Huart, Physiologie De La Grisette Summer 18
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Physiologie de la Grisette1 by Louis Huart Chapitre II : Où l’auteur aborde franchement son sujet. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les grisettes ont été appréciées, courtisées et physiologiées.2 Il y a deux cents ans qu’un de nos plus grands poètes leur a consacré les vers suivants, qui, pour être de l’époque de Louis XIV, ne sont pas déjà trop rococos: Une grisette est un trésor, Et, sans se donner de la peine, Et sans qu’au bal on la promène, On en vient aisément à bout ; On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout : La peine est d’en trouver une qui soit fidèle3. La grisette de notre époque a bien quelque ressemblance avec celle du bon La Fontaine. C’est toujours un trésor, si vous voulez ; mais il faut la faire danser beaucoup et souvent : autrement, pas d’affaires, vous n’en viendrez jamais à bout. On lui dit toujours ce qu’on veut; elle y croit toujours. Quant à la fidélité, elle en a tout autant que certaines grandes dames, ne vous en déplaise. Il en est de la grisette comme d’une foule d’excellentes choses qui s’en vont ; et pour peu que nous allions quelque temps encore, nous n’aurons bientôt plus rien de bon. La grisette, la véritable et non contrefaite, est une jeune fille de seize à trente ans qui travaille, coud ou brode 1 For an explanation of the term “grisette,” see introduction to Paul de Kock’s “Un Bal des grisettes” in this volume. 2 Huart creates a neologism here - “physiologized.” For more on the phenomenon of the physiologies see Introduction. 3 This citation is a slightly modified excerpt from Jean de La Fontaine’s 1665 work Joconde in which he writes: “Une grisette est un trésor ;/Car, sans se donner de la peine,/ Et sans qu’aux bals on la promène,/On en vient aisément à bout;/On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout,/ Le point est d’en trouver une qui soit fidèle. “ toute la semaine, et s’amuse le dimanche. A trente ans, jusqu’à la vieillesse la plus reculée, elle perd sa spécialité : ce sera une couturière, une culottière, une fleuriste, une modiste, une brunisseuse, une chamarreuse, une ouvrière en chambre ou à la journée ; elle entrera dans la catégorie du commun des martyrs.4 Bonne, gentille, amusante et dévouée, la grisette est un singulier mélange des qualités les plus opposées ; elle a des défauts sans doute. L’homme n’est pas né parfait, disait un gendarme;5 la grisette non plus n’est pas née parfaite, mais chez elle les bonnes qualités l’emportent sur tout le reste. Le sort de la femme sur la terre n’est pas toujours des plus heureux ; et bien qu’en ait dit nous ne savons plus quel monsieur, que Paris était l’enfer des chevaux et le paradis des femmes,6 il n’est pas bien certain que la grisette ait jamais rencontré dans la capitale toutes les joies du paradis. Elle peut quelquefois avoir de bons moments, mais aussi que de tristes quarts d’heure ! s’il nous est permis de nous exprimer ainsi. De bonne heure livrée à elle-même, la pauvre enfant, en sortant d’apprentissage, se met dans son à part*7: un lit de sangle, un matelas, une chaise, un verre et un pot à eau, composent son ameublement; c’est tout au plus si la chambre est assez vaste pour contenir tous ces objets. Elle domine les toits des environs, et vous pouvez facilement reconnaître, aux capucines qui l’inondent, la fenêtre de son modeste appartement. La grande dame professe pour la grisette un souverain mépris; elle ne peut lui pardonner son joli pied, sa taille fine et élégante, et son gentil minois. Ce qui contribue encore à 4A culottière is a maker of undergarments; a brunisseuse is a burnisher; a chamarreuse is an embroiderer; an ouvrière en chambre or à la journée is a chambermaid or a day laborer. 5 The author playfully attributes this quote to a policeman to lend seriousness to his words. 6 This is an incomplete quote of a French proverb: “Paris est l’enfer des chevaux, le purgatoire des hommes, et le paradis des femmes.” 