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Palem Candillier Nirvana :

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Introduction

Sperme, cancer, pores, maladie, hymen, parasite, lait, merde : les paroles d’In Utero sont le traité d’anatomie qui illustre le mieux l’expression journalistique « viscéral ». Ringard depuis un moment, ce terme a pourtant l’air fait sur mesure pour le troisième disque de Nirvana, groupe fondé à Aberdeen en 1987 par (guitare, chant) et (basse). Devenu symbole absolu du rock alternatif des nineties et synonyme du genre « », le trio rejoint sous sa forme définitive par le batteur en 1990 signe avec ces douze chansons une apothéose musicale. Elle prendra aussi le rôle de chant du cygne, Cobain mettant fin à ses jours l’année suivant sa sortie, en 1994.

In Utero est en effet le fruit du trajet de Nirvana, dont les débuts sont marqués par les riffs lourds des , le punk radical des et des et l’électricité de . Le premier album Bleach (1989) porte cet héritage à peine nuancé par quelques racines pop naturelles (« Je suis un admirateur des Beatles » clame Cobain) auxquelles est ajouté ensuite le minimalisme mélodique de groupes comme , et les Pixies, qui aiguillent davantage le groupe en 1991 pour la conception de leur deuxième disque, . Celui-ci rencontre un succès mondial, incontesté et surtout générationnel. Mais même si le leader de Nirvana assume entièrement son envie de porter sa musique au plus grand nombre, à l’inverse d’un certain esprit punk, autant Nevermind est le point de non-retour dans la notoriété du trio et la fin de sa tranquillité sociale et artistique. Ses moindres faits et gestes, en public comme en privé, nourrissent des médias affamés de scoops et de scandales. Malheureusement pour lui, Kurt est un esprit sensible et le public n’est pas toujours disposé à comprendre son éthique méfiante du music business, sa relation explosive avec (chanteuse-guitariste du groupe Hole qu’il épouse en 1992) ou son repli forcené et tristement coloré par l’héroïne. « Aucun d’entre vous ne connaîtra mes intentions » tague-t-il furieusement sur un de ses murs peu avant sa mort.

Quant à Nevermind, c’est une véritable compilation de tubes dont la production a été trop proprement taillée. Pourtant enregistré par , d’esprit plutôt alternatif (Smashing Pumpkins, Killdozer, ), le résultat est mixé par qui a étalé un vernis FM sur la rage du chanteur blond originaire d’Olympia. Le résultat est « plus proche d’un disque de Motley Crüe que d’un disque de punk » de son propre aveu. Même les chansons qui ont fait son succès sont devenues pénibles à porter : « C’est presque embarrassant de jouer [« »] sur scène » confie Kurt à en parlant de ce single imparable dont la diffusion en boucle du clip a relancé à elle seule l’économie de la chaîne MTV. Quand on lui demande s’ils écriront quelque chose d’aussi énorme, Kurt répond sans évoque : « On n’a jamais écrit de chansons aussi bonnes, ou aussi mauvaises, que celle- ci ». Angoissé de perdre son authenticité et écœuré par la place que prend ce tube, il le saccage exprès en concert quand il ne se contente pas d’en jouer juste les premières mesures pour frustrer les foules.

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Au lendemain de cet album trop rutilant, Nirvana veut aller ailleurs, quitte à perdre tous les fans de Guns & Roses récemment ralliés mais qui incarnent pour Cobain des « exemples parfaits de machisme et de cliché rock’n’roll ».

Alors si la pochette de Nevermind arbore l’image d’un bébé flottant dans une mer irréelle, Kurt délaisse maintenant le contenu au profit du contenant : « tout d’un coup j’ai perdu les eaux » marmonne-t-il dans « Radio Friendly Unit Shifter ». Peu importe la progéniture, toute attendue qu’elle soit par les médias qui espèrent un « Nevermind 2 » : ce qui compte, c’est le corps créateur, ses ouvertures, ses infections et ses sécrétions. In Utero, sorti le 13 septembre 1993, n’est ni un successeur conforme aux hit parades, ni un retour vexé à la rugosité de Bleach, mais une troisième voie, celle d’un esprit en souffrance matérialisé dans un corps. Car si personne n’a effectivement connu les intentions de Kurt Cobain, nous pouvons les sentir à travers ce disque.

C’est pour cela qu’au lieu de voir ce dernier strictement comme une sorte d’album-concept, il est intéressant de l’approcher comme une matière à la fois charnelle et mentale, comme un corps que le groupe ne cesse de modeler avec sa musique, et Kurt avec ses mots. C’est là où cet ouvrage se propose de vous emmener.

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Une longue gestation

 Code génétique des chansons

La création d’In Utero a suivi un processus simple malgré le contexte lourd pour le groupe. Attendus au tournant, ils sortent d’une année 1992 douloureuse. Les problèmes de santé et l’alternance de défonce et de cures de désintoxication de Cobain ont forcé Nirvana à annuler de nombreux shows. Puis, rentré de la dernière tournée, le leader perd bêtement une précieuse cassette de démos dans un dégât des eaux. Le travail sur de nouvelles chansons est repoussé avec la naissance de le 18 août. Un article de Vanity Fair affirmant que Love aurait consommé de l’héroïne pendant sa grossesse leur coûte la garde de l’enfant pendant de longues semaines. « J’avais trop à faire, trop de sentiments à gérer, explique Kurt aux Inrockuptibles. Nous venions d’avoir un bébé et des gens terribles voulaient nous le retirer. Pendant quelques mois, la musique n’a plus compté pour moi ». Après un flamboyant concert au festival de Reading fin août en guise de revanche, les liens se distendent encore plus : Kurt et Courtney vivent désormais à , Dave séjourne en Virginie, pendant que Krist et son épouse restent à . Leur ancien et leur nouveau labels, et , pallient à cette année difficile en sortant la compilation d’inédits dont la pochette est dessinée par le leader lui-même et dont le contenu est tour à tour passionnant ou anecdotique.

La situation redevenue normale, Nirvana enregistre une première série de démos les 25 et 26 octobre 1992 aux studios Word Of Mouth, anciennement Reciprocal Recording (Seattle). Ils y travaillent avec le producteur , déjà producteur de Bleach au même endroit. L’intention de retrouver un esprit proche du premier album est claire. Six chansons sont enregistrées sous forme instrumentale, à l’exception de « » dont Cobain a déjà terminé le texte. Conséquence de l’année écoulée, l’état d’esprit des musiciens est particulier à ce moment-là : « J’étais face à un groupe complètement dysfonctionnel, rapporte Jack. Ils s’adressaient à peine la parole ». Kurt se pointe toujours en retard aux séances dans l’indifférence générale. Ni le trio ni la maison de disques ne demanderont à récupérer les bandes de ces démos, preuve que personne ne s’intéresse vraiment à ces travaux préliminaires.

Une deuxième fournée est faite aux studios BMG Ariola à entre le 19 et le 22 janvier 93, alors que le groupe donne deux concerts au Brésil. Neuf autres démos sont produites là-bas avec leur ingénieur du son de concert Craig Montgomery. L’atmosphère est plus détendue et productive. On y retrouve l’impro « Gallons Of Rubbing Alcohol Flow Through The Strip », anciennement nommée « I’ll Take You Down To The Pavement ». Longue, malveillante et composée de paroles prises au hasard du journal de Kurt, elle est incluse en l’état en piste cachée à la toute fin de la version hors États-Unis d’In Utero.

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Nirvana maquette également « I Hate Myself And I Want To Die », « Moist Vagina », « The Other Improv » et une reprise ironique de « » de Terry Jacks1 (1974), dans laquelle les musiciens échangent maladroitement mais avec fun leurs instruments. Ils sont tous écoutables dans le coffret sorti en 2004. Grohl profite enfin d’un moment en solitaire pour enregistrer « Dave’s Meat », une reprise humoristique d’un titre heavy-métal des suédois Unleashed (« Onward Into Countless Battles ») pendant laquelle lui et Kurt hurlent « meat ! » (« viande ! »). Parmi tous ces titres, seuls les deux premiers suivront le groupe jusqu’aux séances d’enregistrement définitives.

Les compositions que le groupe aborde pour cet album ont des origines très diverses. Certaines sont anciennes de plusieurs années et ont déjà été rodées sur scène. Nombreuses sont celles qui datent de 1990. De toutes premières démos de « Radio Unit Friendly Shifter » et « » remontent à une séance informelle avec Montgomery le 1er janvier 1991 aux Music Source Studios à Seattle. D’autres chansons ont été écrites très récemment ou sur le tas, comme « » ou « Will Have Her Revenge On Seattle ». Quelques-unes enfin sont issues de jams en groupe comme « ».

D’un point de vue créatif, In Utero est fabriqué sur un bon équilibre. Il y a d’un côté le statut d’auteur-compositeur du chanteur qui s’affirme (« All Apologies », « Rape Me », « Heart- Shaped Box ») et que son interprétation entièrement en solo de « » au MTV Unplugged2 rendra encore plus évidente. D’un autre côté, il y a toujours au sein du trio une coopération fonctionnelle qui rappelle à quel point Krist et Dave sont partie prenante dans l’élaboration des morceaux. Fait rare, « Scentless Apprentice » est cosigné par tous les membres. L’alchimie musicale fonctionne encore, bien que « Kurt [ait été] celui qui voulait en finir le plus vite » selon Craig. Jack Endino souligne lui aussi que malgré l’ambiance pesante au studio, le groupe se transfigure en jouant et fait sans cesse évoluer ses compositions.

Nirvana affiche aussi un éventail de possibilités plus grand que jamais à ce stade de leur carrière. Ils sont autant à l’aise dans l’écriture de morceaux rock parfaits pour le futur Top 50 des années 90 que dans l’expérimentation sonore. Montgomery et Krist Novoselic ont toujours regretté que cette deuxième facette n’ait pas été plus exploitée. « On aurait dû enregistrer nos répétitions, avance le bassiste, *…+ parce que parfois on jouait juste pour répéter nos chansons *…+ ou en écrire de nouvelles, mais parfois on se mettait à jouer de façon très libre ». Les accords de jazz utilisés dans « Serve The Servants », le chant parlé de « Gallons », l’inclusion d’un violoncelle sur « Dumb » (déjà annoncée dans « »), les longues improvisations sur scène et les quelques morceaux non retenus témoignent de la capacité de Nirvana à sortir des clous du punk.

1 Qui est une adaptation mollassonne du « Moribond » de Jacques Brel. 2 Concert acoustique filmé pour la chaîne musicale en novembre 1993.

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Quant aux thèmes des chansons, le chanteur explique laconiquement : « Il y a un peu de ma vie dans cet album, mais pour la grande majorité c’est plutôt impersonnel ». Il y a matière à en douter au vu du contenu très autobiographique des paroles : l’anémie, le dégoût, la maladie, la dépendance, la colère, le succès lourd mais aussi la parentalité. Kurt s’épanche volontiers dans ses interviews sur le changement radical de ses perspectives avec la venue au monde de sa fille. Mais la comparaison s’arrête là : « J’ai toujours été fasciné par la reproduction et par la naissance, relativise-t-il dans . Je peins des fœtus depuis des années *…+ ». Les événements qui ont rythmé la vie et le mal-être de Kurt Cobain ne sont, à le croire, que les révélateurs d’obsessions qui transpirent dans In Utero.

 La matrice Albini

Au grand dam de Jack Endino, qui était prêt à produire ce troisième disque, la bande de Seattle décide d’enregistrer avec un autre producteur qui a réalisé deux de des préférés de Kurt : des Pixies et Pod des Breeders. Aux commandes de ces bijoux alternatifs, il y a , ingénieur du son dont la réputation est montante en ce début de nineties. En plus d’avoir travaillé pour PJ Harvey et Helmet, il a été le guitariste-chanteur des groupes et dans les années 80, deux projets autant radicaux par la musique (riffs hardcore et sonorités industrielles) que par les thématiques : l’Amérique, ses vices et sa violence. « Rapeman » signifie d’ailleurs « Le violeur », inspiré par une BD japonaise. Kurt avait été très fan du groupe et « n’arrêtait pas de parler de Steve » pendant les maquettes à Seattle.

Sa réputation de producteur est à l’image de son passif musical. Partisan de l’enregistrement brut, il se considère principalement comme un preneur de son. Le reste de la conception sonore d’un disque (mixage, effets rajoutés, trucages) lui importe moins que le soin qu’il met à capter les instruments et l’énergie des musiciens, en tirant le maximum de l’acoustique d’une pièce. « Il y a une dimension scientifique dans son travail » résume Dave Grohl, déjà conquis par son traitement des batteries. Pour la sienne, pas moins de trente micros sont disposés autour des fûts pendant l’enregistrement, sans parler des « paquets de gros micros allemands à l’ancienne scotchés partout au sol et au plafond » d’après Kurt. Les parties rythmiques de « Very Ape » et « tourette’s » seront même enregistrées dans la cuisine du studio pour donner encore plus d’ambiance au jeu de Dave. Kurt a déjà fantasmé une approche spatiale et directe de ce genre, en expérimentant certaines captations de pièce et en travaillant le son de ses guitares dès les premières maquettes à Seattle et au Brésil.

Le positionnement d’Albini dans l’industrie du disque est également sans équivoque. Il revendique une indépendance farouche et une méfiance totale vis-à-vis de ce monde. Il gagne certes 100 000 dollars de la poche personnelle du trio pour ses services, mais il refuse de toucher un pourcentage sur la vente des disques qu’il réalise, une pratique courante

6 pourtant mais qu’il considère comme une forme de vol. Selon Dave Grohl, Steve lui a même proposé avec désinvolture, dès leur arrivée, de jouer son cachet « au billard ».

Partageant les mêmes convictions sur le système, le même esprit punk et les mêmes attentes sonores, le groupe et le producteur vont donc pouvoir collaborer, non sans une réticence initiale d’Albini. Sentant la pression posée sur le groupe, il prévient Kurt sans détours dans un long fax : « Boucler un disque en quelques jours, de haute qualité sonore mais avec une production minimale et sans aucune interférence de ces glands du service commercial : si c’est ce que vous voulez faire, j’aimerais être dans le coup ». Le californien impose aussi de n’avoir que les musiciens pour interlocuteurs.

