de sa voisine de dix-huit ans, provoqué par la jeune femme parce que « elle voulait étudier » (« quería prepararse ») et craignait d’être chassée de l’école à cause de sa grossesse. L’entretien avec Astorina se prolonge dans une longue discussion où elle m’expose ses peurs que la condition de femme enceinte entraîne l’expulsion de l’École. Dans un jeu de réciprocité mimétique, Astorina me dira qu’elle veut aussi faire des recherches, et me demandera d’obtenir des informations pour elle. L’entretien permet à Astorina de transformer son rôle de victime en empruntant celui de chercheuse. Elle me demandera d’enquêter auprès de la directrice de l’école pour vérifier si le risque d’expulsion pour grossesse est effectif. La relative indétermination de la figure du duhindu, chez cette jeune femme, accueille un désir/crainte de maternité. L’occasion de l’entretien permet d’expliciter, par l’interposition d’une troisième figure (l’anthropologue) une question qu’Astorina s’empêchait de poser. La tension entre la sexualité des jeunes femmes et la normativité du contexte environnant fait partie des pré-conditions émotionnelles de la crise, qui a été rapprochée, non sans raison, d’une manière d’articuler un désir appréhendé comme conflictuel ou ingérable31. Mais la tension entre image suggérée par la médiation du corps de la visionnaire en transe et image fabriquée dans le dialogue avec l’ethnographe ne se résout pas dans un rapport d’implicitation/explicitation. L’opacité partielle du corps de la visionnaire, qui montre et occulte son scénario intérieur, peut rester telle dans l’image sur la feuille. Le support graphique n’implique pas forcément une explicitation des (possibles) contenus hallucinatoires. Dans la séquence de la figure 15, la semi-opacité de la crise se décline visuellement par trois ressources graphiques différentes : le vide, le voilage, et la représentation de l’indéterminé. Le DGS du duhindu féminin, à gauche, présente une tête coupée. Celle-ci est l’analogue de la tête voilée dans le DGS qui suit : dans les deux cas, l’incapacité à représenter s’accompagne d’une déclaration du visionnaire qui « ne

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peut pas se rappeler/n’a pas bien vu/n’arrive pas à transmettre » cette partie du corps de l’agresseur, explicitation d’une figuration impossible. Dans certaines hallucinations, la tête du duhindu peut prendre l’apparence de celle du sorcier qui est censé avoir déclenché une crise collective. Identifier le responsable est toujours un engagement délicat, souvent confié aux thérapeutes rituels qui interprètent les indices ébauchés par les visionnaires. Le voilage et l’élision graphique du visage ne sont qu’une transmutation – au sens jakobsonien de traduction entre deux codes expressifs différents32 – des processus d’implicitation déjà en cours pendant la crise, où une bonne partie de la production d’images appartient au spectateur. La dernière image à droite est un détail d’un DGS très complexe où l’auteure a représenté analytiquement un long défilé d’apparitions hallucinatoires (fig. 16).

Fig. 15

Dessins réalisés à Bilwi (figures anthropomorphes féminine et masculine) et Pali Yumpha (forme noire avec un verre de sang). Nicaragua, 2012-2013

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Fig. 16

Le dessin d’Ilsa, Pali Yumpha, 2012

Le style d’Ilsa, l’auteure, est proche de l’ostension pédagogique : chaque apparition est accompagnée d’une didascalie. Mais dans ce défilé d’images étiquetées, une se distingue : la boule noire à côté du demi-verre de sang (« medio vaso de sangre ») variante analytique du motif de la coupe. Sa didascalie indique : « algo cosa negra », littéralement « quelque chose, chose noire ». Ilsa a inséré dans un cadre d’ostension pédagogique une tentative de figuration de l’insaisissable. Ces trois exemples montrent comment la mise sur support graphique du répertoire hallucinatoire de grisi siknis non seulement implique une conversion de repères (les mains à quatre doigts correspondant au « geste du duhindu » de la transe) mais révèle aussi des processus de figuration et de voilage traduisant des rapports à ces repères et une vaste zone de construction de l’insondable qui les entoure. Entre les deux processus d’engendrement (l’hallucination et le dessin) un imaginaire commun émerge et résonne de support à support, de l’hallucination incarnée (avec deux usages distincts du support corporel, comme index et comme icône) à sa représentation dans le dialogue avec l’anthropologue, sans qu’aucune de ces manifestations ne soit reconnue comme le siège unique et définitif des images de grisi siknis, qui sont considérées comme contagieuses précisément à cause de leur caractère erratique.

Modes de diffusion d’une iconographie implicite

Devant un répertoire iconographique aussi cohérent, on est tenté de se demander s’il existe une tradition iconographique analogue fixée sur support matériel : tableaux, sculptures, tout artefact concernant l’imaginaire visuel de grisi siknis, qui puisse fournir des modèles pour ces images. Comme le remarque Hans Belting pour les visions des

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mystiques chrétiens : « il est parfaitement admissible d’envisager que la transmission des images s’opère dans les deux sens, à la fois comme transmission d’images intérieures dans les statues et les peintures et comme intériorisation individuelle des images contemplées dans l’espace public33 ». Il y a, dans ce cas, une double circulation entre la production iconographique matérielle d’une époque et les pratiques de visualisation individuelle. Les visions s’inspirent des représentations publiques – pensons à l’iconographie des saints mobilisée dans les extases des mystiques au Moyen Âge –tandis que les artefacts exposés à la collectivité peuvent tirer leur efficace d’images révélées en vision. C’est le cas des médailles diffusées jusqu’à nos jours à partir de la Chapelle de la Médaille Miraculeuse du VIIème arrondissement parisien : elles reproduisent une vision apparue à la sainte catholique Catherine Labouré au XIXe siècle en la diffusant à l’échelle globale. Mais pour ce qui concerne la grisi siknis dans la Moskitia, la situation est inverse. Autour du personnage du duhindu, on le récapitule, se condensent au moins deux types d’imaginaire, sinon trois : une racine hispanique dans la figure du duende, présente aussi sous d’autres noms dans toute l’Amérique latine (un exemple est le sombrerón au Guatemala) et le substrat amérindien, avec les personnages des nains rouges associés à un bestiaire assimilable à celui des duhindus dans la tradition miskito. En outre, sur ces substrats se greffe de plus en plus l’apport des médias locaux et internationaux, notamment l’imaginaire du cinéma d’horreur et du satanisme d’inspiration européenne. Une autre piste – actuellement en voie d’exploration – est l’apport d’une famille de traditions d’origine africaine arrivées sur la côte au cours du XVIIème siècle, concernant des esprits liés aux eaux qui possèdent sexuellement leurs victimes. Or, mis à part le réservoir médiatique, qui cependant a un rôle marginal et indirect car il est uniquement accessible à une partie limitée de la population, les autres sources ne sont presque jamais représentées dans la Moskitia. Il semble même que la crainte du caractère pathogène de toute image liée à la grisi siknis ait empêché l’existence d’une tradition iconographique ostensive ou de tout autre genre de représentation sur support matériel. Pourtant, la situation est en train de changer rapidement.

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Fig. 17

Abner Morales Coleman, Anira auma ki ?, 2010, Bilwi, Fondation Marijn

En janvier 2013, dans le cadre d’un programme d’interventions financé par une organisation non gouvernementale pour la « valorisation du patrimoine culturel indigène » de la Moskitia, a été lancé un projet de représentation des motifs et personnages du folklore indigène sur les parois d’un centre culturel récemment inauguré dans le centre-ville de Bilwi (Puerto Cabezas). Abner Morales Coleman, peintre kriol-miskito qui avait déjà réalisé le tableau d’un duhindu pour une Fondation présente en ville (fig.17), a été chargé de créer une peinture murale à l’intérieur de la salle principale du centre. Mais si son tableau précédent, Anira auma ? (« Où vas-tu ? ») représentait un duhindu de dos, à demi tourné, au visage seulement ébauché, et avait été soigneusement installé dans une salle très peu fréquentée, le nouveau duhindu est un portait entier, de face. Or, dès qu’une esquisse au crayon est apparue sur le mur du bâtiment, une jeune femme a déclaré son inquiétude. Ayant souffert de grisi siknis dans le passé, elle s’est sentie menacée par l’intensité du « regard » du personnage, et a craint des rechutes. Quand j’ai revu la peinture de Morales Coleman en fin de coloration, le lendemain, j’ai remarqué que les yeux du duhindu avaient été estompés, le tracé rendu plus incertain et l’impact expressif du visage sensiblement affaibli (fig. 18).

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Fig. 18

Abner Morales Coleman, Duhindu mural (détail), 2013, Bilwi, Centro Cultural

De la part d’un artiste fameux et très apprécié pour ses regards perçants, ce changement m’est apparu comme une stratégie d’atténuation de l’efficace plastique, que Morales a confirmée avec une clarté cristalline : « lo hice para que no moleste » (« je l’ai fait pour qu’il ne dérange pas »). La responsabilité de l’artiste a été poussée jusqu’à la recherche d’un effet de maladresse, une atténuation, ce qui montre bien que l’important dans la manipulation de l’imaginaire de grisi siknis n’est pas la justesse des images, mais la maîtrise de leur pouvoir. Cet épisode ne doit pas, pourtant, nous porter à des conclusions hâtives. Ni Morales Coleman, ni la jeune femme, ni aucun des visionnaires ayant réalisé des DGS ne superpose l’existence de l’esprit avec celle de son image graphique. Il ne s’agit pas de dichotomiser, entre croyance et incroyance, l’agentivité personnalisée des images, mais plutôt de mesurer une divergence entre le champ expérientiel de grisi siknis et le réseau de croyances sous-tendant le projet de folklorisation de l’imaginaire voulu par l’ONG. Le projet de représentation repose sur ce que Hans Georg Gadamer a appelé l’ensemble de conventions et/ou de croyances sous-jacentes à l’organisation du « musée occidental » comme le lieu d’une expérience esthétique autre, à part par rapport au réel. Le musée occidental, selon Gadamer, s’est développé autour de la croyance que l’expérience esthétique n’a pas d’effet radicalement transformateur sur le sujet34. Or, le caractère perturbant des images de grisi siknis montre qu’il n’en va pas ainsi dans le contexte qui nous occupe. Les visionnaires racontent qu’après avoir été exposés à une attaque et/ou une évocation du duhindu, l’image hallucinatoire commence à s’installer dans leur perception visuelle quotidienne. Ainsi Meryll projette-t-elle le détail des quatre doigts sur le support très propice des planches de bois fissurées qui forment les parois de sa maison : « Lui-même me tourmente chez moi aussi. Il a quatre doigts et les enfile dans les fissures des parois de ma maison ». L’environnement quotidien devient un réservoir de supports disponibles à la projection déclenchée et, dirais-je, entraînée par la dynamique participative de la crise. Cependant, le rapport avec ces projections est hautement conflictuel. Autour des « potentielles victimes », se tisse une prophylaxie ambigüe qui semble viser à conjurer ce genre de visualisations tout en les stimulant. L’expression miskito « kaiki bas, lukpara » (« fais attention, n’y pense pas ») fonctionne comme une injonction paradoxale : d’un côté la personne vulnérable à la grisi siknis ne doit pas y penser (lukpara), de l’autre son attention est orientée là où elle devrait éviter de se concentrer (kaiki bas). Il n’est pas anodin que cette expression soit construite à partir du verbe « voir », ce qui donne littéralement : « soit voyant/n’y pense pas ». Un équivalent de cette expression est l’exhortation que j’ai entendue prononcer un jour au cours d’une crise : « Dis-lui qu’il n’existe pas ! » (« Witinra wis witin âpu sa »). Les secoureurs poussent la visionnaire à nier l’existence de l’esprit, mais pour le faire,

