Balkanologie Revue d'études pluridisciplinaires

Vol. VII, n° 1 | 2003 Volume VII Numéro 1

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/462 DOI : 10.4000/balkanologie.462 ISSN : 1965-0582

Éditeur Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2003 ISSN : 1279-7952

Référence électronique Balkanologie, Vol. VII, n° 1 | 2003, « Volume VII Numéro 1 » [En ligne], mis en ligne le 19 mai 2008, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/462 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/balkanologie.462

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SOMMAIRE

Dossier : Migrations et diasporas

Migrations et diasporas : les Balkans mobiles Mirjana Morokvašic

Circuler entre Roumanie et Allemagne Les Saxons de Transylvanie, de l'émigration ethnique au va-et-vient Bénédicte Michalon

Les technologies d'information et de communication : support de l'émergence d'une diaspora roumaine ? Mihaela Nedelcu

Quand les migrants balkaniques rencontrent ceux venus du Sud Swanie Potot

Les Albanais des États-Unis face aux conflits balkaniques des années 1990 : recompositions identitaires et passage au politique Nadège Ragaru et Amilda Dymi

Les albanais en Grèce Le rôle des réseaux préexistants Pierre Sintès

Recherches

Entre alliance et crise de confiance : la politique balkanique de la France et son échec (1938-1940) Constantinos Prévélakis

La crise macédonienne (1991-1995) et la question des slavophones en Grèce Athéna Skoulariki

Mythes et réalités de la convergence russo-yougoslave pendant la crise ou Kosovo Jean-Robert Raviot

Une zone de libre-échange dans les Balkans a-t-elle un sens ? Assen Slim

La transition dans les pays balkaniques : les obstacles à la stabilisation macroéconomique Le cas de l'Albanie, de la Bulgarie et de la Roumanie Georges Makris

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Dossier : Migrations et diasporas Special issue : Migrations and diasporas

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Migrations et diasporas : les Balkans mobiles

Mirjana Morokvašic

1 Avec la chute du monde communiste, le paysage migratoire a profondément changé en Europe. Lorsque celle-ci était encore divisée par le rideau de fer, une double dynamique migratoire avait vu le jour : à l'Est, une mobilité réduite essentiellement à l'espace des pays du COMECON, avec, toutefois, des ouvertures vers l'Occident qui variaient d'un pays à l'autre et dont ne bénéficiait pas l'ensemble des populations de ces pays ; à l'Ouest, la mise en place de la “préférence communautaire”1, le recours à la main d'œuvre immigrée originaire du Sud et l'ouverture aux demandeurs d'asile, en particulier ceux en provenance des pays communistes.

2 La fracture européenne avait des traits spécifiques dans les Balkans. La Grèce et la Yougoslavie participaient au système de travail migrant européen dans les années 1960 et 1970 en fournissant plusieurs centaines de milliers et environ un million de “Gastarbeiter” respectivement. Après son accession à la Communauté Européenne, la Grèce connaît une forte migration de retour et devient progressivement un pays d'immigration à son tour, tandis que les migrations de Yougoslavie continuent, même après la suspension des recrutements officiels en 1973, sous forme de regroupements familiaux ou de va-et-vient (les ressortissants yougoslaves pouvaient circuler librement, sans visa). L'Albanie était fermée ; quant à la Roumanie, seules les migrations ethniques et certaines migrations de travail dans le cadre du COMECON et quelques autres pays ont été possibles. Avec ses frontières ouvertes et sa société de consommation la Yougoslavie fut pendant un certain temps “l'Ouest de l'Est” et les Roumains venaient y travailler ou faire du commerce.

3 La nouvelle donne migratoire après 1989 résulte pour une part des recompositions politiques qui se sont produites à l'Est dans des contextes parfois violents. Des migrations de travail se développent également, elles sont de plus en plus souvent de très courte durée, pendulaires et de proximité, régulières ou non. Dans la grande diversité des phénomènes migratoires déclenchés par ou directement liés au lever du rideau de fer, on peut distinguer des phénomènes anciens qui s'amplifient (demandeurs d'asile) ou se transforment (le système de travail migrant), des phénomènes qui sont ou

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paraissent nouveaux à l'Ouest mais qui existaient à l'Est (des “touristes”, des migrations marchandes, des migrations pendulaires) ; des mouvements “ethniques” (rapatriements ou de “retour”) qui ont toujours existé, mais dont l'ampleur et la concentration dans le temps sont exceptionnelles immédiatement après 1989.

4 Le bouleversement des tendances à long terme à la fin des années 1980 et au début des années 1990 est particulièrement marqué dans les Balkans. L'Albanie sort d'une très longue période d'autarcie. Les départs de ses ressortissants vers l'Italie, fortement médiatisés, nourrissent les scénarios catastrophe sur l'invasion de l'Occident par des “pauvres de l'Est”. Ils partent également en Grèce, ensuite dans d'autres pays européens et aux États Unis. Les flux à partir de la Roumanie se diversifient, mais les Roumains attendront 2002 pour pouvoir voyager sans visa dans l'Union européenne. La Grèce a, entre temps, le taux d'immigration le plus élevé d'Europe (près de 10 %), elle a passé des accords avec l'Albanie et la Bulgarie et a procédé à des régularisations afin d'éponger une partie de la migration irrégulière, notamment en provenance d'Albanie.

5 Les territoires yougoslaves, parmi les principaux fournisseurs de main d'oeuvre à l'Europe de l'Ouest, se sont transformés au début des années 1990 en principale source de réfugiés : trois millions de personnes environ ont fui la guerre ou ont été déplacés de force ; on estime qu'un million d'entre eux se trouve toujours à l'étranger, dont un grand nombre de jeunes diplômés et des élites professionnelles. Si certains ont pu rentrer chez eux, comme les Albanais de Kosovo immédiatement après les bombardements de l'OTAN en 19992, la plupart resteront là où ils ont trouvé refuge, c'est-à-dire dans les territoires où ils sont ethniquement majoritaires. Les restes balkaniques de ce que Hannah Arendt appelait “la ceinture des populations mixtes en Europe centrale et orientale” se sont démêlés pour de bon, le “surplus ethnique” a été expulsé ou est parti “volontairement” rejoindre sa majorité dans un nouvel État ou une nouvelle entité territoriale. Par ailleurs, les guerres et les sanctions internationales ont fait fleurir l'économie parallèle, le développement de la migration marchande et des trafics en tout genre dans l'ensemble des Balkans3. L'analyse de l'ensemble de ces mouvements qui ont précédé, accompagné ou qui ont été la conséquence des guerres yougoslaves reste à faire.

6 Les cinq textes réunis dans le dossier Migrations et diasporas ont été présentés aux premières rencontres organisées par l'AFEBALK les 19 et 20 décembre 2002 à Paris. Leurs auteurs sont de jeunes chercheurs, doctorants et post-doctorants, qui éclairent plusieurs facettes du paysage migratoire recomposé en Europe en posant leur regard sur les Balkans, et plus particulièrement sur les migrations roumaine et albanaise : le phénomène de circulation (qu'elle soit sporadique ou, par contre, une véritable “installation dans la mobilité”), les conditions d'émergence de diaspora et “la diasporisation accélérée”, la migration ethnique et la migration de travail, enfin, la migration transfrontalière.

7 Qu'il s'agisse de la diaspora albanaise aux États-Unis (Nadège Ragaru et Amilda Dymi) ou celle des Roumains hautement qualifiés au Canada (Michaela Nedelcu), de la migration des Albanais en Grèce (Pierre Sintès), des Roumains en Espagne (Swanie Potot) ou de la circulation des Saxons entre la Roumanie et l'Allemagne (Bénédicte Michalon), le dénominateur commun est une nouvelle dynamique où les réseaux et la mobilité jouent un très grand rôle dans les stratégies élaborées par des acteurs. Les migrants s'appuient sur des réseaux pour construire leur champ migratoire englobant

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deux ou plusieurs pays où la mobilité et un certain “savoir circuler” sont leur principale ressource.

8 Il arrive que dans ces stratégies individuelles – qui peuvent devenir un bien collectif ultérieurement, partagé par les membres du réseau – les migrants contournent et/ou instrumentalisent les logiques des États comme le font par exemple les Saxons ou encore les Roumains en Andalousie. La recherche d'un statut stable (l'admission en Allemagne pour les premiers, la régularisation en Espagne pour les seconds) n'est pas motivée par le projet d'installation durable, mais par le projet de libre circulation et par la recherche, par ce biais, des meilleures conditions d'accueil et d'emploi. Les réseaux établis par les uns peuvent aussi servir aux autres, surtout aux membres de la même communauté, mais aussi au-delà des cloisonnements ethniques. Ils peuvent, comme dans l'espace transfrontalier épirote, être ravivés, même après une longue coupure de plusieurs décennies.

9 Enfin, en dépit de la coupure de la fin des années 1980, les recherches présentées ici soulignent l'importance de la continuité dans l'expérience migratoire : les migrants cherchent à inscrire leurs pratiques dans le prolongement des migrations antérieures, celles datant de la période communiste ou celles d'avant.

10 Bénédicte Michalon montre comment la catégorisation ethnique des Saxons (ces “Allemands de Roumanie” qui ont adopté relativement récemment la germanité dans leur identification collective) repose sur un mode de pensée binaire et sur l'opposition migration temporaire – migration définitive. Celle-ci cloisonne les acteurs dans une logique de retour vers “la mère patrie” et a, jusqu'à présent, écarté de l'observation leurs autres pratiques migratoires. Dans les faits cependant, l'émigration définitive, de retour, est à l'origine de formes de mobilités diversifiées et notamment de la circulation. On peut donc observer une continuité entre l'installation antérieure des Saxons en Allemagne et leur circulation actuelle. Pour opérer le glissement entre l'émigration définitive, qui fut, d'ailleurs, pour les Saxons, la seule possible sous le régime communiste de Ceausescu, et la circulation, ceux-ci mobilisent l'ethnicité en s'appuyant sur des réseaux préexistants : “L'encadrement législatif de l'émigration définitive est employé de manière inédite par les Saxons, demeurés en Roumanie mais candidats à de cours séjours outre-Rhin (...). En ce sens, la circulation saxonne reste une migration ethnique”.

11 Motivées par des raisons familiales à l'origine, ces migrations sporadiques – on n'observe pas une “installation dans la mobilité” comme dans d'autres migrations post- communistes4 – se transforment en migrations de main d'oeuvre. À ce propos, l'auteur signale un autre glissement (possible) : si la mobilité des Saxons en Allemagne reste certes confinée aux structures réticulaires saxonnes, en Roumanie, elle favorise en revanche la migration économique : des “non Saxons” (Roumains, Tsiganes, Magyars) sont progressivement incorporés dans une mobilité vers l'Allemagne et ailleurs dans l'espace Schengen.

12 C'est ainsi que le savoir et la compétence acquis pour faciliter la circulation sont utilisés par les autres également, à l'instar de ces Roumains adoptant les stratégies chères aux Tsiganes, sans qu'il y ait forcément d'entraide directe entre les groupes5.

13 Les circulations des Roumains entre Téléorman, une région agricole en crise, et l'Andalousie, en quête de main d'oeuvre flexible et bon marché, se situent également dans la continuité des migrations antérieures. En effet, comme l'écrit Swanie Potot, contrairement à d'autres régions roumaines où la population n'a découvert la

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migration internationale qu'avec la chute du communisme, à Téléorman, les allées- venues vers l'Espagne se situent dans le prolongement des pratiques migratoires, notamment celles dans le cadre des accords d'exportation de main d'oeuvre conclus sous Ceausescu entre la Roumanie et certains pays du bloc soviétique et, plus tard, avec la RFA, la Libye, l'Egypte et l'Irak. Se mettre en route pour pallier les difficultés sur place, n'est donc pas nouveau pour la population de cette région, mais fait partie du mode de vie où “chaque famille a l'habitude de voir partir, à intervalle régulier, plusieurs de ses membres durant quelques mois”. Ceux qui s'installent dans la mobilité sont généralement les mêmes qui ont déjà eu l'habitude de migrer au temps de la dictature, qui ont acquis un “savoir circuler”. Surqualifiés, adaptables, peu revendicatifs et peu visibles, ils ont un profil avantageux et sont appréciés en Andalousie, région qui ne cherche pas à faire état de son besoin de travailleurs immigrés.

14 Pierre Sintès s'intéresse au rôle des réseaux transfrontaliers dans la configuration et la dispersion de la migration albanaise en Grèce. On peut faire remonter le potentiel de solidarités à la période d'avant la fermeture de l'Albanie, quand la région était un lieu d'échanges intenses. Malgré la séparation par la frontière et le développement disjoint qu'ont connu les populations de part et d'autre de la frontière, les réseaux préexistants sont ravivés : les hommes – souvent âgés, partant en éclaireurs – empruntent les chemins pris par leurs prédécesseurs il y a une cinquantaine d'année.

15 La plupart de travaux sur les migrations roumaines d'après 1989 portent sur les mobilités irrégulières, la circulation de travailleurs qui sont parfois, certes très qualifiés, mais qui ne trouvent que des emplois précaires et pour qui la migration est une réponse à la crise au pays, une stratégie de survie.

16 Mihaela Nedelcu innove en observant une migration différente. Les Roumains très qualifiés au Canada sont capables de mobiliser un capital social et culturel dès le départ : “Ils ont des compétences facilement négociables sur un marché global toujours à la recherche des talents et des spécialistes”. Ils se mettent en réseau surtout grâce aux nouvelles technologies d'information et de communication, dont ils sont aussi les spécialistes. Non seulement leur profil les distingue de la majorité des migrants actuels de Roumanie, mais leur migration est, selon Nedelcu, de longue durée. Peut-on parler d'une nouvelle diaspora alors que cette migration est relativement récente et comment cette diaspora est-elle organisée ? D'après l'auteur, les jeunes professionnels qu'elle “netnographie”, forts de leurs compétences particulières, notamment dans le domaine de la technologie de l'information, utilisent Internet pour mettre en commun leurs expériences migratoires et pour constituer un “collectif circulatoire”6 qui fédère les “savoir circuler” par l'effet d'émergence d'une mémoire collective de la migration de date récente. En quelque sorte, les nouvelles technologies d'information et de communication, sous certaines conditions, seraient susceptibles d'accélérer la diasporisation des communautés roumaines. Celles-ci entretiennent un nouveau rapport au temps et à l'espace : elles sont plus tournées vers le présent et vers l'avenir que vers le passé et, si Internet joue un rôle d'unificateur de ces populations en dispersion, en les mettant en réseau, il contribue cependant à déterritorialiser leurs pratiques.

17 Sur un autre registre, Nadège Ragaru et Amilda Dymi s'intéressent, elles aussi, à un sujet peu étudié et qui a trait aux diasporas : elles observent les recompositions identitaires chez les Albanais des États-Unis mettant en lumière les conditions

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d'émergence de la diaspora ainsi que son impact dans les prises de positions des États Unis au moment de la crise au Kosovo en 1998-1999. Les auteurs montrent notamment comment les Albanais des États-Unis, peu unis autour d'un projet national, avec des allégeances souvent “régionales” et “micro-communautaires”, trouvent, dans la cause du Kosovo, une force mobilisatrice et unificatrice. Leur influence sur la gestion de la crise, efficace certes, est à mesurer en fonction du contexte américain qui, comme le montrent les auteurs, leur a été particulièrement favorable à une période précise sous l'administration Clinton. À la question sous-jacente à cette analyse, à savoir si la ré- appropriation de l'identité nationale, même si elle passe par une phase de radicalisation ethno-nationaliste, peut être “une ressource au service des projets politiques et sociaux divers” (je rajouterais : autres que le “long distance nationalism”7 belligène), les auteurs répondent par l'affirmative. On est tenté de leur donner raison ; toutefois, il ne faut pas oublier qu'un potentiel du nationalisme radical reste toujours mobilisable quelle que soit la communauté en question.

18 Les auteurs de ce dossier contribuent à renouveler les interrogations sur les pratiques et les expériences migratoires dans le débat actuel sur les migrations transnationales post-communistes qui a d'ailleurs, souvent, contourné les Balkans. Ils insistent sur la complexité des phénomènes observés et mettent en lumière les pratiques occultées dans la production de connaissance sur les migrations, souvent prisonnière des catégorisations existantes. Ils posent la question du sens même de la migration et du retour dans un contexte mondialisé où les schèmes migratoires classiques sont brouillés et les distances banalisées suite aux progrès des transports et des communications. La migration peut ainsi devenir une alternative à l'émigration, une stratégie pour ne pas quitter son pays pour toujours. Le retour, quant à lui, lorsque le départ lui-même n'est pas définitif, comme ce fut impérativement le cas pour les exilés du communisme, n'a également plus le même sens qu'auparavant : étant possible à tout moment, donc comme le départ, il n'est pas envisagé de manière définitive, mais se concrétise dans la mobilité, dans des va-et-vient physiques ou, comme on le verra, virtuels.

19 Sortant des sentiers balisés des études sur la migration et l'intégration, les auteurs, chacun dans son domaine, nous présentent un travail pionnier : ils ont choisi de s'intéresser aux groupes de migrants peu connus, peu étudiés et de taille relativement faible. Ces groupes cependant, à leur tour pionniers et éclaireurs, relient les Balkans à un ailleurs qui leur fut pendant longtemps inaccessible et contribuent ainsi à un processus de normalisation entre des pays ayant eu des échanges réduits pendant la période communiste. Se faisant ils ont un rôle intégrateur et sont au cœur des transformations profondes tant au niveau local et régional qu'au niveau européen et global.

NOTES

1. La libre circulation pour les ressortissants des pays membres de la Communauté Européenne. 2. UNHCR, Kosovo Information Bulletin, août 1999, p.3.

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3. Roux (Michel), “Frontières, territoires et échanges dans les Balkans dans la perspective de l'intégration européenne”, Territoires en mutation, (2), décembre 1997. 4. Voir en particulier : Potot (Swanie), “Les migrants transnationaux : une nouvelle figure sociale en Roumanie”, Revue d'Études Comparatives Est-Ouest, 33 (1), mars 2002 ; Diminescu (Dana), Lagrave (Rosemarie) “Faire une saison. Pour une anthropologie des migrations roumaines”, Migrations Etudes, (91), novembre-décembre ; Morokvašić (Mirjana), “Une migration pendulaire : les Polonais en Allemagne”, Hommes et Migrations, (1155), juin 1992 ; Morokvašić (Mirjana), “La mobilité transnationale comme ressource”, Cultures et Conflits, (33-34), 1999. 5. Potot (Swanie), art.cit., p.162. 6. Tarrius (Alain), “Territoires circulatoires et espaces urbains”, Annales de la recherche urbaine, (59-60), 1993. 7. Sur le “long distance nationalism”, voir Glick-Schiller(Nina), Fouron (Georges E.), Georges Woke up Laughing. Long-Distance Nationalism and the Search for Home, Durham / London : Duke University Press, 2001 ; Anderson (Benedict), Imagined Communities, London : Verso, 1983.

AUTEUR

MIRJANA MOROKVAŠIC Directrice de recherches au LASP (Laboratoire d'analyse des systèmes politiques), CNRS et Université Paris X. ([email protected])

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Circuler entre Roumanie et Allemagne Les Saxons de Transylvanie, de l'émigration ethnique au va-et-vient

Bénédicte Michalon

1 La migration des Saxons de Transylvanie1 vers la République Fédérale d'Allemagne est à appréhender dans le contexte des mouvements migratoires intra-européens issus de la fin des régimes socialistes d'Europe centrale et orientale. Une part importante de ces flux est liée à la dispersion de minorités dites ethniques ou nationales, soutenues et accueillies par des Etats auxquels elles sont rattachées par la nationalité2. Les populations allemandes des P.E.C.O. et de l'ex-Union Soviétique, fortes de plus de trois millions de personnes en 1989, illustrent ce type de migration. Par son code de la citoyenneté qui octroie une large part au droit du sang, l'Allemagne considère les membres de ces collectivités comme ses « descendants », et à ce titre, leur accorde un « droit au retour » : ces migrants sont alors qualifiés de Aussiedler.

2 La Transylvanie accueille une des minorités allemandes les plus anciennes : les mythes fondateurs des Saxons veulent que ceux-ci proviennent d'une migration de colonisation médiévale, inscrite dans le Drang nach Osten. Si la filiation à l'Allemagne pourrait aujourd'hui sembler être une matrice identitaire de premier ordre, les travaux récemment effectués par des historiens saxons démontrent qu'il n'en a pas toujours été ainsi, et que les définitions collectives ont connu des fluctuations au cours des siècles3. Aussi, entre le XVIe siècle et la fin du XVIIe siècle, les élites intellectuelles saxonnes ont élaboré une nouvelle généalogie collective qui en faisait des descendants des Goths et des Géto-Daces4. Par cette nouvelle généalogie occultant le passé migratoire, les Saxons légitimaient leur présence dans la région transylvaine. La création d'une origine locale mythique avait alors pour objectif de faire des Sachsen de « vrais » Transylvains, au même titre que les Magyars et les Szekler. Mais dans les dernières décennies du XVIIe siècle, le processus a été renversé sous l'effet de bouleversements politiques régionaux profonds, et a abouti à un rapprochement progressif des Saxons et des pays allemands. Depuis le milieu du XIXe siècle, l'Allemagne apparaît comme la « mère-patrie » garante de l'identité collective, fondée sur la germanité. Ce changement est expliqué par les historiens comme lié à l'inclusion de la Principauté de Transylvanie à la Monarchie

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hongroise, en 1867. Le Parlement transylvain est alors dissout, dans lequel siégeaient les représentants des Saxons (et des autres populations reconnues dans la Principauté, Magyars et Sicules), de même que la corporation saxonnes5. Ces deux événements passent pour des privations de droits auprès des leaders saxons, de la part des autorités hongroises. Les Sachsen se tournent alors vers les Habsbourg pour obtenir un soutien politique ; de là, ils vont chercher des appuis du côté de l'Empire allemand formé en 18716. Le mythe de l'origine commune germanique est somme toute relativement récent, et essentialise la filiation des Saxons avec l'Allemagne.

3 Le droit au « retour » instauré par le gouvernement de la R.F.A. au lendemain de la seconde guerre mondiale repose sur cette parenté symbolique. C'est en effet après l'arrivée de millions d'Allemands des pays alors placés sous des régimes socialistes que la République Fédérale promulgue en 1953 la « Loi sur les réfugiés et les personnes déplacées », par laquelle l'immigration et le statut de Aussiedler sont définis7.

4 On est amené à se demander, plus de dix ans après le mouvement de départ massif du début des années 1990, si l'émigration sous statut de Aussiedler, tenue pour définitive, est la seule forme de migration pratiquée par les Saxons. Cela revient à s'interroger sur une compréhension de la migration saxonne en termes de migration ethnique, ou de « retour » : est-ce la seule lecture possible ? Nous émettons l'hypothèse que la migration saxonne vers l'Allemagne n'est pas un « retour » : les Saxons ont mis en place des pratiques migratoires variées qui jouent un rôle certain dans la structuration du champ migratoire roumain8. Parmi elles, la circulation migratoire. D'autres phénomènes existent en parallèle à l'émigration définitive ; ils nécessitent un recours à des outils d'analyse différents. Nous verrons dans un premier temps comment les approches en termes de « migration ethnique » ou de « retour », les plus fréquentes pour le cas étudié, cloisonnent l'observation et l'interprétation des faits, et écartent d'autres types de pratiques migratoires de l'analyse. Il apparaîtra ensuite que, si les outils théoriques doivent être élargis, la circulation migratoire saxonne prend toutefois appui sur l'émigration définitive antérieure : l'émigration sous statut de Aussiedler favorise la mise en place de mouvements circulatoires. La circulation instaurée entre Transylvanie et Allemagne décloisonne la migration saxonne, en instaurant des transversalités avec des déplacements de « non-Saxons » à but économique. Ainsi, elle participe à l'organisation du champ migratoire roumain.

Migration ethnique des Aussiedler : une lecture partielle des processus migratoires

5 L'immigration en Allemagne des Saxons, et des Aussiedler dans leur ensemble, est le plus souvent abordée sous le double qualificatif de migration ethnique ou migration de « retour ». Une définition liminaire de ce type de migration permet de mettre en évidence quelques orientations théoriques sous-jacentes9. Si les mots employés sont déjà des théories implicites, les observations et lectures faites en termes de migration ethnique ou de « retour » participent à l'ethnicisation de la migration saxonne et de son analyse. Approcher la migration saxonne par la migration dite ethnique mène à l'intégration des Sachsen dans des catégories ethnicisées et englobantes de migrants : les catégories « Allemands de Roumanie » et « Aussiedler ». L'utilisation de ces deux typologies (migrations et migrants) conduit finalement à écarter des pratiques migratoires autres, élaborées au sein de ces minorités, et observables lors de l'enquête.

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Migrations ethniques ou de « retour » : une définition ethnicisante des formes migratoires

6 Le terme de « migration ethnique » désigne une migration au cours laquelle les processus de catégorisation ethnique interviennent en trois moments10. Ils surviennent en premier lieu dans la zone de départ, sous la forme de conflits ou discriminations interethniques. Ces derniers représentent alors des motifs d'émigration. Les processus de catégorisation ethnique adviennent en second lieu dans la zone d'arrivée : l’« appartenance ethnique » réputée être partagée entre les migrants et la société d'accueil joue comme motif d'immigration. Enfin, la catégorisation ethnique joue dans l'établissement d'une politique migratoire spécifique, construite sur cette ethnicité qu'elle instrumentalise et légitime pour la faire apparaître comme facteur de départ et facteur d'accueil. Etats d'arrivée, mais parfois aussi Etats de départ11, élaborent ces politiques migratoires de l'ethnique. Les travaux produits sur de tels processus incitent à penser que l'ethnicité en devient l'argument central. Ils laissent également supposer que la notion même de « migration ethnique » véhicule une vision ethnicisée et ethnicisante du mouvement migratoire, des migrants, et des espaces concernés. Lire un processus migratoire par la migration ethnique ramène à l'ethnicisation dont migrants, sociétés de départ et d'arrivée, politiques migratoires sont l'objet.

7 La migration de « retour » telle que présentée dans certaines analyses de migrations de minorités donne un sens particulier à l'idée de « retour ». Dans sa signification courante, le retour suppose une fréquentation préalable de l'espace, de la société dans laquelle on « retourne ». Les migrations internationales fournissent de nombreuses illustrations de retours temporaires ou durables, spontanés ou encouragés par les Etats concernés. Or, le terme de « retour » est également employé pour désigner des déplacements qui mettent en contact des populations aux liens paradoxaux : des liens mythifiés, imaginaires bien plus que des liens « concrets » reposant sur des pratiques communes. Le « retour vers la mère-patrie » des Allemands exprime l'idéologie qui le fonde : ils « retournent » dans un pays auquel ils sont considérés comme liés par l'ethnicité, l'ascendance12.

8 Les approches de la migration par l'ethnicité et le « retour » appellent à des commentaires nuancés. Elles intègrent les politiques migratoires. Le cadre politique et juridique est en effet primordial dans la mise en place et le déroulement des migrations, plus encore lorsque celles-ci bénéficient d'une législation propre. Il convient toutefois de ne pas surestimer le rôle de ces politiques : elles doivent être considérées au regard de la capacité d'action des migrants face aux législations sur les migrations, et face aux modalités de leur mise en application par les agents des Etats concernés. Les analyses fondées sur les notions de migrations ethniques et de « retour » attirent en outre l'attention sur les processus d'ethnicisation sous-jacents à certaines formes de migrations.

9 Ces approches relèvent toutefois d'un mode de pensée binaire, et suscitent en cela quelques réserves. Celui-ci repose sur un principe de séparation, qu'il diffuse. La séparation concerne le groupe minoritaire (touché par l'émigration) et la population globale de l'Etat dans lequel il est installé. Elle a pour corollaire l'idée de domination, voire de persécution des minoritaires par les majoritaires. La situation « réelle » peut effectivement être de nature discriminatoire ou répressive. Mais une lecture basée sur

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la séparation est incompatible avec l'idée de l'altérité intrinsèque au lien socio-spatial, et empêche de penser la minorité comme élément (mobile) constitutif de la société environnante13. Les minoritaires demeurent étrangers, extérieurs, voire déviants par rapport aux majoritaires. Un second corollaire de la séparation est le présupposé de la fusion des migrants « ethniques » dans la société d'accueil. Leur « parenté » ethnique doit leur permettre une insertion sans heurt, puisqu'il est « naturel » que les minoritaires « retournent » dans le pays dans lequel la majorité est placée sous la même identification ethnique que la leur. Il y a ici naturalisation du processus d'insertion, en contradiction avec les propos et situations observés par l'empirie. La naturalisation par le raisonnement binaire est également déployée à propos des espaces concernés par la migration. Elle s'exprime par la dissociation des catégories géographiques de l’« ici » et de l’« ailleurs » ou du « là-bas ». Les migrants ethniques quittent définitivement un espace social pour enfin en rejoindre un autre dans lequel il est considéré comme « naturel » qu'ils se retrouvent. Les espaces sont clairement séparés : il y a extranéité, distance des futurs migrants du reste du collectif dans leur espace de départ, alors qu'il y a proximité sociale dans l'espace d'arrivée. La séparation géographique se double d'un jeu sur la distance ou la proximité sociale.

10 Par ailleurs, les lectures par l'ethnicité et le retour mobilisent la théorie migratoire du push and pull. Cette théorie a été élaborée à partir de théories économiques néo- libérales. Elle défend le postulat central selon lequel les migrations doivent répondre à des situations économiques particulières, à la fois dans le pays de départ et dans le pays d'immigration. Elles résultent toujours d'un choix volontaire, élaboré à partir de paramètres économiques. Dans le cas des migrations ethniques, la dimension économique des flux est remplacée par leur dimension ethnique : le choix d'émigrer est réputé se faire sur la base d'intérêts ethniques14. La perspective du push and pull présente trois limites. Elle recèle une surévaluation des capacités de choix individuel des migrants, dont les décisions ne peuvent être dissociées des variables contextuelles et structurelles15. Elle repose en outre sur une approche individuelle de la mobilité. Les logiques collectives sont négligées, alors que l'existence et le fonctionnement de structures sociales telles que les réseaux migratoires attestent de la mesure collective de la mobilité. Enfin, les interprétations par le push and pull sont unidimensionnelles : la migration sera ethnique (dans le cas présent), ou économique (dans la théorie première). Il est pourtant avéré que les migrations résultent en général de la combinaison de paramètres multiples. A l'exception de déplacements forcés, les mobilités peuvent être à la fois économiques, politiques, voire ethniques. Les « retours » de minoritaires doivent être appréhendés dans la variété de leurs causalités.

11 Enfin, migrations ethniques et de « retour » sont trop souvent isolées, dans les analyses, des autres types de flux migratoires. On en fait un phénomène unique. Les travaux sur les mobilités roumaines en attestent : les migrations ethniques sont dissociées des analyses centrés sur les circulations migratoires des Roumains, ou tout du moins, n'en sont pas rapprochées. Des transversalités existent cependant, et certains des questionnements suscités par les circulations récentes semblent propices à un renouvellement des interrogations sur les pratiques des Saxons et autres migrants dits ethniques.

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Des migrants insérés dans une typologie ethnicisée

12 L'enjeu de l'étude réside dans le questionnement des catégories ethniques sous- jacentes à la migration des Saxons entre Transylvanie et Allemagne Fédérale. L'hypothèse est ici avancée que les migrants font eux-mêmes l'objet d'une typologie ethnicisée. Dans de nombreux travaux, l'insertion des Sachsen à la germanité se fait par l'intermédiaire de plusieurs catégories d'analyse (« Aussiedler », « Allemands de Roumanie ») : la germanité serait à géométrie variable, en fonction des thématiques traitées et des objectifs poursuivis. On peut dès lors supposer que l'interprétation en termes de migration ethnique ou de « retour » débouche sur la création ou l'instrumentalisation de catégories germanisées plus englobantes que la catégorie « Saxons ». Ces catégories élargies sont en général admises et employés telles qu'elles. Pourtant, un examen rapide en montre les implications pour la recherche empirique et l'interprétation des données.

13 La catégorie « Allemands de Roumanie » (« Rumäniendeutsche ») est employée à la fois par les autorités allemandes et roumaines. Elle témoigne d'une troncature de la diversité historique régionale.

14 La désignation a été diffusée pendant l'entre-deux guerres, sous l'influence de l'idéologie pro-allemande alors propagée parmi les germanophones de Roumanie. De manière parallèle, elle a été employée par les gouvernants roumains comme catégorie statistique (utilisée notamment dans les recensements de population). Aujourd'hui, le terme d'« Allemands de Roumanie » n'est utilisé, en Roumanie, que pour la représentation politique des germanophones : ils élisent un unique député, et sont représentés par une seule association dite « ethnique », à vocation politique16. Or, elle ne correspond pas aux auto-désignations auxquelles leurs membres ont recours : les appellations historiques régionalisées sont en vigueur (Saxons de Transylvanie, Souabes du Banat, Souabes de Satu Mare17).

15 En République Fédérale, la catégorie « Allemands de Roumanie » est employée pour recenser les Aussiedler immigrants : la Loi est destinée aux ressortissants d'Etats nommés (par exemple la Roumanie), et non à des membres de collectivités régionales. Une telle classification pose un problème d'ordre méthodologique difficile à surmonter : les statistiques de l'immigration des Aussiedler recensent les arrivants en fonction de leur pays de provenance seulement. Il n'existe pas de donnée officielle sur les localités ou régions de départ. Par ailleurs, la publication de données chiffrées à la seule échelle étatique induit souvent à passer les entités régionales sous silence : ceci est problématique, dans la mesure où les définitions endogènes se font en premier lieu au niveau historico-régional. Les typologies utilisées ne correspondant alors pas aux désignations et définitions endogènes. Il y a finalement « étatisation » des groupes migrants à travers ces catégories.

16 La catégorie « Aussiedler » vient pour sa part donner des arguments au mythe du « retour ».

17 Les « Aussiedler » représentent un type d'immigrants défini par la loi qui leur est spécifique, promulguée en 1953. Le substantif même de Aussiedler contient l'idée d'un départ définitif des zones d'origine, par le préfixe aus-. La conception d'une communauté de liens avec l'Allemagne est exprimée par le terme Siedler (colons) : ceux- ci ont émigré de longue date des pays allemands afin de coloniser (au sens de rendre vivables) diverses régions d'Europe centrale et orientale. En réalité, les Aussiedler

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succèdent aux Vertriebenen18 de la fin de la Seconde Guerre mondiale ; ils sont remplacés dès 1993 par les Spätaussiedler19. Les trois substantifs correspondent aux divers statuts des immigrants provenant de minorités allemandes d'Europe centrale, orientale et de l'(ex-) Union Soviétique. Le terme de Aussiedler peut être employé de façon générique pour désigner l'ensemble de ces immigrants réputés membres de la nation allemande, sans prise en considération de leur statut juridique lors de l'arrivée en Allemagne. Dans une telle utilisation, il participe alors d'une d'une mise en catégorie englobante des immigrants : les spécificités historiques et migratoires des entités régionales sont recouvertes par un statut juridique commun. En 1993, un nouveau niveau de différenciation des arrivants est introduit par la révision de la Loi : les immigrants sont désormais qualifiés de Spätaussiedler ; l'idée d'arrêt du flux est ainsi introduite. Les droits attribués en vertu de ce nouveau statut ne sont pas égaux pour tous. De fait, les possibilités d'immigration sont très fortement restreintes pour les ressortissants de tous les P.E.C.O. Seuls les ressortissants d'Etats membres de l'ex-U.R.S.S. ont encore la possibilité d'immigrer en République Fédérale. La Loi différencie donc les membres de minorités allemandes en fonction de leur Etat de provenance. Le ralentissement conséquent des arrivées de ressortissants de P.E.C.O. explique que, dès l'entrée en vigueur de la Loi, la majeure partie d'entre eux provienne de l'ancienne Union Soviétique20. Dès lors, le substantif de Aussiedler devient quasiment synonyme d'Allemands de l'ex-U.R.S.S. Le problème des collectivités régionales se pose pourtant aussi dans ce dernier cas : les Allemands de l'ancienne union Soviétique sont d'ailleurs dénommés « Allemands de Russie » (Ruβilanddeutsche) dans les expressions courantes, écartant ainsi la multiplicité interne au groupe ainsi formé (ménnonites de Sibérie, Allemands de la Volga déportés en Asie centrale, Allemands urbains de Moscou ou Saint-Pétersbourg...). La forte médiatisation de l'immigration des Aussiedler dans les années 1990 s'est traduite par la confusion de ces diverses catégories en une seule, celle de Aussiedler, voire parfois celle de « Russes ».

18 Catégories d'usage courant et catégories d'analyse scientifique finissent par être indifférenciées, sans qu'elles recouvrent le vécu et les pratiques migratoires des individus concernés. Le soubassement juridique et idéologique de cette immigration, qui fait de la germanité un argument central, est à l'origine d'un tel décalage. Allemands de Roumanie ou Aussiedler sont souvent placés au centre de la réflexion, au détriment des identifications endogènes et des pratiques spécifiques élaborées par des individus se considérant avant tout comme saxons. Les pratiques migratoires autres, dont la circulation, sont également écartées de l'analyse alors qu'elles sont observables par l'enquête. Dans les faits, l'émigration définitive sous statut de Aussiedler est à l'origine de formes de mobilités diversifiées.

Une circulation articulée à l'émigration saxonne définitive

19 De nombreux migrants roumains et tsiganes circulent en Europe en marge de la légalité ; en revanche, la mobilité des Saxons de Transylvanie entre Roumanie et Allemagne se situe dans l'espace réglementaire délimité par certaines législations allemandes. Les Saxons restent dans un strict respect des lois mises en place par leur Etat de destination. Néanmoins, la légalité de ces déplacements suscite l'étonnement : loin de se déployer dans un dispositif spécifiquement désigné pour encadrer les aller et

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venues de citoyens roumains, celle-ci use d'un versant méconnu de la gestion par l'Allemagne de l'immigration des Aussiedler. Les Sachsen pratiquant le va-et-vient usent en effet des espaces laissés ouverts par les lois allemandes d'immigration basées sur la germanité. Ainsi, les dispositions juridiques mises en place pour l'immigration saxonne définitive fournissent le cadre juridique d'une forme spécifique de circulation migratoire, ici étudiée. Elle concerne des Saxons non émigrés, vivant encore à tire principal en Roumanie.

Vers des pratiques circulatoires

20 Le travail empirique mené en Transylvanie et en Allemagne21 a débouché sur le constat de l'existence de mouvements de circulation migratoire, pratiqués à la fois par des Saxons installés à titre principal en République Fédérale, d'autres demeurés ou revenus en Roumanie. Ces va-et-vient sont, pour partie au moins, indépendants de la migration ethnique stricto sensu. Une typologie succincte des formes de circulation observées contribue à souligner les enchaînements qui les relient. Elle permet de cerner de plus près les évolutions, les glissements entre migrations ethniques et autres types de flux migratoires, parmi lesquels : • des Saxons ayant participé à la création d'une structure saxonne réticulaire entre Roumanie et République Fédérale, lors de l'émigration définitive vers l'Allemagne. Mise en route à la fin de la deuxième guerre mondiale, à son apogée entre 1990 et 1992 et nettement ralentie depuis, cette émigration définitive a posé les jalons, de par la création de réseaux migratoires, pour la structuration du champ migratoire Roumanie-Allemagne, et pour la diversification des formes de mobilité chez les Saxons22. • les mouvements de va-et-vient de Saxons émigrés, liés au maintien de relations avec les régions et localités d'origine. Avant 1989, ces mouvements étaient peu développés et justifiés essentiellement par l'entraide interne à la communauté. Les entretiens réalisé en Allemagne ont montré qu'il s'agissait surtout de « faire l'initiation » des candidats à l'émigration, en leur exposant les procédures officielles à suivre, mais aussi en élaborant avec eux des stratégies de sortie (légale ou non) de Roumanie, et, par dessus tout, en leur apportant les devises nécessaires à cette fuite. Seuls ceux qui ont pu bénéficier d'un soutien financier extérieur ont pu rétribuer (de façon non officielle) les différents intermédiaires et émigrer avant 1990. Après 1990, ces mouvements se sont accrus au titre des retours estivaux, de la retraite ou de diverses petites affaires, voire pour la récupération des biens perdus lors des expropriations consécutives à l'émigration pendant la période communiste. • la circulation des notables saxons ; elle était ténue avant 1989, et a pu s'étendre après 1990. Son fonctionnement est fondamental pour la compréhension de la réorganisation actuelle de la population saxonne en Roumanie, et ce notamment dans le domaine politique. Des enseignants, des hommes d'Eglise se réinvestissent en Roumanie tout en conservant leurs attaches avec la République Fédérale. Leur action est à prendre en considération, car elle amène à revoir la dissociation souvent faite entre la circulation des élites et celle du reste de la population : dans le cas saxon, on peut émettre l'hypothèse que la circulation des élites contribue à la création de l'espace de légalité de la circulation générale • des Saxons qui vivent en Roumanie au moment de l'enquête, et ont pratiqué au cours des années 1990 plusieurs allers et retours entre la Transylvanie et l'Allemagne. Au cours de ces déplacements, ils ont eu l'opportunité d'exercer une activité professionnelle. Il s'agit d'individus qui, sans pour autant être des émigrés Aussiedler et tout en étant considérés

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comme des « non-migrants » par leurs proches, pratiquent la circulation migratoire. Ce dernier type de migrants circulants est placé au cœur de la réflexion présente.

21 Ces divers flux sont liés les uns aux autres de manière étroite, et il peut sembler artificiel de les séparer par une typologie. La démarche retenue permet néanmoins de mettre en évidence certains processus propres à la circulation des Saxons vivant en Roumanie. Loin de représenter la face « négative » du mouvement des années 1990, ces Saxons de Roumanie interrogent la migration saxonne par ses marges.

Un détournement des lois sur l'immigration définitive en allemagne

22 Dès le 28 juin 1990, la « Loi sur l'accueil des Aussiedler » soumet l'immigration définitive vers l'Allemagne sous statut de Aussiedler à l'obtention préalable du droit à venir s'installer dans le pays23. Ce droit est matérialisé par un « ordre d'admission » (« Aufnahmebescheid »), attribué par l'Office Fédéral allemand d'Administration (Bundesverwaltungsamt, ou BVA) sur la base de la « Loi fédérale sur les réfugiés et les personnes déplacées » de 1953, après que l'une des représentations consulaires allemandes en Roumanie lui a communiqué le dossier, ou que le candidat l'a déposé lui- même auprès de l'Office allemand d'administration. L'examen d'un dossier de candidature à l'ordre d'admission, garant du droit à l'immigration en Allemagne, rend compte de la manière dont l'ethnicité est réifiée par l'administration allemande pour en faire un outil de sa politique24. Ce qui, par rétroaction, en fait un instrument tangible mobilisable par les migrants ou candidats à la migration25. La germanité sert de nœud à l'action des lois allemandes, et à celle des réseaux de migrants saxons.

23 Trois thèmes principaux sont utilisés par l'administration fédérale pour décider si le candidat et sa famille satisfont ou non aux critères d'obtention de l’« ordre d'admission ». Il convient d'éprouver la germanité du candidat, c'est-à-dire d'établir la légitimité de sa requête auprès de l'Etat allemand. Il faut également établir si le candidat a été ou est victime, du fait de sa nationalité, de discriminations dans son pays d'origine. Le statut de Aussiedler est réservé à ceux des membres de minorités allemandes qui sont considérés comme victimes de discriminations liées à leur nationalité au cours du siècle. La loi est à l'origine conçue comme une loi de « réparation » des préjudices subis pendant la seconde guerre mondiale. Sa signification devient tout autre dans le contexte de la circulation. Enfin, l'administration allemande accorde une importance particulière aux possibilités de regroupement familial concernant le candidat en Allemagne. Dans les années 1950, la politique des Aussiedler avait d'ailleurs été mise en place sur le principe du regroupement familial. Cinquante ans plus tard, cette dimension de la migration est toujours centrale. Un rôle central est attribué au paramètre relationnel : l'existence de réseaux familiaux et relationnels entre candidats au départ et émigrés est l'un des arguments mobilisés pour l'attribution de l'ordre d'admission, et par conséquent, du droit à immigrer en République Fédérale. Le fonctionnement des réseaux relationnels se trouve de ce fait alimenté par le contexte juridique mobilisé, certes dans un sens inédit, par les migrants. La prédominance de la langue comme paramètre de catégorisation ethnique apparaît, lors d'un test de langue réalisé par l'autorité consulaire après examen du dossier écrit. Ce sera le critère discriminant de reconnaissance ou non de la Deutschvolkszugehörigkeit du candidat, de son

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« appartenance au peuple allemand ». Dans ce cadre c'est la langue qui, en dernière instance, fait l’« ethnique allemand ».

24 Les changements politiques de la fin des années 1980 se sont traduits par une émigration saxonne massive ; celle-ci s'est doublée de l'accès de la majorité des Sachsen installés en Roumanie au précieux « Aufnahmebescheid » (« ordre d'admission ») délivré par la République Fédérale. La quasi-totalité des interlocuteurs saxons rencontrés en Roumanie détient le document : bien que n'ayant pas mis à profit la possession du droit d'immigrer en R.F.A., les Saxons demeurés en Transylvanie sont reconnus de manière officielle comme membres de la nation allemande, et comme de potentiels Aussiedler. Les propos d'Ana pendant l'été 2001 à Mãlâncrav, sont éloquents : elle-même et ses enfants détiennent l’« ordre d'admission » depuis 1993, car, dit-elle, « lorsque tu as les papiers, tu peux partir n'importe quand ». Elle précise toutefois ne jamais avoir eu l'intention de quitter la Roumanie. Ce constat est également surprenant quant aux possibilités ainsi offertes à ces Saxons non émigrés mais détenteurs du droit d'entrer en Allemagne. La possession de l’« ordre d'admission » leur ouvre en effet des voies simplifiées pour l'accès aux visas touristiques. Le fait est fondamental pour la compréhension de la mise en place de phénomènes de circulation entre les deux pays. L'installation des Saxons dans la mobilité repose sur cette opportunité. Les cadres législatifs du flux de Aussiedler sont donc aussi, sous un autre angle, ceux du va-et-vient. Lois et réseaux migratoires se croisent à nouveau autour de l'ethnicité. La mise en lumière de ce versant peu connu de la politique allemande vis-à-vis des membres des minorités saxonne et souabes de Roumanie attire en outre l'attention sur les spécificités de son mode d'application. Une convergence peut être observée à ce niveau entre la politique des autorités allemandes et l'action menée par l'instance politique représentative des minorités germaniques du pays, le Forum Démocratique des Allemands de Roumanie, dont l'intervention va incarner le second niveau de rencontre des lois et réseaux autour de la germanité. La position prédominante du Forum auprès des minorités allemandes de Roumanie s'est traduite par la mise en place, dans les centres régionaux et dans certaines antennes urbaines, de services spécialisés dans les demandes de visa pour l'Allemagne. Si le Forum n'a aucune fonction décisive à jouer dans leur attribution, le fait d'être ou non adhérant du Forum va, au bout du compte, devenir un paramètre fondamental dans l'accès au visa pour l'Allemagne26. Car les adhérents du Forum détenteurs de l'ordre d'admission ne sont pas soumis à l'obligation, durcie au cours des années 1990, d'obtenir une invitation d'un citoyen allemand. L'un des principaux obstacles rencontrés par les Roumains jusqu'en 2002 dans les demandes de visa est ainsi levé27.

25 L'engagement du Forum dans les procédures de demande de visa pour l'Allemagne témoigne des efforts faits, au cours des dernières années, pour l'octroi d'une position sociale aux pratiquants du va-et-vient. Par l'intermédiaire du Forum, un espace de reconnaissance officielle est attribué à ces derniers et le gouvernement allemand leur reconnaît une position particulière au sein de la société roumaine. Pourtant, les procédures décrites ci-dessus, participant à la visibilisation des phénomènes de circulation, peuvent susciter quelque étonnement quant à la représentativité de l'institution du Forum, avec lequel les autorités allemandes ont noué des liens de nature politique. Le rôle de l'association, dont les efforts visent officiellement à améliorer les conditions de vie en Roumanie, est finalement souvent réduit, aux yeux d'une partie ses adhérents, à la position d'intermédiaire entre la population de nationalité allemande et les consulats de la République Fédérale. Alors que le Forum est

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a priori totalement extérieur à l'application de la politique des Aussiedler, il participe de manière active au mouvement d'extension, de renforcement des réseaux migratoires saxons, et à leur positionnement au sein de la société roumaine.

26 Dix ans après le mouvement massif de départ vers l'Allemagne, les Saxons non émigrés, en général considérés comme sédentaires, peuvent « entrer » en circulation grâce à un recours inédit aux lois sur l'immigration définitive et aux appuis fournis par les émigrés. Ceci démontre qu'une migration, irrégulière dans son évolution et supposée définitive, peut déboucher sur le maintien de relations avec le pays d'origine et, partant, créer d'autres déplacements. Cette évolution a été renforcée par le durcissement des conditions d'accueil en R.F.A. au cours des années 1990 : si le flux d'immigration est quasiment tari, il semble être peu à peu remplacé par de nouvelles formes de mobilité. Citoyens roumains, les Saxons du va-et-vient savent tirer profit des statuts définis par l'Allemagne sur le prétexte de la germanité. En revanche, il n'existe pas de loi explicitement dédiée à la circulation et à l'embauche en République Fédérale de membres de minorités allemandes. Le développement de ces mouvements d'aller- retour entre les deux pays, de par ses modalités et ses formes, pousse à interroger sa participation à la structuration du champ migratoire roumain. La circulation est l'occasion d'une ouverture de la migration saxonne à des migrants autres que saxons.

Migrations ethnique et de travail temporaire : une mobilité intermédiaire

27 La croissance de la circulation migratoire saxonne est d'autant plus saillante que l'histoire des Saxons est marquée, depuis le Moyen Age, par une certaine sédentarité, et ceci à l'opposé de groupes roumains migrants connaissant de longues traditions de mobilités internes ou internationales28. L'émigration de masse vers la République Fédérale, depuis le milieu du vingtième siècle, ne répond pas à des pratiques anciennes. Le mouvement de départ amorcé au lendemain de la seconde guerre mondiale fait figure de bouleversement en matière de mobilité. Le bouleversement est certes produit par les nombreux Saxons accueillis en Allemagne sous le statut de Aussiedler, qui ont construit une structure réticulaire efficace entre leur région de départ et leurs zones d'installation. Il est aussi celui des Saxons entrés en migration de fraîche date qui, grâce à ces réseaux transnationaux, peuvent élaborer des stratégies migratoires novatrices. Les parcours des Saxons de Mãlâncrav installés dans la mobilité sont à cet égard éloquents. Les formes de la circulation témoignent de l'imbrication des migrations ethniques aux migrations de main-d'œuvre : elles demeurent fortement encadré par les réseaux migratoires saxons établis entre Transylvanie et Allemagne. Mais elles créent des déplacements à but professionnel de « non-Saxons » : les frontières de l'altérité sont dépassées dans le mouvement migratoire.

Circuler pour maintenir la cohésion familiale

28 Le départ de la majeure partie de la population saxonne vers l'Allemagne au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle occasionne une réorganisation de la société saxonne autour de deux espaces disjoints. Dans les entretiens réalisés à Mãlâncrav, la sphère familiale est présentée comme le premier niveau de négociation ou renégociation des positionnements sociaux : les soixante-dix familles saxonnes

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aujourd'hui dans le village29 font toutes l'expérience de la distance, à l'exception d'une seule dont tous les membres se trouvent aujourd'hui encore en Roumanie. Loin des arguments fondés sur des références ethniques et avancées par les Aussiedler, loin des arguments économiques souvent utilisés en situation de circulation migratoire, les Saxons du va-et-vient font référence à la famille et à son évolution dans la distance comme source de l'établissement dans le mouvement. La famille devient le principal motif de justification du va-et-vient.

29 La cohésion familiale est maintenue à travers deux modes de mobilisation collective. En premier lieu, les fêtes telles que mariage, baptêmes, anniversaires, sont le plus fréquemment organisées en République Fédérale alors qu'elles pourraient avoir lieu « au pays ». C'est dans le pays d'installation que l'on se retrouve, et ceci en dépit des difficultés financières rencontrées par les Saxons vivant en Roumanie. Le coût du voyage n'apparaît pas comme un obstacle insurmontable : les membres de la famille installés en Allemagne peuvent le cas échéant le prendre en charge. L'aspect central de ces réunions semble être la venue des non émigrés dans le pays d'installation de leurs proches. Ainsi, le premier séjour en République Fédérale a-t-il le plus souvent lieu dans le cadre de ces retrouvailles familiales. Maria, l'une des institutrices germanophones du village, et son père initié à un va-et-vient régulier, s'y rendent tous deux pour la première fois en 1992, à l'occasion du baptême de leur nièce et petite-fille. Les implications de ce voyage dépassent de loin ce qu'ils ont prévu, puisque c'est à cette occasion qu'ils ont l'opportunité d'exercer un travail temporaire. En second lieu, l'entraide fournie à l'intérieur de la sphère familiale constitue une autre forme de regroupement outre-Rhin, et devient une motivation supplémentaire à l'entrée dans la mobilité. Cette entraide a souvent lieu lorsque les émigrés se lancent dans la construction d'une maison : appel est alors fait aux proches résidant en Roumanie. Ce mode d'organisation attire lui aussi l'attention : les Saxons installés en Allemagne seraient suffisamment nombreux, et suffisamment proches sur le plan géographique, pour subvenir à ces besoins. Il est de coutume de ne pas rémunérer les parents qui vivent en Allemagne, alors que les proches venant de Roumanie reçoivent une petite rémunération pour leur aide. Il y a là une forme particulière de remise ; le gain d'argent, en réalité souvent réduit, paraît être un prétexte à cette entraide. On peut supposer que l'expérience de la migration, qu'elle soit durable ou temporaire, doit être partagée par tous. Elle deviendrait par ce moyen l'élément qui lierait à nouveau ceux qui ont tout quitté quelques années auparavant, et ceux qui ont choisi de ne pas émigrer. Elle deviendrait une nouvelle forme de solidarité de l'entre-deux. Il serait alors nécessaire que le plus grand nombre l'ait pratiquée, vécue, et que le plus grand nombre ait connaissance de cette pratique commune, pour qu'elle puisse être intégrée aux références partagées, et ne plus être un facteur de distanciation entre la Transylvanie d'origine et les régions d'implantation en Allemagne. Dans une société où la majorité a « franchi le pas » dans l'urgence du début de la décennie 1990, les individus qui n'ont pas suivi cette voie doivent vivre l'expérience, ne serait-ce que de façon temporaire, pour être reconsidérés. La cohésion familiale peut être réaffirmée quant le fait migratoire est commun au plus grand nombre. Le soutien apporté par les réseaux de migrants apparaît dans le fonctionnement même de la circulation.

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Une circulation sous-tendue par les réseaux migratoires saxons

30 Les modalités de genèse de la circulation saxonne se positionnent dans le prolongement non pas d'une tradition de mouvement pour la recherche d'activités économiques, mais dans la continuation de l'émigration massive vers l'Allemagne, justifiée par un recours à une supposée filiation historique. Les répercussions consistent en un strict encadrement du fonctionnement même de cette circulation. Par ce partage de la mobilité, les Saxons de Roumanie peuvent légitimement utiliser les ressources des réseaux migratoires à des fins autres que familiales.

31 Les aller et retour de Saxons entre la Transylvanie et l'Allemagne ont pour effet initial un mode d'intégration particulier des Sachsen migrants dans le marché du travail en République Fédérale. Car ceux qui circulent veulent présenter leur accès aux activités professionnelles comme quelque chose de non recherché, voire d'accidentel. Maria a eu une seule occasion d'exercer une activité rémunérée lors d'une visite familiale ; elle l'explique ainsi : « je n'y avais même pas pensé. Je suis venue au baptême, la belle-mère de ma sœur a parlé de son travail, mon frère lui a posé des tas de questions30, et elle m'a dit : tu voudrais, toi, peut-être ? J'ai répondu : si je peux, pourquoi pas ? Alors elle a ajouté : je vais demander, ce sont des gens comme il faut, je leur demande. Elle a demandé, et je crois que dès le soir suivant ils ont appelé pour que je vienne... C'était drôle ! ». L'accès à l'emploi est une chance donnée par ceux qui vivent en Allemagne. Les réseaux saxons en sont l'unique porte d'entrée.

32 Le contrôle de l'accès à l'emploi oriente de manière décisive les parcours des Sachsen circulant vers certaines branches d'activité. Les occupations exercées par les migrants de Mãlâncrav sont de deux types. D'une part, ces migrants sont orientés vers de petites entreprises ; elles peuvent être dirigées par des Saxons, ou par des Allemands31. Dans le second cas de figure, un ou plusieurs Saxons en relation avec le candidat à l'embauche (venu de Roumanie) y travaillent. Par conséquent, et ce y compris lorsque l'entreprise n'est à l'origine pas inclue dans le réseau car non dirigée par un Saxon, les dynamiques relationnelles finissent par l'y introduire au moyen de l'engagement de Saxons pratiquant le va-et-vient. Des entreprises « autochtones » soutiennent la migration circulatoire saxonne. Les Sachsen y sont employés parfois sur contrat, parfois sans contrat ; mais ceci n'est pas nécessairement lié au fait que le directeur soit lui-même saxon. De manière assez classique en migration, les secteurs d'activité connaissent une différenciation nette par sexe : les hommes sont employés dans leur très grande majorité dans le bâtiment, quelques-uns ayant également eu l'opportunité de travailler dans des entreprises automobiles. Les femmes, peu nombreuses parmi les personnes interrogées, ont exercé dans le secteur du textile. D'autre part, de menus travaux sont réalisés pour des particuliers : jardinage, gardiennage, réparations en tous genres en fonction des compétences de chacun, voire travaux agricoles. Il s'agit alors de diversifier la source principale de revenus que constitue le salaire versé par l'entreprise : en règle générale, la durée des menus travaux n'excède pas quelques heures ou quelques jours, mais elle suffit à rentabiliser les séjours en Allemagne. L'accès à ces travaux demeure garanti par les Saxons vivant en République Fédérale : les employeurs peuvent être eux-mêmes saxons, membres de la famille proche ou élargie, du même village. Ils peuvent également être des Allemands en relation avec les Saxons : voisins, collègues de travail ou parfois employeurs, ils contribuent au

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fonctionnement et au développement des réseaux de migrants saxons entre les deux pays.

33 L'encadrement de la circulation par les réseaux saxonnes peut faciliter l'accès à l'emploi temporaire ; en revanche, il rigidifie le va-et-vient, et ce par différents moyens.

34 Le va-et-vient pratiqué par les Sachsen de Roumanie est en premier lieu centré de façon exclusive sur les régions voire sur les localités d'installation de leurs proches en République Fédérale (la Bavière et le Bade-Wurtemberg). La polarisation géographique des flux est telle qu'elle semble aller à l'encontre d'un possible élargissement spatial de ces pratiques migratoires : les Saxons se dirigent uniquement vers ces centres de gravité, et ne s'en éloignent pas. Ce phénomène souligne à nouveau la singularité de la circulation développée au sein des réseaux saxons. A l'opposé des mouvements déployés par les Roumains et Tsiganes, qui ont peu à peu investi l'Europe au gré des opportunités ou obstacles rencontrés, les Sachsen restent à l'intérieur des frontières spatiales définies par les relations entre Saxons Aussiedler et « non migrants » de Roumanie.

35 L'accès à l'emploi semble en outre entièrement reposer sur la capacité ou la volonté des émigrés à aider leurs proches ou non. A maintes reprises, les propos des interlocuteurs ont souligné cette dépendance vis-à-vis de l'entraide communautaire. Maria, dont trois frères et sœurs vivent en Allemagne, expose en détail leurs professions afin de démontrer qu'il leur est impossible de lui trouver une activité temporaire en Allemagne ; il en va de même pour son époux. Elle détaille également les parcours de deux jeunes hommes du village qui pratiquent une circulation bi-annuelle, et ce depuis le début des années 1990 : « Gerhard a travaillé chez son frère, qui était employé dans une entreprise de boissons ; quand son collègue était en congé, Gerhard allait l'aider. Mais maintenant ça ne marche plus, ça dépend vraiment de ce que font les proches. C'est la même chose pour Ernst, qui a plusieurs frères ; ils ne travaillent pas dans des bureaux, eux ! ». Harald appuie ce point de vue : il souhaiterait pouvoir à nouveau être employé en Allemagne, où il a beaucoup apprécié les conditions de travail. Son épouse, qui assiste à l'entretien, s'empresse de préciser que cela dépend de ce que son frère lui trouvera. La polarisation géographique est doublée d'une polarisation professionnelle de la circulation saxonne : celle-ci demeure dans les limites préétablies par les membres du réseau.

36 Le contrôle de la mobilité par les réseaux de migrants vient enfin influer sur l'élaboration du projet de circulation en lui-même. En conséquence de la polarisation socio-spatiale des va-et-vient, ces projets paraissent finalement très flous. Aucun retour en Roumanie ne s'accompagne d'un réel projet de nouveau départ : si celui-ci dépend des emplois trouvés ou non par les proches installés en Allemagne, alors les candidats à la circulation ont tendance à ne pas élargir leurs stratégies, et à se reposer sur les potentiels développés au sein des réseaux de migrants. En outre, cette mobilité ne semble pas s'accompagner d'un projet d'émigration définitive : les Sachsen pratiquant l'aller-retour n'explorent pas les possibilités d'installation durable dans la société allemande, et ceci en dépit du fait qu'ils ont en général le droit, grâce à l'ordre d'admission, d'être reconnus comme Aussiedler. L'incertitude est généralisée quant à la longévité de la circulation : rien ne semble être prévu ni assuré aux yeux de ceux qui circulent. Le fort encadrement des réseaux saxons semble en être la cause. Pourtant, l'existence de ces mêmes réseaux est une source d'ouverture en Roumanie : des « non-

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Saxons » sont progressivement incorporés aux déplacements encadrés par des migrants saxons.

Dépasser les catégories ethnicisées grâce à la circulation de main- d'œuvre

37 Si les déplacements ne semblent pas être accompagnés de réels projets d'installation durable dans le va-et-vient, ils peuvent révéler certaines capacités d'innovation à l'intérieur des réseaux migratoires, en Roumanie. En effet, les périodes de retour en Transylvanie s'accompagnent d'un élargissement de l'action des réseaux saxons. Ils servent de matrice à d'autres types de flux migratoires partant de Roumanie, et qui pourraient a priori être considérés comme dissociés de la migration saxonne. A travers la circulation de main-d'œuvre, les catégories ethniques sont dépassées par étapes successives.