Quelques mois avant, il avait dû démentir des rumeurs de collaboration avec Nirvana pour les mêmes inquiétudes : « Je ne voudrais pas donner l’impression d’être soudainement à la solde de groupes qui passent à la télévision ». « Je n’avais même pas échangé avec eux à ce moment-là ! » rajoute-t-il en privé. Leurs premiers contacts lui font cependant changer d’avis : « Dans la position où ils étaient, il y avait tout un paquet de pontes de l’industrie du disque qui dépendaient financièrement d’eux *…+ Mais ces gars-là, au fond, étaient du même acabit que les autres groupes de rock indé auxquels j’avais habituellement à faire ». L’ancien Rapeman ne s’est jamais caché d’avoir considéré au début les jeunes stars de MTV comme « du R.E.M. avec une pédale de fuzz3 », comparant le trio d’Aberdeen à la formation menée par Michael Stipe4 qui cartonne à l’époque avec « ». Il se rassure à l’écoute des démos brésiliennes envoyées par Kurt : « Nevermind sonnait complètement limité *…+ Là ils avaient l’air de se remettre entièrement en question sur leur manière d’être et de se comporter en tant que groupe, et sur la façon dont ils voulaient sonner ».

La deuxième semaine de février 1993, Nirvana entre aux Pachyderm Studios situés à Cannon Falls dans le , à une heure de route au sud de Minneapolis. Pour ne pas attirer l’attention, ils réservent les séances d’enregistrement sous le nom The Simon Ritchie Bluegrass Ensemble, clin d’œil ironique à l’état civil du bassiste des , . Avec ses 230m² de studio et son espace résidentiel de 460m² construits dans un domaine privé de plus 20 hectares de forêt, le lieu jouit d’une localisation reculée propice à la concentration : « On était complètement isolés, décrit Krist *…+ On est restés là, enfermés au milieu de nulle part, comme dans un goulag. Il y avait de la neige dehors et aucun autre endroit où aller. Alors on a bossé ». Éloigné de tout dealer et de toute tentation, le groupe peut s’appliquer. « Pas une bière, pas un joint » d’après Novoselic. Cela tombe à pic, car au- delà de leurs principes communs, Nirvana et Albini se retrouvent sur leur conception de ce que doit être cet enregistrement : « On s’était fixé une date limite et un budget à ne pas dépasser » explique Kurt plus tard.

3 Effet de saturation des guitares très marqué, des soli de aux riffs de Nirvana justement. 4 Kurt estime cependant beaucoup R.E.M., au point que est le parrain de Frances et que les deux hommes ont envisagé collaborer sur un titre au printemps 1994.

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C’est ainsi que dès le 13 février, Nirvana et son ingénieur du son observent un rythme régulier, enregistrant dès le milieu de la journée et reprenant les hostilités après un déjeuner, jusqu’à environ minuit. Ces contraintes paient : même si la moitié des chansons sont inachevées au moment de mettre le pied aux Pachyderm, toutes les parties instrumentales sont finies en six jours, principalement en live sauf pour quelques guitares additionnelles imaginées par Kurt, comme le doublage du riff de « Very Ape », ainsi que ses solos. « Cinq ou six chansons du disque étaient terminées le premier jour » affirme Steve. Les voix sont quant à elles bouclées en à peine plus d’une journée, peut-être même en six heures. « Nous avions une super éthique de travail » raconte Dave, faisant allusion à la préparation longue, de maquettes en concerts, qui a permis à In Utero d’être craché sur les bandes en aussi peu de temps. « Certaines des chansons sont la première prise, affirme Krist. On a gagné le respect de Steve comme ça, parce qu’il se posait devant la console, les bras croisés, on jouait devant lui la plupart des morceaux en une ou deux prises… à ce moment-là il a hoché la tête façon ‘’Ok, ces mecs font du bon boulot’’ ». Quant à l’efficacité vocale de Kurt, le chanteur explique simplement qu’il était « en forme ».

Dix-huit titres sont enregistrés pour l’album. En-dehors des douze qui y figurent finalement, « I Hate Myself And I Want To Die » apparaît plus tard sur la compilation The Beavis & Butthead Experience, bande originale fantasmée du dessin animé américain stupide et trash Beavis & Butthead, aux côtés de Megadeth et . Le groupe fait aussi une énième version de « », dont l’écriture remonte à 1987 et dont aucun enregistrement n’a satisfait Nirvana jusqu’à présent (on compte près de trois versions). La chanson est utilisée pour la compilation du label BMG au bénéfice de la lutte contre le sida en octobre 1993. Enfin, les séances d’In Utero donnent naissance au premier et seul titre de Nirvana composé et chanté par Dave Grohl, « Marigold ». Ce dernier servira de face B pour « Heart-Shaped Box », tout comme « Moist Vagina » sous le titre moins frontal « MV » pour « All Apologies ». Quelques idées éparses de Dave Grohl font aussi l’objet d’un travail entre le batteur et l’assistant de Steve, , principalement parce qu’il attendait le réveil des autres membres au matin. Ils enregistrent « Dave Solo », saillie de une minute trente constituée d’un riff country-punk haletant, et « Lullaby », une impro sans queue ni tête mélangeant basse, batterie et orgue Hammond. Malgré le côté récréatif ou timide de ces essais, on sent les capacités du futur leader des qui a déjà enregistré fin 1992 quelques morceaux en solo sous le nom Pocketwatch.

Ouvrons une courte parenthèse technique pour sceller le destin d’In Utero comme un tournant sonore déterminant dans l’histoire de Nirvana. Les choix en équipement de Dave et Krist (fûts de batterie, amplis) impactent à leur manière cette évolution, mais les partis pris du guitariste sont les plus audibles. Jusqu’à présent, Kurt Cobain a utilisé des effets de distorsions Boss DS-1 Japan (plutôt heavy metal) pour Bleach, puis une Boss DS-2 et son mode « Turbo » pour le côté plus net de Nevermind. Au moment d’enregistrer le troisième

8 disque, il opte pour une Tech21 SansAmp, dont le son est plus granuleux, à l'opposé de la saturation un peu trop grand public d’avant. Pour les autres effets, il complète sa palette sonore avec un Poly Chorus5 de chez Electro-Harmonix à la place de sa Small Clone. Pour son amplification, il s’oriente également vers un son plus vintage et sale en ne jouant que sur un Fender Twin Reverb, abandonnant le Mesa Boogie imposé par Butch Vig pour l’album précédent, aussi utilisé sur scène. Quant à ses guitares, il reste fidèle aux et , dont il apprécie le confort de jeu pour ses « petites mains ». Il en retire cependant les micros DiMarzio, utilisés par beaucoup de musiciens de heavy metal des années 80, pour installer des Seymour Duncan JB. Le son est nettement plus riche, moins ‘’canard’’ que sur Nevermind et moins ‘’métaloïde’’. Pour résumer : plus qu’une évolution, Kurt opère une rupture totale dans le son de ses guitares pour In Utero.

Le mixage des morceaux prend moins d’une semaine. Albini et Nirvana avancent au rythme de deux ou trois chansons par jour. Soudainement désœuvrés, surtout Dave6, les musiciens occupent leur temps entre deux écoutes à faire des canulars téléphoniques au chanteur des Lemonheads ou à s’amuser avec du solvant inflammable dédié au nettoyage des têtes de lecture des machines. Même Steve est de la partie : « On était une bande de jeunes gars qui déconnaient, perdus dans les bois *…+ On foutait le feu à nos pompes, nos pantalons, nos culs ». Au milieu de leur séjour à Cannon Falls, Courtney Love et Frances font une visite surprise à l’équipe. L’ambiance potache retombe brutalement : « C’était assez stressant pour Kurt, rapporte la cuisinière du studio, Carter Nicole Launt. Elle était très critique sur son travail à lui ». Grande gueule et soucieuse de la carrière de son mari, la chanteuse de Hole s’embrouille également avec Dave, qui finit par s’enfermer dans sa chambre, et méprise ouvertement Steve, qu’elle taxe de « porc sexiste ». Ce dernier, toujours mesuré, se contente aujourd’hui de constater que « quand elle est arrivée, le rythme a baissé ».

Au total, mixage inclus et malgré un retard d’acheminement du matériel les premiers jours, il aura suffi de deux semaines en immersion complète, du 12 au 26 février, pour terminer cet album. Même si la fin du séjour de Nirvana aux Pachyderm Studios est beaucoup moins légère, chacun repart satisfait du travail accompli, même l’intransigeant ingénieur du son : « Je me souviens avoir pensé qu’on avait vraiment sorti quelque chose, que nous avions vraiment fait le disque qu’ils avaient imaginé au départ ».

De bout en bout, le disque déborde de petites imperfections de jeu, d’erreurs volontairement laissées, de grésillements d’amplis (« Serve The Servants »), de bavures de larsens (« Frances Farmer… », « tourette’s »), de petits rires qui confinent à la folie (« Milk It »), d’assauts sonores non-identifiés (« Radio Friendly… »). Tout est dirigé pour ressembler

5 Effet audio qui fait jouer le même son plusieurs fois en même temps, ce qui créé une illusion de doublage proche du vibrato quand il est poussé à fond. Un des plus célèbres exemples est l’intro de « Come As You Are » de… Nirvana ! 6 Des photos des séances le montrent jouer à la Game Boy dans le studio.

9 le moins possible au désormais maudit Nevermind et flirte avec le sabotage musical et l’envie de déplaire, maintenant que Nirvana a saisi cette chance de travailler sans interférence financière et stratégique. Mais la victoire sur l’establishment de l’industrie du disque n’est pas encore acquise.

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Un accouchement compliqué

De retour du Minnesota, le groupe laisse passer quelques semaines, le temps de prendre du recul et que les bandes non-masterisées7 soient transmises à ceux que Kurt appelle « les grandes personnes », c’est à dire les décisionnaires de leur label, Records. Mais le leader de Nirvana est le premier à avoir des inquiétudes. A la première réécoute, il sent que quelque chose ne va pas. Les retours du label sont encore plus tranchés : « Un soir le directeur artistique m’appelle pour me dire : ‘’Je n’aime pas l’album, ça sonne comme de la merde, il y a beaucoup trop d’effets sur la batterie et on n’entend pas la voix’’ *…+ J’étais surpris d’entendre autant de remarques négatives. Et il était loin d’être seul à avoir cet avis. D’autres gens, notre management, nos avocats, n’ont pas aimé non plus ». Les grandes huiles de Geffen déplorent bien sûr l’absence de single aussi lourd et évident que « Smells Like Teen Spirit ». Plus que les partis pris sonores, c’est le songwriting de Kurt et son évolution qui sont mis en cause.

Affecté, tout Nirvana s’impose de se passer en boucle les morceaux pour mettre le doigt sur les problèmes. Le trio décrète au bout de trois semaines que la voix n’est effectivement pas assez forte, ce qui rend les paroles incompréhensibles, et que la basse manque de définition. Ils rappellent alors Steve Albini, qui accepte de faire des retouches, avant que Kurt ne lui lâche : « Bon, en fait, je crois qu’on va TOUT remixer ». Ce besoin de recommencer un tel travail de zéro, alors que les problèmes de volume relèvent du détail à arranger, ne veulent dire qu’une chose, que Steve craignait depuis le début : « Ça me paraissait évident qu’un climat de peur s’était installé. Ils venaient de faire un album génial, mais leur label et les autres harpies autour d’eux ont essayé et réussi à leur faire croire qu’il y avait matière à douter ». Le producteur californien déclare ne pas pouvoir faire mieux que le mix actuel : « Ça me paraissait être un terrible gâchis d’argent pour eux *…+ Je réécoutais les bandes et je n’y voyais pas le moindre espace pour une amélioration ». LP reste en statu quo. Les proches de Nirvana ont heureusement une oreille beaucoup plus enthousiaste. « J’ai trouvé le disque génial » raconte Charles Peterson, le photographe du verso. « Si Kurt avait eu l’autorisation de sortir In Utero dans sa version originale avec le mix final d’Albini, alors le rock aurait connu une révolution, je le jure » s’exclame le journaliste , ami des Cobain, dans sa bio Nirvana : The True Story.

Ce couac fuite dans les médias, tant méprisés par Kurt. Le Chicago Tribune déclare le 19 avril : « une source proche [de Nirvana] rapporte que les dirigeants de Geffen ne sont pas satisfaits du manque de potentiel commercial de l’enregistrement *…+ Ils considèrent que c’est insortable ». L’article cite même Albini qui tire à boulets rouges sur les exigences du label et déclare : « Je ne me fais aucune illusion, cet album ne sortira pas ». Malgré un

7 Le est le traitement final des chansons mixées, de façon à les harmoniser en volume et en fréquences et à les optimiser ensemble.

11 démenti de Geffen, la date de sortie est repoussée. Kurt Cobain déclare de son côté à la presse : « Il n’y a eu aucune pression de notre maison de disques pour qu’on change quoi que ce soit sur les morceaux enregistrés avec Albini. Nous avons un contrôle total sur notre musique ». Il assure que le choix de retravailler le mixage est un strictement personnel.

D’autres prétendues révélations sur la soumission du trio aux exigences du système, suivies de dénégations hargneuses du chanteur, vont rythmer le printemps 93, notamment dans les pages de Newsweek et Billboard. Bien que rôdé, Kurt traverse une nouvelle période de doute et se déclare prêt à tout ré-enregistrer à la façon de Nevermind s’il le faut : « A quoi bon se dire artistes à ce niveau-là... » confie-t-il désabusé à Michael Azzerad, auteur de la biographie Come As You Are. D’autant que Steve a interdit toute modification extérieure de son mixage et garde pour l’instant les bandes masters8 des chansons. « On fait un disque, tout le monde en est content, et quelques semaines plus tard on me dit que c’est inexploitable en l’état et qu’il faut tout refaire » lâche-t-il, avant de consentir à rendre les masters après un échange avec Krist. « Je pense que Steve était vraiment énervé » commente sans développer Dave Grohl vingt ans plus tard. Le producteur admettra de son côté avoir eu la désagréable sensation de servir de bouc émissaire à Geffen, qui ne voulait pas admettre ouvertement son envie de contrôler davantage le groupe : « Ils ont préféré dire ‘’Nous ne sommes pas contents du résultat, et c’est la faute de ce type’’ ».

