La construction de la personne au Ontologie, continuité culturelle, et rites de passage

Thèse en cotutelle Doctorat en anthropologie

FABIEN PERNET

UNIVERSITÉ LAVAL Québec, Canada Philosophiæ Doctor (Ph.D.)

et

UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON II Lyon, France Doctorat

© Fabien Pernet, 2014

Résumé Dans la perspective d‘une anthropologie ontologique, la thèse vise à mieux comprendre les continuités et les transformations au sein des rites de passage chez les du Nunavik, depuis leur conversion au christianisme jusqu‘au contexte actuel. Les rites de la grossesse, de l‘accouchement, et de la naissance, y sont décrits en détail, tout comme le processus de dénomination de l‘enfant, puis les rites de la première fois. Cette ethnographie mobilise une démarche comparative régionale, et s‘appuie sur plusieurs collaborations avec des institutions du Nunavik. Les séquences de ces rites de passage sont dès lors analysées à la fois comme des temps forts de la construction de la personne, et comme des témoins de la résilience manifestée par la culture inuit. Au cœur de la socialisation de l‘enfant, ces rites apparaissent en effet avoir contribué à transmettre certains principes culturels grâce auxquels différents éléments de la cosmologie chrétienne ont pu être adaptés et incorporés. Ces rites auraient alors participé de l‘actualisation de la cosmologie inuit au XXe siècle, et en particulier de la réorganisation des relations que les humains entretiennent avec différents êtres non-humains. En transmettant jusqu‘à aujourd‘hui les principes ontologiques fondant ces relations, après y avoir intégré plusieurs éléments de la tradition chrétienne, ces rites suggèrent de considérer l‘importance du rôle socialisateur des êtres non-humains – fœtus, défunts, animaux, esprits – dans l‘éducation enfantine, et appellent une réflexion sur l‘extension de la notion de personne aux êtres non-humains.

iii

Table des matières

RÉSUMÉ ...... III

TABLE DES MATIÈRES ...... V

LISTE DES TABLEAUX ...... IX

LISTE DES FIGURES ...... XI

LISTE DES CARTES ...... XIII

REMERCIEMENTS ...... XVII

INTRODUCTION ...... 1

CHAPITRE 1. LES RITES INUIT DE PASSAGE ET LA CONSTRUCTION DE LA PERSONNE ...... 11

1.1 L’ethnographie des rites inuit de passage ...... 11 1.1.1 Bilan des recherches : continuité et transformations des rites de passage ...... 12 1.1.1.1 Séquence cérémonielle de la grossesse ...... 12 1.1.1.2 Séquence cérémonielle de l’accouchement et de la naissance ...... 14 1.1.1.3 La transmission des noms personnels ...... 21 1.1.1.4 Les rites de la première fois ...... 23 1.1.2 Bilan des approches ...... 26 1.1.2.1 Du souci descriptif aux politiques de la culture : mise en valeur des connaissances inuit ...... 27 1.1.2.2 Les rites au cœur de l’organisation sociale et cosmologique inuit...... 31

1.2 Cadre théorique. Une anthropologie ontologique : corporalité, perspectivisme, et continuité culturelle ...... 38 1.2.1 L’identification des êtres : corps et âmes, personnes humaines et non-humaines ...... 40 1.2.2 Connaître le point de vue des êtres sur le monde : du perspectivisme aux ruses de l’intelligence ... 44 1.2.3 Les schèmes de la pratique : articulation de l’ontologique et du sociologique ...... 50 1.2.4 Rites de passage, construction de la personne et ontologie ...... 54

1.3 HYPOTHÈSES ET OBJECTIFS DE RECHERCHE ...... 57 1.3.1 Hypothèses de travail ...... 58 1.3.1.1 Première hypothèse ...... 59 1.3.1.2 Seconde hypothèse ...... 61 1.3.1.3 Troisième hypothèse ...... 62

1.3.2 Objectifs de recherche ...... 64 1.3.2.1 Ethnographie des rites inuit de passage ...... 64 v 1.3.2.2 Humains et non-humains : extension de la notion de personne ...... 65 1.3.2.3 Ontologie, continuité culturelle et rites de passage : la construction de la personne ...... 66

1.4 Méthodes ...... 67 1.4.1 Diversité des faits culturels et ethnographie : le Field of Anthropological Studies ...... 68 1.4.2 Les entrevues avec les aînés : vers une pratique collaborative ...... 70 1.4.2.1 Le travail de terrain et la pratique de l’entrevue...... 71 1.4.2.2 La collaboration avec la maternité de Puvirnituq : première expérience collaborative ...... 79 1.4.2.3 Les entrevues de Kangiqsujuaq : collaboration avec l’Institut Culturel Avataq ...... 80 1.4.3 Collaboration et participation : les spécificités de l’anthropologie à l’heure de la recherche collaborative ...... 81 1.4.3.1 Participation et reconnaissance : « devenir une véritable personne » au Nunavik ...... 83 1.4.3.2 S’affirmer progressivement dans la langue et la culture ...... 85 1.4.3.3 Complémentarité des démarches participative et collaborative en anthropologie ...... 88

CHAPITRE 2. NUNAVIMMIUT : LE TERRITOIRE, L’HISTOIRE ET LA PERSONNE ... 91

2.1 Nunavik : territoire, identité et histoire ...... 95 2.1.1 Introduction : Identités et territoires au Nunavik, hier et aujourd’hui ...... 95 2.1.2 Le Nunavik postcolonial : héritages coloniaux et politiques de la culture ...... 100 2.1.2.1 Sédentarisation, salariat et scolarisation au Nunavik ...... 102 2.1.2.2 Médicalisation des soins obstétriques au Nunavik...... 105 2.1.2.3 Postcolonialisme et revitalisation culturelle : enjeux de connaissance et de reconnaissance .. 109 2.1.3 Contexte de l’étude : le Nunavik de l’enfance et la jeunesse des aînés ...... 111 2.1.3.1 Cycle des activités, nomadisme et traite des fourrures ...... 111 2.1.3.2 Partage des ressources et division du travail ...... 113 2.1.3.3 Le chamanisme et la transition vers le christianisme (1876-1930) ...... 115

2.2 Inuk : le concept inuit de « personne » et ses composantes ...... 122 2.2.1 Les Inuit et l’altérité ...... 123 2.2.2 Les composantes de la personne ...... 127 2.2.3 L’existence et les âges de la vie ...... 130 2.2.4 Traductions : la « personne » chrétienne ...... 131

CHAPITRE 3. LE FŒTUS AU CŒUR DU RITUEL : CONCEPTIONS DE LA VIE FŒTALE ET SOCIALISATION DE LA GROSSESSE ...... 135

3.1 Les connaissances inuit de la vie fœtale au cœur d’une démarche de sensibilisation aux troubles du spectre de l'alcoolisation fœtale (TSAF) ...... 135 3.1.1 La prévention des TSAF : un exercice de sensibilisation ...... 138 3.1.2 Les oiseaux : modèle familial et expériences de la maternité...... 141 3.1.3 Paroles de fœtus : prendre soin d’un être conscient ...... 143 3.1.4 Dérégulation contemporaine de la grossesse : perspectives générationnelles ...... 146

3.2 Les règles (piqujait) au cœur des interactions entre mère et fœtus durant la grossesse ...... 151 3.2.1 Corps maternel et corps fœtal : un lien vital règlementé ...... 157 3.2.1.1 préserver le corps maternel : la régulation des efforts et des mouvements au travail ...... 158 3.2.1.2 Règles alimentaires liées à la relation nourricière entre corps maternel et corps fœtal ...... 161 3.2.1.3 Le ventre : règles alimentaires liées à la symbiose entre corps maternel et corps fœtal ...... 165 3.2.2 Des règles fondées sur les spécificités de la perception et de l’intentionnalité fœtales ...... 172 vi

3.2.2.1 Comment influencer les intentions du fœtus ? ...... 174 3.2.2.2 L’utérus et la maison : rites, règles et perspective fœtale ...... 178 3.2.2.3 Images et représentations du corps fœtal ...... 186

3.3 D’où viennent les bébés ? Croyances des enfants et connaissances des adultes ...... 192 3.3.1 Le vocabulaire de la grossesse : allusions, détours et périphrases ...... 194 3.3.2 Ruses des adultes et croyances enfantines ...... 197 3.3.3 L’origine du monde : mythes telluriques et quêtes d’enfants ...... 201

CHAPITRE 4. LA SANAJIK (« CELLE QUI FAIT L’ENFANT ») : RITES DE LA NAISSANCE ET FAÇONNEMENT DU NOUVEAU-NÉ ...... 213

4.1 Le travail des accoucheuses (piarartaatitsiji/nutarartaatitsiji) ...... 214

4.2 Les rites de la naissance et le façonnement du nouveau-né ...... 219 4.2.1 Rites de séparation : le corps du nouveau-né et le traitement des annexes ...... 221 4.2.2 La toilette : fixer le corps du nouveau-né ...... 227 4.2.3 Former le corps du nouveau-né : usages du vêtement et façonnage manuel ...... 230 4.2.4 Le vêtement : opérateur privilégié de l’appropriation de l’enfant ...... 234 4.2.5 Le pouvoir des paroles de la sanajik ...... 237

CHAPITRE 5. L’IDENTITÉ EN PARTAGE : LE NOM (ATIQ) ET LA CONSTRUCTION RELATIONNELLE DE LA PERSONNE ...... 245

5.1 La polynomie : moteur de la résilience des pratiques tarramiut de transmission du nom...... 249 5.1.1 Intégration des prénoms chrétiens : appariement ou autonomie ? ...... 250 5.1.2 Autonomie et assimilation du prénom chrétien : questions de genre ...... 255 5.1.3 La polynomie au cœur de la résilience du système ...... 263

5.2 Pratiques et connaissances tarramiut de l’éponymie en contexte chrétien ...... 268 5.2.1 Dimension interactionnelle de la dénomination...... 271 5.2.2 Un lien vital réciproque : façonnement de l’habitus de l’enfant et revitalisation de l’éponyme ..... 275 5.2.3 Pouvoirs et interventions des défunts dans le processus de dénomination ...... 279

5.3 Conséquences contemporaines de l’éponymie sur la socialisation : les cas de Jaaka et de Betsy...... 283 5.3.1 Betsy : élévation du statut parental, socialisation et genre ...... 284 5.3.2 Jaaka : polyéponymie, genre et interculturalité ...... 287

CHAPITRE 6. DON ET CONSTRUCTION DE LA PERSONNE DANS LES RITES INUIT DE LA PREMIÈRE FOIS ...... 297

6.1 La construction rituelle de la personne dans l’enfance : don, gratitude et façonnement ...... 304 6.1.1 Le don et la ritualisation des premières capacités de l’enfant ...... 305 6.1.2 Thanking acts : expressions de gratitude, formes du recevoir, et amplification des performances enfantines ...... 310 6.1.3 Le façonnement du corps de l’enfant : violence et transformation ...... 314

6.2 Perspectives non-humaines sur le don et la prédation ...... 320 6.2.1 Douleur subie et douleur infligée : humains et animaux face à la violence prédatrice ...... 321

vii 6.2.1.1 Le désir animal d’être pris ...... 321 6.2.1.2 Lier l’animal à l’enfant : rites de la première fois et manipulations de la perspective animale 324 6.2.2 « Recevoir » l’animal : appropriation et gratitude ...... 328 6.2.3 Recevoir et redistribuer : l’animal en morceaux ...... 332 6.2.3.1 Festins et ritualisation des règles relatives au partage de la nourriture ...... 332 6.2.3.2 Rites d’écartèlement des oiseaux : l’animal mis en pièces ...... 336

6.3 Du don : évolutions d’un rite de distribution aux XXe et XXIe siècles ...... 341 6.3.1 Traces du rituel parlaniq avant la conversion au christianisme : ritualisation d’un cycle d’échanges entre humains et non-humains ...... 345 6.3.2 Le rituel parlaniq après la conversion au christianisme ...... 347 6.3.3 Aujourd’hui : variantes communautaires et domestiques du rituel ...... 352

CHAPITRE 7. LE RÔLE SOCIALISATEUR DES ÊTRES NON-HUMAINS : ENFANCE, CROYANCE ET CONTINUITÉ CULTURELLE ...... 363

7.1 Les aurores boréales : stratégie et pratiques éducatives ...... 365 7.1.1 Aurores boréales et enfants : non-humains et pratiques éducatives ...... 365 7.1.2 Relations d’échelle entre les croyances enfantines et les croyances des adultes ...... 369 7.1.3 Inversions entre croyances enfantines et croyances préchrétiennes ...... 371

7.2 Statut ontologique des esprits socialisateurs...... 373 7.2.1 Rencontre avec Amautilialuk et autres esprits ...... 373 7.2.2 Arnasiutik, pulisialuk et autres figures de Qallunaat ...... 375 7.2.3 Trois affreux doigts poilus : vol et prédation ...... 377

CONCLUSION ...... 385

BIBLIOGRAPHIE ...... 409

FILMOGRAPHIE ...... 441

GLOSSAIRE ...... 443

viii Liste des tableaux

Tableau 1 Séquence des terrains effectués et détail des activités par village 72-3 Tableau 2 Entrevues réalisées avec des aînés du Nunavik de 2006 à 2010 77-8 Tableau 3 Relations éponymiques transgenres – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) 256 Tableau 4 Relation à l‘enfant du donneur-de-nom à Kangiqsujuaq – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) 265 Tableau 5 Relation à l‘enfant de l‘éponyme à Kangiqsujuaq – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) 266-7

ix

Liste des figures

Figure 1 Chasseurs de baleine boréale au large de Kangiqsujuaq, en 2009 92 Figure 2 Le groupe de soutien ilagiitsuta 136 Figure 3 Les paroles du fœtus à l‘intérieur du dépliant 137 Figure 4 Dénominations des enfants de Laly – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) 252 Figure 5 Dénominations des enfants de Tiirisi – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) 258 Figure 6 Rite et fête lors d‘un rite d‘écartèlement à en 1948 339 Figure 7 L‘avion de Johnny May distribuant à la volée pour les fêtes de Noël (1) 342 Figure 8 L‘avion de Johnny May distribuant à la volée pour les fêtes de Noël (2) 343 Figure 9 Kangiqsujuarmiut dans le qaggiq pour la distribution à la volée organisée au retour des chasseurs de baleine boréale 344 Figure 10 Une distribution à la volée à la mission de Cape Hopes Advance en 1963 350 Figure 11 Piñata servant à un rituel de distribution lors d‘un anniversaire 354 Figure 12 Quelques couvertures de livres pour enfants produits à Puvirnituq 381 Figure 13 Capture d‘écran du groupe Facebook « Inuit ghost/tuurngak stories » 382

xi

Liste des cartes

Carte 1 Carte linguistique du Nunavik 96 Carte 2 Le Nunavik contemporain 98 Carte 3 Carte historique 120

xiii

À Mathilde et Théophile, que j’aime.

xv

Remerciements Je tiens ici à exprimer toute ma reconnaissance aux personnes qui ont participé, de près ou de loin, à la réalisation de cette thèse.

Je voudrais d‘abord remercier mes directeurs de thèse, pour avoir accepté de diriger mes travaux dans le cadre d‘une cotutelle entre l‘Université Lumière Lyon 2 et l‘Université Laval. Françoise Morin supervise mes travaux depuis la Licence, à l‘Université Lyon 2, et m‘a offert ses conseils et son attention durant près de dix ans. Frédéric Laugrand, mon directeur de thèse à l‘Université Laval, m‘a offert un soutien déterminant depuis bientôt sept ans, et a toujours su guider et inspirer mes recherches. Le mélange de rigueur et d‘originalité qu‘impose un tel travail leur doit beaucoup, et je les remercie sincèrement pour leur direction, ainsi que leur détermination à maintenir cette cotutelle en dépit des obstacles.

La rencontre avec Bernard Saladin d‘Anglure fut également déterminante dans l‘élaboration de cette recherche, et je le remercie pour avoir régulièrement partagé avec moi ses si riches connaissances de la culture et de la langue inuit. À cet égard, j‘ai également une dette envers Michèle Therrien : ses encouragements comme son intransigeance dans l‘enseignement de l‘inuktitut, à l‘INALCO, sont pour beaucoup dans mon apprentissage de la langue inuit. Je souhaite aussi remercier Louis-Jacques Dorais, qui m‘a lui aussi beaucoup encouragé, et toujours aidé dans mes questionnements relatifs à l‘inuktitut. Un grand merci également à Sylvie Poirier et François Trudel, pour leurs commentaires sur le projet de thèse que je leur ai présenté en 2008. Je dois souligner que mon intérêt pour l‘anthropologie ontologique doit beaucoup à plusieurs textes de Sylvie Poirier, qui m‘ont fait découvrir une perspective que je ne connaissais pas, associant des questions ontologiques au post-colonialisme dans une démarche particulièrement stimulante.

Les personnes que j‘ai eu l‘occasion de côtoyer pendant plusieurs années au Centre Interuniversitaire d‘Études et de Recherche Autochtone (CIÉRA), à Québec, méritent eux aussi de vifs remerciements. Je pense tout particulièrement à Laurent Jérôme, à Florence Dupré, à Aurélie Maire, à Vincent Colette, et Amélie Breton. J‘ai tout particulièrement apprécié la possibilité d‘organiser le colloque du CIÉRA en 2010, avec Marise Lachapelle, et la liberté éditoriale laissée aux étudiants. Je n‘oublie pas que tous les étudiants du CIÉRA se sont mobilisés à cette occasion pour participer à la réussite de l‘événement, comme ils le font année après année. Surtout, je ne remercierai jamais assez Lise Fortin, pour la vie qu‘elle distille au CIÉRA, pour sa gentillesse, sa disponibilité et pour l‘aide inestimable qu‘elle me procura au fil des années.

Je remercie également l‘Institut Culturel Avataq, pour m‘avoir assisté dès mon premier séjour de terrain en 2006, et en particulier Sylvie Côté, qui a toujours essayé de m‘apporter l‘assistance d‘Avataq lorsque cela était possible. Je suis particulièrement heureux, et fier, que son président Charlie Arngak, ait accepté que je collabore avec l‘Institut pour éditer et publier l‘ouvrage Traditions relatives à l’éducation, la grossesse et l’accouchement au Nunavik. C‘est un grand honneur pour moi que d‘avoir pu être considéré comme un xvii partenaire valable par Avataq, et d‘avoir pu, grâce à ce partenariat, rendre un peu aux Nunavimmiut des connaissances qu‘ils ont partagé avec moi.

Je veux également remercier les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik de Puvirnituq, pour avoir accepté de rencontrer un jeune chercheur pourtant dépourvu de toute formation relative à l‘obstétrique. J‘ai beaucoup apprécié de pouvoir collaborer avec elles, et cette démarche m‘aura aidé à renouveler mon regard sur la pratique de l‘anthropologie. J‘espère que ce document aura contribué à enrichir un peu la formation offerte par la maternité à leurs jeunes assistantes sages-femmes.