38 L'élargissement du rayon de fonctionnement des réseaux saxons est mis en avant par quelques parcours individuels observés à Mãlâncrav, et dans d'autres villages dans lesquels des Sachsen pratiquent le va-et-vient ou le recrutement de travailleurs pour des entreprises implantées en République Fédérale. L'histoire personnelle de Walter, un habitant de Mãlâncrav, est narrée de manière précise. Alors que nous nous étions rencontrés à plusieurs reprises déjà et bien qu'il ait souvent exprimé ses opinions sur tel ou tel aspect de la vie en Allemagne, il n'avait jamais abordé ses séjours de travail dans le pays où vivent trois de ses quatre enfants. C'est son unique fille demeurée en Transylvanie qui nous apprend que, à l'instar d'autres hommes saxons, il pratique des aller-retour fréquents, et ce dans des buts professionnels. L'épisode ici relaté ne se situe pas au début de son itinéraire de migrant, mais au milieu des années 1990. Après avoir effectué quelques séjours en Allemagne, au cours desquels il travaille dans l'entreprise du fils de l'un de ses cousins, il est contacté par un entrepreneur saxon, et ce par l'intermédiaire d'une amie de sa fille. Natif de Sighisoara, l'entrepreneur est implanté depuis plusieurs années à Nuremberg ; il a ouvert une succursale à Bucarest au cours des années 1990, et recrute ainsi des travailleurs de Roumanie. Le cheminement d'un autre villageois, Friedrich, met en lumière d'autres modalités du recrutement par des intermédiaires32. Friedrich a déjà travaillé à plusieurs reprises en Allemagne, mais chez des proches et sans contrat de travail. C'est lors d'un séjour que l'un de ses cousins lui trouve un emploi dans une entreprise « étrangère » (c'est-à-dire : allemande en Allemagne). Quelques mois après son retour en Roumanie, la direction de cette entreprise le contacte pour un nouveau contrat de travail : « un jour, une lettre est arrivée de Bucarest, et la période d'emploi y était déjà indiquée. Tout d'un coup, monsieur X. de Zagãr, nous a fait savoir qu'il fallait aller le voir et amener de l'argent, car il avait ramené les contrats et je ne sais plus quoi d'autre de Bucarest ». Connaissent-ils alors ce monsieur X, qui joue le rôle d'intermédiaire entre entreprises et travailleurs ? « Non, nous avons seulement entendu dire qu'il s'occupe de ce genre de choses et qu'il aide un peu les gens. (...) Ça veut dire qu'il se renseigne dans la région. Mon mari n'a eu qu'à faire faire le visa à Sibiu ».

39 Ces deux parcours migratoires rendent compte de la diversité des formes de mobilité pratiquées par un même individu. Les premiers déplacements se font dans le cadre des réseaux familiaux ou saxons. Les épisodes postérieurs mettent en lumière les transversalités peu à peu instaurées avec d'autres types de flux migratoires.

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L'intervention d'entrepreneurs ou d'intermédiaires dans les recrutements, désormais organisés dès la Roumanie (et non après l'arrivée en Allemagne), laisse à penser que les Saxons concernés se situent dans ce qui pourrait être considéré comme des migrations de main-d'œuvre. La Roumanie et la République Fédérale ont signé en 2000 des accords sur les recrutements de travailleurs roumains par des entreprises allemandes : les parcours de Walter et Friedrich s'intègrent désormais dans ce cadre, qui définit une nouvelle catégorie de Gastarbeiter. Recrutés sur contrat, ceux-ci ont droit à des périodes limitées de travail en Allemagne (trois mois le plus souvent). Le processus montre que, en dépit de contextes législatifs assez rigides, les migrants citoyens roumains, de nationalité roumaine, saxonne ou autre, peuvent naviguer entre différents types de mobilités, et ainsi contribuer à remettre en question les catégories d'analyse préétablies. Une dissolution des frontières entre les diverses migrations peut être relevée. Dix ans après l'émigration de dizaines de milliers de Saxons vers l'Allemagne, les phénomènes de circulation incitent à réfléchir sur les typologies de migrants ou de formes de migrations, afin de rendre les fluidités de parcours qui savent user à la fois de la migration ethnique et de la migration de main d'œuvre, toutes deux régies par des législations distinctes. Les formes de mobilité qui en résultent démontrent que, en dépit du cadre rigoureux que constituent les réseaux saxons et de leurs effets sur la structuration socio-spatiale du va-et-vient, les migrants possèdent la capacité d'innover et d'investir des espaces parallèles.

40 Au cours d'un séjour de Walter en Allemagne en 1992, le fils d'un cousins lui propose de travailler dans son entreprise de construction en bâtiment située à Pforzheim. Walter remplit pour cela les démarches administratives nécessaires, et obtient une autorisation de travail d'une durée de trois mois. Pendant cette période, sept Roumains de Vâlcea travaillent dans son entreprise : le patron, fils du cousin de Walter, les a recrutés par l'intermédiaire de « connaissances » qu'il a à Vâlcea. Cet élément apparaît ici pour la première fois dans un parcours circulatoire : outre les proches saxons, des travailleurs roumains sont embauchés par des entrepreneurs saxons installés en Allemagne. Les relations que ces derniers maintiennent avec la Roumanie, dont ils ont émigré à des dates plus ou moins anciennes, ne se limitent manifestement pas aux liens personnels les reliant surtout à la Transylvanie méridionale. Tout en mobilisant les réseaux saxons centrés sur cette région, ils peuvent faire intervenir des réseaux autres, plus anciens, et élargir leurs recrutements à des citoyens roumains non saxons (le plus souvent roumains de nationalité, mais aussi tsiganes et magyars), venus de régions « roumaines » (Valachie et Moldavie). Il y a là une liaison à examiner. Dans le cours de son récit, Walter s'attarde cependant sur la manière dont les uns et les autres sont rémunérés par le fils du cousin : « à moi, il m'a dit : je te donne dix marks de l'heure ; au Roumain, il n'a donné que sept marks et il a dit : je ne peux pas te donner dix marks. Le Roumain était content, je te le dis franchement ! (...) C'est pour ça qu'il recrute des Roumains : il a pu construire plus avec eux parce qu'il les paye peu ; aux Allemands, tu dois donner vingt cinq marks de l'heure ! ». En dépit de l'élargissement des recrutements aux Roumains, le paramètre Saxon ou « non Saxon » est pris en considération ; il est traduit dans les conditions de rémunération.

41 Les contacts que les Sachsen pratiquant le va-et-vient établissent avec la société allemande se font de façon presque exclusive par le travail. Si l'on en juge par les difficultés rencontrées lors des entretiens pour obtenir des informations détaillées sur le sujet, il semble que cet aspect des séjours en Allemagne soit à nouveau strictement contrôlé par l'entourage, ayant en amont conditionné l'accès à l'emploi. Les Roumains

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recrutés sous contrat sont également placés sous ce contrôle. Ceci contribue à renforcer les interdépendances créées entre Saxons d'Allemagne, Saxons de Transylvanie et Roumains, et ce par rapport à la société allemande dans laquelle ils effectuent un séjour plus ou moins durable. Les Saxons installés en République Fédérale, en premier lieu, ont la capacité de fournir un accès à l'emploi (et donc à des revenus complémentaires) à des ressortissants roumains, quelle que soit leur nationalité. Par cette position de fournisseurs d'accès à l'emploi, ils instaurent donc une certaine dépendance auprès de ceux qu'ils aident, à trouver un emploi ou un employé. Ce mode de création de solidarités et de reconnaissances suit plusieurs cercles concentriques : les Sachsen circulants y prennent place, en seconde position. Ils s'appuient d'une part sur les réseaux saxons pour accéder au monde du travail en Allemagne, et contribuent de ce fait au positionnement spécifique des Aussiedler saxons dans la société allemande (et dans les structures réticulaires saxonnes). Mais ils parviennent en outre à se positionner comme intermédiaires entre ces Saxons émigrés et les travailleurs roumains qui vont être recrutés sur contrat. Enfin, ces travailleurs roumains apparaissent par cet emboîtement de solidarités plus légitimes et plus respectables que leurs concitoyens ayant appuyé leurs pratiques circulatoires sur le contournement des dispositifs législatifs. Un jeu à trois partenaires peut être observé, dans lequel chacun construit sa crédibilité en même temps qu'il construit celle de ses vis-à-vis. Une spirale se forme, dans laquelle différentes migrations, qui paraissent à première vue dissociées, se légitiment mutuellement auprès de la société qui les reçoit. Ce jeu n'est pourtant acceptable que dans la mesure où il demeure temporaire : son bon fonctionnement semble conditionné par l'absence de projet d'installation des migrants circulants en République Fédérale. Les solidarités ainsi nouées sont régies par des accords tacites ; ceux-ci maintiennent la temporanéité de la circulation.

42 L'examen des modalités d'entrée, d'installation et d'évolution de la circulation saxonne a mis en relief le rôle central qu'y détiennent les réseaux de migrants établis entre Transylvanie et Allemagne, lors de l'émigration sous statut de Aussiedler. Le phénomène est l'inverse de celui observé chez les Roumains (ou d'autres groupes migrants en provenance de P.E.C.O.) : l'émigration définitive est antérieure à l'entrée dans le va-et- vient. Les mouvements circulatoires demeurent dépendants de l'émigration définitive, et ce en deux moments principaux. L'entrée dans la circulation est le plus souvent justifiée par des arguments de nature familiale ou interpersonnelle ; les arguments économiques sont passés sous silence. Par la suite, le déroulement des aller et retour est fortement encadré par les réseaux de migrants saxons : l'accès à l'emploi et la sélection des migrants circulants saxons reposent sur les relations établies entre la zone de départ et les espaces d'installation en Allemagne. Toutefois, l'action déterminante des structures réticulaires saxonnes ne débouche pas sur un cloisonnement ethnique accru, entre Saxons et « non-Saxons ». Par le biais des migrations temporaires de travail, des relations sont nouées avec des candidats à la migration roumains, tsiganes ou magyars. De par leurs pratiques circulatoires, des Saxons participent à l'entrée de ressortissants roumains dans le va-et-vient entre la Roumanie et l'espace Schengen.

43 Les migrations contemporaines des Saxons de Transylvanie sont-elles limitées à l'émigration définitive vers l'Allemagne sous statut de Aussiedler ? Ne consistent-elles qu'en des migrations ethniques ? La prédominance de la composante ethnique dans de nombreuses analyses des migrations saxonnes peut être expliquée par le fait que les outils théoriques mobilisés véhiculent une vision ethnicisante et ethnicisée de ces

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mobilités. Les typologies des formes migratoires et des migrants alors usitées font de l'ethnicité le cœur de l'analyse. D'autres pratiques pourtant observables sur le terrain sont de ce fait passées sous silence. La circulation migratoire est développée entre Transylvanie et Allemagne, après 1989, grâce à l'installation antérieure de nombreux Saxons en République fédérale. L'ouverture du regard suscitée par de telles observations est « facilitée » par l'existence de continuités entre l'émigration saxonne dite définitive, et les pratiques circulatoires post-communistes, identifiables à la fois en Roumanie et en Allemagne. L'encadrement législatif de l'émigration définitive est employé de manière inédite par les Saxons, demeurés en Roumanie mais candidats à de courts séjours outre-Rhin. Les lois destinées aux Aussiedler servent finalement les diverses formes de migration. Il n'existe pas d'encadrement législatif destiné à favoriser les aller et retour de membres de minorités allemandes d'Europe centre- orientale. En ce sens, la circulation saxonne reste une migration ethnique. Son organisation concrète témoigne des interdépendances nouées entre Saxons installés en Allemagne à titre principal et migrants potentiels de Transylvanie. L'entrée dans la circulation repose sur des arguments de type familial ou interpersonnel. L'encadrement par les réseaux migratoires saxons est manifeste dès les premières étapes du va-et-vient, puis dans le déroulement des faits. Accès à l'emploi et sélection des migrants reposent sur les contacts maintenus avec les proches émigrés. En Allemagne, la mobilité temporaire saxonne ne rayonne pas au delà des structures réticulaires saxonnes. Mais le dépassement est possible et effectif en Roumanie. Par la migration de main-d'œuvre, des Saxons favorisent la mobilité de Roumains, Tsiganes, Magyars vers l'Allemagne, et plus loin, dans l'espace Schengen. Ainsi, les déplacements de main-d'œuvre fondés sur l'émigration de Aussiedler saxons participent de manière active à l'organisation du champ migratoire roumain. Les cloisonnements ethniques sont dépassés par le biais de la mobilité économique. En ce sens, il conviendrait de procéder à une analyse du moment même de la circulation. Une observation du déroulement du trajet, du moment de transport, permettrait de comprendre le va-et- vient comme espace-temps du décloisonnement.

NOTES

1. L'emploi du terme « Saxons de Transylvanie », traduit de l'allemand Siebenbürger Sachsen, ne signifie pas l'adhésion à une vision naturalisée du groupe et de sa filiation supposée à l'Allemagne. Tout en abordant de façon critique et prudente les critères et processus de définition et de reconstruction (endogènes et exogènes) de cette population, il semble toutefois possible d'avoir recours à l'appellation que les membres du groupe s'attribuent. L'emploi d'expressions telles que minorité « allemande », minorité « germanique », nationalité « allemande », voire « Allemands de Roumanie » ou « germanité » fait référence à des catégories statistiques officielles : les personnes ou groupes ici qualifiés d'« allemands » le sont car considérés, recensés et décomptés comme tels dans les statistiques de l'Etat roumain et dans les statistiques élaborées par l'Etat allemand lors de l'immigration. Il est de ce fait superflu d'utiliser

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des guillemets : ils devraient dans ce cas également apparaître à propos des Magyars, Tsiganes, et même Roumains de Roumanie. 2. Le terme de nationalité est à distinguer de celui de citoyenneté ; selon la définition allemande et centre-européenne, il désigne une identification endogène et exogène à un ensemble culturel, à une « nation culturelle », alors que citoyenneté signifie l'appartenance juridique à un Etat. 3. Voir Roth (Harald), « Autostereotypen als Identifikationsmuster. Zum Selbsbild der SiebenbürgerSachsen », in Gündisch Konrad, Höpken Wolfgang, Märkel Michael (éd.), Das Bild des Anderen in Siebenbürgen. Stereotype in einer multiethnischen Region. Siebenbiirgisches Archiv, Cologne : BöhlauVerlag, 1998, pp. 180-183. 4. Ceci est d'autant plus surprenant que les Roumains se réclament également de ces derniers ! 5. Les corporations sont alors appelées nationes. 6. Voir à ce sujet Roth (Harald), art. cit., pp. 180-183. 7. (« Vertriebenen- und Fliichtlingsgesetz ») La loi touche en réalité diverses catégories de personnes. LesAussiedler y étaient à l'origine définis comme « les personnes de nationalité allemande en provenance des territoires orientaux anciennement allemands, Danzig, d'Estonie, Lettonie, Lituanie, Union Soviétique, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie, Albanie et Chine » immigrant en R.F.A. (cité par Hofmann (Hans-Jürgen), Heller (Wilfried) Bürkner (Hans- Joachim), « Aussiedler in der Bundesrepublik Deutschland », in Geographische Rundschau, 1991, (12), p. 736). De nombreuses modifications y ont depuis été apportées, notamment en 1990 avec la « Loi sur l'accueil des Aussiedler » (« Aussiedleraufnahmegesetz »), et en 1993 avec la « Loi sur les réparations des conséquences de la guerre » (« Kriegsfolgenbereinigungsgesetz »). Les immigrants sont nommés Spätaussiedler depuis 1993. 8. L'approche théorique ici choisie utilise trois notions liées de manière étroite dans l'étude des phénomènes migratoires. Il s'agit tout d'abord du champ migratoire, développé au sein de la recherche francophone dans la perspective d'une approche systémique des migrations internationales, amplement présente dans les travaux de langue anglaise. Proposé à l'origine par des démographes dans les années 1970, il est défini, quelques années plus tard, par Gildas Simon comme « l'ensemble de l'espace parcouru, pratiqué par les migrants ». Il fait ainsi référence à « un espace spécifique, structuré par des flux importants, significatifs ; appliqué au domaine international, [le champ migratoire] englobe à la fois le pays de départ et le pays d'emploi » (Simon (Gildas), « Réflexions sur la notion de champ migratoire international », in Hommes et terres du Nord, Actes du Colloque international : Migrations internes et externes en Europe occidentale, 1981, tome 1, p. 55). Cette perspective considère la migration par ses diverses extrémités ; elle est donc favorable à une perspective englobant les mobilités joignant des espaces étatiques non contigus. En outre, cette définition met en exergue le rôle crucial joué par les réseaux de migrants dans la structuration du champ migratoire. Douglas Massey les définit comme : « des ensembles de liens interpersonnels qui relient migrants, anciens migrants et non-migrants dans les pays d'origine et de destination, à travers des liens de parenté, d'amitié, et une origine communautaire partagée » (cité par Light (Ivan), Bhachu (Parminder) Karageorgis (Stavros), « Migration Networks and Immigrant Entrepreneurship », in light Ivan, Bhachu Parminder (éd.), Immigration and Entrepreneurship. Culture, Capital and Ethnic Networks, New Brunswick, London, Transaction Publishers, 1993, p. 25). A nouveau, l'intérêt de la notion réside dans la mise en relation des pays de départ et d'arrivée : comment les réseaux de migrants parviennent-ils à générer les flux migratoires qui se développent entre ces deux pôles ? Enfin, la notion de circulation migratoire conforte cette approche transversale ; conçue comme « un ensemble de flux humains, matériels et immatériels irriguant le champ migratoire et l'espace relationnel d'une population donnée, qui vit tous les jours une altérité “interactive” dans son espace de résidence comme dans son espace d'origine » (De Tapia (Stéphane), « L'émigration turque : circulation migratoire et diasporas ? », in Bruneau Michel (éd.), Diasporas, Montpellier, G.I.P. Reclus, 1995, p. 174), elle permet de décrire et de comprendre

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les divers types de liens qui se créent et se densifient entre deux espaces (ou plus) du fait de la migration. 9. Les éléments de définition ici retenus apparaissent dans des travaux consacrés aux migrations de membres de minorités, en direction d'une « mère-patrie » accueillante : Allemands, Juifs, Turcs, Grecs pour lesplus connus, mais aussi Russes « de l'étranger », Polonais, Finnois ou Magyars sont étudiés dans ces deux perspectives croisées de l'ethnique et du « retour ». 10. Nous utilisons les éléments de définition que propose Brubacker R. des « migrations of ethnic un-mixing », (Brubacker (Rogers), « Migrations of Ethnic Unmixing in the “New Europe” », in International Migration Review, 1998, 32 (4), p. 1047). 11. Le cas de la Roumanie est parlant à cet égard : lors de la période la plus répressive du régime de Nicolae Ceausescu, les sorties du pays étaient quasiment impossibles. Les membres de minorités bénéficiant du soutien d'un Etat extérieur étaient presque les seuls à obtenir l'autorisation de quitter (temporairement ou définitivement) la Roumanie. En ce sens, les autorités roumaines favorisaient l'émigration de membres de minorités (il s'agissait essentiellement d'Allemands, de Juifs et de Magyars). 12. Le terme de « retour » est ici préféré à celui de rapatriement, également employé dans la recherche francophone pour qualifier l'immigration des Aussiedler en Allemagne. Il nous semble cependant non adapté, car les immigrants allemands ne sont pas ressortissants allemands avant d'arriver en République Fédérale. 13. Sur cette idée de l'altérité constitutive du lien social, voir Laplantine (François), Nouss (Alexis), Le Métissage, Paris, Flammarion, 1997 ; Laplantine (François), Je, nous et les autres. Etre humain au-delà des appartenances, Paris, Editions Le Pommier-Fayard, 1999. Simmel (Georg), « L'étranger dans le groupe », Tumultes, (5), 1994 [1908]. 14. Voir la remise en question du push and pull par Malrnberg (Gunnar), « Time and space in international migration », in Hammar T., Brochmann G., Tamas K., Faist T. (éd.), International Migration, Immobility and Development. Multidisciplinary perspectives, Oxford, New York, Berg, 1997, pp. 29-34. 15. Ainsi, la fin du régime de Ceausescu pour la Roumanie, ou la guerre civile du Tadjikistan pour les Allemands, Polonais et Russes d'Asie Centrale. 16. Le Forum Démocratique des Allemands de Roumanie (Forumul Democratic ai Germanilor din România, Demokratisches Forum der Deutschen in Rumänien). Créé en avril 1990, c'est l'instance représentative des diverses minorités allemandes de Roumanie. Avec un siège central situé à Sibiu, le Forum est organiséselon une structure pyramidale qui se décompose en cinq forum régionaux (Banat, Bucovine, Transylvanie du nord, Transylvanie, et Valachie – Moldavie), eux- mêmes divisés en antennes locales urbaines et villageoises. Le Forum, qui est défini comme une « association ethnique » (et non comme un parti politique), a un député qui siège au Parlement roumain et au Conseil pour les minorités nationales(Consiliul pentru minoritαfile nationale). Il intervient également dans les négociations avec la République Fédérale, quant aux aides que celle-ci apporte aux minorités allemandes du pays. Le député, à l'heure actuelle, est Wolfgang Wittstock. 17. Siebenbürger Sachsen, Banater Schwaben, Sathmarer Schwaben. 18. Les Vertriebenen sont les Allemands accueillis en République Fédérale dans les années de l'immédiat après-guerre, expulsés de la majorité des Etats d'Europe centrale et orientale, au motif de leur participation au conflit aux côtés de l'Allemagne nazie. 19. Par la «Loi de réparation des conséquences de la guerre ». 20. Essentiellement de Sibérie et du Kazakhstan. 21. La présente étude est appuyée sur des éléments recueillis au cours de dix mois d'enquête en Roumanie, complétés par trois mois d'investigation en Allemagne, et qui visent à cerner l'élaboration et l'évolution d'un champ migratoire (organisé autour de la Roumanie et de l'Allemagne). L'approche a été centrée sur les seuls Saxons de Transylvanie, afin de cerner des

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pratiques spatiales et migratoires spécifiques, fondées sur l'existence de réseaux communautaires. Les données exploitées résultent pour la plupart d'un séjour de deux mois dans le village de Mãlâncrav. Ce village, proche de Sighifkoara, a été choisi pour l'importance actuelle de sa population saxonne : près de 10% de ses habitants s'y définissent comme saxons, ce qui représente une proportion bien supérieure à celles rencontrées dans l'ensemble des communes rurales de la région de Sibiu, Mediafk, Sighifkoara, Brasov. 22. La réflexion sur les aller et retour réalisés par les Saxons est encouragée par le déroulement de processus similaires au sein de la minorité magyare de Roumanie. Le croisement des divers types de mobilités est déjà en cours parmi d'autres groupes minoritaires du pays. Les débats suscités par la « Loi sur le statut » rendent compte des enjeux noués autour des déplacements de membres de minorités ethniques. La « Loi sur le statut » votée le 19 juin 2001 par l'Assemblée Nationale de Hongrie permet, depuis le 1er janvier 2002, aux membres de ces minorités qui le désirent, d'obtenir un certain nombre d'aides économiques et culturelles accordées par Budapest, ainsi qu'une carte d'identité hongroise. Le vote de la loi a généré d'intenses discussions en Roumanie, notamment sur la possible introduction, par ce biais, de possibles différenciations entre les citoyens roumains sur la base de leur « appartenance ethnique ». Le fait que la Hongrie pourrait ainsi se fournir de façon aisée en main-d'œuvre bon marché dans les pays voisins a été placé au cœur des débats. Dans le projet de loi émis en juin 2001, le gouvernement hongrois prévoyait en effet d'octroyer aux Magyars des Etats voisins des facilités d'accès au marché de l'emploi en Hongrie. Finalement, le Mémorandum conclu le 22 décembre 2001 entre la Roumanie et la Hongrie stipule que des conditions identiques seront réservées à tous les ressortissants roumains en Hongrie, pour ce qui concerne l'accès à l'emploi. Le régime général de travail des étrangers en Hongrie est conservé. Les dispositions relatives à l'emploi sont somme toute vidées de leur contenu ethnique. 23. Jusqu'alors, les situations pouvaient être régularisées en Allemagne, ce qui constitue l'un des facteurs explicatifs à l'arrivée brusque de 398 000 Aussiedler en 1990, dont 111 150 en provenance de Roumanie et 133 872 de Pologne : grâce aux proches et parents déjà installés outre-Rhin, ceux- ci ont pu entrer en République Fédérale avec des visas touristiques et régulariser leur situation sur place (Info-Dienst Deutsche Aussiedler, (110), janvier 2001, p. 9). 24. Les contours de cette « appartenance » à la nation allemande sont dessinés au moyen de trois types d'informations : déclaration officielle de la nationalité allemande du candidat, vérifiée auprès des autorités de l'Etat de départ ; pratique de la langue allemande ; « mœurs et habitudes allemandes » (« deutsche Sitten und Gebräuche »). 25. Le dossier et certaines informations complémentaires nous ont été fournis par le juriste et attaché culturel du Consulat général de la République Fédérale d'Allemagne de Sibiu lors de deux entretiens en juillet 2001. 26. Les informations ici présentées sont extraites de plusieurs entretiens avec des élus du Forum en 2000et 2001, de la brochure publiée pour les dix ans d'existence de celui-ci (Zehn Jahre Demokratisches Forumder Deutschen in Hermannstadt, 2000, 144 p.) et du bulletin d'information communiqué chaque trimestre par le Forum, Curier F.D.G.R. 27. Le second type de procédure d'attribution de visas touristiques concerne les membres de minorités germaniques possédant l'ordre d'admission, mais non affiliés au Forum. Le demandeur ne peut bénéficier de l'assistance du Forum ; il doit lui-même apporter au consulat la preuve de son « appartenance » à la nation allemande. Si l'examen des pièces permet d'attester la germanité du candidat, celui-ci bénéficie de la procédure décrite ci-dessus, et rejoint le corps des citoyens roumains bénéficiaires de modalités simplifiées d'entrée dans l'espace de l'Union Européenne, en vertu de la reconnaissance par la République Fédérale de leur nationalité allemande. Dans le cas contraire, il doit engager un troisième type de démarche : les Saxons non détenteurs de l'ordre d'admission et non membres du Forum sont dans l'obligation de suivre les

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procédures destinées aux citoyens roumains non allemands, procédures dont l'objectif est de limiter sévèrement les entrées dans l'Union. 28. Voir notamment le cas des Ofkeni, étudié par Diminescu (Dana), « Pour une anthropologie des migrations roumaines en France. Le cas du Pays d'Oafk », Migrations Etudes. Synthèse de travaux sur l'immigration et la présence étrangère en France, (91), novembre-décembre 1999. 29. Il s'agit ici d'une estimation faite à partir des données de l'Eglise évangélique et des différentes Eglises néo-protestantes du village, pendant l'été 2001. 30. Elle sous-entend que lui, en revanche, cherchait un petit emploi. 31. Les Saxons eux-mêmes se différencient des Allemands, et ce y compris lorsqu'ils vivent en Allemagne : la dénomination Sachsen est bien plus largement utilisée. Mais ils qualifient aussi les Allemands de « Fremde », soit... d'étrangers, ou de « Reichsdeutschen », dénomination faisant référence aux périodes d'expansion du pangermanisme. 32. Il nous est rapporté par son épouse, lui-même se trouvant en Allemagne pendant la période d'enquête à Mãlâncrav.

RÉSUMÉS

La migration des Saxons de Transylvanie vers l'Allemagne est souvent présentée, tant par les migrants que dans les travaux réalisés sur le sujet, comme une migration dite “ethnique”, ou encore un “retour” vers la “mère-patrie”. Après enquête auprès des migrants, il apparaît qu'une telle approche limite la compréhension du phénomène en la restreignant à sa dimension ethnicisée ; on montrera plutôt que les Saxons ont mis en place des pratiques migratoires variées, structurantes du champ migratoire roumain. En effet, les approches en termes de “migration ethnique” ou de “retour”, les plus fréquentes pour le cas étudié, cloisonnent l'observation et l'interprétation des faits, et écartent d'autres types de pratiques migratoires de l'analyse. Si les outils théoriques doivent être élargis, la circulation migratoire saxonne prend toutefois appui sur l'émigration définitive antérieure : l'émigration sous statut de Aussiedler favorise la mise en place de mouvements circulatoires. La circulation instaurée entre Transylvanie et Allemagne décloisonne la migration saxonne, en instaurant des transversalités avec des déplacements de “non-Saxons” à but économique. Ainsi, elle participe à l'organisation du champ migratoire roumain : les cloisonnements ethniques sont dans le cas présent dépassés par le biais de la mobilité de main-d'œuvre.

AUTEUR

BÉNÉDICTE MICHALON Doctorante en Géographie.

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Les technologies d'information et de communication : support de l'émergence d'une diaspora roumaine ?

Mihaela Nedelcu

1 Le tournant du XXème siècle, profondément marqué par les effets de la révolution digitale, correspond à une forte re-modélisation des processus migratoires dans leurs structures et leurs dynamiques. Les technologies d'information et de communication (TIC) engendrent des circulations accrues de professionnels à l'intérieur des marchés globaux (les flux migratoires de spécialistes en technologie de l'information étant centraux aux mobilités des professionnels hautement qualifiés dans le monde1) et fournissent des outils créatifs de communication, d'organisation et de coopération à distance. La mobilité – géographique et sociale – semble être entrée dans une ère nouvelle car les TIC décentralisent les circulations tout en démocratisant les participations.

2 Internet, en tant qu'outil de communication et nouveau média, façonne différemment les notions de frontière, d'espace, de temps et de mobilité... mais en quoi concerne-t-il les diasporas ? Dans le contexte des migrations internationales l'espace virtuel remplit des fonctions multiples. Instrument de circulation de l'information, “agora” des minorités, instrument de lutte et d'expression idéologique2 mais aussi espace de (pré)socialisation des migrants à caractère performatif3, il serait “particulièrement pertinent au sein des diasporas, car décentralisé, interactif et transnational par essence”4.

3 Cet article est un questionnement sur la pertinence d'un concept qui a fait ses preuves dans des contextes géopolitiques spécifiques pour décrire des phénomènes migratoires essentiellement nouveaux. À une époque où les flux migratoires connaissent des modélisations et des dynamiques complètement nouvelles, les diasporas, en tant qu'entités socialement construites, se transforment-elles aussi dans leur sens originel ? Les TIC ont-elles un impact réel sur les pratiques diasporiques ? Internet n'est-il

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qu'accélérateur des processus déjà inscrits dans une longue durée, ou contribue-t-il à l'émergence d'un corps social en diaspora nouveau ?

4 Ces interrogations dans notre contexte de recherche renvoient à une double problématique : nous nous intéressons aux processus de cristallisation diasporique d'une immigration jeune – la migration roumaine postcommuniste au Canada – et, de plus, nous postulons que les pratiques médiatisées par les TIC sont les propulseurs d'une dynamique de type diaspora.

Les diasporas modernes ou la ré-opérationnalisation d'un concept

5 Le concept de diaspora a connu depuis une vingtaine d'années une inflation d'usages pour désigner aujourd'hui des processus migratoires très diversifiés. Entrée dans le sens commun, cette notion est employée de manière fortement contrastée par des sociologues, politologues ou géographes. Le paradigme de la diaspora juive et grecque, dans son sens originel, comportait quelques traits incontournables : l'exil sous la contrainte ou la dispersion forcée, une conscience identitaire très forte en lien avec la loyauté non dissimulée aux origines, l'aspiration à un retour réel ou symbolique, une présence dominée et non dominante dans la société d'accueil, le polycentrisme des flux et des noyaux diasporiques5. La conscience d'exister en diaspora trouve ses raisons dans la fabrication d'une mémoire et d'une histoire propre, fondatrices de la diaspora. Emmanuel Ma Mung met l'accent sur la spatialité et la temporalité de ce processus : l'identité sociale, en ce qu'elle s'édifie sur une supposée origine commune, est orientée vers le passé et vers la construction d'une mémoire collective (...). Le temps ainsi maîtrisé permet de saisir l'espace, la dispersion : la diaspora. (...) Il donne à penser la diaspora comme une unité spatiale et temporelle, comme un être-ensemble unitaire alors qu'elle est, aussi, dispersion géographique des corps et des mémoires individuelles6.

6 Plusieurs auteurs proposent des typologies qui permettent d'élargir la sphère d'opérationnalisation de ce concept : diasporas sans État (d'origine) ou diasporas basées sur un État7 ; diasporas “victimes”, “impériales”, “culturelles” ou “économiques”8 ; diasporas “classiques”, “vétéranes”, “naissantes” ou “dormantes”9. Ces distinctions font preuve de l'usage exhaustif de ce concept pour décrire des processus diasporiques modernes, modelés par des contextes géopolitiques complexes et changeants.

7 Au XXème siècle, le phénomène de diaspora s'est généralisé davantage par la facilité accrue des transports et des communications10. Dans une approche plutôt maximaliste, “les diasporas modernes sont des minorités ethniques de migrants vivant dans le pays d'accueil mais conservant des liens affectifs et matériels forts avec leur pays d'origine”11. Il paraît, selon cette définition permissive, qu'il suffit de garder des liens multiples avec la matrice d'origine pour former une diaspora. Pourtant, étant donné l'avancée technologique et communicationnelle de nos sociétés, ces liens sont propres à presque toute migration, qu'elle soit de courte ou de longue durée. Que fait alors la spécificité actuelle d'une diaspora ? Michel Bruneau insiste sur au moins trois éléments : “la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; l'existence d'une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (richesse de la vie associative) ; l'existence des contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays d'origine”12 – soit le communautaire (pays

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d'accueil), la mémoire des origines (pays d'origine) et le système de relations entre les différents pôles de la migration. Ce dernier se traduit par l'aptitude des diasporas à créer et à maintenir des réseaux complexes et polycentriques, essentiels pour la préservation identitaire et des traditions culturelles13.

8 L'espace d'une diaspora est donc par excellence un espace transnational discontinu et réticulé, structuré “par une pluralité de réseaux dans lesquels circulent idées, hommes, capitaux, marchandises diverses, les liens familiaux et communautaires étant le support de ces échanges”14. Mais tout réseau transnational s'inscrit-il dans une dynamique de type diaspora ? Certains auteurs soulèvent la tendance à positionner épistémologiquement les diasporas et les processus réticulaires transnationaux contemporains dans un dualisme syncrétique15. Entités sociales et politiques trans- étatiques, les diasporas s'expriment par deux formes complémentaires de solidarité, le “communalisme” et le “corporatisme”16, qui ne sont que le reflet des modèles d'autorité complexe, divisée et duale. Elles répondent “au besoin d'appartenance à une communauté plus large que celle de la localité ou de la région”17. On pourrait se demander si l'État-Nation – utilisé de manière instrumentale par les diasporés qui s'adaptent aux systèmes de mobilités propres à un monde globale – n'est pas mis en question de ce fait18. La question n'est pas tranchée, plusieurs facteurs contribuant de nos jours à l'accélération et à la complexité des dynamiques migratoires et diasporiques qui entraînent un changement progressif de l'expérience individuelle et collective du national.

Bref historique des migrations roumaines

9 Au cours du XXème siècle et à des époques différentes, plusieurs vagues migratoires ont touché la Roumanie. Les émigrations du début de siècle ont visé les pays du Nouveau Monde. Les habitants de villages entiers de Transylvanie se sont déplacés et installés au Canada, aux États-Unis ou en Argentine aux alentours des années vingt. Entre les deux guerres mondiales, les élites francophones de la Roumanie ont entretenu le mirage de Paris comme centre culturel des Roumains. À cette époque, la formation et la circulation au sein de l'Europe constituaient la norme. La deuxième guerre mondiale mit fin à ce mythe. Dans les deux premières décennies de communisme c'est la fuite, la persécution à outrance et l'exil qui déciment les intellectuels roumains. “La chasse aux sorcières” faisait que les départs de cette période soient à sens unique.

10 Pour apprécier l'ampleur des migrations roumaines après 1989, il est utile de préciser que les dimensions des flux migratoires ne varient pas beaucoup par rapport aux vagues migratoires de l'époque communiste. 288 000 personnes ont émigré au cours des années 1980, selon les données du Ministère de l'Intérieur, surtout suite aux accords conclus avec Israël, l'Allemagne, la Hongrie et les États-Unis. La France, l'Australie et le Canada se sont retrouvés aussi parmi les principaux pays de destination. La perte des cadres qualifiés avait déjà pris des proportions non-négligeables19 incitant, en 1983, le régime roumain à exiger de la part des candidats à l'émigration le remboursement en devises des coûts de leurs diplômes20.

11 La forte poussée migratoire d'après 1989, année de la chute du système dictatorial de Ceausescu, s'est exprimée néanmoins par une dynamique extrêmement complexe et variée. Ce qui est nouveau dans ces migrations est la diversité des flux et des opportunités de mobilité ainsi que la liberté de circulation qui fait le retour possible à

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tout moment. En Europe, l'installation dans la mobilité est le trait de migrations économiques, plutôt circulatoires, des Roumains. Les va-et-vient à l'étranger, parfois dans des situations précaires, plus ou moins clandestines, représentent pour de larges fractions de la population une ressource et une stratégie de survie, réponse au marasme économique dans lequel le pays se débat depuis une décennie21.

12 Mais on assiste en outre à une nouvelle migration, de longue durée, voire même permanente, propre à une population de plus en plus jeune, très qualifiée, consciente d'être en possession d'un capital de formation et de compétences facilement négociables sur un marché global toujours à la recherche de nouveaux talents et spécialistes. Ces flux revêtent deux, voire trois formes particulières : les migrations pour études, la circulation au sein d'un marché de compétences de plus en plus attirant et les migrations permanentes de professionnels, surtout vers les pays traditionnels d'immigration. Il ne s'agit pas de flux nettement différenciés car les passages d'une catégorie à l'autre sont souples (des informaticiens devenus citoyens canadiens n'hésitent pas à retourner sur le marché européen si l'opportunité se présente, de même que des étudiants de 3ème cycle font des projets migratoires de longue durée à la rencontre de l'offre des employeurs occidentaux).

13 Les statistiques de l'OIM et de l'OCDE22, qui se fondent sur des données de l'Institut National de Statistique de la Roumanie (INSSE), estiment à 325 000 le nombre des citoyens roumains qui ont émigré de façon permanente de 1990 à 2000. En réalité il serait question de plus de 800 000, soit 3,5 % de la population totale de la Roumanie, dont les trois quarts auraient demandé le droit de résidence après leur arrivée dans le pays d'accueil23.

14 Les statistiques officielles des populations d'origine roumaine vivant en dehors de la Roumanie comptabilisent aujourd'hui environ 5 millions de personnes. D'autres estimations avancent la chiffre de 10 millions d'ethniques roumains et d'originaires de Roumanie résidant en dehors des frontières du pays24. Ce chiffre englobe les minorités ethniques de Roumains qui, pour des raisons historiques, vivent dans les pays voisins (dont 3,4 millions résident en Moldavie, 500 000 en Ukraine, 250 000 dans les pays d'ex URSS, 800 000 en exYougoslavie, 150 000 en Bulgarie, 300 000 en Macédoine et autant en Albanie, 27 000 en Hongrie). Dans les pays occidentaux on estime à environ 1,1 millions de Roumains aux États Unis, 100 000 au Canada, 750 000 en Allemagne (dont 350 000 saxons de Roumanie, 130 000 ethniques roumains, environ 70 000 illégaux), 60 000 en France25, 60 000 en Italie26, 500 000 juifs originaires de Roumanie et environ 80 000 travailleurs dans la construction en Israël, 30 000 en Autriche, etc.

15 Néanmoins, malgré cette présence massive des Roumains en dehors de leur pays, peu d'études ont porté sur leur organisation diasporique. Relativement nouvelle et scindée par la succession des vagues migratoires de motivations diverses, la migration roumaine n'a pas été considérée jusqu'à récemment comme une diaspora. Avant 1989, le contexte historique et géopolitique précédant l'effondrement des systèmes communistes était tel qu'il ne laissait pas une grande marge de manœuvre aux immigrés/exilés. La revendication d'une identité en diaspora restait pourtant leur seule réponse à la politique isolationniste pratiquée par le régime communiste qui niait la reconnaissance de ses ressortissants. La rupture brutale avec la réalité idéologique qu'ils fuyaient aurait pu être de nature à fonder la mémoire d'une diaspora en quête d'identité. Est-ce que ce fût le cas ? La réponse n'est pas simple, les recherches à ce sujet faisant souvent défaut.

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16 Et si l'exil roumain semble n'avoir pas eu la capacité de se transformer en diaspora, comme certains auteurs le suggèrent, que se passe-t-il pour les nouvelles migrations des Roumains ?

Réseaux instrumentaux ou cristallisation d'une identité en diaspora ?

17 Pour décliner la question de la diaspora roumaine, le changement durable voire définitif du lieu de résidence est une condition nécessaire. La seule dispersion n'est pourtant pas suffisante pour constituer une ressource. Elle “devient “positive” dès lors qu'elle est valorisée et revendiquée par les sujets”27. Les stratégies par lesquelles les migrants font valoir leur mobilité à l'âge du numérique sont complexes. L'étude de cas suivant nous permettra de nous interroger sur les effets d'Internet sur la mobilisation des élites roumaines migrantes en diaspora.

Le savoir-circuler collectif ou la constitution d'une mémoire- ressource de la migration de date récente au Canada

18 Le Canada, grâce à sa politique d'immigration ciblée, est devenue après 1989 une des destinations principales de jeunes professionnels roumains en quête d'un environnement social et professionnel épanouissant28. Entre deux et cinq mille Roumains par année – soit entre 1 % et 2,23 % du contingent annuel d'immigrés réservé aux professionnels29 – se sont établis au Canada comme des résidants permanents, avec la perspective attirante d'acquérir la citoyenneté canadienne au bout d'une résidence permanente de trois ans. Probablement, tout autant ont fait les démarches non pas depuis la Roumanie mais depuis d'autres pays occidentaux ou encore résidant déjà au Canada pour des séjours de durée limitée, pour études ou sous contrat de travail. Ceci fait qu'aujourd'hui, à une migration relativement atomisée qui datait depuis la période communiste, s'ajoute une présence massive de Roumains qualifiés, avec un niveau de formation et un capital d'expertise et d'expérience élevés, fortement concentrés dans quelques centres urbains (Toronto, Montréal, Vancouver)30. La fracture qui scinde les différentes générations de migrants selon le contexte politique de leur départ a été à maintes reprises évoquée lors de nos propres enquêtes et elle semble rester un obstacle à la cohésion de la communauté ethnique des Roumains au Canada31. Mais la rupture avec le territoire et le pays d'origine s'estompe grâce à la conjoncture géopolitique actuelle et surtout grâce aux moyens de communication et d'information à distance. Les circulations de personnes, d'idées, de biens matériels et symboliques s'intensifient, une “culture du lien”32 nourrit les échanges et le déploiement des réseaux dans des espaces transnationaux. La question est comment des migrants installés durablement à l'étranger gèrent leur “coprésence” dans des espaces multiples ? Quels sont les traits spécifiques et les dynamiques communautaires de cette immigration jeune qui nous autoriserait à argumenter en faveur de l'émergence d'une nouvelle diaspora ?

19 En nous intéressant aux stratégies de reproduction des capitaux en situation migratoire, nous avons vite observé une particularité prégnante de la population des migrants roumains après 1989 au Canada. Elle est en possession d'un capital social et culturel élevé dès le départ. Dotés de compétences techniques particulières – car la plupart des migrants sont des professionnels dans le domaine de la technologie de

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l'information” ces migrants développent et entretiennent des liens sociaux médiatisés par l'ordinateur, dans des espaces sociaux multiples et hybrides. Les pratiques en ligne font partie de leur sociabilité quotidienne, qui se déploie au-delà des frontières étatiques. Outil clé dans le triangle mobilité – communication – connectivité, Internet s'est avéré la meilleure plate-forme pour la mise en commun d'expériences migratoires et la constitution d'un “collectif circulatoire”33 qui fédère les “savoir-circuler” par l'effet d'émergence d'une mémoire collective de la migration de date récente.

20 Les données empiriques accumulées en plusieurs étapes entre octobre 1999 et avril 2002 – par entretiens compréhensifs avec des informaticiens à différentes étapes du processus migratoire, en Roumanie et à Toronto, par observation participante (ou netnographie34) d'un forum de discussion et par l'analyse des discours produits en ligne – nous ont conduit à nous interroger sur le rôle que ce nouvel environnement social acquiert, non seulement dans la reproduction des réseaux migratoires et les processus de reconstruction identitaire, mais aussi dans les pratiques transnationales d'organisation diasporique des Roumains.

TheBans.com ou le catalyseur électronique d'une identité collective

21 L'analyse du portail www.thebans.com35 – une plate-forme web développée par l'instrumentalisation et la mise en scène du capital culturel et de l'expérience migratoire d'un jeune informaticien immigré à Toronto en 1994 – a montré comment la propagation d'une culture de la mobilité s'est formalisée par la concentration de ressources migratoires dans le virtuel. Internet est devenu le support de reproduction d'un modèle archétypal d'expatriation par la mise anticipée en situation migratoire, ce qui facilite une pré-accommodation à distance à la future société d'accueil. Simultanément au déploiement des e-stratégies migratoires, les dynamiques sociales au cœur du groupe de Roumains au Canada sont-elles aussi multipliées via Internet.

22 Entreprise aujourd'hui prospère, fondée sur la mise en réseaux des migrants roumains, TheBans visibilise la communauté roumaine à Toronto. En valorisant les compétences professionnelles, techniques et sociales de son initiateur, ce projet – qui est à la fois carrefour des réseaux migratoires et professionnels, espace de sociabilité des migrants mais aussi incubateur et vitrine communautaire – a propulsé celui-ci en position d'interface (d'abord informelle et non institutionnalisée) de la communauté ethnique roumaine.

Quel mythe d'origine pour quelle identité ?

23 Le rapport à la Roumanie, tel qu'il transparaît dans les échanges en ligne, est complexe. Il n'est pas seulement d'ordre familial et sentimental, mais également économique et politique. L'expression d'une conscience de soi, déclinée par rapport à l'appartenance nationale, culturelle et linguistique d'origine, est présente dans la structure même de ce site36. La volonté d'affichage d'une appartenance ethnique assumée et de l'affiliation à la culture roumaine se traduit par la mise en scène d'une image valorisante de la Roumanie à travers le site37.

24 Internet s'avère un environnement dual car tout en étant permissif à la démultiplication du collectif (tribune de l'individu), il permet la production d'une centralité (collective). TheBans fabrique une mémoire collective de la migration de date

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récente (par la transmission des savoirs migratoires) mais aussi une mémoire de l'origine partagée. Par une permanente actualisation des marqueurs symboliques d'appartenance (langue, religion, traditions, fêtes, vie culturelle), TheBans maintient vif le sentiment identitaire. On parle en général d'une diaspora selon la persistance de la communauté au-delà de la dispersion dans l'espace. Dans le virtuel, on fabrique une communauté transnationale d'intérêts – conjoncturels ou durables – là où l'unité faisait défaut à l'origine. Des personnes qui ont en commun l'expérience de l'errance trouvent intérêt à renforcer l'imaginaire d'une continuité (culturelle, sociale et même psychologique). Les forums de discussions, espaces de négociation et d'expression d'identités individuelles multiples, juxtaposables et difficilement recomposables en situation migratoire, font des participants aux échanges des producteurs à part entière des modèles identitaires collectifs. Le processus de “fabrication d'une continuité généalogique à travers la création d'une mémoire / histoire propre à la diaspora”38, qui accentue son caractère d'artefact, est d'autant plus conforté que l'émergence de nouveaux territoires “virtuels” permet de penser la dispersion des individus et leurs trajectoires comme un processus unitaire dans l'espace.

25 Le mythe d'origine, quant à lui, n'est plus le reflet d'une mémoire douloureuse de la rupture violente avec le territoire d'origine (guerre, dispersion forcée) car les logiques de mobilité sont multiples. Plus entraînés à la circulation inhérente à un marché globalisé, dynamisés par le succès économique de leur mobilité, les jeunes professionnels assument relativement sans difficulté le projet migratoire. Ils ne sont toutefois pas exemptés des coûts psychologiques de l'intégration. Les débats vifs qui animent les forums de discussions à ce sujet en sont la preuve. L'impuissance face au marasme économique du pays d'origine, à laquelle s'ajoute la mémoire encore fraîche d'un communisme atrophiant qui coupait tout espoir de mobilité, se substitue à l'avènement violent de la rupture que provoquait la dispersion. Néanmoins, ce n'est pas principalement le passé qui unit ces migrants mais plutôt la projection dans un futur à parfaire. L'identité collective se cristallise autour d'une expérience commune du présent et sur des projets d'avenir qui s'articulent sur des horizons spatio-temporels étendus que les migrants élaborent à travers leurs parcours et pratiques. Le rapport traditionnel des diasporas au temps, comme à l'espace, est ainsi modifié.

Regroupement associatif ou le capital social collectivement possédé

26 “Unde-i unul nu-i putere...”39

27 Le Canada, en tant que pays d'immigration, incorpore dans son projet de légitimité l'idée de diversité. Il encourage la préservation d'une identité d'origine, individuelle (pratiques alimentaires, religieuses, etc.) et collective (pratiques culturelles, associatives). La société canadienne offre l'environnement socio-politique permissif au particularisme, et donc propice au développement d'une culture de diaspora (école, pratiques religieuses, conservation des traditions, pratiques matrimoniales, fêtes, etc.). Former une diaspora peut devenir ainsi un projet identitaire qui sert d'outil d'intégration à la société d'accueil. Sans exacerber la positivité des conséquences de la sociabilité en ligne, on doit remarquer qu'Internet démocratise la participation civique tout en offrant des outils pour la préservation d'un héritage culturel d'origine (langue, traditions, éducation) et le développement des réseaux. Les loyautés développées sont duales, vers les pays d'accueil et d'origine. On assiste à une institutionnalisation progressive du communautaire, un minimum de stabilité des échanges culturels et

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politiques se formalisant au cœur de la société d'accueil. En disposant de ce que Cohen appelle “an advantageous occupational profile”40, les membres de cette diaspora à trait technocratique profitent d'une niche créative d'organisation dans un pays d'accueil ouvert et tolérant.

28 Les actions de mobilisation sur la “Toile”, entamées à partir des forums de discussions du portail virtuel TheBans, ont débouché sur des processus associatifs plus ou moins institutionnalisés. Le capital social dont disposent les participants aux échanges est réinvesti et, par la mise en commun de ressources, deviendra un “bien collectif”. Des relations nouées dans l'espace virtuel se sont naturellement prolongées dans le quotidien, des groupes qui s'organisent en “comités d'accueil” de nouveaux arrivés se réunissent régulièrement, des initiatives entrepreneuriales et touristiques se concrétisent. L'imbrication réel-virtuel témoigne d'un continuum social qui ne fait que différer d'elle-même une réalité sociale complexe. La création d'une école roumaine à Toronto en automne 2001 a couronné ce processus de cristallisation communautaire via Internet. Accueillant cent soixante dix enfants, cette école de samedi est conçue comme le noyau d'un nouvel incubateur communautaire qui gravite autour de The Bans. Les cours des enfants représentent pour les parents un prétexte pour se rencontrer, s'informer, monter des projets économiques et communautaires ou simplement s'amuser ensemble. Le projet d'un club et d'un centre d'affaires roumains à Toronto est né en prolongement de ces rencontres hebdomadaires. La cohésion de la communauté est ainsi renforcée par le regroupement associatif.

29 La dimension professionnelle, structurante des processus migratoires et communautaires des Roumains au Canada, oriente également les intérêts de cette nouvelle diaspora, d'essence technocratique. En possession d'un capital professionnel, social et culturel élevé, les migrants semblent avoir trouvé dans les nouvelles technologies un outil d'innovation sociale qui leur permet de raccourcir les procédures d'intégration tout en développant des réseaux professionnels, culturels et sociaux qui franchissent les limites géopolitiques des nations ainsi que les logiques étatiques. Sans avoir hérité des réseaux marchands ou intellectuels fortement structurés d'une époque antérieure (comme c'est le cas des Italiens, des Grecs, des Chinois), The Bans construit également un espace économique – sous-tendu par les réseaux professionnels déployés dans le virtuel. The Bans Romanian Business Network in Canada est un réseau qui fait la promotion des affaires ethniques des Roumains – Canadiens. L'efficacité de ce réseau (d'informaticiens, médecins, restaurateurs, graphistes, transporteurs, agents touristiques, musiciens, conseillers financiers, etc.) est renforcé par la propagation du principe “de bouche à oreille” à large échelle.

30 Le projet d'une association qui institutionnaliserait les relations sociales, professionnelles et économiques au sein de la communauté roumaine à Toronto s'est concrétisé en décembre 2002 par la création de l'Alliance des Roumains Canadiens (ARC). La particularité de l'ARC, par rapport à d'autres organisations fondées sur des bases ethniques, est qu'elle représente l'officialisation et la matérialisation d'une communauté de facto cristallisée au sein de “l'agora électronique” et qu'elle concrétise les compétences de management communautaire développées et reproduites dans les échanges médiatisés par ordinateur. Ayant comme buts déclarés de “préserver et propager les valeurs culturelles roumaines, de faciliter l'intégration personnelle, professionnelle et sociale des nouveaux-arrivés dans la société canadienne et de stimuler le dialogue intra-communautaire”41, l'ARC reflète l'orientation activiste de

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cette nouvelle communauté de migrants. D'ailleurs, la structure-même de l'association témoigne d'une mobilisation et d'une mise en scène efficaces des ressources professionnelles et sociales que ses membres incorporent42. La devise de l'ARC – “Ensemble on réussit !”43 – indique une fois de plus le caractère instrumental du regroupement communautaire.

31 L'esprit d'entreprise et les circulations des hommes, des marchandises, des idées, des savoir-faire et des savoir-circuler44 nourrissent en conséquence l'espace transnational de cette diaspora technocratique en germe. Au moins deux questions subsistent : ce ressort efficace pour activer la production d'une élite au service d'une intégration et d'une capitalisation au sein de la société d'accueil, sera-t-il déclencheur de la mise en réseau des élites émigrées en vue d'un réinvestissement en Roumanie ? En plus, l'homogénéité professionnelle contribue certainement à consolider l'identité collective, mais on pourrait se demander dans quelle mesure ne risque-t-elle pas de rester exclusive.45

Projets politiques des migrants et des États-Nations

32 La transmission intergénérationnelle des repères fondateurs de cette mémoire de l'origine commune, réelle ou imaginaire, reste un processus qui exige d'être inscrit dans le temps. La cristallisation même d'une conscience d'existence en diaspora suppose une longue durée. L'équilibre des processus que nous venons de décrire est fragile car la dimension temporelle fait défaut. Pourtant un projet de réinvestissement de la 2ème génération apparaît déjà dans l'intention des membres de cette communauté et des participants aux forums de discussions. Par leurs propres actions tournées vers l'avenir ils n'hésitent pas à projeter une deuxième génération fortement ancrée dans les deux univers sociaux, roumain et canadien. Libérée des frustrations des parents, “canadienne” par naissance mais héritière d'un bagage culturel d'origine maintenu vif par l'école roumaine, elle serait connectée à la réalité roumaine dans un espace social de co-présence dans lequel les nouvelles technologies jouent un rôle-clé.

33 Non moins intéressante est la position d'une génération qui vit indirectement la migration, la génération des parents de ces jeunes professionnels migrants. Ils contribuent à perpétuer la “présence en absence” de leurs enfants en Roumanie, et non pas par la diffusion nostalgique des nouvelles les concernant mais d'une manière parfois beaucoup plus pragmatique : en s'impliquant à diriger leurs affaires sur place. Leur existence est ainsi radicalement bouleversée, non pas par la rupture mais par la continuité des rapports déplacés dans un espace transnational qu'ils ne sont pas forcement entraînés à maîtriser46.

34 Facteur de développement local, les initiatives entrepreneuriales des migrants permettent souvent à la famille restée au pays de s'assurer une existence décente. C'est par exemple le cas des antennes roumaines des petites entreprises informatiques qui assurent la sous-traitance des contrats en Roumanie, mais aussi des agences touristiques, immobiliers ou de transport, gérés par des parents des migrants. Ce genre d'entreprises, souvent familiales, prend en charge une gamme large de services spécialisés destinés à une population qui déploie ses compétences dans un espace étendu.

35 La dimension historique d'une diaspora dans son sens paradigmatique est ainsi contournée. Les diasporas modernes s'avèrent plutôt des processus dynamiques, fluides

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et polycentriques, ayant leurs racines dans une localité donnée conjuguée au présent. Un projet politique activiste leur est inhérent. Si un investissement politique des migrants dans les deux sociétés est moins explicitement manifesté dans les échanges sur les forums, pourtant une préoccupation pour l'orientation politique de la Roumanie est quasi-présente. D'ailleurs, dans les témoignages des migrants, la raison politique est souvent invoquée, explicitement ou non47. La participation des membres de l'équipe TheBans en tant qu'observateurs auprès du consulat roumain de Toronto lors des élections législatives de 2000 et la mobilisation pour une participation engagée, encouragée sur le website, témoignent d'une préoccupation non-dissimulée pour l'avenir de la Roumanie. D'autres projets politiques prennent forme autour de l'initiateur de TheBans en Roumanie et au Canada. Certains des professionnels qui l'entourent envisagent de le propulser dans l'administration torontaise48. La reconnaissance de son rôle-clé au sein de la communauté des professionnels au Canada a également été affirmée à travers son invitation au forum “Les Roumains dans la science contemporaine” organisé en 2000 en Roumanie par les représentants de la société civile et du gouvernement roumain.

36 Pour un pays comme la Roumanie, la volonté du pays d'origine d'intégrer ses communautés expatriées et de s'approprier le capital d'influence de ses ressortissants au sein de la société d'accueil est relativement nouvelle. Des changements législatifs significatifs49 font preuve de la volonté de l'État-nation “à considérer sa diaspora comme l'extension à l'étranger de sa propre nation”50. Néanmoins ce programme politique reste souvent intentionnel de même que les intérêts des migrants et des diasporas ne coïncident pas forcements avec ceux de leur pays d'origine51.

37 Il est certain que la question des retours se décline différemment qu'il y a une vingtaine d'années. Sans être impératif car possible à tout moment, le retour n'est plus ni illusoire ni nostalgique. Il fait plutôt partie du projet de mobilité, en se concrétisant dans les va-et-vient multiples entre pays d'accueil et d'origine et surtout dans ses formes non-physiques et non nostalgiques : transfert de connaissances et de fonds, relations économiques, etc.

38 On peut se demander si, par leur contribution au développement culturel et économique, par le transfert d'expertise et par une reproduction à distance des idées démocratiques et de la multiculturalité, les diasporas ne seraient pas le paradigme de l'avenir de la politique à l'âge de la mondialisation. La multi-citoyenneté52 permet déjà l'exercice du droit électif par rapport à au moins deux États et le fonctionnement en diaspora – qui s'avère ainsi un processus non pas seulement transnational mais aussi trans-étatique53 – remet en cause le rapport à l'Etat national et la simultanéité culturelle, sociale et politique de ses membres.

Multiplication des pratiques diasporiques médiatisées par ordinateur

39 TheBans promeut des réseaux transnationaux de Roumains hautement qualifiés. C'est le cas de RomUniv, une base de données propre qui regroupe sept à huit mille Roumains hautement qualifiés. À cette “académie virtuelle de l'intelligence roumaine dans le monde” ont adhéré principalement des professionnels et des chercheurs roumains émigrés dans quarante pays. Internet s'avère l'outil approprié pour la connexion dans un espace transnational, en permettant de retrouver des anciens amis ou collègues, d'échanger des idées, de former des groupes de discussions, de se mettre en réseau.

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40 Les fonctions remplies par l'espace virtuel dans le cas analysé sont multiples : d'abord expressives et instrumentales, mais aussi associatives et intégratives, car le virtuel a une valeur performative. TheBans, exemplaire par son rôle d'incitateur de pratiques locales et transnationales et par son impact communautaire au quotidien, n'est pourtant pas un exemple isolé. D'autres forums ou listes de discussions, parfois orientés exclusivement sur le processus de migration, modérés et médiatisés, remplissent des fonctions similaires. Escape from Romania est un groupe de discussion initié par un ancien participant au forum Romania online. Au 4 mars 2003, ce groupe avait non moins de 2 172 membres et 32 615 messages, ciblés autour du thème de la migration, ont été envoyé depuis la date de sa création (le 13 août 2000). Actuellement, un noyau des membres de ce groupe s'est constitué en comité d'accueil pour les nouveaux arrivés. Ils se retrouvent régulièrement à Toronto et des communications en duplex sont organisées à distance, entre Bucarest et Toronto, à l'aide de webcams. BC Romanian Community Center, une nouvelle association de Roumains à Vancouver, se rend elle aussi visible à travers son site Internet. Et les exemples se multiplient, avec des variantes bien sûr, au Canada, aux États-Unis54 et, timidement, en Europe. Le potentiel de ces pratiques semble être cumulatif, Internet étant le milieu adéquat à la mise en réseau des noyaux diasporiques.

Per aspera ad astra

41 Un autre exemple, dont l'analyse est pour l'instant moins approfondie, suggère une fois de plus le potentiel d'Internet en tant que plate-forme programmatique de réinvestissement des élites expatriées dans le pays d'origine. Il s'agit d'Ad Astra : An Online Project for the Romanian Scientific Community, un projet de mise en réseau des scientifiques roumains, du pays et de l'étranger, né comme initiative informelle en prolongement du premier forum des jeunes roumains formés à l'étranger.

42 Ad-Astra est devenu le lieu de rencontre des jeunes scientifiques roumains engagés dans la production scientifique mondiale car actifs dans des laboratoires de recherche aux États-Unis, en Suède, France, Allemagne, Australie, Grande Bretagne, ... Ce projet se concrétise par une plate-forme d'échanges scientifiques et de mise en commun d'expertise et de compétences. Un journal scientifique en ligne, une base de données Who's who dans la science roumaine55, par domaine scientifique, un calendrier des événements scientifiques à jour, font la carte de visite d'une communauté scientifique déterritorialisée. Ces jeunes doivent leur succès et leur rôle de catalyseur de la communauté scientifique roumaine à la sphère transnationale. Des 15 éditeurs en ligne, 2 résident en Roumanie, 6 aux États-Unis, 2 en France, 1 en Suède, 1 en Suisse, 1 en Espagne, 1 en Australie, 1 en Grande Bretagne. Mais si “la science est la patrie des scientifiques”56, cette “agora scientifique” se mobilise et s'exprime par rapport à une centrarité culturelle. L'orientation militante de cette communauté se nourrit dans l'attachement exprimé par l'aspiration à exercer une influence dans le développement du pays d'origine. Si tout le travail d'édition se déroule par courrier électronique – la plupart des éditeurs, contributeurs ou membres de la communauté en ligne n'ayant pas de rapports sociaux de face-à-face – cela n'a pas empêché que ce réseau ait obtenu une personnalité juridique en Roumanie, en devenant ainsi partenaire légitime des acteurs institutionnels agissant dans le monde de la recherche mais aussi dans la sphère de la société civile en Roumanie.

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43 L'orientation activiste de ce réseau scientifique en ligne l'inscrit dans une option e- diaspora à effet performant. Le retour physique du cerveau n'est plus indispensable, ce qui est essentiel c'est qu'il soit connecté, qu'il participe et souscrive activement au travail collectif du réseau. La Roumanie pourrait ainsi avoir accès non seulement aux connaissances incorporées mais aussi aux réseaux socioprofessionnels des scientifiques expatriés et aux contenus véhiculés par ceux-ci57. La connectivité pourrait être l'outil- clé pour contourner la perte du potentiel de développement incorporé par ses scientifiques expatriés, à condition d'un effort social, politique et technique à long terme.