Piégé entre son intégrité punk, sa fidélité à l’esprit d’Albini, sa peur de donner raison au label et son envie sincère de retoucher quand même leur enregistrement, Nirvana prend la demi- décision de ne faire remixer que deux hits potentiels, « All Apologies » et « Heart-Shaped Box ». Comble de l’ironie, ils sont confiés à , producteur de Automatic For People de R.E.M., à qui Steve comparait Nirvana quelques mois plus tôt. Krist Novoselic apprécie son travail et accompagne Litt au studio Bad Animals de Seattle début mai 93. Ils planchent en profondeur, en retirant par exemple le trémolo9 exagéré sur le solo de « Heart-Shaped Box ». « Je disais à Kurt : ‘’Pourquoi saboter un aussi bon morceau en foutant cet avortement dégueulasse au milieu ?’’ explique le bassiste avec une expression bien choisie. *…+ Je ne me souviens plus quels étaient les arguments [de Cobain et Albini], quelque chose contre l’exploitation radio du titre ou un truc du genre sur la musique mainstream *…+ Mais j’ai eu le dernier mot ». Kurt ajoute également une partie de guitare acoustique et des chœurs. C’est à ce moment que « I Hate Myself And I Want To Die » est écartée de l’album, le chanteur jugeant que ça faisait « trop de chansons noisy ». Litt retourne au studio fin novembre pour revoir « Pennyroyal Tea ». Il se contente d’en retirer quelques sons parasites et d’augmenter les chœurs. Sa version apparaît sur une seconde édition d’In Utero et sur le best-of du groupe sorti en 2002.

8 Les masters sont les enregistrements originaux non traités des chansons. 9 Illusion de « tremblement » d’une note simulée par une pédale d’effet.

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Le mastering est ensuite pris en charge par (Paul McCartney, , U2, Radiohead) au studio Gateway Mastering à Portland. Le groupe joue son va-tout sur cette ultime manipulation des bandes : « On a compris qu’on pouvait relever le niveau des voix. C’est dingue, c’est un peu comme refaire du mix. Alors c’est ce qu’on a fait : on a redonné un peu plus de fréquences aiguës à la basse pour qu’on puisse en entendre les notes, on a monté le chant, peut-être un peu compressé le tout et voilà, problème réglé ». De son côté, Steve reproche à Ludwig et au groupe d’avoir aplani et poli un ensemble qu’il voulait beaucoup plus dense. Kurt se déclare toutefois définitivement convaincu et s’impatiente d’aller en faire la promotion : « Je suis plus fier de cet album que de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. On est finalement arrivés à ce son que j’entends dans ma tête depuis toujours ». Il faut lui accorder que presque toutes les tentatives pour lisser les aspérités et l’hostilité ambiante d’In Utero ont finalement échoué et que chaque chanson a gardé sa charge sonique et émotionnelle, ses détails agressifs ou malins et son humour noir à contre- courant de l’ bubblegum qui leur était attribué.

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Titre et pochette : faiseurs d’anges

Une fois l’album achevé, Kurt envisage de le baptiser d’après une de ses chansons. Mais plutôt que de choisir un des tubes potentiels, sa première idée est radicale. « Le titre de l’album est plutôt négatif mais assez drôle. Ça va s’appeler ‘’I Hate Myself And I Want To Die’’ » écrit-il à un jeune fan. « Je me déteste et je veux mourir », un des morceaux non retenus au tracklisting final, est loin d’être une déclaration d’auto-apitoiement. Il s’agit surtout d’humour noir pratiqué par le chanteur lui-même. Quand on lui demandait comment il allait, il se contentait de répondre cette phrase par pure dérision de son image de punk désespéré. Mais ses camarades ne goûtent pas à ce deuxième degré : « Je n’aimais pas cette phrase, commente Krist, et je l’ai dit à Kurt : “Et si un môme de 12 ans se met une balle dans la tête, dans une ferme du Nebraska, après avoir écouté notre disque ?” [...] Je trouvais ce titre vraiment trop négatif. Trop prévisible, aussi. On a lu tellement d’âneries dans la presse : “Nirvana veut se suicider ! […] ” Je ne voulais pas que le groupe en rajoute. L’humour est parfois mal perçu ».

Convaincu de sa responsabilité auprès de ses fans, Kurt se rabat alors sur Verse Verse (« Couplet Refrain Couplet »), titre alternatif de « Sappy ». Intituler son disque de la sorte amuse beaucoup le chanteur, qui est de plus en plus critique avec la recette de composition traditionnelle : « Plus question pour moi d’écrire des chansons comme ‘’Pennyroyal Tea’’ et ‘’Rape Me’’. Ce genre de structure pop rock classique, couplet/refrain/couplet sur un tempo moyen est vraiment assommante ». Mais l’idée d’ironiser sur une formule qu’il utilise encore lui-même ne fait pas long feu. Le guitariste se replie sur In Utero, terme en latin pour « intra-utérin » utilisé par Courtney Love dans un poème.

Le visuel de l’album est supervisé par Robert Fisher, du département artistique de Geffen, qui travaille avec Nirvana depuis leur signature. Lui et Cobain s’échangent des idées, conscients qu’il faut faire aussi percutant que la pochette de Nevermind. Fisher apprécie cette collaboration : « Vous avez des groupes qui disent ‘’Je m’en fous de ce qu’il y a sur la pochette du disque’’. Hé bien c’est plutôt nul, parce que tu devrais t’en soucier, elle te représente. Alors le fait que Kurt s’y intéresse et s’implique *…+, c’était vraiment cool. *…+ Mais il n’était jamais directif ». Guidé par le titre, le guitariste lui amène un jour l’image d’un mannequin transparent d’anatomie10 tel que dessiné par Richard Rush en 1968 à des buts scolaires. Il est déjà en partie visible sur l’album expérimental de Roger Waters et Ron Geesin, Music From The Body (1970). Le label parvient à négocier les droits exorbitants d’exploitation de l’image. Le leader de Nirvana ajoute des ailes à cette écorchée qui d’ailleurs n’est pas enceinte mais laisse clairement voir ses organes au niveau du ventre, ce qui laisse entendre que c’est bien l’intérieur du corps, féminin ou non, qui passionne Kurt.

10 Également appelé MTA ou « Brunhilde : la femme transparente ».

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Cette figure iconique sera reproduite sous la forme de deux mannequins disposés de part et d’autre de la scène en tournée. Certains finiront décapités à coups de guitare ! Un arbre grotesque inspiré du clip de « Heart-Shaped Box » surplombe également le groupe côté bassiste.

Si le recto d’In Utero et son ange écorché ne font donc pas directement référence à la vie intra-utérine, il en est autrement du verso. Décrit par le chanteur, également plasticien, comme « du sexe, une femme, l’intérieur d’un utérus, des vagins, la naissance et la mort », cette œuvre d’environ cent vingt centimètres de côté est un assemblage de son cru d’au moins cinq fœtus factices, d’une carapace de tortue et d’organes humains épars extraits de mannequins médicaux (poumon, intestins, squelette) disposés sur des orchidées et des lis. Kurt commente sobrement : « ça suggère la situation après le massacre ». Composé à même le sol du salon des « Kurtney », ce collage en relief est photographié par Charles Peterson en urgence avant que la création semi-florale ne se fane. Peterson sature ensuite l’image pour lui donner cette teinte orange qui homogénéise l’ensemble et fait écho aux couleurs du recto, tout en donnant l’impression qu’une poussière ocre recouvre tous les éléments.

Le tracklisting de l’album est disposé autour de l’image, accompagné d’idéogrammes trafiqués inspirés du Dictionnaire Féminin des Symboles et des Objets Sacrés de Barbara G. Walkers. Des photos de Nirvana sur scène, dont la fameuse irruption du chanteur sur une chaise roulante au festival de Reading en 1992, et le détail des paroles illustrent la pochette intérieure du vinyle et sont réutilisées pour le livret du CD. « J’aimerais être davantage reconnu en tant qu’auteur-compositeur » admet Kurt. Quant à la rondelle du CD, elle est décorée par un polaroid pris au hasard chez lui, sur lequel apparaît Michael « Cali » DeWitt, un des baby-sitters de Frances, vêtu de sous-vêtements féminins et maquillé en femme, assis dans une baignoire, l’air indifférent.

Everett True, qui a fréquenté le couple dans l’intimité, a les mots justes pour résumer cette formidable unité visuelle qui accompagne In Utero : « *Kurt+ avait l’habitude de peindre des bébés sans tête quand sa femme était enceinte, désormais il peint des anges et des poupées ».

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Commercialisations multiples : bienvenue dans la machine

Nirvana n’en a pas fini pour autant avec In Utero. Une fois la musique et le visuel bouclés, il reste à diffuser cet album et même cette partie-là va donner du fil à retordre au groupe.

Frustré par l’impression de compromis laissée par le remixage du disque, Kurt fantasme une commercialisation punk et « bipolaire » en deux étapes. Il rêve que sorte d’abord une version 100% Steve Albini avec un tracklisting différent et sous le titre I Hate Myself And I Want To Die en format vinyl, cassette audio et cartouche 8-pistes, ce dernier étant destiné aux autoradios américains mais déjà obsolète pour l’époque. Cette version volontairement hostile serait uniquement disponible dans les petits commerces et non-communiquée à la presse. Le clip de « Heart-Shaped Box », avec le remixage de Scott Litt cette fois, accompagnerait cette première phase. Deuxième partie : « un mois plus tard, après force mauvaises chroniques sur l’aspect vicelard d’un disque sans concessions », le groupe sortirait la version corrigée avec Bob Ludwig sous l’appellation Verse Chorus Verse dans tous les formats, y compris CD, ornée d’un sticker « version sympa pour les radios, vendeuse11 et édulcorée ». Bien entendu, son projet ne résiste pas à ce qu’ont prévu les « grandes personnes » et In Utero sort dans les mêmes conditions que Nevermind même si le label commence par une édition strictement vinyl et à tirage limité aux US, puis sous les autres formats quelques jours plus tard.

Cependant, les premières semaines qui suivent la mise en vente font surgir de nouveaux ennuis. et K-Mart, deux des plus grandes chaînes de grande distribution, refusent de vendre l’album sous prétexte que les fœtus présents sur la pochette pourraient offenser des clients. Kurt reprend contact avec Fish et l’image est recadrée de façon à faire disparaître les éléments incriminés, quitte à estomper et déformer encore plus le travail de l’auteur. Il accepte même que le titre « Rape Me » (« viole-moi ») soit rebaptisé pour ne pas choquer le consommateur lambda. Même s’il propose d’abord le littéral mais trop long « Sexually Assault Me » (« Agresse-moi sexuellement »), il suggère finalement « Waif Me » (« Moi gamin misérable »). Le mot a l’avantage de ne faire que quatre lettres et d’être neutre, ce qui colle parfaitement à l’esprit universel du morceau. Selon son manager Danny Goldberg, « [Kurt] voulait vraiment que tous ses fans aient accès à ses albums ». Lui-même n’a eu qu’un Walmart à proximité dans sa jeunesse pour découvrir de nouveaux artistes. Il n’aura pas le temps de gamberger sur cet autre compromis : la nouvelle édition est commercialisée quelques jours avant sa mort, le 29 mars 1994.

Mais le suicide du leader ne met pas de point final à l’aventure du disque. Le coffret anniversaire sorti en 2013 propose un regard exhaustif sur In Utero. En plus de sa forme officielle de 1993, l’acquéreur peut découvrir un nouveau mixage par Albini lui-même, la

11 Voir à ce sujet le chapitre sur « Radio Friendly Unit Shifter ».

16 totalité des sessions aux Pachyderm Studios, les versions Litt et Albini des deux singles et de « Pennyroyal Tea », certaines démos faites avec Endino et Montgomery et un live de 17 morceaux enregistré à Seattle en décembre 1993. Ce dernier est plutôt respectueux de l’esprit de Kurt, en excluant notamment « Smells Like Teen Spirit ». La version vidéo du concert est jointe au format DVD, avec d’autres chansons en public ainsi que le clip d’« Heart-Shaped Box ».

Mais pourquoi un nouveau mixage par le même ingénieur du son qui a été écarté du processus final, vingt ans plus tard ? Dave Grohl admet avoir été bluffé par une anthologie des Doors, The Future Starts Here (2008), qui propose un remixage de leurs titres : « Je me suis dit ‘’Waw les Doors sonnent très bien et très frais pour le 21ème siècle, et ce sera bientôt l’anniversaire d’In Utero, ça serait le bon moment d’essayer la même chose’’ ». Le batteur déclare vouloir proposer « un angle différent » aux douze chansons. Krist et Dave rejoignent ainsi Steve Albini12 au studio Electrical Audio à Chicago. Les deux musiciens disent avoir redécouvert certaines idées laissées de côté et avoir permis à l’enregistrement d’origine de « respirer un peu plus ». Quelques changements plus flagrants sont opérés, notamment le solo complètement différent de « Serve The Servants », le volume des violoncelles et la netteté du chant.

Quant aux singles, les pochettes sont réalisées par Robert Fisher, à qui Kurt donne carte blanche. « Heart-Shaped Box » et son clip signé (Depeche Mode, Joy Division, ) sortent le 23 août 1993, juste avant l’album. « All Apologies », non clippé, est édité le 6 décembre. « Pennyroyal Tea » aurait dû être le troisième single mais sa production a été rapidement arrêtée suite au décès du chanteur. Il sera réédité pour le en 2014.

12 …qui n’est pas rancunier : l’affaire In Utero l’a « quasiment ruiné » pendant deux ans, ses potentiels clients ayant eu peur de se retrouver associés à Nirvana ou d’avoir les mêmes problèmes avec leurs labels.

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Titre par titre.