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l’incitent à lui adresser la parole : c’est là un condensé verbal du rapport ambigu d’évocation et de négation qui entoure toute manifestation des images de grisi siknis, et qui les rend particulièrement « contagieuses ». La censure expressive rend les images d’autant plus redoutables qu’elles sont investies d’une vie propre indépendante de la volonté des visionnaires. Faute d’être figurées, les images sont racontées comme des apparitions non médiatisées qui s’intensifient au point de devenir des agents autonomes35. « Quelqu’un venait à mon visage avec un grand chapeau. Il me disait qu’il m’emporterait dans un lieu plus joli. Mais je ne voulais pas. Ça me rendait violente. J’ai dû me défendre ». Lorsqu’une dynamique de sorcellerie se tisse autour d’une attaque de grisi siknis, c’est encore la vision de la victime désignée qui est en jeu. Dans le cas plus commun, ce sont des jeunes hommes ayant essayé, sans succès, de séduire des jeunes femmes qui les menacent en annonçant la survenue d’une crise par l’expression « kaikaia » (« à voir »). Or, « à voir » est à interpréter au moins dans deux sens. En plus d’un signifié analogue au français « on verra », exprimant une expectative vague, kaikaia est une menace de « voir » dans le sens bien plus concret de la crise hallucinatoire. On rappelle, en outre, que c’est le regard du duhindu qui est le déclencheur de raptus le plus redouté, et que c’est en étant vu par l’esprit près des zompopos qu’on peut attirer sa persécution. Cet investissement fort des regards – interdits/suspendus/menaçants/désirants – vient rappeler une dernière fois que tout l’enjeu de grisi siknis repose sur une interaction très forte entre hallucinations et projections sur l’environnement quotidien, notamment les visages, révélé dans les DGS ; ainsi, on peut reconnaître les traits d’un supposé sorcier dans ceux d’un « visiteur » vu en hallucination. Privées de supports – en raison d’une censure qui en augmente le potentiel menaçant –, les images de grisi siknis sont des flux de projections canalisées vers une concrétisation conflictuelle. C’est en relation avec cette censure expressive/hyperstimulation imaginative que l’élaboration des DGS a fonctionné comme une thérapie pour certains visionnaires : fabriquer l’image veut dire lui donner un ancrage, interrompre temporairement le flux. Mais cela vaut seulement pour l’auteur du dessin : le spectateur, au contraire, est toujours exposé à la contagion, par le spectacle de la crise mais aussi par les DGS, par rapport auxquels l’anthropologue a été mise en garde à plusieurs reprises. Le mode de diffusion, erratique, de ces images existant dans l’imagination des malades change le potentiel expressif de la matrice – qui reste, toutefois, cohérente – ; ses concrétisations se trouvent elles aussi transformées. Le processus de passage par grisi siknis constitue un parcours formateur pour qui le traverse et qui, dans une suite de crises et d’échecs thérapeutiques, élabore un noyau de projections émotionnellement ambivalentes. Le symbolisme de grisi siknis se prête bien à l’élaboration conflictuelle de la sexualité féminine à la puberté. Mais ce remplissage féminin-adolescent n’est pas indispensable : il existe, en fait, des vagues exclusivement masculines et des vagues mixtes. Une vaste marge de variations est possible, seul demeure constant le jeu conflictuel entre répression et stimulation d’un imaginaire hautement perturbant. L’exploration de l’imaginaire de la grisi siknis permet de mettre à jour l’existence et le mode de diffusion de ce que nous avons appelé une iconographie implicite : une tradition de l’image qui n’a pas de support matériel explicite, mais qui se fonde sur un ensemble récurrent de pratiques d’orchestration de l’imagination visuelle. C’est ici la censure expressive, corrélée à l’hyperstimulation projective, qui rend l’iconographie implicite : en l’absence de moyens d’expression institués et/ou autorisés pour l’élaboration de ces

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images, celles-ci se diffusent sur le mode de la « contagion » : en collaborant à la reconstruction de l’imaginaire seulement partiellement accessible de l’autre, on s’approprie – ou on est pris dans – un même mouvement imaginatif.

Conclusions

En guise de conclusions, revenons sur la notion d’iconographie implicite. Il est d’usage, parfois en anthropologie comme dans certaines traditions d’études sur les images36, d’opposer d’une part le domaine des « traditions iconographiques », c’est-à-dire des traditions de l’image sur support partageable, i.e. un courant pictural, et de l’autre le vaste et indéterminé domaine du « réservoir iconique » ou du « stock disponible pour l’imaginaire » qui seraient partagés par une société donnée. Or, l’exploration de cas de figure comme celui de la grisi siknis nous oblige à dépasser la dichotomie en prenant en considération l’existence d’un troisième terme. Ni complètement intérieures – car données à imaginer par des gestes et verbalisations spécifiques pendant la crise –, ni complètement extérieures – car presque dépourvues de représentations sur support partagé – les images liées à la grisi siknis constituent une famille particulière. À partir de ce constat, il est inévitable que tout un champ de questionnements s’ouvre. Il serait légitime de se demander, par exemple, dans quelle mesure des processus historiques de répression de la production figurative – comme ce fut le cas dans la Moskitia convertie massivement à la foi morave au XIXème siècle – peuvent avoir influé sur la constitution d’une tradition implicite. Quels sont les rapports dynamiques (emprunts, transformations, implicitation/explicitation, articulation, transmutation) entre traditions implicites, explicites, et réservoirs d’imaginaire non structurés ? Est-il pertinent de dichotomiser l’opposition entre (iconographie) implicite et explicite ou serait-il plus opportun de parler de différents degrés d’orchestration des inférences ? Dans quelle mesure l’implicitation des contenus de la grisi siknis est-elle liée à sa dimension expérientielle pathologique et disruptive ? La notion d’iconographie implicite nous oblige à re-conceptualiser le champ de relations entre images, supports et sujets impliqués dans le tissage incessant de leur imaginaire.

NOTES

1. On peut objecter, à raison, que certaines hallucinations se déclenchent en relation à des supports externes déterminés, par exemple, un visage qui en évoque un autre. Cependant, le phénomène hallucinatoire, en soi, peut se manifester en l’absence de tout support externe. 2. Carlo Severi, « L’espace chimérique. Perception et projection dans les actes de regard », Gradhiva 13, 2011, « Pièges à voir, pièges à penser ». 3. « Grisi siknis » n’est que l’une des étiquettes attribuées à la même famille de crises. En miskito nicaraguayen, on trouve, entre autres, lasa prukan (de lasa, «mauvais esprit », et prukan, « attaqué, frappé »), pitch, un emprunt à l’anglais traduisible dans ce contexte par « acmé/attaque violente » et pauka alkan (littéralement « prise collective »), mais aussi Nihl prukan, fit et bien d’autres. Au Honduras l’étiquette prédominante est bla, littéralement « nausée/vertige », une

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désignation par métonymie de l’un des prodromes des attaques. Tous ces termes sont considérés synonymiques par la majorité des concernés. 4. Le miskito (ou misquito) est une langue de la famille Misumalpa, rattachée non sans controverses au groupe Macro-Chibcha (Danilo Salamanca, Elementos de gramática del miskito, PhD Thesis, Massachusetts Institute of Technology, 1988). Les miskitos sont une population d’environ 150 000 personnes (estimation) habitant entre le Honduras et le Nicaragua oriental. L’aire, fortement multiethnique, est appelée Moskitia à cause de son passé de royaume indépendant sous l’hégémonie miskito. Des enclaves miskitos particulièrement compactes se retrouvent aux États-Unis dans la ville de Port Arthur (Texas) et à Miami. 5. Voir note précédente. 6. L’année de recherches à l’origine de ce travail a bénéficié du soutien de la Fondation Martine Aublet, mécène du Musée du Quai Branly. L’Institut des Amériques et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ont fourni un soutien supplémentaire. 7. Une variante consiste, pour la victime, à se mettre à courir vers la forêt ou vers tout autre espace non anthropisé avant d’être capturée et immobilisée par une équipe de secoureurs improvisés. 8. Comme pour la crise, nous n’avons pas un terme unique pour désigner les attaqués mais un faisceau de désignations variablement interchangeables. Au Honduras on retrouve bla kira. La particule kira, en miskito, est un suffixe adjectival fonctionnant comme l’anglais –ful dans beautiful. 9. Sandra Davis et al., Algo anda mal : el Bla o Wakni en el Río Coco, Managua, URACCAN, 2005. 10. Philip A. Dennis, “Grisi Siknis in Miskito Culture”, dans C. Hughes (éd.), The Culture-Bound Syndromes. Folk Illness of Psychiatric and Anthropological Interest, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1985 ; Mark Jamieson, “Mask and Madness. Ritual expression of the transition to adulthood among Miskitu adolescents”, Social Anthropology, 9 (3), 2001, p. 257-272 ; S. Davis, op. cit. ; Isabel Pérez Chiriboga, Espiritus De Vida Y Muerte: Los Miskitu hondureños en época De Guerra, Tegucigalpa, Guaymuras, 2002 ; Johan Wedel, “Bridging the Gap between Western and Indigenous Medicine in Eastern Nicaragua”, Anthropological Notebook of the Slovene Anthropological Society 15 (1), 2009, p. 49-64 ; J. Wedel, “Healing and Spirit Possession in the Caribbean”, Stockholm Review of the Latin American Studies 4, 2009, p. 49-59 ; J. Wedel, “Spiritual Afflictions and Sorcery Accusations among the Miskitu”, Anthropos 105, 2010, p. 369-382 ; J. Wedel, “Involuntary Mass Spirit Possession among the Miskitu”, Anthropology & Medicine, 2012. 11. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1977. 12. Les dessins ont été recueillis dans toute la région de la R.A.A.N. du Nicaragua, la zone à plus forte fréquence de grisi siknis, ainsi que dans la capitale Managua. Puisque les miskitos ont un habitus résidentiel circulatoire, beaucoup de dessins n’ont pas été réalisés dans la localité de résidence habituelle de l’affecté. Les villages/villes concernés ont été : Bilwi, Waspán, Pali Yumpha, Parti Tri (Km 43), Twapí, Krukira, Managua à propos de crises vécues à Bilwi, Usi bila (Honduras), Sangnilaya, Pali Yumpha, Waspám, Kaurkira, Krukira, Klar, Santa Clara, Parti Tri, Twapí et Mani Watla (liste non exhaustive). La distance temporelle entre la dernière crise et l’élaboration du dessin peut varier entre cinq minutes et plusieurs décennies dans un cas de réminiscence de jeunesse. 13. Une trentaine de personnes ont été concernées (estimation personnelle) ; toutes filles et jeunes femmes, en majorité miskitos, puis mayangnas, avec un cas documenté d’une métisse hispanophone. L’École Normale Grand-Duché du Luxembourg (ENL) est un établissement célèbre pour la récurrence de ses vagues de crises de grisi siknis. 14. Arnaud Halloy, Divinités incarnées. L’apprentissage de la possession dans un culte afro-brésilien, Paris, Pétra, 2015 ; Rebecca Seligman, Possessing Spirits and Healing Selves: Embodiment and

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Transformation in an Afro-Brazilian Religion, New York, Palgrave MacMillan, 2014 ; Emma Cohen, The Mind Possessed, Oxford University Press, 2007. 15. L’espagnol nicaraguayen utilise le pronom personnel vos à la place du tú pour la deuxième personne du singulier. Cet usage, appelé, voseo, implique une conjugaison différente par rapport à l’espagnol standard. Ainsi l’impératif « ¡Mirame! » a son accent tonique sur la deuxième syllabe [Mirá + me] et non pas sur la première comme dans sa forme standard « ¡Mírame!». Le même discours vaut pour « decile » nicaraguayen à la place de « dile » en espagnol standard. 16. Tous les noms personnels cités ont été modifiés. 17. Voir la note ci-dessus sur le voseo dans l’espagnol nicaraguayen. 18. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Possession », dans Pierre Bonte et Michel Izard (éds.), Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie (1991), Paris, PUF, 2010. 19. Le corps de la victime n’est pas possédé par un esprit qui se substitue à son moi ordinaire, mais plutôt hanté par un agent qui reste extérieur à son corps. Ce genre de relation entre esprits hanteurs et humains persécutés se rapproche plutôt du genre de persécutions d’esprits attestées dans plusieurs traditions chamaniques (voir Charles Stépanoff, Chamanisme, rituel et cognition. Chez les Touvas de Sibérie du Sud, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2014). De nombreux spécialistes rituels miskitos ont été persécutés par des esprits, y compris le duhindu, avant d’acquérir leurs pouvoirs. Cependant, aucune des lasa praprukra – i.e. les attaqués par la grisi siknis – de ma connaissance n’a développé un rôle ou des compétences rituelles suite à son expérience de la grisi siknis. 20. Traduit de l’anglais “common ground”. William F. Hanks, « Comment établir un terrain d’entente dans un rituel ? », dans Carlo Severi et Julien Bonhomme (dir.), Paroles en acte, Paris, L’Herne, Cahiers d’anthropologie sociale, 2009, p. 87-108. 21. Charles Sanders Peirce, Collected Papers (1931), édités par Charles Hartshorne, Paul Weiss (vol. 1-6) et A. W. Burks (vol. 7-8), Cambridge, MA, Harvard University Press, 1994. 22. Charles Peirce propose une distinction entre trois familles de signes : les icônes, les index (ou indices), et les symboles. Les icônes sont ces signes qui instaurent un rapport d’analogie avec leur référent : par exemple, l’image d’un feu sur un produit inflammable est une icône. Les index ou indices sont ces signes qui instaurent un rapport de cause-effet avec leur référent. Par exemple, la fumée est l’index d’un feu, car elle en est l’effet. Les symboles, enfin, sont ces signes qui entretiennent un rapport arbitraire ou conventionnel avec leur référent : c’est le cas de la majorité des signes linguistiques. Le mot « feu » est le signe associé à la notion de feu en langue française. 23. Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse, Paris, Plon, 1985. 24. Libre appropriation de Françoise Héritier, « Quels fondements de la violence ? », Cahiers du genre 2, n°35, 2003, p. 21-44. 25. La plupart des lasa praprukra associent leur agresseur imaginaire à un duhindu. Mais cela ne signifie pas que tous les agresseurs hallucinés soient identifiés avec cette figure. L’agresseur peut se présenter sous la forme d’un ami, d’un parent, d’un diable ou d’un autre esprit non identifié. Il peut assumer tous les traits ou juste un détail qui renvoie à la figure du duhindu : une ample marge d’indétermination concernant son identité reste ouverte. 26. Philip A. Dennis, op. cit. 27. Mary Hems, Asana. Adaptations to Culture Contact in a Miskito Community, Gainesville, University of Florida Press, 1971, p. 222-224. 28. Pour une critique du terme « guerre froide » voir Heonik Kwon, The Ghosts of War in Vietnam, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 29. Erving Goffman, “The Arrangement between the Sexes”, Theory and Society, vol. 4, n°3, 1977, p. 301-331. 30. P. A. Dennis, op. cit. 31. P. A. Dennis, op. cit.