Le référant national de l'espace transnational des diasporas

44 Ces nouveaux migrants sont tous des transmigrants dans le sens défini par N. Glick Schiller, L. Basch et C. Szanton Blanc : “transmigrants are immigrants whose daily lives depend on multiples and constant interconnections across international borders and whose public identities are configured in relationship to more than one nation-state”58. Ils se caractérisent par le fait de construire et d'entretenir au quotidien des connections entre eux et avec le pays d'origine au niveau familial, professionnel et institutionnel, en s'impliquant activement dans l'échange de biens matériels et symboliques, dans la reproduction de relations sociales et d'expertise dans les deux sociétés, d'origine et d'accueil. Leur existence quotidienne est ainsi reliée avec plus d'une société, les réseaux qui trouvent support dans les TIC étant denses et couvrant des longues distances. “Le rapport au territoire (...) est remplacé par un sentiment d'extraterritorialité”59 sur lequel repose la capitalisation de ressources diasporiques dans l'espace virtuel.

45 Tant TheBans qu'Ad Astra accélèrent une consolidation institutionnalisable des entités sociales qui ont pris forme à partir des réseaux sociaux soutenus par ordinateur. Les TIC sont à la fois l'incitateur et le régulateur de la “diasporisation”, en propageant les processus de cristallisation d'une conscience en diaspora par une combinaison entre cosmopolitisme et collectivisme ethnique60. Dans un rapport paradoxal, Internet joue un rôle d'unificateur de ces populations en dispersion, tout en déterritorialisant leurs pratiques.

46 Et si la mobilité est le trait essentiel de la constitution et de la mobilisation de cette nouvelle diaspora, celle-ci se cristallise toujours par rapport à trois référents : local, national (qui continue à nourrir la conscience d'être une minorité) et transnational. Internet, en facilitant la mise en réseau et une représentation de soi cohérente, produit un espace de mobilité englobant qui est en soi le “non-lieu de la diaspora”61 ; mais le trans ou plutôt le meta-national acquiert du sens seulement par rapport à un local quotidien et un national de référence. La diaspora se reproduit, dans ce cas, dans une communauté transnationale d'intentions et d'intérêts qui subsiste surtout grâce à la mobilisation locale des ressources et à l'identification nationale.

Conclusion

47 La question centrale de cette étude, telle que nous l'avons présentée au début, était de savoir si la diaspora reste un concept encore approprié dans le contexte des

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dynamiques politiques, migratoires et économiques radicalement nouvelles à l'âge de la mondialisation et du numérique.

48 Nous avons vu qu'une migration très récente peut cristalliser rapidement les traits d'une diaspora. Néanmoins, si les TIC sont à l'origine d'une “diasporisation” accélérée des communautés roumaines, la persistance de ce processus reste dépendante d'un certain nombre de facteurs. La nouveauté réside dans l'effet d'activation des diasporas à travers l'espace virtuel, processus davantage décentralisé et autonome. Mais la spécificité de la population concernée – citadine, avec un niveau de compétences professionnelles, culturelles et sociales élevé – rend la généralisation de ce phénomène hasardeuse. Au Canada, les migrants roumains internautes sont une majorité. Ils s'approprient les technologies au quotidien ce qui fait d'Internet le “levier” de l'organisation communautaire au sein du pays d'accueil et de la transformation à l'intérieur du pays d'origine. Il est pourtant difficile d'estimer l'effet de mise en réseau et de “diasporisation” de ce même outil dans les mains des populations avec des caractéristiques socio-professionnelles différentes (non qualifiées ou d'origine paysanne par exemple). L'accès aux technologies est encore un élément d'exclusion62 et l'effet de manipulation idéologique à distance reste d'autant plus dangereux qu'une illusion de participation démocratique est facilement entretenue. Malgré ces inconvénients, le brassage des modèles culturels – phénomène à deux pôles – est un processus incontournable, Internet façonnant différemment l'expérience culturelle nationale de nouvelles générations.

49 Un autre aspect qui contribue à une mise en perspective différente du concept de diaspora est le rapport au facteur temps. Le synchronique et non plus le diachronique devient le temps de conjugaison des nouvelles entités diasporiques. Les diasporas modernes désignent des processus dynamiques ancrés dans le présent et souvent tournés vers l'avenir. En développant une logique propre de propagation, elles valorisent la multi-appartenance de leurs membres. Économiques et culturelles, les actions des diasporas ne sont pas moins politisées, en contribuant à l'intégration des logiques étatiques dans des processus par essence transnationaux. Et finalement, dans ce contexte extrêmement moderne, ce qui nous encourage davantage à plaider pour l'émergence d'une diaspora c'est la présence incontournable du projet national. Malgré les discours prophétiques sur la dissolution des État-Nations dans un espace mondialisé de gouvernance et d'échanges, le rôle et le devenir de la nation ne semble pas avoir dramatiquement changé. L'heure du post-national et de la citoyenneté supra-étatique63 n'est pas encore arrivée, le transnational se définit toujours par rapport à un national structurant.

NOTES

1. Selon le rapport International Mobility of the Highly Skilled, OCDE, 2002. 2. Diminescu (Dana), “Les migrations à l'ère des nouvelles technologies”, Hommes & Migrations, (1240), 2002.

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3. Nedelcu (Mihaela), “E-stratégies migratoires et communautaires : le cas des Roumains à Toronto”, Hommes & Migrations, (1240), 2002. 4. Geoigiou (Myria), “Les diasporas en ligne, une expérience concrète de transnationalisme”, Hommes & Migrations, (1240), 2002, p. 10. 5. Bruneau (Michel), “Espaces et territoires de diasporas”, in Bruneau (Michel), éd., Diasporas, Montpellier : Reclus, 1995 ; Cohen (Robin), Global Diasporas. An Introduction, University of Washington Press, 1997. 6. Ma Mung (Emmanuel), “La dispersion comme ressource”, Cultures & Conflits, (33-34), 1999. 7. Sheffer (Gabriel), “Whither the study of ethnie diasporas ? Some theoretical, definitional, analytical and comparative considerations”, in Prévélakis (Georges), éd., Les réseaux des diasporas, Paris : l'Harmattan / KIKEM, 1996. 8. Cf Cohen (Robin), op.cit. 9. Cf. Sheffer (Gabriel), art.cit. 10. Gottmann (Jean), “La généralisation des diasporas et ses conséquences”, in Prévélakis (Georges), éd. op.cit. 11. Sheffer (Gabriel), Modem Diasporas in International Politics, New York : Saint Martin's Press, 1986. 12. Bruneau (Michel), art.cit. 13. Prévélakis (Geoiges), “Introduction” in Prévélakis (Georges), éd., op.cit. 14. Bruneau (Michel), art.cit. 15. Fibbi (Rosita), Meyer (Jean-Baptiste), “Le lien plus que l'essence”, Autrepart, 2 (22), 2002 ; Prévélakis (Georges), “Les diasporas comme négation de l'idéologie géographique”, communication présentée au colloque international 2 000 ans de diasporas, Poitiers, 14-16 février 2002. 16. Sheffer (Gabriel), art.cit. 17. Prévélakis (Georges), “Introduction” (art.cit.). 18. Cf. Cohen (Robin), op.cit. 19. 20 % des immigrés d'origine roumaine acceptés aux États-Unis de 1980 à 1990 avaient une formation universitaire (selon Gheorghiu (Mihai Dinu), “La mobilité universitaire internationale, la formation et la reconversions des élites des pays ex-socialistes”, in Broady (Donald), Chmatko (Natalia), Saint Martin (Monique de), éds., Formation des élites et culture transnationale, Paris / Uppsala : CSEC / EHESS / SEC / ILU, 1996). 20. Cette exigence a été finalement abandonnée suite aux pressions politiques américaines. 21. Diminescu (Dana), “L'installation dans la mobilité : les savoir-faire migratoires des Roumains”, Migration société, 13 (74), 2001 ; Potot (Swanie), “Mobilités en Europe. Étude de deux réseaux migratoires roumains”, Sociologie Romaneasca, (2), 2000. 22. Les rapports SOPEMI de l'OCDE, éditions 1997, 1999, 2000. 23. Selon la déclaration du responsable de la Direction “Passeports” du Ministère roumain de l'Intérieur, cité par la revue Capital, (13), 29 mars 2001. 24. Selon l'estimation du Ministère roumain des Affaires Étrangères, le département des relations avec les Roumains de l'étranger. http://domino.kappa.ro/mae/politica.nsf/Teme/ 25. Appartenant à ce qu'on appelle la vague de la migration historique, la plupart de ces migrants sont devenus des citoyens français. 26. Chiffre auquel s'ajouteraient environ 100 000 irréguliers. 27. Ma Mung (Emmanuel), art.cit. 28. Au début des années 1990, les réseaux de compatriotes à l'étranger étaient rares et les opportunités de mobilité favorisaient davantage la formation que le travail. Les migrants arrivaient au Canada suite à l'impossibilité de trouver d'autres niches leur permettant un emploi adéquat dans un pays occidental. Aujourd'hui encore, le Canada est moins fréquemment retenu comme destination de premier choix, pourtant beaucoup de trajets migratoires y aboutissent,

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grâce à une procédure relativement facile pour obtenir la citoyenneté. La hiérarchisation des espaces d'accueil et de résidence se fait surtout en fonction des opportunités qu'offre le marché des compétences, mais aussi des facteurs subjectifs, de l'accommodation préalable à l'espace migratoire, du soutien des réseaux. L'attraction des pays d'Europe occidentale est ouvertement déclarée dans les discours des individus mais son intangibilité relative est aussi évoquée. Ce n'est que vers la fin des années 1990 qu'un revirement du marché européen ouvre celui-ci aux spécialistes venant de l'Est, Roumains inclus. 29. Selon l'Annuaire statistique de la Roumanie, l'INSSE, éditions 1995-2001 et le rapport Facts and Figures 2001. Immigration Overview du Ministère Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) : http:// www.cic.gc.ca/english/pdf/pub/facts2001.pdf 30. Selon le rapport 2001 de CIC, la Roumanie se trouve depuis 199g en huitième position dans le “Top Ten” des pays-source pour l'immigration au Canada. Les données partielles du recensement canadien de 2002 révèlent la présence de 60 520 Roumains au Canada, dont 21 340 à Toronto, 13 854 à Montréal, 5 750 en Colombie Britannique. Ces chiffres sont à manipuler avec prudence, car il s'agit en effet du nombre des citoyens canadiens ayant déclaré le roumain comme langue maternelle. Elles excluent au moins les migrants temporaires pour travail ou études. 31. Dans la constitution d'une diaspora, les connecteurs entre les vagues migratoires jouent un rôle essentiel. La fracture entre les exilés de la période communiste et les jeunes professionnels paraît insurmontable au début des années 1990. Les anciens déconsidèrent ceux arrivés au Canada après 1989 sans assumer des risques, faisant partie d'une élite qui “manque de culture”. À l'inverse, le jeune immigré professionnel, motivé par les valeurs du marché, n'apprécient pas à sa juste valeur “l'exilé frustré” qui “a raté sa vie par nostalgie” pour une matrice d'origine idéalisée. Sur un plan plus général, cette situation reflète en effet le renversement des valeurs dans une économie-monde libérée, en partie, des contraintes géopolitiques. À une échelle microsociologique, les liens familiaux et amicaux conservés malgré la rigueur du régime communiste sont brusquement réactivés après 1989 et ont servi de pont d'ancrage pour les nouveaux arrivés. 32. Diminescu (Dana), “Les migrations à l'ère des nouvelles technologies” (art.cit). 33. Tarrius (Alain), “Nouvelles formes migratoires, nouveaux cosmopolitismes”, in Bassand (Michel), Kaufmann (Vincent), Joye (Dominique), éds., Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne : PPUR, 2001. 34. Pour le chercheur en sciences sociales, Internet n'est plus seulement un outil de recherche, il est également un terrain. Un terrain très dynamique, qui change à coup de click, et qui exige d'être abordé avec les moyens qui lui sont propres. Il y a deux dimensions à saisir, soit un côté “information” et un côté “communication” de l'Internet. Car si Internet fait circuler des manières de dire qui sont des véhicules de formes de pensée, chargées culturellement et idéologiquement, la production des discours s'accompagne d'une utilisation complexe. Et pour restituer les usages il ne suffit pas d'observer les pratiques en ligne, il s'agit d'aller plus loin et de se mettre à proximité des (migrants) internautes pour voir comment ils choisissent et interrogent les sites web, avec quelle utilisation de l'information disponible en ligne. De cette manière on saisira davantage l'hybridation de formes des sociabilités et l'impact des e-pratiques sur le quotidien. Le piège d'une pensée simplificatrice marquée par le déterminisme technique pourrait être ainsi évité. La “netnographie” des groupes virtuels, c'est-à-dire l'observation participante aux chats et aux forums des discussions, tout en constituant une nouvelle forme de “champ” anthropologique, repose pourtant sur peu d'études empiriques et demande, pour cela, une forte distance critique par rapport à son objet. 35. Nedelcu (Mihaela), “L'instrumentalisation de l'espace virtuel par une communauté des professionnels immigrés : vers une nouvelle forme d'organisation diasporique ?”, Autrepart, 2 (22), 2002.

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36. Structuré autour des deux pôles de la migration (roumain et canadien), le réseau de websites véhicule toute information touchant à la vie des Roumains à Toronto : annonces de spectacles, expositions, concerts, journaux, programmes TV et chaînes radio en roumain, promotions d'entreprises ethniques de compatriotes, offres d'emplois, etc. Il contient plusieurs rubriques : Romanian world (forums, nouveautés, la Une, coutumes roumaines, informations pratiques) ; Romanian universe (culture, religion, histoire, langue) ; Toronto (Romanian news, l'école roumaine de Toronto, artistes roumains à Toronto, Romanian business network) ; Directories (liste de liens vers des sites et médias roumains, albums de photos) ; IT Consulting (présentation de l'équipe et des services offerts par The Bans). Une base de données en ligne (RomUniv) et un forum de discussions à domaines multiples rendent visibles les professionnels migrants. 37. L'impact de cette forte affirmation identitaire ne tarde pas à se manifester. Des agents touristiques, des entrepreneurs canadiens, des associations humanitaires ou des investisseurs potentiels trouvent en TheBans un partenaire de discussion averti. 38. Ma Mung (Emmanuel), art.cit. 39. “Où il n'y a qu'un, il n'y a pas du pouvoir...”. Motto extrait du Forum, qui singularise les interventions de M., l'initiateur de TheBans, au forum Romania online en définissant ainsi son identité virtuelle et son credo. Ce motto est symboliquement chargé car il s'agit d'un extrait de l'hymne roumain de l'unité, qui a marqué l'union historique des trois provinces roumaines le 1er décembre 1918. 40. Cohen (Robin),op.cit. 41. http://www.arcweb.ca 42. Il est à noter l'organisation par départements et services de l'ARC (développement professionnel/business, intégration, services socioculturels, finances/membres et marketing/ relations publiques), avec un organigramme détaillé, qui rappelle le background et les compétences d'entrepreneurs de ses initiateurs. 43. “Impreuna reusim !”, en roumain. 44. Tarrius (Alain), “Territoires circulatoires et espaces urbains”, Annales de la Recherche Urbaine, (59-60), 1993. 45. Les professionnels font corps autour de l'école et de l'ARC, tandis que les personnes moins qualifiées se retrouvent davantage autour de l'église orthodoxe. 46. Le projet d'un club roumain à Toronto vient aussi à la rencontre des besoins des parents des migrants. Présents au Canada quelques mois par année, ils doivent s'approprier un univers qui leur est étranger et qui exige des compétences – linguistiques, de mobilité, etc. – qu'ils ne possèdent généralement pas. Dans le cadre du département socioculturel de l'ARC, un club des grands-parents a été récemment inauguré. Des cours d'anglais et d'utilisation de l'ordinateur et de l'Internet ont été envisagés pour éviter le dépaysement. D'ailleurs l'usage de l'e-mail est devenu l'outil quotidien qui assure la participation à distance à la vie de la famille dispersée de même que lire la presse roumaine en ligne constitue une pratique courante des parents pendant le temps qu'ils résident au Canada. Ces moyens n'entretiennent pas l'illusion “d'être ensemble” mais représentent une autre façon de l'être. 47. La dernière “minériade” en 1998 a déterminé beaucoup de jeunes qualifiés à émigrer définitivement. De même que le désenchantement consécutif aux prestations politiques décevantes des partis “historiques” qui ont entraîné le retour au pouvoir du président Iliescu en 2000. 48. D'ailleurs il a été invité dans le parlement de la province d'Ontario, avec d'autres représentants de la communauté roumaine, à l'occasion de la nomination de la Roumanie comme futur membre de l'OTAN. Cette opportunité a été prise pour donner davantage de visibilité aux roumains-canadiens et à leur rapport aux deux pays. 49. Après la chute du communisme, la politique roumaine fut réorientée (au moins dans l'intention) vers un traitement non – différencié des citoyens roumains du pays et de l'étranger

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(au niveau du droit de vote, de propriété, etc.), avec un intérêt affirmé d'associer un certain nombre d'experts roumains expatriés au revirement de l'économie nationale. Ces processus n'ont cependant pas abouti sur une politique cohérente et durable d'activation de la diaspora. En 2000, un “appel vers tous les Roumains du pays et du monde” a été conjointement lancé par le patriarche de l'église orthodoxe roumaine, le président de la république et l'ancien roi de la Roumanie. Une mobilisation de toutes les forces politiques, financiers et économiques était ainsi visée par cette triple autorité. 50. Bruneau (Michel), art.cit. 51. Par exemple, un projet appelé “Retum to Romania - Career Development Project” et géré par l'International Research and Exchange Board (IREX), vise le retour au pays des jeunes professionnels roumains qui se trouvent actuellement dans les universités américaines (1 807 étudiants roumains étaient inscrits pour l'année universitaire 1999 / 2000, dont 1 200 en programmes de troisième cycle). Lors de l'entretien que nous avons eu avec la directrice du projet de l'IREX au printemps 2000, elle estimait que seulement 10 % des Roumains qui étudient à l'étranger rentrent en Roumanie. Les raisons invoquées par les étudiants sont : les difficultés à trouver un emploi adéquat sur le marché roumain, les salaires très bas et le risque de rater l'investissement dans leur formation. Le but de ce programme est précisément d'identifier des emplois appropriés à leur niveau de formation. Mais les quelques réponses reçues de la part des étudiants sont qualifiées d'irréalistes par la directrice, car les jeunes demandent des salaires de 60-75 000 dollars / an. En contact avec la réalité et le marché mondial des compétences, les jeunes professionnels sont devenus conscients de leur valeur et de la possibilité de fructifier l'investissement psychologique, temporel et financier dans leurs études. Ils connaissent les alternatives qu'ils ont et le pays ne peut pas compter sur leurs compétences sans leur garantir au moins la reconnaissance du statut et les moyens décents de vivre. 52. Une grande partie des migrants de la nouvelle vague ont gardé leur nationalité roumaine. 53. Faist (Thomas), “Dual citizenship as Overlapping Membership”, International Migration and Ethnic Relations, (3), 2001 (www.bit.mah.se/imer/publications) ; Sheffer (Gabriel), “A political Approach to the Ethno-National Diasporism”, communication présentée au colloque international 2 000 ans de diasporas, Poitiers, 14-16 février 2002. 54. www.romanianamericans.org visibilise The Congress of Romanian Americans, une organisation qui depuis 1991 institutionnalise la reconnaissance de l'exil roumain aux États-Unis en tant que facteur de lobby auprès de l'administration américaine. 55. L'inscription dans cette base de données est acceptée selon les critères de production scientifique de la communauté internationale. Des 143 membres, 48 sont aux États-Unis, 46 en Roumanie, 12 en France, 8 en Allemagne, 5 au Canada et en Grande Bretagne, 3 en Grèce, Pays Bas et Suisse, 2 en Italie, Australie et Moldavie, 1 en Suède, Belge, Irlande et Autriche (selon l'interrogation de cette base le 27 novembre 2002). Sans refléter la dispersion des scientifiques roumains dans le monde, cette répartition met en évidence l'attrait des États-Unis en tant que pôle d'excellence scientifique. 56. Morokvasic (Mirjana), “La mobilité des élites scientifiques de l'Autre Europe : exode ou circulation ?”, Revue d'études comparatives Est-Ouest, (3), 1996. 57. Meyer (Jean-Baptiste), Charum (Jorge). “La “fuite des cerveaux” est-elle épuisée ? Paradigme perdu et nouvelles perspectives”, Cahiers des Sciences Humaines, 31 (4), 1995. 58. Glick Schiller (N. G.), Basch (L.), Szanton Blanc (C), “From Immigrant to Transmigrant : theorizing transnational migration”, Anthropological Quarterly, 1994. 59. Ma Mung (Emmanuel), “La désignation des diasporas sur Internet”, Hommes & Migrations, (1240), 2002. 60. Cohen (Robin), op.cit. 61. Ma Mung (Emmanuel), “Non-lieu et utopie : la diaspora chinoise et le territoire”. Espace géographique, 23 (2), 1994.

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62. Wellman (Barry), Haythornthwaite (Caroline), eds., The Internet in Everyday Life, Oxford : Blackwell Publishing, 2002. 63. Faist (Thomas), art.cit.

AUTEUR

MIHAELA NEDELCU Sociologue, chercheuse et doctorante en sociologie, Institut de Sociologie de l'Université de Neuchâtel, et Ecole Doctorale en Sciences Sociales d'Europe Centrale. [email protected]

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Quand les migrants balkaniques rencontrent ceux venus du Sud

Swanie Potot

1 Cet article est tiré d’une recherche menée depuis plusieurs années sur les réseaux migrants transnationaux1. À travers l’étude de la circulation migratoire au départ de la Roumanie vers l’Europe, il s’agit de comprendre comment de nouvelles migrations, plus mobiles et moins organisées que celles auxquelles étaient habitués les États occidentaux depuis les années soixante, se déploient dans des espaces socio- économiques de plus en plus “mondialisés”. L’objectif est de saisir la façon dont des réseaux migrants, entendu au sens de D. Massey, comme “l’ensemble des liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants, et les non migrants dans les espaces d’origine et de destination, à travers les liens de parenté, d’amitié, et une origine communautaire partagée”2 parviennent, grâce à une organisation informelle et réticulaire, à pénétrer certaines niches d’emploi en Occident et à s’y maintenir durant quelque temps avant de découvrir de meilleures opportunités ailleurs3.

2 Dans les lignes qui suivent, on s’intéressera plus particulièrement à une migration qui s’est établie à partir de 1994-1995 entre le département rural de Téléorman et la province espagnole d’Alméria où l’agriculture exploite massivement le travail des migrants clandestins de plusieurs nationalités. Cette situation souligne que la cohabitation entre des groupes migrants de différentes origines dans une même niche d’emploi ne se fait pas sans heurts. En février 2000, la ville d’El Ejido, centre économique de cette région agricole, a notamment été le théâtre de tensions importantes entre Roumains et Marocains. Entre le 5 et le 7 de ce mois, suite au meurtre d’une Espagnole par un jeune déséquilibré marocain, des émeutes racistes d’une violence sans précédent, conduites par des Espagnols, ont éclaté à l’encontre des immigrés venus du Maroc. Ces derniers, clandestins pour la majorité, ont répliqué par un arrêt du travail, faisant valoir que sans eux l’agriculture de la région ne pouvait pas survivre. Ces événements furent couverts par la presse internationale qui relatait également, quelques jours plus tard, que cette grève avait été brisée par des travailleurs roumains récemment arrivés4.

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3 L’objet de cet article est de décrire comment cette situation de concurrence, et de déloyauté entre des migrants d’horizons différents a pu apparaître. On cherchera à comprendre comment les travailleurs clandestins européens, dont la présence dans la région est fragile car relativement récente, tirent avantage de leur docilité lorsque des groupes plus assurés tentent de faire valoir leurs droits. Cela permettra d’illustrer à quel point la question des relations inter-ethniques et du racisme est corrélée à une situation sociale et économique en évolution.

4 Tout d’abord, il conviendra de revenir sur ce que représente la migration en Roumanie afin de comprendre comment le réseau de la région de Téléorman a vu le jour. Cela nous amènera à décrire le contexte de départ, le profil social et les pratiques migratoires des migrants de la région de Rosiori de Vede, ancienne capitale du département. On expliquera ainsi comment s’est constitué un véritable réseau migrant entre Téléorman et la province d’Alméria.

5 Pour saisir la place des travailleurs roumains dans le contexte d’El Ejido, il sera nécessaire, dans un deuxième temps, de revenir sur la conjoncture économique et sociale de la région d’arrivée. Cela permettra de comprendre le sens que revêt l’immigration illégale dans la province espagnole.

6 Enfin, on exposera la situation de “concurrence ethnique” entre les migrants de longue date, venus du Maroc et les nouveaux travailleurs de l’Est. Plus particulièrement, on s’interrogera sur la façon dont le racisme ambiant à l’égard des maghrébins oriente la façon de se présenter des migrants venus de Roumanie et dans quelle mesure ceux-ci reprennent à leur compte les définitions stigmatisantes de la population espagnole pour se placer sur le marché de l’emploi.

Teleorman, un contexte qui favorise les migrations

7 Suite à la chute de la dictature en 1989, la Roumanie a connu une crise économique sans précédent. Malgré l’alternance politique et les aides internationales, l’économie de ce pays a grandement souffert durant les dix années suivantes. Il a fallu attendre les années 2000 et 2001 pour voir enfin la tendance des indicateurs économique s’inverser5. Mais, avec un salaire moyen d’environ 100 euros par mois, la population a toujours du mal à survivre. Pour résister à cette conjoncture, la plupart des Roumains ont développé des moyens alternatifs de survie. L’accroissement de l’économie informelle depuis 1990, déjà florissante à l’époque de Ceausescu, doit être compris dans ce contexte.

8 De la même façon, les migrations temporaires vers des pays “riches” font partie des stratégies de survie de la population. Travailler quelque temps à l’Ouest puis revenir vivre en Roumanie durant quelques mois, voire une année, avant de repartir, est devenu un véritable mode de vie dans ce pays6. La démarche qui préside à ces circulations consiste en effet à maintenir – ou améliorer – son niveau de vie en Roumanie en allant chercher ailleurs les moyens de compenser la situation économique locale. Comme l’écrit M. Morokvasic, “il s’agit de gens qui réagissent à une situation de crise en se mettant en route, pour éviter de devenir les laissés-pour-compte de sociétés engagées dans un processus de transformation rapide et, surtout, imprévisible”7. Il est important de souligner que ces migrations ne correspondent pas à une rupture dans la vie des sujets, les migrants ne quittent pas leur existence en Roumanie pour s’en

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construire une autre ailleurs ; ils étendent leurs activités à un nouveau territoire, sans se couper économiquement et socialement de l’ancien.

9 Les quelques études qui ont été menées sur la question8 montrent que chaque région de Roumanie, ou plus exactement chaque sous-groupe (ethnique ou social) régional, possède son propre réseau migratoire et s’oriente donc vers une ou quelques destinations particulières en Europe de l’Ouest. Les migrants rencontrés dans le sud de l’Espagne étaient ainsi pour une large majorité originaires de la zone entourant Rosiori de Vede, dans la plaine du Danube. Il convient donc de présenter plus en avant cette région de départ.

Une économie locale en déroute

10 Avec ses 37 000 habitants, Rosiori de Vede est la deuxième ville du département de Teleorman ; elle se situe à une vingtaine de kilomètre de la Préfecture, Alexandria. Ce département se caractérise, par rapport à l’ensemble du territoire roumain, par une faible urbanisation, un taux réduit d’infrastructures culturelles et éducatives9, une forte sous représentation de la jeunesse, un solde naturel négatif10 et un indice de pauvreté parmi les plus élevés du pays11. En résumé, les migrations étudiées émanent d’un contexte plutôt défavorisé mais il faut noter que cela n’est pas le cas de toutes les migrations roumaines ; des régions plus riches sont également des zones de départ importantes.

11 La région d’étude se situe dans la partie nord du département, lui-même frontalier, au sud, avec la Bulgarie. Pourtant, les échanges outre-Danube ne sont pas très développés. La politique autarcique de N. Ceausescu se fait encore sentir ici : depuis ce département, le seul moyen d’atteindre la Bulgarie est le passage occasionnel par bac ; le pont le plus proche, fortement taxé, est à plusieurs heures de route. Concernant les échanges informels, les liens avec l’autre rive restent également marginaux. Dans la région de Rosiori de Vede, on considère de toute façon que l’on est trop éloigné de la frontière, située à une cinquantaine de kilomètres, pour pouvoir profiter de la zone transfrontalière ; on attribue les anciens trafics de cigarettes ou de pièces détachées extraites des combinats, aux habitants de l’extrême sud de la région. Par conséquent, ni la situation limitrophe de la région ni les migrations transfrontalières ne constituent de ressources pour la population étudiée.

12 La principale activité du département relève de l’agriculture. En effet, la grande plaine du Danube dans laquelle celui-ci s’inscrit constitue la plus importante zone agricole de Roumanie. D’après la Commission Nationale pour la Statistique Roumaine, en 1997, ce secteur occupait plus de 60 % des actifs de Teleorman, sur une surface agricole de près de 450 000 hectares12. Les exploitations relèvent principalement de grandes coopératives céréalières appartenant encore en partie à l’État et dont les employés sont salariés13.

13 Cependant, le rendement de l’agriculture du département est un des plus faibles du pays14. Dès lors, cette activité n’est pas source de richesse ; les revenus officiels des employés agricoles les placent à un niveau de pauvreté avancée. Malgré tout, vivre dans une région rurale présente certains avantages : tout le monde possède15 une parcelle sur laquelle sont plantés fruits et légumes et où l’on peut élever des animaux pour sa consommation personnelle. Ces pratiques d’autosuffisance, développées sous la dictature pour pallier les manques de l’économie planifiée, restent salvatrices en

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période de récession économique. Ainsi, d’un point de vue alimentaire, l’autoconsommation et les échanges informels permettent d’atténuer les effets de la pauvreté.

14 On notera cependant que, si l’ensemble des activités agricoles touche une très large proportion de la population, pourtant, parmi les personnes interrogées, aucune ne se déclarait paysan ou agriculteur. Ce terme est réservé au propriétaire terrien (ou supposé tel) qui vit officiellement de la production de ses terres. En conséquence, lors des entretiens, les interviewés présentent leur emploi en fonction de leur spécialité : on est, par exemple, conducteur d’engin, mécanicien ou comptable pour une coopérative. De même, les ouvriers d’usine au chômage ne font pas état de leur activité agricole ; ils se déclarent ouvriers-chômeurs même si leur principale ressource provient d’une activité agricole à plein temps. En plus du stigmate négatif associé au paysan pauvre et sans éducation, ces dénominations sont la conséquence de la politique communiste : le travailleur correspondait à la même définition dans l’industrie et les campagnes, fidèle à l’image emblématique de l’ouvrier. On rencontre donc, dans la région, et à fortiori parmi les migrants, une majorité d’ouvriers et, plus rarement, des employés de bureau.

15 Car le modèle du multi développement prôné par le régime de N.Ceausescu à partir des années soixante-dix a également atteint cette région. On y trouve différentes grandes industries : à côté des complexes agro-alimentaires et de l’exploitation des ressources pétrolifères ont été développées des usines de construction mécanique, de textile et des combinats chimiques et électrotechniques. À proximité de la ville de Rosiori de Vede, deux centres constituent l’essentiel des emplois dans l’industrie ; il s’agit d’une fabrique de wagons et wagonnets et d’une fabrique de roulements à billes située à Alexandria. À l’époque de la dictature, non seulement ces industries occupaient de nombreux ouvriers qui, en période de récoltes, cumulaient l’activité des champs et celles de l’usine comme le préconisait le dictateur, mais elles étaient à l’origine d’importants trafics. À titre d’exemple, dans la ville de Rosiori de Vede, quasiment toutes les vérandas dont les Roumains ont l’habitude de couvrir les balcons des immeubles, sont constituées de fenêtres de wagons. Les produits dérobés aux usines d’Etat faisaient ainsi l’objet de nombreux commerces sur place et étaient exportés vers d’autres régions, parfois même vers la Serbie où, d’après mes informateurs, les roulements se vendaient à grande échelle.

16 Avec la fin du régime communiste, ces deux usines, comme tout le secteur industriel du pays, ont largement licencié et leur production a chuté. L’impact s’est donc fait ressentir aux deux niveaux cités. D’une part, des milliers d’ouvriers se sont trouvés au chômage. Certains vivaient déjà dans des villages, mais beaucoup d’autres, voyant leur niveau de vie baisser, ont quitté leur logement en ville pour retourner s’installer auprès de membres de la famille, à la campagne16. Cela permet, d’une part, de réunir plusieurs ménages sous un même toit, limitant ainsi les dépenses et, d’autre part, d’atténuer les effets de la pauvreté qui, en ville, sont plus difficilement supportables. Une partie d’entre eux s’est alors repliée, officiellement ou pas, vers l’activité agricole. Cependant, il s’agit souvent d’emplois saisonniers et la mécanisation intensive héritée de l’époque communiste permet de fonctionner avec une main d’œuvre relativement réduite. En conséquence, on trouve, dans les campagnes autour de Rosiori de Vede, beaucoup d’anciens ouvriers sans emploi. Cette population rurale inactive constitue en elle-même une réserve de migrants potentiels. Parallèlement, le ralentissement de l’activité industrielle a eu pour conséquence la diminution des trafics qui y étaient associés.

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Aujourd’hui l’essentiel des détournements de production concerne les produits agricoles. Le marché noir local est notamment riche en huile de tournesol et en viande non contrôlée. Mais ces échanges informels ne pallient que très partiellement les difficultés économiques que rencontre la population. C’est pourquoi une proportion de plus en plus importante se tourne aujourd’hui vers les migrations temporaires à l’étranger.

Des antécédents migratoires

17 Il faut cependant noter que ce palliatif n’est pas apparu avec la fin de la dictature. Dans la région, les migrations ponctuelles vers des pays plus riches remontent à une trentaine d’années. Dès les années soixante-dix, le gouvernement de N. Ceausescu a passé des accords “d’exportation de main d’œuvre” avec certains pays. Tandis que l’ensemble de la population était soumis à une surveillance étroite quant à ses mouvements et ses contacts avec l’étranger, certains travailleurs bénéficiaient de passeports spéciaux qui leur permettaient de se rendre dans quelques pays pour y travailler. Les salaires de ces ouvriers étaient directement versés à l’Etat roumain qui se chargeait ensuite d’en redistribuer une partie aux migrants. Cela lui permettait de faire entrer régulièrement dans le pays des devises étrangères dont la circulation était interdite. Les premiers contrats de ce type ont eu lieu avec des pays membres du CAEM17, la Russie et la République Démocratique d’Allemagne en particulier. Puis ils se sont étendus à d’autres États : d’abord l’Allemagne de l’Ouest puis les pays arabes. La Libye, l’Egypte, l’Irak recevront des milliers de travailleurs roumains jusqu’à la révolution de 1989. Cette main d’œuvre était employée sur de grands chantiers, aux côtés d’autres travailleurs étrangers. Les emplois occupés allaient de simple manœuvre à chef de chantier en passant par chauffeur ou jardinier.

18 Pour la population migrante étudiée, cette ancienne forme de migration présente une importance première. En effet, tandis que dans beaucoup de régions roumaines la migration temporaire internationale (souvent clandestine) a été découverte avec l’avènement du régime dictatorial, ici, les allées venues vers l’Espagne ne sont que le prolongement d’une activité ancrée dans la vie sociale locale depuis plusieurs dizaines d’années. Pour de nombreuses personnes en Roumanie, la chute du régime a permis de trouver de nouvelles ressources par le travail à l’étranger ; dans le département de Teleorman, décembre 1989 marque, au contraire, la fin de la migration organisée18. Dans les années qui ont suivi l’éviction du dictateur, l’activité migratoire a donc sensiblement diminué dans la région. Dès le début de la décennie quatre-vingt dix cependant, les premiers migrants effectueront des voyages momentanés vers l’Europe, en Italie, en Hollande ou en France. Aujourd’hui, on peut qualifier ces premiers départs de prospections qui, par la suite, donneront lieu à un mouvement migratoire de plus grande ampleur. Dans les années 1993-1994, plusieurs dizaines de personnes, originaires des alentours de Rosiori de Vede, ont travaillé sous contrat en Allemagne. Mais c’est finalement la “découverte” de l’Espagne comme terre propice aux migrations temporaires qui a relayé le déficit momentané de ressources venues de l’étranger dans la région.

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El Ejido : une nouvelle opportunité

19 Si les tous premiers départs semblent remonter au début de la décennie, ce n’est que vers 1994-1995 que cette destination s’est vulgarisée auprès d’un public de plus en plus large. À l’époque – et jusqu’au 1er janvier 2002 – un visa était nécessaire pour se rendre dans l’Espace Schengen. La principale difficulté consistait alors à se procurer ce titre de séjour mais le marché noir de l’émigration vers l’Europe était à même de fournir ce type de document. Des petites annonces parues dans les journaux proposant des séjours touristiques en Union Européenne servaient par exemple de vitrine à des vendeurs de visa pour travailleurs migrants. Le voyage et le visa revenaient alors, en 2001, dans les 1 000 dollars. Aujourd’hui, cette restriction n’existe plus mais elle a été remplacée par l’obligation pour les voyageurs roumains de présenter au moins 500 euros lors de leur sortie du territoire roumain. À cette somme, il faut ajouter le prix d’un billet de transport aller-retour. En ce sens, la sélection des candidats au départ s’effectue toujours en fonction du capital que peut réunir chacun. Organiser son départ implique alors souvent d’emprunter des sommes importantes à des proches ou à des prêteurs informels en Roumanie, le remboursement s’effectuant grâce aux premiers salaires perçus en Espagne. Concernant l’organisation de la migration, aujourd’hui, après plusieurs années d’aller-retour entre les deux provinces roumaine et espagnole, tous les candidats au départ sont au fait de ce qu’ils peuvent faire dans la province d’Almeria. Ils savent, avant de partir, comment fonctionnent les recrutements à El Ejido, sur quelle place publique, au nord de la ville, ils doivent se rendre pour rencontrer des employeurs éventuels et beaucoup ont également des proches sur place qui peuvent les aider à se loger et à “se débrouiller” sur place.

20 Ce type de mise en place d’un système migratoire entre deux sites est assez fréquent au départ de la Roumanie, mais le fait que la population de Téléorman soit inscrite dans la migration depuis plus de trente ans donne un sens différent à cette activité dans la région. Si dans le reste du pays la migration paraît souvent comme “une aventure à tenter”, ici cette activité est plutôt classique, elle n’apporte pas de prestige en soi. Bien que les conditions ne soient plus les mêmes qu’avant, la migration est perçue comme un phénomène ancien, déjà connu. Formellement, travailler clandestinement en Espagne n’a rien de commun avec le fait de répondre à un recrutement massif et organisé par les services officiels du pays. Cependant, dans leurs discours, les personnes interrogées ne distinguent pas deux périodes. Pour celles qui restent au village, la différence entre les séjours à l’étranger avant et après la chute du régime tient essentiellement à ce que rapportent ces expatriations : manifestement, les migrations vers les pays arabes rapportaient plus aux travailleurs et cela était perceptible par tous. Même les acteurs de ces déplacements inscrivent leurs pratiques dans une continuité, ils racontent de la même façon qu’ils ont travaillé en Libye, en Égypte puis en Espagne. Souvent les gains rapportés de l’étranger contribuent à financer un même projet. À la campagne, les migrants investissent systématiquement dans la construction de grandes maisons. Les travaux avancent au rythme des stages effectués à l’étranger. Il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui ont financé les fondations et le rez-de-chaussée de leur demeure grâce à un séjour en Irak (destination fréquente à la fin des années quatre-vingt), le premier étage après avoir passé quelques mois en Espagne au milieu de la décennie et qui envisagent d’acheter le mobilier lors d’un prochain séjour dans ce pays. Quand on les interroge sur la cassure qui a pu s’opérer par rapport à l’ancien modèle, ces derniers mettent en avant le fait qu’aujourd’hui les choses sont moins bien

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organisées, qu’ils doivent, une fois sur place, se débrouiller pour se loger et se nourrir, etc. En revanche, l’aspect illégal est presque passé sous silence. Les migrants se rendent en effet en Espagne en tant que touristes ; ils n’ont donc pas le droit de travailler dans ce pays et doivent quitter l’Espace Schengen au plus tard trois mois après leur arrivée. Dans la réalité, les séjours perdurent entre neuf mois et une année, parfois plus, et les migrants sont salariés “au noir” par des agriculteurs espagnols. En Roumanie, lorsque les personnes parlent de ces migrations, elles n’occultent pas totalement cet aspect, mais le sujet ne semble pas faire l’objet de beaucoup d’interrogations. Ce qui importe c’est, comme avant, d’obtenir le moyen de partir, d’avoir les informations importantes et de savoir à qui s’adresser. Or, tout cela n’est pas très compliqué pour des personnes qui ont l’habitude de gérer des situations informelles dans leurs activités quotidiennes.

21 Si, une fois à l’étranger, les migrants recherchent souvent un moyen d’être régularisés, c’est avant tout pour pouvoir voyager plus facilement, pour pouvoir changer de secteur d’emploi ou encore pour obtenir un meilleur salaire. Mais, dans leurs discours, la clandestinité des migrations actuelles n’est pas un marqueur important. Dans le village de Dobrotesti, à quelques dizaines de kilomètres de Rosiori de Vede, le maire m’a accordé un rendez-vous dans son bureau et m’a permis d’enregistrer notre entretien ; il ne s’agissait donc pas d’une conversation informelle, mais de la position officielle de la municipalité face aux migrations. Durant cet entretien, celui-ci s’enorgueillissait du fait qu’il y ait eu, à ce moment là, au moins deux cents personnes de son village en Espagne, sur les quatre mille que compte celui-ci. Il clamait ouvertement que la mairie encourageait les gens à partir, car tous revenaient et qu’ils rapportaient alors des devises qui développaient la vie économique de la municipalité.

22 Le fait que ces migrations se situent dans le prolongement d’une pratique déjà ancienne a également une incidence sur le profil des migrants concernés. Ici, les départs ne sont pas l’apanage des jeunes ou des plus audacieux comme cela apparaît dans les régions où la migration est récente. Dans la région étudiée, les migrations se pratiquent par le même type de sujet, voire par les mêmes personnes, qu’au temps de la dictature. Il s’agit d’un public d’âges variés, majoritairement masculin – mais pas exclusivement – et souvent issu du milieu ouvrier. Du fait que la migration est ancienne, les pratiques d’aller et retour semblent plus instituées qu’ailleurs. Lors de précédentes enquêtes, souvent les jeunes migrants interrogés vivaient la migration comme une phase intermédiaire, même s’ils ne savaient pas vers quel mode de vie ils s’orientaient. Ici, cette activité a depuis longtemps une place particulière dans l’existence des gens de ces villages. Chaque famille a l’habitude de voir partir, à intervalle régulier, plusieurs de ses membres durant quelques mois, une année, sans remettre en cause ses activités ou sa place dans le village. Cette façon de procéder est d’autant plus stable qu’elle perdure depuis plusieurs décennies.

L’immigration, matière première de l’essor économique d’Almeria

23 Pour comprendre comment, à l’autre bout de l’Europe, une zone et un secteur économique sont ainsi devenus les piliers d’une migration roumaine importante19 il est nécessaire de revenir sur l’histoire récente de cette région. C’est en effet parce que son économie s’est rapidement développée et se déploie aujourd’hui à l’intérieur d’un vaste

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marché européen, que la province d’Almeria requiert toujours plus de migrants, au sein desquels les Roumains, récemment apparus, sont particulièrement appréciés.

La “colonisation” de la province

24 L’Andalousie, après avoir fourni le plus gros contingent d’émigrants vers la ville algérienne d’Oran puis vers la Catalogne, est actuellement une terre d’immigration de première importance. Tandis que la région était, il y a quarante ans la province au revenu le plus bas d’Espagne, elle est devenue une des zones les plus prospères ; El Ejido est la municipalité où la rente par tête est la plus élevée du pays20. En 1960, seulement 10 % de la population d’Almeria vivait dans cette partie de la province, cette proportion est aujourd’hui de 25 %. Cette évolution est essentiellement due au développement de l’agriculture dans la région dite du Poniente, à l’ouest de la ville d’Almeria, qui se compose des communes d’Adra, La Mojonera, Vicar y Roquetas et El Ejido (municipalité depuis 1981) où furent menées les enquêtes de terrain.

25 La colonisation de la région remonte aux années cinquante. C’est en effet sous l’égide de ministère de l’agriculture que sont creusés des puits, pour rendre ces terres arables. Ce même ministère met en vente à cette époque de petites parcelles de terrain qu’il octroie à des familles modestes pour la plupart originaires d’autres provinces d’Andalousie. L’objet de cette politique est de stopper l’émigration de la région et d’offrir à ses habitants les moyens d’y exercer une activité économique viable.

26 L’apparition des premières serres remonte au début des années soixante, mais il faut attendre la décennie soixante-dix pour que la serriculture devienne la forme dominante d’exploitation. D’après les données officielles, en 1963 on comptait seulement un demi hectare de serres ; en 1984, elles couvrent 14 000 hectares, dont plus de 12 000 développés avec le support de l’État21. Les aides financières octroyées, via les banques, par l’État, permettent un rapide accès à la propriété et à l’équipement agricole. Au fil du temps, les produits issus de ces plantations, fruits et légumes primeurs, se vendent sur un territoire de plus en plus vaste. La région devient alors, à partir des années quatre-vingts, un eldorado pour des centaines de familles d’origine modeste venues de tout le pays. Cependant, l’expansion de l’agriculture repose sur l’utilisation de l’eau souterraine. Étant donnée l’exploitation intensive qu’en fait l’agriculture, l’assèchement des nappes phréatiques devient un problème de plus en plus préoccupant, ce qui conduit le gouvernement, en 1984, à prendre des mesures restrictives importantes. Un décret22 suspend officiellement, cette année là, le développement agricole de la région : l’État met fin aux concessions municipales et aux aides à l’emprunt.

27 La construction de nouvelles serres est également interdite, mais face aux espoirs d’enrichissement qu’elles suscitent, les pratiques de surexploitation des ressources perdurent. Dès lors, l’agriculture ne cesse de prendre de l’ampleur en toute illégalité. On estime que, depuis la fin officielle de la construction de serres, la surface de celles-ci dans la province a environ doublé, pour atteindre aujourd’hui quelques 30 000 hectares23.

28 La croissance de la région fut soutenue par l’intégration de l’Espagne dans l’aire du libre-échange communautaire. Considérée par la Communauté Économique Européenne comme “zone défavorisée à intégrer en priorité”, l’Andalousie a profité pleinement des aides européennes. À partir des années quatre-vingts et surtout durant

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la dernière décennie, l’agriculture tend à se restructurer. On passe de la petite exploitation à des domaines plus importants ; même les petits agriculteurs se fédèrent de plus en plus en coopératives, adhèrent à une Société Agricole de Transformation (la moitié d’entre eux en 1999) ou bien vendent sur des marchés libres aux enchères dégressives. La demande des marchés européens, corrélée à l’amélioration des modes de transport vont, de plus, largement favoriser l’exportation, qui devient désormais le premier mode de commercialisation des fruits et légumes andalous. La Politique Agricole Commune (de l’Union Européenne), dont l’objectif est de renforcer la compétitivité et l’industrialisation de l’agriculture, a contribué à l’hégémonie des grandes exploitations intensives. Or, c’est l’apparition et le développement de ces modes de production qui favoriseront le salariat dans l’agriculture. Tandis que jusque dans les années quatre-vingts la majorité des exploitations reposaient sur le travail familial, les agriculteurs ont eu recours, par la suite, à des travailleurs salariés, saisonniers d’abord puis permanents pour satisfaire les conditions de rentabilité de la production intensive. En effet, face à l’hégémonie de quelques grandes entreprises, le prix de vente des produits agricoles n’ont cessé de chuter tandis que la demande augmentait. On est alors passé des petites exploitations familiales à des entreprises gourmandes en main d’œuvre peu qualifiée.

L’exploitation du travail clandestin : une nécessité économique

29 La situation des chefs d’exploitation est d’autant plus incertaine que l’agriculture andalouse ne bénéficie que d’une faible protection économique. Si les importations extracommunautaires sont encore réglementées, elles tendent à s’ouvrir de plus en plus, positionnant l’Espagne dans un rapport de concurrence avec d’autres zones de production. Sa place première sur le marché européen est difficile à tenir dans la mesure où d’autres pays méditerranéens jouissent de conditions climatiques aussi favorables que l’Andalousie tout en bénéficiant sur place d’une main d’œuvre souvent moins chère. Ainsi, J.-P. Berlan, analysant la Politique Agricole Commune écrivait déjà en 1986 : “Les agriculteurs du Nord ont obtenu une protection de leurs grands produits agricoles comme les céréales, le sucre, etc. (...) tout en laissant leurs collègues du bassin méditerranéen, d’Israël à l’Espagne, s’accommoder des « bienfaits » d’une concurrence sauvage pour les fruits et légumes”24.

30 Aujourd’hui, les agriculteurs andalous fonctionnent à flux tendus ; ils répondent en temps réel aux demandes des supermarchés européens qui imposent quasiment leurs prix d’achat. Or, la position prédominante de l’agriculture andalouse risque, dans les années qui viennent, d’être fortement remise en cause, notamment face à la production marocaine à laquelle l’Union Européenne impose de moins en moins de taxes. Ce contexte, on l’aura compris, favorise l’exploitation de travailleurs sous-payés dont les contingents varient fortement en fonction des fluctuations de l’activité agricole. La précarité du système économique de la région explique donc en partie le recours à une main d’œuvre étrangère non déclarée.

31 C’est au début des années quatre-vingts que la région a commencé à avoir recours au travail des étrangers. L’agriculture intensive a transformé les procédés de vente des produits. Petit à petit, les agriculteurs ont dû se soumettre aux commandes de plus en plus précises et variables des supermarchés espagnols puis étrangers. Aujourd’hui, la cueillette des produits s’effectue quasiment sur la demande des responsables de

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supermarchés pour être livrés le plus rapidement possible en produits frais25. Il est donc indispensable, pour les agriculteurs, de posséder sur place une réserve de main d’œuvre disponible qui puisse être embauchée et débauchée en fonction des variations du volume d’activité. Les travailleurs étrangers clandestins, qui ne bénéficient d’aucune protection concernant les salaires ou les licenciements fournissent en quelque sorte la flexibilité dont ont besoin ces entreprises. La main d’œuvre étrangère peu qualifiée, moins chère et plus corvéable que les journaliers espagnols, par ailleurs de plus en plus rares – ces derniers profitant de la croissance économique du pays – est alors devenue un élément essentiel de l’agriculture locale.

Une situation de concurrence entre travailleurs africains et européens

32 Les Marocains, géographiquement proches, furent les premiers concernés par cette offre de travail. Le différentiel économique des deux côtés du détroit de Gibraltar favorisait le développement de migrations légales et illégales entre les deux pays. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, ils seront quasiment les seuls à remplir le rôle du travailleur immigré agricole en Andalousie. L’embauche de ces travailleurs s’opère, dès le commencement, dans l’illégalité la plus flagrante. Chaque année, des milliers26 de Marocains sans papiers sont employés temporairement ou à l’année dans les serres andalouses. Dès le début du recours au travail des ouvriers étrangers, les agriculteurs et l’ensemble de la population locale prennent l’habitude de traiter les migrants avec le plus grand mépris. Ceux-ci sont exclusivement cantonnés à leur fonction de travailleurs agricoles : en dehors de leur emploi, rien n’est prévu, ou simplement ouvert à cette population étrangère, ni hébergement ni aucune forme de vie sociale. Au fil des ans, cette situation de ségrégation sociale s’est transformée, du côté espagnol, en racisme ouvertement affiché. Plusieurs informateurs marocains ont témoigné du fait qu’ils ne pouvaient pas pénétrer dans certains établissements sous peine de ne pas être servi ou même de s’en voir expulser. Certains cafés vont jusqu’à poser un écriteau sur leur porte “réservé aux Espagnols”. Ainsi, si les migrants sont indispensables à l’activité économique de la région, ils sont en revanche totalement exclus de la société locale. Comme l’écrit M. Argery, dans la province, “on a besoin des bras mais on ne veut pas des hommes”27. C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les évènements de février 2000 et la concurrence qu’opposent les migrants roumains face aux marocains.

Quand les Marocains revendiquent…

33 Pour comprendre les raisons qui ont conduit les Espagnols à mener de véritables “chasses à l’homme” contre leurs travailleurs marocains pour finalement leur préférer de nouveaux migrants venus d’Europe, il est nécessaire de revenir sur l’évolution de la situation locale depuis plusieurs années. Il est certain que, depuis les années quatre- vingts, l’agriculture de la région ne peut plus se passer d’une arrivée continue de travailleurs étrangers en situation irrégulière. C’est bien parce qu’ils n’ont pas de papiers, et se trouvent en cela dans une situation de non droit que ces travailleurs sont exploitables par les entrepreneurs. Ces derniers exercent d’ailleurs une pression importante sur les autorités locales pour qu’elles tolèrent la présence de ces clandestins

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dans la région. Les personnes interrogées faisaient souvent part du même constat au sujet des pratiques policières de la région : lors des contrôles de polices, les migrants doivent décliner l’identité de leur employeur. Si celui-ci confirme le fait que l’étranger travaille pour lui, il est relâché aussitôt ; en revanche si le migrant n’a pas d’employeur, on entame alors une procédure de reconduite à la frontière. La tolérance des autorités publiques envers ces migrations est donc intimement corrélée à leur fonction sur le marché du travail. Les clandestins sont acceptés tant qu’ils servent l’économie locale. Bien entendu, les autorités n’interviennent pas, en sens inverse, pour défendre les droits de ces clandestins face à leurs employeurs. Les migrants connaissent ainsi les “règles du jeu” et savent qu’ils ont obligation de se soumettre au rôle qui leur est imposé.

34 Durant des décennies, les Marocains se sont fidèlement conformés à ces obligations : ils venaient pour travailler, ne demandaient aucune faveur, et tentaient de passer inaperçus aux yeux des Espagnols. Mais après une vingtaine d’années de migrations entre leur pays et le Sud de l’Espagne, ils se sont petit à petit organisés autour de structures collectives. Les Marocains ont rarement créé eux-mêmes des associations de défense de leurs droits, mais des mouvements en faveur des Droits de l’Homme et des syndicats ont lentement pénétré cette population pourtant très marginalisée. Quelques associations ont alors publicisé le sort réservé à ces immigrés et ont commencé à réclamer un minimum de droits pour cette population (comme le droit au logement). De cette façon, les Marocains ont, d’une certaine manière, quitté leur rôle et leur invisibilité pour faire demander une reconnaissance officielle et juridique de leur existence. C’est cette attitude qui a exacerbé l’animosité de la population d’El Ejido. Le maire de cette ville n’en fait pas secret, il dit lui-même en commentant les évènements xénophobes de février 2000 “toute la faute en revient aux ONG qui ont enseigné leurs droits aux immigrés”28. G. Barranco, président d’une des plus importantes coopératives d’agriculteurs d’El Ejido fait le même type de remarques : “Depuis que les ONG s’occupent de protéger les délinquants, la vie est irrespirable”29. À travers ces argumentations, il apparaît clairement que les émeutes d’El Ejido, tout en s’appuyant sur un racisme exacerbé dans la région, étaient une réponse aux réclamations des migrants marocains. Objectif avoué ou implicite, elles visaient à rappeler aux travailleurs clandestins leur position sociale et la domination à laquelle ils avaient obligation de se soumettre. En ce sens, la grève que les Marocains ont organisée dans les jours qui ont suivi les évènements racistes était hautement conflictuelle. Ceux-ci ont voulu démontrer leur force en bloquant, par leur arrêt de travail, l’activité économique de la région. Ils pensaient prouver ainsi non seulement qu’ils formaient un collectif uni – en quête de reconnaissance – mais que, de surcroît, leur travail était indispensable à la survie des agriculteurs.

35 Or, cette action collective de la part de migrants travaillant dans la région depuis de longues années a été mise à mal non directement par la société espagnole, mais par d’autres migrants, et notamment par ceux venus de la région de Téléorman. Ces migrants récemment arrivés ne se sont en effet pas sentis concernés par les revendications portées par les Marocains et ne se sont pas associés à leurs collègues. Certains media ont dénoncé alors la perfidie des employeurs qui étaient allés chercher, en quelques jours, des travailleurs à l’Est de l’Europe30. Il n’en est rien, les travailleurs roumains, pour la majorité originaires du département de Téléorman31, ont commencé à travailler en nombre important dans la région d’El Ejido vers 1995. Ils ne sont pas

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venus pour briser la grève des Marocains, ils se sont contentés de ne pas participer à l’action menée par leurs collègues. En effet, dans cette région, depuis quelques années, les travailleurs arrivent de différents endroits du monde, l’Amérique du Sud, les Philippines et l’Europe de l’Est étant les zones les plus représentées. Dans une exploitation agricole, il est fréquent que des migrants de nationalités différentes se côtoient. Les Roumains qui ont continué à travailler durant la grève organisée par les Marocains n’étaient donc pas des inconnus pour les grévistes, il ne s’agissait pas de contingents recrutés pour l’occasion mais de collègues qui, comme les Américains du sud, se sont désolidarisés des Marocains.

36 On peut alors se demander pourquoi ces migrants n’ont pas pris part à un mouvement qui, dans son essence, visait à défendre les droits de tous les immigrés sans papiers. On peut également se demander pourquoi la presse a focalisé son attention sur les briseurs de grève roumains alors que les Équatoriens et les Philippins – aussi, voire plus nombreux que les Roumains – ont également continué à travailler. La réponse à ces questions se situe dans l’opposition perçue et entretenue en Europe entre les migrations venues du Sud et celles venues de l’Est. Les propos de C. Wihtol de Wenden pour laquelle “vue du Sud, la migration de l’Est est perçue en terme de “menace du Nord”, renforcée par une Europe représentée comme une forteresse, dont la construction signifie la fin des relations bilatérales avec les pays du Nord de la Méditerranée”32 sont en effet parfaitement illustrés par la situation d’El Ejido. Les travailleurs roumains, emblématiques des nouveaux migrants venus de l’Est qui bientôt seront intégrés à l’Union Européenne, sont ainsi considérés, en Occident, comme l’antithèse des immigrés traditionnels venus du sud. Dans les différents pays d’immigration que sont l’Allemagne, la France, l’Espagne ou l’Italie, on perçoit ces nouveaux migrants comme de probables remplaçants des migrations moins ancrées dans la mobilité venues d’Afrique du Nord et de Turquie. La situation limite d’El Ejido permet de comprendre comment, sur le terrain, ces deux groupes migrants sont mis en concurrence par les employeurs espagnols et en quoi les catégorisations induites par le groupe dominant créent une hiérarchie entre les différents travailleurs clandestins en fonction de leurs origines.

... les Roumains sont favorisés

37 L’absence de solidarité entre les deux groupes ethniques tient à deux types de facteurs. Tout d’abord, le fait que les migrants roumains, comme leurs collègues américains, ne soient présents que depuis quelques années sur le sol espagnol, les conduit à se montrer moins vindicatifs que leurs collègues d’Afrique du Nord. En effet, on a vu que, pour les migrants de Teleorman, l’embauche possible en Espagne est apparue comme une aubaine ; elle a permis à cette population de reprendre une activité migrante importante après l’arrêt des départs organisés par l’État roumain. Avant de “découvrir” la région d’El Ejido, ces migrants ont cherché d’autres possibilités de travailler à l’étranger et ce n’est qu’après un certain nombre de tentatives qu’ils ont pu développer un réseau vers la province d’Almeria. Les Roumains perçoivent donc leur présence à Alméria comme une opportunité précieuse qu’ils ne veulent pas perdre. Ils ont alors comme souci majeur de se plier au rôle qui est attendu d’eux afin de conserver cette possibilité. Pour l’instant, ces migrants se montrent très “dociles” envers leurs employeurs et se contentent d’occuper la place qui leur est faite, tout comme les Marocains à leurs débuts. Cette position explique en partie que les Roumains ne se

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soient pas (encore) joints ni au mouvement de grève ni aux associations de défense de clandestins. Il s’agit en quelque sorte d’une séparation structurelle entre les deux “générations” (dans le sens où l’entend A.Sayad) d’immigrés dans la province d’Almeria. De ce point de vue, les Roumains ont la même attitude que les autres immigrés récents que sont les Équatoriens ou les Philippins.

38 La démarche qui consiste à se démarquer consciemment des travailleurs marocains s’appuie en revanche sur un système de catégorisations ethniques et relève en ce sens de la gestion des relations interethniques. En effet, les Marocains, majoritaires parmi les étrangers, souffrent d’un racisme exacerbé de la part de la population dominante. La stratégie identitaire des Roumains consiste alors à se différencier de ce groupe négativement stigmatisé pour se présenter comme des étrangers particulièrement proches des Espagnols. Ils n’hésitent pas alors à reprendre à leur compte les définitions dévalorisantes des nationaux à rencontre des Maghrébins de façon à souligner la distance qui existe entre eux-mêmes et ce groupe ethnique. De ce point de vue, il semble que la population locale s’entende avec les migrants européens pour leur construire une image publique qui soit à mi-distance entre l’immigré traditionnel et l’Espagnol.

39 Un premier aspect qui valorise les migrants roumains au détriment des Marocains tient aux qualifications de ces derniers. Aux dires des employeurs, les Européens ont une attitude plus responsable que les travailleurs habituels ; ils auraient moins besoin d’être contrôlés dans chacune de leur tâche. Les employeurs se disent souvent surpris de leur efficacité et de leur prise d’initiative. On n’hésite pas à les laisser seuls toute une journée, leur donnant le matin la liste des travaux à réaliser. De plus, on avance qu’ils s’adapteraient avec plus de facilité que leurs homologues marocains à la modernisation des structures agricoles. La gestion des arrosages par ordinateur, ou la conduite des engins agricoles, après avoir fait l’objet d’apprentissages, semblent être rapidement comprises. Les exploitants admettent volontiers qu’ils leur confient plus de responsabilités qu’ils ne le font avec les travailleurs venus du Sud. Dans le discours des patrons espagnols, ces différences sont attribuées à l’origine ethnique des migrants : les Européens seraient plus intelligents, ou plus réceptifs que les Marocains. Or, ces facultés s’expliquent avant tout par le niveau scolaire de ces migrants. Comme en témoigne la femme de ménage d’un camping d’El Ejido :

40 C’est normal qu’on soit plus débrouillards que les Marocains. Ceux qui sont ici, ce sont des paysans, ils ne savent ni lire ni écrire. Chez eux, ils n’avaient pas de travail, ils n’ont aucune qualification, c’est pour ça qu’ils partent. Nous, on vient de tous les milieux. Souvent les Roumains d’ici ont des métiers, ils travaillaient avant de partir, ils étaient sérieux. C’est à cause de la crise qu’on part. Moi par exemple, j’étais médecin chef à l’hôpital de Rosiori.33

41 Le cas cité ici est extrême, mais la plupart des migrants roumains rencontrés avaient, en effet, des compétences dans des domaines différents. D’une part, le système communiste a favorisé l’accès à l’éducation, de ce fait même les migrants les moins diplômés ont suivi des formations professionnalisantes. Il n’est pas rare que ces migrants possèdent des compétences techniques en mécanique ou bien, aient fait des études supérieures. De plus, si beaucoup connaissent déjà le travail des champs, la majorité d’entre eux possédait un autre emploi en Roumanie, ce qui multiplie leurs savoir-faire. Comme le soulignait cette interlocutrice, ce n’est pas une position sociale qui est à l’origine de leur migration mais un environnement économique en déclin. De

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ce fait, les migrants roumains sont fréquemment plus qualifiés et plus adaptables que leurs homologues venus du Maroc. Cette distinction s’ajoute à des conditions d’émigrations différentes : pour atteindre l’Espagne depuis la Roumanie, il est nécessaire de disposer d’un certain capital financier. Même si celui-ci peut être emprunté, il sélectionne les candidats au départ, empêchant les plus démunis, ou les marginaux, de voyager. Le Maroc, tout proche, n’oppose pas autant de difficultés à ses migrants. En conséquence, les deux populations qui postulent à des emplois identiques en Espagne ont des profils très différents. Il est certain que la surqualification présente un atout pour les employeurs qui, eux, maintiennent le salaire de ces employés à un niveau très faible (environ 35 000 pesetas au moment de l’enquête).