7* Son appartement, français de grisette, de rapin et d’étudiant (this footnote defining the slang term used by students and grisettes alike appears in the original edition). augmenter sa mauvaise humeur, c’est la profonde ignorance où est la grisette de la jalousie qu’elle excite. Insouciante et désintéressé, la bonne fille n’a jamais pensé à l’avenir ; elle restera ce qu’elle est. Adolphe8 sera toujours auprès d’elle et ne l’abandonnera jamais. – Quelques mois encore, et son chéri rencontrera une princesse qui certes ne la vaudra pas, et qui vengera bien la pauvre petite des rigueurs et de l’abandon du cruel ; – mais n’anticipons pas sur les événements ! Chapitre V : Des passions de la grisette Rien n’est parfait sur la terre, et, si vous y regardez de bien près, vous trouverez que le printemps n’est pas toujours la saison des roses, que le nez d’Odry est un peu trop relevé,9 et que le bouillon philanthropique et gélatineux ne nourrit que très médiocrement si l’on n’a la précaution d’y joindre un large rosbif aux pommes de terre ; -- ainsi pourquoi voudriez-vous que la grisette ici-bas fût seule exempte de quelques petits défauts ! Elle a donc aussi ses passions, -- mais passions assez innocentes du reste, et la plupart du temps faciles à satisfaire. 8 Adolphe is a stereotypical name for an unfaithful young lover, taken from the hero of the 1816 novel Adolphe by Benjamin Constant. 9 Jacques Charles Odry (1781-1853) was a comedic actor, playwright, and poet. He played many different roles, but was known for exaggerated body parts, in particular his nose. Author and critic Théophile Gautier wrote in 1837 that “Odry a le nez taillé en bouchon de carafe” (Odry has a nose shaped like a carafe’s stopper), after which Odry’s nose became somewhat of a legend. Odry was also a name used frequently in French puns in the nineteenth century, for example: “Voyant un homme qui avait le nez très-gros, Odry disait : — En faisant cet homme-là la nature a fait un nez fort” (“After seeing a man with a big nose Odry said, when she made that man, Nature made a real effort” – a play on words because “un nez fort” sounds like “effort” in French). See Olivier Bara, “Dérive, déliaison, délire: du scenario vaudevillesque au calembour ‘à l’Odry.’” Le rire moderne (Presses universitaires de Paris Ouest, 2013): 377-392. Quand un phrénologiste vient à palper une grisette, – la tête, bien entendu, – la première bosse qu’il rencontre est invariablement la bosse des marrons, babas, galettes, vin chaud, bischoff10 et autres rafraîchissements analogues.11 Les personnes qui se prétendent bien renseignées nous affirment que c’est l’amour qui a perdu Troie; – c’est possible, – mais à coup sûr ce sont les marrons de Lyon12 qui perdent une foule de grisettes parisiennes. Dans le grand monde, un amoureux galant ne commence jamais à faire la cour à une dame sans lui apporter des bouquets formés des fleurs les plus rares ; – chez les grisettes, un jeune homme ne peut mieux débuter que par des fruits. – La grisette goûte infiniment mieux trois oranges et un demi-cent de marrons que le plus magnifique camélia. Notez que la différence de prix est tout entière en faveur de l’amoureux: –dix-huit sous au lieu de vingt francs, c’est à considérer, – même quand on est étudiant en droit. L’amoureux qui, lors de son admission dans un magasin ou dans une réunion de grisettes, signale son entrée par une distribution générale d’oranges et de marrons, est proclamé immédiatement par toute la société: un jeune homme bien comme il faut; – et la grisette à qui s’adressent ses hommages se dit aussi qu’elle ne peut manquer d’être fort heureuse avec un monsieur qui a un aussi charmant caractère. La grisette a fait depuis son bas âge une étude si approfondie du marron, qu’elle reconnaît immédiatement la ville, ou plutôt la campagne qui lui a donné le jour, et ce n’est pas à elle que le 10 Mulled wine. 11 Phrenology is a pseudo-scientific discipline focused on measurements of the human skull that was popular in the early nineteenth century. According to phrenology, certain brain areas have specific functions. The joke here is that the phrenologist quickly locates the part of the grisette’s head that indicates her passion for treats. 12 Chestnut, not necessarily from Lyon, but called “de Lyon” because they were often shipped from Lyon after being harvested from nearby regions. marchand, même le plus diplomate, parviendrait à faire prendre de la châtaigne pour du Lyon premier choix. Aussi pendant l’hiver, pour peu que vous soyez pris d’une fringale subite fouillez dans les poches d’une grisette, et vous aurez bien du malheur si vous ne tombez pas sur une trentaine de marrons plus ou moins brûlantes ; – escortés – d’une moitié de gâteau de Nanterre,13 – d’un fragment de sucre d’orge,14 – d’un étui, – de quelques noisettes, de trois pralines, d’un dé à coudre et d’une patte d’écrevisse; car cette poche lui sert à la fois de garde-manger et de sac à ouvrage.