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32. Roman Jakobson, “On linguistic aspects of translation”, dans On Translation, 3, 1959, p. 232-239. 33. Hans Belting, Pour une anthropologie des images (2001), Paris, Gallimard, 2004, p. 100. 34. Hans Georg Gadamer, Verità e metodo (1960), trad. G. Vattimo, Milan, Bompiani, 1983. 35. Nous n’avons pas l’espace, ici, d’entamer une confrontation systématique avec les théories cognitives de la dissociation. Je me limite à signaler, pour l’instant, que la grisi siknis représente un terrain d’épreuve pour les recherches récentes en métacognition sur l’aliénation du sens de propriété et du sens d’agentivité (Joëlle Proust, “Agency in schizophrenia from a control theory viewpoint”, dans N. Sebanz & W. Prinz, The Disorders of Volition, MIT Press, 2006, p. 87-118 ; J.-R. Martin & E. Pacherie, “Out of nowhere: thought insertion, ownership and context-integration”, dans Consciousness and Cognition, 22, 2013, p. 11-122). Les lasa praprukra, en début de crise, tendent à ne pas reconnaitre comme propres les images intérieures du duhindu : une dissociation s’opère en premier lieu au niveau du sens de propriété de ces images, qui acquièrent une agentivité propre au fur et à mesure que la crise s’intensifie. 36. H. Belting, op. cit.

RÉSUMÉS

Grisi siknis, en miskito nicaraguayen « la maladie folle », est une famille de crises de transe hallucinatoire perçues comme une maladie contagieuse chez plusieurs populations de la Moskitia, une aire multiethnique s’étendant entre le Honduras et le Nicaragua oriental. Une attaque de grisi siknis déclenche un comportement agressif/auto-agressif associé à une série d’hallucinations récurrentes. À cause de leur potentiel pathogène, les images visuelles associées aux attaques de grisi siknis sont rarement représentées. Elles constituent cependant un répertoire iconique cohérent et sophistiqué. Par une pratique ethnographique expérimentale, en demandant à une série d’affectés de dessiner sur papier ces apparitions, j’ai participé à la mise en évidence de cette tradition iconique de mémoire hallucinatoire. En m’interrogeant sur le statut de ces images, à la fois représentations, résidus somatiques et matrice imaginaire partagée, je propose la notion d’iconographie implicite pour rendre compte de ces traditions où un répertoire iconique figé est transmis en l’absence d’un support externe.

Grisi siknis – in Nicaraguan miskito « the crazy sickness » – is a family of hallucinatory trance seizures perceived as a contagious disease by several populations of the Moskitia, a multi-ethnic area split between eastern Honduras and Nicaragua. A grisi siknis attack triggers an aggressive/ self-aggressive behaviour accompanied by recurrent hallucinations. Because of their pathogenic effect, visual images related to grisi siknis attacks are rarely represented. However, they form a coherent and sophisticated iconic repertory. By adopting an experimental ethnographic methodology I proposed to a group of grisi siknis patients to draw on paper their hallucinatory visions. After questioning the nature of these images – in the interplay between representation, somatic residues and shared imaginative matrixes – I propose the notion of implicit iconography to account for such kind of traditions where an iconic repertory is transmitted without external support.

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INDEX

Mots-clés : iconographie implicite, grisi siknis, crise hallucinatoire, matrices imaginatives, dessins ethnographiques, agentivité des images Keywords : implicit iconography, grisi siknis, hallucinatory seizure, imaginative matrixes, ethnographic drawings, image agency

AUTEUR

MADDALENA CANNA

Maddalena Canna, anthropologue, est Lauréate de la Fondation Martine Aublet du Musée du Quai Branly en 2012. Dans une perspective transdisciplinaire, elle explore les modalités d’incarnation et de propagation de l’imaginaire. Après une étude sur l’épistémologie de la fiction dans la tradition cervantine (2007), elle prépare actuellement un doctorat au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (LAS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS) de Paris. Sa thèse porte sur la grisi siknis, une famille de crises dissociatives et hallucinatoires qu’elle a étudiée ethnographiquement parmi les miskitos du Nicaragua. https://ehess.academia.edu/ MaddalenaCanna

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Poser la couleur : le Centre Pompidou Mobile, la coloration des murs et l’anthropologie

Arnaud Dubois

1 Le lien entre les pratiques de coloration des supports et l’efficacité sociale des objets ainsi colorés (que cette efficacité soit esthétique, politique et/ou rituelle) est au fondement des approches anthropologiques de l’art. Dès 1814, l’historien de l’art Quatremère de Quincy s’intéresse en effet aux conditions matérielles de l’art à partir d’une considération sur « ces couleurs appliquées sur des bas-reliefs de pierre » et la « pratique de colorier les idoles1 ». Pour l’historien, à rebours de l’esthétique idéaliste des néoclassiques tel que Winckelmann, la sculpture polychrome, c’est-à-dire « les statues coloriées », les « statues drapées avec des étoffes réelles », les « sculptures sur métaux » et celles « en or et en ivoire », doivent être considérées comme un fait anthropologique susceptible d’aider au développement d’une théorie générale de la culture matérielle2. Quatremère de Quincy, et à sa suite les théoriciens de la polychromie et en particulier Jacques-Ignace Hittorf et Gottfried Semper, postulent qu’à partir d’une étude minutieuse des opérations et des procédures de mise en couleurs des objets, on peut décrire les relations sociales complexes et enchevêtrées que chaque société noue dans la fabrication et l’usage des objets colorés. Force est pourtant de constater que les travaux sur les moyens nécessaires pour appliquer une couleur à un support, bien que continus depuis le XIXe siècle, sont restés plutôt confidentiels tant en histoire de l’art qu’en anthropologie. Deux raisons peuvent expliquer cette lacune. D’abord, la fausse coupure disciplinaire entre les historiens de l’art européens et les anthropologues de l’art extra-occidental a empêché le

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développement d’une philologie de l’objet ou d’une science des artefacts qui prennent à bras le corps les pratiques de colorisation dans la perspective d’une recherche sur la culture matérielle. Ensuite et surtout, l’esthétique scientifique3 qui naît à cette même période accapare durablement les recherches sur la couleur en instaurant une conception scientiste du chromatisme dans les arts, dont Chevreul est la figure tutélaire4. Dès lors, les théoriciens délaissent l’étude de la matérialité des artefacts pour mettre en place une véritable législation chromatique largement inspirée des travaux de la psychophysiologie de la perception et de la cognition des couleurs5.

2 Les discours anthropologiques sur l’art qui se sont constitués à partir d’une recherche sur la polychromie permettent-ils de proposer une alternative au paradigme des sciences de la couleur qui dominent les travaux sur la couleur dans l’art moderne et contemporain ? En quoi l’approche matérielle des couleurs que propose cette tradition s’oppose-t-elle à l’esthétique scientifique des couleurs largement subordonnée aux sciences de la perception ? Quelles nouvelles problématiques émergent de cette autre façon d’aborder la couleur ? En quoi le questionnement minutieux sur la relation entre le support sur lequel est posée une couleur et l’effet de la coloration sur les choses et sur les hommes est-il au centre de cette nouvelle conception ? L’analyse de travaux d’art contemporain qui cherchent à prendre leur distance avec la loi chromatique moderne permet-elle de relire à nouveaux frais cette tradition savante du XIXe siècle ? Quelles conséquences ce type d’approche a-t-il sur l’histoire des arts coloristes moderne et contemporain ? Le projet anthropologique qui sous-tend ces approches permet-il d’alimenter un programme renouvelé d’anthropologie de la couleur ?

3 À partir d’une étude croisée de la littérature savante du XIXe siècle sur la polychromie antique et industrielle qui voit émerger un programme d’anthropologie de l’art, et de données issues d’une enquête de terrain sur une architecture contemporaine qui prend ses distances avec les couleurs fonctionnelles de l’architecture moderniste, je montrerai qu’une approche ethnographique des pratiques coloristes permet de délester une histoire de l’art, souvent tétanisée par le scientisme, de l’effet d’intimidation produit par la physique et l’optique et je dégagerai une historiographie largement sous- évaluée des travaux sur l’art coloriste moderne. La méthode de l’enquête de terrain issue de la discipline anthropologique est rarement utilisée en histoire de l’art contemporain. Elle s’avère pourtant féconde pour sortir les discours sur l’art coloriste d’une analyse en terme de fonction ou de symbolisme comme la tradition a trop souvent eu tendance à le faire6. L’ethnographie des pratiques de colorisation permet en effet d’être plus attentif au travail des artistes et de saisir en situation comment le sens et la valeur que les acteurs donnent à leurs couleurs se matérialisent dans la fabrication d’un objet. L’observation des « actes de couleurs7 » qu’effectuent les acteurs permet alors de suivre les réseaux techniques, esthétiques et sociaux complexes et enchevêtrés dans lesquels leurs pratiques se déploient. « Pour Mauss, toute action technique est culturellement déterminée et apprise et il convient de comprendre pourquoi les objets et leurs usages sont ce qu’ils sont dans un groupe humain particulier et ce qu’ils “font” de spécifique dans les rapports entre les hommes8 ». Dans le Manuel d’ethnographie (1947) l’anthropologue note aussi qu’il est difficile de distinguer « l’activité technique (et) l’activité esthétique9 » et que « tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux10 ». L’esthétique chromatique des objets est donc liée en une certaine mesure aux techniques de colorisation de ces objets et l’étude de la configuration originale, dans un collectif particulier, de la relation entre technique et

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esthétique des couleurs permet de comprendre la construction sociale de la couleur. D’un point de vue méthodologique, il convient donc, pour saisir les logiques d’actions mises en œuvre dans les pratiques de colorisation, de suivre, comme je l’ai formulé dans ma thèse en m’inspirant des travaux de Leroi-Gourhan, « les processus d’agglutinations chromatiques11 », c’est-à-dire d’observer, de décrire et d’analyser les relations sociales qui s’établissent dans un milieu donné entre des couleurs et des hommes par la médiation de production d’objets de couleurs. Faire une ethnographie de la couleur c'est alors enquêter sur les modes de matérialisation de la couleur et décrire à quoi elle s'agglutine et comment elle est agglutinée. Définir la couleur comme un agglutinant renvoie aux capacités qu’ont les couleurs d’adhérer, de coller, de s'agglomérer et de s'assembler tout à la fois à des corps mais aussi à des systèmes de pensées divers. « Se pencher sur les dimensions les plus matérielles des objets, comprendre leur fabrication ou leur fonctionnement, permet surtout de mettre au jour des pans entiers de systèmes de pensée, ou de logiques sociales, qu’on ne saurait repérer et comprendre autrement [je souligne]12 » écrit Pierre Lemonnier.

L’entretien sur une pratique de colorisation en architecture contemporaine

Fig. 1

Le Centre Pompidou Mobile, une cabane des Antilles ? Architecture du revêtement Photographie personnelle

4 J’ai pris connaissance de l’existence du Centre Pompidou Mobile dans un double article de presse publié dans Le Monde en septembre 2011, soit un mois avant son inauguration qui eut lieu le 15 octobre à Chaumont. Je débutais ma deuxième année de doctorat et j’étais à la recherche d’un cas d’étude intéressant pour analyser d’un point de vue

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ethnographique les pratiques de la couleur dans l’art contemporain. Cet article me précipita sur ce terrain possible car il y était écrit que, dans la première exposition du Centre Pompidou Mobile, une « notion centrale fait office de sujet : la couleur. » Le second article, publié dans le même journal et qui informait sur le bâtiment qui allait accueillir cette exposition itinérante, commençait par le nom de trois couleurs : « Bleu, rouge, noir […]. Derrière les murs de pièces automobiles, se cache le plus révolutionnaire des musées : le chapiteau de toile du Centre Pompidou Mobile. » Dans le même article, l’architecte faisait de ce musée, le « projet de sa vie ». Cet affichage de la couleur comme sujet central d’un nouveau projet national de politique culturelle m’incita à faire du Centre Pompidou Mobile l’objet d’une enquête ethnographique. Le 19 septembre 2011, alors que je commençais à me documenter sur les objets de couleurs que j’allais étudier pour cette enquête, je notais dans mon carnet de terrain : « Le Centre Pompidou Mobile, une cabane des Antilles ? architecture du revêtement » (fig. 1).

