GEORGES CHARENSOL

LES BEAUX-ARTS

Renoir au Grand Palais

De tous les peintres du siècle dernier Auguste Renoir est probablement le plus populaire, le plus accessible, et ceux-là mêmes qui ne s'intéressent pas particulièrement à l'art connaissent la Loge ou le Moulin de la Galette. Les raisons de ce succès sont évidentes. Il fut incroyablement prolifique, entre 1869 et 1883 on n'a pas répertorié moins de sept cents tableaux. De plus, il est par excellence le peintre de la femme et Pierre Leprohon dans son Univers des peintres (1) souligne le goût qu'il a pour un certain type de modèles : « La robustesse de ces belles archi• tectures charnelles est empreinte de sérénité classique. » L'ex• trême séduction de cette œuvre ne saurait en dissimuler la complexité qui apparaît à la vaste exposition qui, occupant deux étages du Grand Palais, comprend plus de cent vingt toiles (2). Si une réunion aussi prodigieuse a pu être réalisée c'est, une fois de plus, grâce à une collaboration internationale, celle de la Réunion des musées nationaux français, du British Council et du musée de Boston. La société I.B.M. a également apporté son concours financier, ce qu'on doit signaler au moment où l'on parle tant de mécénat. Il est heureux que de puissantes sociétés industrielles contribuent à de telles entreprises. Toutefois, il n'est pas inutile de mettre en garde les pouvoirs publics contre des

(1) Abondamment illustré, cet ouvrage paru aux éditions André Bonne survole la période 1830-1930 de la peinture française. A signaler l'effort particu• lier fait par la librairie Flammarion à l'occasion de l'exposition Renoir. Elle a réédité l'excellent Renoir de Maximilien Gauthier paru il y a une dizaine d'années dans la collection « les Maîtres de la peinture moderne », ainsi que Tout l'œuvre peint de Renoir consacré à sa période impressionniste. Enfin elle donne la traduction du monumental Renoir de Barbara Ehrlich White avec 391 illustrations correspondant exactement au texte. (2) Jusqu'au 2 septembre 1985. 184 LES BEAUX-ARTS

excès qui, aux Etats-Unis, ont facilité cette spéculation qui est une des plaies du monde artistique contemporain. Les deux premières œuvres importantes figurant à l'exposi• tion, le Cabaret de la mère Anthony et Jules Lecœur en forêt de Fontainebleau, datent de 1866. Renoir a vingt-cinq ans. L'une et l'autre confirment ce que j'ai déjà dit ici même concernant l'influence trop souvent négligée que les peintres de Barbizon ont exercée sur ce qui devait devenir l'impressionnisme. Non seulement Renoir peint, comme ils l'ont fait, dans la forêt de Fontainebleau mais, de même, il travaille sur nature utilisant des techniques assez traditionnelles. On a également cité le nom de Courbet à propos de sa première grande composition, le peintre groupant deux hommes et deux femmes autour d'une table de l'auberge tenue à Marlotte par la mère Anthony. Il n'est que de la comparer avec le Déjeuner sur l'herbe et les Femmes au jardin peints par Claude Monet pour constater qu'à la même époque celui-ci est infiniment plus audacieux que Renoir. En revanche, ce dernier est en possession d'un métier plus sûr, ainsi qu'en témoigne l'admirable portrait, où jouent toutes les nuances de gris, qu'il fera l'année suivante de son ami Bazille dont il partage l'atelier. Signalons que l'un et l'autre figurent dans le célèbre tableau de Fantin-Latour en hom• mage à Manet, Un atelier aux Batignolles. C'est d'ailleurs le nom de Manet qui vient à l'esprit devant la brillante étude de 1868 Patineurs au bois de Boulogne. Si sa palette s'éclaircit alors, l'on ne peut encore parler d'impressionnisme ni à propos du ravissant portrait de femme, En été, ni pour les Fiancés qui représentent le peintre Sisley et sa compagne dont, admirant visiblement la ravissante robe rouge, il s'est attaché à rendre toutes les nuances. L'extrême diversité de l'œuvre de Renoir est frappante car ces deux tableaux sont à peu près contemporains de la Femme à la mouette, d'un tout autre esprit puisque s'y révèle encore l'influence de Courbet, et des deux Grenouillère, celle de Moscou et celle de Stockholm, où il manifeste une liberté qui fait déjà de lui le plus audacieux des impressionnistes tant il parvient à exprimer en quelques touches l'air, la lumière, les reflets sur l'eau et à rendre vivants, en rapides coups de pinceaux, cette multitude de personnages. Mais voici aussi les Fleurs dans un vase peintes avec la plus extrême minutie et la Baigneuse au griffon qu'on peut qualifier d'académique sans rien lui retirer de ses évidentes qualités : si le coloriste de génie qu'est Renoir se retrouve dans les vêtements que vient de quitter la jeune femme, celle-ci est traitée dans un style proche des nus de Courbet, voire d'Ingres. Et puis, toujours en 1870, le voilà revenu à l'impressionnisme le plus délibéré avec . LES BEAUX-ARTS 185