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« Serve The Servants »

Trois appels de baguettes et la puissance du groupe est libérée. Dès les premières secondes, la patte d’Albini fonctionne à plein : la musique de Nirvana rugit avec ce mélange d’acoustique explosive de la pièce et de précision chirurgicale. L’auditeur entend aussi distinctement chaque note de guitare saturée qu’il peut sentir l’ensemble du groupe électriquement soudé.

Malgré les dénégations de Cobain sur le sujet, ce big-bang initial habilement disposé en début de disque évoque bien sûr le premier cri d’un nouveau-né. Mais Nirvana se charge de conduire son public ailleurs que dans ce parallèle facile. Après une introduction tout aussi dissonante que le sera le solo, le trio bouscule sa propre formule « couplets calmes – refrains puissants » en alternant cette fois des couplets impliqués, garnis de phrases choc, et des refrains marmonnés qui courbent le dos. L’inverse de « Smells Like Teen Spirit », qui ouvrait Nevermind, est déjà en train de se produire. « Serve The Servants » n’est cependant pas qu’une note d’intention sonique et musicale : son texte porte déjà toutes les possibilités de l’album. « L’angoisse adolescente a bien payé / Maintenant je suis blasé et vieux » clame Cobain dans le premier couplet, donnant d’entrée un coup dans le dos de la branchitude grunge qui l’a pourtant porté.

La part autobiographique est assumée. Krist Novoselic raconte que le morceau était quasiment terminé par le chanteur dans son coin sans qu’aucune démo préalable n’ait été faite en groupe. Kurt y déploie son regard cynique sur l’exposition médiatique (« les juges autoproclamés jugent ») et lâche un déchirant aveu de solitude familiale, écrivant plus tard : « Je suppose que cette chanson est adressée à mon père, qui est incapable de me témoigner l’affection que j’ai toujours attendue de lui. A ma façon, j’ai voulu qu’il sache que je ne le déteste pas. Je n’ai juste rien à lui dire ». Il est vrai que les lignes « j’ai vraiment essayé d’avoir un père / mais à la place j’ai juste eu un papa / Je tenais juste à ce que tu saches que / Je ne te déteste plus » tranchent violemment sur cette différence entre la figure qui élève l’enfant et celle qui ne fait que le concevoir. Cette phrase a été comparée à « Mother » de , dans laquelle l’ancien Beatle dresse aussi un portrait désabusé de sa relation endeuillée avec ses parents : « Père, tu m’as quitté / mais je ne t’ai jamais quitté / j’avais besoin de toi / tu n’avais pas besoin de moi / Alors je veux juste te dire au revoir ». Plusieurs critiques ont d’ailleurs comparé In Utero à l’album Plastic Ono Band de Lennon pour son aspect libérateur13.

Mais tout cela n’est qu’un jeu, vécu par un personnage extérieur dont il relativise les expériences. Il ironise notamment sur « ce divorce légendaire tellement ennuyeux », qui renvoie à l’élément traumatisant de sa vie : « J’ai eu une enfance heureuse jusqu’au divorce

13 Plus généralement, nous verrons que l’auteur de « Imagine » est fréquemment cité par Kurt.

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[de mes parents]. Et puis, d’un coup, mon monde a changé. Je suis devenu asocial ». Le jeune homme n’aura de cesse de changer de foyer, vivant successivement chez sa mère Wendy, son père remarié Don, des oncles et tantes et ses grands-parents paternels, favorisant une marginalisation scolaire et sociale déjà bien développée. L’explosion de sa cellule familiale est traitée ici comme une expérience vidée de son affect. En 1993, dans une lettre à son père, jamais postée, il fait le point : « Je n’ai jamais pris parti pour toi ou ma mère parce qu’au fur et à mesure que je grandissais, j’avais le même mépris pour vous deux ». Il y précise toutefois que la naissance de Frances a fait surgir de nouvelles responsabilités qui le font aller de l’avant et confier sa détermination à devenir un vrai père pour la petite fille.

Au final, le leader de Nirvana s’est plutôt attaché à mettre son histoire à distance : « A l’origine cette chanson parlait d’arriver à l’âge adulte à un moment où on est assez grand pour se débrouiller sans l’aide de ses parents ». Reste ce titre incertain (« Sers les serviteurs ») dans lequel il se représente peut-être le rapport parent-enfant comme celui d’une servitude interminable qui se transmet de génération en génération.

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« Scentless Apprentice »

« Dave avait ce riff de batterie qui avait émergé d’une impro, raconte Krist, puis j’ai enchaîné avec un autre riff, et c’est vite devenu une chanson ! ». « Scentless Apprentice » est un exemple parfait de collaboration des membres de Nirvana. Même si Cobain le considère au départ comme un « riff grunge cliché à la Tad14 » et admet avoir consentit à suivre l’idée de son batteur « pour faire plaisir », le groupe adopte vite ce rejeton bizarre fait de breaks violents et de distorsions en spirale. Ils commencent d’ailleurs par l’intituler « Chuck Chuck Fo Fuck » en référence aux coups d’intro de Dave. Le trio aime tellement ce morceau qu’il passe son temps à le jouer : « Dès qu’ils en avaient l’occasion, ils le faisaient tourner, que ce soit pendant les balances15 ou en studio » se rappelle Craig Montgomery. Ils concluent leur deuxième concert brésilien de janvier 93 avec une version de plus de dix de minutes pendant laquelle Kurt commet les plus belles exactions punk, de type crachat sur la caméra et exhibition génitale.

Si « Serve The Servants » était un manifeste idéologique et mental, « Scentless Apprentice » donne à cet état d’esprit une enveloppe charnelle, mais qui est déjà morte et invisible, celle d’un « apprenti sans odeur » destiné à mourir tragiquement. L’idée a été inspirée par le roman de Patrick Suskind Le Parfum, Histoire d’un meurtrier, qui se déroule au XVIIIème siècle en France. Le personnage principal est Jean-Baptiste Grenouille, un apprenti- parfumeur orphelin, dénué d’odeur mais capable de percevoir et d’identifier toutes les senteurs à sa portée. Il en développe une obsession qui l’emmène jusqu’à créer l’effluve parfaite conçue avec le corps de jeunes femmes vierges qu’il enlève et assassine. « Je l’ai lu au moins dix fois, commente alors Kurt, et je ne me lasse jamais de le relire ». « Je suis passionné par les odeurs. J’aimerais posséder une parfumerie un jour », ajoute-t-il plus tard.

Plus terre-à-terre que gothique cependant, le chanteur emprunte cette image pour aborder le rejet (« aucune nourrice ne voulait le nourrir ») et le pourrissement (« je repose dans la terre et fertilise les champignons »), imaginant une logique grotesque dans la chaîne alimentaire. On peut comparer les hurlements du refrain à ceux préconisés par Arthur Janov, psychologue américain connu pour avoir traité John Lennon et . Ces derniers ont suivi sa thérapie dite du « cri primal », théorisée dans un livre du même nom en 1970, au cours de laquelle les patients sont amenés à extérioriser leur insécurité et leur colère. Pour cela, ils doivent hurler afin de se rapprocher émotionnellement du premier cri de leur naissance. L’album Plastic Ono Band, évoqué plus haut, est directement influencé par cette expérience viscérale. Cobain la reprend ici et sur « Milk It » à son compte, mais pour repousser à grands hurlements le monde (« Go away ! ») qu’il quitte par une formulation devenue la préférée de Dave Grohl : « tu ne peux pas me virer parce que c’est moi qui pars ». Certains y verront un signe, parmi d’autres dans In Utero, de son geste final en 1994.

14 Groupe ami de longue date, avec lequel Nirvana fait notamment sa première tournée européenne. 15 Réglage du son sur scène avant le concert.

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Steve Albini a déclaré plus tard que « Scentless Apprentice » a fait partie de ses coups de cœur : « Il y a toujours une ou deux chansons sur n’importe quelle séance qui te frappent comme des tubes évidents, genre ‘’Wow, ce morceau est dément, c’est vraiment ici que tout se joue’’. Pour moi, c’étaient « Milk It » *…+ et celle-là. *…+ Ces chansons représentaient vraiment leur rupture vers cette pop agressive qu’ils développaient. Elles sonnaient comme les plus soniquement aventureuses, et en plus elles étaient les plus proches de ce que j’aime ». Un statut rassurant pour ce qui reste la seule co-composition officielle des trois membres sur ce disque.

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« Heart-Shaped Box »

« On pouvait tout de suite dire que c’était un super titre à bien des égards » se rappelle Ernie Bailey, technicien guitare des concerts de Nirvana, alors que le groupe expérimente cette chanson pendant ses balances à São Paulo. « Même Kurt savait que c’était LE single » ajoute Craig Montgomery, voyant la chanson prendre forme juste avant sa démo à Ariola. « Heart- Shaped Box », anciennement « New Complaint », est un des morceaux les plus denses du trio. Déclaration d’amour tordue, allusion à la mort et à la maladie, littérature et sexe se mélangent dans ce single porté par un clip mythique du grunge.

Tout comme son jumeau commercial « All Apologies », le plus marquant dans cette chanson est la voix de Cobain qui hante le morceau du début à la fin, plongé dans une réverbération discrète, et qui semble se battre avec les breaks du refrain. Son enchaînement d’accords descendant impose à la musique et au chant de s’estomper de plus en plus bas, incitant au recueillement, avant une explosion d’onomatopées fédératrices : « Hey ! Wait ! ». Everett True l’atteste, « c’est du pur Nirvana, aussi mainstream qu’ils pouvaient être ». La structure du morceau est quasiment la même depuis sa première ébauche, qu’on peut apprécier dans le coffret With The Lights Out, bien que le chanteur ait imaginé un solo plus ambitieux. Arrivés à Cannon Falls, le groupe rencontre des difficultés avec sa mise en place. « Tout le monde se posait des questions sur le tempo de ‘’Heart-Shaped Box’’, raconte Dave. La jouer au métronome ne convenait pas. Kurt et Steve ont alors proposé qu’on essaie avec un stroboscope. On a discuté longtemps de la façon dont il pourrait non pas imposer un tempo, mais en suggérer un ». L’idée manque de provoquer une crise d’épilepsie au batteur qui enregistre finalement la bonne prise sans aucune indication.

Kurt commence à travailler sur les paroles en 1992, sans musique préalable. Selon les versions, il aurait été influencé par le visionnage d’un documentaire sur les enfants atteints du cancer (« Ça me rend plus triste que n’importe quoi d’autre » dit-il plus tard) ou plus simplement par sa relation avec Courtney Love. La première hypothèse expliquerait la mention directe de cette maladie dans le texte, la « boîte en forme de cœur » ayant été dans une première écriture un « cercueil en forme de cœur ». La deuxième version avance que le titre serait une métaphore du vagin de Love, ce qui expliquerait l’ « hymen brisé » et l’intriguant « Envoie ton nœud-coulant-ombilical pour que je puisse grimper à nouveau ». Dans les pages de son journal, il mentionne d’ailleurs « la théorie vagin/fleur de Camille [Paglia] », autrice américaine d’un essai critique sur l’art occidental et la décadence sexuelle (Sexual Personae) que les époux Cobain ont dévoré et auquel font référence les « orchidées16-plantes-carnivores » des paroles. Mais si « Heart-Shaped Box » est une chanson d’amour, elle exprime la dépendance mentale et physique et un état de fragilité

16 Métaphore courante du sexe féminin.

23 dans la relation : « Elle me regarde comme un vulgaire Poisson17 quand je suis faible », « J’ai été tiré dans ton piège aimanté et goudronné », sans parler du refrain qui déclare une « dette éternelle » envers la parole de l’être aimé. On frôle l’addiction amoureuse quasi- junkie, un thème souvent entre les lignes de Nirvana (« Aneurysm »).

Exploité comme premier single de l’album, « Heart-Shaped Box » est accompagné d’un clip qui mérite tout un poème. Pour celui-ci, Kurt prévoit une série d’images variées dont la plupart vont être conservées, comme des « radiographies de sperme traversant un pénis », un vieillard en fin de vie avec un fœtus dans son liquide de perfusion, une petite fille aryenne de trois ans vêtue du costume du Klu Klux Klan, la « femme visible » du recto du disque, des poupées animées, et enfin une scène de crucifixion. Kurt rêve de faire jouer l’écrivain William Burroughs pour le rôle principal, mais l’auteur du Festin Nu décline18.

Le résultat final, réalisé par Anton Corbijn, est finalement davantage halluciné que glauque. Les thématiques sont sombres : la mort, le cycle inéluctable jeunesse-vieillesse et l’apathie. Le décor, qui montre notamment un arbre à fœtus et une campagne surréaliste, n’est pas réjouissant, mais tout est traité de façon si colorée que le clip en devient pop et confine au grotesque à certains moments. Kurt rêve d’un film en Technicolor, procédé déjà disparu, ce qui force Corbijn à tourner en noir et blanc puis à faire peindre à la main la pellicule à San Diego, d’où « la couleur si difficile à caractériser » du clip. Le groupe ne fait pas que jouer un playback parodique, il passe beaucoup de temps dans des postures d’ennui et d’attente, brisée par l’hyperactivité de Kurt qui, souvent en gros plan, multiplie les expressions faciales. Le réalisateur a énormément respecté les envies du leader, qui déclare que « cette vidéo s’est le mieux rapproché de ce que j’avais imaginé, de ce que j’avais visionné dans ma tête, que n’importe quelle autre. Je ne pensais pas que c’était possible de s’en approcher autant ».

« *Kurt+ était au sommet de son art. Les chansons qu’il a écrites pour cet album sont peut- être les plus belles et les plus intenses qu’il ait signées » explique Krist. Et « Je souhaite pouvoir manger ton cancer quand tu vireras au noir » reste la déclaration d’amour la plus étrange du rock.

17 L’idée provient sans doute de Courtney Love, qui surnomme ses proches « » (Poisson) ou « Aries » (Bélier) selon leur signe astrologique dans ses carnets. 18 Ce romancier et artiste américain majeur de la est connu pour avoir été lui aussi un grand consommateur d’héroïne. Kurt a posé des guitares expérimentales sur sa lecture de « The ‘’Priest’’ They Called Him » en 1992, et les deux hommes se sont rencontrés à l’occasion du clip. Kurt s’est inspiré de sa méthode de cut-up pour écrire ses paroles.