42 Cependant, les compétences n’expliquent qu’en partie la préférence des Espagnols pour les travailleurs de l’Est. En effet, lors des entretiens menés avec des chefs d’exploitation à El Ejido, il est apparu clairement que ceux-ci avaient une considération plus grande pour leurs employés européens. Cette attitude est à lier au racisme qui pèse sur la population maghrébine. En effet, c’est avant tout parce qu’ils sont européens et “blancs” que les Roumains sont appréciés. Les discours des patrons sont plus ou moins explicites sur ce point selon que les personnes affichent ou non des opinions xénophobes, mais dans tous les cas, on comprend qu’elles exercent une préférence “culturelle” à l’égard de ces migrants. Les raisons qui amènent un patron à employer des Roumains sont de diverses natures. En général, le premier a été pris par hasard, lors d’une grosse campagne agricole – quand les journaliers sont recrutés dans la rue à l’aube – puis souvent, comme c’est le cas pour chacune des communautés immigrées, on en a enrôlé d’autres, sur ses recommandations. Mais certains employeurs, propriétaires de petites exploitations, font appel exclusivement à des travailleurs de cette nationalité. Une jeune femme interviewée au cours de l’enquête expliquait par exemple que, tout en réprouvant toute forme de racisme, elle refusait catégoriquement de travailler avec des Marocains. Elle a trouvé, avec la main d’œuvre roumaine, un remplacement qui la satisfait pleinement. D’après elle, les Roumains savent se montrer plus conviviaux, elle n’hésite pas à discuter avec eux, à lier des relations d’amitié. Selon son point de vue, cette compréhension entre Espagnols et Roumains est due à la proximité de leur “culture”. Ce point reviendra souvent au cours de l’enquête, tant de la part des Espagnols que de celle des Roumains. Les uns et les autres mettent en avant le fait qu’ils partagent une religion chrétienne, que leurs mœurs sont similaires ou encore que la proximité des langues – toutes deux latines – permet de mieux se comprendre. Tous ces points doivent être compris comme des négatifs de l’image des Marocains qui, eux, sont perçus comme très différents des “Européens”.

43 Les migrants roumains interrogés n’hésitent pas, en ce sens, à soutenir la vision raciste des Espagnols. Lors des entretiens avec ces derniers, il n’était pas rare que mes interlocuteurs reprennent à leur compte les stéréotypes véhiculés autour des Marocains. Ainsi, tandis que les associations de défense des immigrés se battent pour que ces derniers puissent être logés dans des conditions décentes, et non pas, comme il est d’usage, dans les abris à outils entre les serres (cortijos), des Roumains ont argumenté à plusieurs reprises le discours du patronat selon lequel “les Arabes aiment vivre comme ça. Ils n’ont pas besoin d’eau ou d’électricité. Ils sont sales, les cortijos c’est bien pour eux”34. Ou bien ils déplorent leur façon de traiter leurs femmes ou encore regrettent qu’ils “ne mangent pas à table, comme nous, ils mangent par terre, avec leurs mains, comme des non-civilisés”35. Au-delà du stéréotype qu’ils véhiculent, ces discours tendent à réfuter tout amalgame possible entre les différents groupes

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immigrés. Dans leur façon de se présenter et de présenter les autres, les Roumains exposent clairement la distance qui les sépare des Marocains. Ainsi, ils affirment par exemple que, si tous les Marocains vivent dans des cortijos, tous les Roumains vivent, eux, dans des appartements en ville. Assertions que l’observation de la réalité réfute dans les deux cas. Dans le même temps, à plusieurs reprises, mes interlocuteurs s’enorgueillissaient du fait que les Roumains étaient les étrangers les mieux intégrés à la population locale. En effet, avec d’autres migrants est-européens, surtout polonais et lituaniens, ils sont les seuls travailleurs migrants à sortir en discothèques dans les mêmes lieux que les Espagnols ou à se rendre dans des fêtes de quartier. Certains ont même l’espoir de trouver une fiancée espagnole au cours de ces distractions, prétention hors de portée des Marocains.

44 Cette ouverture de l’espace public aux travailleurs européens et l’absence de pression raciste lors de leurs activités quotidiennes doivent être comprises comme la conséquence de leur indifférenciation physique. En effet, non seulement les Roumains sont différents des Maghrébins, mais ils sont également physiquement semblables à la population dominante. Ce point a des conséquences importantes dans les catégorisations ethniques opérées par la population espagnole. Dans cette région, on a l’habitude de reconnaître les étrangers à leur allure, qu’ils soient Marocains, Sub- sahariens, Équatoriens ou Philippins. C’est sur cette base que reposent les différentes formes de ségrégations dans les services administratifs, les lieux de détente ou même lors de contacts directs avec les Espagnols. Un Marocain racontait ainsi lors d’un entretien : “Nous, on est arabe, ça se voit, on peut rien faire contre ça. Moi, on a déjà refusé de me servir à boire, parce que les gens n’aiment pas les Arabes. Si tu es blanc, tu as moins de problèmes”36. Il est certain que pour être victime de racisme, il faut d’abord que l’on puisse être reconnu à des traits phénotypiques, que ceux-ci soient physiques ou culturels (vestimentaires notamment). Or, les migrants européens se fondent parfaitement dans la diversité espagnole. Les personnes interrogées se flattaient souvent de la méprise de leurs hôtes. Les histoires comme celles de Dan reviennent souvent dans les conversations : “Un jour L. [un compatriote] est allé à la police pour déposer une demande de régularisation, il faisait la queue avec les autres, normalement. Un policier est venu le chercher et il lui a dit “Monsieur, ne restez pas ici, c’est la file pour les étrangers, passez directement dans l’autre bureau”. Nous, on nous prend pour des Espagnols”37. Dans de telles conditions, il est certain que les Roumains ne ressentaient pas de pression raciste car, même lorsqu’ils font état de leur identité, leurs interlocuteurs espagnols ne les affublent pas du stéréotype d’un étranger particulier. En effet, il n’existe pas encore d’a priori sur cette population. Pour l’instant, il semble consensuel de considérer qu’il s’agit d’un groupe étranger qui tend à passer inaperçu parmi la population espagnole.

Un statut précaire ?

45 Mais il ne faut pas s’y méprendre, si les Roumains sont perçus de façon positive et peuvent être “oubliés” par la population espagnole, ce n’est pas parce qu’ils partagent le même mode de vie que cette dernière. C’est parce qu’en plus de leur discrétion physique, ils se soumettent docilement aux conditions imposées par le patronat. Il est vrai que cette invisibilité satisfait pleinement le rôle attribué au travailleur étranger dans la région. Comme cela a été dit, l’économie locale a besoin de travailleurs clandestins mais la société n’est, en revanche, pas prête à reconnaître la présence de

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groupes allogènes importants en son sein. C’est pour satisfaire cette occultation que les Marocains sont rejetés à la périphérie des villes. Les travailleurs roumains présentent alors l’avantage de ne pas donner à voir l’immigration dans la région. Tout en évitant le conflit, leur similitude avec la population locale rend l’immigration invisible. Étant donné qu’en outre ces migrants ne s’associent pas aux actions collectives qui visent à défendre les travailleurs clandestins – jusqu’à aujourd’hui, ils se sont même tenus à l’écart de toute association ou syndicat- ils constituent un mode d’immigration idéal.

46 Cependant, on peut s’interroger sur la stabilité de cette entente. En effet, pour l’instant, la main d’œuvre roumaine apparaît comme une alternative aux ouvriers marocains qui sont eux-mêmes actuellement en quête de reconnaissance. Elle se définit alors en contraste par rapport à un groupe qui pose problème à la société espagnole. Mais il est fort à parier que si ces pratiques migratoires entre Rosiori de Vede et Almeria perdurent, d’ici quelques années les migrants roumains revendiqueront eux-mêmes une amélioration de leur condition sociale en Espagne. Il sera intéressant, alors, d’observer si la “proximité culturelle” fera toujours partie du discours des acteurs. En effet, les travaux sur l’ethnicité38 montrent que la perception des différences et des ressemblances peuvent varier sensiblement en fonction de l’environnement. Tant que les migrants roumains tirent leur définition de leurs différences avec les Maghrébins, ils sembleront proches des Espagnols mais si demain la composition ethnique de la région ne se composait plus que de nationalités européennes, il est possible que les Espagnols trouvent les Roumains très “étrangers” comparés aux Hongrois ou aux Slovènes. En ce sens, la catégorisation ethnique à l’œuvre à El Ejido ne doit pas être perçue comme le reflet d’identités essentielles mais comme le résultat d’une configuration ethnique particulière et momentanée.

NOTES

1. Thèse de doctorat en cours au Soliis-Urmis, soutenance prévue en juin 2003. 2. Massey (Douglas S.), “Theories of International Migration : Review and Appraisal”, Population and Development Review, 19 (3), 1993 (cité par Ma Mung (Emmanuel) et al., “La circulation migratoire. Bilandes travaux”, Migrations études, (84), 1998, p.15). 3. Les enquêtes ont porté sur trois réseaux migrants, l'un au départ d'une ville moyenne de Roumanie, Târgoviste, s'orientait vers Nice, en France avant de se tourner vers la capitale britannique. Les deux autres ont vu le jour depuis une région rurale de Roumanie, le département de Téléorman, et se dirige respectivement vers les sites espagnols de Coslada, proche de Madrid, et de El Ejido. 4. Voir notamment l'article de Goytisolo (Juan), Naïr (Sami), “Racisme en Espagne”, Le Monde, 15/02/00 ou El Pais, 10/02/00, “El relevo de magrebies por europeos del Este reaviva la tension en El Ejido”, p. 1. 5. En 2000 la croissance était de 1,6 % et atteignait les 4,5 % en 2001. 6. Pour une analyse des migrations dans les régions de départ, voir Potot (Swanie), “Les migrants transnationaux : une nouvelle figure sociale en Roumanie”, Revue d'Études Comparatives Est-Ouest, 33 (1), mars 2002.

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7. Morokvasic (Mirjana), “Entre l'Est et l'Ouest, des migrations pendulaires”, in Morokvasic (Mirjana), Rudolph (Hedwig), éds., Migrants. Les nouvelles mobilités en Europe, Paris : L'Harmattan, 1995, p. 123. 8. Voir Diminescu (Dana), “L'installation dans la mobilité : les savoir-faire migratoires des Roumains”,Migrations sociétés, 13 (74), mars-avril 2000 ; Michalon (Bénédicte), “Entre la politique des Aussiedler et le va-et-vient, les pratiques migratoires des Saxons de Transylvanie”, in Diminescu (Dana), éd., Visibles mais peu nombreux : les circulations migratoires roumaines, Paris : Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2003 (à paraître). 9. Le taux d'illettrisme du département est un des plus élevé du pays. 10. Entre 1990 et 1997, la moyenne annuelle des variations de la population due au solde naturel était comprise, dans la majorité des communes, entre –10 et –30 pour mille habitants. 11. Rey (Violette), Groza (Octavian), Ianos (Ioan), Patroescu (Maria), Atlas de la Roumanie, Paris : La documentation française / CNRS Libergéo, 2000, passim. 12. Données de la Commission Nationale pour la Statistique Roumaine, 1998 (www.insse.ro). 13. La redistribution des terres est pour l'instant partielle et concerne souvent de petites exploitations dont les produits servent à la consommation privée. Aujourd'hui, de grandes chaînes agro-alimentaires étrangères s'intéressent à la privatisation de vastes parcelles. 14. Voir Rey (Violette), Groza (Octavian), Ianos (Ioan), Patroescu (Maria), op.cit., p. 69. 15. Ce terme ne doit pas être pris au sens premier de “propriété” mais comme “avoir un usage exclusif”. 16. L'Observatoire d'Opinion Public qui procède chaque année à de vastes sondages dans le pays fait remarquer que le retour vers les campagnes est un phénomène général dans le pays, Fundatia pentru o societate deschisa, Barometrul de opinie publica, Cluj / Napoca : Metro Media Transilvania, Mai 2001, p.40. 17. Conseil d'Assistance Economique Mutuelle, zone de libre échange des économies socialistes aussi désignée par le sigle COMECOM ou COMECON. 18. Du temps de la dictature, deux sociétés d'Etat, ARCOM et ARCIF, implantées à Bucarest, s'occupaient de la gestion des contrats et de la sélection des ouvriers. 19. En faisant une synthèse des données recueillies au cours de l'enquête organisée par l'Université de Bucarest dans la région de Rosiori, il y aurait entre 1 000 et 2 000 personnes de cette région dans la province d'Almeria. 20. Goytisolo (Juan), Naïr (Sami). El peaje de la vida. Integracion o rechazo de la emigracion en Espana, Aguilar : Edicion El Pais, 2000, p. 211. 21. Voir Checa (Francisco), éd., Invernaderos y inmigrante. El problema de la adaptation de un colectivo marginal, Madrid : MAS, 1994-1995, “Introduction”. 22. Décret 117/1984. 23. Checa (Francisco), éd., op.cit, “Introduction”. 24. Berlan (Jean-Pierre), “Agriculture et migrations”, Revue Européenne des Migrations Internationales, 2 (3), décembre 1986, p. 24. 25. Sur les relations entre producteurs agricoles et grandes surfaces en Europe voir la synthèse des études comparatives éditée par Forum Civique Européen et la revue Informations et Commentaires (“Le développement en question. Le goût amer des fruits et légumes européens”, Informations et Commentaires, Hors série (1), mars 2002). 26. L'association d'aide aux immigrés Almeria Acoge estimait à 35 000 le nombre de travailleurs étrangers clandestins dans la région du Poniente (d'Alméria à El Ejido) en 2001. Une large majorité d'entre eux sont marocains. 27. Argery (M.), “Des hommes en trop”, A-Infos, juillet 2000. 28. Diario (16), 11 février 2000, cité dans Forum civique européen, El Ejido, terre de non-droit, Golias, 2001, p.22. 29. Forum civique européen, op.cit., p. 61.

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30. Jean Goytisolo, Sami Naïr écrivaient ainsi le 13 février : “Certains employeurs décident d'ajouter à la tragédie l'horreur : ils feront venir sur-le-champ des travailleurs Roumains pour briser la grève ! Et clament tout haut que l'immigration doit être “européenne” c'est-à-dire “blanche””, dans Le Monde, 13/02/00. 31. L'enquête qualitative conduit en effet à penser que presque tous les migrants de cette région sont originaires du département roumain de Teleorman. Ces données ont été confirmées par les statistiques officielles tenues par le service social de la municipalité d'El Ejido au sujet des migrants régularisés. 32. Wihtol de Wenden (Catherine), “Flux croisés de l'est et du sud”, in Morokvasic (Mirjana), Rudolph (Hedwig), éds., op.cit., p. 59. 33. Discussion avec I., le 20/08/00, à Miramar, traduit du roumain. 34. Entretien avec D., le 19/08/2000, à Balerma, traduit du roumano-espagnol. 35. Idem. 36. Entretien avec B., marocain, le 20/08/00, à El Ejido, conduit et traduit de l'arabe par S.Ben Amar. 37. Entretien avec D., le 19/08/00, à Balerma, traduit du roumano-espagnol. 38. Voir Poutignat (Philippe.), Streiff-Fénart (Jocelyne), Théories de l'ethnicité, Paris : PUF, 1995.

RÉSUMÉS

Le texte traite de la circulation migratoire roumaine ; il analyse plus particulièrement la constitution d’un parcours migrant entre le département de Téléorman, dans la plaine du Danube, et la province agricole d’Alméria, dans le Sud de l’Espagne, sur la base de plusieurs enquêtes de terrain dans ces deux régions. En étudiant la façon dont les travailleurs clandestins roumains s’insèrent dans le tissu économique andalou, l’article interroge les relations interethniques entre migrants de l’Est et du Sud. Les migrations roumaines se sont en effet récemment ajoutées – et tendent à remplacer – une migration plus ancienne venue du Maroc et des pays sub-sahariens. Face à un racisme anti-africain avéré de la part de la population espagnole locale, il importe de comprendre comment les migrants roumains parviennent à faire valoir, auprès des employeurs potentiels, leurs atouts “culturels” européens tout en évitant le conflit avec leurs concurrents africains. On montrera alors que cette “concurrence ethnique” tend à renforcer l’identification des Roumains à leur groupe na+tional en situation migratoire.

AUTEUR

SWANIE POTOT Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, doctorante au Soliis-Urmis. Mél : [email protected].

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Les Albanais des États-Unis face aux conflits balkaniques des années 1990 : recompositions identitaires et passage au politique

Nadège Ragaru et Amilda Dymi

L'auteur souhaite remercier Mirjana Morokvasic pour sa lecture attentive d'une version préliminaire de ce texte et Nathalie Clayer pour ses remarques et suggestions, singulièrement concernant l'histoire des migrations albanaises aux États-Unis.

1 C'est au moment de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, au printemps 1999, que la communauté albano-américaine fut propulsée sur le devant de la scène médiatique aux États-Unis. L'administration Clinton avait promis d'accueillir 20 000 réfugiés expulsés du Kosovo par les forces yougoslaves. Au fur et à mesure qu'ils arrivaient sur le sol américain, les récits de réunions familiales et de solidarité communautaire se multiplièrent dans la presse. En parallèle, à Washington, des rassemblements et manifestations étaient initiés par des organisations albano-américaines en vue d'influencer la gestion de la crise kosovare par les États-Unis. Jusqu'alors, la communauté albanaise, forte de 200 000 à 400 000 membres1, était restée peu connue du grand public. L'élan de curiosité n'en fut que plus vif ; mais il retomba sitôt le conflit achevé. Aujourd'hui encore, en dépit de l'existence d'une très abondante littérature, aux États-Unis, sur les “communautés transnationales”, les “transmigrants” et les diasporas, rares sont les recherches permettant d'éclairer la trajectoire des Albanais installés en Amérique du nord, les conditions de formation d'une communauté diasporique2, les processus identitaires en son sein ou encore ses formes de mobilisation sociale et politique dans la vie publique américaine3.

2 En langue française, les quelques études disponibles présentent un caractère essentiellement journalistique ou polémiste : les diasporas albanaises y sont interrogées à travers leur contribution supposée au développement du crime organisé ou/et au soutien à l'Armée de libération du Kosovo (UÇK, Ushtria Çlirimtare e Kosovës)4.

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Plus généralement la tendance semble avoir été grande, dans les années 1990, à voir dans les communautés diasporiques issues des Balkans un facteur belligène5, porteur de “radicalisation ethno-nationaliste” : dans un contexte de distance géographique, temporelle et symbolique par rapport à la patrie d'origine, la réapproriation de l'identité nationale serait d'autant plus radicale que cette dernière a été à demi-oubliée par les représentants des deuxièmes ou troisièmes générations6. Si certains auteurs ont regardé le “nationalisme à distance” (long distance nationalism) avec plus d'indulgence – en en faisant une ressource au service de projets politiques et sociaux variés – le postulat selon lequel les réseaux transnationaux élaborés par les communautés migrantes serviraient des projets prioritairement nationalistes n'a pas été remis en cause7.

3 Dans ce contexte, la trajectoire des Albanais des États-Unis peut fournir un cas d'étude intéressant. L'arrivée aux États-Unis, principalement à partir des années 1970, de nouvelles vagues de migrants kosovars entretenant des liens très forts avec leur terre d'origine, la détérioration de la situation au Kosovo (qui précède l'éclatement de la Yougoslavie en 1991) et la sortie de l'autarcie de l'Albanie (à partir de 1990-1991) ont en effet impulsé, au sein des communautés albanaises des États-Unis, une réflexion sur l'identité nationale et sur les rapports complexes entre État d'accueil et terre d'origine. Quelles recompositions identitaires a-t-on dès lors pu observer ? De quelle façon les “questions albanaises” ont-elles été formulées par les Albano-américains et quels ont été les passages au politique induits ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles le présent article va s'efforcer de répondre. Une attention toute particulière sera accordée à l'émergence de la diaspora albanaise comme protagoniste dans le jeu politique et décisionnel américain au moment de la crise au Kosovo, en 1998-1999.

La communauté albano-américaine : histoire d'une émergence

4 Cinq phases peuvent être grossièrement distinguées dans l'histoire des migrations albanaises aux États-Unis. Chaque vague présente des traits spécifiques qui tiennent au profil des migrants (appartenance géographique, sociale, confessionnelle), aux zones d'installation en Amérique et au mode d'adaptation à l'environnement culturel et social.

5 Les origines de l'émigration albanaise aux États-Unis remontent à la fin du XIXeme siècle. À cette époque, des hommes jeunes, peu éduqués, de milieu rural et de confession orthodoxe, attirés par les perspectives d'emploi dans les industries de la Nouvelle Angleterre (fabriques de chaussures, peausserie, filature, bois, ...), la restauration ou l'hôtellerie s'installent dans la région de Boston. La plupart d'entre eux sont originaires du sud de l'Albanie – de Korça et de ses environs principalement. Ils pensent rentrer dans leur pays, après avoir économisé de quoi assurer la survie de leur famille8. En 1907, on estime que 700 Albanais vivent à Boston, 400 à Worcester et Southbridge, et 200 à Natick. Un an plus tard, l'hebdomadaire albano-américain, Kombi (La nation) parle, lui, de 5 000 Albanais9.

6 Comme pour d'autres Européens ayant vécu dans un cadre impérial – Polonais, Lituaniens, Slovaques, Croates ou Slovènes... – l'expérience de la rupture avec la terre d'origine va jouer un rôle crucial dans le développement d'une conscience nationale

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albanaise et d'un mouvement revendiquant l'autodétermination10. Au sein de l'Empire ottoman, la faiblesse de l'élite urbaine éduquée et l'extrême diversité socioéconomique et socioculturelle des populations albanophones avaient entravé l'émergence d'un sentiment national11. Et si les premiers immigrants albanais aux États-Unis n'ont qu'une connaissance limitée de l'albanais littéraire, une minorité va, depuis la diaspora, formuler et mûrir un projet stato-national. C'est ainsi à Boston que le premier hebdomadaire en langue albanaise, Kombi, est fondé en 1906 par Sotir Peci, un diplômé de l'université d'Athènes, fervent partisan d'une diffusion de la langue écrite albanaise. C'est aussi en Amérique qu'est créée la première Église orthodoxe albanaise autocéphale en 190812, à l'initiative de Fan Noli, un Albanais de Oytezë (Thrace orientale) installé à Boston en 1906, ordonné prêtre deux ans plus tard et futur diplômé de Harvard13.

7 Les années 1920 marquent la première inflexion dans le caractère de l'immigration albanaise aux États-Unis. Au moment de l'indépendance en 1912, certains émigrés étaient rentrés plein d'espoir en Albanie. Confrontés à des difficultés économiques, ils reprennent le chemin de l'exil ; mais, cette fois-ci, par familles, voire par villages entiers. L'option du retour étant désormais exclue, la qualité de l'intégration dans la société américaine devient un enjeu. Alors qu'avant 1920, seuls 6 % des immigrés avaient prêté le serment de la citoyenneté américaine, en 1930 ils sont 28 %. Conjointement, les organisations albano-américaines jusqu'alors impliquées dans la lutte pour l'indépendance de l'Albanie se tournent désormais vers des questions caritatives, culturelles et éducatives. Signe des temps, en 1921 la Fédération pan- albanaise américaine Vatra, créée à Boston en avril 1912 par Fan Noli et Faik Konica et qui s'était illustrée dans la défense de la cause nationale, créé une bourse d'études pour faciliter l'accès des jeunes Albanais à l'enseignement supérieur aux États-Unis. Plusieurs autres organisations communautaires lui emboîtent le pas, à l'instar de l'Union des femmes albanaises14.

8 Après l'arrivée au pouvoir d'un régime communiste dirigé par Enver Hoxha, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Albanie choisit l'autarcie. Une page est tournée : dorénavant, les flux migratoires albanais viendront pour l'essentiel de Yougoslavie (Kosovo, Monténégro, Macédoine). Dans les années 1950, un petit groupe d'Albanais d'Albanie parvient cependant à trouver refuge aux États-Unis après avoir séjourné un temps dans un pays de transit, souvent l'Italie15. Parmi eux figurent des représentants des principaux partis anti-communistes, Partia e Legaliteti (Parti de la légalité), Balli Kombëtar (Front national) et Bloku Kombëtar (Bloc national). Mais le centre de gravité de l'émigration albanaise s'est déplacé. Suite à la rupture entre l'Albanie et la Yougoslavie de Tito en 1948, le Kosovo est considéré avec méfiance par les autorités yougoslaves, qui y voient une potentielle “cinquième colonne” au service d'E. Hoxha ; elle fait l'objet d'un contrôle sévère jusqu'au renvoi du chef de la police secrète et ministre de l'Intérieur, Aleksandar Ranković, en 1966. En dépit d'une situation politique moins tendue à partir de la seconde moitié des années 1960, le nombre des départs s'accélère, car les efforts d'industrialisation peinent à se traduire en amélioration du niveau de vie dans une province pauvre, au dynamisme démographique important. L'établissement d'une universite à Pristina en 1970 forme une génération de diplômés qui ne trouvent pas de débouchés professionnels correspondant à leurs qualifications dans leur province. Dans ces conditions, la politique des “frontières ouvertes” adoptée par Tito après 1960 va fournir un cadre aux migrations albanaises en direction de la Suisse et de l'Allemagne, mais aussi des États-Unis (parfois après un détour par un pays

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européen – l'Italie, pour une partie des Albanais du Monténégro16 ; la Turquie, pour certains Albanais du Kosovo et de Macédoine).

9 La répression brutale des manifestations étudiantes de 1981 inaugure une nouvelle phase. Aux considérations économiques se mêlent une fois de plus les effets des tensions politiques. Allemagne, Suisse, Belgique, États-Unis et Canada voient arriver un nombre grandissant d'Albanais fuyant le Kosovo. La tendance s'accentue en mars 1989, avec la suppression du statut d'autonomie du Kosovo à l'initiative du leader du parti communiste serbe, Slobodan Milošević. Avec la chute du communisme, on assiste cependant à une nouvelle diversification des flux migratoires albanais : le désastre social et politique laissé par Enver Hoxha et son successeur, Ramiz Alia, confère à l'Albanie un potentiel migratoire inattendu. En l'espace d'une dizaine d'années, environ 15 % de la population part à l'étranger rechercher une vie meilleure. Les destinations privilégiées sont la Grèce et l'Italie ; mais les États-Unis apparaissent aussi comme un choix attractif en raison d'une politique d'immigration relativement ouverte et d'un marché de l'emploi flexible17: en 1999, le ministère du Travail et des Affaires sociales albanais estimait ainsi à 12 000 le nombre d'Albanais partis aux États-Unis (12 000 en Allemagne et 5 000 au Canada)18.

10 Aux États-Unis même, un changement s'est amorcé à partir des années 1970 : jusqu'alors, c'est la région de Boston qui avait drainé la majorité des Albanais19. De petites communautés étaient également apparues dans le Michigan et en Pennsylvanie. À cette date, la ville et l'État de New York – suivis par Detroit et Chicago – prennent le relais pour devenir les principaux pôles d'attraction des migrants albanais. La communauté albano-américaine du Massachusetts, la plus ancienne, n'est plus en mesure de jouer ce rôle, elle qui connaît depuis plusieurs décennies un lent processus d'assimilation à la société américaine sous l'effet de la rupture des liens entre la diaspora et l'État d'Albanie à partir de la seconde moitié des années 1940 et du passage des générations20. À la fin des années 1980, seule l'Église orthodoxe continue à y fournir un lieu de sociabilité communautaire influent. Le centre de gravité de la diaspora albanaise se situe désormais à New York21 et c'est depuis la métropole américaine que les organisations communautaires engagent, dès le début des années 1990, un combat pour la défense des droits albanais au Kosovo22.

Les efforts de lobbying politique avant 1999 : la mise sur agenda de la question du Kosovo

11 Les premières tentatives pour influencer la gestion des “questions albanaises” aux États-Unis datent du début des années 1950 et ont été menées... avec l'aide financière du gouvernement américain. À cette époque, le département d'État avait décidé de soutenir l'organisation Vatra ainsi qu'un Free Committee appelé à contribuer au renversement du pouvoir Hoxha en Albanie. Mais jamais la communauté n'était parvenue à présenter un front uni. L'absence de lecture unique de l'identité nationale au sein d'une population aux profils sociaux, régionaux, confessionnels et politiques contrastés avait contribué à prévenir le développement d'un mouvement albano- américain influent. Les organisations étaient restées clivées sur le plan politique (notamment entre pro et anti-communistes) ; elles avaient souvent souffert d'un ancrage trop local – prolongement aux États-Unis des logiques micro-communautaires de la patrie d'origine.

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12 À partir des années 1980, cependant, la logique de la guerre froide commence à passer à l'arrière-plan. En 1981, le mouvement étudiant de Pristina a été réprimé par Belgrade et, peu à peu, c'est autour de la question du Kosovo que la communauté albano- américaine se mobilise. Elle bénéficie pour ce faire du soutien des migrants des années 1970 qui, contrairement à leurs prédécesseurs originaires d'Albanie, ont pu garder des liens avec leur famille restée dans les Balkans ou installée en Europe de l'ouest. La première manifestation de cette évolution est l'organisation de rassemblements albanais à Washington en relation avec les événements violents de 1981. C'est à cette occasion que des liens avec des membres du Congrès et des responsables du département d'État sont établis. En 1986, avec le soutien du Représentant démocrate du Michigan, William Broomfield, les représentants de la communauté albano-américaine de Chicago parviennent ainsi à convaincre le Département d'Éat de menacer d'ôter à la Yougoslavie le statut de la nation la plus favorisée pour le cas où Pjeter Ivezaj, un Albano-américain de Detroit ayant pris part aux manifestations de Washington en 1981 et emprisonné lors d'une visite en Yougoslavie, ne serait pas libéré23.

13 Toutefois, c'est principalement dans les années 1990 que se mettent en place des organisations communautaires spécialisées dans l'advocacy. Trois protagonistes retiennent l'attention : l'Albanian American Civic League (AACL), le National Albanian American Council (NAAC) et la Ligue démocratique du Kosovo (LDK). Seule cette dernière constitue une émanation directe, aux États-Unis, des logiques politiques à l'œuvre au sein des Balkans. La première est le fait d'un Américain d'origine arbëresh, ancien membre du Congrès ; la seconde, de représentants de la diaspora basés aux États-Unis. Sans toujours parvenir à éviter de refléter, sous forme de divisions internes et/ou de rivalités entre organisations, les clivages politiques des aires de peuplement albanophones d'Europe du Sud-Est, ces deux structures s'emploient à garder leur distance par rapport aux jeux politiques locaux. Avec des succès divers, chacune va s'employer, dans les années qui précèdent la crise au Kosovo, à sensibiliser les décideurs américains et l'opinion publique aux développements dans la province sous contrôle serbe.

14 En janvier 1989, est établie à New York l'Albanian American Civic League (AACL, Liga Qytetare Shqiptaro-Amerikane).Son initiateur, Joseph DioGuardi24, ancien membre républicain du Congrès (1984-1988) est partisan, depuis 1986, d'une opposition à la politique de Slobodan Milošević au Kosovo : en juin 198625 et en juillet 198726, il a essayé de faire voter par le Congrès deux résolutions condamnant les violations des droits des Albanais au Kosovo. Contrairement à la plupart des membres de la communauté albano-américaine à cette époque, DioGuardi connaît bien les arcanes du Congrès et du Département d'État. Il sait également que, pour influer le système décisionnel américain, il convient de contribuer à financer les campagnes électorales des futurs membres du Congrès et créé, à cette fin, dès 1990, un Albanian American Public Affairs Committee (AAPAC). Soutenu par les donations d'Albano-américains – notamment kosovars –, il réalise un important travail de lobbying : c'est ainsi lui qui organise, en août 1990, le voyage au Kosovo de sept membres du Congrès, qui sont présentés à Ibrahim Rugova, le leader de la résistance passive albanaise. Certains d'entre eux – à l'instar du sénateur Don Nickles (R-Oklah.) – resteront profondément marqués par ce contact direct avec la province27. Bien qu'il n'ait pas été réélu en 1988, J. DioGuardi dispose au Congrès d'amis influents. Peu à peu, un petit noyau dur de représentants et sénateurs se constitue qui prend fait et cause pour les Albanais du Kosovo. Parmi eux

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figurent le Senate minority leader, Robert Dole (R-Kans.), le représentant et président du House International Relations Committee, Benjamin Gilman (R-NY), le sénateur Mitch McConnell (R-KY), président de l'influent Appropriations Subcommittee on Foreign Operations et du National Republican Senatorial Committee, le sénateur Alfonse d'Amato, le représentant Tom Lantos et Eliot Engel, représentant démocrate de New York et coprésident du Albanian Issues Caucus28.

15 Toutefois, les relations entre le leader arbëresh et la communauté albano-américaine se détériorent peu de temps après le changement de régime en Albanie. La discorde porte à la fois sur la définition des priorités (faut-il se concentrer sur le seul Kosovo ou œuvrer également en faveur de l'Albanie, voire des Albanais de Macédoine ?), sur les choix politiques en Albanie (des divergences d'opinion existent par exemple quant au rôle du président albanais, Sali Berisha, soutenu par J. DioGuardi mais soupçonné de tendances autoritaires dans une partie de la diaspora), sur la stratégie de défense des droits des Albanais au Kosovo (J. DioGuardi a été parmi les premiers aux États-Unis à douter des chances de succès de la résistance passive). Viennent s'y ajouter des querelles de personnes (DioGuardi étant accusé de vouloir “monopoliser” à son profit la représentation des intérêts de la diaspora et des Albanais des Balkans) et de financement (le bien-fondé des campagnes de fund raising pour les membres du Congrès est contesté par certains représentants de la diaspora).

16 La rupture est consommée en 1995, avec le départ de Sami Repishti, un juriste réputé, originaire de la région de Shkodra en Albanie et la création, officialisée le 1er octobre 1996, du National Albanian American Council (NAAC, Këshillin Kombëtar Shquiptaro- Amerikan),auxquels se rallient des figures éminentes de la communauté albano- américaine, tel Harry Bajraktari, le propriétaire du bihebdomadaire albanais, Illyria News. Cette fois-ci, c'est à Washington que l'organisation est établie29 – une localisation jugée stratégique pour une organisation qui ambitionne de devenir le lobby officiel des Albano-américains aux États-Unis30. Le ton, la lecture des questions albanaises et le recrutement divergent d'entrée. Là ou J. DioGuardi – sans jamais explicitement se faire le partisan d'une “grande Albanie” – évoque souvent les sept millions d'Albanais injustement divisés par l'histoire31 et revendique ouvertement l'indépendance du Kosovo, NAAC adopte un profil plus bas. Hormis les donations de la diaspora albanaise, une partie de ses fonds provient d'agences gouvernementales américaines32. Et si la question kosovare figure à l'agenda, NAAC entend également se faire le porte-parole des hommes d'affaires désireux d'investir dans les Balkans et œuvrer au développement des échanges commerciaux entre les aires albanophones d'Europe du Sud-Est et les États-Unis. Enfin, au sein de la communauté albanaise des États-Unis, NAAC entreprend dès sa création de rallier ceux qui pouvaient incarner une trajectoire de réussite sociale et professionnelle en Amérique – avocats, banquiers et hommes d'affaires. Jusqu'au printemps 1999, l'organisation, reste cependant peu visible dans la diaspora.

17 En marge de l'AACL et de NAAC, un troisième protagoniste s'emploie depuis le début des années 1990 à gagner les cœurs des membres de la communauté albanaise – la Ligue démocratique du Kosovo (LDK, Lidhja Demokratike e Kosovës). Elle a ouvert un bureau aux États-Unis (à New York) dès le 3 mars 1990, que dirige Rustem Ibraj, ancien étudiant à l'université de Pristina venu en Amérique à la fin des années 1980. De 1990 à 1998, il assure la collecte des 3 % et la promotion des questions albanaises dans les media et l'élite politique américains33. Mais, contrairement à l'AACL de J. DioGuardi, la LDK ne

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dispose pas de relais à Washington ; il loue donc les services d'agences de relations publiques : en 1995, quatre groupes de pression sont enregistrés par la Commission fédérale électorale (FEC, Federal Election Commission) au titre de la loi sur l'enregistrement des agents étrangers (FARA, Foreign Agents Registration Act) comme défenseurs des intérêts du Kosovo34. Ces agences sont chargées de coordonner les réunions avec les membres du Congrès, la presse américaine, les think tanks basés à Washington et le Département d'État. Par comparaison avec les offensives médiatiques déployées par des États voisins comme la Croatie par exemple, le budget alloué à ce travail d'image par la LDK reste néanmoins modeste35.

18 Le bilan de cette décennie de mobilisation – avant l'éclatement de la guérilla au Kosovo – est nuancé : depuis les années 1970, la communauté albano-américaine a connu une augmentation numérique constante. Si la majorité des nouveaux arrivants est de milieu modeste, certains exilés arrivent aux États-Unis résolus à influencer les évolutions politiques dans leur terre d'origine. Dans le sillage de l'éclatement de la Yougoslavie, ils entreprennent une variété d'actions qui vont de la création de media en langue albanaise au lobbying politique et acquièrent peu à peu une certaine expérience, notamment par l'intermédiaire de l'AACL, de la LDK et de NAAC. La crise de 1998-1999 n'en constitue pas moins un défi important pour la communauté albano-américaine. Elle met tout d'abord à l'épreuve son unité – en invitant à reconsidérer les lignes de différenciation internes. Elle représente en second lieu un test de volonté et d'engagement, au moment où doivent être accueillis sur le territoire américain quelque 15 000 réfugiés du Kosovo. Elle est enfin et surtout un test d'influence, alors que l'audience progressivement gagnée par l'UÇK dans la diaspora dès 1998 fait craindre des affrontements avec la prestigieuse LDK. Complémentaires, AACL, NAAC et la LDK – et bientôt l'UÇK – sont également rivales dans la collecte des fonds, comme l'appréciation des réponses “ justes ” à la crise balkanique.

La communauté albano-américaine face au conflit au Kosovo : un ralliement progressif à la guérilla

19 L'émergence d'une guérilla armée ne pouvait manquer d'induire de profondes recompositions au sein de la communauté albano-américaine tant au niveau des dynamiques identitaires, des formes et modalités d'action communautaires que de la hiérarchie entre les organisations existantes. L'une des incidences les plus immédiates est sans doute la confirmation du changement de génération – précédemment esquissé – dans le leadership de la communauté. Jusqu'au début des années 1920, le thème dominant au sein de la diaspora a été la question nationale comprise comme lutte pour la création d'un État albanais indépendant. La période de l'après-1945 a, été dominée par l'affrontement idéologique entre communistes et anti-communistes. À la faveur de ce réalignement, la question de l'unification des terres albanaises dans un même cadre étatique s'est trouvée reléguée au second plan. En rendant obsolète la mobilisation autour de l'anti-communisme, la chute du régime Hoxha et la disparition de la Yougoslavie titiste ont pour effet de priver de “ cause ” mobilisatrice une partie des anciens notables – ceux de la région de Boston – de la communauté albano-américaine. Certains parviennent à étendre leur action à la question du Kosovo ; d'autres se désengagent progressivement. Le projet de “grande Albanie” ne peut fournir de cause de substitution, car un tel projet supposerait une lecture unique de l'appartenance

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nationale albanaise qui fait défaut. Par-delà les discours sur la solidarité albanaise, les allégeances demeurent souvent “régionales” et “micro-communautaires”.

20 Dans ces conditions, le passage d'une résistance passive à une lutte armée au Kosovo a des effets complexes. Face aux images de la répression serbe et des violences infligées aux Albanais du Kosovo, la distinction entre immigrations albanaise et kosovare tend à s'effacer ; la brutalité de la politique de Milošević facilite la reconnexion entre les divers segments de la diaspora. Les relais de l'UÇK aux États-Unis ne sont d'ailleurs pas tous originaires du Kosovo. Si le chef du bureau du Homeland Calling à New York, Shefki Maxhuni36, est un immigré kosovar de première génération, le secrétaire est originaire de Tirana. De même, au moins deux des huit membres du bureau du Provisional Government of Kosova établi en mars 1999 pour représenter Hashim Thaçi, sont albanais ; le porte-parole, Shinasi Rama, étudiant à l'université de Columbia, s'était déjà fait connaître comme leader des manifestations étudiantes à Tirana en 1990.

21 Pour autant, l'adhésion à la lutte armée n'est pas automatique, car l'émergence de l'Armée de libération nationale du Kosovo (Ushtria Çlirimtare e Kosovës, UÇK) est évaluée différemment en fonction des affiliations politiques des uns et des autres. Proche du président Sali Berisha, au nom de la solidarité anticommuniste, Vatra, reste ainsi favorable à la LDK de Rugova jusqu'au début de 1999. Ce n'est que lorsque le président albanais décide de laisser la guérilla établir des camps d'entraînement dans le nord de l'Albanie que l'organisation bostonienne nuance son jugement. Du point de vue de NAAC, également, le soutien aux rebelles ne va pas de soi. Certains de ses membres, proches de Vatra, désapprouvent les relations étroites entre l'UÇK et le Mouvement populaire du Kosovo (LPK, Levizja Popullore e Kosovës) basé en Suisse, au profil marxiste- léniniste. Les rumeurs de coopération entre le Parti socialiste albanais et l'UÇK ne facilitent pas davantage la communication. Si l'AACL prend très tôt le parti de l'UÇK – au risque de voir ses relations avec la LDK et NAAC se tendre –, la plupart des organisations communautaires anti-communistes demeurent réservées jusqu'à l'intervention de l'OTAN en mars 1999.

22 Parmi les citoyens d'ascendance albano-américaine, le ralliement s'esquisse au lendemain du massacre de la Drenica, en février 1998. La collecte de fonds pour la lutte armée avait certes commencé dès 1997, notamment grâce à Florin Krasniqi, ancien professeur kosovar vivant à Brooklyn37. Mais jusqu'alors, la majorité des Albano- américains était restée fidèle à la LDK. À partir de mars 1998, en revanche, les contributions individuelles au bureau américain du Homeland Calling connaissent une augmentation régulière38. Beaucoup sont déçus par les résultats d'une décennie de résistance passive et commencent à croire qu'il n'existe aucune alternative à l'affrontement armé. Quelle autre leçon tirer des Accords de Dayton (novembre 1995) ? Le représentant du LDK à New York et en Nouvelle-Angleterre lui-même finit par s'en convaincre et souhaite que la LDK et l'UÇK unissent leurs forces39. Son basculement en faveur de l'Armée de libération nationale – fortement contesté dans certains secteurs de la LDK – va permettre à cette dernière de mobiliser un réseau de contacts et de donateurs précieux40. Début 1999 – au lendemain du massacre de Raçak –, les Albano- américains ont pris fait et cause pour la guérilla.

23 Il reste néanmoins difficile de déterminer le montant exact des fonds apportés par la diaspora albano-américaine à l'UÇK. D'importants financements sont envoyés en Europe à travers une variété de canaux, pas tous – loin de là – centralisés par l'UÇK. En mai 1998, un membre de la famille Krasniqi, interviewé par la journaliste américaine

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Stacy Sullivan, déclare être parvenu à cette date à collecter 3 à 4 millions de dollars41. Dans la seule ville de New York, les événements – dîners, concerts, etc. – de fund raising se succèdent à un rythme soutenu, avec un bénéfice estimé entre 30 000 et 50 000 dollars par soirée. Mais de là à fournir une image plus exhaustive42… L'un des problèmes réside dans le fait que les sources dont on dispose – proches de l'UÇK ou des Serbes – ont toutes intérêt à gonfler les statistiques, les premières, pour suggérer la force de la solidarité communautaire, les secondes pour diaboliser un “lobby albanais tout puissant”. La part prêtée au crime organisé dans le soutien financier à l'Armée de libération nationale reste également sujette à caution : il est en effet difficile de démontrer l'existence de liens entre le crime albanais aux États-Unis et l'UÇK, et encore plus délicat d'évaluer les moyens ainsi dégagés43.

Le soutien à l'intervention de l'OTAN au Kosovo : portée et limites d'une mobilisation

24 Avec l'intervention occidentale au Kosovo, déclenchée le 24 mars 1999 suite à l'échec du deuxième round de pourparlers à Rambouillet (15-18 mars 1999), la mobilisation communautaire s'intensifie. Les initiatives portent principalement sur l'assistance aux réfugiés, les efforts de lobbying en faveur du déploiement de forces terrestres au Kosovo et la contribution à l'effort militaire.

25 Le premier effet – visible et dramatique – de l'offensive militaire lancée par l'Alliance atlantique est d'encourager les autorités serbes à accélérer les déplacements de population au Kosovo et à provoquer l'expulsion de centaines de milliers d'Albanais. En l'espace de quelques semaines, environ 800 000 Albanais fuient, principalement en direction de la Macédoine et de l'Albanie. S'ensuit une crise des réfugiés dont nul n'avait anticipé l'ampleur. Devant cet enjeu humanitaire et politique, l'Administration Clinton hésite un temps : après avoir caressé l'idée de placer les réfugiés kosovars sur la base militaire américaine de Guantanamo Bay à Cuba – une initiative très critiquée au Congrès comme par les organisations des droits de l'homme –, elle décide finalement le 21 avril 1999 d'en accueillir jusqu'à 20 000 sur son territoire. Dans la communauté albano-américaine, les réactions initiales à l'annonce des bombardements ont été largement positives44. Mais au fur et à mesure qu'arrivent les informations sur les expulsions en masse, les représentants de la diaspora albanaise s'alarment. Le plan pour les réfugiés de l'Administration leur fait craindre une reconnaissance, de fait, de la politique de Milošević45.

26 L'arrivée des premiers contingents aura raison des dernières hésitations : les Kosovars transportés depuis la Macédoine sont répartis entre cinq centres urbains à forte présence albanaise : New York, Boston, Detroit, Chicago et Newark46. Priorité est donnée aux Albanais ayant une famille aux États-Unis47. Très vite, la solidarité s'organise sur la base des réseaux familiaux et des Églises. Des sites Internet et un numéro vert sont établis pour aider à localiser des proches en Europe et aux États- Unis48. L'Albanian Orthodox Archdiocese in America créé un fonds pour le Kosovo (Kosovo Relief fund) et offre des vêtements, de l'aide au logement, ainsi qu'un soutien psychologique. De concert avec la New England Albanian Relief Organization (NEARO), elle expédie nourriture, médicaments et vêtements dans les camps improvisés en Albanie. Des initiatives similaires sont entreprises par les catholiques (une communauté moins influente) et les musulmans albanais. Dans ce climat d'effervescence rapporté avec soin

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par les media américains, chaque leader communautaire, chaque responsable d'organisation caritative orthodoxe ou catholique souligne à l'envi le fait que la foi musulmane de la majorité des réfugiés n'a aucune incidence sur le traitement qui leur est accordé. L'accent est mis sur l'unité albanaise, une unité également valorisée lors des rassemblements organisés à Washington pour influencer la gestion de la crise par le gouvernement américain.

27 Il s'agit en l'occurrence de soutenir la poursuite des bombardements jusqu'à ce que des résultats tangibles soient atteints, d'inciter le gouvernement à armer l'UÇK et, le cas échéant, à envoyer des troupes au sol. Les manifestations commencent peu après le début de l'offensive49 : à New York, le 30 mars, environ 3 000 Albano-américains réclament l'envoi de forces terrestres à l'initiative de J. DioGuardi. Deux jours plus tard, le 1er avril 1999, quelque 500 Albano-américains leur font écho à Chicago 50. Des mobilisations similaires se tiennent à Detroit, Los Angeles et Washington. Elles sont organisées tour à tour par l'AACL et par NAAC – cette dernière ne soulevant pas publiquement la question de l'indépendance, prioritaire pour l'AACL – et s'emploient à épouser l'agenda du Congrès.

28 L'importance tactique de cette présence dans les rues gagne au fil des semaines, alors qu'apparaissent les premières critiques sur la stratégie militaire retenue. Certains représentants dénoncent le risque d'une guerre d'usure, d'autres s'inquiètent de voir les prérogatives du pouvoir législatif rognées. Et si l'opinion publique reste favorable à l'intervention51, les mouvements pacifistes se mobilisent. Fin avril, deux résolutions (H.J. RES. 44 et S.CON. RES. 21) en faveur d'une déclaration de guerre et d'un soutien explicite à la poursuite des bombardements sont rejetées. Espérant influencer l'issue des scrutins, l'AACL avait pourtant rassemblé environ 1 000 personnes – en présence du représentant Tom Lantos (D-Calif.) et du sénateur Joseph Lieberman (D-Conn.) – le 28 avril, pour une marche du Capitole jusqu'à la Maison blanche52. Quelques jours plus tard, le Sénat enterre également une résolution qui aurait donné au président Clinton “ tous les moyens nécessaires ” à la conduite des opérations au Kosovo (S.J. RES. 20 – A joint resolution concerning the deployment of the United States Armed Forces to the Kosovo region in Yugoslavia).

29 En coulisse, les représentants de la communauté albano-américaines s'entretiennent avec Sandy Berger, National Security Council Advisor, Jim Steinberg, Deputy National Security Advisor, ainsi que des responsables du Département d'État et de l'état-major 53. Mais, vus depuis Washington, les messages albanais semblent parfois confus. En ce mois de mars 1999, l'Administration Clinton peine encore à identifier les interlocuteurs pertinents – comprendre : qui disposent de connexions au sein de l'UÇK –. Ce n'est qu'à l'issue des premières négociations de Rambouillet (6-23 février 1999), après le refus de la délégation albanaise de signer les accords de paix, qu'elle s'est rendu compte qu'elle ne disposait pas d'une cartographie fine des rapports de force au sein de l'Armée de libération nationale. Entre les deux tours de négociations, Washington a dépêché en toute hâte l'ancien sénateur Robert Dole et Jim O'Brien, du Département d'État pour convaincre les négociateurs albanais de revenir sur leur décision. Au même moment, aux États-Unis, Jim Steinberg s'entretenait avec les huit membres de conseil d'administration de NAAC pour leur demander d'user de leur influence – à l'époque fort modeste – sur les dirigeants de la guérilla54 et les responsables de l'UÇK ont été invités à Washington pour une prise de contact plus directes55.

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30 Dans une certaine mesure, la création fin mars 1999 du Provisional Government of Kosova – Delegation to the United States56,financé par le Homeland Calling et jouissant de la confiance de Hashim Thaçi, clarifie la situation d'autant qu'à partir du mois d'avril, le Provisional Government s'emploie à centraliser les activités de lobbying de la diaspora – réunions avec les media, les think tanks américains, des représentants de l'Administration Clinton, etc. L'entreprise n'est toutefois pas entièrement couronnée de succès, dans la mesure où persistent des rivalités avec les organisations plus anciennes que sont l'AACL, Vatra ou NAAC.

31 Néanmoins, c'est bien au Provisional Government que l'on doit l'une des initiatives albano-américaines les plus médiatisées – à savoir la constitution de la Brigade atlantique (Batalion Atlantiku), un groupe d'environ 200 Albano-américains partis se battre au Kosovo. L'idée en reviendrait à Shinasi Rama, porte-parole du Provisional Government et membre de la délégation albanaise à Rambouillet et à Dino Asanaj, directeur du Provisional Government, assistés dans la sélection des volontaires par Gani Shehu, un ancien officier de l'armée yougoslave. Le 12 avril 1999, environ 400 Albanais se rassemblent devant le Royal Regency Hotel à Yonkers en présence de journalistes de la presse new yorkaise et nationale, prévenus au préalable. La plupart des recrues, de jeunes adolescents souvent de deuxième génération, n'ont jamais visité le pays de leurs parents et leur maîtrise de l'albanais est incertaine57. Rares sont ceux qui ont une expérience militaire.

32 Sur les 400 volontaires, environ la moitié recevront finalement un entraînement militaire au nord de l'Albanie58. Fin mai, la plupart y sont encore – peut-être en raison des dissensions entre l'UÇK et les FARK, proches de la LDK d'Ibrahim Rugova ; peut-être aussi, parce que les responsables de la guérilla albanaise hésitent à envoyer des recrues américaines à une mort presque certaine. Deux semaines plus tard, S. Milošević capitule. Si le combat au Kosovo a donc été relativement limité pour ces soldats venus de la diaspora59, la Brigade atlantique a rempli sa mission symbolique en rappelant qu'il est possible de vouloir mourir pour une patrie que l'on n'a jamais vue. On est cependant bien loin, ici, des “milliers” de combattants que certains media se sont plu à évoquer60.

Les leçons du conflit au Kosovo

33 Au regard de ces éléments, comment évaluer l'influence de la communauté albano- américaine sur la gestion de la crise au Kosovo par l'Administration Clinton ? On sait que la réaction initiale du gouvernement américain à la nouvelle de l'émergence de l'UÇK avait été plutôt négative. En février 1998, l'ambassadeur Robert Gelbard, à l'époque représentant spécial du président et du secrétaire d'État pour l'exécution des Accords de paix de Dayton, avait qualifié les membres de la guérilla de “ terroristes ”61, un avis semble-t-il partagé par Christopher Hill, ambassadeur des États-Unis en Macédoine et l'un des architectes des accords de Rambouillet. Un rapport du département d'État, de janvier 1999, rappelait par ailleurs que “ l'UÇK harcèle ou enlève tous ceux qui vont à la police. (...) Les représentants de l'UÇK ont menacé de tuer des villageois ou de brûler leurs maisons s'ils n'adhéraient pas à l'UÇK ”62. Quelle a été la part du travail de lobbying albanais dans le changement d'attitude américain ?

34 Dans la réponse à cette question, plusieurs paramètres doivent être pris en considération. En premier lieu, on ne saurait oublier que l'élaboration de la politique américaine envers la province sous contrôle serbe a résulté de l'interaction entre des

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variables externes et domestiques dépassant largement la considération des atteintes aux droits de l'homme au Kosovo. Les interrogations sur l'avenir du leadership américain dans le monde, l'évolution des relations transatlantiques et la définition des intérêts nationaux des États-Unis y ont assurément eu une part significative. La crainte que la crise ne déstabilise le reste de l'Europe du Sud-Est a également influencé la réponse de l'Administration Clinton. L'un de ses objectifs était d'éviter une réitération des erreurs commises en Bosnie, dans un pays où la procrastination avait débouché sur un désastre humanitaire. Cette préoccupation était particulièrement sensible dans la démarche du secrétaire d'État, Madeleine Albright. Sur le plan domestique, la nécessité de réaffirmer le leadership de W. Clinton, en pleine affaire Monica Lewinski, parlait aussi en faveur d'une intervention militaire. En bref, la diaspora albanaise n'aurait jamais pu “convaincre” le gouvernement des États-Unis d'intervenir au Kosovo, si d'autres paramètres n'étaient allés dans le même sens.

35 S'il fallait identifier un niveau – au sein du système décisionnel américain – où la diaspora albanaise a pu exercer une certaine influence, ce serait sans doute le Congrès. L'AACL de Joseph DioGuardi a incontestablement favorisé la mise sur agenda de la question du Kosovo dans les années 1990. Mais le rôle du “lobby albanais” en la matière doit être évalué à l'aune des autres mobilisations ethniques (comme celles de la diaspora grecque ou serbe). Pour l'ex-ambassadeur de Yougoslavie, Warren Zimmerman, malgré leur effectif plus élevé – presque un million aux États-Unis –, “les Serbes américains n'avaient pas beaucoup d'influence (...). Ceci était probablement dû au fait qu'ils ne parvenaient pas à s'accorder au sujet de S. Milošević, qui était à la fois communiste et nationaliste”63. Une analyse de la contribution des Serbes américains et des Grecs américains à la formulation de la politique balkanique des États-Unis dans les années 1990 reste à conduire64.

36 Ensuite, si la présence d'une dizaine de membres du Congrès sensibles aux questions albanaises a assurément joué en faveur d'une action au Kosovo, elle n'a suffi à garantir le soutien durable du Congrès à l'intervention. L'effet “syndrome du Vietnam” était plus puissant. Si certains vétérans, tel le sénateur John McCain, en ont conclu qu'une guerre bien conduite devait l'être par un pouvoir exécutif doté d'une marge de manœuvre suffisante, d'autres – à l'instar des sénateurs Robert Kerrey (D-NE) et Max Cleland (D-GA) – ont dénoncé les risques d'un nouvel enlisement65. Aux critiques concernant l'imprécision des objectifs de l'Administration Clinton, l'absence de stratégie de sortie et la méconnaissance des pouvoirs réglementaires du Congrès, les supporters d'une intervention au Kosovo ne sont pas parvenus à opposer des arguments suffisamment puissants.

37 À ce moment-là – fin avril, début mai –, les manifestations albanaises et la très large couverture de l'accueil des réfugiés par la presse américaine ont sans doute aidé à convaincre l'opinion publique américaine que des question humanitaires étaient en jeu dans la crise au Kosovo. Tout en soulignant la force de l'engagement des représentants de la communauté albano-américaine, ces démonstrations de solidarité communautaire ont ainsi indirectement fourni un argument à l'exécutif américain dans son positionnement par rapport au Congrès – le soutien de l'opinion publique à la campagne de bombardements ayant été un des atouts premiers de la Maison blanche face aux parlementaires réticents.

38 Finalement, une étude plus fine de la politique américaine au Kosovo depuis la fin de l'intervention de 1999 inviterait sans doute à nuancer les appréciations sur la puissance

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du “lobby albanais”. Car les priorités américaines en Europe du Sud-Est ont été revues, avant même l'élection à la présidence de George W. Bush en janvier 2001, et sans que les défenseurs de la “cause albanaise” soient parvenus à s'y opposer. Un an après les bombardements, la plupart des réfugiés étaient rentrés chez eux. Une majorité au Congrès a alors estimé que les États-Unis avaient accompli leur mission et qu'il était temps que l'Union européenne assume ses responsabilités en matière d'aide à la reconstruction. Le désir de réaffirmer l'autorité des législateurs en matière de politique extérieure n'a sans doute pas été non plus étranger à l'adoption, dès mai 2000, par le Senate Appropriations Committee (par 23 “voix” “ pour ”) d'une résolution requérant l'approbation du Congrès pour toute décision relative au maintien des forces américaines au Kosovo après juillet 2001...

39 Aujourd'hui, la question de l'indépendance du Kosovo – une perspective un temps envisagée par les autorités américaines – n'est plus à l'ordre du jour. Même parmi les représentants ayant soutenu l'intervention au Kosovo, rares sont ceux qui seraient aujourd'hui prêts à demander à l'administration Bush de se prononcer sur ce sujet. La chute de S. Milošević en Serbie le 5 octobre 2000, la redéfinition des priorités stratégiques américaines induite par les attentats du 11 septembre 2001 ont créé un climat dans lequel la communauté albano-américaine peine à se faire entendre. La perte d'influence de Joseph DioGuardi – jugé trop radical par certains – et le retrait progressif de la vie politique de Robert Dole ont par ailleurs privé les Albanais des États-Unis de deux avocats influents. À l'avenir, pour que la communauté albano- américaine puisse espérer influencer l'administration, il lui faudra diversifier son portefeuille de contacts politiques.

40 À la faveur de la crise au Kosovo, une nouvelle génération de responsables albano- américains a acquis une expérience considérable ; reste à déterminer l'usage qui en sera fait. Le 31 décembre 1999, le Provisional Government of Kosova a fermé ses portes, tandis que ses principaux animateurs, Dino Asanaj et Shinasi Rama se retiraient du jeu politique. Une fois la guerre terminée, la rhétorique des anciens partisans de l'UÇK a perdu de son attrait sur la majorité des immigrants albanais aux États-Unis. À New York, la LDK semble être redevenue le parti politique le plus populaire. Homeland Calling – renommée Friends of Kosova Protection Force (Miqte e TMK) – est toujours dirigée par Shefki Mexhuni, mais ses ressources et son influence ont fortement décru. Pour les organisations albano-américaines, le temps est venu de redéfinir priorités et moyens d'action. Sous la direction de Richard Lukaj, un jeune financier de 33 ans, ancien senior managing director chez Bear Stearns, NAAC semble être la structure qui s'est le mieux adoptée au nouvel environnement. Elle se pose désormais en promoteur des investissements occidentaux en Europe du Sud-Est – en Albanie, au Monténégro et au Kosovo. L'heure est à la reconstruction.