C'est là, je crois, un cas unique dans la peinture d'un artiste capable d'exécuter dans le même temps des œuvres aussi radica• lement opposées d'esprit comme de technique. D'ailleurs, après

Menu dessiné par Renoir impécunieux pour les dîners de Mme Georges Charpentier plusieurs refus antérieurs, la Baigneuse fut acceptée au Salon officiel. Presque tout au long de sa vie Renoir donnera simulta• nément des œuvres si diverses, voire contradictoires qu'il est 186 LES BEAUX-ARTS impossible de définir chez lui une évolution comme on peut le faire pour ses amis Degas, Cézanne ou Monet. Ces contradictions se retrouvaient sans doute dans son carac• tère tant sont différentes les images que donnent de lui ceux qui l'ont le mieux connu. De tous les impressionnistes il est celui dont l'origine est la plus modeste. 11 est né à Limoges où son père est ouvrier tailleur. Sans travail, il va en chercher à Paris alors qu'Au• guste a trois ans. Il en a treize quand ses parents le placent dans une fabrique de porcelaine du Marais. Pour apprendre à dessiner les fleurs qui ornent les services de table il suit des cours dans une école gratuite de dessin. Pendant son apprentissage, il habite chez ses parents, rue d'Argenteuil. On peut donc dire qu'il est, malgré sa naissance limousine, le seul Parisien du groupe puisque Degas lui-même a des attaches italiennes. Il ne quittera Paris dans sa jeunesse que pour aller peindre dans la proche forêt de Fon• tainebleau. A la fin de son apprentissage, il abandonne la porce• laine pour la peinture sur store, spécialité de la maison Gilbert, rue du Bac. A vingt ans, à cet artisanat il a l'ambition de substi• tuer un art moins limité et il entre à l'atelier Gleyre à l'Ecole des beaux-arts. Au Louvre, il va copier les œuvres de Rubens, le peintre du passé dont il se sent le plus proche. Gleyre a joué pour ses élèves le même rôle que Gustave Moreau plus tard pour les siens. Il les incite à aller travailler d'après nature, et c'est dans son atelier qu'Auguste fait la connaissance de Monet, Sisley et Bazille. Ensemble ils vont peindre dans la forêt de Fontainebleau où Renoir rencontre l'un des maîtres de l'Ecole de Barbizon, Diaz, qui lui donne, affirme son frère, un conseil qu'il ne devait pas oublier tout au long de son existence : « Jamais un peintre qui se respecte ne doit toucher à un pinceau s'il n'a pas son modèle sous les yeux. »

L'atelier Gleyre ayant fermé ses portes il expose pour la première fois au Salon une Esméralda, inspirée d'une scène de Notre-Dame de Paris, qui le satisfait si peu qu'il la détruira. Il a vingt-trois ans et est déjà en pleine possession de son art ainsi qu'en témoignent au Grand Palais les œuvres de jeunesse que je signalais tout à l'heure, en particulier l'admirable portrait de Frédéric Bazille. Son père ayant dû prendre sa retraite il ne peut plus compter sur sa famille pour l'aider à subsister. Il doit alors chercher des clients et il exécute de nombreux portraits. Les biographes de Renoir sont souvent sévères pour les commandes qu'il est contraint d'accepter. Il est certain qu'il n'était pas très exaltant pour lui de peindre ses marchands, les Durand-Ruel ou les Bernheim. En revanche, il trouve là l'occasion de quelques LES BEAUX-ARTS 187 chefs-d'œuvre, tels le portrait de Mme Charpentier ou la grande composition Mme Charpentier et ses enfants qui ne sera malheu• reusement exposée qu'à Boston. Mais l'un des tableaux les plus séduisants, les plus éclatants de l'exposition, les Demoiselles