À présent, je souhaite évidemment exprimer toute ma gratitude aux personnes sans lesquelles cette thèse n‘aurait pu exister, c'est-à-dire les aînés que j‘ai eu l‘occasion de rencontrer à Kangiqsujuaq, Puvirnituq, et Kangiqsualujjuaq. Parmi tous ceux et toutes celles qui ont accepté de partager leur savoir avec moi, je voudrais tout particulièrement rendre hommage à Amaamak Jaaka, Qungiaq (Alicie Koneak), Lizzie Irniq, Maata Tuniq, Naalak Nappaaluk, Alasie Tukalak, et Susie Morgan. Ce sont leurs connaissances qui forment l‘essence même de ce travail.

A Kangiqsujuaq, je suis particulièrement reconnaissant envers Pierre Philie, Jessica Arngak et Adamie Philie, pour la vie familiale qu‘ils m‘ont offerte en 2006, et pour leur hospitalité. Je remercie tout autant Minnie Etidloie, ma « mère » – à moins que je ne sois son « père » – et son fils Timothy, avec qui j‘ai passé tant de bons moments que j‘ai fini par considérer leur maison et leur famille comme les miennes.

À Puvirnituq, je remercie profondément Alasie Sivuarapik, et ses filles Akinisie, Imaly, et Elsie, qui m‘ont ouvert les portes de leur maison et m‘ont gardé au chaud pour l‘hiver.

À Kangiqsualujjuaq, je suis reconnaissant à Christina Baron de m‘avoir hébergé chez elle durant ces quelques jours d‘automne, dans un village magnifique. Je remercie également Aani Baron, sa fille, pour tout. Pour ses cours d‘inuktitut à Québec en 2005, pour sa confiance, ses encouragements, puis son amitié. Et aujourd‘hui, pour avoir coupé le cordon ombilical de mon fils à la naissance.

Merci à Jaaka Jaaka, dont la rencontre fut déterminante à Kangiqsujuaq. Pour son amitié, ses confidences, sa liberté de parole, et le partage de son histoire si particulière, et pour avoir décidé de m‘aider en 2009 lors des entrevues avec les aînées. Je remercie également toutes les personnes qui ont travaillé avec moi, et ont été interprètes, traductrices, mais également beaucoup plus, pour les précisions qu‘elles apportaient, et leurs considérations sur la vie de leurs aînés. Merci à Pasha Arngak, Maata Irniq, Maata Nappaaluk, Jeannie Nappaaluk, et Sarah Ittukallak, pour leur patience, et leurs compétences dans le long et difficile travail d‘interprète. Sans elles, ce travail n‘aurait tout simplement pas été possible.

Ma gratitude va aussi au Père Dion, qui m‘a toujours encouragé dans mon apprentissage de l‘inuktitut, jusqu‘à m‘offrir un dictionnaire ayant appartenu au Père Steinmann (Umikallak) – un collector je dois dire. xviii

Rien de tout cela n‘aurait pu être possible sans le soutien et l‘amour de ma famille. Ma mère, mon père, mon frère et mes grand-mères ont toujours participé, à leur manière, à l‘accomplissement que représente cette thèse. Plusieurs amis français qui me sont chers doivent être remerciés également, car une amitié comme la leur n‘est guère différente – plus élective peut-être – des liens qui nous unissent dans une famille. Un grand merci à eux, Benjamin Mimouni, Nicolas Lemaire, Nicolas Berger, Arnaud Calvi, Augustin Dubost, et Thomas Braichet, à qui jamais mon émigration n‘a semblé un obstacle à notre amitié.

Je finirai par ceux qui me sont les plus chers. Cette année, j‘ai eu le bonheur de voir naître mon fils Théophile, et je serai à jamais marqué par cette première image que j‘ai de lui, les yeux grands ouverts sur le lit. Je suis profondément admiratif devant les qualités que sa mère aura achevé de démontrer, durant sa grossesse et au cours de l‘accouchement. L‘amour que j‘éprouve pour elle, Mathilde, ne fait que grandir année après année. Les mots sont parfois peu de choses, mais je dois dire combien est grande ma gratitude devant les efforts qu‘elle aura déployé pour supporter mes absences, physiques bien sûr, mais mentales également lorsque, revenu dans notre foyer, mon esprit vagabondait encore sur les terres du Nunavik. Je suis heureux aujourd‘hui que, tous les trois, ensemble, nous partions nous y installer.

xix

Introduction B. Saladin d‘Anglure (2004b : 126) rendait récemment hommage à M. Mauss en retraçant l‘influence de celui-ci sur l‘anthropologie des Inuit. Il citait notamment A. Balikci (1989 : 105), qui regrettait que les recherches conduites chez les Inuit n‘aient pas inspiré d‘avancée théorique à l‘anthropologie depuis l‘« Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale », publié en 1906 avec la collaboration d‘H. Beuchat (2004[1906]). Au début du XXe siècle, l‘ethnographie des Inuit représentait un matériau d‘une richesse incomparable (Mauss 1969[1904] : 73), et offrait en effet l‘opportunité à un armchair anthropologist tel que M. Mauss d‘apporter à la théorie anthropologique la seule grande contribution fondée sur le cas des Inuit.

Sans me prononcer quant au jugement d‘A. Balikci, force est de constater qu‘un siècle après la publication de l‘Essai, l‘ethnographie des Inuit offre des conditions particulièrement propices à l‘investigation des processus de continuité et de résilience culturelle, qui ne sauraient à leur tour manquer d‘attiser certaines ambitions théoriques. Dire aujourd‘hui de la littérature ethnographique concernant les Inuit qu‘elle est abondante représente clairement un euphémisme : depuis la fin du XIXe siècle, plusieurs générations d‘anthropologues se sont succédées dans l‘élaboration de descriptions extrêmement riches des multiples régions de l‘Arctique inuit, de la Sibérie au Groenland. Bien que chaque région n‘ait pas nécessairement bénéficié de la même attention, plus d‘un siècle de recherches a produit une littérature ethnographique offrant aujourd‘hui les moyens – à condition toutefois d‘apporter de nouvelles descriptions, ancrées dans une époque et une région spécifique – de rendre compte et d‘analyser la complexité des processus de continuité et de transformation à l‘œuvre au cœur de la culture inuit.

En offrant une ethnographie fine et détaillée de la région du Nunavik, et en interrogeant les continuités et transformations au sein des rites de passage chez les Inuit du Nunavik, depuis leur conversion au christianisme jusqu‘au contexte actuel, cette thèse espère contribuer à un tel projet en considérant notamment le rôle de principes ontologiques structurants dans l‘organisation du changement social, y compris lorsque celui-ci est le fruit d‘un rapport 1 colonial. Les rites de passage inuit liés à l‘enfance – la grossesse, l‘accouchement, la naissance et les rites de la première fois – y sont analysés comme des témoins de la résilience de la culture inuit, d‘une tradition dynamique, qui a su s‘adapter à de profonds changements sociaux, notamment en ajustant certains éléments de la tradition, pensée et cosmologie chrétiennes. La réflexion sur la construction inuit de la personne, à partir d‘une analyse des pratiques rituelles, et en adoptant une perspective ontologique, représentera l‘un des principaux fils conducteurs de cette thèse.

Le projet à l‘origine de cette thèse est né lors d‘une rencontre organisée en 2004 à l‘Université Lyon 2 par F. Morin et B. Saladin d‘Anglure. Alors étudiant en dernière année de Licence (Baccalauréat), j‘avais quelques mois plus tôt fait part à F. Morin de mon désir de réaliser une recherche avec les Inuit. Celle-ci avait justement demandé à B. Saladin d‘Anglure d‘intervenir dans le cours qu‘elle offrait sur l‘Anthropologie des Amériques, et, lors de la rencontre qui s‘ensuivit, ils m‘offrirent l‘opportunité de consacrer un mémoire de maîtrise aux rites de passage des Inuit de Kangiqsujuaq, dans le cadre de leur projet de recherche intitulé « Repenser les rites de passage chez les Inuit et les Shipibo-Conibo ». B. Saladin d‘Anglure avait travaillé sur ce thème quarante années auparavant dans ce même village et souhaitait qu‘il soit revisité dans le contexte contemporain. Il venait également de publier un article sur les rites inuit de la première fois, dont l‘analyse offre un accès « aux recoins les plus subtils de la philosophie religieuse des Inuit » (Saladin d'Anglure 2000 : 90), et montrait comment cette catégorie de rites de passage, les rites de la première fois (van Gennep 1981[1909] : 249), englobait chez les Inuit un grand nombre de rituels venant célébrer les premières aptitudes et performances des enfants et adolescents – premiers gestes, premiers gibiers tués de chaque espèce, premières coutures.

En considérant que ces rites de la première fois s‘inscrivaient plus largement dans un ensemble ouvert, fondé sur la valeur accordée, aujourd‘hui encore, à l‘expérience première (Therrien 1996a), j‘explorai en 2006 la persistance manifestée par plusieurs de ces rites de la première fois dans la communauté de Kangiqsujuaq1 (Pernet 2006). Cette recherche de

1 Cette première recherche de terrain a en partie été financée grâce à la subvention de recherche du CRSH « Repenser les rites de passage chez les Inuit et les Shipibo-Conibo » (2006-2012), dirigée par F. Morin et B. 2

Master (Maîtrise) montrait à quel point ces rites, bien que transformés par l‘adoption du christianisme, avaient été largement reconduits jusqu‘aux années 1960, avant que la médicalisation des accouchements n‘introduise des obstacles majeurs à leur reconduction. Cette dernière conclusion venait rappeler les liens étroits entretenus par les rites inuit de la première fois avec les séquences de l‘accouchement et de la naissance (Saladin d'Anglure 2000 : 92-9), et me conduisit à envisager la valeur d‘une analyse conjointe et détaillée de « séquences cérémonielles » (van Gennep 1981[1909] : 13) – séquences de la grossesse, de l‘accouchement, de la naissance, et des rites de la première fois – jusqu‘à présent envisagées de manière disjointe. C‘est à une telle approche qu‘inciterait également l‘usage de la notion de « rites de passage » (Saladin d'Anglure 1975 : 62), qui souligne leur parenté de forme et de fonction, et engage à les envisager conjointement plutôt que discrètement comme ce fut généralement le cas. Une telle approche correspondait clairement aux objectifs du projet de recherche de F. Morin et B. Saladin d‘Anglure « Repenser les rites de passage chez les Inuit et les Shipibo-Conibo », visant à montrer que les rites de passage constituaient des systèmes structurés où se jouait la reproduction du groupe, opérant la construction sociale de la personne depuis la grossesse jusqu‘à l‘insertion dans le monde des adultes.

Cette thèse de Doctorat s‘inscrit donc dans la continuité de cette première recherche. Elle en élargit l‘objet initial – les rites de la première fois – en fonction de considérations à la fois culturelles et théoriques, et peut s‘appuyer sur un travail préliminaire de qualité, notamment en ce qui concerne la maîtrise de la langue inuit. Sur les conseils de F. Morin, j‘avais en effet commencé à suivre dès 2004 la formation dispensée par Michèle Therrien et son équipe à l‘Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) de Paris, jusqu‘à obtention en 2007 du diplôme de premier cycle (DULCO) en langue et culture inuit. Lors de mes séjours sur le terrain, j‘ai continuellement accordé une grande importance à l‘apprentissage de l‘inuktitut, jusqu‘à ce que ma maîtrise de la langue soit

Saladin d‘Anglure. Le travail de terrain sur lequel cette thèse de Doctorat se fonde a également bénéficié de cette subvention, ainsi que du soutien du Programme de Formation Scientifique dans le Nord (2008-2010), du Fonds Georges-Henri-Lévesque (2008), du Bureau International de l‘Université Laval (2009), et du FQRSC (2010-2011). Ces bourses et subventions de recherche ont participé au financement du travail de terrain, et je suis reconnaissant d‘avoir bénéficié de cette aide. 3 finalement reconnue, notamment par les habitants de la communauté dont j‘ai appris le dialecte, Kangiqsujuaq (Pernet 2011). Le constat de la vitalité contemporaine de l‘inuktitut, mais surtout peut-être l‘insertion au cœur de l‘expérience quotidienne de la culture qu‘offre la maîtrise de la langue, ont joué un rôle de premier plan dans l‘élaboration de cette thèse, qu‘il s‘agisse de sa problématique ou des méthodes utilisées.

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« Les explications par survivances sont toujours incomplètes; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s‘en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d‘une fonction que l‘analyse du présent doit permettre de déceler » (Lévi-Strauss 1952 : 1584). Ces quelques lignes, consacrées à la vie des rites par C. Lévi-Strauss, tracent les premiers contours de notre recherche. Alors qu‘ils s‘inscrivaient dans le système religieux chamanique (angakkuuniq), les « rites de passage » des Inuit de l‘Arctique canadien n‘ont pas été abandonnés lors de la conversion au christianisme au début du XXe siècle, au contraire de nombreuses autres pratiques rituelles. Plus encore, certains de ces rites sont toujours pratiqués aujourd‘hui, en dépit des politiques coloniales qui affectèrent les sociétés inuit au cours du XXe siècle.

Une interrogation inspire l‘ensemble de cette recherche : comment ces rituels persistent-ils après la conversion au christianisme ? Au prix de quelles transformations ? Plus encore, puisque poser la question de la « survivance » d‘un rituel revient à poser celle de la persistance de sa fonction, de quelle façon ces rituels contribuèrent-ils – et contribuent-ils encore – à façonner les ordres sociaux et symboliques inuit, dans un « dialogue » complexe avec le christianisme puis avec les gouvernements des sociétés dominantes au sein desquels ils sont aujourd‘hui, comme nombre de peuples autochtones, activement engagés (Poirier 2000 : 139-40). Comment se fait-il que nombre de rites de passage individuels se soient maintenus, alors que les rites de passage collectifs ont été rapidement remplacés par les fêtes du calendrier chrétien, et les mythes cosmogoniques abandonnés au profit des récits génétiques de la Bible ? Comment leurs « séquences cérémonielles » intègrent-elles de nouveaux rites – 4

chrétiens d‘abord, profanes ensuite ? Comment se fait-il qu‘après avoir persisté durant la conversion, certains de ces rites semblent avoir aujourd‘hui perdu de leur prégnance, au point d‘en faire un important enjeu de mémoire et de transmission pour les Inuit d‘aujourd‘hui ? Pourquoi, au contraire, certains de ces rites ont-ils été transmis jusqu‘à aujourd‘hui ? Leurs formes ont-elles influencé l‘appropriation de nouveaux rites de passage ?

Faut-il envisager la mise en place d‘une « division du travail rituel » entre des rites de passage issus de la tradition inuit et des rites de passage chrétiens, chacune de ces traditions hiérarchisant différemment la ritualisation des temps de la vie humaine – les rites de passage chrétiens se concentrant sur le baptême, le mariage et les funérailles, alors que les rites inuit encadrent fortement la grossesse et la naissance, puis le développement de l‘enfant ? Ou, sans négliger cette première idée, reconnaître que la conversion des Inuit au christianisme a impliqué une forme de changement dans la continuité, ne se réalisant pas tant sur « le mode de simples adoptions ou rejets d'éléments, mais au sein de processus d'interprétation et de chevauchements complexes qui associent rupture et continuité, transformation et transition » (Laugrand 1999b : 17) ?

Ne faudrait-il pas, pour expliquer les transformations plus contemporaines de ces rites de passage, reconduire une perspective similaire, témoignant de cette capacité d‘adaptation des Inuit au changement ? Ne pourrait-on pas ainsi interroger de manière plus fine, au plan de la pensée symbolique, l‘importance des changements sociaux des 50 dernières années ? Il faudrait, pour cela, être capable de mieux circonscrire les conséquences de ces changements au niveau des « espaces » rituels, conserver à l‘esprit la « résistance de la culture » (Sahlins 1999 : 412), mais également envisager les fondements ontologiques de ces rituels : en somme, envisager spécifiquement la place de ces rites de passage au sein des transformations des relations de production et de reproduction sociale de la seconde partie du XXe siècle.

Pour répondre à ces questions, cette thèse se concentre sur ces rites de passage des Inuit du Nunavik qui occupent une place privilégiée dans la reproduction sociale, soit, d‘abord, les 5 séquences de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance (Saladin d'Anglure 1977), puis les séquences des rites de la première fois qui scandent l‘enfance (Saladin d'Anglure 2000). Il me semble essentiel de considérer que la reproduction sociale, dans la société inuit comme dans d‘autres sociétés fondées sur une « économie du don » (Gregory 1982; Strathern 1988), privilégiait la reproduction des hommes et des femmes à la reproduction des moyens matériels de production. Les rites de passage étaient au cœur de ce travail de construction de la personne (Godelier 1976 : 298). Dans les années 1950-60, la scolarisation obligatoire et l‘expérience des pensionnats, la médicalisation de la grossesse et des accouchements ont dépossédé les Inuit d‘une partie de leur pouvoir de production et de reproduction sociale. Aujourd‘hui, c‘est la réappropriation des capacités de production et de reproduction sociale qui informe l‘essentiel des enjeux postcoloniaux, avec la gestion des héritages du colonialisme, de ses expériences de mépris et de dépossession.

Si les connaissances inuit associées à ces rites représentent un enjeu pour la compréhension anthropologique des dynamiques culturelles susceptibles d‘ordonner le changement et le devenir de la culture inuit, elles représentent également, dans le contexte contemporain, un enjeu important aux yeux des Inuit. À l‘heure où la décolonisation de la recherche engage une redéfinition de l‘anthropologie comme théorie et comme pratique, cet intérêt partagé pour des connaissances invite à la collaboration et à la compréhension des enjeux que leur reconnaissent les Inuit. Comment œuvrer à la décolonisation de l‘anthropologie, comme théorie et comme pratique ? Comme pratique, comment engager une telle collaboration ? Quelles conséquences pour l‘élaboration du savoir anthropologique ? Comment organiser le partage de ses résultats ? Comme théorie, quel rôle l‘anthropologie peut-elle jouer dans un contexte postcolonial ?

Ne serait-il pas possible de chercher à réinvestir certains des acquis de l‘anthropologie de l‘enfance au cœur du « dialogue » entre institutions inuit et les divers paliers de gouvernement ? Les institutions gouvernementales participent de la promotion et de la diffusion de concepts et de pratiques éducatives aujourd‘hui promus au rang de marqueurs du développement normal de l‘enfant (James 2007; Pernet et Lachapelle 2011), aussi bien dans les sphères médicales que dans les sphères éducatives. En mettant en valeur les 6

conceptions inuit de la construction de la personne, et les pratiques rituelles qui y sont attachées, l‘anthropologie est-elle capable de participer à la formulation d‘alternatives à ces concepts normatifs ? Sa tâche pourrait-elle consister à « traduire » le cadre ontologique dans lequel ces concepts et pratiques prennent sens, et à travailler ainsi à la reconnaissance politique de l‘existence d‘ontologies différentes (Poirier 2008 : 75) ?