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« Rape Me »

Si cette chanson est un des plus gros succès de Nirvana, ce n’est pas seulement pour son titre provocateur (« viole-moi »), ses sous-entendus précurseurs sur la domination masculine ou le gros son de son enregistrement, c’est aussi parce qu’elle est une cousine flagrante de « Smells Like Teen Spirit ». Si on retrouve le même écart d’accords, mais un ton plus bas, ce n’est pas par hasard : Kurt a composé « Rape Me » en improvisant autour du riff de Nevermind et du texte de « Polly ». Mais si « Polly » traite également du viol en adoptant le point de vue du violeur, le titre d’In Utero fait parler la victime qui ironise sur son sort.

Ce thème sur lequel les paroles insistent lourdement (au moins quatorze fois « rape me ») préoccupe Cobain depuis son plus jeune âge. Il raconte parfois comment une camarade de lycée a vu un jour un de ses professeurs donner des conseils aux jeunes filles pour ne pas se faire violer et comment réagir en cas d’agression, pendant qu’elle regardait des garçons jouer dehors en se demandant pourquoi ce n’est pas plutôt à eux qu’on devrait apprendre à ne pas violer. La misère sexuelle et sociale de sa région d’origine a beaucoup marqué Kurt. Elle refait surface dans d’autres chansons sous la forme de faits divers imaginaires et sordides, par exemple « Floyd The Barber » pour les attouchements sexuels, « Scoff » pour l’alcoolisme familial ou « » pour la misogynie domestique. Les notes qui accompagnent Incesticide sont aussi l’occasion pour Kurt de se lâcher : « Si n’importe qui d’entre vous déteste les homos, les gens d’autres couleurs ou les femmes, merci de nous faire une faveur : laissez-nous, putain ! Ne venez pas à nos concerts et n’achetez pas nos disques ».

« Rape Me » a été écrite et terminée avant la sortie de Nevermind et compte parmi les chansons abouties de longue date. Mais depuis, le chanteur de Nirvana a expérimenté une autre forme d’intrusion avec sa célébrité : celle de son intimité. Cette idée angoisse déjà Cobain depuis le succès de « Smells Like Teen Spirit » comme on peut le lire dans son journal : « Nous déclinons avec grand plaisir l’opportunité de nous faire violer par des journalistes rosbifs ». Cette notion de viol sera alors très fréquente dans ses propos pour qualifier le traitement médiatique de Nirvana. Ses écrits personnels révèlent plus qu’une méfiance pour les médias : le musicien nourrit une haine presque obsessionnelle pour le statut de journaliste musical, ce « parasite répugnant » qui ne comprend pas son message.

En septembre 1992, le magazine Vanity Fair consacre à Courtney Love un article sous forme d’historique et d’extraits d’entretiens pour évoquer son groupe Hole et le statut qu’elle et Kurt ont atteint après les sept millions d’exemplaires de Nevermind vendus dans le monde à ce moment-là. Outre le ton particulièrement intrusif et à charge contre Courtney, traitée comme une arriviste sans talent, la journaliste Lynn Hirschberg pose la question racoleuse « sont-ils les John & Yoko grunge ou bien les prochains Sid Vicious et Nancy

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Spungen19 ? » et aborde les problèmes d’héroïne du couple. Elle affirme : « Ils attendent un bébé pour ce mois-ci, et même les acteurs les plus tolérants de l’industrie du disque sont préoccupés par la santé de l’enfant. ‘’C’est épouvantable de se dire qu’elle a pu se droguer alors qu’elle se savait enceinte’’ raconte un ami proche. ‘’On s’inquiète tous pour le bébé’’ ».

Si la source anonyme « ami proche » peut faire sourire, elle a semé le doute sur la fiabilité de l’entourage des « Kurtney ». Mais surtout, ces révélations alarment les services sociaux de Los Angeles (Department of Children’s Services). Ils leur retirent aux parents la garde de Frances, âgée d’à peine deux semaines, le temps qu’une enquête sur leur responsabilité parentale soit menée. L’enfant est confiée pendant deux mois à Jaimee, la sœur de Courtney. L’impact sur le couple est dévastateur et n’arrange pas la consommation de psychotropes du leader de Nirvana20. Au bout d’une bataille juridique de plusieurs mois, commentée par les médias et la presse à scandale, ils récupèrent leur fille et se débarrassent de leur tutelle le 25 mars 93 en déménageant dans un autre état. Aussi, lorsque Kurt chante « ma source interne favorite », on voit l’allusion amère au journalisme mal intentionné. Le livret d’In Utero évoque d’ailleurs dans les remerciements « Nos sources internes favorites à travers le monde ». « J’apprécie ton inquiétude / De toute façon tu vas y rester » chante-t-il, persuadé que le violeur, du corps ou du privé, paiera bientôt pour son crime. « Je n’ai maintenant plus d’autre but dans ma vie que de DÉFONCER MTV ET LYNN HIRSCHBERG » écrit-il dans son journal.

Le travail sonore de Steve Albini achève de faire de « Rape Me » l’une des chansons les plus iconiques du trio. La puissance des breaks de batterie qui amorcent le refrain est une des composantes majeures de la chanson. Le début calme du troisième couplet tranche net dans les larsens qui le précèdent, comme un montage sonore exagéré. Quant à la voix, l’ingénieur du son utilise la même méthode que pour « Milk It » : l’augmentation progressive du volume du chant final de Cobain, quitte à le faire passer par-dessus le reste des instruments, pour un effet que Steve qualifie de « dérangeant »21. Ce petit plus de la production albinienne rend les cris de Kurt audibles dans leurs moindres fréquences et a contribué à ce que le message désespéré et le grain de voix déchirant du chanteur s’impriment dans la tête de l’auditeur. « Ce dont je me suis rendu compte, c’est que pour faire passer tes idées, il faut être sans équivoque, explique Kurt à Melody Maker. C’est comme ça que la majorité du public veut entendre les morceaux. Ils veulent les prendre directement en pleine gueule ». La production est plus que jamais au service de ce souhait.

Dans les dernières pages de ses carnets, Kurt donne une idée précise d’un potentiel clip pour la chanson, sous le nom de « Opération Rape Me ». Il imagine des plans de taulards endurcis et musclés, puis de prisonniers frêles et efféminés, d’hippocampes dans l’océan et

19 Ce couple infernal du punk a connu une fin tragique en 1978 avec l’assassinat de Nancy, possiblement par son compagnon, suivi de l’overdose de ce dernier. 20 Kurt est en cure de désintoxication dans la même clinique où Courtney accouche, et au même moment. 21 Le mastering a malheureusement lissé cet effet.

26 d’hommes sur une table gynécologique. Si certaines de ces scènes suggèrent effectivement le viol et l’ironie quant aux questions sexuelles, celle des hippocampes a une signification particulière pour l’auteur. Il se dit fasciné par ces animaux : « Les femelles portent les petits au début et les passent ensuite aux mâles qui, eux, donnent la naissance. C’est une grossesse partagée ». Sa seule demande auprès de Robert Fisher pour illustrer le single de « All Apologies » sera d’ailleurs d’y faire apparaître ces ‘’chevaux de mer’’ dont le mode de reproduction lui inspire non seulement une vision moins machiste et dominatrice de la masculinité, mais dresse aussi un parallèle plus glauque avec ses propres problèmes digestifs. Il lui arrive de les décrire dans ses notes d’un point de vue obstétrique mais poétique : « J’ai si violemment vomi que mon estomac s’est littéralement retourné pour révéler les nerfs aussi fins que des cheveux que j’ai entretenus et élevés comme mes enfants, décorant et faisant mijoter chacun d’entre eux comme si Dieu m’avait baisé et planté en moi ces précieux petits œufs ».

Nirvana a joué « Rape Me » sur scène dès 1991. Ses deux interprétations les plus marquantes sont sur le plateau de l’émission française Nulle Part Ailleurs le 2 février 1994 (un moment qui a grandement contribué à faire découvrir le groupe et la scène « grunge » aux frenchies) et son intro avortée aux MTV Video Music Awards de 1992. La chaîne musicale avait en effet interdit à Nirvana de jouer cette chanson en raison de son titre et de ses paroles. Kurt décida d’en jouer quand même les premières mesures avant d’enchaîner sur le morceau convenu par la production (« Lithium »), pour le simple plaisir de « donner des palpitations » aux responsables de MTV qui étaient sur le point d’envoyer en urgence une page de publicité pour censurer le titre.

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« Frances Farmer Will Have Her Revenge On Seattle »

Frances Farmer est née le 19 septembre 1913 à Seattle. Fille d’avocat, elle se distingue dans l’art dramatique et l’écriture dès sa jeunesse, affichant une indépendance d’esprit rare dans son milieu. On la soupçonne de sympathie communiste et son essai athée Dieu meurt la met dans le collimateur de l’opinion. Comédienne de théâtre et des studios Paramount Pictures au milieu des années 30, elle est néanmoins très critique vis à vis du star-system Hollywoodien. Sa carrière brillante marque un arrêt brutal en 1942 alors qu’elle se fait interpeller pour conduite en état d’ivresse. Réfractaire à l’ordre et aux juges, elle est déclarée « malade mentale » et diagnostiquée « schizophrène paranoïaque » l’année suivante. On la place de force dans un sanatorium du comté de Los Angeles, contre le gré de sa famille. Elle traverse une série de traitements tristement courants à l’époque (insuline, électrochocs) avant d’être internée pendant cinq ans dans un asile psychiatrique, à la suite d’autres infractions mineures. Elle y aurait été partiellement lobotomisée et subi des viols collectifs.

Cette figure de liberté féminine opprimée à l’extrême a tout pour séduire Kurt. Nul doute qu’il s’identifie à Frances Farmer et à son destin tragique : lui aussi est devenu une célébrité dont l’intégrité et le franc-parler ont déchaîné la haine, lui aussi se sent inadapté à la médiatisation de sa vie (les paroles évoquent encore « les faux témoins ») et l’incertitude de son évolution médicale et mentale présage pour lui un dénouement sombre à son histoire. « Tout ça commence à se ressembler » admet-il dans le premier couplet. Le calvaire particulièrement glauque de Frances correspond bien à la noirceur d’esprit du chanteur et symbolise toute la violence masculine sur les personnalités libres et sur les femmes en général. « Les conspirateurs sont toujours vivants et bien portants dans leur confortables maisons sécurisées. Dieu est une femme » note-t-il dans son journal au sujet de cette chanson-hommage, « Frances Farmer Will Have Her Revenge On Seattle ».

Aussi Kurt rêve-t-il de donner à l’actrice une occasion prendre sa revanche sur ce monde, affirmant dans des interviews que l’enfer qu’elle a traversé était « une conspiration des gens puissants de Seattle » : « Elle reviendra comme un incendie / Pour immoler tous les menteurs / Et ne laisser qu’une couche de cendres derrière elle ». Les autres thématiques d’In Utero émergent ici : maladie, quête d’un repos, mélancolie rassurante (« Ça me manque, le confort d’être triste ») dans un pot-pourri un peu hors-sujet qui suit plutôt les méandres de l’esprit de Cobain. De façon plus notable qu’ailleurs, ce dernier joue sur la sonorité des mots et leur donne un rythme : « It’s so relieving / To know that you’re leaving », « It’s so relaxing / To hear you’re asking ».

Le rythme est de toute façon central dans la construction du morceau, avec son alternance régulière d’accords étouffés et d’éclatement électrique. La mélodie vocale du refrain est une des plus réussies de l’album, soigneusement harmonisée et entêtante à la « Pennyroyal

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Tea ». La voix de Kurt, rugueuse et sans faiblesse même dans le calme, semble déterminée du début à la fin à promettre cette vengeance. Quant au pont instrumental, dynamique et presque groové, il s’approche davantage le rock indé que le grunge pur et lourd. C’est encore une chanson qui est arrivée « quasiment terminée » entre les mains des deux autres membres, selon Krist.

L’histoire de Frances Farmer aurait pu se conclure par une mort sordide, au grand plaisir du guitariste blond, mais la jeune femme retrouve la liberté dans les années 50. Elle foule même à nouveau les plateaux de cinéma et de télévision, notamment pour animer un programme d’après-midi dans les années 60 intitulé Frances Farmer Presents. Les circonstances de son décès en 1970 peuvent laisser pensif sur son lien à Kurt (un cancer de l’œsophage). Lui-même aime rapporter la version populaire et apparemment romancée de son calvaire : « Elle s’est fait battre et violer pendant des années. Elle ne portait pas de vêtements la plupart du temps ». D’autres sources parlent de consommation forcée de ses propres excréments, d’enchaînement, de nourriture pourrie et de bains d’eau glacée réguliers, racontés dans la biographie écrite en 1978 par William Arnold, Shadowland. Arnold se rappelle avoir été harcelé par le chanteur de Nirvana, fan du livre depuis le lycée, et a regretté de ne pas avoir eu le temps de discuter avec lui. Mais reconnue à moitié « reconstituée » par l’auteur lui-même, la version des faits de Shadowland a été plus tard démentie par des enquêtes qui ont révélé entre autres qu’aucune lobotomie n’aurait été pratiquée.

Le jour de son mariage avec Kurt en février 1992, Courtney Love portait une robe ayant appartenu à Frances Farmer. Le prénom de cette dernière entoure beaucoup la vie du garçon d’Aberdeen : la guitariste-chanteuse d’un de ses groupes préférés, The Vaselines22, s’appelle Frances McKee, et il a nommé sa propre fille Frances en hommage à cette figure de son panthéon personnel.

22 Nirvana a repris « Molly’s Lips », « Jesus Wants Me For A Sunbeam » et « Son Of A Gun » de ce duo minimaliste écossais.

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« Dumb »

« Toute cette marijuana. Toute cette dope supposée inoffensive, sûre, sans effet d’accoutumance qui m’a attaqué les nerfs, ruiné la mémoire… ». C’est avec cette constatation que Kurt commente « Dumb » dans son journal, ce qui confirme l’impression générale donné par le morceau le plus calme d’In Utero : ici on est dans l’engourdissement du cerveau et des émotions, nouvel état d’esprit mis en forme par la voix posée de Cobain. « On flottera / Et on s’accrochera aux nuages » chante-t-il très simplement pour retranscrire sa mise en apesanteur.