Pau! Haviland, par Renoir

Cahen d'Anvers, deux ravissantes petites filles, est bien une commande qui d'ailleurs ne satisfait pas les parents de celles-ci qui le relèguent à l'étage des domestiques et font longtemps attendre au peintre les quinze cents francs qu'ils lui ont promis. 188 LES BEAUX-ARTS

Son premier client avait été un peintre fortuné, Jules Lecœur, qui le reçoit dans sa propriété de Marlotte et dont il fait plusieurs portraits. C'est par son intermédiaire qu'il obtient la commande de décorations pour l'hôtel du prince Georges Bibesco. Au Salon de 1868, sa à l'ombrelle obtient un vif succès attesté, en parti• culier, par les articles de Castagnary, de Zola, et Zacharie Astruc voit en elle « l'aimable fille de Paris au Bois ». Cette remarque nous conduit à aborder un sujet sur lequel on jette souvent un voile pudique. On se borne à nommer Renoir le peintre de la femme. Mais il a certainement beaucoup aimé les femmes, et pas seulement pour les peindre. La preuve qu'il entendait conserver une entière liberté c'est qu'il n'a consenti à se marier qu'à la veille de son cinquantième anniversaire. Bien qu'on ignore tout de sa vie privée, les portraits et les nus qu'il fit de ses modèles indiquent clairement que les relations qu'il avait avec ces aimables filles n'étaient pas toujours platoniques. Lui- même a eu d'ailleurs sur ce sujet des boutades qui ne laissent guère place au doute. On ne saurait parler d'érotisme. Mais si nulle peinture n'est moins perverse elle déborde d'une éclatante sensualité. D'ailleurs il aimait trop la vie pour négliger ce que la sexualité peut apporter à un artiste. Il est facile de remarquer à l'exposition que ses modèles appartiennent à peu près tous au même type de femme. Solidement charpentées, elles ont un visage rappelant le mufle d'un ravissant animal, un peu comme Brigitte Bardot à sa belle époque. J'ai connu l'une d'elles, et le grand peintre qu'était devenu n'échappait pas à cette règle. La guerre de 1870 dispersera le groupe de jeunes artistes qui se réunissait au café Guerbois autour d'Edouard Manet. Seul ce dernier prit part à la défense de Paris. Echappèrent à la conscription Monet et Pissarro en filant à Londres et Cézanne à L'Estaque. Quant à Renoir, mobilisé à Tarbes, il tomba gravement malade avant que son régiment soit engagé. Démobilisé, il racon• tera plus tard qu'il passa deux mois dans un château, donnant des leçons de peinture à une jeune fille qui ne voulait pas le laisser partir de crainte qu'il ne soit impliqué dans les troubles de la Commune, cependant que son ami Bazille était tué à Beaune- la-Rolande. Les années qui suivent la guerre franco-allemande sont parmi les plus heureuses qu'ait connues Renoir. Elles sont largement représentées à l'exposition et l'on admire leur diversité. Il y a la ravissante Nature morte à l'éventail qu'on remarque d'autant plus que, s'il place fréquemment de somptueuses natures mortes dans LES BEAUX-ARTS 189