Cette tâche implique inévitablement une bonne dose de réflexivité et d‘humilité, l‘élaboration d‘outils qui permettent de prendre au sérieux les perspectives inuit, et un travail de terrain approfondi, qui se fonde sur une démarche participative et collaborative. À partir d‘une problématique axée sur la construction rituelle de la personne, ancrée dans une anthropologie ontologique, cette thèse vise à répondre à ces questions en s‘intéressant notamment aux rites vécus par les aînés du Nunavik dans leur enfance et leur jeunesse, c‘est-à-dire dans les années 1930 à 1960, et en replaçant leur transformation dans une dynamique plus vaste, inclusive de la période postcoloniale contemporaine.

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À travers sept chapitres, cette thèse s‘efforcera d‘offrir une meilleure compréhension des continuités et transformations au sein des rites de passage des Inuit du Nunavik, envisagés comme des témoins de la résilience de la culture inuit dans un XXe siècle marqué par de profondes mutations sociales. Deux premiers chapitres, essentiellement basés sur la littérature existante, établiront les fondations de la thèse en l‘insérant aussi bien dans le champ des recherches spécifiquement conduites au sujet de la culture inuit que dans le cadre et les débats de l‘anthropologie sociale et culturelle contemporaine. Le premier chapitre enracinera ainsi la thèse dans l‘ethnographie de l‘Arctique inuit canadien. Cette littérature très riche, qui porte essentiellement sur des régions limitrophes du Nunavik, offre de nombreuses descriptions des rites de passage existant avant la conversion au christianisme. Ce bilan initial sera ensuite resitué dans une histoire de la pensée anthropologique du XXe siècle, à l‘échelle de l‘Arctique inuit, organisée en fonction d‘une réflexion portant sur les liens entre rites de passage, construction de la personne, organisation sociale et cosmologie. Ce parcours nous conduira à opérer un positionnement 7 au sein de l‘anthropologie ontologique, en regard notamment du dialogue et débat entre E. Viveiros de Castro et P. Descola. L‘anthropologie ontologique semble promettre un cadre conceptuel englobant, mobilisant des concepts à même de rendre compte de la diversité des pratiques exprimées dans le cadre des rites inuit de passage. Au terme de ce parcours, la problématique, ainsi que les hypothèses et objectifs de la thèse seront articulés autour des réflexions théoriques et conceptuelles qui précèdent, et je décrirai finalement aussi bien les outils méthodologiques mis en place pour répondre à ces objectifs que la manière dont les connaissances inuit ici exposées ont été recueillies, au cours de plusieurs séjours de terrain.

Le second chapitre présente une mise en contexte du Nunavik, au fil de l‘histoire coloniale et jusqu‘au contexte postcolonial actuel. Je décrirai d‘abord la vie au Nunavik durant la période qui m‘intéresse au premier chef, soit les années 1930-1960, puis, dès la fin des années 1950, la sédentarisation, l‘introduction du travail salarié, la scolarisation, la médicalisation de la grossesse et de la naissance. Au début des années 1970, le Nunavik pénètre dans une ère postcoloniale, avec ses processus de réaffirmation culturelle et d‘appropriation des institutions – scolaires, médicales, culturelles, etc. –imposées au cours des décennies précédentes. Je m‘attarderai de manière plus approfondie sur l‘histoire de la conversion au christianisme des Inuit du Nunavik, en considérant ses disparités régionales, et en faisant ressortir autant que possible le point de vue inuit. Je détaillerai ensuite les conceptions de la personne préexistantes à la conversion au christianisme que la littérature ethnographique de l‘Arctique inuit canadien nous permet d‘exposer, avant de faire ressortir les principales caractéristiques de la personne dans un contexte chrétien, à l‘aide de définitions fournies par des Inuit du Nunavik. Les chapitres trois à sept se fondent ensuite sur les connaissances recueillies dans le cadre des différents séjours de terrain réalisés, de 2006 à 2010, dans trois communautés du Nunavik qui correspondent à différents sous-ensembles linguistiques et culturels de la région. En présentant ces connaissances, je m‘efforcerai de continuellement mettre en valeur les ressemblances et différences entre ces différentes régions, et plus largement de faire ressortir la diversité culturelle propre au Nunavik.

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Le troisième chapitre, consacré aux rites de la grossesse et aux connaissances inuit de la vie fœtale, prend sa source dans une réflexion nourrie par un dépliant réalisé par les sages- femmes inuit de la maternité de Puvirnituq en 2008, présentant un programme de prévention du syndrome de l‘alcoolisation fœtale élaboré par leurs soins. Ce dépliant offre un point de départ évocateur pour l‘analyse des continuités et des transformations culturelles à l‘œuvre au cœur de la relation entre la mère et le fœtus au cours de la grossesse. J‘évoque notamment dans ce chapitre les connaissances inuit de la vie fœtale, telles qu‘elles se manifestaient autrefois dans les multiples interdits que les mères devaient respecter durant leur grossesse. J‘interroge à la fois la persistance de ces interdits dans un contexte chrétien, et l‘expression des connaissances qui fondent ces pratiques rituelles dans de nouveaux contextes, tels ce programme de prévention du syndrome de l‘alcoolisation fœtale.

Le quatrième chapitre est consacré aux rites de la naissance, et détaille d‘abord les riches connaissances, savoir-faire et techniques mobilisées par les accoucheuses autrefois, avant la médicalisation des accouchements. Ce chapitre détaille également le rôle de la sanajik, la marraine rituelle de l‘enfant, en élaborant notamment une description particulièrement détaillée des rites de la séparation et du façonnement du nouveau-né, qui relèvent en grande partie de ses prérogatives. Ce chapitre inaugure également une comparaison régionale entre les deux grands ensembles culturels du Nunavik, qui se distinguent, au moins depuis le début du XXe siècle, par la conjonction, pour l‘un, et la disjonction, pour l‘autre, des fonctions d‘accoucheuse et de sanajik.

Le cinquième chapitre prolonge cette comparaison en abordant la question de la transmission des noms personnels à l‘enfant. À partir d‘enquêtes systématiques, je décrirai les principales continuités et transformations ayant affecté la façon de nommer les personnes, depuis le début du siècle dernier jusqu‘à aujourd‘hui. Je m‘intéresserai notamment à l‘inclusion différentielle des prénoms chrétiens dans les deux principaux ensembles culturels du Nunavik, de manière à envisager la résilience et la plasticité du système anthroponymique inuit. Ce chapitre offrira également nombre de récits d‘aînés

9 partageant des expériences évoquant la relation éponymique, sa puissance, et ses conséquences sur le développement de l‘enfant.

Le sixième chapitre présente ensuite les rites de la première fois, et interroge leurs séquences rituelles en fonction de la relation entre l‘enfant et sa marraine rituelle, sa sanajik. On voit tout d‘abord la façon dont ces rites prolongent ou répètent plusieurs rites de la naissance, tout en les intégrant à des séquences plus complexes. Les séquences des rites de la première fois se complexifient en effet progressivement, alors que l‘enfant grandit et accomplit des actions de plus en plus importantes. J‘interroge alors aussi bien les significations des dons que les enjeux de gratitude et de reconnaissance qui structurent ces rites, englobant aussi bien les relations entre humains que les relations entre humains et animaux. En détaillant finalement la transformation d‘un rite de la première fois particulier, de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle, je proposerai une analyse des transformations formelles et sémantiques de ces rites de passage.

Finalement, le septième chapitre envisagera la relation spécifique entre enfance et résilience culturelle, en explorant successivement différentes pratiques où se décline cette relation. J‘explorerai un riche ensemble de pratiques éducatives qui mobilisent les êtres non- humains – animaux, esprits, phénomènes météorologiques, etc. – dans un but pédagogique, et j‘examinerai le rôle socialisateur de ces êtres et ce que ces pratiques révèlent des liens entre enfance et continuité culturelle.

10 Chapitre 1. Les rites inuit de passage et la construction de la personne

Dans ce chapitre introductif, je propose un travail préliminaire qui permette d‘arrimer la thèse aussi bien aux recherches conduites dans le domaine inuit qu‘aux débats agitant l‘anthropologie sociale et culturelle contemporaine. Je passerai d‘abord en revue l‘ethnographie des rites de passage de l‘Arctique inuit canadien, avant de resituer ces descriptions dans une histoire de la pensée anthropologique au XXe siècle, à l‘échelle plus large de l‘Arctique inuit, organisée en fonction des liens entre rites de passage, construction de la personne et cosmologie. À partir de ce cheminement, je serai amené à définir mon positionnement au sein de l‘anthropologie ontologique, offrant à la fois un cadre conceptuel englobant à même de rendre compte de la diversité des rites inuit de passage. Au terme de ce parcours – d‘une ethnographie centrée sur l‘Arctique inuit canadien à une anthropologie ontologique, dont la théorie se construit notamment sur des sources américanistes –, je formulerai la problématique, les hypothèses et objectifs de la thèse, et je détaillerai la méthodologie mise en œuvre.

1.1 L’ethnographie des rites inuit de passage

Comme j‘ai déjà eu l‘occasion de le souligner en introduction, l‘ethnographie des Inuit offre des conditions propices à l‘investigation des processus de continuité et de résilience culturelle. Plusieurs générations d‘anthropologues se sont succédées dans l‘élaboration de riches descriptions des différentes régions de l‘Arctique inuit, portant avec elles les méthodes, pratiques et théories propres à leur époque. Je propose ici de distinguer le bilan ethnographique de ces recherches, de manière à faire clairement ressortir l‘état des connaissances concernant les rites inuit de passage, d‘un bilan des approches. Si le premier sera centré sur l‘Arctique inuit canadien, le second privilégiera un point de vue plus distant, en mobilisant notamment les travaux de chercheurs ayant travaillé en Alaska.

11 1.1.1 Bilan des recherches : continuité et transformations des rites de passage

À la façon d‘A. van Gennep (1999), ce bilan est organisé en « séquences cérémonielles ». Il permet de souligner les différences de traitement reçues par chacune de ces périodes rituelles, et la distribution des connaissances ethnographiques par région et par époques. Il se focalise exclusivement sur l‘Arctique inuit canadien, de manière notamment à mettre en valeur la diversité culturelle qui caractérise ces régions. Enfin, il offre une perspective sur la situation particulière du Nunavik au sein de cet ensemble, tant du point de vue culturel que du point de vue de l‘ethnographie.

1.1.1.1 Séquence cérémonielle de la grossesse

Les descriptions offertes par l‘ethnographie classique des rites et plus largement des pratiques liées à la grossesse sont particulièrement lacunaires. Elles montrent cependant l‘existence de prescriptions et de prohibitions marquant l‘entrée dans la première grossesse d‘une femme enceinte, dans la région d‘Iglulik (Rasmussen 1929 : 169) et chez les Inuit du Cuivre (Rasmussen 1932 : 48), puis régulant les activités et le travail de la femme enceinte, tant sur la côte ouest de la Baie D‘Hudson (Boas 1901 : 159), que dans la région d‘Iglulik (Rasmussen 1929 : 170), ainsi que chez les Netsilik (Rasmussen 1931 : 182, 186). Le régime alimentaire de la femme enceinte faisait l‘objet de régulations, sur la côte ouest de la Baie d‘Hudson (Boas 1901 : 159), dans la région de Pangnirtung (Boas 1907 : 144, 484), et d‘Iglulik (Rasmussen 1929 : 170). En dépit de quelques variantes régionales, ces prescriptions et prohibitions étaient relativement similaires.

Au contraire, les pratiques liées à la confection d‘amulettes étaient très différentes d‘une région à l‘autre. F. Boas met en avant le port d‘amulettes lors de la grossesse, plus tard transférées à l‘enfant lui-même, sur la côte Ouest de la baie d‘Hudson (Boas 1900 : 631); K. Rasmussen rapporte également de telles pratiques à Iglulik (Rasmussen 1929 : 170) et chez les Netsilik (Rasmussen 1931 : 276), qui visent à protéger l‘enfant, à influencer son genre, ou à faciliter le déroulement de la grossesse.

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Au-delà de ces descriptions sporadiques, c‘est plutôt dans les récits mythiques que l‘ethnographie classique apporte des données éclairantes sur l‘importance des règlements entourant la grossesse. Le récit de Tutukatuk, recueilli par K. Rasmussen à Iglulik, de l‘immigrant netsilik Inugpasugjuk (1929 : 84-6), raconte comment une femme enceinte n‘ayant pas respecté un interdit fut enlevée par l‘esprit de la lune, puis renvoyée parmi les siens après avoir reçu une leçon sur les prohibitions. Surtout, ces récits décrivent la façon dont on obtenait les enfants dans les temps mythiques, lorsque la procréation n‘existait pas encore, en cherchant des enfants dans la terre, à l‘écart du campement, que ce soit dans la région de Pangnirtung (Boas 1901 : 178-9) ou à Iglulik (Rasmussen 1929 : 254). Un autre récit, en provenance de la région de Pangnirtung (Boas 1907 : 483), rapporte comment l‘âme d‘un de ces enfants de la terre pénétra l‘utérus d‘une femme en grimpant le long de ses lacets, entraînant la découverte de la gestation et l‘application de régulations pour encadrer ce processus (Saladin d'Anglure 2006a : 69).

Les recherches menées à Iglulik dans la seconde moitié du XXe siècle apportèrent d‘intéressants développements à ces premières descriptions, que ce soit en rapportant des règles concernant l‘alimentation et les activités (Saladin d'Anglure 1980b; Dufour 1988 : 55-7, 60-2; Saladin d'Anglure 2006a : 97), des façons de reconnaître les signes de la grossesse (Dufour 1988 : 48-50), de deviner le sexe de l‘enfant (Saladin d'Anglure 1978a : 114; Dufour 1988 : 58-9), ou encore les représentations du processus de conception (Saladin d'Anglure 1980b; Dufour 1988 : 51-5). B. Saladin d‘Anglure (1977; 2006a) rapporta l‘existence, dans une grande partie du Canada inuit, de souvenirs intra-utérins. Ces souvenirs font l‘objet de récits divers, parfois très proches des récits mythiques recueillis par l‘ethnographie classique (Boas 1907 : 483-5), et décrivent du point de vue du fœtus et du nouveau-né les différentes étapes de la grossesse et de la naissance.

Ces recherches plus récentes visaient à reconstruire plus précisément le mode de vie inuit qui prévalait à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avant la conversion au christianisme et les redéfinitions des règles de la grossesse qui s‘ensuivirent. Dans la région de Mittimatalik, une aînée rapporte qu‘après la conversion, les femmes n‘avaient plus à suivre de règles durant leur grossesse (Pauktuutit 1995 : 11). Atuat, à Ikpiarjuk, soulignait 13 également cette abrogation des règles que devaient suivre les femmes qui accompagna l‘adoption du christianisme (Innuksuk et Cowan 1976 : 23-4). De même, les rares recherches mises en œuvre dans les années 1950 et 1960 au Nunavik, notamment par J. et I. Honigman (1954 : 31-2) à Kuujjuarapik, et E. Varkony (1967 : 57) à Kangiqsualujjuaq, ou encore les rapports médicaux (Bérubé, et al. 1971 : 39-52) semblent conclure à une totale dé-ritualisation de la grossesse.

Ces conclusions demeurent problématiques dans la mesure où, au cours des deux dernières décennies, sont parues des descriptions réalisées par les Inuit eux-mêmes ou dans le cadre de collaboration avec des chercheurs, dans lesquels les aînées décrivent nombre de règlements qu‘elles devaient suivre durant la grossesse, alors même que la conversion était établie, pour diverses régions du Nunavut (Bennett et Rowley 2004 : 196-208) pour la Terre de Baffin (Ekho et Ottokie 2000a : 31-6; Joamie, et al. 2001 : 163-81), ou le Nunavik (Fletcher 1994 : 91-3; Koneak, et al. 2012). S‘il semble que le christianisme eut en effet des conséquences importantes sur le plan des injonctions rituelles, certaines semblent avoir été conservées. On peut, à cet égard, relever que les conséquences associées à la transgression de ces règles reconduites après la conversion au christianisme menacent la santé et le bon développement du fœtus uniquement. Au contraire, la transgression des règles abandonnées semblait, si l‘on en croit les récits, menacer l‘ordre social et la vie du groupe.

1.1.1.2 Séquence cérémonielle de l’accouchement et de la naissance

C‘est aux rites de l‘accouchement et de la naissance que l‘ethnographie classique a porté la plus grande attention, probablement en raison de l‘abondance des discours soulignant « l‘impureté » de la femme au cours de ces périodes, et les risques de « contagion » qu‘entraînait sa condition au regard des animaux (Rasmussen 1929 : 98). L‘accouchement et la naissance, représentant un double rite de passage, à la fois pour la mère et l‘enfant, ont été des périodes particulièrement ritualisées. Les femmes étaient en effet soumises à un grand nombre d‘interdictions, prolongées durant toute la durée du maternage, et progressivement levées au cours d‘étapes marquées par autant de rites de passage. F. Boas, le premier à s‘efforcer d‘élaborer une ethnographie des rites entourant ces périodes, soulignait à quel point il lui semblait difficile de découvrir et rapporter leurs innombrables 14

régulations, dans la mesure notamment où celles-ci variaient considérablement d‘un groupe à l‘autre (Boas 1888 : 610-1). En réalité, comme le révèleront des travaux subséquents, non seulement ces pratiques variaient d‘un groupe à l‘autre, mais l‘intensité et le nombre des régulations variaient également. Ainsi, on pourrait souligner l‘intense régulation mise en œuvre par les Iglulik ou les Netsilik, et au contraire sa plus faible intensité chez les Inuit du Cuivre.