NOTES

1. Le nombre des citoyens américains d'origine albanaise est difficile à établir dans la mesure où certains migrants sont entrés aux États-Unis avec des passeports yougoslaves ou turcs, d'autres

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de façon illégale, d'autres encore (en particulier au début du siècle) ont été comptabilisés comme grecs. Fron Nazi avance une estimation entre 250 000 et 500 000. Les résultats d'une enquête sur les origines ethniques des Américains conduite en marge du recensement de 2000 sont plus conservateurs (environ 107 300) ; mais il conviendrait sans doute d'y ajouter une partie des 288 347 personnes d'ascendance “yougoslave” (le questionnaire ne proposait pas de rubrique “kosovar”). Voir Nazi (Fron), “Balkan Diaspora 1 : The Albanian American Community”, in Buckley (William J.), ed., Kosovo. Contending Voices on Balkan Interventions,Grand Rapids / Cambridge : Eerdmans Publishing Company, 2000, pp. 132-136. 2. L'usage de la notion de “diaspora” pour désigner une variété de communautés migrantes par- delà l'ex périence juive ou arménienne reste controversé. De notre point de vue, les communautés albanaises des États-Unis remplissent les conditions posées par Marcel Bazin – en nuançant les critères définis par Sylvie Chédémail – pour pouvoir parler de “diaspora”, à savoir une dispersion pour partie forcée, pour par tie liée à des contraintes socio-économiques, en direction d'une pluralité de pays d'accueil, débouchant sur la constitution de communautés qui s'intègrent dans les sociétés hôtes sans s'assimiler totalement et continuent à entretenir entre elles comme avec leur lieu d'origine des rapports privilégiés. Voir Bazin (Marcel), “Méditerranée orientale et monde turco-iranien : une aire productrice de diasporas ?”, CEMOTI, (30), juillet-décembre 2000, sp. pp. 15-22. 3. Parmi les rares publications consacrées à la diaspora albanaise aux États-Unis, voir Federal Writers' Project of the Works Progress Administration of Massachusetts, The Albanian Struggle in Old War and in New, Boston : The Writer Inc., 1939 ; Demo (Constantine), Albanians in America : The First Arrivals, Boston : Fatbardhësia of Katundi, 1960 ; Rocek (Joe), One America, 1954 ; Tochka (Robert), The Development of the Boston Albanian Community, 1900-1920 (manuscrit) ; Piotrowski (Thaddeus), The Albanian Community of Manchester, New Heaven, 1977 ; Myers (Nick), Belmont Hills and the Albanese Immigrant, Philadelphia, 1988 ; Nagi (Dennis), Albanian-American Odyssey. A Pilot Study of the Albanian Community of Boston, Massachusetts : AMS Press, 1988 ; Trix (Frances),Albanians in Michigan, Michigan : Michigan University Press, 2001. 4. Dans son ouvrage sur La mafia albanaise, une nouvelle menace pour l'Europe, Xavier Raufer suggère ainsi l'existence de collusions entre mafia albanaise, mafia italienne et un lobby politique albano- américain jugé comptable de l'intervention américaine au Kosovo. Voir Raufer (Xavier) (avec Stéphane Queré), La mafia albanaise. Une menace pour l'Europe. Comment est née cette superpuissance criminelle balkanique ? Lausanne : Ed. Favre, 2000, sp. pp. 101-104. 5. La remarque s'applique même aux travaux – pourtant généralement très stimulants – de Benedict Anderson, l'un des premiers auteurs à avoir analysé le “nationalisme à distance” (long distance nationalism). Voir Anderson (Benedict), “Exodus”, Critical Inquiry, (20), hiver 1994, pp. 314-327 et surtout sa préface à l'édition française d'Imagined Communities : Anderson (Benedict), L'imaginaire national. Réflexion sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris : La découverte, 1996, p. 11. 6. Sur les Croates au Canada, voir Winland (Daphen), “We are Now an “Actual Nation” : The Impact of National Independence on the Croatian Diaspora in Canada”, Diaspora. A Journal of Transnational Studies, 1995. Le cas des Croato-Américains est analysé dans Duric (Ivana), “The Croatian Diaspora in North America : Identity, Ethnic Solidarity and the Formation of a “Transnational National Community””, Spaces of Identity, 1 (3), 2001. Pour la trajectoire serbe, voir Simic (Andrei), Halpern (Joel) “Serbs”, in Levinson (David), Ember (Melvin), eds., American Immigrant Cultures. Builders of a Nation, New York, 1997, vol. 2, et Back (Birgit), “Imagining the Future in the Light of a Violent Past : Serbian Exiles in the US Envision Global Political Futures”, 7thASN Conference,11-13 avril 2002 (manuscrit). 7. On songe ici en particulier à l'ouvrage de Nina Glick Schiller et Georges Eugene Fouron – très méticuleux dans sa description des solidarités familiales au sein des communautés migrantes, mais qui parfois opère un glissement – et partant confond – projet nationaliste et réflexion sur ce

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que l'on pourrait appeler en français le bien commun, l'intérêt général ou des projets de société. Voir Schiller (Nina Gick), Fouron (Georges Eugene),Georges Woke up Laughing. Long-Distance Nationalism and the Search for Home, Durham / Londres : Duke University Press, 2001, sp. chap. 10. 8. Nagi (Dennis),op. cit., pp. 32-33. 9. Chiffres cités dans ibid., p. 35. L'estimation du nombre des Albanais installés aux États-Unis est rendue délicate par le fait que les Albanais de confession orthodoxe étaient souvent enregistrés comme “Grecs” par les autorités américaines et les musulmans comme “Turcs”. 10. Ibid., p.6. 11. Sur la genèse du nationalisme albanais, voir notamment l'excellent ouvrage de Clayer (Nathalie), Religion et nation chez les Albanais XlX-XXème siècle, Istanbul : Les éditions ISI, 2003. 12. À cette époque, aucune Église de ce type n'existait dans les aires albanophones de l'Empire ottoman. En 1912, une réunion du Congrès orthodoxe à Berat (Albanie) a proclamé unilatéralement le statut autonome de l'Église orthodoxe albanaise, entraînant le départ de la plupart des évêques grecs. Une tentative de compromis avec le Patriarcat de Constantinople a été rejetée par les autorités albanaises en 1926. Trois ans plus tard, un nouveau Synode albanais se prononçait en faveur de l'autocéphalie. Celle-ci ne fut cependant concédée qu'en 1937 par Constantinople. 13. Après une tentative infructueuse pour influencer le cours des développements politiques en Albanie au moment de l'éphémère “révolution démocratique de juin” 1924, Fan Noli rentre aux États-Unis où il se consacrera au développement de l'archevêché orthodoxe albanais jusqu'à son décès en 1965. 14. Après le tremblement de terre de 1928, l'Union des femmes albanaise a aussi financé une partie de la reconstruction de la ville de Korça. 15. Plusieurs centaines – voire quelques milliers ? – d'habitants du nord de l'Albanie en particulier seraient parvenus à émigrer à la fin des années 1940. Ils auraient trouvé refuge, pour certains au Monténégro, pour d'autres dans des camps de réfugiés en Croatie, à Gerovo notamment, avant de prendre le chemin de l'Italie, où des camps avaient été ouverts au lendemain de l'adoption de la convention de Genève (1951) par l'UNHCR. Une partie d'entre eux a par la suite rejoint les États-Unis. Des populations albanophones de Grèce – accusées, par les autorités grecque, de collaboration avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale – se sont également installées dans la région de Boston, aux États-Unis. On ne dispose cependant par de données précises sur leur nombre. L'auteur remercie Kolë Gjeloshaj pour ses informations sur les migrations depuis l'Albanie communiste. 16. Environ 10 000 Albanais originaires de cette province de Yougoslavie auraient ainsi transité par l'Italie entre 1966 et 1971, en bénéficiant de l'aide de prêtres catholiques. Estimations fournies par Kolë Gjeloshaj. 17. Sur la gestion américaine des migrations, se reporter à Daniel (Dominique), “La politique de l'immigration aux États-Unis”, Revue internationale et stratégique, (50), été 2003. 18. 19 % des 703 migrants interviewés lors d'un sondage sur les migrations commandité par l'Union européenne ont choisi les États-Unis pour destination souhaitée, contre 56 % pour la Grèce et 29,9 %pour l'Italie. Cité dans Barjaba (Kosta),Integration Pauses. Youth under the Focus of Sociology, Tirana : Europa, 1995. 19. Selon le site Internet Boston Family History, en 1999 il y avait 35 000 Albanais dans Boston et ses environs, dont 1 000 Kosovars. Voir : http://www.bostonfamilyhistory.com/ancestors/ albanian/alb_1950.html 20. Selon une enquête conduite auprès de 248 foyers albanais à Boston, en 1981 seuls 16,9 %des représentants de la troisième génération d'immigrés albanais parlaient albanais à leur domicile “la plupart du temps”, 83,9 %“rarement”. Au sein de la deuxième génération, les chiffres étaient respectivement de 25,4 %et de 71,4 %. Les stratégies matrimoniales illustrent également cette distension des liens communautaires : si une grande majorité des premières et deuxièmes

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générations a choisi une épouse albanaise – respectivement 78,6 % et 58,2 % –, les membres de la troisième génération se marient majoritairement en milieu non-albanais (77,8 %). Ces évolutions sont également liées à des trajectoires de mobilité sociale ascendante : la part des Albanais appartenant à la classe “moyenne-supérieure” est passée de 6,5 % à 28,3 % entre la première et la troisième génération, alors que la proportion d'ouvriers a chuté de 54,8 à 26,1 %. Voir Nagi (Dennis), op. cit., pp. 70-86. 21. En 1999, les contours de la communauté albanaise des États-Unis étaient les suivants : les Albanais-Américains vivaient principalement dans le nord-est du pays (New York, New Jersey, Connecticut), en Pennsylvanie et dans le Michigan, avec de poches de peuplement autour de Washington D.C., en Virginie, dans le Maryland, en Floride, au Texas et en Californie. 22. À New York, les Albanais sont surtout concentrés dans le Bronx (entre 25 000 et 80 000 en 1999), ainsi que dans les quartiers plus opulents du nord de l'État. L'essentiel de la communauté albanaise de New York est originaire du Kosovo et du Monténégro et s'est établi après la Seconde Guerre mondiale. C'est dans le Bronx qu'a été créé le bi-hebdomaire en langue albanaise (et en anglais), Illyria News, en 1990 – à l'heure actuelle le plus influent dans la communauté –, tout comme la télévision TV Victoria (entre 1992 et 1996). La représentation de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) pour l'Amérique du Nord y est également basée. 23. Cité dans Nazi (Fron), art.cit, p. 134. 24. Né dans le Bronx en 1940, Joe DioGuardi était comptable, avant d'être élu au Congrès en novembre 1984. 25. Voir 99 th Congress, 2d Session, H. CON. RES. 358, “Condemning the Repression of Ethnic Albanians by the Government of the Socialist Federated Republic of Yugoslavia”, sur Internet à l'adresse : http://acl.com/Congressional/Congressional_dir/Congressional_2.htm. Pendant ce temps, Robert Dole et Paul Simon entreprenaient des démarches similaires au Sénat avec la résolution CON. RESO 150 “exprimant de l'inquiétude concernant la condition des Albanais vivant dans la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie”, 18 juin 1986. Voir : http://aacl.com/ Congressional/Congressional_dir/Congressional_6.htm. Aucune de ces deux résolutions n'a été adoptée. 26. Cinquante cinq membres du Congrès soutinrent le second projet de résolution – H. CON RES. 162 – introduit le 15 juillet 1987. Voir http://aacl.com/Congressional/Congressional_dir/ Congressional_12.htm 27. Parmi eux, le sénateur Don Nickles soutint plus tard l'Amendement Nickles-Bentley, voté en octobre 1990, qui exigeait du gouvernement fédéral américain qu'il suspende toute aide économique à la Yougoslavie jusqu'à ce que le secrétariat d'État certifie que le gouvernement yougoslave respectait ses obligations en matière des droits de l'homme. L'amendement introduit à l'initiative de la serbo-américaine Helen Delich Bentley limita la portée du texte à la seule année fiscale 1991 et à 5 millions de dollars d'aide directe. La résolution ne fut toutefois jamais appliquée. 28. La liste des membres du Albanian Issues Caucus dans le 106e Congrès est disponible sur Internet à l'a dresse : http://www.frosina.org/advisories/Alb_caucus.shtml 29. En 2001, NAAC a ouvert deux nouveaux bureaux, dans le Massachusetts – le 24 juillet 2001 – et le Michigan – le 4 octobre 2001. 30. En 1998, NAAC présentait ses objectifs dans les termes suivants : “NAAC est une organisation communautaire indépendante, à but non lucratif, dédiée à représenter les intérêts et les affaires des Albano-américains, et à encourager une meilleure compréhension des questions albanaises aux États-Unis. NAAC se consacrer à fortifier l'amitié entre le peuple des États-Unis et les Albanais qui vivent en Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Serbie, au Monténégro et en Grèce. NAAC cherche à convaincre la Maison Blanche, le Congrès, les experts en politique étrangère, les médias et le peuple américain que les États-Unis peuvent et devraient montrer la voie pour aider à résoudre les problèmes des Albanais et garantir la paix et la stabilité des Balkans. NAAC

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recherche notamment un soutien politique, économique et militaire à la République de l'Albanie ; un soutien à l'autodétermination du peuple du Kosovo ; la pleine participation et représentation des Albanais en Macédoine ; ainsi que le plein respect des droits des Albanais là où ils sont minoritaires. NAAC vise également à favoriser une association des Albano-américains au processus politique des États-Unis”. Sur Internet à l'adresse : http://www.albnet.com/about.htm. 31. La présentation de l'AACL sur son site Internet est de ce point de vue éloquente : “Le but de la Ligue civique est de promouvoir les droits de l'Homme et la cause nationale de la nation divisée de plus de sept millions d'Albanais qui vivent côte à côte dans les Balkans en Albanie, au Kosovo, en Macédoine occidentale, au sud-est du Monténégro, à Preshevë, Medvegje, Bujanovac (Serbie du sud) et en Chamerie (au nord de la Grèce). En représentant les intérêts politiques de 400 000 Albano-américains au gouvernement des États-Unis, la Ligue civique cherche à mettre fin à la répression et à l'oppression des Albanais qui vivent sous les régimes communistes slaves hostiles dans les Balkans et à préserver la culture, l'identité et les droits de l'Homme des Albanais dans le monde entier [souligné par l'auteur]”. Voir http://aacl.com/about2.shtml2.htm 32. À partir de 2000, NAAC a par ailleurs invité plusieurs personnalités officielles américaines à rejoindre son conseil d'administration – à l'instar des membres du Congrès Eliot Engel et Sue Kelly, de l'Ambassadeur William Ryerson et de l'Ambassadeur William Walker. 33. Il fut plus tard remplacé par Ramazan Bekteshi au poste de coordinateur de la LDK pour l'Amérique du Nord. Marjan Cubi est actuellement secrétaire du bureau du LDK à New York et Naim Dedushaj, chef du bureau politique du LDK. Tous deux sont membres de la LDK aux États- Unis depuis son établissement. 34. Ces agences de relations publiques étaient Ruder Finn, Inc. (235 300 dollars sur une période de 12 mois, jusqu'au 30 novembre 1995) ; Arnold and Porter (2 616 dollars sur six mois, jusqu'au 4 juin 1995) ; Shafiq Nuri pour American Trade & Investments (somme inconnue) et Bardhyl Tirana (868 dollars pendant 12 mois, jusqu'au 31 octobre 1995). R.Finn avait précédemment travaillé pour les courants nationalistes de la diaspora croate aux États-Unis, ainsi que défendu les intérêts des Bosniaques. Ruder Finn a travaillé pour le gouvernement d'Ibrahim Rugova entre 1992 et 1997. Pour plus de détails, voir Geman (Ben), “Diplomacy for Hire”, Boston Phoenix, 01/06/99. 35. En 1995, le gouvernement croate aurait dépensé quelque 713 150 dollars en frais d'agences de relations publiques américaines. Voir le site officiel de FARA : http://www.usdoj.gov/criminal/ fara/indextxt.html et O'Dwyer Washington Report, un bi-hebdomadaire publiant des données compilées à partir des dossiers mensuels du United States Senate Foreign Agent Registration Act : http://www.odwyerpr.com/washing-tonreport/. Au cours de la décennie, les représentants de la communauté albano-américaine ont eu un recours croissant aux agences de relations publiques. Plusieurs autres furent ainsi engagées en 1999, dont le Washington International Group (WIG), dirigé par l'ancien responsable du Bureau “Balkans” du département d'État américain, Marshall Harris. M.Harris a notamment servi de conseiller aux négociateurs albanais lors des entretiens de Rambouillet en 1999. Selon le rapport bi-annuel de FARA dans la moitié de 1999, WIG aurait reçu 151 720 dollars pour ses services. Notons que le nom de Global Communicators (GC) n'apparaît pas dans les rapports de FARA de 1999 et de 2000. Pourtant, sur le site Internet de GC, la “République du Kosovo” est citée comme un des clients de l'agence. GC aurait été engagé pour “encourager l'indépendance de l'ex-Yougoslavie”. Voir : http://www.usdoj.gov/criminal/fara/ fara1st99/COUNTRY/KOSOVA.HTM http://www.globalcommunicators.com/ccp.html 36. S. Maxhuni, responsable de la supervision des fonds de l'UCK, a également contribué au financement du Gouvernement provisoire du Kosovo ouvert à New York après l'échec des négociations de Rambouillet, en mars 1999. 37. Sur Florin Krasniqi, voir “Albanian-Americans Help Fund the KLA”, AFP, 20/02/99 ; Sullivan (Stacy) “From Brooklyn to Kosovo, with Love and AK-47's”, New York Times, 22/11/98 et Sullivan

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(Stacy), “Albanian Americans Funding Rebels' Cause”, Washington Post, 26/05/98 ; Ruppe (David), “Albanian Americans Fund the Kosova Guerillas”, ABCNEWS.com, 30/04/99. 38. L'un des comptes en banque du fonds était basé à la People's Bank de Stamford. Le fonds a été renommé à la fin de l'intervention occidentale au Kosovo en Fonds pour le Kosovo (Fundi e Kosovës). 39. Interview avec Rustem Ibraj, New York, 18 avril 2001. 40. Aux États-Unis, il n'est pas illégal de collecter de l'argent pour des groupes armés étrangers tant qu'ils ne figurent pas sur la liste des organisations terroristes du département d'État. En revanche, passer des armes en contrebande au Kosovo était en 1998 et en 1999 interdit, puisque la province faisait toujours officiellement partie de la Yougoslavie et qu'elle était sous embargo onusien depuis 1992. Le 23 septembre 1998, une nouvelle résolution de l'ONU a été adoptée demandant “aux États d'employer tous les moyens compatibles avec leur législation domestique et avec le droit international pour empêcher les fonds collectés sur leur territoire d'être utilisés en contravention de la résolution 1160”. Pour plus de détails, voir : http://www.un.org/News/ ossg/fy.htm 41. Voir Sullivan (Stacy), “Albanian American Funding Rebel's Cause”, art.cit. 42. Selon l'un des vétérans de la Brigade atlantique, Uk Lushi, environ 3 millions de dollars auraient été collectés pour assurer la mise sur pied d'une brigade albano-américaine de quelque deux cents hommes ayant participé aux combats au Kosovo en mai-juin 1999. Voir Lushi (Uk),New York-Prishtine-New York Batalioni Atlantiku. Shënime Lufte dhe Paqeje, Pristina : Rilindja, mars 2001, pp. 132-133. 43. En ce qui concerne les liens supposés entre le crime organisé et l'UCK voir Ruscica (Roberto), “Albanian Mafia, This Is How It Helps The Kosovo Guerrilla Fighters”, Corriere della Serra, 15/10/98 ; Chossudovsky (Michel), “Kosovo Freedom Fighters Financed by Organised Crime”, 07/04/99 (sur Internet à l'adresse : http://www.nadir.org/nadir/initiativ/agp/free/ chossudovsky/#balkans) ; Boyes (Roger), Wright (Eske), “Drugs Money Linked to the Kosovo Rebels”, The Times, 24/03/99. L'avis de Tim Judah est plus nuancé : “Toutes sortes d'accusations ont été portées contre le KLA ; elles comprennent la contrebande de drogues et, récemment, l'exécution d'adversaires et de dissidents politiques. Il est certain que le KLA a reçu de l'argent de la mafia kosovare, mais cela ne signifie pas que l'UCK, en lui-même, soit une organisation narco- traficante”. Voir Judah (Tim), “Kosovo : Peace Now”, The New York Review of Books, 12/08/99. 44. Voir, entre autres, Grunwald (Michael) “Praying for Safety of Military ; Albanian Americans Grateful for Strikes”, Washington Post, 26/03/99. 45. Voir Harden (Blaine), “Crisis in the Balkans. Immigrants. Kosovars Relocated to US Would be Eligible to Remain”, The New York Times, 23/04/99. 46. Au total, seuls 15 825 Kosovars prévus furent admis aux États-Unis. Environ 100 millions de dollars ont été débloqués pour financer l'accueil des réfugiés. Voir Emergency Supplemental Appropriations Act, “Making emergency supplemental appropriations for the fiscal year ending September 30, 1999 and for other purposes”. 47. La première vague de réfugiés est arrivé à Fort Dix (New Jersey) le 5 mai 1999. Un centre provisoire d'accueil et d'hébergement y avait été ouvert. 4 050 réfugiés ont transité par Fort Dix en tout. e camps a été fermé le 16 juillet 2001. 48. L'un d'eux fut créé par un ingénieur en informatique albanais résidant à Cambridge. Pour plus d'informations, voir Hayward (Ed), “Kosovo Crisis – Cambridge-Web Site Creator Hopes to Reunite Kosovo Kin”, The Boston Herald, 13/04/99. Le site http://www.alb-net.com fournissait aussi des informations sur le conflit et les réfugiés. 49. Les protestations organisées par la communauté serbo-américaine à Washington, dans le Michigan et en Californie ont été de taille plus modeste. Le 5 juin 1999, cependant, environ 30 000 personnes – des pacifistes pour l'essentiel – ont défilé devant le Pentagone pour protester contre l'intervention. Voir : http://www.truthinmedia.org/Kosovo/War/day74.html

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50. Voir Jackson (B.), “500 Attend Rally, Call for Ground Troops”, Chicago Sun-Times, 01/04/99. 51. D'après une enquête réalisée auprès de 1 014 personnes entre le 30 avril et le 2 mai, 58 % des Américains étaient favorables à “des attaques aériennes et missiles de l'OTAN contre les cibles militaires serbes en Yougoslavie”. Seulement 36 % des interviewés se sont déclarés opposés aux bombardements. Une majorité (67 %) soutenait aussi le principe de troupes au sol, dans le cadre d'une opération de maintien de la paix après la guerre. Quant à déterminer qui devrait “avoir l'autorité ultime pour décider si les États-Unis devraient continuer les bombardements actuels en Yougoslavie – Le Congrès ou le Président Clinton”, la plupart préféraient la première option (60 % contre 34 %). Voir Holland (Keating), “Poll : Congress Should Have Authority over US Involvement in Kosovo”, CNN, 03/05/99. 52. Voir Wheeler (Linda), “Marchers Strut Support for Independent Kosovo”, The Washington Post, 28/04/99. 53. L'une de ces réunions, par exemple, a eu lieu à la Maison Blanche le 31 mars, avec des représentants de NAAC et en présence du Président Clinton. Voir http://www.naac.org/pr/ 1999/04-01-99.html 54. Quelques membres de NAAC sont, dans ce contexte, allés s'entretenir avec les membres de la délégation albanaise à Rambouillet. 55. Pour plus de détails, voir Perlez (Jane), “US Starts Push to Salvage Kosovo Talks”, New York Times, 05/03/99. 56. Le Gouvernement provisoire du Kosovo aux États-Unis a officiellement fermé ses portes le 31 décembre 1999. 57. Voir Dobnik (Verena), “Albanian-Americans Volunteer to Fight”, The Boston Globe, 12/04/99 ; “Albanian Nationals in the US Join Fight Against Serbs. Outfitted in store-bought uniforms. Recruits leave to join Kosovo Struggle”, Milwaukee Journal Sentinel, 12/04/99 ; David Gonzalez, “Albanians Aim to Refresh Tree of Liberty”, The New York Times, 14/04/99 ; Rupert (James), “Albanians Worldwide Answer Rebels' Call : Thousands Volunteer to Join the Fight”, Washington Post, 10/05/99. 58. Le journaliste Bert Roughton offre une estimation modeste “d'environ 80 Américains, dont trois femmes” dans un article publié en mai 1999 sur les Albano-américains entraînés dans un camp du nord de l'Albanie. Le même jour, le journaliste Jonathan Landay évoque “plusieurs centaines” de recrues. Tous les récits s'accordent sur le fait qu'à la mi-mai, la Brigade atlantique recevait toujours des instructions près de la frontière albano-yougoslave. Voir Roughton (Bert), “Americans Joining Kosovo Rebels. From Urban Neighborhood in New York, Detroit and Chicago, Sympathizers are Being Drawn Back to Fight for a Homeland they Never Knew”, The Atlanta Journal -Constitution, 18/05/99 ; Jonathan (Landay), “From USA to KLA Boot Camp”, The Christian Science Monitor, 18/05/99. 59. Le 20 mai, le bataillon participe à l'“Opération Flèche” qui vise à ouvrir un couloir autour du mont Pashtrik et à occuper les deux rives du Beli Drin. Pour plus de détails concernant le rôle militaire de la Brigade, voir Smith (Jeffrey), Finn (P.), “Yankee Rebels Seize Kosovo Watering Hole ; Bar at Grand Hotel, a Serbian Outpost, is Liberated by KLA's Atlantic Brigade”, Washington Post, 28/06/99 ; Hajzari (Isuf), “Gen.Wesley Clark Receives a Hero's Welcome in New York”, 02/07/01 sur Internet à l'adresse : http://www.alb-net.com/pipermail/albsa-info/2001-August/ 002092.html et Lushi (Uk), op.cit. 60. “US Volunteers Join Kosova Rebels”, BBC, 21/04/99 sur Internet à l'adresse : http://www.alb- net.com/kcc/042199e.htm#6 (Kosova Crisis Centre). 61. Le 23 février 1998, l'envoyé spécial américain, Robert Gelbard, avait déclaré lors d'une conférence de presse à l'hôtel Hyatt Regency à Belgrade : “Nous sommes extrêmement désolés et nous condamnons la violence inacceptable provoquée par les actes des groupes terroristes au Kosovo, notamment par l'UCK. Il s'agit incontestablement d'un groupe terroriste. Je n'accepterai aucune excuse. Ayant travaillé sur des questions d'activités terroristes, je sais très bien comment

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reconnaître un groupe terroriste, comment le définir à partir de faits concrets” Cité dans BETA, 23/02/98, Belgrade. 62. Cité dans KDOM Daily Report (publié par le Bureau des Affaires européennes et canadiennes, le Bureau des Affaires de l'Europe centrale et du sud, le Département d'État des États-Unis), 21/12/98 ; rassemblé par EUR/SCE (202-647-4850) à partir des rapports quotidiens de l'élément américain de la Mission d'Observation diplomatique du Kosovo, 21 décembre 1998. 63. Cité dans Zimmerman (Warren), “Yugoslavia : 1989-1996”, in Azrael (Jeremy R.), Payin (Emil A.), eds., U.S. and Russian Policymaking With Respect to the Use of Force, Santa Monica : CEPRS, 1996. 64. Une esquisse d'explication peut être trouvée dans Columbus (Frank), “Serbian Americans”, in Columbus (Frank), ed., Kosovo-Serbia : A Just War ?, Commack, NY : Nova Science, 1999. Tandis qu'aucun Albano-américain ne fut jamais élu au Congrès – J.DioGuardi est arbëresh –, la communauté serbe avait un représentant (Helen Delich Bentley) et un sénateur (George Vinovich). La présence de la diaspora croate à Washington est aussi remarquable. Les membres du Congrès George Radanovich, Dennis Kuchinich, John Kasich sont d'origine croate, de même que le candidat au Sénat, Kathy Karparon, l'assistante spéciale d'Hilary Clinton, Capricia Penavic Marshall, le journaliste sportif de CNN, Jerome Jurenovich, le commentateur politique, Mary Matalin, et le conseiller juridique en matière d'armements et de politique étrangère du sénateur Robert Dole, Mirata Beratta. Pour plus de détails, voir : “Kasich, Razdanovich, Kucinich, the US Senators of Croatian Origin”, The Zajednicar, 19/03/97. 65. Sur les références au Vietnam dans le débat parlementaire sur les bombardements, voir Mitchell (A.), “Crisis in the Balkans – Veterans : Vietnam Experience Unites Senators on Everything Except Kosovo”, The New York Times, 23/04/99.

RÉSUMÉS

C'est au moment de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, au printemps 1999, que la communauté albano-américaine a été propulsée sur le devant de la scène médiatique aux États-Unis. Jusqu'alors, la communauté albanaise, forte de 200 000 à 400 000 membres, était restée peu connue du grand public. Mais l'élan de curiosité est retombé sitôt le conflit achevé. Aujourd'hui encore, en dépit de l'existence d'une très abondante littérature, aux États-Unis, sur les “communautés transnationales” et les diasporas, rares sont les recherches permettant d'éclairer la trajectoire des Albanais installés en Amérique du nord, les conditions de formation d'une communauté diasporique, les processus identitaires en son sein ou encore ses formes de mobilisation dans la vie publique américaine. Le présent article s'emploie dès lors à éclairer les recompositions induites, dans la communauté, par l'arrivée à partir des années 1970 de migrants kosovars entretenant des liens très forts avec leur terre d'origine, la détérioration de la situation au Kosovo (qui précède l'éclatement de la Yougoslavie en 1991) et la sortie de l'autarcie de l'Albanie (à partir de 1990-1991). Un accent tout particulier est placé sur les entreprises de mobilisation communautaire et sur l'émergence de la diaspora albanaise comme protagoniste dans le jeu politique et décisionnel américain au moment de la crise au Kosovo, en 1998-1999.

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AUTEURS

NADÈGE RAGARU Chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris) et rédacteur en chef de la Revue internationale et stratégique.

AMILDA DYMI Amilda Dymi est journaliste pour Thomson Media, à New York.

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Les albanais en Grèce Le rôle des réseaux préexistants

Pierre Sintès

1 Depuis le début des années 1990, la migration des travailleurs albanais vers la Grèce est l'un des phénomènes démographiques majeurs touchant le sud de la péninsule balkanique. Ce flux concernerait en effet un groupe de plus de 500 000 personnes selon les estimations fréquemment prononcées à Athènes. Les Albanais constitueraient plus de la moitié des étrangers présents sur le sol grec et sont à l'origine de la véritable transformation de ce pays en l'une des premières terres d'accueil de l'Union européenne proportionnellement à sa population (part estimée à 10 %).

2 Les principales originalités de cette migration sont sa grande rapidité et sa diffusion spatiale. On retrouve en effet des Albanais sur l'ensemble du territoire grec, jusqu'aux villages les plus isolés des montagnes où des îles de la mer Egée1. En fonction de quoi se décide le lieu de destination des migrants2 ? Si les explications les plus simples sont apparues, de prime abord, satisfaisantes (répartition en fonction des grandes zones d'emploi du pays, importance des axes de communication...), les récits de vie recueillis lors d'enquêtes répétées en Albanie et en Grèce m'ont permis de constater que d'autres logiques seraient à l'œuvre pour orienter les pas des migrants, notamment celles qui font appel à des réseaux anciens, tissés durant les périodes précédant la dictature d'Enver Hoxha.

3 Cette constatation est à l'origine de mon intérêt pour le fonctionnement migratoire de certaines communautés présentant des liens historiques avec la Grèce. Plus particulièrement, le cas des communautés transfrontalières donne l'occasion d'illustrer l'influence de ces réseaux originaux. À travers cet exemple, c'est la prégnance du lien familial dans la structuration de la migration qui apparaît, mais aussi la manière dont certaines solidarités ont pu être ravivées par l'ouverture récente de la frontière et exploitées, au moins un temps, dans le projet migratoire. La présente étude a pour but de décrire et d'expliquer l'utilisation de ce type de réseau et les pratiques spatiales qui lui sont associées. Il s'agit aussi de montrer que ce phénomène s'inscrit dans un ensemble de processus qui orientent les choix du migrant ; il peut en être même, dans certains cas, la procédure dominante.

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Les facteurs de la répartition des Albanais en Grèce

4 Pour expliquer la répartition des immigrés dans leur pays d'accueil, on peut faire appel aux logiques classiques considérant la migration comme une compensation de l'inégale répartition spatiale des richesses et du travail3. Une telle lecture s'inscrit dans la droite ligne des travaux qui, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, envisagent les mobilités comme la simple expression des forces d'attraction ou de répulsion exercées par les espaces concernés4. Le déplacement correspondrait ainsi à la fuite logique depuis les espaces pauvres et surpeuplés vers les zones riches et attractives. Concernant les mouvements de population dans les Balkans, c'est le schéma explicatif utilisé par Jovan Cvijić quand celui-ci oppose les “pays ruches” d'où partent les mouvements dits “métanastasiques”, à des espaces attractifs où s'installent les nouveaux venus5. Pourtant, si cette vision des choses permet d'expliquer à grands traits la répartition des populations, elle demeure mécaniste6 et ne demande qu'à être contredite par des études plus précises.

Les limites du push and pull

5 La répartition des Albanais en Grèce peut être présentée grâce à la cartographie de certaines sources statistiques. Les plus récentes et les plus fiables seraient celles du dernier recensement de la population grecque de 2001. Malheureusement, les résultats ne sont pas encore accessibles. C'est pourquoi nous devrons nous contenter, malgré leurs imperfections, des statistiques concernant les demandes de cartes vertes7 effectuées en 1998 auprès de l'Office du travail et de la main d'œuvre8. Ces données offrent de nombreuses lacunes (par exemple l'exclusion des Albanais ayant pu faire valoir, à tort ou à raison, une origine grecque ou encore, l'absence évidente de ceux qui, dans les conditions les plus précaires, ont été contraints à la clandestinité) mais elles constituent pour l'heure l'unique source disponible.

Un calque de la géographie économique

6 La géographie économique de la Grèce semble être déterminante dans la répartition des Albanais qui apparaît comme un simple calque de la carte de l'emploi en Grèce. A cette échelle, le classique push and pull est opératoire. En effet, les Albanais se répartissent en très grande majorité le long des axes de dynamisme de l'économie grecque c'est à dire (voir document n°1) le long de la route Patras-Athènes- Thessalonique. Mais on peut en arriver à d'autres conclusions si l'on introduit, pour ce résultat, une correction tenant compte de la population région par région. En effet, en calculant de la sorte le rapport de la population albanaise immigrée ayant fait une demande de carte verte à la population totale en 2001, on obtient un résultat bien différent du précédent et l'importance des axes de développement s'estompe au profit d'autres zones (régions agricoles du pourtour du Péloponnèse, Béotie et Thessalie, zones frontalières de l'Albanie et îles touristiques). Un tel résultat nous amène à conclure que les Albanais sont répartis sur l'ensemble du territoire grec et que leur poids “relatif” est même, sans doute, plus grand dans les zones rurales qu'urbaines9.

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Les facteurs de la répartition : réseaux et migration à la chaîne

7 À quoi peut-on attribuer cette diffusion ? Certes, les caractéristiques du marché du travail agricole offre des conditions favorables pour l'emploi des immigrés mais, aussi, des séjours de recherches dans la plaine de Corinthe (région de la Voha) ont permis de mettre en évidence de manière claire l'importance de réseaux – essentiellement familiaux – liant un point du territoire albanais au départ et un autre point en territoire grec à l'arrivée. Les Albanais résidant ou travaillant, par exemple, dans le village de Vohaïko sont venus exclusivement des villages de Hajmel (région de Shkodër), de ceux de la région de Peshkopi et de Karjan (région de Gjirokastër). Des informations obtenues auprès de la municipalité de la Voha, à l'occasion de la seconde campagne de régularisation de 2000, ont permis de constater qu'en moyenne, 8o % des Albanais de même origine résident dans le même village. Ce phénomène de “migration à la chaîne” donne un grand poids au choix des pionniers ; à leur suite viendront s'installer les suivants. Ainsi, dans le cas de Vohaïko, ce sont près de 40 personnes qui sont venues depuis la région de Gjirokastër après l'installation du premier en 1991. Les récits de ces pionniers dans la Voha font souvent intervenir le hasard voire la volonté divine pour expliquer leur établissement dans la plaine de Corinthe. Pourtant, après avoir passé plus de temps avec les différentes personnes rencontrées, de nouvelles informations finissent par être données. Certains ne seraient pas venus au hasard dans la région, mais auraient suivi les traces d'un parent établi en Grèce avant la Seconde Guerre mondiale ; d'autres sont restés dans la région en s'appuyant sur les facilités que procuraient la présence dans la région de nombreux Grecs albanophones. Envisagés à cette échelle, le processus d'installation des immigrés fait intervenir des éléments nouveaux renvoyant à des solidarités inattendues entre les habitants des deux pays.

Quelles solidarités possibles ?

8 Les relations entre la Grèce et l'Albanie étaient impensables durant la période du régime hoxhiste. Jusqu'en 1991, la frontière était hermétiquement fermée par une clôture électrifiée et toute personne voulant la franchir le faisait au péril de sa vie. Les liens pouvant être à l'origine de réseaux migratoires actuels procéderaient donc de la période précédant la Seconde Guerre mondiale. Les relations entre les espaces aujourd'hui situés dans les deux pays sont anciennes et on peut établir une série d'hypothèses concernant les solidarités possibles entre ceux d'“ici” et ceux de l'“autre coté”.

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Illustration 1

Minoritaires, Valaques et Orthodoxes

9 Du coté des Albanais, trois groupes paraissent liés à la Grèce par la langue et l'histoire. La minorité hellénophone d'Albanie méridionale est reconnue de manière très officielle par les gouvernements grec et albanais, mais sa taille demeure controversée. Selon les estimations et surtout la définition qui est retenue, elle peut varier de 60 000 (gouvernement albanais en 1990) à 400 000 pour les nationalistes grecs10. L'appartenance à ce groupe a facilité la migration. On reconnaît volontiers à Athènes qu'une centaine de milliers d'entre eux ont immigré en Grèce (Ministère de l'Intérieur) depuis 1991 ayant bénéficié de nombreux avantages pour venir s'établir dans la “mère patrie”11. Ces facilités sont surtout administratives : obtention systématique de visa ou d'une carte certifiant leur origine grecque. Les avantages que constitue la connaissance de la langue ne sont pas à négliger non plus.

10 Les Aroumains constituent le deuxième groupe du sud albanais12 à bénéficier d'avantages similaires. Ceux-ci sont descendants de pasteurs transhumants qui étaient présents dans toute l'Épire et en Macédoine. Leur particularité dans cette région est l'adoption de la langue grecque. En effet, si la langue domestique est demeurée l'aroumain, les membres de ce groupe savaient / savent le grec, la plupart de leurs terres de parcours se situant dans des régions hellénophones (Dropull, région de Sarandë). La présence de groupes aroumains en Grèce (Épire, Macédoine, Grèce centrale) donneraient aux Valaques d'Albanie une ressource supplémentaire pour faciliter leur installation en Grèce. Mais l'aspect déterminant est encore la situation administrative que leur accorde le gouvernement grec. Ils sont en effet considérés comme ayant une origine grecque (de sang grec – omogéneis) ce qui leur permet d'accéder aux mêmes facilités que les membres de la minorité grecque.

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11 Le dernier groupe lié à la Grèce est plus large et englobe les deux précédents. Il s'agit de l'ensemble des orthodoxes d'Albanie qui peuvent bénéficier d'une solidarité religieuse supposable, mais aussi de l'idée fort répandue que tous les Albanais orthodoxes sont des Grecs albanisés de force par le régime d'Enver Hoxha. Cette vision des choses est inséparable de l'ancien contentieux territorial entre Grèce et Albanie autour de la question de l'“Épire du Nord”13. C'est grâce à cet héritage des conflits passés et à la faveur de mariages intercommunautaires (véritables ou inventés), que bon nombre d'orthodoxes d'Albanie ont aussi pu obtenir des documents d'omogéneis. Ce discours englobant l'ensemble des orthodoxes albanais à la nation grecque n'est pas si rare et il explique les chiffres avancés par les autorités grecques concernant les omogéneis venues d'Albanie.

Tchams et Arvanites

12 Du coté grec, les groupes liés à l'Albanie sont nettement plus difficiles à cerner. Ceci tient à l'histoire nationale grecque et à ses conséquences sur les catégories administratives utilisées14. Les derniers chiffres sont ceux du recensement de la population grecque de 1951 qui indiquaient pour le pays un total de 22 736 albanophones soit 3 % de la population du moment. Ces personnes étaient surtout concentrées dans les régions de l'Épire (les Tchams) mais aussi en Macédoine, en Grèce centrale et dans le Péloponnèse (les Arvanites).

13 La présence d'albanophones en Grèce remonte à la période précédant l'arrivée des Ottomans dans la région. Il s'agit de groupes installés à partir du XIIIe siècle que des bouleversements sociaux avaient contraint de fuir leur territoire d'origine15. Ces albanophones se sont maintenus jusqu'à nos jours même si l'on peut être sûr que leur particularité linguistique s'est atténuée au cours des années16. Les Arvanites se définissent par des critères linguistiques et religieux : ils sont albanophones et orthodoxes. On les trouve essentiellement dans les zones de l'Argolide, de Béotie, en Attique, dans le Sud de l'Eubée et dans les îles du Golfe Saronique.

14 Les Tchams quant à eux, sont des albanophones présents uniquement en Épire, plus exactement dans la région comprise entre les fleuves Acheron et Vouthroto correspondant à l'actuelle Thesprotie (en Grèce) et la région de Konispol (en Albanie). En Grèce, on a coutume de dire que les Tchams se distinguent par la pratique de la religion musulmane. Pourtant, des récits de voyage révèlent que ce n'est pas toujours vrai. Athanasos Psalidas, au début du XVIIIe siècle décrit la région et la dit peuplée de Grecs et d'Albanais : “les premiers plus nombreux et les seconds se divisant entre Chrétiens et Musulmans”17. Il s'agit donc bien plus d'une communauté linguistique que religieuse. Après la Seconde Guerre mondiale, accusés de collaboration avec les armées d'occupation italienne et allemande, ainsi que de soutien dans l'accomplissement de massacres, la plupart des Tchams de la région se sont enfuis ou ont été expulsés18. Pourtant, certains albanophones ont pu demeurer dans le pays, mais essentiellement ceux qui étaient de confession orthodoxe. Compte tenu de la propension à assimiler l'identité grecque à l'orthodoxie dans cette région périphérique, il n'est pas étonnant que ces personnes aient été plus volontiers considérées comme des Grecs que comme les membres d'un groupe “minoritaire” traître à la cause nationale19. Le fait est que sur la vingtaine de milliers d'albanophones présents dans l'Épire grecque avant guerre, il n'en restait que 11 000 en 1951 et comme le montre le document n°2, ce sont essentiellement les musulmans qui ont quitté du pays.

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Document 2 : Citoyens grecs albanophones recensés en 1940 et 1951

Source : ESYE

15 Il apparaît donc qu'aussi bien du coté albanais que du coté grec, il est possible de trouver des groupes de personnes liés de différentes manières aux habitants du pays voisin. Ces liens sont-ils pour autant à l'origine de solidarités pouvant faciliter ou orienter les flux migratoires actuels ? Difficile de répondre tant les groupes décrits ci- dessus se situent à des degrés de proximité différents. Ainsi, il apparaît discutable de comparer les Arvanites, présents en Grèce depuis une époque antérieure à l'émergence du sentiment national albanais, et les Vorio-épirotes20, qui peuvent encore avoir de la famille proche en Grèce. Dans chacun des cas, la nature du lien avec l'autre (l'Albanais ou le Grec) sera extrêmement différente. À l'opposé des solidarités, ce sont même des formes de rejets qui peuvent s'opérer, comme dans le village arvanite de Koropi en Attique où les locaux ont commencé à tenir un discours bien plus radical sur leurs racines grecques depuis l'arrivée des immigrés albanais, dont ils veulent se différencier à tout prix. Pourtant, la réalité peut être bien plus complexe et il n'a pas été rare de constater des formes de rapports privilégiés entre Arvanites et Albanais. Mais dans le cas des réseaux frontaliers que je vais examiner ci-dessous, les choses sont encore plus immédiatement saisissables puisque ce sont des formes de réseaux familiaux, courants dans le cas de la migration albanaise, qui se colorent ici d'une teinte très particulière.

16 À la grande variabilité des cas de figure s'ajoute la question de la représentativité et du poids de ces hypothétiques réseaux sur le cours de la migration. S'il convient de ne pas sous estimer l'impact de ces liens sur l'ensemble de la migration – les relations n'étant pas minces entre les Albanais arrivés en Grèce grâce à leur connaissance du pays et ceux qui sont venus sans avoir de contact préalable, comme le montre le roman de V. Graçi21 –, reconnaissons néanmoins que considérer les mouvements migratoires consécutifs à l'existence de ces solidarités comme des cas particuliers ramène leur étude à l'examen d'un point de détail négligeable, une goutte d'eau dans la marée migratoire qui a conduit 500 000 Albanais en Grèce. Dans ce cas, pourquoi les étudier ? Cette question rejoint plus largement la manière d'envisager l'étude des migrations. Considérer “globalement” les migrations, selon les propres dires de G. Simon, est une nécessité22. Pour ce faire, on en vient à réhabiliter le “migrant” et son parcours comme élément constitutif de la complexité du phénomène23. Dans cette perspective, le cas particulier de la frontière examiné ci-après permettra d'illustrer la manière dont l'identité est utilisée comme ressource dans la migration et comment cet élément stratégique vient jouer dans les logiques de répartition et de mobilités des Albanais en Grèce. Même s'ils ne concernent qu'un nombre limité de personnes, ces réseaux permettent de mettre en avant, dans les situations les plus visibles, des processus communs à l'ensemble du flux. Ce parti pris méthodologique, qui consiste à éclairer le général par le particulier, vise à faire une place centrale aux acteurs dans le système de choix qui constitue leur histoire migratoire. C'est donc pour ces deux raisons, méthodologique et informative, que se justifie l'étude détaillée des réseaux transfrontaliers proposée ci-dessous.

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Des réseaux transfrontaliers : Lunxhëri, Pogon, Dropull

17 Pour certains groupes vivant dans la zone frontalière autour de la ville albanaise de Gjirokastër, la Grèce en 1991 n'était pas tout à fait une terra incognita. En effet, de nombreux habitants de cette région sont apparus liés à ce pays par leur histoire familiale. Les pages qui suivent sont le résultat d'enquêtes répétées auprès de plusieurs communautés “transfrontalières” depuis plus de deux ans : les membres de la communauté hellénophone du Pogon et du Dropull, d'une part, et, de l'autre, les Valaques de la région de Gjirokastër, rencontrés plus particulièrement en Lunxhëri, dans le Pogon et à Gjirokastër même.

Des liens historiques et humains pour une région transfrontalière

18 Toute la zone, avant la fermeture de l'Albanie en 1945, était le lieu d'échanges intenses. Non seulement, le franchissement de la frontière ne posait pas de problème particulier, mais l'imbrication des modes de vie, des langues (grec, albanais ou aroumain), des propriétés et des familles en faisait un espace qui, sous certains aspects, connaissait un fonctionnement intégré du point de vue économique et humain24 Espace de passage entre les deux pays, l'ensemble de la région était commandé par la ville de et, à un degré moindre, par Gjirokastër.

Illustration 2

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Des liens indiscutables

19 Que les habitants fussent de purs sédentaires ou des transhumants, la frontière n'avait ici que peu de poids dans l'organisation de leur espace de vie au regard des caractéristiques linguistiques ou religieuses des populations.

20 Les groupes les plus mobiles de la région étaient les populations valaques. Il s'agissait de pasteurs semi-nomades qui, selon la logique de la transhumance inverse, passaient l'hiver dans des cabanes dans la région de Ksamili, face à Corfou, entre Sarandë et le site archéologique de Butrint, ou en Thesprotie, entre Parga et Igoumenitsa, et se rendaient une partie de l'été dans le massif de Kolonjë entre Përmet et Korçë. Ce déplacement n'a rien d'étonnant pour les Valaques et reste conforme à ce que décrit J. Cvijić : “Ces migrations sont surtout pratiquées par des pasteurs aromounes, moins par les Albanais, moins encore par les Slaves... Tous ces pasteurs s'acheminent avec leurs troupeaux, à la fin du mois d'octobre, vers les régions où les pâturages ne font pas défaut en hiver”25.

21 Comme l'écrit J-F. Gossiaux, ces groupes avaient, au cours de leurs déplacements un point fixe26. Pour les Valaques de la région de Gjirokastër, il s'agissait du village de Képhalovrisso (anciennement appelé Medjidié). C'est en 1853 que les autorités ottomanes présidèrent à la création de ce village, appelé ainsi en l'honneur du sultan Abdulmédjid qui régna entre 1831 et 186127, afin de contrôler une communauté largement gagnée à la cause grecque et hellénisée quelques années seulement après l'accession à l'indépendance de la Grèce moderne. Dans la partie méridionale de la région, se fait sentir l'influence de l'église et du nationalisme grecs, soutenu en partie par les Aromounes hellénisés. Ces derniers devinrent les commerçants les plus actifs de toute la région, dans les villes et dans les nombreux marchés provisoires qui se tiennent autour des gués et aux embouchures des rivières une fois par semaine ou seulement aux jours de fête28.

22 Ce village, aujourd'hui en Grèce, était devenu le point d'attache de ces pasteurs valaques29. Il se situe à mi-distance entre les deux points de leur parcours annuel, mais dans une zone montagneuse qui en fait un lieu d'estive au moins intermédiaire. La plupart d'entre eux y naissaient et y construisaient des maisons qu'ils n'occupaient qu'une partie de l'année. Au moment de l'établissements des États grec et albanais en Épire, les comportements de ces pasteurs ne se modifièrent pas et ils continuèrent à parcourir le pays (les États), de la côte à la montagne, avec une préférence pour les terres situées dans des zones hellénophones (Dropull, Pogon, région de Sarandë) mais pouvant, quand les prix de location ou la qualité des terres l'exigeaient, passer par des zones albanophones comme la Lunxhëri ou la Thesprotie. Les Valaques de Képhalovrisso connaissaient des sous-groupes de taille importante, les soj, familles élargies, regroupées pour les déplacements en tsélinga comprenant 30 à 100 personnes (armées), portant le nom du tsélingatos qui possédait le plus de têtes de bétail.

23 La population hellénophone de la région est – quoique sédentaire –, elle aussi, une population de la frontière. En effet, contrairement aux régions de Sarandë ou de Himarë, les groupes du Pogon et du Dropull sont directement adjacents au territoire de l'État grec. Ils forment ainsi l'extrémité d'un continuum linguistique tranché aujourd'hui par la frontière30. On ne retrouve ce cas que dans les quelques villages hellénophones situés à flanc de montagnes en rive droite de l'Avios, au sud de Përmet. Dans le Pogon comme dans le Dropull donc, la frontière de 1913 est venue diviser un

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ensemble humain. Ainsi, le nom même de Pogon est-il utilisé pour désigner l'ensemble de la région située de part et d'autre de celle-ci regroupant 38 villages en Grèce et 5 en Albanie qui formaient un seul et même kaza sous l'administration ottomane avec pour capitale le village de Vochtine (actuel ). De la même manière, le costume traditionnel du village de Sopik (coté albanais) est semblable à celui des villages grecs de Pogoniani, et Vissani31. Surtout, des mariages se nouaient entre personnes des différents villages, même après l'établissement de la frontière en 1913. Ceci aura une importance considérable par la suite.

24 Avant l'établissement du régime Enver Hoxha en Albanie, le franchissement aisé de la frontière permettait à des personnes de posséder des terres de l'autre côté et d'aller les cultiver chaque jour. De même, les gens du Pogon grec avaient coutume de se rendre à Gjirokastër pour le marché hebdomadaire, ou prenaient le bateau à Sarandë pour rejoindre Athènes, Istanbul ou l'Amérique. Il faut dire qu'au temps de l'Empire ottoman, les hellénophones de la région étaient partis en nombre vers Istanbul32. Les migrants de chaque village se spécialisaient alors dans un corps de métier33. Ainsi, les gens de Vissani étaient-ils majoritairement des boulangers. Les émigrés partaient seuls, laissant femme et enfants au village. Ils conservaient cependant des liens étroits avec leur petite patrie par l'intermédiaire de fraternités et participaient financièrement à des travaux dans le village pour leur propre maison, comme le constate Parmentier dans ces villages d'Albanie du Sud, ou à l'usage de la communauté (moulin, pont, église, école...). “On rencontre parfois des somptueuses demeures qui remplacent les anciennes forteresses, et qu'habitent des Albanais enrichis qui sont revenus, dans la patrie, après fortune faite”34.

25 Ce groupe a aussi été l'acteur d'une migration transocéanique vers les États-Unis, l'Argentine et l'Australie à partir du début du vingtième siècle au moment où la situation économique de l'Empire ottoman commença à décliner et après sa disparition. Dans cette migration, les hellénophones originaires des villages situés du côté albanais de la frontière ne se distinguaient pas des autres Grecs et il n'était pas rare que fortune faite, ils investissent indifféremment de part et d'autre de la frontière ou rentrent “au pays” en s'établissant à Athènes ou à Corfou.

Le “temps des balles”

26 Après les épisodes de la Seconde Guerre mondiale (offensive italienne, contre-offensive de l'armée grecque et repli de l'armée allemande), la zone a connu une nouvelle période troublée jusqu'à la fin de la guerre civile grecque. Les membres de la communauté grecque d'Albanie, gagnés aux communistes se battirent souvent auprès des partisans de TEAM. Mais, une fois la guerre terminée et la victoire des forces gouvernementales acquise, l'Albanie et la Grèce adoptèrent l'attitude de pays en état de guerre (maintenu jusqu'en 1987 et partiellement levé aujourd'hui) et l'espace frontalier s'est défini en conséquence.

27 Néanmoins, la frontière ne se ferma pas partout immédiatement, ce qui permit à de nombreuses personnes de fuir un régime qu'ils pressentaient dictatorial. Ainsi, les fuites se sont multipliées jusqu'au début des années 1950. On raconte souvent dans le Pogon l'histoire de ces émigrés partis en Amérique qui payaient alors des hommes de main installés du coté grec pour qu'ils aillent dans les villages du Pogon albanais chercher leur famille afin qu'elle puisse partir les rejoindre outre Atlantique. De la même manière, en raison de la collectivisation35, de nombreux pasteurs valaques

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profitèrent de leur connaissance de la montagne pour s'enfuir en Grèce et éviter ainsi que leurs bêtes ne soient saisies.

28 Une telle situation poussa le gouvernement d'Enver Hoxha à adopter des mesures strictes de contrôle de la frontière. À partir de 1955, toute la famille des fuyards était envoyée en exil afin de dissuader les autres villageois. Une zone de terre meuble sans cesse retournée servit tout d'abord à détecter les mouvements dans la zone, puis une clôture électrifiée (le klon) fut construite au-delà de laquelle, toute personne non autorisée pouvait-être abattue sans sommation36. Un tel dispositif permit de juguler presque totalement tout passage de la frontière par la montagne et il resta en vigueur jusqu'en 1990 et la chute du régime hérité de l'Oncle Enver. Cette situation suspendit ainsi toute communication entre les deux côtés de la frontière.

29 Mais les autres types de communication étaient eux-aussi interdits et toute personne suspectée d'avoir des contacts avec la Grèce pouvait être inquiétée par les autorités. Les Valaques firent les frais de cette politique dans des proportions considérables. En effet, ceux qui se trouvaient du côté albanais au moment de la fermeture de la frontière furent contraints d'y rester. Quand la politique de collectivisation fut appliquée, ils furent assignés à une coopérative et sédentarisés dans les villages de la zone. C'est ainsi que des Valaques de “Képhalovrisso” se retrouvent dans quasiment tous les villages de la région de Gjirokastër37

30 Leurs liens avec la Grèce étaient si importants que dans le Pogon, les Valaques s'étaient déclarés membres de la minorité grecque et recevaient l'enseignement dans cette langue. Ce n'est qu'à partir de 1966 qu'ils ont été poussés à changer de groupe national pour devenir des “Albanais”. Malgré cette “conversion”, les Valaques étaient toujours perçus comme les “amis des Grecs” et, à cet égard, suspects de sympathie pour l'impérialiste voisin. Persécutions et humiliations ont été des éléments de leur quotidien durant ces années et ils furent nombreux à connaître la déportation. Suspicion et racisme se mêlaient alors pour faire des Valaques – pourtant très nombreux – voire majoritaires dans la plupart des villages de Lunxhëri – les personnes les plus déclassées et les plus touchées par la violence de la “lutte des classes” initiée par Enver Hoxha dans les années 1950. Sur la place de Mingull (Lunxhëri), Nikola ne tarit pas en cet après-midi pour nous raconter les humiliations que les Valaques du village ont subies sous le régime précédent. Sous Enver Hoxha, tous les membres de mon lignage n'avaient pas le droit d'aller à l'école après les 8 ans d'instruction élémentaire. A la ferme, on leur attribuait les travaux les plus durs et ils n'avaient pas le droit de se marier avec des gens à bonnes biographies38. Quand une voiture arrivait au village, on avait peur et on s'enfermait à double tour. Une fois qu'elle partait, on passait de maison en maison pour savoir qui elle était venue chercher. Ma mère, une fois est allée au magasin chercher du sucre et le responsable l'a renvoyée en lui disant : “du sucre, tu n'as qu'à aller en chercher chez ton père, en Grèce !”. Nous n'avions pas de frigo ni de machine à laver alors que les communistes en avaient. On dit que c'était la dictature du prolétariat mais en fait, c'était la dictature de ceux qui avaient une bonne biographie et qui servaient le régime sur les autres.

31 Durant cette période, les membres de la communauté grecque étaient eux-aussi inquiétés mais dans des proportions moindres, dans la mesure où le gouvernement hoxhiste voulait se servir de ce groupe comme d'un argument de négociation avec le pays voisin. Pourtant, ceux dont un membre de la famille s'était enfui en Grèce étaient passibles d'enfermement de la même manière.

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Une évolution disjointe

32 Une fois la fermeture de la frontière instaurée, les deux parties se sont trouvées incluses dans des logiques très différentes. Ce fait provoqua une évolution radicalement opposée pour ces espaces au fonctionnement pourtant comparable au départ.

33 Du côté albanais, les mouvements de population, s'il on excepte les rares fuyards qui réussirent à franchir le klon, ne se font qu'au sein de l'espace national. Ces mouvements sont, par ailleurs, restreints du fait de la loi. Ainsi, l'exode rural observé pour le pays dans les années qui suivirent l'après-guerre est stoppé par un arsenal législatif coercitif (à partir de 1961) et les ruraux, dans les faits, se sont trouvés attachés à leur village afin de “faire les collines et les montagnes aussi fertiles que les plaines”. Les seules personnes autorisées à se déplacer sont les femmes qui partaient se marier dans un autre village (mais généralement, ces mobilités sont de faible distance), les étudiants et les ingénieurs mutés vers d'autres villes.

34 Du fait de la suspicion qui pesait sur les membres de la minorité grecque et sur les Valaques de la région, ces groupes étaient soumis à un autre type de mobilité – forcée celle-là – par les nombreux internements et exils qui leur ont été imposés39. Globalement, toute la région a connu, à cette époque, une augmentation substantielle de sa population du fait d'un accroissement naturel important et d'un bilan migratoire presque nul.

35 Ce n'est pas le cas des régions voisines situées en Grèce : leurs habitants ont suivi les logiques “internes” de mobilité de la population grecque et la région s'est largement vidée à l'instar du nome de Ioannina et de l'ensemble de l'Épire (voir document n°3)40. Les villageois sont partis essentiellement pour Athènes et l'étranger41. Aujourd'hui, la zone couverte par l'éparchie du Pogon demeure une des régions d'Europe qui connaît les indicateurs de développement les moins favorables. Même si l'on constate en Epire un certain nombre d'installations en relation avec le dynamisme dans ses centres urbains, la population des zones rurales de la frontière continue de fléchir. En tout et pour tout, les villages du Pogon (grec) ont vu leur population diminuer de plus de 30 % et se concentrer dans les principaux villages. L'attraction vers ces villages s'est vue conforter par la réforme “Kapodistria” de 1991, élevant certains d'entre eux au rang de chef-lieu de municipalité (Delvinaki et Képhalovrisso).

Document 3 : Evolution de la population épirote

Source : ESYE

36 Comparer la situation dans les parties albanaise et grecque du Pogon en 1990 montre à quel point les cinquante années de fonctionnement dissocié ont établi un contraste plus que prononcé. Du coté grec, les villages se sont vidés au point que la densité de l'éparchie du Pogon est passée de 20 à 13 habitants au kilomètre carré entre 1951 et 1991, alors que le côté albanais la voyait augmenter jusqu'à plus de 40. Il en va de même dans le Dropull : au moment où les villages frontaliers du coté grec se dépeuplaient, un

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nouveau centre de service était crée ex-nihilo avec le village de Vrissera qui devenait le centre d'une coopérative de grande taille.

37 Ainsi, après avoir connu une certaine communauté de destin, les habitants de la zone, Grecs du Pogon et du Dropull ou Valaques originaires de Képhalovrisso, ont été séparés par la frontière et ont été contraints d'adopter des “modes de vie” différents : pour les uns, celui du néo-citadin ou du Gastarbeiter, pour les autres, celui du paysan socialiste. Mais, à partir de la chute du régime, les habitants des deux côtés se sont retrouvés et leurs anciens liens ont eu l'occasion de rejouer.

Le choc migratoire des années 1990

38 La fin de l'économie planifiée et du régime qui l'imposait en Albanie a eu pour conséquence l'ouverture de la frontière avec la Grèce. Très rapidement, les Albanais ont fait disparaître tout ce qui pouvaient rappeler le régime. Les statues aussi bien que les bâtiments collectifs ont été dévastés et, en quelques jours, la clôture qui séparait les deux pays fut détruite en mai 1991. La conséquence immédiate fut le départ vers la Grèce d'un nombre considérable d'Albanais42. Parmi ceux-ci, les habitants de l'Albanie du sud ne furent pas en reste et bon nombre d'entre eux passèrent de l'autre côté, mais, dans leur cas, le voyage ne se faisait pas toujours à l'aveuglette.

Reprise de contact

39 Néanmoins, la reprise des liens de part et d'autre de la frontière avait débuté depuis quelques années. A partir de 1987, avec la levée partielle de l'état de guerre, la frontière fut entrouverte et certaines personnes avaient pu venir de Grèce pour rendre visite à leurs parents vivant du coté albanais. Mais au moment de l'ouverture de 1991, les récits que l'on a pu recueillir décrivent un élan mutuel qui amenait les retrouvailles enthousiastes de familles séparées depuis cinquante ans. 1- Sur la place de Képhalovrisso, Kostas nous raconte, devant un tsipouro et malgré le soleil de cet après-midi du mois d'août, quelle fut la réaction des gens de sa fa mille quand ils ont appris l'ouverture prochaine de l'Albanie. Quand nous avons appris que la frontière allait être ouverte, nous sommes partis immédiatement vers Kakavia (le poste frontière sur la route entre Ioannina et Gjirokastër). On y a rencontré ma tante paternelle que je n'avais jamais vue jusqu'alors. Puis les cousins sont arrivés par la montagne. C'était une vrai route. Il y avait des milliers d'Albanais qui passaient. Les cousins sont restés là plus d'une année. On a appris à se connaître et ils sont partis ailleurs. 2- Mais ces retrouvailles n'ont pas eu lieu uniquement sur les points de passages officiels. Ainsi, dans la vallée de l'Avios, c'est sur un sentier qui serpente à flanc de montagne que les familles se sont retrouvées entre les villages de Psiloterra et Molivdokepastos. Quelle ne fut pas la surprise de Dimitri quand il entendit ce matin là la clarinette sur ce sentier qui lui avait été interdit toute son enfance à cause des gardes frontières albanais. Il ne le croyait pas mais c'était bien çà, les gens de Psiloterra, le village hellénophone situé de l'autre coté de la frontière étaient en train de monter sur la route du monastère. Quand ils sont arrivés à leur hauteur, c'était vraiment comme une fête pour tous. L'un d'entre eux se présenta à lui avec trois noms griffonnés sur un bout de papier. L'un de ces noms était celui de sa mère. Lui, était un cousin. Il ne l'avait jamais vu.

40 Une fois ces retrouvailles faites, les départs se sont multipliés depuis l'Albanie. Tous les candidats au départ comptaient s'appuyer sur les contacts qu'ils avaient en Grèce pour

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faciliter leur migration. Pour les Valaques et les hellénophones du Pogon, cela signifiait se rendre dans les villages du Pogon grec pour rechercher leurs contacts. C'est pourquoi tous passaient par le chemin qui mène de Sopik à Drimades, à travers la montagne. Inutile de dire que ce passage n'était pas, jusqu'à une date très récente (juillet 2002), contrôlé par les autorités des deux pays et les franchissements se faisaient dans l'irrégularité43. Les Valaques se rendaient à Képhalovrisso pour y retrouver leur famille et les autres allaient vers les villages de Pogoniani et de Delvinaki où avaient été aménagés des centres d'accueil.