ses compositions, il s'est rarement adonné à ce genre séparé de son contexte ; il y a les portraits de Clémentine Stora en costume d'Algérienne et celui de Rapha ; il y a les Parisiennes habillées en Algériennes inspirées par les Femmes d'Alger de Delacroix qu'il n'admire pas moins que Rubens ; il y a ce merveilleux chef- d'œuvre qu'est la Loge de l'Institut Courtauld ; il y a le portrait de Claude Monet qui sera donné par son fils au musée Marmot- tan ; il y a surtout les paysages. La grande révélation de cet ensemble c'est assurément Renoir paysagiste qu'on a tendance à sous-estimer au profit du peintre de figures, témoin sa faible repré• sentation à la récente exposition du paysage impressionniste. Dans ce contact direct avec la nature, il se révèle souvent un parfait impressionniste, au point qu'on ne serait pas surpris de voir la signature de Monet au bas de sa Seine à Argenteuil de 1874. A aucune époque de leur vie les deux peintres ne furent plus proches l'un de l'autre. Ils peignent côte à côte au bord de la Seine et Renoir séjourne chez Monet au cours de l'été 1873. Il le peint dans son jardin à Argenteuil et subit incontestablement son influence dans Printemps à Chatou ou dans le Coup de vent. Cette joie de vivre et de peindre va se trouver brusquement bouleversée. En effet le grand marchand Paul Durand-Ruel qui s'intéressait déjà à Monet et Pissarro commence à lui acheter régu• lièrement sa production, lui permettant d'échapper aux comman• des qui l'ont parfois paralysé. Or voilà qu'éclate une de ces crises sporadiques comme on en a connu tout au long du xixe siècle. Se trouvant à la tête d'un stock invendable, Durand-Ruel doit fermer sa succursale de Londres et cesser ses achats qui consti• tuent maintenant l'unique ressource de ces jeunes artistes. Cer• tains, comme Monet et Sisley qui sont mariés et pères de famille, sont dans une situation tragique à laquelle Renoir fait mieux face parce que ses amis lui viennent en aide et qu'ils l'introduisent dans le monde de la haute bourgeoisie, ce qui lui permet d'exé• cuter de nombreux portraits d'hommes et de femmes. La fameuse exposition de 1874 chez Nadar est une consé• quence de cette crise. Degas en prend l'initiative afin de faire connaître au public ses amis que refuse le Salon officiel et tenter de leur procurer d'indispensables ressources. Ouverte du 15 avril au 15 mai, elle est organisée par la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs et doit être considérée comme l'ancêtre des Salons indépendants. Elle suscite plus de critiques que de louanges et le journaliste Louis Leroy, à propos du pay• sage de Claude Monet, Impression soleil levant, prononce pour la première fois le mot «impressionniste ». Pris alors dans un 190 LES BEAUX-ARTS

sens péjoratif, il sera adopté par ces artistes trois ans plus tard, et le journal qu'ils créeront s'intitulera l'Impressionniste. A cette

La Danse à la ville, par Renoir première exposition, Renoir envoie six toiles dont deux sont aujourd'hui particulièrement célèbres, la Parisienne et la Loge. LES BEAUX-ARTS 191

Afin de rentrer dans les frais occasionnés par l'exposition une vente est organisée qui, elle aussi, est un désastre. Les Renoir sont vendus entre cinquante et quatre-vingt-dix francs. Pourtant, grâce aux commandes qu'il obtient de ses riches relations, il remonte la pente et, en 1876, il entreprend sa compo• sition la plus vaste et la plus complexe, le bal du Moulin de la Galette. Présentée à l'exposition impressionniste de 1877, elle est acquise par le peintre et collectionneur Caillebotte qui la léguera à l'Etat en 1894. Renoir atteint là au sommet de son art, et Gustave Geffroy écrit : « Le Moulin de la Galette est l'un des plus complets résumés d'observation vitale et d'ambiance lumi• neuse : griserie de la danse, du bruit, du soleil, de la poussière d'une fête en plein air. » Pour l'exécuter le peintre a loué un vaste atelier rue Cortot. Lui et ses amis transportent quotidiennement la toile du Moulin montmartrois, où il peint d'après nature, à l'atelier où il fait poser ses amis pour compléter son immense travail. Si, en 1880, il s'adonne au pur impressionnisme avec l'admi• rable Paysage à Wargemont, avec la Petite Bohémienne ou la Place Clichy, en cette même année il compose une œuvre beau• coup plus classique, plus troublante aussi, la Jeune fille au chat qui oppose le bleu de la jupe au rouge du fauteuil sur lequel se détache l'épaule nue du modèle, une de ces gamines délurées de Montmartre dont Renoir était friand. Cette année est également importante parce qu'il rencontre une jeune modiste champenoise, , qui a vingt ans de moins que lui et qui semble bien être la seule femme à laquelle il se soit attaché. Elle lui donnera trois enfants, Pierre le comédien, Jean le cinéaste et Claude le céramiste. Il l'épousera en 1890 et ira souvent peindre dans son pays, à Essoyes. Toujours en 1880 il entreprend son œuvre la plus ambi• tieuse avec le Moulin de la Galette. Il s'agit du Déjeuner des canotiers qu'il a peint à Chatou au cours de l'été. Les deux vastes compositions voisinent à l'exposition et permettent ainsi de pas• sionnantes comparaisons entre celle de Paris et celle venue de Washington. On doit se féliciter de ce parti pris des organisateurs qui ont également placé côte à côte les trois Jeunes filles au piano ou les trois Danse. S'il n'y a que des éloges à faire sur la présen• tation, claire, aérée, en revanche on se demande par quelle aber• ration on fait débuter l'exposition au rez-de-chaussée du Grand Palais ce qui contraint, pour accéder au premier étage, à emprun• ter un escalier en colimaçon étroit et dangereux, le large escalier roulant étant réservé à la descente ! 192 LES BEAUX-ARTS