La réclusion de la parturiente, puis de la femme ayant accouché et de son nouveau-né, a particulièrement frappé l‘esprit des premiers ethnographes par son organisation rigoureuse. À Iglulik, et chez les Netsilik, l‘accouchement avait lieu dans l‘irnivik (litt. « le lieu de l‘accouchement »), un petit abri spécifiquement construit pour un accouchement solitaire, qui ne devait être ni touché ni réparé. Après la naissance, on construisait le kinirvik (Iglulik) ou kinirsirvik (Netsilik). L‘étymologie de ces termes est plus obscure, mais ils désignent cet abri de réclusion plus grand, dans lequel la parturiente vivait de un à trois mois, selon les circonstances de l‘accouchement (Rasmussen 1929 : 170; 1931 : 258). Le passage de l‘irnivik au kinirvik (ou kinirsirvik) commandait une toilette complète, à l‘eau, et il fallait à la mère se séparer des vêtements tachés du sang de l‘accouchement. L‘isolement y était moins fort, et la mère comme le nouveau-né pouvaient y recevoir des visites, mais non en sortir. L‘isolement était justifié par la vapeur émanant de la jeune mère depuis l‘accouchement, vapeur abominable aux yeux du gibier et de la mère des animaux marins. En cas d‘urgence, et comme chez les Inuit du Cuivre, la femme devrait relever son capuchon sur la tête lorsqu‘elle sortait, et ne pas regarder autour d‘elle de peur que son regard ne se porte sur un animal. Après sa réclusion dans le kinirvik, la mère procédait à une nouvelle toilette et jetait ce qui lui restait des vêtements qu‘elle portait au moment de l‘accouchement. Habillée de neuf, elle pouvait alors retourner vivre auprès de son mari et sa famille. À cette étape, son nouveau-né recevait également de nouveaux vêtements, mais les premiers qu‘il avait portés étaient conservés pendant un temps avant d‘être déposés dans un nid, ou sur une petite île dans un ruisseau (Rasmussen 1929 : 173-5; 1931 : 260-1). La mère rendait visite aux maisonnées du camp, et y recevait des dons. On retrouve les mêmes séquences chez les Netsilik, mais à la fin de la période du kinirsirvik, le camp devait changer de place dans la mesure où c‘est tout le site de la naissance qui devenait 15 temporairement impropre. Des règles spéciales entouraient ce premier voyage de la femme qui a accouché (Rasmussen 1931 : 260). Ce rigoureux dispositif des Iglulik et des Netsilik ne représente néanmoins pas nécessairement le modèle inuit de l‘encadrement de la parturiente, dans la mesure où, chez les Inuit du Cuivre, il n‘est pas question de réclusion, ni avant ni après l‘accouchement : la mère accouchait chez elle, avec l‘aide de sages- femmes (Jenness 1922 : 165; Rasmussen 1932 : 40-1). Chez les Inuit du Caribou, on ne retrouve pas non plus d‘isolement spécifique de la parturiente pour l‘accouchement, celui-ci pouvant se dérouler dans sa propre maison. La réclusion se faisait avec une plus grande économie de moyens : il n‘était pas permis à une femme venant d‘accoucher de porter des bottes durant un mois entier, restreignant ses mouvements à sa propre demeure. Lorsqu‘elle était de nouveau autorisée à porter ses bottes, elle devait se débarrasser de tous les vêtements qui avaient été en contact avec son corps, et de la literie, à l‘exception des survêtements d‘extérieur, pour être habillée de neuf (Rasmussen 1930 : 61-2). On retrouve ce changement de vêtements après trois mois dans la région de Pangnirtung, suivi d‘une visite aux voisins consacrant la réintégration du domicile (Boas 1907 : 486).

Dans cette même région, les interdits alimentaires de la grossesse étaient maintenus après l‘accouchement pendant une année entière (Boas 1907 : 485). L‘ethnographie semble sur ce point s‘accorder pour les différents groupes de l‘actuel Nunavut. Néanmoins, chez les Iglulik et les Netsilik, de nouveaux interdits alimentaires venaient s‘ajouter à ceux de la grossesse durant toute la période de réclusion dans le kinirvik qui restreignait la consommation de la mère aux gibiers tués par son mari. C‘est seulement à la fin d‘une année entière qu‘un rituel marquait la levée des derniers interdits (Rasmussen 1929 : 174-5; 1931 : 261). Chez les Inuit du Caribou, ces interdits duraient jusqu‘à ce que l‘enfant ait atteint l‘âge de 3 ou 4 ans (Rasmussen 1930 : 62). À ces régulations alimentaires, il faut ajouter des prescriptions visant le nombre de repas pris par la mère et sa consommation d‘eau, l‘usage d‘une vaisselle strictement personnelle, les modalités de découpe de sa nourriture. Ces comportements alimentaires maternels étaient réputés façonner le futur de l‘enfant (Boas 1907 : 485; Rasmussen 1929 : 173-4; 1930 : 61; 1932 : 41-3).

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Plusieurs récits illustrent des cas de transgression des interdits alimentaires, où interviennent des tuurngait (« esprits ») et des entités telles qu‘Uumarnituq (Boas 1907 : 486; Bilby 1923 : 159). Les fausses-couches faisaient également l‘objet d‘une extrême vigilance : elles devaient être publiquement avouées afin que les interdits appropriés soient mis en place. Lorsque des fausses-couches étaient dissimulées au groupe (angiaq), les membres du camp risquaient d‘être affectés et contaminés par l‘impureté dès lors dégagée par la femme (Rasmussen 1929 : 75). Les animaux évitant toute personne affectée par une telle impureté, la famine menaçait dès lors le groupe dans sa totalité. Plus encore, la maîtresse des animaux marins, Nuliajuq, pourrait venir se venger sur l‘auteure de la transgression (Boas 1901 : 126-8; 1907 : 504). Les données semblent ici particulièrement similaires à l‘échelle de l‘Arctique canadien, quant à l‘exigence des tabous consécutifs à une fausse-couche, à l‘exception peut-être des Inuit du Cuivre, chez lesquels un seul interdit, rapide et facile à observer, était mis en place (Rasmussen 1932 : 44).

Les techniques et connaissances obstétriques ont été très rapidement évoquées par l‘ethnographie classique. On perçoit néanmoins une nouvelle dichotomie entre les groupes qui semblent avoir valorisé un accouchement solitaire, Iglulik et Netsilik d‘une part, chez lesquels l‘isolement et la réclusion de la parturiente restreignaient toute intervention extérieure (assistante ou chamane) aux situations les plus délicates (Rasmussen 1929 : 170- 1; 1931 : 258), et les groupes chez lesquels la parturiente était systématiquement accompagnée d‘une ou de plusieurs personnes, soit les Inuit du Cuivre, les Inuit du Caribou, et ceux de la péninsule du Québec-Labrador (Hawkes 1916 : 111; Rasmussen 1930 : 61; 1932 : 41). Les auteurs décrivent également, très rapidement, les objets utilisés pour couper le cordon ombilical, le traitement des annexes et les méthodes pour disposer du placenta. L‘usage des objets ayant été utilisés pour la découpe du cordon ombilical, ou d‘une partie du cordon, comme amulette pour l‘enfant semble avoir été généralisé (Boas 1907 : 485; Hawkes 1916 : 112; Rasmussen 1929 : 171; 1931 : 259; 1932 : 44). L‘habillage et la nourriture du nouveau-né ont intéressé l‘ethnographie classique, objets de régulations et d‘attentions particulières. Les premiers vêtements de l‘enfant étaient généralement conservés, comme amulette et/ou utilisés dans des rituels subséquents. Dans la région de Pangnirtung, les premiers vêtements étaient souvent la dépouille de l‘oiseau 17 qui avait servi à essuyer l‘enfant (Boas 1907 : 485). Chez les Inuit du Cuivre, une formule de souhait accompagnait le premier passage de l‘enfant dans l‘amauti. On conserverait plus tard les premiers vêtements de l‘enfant, associés à sa vitalité (Rasmussen 1932 : 41-2). À Iglulik et chez les Netsilik, on ne faisait pas de vêtements avant la naissance, mais on conserverait comme amulette la première dépouille utilisée pour nettoyer l‘enfant. Avant qu‘il ne reçoive ses premiers vêtements, l‘enfant était placé nu dans l‘amauti (Rasmussen 1929 : 171; 1931 : 259-60). F. Boas décrit également, peut-être pour Iglulik, une séquence ritualisée de changements de vêtements : après quelques jours, le nouveau-né reçoit un ensemble de vêtements complets, et les premières pièces de vêtement qui l‘habillèrent sont suspendus au plafond de la maison; après quelques mois, il recevra un troisième ensemble, et l‘ensemble précédent sera lui aussi suspendu. On gardera les deux premiers ensembles pendant un an, avant de les exposer de nouveau au sommet d‘un poteau. Ils seront quelques jours plus tard jetés à la mer, à l‘exception du premier vêtement d‘oiseau, qui deviendra une amulette portée sur le capuchon lors des festivals d‘hiver (Boas 1888 : 611). Au Québec- Labrador, E.W. Hawkes rapporte l‘usage d‘une poche faite de caribou pour accueillir les premiers jours de l‘enfant, puis son port dans l‘amauti, nu ou légèrement vêtu. Il ne recevrait ses premiers véritables vêtements que lorsqu‘il commencerait à marcher, ce qui reste une autre façon de souligner les étapes de la première année de l‘enfant (Hawkes 1916 : 112).

Les premiers contacts de l‘enfant avec la viande étaient également régulés, en ce qu‘ils façonnaient le futur de l‘enfant. On passait de petits morceaux de nourriture sur la bouche de l‘enfant de manière à ce qu‘il échappe à la faim dans le futur (Rasmussen 1929 : 173; 1932 : 42). Chez les Iglulik, ce geste était interprété par certains comme une façon de nourrir l‘éponyme de l‘enfant. Les morceaux étaient conservés dans un petit récipient de peau (minguliqtiqutiqarvik), jusqu‘à la sortie du kinirvik, et le contenu du sac était alors versé à la mer par un trou de respiration de phoque. Certains considéraient que ces morceaux de viande pourraient devenir de nouveaux phoques en recevant des âmes (Rasmussen 1929 : 174).

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D‘innombrables gestes maternels façonnaient le futur de l‘enfant, tout comme nombre d‘objets liés à la grossesse ou à la naissance devenaient des amulettes le protégeant ou le dotant de capacités spécifiques. Certains rituels de cette période avaient également un tel objectif (Hawkes 1916 : 111; Rasmussen 1929 : 177). D‘autres pratiques relevées par l‘ethnographie classique procédaient à un façonnement du corps du nouveau-né ou de l‘enfant, en particulier des garçons. On retrouve à l‘échelle du Canada inuit les mêmes gestes, qui visaient à faire imiter à l‘enfant ses futurs mouvements de kayakiste, de harponnage et de tir à l‘arc, souvent précédés d‘étirement des membres, sur la côte ouest de la baie d‘Hudson (Boas 1901 : 161), à Iglulik (Rasmussen 1929 : 175), chez les Netsilik (Rasmussen 1931 : 261-2), dans la région de Pangnirtung (Boas 1907 : 485). On retrouve ces gestes chez les Inuit du Cuivre (Rasmussen 1932 : 43), et D. Jenness offre une description de ce « travail » du corps entier des enfants, membres, doigts, figure, et souligne que ce geste était performé par une personne qui entrait dès lors dans une relation spécifique avec l‘enfant, son façonneur en quelque sorte (Jenness 1922 : 165).

Ces descriptions soulignent à quel point, bien plus que la grossesse, l‘accouchement et la naissance faisaient autrefois l‘objet d‘une intense ritualisation, en particulier chez les Iglulik et les Netsilik. Néanmoins, si les femmes étaient tenues de respecter durant ces périodes nombre d‘injonctions, elles étaient également, plus que les hommes, soumises à des interdits dans les nombreuses circonstances. Lors de la conversion des Inuit au christianisme, les relations avec les non-humains (animaux, esprits, etc.) furent redéfinies. La plupart des interdits de cette séquence cérémonielle, justifiés par cette impureté féminine abhorrée des non-humains, furent également abolis (Laugrand 1997c : 691-5).

Néanmoins, les recherches conduites après la christianisation ont parfois apporté de nouveaux développements aux connaissances anthropologiques des séquences de l‘accouchement et de la naissance, en s‘intéressant à des conceptions et pratiques manifestant une grande résistance. Ainsi, les travaux de R. Dufour (1975) à Iglulik ont-ils apporté de précieuses informations sur les conceptions inuit du sexe et du genre, en soulignant l‘existence de nombreuses pratiques en relation avec le phénomène du sipiniq, le

19 fait pour un enfant de changer de sexe lors de sa naissance2. B. Saladin d‘Anglure (1978a : 111) avait quelques années plus tôt montré l‘existence de ce phénomène dans cette région, ainsi qu‘au Nunavik, et souligné l‘existence de pratiques rituelles visant à fixer le sexe de l‘enfant. Le récit qu‘il recueillit en 1971, à Iglulik, des souvenirs intra-utérins et de la naissance d‘Iqallijuq offre le récit de l‘expérience de ce phénomène et de pratiques liées à la naissance du point de vue du fœtus et du nouveau-né (Saladin d'Anglure 1977; 2006a : 37-59). B. Saladin d‘Anglure a également abordé la question de l‘obstétrique, en s‘intéressant à la présentation du fœtus lors de l‘accouchement (Saladin d‘Anglure 2000 : 98). Il faut également ajouter, dans la région du Kivalliq, une note de recherche récente de J. Rodrigue (2007), qui souligne la continuité des pratiques de façonnement du nouveau-né, et leur diversité.

D‘autres recherches conduites dans la seconde moitié du XXe siècle se sont concentrées sur les connaissances obstétriques inuit, détaillant les positions privilégiées lors de l‘accouchement, les interventions possibles en cas de complication, et le rôle des femmes d‘expérience maîtrisant le mieux ces techniques et connaissances, notamment dans la région d‘Iglulik (Dufour 1988 : 63-97). Au Nunavik, J. et I. Honigman décrivent un accouchement ayant eu lieu à Kuujjuarapik en 1949 ou 1950 (1954 : 32-3). E. Varkony fait de même (1967 : 53-6), à Kangiqsualujjuaq, moins de deux décennies plus tard, alors que la médicalisation de l‘Arctique a commencé. Là encore, l‘accouchement et la naissance semblent des séquences complètement dé-ritualisées.

De nouveau, ces conclusions devraient être considérées avec précaution. Si effectivement les descriptions publiées récemment (Pauktuutit 1995; Qinuajuak 1996; Ekho et Ottokie 2000a; McGrath 2000; Kootoo 2002; Koneak, et al. 2012) semblent plus s‘attarder sur la

2 R. Dufour, étudiante de B. Saladin d‘Anglure à l‘Université Laval, avait bénéficié en 1972 de l‘enseignement de ce dernier sur le phénomène du sipiniq, et de son intérêt pour les questions liées au genre, et en particulier à l‘inversion des rôles masculins et féminins chez certains enfants et adolescents inuit (Saladin d'Anglure 1967b : 99-100). Il lui proposa de venir étudier à Iglulik les noms de personne, en s‘inspirant de son article sur la transmission des noms personnels chez les Tarramiut du Nunavik (Saladin d‘Anglure 1970). En enquêtant sur les noms de personne à Iglulik, R. Dufour a trouvé d‘autres cas de sipiniit (Saladin d‘Anglure, Communication Personnelle). B. Saladin d‘Anglure décrira pour la première fois ce phénomène dans un article où il expose notamment son travail avec Mitiarjuk Nappaaluk, de Kangiqsujuaq (Saladin d'Anglure 1976). 20

richesse des connaissances obstétriques inuit et des soins offerts à la mère et à l‘enfant, certaines pratiques pourraient témoigner d‘une grande persistance, en particulier celles qui favorisaient un accouchement rapide et sans danger.

1.1.1.3 La transmission des noms personnels

La plupart des anthropologues du début du XXe siècle ont traité des pratiques de nomination dans leurs descriptions des rites de la naissance, les noms étant généralement donnés à l‘enfant au cours de cette période. Les noms pouvaient être attribués avant la naissance, comme le rapporte le Capitaine Lyon pour la région d‘Iglulik (Boas 1888 : 612), immédiatement après la naissance ou dans les jours qui la suivent chez les Inuit du Cuivre (Jenness 1922 : 167; Rasmussen 1932 : 42). En général, les auteurs relèvent la transmission de plusieurs noms, que ce soit chez les Inuit du Caribou (Birket-Smith 1929 : 282), dans la région nord Baffin (Boas 1888 : 612), dans la péninsule du Québec-Labrador (Hawkes 1916 : 112), parmi les Inuit du Cuivre (Jenness 1922 : 167), ou chez les Netsilik (Rasmussen 1931 : 220). De la même manière, l‘absence de genre des noms personnels est attestée dans tout le Canada inuit (Hawkes 1916 : 112; Jenness 1922 : 167). K. Birket- Smith relève néanmoins, de manière très euphémique, que le fait pour un enfant de recevoir le nom d‘une personne d‘un sexe différent du sien peut avoir des conséquences sur la façon dont il sera habillé (Birket-Smith 1929 : 282).

Décrire et expliquer les multiples conséquences de l‘éponymie sur la socialisation de l‘enfant a longtemps représenté un défi, généralement éludé par l‘idée d‘une forme de « magie », depuis K. Rasmussen affirmant que le lien éponymique « renfermait une sorte de puissance magique, difficile à expliquer3 » (1931 : 219), jusqu‘à L. Guemple, référant à une sorte d‘aura magique (Guemple 1965 : 328). Certains, comme D. Jenness chez les Inuit du Cuivre, ne sont pas parvenus à relever la moindre conséquence de la relation éponymique (Jenness 1922 : 167). E. W. Hawkes note, dans la péninsule du Québec- Labrador, que les attitudes des adultes envers l‘enfant, lui témoignant le respect dû aux adultes, sont façonnées par le lien éponymique (Hawkes 1916 : 112). Chez les Iglulik et les Netsilik, Rasmussen souligne que recevoir un nom apporte au nouveau-né la force et les

3 TdA. 21 compétences de son éponyme, mais plus largement même de la longue « chaîne » des porteurs précédents du nom (Rasmussen 1929 : 58-9; 1931 : 219-20).

L‘ethnographie semble s‘accorder sur le fait qu‘autrefois les noms transmis au nouveau-né étaient ceux d‘un parent décédé, et très souvent ceux de la dernière personne décédée, que ce soit chez les Inuit du Caribou (Birket-Smith 1929 : 282), dans la région du Nord Baffin (Boas 1888 : 612), dans la région de la baie d‘Ungava et du Labrador (Hawkes 1916 : 112), chez les Inuit du Cuivre (Jenness 1922 : 167; Rasmussen 1932 : 42), chez les Netslik (Rasmussen 1931 : 220), ou les Iglulik (Rasmussen 1929 : 58-9). Devant cette règle apparemment généralisée, les anthropologues se sont peu intéressés à ceux qui étaient en charge de transmettre le nom de l‘ancêtre. Si E. W. Hawkes note qu‘il s‘agissait en général d‘une personne apparentée (1916 : 113), et D. Jenness que le choix revenait aux parents de l‘enfant (1922 : 167), K. Rasmussen rapporte la croyance nestilik selon laquelle le désir de revenir vivre parmi les vivants est très fort chez les morts, ces derniers choisissant dans quel nouveau-né ils souhaitent naître. De ce point de vue, il importe avant tout à ceux et celles qui nomment, de reconnaître quel ancêtre souhaite revenir via le nouveau-né (Rasmussen 1931 : 220). Il était parfois interdit de prononcer le nom d‘un défunt avant que son nom ne soit transmis (Boas 1907 : 613).

Les façons de nommer l‘enfant, et notamment les formules rituelles utilisées au moment de transmettre le nom, prennent tout leur sens dans ce contexte de transmission éponymique du nom d‘un ancêtre décédé. À Iglulik, Rasmussen rapporte une formule qui convoque l‘éponyme lorsque le nom est transmis à l‘enfant (1929 : 172). Chez les Netsilik, il relève également plusieurs formules faisant référence à l‘éponyme, qui permettent d‘appeler l‘enfant au cours de l‘accouchement et de l‘inciter à naître (1931 : 220). Chez les Inuit du Cuivre, la première personne qui touche et soulève l‘enfant prononce une formule spécifique rappelant l‘identité entre les éponymes, et souhaitant un brillant futur à l‘enfant (Rasmussen 1932 : 42).