5 Cette réflexion préliminaire, élaborée à partir des sources documentaires diverses que j’avais commencé à réunir sur mon objet, s’inscrivait dans le prolongement des réflexions de Gargiani et Fanelli qui écrivent : La restitution du temple d’Empédocle (par Hittorf en 1824) [fig. 2] ayant provoqué la destruction du modèle de construction parfaite tel que le temple grec l’avait affiché jusqu’alors, les prémisses sont posés de la recherche d’autres modèles pour la théorie de l’architecture, parmi lesquels émerge “la cabane des Antilles” [fig. 3] de Semper (1853). Au moment où les développements de la science sont en train d’imposer une nouvelle fondation des théories architectoniques sur la logique de la construction, le débat sur la polychromie [je souligne] restitue l’image de l’architecture des origines comme expression de valeurs culturelles complexes, qui sont inscrites dans le revêtement, dans la couleur, dans l’ornement et qui sont réputées prioritaires par rapport à celles de la construction13.

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Fig. 2

Une alternative au modèle vitruvien de l’architecture : la reconstitution du temple d’Empédocle par Hittorf (1824) Source : Jacques-Ignace Hittorf, Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte. L’architecture polychrome chez les Grecs, Paris, Firmin Didot, 1851

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Fig. 3

Une alternative au modèle vitruvien de l’architecture : la cabane des Antilles de Semper (1853) Source : Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Ecrits, 1834-1869, Paris, Editions Parenthèses, 2007, p. 181

6 Dans le prolongement des travaux pionniers de Quatremère de Quincy sur la sculpture peinte, Hittorf est considéré par les historiens de l’architecture comme l’instaurateur des débats, des controverses et des enjeux de la polychromie dans les théories modernes d’architecture. Il insère ainsi, comme exemple de cette porosité méthodologique entre antique et moderne, « parmi les nombreuses planches de sa Restitution du temple de Sélinonte, un dessin de la façade polychrome dont il souhaite doter l’église Saint-Vincent de Paul (inaugurée en 1844)14 ». Ses recherches rigoureuses sur la décoration peinte des monuments antiques (entre architecture, peinture et sculpture) et sa réactualisation dans sa propre pratique d’architecture l’amènent dans un premier temps à être attentif à la réalité des productions colorées antiques et par la suite à dépasser l’esthétique néo-classique et à poser les jalons d’une nouvelle conception de la couleur en architecture. Les textes théoriques à caractère plus anthropologique sur les enjeux de la polychromie que développe Semper à sa suite poursuivent et approfondissent cette réflexion sur les représentations sociales inscrites dans les modes de coloration des objets et inscrivent les enjeux de l’architecture en couleur dans des problématiques qui résonnent avec le projet du Centre Pompidou Mobile. Celui-ci proposait donc à mes yeux un bon exemple pour revenir de façon analytique sur les généalogies de la couleur en architecture moderne hors des débats idéologiques de l’architecture moderniste qui se refusaient à prendre en considération les théories du XIXe siècle sur la polychromie.

7 Le 18 juin 2012, après plusieurs mois d’enquêtes sur les pratiques de la couleur du Centre Pompidou Mobile (CPM), je rencontre Patrick Bouchain, l’architecte du musée.

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Lors de mon enquête préalable à cette rencontre, j’ai cherché à comprendre comment les couleurs du CPM avaient été faites du point de vue technique en étudiant rigoureusement le processus matériel qui avait permis aux couleurs d’être telles qu’elles étaient. L’entretien ethnographique semi-directif que j’ai conduit neuf mois après le début de ma recherche sur cette architecture, et sur lequel je m’appuie dans cet article, arrive donc à la suite d’un long travail d’observation et d’analyse des techniques de colorisation de cette architecture (notamment par une enquête chez l’industriel qui avait fabriqué le revêtement polychrome utilisé par l’architecte). Cet entretien est donc un élément d’une enquête plus vaste et ne reflète pas la complexité du travail de colorisation de Bouchain15, car il vise surtout à saisir en situation les écarts que l’on peut observer entre les pratiques et les discours et à mettre en discussion le hiatus apparent entre ce que fait l’architecte avec la couleur et ce qu’il dit de la couleur en architecture. Dans ses écrits, Patrick Bouchain ne s’est pas exprimé sur la couleur comme objet de travail et mon entretien visait donc à confronter mes pistes de réflexion avec les siennes sur ce sujet. Je reste ici au plus près de la retranscription de l’entretien. De plus, il ne s’agit pas de débusquer les manques historiographiques des propos de l’architecte sur l’architecture en couleur mais plutôt de saisir en contexte son usage des théories et des pratiques qui font sens pour lui. Dans cette perspective analytique, je lui pose alors directement la question que je m’étais posée hypothétiquement plusieurs mois auparavant : « Est-ce que vous entretenez un lien pratique ou théorique avec les théories sur l’architecture polychrome qui ont émergé au milieu du XIXe siècle 16 ? » Il me répond alors par la négative et ouvre son argumentaire avec une raison pédagogique. Il m’explique en effet qu’en école d’architecture au temps de sa formation, il n’a pas étudié cette tradition artistique et que les enseignements que recevaient les architectes du XIXe siècle étaient complètement différents de ceux qu’il avait reçus. « À l’époque, eux, ils faisaient leur école à Rome, ou à Alexandrie ou en Asie et ils découvraient au cours de leurs études finales, une architecture antique qui avait été colorée. […] Ils ramenaient la couleur comme s’ils ne l'avaient pas apprise en France ou en Europe […] Nous, les gens qui avons été formés entre soixante et soixante-dix [1960-1970], c'est autre chose », me dit- il. Il évoque alors les rapports esthétiques entre peinture, architecture et design qui existaient dans l’art des années soixante. La généalogie qu’il convoque est celle de l’art cinétique, du design industriel et de l’automobile qui concouraient, avec l’architecture, à colorer les environnements post-Seconde Guerre mondiale. En effet, Regina Lee Blaszczyk a montré pour le contexte américain que les problématiques sociales de la coloration des choses a pris une importance considérable au moment où, dans les années cinquante, les départements Recherche et Développement de l'industrie automobile américaine se sont mis à développer le colorisme comme une science appliquée au marketing, puis l’ont propagé au champ élargi du design et de l’architecture17. C’est alors qu’émerge la figure du coloriste, qui travaille auprès des architectes et des designers à colorer les environnements industriels et urbains qui se construisent au moment de la reconstruction18. Bouchain, bien qu’il cite Lenclos, Patrix et Fillacier – les représentants français de ce champ – au lieu de déployer les enjeux méthodologiques pour les pratiques de colorisation de ce type d’approche de la couleur, préfère insister particulièrement sur les enjeux techniques de la coloration des choses qui se posaient à ce moment-là, et plus spécifiquement sur la contingence inhérente à la protection que certains matériaux industriels nouveaux nécessitaient. « Moi j'ai été formé à cette couleur-là. La couleur on pourrait dire fonctionnelle,

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industrielle et peut-être même peinture dite de protection, me dit-il. […] Nous, on a été influencés par la technique et non pas par l'étude antique. » Cette généalogie est contestable sur le plan historique, elle est cependant intéressante à prendre en considération car elle reflète les représentations sociales que Bouchain et ses collègues formés dans les années 1960-1970 ont de l’architecture polychrome du XIXe siècle (notamment dans la difficulté à comprendre les relations entre l’étude de l’antique et l’instauration d’un nouveau régime chromatique en architecture moderne), et sur l’architecture industrielle des trente glorieuses (pendant lesquelles s’implanta une relation étroite, destinée à durer, entre les arts via le champ de compétences techniques des coloristes). Mais afin d’éviter des digressions généralistes internes à l’histoire de l’architecte en couleur, l’architecte préfère ne pas déployer une histoire subjective de la polychromie car il ne s’est jamais positionné comme un théoricien de la couleur architecturale. « On ne peut pas dire que l'on soit une agence spécialisée dans la colorimétrie » me dit-il. Patrick Bouchain centre donc son discours sur le projet pour lequel j’étais venu le rencontrer : ses usages d’un revêtement polychrome, fait en textile polyester enduit de PVC. Il ancre alors son discours sur les inspirations qui l’on conduit à faire du musée une tente et les contraintes techniques qui ont fait évoluer son projet jusqu’à sa réalisation, et le choix de cette qualité de revêtement. « L'idéal aurait été d'avoir un seul mât, une seule toile, on peut dire presque la tente d'Abraham, la première » commence-t-il à m’expliquer. Il m’indique ensuite tous les empêchements qui ont fait modifier son idée initiale et notamment les contraintes du programme architectural (il fallait construire un musée), celles de l’architecture mobile contemporaine (il fallait lester) et celles de la réglementation de l’urbanisme19. « Mais comme ce n'est pas possible d’avoir un seul mât, puisqu'il faut une paroi, après il faut deux parois, après il faut un sol, et après on ne peut pas ancrer […], je suis revenu en fin de compte presque comme à un jeu d’enfant. […] et du coup on a gardé cette forme triangulaire ou trapézoïdale. » Il développe alors une conception contextuelle de l’architecture qui s’adapte à son environnement et dans laquelle la couleur joue un rôle. « En ville tout paraît orthogonal et en fin de compte ce n'est pas vrai. Tout est apparemment orthogonal et si vous êtes trop orthogonal soit vous donnez l'impression que tout ce qui est autour est de travers, soit que vous-même vous êtes incongru dans cet environnement qui n'est pas parfaitement orthogonal ». Le choix des trapèzes de la tente, qui sont rendus visibles par la polychromie du bâtiment, s’inscrit donc dans une approche écologique de la coloration des bâtiments. Il finit enfin son argumentaire par une référence à l’art populaire et au savoir pratique qu’il met en œuvre en m’expliquant que les compositions polychromes faites de losanges renvoient au motif du vêtement d’arlequin de la tradition théâtrale italienne. Bouchain m’explique alors qu’il a été très influencé par Daniel Buren – que j’avais rencontré le 15 juin 2012 et auquel j’avais justement posé aussi la question du lien entre ses pratiques de la couleur et les arts décoratifs du XIXe siècle. Il avait en effet utilisé, sur les conseils de Patrick Bouchain, un livre d’ornements d’art décoratifs du XIXe pour formaliser l’installation qu’il présenta au Grand Palais pour Monumenta 2012 (fig. 4). « Est-ce qu’exposer au Grand Palais20 vous permet d'avoir un discours et une pensée frontale, directe et positive avec la tradition des arts décoratifs européens du XIXe siècle ? Owens Jones a été le premier décorateur du Crystal Palace21, il a décoré l'architecture métallique en rouge, jaune, bleu, noir et blanc. Est-ce qu’Excentrique(s) engage un dialogue direct avec cette tradition qui permet de penser positivement le décoratif dans toutes ses dimensions ? » lui demandai-je. De façon similaire à Bouchain, Buren me répondit aussi

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par la négative en m’expliquant qu’il ne connaissait pas ce travail avant que Patrick Bouchain ne lui en parle22. « Il avait trouvé dans ce livre ces possibilités d'agencer en perdant le moins de place possible des cercles sur une surface donnée. Fait par les Arabes au Xème siècle. Retrouvé par ces fameux architectes au XIXe, pris à l'Alhambra de Grenade. Et donc il me dit ça à mon avis c'est formidable ».

Fig. 4

Le pavage du plan de l’Alhambra en verrière avec des ronds au Grand Palais par Daniel Buren pour Monumenta, 2012 Photographie personnelle

8 Bouchain et Buren ne se réclament donc pas ouvertement de la tradition de recherche sur la polychromie architecturale. D’où vient ce silence ? Que dit-il de la réception de la polychromie du XIXe par les artistes contemporains ? Qu’est-ce que le discours de l’architecte permet de comprendre de l’héritage controversé des arts décoratifs ? Leur usage de cette généalogie semble plutôt s’établir dans leur volonté commune d’ignorer et de contourner les cadres dominants de l’esthétique scientifique de la couleur et du fonctionnalisme chromatique (les couleurs complémentaires, les couleurs primaires, l’harmonie, les règles de la perception, etc.) qui, à la fois en art et en architecture, ont constitué l’un des régimes chromatiques dominants du XXe siècle23. Un hiatus émerge donc entre la pratique et le discours. Un examen approfondi des réseaux de sens qui se tissent entre ces deux discours complémentaires et l’analyse de leur pratique permet-il de comprendre pourtant, en dépit des évitements des deux artistes à s’inscrire dans cette tradition, en quoi les théories de la polychromie sont bonnes à penser aujourd’hui pour comprendre les pratiques de colorisation contemporaines qui cherchent à rompre avec les usages qui ont irrigué tout le XXe siècle et qui continuent encore à être largement exploitées par les agences de colorisme-conseil ?