Renoir a quarante ans lorsque, pour la première fois, il entreprend de véritables voyages. Sa passion pour les lumières éclatantes le pousse à se rendre d'abord à Venise, puis à Palerme où il fait le portrait de Wagner, enfin en Algérie. Il ne regrettera par ce choix car c'est là. dit-il, qu'il a découvert le blanc, « tout est blanc, les burnous, les murs, les minarets, la route». De cette découverte témoigne la Fête arabe. Après son retour, il s'attache au thème du couple en train de danser. Voici d'abord la Danse à Bougival venue de Boston, la Danse à la ville égale• ment posée par Suzanne Valadon et la Danse à la campagne. Dans ces deux dernières compositions, on admire comment il sait jouer des noirs du costume des danseurs, ainsi qu'il l'avait déjà fait dans la Loge, afin de mieux faire chatoyer les éclatants vête• ments féminins. Mais, alors qu'il semble parvenu au sommet de son art, le doute s'insinue en lui. Il se demande s'il n'a pas trop sacrifié le dessin à la couleur. 11 remet en question l'impressionnisme et pratique un art plus sec qu'on a qualifié d'ingriste. Ce n'est certai• nement pas la meilleure partie de son œuvre, et les organisateurs ont eu raison de passer rapidement sur cette époque qui a tout de même produit au moins un chef-d'œuvre, les Parapluies de la National Gallery de Londres. C'est une composition complexe, voire déconcertante pour la raison que Renoir l'a entreprise en 1881, puis semble l'avoir abandonnée pour ne la terminer que quatre ans plus tard. On est frappé par le caractère quasi géomé• trique des parapluies. Ils occupent toute la partie supérieure de la toile, contrastant avec les figures du premier plan, en parti• culier avec l'enfant au cerceau. Ces incertitudes, qui témoignent de l'état d'esprit de l'artiste à cette époque, ne nuisent en rien à la fascination qu'elle exerce sur nous. Autres témoignages que les critiques adressées à cette partie de son œuvre ne sont pas toujours justifiées, l'Après-midi à Wargemont et surtout la Mater• nité de 1886. Trois ans plus tard la petite Leçon de piano, cette harmonie en rouge, montre que les doutes qui l'avaient assailli sont dissipés. C'est aussi l'époque où il entreprend une série de nus qu'on nomme ordinairement les Baigneuses Gangnat du nom du collec• tionneur qui les acheta : le corps féminin entièrement dévoilé ne cessera de l'inspirer depuis la Baigneuse de 1892 jusqu'au Juge• ment de Paris en 1908. Dans les dernières années de sa vie on peut enfin parler chez Renoir d'une évolution. Elle coïncidera avec son installation à Cagnes, d'abord dans une maison louée, puis aux Colettes, une Les Parapluies, par Renoir 194 LES BEAUX-ARTS propriété plantée d'oliviers que le propriétaire se proposait d'arra• cher. Mme Renoir insista auprès de son mari pour empêcher ce massacre. C'est ainsi qu'ils acquirent cette oliveraie avec sa modeste ferme. Puis ils firent édifier une maison confortable où Renoir mena ses ultimes expériences, celles qui devaient le conduire aux deux grands nus qu'il acheva, malgré une paralysie due aux rhumatismes dont il a souffert jusqu'à la veille de sa mort, en 1919. On peut considérer ces Baigneuses étendues devant un paysage méridional comme le sommet de son génie malgré les critiques parfois violentes qu'elles suscitèrent lors de leur entrée au Louvre. Il est certain que, dans ce grand tableau, tant par les formes que par les couleurs, on trouve une agressi• vité qui contraste avec tant d'œuvres exprimant avec naturel le bonheur de vivre et qui ont fait sa gloire. Les recherches qui obsédèrent Renoir jusqu'à ses derniers jours l'amenèrent à la sculpture. L'état de ses mains ne lui per• mettant pas de modeler lui-même la glaise, il eut recours à l'excellent sculpteur Guino. Mais il le guida si minutieusement qu'on ne peut douter que ces figures monumentales soient bien de lui, ainsi qu'on peut le constater dans la galerie de l'île Saint- Louis qui les expose parallèlement à la manifestation du Grand Palais.

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