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les études se sont attachées à mieux comprendre le lien éponymique, et notamment à démontrer l‘influence de celui-ci dans le cadre du 22

système de parenté. Tout en clarifiant les propriétés et modalités de transmission des noms personnels, D. L. Guemple (1965), à Sanikiluaq, et B. Saladin d‘Anglure (1970a), à Kangiqsujuaq, ont mis en valeur l‘existence d‘une terminologie spécifique utilisée par les personnes liées par une relation éponymique; ils ont également souligné les conséquences de l‘éponymie sur l‘usage de la terminologie de parenté, selon le principe de l‘équivalence terminologique, signes tangibles de l‘influence de l‘éponymie sur l‘ordre et le statut parental des individus. On leur doit également une perspective beaucoup plus souple sur les raisons motivant les choix liés à la transmission des noms personnels, et sur le fait que les noms transmis peuvent provenir d‘un éponyme décédé, mais également d‘un éponyme vivant. Ce dernier aspect offrait une perspective plus riche sur la relation éponymique, et ses conséquences, soulignant notamment comment l‘éponyme « transmet son être physique, psychique, et social à son homonyme » (Saladin d'Anglure 1970a : 1027). Ces études inspirèrent d‘autres recherches4, à Iglulik notamment (Dufour 1977), mettant en valeur l‘existence et l‘importance des différences culturelles entre régions, et ouvrant la porte à des études comparatives.

Plus récemment, des travaux ont décrit la profonde résilience du système de transmission des noms personnels, à Sanikiluaq (Dupré 2007), à Iglulik (Kublu et Oosten 1999), ou dans la région de la baie d‘Ungava au Nunavik (Houde 2003). On perçoit dans ces travaux à la fois la continuité des conceptions du lien éponymique, de ses conséquences identitaires et ontologiques (Pernet et Dupré 2011), et la capacité du système à intégrer l‘adjonction de nouvelles entités, tels les noms chrétiens introduits depuis la conversion, ou à se transformer pour conserver du sens et une fonctionnalité dans les communautés sédentaires contemporaines, qui concentrent des populations d‘une importance inédite autrefois.

1.1.1.4 Les rites de la première fois

Les rites de la première fois, longtemps considérés comme des rites mineurs, ont peu attiré l‘attention des ethnographes. On retrouve cependant dans l‘ethnographie classique quelques

4 Au Groenland notamment, où les chercheurs français revisitèrent à leur tour les études plus anciennes (Gessain 1980; Robbe 1981). 23 descriptions des séquences liées aux premières captures de gibiers, qui témoignent d‘une ritualisation de leur distribution et consommation.

F. Boas rapporte ainsi, pour la côte ouest de la Baie d‘Hudson, que le père du jeune chasseur obtenait en partage la tête du premier phoque abattu par son fils, tandis qu‘à l‘occasion de son premier caribou, chaque personne du camp devait recevoir une part de la viande (Boas 1901 : 162). Chez les Inuit du Caribou, le premier caribou devait être découpé à l‘intérieur de la maison, ce qui est normalement interdit, et partagé par tous les membres du camp, à l‘exception des femmes et des enfants. Un premier phoque devait également être consommé par tous les membres du camp, mais de manière séparée pour les hommes et les femmes (Birket-Smith 1929 : 292). Dans la région de Pangnirtung, le premier phoque capturé par un jeune garçon devait être partagé entre tous les chasseurs, y compris sa peau (Boas 1907 : 489). Dans la région d‘Iglulik également, le premier phoque sera découpé à l‘intérieur de la maison, et mangé par le plus grand nombre de personnes possible, le plus rapidement possible. La tête sera réservée pour le père ou la mère du jeune chasseur, tandis que la peau devra être partagée entre le plus grand nombre possible de personnes. Le jeune chasseur lui-même ne devait consommer aucune de ses premières proies (Rasmussen 1929 : 178-9). Chez les Inuit du Cuivre, un premier phoque devait être découpé par toutes les femmes du camp, mais seule la mère pouvait prétendre, lors de cette découpe, à la tête. Cette découpe avait une allure de compétition, chacune cherchant à se procurer les meilleures pièces de viande, luttant avec ses voisines pour cela (Rasmussen 1932 : 37). Chez les Inuit du chenal de Fox, J. Bilby (1923 : 145) rapporte une lutte similaire pour obtenir les meilleures pièces de viande du premier oiseau tué.

Parallèlement à ces injonctions concernant la découpe, la distribution et la consommation des premiers gibiers, F. Boas et Rasmussen soulignent le soin que prenaient les Inuit d‘Iglulik et de la côte ouest de la Baie d‘Hudson dans le traitement des os du premier phoque capturé. La mère rassemblait tous les os de ce phoque, et les rejetait à la mer à travers un trou de respiration. Ces os deviendraient des phoques à nouveau, que le garçon pourrait attraper dans sa vie future (Boas 1901 : 162; Rasmussen 1929 : 178).

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Ces gestes sont à mettre en relation avec l‘attention portée à l‘âme des premiers animaux tués. Un jeune garçon ayant capturé son premier phoque, que ce soit dans la région d‘Iglulik, sur la côte ouest de la baie d‘Hudson, ou aux îles Belcher, voyait son père lui retirer ses vêtements du haut, et, allongé sur la glace, le corps du phoque lui était passé sur le corps, de manière à ce que les phoques n‘aient pas peur de lui (Boas 1901 : 162; Rasmussen 1929 : 178; Nungak et Arima 1969 : 103). Dans la région d‘Iglulik, un garçon rentrant chez lui après avoir capturé son premier phoque ne devait pas battre la neige de ses vêtements avec un battoir, de manière à ne pas effrayer les phoques qu‘il voudrait attraper plus tard (Rasmussen 1929 : 179). J. Bilby rapporte quant à lui que lorsqu‘un garçon prenait une hermine pour la première fois, il devait passer la nuit près de la porte, une main sur la hanche et dans l'autre un bâton de la lampe, de manière, selon lui, à se défendre de l‘esprit de l‘animal (1923 : 145). Sur la côte ouest de la baie d‘Hudson, F. Boas fait référence au don de la peau du premier caribou capturé par un jeune garçon, don qui permettait de se concilier les faveurs de Nuliajuq (Boas 1901 : 162).

Si la plupart des ethnographies classiques focalisent leur description des rites de la première fois sur des rites masculins, de chasse aux gros gibiers, on trouve néanmoins quelques informations sur la pratique du rite féminin du tatouage. Il faut néanmoins noter que ce rite, pratiqué lors des premières règles, semble avoir été délaissé dès les premières décennies du XXe siècle (Bilby 1923 : 111; Mathiassen 1928 : 199), voire plus tôt au Nunavik (Turner 1894 : 207-8). Chez les Inuit du Caribou (Birket-Smith 1929 : 292), l‘apparition des premières règles était également, pour les filles, le moment de changer de vêtements et d‘acquérir le droit de porter l‘amauti des femmes adultes. Dans la région d‘Iglulik, une jeune fille portait à la puberté le minguttinaaqtuq, et, seulement après son mariage, le manteau des femmes mariées5 (Pharand 1975).

Dans la seconde moitié du XXe siècle, c‘est notamment par la région du Nunavik et des îles Belcher que sera renouvelé l‘intérêt pour les rites de la première fois. Dès 1967, B. Saladin

5 On retrouve également une illustration de ces deux manteaux dans l‘article de B. Saladin d‘Anglure (1977) « Iqallijuq ou les réminiscences d‘une âme-nom inuit ». La figure 3 montre un manteau de fille pubère, et la figure 5 un manteau de femme mariée. Je remercie B. Saladin d‘Anglure d‘avoir porté ce point à mon attention. 25 d‘Anglure note l‘importance, chez les Tarramiut du Nunavik, de la « matrone » – ou sage- femme (sanajik) – dans l‘exécution et la célébration des premières performances de l‘enfant, premiers gibiers tués et premières coutures (1967b : 99). Aux îles Belcher, où ce rôle de « marraine rituelle » n‘était pas dévolu à la sage-femme, mais à la première personne à vêtir l‘enfant, L. Guemple a détaillé dans plusieurs articles la façon dont cette relation se rapprochait d‘une relation de parenté, soulignant les prérogatives rituelles de la sanajik (Guemple 1969; 1976). Plus récemment, B. Saladin d‘Anglure (2000) dédiait un premier article à ces rites, tels qu‘ils étaient pratiqués au début du XXe siècle. Il montrait notamment le lien fort qui unissait ces rites aux séquences rituelles de l‘accouchement et de la naissance, et la diversité des rites pratiqués à l‘occasion des premières captures de gibier ou des premières coutures réalisées, que ce soit dans la forme des pratiques de partage et de consommation, mais encore dans plusieurs formes de rites prenant une dimension sexuelle. Si certains textes témoignent de la continuité de ces pratiques (Kishigami 2004), la teneur de leurs transformations reste inconnue.

Ce bilan souligne la profonde diversité culturelle qui caractérise les pratiques rituelles des Inuit de l‘Arctique canadien. Certains groupes de l‘actuel Nunavut, tels ceux de la région d‘Iglulik, ont fait l‘objet de recherches intensives, ou ont élaboré leurs propres démarches d‘histoire orale. Au Nunavik par contre, l‘ethnographie de ces rites de passage demeure extrêmement parcellaire. Il faut également souligner que l‘ethnographie consacrée à la période où ces rites s‘inséraient dans le complexe chamanique est incomparablement plus riche que celle de la période chrétienne. La persistance et la transformation de ces rites après la conversion au christianisme demeure largement sous-évaluées, ce dont témoigne également l‘orientation des principales approches analytiques.

1.1.2 Bilan des approches

On peut envisager les différentes approches de ces pratiques cruciales du cycle de vie en les réunissant sous deux principales rubriques. Certains travaux ont privilégié, pour des raisons parfois très différentes, une approche en termes de connaissances, reconnaissant la diversité et l‘efficacité technique des savoirs et savoir-faire inuit. Ces travaux ont essentiellement été consacrés aux séquences de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, plutôt 26

qu‘aux rites de l‘enfance. Une seconde approche a au contraire considéré de manière préférentielle les aspects symboliques et rituels des pratiques liées au cycle de vie, dans une analyse de l‘organisation sociale et cosmologique inuit. Le regard que l‘on peut porter aujourd‘hui sur ces deux approches révèle pour chacune d‘elles un mouvement similaire par lequel nos catégories d‘analyses se voient remises en cause et progressivement élargies.

1.1.2.1 Du souci descriptif aux politiques de la culture : mise en valeur des connaissances inuit

Une première tendance s‘efforce de décrire et de mettre en valeur les connaissances associées à ces pratiques, de souligner leur visée parfois plus technique que symbolique, leur rationalité ainsi que leur efficacité, notamment lorsqu‘il s‘agit de périodes telles que la grossesse, l‘accouchement et la naissance.

Les premiers travaux privilégiant une telle approche sont réalisés dans la seconde partie du XXe siècle (Honigman et Honigman 1954; Varkony 1967), et témoignent d‘un profond « souci descriptif » – hérité des précurseurs de l‘anthropologie de l‘enfance (Bonnet et Pourchez 2007a : 12) – dans leur façon d‘envisager les pratiques, techniques et soins liés au cycle de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, puis à la petite enfance et au maternage. Ces ethnographes ont offert des descriptions assez riches de certaines de ces séquences, observées par leurs soins. Malheureusement, leur manque de familiarité avec la langue et la culture inuit les a souvent conduits à ignorer, dans ces descriptions, le sens que les Inuit reconnaissent à leurs pratiques. Il apparaît également, aujourd‘hui, que leur approche privilégiant l‘observation directe a pu représenter un obstacle à l‘appréhension même des pratiques rituelles de ces périodes, caractérisées, on l‘a vu, par l‘abondance des interdits et prohibitions. Il faut souligner ici l‘exception que constituent à cet égard les travaux de J. Briggs sur la structure sociale des émotions (Briggs 1968, 1970), et sur les stratégies éducatives privilégiées dans la petite enfance (Briggs 1974, 1979, 1983, 1991, 1998).

Les recherches de R. Dufour (Dufour 1988) à Iglulik, en 1974, privilégient une approche féministe visant à souligner et à mettre en valeur les connaissances des femmes inuit, de

27 leur corps, de la physiologie féminine, de la conception et de l‘obstétrique. Se basant, au contraire des premières approches, non plus sur l‘observation directe, mais sur les descriptions, récits et explications donnés par les aînées d‘Iglulik, elle offre alors la première perspective synthétique sur l‘étendue de leurs connaissances et savoir-faire. Surtout, elle souligne le caractère viable, efficace et rationnel de ces pratiques et connaissances, à une période où certains, au Québec et plus largement au Canada, s‘intéressaient de plus en plus à une pratique moins médicalisée de l‘accouchement. Dans les années 1970, cet intérêt nouveau pour « l‘accouchement naturel », lié au militantisme des sages-femmes, s‘accompagne d‘une revalorisation des connaissances, savoir-faire, et techniques maîtrisées par les sages-femmes des peuples autochtones (Saillant et O'Neil 1987; Mélanson 1999).

C‘est à cette époque également que cette démarche de valorisation et de transmission des connaissances inuit a commencé à être prise en charge par les Inuit eux-mêmes. De nombreux organismes ont élaboré des projets, dès les années 1970, ayant pour objectif de sauvegarder et de transmettre des connaissances mises à mal par la colonisation. Au Nunavik, le projet sur la médecine traditionnelle élaboré par l‘Institut culturel Avataq incluait une première recherche sur les connaissances liées à la grossesse, à l‘accouchement et à la naissance (Stevens 1984 : 9-12). Au Nunavut, il faut signaler le travail des aînés d‘Iglulik, réunis au sein de l‘Inullariit Society en 1986, et qui, à l‘initiative de plusieurs comme Louis Tapardjuk, élaborèrent une base de données aujourd‘hui riche de plus de 400 entrevues. Nombre d‘entre elles évoquent les connaissances liées aux périodes du cycle de vie. L‘Oral History Project, lancé par le Nunavut Arctic College en 1994, aboutit à la publication d‘histoires de vie suite à un travail collectif réalisé par des étudiantes et des aînés de diverses communautés (Aupilaarjuk, et al. 1999; Nakasuk, et al. 1999; Aupilaarjuk, et al. 2001; Joamie, et al. 2001). L‘un de ces volumes a été spécifiquement consacré à l‘éducation des enfants (Ekho et Ottokie 2000a). Cet ouvrage ouvrait un champ de recherche inédit, définissant ce que les Inuit englobent sous l‘appellation de pratiques éducatives (nutarqiritjusituqait) : à la fois des soins, des rites, des narrations, des préceptes et des stratégies éducatives – qui intervenaient dès la grossesse, et jusqu‘au passage à l‘âge adulte. 28

Leur démarche, qui place la connaissance au cœur de ces projets culturels, apparaît cependant avoir une visée bien différente de celle des premières recherches conduites dans cette perspective par les anthropologues. S‘il s‘agit toujours de considérer l‘existence de connaissances et de pratiques viables, efficaces, rationnelles, leurs objectifs contemporains sont aussi bien culturels que politiques. Avec la création du Nunavut en 1999 et l‘apparition de la notion d‘Inuit qaujimajatuqangit – « les savoirs traditionnels inuit auxquels on reconnaît encore un usage » (Laugrand 2002 : 99) –, ces démarches culturelles investies d‘une mission de sauvegarde et de transmission des connaissances sont également envisagées comme un outil permettant que ces connaissances et techniques, comme les valeurs qui les informent, soient susceptibles d‘influencer institutions modernes et politiques publiques, d‘y être intégrées. Musées, écoles, ministères ou hôpitaux, apparaissent aujourd‘hui comme autant de « points d‘engagement » (Fienup-Riordan 2000a : 57) pour les Inuit, s‘efforçant d‘y mobiliser d‘anciennes pratiques et significations, d‘en faire émerger de nouvelles potentialités. À cet égard, les projets de maternités et les programmes de formation des sages-femmes, au Nunavik comme au Nunavut (Van Wagner, et al. 2007), ou encore les programmes de formation aux emplois de garde à l‘enfance (Gauvin 2011) s‘efforcent de mobiliser les connaissances inuit dans leur fonctionnement, et de se transformer par leur intégration.

Ces projets sont fréquemment réalisés en collaboration avec des chercheurs, anthropologues ou non, et contribuent à une redéfinition de l‘anthropologie, comme théorie et comme pratique6. Ces collaborations, et l‘intégration des perspectives inuit qui les caractérise, ont largement contribué à opérer ce déplacement dans l‘approche de la culture que proposait F. Barth (1995; 2002) en mettant justement en avant la notion de « connaissance » : s‘éloigner d‘une théorie de la culture qui construise celle-ci essentiellement à partir de ce qui semble le plus caractéristique à l‘observateur extérieur (Barth 1995 : 65), sortir d‘une anthropologie exclusivement pratiquée comme science de la société vue de l‘extérieur (Gagné et Salaün 2009 : 27). Une approche en termes de

6 On peut ici souligner les perspectives défendues par A. Fienup-Riordan (1994; 2000a; 2005; 2011) en Alaska, ou au Nunavut par F. Laugrand et J. Oosten (Laugrand et Oosten 2002a; Oosten et Laugrand 2002), par P. Stern et L. Stevenson (Stern et Stevenson 2006; Stevenson 2006b), W. Rasing (2008), M. Therrien (2007), ou encore P. Visart de Bocarmé et P. Petit (2008). 29 connaissances offre en effet une convergence théorique et pratique avec des notions mises en avant par les Inuit (Inuit qaujimajatuqangit), et permet de reconnaître la diversité des connaissances et de leur distribution dans une même société. Des savoirs similaires sont susceptibles d‘être partagés, utilisés et reproduits par des populations, des sociétés, des cultures différentes, quand des corps de connaissances sont susceptibles d‘être distribués de manière contrastée au sein de mêmes populations. Une telle approche permet également de reconnaître et d‘intégrer à notre travail d‘autres formes de connaissance et d‘autres façons de connaître, s‘appuyant pour leur transmission sur des media potentiellement très différents – la parole notamment, mais F. Barth insiste également sur le rôle des rites à cet égard (2002 : 4-6) – et possédant leurs propres critères de validité. Elle invite finalement à nous intéresser à la façon dont des connaissances anciennes sont mobilisées dans de nouveaux contextes.