41 Les départs se faisaient toutes générations confondues contrairement aux autres migrants qui quittaient alors l'Albanie. Ces derniers étaient en majorité de jeunes hommes capables de supporter les difficultés d'un passage clandestin de la frontière, mais aussi un premier séjour souvent inconfortable en Grèce. Ce n'est qu'une fois leur situation assurée que des personnes plus âgées ou leur famille les ont suivis. Dans le cas des frontaliers, l'importance des relations familiales donna un rôle bien différent aux personnes âgées qui partirent parfois en premier pour renouer les liens avec leurs parents.

42 L'accueil dans les villages grecs fut variable. Les cas de figure sont multiples d'une nuit passée chez de lointains parents dans la gêne avant de repartir le lendemain matin à une prise en main totale par un lointain grand-oncle qui poussa la fidélité familiale jusqu'à perdre la vie sur les périlleuses routes albanaises pour aller chercher des visas à l'ambassade de Grèce à Tirana. Mais, en règle générale, quel que fut l'accueil des parents “grecs”, leur village a servi immanquablement de premier pas (proto vima) ou de première base (proti vasi). On s'y est souvent établi quelques temps (entre un mois et un an) avant de trouver d'autres destinations. Il faut bien dire que le travail manque toujours dans la région. Ce n'est pas pour rien qu'elle a été désertée par ces habitants dans les décennies précédentes et peu nombreux sont les “Épirotes du Nord” à s'être installés dans les villages de la frontière (on n'en trouve qu'une vingtaine de famille à Képhalovrisso, 35 personnes à Delvinaki, 6 à Pogoniani et 8 à Vissani – en général, moins que des “Albanais” non omogéneis). En revanche, les groupes se déplaçant à la suite des pionniers peuvent être d'une taille considérable. Quand Ari est parti la première fois, il est passé par Sopik et Képhalovrisso. Il ne s'est pas attardé car il savait où aller : il a pris un taxi pour Trikala où l'attendait un oncle. Il vit maintenant à Trikala avec une cinquantaine de personnes de sa famille.

Suivre une migration fossile

43 À partir de là, des immigrants se sont orientés vers des destinations où ils étaient susceptibles de retrouver des connaissances ou de la famille, ils ont donc suivi à la traces des personnes parties de Képhalovrisso ou des autres villages du Pogon durant les décennies précédentes. Les nouveaux migrants ont reproduit alors le comportement des villageois épirotes des années 1950-1970 en se dirigeant majoritairement vers Athènes et Ioannina et, parfois, vers des destinations marginales qui avaient été choisies, il y a vingt ou trente ans, par un parent inconnu (comme Larissa, Sparte ou Volos pour les Valaques de Képhalovrisso). Dans ce cas, l'appartenance à ces réseaux est un facteur déterminant dans le choix de la destination et doit être, pour ces groupes, prise en compte quand on cherche à en expliquer la répartition sur le territoire grec.

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44 Pourtant on ne peut pas parler d'un schéma suivi automatiquement dans la mesure où son application dépend des comportements et des choix de chacun. Néanmoins, quelle que soit l'impression que laisse cette expérience aux migrants (amertume ou enthousiasme), l'aide apportée par le passage dans les villages de la frontière est finalement substantielle, ne serait-ce que dans le domaine administratif. En effet, la grande majorité en a profité pour se faire établir des certificats attestant de leur ascendance “grecque” qui leur a permis d'échapper à bien des tracasseries administratives lors des vagues de régularisation amorcées par le gouvernement grec à partir de 1997. Ils sont aujourd'hui titulaires d'une carte d'omogeneis et bénéficient, à ce titre, des avantages afférents. 1- La première fois que Giorgos est parti en Grèce, c'était pour Képhalovrisso. Il est allé voir un cousin mais celui-ci n'a pas pu l'aider. Il n'y est plus jamais retourné. Ça ne lui posait pas de problème d'avoir un visa à l'époque en tant que Valaque. Il a une carte d'omogéneis depuis 1999. 2- La première fois que Spiros est passé en Grèce, c'était par Sopik en 1991 avec un groupe de 15 personnes, tous Valaques. Sur la route, les soldats albanais les ont soulagés de tout ce qu'ils emportaient avec eux. Les soldats grecs les ont laissé passer car leur “petit passeport” portait la mention “nationalité grecque”. Arrivés à Képhalovrisso, ils sont allés voir leur famille et on leur a donné à manger et de quoi s'habiller. Ils sont restés là une semaine et ils sont repartis vers Loutraki car certains parents qui vivent à Ioannina leur avaient conseillé l'endroit

45 Ce type d'avantages a permis l'établissement de nombreuses personnes en Grèce. L'existence de ces réseaux est un facteur indéniable facilitant la migration. On constate, sans surprise, que ces groupes ont migré en masse vers la Grèce. Aujourd'hui les villages du Pogon albanais ne comptent plus que 648 habitants (données provisoires du recensement de 2000) contre 5 165 en 1990 ! Dans la vallée du Drinos et du Ksérias, les villages du Dropull, zone montagneuse et sèche, se sont vidés aux deux tiers. Seules les localités proches de Gjirokastër conservent un certain dynamisme. Mais, dans ces villages pluri-communautaires, la plupart des “minoritaires” sont partis grâce aux facilités offertes par les autorités grecques et ceux qui sont restés (mis à part les gros entrepreneurs de Frashtani) se sont transformés en travailleurs frontaliers partant chaque jour à Ioannina ou y résidant pour ne rentrer dans leur village qu'en fin de semaine. Les différents investisseurs de la zone qui ont choisi de mettre à profit la proximité de la frontière, sont même contraints de faire venir de la main d'oeuvre des villages avoisinants ou de Gjirokastër.

46 Les Valaques sont aussi partis en grand nombre. Dans le village de Mingull en Lunxhëri, où ils constituaient l'immense majorité des habitants (66 % des 105 personnes recensées dans le village en 1990) ils sont nettement plus partis (plus de 70 % d'entre eux contre 46 % pour les autres habitants du village). Ils se sont dirigés majoritairement vers Athènes, Pyrgos, Volos et Sparte, destinations que l'on a retrouvées pour d'autres Valaques ayant transité par Képhalovrisso (destinations qui semblent bien correspondre à l'espace migratoire du village dans les décennies précédentes). Dans les autres villages de Lunxhëri, ces anciens déclassés ont même été les acteurs d'une migration réussie et ils sont jalousés des autres habitants car ils ont pu se faire construire de belles demeures et ont parfois même ouvert des petits commerces ou acheté un mini-bus44.

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Lieux sas ou réseaux-sas ?

47 Les réseaux préexistants sont donc à l'origine de pratiques spatiales particulières puisqu'ils donnent à certains lieux de la frontière le rôle de relais, d'étape. À partir de ces points les migrants suivent des réseaux anciens pour chercher du travail et un endroit pour s'établir. Ils trouvent ainsi soutien et assistance dans leurs premières démarches. Mais tout comme le passage dans le village-étape de la frontière n'a qu'un temps, les migrants qui nous ont décrit leur parcours ne semblent pas demeurer éternellement dans le réseau qui les a propulsés avec aisance en Grèce. En effet, il apparaît plus comme un passage, un instrument pour réaliser le projet migratoire. Une fois les conditions réunies, l'immigré s'en éloigne pour voler de ses propres ailes.

Illustration 3

Ioannis est un Valaque de Nokov, village de Lunxhëri. Il est parti par Sopik en 1991 et s'est rendu directement à Képhalovrisso. Après un moment passé là, il s'est rendu compte qu'il ne trouverait pas de travail dans la région et est parti à Larissa. Il y avait là-bas son oncle maternel – qui est un Grec de Képhalovrisso. Au début, il est resté trois mois dans la maison de son oncle puis, celui-ci lui a trouvé un autre logement. Ses frères et le reste de sa famille l'ont suivi un an après. Au bout de deux années, tous ses frères sont partis à Athènes et lui est allé à Volos (où se trouvent de nombreuses autres personnes ayant transité par Képhalovrisso) avec sa femme et ses enfants.

48 Dans le domaine du fonctionnement migratoire, identifier les intermédiaires ou les différents sas par lesquels passe le migrant permet de comprendre les ressorts de son comportement. On a eu coutume de considérer, pour des migrations non-encadrées “Sud / Nord” auxquelles est comparable la migration des Albanais vers la Grèce, que les espaces urbains du pays d'émigration peuvent jouer un rôle intermédiaire dans le départ. Dans le cas des Albanais, les villes – qu'il s'agisse de la capitale, Tirana, ou même des centres régionaux – sont complètement absentes des récits de voyage des migrants ayant quitté le sud du pays. Pourtant, les sas sont nécessaires pour entrer dans le fonctionnement du pays d'accueil. Ils constituent un lieu d'acclimatation et de prise de repères. On a constaté que, pour les Albanais, la campagne grecque avait pu jouer ce

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rôle. En effet, nombre des personnes rencontrées ont commencé par travailler dans les zones agricoles avant de venir en ville.

49 Pour ce qui est des Albanais partis de la région frontalière que nous avons présentés ci- dessus, les réseaux préexistants à la migration ont permis d'assurer considérablement les premiers pas en Grèce. Pour eux, ce n'est pas un simple lieu qui aurait servi de sas. Le premier village traversé où ils pouvaient retrouver leur famille apparaît comme une étape plus ou moins confortable et obligée. En revanche, c'est l'ensemble des liens qui ont été renoués à partir de cette visite qui agissent comme le véritable sas pour ces migrants. En cela, le territoire de leur réseau familial leur sert de premier cercle protecteur dans un univers inconnu.

50 Cette première mobilité est propre aux Albanais de la frontière. Elle suit des logiques qui leur sont particulières et n'ont rien à voir avec les logiques de l'espace grec proprement dites. En ce sens, on peut les ranger dans la catégorie de mobilités inverses aux logiques de l'espace grec. En revanche, une fois acclimatés aux fonctionnements du pays d'accueil, ils peuvent s'éloigner de leurs bienfaiteurs pour regagner des lieux plus dynamiques (dans le cas de Ioannis et ses frères : Athènes et Volos) se conformant ainsi aux différences de potentiel propres à l'espace du pays d'accueil. Ils deviennent alors les acteurs de mobilités conformes.

51 Donc, plus qu'un lieu, c'est un réseau de relations, un territoire discontinu, qui a servi dans ce cas de sas migratoire. Convoquer les relations familiales n'a rien d'étonnant dans le cas des migrations balkaniques. Les solidarités groupales ont, en effet souvent vertébré les mouvements de population dans la région comme le décrit déjà J. Cvijić au début du siècle.

Conclusion

52 L'étude du cas de la frontière épirote n'a certes pas permis d'aborder l'ensemble des solidarités qui avaient été évoquées en première partie. Elle a néanmoins été l'occasion d'examiner le fonctionnement de réseaux transfrontaliers efficaces. On a pu ainsi établir que ces réseaux influaient grandement sur le cours de la migration. Sur sa forme dans un premier temps : la migration est plus encadrée et passe par des canaux originaux avec des étapes particulières ; mais aussi sur son calibre puisque – facilitant les démarches administratives, la recherche d'un logement ou d'un emploi – c'est un plus grand nombre de personnes qui a pu migrer. Ces réseaux ont un rôle précis dans l'histoire migratoire : ils sont utilisés comme un premier recours par le migrant, comme un sas protecteur faisant transition entre deux conditions. Leur emploi n'est donc pas exclusif et les migrants se montrent capables les dépasser, une fois leur pertinence épuisée, pour se fondre dans d'autres logiques de mobilités.

53 Il apparaît impossible de postuler que les résultats seraient les mêmes si l'on se penchait sur le cas des Tchams ou, encore moins, des Arvanites qui n'ont, a priori, aucune relation véritable avec les Albanais d'aujourd'hui. Mais, à travers ces exemples, c'est l'intervention de solidarités connexes qui retient l'attention comme un élément supplémentaire de compréhension de la structure de la migration des Albanais vers la Grèce. Dans cette perspective, tant sont noueux les chemins de l'identité45, que des solidarités recréées sont tout à fait plausibles, même pour des groupes lointains et qu'elles peuvent jouer un rôle sur les mécanismes migratoires. Mais ce type de

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solidarités ne pourrait en aucun cas engendrer de véritables réseaux comparables à ceux que nous avons décrits plus haut46. Le fonctionnement de réseaux préexistants n'a été observé qu'à partir des communautés de la frontière. Leur impact dépasse néanmoins cette zone étroite car, en raison des mobilités des uns et des autres depuis une cinquante d'années, ces réseaux peuvent aujourd'hui lier deux points situés n'importe où sur le territoire des deux pays.

54 Si ce texte avait pour point de départ la confrontation entre l'analyse de l'échelle globale et un travail de terrain détaillé, il a aussi permis une approche plus complète du comportement migratoire en lui-même. Le cas des frontaliers a été l'occasion de mettre en avant l'emploi de deux logiques territoriales : l'une aréolaire conforme aux réalités spatiales de l'économie du pays d'accueil, l'autre réticulaire autour des liens nés de la reconnaissance identitaire. Les récits de vie ont montré néanmoins que ces deux logiques étaient loin de s'exclure l'une l'autre au point même qu'elles laissent cours à une forme de va-et-vient entre elles, paradoxe apparent qui revient à établir une équivalence structurelle entre deux ordres pour le moins contrastés : l'un pragmatique, massif et indiscutable – qui relève des répartitions économiques – et l'autre subjectif et discontinu, – l'espace relationnel des solidarités, l'“extraterritorial” pour reprendre le terme propre aux fonctionnements diasporiques décrits par E. Ma Mung47. A l'échelle individuelle, le migrant concilie ces deux formes territoriales opposées, les emprunte au gré de son histoire dans la mesure où elles sont, l'une comme l'autre, chargées de ressources potentielles lui permettant de faciliter son installation dans le pays d'accueil.

NOTES

1. Petronioti (X.), Ημετανάστευση προζ την Ελλάδα. Μια πρώτη καταγραφή, ταξινόμηση και ανάλυση (L'immigrationenGrèce, description, classificationetanalyse), Athènes : Odyssea, 1993. 2. Lorsque, vivant à Buenos Aires, je commençais à apprendre le Grec moderne, je suivais les cours d'une jeune grecque de bonne famille, épouse d'un français au sang bleu et, elle même descendante d'une fa mille ayant géré au XIXe siècle, pour le compte des Ottomans, ce qui allait devenir la Roumanie. Aux premières évocations des migrations qui touchaient aujourd'hui la Grèce en provenance des pays de l'Est, elle me raconta l'histoire de ces jeunes Roumains venus frapper à la porte de sa maison familiale l'année précédente pour demander assistance. Ils avaient obtenu son nom de leur grand-mère et étaient à la recherche d'une première base pour s'établir en Grèce. Quelques années après, quand j'ai entamé mes recherches de doctorat sur la migration des Albanais en Grèce, j'ai gardé en mémoire cette anecdote pour en faire une hypothèse de travail et orienter mes recherches vers ces réseaux migratoires qui mobilisent des connexions anciennes liant la Grèce et les autres pays des Balkans. 3. Escallier (Robert), “Populations et systèmes migratoires du monde arabe”, in Troi (Jean- François), Maghreb - Moyen Orient, mutations, Paris : SEDES, 1995. 4. Il s'agit de la théorie du push and pull ou “ modèle gravitaire ” suggérée à la fin du XIXe siècle par E. G. Ravenstein et formulée par la suite par R. D. Mac Enzie (cité par Thumerelle (Pierre- Jean), Peuples en mouvement, la mobilité spatiale des populations, Paris : SEDES, 1986, p. 95). Elle

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postule que les mouvements de population procèdent de phénomènes d'attraction et de répulsion. Cette approche explique les mobilités spatiales à une échelle macro et font des migrations le résultat de différences de potentiel économique entre les zones concernées par le mouvement. 5. Cvijić (Jovan), “Les mouvements métanastasiques de la péninsule balkanique ”, Monde Slave, (1), 1917. 6. Pour l'usage du vocabulaire relatif à la mécanique des fluides pour désigner les migrations, voir Green (Nancy), Repenser les migrations, Paris : PUF / Le nœud gordien, 2002. 7. Les cartes vertes sont des permis de travail et de séjour créés à partir de 1997 par décret présidentiel. Elles étaient destinées à la régularisation mais ont été très longtemps l'unique titre de séjour utilisé par les étrangers extra-communautaires. 8. Kavounidis (T.), Chatzaki (L.), Αλλοδαποί που νπέβαλαν αίτηση τα κάρτα προσωρινήζ παραμονήζ(Etrangers ayant demandé un titre de séjour temporaire), Athènes : EIE, 2000. 9. Sintès (Pierre), “Immigration, réseaux et espace métropolitain, le cas athénien”, Cahiers de la Méditerranée (Les), (63), 2002. 10. Les chiffres maxima procèdent de l'hypothèse radicale que l'ensemble des chrétiens orthodoxes d'Albanie seraient des Grecs albanisés de force sous Enver Hoxha. Pour les débats concernant l'importance de la minorité grecque, voir Zarrineli (Luca), Albania, geografia della transizione, Milan : Francoangeli (collection Geografia e societa), 1999, p. 73. 11. Ce chiffre est à considérer avec prudence car il prend en compte l'ensemble des personnes s'étant déclaré d'origine grecque et dépasse largement le cadre de la minorité officiellement reconnue. 12. Pour la définition des groupes valaques ou aroumains, voir Gossiaux (Jean-François), Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris : PUF, 2002, pp. 131-148. 13. L'Épire du Nord est le nom donné à la zone du sud de l'Albanie allant de la frontière grecque au fleuve Shkumbi qui fut revendiquée anciennement par la Grèce et encore actuellement par les nationalistes grecs. 14. Labbé (Morgane), “Dénombrer les minorités : enjeux politiques et jeux des catégories dans les recensements grecs”, in Rallu (Jean-Louis), Courbage (Youssef), Piché (Victor), eds., Old and New Minorities, Paris : Eurotext / INED, 1997. 15. Ducellier (Alain), Doumerc (Bernard), Imhaus (Brunehilde), De Miceli (Jean), Les chemins de l'exil, bouleversements de l'Est européen et migration vers l'Ouest à la fin du Moyen-âge, Paris : Armand Colin, 1992. 16. Guefou-Madianou (Dimitra) “Cultural polyphony and identity formation : negotiation tradition in Attica”, American Ethnologist 26 (2), 1999. 17. Dalamankas (A.), Ήπειροζ, παρελθόνπαρόνκαιμέλλον (L'Epire, passé, présent et futur), Athènes : Koultoura, 2002. 18. Péchoux (Pierre-Yves), Sivignon (Michel), “L'éviction des Tchamidès d'Epire occidentale en 1944”, Ethnographie (L’), 85-2 (106), 1989 ; Popović (Alexandre), L'Islam balkanique. Les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane, Berlin / Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1986 ; Piévélakis (Georges), Géopolitique de la Grèce, Paris : Complexe, 1997, p. 39. 19. Cf. Mihalopoulou (D.), Τσάμηδεζ(les Tchams), Athènes : Arsenidis, 1993. 20. Cette expression signifie “Épirote du Nord”. C'est ainsi que l'on désigne les hellénophones d'Albanie en Grèce alors que les Albanais les appellent “minoritaires”. 21. Graçi (Virion), Au paradis des fous, Tour d'Aigues : Éditions de l'Aube, 1998. 22. Simon (Gildas), “Penser globalement les migrations”, Projet, (272), hiver 2002-2003. 23. C'est le “changement de paradigme” énoncé par M. Gauchet et appliqué à la recherche géographique – dans ce cas, à l'étude des mobilités géographiques (Lévy (Jacques), Le tournant géographique, Paris : Belin (collection Mappemonde), 1999, p. 112) dont un exemple magistral est donné par les travaux concernant la migration portugaise écrits par Y. Charbit, M.-A. Hily et M.

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Poinard (Charbit (Yves), Hily (Marie- Antoinette), Poinard (Michel), Le va et vient identitaire, migrants portugais et village d'origine, Paris : INED / PUF, 1997. 24. On parlera ici de fonctionnement intégré pour les groupes transfrontaliers plutôt que d'espace intégré pour la zone concernée car d'autres personnes vivant dans ces régions connaissaient de sévères contrôles pour franchir la frontière. Ici comme ailleurs, l'espace est affecté de textures différentes selon l'appartenance à tel ou tel groupe, confirmant le lien indissoluble entre intégration sociale et intégration spatiale (Rhein (Catherine), “ Intégration sociale, intégration spatiale ”, Espace géographique (L'), (3), 2002). 25. Cvijić (Jovan), La péninsule balkanique, géographie humaine, Paris : Armand Colin, 1918, p. 178. 26. “ L'habitat fixe était celui de l'été, en un endroit précis de la montagne habité d'année en année ”. Gossiaux (Jean-François), op.cit, p. 141. 27. Koukoudis (A), “Οι Μητροπόλ£ΐζ και η Διασπορά των Βλάχων” (Métropoles et diasporas des Valaques), Etudes sur les Valaques, tome 2, Thessalonique : Zitros, 2000, p. 288. 28. Cvijić (Jovan), op.cit., p. 79 29. Képhalovrisso demeure le point d'attraction comme de ralliement “identitaire” et d'auto- désignation : encore actuellement, l'association des Valaques de la région de Gjirokastër s'appelle “Képhalovrisso”. 30. Dans la partie orientale de la frontière albano-grecque, la situation a été profondément bouleversée par les échanges de population – faisant de la limite politique une frontière ethnolinguistique (De Rapper (Gilles), Deslondes (Olivier), Roux (Michel), “Dimanche à Miras, lundi à Dipotamia, la frontière albano-grecque dans la région de Bilisht et de Kastoria”, Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, (29), janvier-juin 2000). 31. Les costumes de ces villages sont blancs alors que l'on porte le noir dans les régions environnantes. 32. Cf. De Rapper (Gilles), Les Albanais à Istanbul, Istanbul : Les dossiers de l'IFEA, 2000. 33. Iannarou (C.),ΠολύτσανηΠωγωνίου(Politchan du Pogon), Athènes : Ennoia, 1998. 34. Parmentier (E.), Voyage dans la Turquie d'Europe, Paris : Ernest Leroux, 1890 [2e édition], p. 266. 35. La collectivisation fut entamée en 1948 dans le Pogon. 36. Ces mesures de renforcement de la frontière n'ont pas été appliquées simultanément puisque ce n'est qu'en 1975 que le klon est érigé dans le Pogon alors qu'il apparaît dès le début des années 1960 dans le Dropull et la vallée de l'Avios. 37. On les retrouve essentiellement dans les villages d'Anton Poçi, de Suha et globalement dans toute la Lunxhëri en particulier dans les villages de Nokov et de Mingull. Ils sont absents des villages du Dropull et de Sopik dans le Pogon. 38. Pour la définition de la biographie et son usage, voir De Rapper (Gilles), La frontière albanaise. Famille, société et identité collective en Albanie du Sud, Nanterre, thèse de doctorat, 1998, pp. 178-194. 39. Misja (Vladimir), Misja (Elena), “Mouvements migratoires et répartition spatiale de la population en Albanie”, in Kotzamanis (Byron), Parant (Alain), Sardon (Jean-Paul), eds., La démographie des Balkans, Volos : UTP, 2000 40. Pteroudis (Evangelos), “Émigrations et immigrations en Grèce : évolution récente et questions poli tiques”, Revue Européenne des Migrations Internationales, 12 (1), 1996. 41. Pour la région de Ioannina, plus de 70 % des mobilités demeurant dans le pays se faisaient au détri ment des zones rurales dont 22 % vers Athènes et 15 % vers Ioannina, en 1971. Les mouvements internationaux ont aussi durement frappé les régions de la frontière : dans les années 1960, 60 % de la population de Képhalovrisso serait partie en Allemagne fédérale vers les villes de Zingelfingen, Menden et Wuppertal. 42. Sintès (Pierre), “La migration des Albanais en Grèce, difficultés méthodologiques pour une étude géographique”, Revue Européenne des Migrations Internationales, 17 (3), 2001.

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43. La zone de Sopik est d'ailleurs bien connue pour être un point de passage pour les courants clandestins. 44. Ces transports collectifs privés, bien connus sous le nom de furgon, peuvent sillonner toute l'Albanie, assurant les transports aussi bien locaux que nationaux et ayant pour avantage la rapidité sur les transports en commun plus traditionnels comme les bus ou les rares trains. 45. À cet égard, les débats apparus dans les années 1990 sur l'origine des Arvanites et l'opposition entre les points de vue de A. Kollias (Kollias (G.), Οι Αρβανίτεζ και η καταγωγή των Ελλήων(Les Arvanites et l'origine des Grecs), Athènes : Thamyris, 1997) et S. Kargalos (Kargalos (S.), Αλωανοί, Αρβανίτεζ, Έλληνεζ(Albanais, Arvanites, Grecs), Athènes : Sideris, 2000 [1999]) sont révélateurs. 46. La distance est en effet bien grande entre les uns et les autres même si la reconnaissance d'une proximité linguistique peut permettre des formes d'entraides ponctuelles observées sur le terrain. 47. Ma Mung (Emmanuel), La diaspora chinoise, géographie d'une migration, Gap : Géophrys, 2000.

RÉSUMÉS

Depuis le début des années 1990, la migration des travailleurs albanais vers la Grèce est un des phénomènes démographiques majeurs du Sud de la péninsule balkanique. Ce flux concernerait en effet un groupe de 600 à 800 000 personnes. Les Albanais constituent l'immense majorité des étrangers sur le sol grec et sont à l'origine de la transformation de ce pays en une des premières terres d'accueil de l'Union européenne proportionnellement à sa population. Les Albanais sont ainsi présents sur l'ensemble de territoire grec et occupent, pour la plupart, les segments les plus précaires du marché du travail. Les logiques qui président à leur répartition semblent bien être dictées par la géographie de l'emploi, la grande majorité se concentrant dans la ville d'Athènes et dans les campagnes offrant de nombreux emplois agricoles tant saisonniers que permanents. Cependant, à l'échelle plus fine du récit de vie, on est en mesure de remettre en question la vision simpliste qui ferait de la géographie migratoire un simple calque de celle de l'économie grecque. En effet, pour des individus ou des groupes plus restreints, la logique de l'implantation a été largement conditionnée par l'existence de réseaux familiaux transfrontaliers qui, après être restés en veille durant toute la période hoxhiste, ont été réactivés à partir des années 1990. La mise en avant d'un tel phénomène permet de mesurer l'importance des liens entre les deux pays dans la structure de la migration pour redonner, dans certains cas, l'importance qu'ils méritent à des facteurs particuliers dans le système de choix que constitue la migration.

AUTEUR

PIERRE SINTÈS Ecole Française d'Athènes, Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, Université de Nice Sophia-Antipolis.

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Recherches Research studies

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Entre alliance et crise de confiance : la politique balkanique de la France et son échec (1938-1940)

Constantinos Prévélakis

1 Cet article constitue un état d'avancement des recherches d'une thèse en cours portant sur la complexe affaire des fronts d'Orient, dont la France fut le grand promoteur entre la conférence de Munich (octobre 1938) et l'entrée des troupes allemandes dans Paris (juin 1940)1. Les hypothèses de travail qui seront ici énoncées sont le fruit d'une première année d'études aux archives du Quai d'Orsay à Paris, du Service Historique de l'armée de Terre à Vincennes, ainsi que du Ministère hellénique des Affaires étrangères à Athènes2, focalisée principalement sur une grande puissance, la France, et deux puissances balkaniques, la Grèce et la Turquie.

2 Bien que situés en périphérie de l'Europe, les Balkans possèdent une place primordiale pour toute grande puissance qui entend élaborer une stratégie à l'échelle du continent, que ce soit en temps de guerre ou en temps de paix. À la croisée de trois continents, la péninsule balkanique contrôle les grandes voies de descente de l'Europe centrale et orientale vers les mers chaudes, ainsi que les voies de contact de l'Europe avec le Levant. En 1914 déjà, la Grande Guerre avait débuté dans cette région qui combinait de manière spectaculaire les ambitions contradictoires des acteurs du conflit : allemandes et autrichiennes sur l'axe formé par les vallées du Danube, de son affluent Morava et du Vardar, russes sur Constantinople et les détroits du Bosphore et des Dardanelles, britanniques sur la Méditerranée orientale et le Levant, italiennes, enfin, sur la Dalmatie et l'Asie Mineure. Dès la première année du conflit, les Français et les Britanniques avaient tenté en vain de prendre les détroits, puis débarqué et constitué une tête de pont à Salonique, les puissances centrales avaient occupé la Serbie puis la Bulgarie et la Macédoine orientale, l'Italie s'était installée en Albanie et avait fait promettre, contre son entrée en guerre aux côtés de l'Entente, l'Istrie, la Dalmatie et une zone d'influence en Asie Mineure ; tout cela avant même que les principaux intéressés, les États de la région, aient eu le temps de sortir de la neutralité.

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Souvenirs du “front d'orient”

3 La politique française dans les Balkans à la fin des années 1930, ses buts, ses méthodes et ses résultats furent le fruit direct du souvenir du “front d'Orient” qui, constitué dans les Balkans dès 1915, contribua largement à donner la victoire à l'Entente en 1918. Pour les diplomates et les militaires français voyant, dès la crise de Munich, se reconstituer un grand ensemble allemand en Europe centrale qu'ils auraient un jour probablement à combattre, il était évident que le conflit n'allait pas se jouer en Occident, où les dispositifs défensifs des lignes Siegfried et Maginot voueraient le front à l'immobilisme, mais bien en Orient d'où dépendait le contact de l'Europe centrale sous contrôle du Reich avec les grandes voies de ravitaillement énergétique. Quelques jours après la conférence de Munich, qui fut moins pour Paris un accord de paix qu'un répit accordé à celle-ci, le chef d'État-major Maurice Gamelin écrivait : “l'Allemagne pourrait reprendre ses visées en Europe orientale. (...) La France doit porter ses efforts en Méditerranée orientale par où s'effectuent les liaisons avec l'Europe centrale”3. Déjà en juillet 1938, l'ambassadeur de France en Grèce, Henri Cosme, avait insisté sur le rôle de Salonique comme base de communication avec la Syrie, l'accès de la mer noire ou des canaux de Suez et de Corinthe et en fin de compte le débouché des pétroles de l'Irak. Il est bien évident que la Méditerranée orientale et particulièrement l'articulation des côtes grecque et turque sont appelées à jouer, à l'occasion d'une guerre européenne, un rôle essentiel pour nous.4

4 La politique française cherchait donc à nouveau dans la partie méridionale des Balkans, et, à travers elle, sur toute la péninsule, le moyen de prendre l'Allemagne à revers en occupant le débouché naturel de la vallée du Danube vers la Méditerranée et le Levant, de garantir la sécurité des contacts avec l'Union soviétique et le contrôle des voies de ravitaillement énergétique en provenance du Proche-Orient.

5 Si le côté français était dans des conditions qui rappelaient grandement celles de 1914, il n'en allait pas de même du côté balkanique. En 1914, à la veille de la Grande Guerre, les principaux États balkaniques s'étaient préparés à rentrer de leur propre fait dans le conflit, en fonction des territoires que l'une et l'autre alliance leur offriraient en échange de cette entrée : la Serbie, la Roumanie, puis la Grèce vénizeliste aux côtés de l'Entente, l'Empire ottoman, et la Bulgarie aux côtés des puissances centrales. Rien de tout cela en 1938 : dans toutes les capitales balkaniques, les influences étaient plus que partagées et les gouvernements restaient dans l'indécision en ce qui concernait la position qu'ils prendraient dans le conflit, alors que l'influence économique allemande devenait de plus en plus pesante dans la région5. Dans le cas grec, l'exercice de la politique étrangère était partagé entre le roi Georges II, très proche de la Grande Bretagne à qui il devait son retour sur le trône en 1935, d'une part et, d'autre part, le Premier ministre dictateur Ioannis Métaxas, qui n'avait jamais caché son admiration pour une Allemagne autoritaire face aux démocraties occidentales soumises à l'instabilité et l'anarchie ; le pays réussissait à maintenir une fragile ligne médiane entre ces deux tendances a priori contradictoires par une politique fort prudente6. Le modèle de cette politique fut incontestablement celui de la Turquie qui, dirigée par Ismet Inönü, continuait à vivre de la vieille pratique ottomane en matière de politique étrangère d'équilibre des puissances que Kemal Ataturk avait repris dans les années 19307. En ce qui concerne la France, Paris pouvait donc s'attendre, à la fin de 1938, à un

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total refus de la part des diplomaties balkaniques de s'engager en faveur de l'un ou de l'autre camp.

6 Les seuls véritables éléments qui pouvaient obliger ces États à quitter la politique des équilibres étaient les ambitions territoriales ouvertes des deux États révisionnistes directement ou indirectement impliqués dans la région : la Bulgarie, qui espérait retrouver son accès thrace à la mer Égée et l'Italie, qui incluait dans ses ambitions expansionnistes, affirmées dès 1935, les vieilles “terres irrédentes” et les zones d'influence en Méditerranée orientale qu'elle avait déjà tenté d'arracher lors du premier conflit mondial. En ce qui concerne la Bulgarie, les États qui en étaient les voisins menacés espéraient que le Pacte balkanique d'assistance mutuelle signé entre eux en 1934 allait suffire pour écarter la menace sans avoir besoin de demander l'aide de l'extérieur. C'est surtout la politique de Rome qui faisait peser la balance régionale du côté des alliés.

7 C'est ainsi que se présentait la situation au printemps 1939, lorsque la France mena une politique balkanique visant à la construction d'une alliance militaire qui permettrait la constitution d'un nouveau front d'Orient. L'idée était de faire de cette alliance franco- balkanique le flanc sud d'une grande alliance allant de la mer Baltique à la Méditerranée, incluant la Pologne et l'URSS, et qui permettrait de contrôler les mouvements italiens en Méditerranée, ainsi que de combattre l'Allemagne sur deux grands fronts ouest et est8. Le point central du dispositif oriental devait être une importante base à Salonique où, aux dires de Gamelin, le drapeau français devait flotter dès le début des hostilités9.

8 Pour mener à bien le projet, Paris ne se priva pas d'efforts, en essayant d'abord d'y intéresser la Turquie dont le contrôle sur les détroits était capital pour une alliance incluant l'URSS ; à travers la Turquie on pensait attirer son allié grec10 qui offrirait le port de Salonique, puis les deux États de l'Entente balkanique, la Yougoslavie et la Roumanie. La conjoncture apparaissait fort favorable pour le rapprochement de ces États avec la France, étant donné qu'en avril 1939, Mussolini, qui deviendra l'allié officiel du troisième Reich avec la signature du Pacte d'Acier en mai, avait attaqué et annexé l'Albanie. La menace italienne était désormais aux frontières directes, non seulement de la Turquie (Dodécanèse), mais aussi de la Grèce et de la Yougoslavie. Ce changement de décor dans les Balkans n'a pourtant pas suffi à créer en réaction automatique une alliance franco-balkanique. Il a fallu pour Paris se décider à donner des gages et des monnaies d'échange concrètes pour progresser dans cette direction et notamment se résigner à des concessions territoriales. Ankara se vit offrir, en échange de l'abandon de sa politique des équilibres, le Sandjak d'Alexandrette qui appartenait au mandat français de Syrie tout en étant peuplé d'une majorité relative turcophone. Dès le 20 mars 1939, devant la progression spectaculaire de l'influence allemande en Europe centrale, le ministre français des affaires étrangères Georges Bonnet donna à son ambassadeur à Ankara René Massigli le feu vert que ce dernier avait en vain demandé depuis plusieurs mois pour engager des négociations, d'abord sur la cession du Sandjak, puis sur la conclusion d'un pacte franco-turc d'assistance mutuelle. La pratique était entièrement nouvelle pour la diplomatie d'une grande puissance vis-à- vis d'un État balkanique : jusque là, et particulièrement pendant la première guerre mondiale, c'était la cession d'un territoire venait éventuellement après l'entrée effective du pays bénéficiaire dans une alliance et non le contraire11. Dans les mêmes jours, la France et la Grande Bretagne garantirent unilatéralement les frontières de la

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Grèce et de la Roumanie, sans pour autant recevoir quelque engagement concret de la part de ces deux pays12.

9 La politique française atteignait néanmoins son but puisque, craignant l'Italie et attirée par l'annexion pacifique d'Alexandrette, la Turquie accepta de recevoir en mai le Général Maxime Weygand pour négocier les bases d'un accord qui autoriserait “les puissances occidentales à débarquer des forces importantes (...) en Thrace, à Dédéagatch13 ou Salonique”14. Parallèlement, l'État Major turc s'engagea à intéresser et intégrer dans ces négociations le gouvernement grec, ce qu'il fit en août. Paris n'était cependant pas au bout des exigences formulées par Ankara et dut s'engager sur plusieurs points pour obtenir la signature du traité : la première opération de l'alliance serait, une fois la guerre avec l'Allemagne et Italie enclenchée de mener une offensive contre le Dodécanèse ; l'URSS rentrerait en guerre en même temps que la Turquie, faute de quoi cette dernière pourrait rester neutre ; la France pourvoirait aux besoins financiers et matériels de l'armée turque. Paris dut se soumettre, bon gré mal gré, aux exigences en se retirant d'abord, le 23 juin 1939, du Sandjak d'Alexandrette.

10 Malgré ces concessions importantes, la France pouvait, lors de la déclaration de guerre le premier septembre, se féliciter d'avoir atteint son but : la constitution d'une alliance franco-turque et, à travers elle, franco-balkanique pour la constitution d'un Front d'Orient. Weygand avait précisé dans le rapport envoyé à Paris sur sa mission à Ankara l'ampleur du succès : “Dès la signature de cet accord qui équivaudra à une rupture avec l'Allemagne, on est décidé à se mettre sans désemparer au travail sur la frontière de Thrace qu'il s'agit de rendre inviolable”15. Déjà, Athènes semblait, aux dires de l'attaché militaire français à Athènes, de Lobit, “vouloir quitter sa neutralité et, poussé par les Turcs, se ranger à nos côtés”16. Le 8 septembre, le Président Albert Lebrun signa la création du Théâtre d'Opérations en Méditerranée Orientale (T.O.M.O.) basé à Beyrouth et dirigé par le Général Weygand. Le 19 octobre enfin, la Turquie, la France et la Grande Bretagne signèrent un traité d'assistance mutuelle prévoyant les modalités d'entrée de la Turquie dans le conflit aux côtés des alliés et réciproquement ; le traité réaffirmait d'autre part l'obligation pour les Alliés de soutenir l'effort d'armement turc. C'est sans hésitation que les affiches de propagande françaises pouvaient désormais afficher sur un planisphère la Turquie comme un territoire appartenant pleinement à la Grande Alliance, au même titre que les États du Commonwealth britannique.

11 Une fois la guerre contre le Reich engagée, Paris eut pour but de concrétiser désormais les aspirations au front d'Orient, avant tout par la préparation d'une tête de pont dans les Balkans que Weygand s'empressa de situer en Grèce ; en voyage à Ankara, le chef du TOMO rendit visite à l'ambassadeur grec en Turquie Raphaël Raphaël à qui il rappela que “par nécessité l'issue de la guerre se jouera à nouveau dans les Balkans, d'où l'importance du port de Salonique”17. L'idée du débarquement à Salonique, que l'on espérait cette fois réaliser dans la concertation, fut étudiée en profondeur par Paris et Londres dès les premiers Conseils suprêmes interalliés à l'automne 193918, ainsi que dans la correspondance abondante entretenue par Weygand à Beyrouth avec les représentations de la France dans les pays balkaniques et l'État-Major de l'Armée à Vincennes.

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Les conséquences de la nouvelle donne

12 Les données du conflit avaient pourtant changé. La collusion entre l'Allemagne et l'URSS en Europe orientale d'une part, la neutralité italienne au cours de l'automne 1939 et l'hiver 1940 d'autre part, étaient des nouvelles données totalement inattendues dans le conflit. Malgré la fin du rêve d'un front allant de la Baltique à la Méditerranée, il n'était pas question pour Paris de remettre en cause le front d'Orient : celui-ci était toujours indispensable non plus pour contenir les ambitions italiennes en Méditerranée mais plutôt pour prendre à revers l'Allemagne et l'URSS en tenaille. En décembre 1939 en effet, alors que la collusion germano-soviétique avait déjà partagé les États baltes et la Pologne en sphères d'influence, le Conseil Suprême Interallié pensa utiliser les Balkans pour y affronter sur un terrain qu'il considérait favorable aux alliés le Reich et l'Union soviétique. Le projet consistait à utiliser d'abord la bienveillance, voire la collaboration active, de la Turquie pour mener des actions contre le Caucase soviétique dont la production pétrolifère allait en partie à l'Allemagne aux termes des accords germano-soviétiques de l'automne 1939 ; Ankara se verrait proposer en échange des bénéfices territoriaux aux dépens de Moscou dans la région. On espérait dans un second temps attirer le conflit vers le sud-est européen où, la base de Salonique aidant, on croyait fermement pouvoir l'emporter19.

13 L'Italie, quant à elle, paraissait, de même qu'au début de la Grande Guerre, dans une neutralité qui cachait son indécision quant à sa position dans la guerre. Paris et Londres allaient donc désormais tout faire pour ménager Rome dans l'espoir de la garder neutre, voire de l'intégrer dans leur alliance. Le caractère anti-italien du front d'Orient, base pourtant du traité d'alliance avec la Turquie, disparut donc complètement des discussions au sein des états-majors. Un nouveau pas fut franchi en décembre 1939, lorsque la Grande Bretagne ouvrit à Tirana un consulat accrédité auprès des autorités italiennes, reconnaissant ainsi ouvertement l'annexion de l'Albanie par Mussolini. Les messages hésitants arrivant de Rome paraissant encourageants, on projeta à la fin de 1939 de faire de l'Italie le partenaire essentiel du front d'Orient dont la nouvelle forme fut, en tenant compte des nouvelles données du conflit, présentée dans une note du Cabinet du Ministre de la Défense et du président du Conseil Edouard Daladier le 30 décembre 1939 : “Il paraît possible de faire naître un front commun italo-balkanique pour lutter contre une invasion germano-russe. La part des franco-britanniques se réduirait à soutenir les Grecs à partir de la Thrace ou de Salonique”20. La politique française chercha au début de l'année 1940 les moyens par lesquels elle pourrait atteindre son but d'inclure l'Italie dans son front d'Orient. L'ambassade de France à Rome préconisa que dans la presse la plus officieuse, les chefs de gouvernement eux- mêmes abordent, un jour, la question du front et saisissent la première occasion de rappeler (...) qu'ils demeurent disposés à tout échange de vues qui aurait pour but d'établir un statut méditerranéen dont l'Italie put s'estimer satisfaite (...). L'on doit se rappeler aussi que l'on a jamais rien pour rien et que (...) quand nous avons, nous- mêmes, voulu nous attacher les Turcs, nous leur avons cédé le Sandjak d'Alexandrette21.

14 Tout au long de ces bouleversements de tactique, la politique française ne sembla pas comprendre que ce changement d'attitude était de nature à casser le fragile lien de confiance laborieusement établi en 1939 entre la France, la Grèce et surtout la Turquie. La nouvelle politique vis-à-vis de l'Union soviétique, que jamais Athènes et surtout

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Ankara n'avaient imaginé devoir combattre, et de l'Italie, qui devait être la cible et non le partenaire de l'alliance, fit craindre aux milieux diplomatiques et militaires balkaniques que le scénario de la Première Guerre mondiale allait se répéter et que, pris dans des engagements contradictoires, leurs pays allaient faire les frais de l'antagonisme entre les grandes puissances.

15 En janvier 1940, l'Ambassadeur grec en France Nikolas Politis tirait, dans son mémoire de fin de mission (et de fin de carrière) au Premier Ministre Métaxas, la sonnette d'alarme : Malgré le profond respect et l'amour sincère que je nourris pour la France et la Grande Bretagne, ma confiance en leur jugement politique est plus que réduite quand il s'agit du sort de notre patrie (...). Dans la presse britannique et française on parle souvent des intérêts vitaux de l'Italie dans les Balkans. Le seul contrepoids sûr et durable est (...) de résoudre les différends inter-balkaniques pour éviter autant que possible l'intervention des grandes puissances.

16 À défaut de cette résolution, qui, dans l'esprit de Politis, passait par la satisfaction de certaines revendications territoriales de la Bulgarie en Thrace et en Dobroudja afin de pouvoir élargir l'Entente balkanique à l'ensemble de la péninsule, l'Ambassadeur recommandait comme solution de rechange pour son pays vis-à-vis de la France “d'obtenir le titre et la place de l'Allié afin de se protéger de l'éventuelle manifestation à ses dépens de l'égoïsme naturel des Grandes Puissances lors de la mise en oeuvre de la nouvelle carte de l'Europe”22. Venant de Politis, le discours est surprenant. Cette personnalité fort influente dans la réflexion diplomatique en Grèce dès les années 1910 avait lié son nom au parti “francophile” grec : étudiant en France, reçu premier à l'Agrégation de Droit, Professeur de Droit international aux Universités de Poitiers puis de Paris, Politis fut en 1917 le ministre des Affaires Étrangères du gouvernement Vénizelos qui, porté à Athènes par une intervention militaire française contre le roi Constantin Ier, engagea sans réserve la Grèce dans la guerre aux côtés de l'Entente. Politis avait alors suivi la politique aventurière de Vénizelos qui consistait à s'engager ouvertement aux côtés de la France dans l'espoir d'obtenir des compensations territoriales, aux dépens principalement de l'Empire ottoman et de la Bulgarie. Vingt ans plus tard, la même personnalité terminait sa carrière à l'Ambassade de la rue Auguste Vacquerie en proposant des concessions territoriales à la Bulgarie pour éviter une alliance avec la France !

17 Le résultat de plus en plus marqué, dans les premiers mois de 1940, de cette vision de la situation fut l'adoption de la part de la Grèce et de la Turquie d'une politique attentiste dont le but inavoué était de se désengager autant que possible d'une alliance dont on pensait que, loin d'être un rempart contre la menace italienne que Paris et Londres semblaient désormais ménager, elle ne pourrait que faciliter l'agression allemande ou soviétique. En avril l'issue des opérations des Alliés en Norvège qui s'est soldée par une invasion-éclair allemande ne fit qu'aggraver cette crise de confiance. Le 5 mai 1940, un état de l'opinion publique turque rédigé par le consulat français de Zongouldak affirmait que “les esprits indigènes commencent en somme à se demander si leurs gouvernements ont fait le meilleur choix et, surtout, s'il était vraiment opportun de prendre parti”23. Le Général Weygand s'était lui-même, le 19 avril, plaint dans un message envoyé depuis Beyrouth à René Massigli : “Les Turcs ont été jusqu'ici bien peu opérants. Ils s'étaient chargés de parler aux Grecs et n'en ont rien fait. Quant aux Balkaniques, les ont-ils seulement tâtés ? (...) Ces amis veulent que nous intervenions instantanément et massivement (...) mais sans avoir fait eux-mêmes un pas, risqué un

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accord secret qui faciliterait cette intervention”24. Le 9 mai, le Général trouva que les Turcs “sont restés de certains côtés terriblement orientaux. Le temps ne compte pas”25. Cette appréciation, à la limite du cliché, est surprenante de la part de Weygand, quand on sait que, dans son précédent message à Massigli, il avait lui-même localisé précisément le fond du problème franco-balkanique : “Le problème est insoluble. Nous tournons en rond. Disons-le court, il faut que les Balkaniques prennent parti et pour y aboutir, il faut que nous leur donnions confiance, ce qu'ils n'ont pas”26. Rétablir la confiance ? Trop tard sans doute à la fin avril, alors que le dix mai les troupes allemandes envahissaient la France, et que, contre toute attente, le front d'Occident théoriquement voué à l'immobilisme succombait à la Blitzkrieg en six semaines.

18 Qu'en conclure ? D'abord, que les Balkans furent de par leur situation incontournables dans l'élaboration d'une stratégie à l'échelle européenne et le Quai d'Orsay eut la présence d'esprit de s'en rendre compte dès 1938. Ensuite, que l'intégration des États balkaniques dans un système européen d'alliances dominé par la France fut bien plus qu'une affaire de concessions territoriales et de garanties. Il dépendait d'abord des buts et de la structure de l'alliance qui, incontestablement, façonnaient le paysage géopolitique balkanique. Paris a mis du temps à comprendre qu'utiliser une alliance conçue pour collaborer avec Moscou contre Rome afin de prendre à revers l'URSS avec l'aide de l'Italie était inconcevable pour Ankara, Athènes et Belgrade.

19 Surtout, et ceci découle aussi du changement de tactique opéré par la France à l'automne 1939, l'affaire balkanique était une affaire de confiance ; et la confiance pourrait ici être entendue comme une des “forces profondes” des relations internationales pour reprendre le terme de Pierre Renouvin27. C'est cette confiance que la diplomatie et l'état-major français pensaient avoir acquise par des méthodes du début du XXème siècle. Voulant retenir les leçons de la Grande Guerre, Paris a quelque peu révisé ces méthodes en faisant des concessions territoriales et des engagements solennels des préalables et non plus des résultats de l'alliance franco-balkanique. Or en 1940, les capitales balkaniques avaient de même retenu ces leçons, mais à une échelle tout autre que les grandes puissances. Cette différence d'échelle dans l'estimation de la solidité et la fiabilité des engagements réciproquement donnés fut la base de la crise de confiance qui mena la politique française à l'échec.

20 L'Europe vit actuellement en paix et les rapports de force inter-européens ne se jouent certes plus comme en 1940. Cependant, au moment où l'on parle d'européaniser les Balkans, c'est-à-dire de les intégrer dans un grand ordre européen qui leur garantirait la prospérité et surtout la sécurité, au moment où l'on pense que des élites balkaniques “occidentalisées” peuvent facilement rentrer et demeurer dans un rapport de confiance avec les grandes puissances, la leçon balkanique de 1938-1940 constitue peut- être un des précieux services que l'Histoire puisse rendre à la science politique.

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NOTES

1. Une synthèse plus détaillée a été rédigée dans le cadre d'un mémoire de DEA sous la direction du Professeur Georges-Henri Soutou intitulé La Grèce, la Turquie et les projets français de fronts d'orient 1938- 1940, Université de Paris IV Sorbonne, juin 2000. La question avait été réellement évoquée pour la pre mière fois par les historiens en 1969 lors du colloque organisé par le C.N.R.S. et intitulé La guerre en Méditerranée. Les actes furent publiés en 1971 par les éditions du C.N.R.S. à Paris. 2. Ces fonds seront mentionnés en notes de bas de page sous les abréviations suivantes : MAE (archives du Ministère français des Affaires Etrangères), SHAT (Service Historique de l'Armée de Terre), EMA (Etat-Major de l'Armée), YPEX (Hypourgeion Exoterikon, Ministère Hellénique des Affaires Etrangères), AYE (Arheion tou Hypourgeiou Exoterikon, Archives du Ministère Hellénique des Affaires Etrangères). 3. Gamelin (Maurice), “Note sur la situation actuelle”, n853, SHAT, dossier 5N579,12/10/1938. 4. Athènes au Quai d'Orsay 72, MAE, dossier Grèce 203,11/7/1938. 5. Duroselle (Jean-Baptiste), Politique étrangère de la France. La décadence 1932-1932, Paris : Imprimerie Nationale, 1979, p. 375. 6. Kitsikis (Dimitri), “La Grèce entre l'Allemagne et l'Angleterre de 1936 à 1941”, Revue Historique, 238, été 1967, pp. 85-116. 7. Oran (Baskin), ed., Türk Dis Politikasi. Cilt I : 1919-1980 [La politique étrangère turque. Tome I : 1919-1980], Istanbul : Ilitesim Yayinlari, 2001, p. 19. 8. Gamelin (Maurice), “Note sur l'intérêt d'une occupation préventive de Salonique”, SHAT, dossier 2N225, 2/6/1939. 9. “Rapport de la réunion des chefs d'état-major”, SHAT, dossier 2N225, 3/6/1939. 10. Trois traités politiques signés en 1930, 1933 et 1938, ainsi que l'appartenance à l'Entente balkanique unissaient les deux pays. Voir Mourélos (Yannis), Fictions et réalités. La France, la Grèce et la stratégie des opérations périphériques dans le sud-est européen (1939-1940), Salonique : Institut d'Études Balkaniques, 1990, p. 49. 11. On peut citer le cas de la colonie britannique de Chypre que Londres s'engagea à céder à la Grèce en 1915 uniquement si le gouvernement grec abandonnait immédiatement sa neutralité pour se ranger aux côtés de l'Entente. Cet engagement ne fut d'ailleurs jamais tenu, malgré l'entrée effective d'Athènes dans le conflit en 1917. Voir Prévélakis (Constantinos), La Grande Bretagne et l'internationalisation de la question chypriote, Université de Paris IV Sorbonne : mémoire de Maîtrise sous la direction du Professeur Georges-Henri Soutou, 1999. 12. Lobit (Général De), “Note succincte sur la Grèce et l'armée hellénique”, 192, SHAT, dossier 7N2876, 15/3/1940. 13. Il s'agit du port d'Alexandroupolis en Thrace grecque. 14. “Rapport du Général Weygand sur sa mission à Ankara”, MAE, dossier Massigli 104, 2/5/1939. 15. Idem. 16. Athènes à l'EMA 173, SHAT, dossier 5N579,18/8/1939. 17. Ankara à YPEX 23200, AYE, dossier 43 (1940), 11/9/1939. 18. Voir Bédarida (François), La stratégie secrète des Alliés et la drôle de guerre. Le Conseil suprême interallié, septembre 1939-avril 1940, Paris : PFNSP / Éditions du CNRS, 1979. 19. Pour les projets caucasiens de l'état-major français, voir Richardson (Charles O.), “French plans for allied attacks on the Caucasus oil fields, January-April 1940”, French Historical Studies, 8 (1), printemps 1975, ainsi que Chassin (Général L.M.), “Un plan grandiose : l'attaque des pétroles du Caucase en 1940”, Forces aériennes françaises, décembre 1961. 20. “Note sur la conduite stratégique de la guerre”, SHAT, dossier 5N580, 30/12/1939.

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21. Rome au Quai d'Orsay 1852, MAE, dossier Massigli 22, 25/3/1940. 22. Paris à YPEX 2661, AYE, dossier 7.1, 16/1/1940. 23. Zongouldak à Ankara 58-59, MAE, dossier Massigli 23, 5/5/1940. 24. Weygand à Massigli, MAE, dossier Massigli 104, 24/4/1940. 25. Ibid., 9/5/1940. 26. Ibid., 24/4/1940. 27. Renouvin (Pierre), Duroselle (Jean-Baptiste), Introduction à l'histoire des relations internationales, Paris : Armand Colin, 1991 [4e édition].

RÉSUMÉS

Avec la faillite de la sécurité collective en Europe à la fin des années 1930 la politique étrangère française a tenté de constituer dans les Balkans sous son égide une alliance orientale comme base d'un futur “front d'Orient” censé prendre à revers l'Allemagne et ses alliés. Malgré un certain nombre de succès diplomatiques en 1939 (traité anglo-franco-turc d'Ankara), aucun des projets de front balkanique n'a pu voir le jour, victime des contradictions internes à la politique étrangère française et de la crise de confiance qui, déjà latente depuis la fin de la Première Guerre mondiale, a secoué en 1940 les rapports entre Paris et les capitales balkaniques.

AUTEUR

CONSTANTINOS PRÉVÉLAKIS Université de Paris IV-Sorbonne.

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La crise macédonienne (1991-1995) et la question des slavophones en Grèce

Athéna Skoulariki

NOTE DE L'AUTEUR

Une première version de cet article a été présentée aux Premières rencontres des études balkaniques en France, organisées par l'Association Française des Études sur les Balkans (AFEBalk) à Paris le 19 et 20 décembre 2002.

1 Dans les années 1990, la vieille question macédonienne a déclenché une crise diplomatique avec des résultats consternants tant pour la situation économique et la cohésion sociale en République de Macédoine que pour la qualité de la démocratie en Grèce.

2 Au cœur du litige résidait une question de dénomination. L'État grec refusa formellement la reconnaissance internationale de l'Ancienne République Yougoslave de Macédoine sous son appellation constitutionnelle. La diplomatie grecque redoutait la monopolisation par le jeune État limitrophe du nom et du patrimoine historiques macédoniens. Par une mobilisation impressionnante, le public grec revendiqua même l'association exclusive de la Macédoine et de son histoire millénaire à la Grèce.

3 La presse française parlait alors d'un conflit politico-sémantique. Or les objections grecques n'étaient pas d'ordre symbolique, comme l'insistance sur l'antiquité pouvait le laisser entendre. Derrière la rhétorique sur l'usurpation du patrimoine hellénique couvaient des inquiétudes envers l'irrédentisme macédonien et la revendication d'une minorité nationale en Grèce du nord.

4 L'objet de cet article sera d'examiner les deux dimensions du problème : d'une part, l'importance de la question minoritaire dans le contentieux diplomatique entre la Grèce et la République de Macédoine au début des années 1990, et, d'autre part, la

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réaction des slavophones grecs déchirés entre deux discours nationaux mutuellement exclusifs.

Les slavophones en Grèce

5 Les noms sont porteurs de sens. Leur poids historique peut fonder chez les peuples un sentiment d'appartenance ou d'exclusion. La controverse au sujet du nom de la Macédoine est d'autant plus grave qu'elle touche, outre la République ex-yougoslave, la dénomination de la population slavophone en Macédoine grecque. Enjeu crucial entre les nationalismes concurrents, l'appellation de cette population varie selon le contexte historique et la source de l'énonciation.

6 Les slavophones en Grèce se définissent le plus souvent comme dopioi Makedones [Macédoniens indigènes, autochtones] en grec, et Makedonci dans leur propre langue. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre parmi eux se définissait comme “Bulgares”1.

7 Dans le discours officiel contemporain les termes employés sont “Grecs bilingues” ou “Grecs slavophones”. La gauche semble préférer le terme “Slavomacédoniens”. Cette appellation était d'ailleurs employée par la diplomatie grecque dans l'entre-deux- guerres et dans les années 1980. On désignait également les citoyens de la République Socialiste de Macédoine comme “Slavomacédoniens”, jusqu'à l'invention du nom vulgaire “Skopjens”. À la fin des années 1990, les activistes du mouvement minoritaire ont introduit le néologisme “Macédoniens ethniques” [ethnikoi Makedones] en traduisant le terme anglais ethnic, qui pourtant en grec signifie tout simplement “national”.

8 Aucun emploi de nom n'est neutre ; toutes les appellations ont des connotations politiques et idéologiques. Nous avons opté dans cette recherche pour le substantif “slavophones” afin de décrire une réalité sociolinguistique sans porter préjudice à l'identité nationale des individus qui la composent. Notre choix est opérationnel et certainement pas normatif.

9 Il n'existe pas de statistique fiable sur le nombre des slavophones Macédoniens en Grèce. Les 81 984 citoyens recensés en 1928 et les 41017 recensés en 1951 sont les seuls chiffres officiels que nous possédons, mais ils étaient très inférieurs à la réalité2. De nos jours, il s'agit de personnes pratiquement bilingues, majoritairement concentrées dans les départements de Florina, Kastoria et Pella en Macédoine grecque occidentale. Des villages de slavophones chrétiens subsistent aussi dans les contrées montagneuses de Serres, de Drama et de Kilkis.

10 Les slavophones ne jouissent pas d'un statut de minorité reconnue et leur langue, un dialecte slavomacédonien qu'on appelle communément dopi(k)a (local, indigène), n'est pas enseignée3. Le nationalisme grec insiste sur le fait que ce n'est pas la langue, mais le sentiment national qui importe et que les slavophones macédoniens ont, à plusieurs reprises, prouvé leur attachement à la Grèce. Dans la pratique, cependant, un effort conscient et organisé a été entrepris dès 1913 de la part de l'État pour gommer le particularisme local. La population slavophone a été longtemps considérée “suspecte” du point de vue de sa loyauté nationale et subissait de manière systématique la méfiance des autorités.

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Les ambiguïtés historiques

11 La raison de la circonspection officielle envers les slavophones n'est autre que l'incertitude quant à l'intégration nationale des régions de la Macédoine incorporées à l'État grecs4. Au cours du XXème siècle, les États balkaniques ont cherché à homogénéiser leurs territoires. Les ravages des guerres successives, l'échange de populations entre la Bulgarie et la Grèce en 1919 et l'installation en Macédoine grecque des réfugiés grec-orthodoxes de l'Asie Mineure après 1923 ont radicalement modifié la constitution ethnique de la région.

12 Pendant la guerre civile qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de slavophones ont rejoint les rangs des communistes grecs. La défaite de l'Armée Démocratique en 1949 a obligé les combattants slavomacédoniens, tout comme des milliers d'autres Grecs, à se réfugier dans les pays de l'Est. Une partie s'est installée dans la République Populaire de Macédoine. Enfin, l'émigration économique des années 1950-1960 a également contribué à la diminution de la population slavophone.

13 Malgré ces bouleversements démographiques, l'État grec ne sentait pas ses Nouvelles terres tout à fait sécurisées. La présence de slavophones, bien que très réduite par rapport au passé, pouvait donner lieu à une contestation de la souveraineté nationale. L'occupation bulgare lors des deux Guerres mondiales, le projet du Komintern pour une Macédoine “unie et indépendante” et les convoitises yougoslaves sur la Macédoine de l'Egée représentaient des antécédents inquiétants. La réponse a été double : au niveau international, l'altérité linguistique et culturelle d'une partie de la population locale a été niée ; à l'intérieur, la politique d'assimilation a repris à partir des années 1950 et jusqu'à la fin des années 19705.

14 Les mesures adoptées visaient aussi bien à imposer aux slavophones de parler la langue grecque, qu'à leur faire oublier la leur. Les autorités locales interdisaient l'usage public de cet idiome et les habitants étaient contrôlés par la police s'ils osaient chanter leurs chants traditionnels. Dans le contexte de la guerre froide, l'association du “danger slave” au “danger communiste” a fait doubler la méfiance des autorités. La surveillance de la population par les services secrets était accablante, dans une région qui souffrait des séquelles de la guerre civile.

15 Les premiers signes de démocratisation n'ont été perçus par la population slavophone qu'en 1981 avec l'arrivée du parti socialiste au pouvoir6. La langue locale pouvait être parlée publiquement sans conséquences. Cependant, l'État n'a autorisé le retour qu'aux seuls réfugiés politiques “Grecs d'origine”. En introduisant un critère ethnique, cette exception discriminatoire reconnaissait indirectement la réalité d'une question minoritaire en Macédoine grecque.

Le contentieux à propos de la minorité

16 La crise macédonienne au début des années 1990 a coïncidé en Grèce avec une période d'instabilité politique. La polémique au sujet de la Macédoine a causé la scission du parti de la droite alors au pouvoir et la division du monde politique en “réalistes” et “intransigeants”.

17 En 1995, deux ans après sa défaite électorale, l'ancien premier ministre K. Mitsotakis a fait un aveu inattendu : la “clé du litige” entre Athènes et Skopje n'était point

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l'appellation, mais la question de la “non-existence de minorité slavomacédonienne” en Grèce ; il affirma que “l'enjeu était d'éviter la création d'un deuxième problème minoritaire, en Macédoine occidentale”7.

18 Malgré tout, la question minoritaire, peu discutée publiquement pendant la crise, a été savamment laissée dans l'ombre par la plupart des analystes et des politiciens, après même ces aveux. Un passé trop chargé, beaucoup de non-dits et des pratiques politiques commandées par la raison d'État pesaient lourd sur ce sujet qu'on préférait esquiver, plutôt que de réveiller de vieux démons.