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Polychromie industrielle et art coloriste

9 Le sujet est vaste et complexe et nécessiterait un développement dépassant le cadre d’un article, d’autant plus que des travaux de cette nature n’existent pas. Je vais donc m’attacher à poser quelques questions et à tracer quelques jalons d’analyse pour des développements postérieurs, à partir du cas qui vient d’être décrit, en suivant les objets et les idées utilisés par mes informateurs, le sens que ceux-ci donnent au problème de la coloration des murs et ses liens avec l’anthropologie de l’art et l’histoire de l’architecture polychrome moderne. Plans, Elevations, Sections, and Details of the Alhambra, le livre qu’apporte Patrick Bouchain à Daniel Buren et à l’aide duquel l’artiste réalise son installation en collaboration avec l’architecte, est la première étude visuelle et analytique produite en Europe sur l’ornementation des arts de l’islam24. L’enquête à l’origine de cet ouvrage a été conduite pendant six mois, en 1834, par l’architecte anglais Owen Jones et le français Jules Goury. Ils se sont connus en Grèce en 1832. Jones, âgé de vingt-trois ans, faisait alors son « Grand Tour » à la suite de ses études à la Royal Academy School de Londres et de son stage chez l’architecte Lewis Vulliamy. Goury, vingt-neuf ans, diplômé des Beaux-arts de Paris en 1827 dans l’atelier d’Achille Leclère, était en Grèce avec Gottfried Semper, avec lequel il faisait lui aussi le Grand Tour depuis février 1831 (de Rome via Pompéi, la Sicile, pour Athènes à la recherche de l’architecture antique polychrome). Francis Mallgrave note d’ailleurs que Goury « semble avoir exercé une grande influence sur les travaux archéologiques et historiques de Semper25. » En Grèce, Goury embarque avec Jones pour l’Egypte, où ils réalisent des vues romantiques du paysage. De là, ils rejoignent Constantinople et au printemps 1834, arrivent à Grenade. Ils se lancent alors assidûment dans l’étude exhaustive de l’Alhambra construite au XIVème siècle. Ils réalisent des dessins à l’aquarelle de l’ensemble des éléments dont se compose le bâtiment, depuis le plan général jusqu’au détail de l’ornementation murale. La recherche s’arrête le 28 août 1834 lorsque Goury meurt brusquement du choléra qui fait rage à Grenade. Owen Jones quitte alors l’Espagne et rentre à Londres. À partir de 1836, il commence à publier ce travail de recherche à compte d’auteur, sur ses propres presses chromolithographiques et en le cosignant avec feu Jules Goury. Cette publication « révolutionna les relevés d’architectures en Grande Bretagne. […] Les succès de Jones avec l'impression en couleur améliora la précision et la cohérence des représentations et du graphisme26. » Ce travail inaugure la longue carrière d’Owen Jones en tant que théoricien et praticien majeur des arts décoratifs et notamment de la polychromie industrielle et du système chromatique fonctionnel auxquels a été formé Bouchain et avec lequel il cherche à rompre. En effet, dès 1851 avec sa coloration des structures métalliques du Crystal palace, puis en 1852 avec la publication de Un essai de définition des principes régulant l’emploi de la couleur dans les arts décoratifs, qu’il finira de rendre populaire en 1856 avec sa fameuse Grammaire de l’ornement, Jones installe dans le champ de la décoration, de l’architecture et du design, un système rigide de coloration des choses et des murs qu’il développe à partir de ses recherches sur la polychromie ancienne et des travaux de physiologie de la perception chromatique et notamment des travaux de Chevreul27. L’apport de Jones, dans cette triangulaire complexe entre un architecte, un artiste et un livre d’art décoratif du XIXe ne semble donc pas se déployer sur le partage d’une conception scientiste de la coloration. « Bouchain avait trouvé dans ce livre ces possibilités d'agencer en perdant le moins de place possible des cercles sur une surface donnée […] » me dit Buren. La présence de Jones permet cependant de saisir en quoi

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celui-ci est fondamental dans l’émergence de la coloration fonctionnelle qui se déploie considérablement à partir des années 1950 et avec laquelle l’architecte et l’artiste cherchent à prendre leurs distances.

10 Isabelle Kalinowski28 remarque : Semper affirmait que les Grecs avaient connu la démocratie dans les arts, la collaboration libre et pourtant contraignante de composantes aux droits égaux. Cette démocratie artistique dont, notait-il, la clé était hélas perdue impliquait notamment, dans les rapports entre architecture et peinture, que celle-ci n’était pas seulement mise au service du décor architectural. L’architecture empruntait à la peinture des techniques de mise en forme de la visibilité qui ne s’arrêtaient pas à la seule surface décorée mais touchaient à la conception même des édifices. La peinture exerçait ainsi ses effets jusque dans le domaine architectonique, en enseignant par exemple des procédés d’illusion optique à même de donner aux bâtiments une apparence de plus grande hauteur, grâce à des déviations par rapport aux lignes verticales et horizontales. […] Les réflexions de Semper sur la peinture murale antique, qui l’accompagnèrent tout au long de son œuvre, furent ainsi un extraordinaire creuset d’expérimentations conceptuelles et l’entraînèrent sur des chemins de pensée dont la nouveauté est encore frappante aujourd’hui […]. La couleur devenait première […][par] l’union du temple grec et de la tente nomade opérée par l’intermédiaire des tapis et de sa lointaine héritière, la polychromie29. 11 S’ils partaient chercher la couleur « ailleurs » pour la ramener en Europe, les architectes, archéologues et théoriciens de la polychromie tiraient donc aussi et surtout des leçons à la fois méthodologiques et analytiques pour la construction contemporaine. C’est en effet par une réflexion sur l’architecture du passé que les systèmes de la polychromie se sont installés dans les pratiques et les discours de l’architecture moderne. Les débats des années 1920 sur la polychromie […] remontent aux controverses sur la couleur des années 1830, quand la coloration de l’architecture ancienne devint un sujet croissant de dispute. Ce débat produisit un nombre considérable de recherche et de discussions qui continuèrent sous diverses formes jusque dans les années 1850 quand il inspira à Owen Jones les usages du contraste chromatique dans la coloration des structures du Crystal Palace. […] Le débat sur la polychromie architecturale est complexe, cumulatif et largement imbriqué à l’intérieur des multiples débats qui caractérisent l’architecture moderniste : enjeux du fonctionnalisme, de la mécanisation et des effets psychologiques aussi bien que ceux plus généraux de l’aliénation, de la démythologisation et d’un intérêt pour les techniques et le progrès. Une histoire unique ne peut pas prétendre lier la couleur à tous ces thèmes, ni étudier tous les éléments de continuité et de discontinuité entre des techniques de coloration apparemment similaires mais provenant de contextes historiques largement différents. Néanmoins, la couleur dans l’architecture moderne des deux derniers siècles fonctionne à l’intérieur d’une logique conceptuelle qui s’appuie sur l’intérêt constant des tactiques chromatiques contenues dans toutes ces discussions. […] L’idée que l’architecture d’avant-garde des années 1920 était largement blanche a caché ce qui était en fait une réflexion et une pratique constante de la couleur. La réaction explicitement colorée du postmodernisme des années 1980 a aussi contribué à renforcer ce mythe de la blancheur des avant-gardes et créa une image essentiellement nostalgique des expérimentations polychromes du XIXe siècle, les imaginant comme des résidus significatifs de pratiques traditionnelles plutôt que comme les premières occurrences de la condition largement instable de l’époque moderne. Les débats sur la couleur sont souvent des petits éléments à l’intérieur de thèmes plus importants, mais comme un cheveu sur la langue ou tous ces autres détails mineurs mais

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apparents, la couleur aide à révéler des enjeux qui ont été refoulés, et permet aux architectes d’avoir une vision plus critique de leurs propres pratiques30. 12 « Quand on a été formés, c’était un peu la fin de l’enseignement du Bauhaus et tout, avec une théorie exacerbée » m’explique Bouchain qui s’inscrit dans la pratique post- moderne de l’architecture qui cherche à rompre avec le style international. Les fausses dichotomies entre les discours sur l’architecture industrielle en couleur du XXe siècle et les théories de la polychromie industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle qui émergent des débats sur la polychromie antique semblent donc devoir être revues au- delà des distinctions qu’ont cherché à produire de nombreux historiens et dont les artistes se sont faits l’écho. L’intérêt porté par les architectes à la peinture qui émerge à nouveau dans les années 1960 et qui voit apparaître, selon Bouchain, une nouvelle pratique de la couleur en architecture, s’inscrit dans une longue trajectoire de pensées et de pratiques qu’il convient de mettre au jour pour historiciser et sociologiser les productions contemporaines.

13 Dans son essai Le Paradigme du tapis (2011), Joseph Masheck montre bien l’importance des techniques du tapis et de son imaginaire, notamment de sa polychromie (dont Semper s’est fait magistralement le premier théoricien), dans l’émergence de la planéité comme concept central de la peinture moderne (1836-1970). En suivant sur plus d’un siècle une histoire matérielle de l’art coloriste, il parvient à complexifier les généalogies internes à l’art moderne, et notamment à rendre plus poreux le lien entre art libéral et art industriel, XIXe et XXe siècle, couleur picturale et couleur décorative, peinture et architecture. Masheck cherche en effet à reconsidérer et à mettre au jour les liens profonds qui unissent les différentes techniques de mise en couleurs des artefacts. Masheck montre alors que les pratiques de colorisation des arts modernes (art, architecture et design), au-delà des dichotomies disciplinaires, s’inscrivent dans une culture matérielle commune à l’Europe industrialisée, et que des domaines d’activités considérés comme étanches les uns aux autres entretiennent en réalité entre eux des liens de proximité. La pratique et les discours de Daniel Buren, que Bouchain considère comme l’un des artistes qui l’inspirent dans ses pratiques de mise en couleur, sont à cet égard intéressants à prendre en considération. Le travail de Buren s’inscrit en effet dans cette généalogie élargie de la peinture moderne que déploie Masheck. Buren m’affirme que « tous les artistes, en tout cas ceux que je considère comme étant pas mal dans le XXe siècle, ont tous abordé le décoratif. […] Si on prend Matisse, on lui a dit que c’était sénile et décoratif à un moment donné de sa vie, et on se rend compte que là on est dans le grand décor, on est dans l’utilisation du décor pour faire autre chose. » Buren rattache le concept central de son travail, la notion d’in situ, à cette tradition décorative et aux liens entre peinture et architecture via l’espace qui émerge de ce champ de pratiques artistiques. « Je pense qu’il y a une chose vraie par rapport au terme décoratif dans le sens le plus noble du terme qui est fondamental dans mon travail, c’est que se soit in situ. […] Le travail a été fait sur place, pour le lieu, et à partir de ce moment-là, il a des rapports directs avec ce qu’on peut appeler le décoratif. […] Le fait de travailler in situ me rapproche complètement de la fresque » finit-il par me dire. Mashek montre bien comment l’enjeu de décorer un espace par la peinture et notamment par la couleur est un problème que se posent les premiers artistes modernes. Cette attention des artistes à l’espace potentiel de la peinture, et le travail de déconstruction des éléments picturaux et du régime représentatif de l’art qui s’y déploie, produisent des questionnements réflexifs très pointus sur la spécificité du médium pictural. L’extension continue depuis le milieu du XIXe de cette problématique,

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jusqu’à la dissolution de la peinture par les artistes qui émergent dans les années 1960, peut s’articuler à la formule célèbre de Maurice Denis, que Masheck cite : « se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées31. » En déployant toutes les implications de cette formule, Masheck fait apparaître une généalogie qui l’amène à proposer une indistinction méthodologique entre art moderne et art décoratif, peinture et architecture, textile et murs peints.

Des murs peints au revêtement coloré

14 L’impulsion à partir de laquelle Semper déploie sa théorie du revêtement – formulée à la suite de ses recherches sur la polychromie ancienne – provient précisément d’une interrogation sur l’origine des murs et des liens entre architecture et peinture qui s’établissent dans la construction de l’espace. Revenir en détail sur le développement de sa pensée permet de préciser les réseaux de sens qui se tissent entre l’art coloriste contemporain et les théories sur l’architecture en couleurs du XIXe siècle. Pour Semper, plaques de stuc, boiseries, briques, vernis, plaques de marbre et peintures murales (sont) un ersatz et une imitation des broderies et tressages multicolores des tapis-murs primitifs. […] Selon lui, la polychromie était née de l’ancienne suprématie des murs- tapis sur les murs-maçonnés. […] L’enclos tressé pour les bêtes avait donné, par le mélange de fibres de différentes couleurs, à la fois l’idée de la polychromie, celle du tissu et celle des cloisons de séparation32. 15 Chez Semper, la couleur participe donc avant tout de la catégorie du revêtement dans son acception la plus large. La couleur couvre les choses et les hommes pour les protéger ou les décorer. Mettre un revêtement sur un support, vêtir un corps ou une sculpture, parer un corps ou une architecture est, pour Semper, une action qui s’inscrit dans un même champ de pratiques et qui doit être analysée dans la perspective d’une anthropologie générale de la couleur. Il étudie dans Der Stil (1860), son ouvrage séminal qui s’appuie sur une trentaine d’années de recherche sur les pratiques de colorisation, les multiples manières de revêtir par la couleur un objet, les actions en jeu dans ces pratiques de colorisation et propose une théorie anthropologique de la couleur qu’il formule en tant que principe du revêtement. Qu’est ce que la couleur comme revêtement ? Comment Semper parvient-il à la formulation de cette notion ? En quoi la couleur comme revêtement, prise comme concept anthropologique, propose-t-elle une alternative à la loi chromatique ? Quels sont les liens entre l’approche anthropologique de Semper et celle, plus appliquée, de Jones ? L’examen des travaux de Semper nous permet-il de dégager une tradition de pensée sur la couleur architecturale qui s’inscrirait dans les débats sur la polychromie ancienne sans viser l’instauration d’un système fonctionnel de la couleur en architecture ?