C‘est dans cette optique que se situe aussi l‘ouvrage que j‘ai édité pour l‘Institut Culturel Avataq à partir d‘une partie de mon travail de terrain (Koneak, et al. 2012; Pernet 2012), qui reproduit en inuktitut, en français, et en anglais, quatre entrevues réalisées en 2009 avec des aînées de Puvirnituq et de Kangiqsujuaq. L‘ouvrage aborde en détail leurs connaissances de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, ainsi que des pratiques de nomination et des rites de la première fois, et s‘inscrit dans une démarche collaborative qui sera détaillée plus loin. Il représente en cela un premier volet de la recherche, qui s‘efforce de se fonder sur cette perspective élargie de la notion de connaissance promue par la définition des Inuit qaujimajatuqangit (Working Group on Traditional Knowledge 1998), traitant conjointement de connaissances aussi bien techniques que symboliques, aussi bien pratiques que mythiques ou encore rituelles7.

7 Si le concept d‘Inuit qaujimajatuqangit est surtout utilisé au Nunavut, les idées qu‘ils véhiculent quant à la nature des savoirs inuit et à leur importance dans les institutions contemporaines sont tout aussi implantées au Nunavik. 30

1.1.2.2 Les rites au cœur de l’organisation sociale et cosmologique inuit

Si la revitalisation de la notion de « rites de passage » demeure relativement récente dans le cadre des études inuit8 (Therrien 1996a; Laugrand 1997c; Saladin d'Anglure 2000), l‘anthropologie a néanmoins très souvent considéré les pratiques liées aux étapes du cycle de l‘existence comme des rites, offrant, à ce titre, un accès privilégié à l‘organisation sociale et à la cosmologie inuit. La généalogie de cette perspective rituelle s‘enracine, au Nunavik, dans les descriptions de L. Turner (1894) et E. Hawkes (1916), et plus largement ailleurs dans les travaux F. Boas (1888; 1901; 1907) ou K. Rasmussen (1929; 1930; 1931; 1932), qui, sans fournir d‘analyse synthétique de leurs listes d‘interdits et de rituels, procèdent néanmoins à une classification de ces pratiques dans la rubrique des faits de religion, aux côtés des mythes et du chamanisme. De leur côté, M. Mauss9 (1969[1904]; 2004[1906]) et, plus tardivement, E. M. Weyer (1932), élaborent les premières approches synthétiques à partir de comparaisons régionales, et révèlent l‘importance des différenciations dans la sociologie et la cosmologie inuit.

Au début du XXe siècle, M. Mauss s‘intéresse à l‘ethnographie des peuples arctiques, offrant suffisamment de détails et de richesse pour autoriser un travail théorique. Deux ouvrages majeurs viennent alors de paraître, celui d‘E. W. Nelson (1899), The Eskimo about Bering Strait, et celui de F. Boas (1901), The Eskimo of Baffin Land and Hudson Bay, qui complétait, notamment sur le plan des phénomènes religieux, son précédent ouvrage, The Central Eskimo (1888). L‘ouvrage de l‘anthropo-géographe H. Steensby (1905) montre l‘unité culturelle des sociétés inuit, et relève l‘existence de variations saisonnières dans leur mode de vie matériel et économique. En croisant ces deux sources,

8 Il faut néanmoins souligner, en Alaska, le travail de M. Lantis sur le « cérémonialisme » (1946; 1947), et remarquer dans plusieurs publications de B. Saladin d‘Anglure (1975 : 62; 1980b : 12) son usage de la notion de « rites de passage ». 9 Les ouvrages cités par M. Mauss comme ses sources principales, et qui constituent les références les plus importantes du corpus scientifique et d‘exploration sur les populations inuit du Groenland au Pacifique, sont, d‘Est en Ouest : G. Holm (1888) pour Ammassalik (Groenland oriental), H. Egede (1763), D. Cranz (1765- 1770), H. Rink (1875), tous auteurs traitant du Groenland occidental. Pour le Nunavik, il cite L. Turner (1894). Pour les Inuit de l‘Arctique central canadien, les récits des capitaines Parry (1824) et Lyon (1824) constituent les premières sources, complétées par C. Hall (1879), avant que les premières publications scientifiques de F. Boas ne viennent faire office de référence (1888, 1901). Pour ceux du Mackenzie, M. Mauss cite précautionneusement son usage de deux ouvrages d‘E. Petitot (1876; 1887). Les meilleures publications relevées pour l‘Alaska sont celles de J. Murdoch (1988[1892]) et d‘E. W. Nelson (1899). 31 M. Mauss pose un geste fondateur en montrant que ces variations affectant la vie matérielle et économique affectaient également, en fonction d‘une même division saisonnière, la vie religieuse, ses rituels et ses cérémonies collectives10. Cette théorie du dualisme saisonnier se fonde sur le constat du caractère primordial de « l‘institution du tabou esquimau » (Mauss 1969[1904] : 71). Le nombre et l‘homogénéité de ces interdits apparaissaient pour la première fois, et M. Mauss écrivait à leur propos :

Chasses, gibiers, instruments, moments, vêtements, travaux, repas, tout cela est divisé, classé entre les différentes saisons, les diverses circonstances de la vie. Entre toutes choses qui ont un intérêt direct, sont dressées des espèces de cloisons formées d‘interdictions étroites, qui empêchent les mélanges, les contacts, les contagions quasi surnaturelles (Mauss 1969[1904] : 71-72).

L‘hypothèse de M. Mauss, c‘est que ces interdits ont une fonction sociale, et contribuent à différencier deux formes d‘organisation cycliquement alternées. Les relations sociales se transforment en passant de l‘une à l‘autre, aussi bien que les relations avec l‘environnement et le cosmos. Il relève notamment le nombre et l‘importance hivernale des interdits et des rites collectifs, mobilisant pleinement les relations du groupe avec le cosmos, s‘opposant aux rites d‘été, qui s‘inscrivent dans une socialité plus individuelle et personnelle. Si l‘Essai lui-même resta longtemps sans réelle postérité, la pensée de M. Mauss oriente aujourd‘hui encore, ou plutôt à nouveau, par le jeu de diverses filiations intellectuelles (Saladin d'Anglure 2004b; Oosten 2006; Saladin d'Anglure 2006b), les recherches actuelles sur les Inuit de l‘Alaska, de Sibérie, du Canada et du Groenland.

Plus tardives, les réflexions d‘E. M. Weyer11 (1932) quant aux fondements « animistes » des pratiques rituelles régulant les relations entre humains et animaux réintroduisaient la

10 M. Mauss rapproche les transformations saisonnières qui affectent la société inuit, au niveau morphologique, selon un rapport dispersion estivale et agrégation hivernale des groupes ; au niveau religieux, selon un différenciation entre cultes domestiques, l‘été, et rites publics, l‘hiver ; au niveau de l‘organisation sociale, dans la famille en particulier, avec une oscillation entre la famille réduite d‘été, sous l‘autorité du pourvoyeur, et la famille d‘hiver, qui vient se fondre dans la parenté élargie, sous l‘autorité d‘un chef de camp. 11 Compilateur, E. M. Weyer pouvait s‘appuyer sur les travaux utilisés par M. Mauss, mais surtout sur la richesse des travaux de la Cinquième Expédition de Thulé. Les mythes et les tabous constituent, avec les données sur le chamanisme recueillies de la bouche des derniers chamanes en activité, l‘apport essentiel de K. Rasmussen (Saladin d'Anglure 1988b : 64-72). 32

question des différenciations opérées par les interdits inuit. Il formule le premier, à partir d‘un passage de K. Rasmussen (1929), un problème qui ne sera repris que bien des années plus tard12. E. M. Weyer (1932 : 333) considère, à la lumière de la conception répandue dans toute l‘aire inuit selon laquelle les animaux possèdent une âme, que leur cosmologie s‘articule autour d‘un problème moral, et vise à surmonter la nécessité pour vivre de tuer des êtres animés. L‘existence des innombrables interdits liés à la chasse serait l‘une des conséquences de ce « problème fondamental », qui postule pour la première fois que la relation entre humains et animaux possède un caractère central dans l‘organisation religieuse des Inuit :

The greatest peril of life lies in the fact that the human food consists entirely of souls. All the creatures that we have to kill and eat, all those that we have to strike down and destroy to make clothes for ourselves, have souls, like we have, souls that do not perish with the body, and which must therefore be propitiated lest they should revenge themselves on us for taking away their bodies (Rasmussen 1929 : 56).

Ces problèmes, que ce soit celui d‘une dynamique cyclique cosmologique affectant les divers domaines de la société inuit (M. Mauss), ou celui de la relation entre humains et animaux (E. M. Weyer), orienteront les recherches conduites durant la seconde partie du XXe siècle. Plusieurs anthropologues s‘efforcèrent alors d‘élaborer des catégories susceptibles de mieux rendre compte des liens entre rite, organisation sociale et cosmologie13. M. Lantis (1946 : 230-3), en Alaska, proposa la première classification des rites du cycle de la vie individuelle, en distinguant trois catégories : les rites liés à des changements physiologiques (naissance, puberté féminine, mort), les rites pratiqués pour

12 Par A. Fienup-Riordan (1983), D. Merkur (1991) ou X. Blaisel (1993b) notamment. 13 « The social organization of traditional Inuit societies has always been a controversial issue. Inuit society appears to be loosely organized, and flexibility is a catchword in most descriptions of its social organization […]. Inuit society was characterized by a wide range of ritual injunctions […]. How do we relate the apparent flexibility of social organization and the strict regulation of social life by ritual injunctions? What relevance has ritual for social organisation? In his study of alliance in Inuit society Guemple (1972 : 8) stated : ―I think that our inability to explain the system is traceable to the fact that we have not yet taken the native‘s own implicit philosophy sufficiently into account in deciding how his social organization is to be viewed‖. In recent studies, notably Fienup-Riordan (1983), more attention is given to the cosmological nature of social relations. It is becoming increasingly clear that study of ritual provides an important framework for our understanding of the dynamics of Inuit social relations » (J. Oosten, in Blaisel, 1993a : 20). 33 les changements liés aux capacités de production alimentaire (premières cueillettes, premiers gibiers), et les rites de changement de statut (mariage, divorce, adoption). M. Lantis fonde l‘élaboration de ces catégories sur le constat que les événements exclusivement liés à un changement de statut social sont peu ritualisés, au contraire des événements mobilisant les relations des humains avec un monde indifféremment naturel et surnaturel14, objets de grandes attentions cérémonielles (1946 : 229). D‘une manière similaire, A. Balikci (1970 : 218), chez les Netsilik, propose de considérer qu‘interdits et rites s‘ordonnent selon deux grands ensembles, le premier concernant les activités de chasse et la relation aux animaux, le second concernant les phases critiques du cycle de la vie individuelle. S‘il différencie ces deux ensembles, il remarque pourtant que l‘un comme l‘autre semblent se fonder sur la relation entretenue par les humains à l‘égard des animaux : la plupart des interdits de chasse étaient étroitement liés à la reconnaissance d‘une âme aux animaux, tandis que les interdits liés au cycle de vie prenaient leur sens en regard de la notion d‘impureté féminine, et de la pollution que celle-ci représentait au regard des animaux.

Ces classifications seront réévaluées dans les années 1980, sous l‘impulsion des travaux menés par A. Fienup-Riordan (1983; 1990; 1994) en Alaska, et B. Saladin d‘Anglure (1986; 1990; 1992a; Saladin d'Anglure et Hansen 1997), dans l‘Arctique inuit canadien. Leur intérêt pour les rites marquant les étapes du cycle de la vie individuelle et les mythes les conduisit à élaborer un modèle de la cosmologie inuit dans lequel l‘univers est organisé selon des cycles impliquant humains, défunts, gibiers, et esprits, où échanges sociaux et échanges cosmologiques sont liés. La transmission des noms personnels, impliquant de considérer l‘organisation sociale inuit du point de vue dynamique de sa reproduction, occupe une place centrale dans l‘économie de ce modèle. Le lien éponymique, et la relation d‘identité qu‘il établit entre un défunt et un enfant, imposent d‘envisager la reproduction sociale jusque dans ses dimensions cosmologiques et de constater que défunts et vivants

14 « We must realize that they saw the universe as one great natural unit. We would call it a natural- supernatural unit. They thought often about this natural-supernatural world, thought about it enough to be able to organize their beliefs concerning it and their behaviour toward it. […] The people have schematized the natural world around them. In contrast, they were not at all contemplative about their social environment. It was exceedingly difficult for them to explain any aspect of their social system, so far as they had a system. They had not objectified it. […] Observances at life crises show these differences » (Lantis 1946 : 229). 34

sont liés à un même cycle (Saladin d'Anglure 1970a; 1980b; Fienup-Riordan 1983 : 154). Dans cette perspective élargie, où le cycle des « âmes-noms » est indispensable à la continuité de l‘ordre humain, les relations entre humains et gibiers relèvent également d‘un même ordre socio-cosmique : les rites performés par les humains sont essentiels au cycle de réincarnation des animaux chassés, en permettant le retour de leurs « âmes » dans de nouveaux corps (Fienup-Riordan 1983 : 189). Les deux cycles, celui de la reproduction et celui de la production de la subsistance, apparaissent comme deux facettes, en définitive inséparables, d‘une même dynamique cyclique de reproduction de la vie (Fienup-Riordan 1983 : 234; Saladin d'Anglure 2000 : 89).

Les mythes rapportent la différenciation progressive des êtres qui peuplent le monde, chaque étape impliquant la fondation consécutive d‘un ordre mobilisant règles sociales, interdits et rites (Saladin d'Anglure 1978a, 1986). Comme le relève A. Fienup-Riordan (Fienup-Riordan 1994 : 46-9), la différenciation et le maintien d‘une distance entre les différentes catégories d‘êtres – vivants et défunts, humains et gibiers, etc. – représentent un enjeu essentiel pour une telle organisation socio-cosmique. À cet égard, les multiples interdits établissent et maintiennent ces frontières; les rites au contraire permettent de les franchir et de maintenir ou rétablir la dynamique cyclique (Fienup-Riordan 1994). C‘est dans cette perspective également que B. Saladin d‘Anglure montrera l‘importance de la différenciation sexuelle dans la reproduction de la vie sociale et cosmique inuit, formalisant sa théorie du « troisième sexe » (Saladin d'Anglure 1986, 1992a, 2006a). Il souligne la perméabilité de la frontière des sexes à toutes les échelles « où se joue la reproduction de la vie humaine : l‘échelle infrahumaine (univers de la procréation et du fœtus, des nains et des petits animaux), l‘échelle humaine (univers de la division sexuelle des tâches et de son apprentissage, où évoluent les adolescents et les adultes inuit et leurs gibiers ordinaires) et l‘échelle supra-humaine (univers des chamanes, des esprits-maîtres, des âmes des défunts et des animaux, des très gros gibiers et des grandes figures mythiques) » (Saladin d'Anglure 1986 : 97).

Dans son modèle, il privilégie les échelles infra- et supra-humaines comme lieux principaux de la reproduction de la vie : « âmes-noms » et chamanes constituent les acteurs 35 majeurs de la reproduction de la vie. A. Fienup-Riordan (Fienup-Riordan 1983 : 234) considère quant à elle le couple comme performateur central de ce cycle de reproduction de la vie, sous ses deux aspects parallèles (procréation et production) : pour accéder au mariage, chacun doit auparavant apprendre les tâches et acquérir les compétences, sexuellement différenciées, qui feront de lui un homme, qui feront d‘elle une femme. Les rites de passages individuels encadrent ce processus, célèbrent les premières réussites productives et socialisent le développement physiologique vers les pleines capacités reproductives. Dans ce contexte, où le statut social est fonction de l‘acquisition des capacités de production et de procréation, et où le couple vient permettre la coopération dans ces deux domaines culturellement rapprochés, les trois catégories de rites de passage individuels élaborées par M. Lantis (1946) perdent leur raison d‘être. Les rites de passage mènent de la naissance au mariage et élaborent une trajectoire marquée par la division sexuelle, comme principale différence de statut social, inscrite dans une dynamique cosmique cyclique, dont la production de la nourriture, la procréation et la reproduction sociale ne sont que diverses manifestations.

B. Saladin d‘Anglure et A. Fienup-Riordan, avec d‘autres15, ont profondément transformé l‘approche de l‘organisation sociale et cosmologique inuit. En démontrant l‘importance dans la reproduction sociale inuit des relations entretenues avec les défunts et les animaux, aussi bien que d‘autres êtres non-humains, ils élargissaient la perspective anthropologique classique – « socio-centrique » en ce qu‘elle considérait la reproduction sociale comme le fruit de relations strictement humaines, et en excluait les relations aux êtres non-humains. Leur perspective « socio-cosmique », où la reproduction sociale de la société humaine se pense dans une dynamique plus vaste, inclusive de la reproduction de l‘ordre cosmique, a

15 Il faut noter à cet égard les travaux pionniers d‘A. Balikci (1970) parmi les Netsilik ou d‘E. Burch (1971) en Alaska, et de J. Oosten à propos du chamanisme. Dans les années 1980, N. Graburn (1980) s‘intéressera aux références cosmologiques déployées dans l‘art inuit, et J. Oosten (1976; 1983; 1986) au chamanisme. Il faut également signaler les travaux de X. Blaisel (1993b; 1993a; 1993c) sur les rites et rites de passage, qui collaborera ensuite avec J. Oosten (Blaisel et Oosten 1997). Ce dernier offrira également à cette époque de nouvelles perspectives quant aux conceptions de la personne (Oosten 1993), avant de collaborer avec F. Laugrand (Laugrand, et al. 2000, 2002; Oosten et Laugrand 2004-2005; Laugrand et Oosten 2005; Oosten et Laugrand 2006; Laugrand et Oosten 2007a, 2010) à décrire la multiplicité des relations entretenues par les Inuit avec les êtres non-humains. Il faut finalement signaler, dans cette même optique, les travaux de N. Ouellette (2002) qui portent sur les êtres non-humains du Nunavik, et sa collaboration avec J. Rodrigue (Rodrigue et Ouellette 2007). 36

également inspiré une redéfinition des approches anthropologiques qui porte une attention nouvelle aux principes ontologiques structurant les réalités sociales.

Si les études privilégiant la notion de connaissance sont passées d‘une approche restrictive – isolant les « savoirs pratiques » de ce qui relèverait d‘une « idéologie religieuse » – à une approche plus inclusive, les études « ritualistes » témoignent d‘une constante interrogation quant aux relations et frontières entre la nature, le social et la culture, et la « surnature ». Cette approche invite aujourd‘hui à considérer les travaux théoriques faisant de l‘articulation de l‘ontologique au sociologique. Cette anthropologie ontologique offre des réflexions intéressantes, qui permettent notamment d‘envisager de manière critique l‘opposition entre nature et culture – notre propre forme d‘articulation de l‘ontologique au sociologique. Il ne s‘agit pas tant de conclure qu‘une telle distinction n‘existe pas que de mettre en perspective nos propres différenciations, de mieux comprendre comment elles ont pu influencer, et influencent encore l‘anthropologie, afin de les mettre en regard des distinctions qui pourraient opérer dans la cosmologie inuit.