19 Depuis la fin des années 1970, les déclarations répétées des responsables de Skopje au sujet de la présumée “minorité macédonienne” irritaient les gouvernements grecs qui voyaient dans cette politique un effort d'inscrire des droits pour des revendications territoriales et d'intervenir dans les affaires intérieures de la Grèce. La diaspora macédonienne aux États-Unis, au Canada et en Australie s'adonnait à une propagande irrédentiste de plus en plus agressive. En 1990, en République de Macédoine, plusieurs partis et organisations ont vu le jour, aspirant au vieux rêve de l'unification du peuple macédonien.

20 La situation se radicalisait. Durant l'été 1990, des nationalistes macédoniens avaient bloqué à plusieurs reprises la frontière avec la Grèce et distribuaient des cartes de la Grande Macédoine. Les autorités macédoniennes ont alors décidé l'internationalisation de la question minoritaire. La Grèce a été dénoncée auprès de l'ONU et de la CSCE pour la non-reconnaissance “de l'identité nationale de la minorité macédonienne”.

21 La réponse de la Grèce a été vive. Les derniers slavophones de conscience non-grecque étaient censés avoir quitté le pays à la fin de la guerre civile, et depuis “pas un individu ou un groupe d'individus de cette minorité “fantôme” n'a, pendant toutes ces années, déposé la moindre plainte contre l'État grec pour de telles violations [aux droits de l'homme]”8.

22 Deux citoyens grecs originaires de la Macédoine occidentale ont réussi alors à démentir cet argument diplomatique ; à une conférence de presse organisée au cours de la session de la CSCE à Copenhague, ils se sont déclarés “membres de la minorité macédonienne en Grèce” et ont réclamé le respect de leurs droits. Depuis, un groupe d'activistes s'est organisé pour revendiquer la reconnaissance de la langue et de la culture macédoniennes. Les autorités grecques minimisaient leur présence et parlaient de “cas isolés”9.

23 La Grèce avait une approche juridique de la question des minorités : l'État ne reconnaissait des obligations que si elles découlaient d'un traité international. On évitait ainsi d'envisager le vrai problème, à savoir l'existence éventuelle d'une communauté slavophone aspirant à des droits collectifs.

24 Sur ce sujet l'État grec n'avait pas une position conséquente. Alors qu'en 1924, une minorité bulgare a été reconnue, et qu'en 1926 un manuel scolaire a été préparé pour l'apprentissage de la langue “macédonoslave”10, après la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie grecque insistait sur le dogme de la “question inexistante”. Au début des années 1990, le Premier ministre admettait tout au plus l'existence de “20 000 Grecs bilingues vivant dans les régions frontalières”11.

25 La Constitution de la République de Macédoine prévoyait que l'État s'engageait à veiller “au statut et aux droits [des] membres du peuple macédonien dans les pays voisins, (...) [à] assiste[r] leur développement culturel et [à] fai[re] avancer les liens avec eux”. Ces

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dispositions ont été jugées “irrédentistes” par la Grèce, qui a réussi à bloquer la reconnaissance du pays par la Communauté Européenne12. Athènes défiait les autorités de Skopje qui déclaraient ne pas avoir de visées territoriales, mais qui insistaient pour la reconnaissance d'une minorité nationale en Grèce.

Le discours public en Grèce

26 L'appropriation du nom Macédoine par plus d'un pays est le vestige d'une époque – pas si éloignée d'ailleurs – où plus d'un peuple vivait sur un seul territoire ; cette réalité refoulée démentit les discours nationalistes réciproques et relativise la légitimité des frontières contemporaines.

27 Pour abjurer ce rappel ennuyeux, les défenseurs de l'hellénicité de la Macédoine n'ont pas hésité à supprimer l'extrême complexité de l'histoire balkanique par un aphorisme : “Ils parlent de trois Macédoines. Or il n'y a eu et il n'y aura toujours qu'une seule Macédoine, la Macédoine grecque !”13. Réconfortante et schématique, cette interprétation a dominé le discours public pendant la crise des années 1990. La campagne d'information sur la Macédoine cherchait impérativement à minimiser la présence historique des non-grécophones, et à argumenter sur la continuité de la présence nationale grecque dans la région.

28 En juin 1990 la diplomatie grecque expliquait son silence pendant 45 ans vis-à-vis des “provocations de Skopje” en concluant que : “l'élément étranger slave, en conséquence de son rôle pendant l'Occupation et la Guerre civile, avait abandonné le pays en masse et la perspective de sa manipulation par un pays voisin, afin de menacer la sécurité et l'intégrité [de la Grèce], était éloignée”14.

29 Ce texte évoque parfaitement le stéréotype de la minorité vue comme agent de déstabilisation au service des convoitises étrangères. Dans tous les pays des Balkans, les minorités nationales sont conceptualisées à travers la métaphore du “cheval de Troie” : un corps tiers introduit au sein de la nation qui se tourne inexorablement contre elle15.

30 L'attitude du monde politique n'était pas uniforme. Les nationalistes – regroupés majoritairement à la droite, mais pas exclusivement – évitaient de reconnaître l'existence de n'importe quelle forme d'altérité et insistaient sur l'unité intrinsèque de la nation grecque.

31 La gauche et les libéraux/pro-européens favorisaient au contraire le pluralisme et se portaient en défense des droits des groupes minoritaires. Les réflexes de crispation nationaliste n'étaient toutefois pas rares. Le parti socialiste oscillait entre son idéologie de gauche et son profil “patriotique”. Les leaders du mouvement exprimaient leur méfiance par des arguments politiques et en apparence non ethnocentriques : “Dans chaque minorité, d'autres minorités secondaires apparaissent. Ceci se perpétue sans aucune limite. Et finalement on risque la dissolution de la construction européenne”, jugeait Andreas Papandreou16.

32 Il est évident, selon ces propos, que les minorités étaient vues à travers le prisme des antagonismes régionaux et que le respect des libertés démocratiques reculait devant des considérations de défense nationale. Aucune mention n'était faite aux difficultés que ces citoyens rencontraient à cause de leur différence ethnolinguistique, ni à leurs aspirations légitimes à sauvegarder leur patrimoine culturel. Enveloppée sous un

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discours nationaliste affectif ou excusée en invoquant des raisons stratégiques, la méfiance envers les minorités dominait le débat en Grèce.

33 Le discours de la presse confirme l'absence des slavophones de l'espace public grec. Au tout début de l'affaire, de 1990 à 1991, les altercations entre Athènes et Belgrade n'occupaient pas plus de deux ou trois paragraphes dans les pages intérieures des journaux. En s'alignant aux explications du porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères, les journaux grecs réfutaient absolument les thèses yougoslaves comme “inadmissibles et ignorant l'histoire”17.

34 Il a fallu attendre le mois de février 1991 pour que la question macédonienne inquiète sérieusement les responsables grecs au point d'occuper à gros titres la une des quotidiens. Dans le rapport annuel du State Department des États-Unis sur le respect des droits de l'Homme à travers le monde, l'existence en Grèce d'une “minorité slave- macédonienne” a été mentionnée.

35 Le rapport a provoqué un tollé. Il a été comparé à une “bombe” ou à des “coups de couteau dans le dos”18. La presse fustigeait la politique américaine et le “Nouvel Ordre Mondial” en s'accordant aux thèses officielles qu'il n'y a ni minorité, ni question macédoniennes. Un “Réseau de propagande de Skopje aux Etats-Unis” serait responsable de ce “document anti-hellène”19.

36 Ce rapport, qui a tant outré la Grèce, ne contenait pourtant rien d'inexact. Mais, à l'époque, la seule mention à une population slavophone, dont l'existence était ignorée par la majorité des Grecs, suffisait pour susciter l'indignation générale.

37 Cette affaire, bien que vite oubliée, n'a pas été sans conséquences. L'introduction de la question macédonienne par le biais américain, dont les mobiles obscurs étaient toujours exagérés en Grèce, a été déterminante.

38 Cependant la question de la minorité était un sujet sur lequel l'attention grecque s'est focalisée au début, et qui a été éludé par la suite. Dans le discours officiel le mot minorité n'est presque plus proféré après 1991. On préférait visiblement évoquer la question sous les termes plus allusifs de “propagande hostile” ou d'“irrédentisme”. La presse se montrait tout autant allergique à cette notion que l'État. Il n'y avait eu aucun reportage et la question était présentée comme un pur produit de la “propagande de Skopje”.

39 L'absence d'investigation et les rares références à ce sujet extrêmement épineux ne peuvent pas être interprétées comme aléatoires de la part des journalistes. Quand ils étaient obligés de parler de la population slavophone, ils le faisaient avec de grandes précautions : le texte était bref, les termes allusifs, les explications faisaient défaut. Il y a une telle gêne que l'information était, finalement, déformée, volontairement ou non.

40 La presse a également très peu parlé des militants minoritaires, sauf lorsqu'ils étaient traduits en justice ou subissaient les attaques des groupes de “citoyens indignés”, selon une expression courante20. La distinction manichéenne entre, d'une part, des citoyens bilingues fiers d'être Grecs et, d'autre part, des “agents de Skopje” qui offensait le sentiment national de la majorité restait la seule interprétation proposée au grand public.

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Les slavophones pendant la crise

41 À l'issue de la guerre civile et jusqu'aux années 1990, un silence presque total s'était imposé sur tous les aspects de la question macédonienne. L'État, les autorités locales, les médias et même l'église se sont accordés pour faire oublier l'existence même de la population slavophone en Grèce du nord.

42 En Macédoine occidentale, un climat de tension était entretenu par la forte présence policière dans les fêtes des villages, l'antagonisme toujours vif entre les slavophones et les réfugiés de l'Asie Mineure, ainsi que par l'activité de divers groupes et associations nationalistes.

43 Conséquence de cette politique tant officielle qu'officieuse, la peur s'était installée parmi la population slavophone en excluant toute revendication de sa spécificité linguistique et culturelle, au moins dans l'espace public21. La même peur ainsi que le silence ambiant décourageaient par ailleurs les chercheurs qui auraient pensé à enquêter sur ce sujet22. Pendant plusieurs décennies, la communauté des slavophones est donc restée cloisonnée dans le microcosme local, persécutée par les autorités et ignorée par la société grecque dans son ensemble.

44 Cependant, ces conditions particulières ne doivent en aucun cas créer l'impression que les slavophones en Grèce des années 1980 et 1990 formaient une population à part, compacte et homogène. Les attitudes et les opinions qu'ils exprimaient pendant la crise macédonienne en première lecture varient autant que parmi la population globale.

45 La différence, il faut la chercher derrière les apparences. Nombreux villages slavophones ont participé massivement entre 1992 et 1994 aux grandes manifestations pour “l'hellénicité de la Macédoine”. Leur mobilisation était sans doute sincère, étant donné que la quasi-totalité des slavophones partagent l'identité nationale grecque. Le souci de ne pas laisser planer de doutes sur leur propre “grécité” les poussait certainement à exagérer leur engagement. Quand la période de tension est passée, nombreux ont osé avouer que ces réactions étaient démesurées.

46 D'autres, à la même époque, ont préféré s'abstenir. S'identifiant comme Macédoniens dans un pays où ce nom avait dorénavant une acception ambiguë, ils se sont trouvés obligés de choisir leur camp. La polarisation entre le nationalisme grec et le nationalisme macédonien a poussé les slavophones à une réflexion sur leurs origines et leur appartenance. Ils ont gagné une nouvelle conscience de leur spécificité culturelle, dépourvue des complexes du passé, sans forcément défier leur adhérence à la “communauté imaginaire” de la nation grecque.

47 Certains, parmi les slavophones, ont pourtant choisi une voie plus revendicative. La mise en doute de leur loyauté nationale et la négation de leur culture ont créé un sentiment de frustration qui a fini par cimenter leur identité ethnique.

Le mouvement minoritaire

48 Au début des années 1990, pour la première fois depuis l'intégration de la Macédoine dans l'État grec, des slavophones se sont organisés pour demander des droits minoritaires.

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49 Les politiques d'assimilation et les mesures coercitives ont conduit, à terme, à la politisation d'une partie de la population. “J'ai une conscience nationale macédonienne et une citoyenneté grecque, avec tous les droits et les obligations d'un citoyen grec”, déclara, en 1992, l'activiste Christos Sidiropoulos23. Alors que certains ont adhéré au nationalisme macédonien, d'autres, beaucoup plus nombreux, aspiraient à la protection de leur langue et de leur culture natales sans remettre en cause leur allégeance à la Grèce.

50 Mais les médias et les intervenants au débat public ont associé cette évolution à la fameuse “propagande de Skopje”. L'existence de citoyens grecs qui revendiquaient une identité nationale macédonienne était inconcevable pour certains et intolérable pour d'autres. Dans les deux cas, le fait était perçu comme une déviance qu'on ne pouvait expliquer qu'en termes de trahison et de corruption.

51 Les activistes du Mouvement macédonien de prospérité balkanique (MA.KI.V.E.), fondé en 1991, et plus tard du parti Arc-en-ciel (Ouranio Toxo / Vinozito), fondé en 1994, étaient régulièrement présentés comme “agents payés de Skopje” ou au moins comme “pro-skopjens” . Ils ne pouvaient en aucun cas être des interlocuteurs reconnus, ils étaient exclus des médias et ne participaient à aucune discussion publique.

52 Les rares exceptions ne faisaient que confirmer la règle. Un reportage fait à Florina en octobre 1991, titré “La provocation d'une “poignée” de bilingues”, affichait délibérément son parti pris24. Par ailleurs, une seule interview des activistes a été publiée en mars 1992 : le titre de l'article “Nous sommes un million de Macédoniens”25, tiré d'une phrase attribuée à Christos Sidiropoulos, suffisait pour discréditer d'emblée les intentions des leaders du mouvement. Cette affirmation exagérée a donné lieu à leur poursuite en justice pour “diffusion d'informations mensongères”.

53 Malgré les pressions, le parti Ouranio Toxo a obtenu 7 263 votes aux élections européennes de juin 1994 (0,10 % au total, mais 5,7 % à Florina). Le score est faible, mais pas insignifiant. La chute du nombre de votes lors des élections suivantes démontre qu'en 1994 un nombre de slavophones a voulu protester contre l'attitude de l'État, plus que revendiquer un statut de minorité nationale. “Ainsi ils apprendront à nous prendre en compte”, était l'explication d'un jeune électeur en Macédoine occidentale. La libéralisation de la politique de l'État après 1996 a entraîné un recul sensible du sentiment de malaise parmi la population slavophone. Le parti Ouranio Toxo a continué de se présenter aux élections, mais son retentissement a été marginal.

Conclusion

54 La crise macédonienne a été un moment de prise de conscience pour les slavophones en Grèce. Fatigués d'avoir à prouver leur loyauté nationale et de dissimuler leur spécificité au risque de sanctions, les slavophones grecs ont affiché au cours des années 1990 une volonté d'être reconnus pour ce qu'ils sont : des citoyens grecs de pleins droits, et fiers de leur culture locale.

55 L'amélioration spectaculaire des relations entre la Grèce et la République de Macédoine, en dépit de la question de l'appellation qui reste en suspens, a conduit à la baisse des tensions nationalistes et à la normalisation des échanges économiques et culturels entre les deux pays. En 1999, le premier ministre Ljupčo Georgevski a déclaré que les problèmes, dont celui de la minorité, seraient réglés “d'eux-mêmes” avec le

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développement des relations bilatérales26. Pour leur part, les députés du département de Florina s'expriment depuis longtemps en faveur du retour des derniers réfugiés de la guerre civile, qui résident toujours de l'autre côté de la frontière. Pour l'État grec c'est encore un tabou qui reste à être brisé.

NOTES

1. Pour plus d'Informations sur les dénominations et les identités, voir Karakasidou (Anastasia), “Politicizing Culture : Negating Ethnic Identity in Greek Macedonia”, Journal of Modem Greek Studies, 11, 1993 ; Kostopoulos (Tasos) Η Απαγορενμένη Γλώσσα. Κρατική καταστολή των σλαβικών διαλέκτων στην ελληνική Μακεδονία [Lalangueproscrite. Répression étatique des dialectes slaves en Macédoine grecque], Athènes : Mavri Lista, 2000, pp. 33-45. 2. D'après les estimations de I. Michailidis, le nombre de slavophones au milieu de la décennie 1920 serait de 160 000 personnes, dont 101 101, selon une statistique confidentielle, habitaient les départements de Florina. Kastoria et Pella (62 % de la population totale) : Michailidis (Iakovos), “Σλαβόφωνοι καιπρόσφνγεζ” in Gounaris (Basil C.) et. al. (dir.), Ταντότητεζ στη Μακεδονία, Athènes : Papazisis, 1997, p. 125. Pour un exposé comparatif des résultats des recensements officiels, ainsi que des statistiques confidentielles de l'administration publique et des Services spéciaux, voir Kostopoulos (Tasos), op. cit., pp. 23-33, 222-224. 3. La langue slave-macédonienne ne fut standardisée et dotée d'une littérature écrite qu'après 1944 en tant que langue nationale de la Macédoine yougoslave. Sur les dialectes de la Macédoine grecque voir Ioannidou (Alexandra), “Τα σλαβικά ιδιώματα στην Ελλάδα” [Les idiomes slaves en Grèce], in Gounaris (Basil C) et. al. (dir.), op. cit., p.89-101. 4. Les territoires en question représentent la pomme de discorde des nationalismes balkaniques au cours des deux derniers siècles. Les trois vilayets de l'époque ottomane étaient habités par une diversité de peuples qui se sont tardivement engagés dans les mouvements nationaux de la fin du XIXème siècle. Parmi eux, les slavophones chrétiens qui habitaient majoritairement la zone médiane et le nord de la Macédoine sont devenus la cible de la concurrence gréco-bulgare. Leur alignement avec l'un ou l'autre camp relevait plus des rapports de force dans chaque localité que de la cristallisation d'une conscience nationale. Les frontières actuelles datent de 1913. À l'issue des deux guerres balkaniques, la Macédoine ottomane a été partagée entre la Grèce (51 %), la Serbie (38 %), la Bulgarie (10 %) et l'Albanie (1 %). Voir Lory (Bernard), “Approches de l'identité macédonienne”, in Chiclet (Christophe), Lory (Bernard), éds., La République de Macédoine, Paris : L'Harmattan / Les Cahiers de Confluences, 1998 ; Kofos (Evangelos), “National Heritage and National Identity in Nineteenth - and Twentieth-Century Macedonia”, European History Quarterly, (19), 1989, pp. 229-267. 5. Voir Kostopoulos (Tasos), op. cit., pp. 222-283. La répression linguistique était la norme depuis les années 1930. Pendant la dictature du Général Metaxas (1936-1940), des persécutions sévères avaient eu lieu, et les dialectes non grecs avaient été prohibés sous peine d'amende, voire d'incarcération ; Ibid., pp. 162-180. 6. Voir ibid., pp. 284-285 ; Mihas (Takis), “Μια άλλη άποψη από το ΠΑΣΟΚ για το Μακεδονικό”, Oikonomikos Tahydromos, 04/02/93. 7. Mitsotakis (Konstantinos), “Préface”, in Skylakakis (Th.), Στο όνομα τηζ Μακεδονίαζ,Athènes : Elliniki Euroekdotiki, 1995, p. 3. Bien qu'il considérât la question minoritaire “émoussée” avec le

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temps et de nos jours “essentiellement inexistante”, Mitsotakis admettait que tant que les “tendances irrédentistes persistent” en République voisine, le problème pouvait être de nouveau attisé ; ibid., p. 4. Le premier problème minoritaire auquel il fait allusion est celui de la minorité musulmane en Thrace occidentale. 8. “Déclaration du chef de la délégation grecque en réponse à l'intervention yougoslave à la session plé-nière de la CSCE ”, Conférence sur la dimension humaine, CSCE, Copenhague, 5-29 juin 1990. 9. L'amalgame entre les termes de groupe ethnique, de minorité ethnique et de minorité nationale ajoutait à la confusion générale quant aux militants et à leurs objectifs. Les activistes n'employaient pas de façon cohérente les termes “identité ethnique” et “identité nationale”. D'autre part, bien que l'existence d'une conscience nationale macédonienne chez un nombre significatif des slavophones soit disputée, la réalité d'un groupe ethnique distinct ayant sa propre langue et culture est difficilement contestable. Ceux qui reconnaissent la réalité de la population slavophone, confondent souvent le terme générique “minorité”, qui décrit une différentiation culturelle (ethnique, linguistique, religieuse, etc.), avec la catégorie “minorité nationale”, qui exprime une revendication politique. Ainsi Veremis et Dragoumis (Veremis (Thanos M.), Dragoumis (Mark), eds., Historical Dictionary of , London : Scarecrow Press, 1995, pp. 118-119) écrivent sur la Macédoine grecque : “Les quelques familles restées en Macédoine occidentale qui parlent un idiome slavon ont opté de se considérer Grecques ; il n'y a donc pas actuellement de minorité slavomacédonienne en Grèce”. Pour capter la nuance il faut souvent pouvoir lire entre les lignes. En 1991, à propos du rapport du State Department, le premier ministre K. Mitsotakis avait affirmé : “Cette minorité en tant que minorité nationale n'existe pas, c'est une minorité-fantôme” (Procès-verbaux de l'Assemblée Nationale, séance du 12 février 1991). Quant aux nationalistes engagés, ils refusaient l'existence d'une minorité “macédonienne” se fondant sur l'argument formaliste qu'il n'existe pas, en premier lieu, de nation “macédonienne”. 10. Voir Michailidis (Iakovos) “Minority Rights and Educational Problems in Greek Interwar Macedonia : The Case of the Primer Abecedar”, Journal of Modem Greek Studies, 114 (2), 1996. 11. Discours du premier ministre K. Mitsotakis à l'Assemblée Nationale, le 12 février 1991. 12. Malgré la révision de la Constitution en janvier 1992, l'article 49 est resté inchangé, à l'exception d'une phrase qui fut ajouté prévoyant que “la République n'interviendra pas dans les droits souverains des autres États, ni dans leurs affaires intérieures”. La Grèce a considéré la révision insuffisante. 13. Cf. article de Martis (Nikolaos), To Vima, 22/03/92. 14. “Statement by the Head of the Greek Delegation in Reply of the Yougoslav Intervention at the Plenary Session of June 22,1990”, Conference on Human Dimension, CSCE : Copenhague, 5-29 juin 1990. 15. L'altérité ethnique est redoutée dans la mesure où elle met en question l'homogénéité et donc la cohésion nationale, le fondement même de la légitimation de l'État-nation. C'est, en ce sens, inhérent à cette forme étatique de renier la diversité culturelle (ethnique, linguistique ou religieuse) au sein de la nation. Or, paradoxalement, les minorités nationales sont formées par les tentatives mêmes des États nationaux à assimiler les groupes minoritaires. Car les nationalismes engendrent des contre-nationalismes, de la part des groupes qui se sentent étrangers à la culture dominante et pour cela exclus du corps national. Le cercle est alors bouclé : “Le nationalisme”, note Loring Danforth, “en égalisant la loyauté à l'Etat avec l'appartenance à la nation, transforme par définition les membres des minorités nationales en ennemies de l'Etat”. Danforth (L.), The Macedonian Conflict, Princeton University Press, 1995, p. 21. 16. “Προσέξτε, πριν αναγνωρίσετε τα Σκόπια”, Ta Nea, 04/12/91. 17. To Vima, 24/06/90. Voir également Ta Nea, 26/06/90 ; Mesimvrini, 06/07/90. 18. Respectivement Eleftherotypia et Eleftheros Typos, 02/02/91.

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19. Eleftheros Typos, 02/02/91. 20. Voir Eleftheros Typos, 15/09/95. 21. Voir la remarquable analyse de Yannisopoulou (Maria), “Η ανθρωπολογική προσέγγιση. Αλμωπία : παρελθόν, παρόν και μέλλον” [L'approcheanthropologique. Almopia : passé, présentetavenir], inEKKE., Μακεδονία και Βαλκάνια,Athènes : Alexandreia, 1998. L'anthropologue explique notamment comment la peur et le silence sont devenus des éléments constitutifs de l'identité des slavophones en vue de leur intégration. Le nom dopioi (autochtones) par lequel ils se distinguent évoque la difficulté d'une affirmation libre de leur identité ethnolinguistique et en même temps une stratégie de protection de leur spécificité : “Le pouvoir central [...] leur a ôté les mots, la parole, “leur langue maternelle”” (ibid., pp. 359-360) ; il leur reste la relation à la terre qu'ils habitent, leur origine qui les distingue des réfugiés “intrus”. 22. Voir les témoignages des chercheurs linguistes, anthropologues et sociologues au colloque sur les “Dialectes slaves de Macédoine”, Athènes, 31 octobre - 1er novembre 1999, actes publiés in KEMO, Γλωσσική ετερότητα στην Ε λλάδα[Altérité linguistique en Grèce], Athènes : Alexandreia, 2001, pp. 141-280. 23. Ena, 1l/03/92. 24. “Μια “χούφτα” δίγλωσσοι προβοκάρουν”, Kathimerini, 06/10/91. 25. Ena, 11/03/92. 26. Ta Nea, 28/01/99.

RÉSUMÉS

Le différend diplomatique entre la Grèce et la République de Macédoine au début des années 1990 concernait prioritairement la question de l'appellation du jeune État. Or les objections grecques n'étaient pas d'ordre symbolique, comme l'insistance sur l'antiquité pouvait laisser entendre. Derrière la rhétorique sur l'usurpation du patrimoine hellénique couvaient des inquiétudes envers l'irrédentisme macédonien et la revendication d'une minorité nationale en Grèce du nord. Le nationalisme revigoré des voisins a provoqué de la part de l'opinion publique grecque, largement désinformée, des réactions outrées. Au centre de la controverse, les slavophones (pratiquement bilingues) des départements de Florina, Pella et Kastoria se sont trouvés déchirés entre deux discours nationaux conflictuels. Leur nombre réduit à quelques dizaines de milliers de personnes, du fait des guerres, de l'émigration et des mesures d'assimilation de l'État, ils ne représentaient en aucun cas un danger pour la Grèce. Alors qu'ils avaient de nos jours majoritairement embrassé l'identité grecque, ils se voyaient malgré tout soupçonnés pour leur altérité linguistique et culturelle. Leur identité ethnique distincte était niée par l'État grec, et assimilé à l'identité nationale macédonienne par les nationalistes de l'autre bord. Fatigués d'avoir à prouver leur loyauté nationale et de dissimuler leur particularité ethnique au risque de sanctions, les slavophones grecs ont affiché au cours des années 1990 une volonté d'être reconnus pour ce qu'ils sont : des citoyens grecs de plein droit, et fiers de leur culture locale.

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AUTEUR

ATHÉNA SKOULARIKI Doctorante en Sciences de l'Information, Paris II.

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Mythes et réalités de la convergence russo-yougoslave pendant la crise ou Kosovo

Jean-Robert Raviot

1 Au printemps 1999, l'intervention des forces armées de l'OTAN en Yougoslavie est vivement condamnée par la Russie. L'argumentation de Moscou est fondée sur un implacable argument de droit : conformément à la Charte des Nations Unies, l'intégrité territoriale des États souverains qui constituent la communauté internationale ne saurait être remise en cause, fût-ce au nom du droit d'ingérence, que par un vote du Conseil de Sécurité de l'ONU. Le ministre russe des Affaires étrangères, Igor Ivanov, résume en ces termes la position officielle russe sur l'intervention des puissances occidentales : « Menée au nom de prétendus idéaux démocratiques, l'intervention de l'OTAN en RFY constitue une agression contre un Etat souverain, un blasphème contre ces mêmes idéaux (...) qui a déclenché la catastrophe humanitaire qu'elle prétendait vouloir prévenir »1.

2 Le 24 mars 1999, premier jour des frappes aériennes de l'Alliance atlantique contre la Yougoslavie, le Premier ministre russe, Evgueni Primakov, s'envolant vers Washington, fait demi-tour au-dessus de l'Océan atlantique. Voilà qui symbolise très médiatiquement le bref épisode de nouvelle guerre froide entre la Russie et l'Occident qui commence alors. Les grands médias, occidentaux comme russes, soulignent la convergence de Moscou et de Belgrade, les premiers pour jeter le discrédit sur le fondement réel de la position russe – respect scrupuleux du droit international ou vieilles connivences aux relents panslavistes et communistes ? –, les seconds pour donner un supplément d'âme à une alliance que l'on sait de pure circonstance. Tout viendrait concourir à rapprocher les deux pays, deux États successeurs en titre de fédérations socialistes démantelées, deux pays slaves orthodoxes historiquement alliés, deux États aujourd'hui fragilisés aux prises avec une minorité nationale de confession musulmane – les Albanais du Kosovo et les Tchétchènes – dont l'insurrection remet en cause leur intégrité territoriale2. Deux perdants de l'Histoire, ironisent les uns ; deux victimes des manigances occidentales, assènent les autres.

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3 Quelle est la réalité de cette convergence russo-yougoslave ? Il faut évaluer le poids des réseaux russo-yougoslaves et, plus généralement, de ceux qui se font le relais de l'influence russe en Yougoslavie (RFY). Pour ce faire, il s'agit d'abord de repérer ces réseaux d'influence (influence sous toutes ses formes : économique, politique, culturelle, militaire, ...). Nous nous en tiendrons ici à cette première étape. Au printemps 1999, pour la première fois dans l'histoire de ce théâtre stratégique post- yougoslave (entendu comme le territoire de l'ancienne RSFY) investi depuis six ans par les grandes puissances, un État – et non plus seulement des entités autoproclamées ou des réseaux officieux, voire occultes – est clairement désigné comme ennemi. Les puissances occidentales ne prônent plus l'interposition entre des belligérants, mais l'intervention militaire pour soutenir un allié face à un adversaire plus fort, personnifié par le président yougoslave, Slobodan Milošević.

4 Nous allons tenter de repérer les points de convergence russo-yougoslaves et d'identifier quelques-uns de ses acteurs pendant la crise du Kosovo. 1. La crise du Kosovo est d'abord un jeu diplomatique qui s'installe entre les grandes puissances, avec ceci de particulier que l'une d'entre elles – les États-Unis – mène le jeu, les autres (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Russie, Chine) devant se positionner le plus favorablement possible par rapport à elle, ce qui entraîne une sorte de compétition entre ces dernières. L'intervention de l'OTAN conduit la diplomatie russe à adopter une tactique dont on retracera brièvement le déroulement et dont on essaiera ensuite d'évaluer les objectifs et les limites. 2. La crise du Kosovo libère un déferlement de passions qui mobilisent bien des troupes : les armées régulières et les mercenaires qui combattent aux côtés des milices albanaises ou serbes ainsi que les cohortes de journalistes, d'analystes, d'experts et d'intellectuels qui fournissent aux médias les interprétations et les cadres d'analyse qui façonnent l'espace public. Les passions stimulent la construction d'appareillages idéologiques rivaux fabriqués par les appareils (États en présence, OTAN). Parmi ces appareillages, le néo-panslavisme expliquerait la solidarité (“atavique”3, pour les uns) des Russes avec leurs “frères serbes”, slaves et chrétiens. Manipulé par les médias et utilisé en avril-mai 1999 par la classe politique et, dans une bien moindre mesure, par la diplomatie russes, le néo-panslavisme est retourné contre la Russie par des experts et responsables occidentaux dans une amorce de campagne anti-russe en juin 1999. 3. La crise du Kosovo constitue enfin un terrain propice au déploiement de stratégies d'acteurs (économiques) dont les desseins ne sont pas proprement politiques mais qui jouent de leur influence pour orienter le règlement du conflit, en servant par exemple de relais d'influence. C'est à ce niveau que la réalité pragmatique des rapports russo-yougoslaves apparaît au grand jour : les fantasmes panslaves ne sont qu'un écran de fumée. Les relations russo-yougoslaves sont gouvernées par les hydrocarbures (le pétrole et surtout le gaz), elles sont construites par et pour les agents de ces secteurs économiques qui exercent une influence prépondérante sur la diplomatie. On assiste ici à une “oligarchisation” (montée en puissance des oligarques, grands patrons des holdings) de la diplomatie russe, tendance repérable sur d'autres terrains européens, les intérêts économiques devenant prépondérants au fur et à mesure que les bombardements de l'OTAN sur la Yougoslavie prennent de l'ampleur et que, par conséquent, le marché de la reconstruction devient attractif.

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Le jeu diplomatique russe

5 Vue de Moscou, la crise du Kosovo4 constitue le point d'orgue d'une tension avec les pays occidentaux, tension dont l'escalade commence en 1997 lorsque, lors du sommet de l'OTAN qui se tient à Madrid, l'Alliance atlantique accepte l'intégration de nouveaux États membres frontaliers de la Russie, notamment les trois États baltes. Depuis lors, Evgueni Primakov, d'abord en tant que ministre des Affaires étrangères (de 1994 à 1998), ne perd pas une occasion de manifester la vive opposition de son pays à l'élargissement de l'OTAN et de rappeler la vocation de la Russie à devenir l'un des pôles de ce “monde multipolaire” qu'il appelle de ses voeux. Cette rhétorique est singulièrement atténuée après que la crise financière qui frappe la Russie en août 1998 oblige les dirigeants russes à faire profil bas pour se voir garantir l'aide indispensable du FMI. Dans ce contexte, la rencontre du 26 janvier 1999 entre le secrétaire d'Etat américain Madeleine Albright et Igor Ivanov, au lendemain des massacres de Račak, se solde par une déclaration officielle commune qui enjoint la Yougoslavie de respecter les droits de l'homme. On note que si le communiqué final est consacré pour moitié à la question du Kosovo, aucune question n'est posée à ce sujet au cours de la conférence de presse qui suit la rencontre : le Kosovo est loin de constituer une priorité sur l'agenda russo-américain5.

6 Peu avant le début des frappes aériennes de l'OTAN, Igor Ivanov déclarait que « l'OTAN ne doit en aucun cas se substituer à l'ONU », mentionnant principalement les craintes de la Russie de voir s'élargir une « OTAN dont on ne sait plus si elle est une organisation défensive ou offensive »6. La question du Kosovo était, en tant que telle, à peine mentionnée. Le 24 mars 1999, une conférence de presse du ministre des Affaires étrangères et du chef d'Etat-major donne le ton officiel général des trois mois à venir : « quels sont donc les idéaux que l'on doit impérativement défendre avec des fusées et des bombes ? N'y a-t-il pas blasphème lorsqu'on bombarde une population civile pacifique en prétendant qu'on le fait pour des motifs humanitaires ? »7. Le communiqué qui clôt la rencontre Ivanov-Albright à Oslo, le 13 avril, témoigne de la radicalisation (au moins verbale) de la position russe : « la nature véritable de l'OTAN apparaît au grand jour : c'est une organisation agressive qui foule aux pieds les principes du droit international »8. Il est toutefois significatif que l'agresseur est toujours l'OTAN et jamais nommément les États-Unis, alors que le discours tenu par les gouvernants russes – à commencer par le Président Boris Eltsine – sur la scène politique interne désigne expressément les États-Unis comme l'agresseur principal. L'opposition rhétorique à l'intervention armée occidentale s'accompagne d'une offensive diplomatique immédiate. Le 14 avril 1999, Viktor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre (de 1992 à 1998) et ancien président du monopole gazier russe Gazprom est nommé envoyé spécial du gouvernement russe auprès des autorités yougoslaves. Les liens de Tchernomyrdine avec le lobby gazier constituent sans doute le motif essentiel de sa désignation (cf. supra). Le 6 mai, le ministre des Affaires étrangères et le premier chef- adjoint de l'État-major annoncent la mise en oeuvre une aide humanitaire à la Yougoslavie, présentée comme la première étape d'une opération à venir sous l'égide de l'ONU. L'aide est modeste : elle ne s'élève qu'à 25 millions de roubles (un peu moins d'1 million de dollars !) prélevés sur le budget “action internationale” du Ministère des situations d'urgence9. Selon l'ancien conseiller du Président Carter, l'influent analyste Zbigniew Brzezinski, cette opération en masque une autre, de nature militaire, qui vise

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à assurer une présence sur le terrain avant les puissances occidentales afin de réaliser « un plan secret russo-yougoslave de démantèlement du Kosovo en plusieurs zones d'influence » destiné à « garantir une zone d'influence majeure pour Belgrade »10. Rétrospectivement, cette assertion apparaît comme le prélude avorté de l'une des nombreuses opérations de désinformation qui furent promues au rang d'armes offensives de premier plan au cours des guerres yougoslaves des années 199011.

7 En se démarquant des options de la politique occidentale, les gouvernants russes obéissent autant à de pressants motifs d'ordre interne qu'à une volonté déterminée d'assurer un rôle pour la Russie dans l'après-guerre. Début mai, la Douma a engagé une procédure de destitution du Président dans le contexte de conflits dans le cadre de la succession à la tête du Kremlin. La diplomatie russe cherche à faire valoir ses capacités d'intermédiation avec le pouvoir yougoslave afin d'offrir aux belligérants occidentaux des concessions de Belgrade, voire la reddition de Milošević, et redorer ainsi son blason auprès des chancelleries occidentales. L'objectif de la diplomatie russe est bien de récolter quelques-uns des fruits de l'après-guerre. Dès sa nomination et ce tout au long du mois de mai, Viktor Tchernomyrdine fait preuve de retenue et de modération. Cependant, c'est en vain que Moscou exige une forte présence russe au sein d'un futur contingent de maintien de la paix au Kosovo placé sous mandat de l'ONU et, surtout, que Belgrade puisse garder des troupes au Kosovo. En dépit de l'échec de la Russie à faire valoir ses demandes, c'est son émissaire, Viktor Tchernomyrdine – qui a pris soin d'approuver préalablement tout plan de paix ! – qui représente le G8 à Belgrade afin de convaincre Milošević d'accepter les conditions (occidentales) de paix. Le chef de l'Etat yougoslave se soumet dès le lendemain. La diplomatie russe, qui se présente – à défaut d'en être l'auteur – comme le garant du règlement de paix, fait mine de récolter les fruits de négociations qu'elle n'a pas réellement conduites...

8 Sur la scène politique interne, et notamment chez les tenants de la “solidarité slave”, cette victoire est perçue comme une capitulation supplémentaire des élites au pouvoir devant les exigences américaines12. Tous les experts, même les plus proches du pouvoir, soulignent que la « déclaration de victoire cache un échec », l'objectif annoncé par Igor Ivanov dès le début de la crise ayant toujours été un règlement pacifique13. Pour certains observateurs, cet alignement est un ajustement imposé par les réalités, car la défaillance des moyens militaires russes sur le terrain entravait a priori toute possibilité d'initiative régionale. Les forces russes furent constamment dépendantes de l'OTAN (et le sont encore) pour l'entretien de leurs troupes sur place. Cette subordination est mal vécue par les officiers supérieurs russes sur le terrain. En témoigne le “coup” de l'aéroport de Pristina (le 11 juin 1999) : en faisant entrer 200 parachutistes russes au Kosovo (« Nous étions les premiers à Priština, comme à Berlin », déclare l'un des chefs militaires russes à la presse) pour prendre le contrôle de l'aéroport, les généraux russes ont cherché à protester contre le manque de moyens mis à leur disposition, ainsi que contre ce qu'ils perçoivent comme l'échec de Tchernomyrdine et « le résultat de la mauvaise coordination entre la diplomatie, l'Etat-major et les troupes sur le terrain »14

9 La politique russe à l'égard de la Yougoslavie est marquée du sceau d'une réelle méconnaissance du pays, de ses institutions et de ses réseaux politiques. La Yougoslavie – comme les autres pays d'Europe balkanique – semble faire l'objet d'un suivi assez superficiel au sein du Ministère des Affaires étrangères. De surcroît, la représentation de la RFY à Moscou par un ambassadeur, Borislav Milošević, qui n'est autre que le frère du Président yougoslave, conforte la perception dominante, dans les cercles du pouvoir

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russe, d'une Yougoslavie gouvernée “à la monégasque”, par un clan familial qui contrôle la politique et l'économie15. S'ajoute à cela une connaissance assez approximative de l'armée yougoslave. En dépit des nombreuses coopérations passées et en cours (formation des officiers, fourniture de matériels), l'armée yougoslave, qui était hors du Pacte de Varsovie, a toujours entretenu avec les Soviétiques des rapports de méfiance réciproque. Enfin, pour conclure sur les motifs de cet “alignement” final, mentionnons la mauvaise évaluation, par la Russie, de l'articulation des diverses dimensions de la politique américaine, et notamment de la capacité des dirigeants des États-Unis à mobiliser un appareil médiatico-idéologique efficace et mobilisateur, à imposer leur argumentaire et, par ce biais, leur solution politique. Le grand professionnalisme des services de renseignement et de désinformation soviétiques, souligné par maints observateurs16, s'appuyait sur des institutions qui ont visiblement souffert des réformes politiques et économiques. Il apparaît que les leçons de la guerre du Golfe n'avaient pas été tirées chez les dirigeants russes. Les débats suscités au sein des sociétés civiles européennes par les guerres yougoslaves des années 1990 n'ont pas été attentivement suivis et analysés. Aussi la crise du Kosovo emporte-t-elle une conséquence indirecte : en 2000, la Russie se dote d'une doctrine de l'information, premier pas de la construction d'instruments plus efficaces dans la guerre de l'information.

Le mythe du « néo-panslavisme »

10 Ni réelle résurgence du panslavisme du XIXème siècle17, ni idéologie politique vraiment articulée, le néo-panslavisme est l'une des composantes d'une idéologie anti- occidentale diffuse dans certains milieux intellectuels et politiques russes et yougoslaves, idéologie aux contours mal définis mais mobilisatrice, réactivée à la faveur de la guerre menée par les pays occidentaux contre la Yougoslavie. Les sources contemporaines de l'anti-occidentalisme russe sont variées (néo-eurasisme, néo- bolchevisme, néo-nationalisme-grand-russe, néo-messianisme orthodoxe) et alimentées par les soubresauts de l'histoire récente : défaite de l'URSS dans la guerre froide, déliquescence de l'État, apparition d'un Lumpenproletariat instruit issu de l'ancienne classe moyenne qui se sent trahie par les réformes économiques. Outre le parti communiste et le mouvement de Vladimir Jirinovski, une nébuleuse de groupuscules politiques développe des thèses convergentes. Parfois rapidement présentées comme des survivances du courant slavophile du XIXème siècle, les oppositions russe et yougoslave à l'Occident dans les années 1990 sont en réalité construites sur des interrogations face la situation internationale présente : pourquoi (pour qui ?) et dans quelles conditions l'URSS et de la Yougoslavie ont-elles été démantelées ? Pourquoi les nationalismes périphériques (croate, ukrainien) et les insurrections de minorités musulmanes (Albanais du Kosovo, Tchétchènes) bénéficient- ils dans les médias occidentaux d'un crédit plus favorable que les nationalismes russe et serbe ? L'anti-occidentalisme se nourrit d'argumentations d'ordre géopolitique18. En Russie, il trouve à se cristalliser à la faveur des événements du Kosovo. Pour ses tenants les plus extrémistes, l'intervention armée de l'OTAN manifeste la réalité d'un complot occidental. « Aujourd'hui Belgrade, demain Moscou ! » scandent les manifestants russes contre la guerre. Toutefois, loin des mouvements de masses sporadiques, l'anti- occidentalisme – en Russie comme en Serbie – est d'abord un terrain intellectuel dont la seule tentative de synthèse théorique à ce jour est l'oeuvre de l'ancien dissident

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Alexandre Zinoviev19. Les écrits de l'ancien logicien de l'Académie des sciences de l'URSS, devenu professeur à la faculté de philosophie à l'Université de Moscou après son retour d'Allemagne, sont traduits en serbe et ont été souvent cités par l'épouse du Président Milošević, Mirjana Marković, à l'appui de ses discours.

11 Outre cette précaire internationale slave des intellectuels dits rouges-bruns, les réseaux de volontaires russes qui combattent au côté des milices serbes en Croatie, en Bosnie et au Kosovo à partir de 1992 constituent la seule manifestation concrète du néo- panslavisme20. Au moment où interviennent les premières frappes de l'OTAN contre Belgrade, l'engagement de quelques centaines d'hommes – tout au plus 500 entre 1992 et 1999 – est présenté comme un phénomène de masse potentiel par certains médias russes. Dès le 24 mars, l'état-major du parti de Jirinovski annonce qu'il travaille à la mise en place de bureaux d'engagement volontaire pour la Yougoslavie sur l'ensemble du territoire de la Fédération de Russie et que des milliers de jeunes hommes répondent à l'appel et se tiennent prêts à partir en Yougoslavie « pour défendre leurs frères slaves contre l'invasion américaine »21. Le 2 avril, la télévision publique annonce que 15 000 volontaires ont déjà signé leur engagement à Moscou et 55 000 à l'échelle de toute la Russie. Les coups de fil aux filières de recrutement se multiplient dans l'euphorie des manifestations de la jeunesse aux portes de l'ambassade et des consulats américains. Les passions se déchaînent dans la classe politique russe. En une semaine, la Yougoslavie devient l'exutoire de tous les échecs et de toutes les angoisses. Les leaders communistes et nationalistes, ainsi que plusieurs délégations de députés de la Douma de toutes obédiences politiques, y compris de la tendance dite réformatrice proche du pouvoir, se précipitent à Belgrade pour se faire prendre en photographie avec un T- shirt Target ou devant un pont détruit par les bombardements, en compagnie de Vojislav Śešelj, de Mirjana Marković ou de leurs homologues yougoslaves moins célèbres, avec lesquels ils conversent dans un mauvais anglais et trinquent bruyamment devant les caméras de la télévision22. L'enthousiasme des discours et des toasts prononcés à Belgrade gagnant la classe politique à Moscou, une déclaration solennelle de quelques hommes politiques de premier plan est lancée en faveur de l'envoi d'une force militaire d'aide à la Yougoslavie. Cet appel est relayé par certaines personnalités officielles, dont le maire de Moscou, Iouri Loujkov, et l'un des ministres- adjoints de la Défense, qui doivent aussitôt se dédire, ayant oublié que, dès le 25 mars, le chef d'Etat-major avait déclaré de manière appuyée que la Russie n'engagerait pas ses troupes dans le conflit... On ne peut que constater que la vague de néo-panslavisme soudain en vogue à Moscou obéit plutôt aux règles du spectacle qu'aux normes de la définition d'une politique en temps de guerre.

12 En dépit de leur grossièreté qui frise parfois l'indécence eu égard aux vraies victimes d'une vraie guerre, ces manifestations médiatiques vont être prises très au sérieux par certains analystes et commentateurs occidentaux. Au coeur du conflit, une expertise se fonde largement sur ces manifestations pour appuyer la thèse de l'imminence d'une nouvelle guerre froide. Un rapport publié sous l'égide d'un Centre de recherches de l'Académie britannique Sandhurst donne le ton : « bien qu'à l'heure actuelle la Russie préférera toute solution négociée même défavorable (...) nous sommes toujours en présence de deux conceptions fondamentalement différentes du monde : les Russes, une conception géopolitique ; les Occidentaux, une conception fondée sur le respect du droit international » et appelle à la vigilance des gouvernements occidentaux contre « l'activité intense des services secrets et des réseaux russes en Yougoslavie »23.

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L'hypothèse d'une entrée en guerre de la Russie aux côtés de la Yougoslavie, même si elle est largement envisagée comme peu sérieuse, n'est jamais complètement exclue des scénarios et de l'arrière-plan des analyses. On retrouve de nombreuses citations du rapport Sherr-Main dans des éditoriaux de la grande presse anglophone au cours des mois de mai-juin 1999. Bien malgré eux, les auteurs de ce rapport d'expertise inspirent de nombreux développements médiatiques sur l'opposition ontologique entre les valeurs occidentales et l'« idéologie panslaviste néo-communiste », développements qui préparent le terrain préalable d'une campagne de presse anti-russe qui commence en juin 1999, à l'heure où les grandes puissances négocient leur part d'influence au sein de la KFOR. Le quotidien britannique The Guardian relaie une information selon laquelle l'hypothèse d'une « participation massive de Russes » au « génocide des Albanais intervenu au Kosovo » est vérifiée. Quelques jours après la publication de cet article, Kenneth Bacon, le porte-parole du Pentagone, annonce que « nous savons avec certitude que des Russes ont participé aux massacres en série (...). Je ne dispose pas des vérifications nécessaires : a-t-on affaire à des unités ou des groupes, et de quelle taille ? Je suis profondément convaincu qu'il y a eu une participation russe”. Bacon parle de « participation russe », et non plus de la « participation de Russes », n'écartant donc pas l'hypothèse que « les Russes » en question aient été plus ou moins directement liés à « la Russie » en tant qu'État. Rapidement démenties, les informations relayées par The Guardian participent de l'amorce de campagne de désinformation dont l'origine demeure inconnue dont le néo-panslavisme constitue la toile de fond explicative24. Une fois de plus, on constate que la crise du Kosovo constitue le terrain d'une redoutable guerre de l'information dont toutes les batailles sont, hélas, loin d'être toutes soigneusement consignées dans des archives accessibles aux futurs historiens.

De la doctrine Brejnev à la doctrine Viakhirev ?

13 La crise du Kosovo met en évidence la dépendance énergétique de la Yougoslavie à l'égard de la Russie. La Yougoslavie n'occupe cependant pas une place décisive dans la stratégie énergétique russe en Europe balkanique, sachant que c'est la Bulgarie, par laquelle transitent tous les gazoducs, qui constitue le nœud gordien de la géopolitique régionale du géant Gazprom, le monopole gazier russe 25. La dépendance yougoslave à l'égard des hydrocarbures russes – qui fournissaient en 2000 près de 30 % de l'énergie consommée dans le pays – n'est pas tant un facteur géopolitique que proprement politique. Les réseaux soviéto-yougoslaves des ministères économiques établis pendant la période socialiste sont à l'évidence toujours actifs. A l'instar des nombreux réseaux économiques et politiques constitués à partir de la fin des années 1970 et entretenus par le géant gazier russe dans les pays européens, la connaissance que l'on en a aujourd'hui est à peu près presque nulle. Ces réseaux se sont perpétués et reconvertis. Le choix de l'ancien gazier Tchernomyrdine comme émissaire du gouvernement russe auprès des autorités de Belgrade vise probablement à rappeler aux autorités yougoslaves et au monde que si connivence russo-yougoslave il y a, celle-ci est d'abord marquée du double sceau de la dépendance de Belgrade et des intérêts économiques de Moscou. Viktor Tchernomyrdine entretient d'excellents rapports avec Mirko Marjanović, ancien Premier ministre serbe (dans les années 1990) et directeur de NIS- Progrestrade, une société qui détient le monopole de l'importation du gaz russe en Yougoslavie. Les rapports entre les gaziers russes et les importateurs yougoslaves remontent au moins au milieu des années 1970. Dans les années 1990, NIS-Progrestrade

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et Gazprom ont multiplié les accords de barter, ce qui a permis à Marjanović de contrôler indirectement l'activité de nombreuses branches économiques et d'occuper une position centrale dans l'économie yougoslave. Les gaziers russes et yougoslaves ont en commun d'être au coeur de toutes les transactions économiques et politiques de leurs pays respectifs. La Yougoslavie ayant accumulé une importante dette énergétique, Gazprom tente aujourd'hui (2001-2002) de convertir ces dettes en prises de participation dans des entreprises yougoslaves. C'est par ce biais que le géant gazier russe, devenu une holding en pleine internationalisation (il détient une part non négligeable du géant gazier allemand Ruhrgas), tisse sa toile en Europe balkanique.

14 Le 4 avril 1999, Vagit Alikperov, patron de la holding pétrolière russe Loukoïl, déclarait qu'« il ne faut pas oublier que les jets américains qui bombardent Belgrade sont approvisionnés par du pétrole russe »26. L'exportation d'énergie devient le vecteur de l'influence russe en Europe. Un analyste bulgare – Ivan Krastev – a écrit que dans les années 1990, la doctrine Brejnev a été remplacée, par la doctrine Viakhirev (du nom du patron de Gazprom jusqu'en 2001)27.

15 Au-delà de l'étude du jeu diplomatique classique et des mythologies influant les perceptions mutuelles des divers belligérants, la crise du Kosovo, comme toutes les crises internationales contemporaines, invite à poursuivre l'analyse des relations internationales en Europe dans deux directions essentielles : mieux comprendre les guerres de l'information dans le contexte de l'après-guerre froide, mieux connaître les réseaux économiques Est-Ouest tissés pendant la période Brejnev – au moment où l'URSS construit ses gazoducs et oléoducs vers l'Europe et développe l'exportation à grande échelle de ses matières premières vers l'Europe – et leur pérennité.

NOTES

1. Conférence de presse d'Igor Ivanov, Diplomaticeskij Vestnik (organe officiel du Ministère russe des Affaires étrangères), 24 mars 1999. 2. Rapprochement qui expliquerait une perception différente de la crise du Kosovo par l'opinion publique russe selon Serebrjannikov (V.), « Kosovskaja i cecenskaja vojny v massovom soznanii Rossii i zapada », Sociologiceskie issledovanija, (9), 2000. 3. Cf. l'éditorial du quotidien Le Monde, 14/06/99. 4. Sur le déroulement de la crise du Kosovo et son règlement, cf. Sagramoso (Domitilla) « Why did Milošević Give In ? Political Cooperation in Retrospect », in Spillmann (Kurt), Wenger (Andreas), eds., Studies in Contemporary History and Security Policy, vol.5 : Lessons Learned for International Cooperative Security, Berne : Peter Lang, 2000. 5. Diplomaticeskij Vestnik, (1), janvier 1999. 6. Diplomaticeskij Vestnik, (3), 1999. 7. Ibid. 8. Diplomaticeskij Vestnik, (4), avril 1999. 9. L'aide comprend principalement le versement d'une assistance financière, la livraison de 100 automobiles, la construction d'un hôpital mobile pour les réfugiés se trouvant en Macédoine. Cf. Diplomaticeskij Vestnik, (5), mai 1999.

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10. Cité par Lewis (Flora) « A Clash with Russia in Kosovo Came Too Close for Comfort », International Herald Tribune, 01/1099. 11. Sur ce point, Volkoff (Vladimir), Petite histoire de la désinformation, Paris : Rocher, 1999, chap. 16. 12. Mjalo (Ksenija), Rossija i poslednie vojny XX vexa, Moskva : Vece, 2002, notamment pp. 284-319. 13. Colin (Guillaume), Actions, discours, opinion : la crise du Kosovo en Russie ou la structuration de la politique étrangère autour d'une crise, DEA Analyse comparative des aires politiques, IEP de Paris (dir. Anne de Tinguy), 2000. 14. Sur les troupes russes en Yougoslavie, Dervin (Sandrine), La Russie et le maintien de la paix en ex-Yougoslavie, DEA Analyse comparative des aires politiques, IEP de Paris (dir. Anne de Tinguy), 2002. Cf. pour la période précédant l'intervention de l'OTAN au Kosovo Hoppe (Hans-Joachim), « Rußland und der Jugoslawienkonflikt », Bericht des Bios, (14), 1997. 15. En ce sens, une analyse du système politique yougoslave publiée dans l'hebdomadaire Kommersant Vlast', le 16/06/98. 16. Cf. l'ouvrage de référence de Shultz (Richard), Godron (Roy), Dezinformatsia : mesures actives de la stratégie soviétique, Paris : Entrepôt, 1985. 17. Sur ce point, Fisera (Vladimir Claude), Les peuples slaves et le communisme de Marx à Gorbatchev, Paris : Berg International, 1992. 18. Cf. les écrits du chef de file du courant néo-eurasiste, Alexandre Douguine. Cf. Laruelle (Marlène), « Alexandre Dugin : esquisse d'un eurasisme d'extrême-droite en Russie post- soviétique », Revue d'études comparatives Est-Ouest, 32 (3), septembre 2001. 19. Zinoviev (Alexandre), L'occidentisme : essai sur le triomphe d'une idéologie, Paris : Plon, 1995. Une édition encore plus complète de ses thèses est parue à Moscou en 2000 : Na puti k sverkhobscestvu, éd. Centrpoligraf. 20. Signalons aussi l'existence de contacts établis entre les Églises orthodoxes serbe et russe. Sur ce point l'enquête de Babasjan (Natalija), « Sojuzniki », Russkaja zurnal, 15/06/99 ( http:// www.russ.ru/politique/article30025). 21. Cité par Russkaja Mysl', 29/03/99. 22. Cf. le reportage du correspondant de l'hebdomadaire Itogi, 15/05/99. 23. Sherry (James), Main (Dr. Steven), Russian and Ukrainien Perceptions of Events, Sandhurst : The Conflit Research Centre, 25 avril 1999,27 p. 24. Sur cette affaire, Mjalo (Ksenija), op. cit., pp. 301-303. 25. Cf. un article de référence de Bonin (Peter), « Economical Levers in Russian Foreign Policy », Paper for the 5ist Political Studies Association Conference, 10-12 Avril 2001, Manchester, United Kingdom, 17 p. L'auteur est membre du Mannheim Center for European Social Research et prépare une thèse sur “la politique étrangère russe à l'égard de la Bulgarie et de la Yougoslavie dans les années 1990”. 26. Cité dans l'hebdomadaire Profil', (20), 1999. 27. Cité par Bonin (Peter), art. cit.

RÉSUMÉS

Au printemps 1999, l'intervention des forces armées de l'OTAN en Yougoslavie est vivement condamnée par la Russie. Peut-on pour autant parler de “convergence russo-yougoslave”, à

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l'instar de nombreux observateurs américains et ouest-européens ? Il faut évaluer pour cela le poids des réseaux russo-yougoslaves et, plus généralement, de ceux qui se font le relais de l'influence russe en Yougoslavie (RFY). En se plaçant au moment de la crise du Kosovo, cet article envisage l'étude de ces réseaux sous trois angles : celui du jeu diplomatique qui s'enclenche entre les grandes puissances, et celui de la politique intérieure russe, celui des stratégies internationales d'acteurs non-étatiques (en particulier économiques).

AUTEUR

JEAN-ROBERT RAVIOT Maître de conférences, département des études slaves, Université Paris-X Nanterre.

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Une zone de libre-échange dans les Balkans a-t-elle un sens ?

Assen Slim

1 En juin 2001, l'intégration régionale dans les Balkans a franchi un nouveau pas : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Macédoine, Roumanie et Yougoslavie ont signé un entrelacs d'accords commerciaux bilatéraux. Ces accords s'inspirent des expériences précédentes menées en Europe de l'Est – triangle de Visegrad (décembre 1992), zone de libre-échange de la Baltique (septembre 1993) – et envisagent de bâtir une vaste zone de libre-échange régionale (ZLE) balkanique dans laquelle 90 % des échanges mutuels entre membres seraient exempts de droits de douanes d'ici à 2008.

2 Les arguments ne manquent pas pour justifier du bien-fondé de cette initiative : rétablir une cohérence commerciale dans la zone des Balkans, mettre en place de nouveaux réseaux de coopération en remplacement de ceux qui ont été détruits par une décennie de conflits, d'embargos et de crises économiques nationales, assurer une meilleure allocation des ressources et contribuer à rationaliser les tissus productifs nationaux.

3 Toutefois, la constitution d'une zone de libre-échange est toujours un cas particulier isolé dans le temps et dans l'espace. Chaque expérience est unique et soulève des questions théoriques et pratiques spécifiques. La constitution du triangle de Visegrad est intervenue dans un contexte international marqué par la désintégration du CAEM et de l'URSS. Celle de la ZLEB s'est produite à un moment de renaissance de la coopération au sein de la Baltique1. Dans chaque cas, le contexte international a été déterminant pour la viabilité de ces zones. Aujourd'hui, le renforcement de l'intégration des Balkans intervient dans un contexte international marqué par l'élargissement de l'UE à l'Europe de l'Est. Cette tendance aura inévitablement des conséquences sur la viabilité de l'intégration des Balkans. Rappelons que Bulgarie et Roumanie, qui devraient adhérer à l'UE à l'horizon 2007, se verront dans l'obligation d'appliquer le tarif extérieur commun (TEC) de l'UE vis-à-vis de leurs actuels partenaires balkaniques ce qui rendra, de fait, caducs les accords signés en juin 2001 avec ces derniers, sauf si l'UE signe à son tour des accords de libre-échange avec les Balkans2. Si l'on ajoute à cela le fait que l'UE est déjà le partenaire commercial principal de l'ensemble des pays de la zone de libre-échange

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des Balkans, on comprend que la viabilité de cette dernière dépendra essentiellement de la nature des accords qui seront conclus entre ces pays et l'UE.

4 L'intégration économique en cours dans les Balkans est-elle viable ? Quels seront ses effets sur le commerce intra-régional, à court terme, à moyen et long terme ?

5 Dans un premier temps, nous mettrons en lumière l'existence de critères objectifs (théoriques et pratiques) permettant de mesurer la viabilité des zones d'intégration. Dans un second temps, nous utiliserons ces critères opératoires dans le cas de la ZLE des Balkans et proposerons une vision prospective de la région en 2008.

Comment mesurer la viabilité d'une zone d'intégration ?

6 Avec qui et comment participer à une zone d'intégration ? Quels effets et implications économiques en attendre ? Quelles conséquences sur le “bien-être” régional et mondial sont à prévoir ? Ces questions, soulevées aujourd'hui par l'expérience en cours dans les Balkans, intéressent depuis plus d'un demi-siècle les économistes spécialisés sur les relations internationales.

7 Depuis l'ouvrage fondateur de J. Viner (1950), une littérature considérable s'est développée sur le sujet. Sans revenir ici sur l'ensemble des contributions, nous rappellerons les effets “classiques” (statiques et dynamiques) de la constitution d'une zone de libre-échange (A) et proposerons différents critères opératoires permettant de mesurer la viabilité de ces zones (B).

Les effets “classiques” d'une zone de libre-échange

8 J. Viner est le premier à mettre en lumière les effets contraires provoqués par la formation d'une union douanière (zone de libre-échange avec unification du tarif douanier extérieur) entre pays à niveau de développement comparable : les effets de création de commerce (trade-creating effects) et les effets de détournement de commerce (trade-diverting effects)3.

9 Les effets de création de commerce correspondent pour chaque pays membre de l'union au remplacement de productions nationales à coûts unitaires élevés par des importations à coûts unitaires moins élevés en provenance des autres membres de l'union. Notons que la formation de l'union doit également se traduire par une expansion des échanges liée à l'apparition de “flux commerciaux entièrement nouveaux” (wholly new trade selon l'expression de J. Viner 4) qui n'existaient pas avant l'union et qui ne sont pas des substituts à la production nationale. L'ensemble de ces effets (de création et d'expansion des échanges) est censé entraîner une augmentation du “bien-être” régional et mondial. A côté de ces effets “bénéfiques”, se manifestent également des effets dits de “détournement” de commerce. Ces derniers renvoient au remplacement d'importations à coûts unitaires faibles en provenance de pays tiers (hors-union) par des importations à coûts unitaires plus élevés mais bénéficiant désormais de tarifs préférentiels (ou d'exemptions de tarif) en provenance de l'union. En conséquence, ils sont censés se traduire par une diminution de bien-être.