16 Trois dates structurent le travail de Semper sur la couleur. En 1834 il publie Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens, en 1851 il mène une sorte d’enquête de terrain sur les artefacts de couleurs exposés au Crystal Palace, et en 1860 il publie Der Stil dans lequel il théorise le principe du revêtement. Ces développements de la recherche correspondent aussi à des lieux d’enquête et des traditions différentes de savoirs chromatiques : Paris, les controverses sur la polychromie antique et le terrain archéologique en Grèce pour le travail de 1834 ; Londres, les débats sur les arts & crafts et l’enquête à l’Exposition universelle sur la polychromie industrielle pour les travaux

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des années 1850 ; enfin Zurich et l’enseignement universitaire à l’École Polytechnique pour l’ouvrage maître de 1860. Après son Grand Tour entre 1830 et 1833 (Nîmes, Florence, Rome, Pompéi, Syracuse, Athènes et vice versa), lors duquel il collecte les traces encore existantes de polychromie sur les vestiges architecturaux, Semper devient un militant de l’architecture peinte dans le sillage de Quatremère de Quincy, Gau, ou encore Hittorf. Son ouvrage de 1834, dans lequel il s’appuie sur les données collectées lors de son voyage d’étude, est un livre ouvertement partisan dans lequel l’auteur prend clairement parti pour les thèses du système de la polychromie en architecture. Semper se lance alors dans l’élaboration d’une histoire comparative de la polychromie depuis l’Assyrie jusqu’à la Renaissance. Il part des faits archéologiques largement controversés pour élaborer un discours visant la pratique contemporaine de la couleur en architecture. Ses Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens ne sont pas qu’un travail d’historien, elles cherchent aussi à donner aux praticiens la volonté et le désir de colorer les bâtiments à construire comme les travaux de Hittorf et de Jones. La recherche d’un système de la polychromie prend une nouvelle dimension à partir de la conférence que Semper donne en janvier 1851 au Royal Institute of British Architecture où Owen Jones – que Semper avait croisé en 1832 en Grèce – présente « sa proposition colorée pour la structure du Crystal Palace33 ». À la suite de cette conférence, Semper rencontre Henry Cole (1808-1882) et « parvient à obtenir le projet (d’aménagement) des sections turque, canadienne, suédoise et danoise34 » de l’Exposition universelle. Sa participation de l’intérieur à la « Great Exhibition » est fondatrice quant au nouveau rapport de Semper aux usages de la polychromie, et quant à son abandon progressif de la tentative d’instauration d’une législation chromatique pour les arts. L’argument qu’il avait formulé à partir de ses recherches sur les pratiques méditerranéennes anciennes de la polychromie architecturale va alors s’augmenter de données ethnographiques hétéroclites qui vont lui permettre d’étendre considérablement ses problématiques. Tout en conservant une visée pédagogique, il va abandonner sa tentative de mise au jour d’un système de la polychromie pour s’engager dans des enjeux théoriques nouveaux qu’il développera sous l’idée du revêtement polychrome. Semper s’éloigne de l’idée d’un fonctionnalisme chromatique – que poursuivront en revanche Jones et les partisans de la mise en place d’une législation chromatique des arts – pour élaborer plutôt un argument anthropologique. Sa position d’observateur privilégié de l’Exposition universelle lui donne en effet l’occasion de mener une véritable enquête comparative. La démesure de l’événement donne à l’enquête de Semper une envergure inédite. La diversité des artefacts réunis à l’intérieur des 92 000 m2 du Crystal Palace (14 000 exposants du monde entier) lui permet de mettre en série une documentation foisonnante qui alimente sa pensée théorique du revêtement et son programme éducatif d’un renouveau des pratiques artistiques. En novembre 1851, à la fermeture de l’exposition, Semper signe un texte intitulé Science, Industrie et Art dans lequel il tire les conséquences de son enquête pour un « enseignement technique du style35 » basé sur « la collaboration des artistes académiques à l’industrie d’art36 ». « La séparation de l’art idéal et de l’art professionnel, écrit-il, qui s’indique suffisamment par le dualisme des institutions ainsi juxtaposées, est, absolument sans but explicable […] l’époque présente ne veut plus entendre parler d’une telle bifurcation37. » « Le tout, rajoute-il, est de réunir de nouveau ce qu’une fausse théorie a jadis séparé38. » Semper s’en prend aux « écoles de dessin » qui depuis la création de l’Académie du dessin de Florence dans la seconde moitié du XVIe siècle sont le modèle de l’enseignement artistique en Europe.

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Son « terrain » à l’Exposition universelle, au cours duquel il s’intéressa à « l’usage des choses, au matériau dont elles sont faites et aux modes opératoires ou aux procédés qui interviennent dans leur fabrication39 », lui permet de dégager l’unité du principe du revêtement et d’abandonner l’idée d’une structure sous-jacente aux usages chromatiques que contient la notion de système de la polychromie. Il peut alors déclarer qu’« un grand et vaste champ d’effets de polychromie extérieure s’offre à nous dans l’utilisation de matériaux de différentes couleurs, dont le développement artistique ne lèse aucune de nos traditions, et qui correspond parfaitement à l’état actuel de la technique40 ». Masheck note que la recherche d’une planéité de la peinture s’inscrit dans une volonté de sortir l’image peinte de la tradition iconographique de la Renaissance, dont l’Académie du dessin de Florence représente la première forme d’institutionnalisation. « Le paradigme du tapis avait servi de support critique en faveur d’une peinture de plus en plus abstraite […] en opposition au concept hérité de la Renaissance de la peinture sur chevalet comme fenêtre ouvrant de manière illusionniste sur un bloc d’espace41. » Comment les couleurs de l’Antiquité et du Moyen Âge redécouvertes par l’archéologie occidentale et moyen-orientale, celles de l’art extra-occidental collectées par les anthropologues tout au long du XIXe, et l’importation des traditions iconographiques extrême-orientales agissent-elles dans cette remise en cause et cette critique de la tradition picturale occidentale classique ? L’importation simultanée de ces pratiques coloristes avec les développements de l’art industriel ouvre-t-elle la voie au développement d’une nouvelle peinture et d’un autre rapport à la couleur que celui hérité des débats académiques sur le coloris ?

17 Les conclusions que Semper tire de « ses données ethnographiques » de 1851 seront ainsi comparées à ses données archéologiques puis analysées dans Der Stil, dans lequel il classifie les arts selon la manière dont ils sont employés à des fins techniques. C’est cette méthode d’analyse des artefacts qui donne à ses travaux une dimension fondamentalement anthropologique et qui s’éloigne de la théorie de l’architecture ou de l’histoire de l’art. Pour Semper, la science empirique de l’art dans laquelle il formule sa théorie anthropologique du principe du revêtement n’est pas « une pure histoire de l’art. Elle traverse le champ de l’histoire, concevant et éclairant non pas de manière factuelle les œuvres d’art des différents pays et époques, mais pour ainsi dire les déployant, mettant en évidence en elles les différentes valeurs inhérentes à une fonction constituée de nombreuses variables co-actives42. » Semper compare sa méthode « à celle suivie par le baron Cuvier, appliquée à l’art, et plus particulièrement à l’architecture43 ». Il montre alors dans cet ouvrage l’imbrication des techniques de la couleur, le lien entre le support et la surface et leur évolution dans le temps et dans l’espace. Il cherche par cette opération à refonder une classification coloriste dans les arts qui ne sépare plus les objets colorés selon qu’ils sont un tissu, une peinture, une sculpture ou une architecture, mais qui ordonne les productions chromatiques par les relations que les techniques de colorisation entretiennent les unes avec les autres. En cela, le principe du revêtement polychrome que Semper met au jour n’est pas une esthétique pratique de la couleur mais plus une technologie empirique de la couleur. Semper repart de la « controverse de la polychromie44 » pour développer les implications anthropologiques de l’antique principe traditionnel du revêtement45 dans la production sociale de l’espace. Il prend notamment un soin particulier à réfléchir au pouvoir de la couleur dans cette pratique. Semper définit en effet le principe du revêtement d’abord comme « le fait de couvrir 46 » et de « décorer un mur47 » sans s’arrêter ni sur un matériau ni sur une technique décorative. Toutes les « décorations

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murales48 » appartiennent pour Semper au champ du revêtement. Le principe du revêtement décoratif polychrome est alors qualifié par Semper comme un « masque de la réalité49 ». Cette notion est utilisée pour expliquer le rôle de premier plan qu’il donne à la fonction expressive du monument public qu’il qualifie de « style architectural théâtral50 ». Pour Semper, la coloration participe activement de la « transfiguration » que doit subir « l’ébauche structurelle de la construction » pour devenir un monument architectural. Dans Der Stil, il écrit ainsi : l’action consistant à revêtir et masquer est aussi vieille que la civilisation elle-même et […] la joie qu’elle procure est identique [au] plaisir de créer […]. [T]out plaisir artistique suppose une certaine humeur festive […]. Là où la forme comme symbole à part entière, comme création autonome doit apparaître, l’anéantissement de la réalité et de ce qui relève de la matière est indispensable. […]. C’est dans cette direction que leur sensibilité intacte guidait les hommes primitifs dans toutes les entreprises artistiques anciennes, vers cela même que revenaient les grands et véritables maîtres de l’art, quelle que soit la discipline considérée, sauf que dans les temps du haut développement artistique ceux-ci masquaient aussi la matière même du masque51.

Fig. 5

L’Aubette de Stasbourg décorée par van Doesburg, Arp et Taeuber-Arp en 1928 Photographie personnelle

18 De façon intéressante pour notre argument, Bouchain utilise la même sémantique quand il caractérise ce que fait la couleur à l’architecture en cherchant à ne pas reproduire le fonctionnalisme des coloristes. « La peinture, qui est la chose la plus fine que l’on met sur l’architecture, permet de s’approprier une architecture construite pour tous. La peinture permet de personnaliser l’espace dans lequel vous êtes. La peinture est comme un film très mince et ce film est un moyen de faire un environnement adapté à la personne qui habite. Peindre sa maison c’est l’acte le plus

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simple qui permet d’en faire un lieu approprié. » Kalinowski note ainsi que « de là découlait l’importance (pour Semper) de la couleur comme revêtement le plus subtil et le plus désincarné. La couleur est le moyen le plus accompli d’écarter la réalité en revêtant la matière d’une couche immatérielle »52 sur laquelle on peut projeter des modes de représentations sociales, qu’elles soient d’ordre esthétique, religieux, mythologique, politique et/ou rituel53. Entre les deux, Theo van Doesburg (fig. 5) – qui est peut-être, avec le groupe De Stijl, le traducteur de Semper dans le discours de l’architecture moderne et le maillon qui permet de lier aujourd’hui les propositions de Semper à celles de Bouchain – « considère la couleur comme le moyen par excellence de procurer à l’architecture expressivité et sens, de lui donner une âme. En utilisant la couleur comme un matériau constructif, l’architecture peut pourvoir aux besoins de l’esprit et s’élever au-dessus des squelettes inexpressifs et rationnels que produisent les “romantiques fonctionnalistes54”. »

Les couleurs enjouées contre la loi chromatique

19 Peinture de protection, lien avec la technique, indifférenciation entre art libéral et art appliqué, rapport entre peinture, architecture et design, coloration et écologie de la perception, polychromie et architecture des origines, couleur et enfance de l’art, art savant et art populaire, les occurrences que déploient Bouchain pour m’expliquer ses usages de la couleur l’inscrivent, à rebours de ce qu’il m’annonce, dans une longue histoire de théories, de pratiques et de méthodes de travail sur l’architecture en couleurs qui émergent à partir des travaux fondateurs de Quatremère de Quincy sur la sculpture colorée, et se poursuit tout au long du XIXe siècle au croisement de l’archéologie, de l’histoire de l’art et de l’anthropologie. Quand j’essaie alors de saisir ce qu’est cette architecture colorée que produit Bouchain qui rompt avec les couleurs fonctionnelles mais qui ne s’inscrit pas dans la théorie du revêtement polychrome, il me dit que son « exigence, c’est de faire une architecture enjouée » et que la référence qui est pertinente pour l’architecte est issue de la culture populaire européenne, la longue histoire de la fête populaire et de l’art comique : cette « culture mixte » où les « cultures non seulement se touchaient directement, mais dans un sens s’enchevêtraient55. » Peut-on en ce sens rapprocher les couleurs « enjouées » et le motif « arlequin » de Bouchain avec « la joie » que procure la couleur et « l’humeur festive » qu’elle produit sur le bâtiment, comme l’a théorisé Semper ? Les enjeux théoriques de Semper issus d’une réflexion sur la polychromie ancienne permettent-il d’inscrire les travaux de Bouchain dans une généalogie intellectuelle pas encore assez étudiée et à la marge des théories architecturales sur la couleur ? Et inversement, l’étude ethnographique d’une architecture colorée contemporaine qui cherche à rompre avec l’esthétique fonctionnaliste moderne permet-elle de redonner aux travaux de Semper une actualité et une nouvelle dimension heuristique ?