Par ailleurs, si la conversion des Inuit au christianisme a longtemps été envisagée comme étant exclusivement un phénomène de rupture, marqué par la disparition du chamanisme, des mythes, et des grands rites hivernaux, les travaux de F. Laugrand et de J. Oosten (Laugrand 1997a, 1997c, 1997b; Kublu et Oosten 1999; Laugrand 1999b, 1999a; Uyarasuk et Tungilik 2000; Laugrand et Oosten 2002b, 2007b; Laugrand 2010; Laugrand et Oosten 2010) sur la conversion dans l‘Arctique inuit canadien ont montré toute l‘importance des « schèmes culturels » inuit dans la réception et l‘adoption du christianisme16. Ces travaux invitent aujourd‘hui à envisager, de manière nuancée, les processus de redéfinition et de reconfiguration dans un contexte chrétien des relations sociales et cosmologiques qui prévalaient autrefois. Les rites de passage de la vie individuelle semblent, dans la mesure où ils se sont à la fois maintenus et transformés après la conversion au christianisme, offrir un lieu privilégié pour interroger ces processus de redéfinition des relations socio- cosmiques inuit, et identifier de potentiels principes de continuité culturelle.

16 Plusieurs autres travaux abordent ces questions dans l‘arctique canadien (Dorais et Saladin d'Anglure 1988; Trott 1997; Blaisel, et al. 1999). 37 1.2 Cadre théorique. Une anthropologie ontologique : corporalité, perspectivisme, et continuité culturelle

Les travaux portant sur les cosmologies inuit et yup‘ik, ceux de B. Saladin d‘Anglure ou d‘A. Fienup-Riordan, ont montré, avec nombre d‘autres (Bird-David 1990; Viveiros de Castro 1992; Latour 1997; Viveiros de Castro 1998; Bird-David 1999; Ingold 2000; Hallowell 2002[1960]; Clammer, et al. 2004b; Descola 2005; Viveiros de Castro 2009; Brightman, et al. 2012), qu‘on ne pouvait adéquatement rendre compte de la reproduction de l‘organisation sociale sans l‘inclure plus largement dans la reproduction d‘un ordre « socio-cosmique », ou encore comprendre les relations et rapports pratiques qui s‘établissent entre humains et non-humains sans élaborer une critique préliminaire de la distinction entre Nature et Culture (Viveiros de Castro 2009 : 20). On peut dire que l‘anthropologie ontologique naît d‘un contraste, qui apparaît de plus en plus nettement après plus d‘un siècle d‘ethnographie, entre ce qu‘E. Viveiros de Castro appelle notre « métaphysique » – notre cosmologie, les principes ontologiques qui l‘ordonnent, l‘épistémologie qu‘ils autorisent – et les « métaphysiques » du chamanisme et des mythes des Amériques.

L‘ethnographie de l‘Amérique autochtone apparaît constellée de références à une « théorie cosmopolitique » (ibid. : 21) décrivant un monde habité par divers types d‘agents, aussi bien humains que non-humains – esprits, animaux, défunts, plantes, phénomènes météorologiques, objets ou artefacts –, tous munis de dispositions semblables, en particulier de capacités de conscience, de réflexion, de sensibilité et d‘affectivité, de perception et de communication. Ce constat, qu‘E. M. Weyer (1932) faisait en son temps à la lecture de l‘ethnographie inuit, a inspiré à I. Hallowell (2002[1960]), chez les Ojibwa, une réflexion sur la notion de personne – un être intentionnel, constitué de relations sociales, existant comme acteur social sous le mode du collectif – et son extension aux êtres non-humains. En forgeant la notion de « other-than-human person » (Hallowell 2002[1960] : 21), il ouvrait la porte à une description qui s‘efforce de rendre compte, en ses propres termes, d‘une ontologie autre, c‘est-à-dire des principes à partir desquels les acteurs culturels

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conçoivent la nature du monde et les relations entre les êtres, à partir desquels ils y vivent, le connaissent et y agissent.

L‘anthropologie ontologique, et ses réflexions théoriques les plus stimulantes, inspire aujourd‘hui des recherches qui partagent, par-delà leur profonde diversité17, plusieurs problématiques privilégiées. On doit notamment à l‘anthropologie ontologique un intérêt renouvelé pour le corps et la corporalité, à partir de débats forgés dans le creuset de l‘écologie symbolique (Descola 1986; Scott 1989; Descola 1992; Viveiros de Castro 1992; Scott 1996) : dans nombre de cosmologies amérindiennes, la spéciation – la différenciation des espèces, animales notamment – impliquerait l‘adoption d‘une corporalité spécifique à chaque espèce, différenciant par les dispositions qui y sont ancrées le mode de vie d‘acteurs humains et non-humains. Le travail de différenciation culturelle opéré sur et par le corps humain (Turner 1969, 1979, 1995; Godelier et Panoff 1998), se voit réengagé dans une approche plus large, cosmopolitique, de la construction de la personne. La spécificité du corps humain y est notamment questionnée en fonction de la distribution, opérée par les principes ontologiques, d‘un donné et d‘un culturel, des caractères de l‘« inné » et de l‘« acquis » (Wagner 1981 : 51). Cet intérêt pour les régimes de corporalité est profondément lié à une attention nouvelle accordée à la perception, partant du constat que le monde, dans ces mêmes cosmologies, était fréquemment décrit en fonction d‘une multiplicité de points de vue, aussi bien humains que non-humains. Ces perspectives sur le monde apparaissent profondément arrimées aux théories cosmologiques autochtones des âmes et des corps, et ancrées dans une épistémologie où elles constituent un vecteur de connaissance indispensable aux relations entre les êtres. Plus largement, il faut souligner l‘effort entrepris par plusieurs auteurs pour explorer la façon dont l‘ontologique est susceptible de façonner le sociologique. Que ce soit en envisageant la transformation de principes ontologiques (Descola 2005 : 497-531), ou en dégageant les ramifications ontologiques des conflits contemporains entre les peuples autochtones et les États-nations

17 L‘anthropologie ontologique inspire de très nombreuses recherches, conduites aussi bien en Asie (Anderson 2000; Pedersen 2001; Willerslev 2004; Broz 2007; Pedersen 2007; Pedersen, et al. 2007; Willerslev 2007; Stépanoff 2009, 2010), en Océanie (Poirier 1992; Clammer, et al. 2004a; Schwimmer 2004; Clammer 2008; De Largy Healy 2010; Dussart 2010), qu‘en Amérique (Fausto 1999, 2007b, 2007a; Karadimas 2007; Wisniewski 2007; Jérôme 2010). 39 au sein desquels ils sont engagés (Clammer, et al. 2004a; Clammer 2008; Poirier 2008), ces travaux font clairement apparaître l‘historicité de la démarche ontologique, et l‘intérêt qu‘aurait l‘anthropologie à envisager les principes ontologiques comme un moteur de la résilience des cultures autochtones contemporaines. Les rites de passage, essentiels à la construction de la personne, apparaissent dès lors, à condition d‘être repensés dans le contexte de l‘anthropologie ontologique, une notion susceptible de rendre compte de l‘actualisation des cosmologies autochtones contemporaines.

1.2.1 L’identification des êtres : corps et âmes, personnes humaines et non-humaines

C. Lévi-Strauss proposait de comprendre les mythes des Amériques, d‘un point de vue amérindien, comme « une histoire du temps où les hommes et les animaux n‘étaient pas encore distincts » (Lévi-Strauss et Éribon 1988 : 193). Les mythes y apparaissent en effet systématiquement peuplés d‘êtres dont la forme, le nom et le comportement, mêlent inextricablement attributs humains et animaux, dans un contexte où tous peuvent communiquer, comme dans le monde humain, et où les espèces animales révélaient leur condition humaine en se « dévêtant » de leurs corps-vêtements18 (Taylor 1998 : 323-4; Viveiros de Castro 1998 : 432; 2004 : 465; Descola 2005 : 185). En cela, la condition commune aux hommes et aux animaux n‘y serait pas l‘animalité, mais l‘humanité (Viveiros de Castro 1998 : 434). Chez les Inuit, B. Saladin d‘Anglure faisait un constat similaire, décrivant cette intériorité humaine des animaux mythiques, et la faible différence existant entre humains et animaux :

[…] les espèces animales, qui partageaient avec les premiers humains la vie terrestre, étaient peu nombreuses et, dans leurs métamorphoses, prenaient toutes la même apparence humaine, parlaient la même langue que les Inuit, vivant dans le même type d‘habitation et chassant de la même façon; seules différaient quelques-unes de leurs habitudes et certains de leurs traits physiques ou psychologiques; les alliances matrimoniales entre humains et animaux étaient ainsi possibles mais cependant fragiles (Saladin d'Anglure 1980a : 64).

18 Ce motif récurent, dans lequel l‘animal se « dévêt » de sa fourrure, apparaît dans plusieurs récits du Nunavik (Sivuak 1973 : 8; Saladin d'Anglure 1979 : 62-3). 40

Les mythes inuit (Savard 1966, 1970; Saladin d'Anglure 1978a, 1986, 1990; Blaisel 1993b, 1993c, 1994; Fienup-Riordan 1994) décrivent ce monde originel comme traversé d‘un processus de différenciation, essentiellement conduit par des êtres humains, constituant peu à peu le monde actuel et les différences qui le constituent : la division des sexes dans l‘humanité, et l‘apparition de la reproduction humaine; l‘apparition du jour en alternance avec l‘obscurité primordiale; l‘irruption de la mort; la différenciation des animaux, des humains et des esprits cosmiques, etc. Cette différenciation du monde et des êtres apparaît profondément liée à l‘apparition de règles sociales, ordonnant les rapports entre humains comme leurs relations avec les êtres non-humains qui peuplent leur environnement. Conséquences de ce processus de différenciation, ces règles – prohibitions, restrictions ou précautions – apparaissent dès lors un moyen de maintenir, comme le soulignait M. Mauss (1969[1904] : 71-2), les frontières entre les êtres, « culturellement » construites par les ancêtres mythiques plutôt que naturellement données (Fienup-Riordan 1994 : 47). La différence initiale entre les êtres des temps mythiques, sans cesse susceptible d‘être réduite et minorée par leur capacité de métamorphose, s‘actualise désormais sur un mode majeur alors que disparaît de l‘expérience commune l‘accès à l‘humanité du non-humain – à son intériorité –, obscurcie par l‘opacité des corps ou relevant d‘un domaine virtuel, invisible en temps normal (Viveiros de Castro 2009 : 32-3).

À cet égard, les mythes décrivant l‘apparition du chamanisme jouent un rôle charnière dans cette cosmogénèse. La transgression des multiples règles établies, dans la mesure où celles- ci relevaient désormais de la juridiction des êtres non-humains, risquait d‘entraîner des conséquences dramatiques pour la survie des groupes humains. Le chamane, dont les connaissances et pratiques apparaissent profondément liées aux mythes, devient un acteur majeur de cette « cosmopolitique », possédant la capacité d‘accéder à cette transparence initiale des mythes19, et à cet invisible que constitue désormais l‘intériorité – l‘humanité – des espèces animales ou des esprits. Grâce à leurs capacités de communication, ésotériques et dangereuses, avec les êtres non-humains, les chamanes s‘efforcent de reproduire et de

19 Cette capacité était liée, dans le chamanisme inuit (angakkuniq), à la qaumaniq, ou « clairvoyance chamanique » (Rasmussen 1929 : 112-9; Saladin d'Anglure 1986 : 93; Bordin 2002 : 58-60; Laugrand et Oosten 2010 : 422). 41 rétablir les relations personnelles et collectives des humains avec ces derniers, de maintenir le fragile équilibre des alliances et échanges, de ruser, de forcer, ou de contenter les êtres non-humains avec lesquels ils doivent négocier, profondément sensibles au respect des règles. Politique, l‘art du chamane est également profondément créatif, mobilisant invariablement esthétique et performance. Les mythes, leurs récits et les arts oratoires qui en façonnent l‘expression, mais également les rites, performances et jeux, apparaissent comme autant d‘expressions sophistiquées de négociation et de coexistence entre humains et non-humains20.

Le chamanisme et les mythes des Amériques apparaissent fondés sur une « théorie cosmopolitique » envisageant humains et non-humains comme dotés d‘une intériorité – d‘une « âme », d‘une « culture » – semblable à celle des humains, autorisant des relations réciproques – sociales. Cette théorie se décline sous différentes formes, parfois susceptibles de se côtoyer dans une même société, certaines attribuant directement aux animaux cette intériorité, d‘autres l‘attribuant à divers êtres, maîtres et propriétaires des animaux (Viveiros de Castro 1998 : 433-4; Laugrand et Oosten 2005 : 134). Néanmoins, d‘un point de vue sociologique, le complexe de règles – de prohibitions, de restrictions et de précautions – encadrant la relation des humains avec les animaux, ou les esprits qui en sont les maîtres, apparaît intimement liée à la spiritualité associée à l‘animal, directement ou indirectement, conséquence de son ancienne humanité (Viveiros de Castro 1998 : 435). Depuis les travaux d‘I. Hallowell (2002[1960]), nombre d‘anthropologues se sont efforcés de rendre compte de cette identité intérieure entre humains et non-humains en considérant ces derniers comme des « personnes » : dans la mesure où ceux-ci, nous rapportent mythes et chamanes, se voient comme des « personnes » – qu‘ils s‘appréhendent sous l‘apparence de l‘être humain, et déploient une existence sociale tournant autour de la chasse, de la pêche, des règles, des rites, etc. – ils devraient être considérés comme des « personnes non-

20 Il conviendrait ici de se rapporter aux travaux sur le chamanisme sibérien de R. Hamayon (1990; 2003b; 2003a) ou M. Pedersen (2007), à ceux portant sur le chamanisme inuit de B. Saladin d‘Anglure (2001a) et de F. Laugrand et J. Oosten (2010), ou encore aux travaux comparatifs portant sur les relations entre humains et non-humains en Amazonie et dans l‘Arctique inuit conduits par F. Morin et B. Saladin d‘Anglure (Morin 2007; Morin et Saladin d'Anglure 2007; Saladin d'Anglure et Morin 2007). 42

humaines » (Fienup-Riordan 1994; Viveiros de Castro 1998; Bird-David 1999; Hallowell 2002[1960]; Descola 2005; Wisniewski 2007; Viveiros de Castro 2009).

Réciproquement, cette interrogation sur le partage de cette intériorité a conduit à une interrogation renouvelée sur les corps, en regard notamment du processus de spéciation décrit par les mythes, et la corporalité spécifique à chaque espèce qu‘elle implique. Cet intérêt prolonge et fait écho, pour E. Viveiros de Castro, à l‘abondante « économie de la corporalité » (2009 : 18) révélée par les Mythologiques (Lévi-Strauss 1964, 1967a, 1968, 1971), ou encore, pour P. Descola (2005 : 185), aux intuitions de M. Leenhardt (1985 : 31). Nombre de cosmogénèses témoignent de ce que la différence entre les êtres ne s‘y construit pas tant en fonction d‘une intériorité – d‘une « âme », d‘une « culture », etc. – dont l‘humanité aurait le privilège, qu‘en fonction de leurs corps, et des habitudes, des dispositions, des traits physiques ou psychologiques que ces derniers contribuent à façonner. Il semble que la matrice de ces ontologies, « animistes » (Descola 2005 : 176- 202), ou « multinaturalistes » (Viveiros de Castro 2009 : 31-42), procède en fonction de pôles où l‘universel se situerait du côté d‘une intériorité faite de subjectivité, de conscience, de capacité à signifier et de vie sociale, largement partagée par-delà les limites restreintes de l‘humanité proprement dite, par les animaux notamment. Se pose dès lors la question du corps comme différenciant personnes humaines et non-humaines, comme traversé par la relativité que nous accordons habituellement à la culture.

La corporalité, ce que P. Descola (2005 : 169) nomme la « physicalité », en tant que fondement de la discontinuité des espèces, apparaît plus que la physiologie ou l‘anatomie nue; à cet égard, les Amérindiens reconnaissent une uniformité des organismes (Descola 2005 : 202; Viveiros de Castro 2009 : 39). La corporalité spécifie par les multiples manières de faire usage des corps qu‘elle façonne, de les donner à voir et d‘en prolonger les fonctions. P. Descola comme E. Viveiros de Castro insistent conjointement sur cette conception de corps qui diffèrent, dans une large mesure, par les « dispositions » respectives qui y sont logées – l‘esquive ou l‘attaque, des mœurs diurnes ou nocturnes, solitude ou grégarité, etc. –, par les habitudes comportementales que déterminent les outillages biologiques propres à chaque espèce, et qui subsistent même lorsqu‘ils se 43 perçoivent comme humain. En cela, le corps apparaît essentiellement comme un habitus, qui singularise chaque espèce, ses puissances et ses faiblesses : ce qu‘il mange, sa façon de se mouvoir, de communiquer, où il vit, sa sociabilité, ses attitudes, etc. (Descola 2005 : 200-2; Viveiros de Castro 2009 : 21). Pour E. Viveiros de Castro, « la praxis européenne consiste à « faire des âmes » (et à différencier des cultures) à partir d‘un fond corporel- matériel donné (la nature); la praxis indigène consiste à « faire des corps » (et à différencier des espèces) à partir d‘un continuum socio-spirituel donné – donné précisément dans le mythe » (2009 : 17). Plus encore, si les corps différencient par les dispositions qui y sont ancrées les modes de vie des êtres, ils semblent également contribuer à différencier la façon dont le monde est perçu.

1.2.2 Connaître le point de vue des êtres sur le monde : du perspectivisme aux ruses de l’intelligence

E. Viveiros de Castro remarque également que, dans le mythe, « la ressemblance des âmes [humaines et non-humaines] n‘implique pas le partage de ce que ces âmes expriment ou perçoivent. La façon dont les humains voient les animaux, les esprits et autres actants cosmiques est profondément différente de la façon dont ces êtres les voient et se voient » (2009 : 21). La théorie du « perspectivisme amérindien21 », élaborée par E. Viveiros de Castro (1998, 2009) à partir de ce constat initial d‘un profond intérêt des peuples autochtones des Amériques pour les perspectives des non-humains sur le monde, inspire actuellement une multiplicité de réflexions et de recherches en Asie centrale (Pedersen 2001; Broz 2007; Humphrey 2007; Pedersen 2007; Pedersen, et al. 2007), en Sibérie (Willerslev 2007; Stépanoff 2009), ou encore en Mélanésie (Strathern 1999, 2006). Chez les Inuit, où de nombreux récits expriment le point de vue des êtres non-humains (Saladin d'Anglure 1980a; 2006a : 384), ses travaux inspirent aujourd‘hui de nouvelles recherches, en Alaska (Wisniewski 2007) et au Groenland22. Plus largement, ce perspectivisme, qui ne s‘applique que rarement à tous les animaux (Viveiros de Castro 1998, 2009), apparaît

21 E. Viveiros de Castro prend toujours soin de souligner l‘importance du dialogue avec les travaux de Tânia Stolze Lima (1999) à propos du perspectivisme juruna dans son élaboration de la théorie du « perspectivisme amérindien ». 22 Lors du 18ème congrès d‘Études Inuit à Washington, Kennet Pedersen proposait d‘utiliser la notion de perspectivisme pour reconsidérer les données portant sur le chamanisme est-groenlandais. 44

susceptible d‘englober d‘autres êtres – défunts, fœtus, nains, etc. – qui apparaissent dès lors comme autant de foyers de perspectives sur le monde (Viveiros de Castro 1992; Pedersen 2001; Saladin d'Anglure 2006a; Pedersen, et al. 2007).