Ecrite pendant l’été 1990, c’est encore une démonstration de songwriting de la part du leader qui interprète pour la première fois le titre seul à la guitare le 25 septembre 1990 sur KAOS, une radio communautaire d’Olympia. Il prétend alors avoir écrit les paroles dans sa voiture juste avant de venir. Les accords sont incertains mais le morceau est déjà là. Il y joue d’autres titres dans le même esprit, dont la plupart encore inédits à l’époque : « Been A Son », « Lithium » et le rare « Opinion ». L’exercice donne d’ailleurs un bon aperçu de son travail d’écriture. Mais si souvent la base acoustique des compositions de Cobain prend une forme finale électrique et nerveuse sur disque, « Dumb » respecte l’intention de départ et fait jouer le groupe dans un esprit différent, là où « Polly » (Nevermind), un des seuls autres exemples du genre, ne pouvait pas se faire accompagner d’une vraie batterie. En termes de fûts, Dave Grohl réussit cette fois un compromis parfait entre la retenue unplugged et la force de frappe dont il fait preuve sur le reste de l’album.

Quant au violoncelle joué par Kera Schaley, il ajoute une note mélancolique et lyrique qui ouvre encore plus le spectre musical du groupe. Originaire de Chicago, Schaley a été appelée par Steve Albini. Le producteur avait réalisé le disque Box Of Headeache de son premier groupe dOUBT, un quintet noisy sous influence Sonic Youth et Pavement. « J’avais juste envie de voir Steve, vu qu’on se croisait rarement, raconte-t-elle. L’ambiance était plutôt bizarre, ils étaient tous très calmes *…+ Je ne connaissais rien de Nirvana à part les chansons les plus courantes. Steve m’a fait écouter « Dumb ». J’ai écrit une ligne de violoncelle dessus et Kurt est arrivé pour écouter et me dire ce qu’il fallait enlever et ce qu’il fallait garder ». Ce dernier imposera un intermède acoustique au milieu des concerts suivants de Nirvana, pendant lequel ces parties sont jouées par , membre du Black Cat Orchestra de Seattle.

« Dumb » est une pause salutaire dans le déluge de saturations d’In Utero et sert à merveille son texte, celui d’un état d’esprit confus et englué, au sens propre comme au sens figuré : « Mon cœur est brisé / Mais j’ai de la colle / Laisse-moi inhaler / Et arranger ça avec toi ». La chanson hésite sur la nature de cette simplicité d’esprit apportée par la drogue et l’endormissement au petit matin : « Je pense que je suis idiot / Ou peut-être juste heureux *…+ Le soleil sur la peau / Je m’endors ». Mais pour Kurt lui-même, la distinction n’est pas si

30 obligatoire : « J’ai rencontré beaucoup de gens abrutis. Ils ont souvent un boulot de merde, la plupart du temps ils sont seuls, ils n’ont pas de copine, très peu de vie sociale, et pourtant, ils sont heureux ». Malgré ce commentaire qui relativise avec un peu de bienveillance voire d’envie cette vie simple de paria, le chanteur effectue un scan intéressant de la société américaine dont les histoires individuelles révèlent beaucoup sur son rapport à la vie, au bonheur et à la consommation de biens ou de liens sociaux.

Son ami Everett True avance de son côté que « Dumb » parle du traitement du guitariste par les journalistes : « La première fois où j’ai rencontré Kurt, il m’a dit qu’il se comportait en accord avec la manière dont les gens le traitaient. S’ils pensaient que c’était juste un abruti de punk, il se trouvait enclin à se comporter comme un abruti de punk ». Cobain s’identifie alors à cet abrutissement, qui le protège de devoir se battre pour exister face à des gens, la plupart du temps des médias, qui nourrissent une image de lui qui a peu de chances de changer de toute manière. « Je ne suis pas comme eux / Mais je peux faire semblant » révèle-t-il dans le dernier couplet. D’auto-apitoiement incertain, « Dumb » devient aussi une arme sociale pour se protéger et se défendre du monde.

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« Very Ape »

Sous sa forme simple et fonceuse, « Very Ape » tient quelques clés de l’évolution de l’écriture de Kurt Cobain. Si le morceau est court et joue à fond la carte du primate grunge (le titre signifie « très singe »), son riff de guitare superposé témoigne de recherches en termes d’arrangements simples mais efficaces.

A la base intitulée « Perky New Wave » (« new-wave guillerette ») ou « Punky New Wave Number » (« morceau punky new wave »), la chanson a en effet ce côté sautillant et entêtant et fait référence à des connexions du groupe avec le genre new-wave. Ce dernier est né de l’après-punk, au début des années 80, porté par des groupes comme New Order, Depeche Mode, (leur « Turnaround » a été repris par Nirvana dans Incesticide) ou The Cure. Ces formations ajoutent une dimension dansante et synthétique au rock à laquelle le chanteur n’est pas insensible. D’ailleurs la version rapide de « Polly » disponible sur Incesticide s’intitule « (New Wave) Poly » et pendant un concert particulièrement hostile à Buenos Aires en 9223 le groupe ouvre son set avec une impro baptisée « Nobody Knows I’m New Wave » au milieu d’insultes à peine dissimulées au public. Mais vue l’utilisation de ce terme comme un concept vague et passe-partout par Cobain, la « nouvelle vague » sonne surtout comme une façon de s’opposer à une vieille garde de la musique et à un rigorisme punk. C’est probablement davantage le mot qui le fascine que le style lui-même. « On a essayé d’écrire des morceaux de style new wave, déclare-t-il à Michael Azzerad. C’est-à-dire quelque chose d’agressif, de bizarre et d’expérimental *...] Je veux faire des choses plus new wave, plus avant-garde ».

En dépit des atours punks du morceau, il a été composé par Kurt seul, qui en fait une première démo acoustique fin 1992. Les mélodies et l’idée de la chanson sont déjà quasiment là bien que le texte soit différent à l’arrivée. Les paroles d’origines sont confuses et évoquent la folie et la perte de repères (« Je suis taré et je te poursuis »), ce qui colle au rythme effréné. La version finale du texte opte pour un état d’esprit primitif et abruti, bien relayé par son interprétation vocale peu mélodieuse et marmonnée. Beaucoup de commentaires pensent qu’il s’agit d’une caricature acide du bouseux-type, machiste et inculte « enterré jusqu’au cou dans des mensonges contradictoires », qui se dit « fier d’être le roi de l’illitérature » (comprendre : « inculture ») et qui s’avère trop occupé à faire comme s’il n’était pas naïf, les pieds « dans la crasse ». On sait que la figure du beauf américain, pour tout ce qu’elle transporte de bêtise et d’idéologie arriérée, est une cible régulière de Kurt. Il en parle autant dans ses écrits que dans certains de ses dessins personnels les plus violents. Il dessine notamment un strip en trois cases qui représente un père de famille demeuré et sexiste se faire exploser le crâne par le pied vengeur du fœtus à travers le ventre de la mère. Ce dessin est un complément pertinent à « Very Ape » tant le morceau, après ses couplets

23 Kurt sabote exprès ce concert pour protester contre l’attitude sexiste et méprisante du public pendant la prestation du groupe féminin Calamity Jane.

32 de notes aigues agressives et obstinées, est brutalement arrêté avant la barre des deux minutes, comme tué dans l’œuf.

Reste que cette fois-ci, malgré l’utilisation de la première personne, Kurt ne s’estime pas faire partie du lot et décrit un état d’esprit plus nuisible dans l’abrutissement que dans « Dumb » où il s’agit de résistance passive. Une sorte de contrepoint politique à la léthargie narcotique.

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« Milk It »

Les cordes pincées erratiques et dissonantes du couplet se percutent à un riff puissant. Les paroles marmonnées deviennent des hurlements qui prennent l’avantage. En ce sens, « Milk It » se rapproche des Pixies avec « Bone Machine » ou « River Euphrates » pour l’alternance de basses qui serpentent et de refrains criés. Ce morceau a toutefois bien plus à offrir qu’une énième utilisation de la recette d’écriture calme/énervé. « C’est vraiment une compo méchante » se réjouit Krist. « J’ai posé une basse bien lourde et droite d’une façon qui fait un peu penser à ‘’Smells Like Teen Spirit’’. C’est à peu près la même formule, mais bien plus tordue, presque grotesque, voilà : c’est une chanson grotesque ».

Pour Everett True, ce morceau « semblait avoir été construit au fur et à mesure que les idées apparaissaient ». Il n’existe aucune trace de « Milk It » (brièvement intitulée « PiL24 » ou « Milk Made ») avant les démos brésiliennes du groupe : le titre a été sans doute composé en vue d’In Utero et joue surtout sur la dynamique et non la structure. C’est ce que Dave Grohl pense avoir le plus apporté à Nirvana : « J’ai appris à Krist et à Kurt à creuser les chansons, à apprivoiser le son, pour mieux rebondir. Maintenant, nous savons être extrêmes dans deux directions : la douceur et le bruit ». La production de Steve Albini donne une ampleur démesurée aux moments d’explosion du morceau, quitte à pousser les possibilités du mixage dans leurs retranchements. « [Dans cette chanson] il y a deux prises de voix : une qui chante tout le long du morceau et une autre dans laquelle Kurt chante certains moments pour insister sur ces passages *…+ Et il y a donc une voix très, très sèche et très très forte qui monte à la fin de « Milk It », vraiment sans traitement et inconfortablement présente ». Ce parti pris fait que le chant crié du leader recouvre quasiment la partie instrumentale. Un point d’orgue vocal aussi utilisé dans « Rape Me ».

« Les paroles marquent une vision dépressive de la cohabitation et des problèmes d’estomac de Kurt » souligne True. Le journaliste de Melody Maker voit juste sur le double discours du chanteur, qui rapproche de façon saisissante ses problèmes de santé récurrents et la vie en couple avec Courtney Love dans une des lignes les plus dérangeantes de l’album : « Son lait est ma merde / Ma merde est son lait ». Déjà audible dans « The Other Improv », cette phrase scatologique pose l’amour comme une sécrétion corporelle dont chacun se nourrit. Le choix du lait renvoie bien sûr à la maternité encore récente de Courtney, pendant que les excréments sont autant littéraux que figurés.

Figurés d’abord pour la « merde » que les « Kurtney », couple grunge explosif, partage en termes d’engueulades internes et d’attaques médiatiques extérieures. Mais Cobain admet leur interdépendance, conscient du lien qui le relie à Love : « Nous nous nourrissons l’un l’autre » affirme-t-il dans le premier couplet, évoquant leur partage d’idées et de goûts. Leur

24 Référence à Public Image Limited, deuxième groupe du chanteur des Sex Pistols, John Lydon.

34 relation a eu des aspects positifs. Les deux musiciens ont eu par exemple un journal commun pour écrire des paroles, qu’ils complétaient à tour de rôle et les faisait s’influencer réciproquement sur le terrain créatif. Charles R. Cross, l’auteur de la biographie , avance que Cobain est devenu un meilleur parolier grâce à elle.

Ensuite il y a la merde littérale : celle des séjours en hôpitaux et celle des désintoxications sont intimement liées. Kurt a surenchéri d’injections d’héroïne pour supporter une douleur quasi-permanente : « Pendant cinq ans, chaque jour de ma vie, chaque fois que j’avalais un morceau de nourriture, je ressentais une brûlure atroce, brûlante et nauséeuse, dans la partie supérieure de la paroi de mon estomac *…+ Je ne sais jamais quand ça va arriver, je peux être à la maison dans l’atmosphère la plus détendue *…+ et soudain PAN comme un coup de fusil : le glas de l’estomac a sonné » écrit-il dans son journal. Il raconte plus tard comment, lassé des nombreux examens et remèdes qui n’aboutissent à rien (traitements, végétarisme, arrêt du tabac), il soulage la souffrance « au moyen de petites doses d’héroïne ». Il décrit très précisément son automédication avant de détailler les phases de sevrage dans tout leur glamour : sueurs, vomissements et « chier au lit ».

Seuls des comprimés particuliers trouvés pendant une tournée au Japon lui apportent du répit, mais lorsque le stock est vide, Kurt revient de plus belle à la drogue par tranches de trois semaines ou d’un mois et à doses de plus en plus fortes. Au final, seule la buprénorphine, un antalgique utilisé à titre expérimental comme alternative à la méthadone, sauve le guitariste de la folie. Mais l’héroïne est déjà trop entrée dans sa vie. Ses overdoses à New York en juillet 93, puis à Rome en mars 1994 et le taux démesuré de dope dans ses veines au moment de mettre fin à ses jours en avril prouvent qu’il n’a pas suffi d’améliorer la condition du corps pour que l’esprit soit moins accro.

Pas étonnant donc que les paroles de « Milk It » oscillent entre désintox romantique (« Ton parfum règne toujours, ici où je suis en convalescence ») et désespoir (« Regarder du bon côté des choses, c’est du/le suicide »). Le corps qui essaie de se retaper est infecté, vicié et faible quoiqu’il arrive : « Je suis mon propre virus / Je n’ai pas besoin d’hôte pour vivre », « Manque de fer et/ou de sommeil ». Kurt s’est dépeint tout au long de sa vie comme un gringalet famélique « pesant à peine 50 kg » et a entretenu un fort complexe sur sa maigreur au point de superposer plusieurs couches de vêtements.

« Milk It » mérite bien son statut de composition tordue, et occupe une place importante au cœur d’In Utero. Les Melvins et leurs fans y ont aussi vu un hommage. Everett True admet qu’elle « sonnait vraiment comme une variation » de « It’s Shoved », morceau de la bande de sorti en 1991. Quand il la fait écouter au batteur , qui a aussi joué dans Nirvana à ses débuts, ce dernier est interloqué par la ressemblance entre les deux riffs, avant de prendre ce clin d’œil comme « un compliment ». Au moment d’introniser

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Nirvana au Rock’n’Roll Hall Of Fame en 2014, Dave Grohl cite encore « Milk It » comme une de ses préférées.