20 En avril 2014, deux ans après mon entretien avec Bouchain, le magazine américain Art Forum (qui a publié Le Paradigme du tapis de Masheck dans les années 1970) annonce la publication d’une traduction anglaise d’un manuscrit inédit d’Henri Lefebvre sous le titre Toward an Architecture of Enjoyment (le titre original non publié en français est Vers une architecture de la jouissance). Le texte a été écrit en 1973, dans le contexte d’une enquête sur les villes touristiques espagnoles (notamment Benidorm), dirigée par le sociologue espagnol de l’urbanisme et du tourisme Mario Gaviria, un élève de Lefebvre.

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C’est le théoricien de l’architecture et spécialiste de Lefebvre, Lukasz Stanek, qui a exhumé ce texte des archives personnelles de Gaviria à Saragosse en septembre 2008 alors qu’il travaillait à son ouvrage qui marqua le retour du théoricien marxiste dans les débats de langue anglaise sur l’urbanisme et l’espace56. Dans l’introduction au texte de Lefebvre sur l’architecture de la jouissance57, Stanek cite comme référence à la pensée de Lefebvre « les images publiées dans Actuel, incluant les villes piétonnes d’Archigram et les structures gonflables d’Ant Farm58 ». Dans un entretien59 entre Patrick Bouchain et Alain Seban, le Président du Centre Pompidou qui décida du projet du Centre Pompidou Mobile, le collectif Archigram est cité comme l’une des références du Centre Pompidou et de cette architecture utopique des années 1970, que Bouchain qualifie « d’espièglerie » pour marquer ici encore la sémantique de la joie et du jeu inhérent à cette pratique architecturale colorée, dans laquelle il s’inscrit60, et dont il me dit qu’il « est le bâtiment le plus coloré, presque le seul bâtiment coloré. » Pour Lefebvre, ce qui caractérise l’architecture de la jouissance, c’est son opposition à l’architecture religieuse et à l’architecture de pouvoir. De manière intéressante, l’Alhambra revient comme leitmotiv de cette conception. « En vérité, en examinant l’horizon architectural de tous les côtés, seulement un seul cas, un seul exemple légitime cette recherche : Grenade, l’Alhambra, le palais et les jardins du Generalife. […] La seule existence de l’Alhambra justifierait cette enquête. » Pour Lefebvre, l’architecture de la jouissance est celle de l’habiter, de la production d’un espace social par et pour le corps des habitants. « L’espace de la jouissance ne peut pas consister en un bâtiment, un ensemble de pièces, lieux déterminés par leurs fonctions. […] Au contraire, il s’agit d’une campagne et d’un paysage, un espace authentique, fait d’instants, de rencontres, d’amitiés, de festivités, de repos, de silence, de joie, d’exaltation, d’amour et de sensualité61. » Comme le note Stanek dans son introduction : les définitions de la jouissance de Lefebvre comme un supplément d’usage témoignent de cette affinité complexe avec les ambitions de l’architecture moderne. Embrassant aussi bien l’opposition marxiste entre « valeur d’échange » et « valeur d’usage » que la définition juridique du mot jouissance comme « le droit d’utiliser », « usage » est, dans Vers une architecture de la jouissance, compris comme une gamme de pratiques qui lient les sens, les formes, les corps et les images. Plutôt que de souscrire à la compréhension fonctionnaliste de l’usage comme la saturation d’un besoin isolé, Lefebvre suit un discours différent, plus clandestin, de l’usage chez les auteurs modernes62. 21 Comme l’écrit Lefebvre un an plus tard dans La production de l’espace : l’espace sensoriel [qu’il appelle aussi l’espace pratico-sensible et dans lequel on peut classer l’architecture de la jouissance], consiste en un jeu théâtralisé : relais et obstacles, jeu de reflets, de renvois, de miroirs, d’échos, jeu que le discours implique et ne désigne pas comme tel. D’abord un espace accueillant, ensuite des actions pratiques utilisant les matériaux et le matériel disponible63. 22 Le travail de Bouchain semble s’inscrire dans cette généalogie latente de l’architecture qui, si l’on suit l’analyse de Lefebvre faite par Staneck, part de l’Alhambra et sa redécouverte au XIXe siècle par les théoriciens de la polychromie antique, et se déploie à partir des années 1970 par la récupération du versant oublié de la modernité architecturale, son côté populaire, vulgaire et hédoniste. « Moi j'ai été influencé par l’architecture, on va dire africaine, donc l'architecture populaire, l'architecture mexicaine. C'est à l'époque où on se posait des questions justement sur le vernaculaire, le laisser-faire, la liberté de faire, et en même temps une vraie culture populaire » me dit ainsi Bouchain. « Le relevé d’architectures vernaculaires a constitué une bonne part

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de ma formation d’architecte » écrit-il aussi dans une relation méthodologique de filiation avec la pratique du relevé des monuments anciens qui permit aux débats sur la couleur de voir le jour en Europe. Alain Seban64 complète cette argumentation : « je voulais une structure qui soit joyeuse, parce que l’arrivée du Centre Pompidou Mobile, il faut que ce soit une fête […] un peu comme un cirque arrive dans une ville. »

23 L’architecture enjouée, qui fait une place à la couleur en architecture mais hors de la pratique fonctionnaliste, permet donc de dégager une histoire de la couleur moderne « dont nous ne voulons plus rien savoir » pour reprendre l’expression de Patricia Falguières à propos de l’histoire des musées65. Les couleurs enjouées du Centre Pompidou Mobile permettent-elles donc de déployer, tel que l’énonce Bouchain, un modèle concurrent aux couleurs fonctionnelles de l’architecture moderniste ? Cette rupture que propose l’architecte est en relation, par l’influence du travail de Daniel Buren, avec la critique de la loi chromatique moderne que se sont attelé à produire les artistes à partir des années 1960 avec l’émergence des arts pop, minimaux et conceptuels, et qui a permis l’émergence d’une nouvelle esthétique chromatique66 ne trouvant plus dans la peinture son modèle d’intelligibilité mais embrassant l’hétérogénéité des matériaux de la « révolution chromatique67 » qui émerge au XIXe siècle. Une enquête ethnographique qui suit les processus d’agglutinations chromatiques de l’architecture du Centre Pompidou Mobile permet donc de complexifier les généalogies de l’architecture colorée et de réinscrire, malgré l’embarras conceptuel de l’architecte, l’histoire de la polychromie architecturale et des arts décoratifs qui émerge au XIXe siècle dans l’histoire des pratiques de la couleur en architecture. Pour l’anthropologie de la couleur en général et l’étude des arts coloristes moderne et contemporain en particulier, cette littérature ouvre des perspectives de recherche inédites, utiles pour comprendre les travaux des praticiens qui se sont engagés dans une critique de l’esthétique scientifique et dans une réappropriation, en guise d’alternative, de l’acte technique et des opérations constructives dans la production de l’œuvre d’art. « C’est le procès qui m’intéresse, le procès produit y compris la couleur » me dit Bouchain.

Conclusion

24 « L’homme a très diversement fabriqué sa civilisation de la couleur » écrivait le psychologue Ignace Meyerson68. En suivant « les processus d’agglutinations chromatiques » du Centre Pompidou Mobile, à la fois du point de vue des discours et des pratiques, on voit se dégager une constellation de pratiques et de pensées sur la couleur architecturale qui complexifie l’histoire de l’architecture colorée et les narrations internes à l’art moderne. « Il fallait interdire que des couleurs par une espèce de trépidation vinssent disqualifier le mur » écrivait ainsi Le Corbusier en 1931 dans son texte sur l’architecture polychrome. Il poursuivait : une telle mésaventure est toujours possible ; à ce moment-là, le mur devient tenture et l’architecte, tapissier. […] Par l’esprit académique du XIXe siècle, servilement mis au service des revendications les plus plates d’un esprit bourgeois qui envahissait toutes les couches de la société, nous étions arrivés à ce que le « mur » (le mur de l’architecte, le mur architectural, ce plan éclairé que l’œil appréciait dans ses dimensions et ses proportions, et dans lequel l’esprit appréciait comme le sens d’une parole), nous en étions donc arrivés à ce que le mur avait

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perdu ses fonctions architecturales : d’un plan formel, il était devenu le support d’une application mouvante de tapisseries de tissus ou de papier69. 25 Cette charge ouverte de l’architecte semble, sans qu’il ne soit jamais cité, viser les propositions de Semper et rendre caducs les travaux sur la polychromie architecturale du XIXe siècle. La phrase assassine de Le Corbusier permet-elle de comprendre l’embarras des architectes contemporains à revendiquer ouvertement leur filiation avec cette tradition ? Son influence théorique participe-t-elle de cette gêne qu’ont les architectes à revendiquer leurs liens avec les arts décoratifs ? Les « couleurs enjouées » que propose Bouchain pour qualifier sa pratique se démarquent des « couleurs fonctionnelles » utilisées par les tenants de l’esthétique scientifique dont le Centre Pompidou est un exemple, et entrent en interaction avec le revêtement polychrome des arts décoratifs du XIXe siècle, que Bouchain évacue pourtant de son héritage intellectuel. Il semble donc nécessaire de penser la coprésence de régimes chromatiques hétérogènes à l’intérieur de la théorie architecturale et de saisir, en situation, cette pluralité, pour viser, au-delà des discours des architectes eux-mêmes, la complexité des pratiques de colorisation des murs et son histoire intellectuelle.

NOTES

1. Antoine Quatremère de Quincy, Le Jupiter olympien, ou l’art de la sculpture antique, Paris, Didot frères, 1814, p. 4. 2. Voir notamment : Chiara Savettieri, « “L’Art ne reproduisait pas seulement, mais il créait des dieux”. Quatremère de Quincy entre archéologie, histoire de l’art et approche anthropologique », dans Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA/musée du quai Branly (« Les actes »), 2009, [En ligne], mis en ligne le 28 juillet 2009, consulté le 13 septembre 2016. URL : http:// actesbranly.revues.org/82 ; Yvonne Luke, « Quatremère de Quincy's Role in the Revival of Polychromy in Sculpture », Henry Moore Institute, n°10, 1996 (2009) ; Adeline Grand-Clément, « Couleur et esthétique classique au XIXe siècle : l’art grec antique pouvait-il être polychrome ? », Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica, Societat Catalana d’Estudis Clàssics, Núm. 21, 2005. 3. Jacqueline Lichtenstein, Carole Maigné et Arnauld Pierre (dir.), Vers la science de l’art. L’Esthétique scientifique en France (1857-1937), Paris, PUPS, 2013. 4. Georges Roque, Art et science de la couleur (1997), Paris, Gallimard, 2009. 5. Arnaud Dubois, La Vie chromatique des objets. Approche anthropologique des couleurs de l’art contemporain, Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2014. 6. John Gage, Color and Culture (1993), Paris, Thames & Hudson, 2008 ; Georges Roque, Art et science de la couleur, op. cit. ; Eric Alliez, L'Œil-cerveau. Nouvelles histoires de la peintre moderne, Paris, Vrin, 2009. 7. A. Dubois, La Vie chromatique des objets, op. cit. 8. Pierre Lemonnier, « Des objets pour penser l’indicible. La nécessaire convergence des théories de la culture matérielle », dans Nathan Schlanger et Taylor Anne-Christine (éds.), La Préhistoire des autres, Paris, La Découverte, 2012, p. 279. 9. Marcel Mauss, Manuel d’Ethnographie (1947), Paris, Payot, 2002, p. 22. 10. Ibid., p. 69. 11. A. Dubois, La Vie chromatique des objets, op. cit.