10 En situation d'équilibre partiels5, ces effets sont illustrés par le graphique 1 (ci- dessous). Prenons deux pays (a et b), tous deux producteurs d'un bien donné (1), ayant

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décidé de former une zone de libre-échange. Les pays tiers ne participant pas à cette union sont regroupés dans l'ensemble “reste du monde” (rdm). Partons également de l'hypothèse que le pays a appliquait initialement un tarif non discriminatoire (t) vis-à- vis de l'ensemble de ses partenaires commerciaux. Supposons enfin que le prix du bien 1 proposé par b soit plus élevé que le prix des autres partenaires commerciaux de a (soit

Pb > Prdm). Dans ces conditions, (Pb+Pbt) sera supérieur à (Prdm+Prdm) et le pays a se fournira de préférence auprès du rdm. Avant la formation de l'union, le prix du bien 1 pour les

consommateurs du pays a est Prdm(1+t) et la quantité importée est AB au coût Prdm pour la nation.

Graphique 1 : Demande d'importations du bien 1 du pays a lors de la formation d'une union douanière avec le pays b

11 Après la formation de l'union, les droits de douane sont supprimés entre a et b mais ils

demeurent à Prdm (1+t) vis-à-vis des pays non-membres de cette dernière. En équilibre partiel, l'offre et la demande nationales ne sont pas affectées par un changement de la politique douanière. La formation de l'union se traduit par une baisse du prix du bien 1

pour les consommateurs de Prdm (1+t) à Pb , un accroissement de la demande

d'importation du pays a en CD et une hausse du coût pour la nation qui passe de Prdm à

Pb (détérioration des termes de l'échange de a). Les gains de consommation générés par

l'union à travers les effets bruts de création et d'expansion de commerce (αa) au sens de J. Viner correspondent sur le graphique 1 à la surface A'B'C'D', soit :

12 (1) αa(bruts) = - (Prdm(1+t)-Pb) (CA+BD) + (Prdm(1+t)-Pb) AB

13 Les pertes provoquées par l'union douanière correspondent aux détournements de

commerce (βa)et à la perte des recettes douanières (μa) auparavant prélevées sur les importations en provenance du rdm, soit :

14 (2) βa = (Pb-Prdm)AB

15 (3) μa = (Prdm(1+t)-Pb)AB

16 La perte de revenu douanier (μa) compense une partie des gains du consommateur. En retranchant cette perte de l'équation (1) on obtient les effets nets de création et d'expansion de commerce au sens de J. Viner, soit :

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17 (4) αa(nets) = _ (Prdm(1+t)-Pb) (CA+BD)

18 L'intérêt ou non de constituer une zone de libre-échange réside donc dans la comparaison entre les effets nets de création et d'expansion du commerce (4) et les effets de détournement (2). Trois cas de figure sont alors possibles : l'union est

avantageuse (αa (nets) - βa> 0), l'union est désavantageuse (αa(nets) - βa < 0), et, enfin, l'union

est stérile (αa (nets) - βa= 0).

Les critères de viabilité des ZLE

19 Les effets nets de création et d'expansion l'emportent-ils systématiquement sur les effets de détournement ?

20 Non, selon J. Viner qui estime qu'aucune réponse d'ordre général ne peut être apportée à cette question. Pour qu'elle ait un sens, la zone de libre-échange doit être avantageuse (cas n°1), mais, en dernière analyse, seule l'étude concrète de zones intégrées permet de trancher6. Toutefois, J. Viner va définir une série de conditions augmentant les chances pour l'union d'être avantageuse. Les principales conditions identifiées de l'auteur sont regroupées ci-dessous et constituent de véritables critères opératoires permettant de prévoir la viabilité des zones d'intégration7 : • l'union devra être “la plus large possible” et rassembler des pays à niveau de développement comparable pour une division plus efficace du travail ; • l'union devra adopter un tarif extérieur commun le plus bas possible par rapport au niveau moyen de droits de douanes avant la formation de l'union ; • les futurs membres de l'union devront avoir des économies plutôt similaires (fort degré de concurrence) ; • des différences importantes de coûts unitaires de production entre industries des pays membres.

21 De nombreuses autres conditions sont venues s'ajouter à celles de J. Viner. Dès 1955, J. E. Meade, qui raisonne comme J. Viner en équilibre partiel, réintroduit dans le raisonnement des effets de production (variation possible des coûts de production, élasticité non infinie de l'offre pour la demande)8 à côté des effets de consommation. Considérant l'analyse de J. Viner incomplète9, l'auteur met en lumière des effets complémentaires de détournement des offres d'exportation qui se combinent avec les effets vinériens de détournement des demandes d'importation. Le bien-être se mesure ici à partir de la variation nette du volume du commerce international. L'auteur ajoute ainsi une série de conditions permettant de réduire tant que faire se peut les effets de détournement10 : • les futurs membres de l'union devront certes avoir des économies concurrentes, mais présentant un fort degré de “complémentarité potentielle” ; • le commerce mutuel initial entre membres devra être important avant la formation de l'union ; • dans chaque pays membre, offre et demande nationales devront être très réactives l'une par rapport à l'autre (forte élasticité).

22 Comme J. E. Meade, R. G. Lipsey combine les effets de production et de consommation, mais préfère raisonner en équilibre général11. L'auteur considère que les modifications de tarifs provoquées par la formation d'une zone de libre-échange (définie comme l'égalisation des rapports des prix nationaux des biens avec le rapport de leurs prix

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dans le reste de l'union)12 sont suffisamment importantes pour ne pas être considérées comme marginales au niveau mondial. Dès lors, la clause “toutes choses égales par ailleurs” doit être abandonnée. L'optimum est atteint ici lorsque les taux marginaux de substitution à la consommation entre chaque paire de biens sont égaux aux taux auxquels ces biens peuvent être transformés l'un en l'autre. L'auteur retrouve bien les effets prévus par J. Viner, mais il montre que leur impact sur le “bien-être” est plus complexe qu'on ne l'avait pensé. Les effets de détournement, par exemple, ne se traduisent pas toujours par une réduction du bien-être. Ils peuvent selon les cas accroître ou diminuer la production totale de l'union, celle des pays tiers et/ou celle du monde entier considéré comme un tout et se traduire néanmoins par une amélioration de bien-être. Le graphique 2 illustre ce point.

Graphique 2 : Détournement de commerce et amélioration de bien-être pour le pays a

23 Considérons le même exemple que précédemment en y intégrant un deuxième bien (2). Supposons maintenant que le pays a est spécialisé dans la production et l'exportation 2 2 du bien 1 et qu'il importe le bien 2 du rdm (au prix p rdm) et du pays b (au prix p b), l'ensemble des prix étant à présent exprimé en unités de bien 1. Posons enfin comme 2 2 hypothèse que p rdm est inférieur à p b. Avant l'union, lorsque le pays a applique un tarif non discriminatoire, alors il achète le bien 2 exclusivement au rdm au point A sur le graphique. Après la formation de l'union douanière, si la suppression de tarif entre a et b est suffisante pour compenser le différentiel de prix entre b et rdm, alors le pays a se fournira en bien 2 exclusivement auprès de b au point C. Dans cet exemple il ne peut y avoir d'effets de création de commerce dans la mesure où a n'est pas spécialisé dans la production du bien 2. En d'autres termes, le passage du point A au point C correspond strictement à des effets de détournement de commerce (dans la mesure où le pays a vient de remplacer un fournisseur bon marché par un fournisseur plus coûteux). Toutefois, le passage de A vers C peut être décomposé en deux temps : A vers B puis B vers C. Le point B coupe une courbe d'indifférence inférieure et correspond précisément aux effets de détournement identifiés par J. Viner (les nouveaux flux commerciaux intra-union correspondant strictement aux anciens flux détournés). En

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revanche, le point C coupe une courbe d'indifférence supérieure à celle du point A en raison de l'accroissement des importations. Cela revient à dire que, dans certains cas, les effets de détournement de commerce ont un impact positif sur le bien-être. On peut 2 imaginer bien entendu que la courbe d'indifférence passant en A ne croise jamais p b, dans ce cas le passage de A à C réduira à tous les coups le bien-être du pays a.

24 R. G. Lipsey conclut qu'il est impossible de dire a priori si la formation d'une zone de libre-échange est avantageuse ou non dans la mesure où l'on ne peut connaître à l'avance l'importance des inégalités induites entre les rapports des prix intra-union et des prix mondiaux (rdm). D. M. Chaffee proposera une généralisation purement algébrique du modèle à trois pays retenu par R. G. Lipsey13.

25 En prolongeant les arguments de R. G. Lipsey, d'autres auteurs sont arrivés à des conclusions proches. H. Bourguinat montre que les processus d'intégration entraînent d'infinies solutions possibles14. M. Lutz et P. Wonnacott, en appliquant les arguments de R. G. Lipsey aux seuls biens intermédiaires, montrent que les détournements de commerce n'entraînent pas nécessairement une perte nette d'efficience15. En accord avec les conclusions de R. G. Lipsey, C. Kowalczyk montre que certains effets provoqués par la formation de l'union ne sont ni des effets de création, ni des effets de détournement de commerce16. Il en va ainsi des achats nouveaux, que l'union réalisera auprès des pays tiers, pour certains produits complémentaires à ceux bénéficiant d'effets de création, d'expansion et de détournement de commerce au sein de l'union (volume-of-trade effects)17. C. Kowalczyk insiste également sur les variations (provoquées par la formation de l'union) des prix mondiaux des biens échangés entre les partenaires de l'union et les pays tiers (terms-of-trade effects)18. En combinant ces deux effets, C. Kowalczyk lève au passage la contradiction apparente entre la proposition de R. G. Lipsey (nécessité d'un commerce mutuel fort avant l'union) et celle de R. Riezman (nécessité d'un commerce mutuel faible avant l'union) puisque désormais tout dépend de la taille des pays formant l'union et de leur capacité à influencer les prix mondiaux19.

26 À partir d'arguments différents de ceux développés par R. G. Lipsey et ses prolongateurs, d'autres auteurs ont complété la théorie des unions douanières. C'est le cas de R. G. Akkihal qui montre que si, suite à la formation de l'union, la nouvelle source d'approvisionnement est plus éloignée du lieu de consommation que ne l'était l'ancienne, alors les effets de création et de détournement de commerce seront moins intenses que ceux prévus par J. Viner20. Dans la filiation de R. G. Akkihal, P. Krugman, par exemple, insiste sur la nécessité de tenir compte des économies de coûts de transfert et de communication réalisées lors de la formation de l'union21.

27 Loin des arguments de R. G. Akkihal et de ses prolongateurs, T. Scitovsky considère que quel que soit le sens des effets induits par la formation de l'union, ceux-ci agissent de façon marginale sur le bien-être régional et/ou mondial22. Pour T. Scitovsky, l'essentiel de l'union douanière réside dans les mouvements de facteurs de production qu'elle entraîne (l'hypothèse d'immobilité des facteurs est ici levée). L'auteur concentre son attention sur les mouvements de capitaux, à l'origine, selon lui, d'une rationalisation poussée de la production et de la réalisation d'économies d'échelle. L'accroissement des investissements au sein de l'union est censé entraîner une variation des coûts de production (effets de différenciation des coûts de production) et par un accroissement du niveau de vie. Les capitaux étrangers iront de préférence là où le potentiel de retour sur investissement sera le plus prometteur (taille importante du marché, rendement

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d'échelle significatif, pouvoir d'achat élevé). Comme chez J. Viner, l'élévation du bien- être au sein de l'union devrait exercer à long terme des effets bénéfiques sur le reste du monde.

28 F. Perroux conteste, quant à lui, l'idée que les effets sur le commerce définis par J. Viner, J. E. Meade et R. G. Lipsey puissent être bénéfiques pour le bien-être national, régional ou mondial. Pour F. Perroux, l'intégration régionale risque de se traduire non pas par l'élimination des entreprises les moins “efficientes”, mais par les moins “puissantes”23. Cette dernière critique débouche rapidement sur un débat plus général qui est celui de savoir si le libre-échange rapproche du bien-être mondial ou en éloigne...

29 Quoiqu'il en soit, il ressort de cette revue sommaire de la littérature sur l'intégration : d'une part que plusieurs effets de l'union douanière doivent être pris en compte, tant au niveau national, que régional et mondial24 et d'autre part que, sous certaines conditions, les effets de détournement de commerce sont susceptibles d'être réduits ou de conduire, le cas échéant, à une amélioration du bien-être.

30 Quelle est la portée explicative des développements théoriques précédents lorsqu'on tente de les appliquer à l'intégration au sein des Balkans ?

La ZLE des Balkans est-elle viable ?

31 Comme J. Viner et R. G. Lipsey, nous pensons qu'il est impossible de dire, a priori, si la ZLE-Balkans sera avantageuse ou non. Toutefois, la théorie des unions douanières, bien qu'encore sujette à débat, offre une série de critères opératoires qui peuvent être appliqués tels quels pour répondre à cette question. Il faut néanmoins préciser que la situation des Balkans est tout à fait particulière. La décennie 90 a été marquée, comme on le sait, par la désintégration de la RFSY, celle du CAEM, des conflits et guerres, des embargos multiples, des crises nationales sévères. L'ensemble de ces évolutions ne peut être ignoré et “déforme”, bien entendu, le fonctionnement normal de la théorie.

Les critères de viabilité de la ZLE des Balkans

32 Pour que la ZLE-Balkans ait un sens il faut, comme on l'a vu précédemment, que les

effets d'expansion et de création de commerciaux (αa(nets)) soient maximaux afin de

compenser les effets de détournement de commerce (βa). Plusieurs éléments nous

laissent à penser que les αa(nets)ne seront pas nuls dans les Balkans. La complémentarité économique est le premier d'entre eux.

33 Rappelons que quatre des sept pays membres de la ZLE-Balkans sont d'anciens membres de la RFSY. Dans ce cadre leur commerce mutuel intérieur (devenu extérieur à partir de 1992) était très intense. Aujourd'hui, ces pays gardent de fortes complémentarités économiques héritées de ce passé commun25. La structure sectorielle des échanges intra-ZLE-Blakans (Tableau 1) montre que les quatre pays issus de l'ex- RFSY restent tous spécialisés dans la filière agroalimentaire.

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Tableau 1 : Structure par produit des exportations intra-ZLE-Balkans [en % des exportations intra- ZLE-Balkans, 2000]

Source : calculé à partir des données de CHELEM

34 Ce profil de spécialisation doit être interprété comme une source de complémentarité économique (J. E. Meade) et non de concurrence (J. Viner) dans la mesure où ces quatre pays restent leurs principaux fournisseurs et clients dans la filière agroalimentaire : la Macédoine absorbe 68,8 % des exportations de produits agroalimentaires de la Serbie- Monténégro qui elle-même absorbe 61,5 % de celles de la Macédoine et 64,5 % de celles de la Bosnie-Herzégovine. Cette dernière achète à son tour 90,5 % des exportations agroalimentaires de la Croatie26.

35 Cette complémentarité est renforcée par les spécialisations différentes des trois autres pays de la ZLE-Balkans : la Bulgarie est spécialisée sur les produits chimiques (43,8 % de ses exportations de produits chimiques allant vers la Macédoine), la Roumanie sur l'énergie (68,2 de ses exportations d'énergie allant vers la Bulgarie) et l'Albanie sur les métaux non-ferreux (66,7 % de ses exportations de métaux non-ferreux allant vers la Macédoine).

36 Selon J. Viner, la complémentarité intra-ZLE-Balkans aurait toutes les chances de se traduire par des effets bénéfiques de création et d'expansion des échanges. D'autant que les niveaux de développement des pays de la ZLE-Balkans sont semblables. Des pays proches du point de vue de leur développement économique présentent des tissus productifs “ompatibles les uns avec les autres et sont donc susceptibles d'instaurer entre eux des investissements croisés importants et des échanges mutuels intenses27”

37 Un simple indicateur de PIB/hab. confirme la proximité en matière de développement de ces pays. La figure 1 montre toutefois que deux pays se distinguent significativement des autres : il s'agit de la Bulgarie et de la Croatie. Leur niveau plus élevé de PIB/hab. reflète les conditions relativement plus avantageuses auxquelles seront confrontés les exportateurs et les investisseurs étrangers.

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Figure 1 : PIB/hab. en USD constants en 2001 (USD de 1995)

Source : calculé à partir des données de CHELEM

38 L'utilisation d'indicateurs plus représentatifs du “développement” confirme cette inégalité. Le classement réalisé par le PNUD sur la base de l'indicateur du développement humain (IDH) ne dément pas la primauté de la Bulgarie et de la Croatie dans la région. L'IDH mesure le niveau atteint par un pays en termes d'espérance de vie, d'instruction et de PIB/hab. Le classement du FMI, qui tient compte du PIB, de la balance des transactions courantes et des réserves de change place la Roumanie en tête28.

Tableau 2 : Classements des Balkans par le PNUD et par le FMI en 2000

Source : PNUD, Rapport mondial sur le développement humain (2000) et www.imf.org

39 En d'autres termes, les effets de création et d'expansion des échanges seront très inégalement répartis, bénéficiant en priorité aux pays les mieux classés en matière de développement.

40 Enfin, on peut ajouter que la proximité géographique des pays membres de la ZLE- Balkans est susceptible de réduire les coûts de transaction (logistique, transport, communication, etc.) et de jouer en faveur des effets de création et d'expansion du commerce29.

Les limites de la ZLE des Balkans

41 Toutefois, un grand nombre de facteurs nous conduisent à la plus grande prudence sur l'avenir de la ZLE-Balkans.

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42 En premier lieu, une répartition équilibrée des bienfaits de l'intégration implique que les pays membres aient des tailles économiques afin d'absorber de la même manière le “choc” de l'intégration30. En cas de différence de taille trop marquée, le risque est de voir les petits pays enregistrer un maximum d'effets de détournement alors que les gros bénéficieraient plutôt des effets de création et d'expansion des échanges. Parmi les différents indicateurs de taille couramment utilisés, nous avons choisi de classer les pays en fonction de leur population et de leur PIB en valeur absolue.

Figure 2 : Classement des pays selon leur PIB et leur population en 2001

Source : calculé à partir des données de CHELEM

43 La figure 2 indique une forte inégalité dans les tailles et les niveaux de PIB des pays membres de la ZLE-Balkans signée en juin 2001. Etant plus restreints en valeur absolue, les marchés bosniaque, macédonien et albanais offrent peu de possibilité d'expansion et de création de commerce. A l'inverse, Bulgarie et Roumanie apparaissent comme des poids lourds de la ZLE et seront en mesure de tirer un profit plus important de cette dernière (débouchés plus importants pour les entreprises, rendements d'échelle plus marqués).

44 Quoiqu'il en soit, les effets de création et d'expansion de commerce risquent d'être limités en raison de la faible intensité du commerce mutuel au sein de la zone (figure 3).

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Figure 3 : Commerce mutuel intra ZLE-Balkans en % des exportations totales de chaque pays membre (1993 à 2000)

BIH : Bosnie-Herzégovine ; YUG : Serbie-Monténégro ; MKD : Macédoine ; HRV : Croatie ; BGR : Bulgarie ; ROM : Roumanie ; ALB : Albanie. Source : calculé à partir des données de CHELEM

45 Le commerce mutuel s'est effondré durant la décennie 90 pour se situer à 9,7 % du commerce total des membres de la ZLE-Balkans en 2000. Cela veut dire que les effets commerciaux générés par la formation d'une zone de libre-échange ne pourront jouer qu'à la marge31. En 2000, le commerce intra-ZLE-Balkans se répartissaient comme suit :

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Figure 4 : Origine des exportation intra-ZLE-Balkans en 2000

46 Les pays les plus importants et les plus développés (Croatie, Roumanie, Bulgarie) ne génèrent que 26,6 % du commerce mutuel. Ajoutons à cela le fait que l'union est trop petite (0,3 % du commerce mondial) pour influencer les prix mondiaux et pouvoir ainsi bénéficier d'effets prix32.

47 Ajoutons, en guise de conclusion sommaire, que l'UE occupe une place prépondérante dans le commerce extérieur des pays balkaniques. L'UE est le principal partenaire commercial de ces pays. L'UE absorbera deux poids lourds de la ZLE-Balkans. L'UE commence à signer des accords d'association avec les pays de l'ex-RFSY (hors Slovénie). C'est donc avec l'UE que le potentiel d'effets de création et de détournement d'échanges est le plus fort.

Tableau 3 : Matrice du commerce intra-balkanique (millions USD courants, 1993 à 2000)

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Source : matrices calculées à partir de CHELEM

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Tableau 4 : Exportations (FOB) totales de chacun des pays de la ZLE-Balkans (millions USD courants, 1993 à 2000)

NOTES

1. Bayou (Céline), Chillaud (Matthieu), “L'Europe à la recherche de sa frontière septentrionale”, Géoéconomie, (19). Automne 2001. 2. Pour le moment, l'UE a signé un accord commercial d' “association”avec la Macédoine en mars 2001. 3. Viner (Jacob), The customs union issue, New York : Carnegie Endowment for international peace, 1950, pp. 44-46. 4. Ibid., p. 44. 5. Offre et demande nationales restent inchangées suite à une modification des tarifs douaniers. On parle alors d'effets “statiques” de l'union. 6. “Du point de vue du libre-échange, les unions douanières ne sont ni nécessairement bonnes ni nécessairement mauvaises”, Viner (Jacob), op. cit., p. 52. 7. Ibid., pp. 51-52. 8. Meade (lames E.), The theory of customs union, Amsterdam : North-Holland Publishing Company, 1955, pp. 35-36, 44-52. 9. “Comme beaucoup d'idées fondamentales ayant ouvert la voie vers de nouvelles pistes de recherche, l'analyse de Viner est, à mon avis, incomplète à plusieurs égards ; et quand on essaie de la compléter, elle ne reste pas longtemps aussi simple que l'on aurait pu l'imaginer aux premiers abords”. Ibid., p. 34. 10. Ibid., pp. 78, 89-90. 11. Offre et demande nationales sont affectées par une modification des tarifs douaniers. On parle alors d'effets “dynamiques” de l'union. Lipsey (Richard G.), “The Theory of Customs Union : Trade Diversion and Welfare”, Economica, (24), September 1957 ; Lipsey (Richard G.), “The Theory of Customs union : A General Survey”, Economie Journal (The), (70), September 1960. 12. R. G. Lipsey raisonne sur trois biens et trois pays. Le rapport des prix des biens pris deux à deux donne le taux marginal de substitution à la consommation entre chaque paire de bien. (Lipsey (Richard G.) “The Theory of Customs union : A General Survey” (art.cit), pp. 446-553). 13. Chaffee (Donald M. Jr.), “A General Equilibrium Analysis of Trade Creating Customs Unions”, Review of Economic Studies, 42 (2), (130), 1975, p. 279. 14. Bourguinat (Henri), Les marchés communs des pays en développement, Genève : Droz, 1968. 15. Lutz (Mark), Wonnacott (Paul), “Is there a case for free trade areas”, in Schott (Jeff), ed., Free trade areas and U.S. trade policy, Washington : Institute for International Economics, 1989.

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16. Kowalczyk (Carsten), “Welfare and Integration”, International Economie Review, 41 (2), May 2000. 17. Il est à noter qu'en évoquant “une diffusion générale de la prospérité croissante de l'union douanière”, J. Viner suggérait déjà cet effet-volume. 18. “Déterminer empiriquement les effets de détournement de commerce en évaluant les modifications des volumes échangés sans tenir compte des effets prix peut nous conduire à des conclusions erronées sur le bien-être”. Kowalczyk (Carsten), art.cit, p. 486. 19. Ibid., pp. 488-489. 20. Akkihal (R. G.), “Locational effects in the theory of customs union and welfare analysis” , Indian Economic Journal (The), 21 (1), july-september 1973. 21. Voir Krugman (Paul R.), “The move to free trade zones”, American Federal Reserve Bank of Kansas City, december 1991 et Krugman (Paul R.), “Regionalism versus multilateralism : analytical notest” , World Bank and CEPR Conference, april 1992. 22. Pour la première année de fonctionnement de la CEE, l'auteur évalue le gain induit par ces effets statiques à 0,005 du PNB des pays de la CEE, contrebalancé par une perte d'un même montant pour le reste du monde. (Voir Scitovsky (Tibor),Economic Theory and Western European Integration, London : George Allen & Unwin Ltd, 1958, pp. 64-70). 23. L'une des raisons avancées par l'auteur est l'existence de monopoles, d'oligopoles et de toute une série d'autres “unités actives” qui rendent la concurrence régionale très largement imparfaite. “Quand de très grandes firmes étrangères au moyen d'affiliations et de sous- traitances jouissent d'une zone d'influence, un marché commun leur procure une occasion de réviser en vue de leur meilleure rentabilité leur politique de filiales et de sous-traitances ou leur politique d'alliances avec des alliés mineurs : leur “verdict” n'est à aucun degré celui d'un marché anonyme au service du consommateur” (Penoux (François), Dialogue des monopoles et des nations, équilibre ou dynamique des unités actives, Grenoble : PUG, 1982, p. 80). 24. Pour nous résumer : à côté des effets repérés par J. Viner (effets de création, expansion, détournement de flux commerciaux, variations du surplus des consommateurs et du revenu douanier), il convient d'ajouter des effets “termes de l'échange” additionnels (variations des prix entre l'union et le reste du monde), des effets “volume” (changement dans les volumes échangés entre l'union et le reste du monde), des effets de “différenciation des coûts”(liés aux mouvements de capitaux au sein de l'union). 25. Pour la cas de la Macédoine, voir par exemple Miljovski (Jane), Uzunov (Vanco), International and Regional Economic Integration in South East Europe : The Case of Macedonia, Document de travail disponible à l'adresse suivante : http://www.wiiw.ac.at/balkan/regionalism.html, 2001. 26. Calculs réalisés pour l'année 2000 à partir de la base de données CHELEM. Si les pays avaient été concurrents, ils n'auraient pas été leurs principaux clients et fournisseurs au sein d'une seule et même filière (agroalimentaire). 27. Viner (Jacob), op. cit. 28. Pour un commentaire de l'indicateur du FMI, lire Minassian (Garabed), “The Economic Environnement in Albania, Bulgaria, Macedonia FYR, and Greece : A Cross-Country Study”, Eastem European Economics, 40 (4), july-august 2002, pp. 46-47, 79. 29. Akkihal (R. G.), art.cit. ; Krugman (Paul R.), “The move to free trade zones” (art.cit). 30. Kowalczyk (Carsten), art.cit. 31. Scitovsky (Tibor), op.cit. 32. Kowalczyk (Carsten) art.cit.

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RÉSUMÉS

L'objectif principal de notre étude est de définir des critères opératoires permettant de mesurer la viabilité économique de la Zone de libre-échange (ZLE) des Balkans créée en juin 2001. À cette fin, la théorie des unions douanières a été mobilisée. Des critères de concurrence, de complémentarité, de proximité (sectorielle, géographique), de niveaux de développement ont été définis. Appliqués à la ZLE balkanique, l'ensemble de ces critères indique une viabilité très faible de cette nouvelle zone d'intégration.

AUTEUR

ASSEN SLIM Maître de conférences à l'INALCO ([email protected]).

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La transition dans les pays balkaniques : les obstacles à la stabilisation macroéconomique Le cas de l'Albanie, de la Bulgarie et de la Roumanie

Georges Makris

1 Le terme de transition ne doit pas être considéré comme parfaitement propice, car il sous-entend la convergence – dans une certaine limite temporelle – des systèmes économiques, et plus précisément l'adoption par les économies jusque récemment à planification centrale du modèle des économies de marché développées, d'une façon qui témoigne une conception téléologique de ce processus, comme cela s'est déroulé dans le cas des pays en voie de développement1. Peut-être le terme de “transformation” que R. Boyer utilise2, ou encore celui de “mutation”3 seraient-ils préférables. Toutefois, dans le cas des pays ex-socialistes de l'Europe centrale et orientale et des Balkans, s'agit-il d'un phénomène très particulier : c'est la première fois qu'une tentative de rationalisation du circuit production – distribution – consommation des biens et services au moyen des mécanismes du marché coïncide avec celle du rétablissement de la démocratie politique. D'où la question sur les possibilités de satisfaire ces aspirations.

2 Au début des années 90, le cas de ces pays ne se distinguait pas de celui des pays en voie de développement4, ce qui a inspiré les politiques à caractère monétariste ainsi que l'effort d'application de réformes institutionnelles, qui ont été dictées de manière uniforme par des organismes internationaux (Banque Mondiale, FMI, etc.) sans tenir compte des particularités de l'organisation sociale de ces pays (traits sociaux, économiques, culturels) ou encore des conditions politiques ou même géographiques qui prévalaient dans chaque pays au moment du déclenchement de la transition (les “conditions initiales”)5.

3 Cependant, après plus d'une décennie, l'expérience relative nous permet de nous poser quelques questions. En effet, la poursuite de politiques de stabilisation macroéconomique, en parallèle avec les réformes institutionnelles entreprises dans le

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but d'opérer le passage à l'économie de marché, et qui ont été souvent liées à l'aide extérieure (par exemple le programme Phare)6, n'ont pas déclenché les résultats souhaités. Et si dans certains pays de l'Europe centrale aparaissent des signes d'une certaine reprise, dans d'autres – comme la plupart des pays balkaniques et ceux qui sont issus de l'Union soviétique – la récession persistante continue à créer de fortes inquiétudes. Des phénomènes tels que la baisse du rythme de croissance du PIB par habitant, l'aggravation des disparités de revenus7, la détérioration du niveau de vie8, ainsi que celle de l'indice du développement humain9, prouvent que, souvent, la transition ne se réalise pas “à visage humain”10, et que même son propre processus se trouve compromis. On ne doit pas, bien sûr, oublier que beaucoup de ces pays rencontrent de graves problèmes politiques ou que leur économie est sévèrement affectée par des conflits militaires et des déplacements massifs de populations. Pourtant, l'obstacle le plus important au succès des mesures de stabilisation macroéconomique (et de la politique de croissance) semble être l'uniformité des moyens proposés au moment de la mise en marche de la transition11, face à des niveaux de développement et des modèles d'organisation sociale différents.

4 Dans cet article, nous nous proposons de démontrer la liaison ambivalente existant entre les caractéristiques économiques particulières des pays en transition et la poursuite d'une politique de stabilisation macroéconomique, par le biais des obstacles que celles-ci présentent à l'application de celle-là, de telle sorte que cette dernière apparaisse quasiment erratique. L'ambivalence de cette liaison consiste en ce que non seulement ces caractéristiques entravent la politique macroéconomique, mais également que cette dernière agit sur eux en modifiant leur intensité et en créant ainsi des effets secondaires, et ainsi de suite, selon un cercle vicieux. D'ailleurs, il existe de multiples rapports d'influence mutuelle entre ces caractéristiques, de sorte que dans la plupart des cas elles agissent sur la politique macroéconomique de façon combinée (et inversement). Bien sûr, pour que cette approche soit complète, on aurait dû tenir compte des caractéristiques particulières, sociales, culturelles, politiques, etc., de ces pays, qui peuvent avoir une influence directe ou indirecte sur l'application des réformes et de la politique économique, mais cela dépasserait de beaucoup tant le domaine de l'analyse économique que les limites de ce travail.

5 Parmi les pays balkaniques, nous avons choisi, pour notre analyse, l'Albanie, la Bulgarie et la Roumanie pour des raisons qui tiennent aussi bien à la disponibilité des données statistiques qu'à l'appartenance de ces pays au même groupe selon les performances en matière de transition12.

6 Quant à la méthodologie que nous allons suivre, il faut souligner que la période examinée est relativement courte et que les lacunes ou différences observées entre les sources statistiques disponibles interdisent l'utilisation d'un modèle économétrique quelconque qui, d'ailleurs, fait défaut dans le cadre de la théorie de la transition. Mais la raison la plus importante du non recours à une méthode économétrique réside dans les particularités des conditions dans lesquelles a été déclenché le processus de “transformation” des institutions économiques de ces pays, particularités qui ne nous permettent pas de définir avec certitude s'il s'agit d'une transformation “autonome” ou “non autonome” : s'agit-il bien de facteurs exogènes qui ont provoqué ce phénomène (changements survenus dans les préférences de la société, dans la technologie au sens “schumpetérien” et dans la répartition des ressources, comme le modèle néoclassique l'admet) ? Même dans le cas où l'on serait à même de répondre à cette question, nous

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ne sommes pas sûrs de pouvoir expliquer la nature de la réalisation de cette transformation. En d'autres termes, ni le modèle néoclassique, comparatif et statique, de la “transformation institutionnelle” (Demsetz), ni celui de la “négociation de changements institutionnels” de la nouvelle économie politique (davantage réaliste puisqu'il accepte l'information imparfaite, et peut donc mener à des impasses), ni les modèles de la “théorie des choix publics” (qui tiennent compte du coût des négociations) ou des “économies constitutionnelles” (Buchanan) s'avèrent capables de constituer la base d'une théorie de la transition, bien qu'ils aident à mieux comprendre la complexité du phénomène13. Les discussions théoriques sur la transition d'une économie socialiste à une économie de marché ont été centrées primordialement sur le rythme de la transition (thérapie de choc ou masse critique de réformes ?) ou sur les priorités à suivre (création de structures juridiques et sociales nouvelles, stabilisation macroéconomique, ou ouverture au marché international et à la libéralisation des prix ?). Toutefois, ces approches ne semblent pas avoir été exploitées pleinement pour réussir à expliquer comment la transition se réalise. Et cela parce que la transition est un phénomène complexe, pas seulement économique, et qui touche à tous les aspects de l'entité sociale.

7 L'analyse serait donc de nature empirique, ce qui n'empêche pas cependant d'en tirer des conclusions convaincantes.

La morphologie des économies

8 Les économies de tous les pays ex-socialistes en transition depuis la fin des années 8o présentent certains traits communs qui varient d'un pays à l'autre quant à l'ampleur ou l'intensité et dont l'origine doit être recherchée dans la période de l'économie planifiée et / ou au stade précis de développement ou dans leur organisation sociale. Ces caractéristiques, sous l'effet des conditions de réalisation de la transition et sous l'action des mesures de stabilisation macroéconomique, se transforment en des facteurs critiques pour la réussite de cette dernière. En outre, la perspective d'élargissement de l'Union européenne (la Bulgarie et la Roumanie sont concernées depuis 1995) agit comme un catalyseur à plusieurs points de vue.

9 Les caractéristiques communes les plus importantes sont :

Le dualisme du tissu productif

10 Ce dualisme apparaît sous plusieurs formes : il s'agit, d'abord, de la coexistence d'un secteur étatique, qui reste encore très important, d'un côté, et d'un secteur privé croissant, qui présente de nombreuses singularités, de l'autre. Plus spécifiquement, au sein de ce dernier, on rencontre de grandes inégalités entre une minorité de branches qui reçoivent des investissements étrangers directs et les autres dont l'activité est exclusivement basée sur des ressources internes. L'autre caractéristique est la coexistence d'un grand nombre de petites entreprises – qui appartiennent souvent au secteur “atypique”14 – et de grandes entreprises étatiques héritées du passé et qui rencontrent des difficultés face à leur privatisation et à leur modernisation. Comme on peut le constater à partir des données issues du Transition Report 2000 de la BERD, l'Albanie semble avoir réalisé l'indice de privatisation des petites entreprises le plus élevé et la participation du secteur privé au PIB a évolué le plus rapidement atteignant

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75 % en fin de période, alors que la Bulgarie a opté pour la privatisation des grandes entreprises ainsi que pour les réformes visant à stimuler l'initiative d'entreprise (participation du secteur privé au PIB en 1999 : 70 %). Les performances de la Roumanie en la matière ne peuvent être caractérisées que comme médiocres (participation du secteur privé au PIB en 1999 : 60 %). En ce qui concerne les nouvelles petites entreprises, on constate une diminution du rythme de leur création. Les causes avancées pour l'expliquer sont la difficulté à se procurer le capital nécessaire, l'imposition encore élevée, la bureaucratie et l'absence d'encadrement des initiatives d'entreprise par des institutions spécialisées15.

11 Quant à la structure industrielle de ces pays, elle reste, en règle générale, typiquement celle de pays à avantages comparatifs statiques et est largement liée à des conditions de production de main d'oeuvre bon marché, de matières premières et de grande consommation d'énergie16.

12 Dans de telles conditions, l'application des réformes destinées surtout à la libéralisation du commerce extérieur et des prix ne semble pas avoir contribué à restructurer de façon substantielle le système productif, même si l'on ne tient pas compte du premier choc de la transition, d'ailleurs considéré comme attendu. On pourrait, au contraire, parler d'effets pervers qui constituent des entraves à la poursuite d'une politique économique contraignante, impliquant l'intervention des pouvoirs publics afin de maintenir la cohérence sociale.

13 Parallèlement, il faut tenir compte de l'économie souterraine qui reste encore aujourd'hui une part importante de l'activité économique (elle a été qualifiée comme seule expression de l'économie marchande durant la période de planification centrale). On estime qu'en 1995 l'économie souterraine représentait 50 % du nouveau secteur privé. La différence résulte du fait que son intégration à l'économie officielle est d'autant plus facile que les réformes institutionnelles sont avancées17.

La part élevée du secteur agricole et le processus de désindustrialisation

14 Le secteur agricole traditionnel reste encore très élevé dans le PIB de ces pays ; sa part, selon les services de statistiques nationales étant en 1999 de 17,3 % pour la Bulgarie, 13,9 % pour la Roumanie et 52,5 % pour l'Albanie (en 1990, elle était de 37,9 %, dû surtout au déclin du secteur industriel), alors qu'il semble absorber de plus en plus de main-d'œuvre (entre 1990 et 1999 l'occupation dans ce secteur a augmenté selon les mêmes sources de 36,5 % pour la Bulgarie et de 50,6 % pour l'Albanie).

15 Quant au phénomène du déclin industriel, il est considéré comme résultant de l'incapacité de réponse qualitative de l'offre à la demande et de la déformation des structures productives due à l'épargne forcée ainsi qu'au mode de gestion des ressources durant la période de planification centrale de ces économies. Plus précisément, le taux d'investissement dans le PIB était, avant la transition, d'au moins 25 % plus élevé que dans les économies de marché, ce qui reflète la négligence des méthodes d'organisation et des systèmes de motivation de la part des planificateurs. Ceci a eu comme conséquence la faible productivité du capital et du travail, ainsi que de l'ICOR (Incremental Capital-Output Ratio)18. En ce qui concerne les produits manufacturés, ils sont en règle générale incapables de concurrencer ceux des pays industrialisés de l'Europe, mais parviennent à satisfaire une partie au moins de la

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demande interne, qui commence à se différencier sous l'influence de la libéralisation du commerce extérieur et de l'accentuation de la disparité des revenus. Toutefois, les effets des réformes sur l'industrie de ces pays ne semblent pas, pour l'instant, être encourageants, nécessitant le soutien des gouvernements : comme on peut le constater à partir des tableaux 1 et 2, tant la production que l'emploi dans le secteur industriel connaissent une baisse soutenue, surtout dans le cas de la Bulgarie et de la Roumanie.

Tableau 1 : La production industrielle en % du PIB, 1991-1999

Source : BERD, Transition report 2000.

Tableau 2 : L'emploi dans le secteur industriel en % de l'ensemble, 1991-1999

Source : BERD, Transition report 2000.

Le sous-développement du secteur financier et bancaire

16 Le marché financier et toutes les institutions financières en général ont dû être créés pour la première fois. Pendant les premières années de la transition, on observe la création d'un grand nombre de banques de petite taille aux exigences de statut floues et dont le contrôle étatique laisse à désirer, ce qui a eu comme résultat nombre de faillites ou de fusions. En même temps, l'effort d'assainissement et de privatisation des grandes banques étatiques, qui reçoivent la majorité des dépôts, a été rendu difficile à cause notamment des prêts octroyés sans respect des critères économiques dans le passé ou liés à des garanties douteuses pendant les premières années de la transition. D'ailleurs, la politique de refinancement que les banques centrales ont suivi surtout en Bulgarie (jusqu'en 1997, année de la mise en place d'un “currency board” et l'alignement du lev au deutschmark) et en Roumanie a largement contribué à l'instabilité monétaire constituant ainsi une entrave rédhibitoire à la stabilité de la croissance. Progressivement, des règles plus rigoureuses ont été adoptées à l'égard du système bancaire, dont d'ailleurs le statut se trouve amélioré du fait de la concurrence exercée par les banques étrangères venues s'installer à un rythme croissant (surtout en Bulgarie et en Roumanie). Toutefois, l'insuffisance de l'épargne locale et la méfiance du public face au système bancaire – il en résulte de très faibles multiplicateurs monétaires – en combinaison avec l'âge embryonnaire des autres institutions financières, surtout de la bourse des valeurs et du marché des assurances, ainsi que le retard pris par la législation pour assurer la transparence des transactions, ne permettent pas encore le développement du secteur bancaire au niveau que nécessite l'effort de stabilisation et de croissance économiques19 (tableau 3).

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Tableau 3 : Secteur bancaire et financier, 1991-2000

Source : BERD, Transition report 2000 ; FMI, WIIW, BNB, BNR.

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L'intégration dans l'économie internationale

17 Les économies des pays ex-socialistes de l'Europe centrale et orientale fonctionnaient protégées de toute concurrence dans le cadre de la répartition internationale du travail du COMECON. L'effondrement de ces rapports réciproques, l'ouverture presque totale au commerce mondial, et surtout avec l'UE, constituent pour eux une épreuve difficile : l'affrontement avec les prix mondiaux et le retard de leur offre par rapport aux normes internationales ont provoqué au début des années 90 une diminution drastique du volume de leur commerce extérieur. Cela a bien sûr contribué au rétablissement d'un certain niveau de concurrence, mais aussi à l'adaptation des prix aux niveaux internationaux, ce qui a eu comme effet la hausse des pressions inflationnistes et la détérioration des termes du commerce. Et alors que certains produits pour lesquels les pays balkaniques possèdent des avantages comparatifs continuent à être soumis à des limitations quantitatives et d'autres restrictions20, la part de l'UE à leur commerce extérieur a doublé jusqu'en 1995. Depuis, cette évolution fléchit (à cela il faut ajouter la chute libre de leurs exportations vers la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie, conséquence de la crise monétaire russe de 1998), en parallèle avec la persistance, voire l'aggravation, de leurs déficits commerciaux (et surtout des transactions courantes). Si ce phénomène était accompagné par une hausse de la productivité et par des rythmes positifs de croissance, il n'y aurait pas eu de raisons à s'inquiéter. Mais cela n'a pas eu lieu, et de plus à ces déficits il faut ajouter les déficits publics, ce qui a donné lieu à de forts déséquilibres macroéconomiques vers la fin de la décennie – surtout en Roumanie –, éprouvant fortement la poursuite de leur politique de stabilisation budgétaire et monétaire.

18 De récentes recherches concernant la relation entre la libéralisation du commerce extérieur et la croissance viennent mettre en doute l'existence d'un rapport positif indéniable. Ce rapport semble être plutôt aléatoire et dépendre d'un certain nombre de facteurs aussi bien internes qu'externes21. En ce qui concerne la théorie contemporaine de la croissance endogène, elle accepte que la réponse dépend de l'avantage comparatif du pays en question, c'est-à-dire de sa capacité à endiguer les ressources internes vers des activités garantissant une croissance à long terme ou de les en détourner. Le rapport entre la libéralisation du mouvement des capitaux et la croissance apparaît encore moins clair22.

L'évolution des réformes

19 La Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) a élaboré un “indice de transition” exprimant une moyenne des estimations quant aux résultats des réformes entreprises par pays entre 1991 et 1999. Ces réformes concernent les privatisations, les restructurations des entreprises, la libéralisation des prix et du commerce, l'introduction d'une politique pour la concurrence, la réforme du système bancaire et le développement des marchés des valeurs. Sur la base de ces indices (allant de 1 à 4), on peut distinguer six groupes de pays, classés par ordre de moindre performance : les pays de l'Europe centrale et orientale, les pays baltiques, les pays du Sud-Est de l'Europe (l'Albanie, la Bulgarie et la Roumanie y appartiennent, pays pour lesquels nous avons calculé ces indices comme étant 2,6, 2,8 et 2,7 respectivement), les

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pays du centre de la CIS, les pays du Caucase et les pays de l'Asie Centrale. S'agissant des pays qui nous intéressent, le plus avancé dans les réformes est la Bulgarie (meilleures performances au niveau des privatisations de grande échelle), suivie par la Roumanie (qui devance les autres en matière de libéralisation du commerce et d'application de la politique de concurrence) et l'Albanie. Dans ces trois pays, on observe une accélération des réformes depuis 1997, probablement après recommandation du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, qui lient les programmes de financement au progrès des réformes.

20 Cette distribution géographique des pays en transition, selon le critère du progrès dans les réformes, coïncide en règle générale avec l'évolution des grandeurs macroéconomiques pour la même période. Il aurait été donc aisé d'établir une corrélation positive élevée entre ces deux phénomènes, comme cela apparaît souvent dans la bibliographie internationale. Mais, peut-être est-il possible d'expliquer cette corrélation tant par le niveau de développement de ces économies que par la capacité politique d'appliquer ces réformes, laquelle dépend à son tour de l'organisation sociale de ces pays durant la période de planification centrale23. Par exemple, un des facteurs qui peut expliquer les différences dans le retard quantitatif et qualificatif des privatisations des petites et grandes entreprises étatiques est les conditions qui permettent aux managers du régime précédant de conserver leur poste et de développer des stratégies de maximisation de leur profit personnel24 dans le cadre de la méthode MEBO (Management and Employee Buy Out), méthode observée particulièrement en Bulgarie. Le refus de nombreuses entreprises étatiques de rembourser leurs dettes envers l'Etat en constitue un autre exemple, comme en Roumanie25 (en 1988 cela représentait 24,4 % des ressources publiques), ou le cas de ces entreprises privées accumulant les arriérés de paiement envers les banques (dans le cadre d'une “culture de non-paiement”). D'ailleurs, l'évasion fiscale (qui représente 16 % du PIB en Albanie) entrave de beaucoup le rétablissement de l'équilibre des finances publiques26. Tout cela crée des entraves à l'assainissement du secteur bancaire et ne lui permet pas de se développer ni d'accompagner les efforts de la politique économique. On peut encore mentionner le rôle moins important par rapport aux pays de l'Europe centrale (surtout en Hongrie et en Pologne) que joue la “nomenklatura” du régime précédent en train de se transformer en une classe de managers, facteur considérable et controversé de croissance du secteur privé27.

21 Contrairement à ce qu'on pourrait s'attendre, il semble qu'on ne peut établir de relation directe entre le progrès réalisé dans le domaine des réformes et les investissements directs étrangers (IDE). Cette constatation peut être vérifiée à partir d'une comparaison de données provenant du FMI, des Banques centrales des pays concernés et de la BERD28 : les indices évaluant le progrès des réformes et ceux évaluant les investissements directs étrangers cumulés par habitant ne révèlent pas de corrélation directe. En effet, l'Albanie a reçu un volume d'investissements inférieur à celui de la Bulgarie et, surtout, celui de la Roumanie, par rapport au niveau des réformes réalisées (tableaux 4 et 5). Les réformes ne semblent pas être la seule condition pour attirer les IDE. Le niveau général de développement ainsi que les perspectives d'élargissement de l'UE doivent y jouer un rôle important.

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Tableau 4 : Investissements étrangers directs nets, 1991-1999 (millions de US$)

Source : BERD, Transition report 2000.

Tableau 5 : Réformes et investissements directs étrangers, 1991-1999

*La population est prise comme la moyenne de la période 1991-1998. Source : calculs à partir de données de la BERD, Transition report 2000.

Les efforts de stabilisation macroéconomique

22 L'évolution des grandeurs macroéconomiques prouve clairement que l'attendue “récession de la transformation”, qui a été observée pendant les premières années de la transition, a évolué en une “récession structurale”. En effet, après la crise du début de la décennie (fortes baisses du PIB et des investissements, augmentation des déficits des balances commerciale et courante, hyperinflation et hausse du chômage), des déséquilibres macroéconomiques réapparaissent autour de 1997 et, depuis, il n'y a pas de signes de reprise durable et surtout d'assainissement de la structure économique : faible hausse ou même baisse du PIB / tête, accentuation des inégalités des revenus (en Roumanie le coefficient Gini a doublé entre 1991 et 1997), la part du secteur industriel dans le produit national diminue rapidement, le chômage atteint des niveaux difficilement supportables, l'inflation – bien que loin des taux du début de la transition – reste, dans la plupart des cas, élevée, les déficits de la balance commerciale et de la balance des opérations courantes se creusent davantage (moins dans le cas de l'Albanie grâce à l'apport des travailleurs à l'étranger), alors que la composition du commerce avec les pays de l'OCDE (surtout avec l'UE) se modifie en faveur de ces derniers, le commerce dans le cadre de l'ex-COMECON s'étant effondré.

23 Dans ce contexte, si l'on juge la politique économique – fortement erratique jusqu'en 1996-1997 (stop and go policy) – à partir de l'évolution des déficits ainsi que des variables monétaires, on peut constater qu'elle devient davantage rigoureuse et restrictive, bien qu'interrompue par de courtes périodes d'expansion ou caractérisée par des contradictions. Cependant, les données concernant le financement du secteur public montrent un accroissement de sa dépendance des sources internes et externes, alors qu'il devient incapable de financer les interventions nécessaires pour atténuer les entraves à la poursuite de la politique économique.

24 Si les déséquilibres macroéconomiques des premières années de la transition peuvent être interprétés comme le résultat de la brusque application des réformes sur un ensemble d'institutions peu développées et fragiles, ceux de la fin de la décennie ne

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peuvent pas être expliqués uniquement par le même schéma. Par exemple, la contraction de l'activité, l'hyperinflation et la hausse du chômage de la première période ont leur origine dans la brusque introduction des réformes (surtout la libéralisation des prix, l'ouverture du commerce extérieur et la rationalisation du fonctionnement des structures productives29des secteurs placés dans le cadre de l'économie du marché – restructuration schumpetérienne). Mais l'inflation persistante des dernières années semble avoir une cause supplémentaire : “l'inflation d'inertie”30, c'est-à-dire provoquée par des causes sociales et politiques, et plus spécialement par l'antagonisme des groupes se disputant des parts du revenu national. Cet antagonisme trouve son origine dans un contexte où la libéralisation des prix, le mode de réalisation des privatisations, le développement du secteur privé, l'économie souterraine et l'intégration à l'économie mondiale, en combinaison avec les politiques de stabilisation fonctionnent dans un cercle vicieux et constituent des facteurs de modification du partage des revenus et de la richesse, de hausse du chômage et donc de création d'impasses à l'exercice de la politique économique même. En d'autres termes, il s'agit des effets ambivalents de l'interaction entre les caractéristiques économiques, les réformes et la politique de stabilisation et de croissance. Elle se déroule de la façon suivante : les caractéristiques propres aux économies de ces pays, qui soit existaient déjà soit se sont manifestées au déclenchement de la transition, exercent sous l'action des réformes des effets combinés tant entre eux que sur les variables macroéconomiques dont le résultat est la création de contraintes économiques, sociales et politiques à l'application d'une politique de rétablissement des déséquilibres macroéconomiques, politique qui à son tour génère des effets négatifs sur ces caractéristiques mêmes.

25 L'évolution du PIB réel par habitant n'est certes pas positive, mais cela devient encore plus inquiétant avec l'accentuation des disparités des revenus. Les salaires réels suivant une tendance à la baisse – résultat du market clearing31 – et n'étant pas indexés sur les prix, le coefficient Gini prend des valeurs de plus en plus élevées. Etant donné que le chômage augmente et que les institutions de protection sociale sont peu développées, il devient aisé de conclure que de fortes pressions sociales, et donc politiques, sont exercées vers une politique économique plus expansionniste. Ce qui a comme conséquence l'aggravation des déficits budgétaires, le recours à la Banque centrale et d'autres mesures monétaires “accommodantes” (par exemple baisse des taux d'intérêt à l'emprunt ou augmentation de la masse monétaire), impliquant ainsi une augmentation du volume de la dette publique et de l'endettement extérieur et exerçant des pressions sur les réserves. Outre que le danger d'une nouvelle flambée de l'inflation (surliquidité) devient imminent, l'évolution des taux de change (forte volatilité durant tout le long de la période) reflète les faiblesses de la structure économique et crée des pressions permanentes sur le niveau des prix, compromettant sérieusement l'efficacité de la politique macroéconomique. Face à la diminution du niveau de la production et de la détérioration des termes du commerce extérieur qui s'en suivent, il devient difficile de poursuivre une politique de stabilisation et encore moins de croissance permanente. De telles périodes ont été observées dans les trois pays examinés, des premières années de la transition et jusqu'en 1993 et de nouveau en 1996-1997.

26 Pour pallier une telle évolution, une politique économique de contraction a été instaurée (Albanie en 1997, Bulgarie en 1998, Roumanie en 1999) : diminution des dépenses publiques, hausse des taux d'intérêt à l'emprunt, diminution de la circulation monétaire et des crédits à l'économie. Toutes ces mesures ont été prises selon un ordre

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différent et selon les possibilités et contraintes de chaque pays. Dans le même temps des mesures contradictoires sont adoptées, comme par exemple en 1995 en Roumanie, où la contraction budgétaire a été accompagnée par une politique monétaire expansionniste (c'est le contraire qui s'est produit en Albanie en 1998-2000).

27 Comme on peut le constater à partir du tableau 6, l'effort de stabilisation même incomplet est évident, mais le PIB et les autres indicateurs macroéconomiques enregistrent de nouveaux reculs. Dans un tel contexte, toutes les caractéristiques spécifiques des économies étudiées se trouvent à leur tour affectées, engendrant de nouveau leurs effets contraignant sur la politique macroéconomique : le dualisme de l'appareil productif continue à persister malgré l'élargissement de la part du secteur privé dans le PIB (la privatisation des petites entreprises devançant de beaucoup celle des grandes), la désindustrialisation et la part dominante du secteur agricole sont encore plus marquées qu'au début de la transition, la fragilité et le dysfonctionnement du système bancaire et du secteur financier en général n'inspirent toujours pas la confiance du public ni n'attirent non plus les capitaux étrangers (voir tableaux 5A et 5B), malgré l'avance des réformes (à un rythme pourtant moins soutenu qu'au début de la transition selon la BERD). Quant au commerce international, les tendances enregistrées déjà au milieu des années 90 ne semblent pas s'inverser.

Tableau 6 : Politiques et principaux indicateurs macroéconomiques, 1991-2000 Albanie

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Bulgarie

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Roumanie

Sources : A partir de données provenant de : BERD, Transition report 2000. Series NAR. The Road to Stability and Prosperity in South Eastern Europe, BERD / The World Bank, 2000. Ivanov E. – Kouneva M., Investment Guide for Southeast Europe, Bulgaria Economic Forum NGO, September 2000. Kotios (Aggelos), Petrakos (George), éds., Restructuring and Development in Southeastern Europe, Volos : South and East European Development Center, University of Thessaly Press, 2000.

Conclusion

28 Il est indispensable de garder une cohérence entre l'évolution des finances publiques, la politique monétaire, les réformes et l'ajustement structurel des économies en transition, afin d'éviter toute remise en question de la politique adoptée. L'expérience de cette décennie montre en effet que dans les pays qui nous concernent, lors de chaque période d'incohérence entre l'un ou l'autre élément, les économies ont subi de sérieux déséquilibres macroéconomiques, la politique économique par les moyens qu'elle se propose (austérité budgétaire et monétaire et introduction massive de réformes) n'arrivant pas à créer les conditions nécessaires à l'atténuation des blocages dont l'origine se trouve (entre autres) dans les caractéristiques examinées dans la première section. Or la cause de l'échec des politiques de stabilisation économique et de leur incapacité à engager ces pays sur un sentier de croissance durable semble être la non prise en compte de ces particularités.

29 L'application des mêmes mesures rigides de politique macroéconomique et l'introduction des mêmes réformes dans tous les pays en transition ne semble pas garantir à tous le passage réussi à l'économie de marché. Un certain nombre de pays est pris dans un cercle vicieux où il y a interaction négative entre les traits particuliers de

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leurs économies et de leur organisation sociale d'un côté, et de la politique macroéconomique de l'autre, dicréditant l'efficacité de cette dernière. L'alternance des directions que cette dernière poursuit, restrictives ou expansionnistes et même parfois contradictoires, et la persistance de ces traits ont bloqué le processus de la transiton dans une impasse où des périodes de crise succèdent à d'autres d'efforts d'assainissement économique. Bien sûr, l'utilisation d'instruments fiscaux et monétaires et l'introduction des réformes constituent l'essentiel de la transition, mais il est nécessaire de les ajuster judicieusement afin de réunir les conditions de réussite de l'entreprise. Cela peut concerner leur application totale, partielle ou progressive de sorte qu'ils soient cohérents et répondent surtout au degré de maturité des rapports socioéconomiques qui caractérisent chaque pays.

NOTES

1. Chavigny (Régis), “Economies en transition et économies en développement : une comparaison”, Problèmes Economiques, (2563), avril 1998, p. 4. 2. Boyer (Robert), “La grande transformation de l'Europe de l'Est : Une lecture régulationniste”, Préface à l'édition japonaise de l'ouvrage Yamada (T.), Boyer (Robert), eds., La grande transformation du socialisme, Tokyo : Fujiwara, 1993 3. Nuti (M.), “Transition ou mutations. Pour une une nouvelle économie politique de la transformation postcommuniste”, Congrès annuel de l'AFSE, Paris, septembre 1996. 4. Lavigne (Marie), “Du plan au marché : quelle économie pour le XXIe siècle ?”, Economies et Sociétés, série G (44), avril-mai, p. 24 5. Cf. Melo (Martha De), Denizer (Cevdet), Gelb (Alan), Tenev (Stoyan), Circumstance and Choice : The role of initial conditions and policies in transition economies, World Bank Policy Research Working Paper (1866), 1997 ; Krueger (Gary), Ciolko (Marek), “A note on initial conditions and liberalization during transition”, Journal of Comparative Economics, (26), 1998. 6. Kotios (Aggelos), “La politique balkanique de l'Union européenne”, Marché sans Frontières, 5 (3), 2000. 7. Programme des Nations Unies pour le Développement, La répartition des revenus dans le monde, 1996, p. 30 ; Flemming (John), “Equitable Economic Transformation”, in Tanzi (Vito), Ke-Young (Chu), eds., Income Distribution and High Quality Growth, Cambridge : MIT Press, 1998. 8. Flemming (John), art.cit. 9. Programme des Nations Unies pour le Développement, op.cit, p. 29. 10. Chavigny (Régis), art.cit., p. 5. 11. Mordacq (Patrick), “Commentaire”, Problèmes Economiques, (2638-2639), novembre 1999, p. 73. 12. Lenain (Patrick), “Le bilan contrasté de la stabilisation”, Problèmes Economiques, (2638-2639), novembre 1999, pp. 26-28 [extrait de : Dix années de transition – Rapport d'étape, Finances et développement, Fonds Monétaire International, septembre 1998]. Selon ce critère, on peut distinguer deux grands groupes de pays en transition : le premier est constitué des pays qui ont le plus avancé en matière de réformes institutionnelles visant à leur intégration à l'économie de marché et qui présentent des grandeurs macroéconomiques relativement améliorées (pays baltes, Hongrie, Pologne, République tchèque, République slovaque, Slovénie et Croatie), et le

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second comprend les pays qui en présentent des résultats moins satisfaisants (Albanie, Bulgarie, Roumanie, FYROM, Bosnie-Herzégovine, Yougoslavie et pays provenant de l'ex-URSS). 13. Cf. Wagener (Hans-Jurgen), “La transformation : un cadre historique et théorique”, Revue d'études comparatives Est-Ouest, 29 (4), décembre 1998. 14. Il s'agit d'activités nécessitant peu de capital, protégées de la concurrence internationale et ne fonctionnant pas selon des critères purement capitalistiques (Bureau International du Travail, Rapport Général de la 14e conférence internationale des statistiques du travail, 1987, ch. 2, pp. 9-27). 15. Pour plus de détails, voir Le retard des entreprises privées, synthèses de l'OCDE (avril 1999). 16. Totev (Stoyan Anastassov), “Economic performance and structure of southeastern european countries”, in Kotios (Aggelos), Petrakos (George), Restructuring and Development in Southeastern Europe, Volos : University of Thessaly Press, Volos, 2002. 17. Mordacq (Patrick), art.cit, p. 70. 18. Götz (Robert), “Le modèle économique socialiste à la veille de la transition”, Problèmes Economiques, (2638-2639), novembre 1999, p. 12. 19. Cf. Exeter (J.), Fries (Steven), Le processus de transition postcommuniste – Modalités et perspectives, FMI : Finances et Développement, septembre 1998. 20. Lhomel (Edith), “Albanie 1998-1999 : Aux limites de l'implosion”, Courrier des pays de l'Est (Le), (442), 1999, p. 16. 21. Cf. voir Mink (Georges), Szurek (Jean-Charles), “L'ancienne élite communiste en Europe centrale – stratégies, ressources et reconstructions identitaires”, Revue Française de Science Politique, 48 (1), février 1998. 22. La rédaction, “Entreprises et privatisations en chiffres”, Problèmes Economiques, (2638-2639), novembre 1999, p. 39. 23. Kotios (Aggelos), art.cit., p. 172. 24. Rodrik (Dani), “Les mirages de l'ouverture extérieure”, Economie Politique, (10), 2001, pp. 49-51. 25. Grilli (Vittorio), Miles-Ferretti (Gian-Maria), “Economic effects and Structural Determinants of Capital Controls”, IMF Staff Papers, 42 (3), september 1995. 26. Wolf (M.), “Le piège de la transition : le comment et le pourquoi d'une évolution en U”, Problèmes Economiques, (2638-2639), novembre 1999 [traduction de “Caught in the transition trap”, Financial Times, 30/06/99]. 27. Voir Labaronne (Daniel), “Les lenteurs de la privatisation de l'Est : une conséquence de la stratégie d'enracinement des managers”, Revue d'Economie Politique, (5), septembre-octobre 1998. 28. Lhomel (Edith), “Roumanie 1998-1999 : sur le fil du rasoir”, Courrier des pays de l'Est, (442), 1999, p. 117. 29. Andreff (Wladimir), “Facteurs inertiels et effet de sentier dans l'analyse théorique de la transition”, Congrès Annuel de l'AFSE, Paris, septembre 1996. 30. Chavigny (Régis), art.cit., p. 9. 31. Flemming (John), art.cit., p. 183.

RÉSUMÉS

Cet article souhaite démontrer la liaison ambivalente existant entre les caractéristiques économiques particulières des pays en transition et la poursuite d'une politique de stabilisation

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macroéconomique, par le biais des obstacles que celles-ci présentent à l'application de celle-là, de telle sorte que cette dernière apparaisse quasiment erratique. L'ambivalence de cette liaison consiste en ce que non seulement ces caractéristiques entravent la politique macroéconomique, mais également que cette dernière agit sur eux en modifiant leur intensité et en créant ainsi des effets secondaires, et ainsi de suite, selon un cercle vicieux. Si l'utilisation d'instruments fiscaux et monétaires et l'introduction des réformes constituent l'essentiel de la transition, il est nécessaire de les ajuster judicieusement afin de réunir les conditions de réussite de l'entreprise. Cela peut concerner leur application totale, partielle ou progressive de sorte qu'ils soient cohérents et répondent surtout au degré de maturité des rapports socioéconomiques qui caractérisent chaque pays.

AUTEUR

GEORGES MAKRIS Professeur assistant, Département d'Etudes Balkaniques (Florina), Université Aristote de Thessalonique, [email protected]

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