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« Pennyroyal Tea »

« Une boisson abortive. Ça ne fonctionne pas, espèce de hippie ». En une seule ligne de ses carnets, Kurt brise le mythe autour de ce titre emblématique. Non, « l’infusion à la menthe pouliot », utilisée dans la médecine traditionnelle européenne, n’est pas une vraie méthode pour avorter. Même si le cadre maternel suggéré par l’album laisse à penser cette corrélation sombre entretenue par Kurt lui-même au départ (« j’ai lancé ça parce que j’ai vu plein d’amies essayer, en vain »), « Pennyroyal Tea » parle encore du corps qui s’éteint, davantage que de ce qu’il a à expulser : « Cette chanson parle de quelqu’un qui est au-delà de la dépression : elle est sur son lit de mort, quasiment ».

Kurt élabore ce morceau en 1990, comme plusieurs autres. A l’époque, le chanteur partage un appartement à Olympia avec Dave Grohl : « Je l’ai composée en trente secondes, puis je me suis assis une trentaine de minutes pour écrire les paroles. Ensuite, *Dave et moi+ on l’a enregistrée [sur un quatre-pistes] ». Le batteur, fraîchement arrivé dans le groupe, est impressionné : « J’ai pensé tout de suite ‘’Bon dieu, ce mec a un tel sens de la mélodie, je n’arrive pas à croire qu’il passe son temps à hurler’’ ». Kurt ne la juge assez bonne pour apparaître sur Nevermind et le groupe se contente de la jouer en 1991 avant de faire une première démo électrique et instrumentale avec Jack Endino.

Pourtant, construite sur des accords simples, faite de couplets courts et efficaces qui mettent de façon idéale les refrains sur la rampe de lancement, la neuvième piste d’In Utero figure facilement parmi de grands coups de génie du groupe au même titre que « Rape Me », « About A Girl » ou « Lithium ». Avec sa batterie rendue implacable et ses chœurs de refrain d’une efficacité désarmante, « Pennyroyal Tea » est en plus sublimée par le travail de Steve Albini, qui a tout à fait saisi le goût de Cobain pour les contrastes dynamiques violents.

Le texte n’est pas en reste et condense en peu de lignes un état « anémique » qui renvoie au métabolisme si particulier de Cobain : « Je me tiens tellement mal », « Je suis si fatigué que je ne peux même pas dormir ». Son système digestif est encore mentionné d’un point de vue objectif et médical : « Je suis au régime lait chaud et laxatifs », « Je prends des antiacides à la cerise ». Ce qu’absorbe le leader de Nirvana l’obsède davantage que ce qu’il en sort, contrairement à « Milk It ». La mention d’un grand parolier mélancolique américain (« Donnez-moi un paradis à la Léonard Cohen ») ne fait qu’ajouter au décor de cet état d’esprit : « C’était mon traitement, quand j’étais déprimé et malade. Je lisais Malone-ou- Malloy-Se-Meurt (sic) de Samuel Beckett ou j’écoutais , ce qui ne faisait qu’empirer les choses ». Mais à la façon de ces modèles, le personnage imaginé par Kurt trouve une transcendance dans cet état, une « anémie royale » qui mélange l’impuissance et le pouvoir, et cherche à purger son corps de tout, au risque de le faire mourir.

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« Pennyroyal Tea » devait être le troisième single de l’album, et il était prévu qu’Anton Corbijn rempile pour l’accompagner d’un nouveau clip. Le réalisateur préféra décliner l’idée, car il lui semblait impossible de faire mieux que pour « Heart-Shaped Box ».

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« Radio Friendly Unit Shifter »

Une guitare saturée gavée d’effet chorus extrême ouvre ce pamphlet contre les médias. Originellement intitulé « You Said A Mouthful » (« T’en as raconté des caisses ») ou « 4 Month Media Blackout » (« silence médiatique de quatre mois » ou « de neuf mois » dans d’autres versions), plutôt explicite sur son contenu, son titre final est davantage une référence à l’industrie musicale. Il peut être traduit par « chanson accessible qui fait vendre le disque » ou « tube gros vendeur ». Ce type d’expressions inventées par le chanteur joue encore avec les attentes du public, car de tous les titres de cet album qui s’est moins vendu que Nevermind, c’est sans doute le moins accessible ! Kurt s’en réjouit dans son journal : « Là, ça va vraiment faire bouillir le directeur artistique. Il va être fumasse ! ».

Ainsi un riff monolithique de quatre notes est imperturbablement joué par la basse de Krist pendant que le morceau oscille entre nervosité et explosion, soutenu par un martèlement de caisse claire. « On peut passer de longues minutes suspendus à un putain de son, simple, droit, explique Dave Grohl en 1993. C’est une de nos grandes forces : nous savons rester simples et puissants ». Seul un pont très court extirpe l’auditeur de la spirale des pensées noires marmonnées par Kurt (« qu’est-ce qui cloche chez moi ? »), avant que la chanson ne se termine dans un mélange de larsens et de cordes triturées qui attendent que la batterie, qui gagne en agressivité, daigne finalement mourir.

« Radio Friendly » n’est pas une composition récente : ce brûlot punk est né d’une impro ancienne entre les trois musiciens, qui le jouent pour la première fois le 25 novembre 1990 au Off Ramp Café de Seattle. Le très court extrait disponible sur Internet laisse penser que les paroles étaient différentes, voire complètement anecdotiques. En effet, même maquetté début 1991 avec Craig Montgomery, le morceau est laissé en tant que quasi-instrumental avec un filet de voix inaudible au loin. La structure est néanmoins déjà fixée à l’exception de sa fin bruitiste. Cette conclusion hargneuse qui tâtonne, se perd et s’essoufle, est sans doute un reste des expérimentations du groupe lors des maquettes.

Dirigé à l’encontre de la presse en général, « Radio Friendly » cible en particulier l’article de Vanity Fair dont il est déjà question pour « Rape Me », et un autre texte en cours d’écriture : une biographie de Nirvana rédigée par Victoria Clarke. La jeune journaliste anglaise de Lime Lizard s’est vue confiée ce projet par sa rédactrice en chef, Britt Collins, et a pu suivre le groupe pendant sa tournée européenne de 1992. Mais elle est mise à l’écart par le management du trio, sans doute à cause d’une trop grande curiosité pour Courtney Love. Cela la pousse à se retrouver liée malgré elle aux révélations de Lynn Hirschberg car, à défaut de pouvoir encore fréquenter le groupe, les deux autrices doivent s’en remettre à d’autres sources dont Vanity Fair. Les époux Cobain se mettent alors à inonder le répondeur de Clarke d’une trentaine de minutes de menaces. « Si quoi que ce soit de blessant pour ma femme apparaît dans ce livre, putain je te ferai très mal » assène Kurt. « On utilisera chaque

39 dollar et chaque bout d’influence que nous avons pour te de défoncer putain » renchérit Courtney. Exposant à la police et en public les enregistrements de ces messages, Clarke se fait agresser physiquement par Love quelques semaines plus tard dans un club, sous le regard impassible de Kurt. Minée par un procès dont elle n’a pas les moyens et déjà publiquement désavouée par le leader (« J’ai lu un manuscrit de ce livre, c’est le plus gros paquet de merde que j’aie jamais tenu entre les mains » affirme-t-il aux Inrocks), la journaliste ne fera jamais publier son travail.

Furieux de ces épisodes, et sans doute inconscient des conséquences de ses actes, Kurt va de son côté jusqu’à écrire une lettre au patron de son label, David Geffen. Il y menace de dissoudre la poule aux œufs d’or : « L’article *de Hirschberg+ sous-entendait que Courtney et moi continuions à prendre de l’héroïne malgré sa grossesse, ce qui est faux. *…+ Cet article accuse ma femme d’atrocités ! C’est une véritable crucifixion publique. *…+ Quelque chose doit être fait. *…+ A ce stade, Nirvana peut aller se faire foutre. *…+ Le prochain disque est facilement presque aussi bon que le dernier mais je suis tellement énervé contre ce torchon que je ne laisserai plus rien se mettre en travers de l’amour que je porte à ma femme et à ma fille ». Geffen, sans doute habitué aux coups de sangs de ses artistes, ne se démonte pas et lui adresse toute sa sympathie : « La presse a de ces moyens de saboter votre vie privée ».

C’est peut-être ce terme de « vie privée » qui hante Cobain au moment d’écrire les paroles définitives de « Radio Unit ». Dès le premier couplet, il résume sa pensée dans un jeu de mots intraduisible : « Invasion of our piracy », « Atteinte à la vie privée/piraterie », privacy et piracy étant phonétiquement proches. « Pirater l’intimité » est l’idée maîtresse, le coup d’envoi de ce pamphlet. Celui qui « crève-la-dalle sans passe-partout » évoque un journaliste affamé de scoop sans son accréditation VIP, tandis que « ça n’a rien à voir avec ce que tu penses / Si toutefois ça t’arrive de penser » ressemble à un démenti cinglant. « Je n’ai pas voulu ce que j’ai » pourrait être une réponse de Kurt sur sa célébrité fulgurante, la « couverture piquée de brûlures de clopes » un instantané de son retrait médiatique, cloîtré dans sa chambre, et le « Dis, dis la vérité ! » du pont, une exhortation à vaincre le mensonge des médias.

A partir de là, l’introspection obsessionnelle du refrain (« qu’est-ce qui cloche chez moi ? ») sonne plus comme une incompréhension venant des autres que de Kurt lui-même. Ses détracteurs comme ses fans pourraient à raison se poser la question à son sujet. Nirvana a ouvert une grande partie de ses concerts de 1993 et 1994 avec ce titre pour le moins hostile.

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« tourette’s »

Dans les pages de son journal où il commente chaque chanson d’In Utero, Kurt Cobain écrit sobrement à propos de « tourette’s » : « Moi. Vieillard. Je suis arrivé à la conclusion. Mais personne n’écoutera plus ». Ces quelques mots apporteraient certainement quelques éclaircissements à la chanson la plus courte de l’album, si toutefois les paroles étaient audibles. « tourette’s » est une mine de petits mystères que Cobain ne s’est jamais embarrassé d’expliquer : pourquoi le titre est-il en minuscules, pourquoi le seul mot compréhensible est-il ce « Hey » hurlé sur chaque break, et pourquoi fait-il référence au syndrome de Gilles de la Tourette ?

On aimerait se dire que la bouillie crachée par le chanteur est un amas d’insultes et d’obscénités, ce qui est le symptôme principal du trouble neurologique baptisé ainsi par le professeur Jean-Martin Charcot en 1885 d’après un de ses patients. D’ailleurs, le livret indique pour seules paroles de « tourette’s » : « Cufk, tish, sips », des anagrammes évidents de « Fuck, shit, piss » (« Baise, merde, pisse ») qui pourraient être le fruit d’un autre trouble neuropsychologique, la dyslexie. Ce mélange de dysfonctionnement mental et de scatologie s’annonçait dans un des titres de travail de la chanson, « New Poopie » (« nouveau caca»). Mais les internautes ne sont pas tous d’accord dans leurs retranscriptions du chant hystérique de Cobain : certains pensent que le morceau traite d’une attaque cardiaque, d’où son urgence exagérée, d’autres d’une chanson d’amour malade et frénétique, étant donné que seuls les mots « my heart » (« mon cœur ») et « cold heart » (« sans cœur » ou « cœur glacé ») font consensus. Gillian G. Gaar, scrupuleuse chroniqueuse des enregistrements de Nirvana, affirme même que le morceau a eu aussi pour titre « Fineprint » : « petits caractères », comme si cela expliquait l’illisibilité des paroles, voire dénonçait les ‘’clauses écrites en tout petit’’ d’un contrat.

Le plus probable pour « tourette’s », c’est qu’il ne s’agisse ni plus ni moins que d’un pur trait d’humour, qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de troll tant la chanson s’amuse à n’aller nulle part que dans la pure énergie. D’ailleurs la toute première voix audible pendant les larsens d’introduction est celle de Krist Novoselic qui déclare « Moderate rock » (« rock mid- tempo ») à la façon d’un DJ radio, pour parodier la programmation FM et remettre une couche d’ironie. Puis dès l’attaque massive de Dave sur ses fûts, Nirvana trace pendant une minute et demie de punk débridé et éraillé, aussi vite conclu qu’il a commencé. « » était d’ailleurs un autre titre de travail de cette chanson.

Cette épopée de titres interchangeables confine à une association d’idées quasi comique. Une page du journal de Kurt révèle qu’un autre nom pour le morceau aurait pu être « Eustachian Tube Turrets », soit « Tourelles de trompe d’Eustache », ce qui ne veut rien dire à moins que « turrets » ne soit le mot anglais pour une variété d’éponge océanique, ce qui ne serait pas la première allusion au monde sous-marin. Le reste fait référence au conduit

41 qui relie l’oreille moyenne à l’arrière-nez et permet d’équilibrer la pression sur les tympans. Cette idée aurait-elle un rapport avec le « Moi. Vieillard » (et donc devenu dur de la feuille) de ses notes personnelles ? Mais sur cette même page, Kurt biffe finalement les deux premiers mots pour ne garder que « turrets », homophone de « tourette’s » ! Cette déformation orthographique inattendue serait-elle à l’origine d’un titre aussi opaque ?

Novoselic date la création de cette chanson des participations de Kurt au collectif , composé de futurs musiciens de et , soit 1989. Maquettée avec Jack Endino en version un peu plus longue (du luxe !), elle a été jouée la toute première fois au festival de Reading en 1992. Cette performance est si réussie qu’elle a été commercialisée en 1996 dans la compilation live From The Muddy Banks Of The Wishkah, puis en 2009 avec pour l’édition du concert complet Live At Reading. A cette occasion, les paroles ont l’air d’être totalement différentes, pour peu qu’on les comprenne, et Nirvana la nomme « The Eagle Has Landed », qui est le code utilisé pour signifier l’atterrissage d’Apollo 11 sur la Lune en 1969. Encore un titre alternatif et obscur !