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12. P. Lemonnier, « Mythiques chaînes opératoires », Techniques & Culture, 2004/1-2, n° 43-44. 13. Roberto Gargiani et Giovanni Fanelli, Histoire de l’architecture moderne. Structure et revêtement, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2008, p. 27. 14. A. Grand-Clément, « Hittorf, un architecte à l’école de la Grèce », Anabases – Traditions et réceptions de l’Antiquité, E.R.A.S.M.E, 2007, 6, p. 149. 15. Voir A. Dubois, La Vie chromatique des objets, op. cit., chapitre IV pour une vue complète de ce travail de colorisation. 16. Tous les extraits cités, sauf mention contraire, sont ceux de l’entretien que j’ai réalisé avec Patrick Bouchain en juin 2012 dans les bureaux de son agence. L’entretien a duré plus d’une heure et a abordé des points d’analyse et d’explication variés. Pour les besoins de mon argumentation je ne vais utiliser que le moment où l’on a parlé des liens qu’il entretenait avec les arts décoratifs et les théories sur l’architecture polychrome. 17. Regina Lee Blaszczyk, Color Revolution, Cambridge, MIT Press, 2013. 18. Pour le champ français voir A. Dubois, « Couleurs et action politique. Quand peindre la ville c’est agir », dans Éric Van Essche (éd.), Hors-cadre/Peinture, couleur et lumière dans l’espace public contemporain, Bruxelles, La Lettre Volée, 2016 ; et A. Dubois, « Ethnographie d’une pratique de colorisation dans l’art contemporain », Techniques & Culture, n° 64, « Essais de bricologie. Ethnologie de l’art et du design contemporain », Paris, EHESS, 2016. 19. A. Dubois, La Vie chromatique des objets, op. cit. 20. Le Grand Palais est édifié à partir de 1897 pour l’Exposition universelle de 1900. 21. Le Crystal Palace a été construit par Joseph Paxton à Hyde Park pour la première Exposition universelle de 1851. 22. Pour une étude approfondie des usages de la couleur dans cette pièce de Buren voir A. Dubois, « Ethnographie d’une pratique de colorisation dans l’art contemporain », art. cit. Dans cet article je pars de l’esquive de cette question par Buren et Bouchain non pour tenter de l’expliquer mais plutôt pour la considérer comme un symptôme révélateur des représentations attachées aux arts décoratifs. 23. Voir A. Dubois, « Le geste et la couleur. Leroi-Gourhan, l’anthropologie des techniques et les pratiques de colorisation », Artefact, Techniques, histoire et sciences humaines, hors-série n°1, CNRS Edition, Paris, 2015 ; « Couleurs et action politique. Quand peindre la ville c’est agir », art. cit. ; et « Ethnographie d’une pratique de colorisation dans l’art contemporain », art. cit. 24. Pour une étude approfondie des arts de l’islam et de leurs liens avec les arts décoratifs voir Rémi Labrusse, Islamophilies. L’Europe moderne et les arts de l’Islam, Somogy Editions d’Art, 2011. 25. Goury « seems to have exerted a strong influence on Semper’s architectural and archeological development ». Harry Francis Mallgrave, Gottfried Semper : Architect of the Nineteenth Century, New Haven, Yale University Press, 1996, p. 40. 26. Carol A. Hrvol Flores, Owen Jones : design, ornament, architecture and Theory in an age in transition, Rizzoli, 2006, p. 17. 27. William Braham, Modern Color/Modern Architecture. Amédée Ozenfant and the Généalogie of Color in Modern Architecture, Ashgate, 2002, p. 69-74. Pour l’apport décisif de Chevreul aux pratiques de la couleur dans l’art moderne, voir G. Roque, op. cit. 28. Isabelle Kalinowski est en train de travailler à la première traduction française de l’intégralité du Der Stil de Semper. 29. I. Kalinowski, « Peinture murale, plastique et architecture selon Gottfried Semper » dans Eristov Hélène et Monier Florence (éds.), L’héritage germanique dans l’approche du décor antique, Ausonius, 2014, p. 50 et 57. 30. « The polychromy discussion of the 1920s (…) can be traced back to a polychromy dispute around the 1830s, when the colorfulness of ancient architecture became a topic of hot debate. That debate produced a great deal of research and discussion, and continued in various forms until the 1850s, when it inspired the quite remarkable use of color contrasts in Owen Jone’s

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painting scheme for the Crystal Palace. (…) The discussion of architectural polychrome is complex, cumulative and wholly intertwined with the many topics that characterize modernism in architecture : concern with function, mechanization and psychological effect, as well as the broader themes of alienation, demythologization and the emphasis on techniques and progress. No single history can pretend to connect color to all these currents, nor to examine all the elements of continuity and discontinuity between apparently similar color techniques in vastly different historical periods. Nevertheless, the color in modern architecture operates according to a conceptual logic developed over the last two centuries is supported by the continued appeal of the color tactics featured in all those disputes. (…) The belief that the architecture of the avant- garde of the 1920s was largely white has concealed what was in fact a quite vigorous use and discussion of color. The explicitly colorful postmodernism reaction of the 1980s largely reinforced myths about the whiteness of this avant-garde and created an essentially nostalgic picture of nineteenth-century polychromy explorations, imagining them as the final remnant of meaningful traditional practices rather than as a first encounter with the increasingly uncertain conditions of the modern era. Debates about color are an often small element in these larger encounters, but like slips of the tongue or others seemingly minor details, color helps reveal those issues that have been suppressed, allowing architects a more critical insight into their own practices. » W. Braham, op. cit., p. 2-3 et 61-62. 31. Maurice Denis, « Définition du Néo-traditionalisme », Art et Critique, 30 août 1890. 32. I. Kalinowski, art. cit., p. 53-54. 33. Estelle Thibault, « La science du style face au marché du monde. Les leçons de l’Exposition universelle de 1851 » dans Gotffried Semper, Science, Industrie et Art, Paris, Infolio éditions, 2012, p. 12. 34. Ibid., p. 12. 35. Gottfried Semper, Du Style et de l’architecture. Ecrits, 1834-1869, Paris, Editions Parenthèses, 2007, p. 71. 36. Ibid., p. 90. 37. Ibid., p. 92. 38. Ibid., p. 109. 39. Ibid., p. 165. 40. Ibid., p. 152. 41. Joseph Masheck, Le Paradigme du tapis. Prolégomènes critiques à une théorie de la planéité, Genève, Mamco, 2011, p. 58. 42. G. Semper, Du Style et de l’architecture, op. cit., p. 268. 43. Ibid., p. 159. Nathan Schlanger remarque que Leroi-Gourhan fait de même. « Une fois rendus reconnaissables et signifiants par leur “dissection” à la manière de Cuvier, les phénomènes techniques peuvent être compris dans une systématique comparable à celles des êtres animés. » (Nathan Schlanger, « “Suivre les gestes, éclat par éclat”. La chaîne opératoire d’André Leroi- Gourhan », dans Françoise Andouze et Nathan Schlanger (dir.), Autour de l’homme : contexte et actualité d’André leroy-Gourhan, Antibes, Editions APDCA, 2004, p. 7). Il est intéressant de remarquer que le projet de Leroi-Gourhan sur l’étude de la couleur part aussi d’une attention minutieuse aux moyens d’action sur la matière chromatique et au rapport entre le support et la couleur (A. Dubois, « Le geste et la couleur. Leroi-Gourhan, l’anthropologie des techniques et les pratiques de colorisation », art. cit.). 44. G. Semper, Du Style et de l’architecture, op. cit., p. 322. 45. Ibid., p. 327. 46. Ibid., p. 321. 47. Ibid., p. 326. 48. Ibid., p. 328. 49. Ibid., p. 329

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50. Ibid., p. 332. 51. Ibid., p. 333. 52. I. Kalinowski, art. cit., p. 55. 53. Les travaux d’anthropologie de l’art de la Mélanésie ont formulé, depuis les années 1960, quelques hypothèses intéressantes sur le « pouvoir de la couleur » (Forge, Gell, Strathern, Campbell, Revolon…) qu’il conviendrait de développer pour voir s’ils permettent de compléter les hypothèses de Quatremère de Quincy et de Semper. Ce travail est en cours dans le cadre d’une bourse de la fondation Fyssen à University College London. 54. Evert van Staaten, « “La couleur dans l’espace et le temps” de Theo van Doesburg », dans Guigon Emmanuel (dir.), L’Aubette, ou la couleur dans l’architecture, une œuvre de Hans Arp, Sophie Taeuber-Arp et Theo van Doesburg, Strasbourg, Musées de Strasbourg, 2008, p. 114. 55. Mikhaïl Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 468. 56. Lukasz Stanek, Henri Lefebvre on Space. Architecture, Urban Research and the Production of theory, Minneapolis, University Press of Minnesota, 2011. 57. Lukasz Stanek, « A manuscript found in Saragossa. Toward an architecture », dans Henri Lefebvre, Toward an Architecture of Enjoyment, Minneapolis, University Press of Minnesota, 2014, p. XXI. 58. « the images published in Actuel (…) including walking cities by Archigram and inflatable structures by Ant Farm. » 59. Dans Code Couleur, septembre/décembre 2011. 60. Renzo Piano a coloré le Centre Pompidou en collaboration avec l’artiste Jean Dewasne (1921-1999). La maquette avec laquelle Piano a remporté le concours était quasiment blanche. C’est Claude Pompidou qui a insisté pour qu’il y ait une pratique de colorisation forte sur le Centre. « L’histoire du lien entre le Centre Pompidou et la couleur commence dès le projet de construction du bâtiment dans le quartier de Beaubourg. À l’origine de cette initiative, le Président Pompidou organise une consultation auprès de quelques artistes tels que Vasarely ou Agam “afin de susciter de leur part des observations et des avis sur la coloration générale à donner au bâtiment et à son environnement” (Henri Domerg, chargé de mission au secrétariat général de la Présidence de la République, note de décembre 1971). Les solutions envisagées sont tout d’abord le mariage d’un marron et d’un bleu clair, couleurs de la terre et du ciel. Mais, sur la proposition de l’artiste Jean Dewasne et en accord avec les architectes Renzo Piano et Richard Rogers, ce sont finalement les couleurs vives qui sont retenues et intégrées à la maquette définitive en 1973 » lit-on (p. 4) dans le dossier pédagogique du Centre Pompidou Mobile. 61. Henri Lefebvre, Toward an Architecture of Enjoyment, op. cit., p. 152. 62. Lukasz Stanek, « A manuscript found in Saragossa. Toward an architecture », art. cit., p. LX. 63. Henri Lefebvre, La Production de l’espace (1974), Paris, Economica, 2000, p. 242. 64. Retranscription du dialogue entre Patrick Bouchain et Alain Seban dans Pauline Cathala et Nicola Valode, Le Centre Pompidou Mobile, un projet architectural, muséographique et culturel, , consulté le 3 juillet 2012. 65. Patricia Falguières, « Catlin, la peinture et l’“industrie du musée” », Gradhiva 3, 2006, p. 2. 66. A. Dubois, « Couleurs et action politique. Quand peindre la ville c’est agir », art. cit. 67. R. L. Blaszczyk, Color Revolution, op. cit. 68. Ignace Meyerson (dir.), Problèmes de la Couleur, Paris, S.E.V.P.E.N., 1957, p. 362. 69. Le Corbusier cité dans Arthur Ruegg, Le Corbusier, polychromie architecturale. Les claviers de couleur de 1931 et de 1959, Bâle, Londres, Boston et Berlin, Birkhauser Verlag, 1997, p. 95 et 108.

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RÉSUMÉS

À partir d’une étude croisée de la littérature savante sur la polychromie antique et industrielle et de données issues d’une enquête de terrain sur une architecture contemporaine qui prend ses distances avec les couleurs fonctionnelles de l’architecture moderniste, cet article montre qu’une approche ethnographique des pratiques coloristes permet de dégager une historiographie largement sous-évaluée des travaux sur l’art coloriste en architecture moderne. En rendant compte des entretiens que j’ai eus avec Patrick Bouchain et Daniel Buren sur leurs positions théoriques sur la coloration des murs et en confrontant leurs réponses aux théoriciens du XIXe siècle en Europe, j’aborde la délicate question de la coloration du Centre Pompidou Mobile. Relève-t-elle ou non d’une démarche « décorative » ?

Based on a cross-examination of scholarly literature on antique and industrial polychromy and data from a fieldwork about a contemporary architecture that takes its distances from the functional colors of modernist architecture, this paper examines how an ethnographic approach to colorist practices reveals a widely undervalued historiography on colorist art in modern architecture. In reviewing the interviews I had with Patrick Bouchain and Daniel Buren about their ideas about coloring of walls and in comparing their answers to the nineteenth-century european theorists, I address the delicate question of the coloring of the Center Pompidou Mobile. Is it a « decorative » approach ?

INDEX

Keywords : color, polychrome, architecture, decorative art, contemporary art Mots-clés : couleur, polychromie, architecture, art décoratif, art contemporain

AUTEUR

ARNAUD DUBOIS

Arnaud Dubois est docteur en anthropologie sociale de l’EHESS (2014) et diplômé des Beaux-arts de Paris (2008). Il a été chercheur invité au musée du quai Branly (2013-2014) et chargé de recherche au musée des Arts et Métiers (2015-2016). Il est actuellement post-doctorant de la Fondation Fyssen à University College London (2016-2018).

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