« tourette’s » a été plus tard commentée par Kurt comme « une chanson pas terrible » qui a été laissée sur l’album uniquement parce qu’elle correspondait bien à l’atmosphère générale d’In Utero. Il en reste ce sentiment d’attaque sonique menée par un déséquilibré échappé de l’asile et peut-être sourdingue, dont les quatre accords joués en boucle incarnent à merveille la démence.

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« All Apologies »

Le mythe autour d’In Utero tient à une foule de détails, de son visuel mémorable à son impact sonore, en passant par la qualité mélodique des compositions. L’album se referme sur un tour de force du genre, ce « All Apologies » (« Toutes mes excuses ») qui tient autant de « About A Girl » de Bleach que des Beatles25.

La sensibilité pop de Kurt se révèle une fois de plus dans la tendresse du morceau, mélangée d’électricité domestiquée. Son couplet dénué de la moindre distorsion rappelle les plus jolis passages de Nevermind, rendant même charmantes les petites imprécisions de guitare qui ont été laissées sans doute par fidélité au parti pris direct de Steve Albini. Quand arrive le mantra entêtant et mystique de fin, « all in all is all we are » (« Tout compte fait nous ne sommes que ce tout »), on pense inévitablement au final de « All You Need Is Love » (1967) qui répète à l’envi « love is all you need » (« l’amour est tout ce dont tu as besoin ») alors que le groupe de Liverpool est en pleine période hippie et métaphysique. « John Lennon a été mon idole toute ma vie, mais il s’est gouré sur la révolution », note Kurt dans son journal. Ici, il décide de terminer cette litanie non comme une apothéose festive mais sur un souffle de larsens maîtrisés. La version d’Albini met encore mieux en valeur la richesse de ces voix finales.

Plus discret que sur « Dumb », le violoncelle accompagne encore le trio de Seattle. « [Kurt] m’a demandé d’improviser sur « All Apologies », se souvient Kera Schaley. La plupart des parties que vous entendez, c’est juste moi qui essaie des trucs dessus, à part un moment particulier que Kurt voulait entendre joué par tout le monde. Je pensais qu’ils allaient le virer du mixage final, mais ils l’ont gardé ».

Les paroles sont une autre bouffée d’air dans l’écriture généralement suggestive, expressionniste et métaphorique de Kurt Cobain, qui avoue lui-même : « La plupart de mes textes ne collent pas vraiment, car j’ai pioché dans des parties issues de mes différents poèmes et je les ai collés. J’extrais un thème bien plus tard, souvent lorsque je suis interviewé ». Cette fois-ci, le sentiment transmis est plus clairement défini, la culpabilité : « Tout est de ma faute / Je suis responsable ». Apparemment en recherche de pardon face à l’être aimé, le chanteur espère une rédemption et un espace de pause et d’affection selon Everett True : « Bon sang, c’est incroyable comme il essayait désespérément de croire en l’Amour ». Le troublant « Je suis marié » crié comme une prise de conscience ne contredit pas cette interprétation. On sent aussi une forme de douceur entretenue non seulement par le chant plus posé mais aussi par sa réverbération très sensible dans le mixage, qui le rend solitaire et vulnérable.

25 Kurt reprend parfois « » seul chez lui.

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Bien sûr, cela n’empêche pas quelques déclarations plus punk : « Tout le monde est gay » entonne Kurt, rendant l’affirmation évidente par sa présence au milieu d’un discours sincère d’excuses. « Je ne suis pas gay mais j’aimerais l’être, ne serait-ce que pour faire chier les homophobes » précise-t-il dans son journal, pour affirmer plus tard dans Les Inrockuptibles qu’il s’est cherché sur le sujet dans son adolescence malgré un environnement très homophobe. Cela n’a fait que le marginaliser davantage et constater l’intolérance ambiante. Il s’est fait plus tard un bon accompagnant de la cause homosexuelle, notamment via une interview à l’hebdomadaire gay The Advocate et à ses nombreux écrits personnels et tags provocateurs mais maladroits dans sa jeunesse, clamant « Dieu est pédé ».

Écrite en 1989, « All Apologies » a eu longtemps pour titre alternatif « La La La Alternateen Anthem », un mot-valise typiquement cobainesque créé à partir de « alternative » et « teen » (« alternatif » et « ados »). Sans doute espérait-il que cet « hymne » désolé et sa mélodie seraient assez universels pour toucher tous les teenagers du pays. La toute première démo a été enregistrée avec Craig Montgomery en 1991 dans une version acoustique mais plus dynamique. Krist y joue une partie de guitare sèche qui rend le morceau plus lumineux, mais l’idée a été abandonnée pour les séances d’In Utero. La chanson a eu ensuite une petite existence sur scène avant d’être abordée à Cannon Falls.

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Post-partum

Même si Kurt Cobain déclare aux Inrocks en 1993 « Je suis beaucoup plus heureux aujourd’hui », chacun sait comment l’histoire de Nirvana va se terminer peu après la sortie d’In Utero. Néanmoins, son architecte principal a des raisons d’être content en présentant cet album aussi libre et radical que l’industrie du disque pouvait le lui permettre, et même au-delà. Cette exigence d’écoute, plus grande que pour Nevermind, est aussi un moyen d’atténuer l’hallucinant succès du trio et de mieux maîtriser sa carrière : « Je suis persuadé que ce disque se vendra moins *…+ Certains prendront peut-être ça pour un échec, mais nous, nous n’en souffrirons pas. Au contraire, ce sera une réussite. Peut-être la plus grande pour nous ».

En 1993, In Utero se hisse jusqu’à la première place des charts au Billboard américain (180 000 exemplaires écoulés en une semaine), au Royaume-Uni et en Suède. Le disque et ses singles s’imposent aussi entre la deuxième et la seizième place dans une quinzaine d’autres pays. Plus de six millions de copies sont écoulées dans le monde au total. « Heart-Shaped Box » est en rotation lourde sur les radios nationales. Pourtant, le vrai carton du moment n’est pas l’œuvre de Nirvana mais de , une autre formation grunge en pleine explosion dont l’album Vs. sorti en octobre casse littéralement la baraque26. La presse ne boude pas pour autant le nouveau LP des trois de Seattle, non sans incompréhensions : « Un disque profondément confus… un vrai bordel, mais un bordel sacrément divertissant » note NME. « Musicalement et émotionnellement ample » ajoute le Post, pendant que Rolling Stone tranche : « Brillant, corrosif, enragé et réfléchi, et la plupart du temps tout ça à la fois. Mais plus que tout : un vrai triomphe de leur volonté ».

Si les membres restants continuent de considérer In Utero comme leur chapitre discographique préféré de Nirvana, Steve Albini a longtemps pesté sur les « améliorations » faites à son travail, jugeant sans appel que « certaines personnes ont eu peur que cet excellent album soit imparfait. Alors ils ont préféré en faire un album moyen ». Le producteur californien admet néanmoins aujourd’hui qu’il s’agit d’un des rares disques qu’il se surprend à réécouter et qu’il a eu du plaisir à retravailler dessus : « J’aimais ces gars, j’avais beaucoup de respect pour eux. *…+ Je me souviens de cet enregistrement comme d’un bon moment ». Son retour sur l’album en 2013 est d’une certaine façon une revanche et un moyen de boucler l’histoire houleuse mais passionnante de sa conception.

Une fois In Utero sorti, Kurt déclare dans Spin : « Je suis impatient de partir sur la route ». La tournée débute le 18 octobre 1993. Le groupe intègre à cette occasion un guitariste additionnel, (de The Germs), et la violoncelliste Lori Goldston, remplacée par Melora Craeger pour les dates européennes. Il passe dans plus de soixante-dix villes aux

26 Il est aujourd’hui sept fois disque de platine aux Etats-Unis.

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États-Unis jusque début 94, puis au Canada et en Europe. Nirvana en profite pour offrir une place de choix à des amis de longue date ou des artistes que le trio apprécie particulièrement : , The Breeders, Tad, Sonic Youth ou encore Chokebore, des formations profondément grunge ou indé, ouvrent en première partie devant un public plus large qu’à leur habitude. Ce tour se conclut prématurément à Rome le 3 mars 1994, suite à une bronchite contractée par Kurt à . Le lendemain, il absorbe dans sa chambre d’hôtel un violent mélange d’héroïne, de champagne et de Rohypnol, un puissant somnifère. Sorti d’un coma de vingt heures et après d’autres coups d’éclats de retour à Los Angeles, il accepte à la demande pressante de son entourage de suivre une nouvelle cure de désintoxication fin mars. Il fait finalement le mur de la clinique un soir et se donne la mort chez lui à Seattle le 5 avril d’une balle de fusil semi-automatique de chasse Remington M11.

Ces derniers mois passés à promouvoir l’album ont au moins contribué à enrichir le groupe. Nirvana a eu par exemple l’occasion d’enregistrer un vrai concert unplugged fidèle aux racines du chanteur, avec des reprises des ou de David Bowie, et qui ouvre encore plus les possibilités musicales de Nirvana en convoquant accordéon et violoncelle. Kurt entrevoyait de nouvelles pistes pour l’avenir, comme des chansons composées de samples ou bien des morceaux plus acoustiques dans la lignée de . In Utero aurait pu être la dernière crise corporelle et mentale avant une nouvelle étape dans la carrière du jeune chanteur. Il est finalement une explosion laissée en suspens, un cri aussi douloureux que lumineux dont des générations de musiciens pourront encore s’inspirer.

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 discographie

Editions notables de l’album : DGC, LP GEF 24536, In Utero, 1993. DGC, CD DGCD-24607, In Utero, 1993. DGC, CD DGCD-24705, In Utero, 1994. (réédition Walmart/K-Mart ) DGC, LP, In Utero (10th Anniversary Edition), 2003. (version non répertoriée, picture-disc pour le marché britannique) DGC, CD B0019039-02, In Utero (Deluxe Edition), 2013. (version remasterisée de l’album avec bonus, 2 CD) DGC, CD 00602537462445, In Utero (Super Deluxe Box Set), 2013. (version remasterisée avec bonus et DVD, 3 CD) DGC, LP B0018959-01, In Utero (2013 mix), 2013. (version collector en 2 disques 45tours du nouveau mix d’Albini)

Singles : DGC, CD GFSTD 54, Heart-Shaped Box, 1993. DGC, CD GFSTD 66, All Apologies ● Rape Me ● MV, 1993. DGC, CD GED 21907, Pennyroyal Tea, 1994. (version brièvement disponible en Allemagne avant la mort de Kurt) DGC, CD 0602537750368, Pennyroyal Tea, 2014. (réédition pour le Record Store Day, également disponible chez Sup Pop)

Autour de l’album : DGC, LP DGC-24504, Incesticide, 1992. DGC, GED 25105, From The Muddy Banks Of The Wishkah,1996. DGC, CD B0003727-00, With The Lights Out, 2004. DGC, CD B002MRROKI, Live At Reading, 2009. Universal Music, LP B0024117-01, Kurt Cobain – Montage Of Heck : Home Recordings, 2015.

 vidéo-clips & films documentaires

CORBIJN, Anton, « Heart-Shaped Box », 1993. MORGEN, Brett, Montage Of Heck, 2015. SCHNACK, AJ, Kurt Cobain: About A Son, 2006.

 bibliographie

APTER, Jeff, The Dave Grohl Story, Omnibus Press, 2006. AZZERAD, Michael, Come As You Are : The Story Of Nirvana, Three Rivers Press, 1993. COBAIN, Kurt, Journal, 10/18, coll. Musiques & Cie, 2005. CHELLEY, Isabelle, Dictionnaire des chansons de Nirvana, Tournon, 2005. CROSS, Charles R., Heavier Than Heaven, Hachette Books, 2002. CUESTA, Stan, Nirvana, une fin de siècle américaine, Le castor astral, coll. Castor Music, 2017.

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DUCAYRON, Philippe, Nirvana : Testament, Albin Michel, coll. Rock & Folk, 1994. GAAR, Gillian G, Nirvana : In Utero, Continuum, coll. 33 1/3, 2006. GROHL, Dave, Nirvana, Foo Fighters et autres mésaventures, Le castor astral, coll. Castor Music, 2017. MORGEN, Brett, Kurt Cobain : A Montage Of Heck, Omnibus Press, 2015. RAIZER, Sébastien, Nirvana : Romance sans sens, Camion Blanc, 1994. ROCCO, John, The Nirvana Companion : Two Decades of Commentary, 1998 , Omnibus Press. TRUE, Everett, Nirvana, La Véritable Histoire, Camion Blanc, 2008.

 articles

Billboard, Nirvana’s « In Utero » At 20 : Classic Track-By-Track Review, 13/09/2013. Dangerous Minds, Absolute Nirvana : New Steve Albini Mixes Push « In Utero » Anniversary Set Into Essential Territory, 14/09/2013. Exclaim, Krist Novoselic and Steve Albini Discuss Nirvana’s « In Utero » Reissue, 16/08/2013. Grammy Awards, The Rebirth Of In Utero With Steve Albini, 02/12/2014. Konbini, Nirvana : la tracklist de « In Utero » réédité révélée, 2014. Les Inrocks, Réédition d’ « In Utero » : interview fleuve de Nirvana, 09/09/2013. Les Inrocks, Hors-série Nirvana, 26/03/2004. NME, Nirvana : 20 things you didn’t know about « In Utero », 21/09/2017. Vanity Fair, Strange Love: The Story of Kurt Cobain and Courtney Love, Septembre 1992. NPR, Dave Grohl And Krist Novoselic Share Memories, Unreleased Tracks From « In Utero », 10/09/2013.

 sitographie

The Internet Nirvana Fan Club – www.nirvanaclub.com The Live Nirvana Bootography – www.livenirvana.com Nirvana Archive – www.nirvanaarchive.com

remerciements

Pour leur relecture et leur soutien : Alan, Catherine, Céline, Émilie, Sophie, Victor, Virginie. Nirvanologues et partenaires de crime sur scène : Clément, Henrique, Pedro, Pilal. Mentors en écriture : Henri-Jean Debon, Agnès Gayraud, Francis Marmande.

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