Changements et renversements de perspective sont particulièrement fréquents dans les mythes, où ils accompagnent systématiquement les métamorphoses des humains et des animaux. P. Descola (2005 : 191-6) considère la métamorphose comme un trait saillant des ontologies animistes, dans la mesure où elle permet l‘établissement de relations sociales réciproques entre humains et non-humains. Dans une ontologie animiste, les humains disent que les non-humains se perçoivent comme des humains, parce que, malgré leurs formes différentes, ils ont les uns et les autres des intériorités semblables : tout être occupant un point de vue de référence, en situation de personne, s‘appréhende sous les espèces de l‘humanité. En se métamorphosant, une personne modifie la position d‘observation que son corps lui impose, et s‘attache à s‘accorder avec la perspective sous laquelle l‘autre s‘envisage lui-même : un être humain, en se mettant « dans la peau » d‘un animal, et épousant dès lors sa perspective, verrait l‘animal tel qu‘il se voit lui-même, comme un être conscient de lui-même, social et culturel, témoignant néanmoins d‘un habitus spécifique, en fonction des dispositions ancrées dans son corps.

Néanmoins, dans certaines situations, celles que décrit E. Viveiros de Castro (1998), cette perspective des non-humains sur le monde apparaît plus complexe, dans la mesure notamment où ils en viennent à percevoir les humains comme des non-humains23. Typiquement, les humains, dans des conditions normales, voient les humains comme des humains les animaux comme des animaux. Les animaux prédateurs et les esprits, pour leur part, voient les humains comme des animaux (des proies), alors que les proies voient les humains comme des esprits, ou des animaux (des prédateurs) (ibid. : 21). Selon E. Viveiros de Castro, l‘une des dimensions fondamentales des inversions perspectives qu‘il décrit

23 E. Viveiros de Castro s‘oppose ici à P. Descola, qui considère le perspectivisme comme un cas particulier d‘animisme, particulièrement complexe, et hautement problématique dans son optique où humains et non- humains entretiennent des rapports de personne à personne, marqués par des régimes de sociabilité et des systèmes d‘attitude bien précis – l‘amitié, la séduction, la maternité, l‘affinité ou l‘autorité des aînés (2005 : 200). En d‘autres termes, si les non-humains perçoivent les êtres humains comme des non-humains, la possibilité de relations sociales réciproques s‘estomperait. 45 concerne les statuts relatifs et relationnels de prédateur et de proie, dans la mesure où la prédation circonscrit un ensemble de positions et de relations où chaque être peut se trouver situé (ibid. : 22). Il développe ainsi l‘idée que le « perspectivisme » s‘ancre dans une « métaphysique de la prédation », une cosmologie positionnelle qui ne limite pas au corps les spécificités de la perspective d‘un être sur le monde, mais replace plutôt les inversions et symétrie des points de vue en fonction de l‘adoption des positions de prédateur et de proie (2009 : 14). Dans une telle cosmologie, le concept de personne apparaît antérieur et logiquement supérieur au concept d‘humain, et l‘humanité dérivée par rapport aux positions primaires de prédateur ou de proie, qui engagent nécessairement d‘autres êtres dans une situation d‘altérité perspective (ibid. : 24). Cette qualité positionnelle de la prédation s‘accompagne nécessairement d‘une incompatibilité des perspectives entre elles, qui ne peuvent se chevaucher sans conflit « cosmopolitique ».

P. Descola et E. Viveiros de Castro se focalisent essentiellement sur les changements de perspective qui caractérisent les relations entre humains et animaux. Dans l‘Arctique inuit, la mythologie abonde également en renversements de perspective lorsqu‘elle décrit le monde du point de vue des animaux. Abondamment cité, le mythe d‘Arnaaqtaaqtuq (Blaisel 1993c; Saladin d'Anglure 2006a : 213-43) donne sens aux règles concernant les rapports entre les humains et leurs gibiers à travers le récit des métamorphoses d‘une « âme » humaine, de ses morts et renaissances dans le corps de multiples espèces animales, et des apprentissages qu‘elle fait dans chacune de ses vies en fonction de leurs corps, lieux et modes de vie, en un mot, de leur habitus et de la perspective qui y est associée. B. Saladin d‘Anglure ajoute que cette « âme », redevenue un fœtus humain, puis un enfant, « racontera plus tard ses souvenirs intra-utérins, et […] deviendra un des plus grands chasseurs connus en raison des connaissances qu‘il a acquises lors de ses diverses métamorphoses dans les espèces animales » (Saladin d'Anglure 1977 : 57).

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Plus largement, ces changements de perspective24 (Saladin d'Anglure 2006a : 384) apparaissent constituer un indice de l‘existence d‘« échelles » cosmiques, constituant un second facteur de distinction qui recouperait celui des espèces (Saladin d'Anglure 1978a; 1980a : 67). L‘intérêt de B. Saladin d‘Anglure pour l‘enfance (Saladin d'Anglure 1980b, 1998a), de l‘ontogénèse à la socialisation, l‘amène à envisager ces renversements de perspective caractéristiques de changement d‘échelle aussi bien dans le contexte de l‘existence fœtale et des récits qui la décrivent (Saladin d'Anglure 1977), que des jeux enfantins, des rites (Saladin d‘Anglure 2000 : 102), ou des mythes exposant des rencontres entre êtres appartenant à des échelles de grandeur différentes. Il propose de considérer trois échelles principales, se chevauchant partiellement, et positionnant spécifiquement les êtres dans leurs relations aux autres : une échelle humaine, une échelle « infrahumaine » et, une échelle « supra-humaine ». Comme en Amazonie (Viveiros de Castro 2009 : 25) ou en Asie centrale (Pedersen, et al. 2007 : 147-8), la rencontre ou l‘échange de perspective apparaît un processus dangereux, et B. Saladin d‘Anglure insiste sur l‘incompatibilité des perspectives (Saladin d'Anglure 1980a : 67). Un récit de Davidialuk Alasuaq, de Puvirnituq au Nunavik, offre un exemple frappant de ce perspectivisme : « Un Inuk partit un jour relever ses trappes à renard et, pendant qu‘il dégageait un renard pris dans un de ces pièges, il se vit réclamer l‘animal par un nain qui revendiquait son ‗‗ours blanc‘‘… Il l‘avait en effet vu le premier et suivi à la trace » (ibid. : 68). Dans ce récit, chacun applique la règle culturelle d‘appropriation des gibiers, et se trouve en droit de réclamer le gibier. Si d‘ordinaire, humains et non-humains perçoivent de la même manière des choses différentes, un conflit de perspective impliquerait qu‘ils perçoivent de manière différente une même chose.

Ces renversements de perspective ont pu apparaître à B. Saladin d‘Anglure le signe d‘un monde où les êtres occupent un espace physique qui se chevauche, organisé en fonction d‘échelles de grandeur spécifiques. Pour E. Viveiros de Castro, cette « qualité perspective »

24 B. Saladin d‘Anglure (2006 : 384) propose le concept de « réversibilité de la perspective », qu‘il attribue à J. Piaget, et qui fut porté à son attention par C. Lévi-Strauss. Dans la définition qu‘en donne B. Saladin d‘Anglure, il semble cependant faire référence au concept piagetien du « décentrement » – la capacité acquise par l‘enfant d‘épouser la perspective d‘un autre, opérant le passage d'une étape à l'autre de son développement –, plutôt que directement au concept de « réversibilité » – la capacité qu'acquiert l'enfant de concevoir toute action comme ayant son inverse – qui lui est cependant lié (Piaget 1967 : 1257-8). 47 (Århem 1996) apparaît de manière plus radicale une propriété intrinsèque du cosmos amazonien, prenant la forme d‘un « multinaturalisme » où humains, esprits et animaux n‘existent qu‘en fonction d‘un perspectivisme radical, fondé sur l‘universalité du sujet et la relativité de l‘objet, où, en somme, toute manifestation de la réalité est conditionnée par un point de vue. E. Viveiros de Castro cite d‘ailleurs les travaux de B. Saladin d‘Anglure (1980a) et d‘A. Fienup Riordan (1994) comme témoignant de l‘existence d‘un « perspectivisme inuit » (Wisniewski 2007 : 6). Le perspectivisme d‘E. Viveiros de Castro développe des arguments d‘une grande subtilité, et particulièrement séduisants pour nombre d‘anthropologues qui y voient une approche révolutionnaire des cosmologies autochtones. Le perspectivisme a effectivement le mérite d‘attirer notre attention sur des phénomènes de renversements de perspective largement répandus, et sur l‘intérêt que représente pour un grand nombre de peuples autochtones la description du point de vue des êtres non-humains sur le monde, sur eux-mêmes, et sur les êtres humains.

Si le perspectivisme présente un indéniable intérêt théorique, il faut cependant reconnaître qu‘il demeure un modèle abstrait, qu‘il importe de « ramener sur terre » (Willerslev 2007 : 94), de « mettre au travail » (Stépanoff 2009 : 300). Comme le souligne C. Stépanoff (2009 : 300), si l‘anthropologie se veut autre chose qu‘une histoire des idées, les théories autochtones devraient nous intéresser par la manière dont elles façonnent institutions et pratiques sociales. Dans cette optique, s‘il semble effectivement important de reconnaître et considérer l‘intérêt des peuples amazoniens ou des Inuit pour les perspectives sur le monde des animaux ou des esprits, des fœtus ou des défunts, il importe avant tout de mieux repérer les contextes dans lesquels ces perspectives sont exposées (traditions narratives, rites, pratiques figuratives, etc.), et de mieux considérer les usages sociaux qui sont faits de ces perspectives. Le perspectivisme offre en effet une matière théorique particulièrement riche pour l‘exploration des mondes des non-humains, mais s‘avère beaucoup plus pauvre dans sa formulation actuelle dès lors qu‘il s‘agit de rendre compte plus spécifiquement des mondes humains. C‘est du moins ce qui ressort des critiques récemment adressées au perspectivisme.

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Celles-ci se focalisent essentiellement sur le lien rigide qu‘établit E. Viveiros de Castro entre corps et perspective, et que résume si efficacement la formule leibnizienne « le point de vue est dans le corps » (Viveiros de Castro 1998 : 429) : les perspectives font l‘objet d‘une incorporation; changer de perspective implique de changer de corps, et inversement. T. Turner (2009) critique cette association rigide entre corps et perspective, en soulignant notamment la façon dont l‘un et l‘autre apparaissent conçus comme des entités singulières, statiques, échappant au changement. Une telle conception du corps paraît particulièrement simpliste, et conduit à ignorer les changements de perspective induits par le passage de la vie fœtale à l‘existence humaine, par la croissance et l‘accès progressif à un statut de personne, par la mort ensuite. La rigidité de ce lien apparaît pourtant, notamment à C. Stépanoff (2009), plus symptomatique des limites attribuées aux esprits ou aux animaux, dans les conceptions autochtones, que révélatrice d‘une théorie perspective du cosmos. Les humains ne semblent en effet pas si rigidement limités par leur corps dans leur point de vue sur le monde, étant capables d‘épouser de multiples perspectives sur le monde, qu‘il s‘agisse effectivement des chamanes et de leurs métamorphoses rituelles, ou des profanes. Ces derniers sont en effet tout à fait capables d‘envisager les perspectives non-humaines rapportées par les mythes, de les raconter à leur tour, et, éventuellement, de les transmettre aux anthropologues (Stépanoff 2009 : 288). Au contraire, cette capacité à modifier son point de vue sur le monde semble faire défaut aux esprits ou aux animaux, souvent considérés comme peu habiles à différencier une perception de la réalité, à différencier une représentation de ce qui est représenté. Au contraire, on reconnaît aux êtres humains une capacité de décentrement qui semble bien, dans la mesure où elle n‘implique pas nécessairement de changement de corps, une propriété de l‘esprit. Ces remarques, élaborées dans un contexte sibérien, semblent particulièrement fécondes dans l‘optique de rendre compte des usages sociaux associés à la connaissance des perspectives non-humaines, aussi bien dans des contextes pratiques (chasse, pêche, élevage, etc.) que dans des contextes religieux, qui tous exploitent les limites ou spécificités perceptives des esprits et animaux (ibid. : 300-2). À ce point, il importerait de souligner l‘intérêt des travaux de M. Detienne et J.-P. Vernant (1974) sur la ruse, qualité de décentrement et intelligence qui exploite les limites perceptives, voire émotives ou intellectuelles, des autres.

49 Ces remarques nous engagent également à interroger l‘extension du statut de personne aux êtres non-humains. Si les animaux semblent dans une certaine mesure pensés en continuité avec l‘humanité, y compris sur le plan des intériorités, il importe également de relever les nuances ou différences que mettent en avant Inuit, Sibériens, ou Amazoniens. Si l‘intelligence, la sensibilité ou l‘émotivité leur semblent souvent des qualités partagées par les non-humains, d‘autres qualités spirituelles semblent faire défaut à nombre d‘entre eux. Le nom propre par exemple, et les qualités vitales qu‘il renferme, ou encore, comme le souligne C. Stépanoff, une capacité rusée de décentrement25.

1.2.3 Les schèmes de la pratique : articulation de l’ontologique et du sociologique

L‘anthropologie ontologique ouvre de nouvelles pistes de recherche, aussi bien ethnographiques que théoriques, à condition de situer au cœur de ce projet la nécessaire articulation de l‘ontologique et du sociologique26. Une anthropologie ontologique considèrera donc « que les réalités sociologiques – les systèmes relationnels stabilisés – sont analytiquement subordonnés aux réalités ontologiques – les systèmes de propriétés imputées aux existants » (Descola 2005 : 180).

P. Descola propose pour cela de réinvestir la notion de « schèmes », afin de rendre compte de la façon dont les principes structurants des ontologies sont incorporés par les personnes, organisant leur perception, leur interprétation du monde, comme leurs capacités d‘action (Descola 2005 : 163). Il propose notamment de considérer l‘existence de « schèmes identificatoires », à partir desquels diverses qualités corporelles (« physicalités ») et

25 Si les héros civilisateurs sont souvent dans les mythes amérindiens des Tricksters ou Décepteurs (Radin 1956; Lévi-Strauss 1958, 1971), c‘est peut-être que l‘intelligence culturelle, humaine, apparaît liée à cette intelligence rusée, capable de maîtriser et de composer avec une multiplicité de perspectives sur le monde, et de différencier illusions perspectives de réalités adéquates. En somme, serait-il possible qu‘en tant qu‘anthropologues, nous ayons étendu le statut de personne aux non-humains en remarquant – étonnés – que nombre de peuples accordent aux non-humains ce que nous leur avons dénié – une intentionnalité propre, une agencéité, une émotivité, une intelligence en somme – sans voir qu‘ils dénient à nombre de non-humains certaines capacités intérieures – la capacité à distinguer une représentation de la réalité, ou à multiplier les perspectives sur le monde ? 26 Si le Perspectivisme d‘E. Viveiros de Castro et le travail de P. Descola semblent s‘être construits dans un même dialogue critique avec le structuralisme, et avoir un temps eux-mêmes dialogué, ils paraissent aujourd‘hui prendre des directions très différentes. L‘éditorial de B. Latour (2009), singulier compte-rendu d‘un débat organisé entre les deux chercheurs, témoigne de cet éloignement. 50

intellectuelles ou spirituelles (« intériorités ») sont susceptibles d‘être imputées aux existants. Les qualités communes, ou au contraire spécifiques, imputées aux corps et aux intériorités des différents existants, en fonction de ces schèmes identificatoires, contribuent à regrouper et à différencier les êtres en fonction de catégories analogues à nos domaines de la Nature et de la Culture. Une telle perspective invite à reconsidérer, dans la construction de la personne, les conceptions de l‘acquis et de l‘inné, l‘existence de théories locales de l‘habitus et de la transmission des comportements sociaux, en fonction de leur distribution parmi les existants, plutôt qu‘en fonction de leur seule manifestation au sein de l‘humanité.

Ces « schèmes identificatoires » influencent nécessairement la nature des régimes de connaissance et des principes épistémiques qui s‘y insèrent, et façonnent finalement la nature des relations susceptibles d‘être développées et localement théorisées entre humains et non-humains. E. Viveiros de Castro a profondément ancré le perspectivisme dans une « métaphysique de la prédation », qui apparaît à P. Descola l‘un des « schèmes relationnels » envisageables dans le cadre d‘une ontologie animiste – reconnaissant aux humains et aux non-humains une même intériorité, en puissance tout du moins. La prédation, comme schème relationnel dominant dans de nombreuses sociétés amazoniennes (Taylor 1996; Fausto 1999; Surrallès 2003; Fausto 2007b, 2007a; Karadimas 2007), apparait ainsi une « disposition à incorporer l‘altérité humaine et non humaine au motif qu‘elle est réputée indispensable à la définition du soi » (Descola 2005 : 437). La chasse, la guerre, le cannibalisme, ou encore la parenté, dans les sociétés fondées sur un schème prédateur, représenteraient autant d‘institutions médiatisant aussi bien les relations entre humains que les relations entre humains et non-humains, dans un cosmos où la reproduction de l‘être et de la vie passe par l‘incorporation de l‘altérité. Ce schème de la prédation impliquerait un dispositif positionnel, associant la position de sujet à celle de prédateur, et la position d‘objet à celle de proie.

À partir de la littérature dédiée aux peuples de l‘Amérique arctique et subarctique (Tanner 1979; Scott 1989; Blaisel 1993b; Brightman 1993; Nadasdy 2007), P. Descola (Descola 2007 : 17) imagine un schème inverse de la prédation, une « métaphysique du don » dominant les relations entre humains et entre humains et non-humains. Un tel schème 51 impliquerait, de la part d‘humains comme d‘êtres non-humains, l‘abandon, le transfert volontaire, de parties de soi et de son identité au profit d‘un autre, dans un geste également paradigmatique de la reproduction sociale et cosmologique. Comme la prédation, le don serait susceptible de dominer les relations entre humains et entre humains et non-humains, c‘est-à-dire de façonner nombre de pratiques et d‘institutions sociales, dans des sociétés reconnaissant aux humains et aux non-humains une même intériorité.

Cette notion de « schème » permet de surcroît d‘ancrer les principes ontologiques dans l‘historicité des formes sociales et culturelles. Il semble important de souligner que les travaux de P. Descola, ou ceux d‘E. Viveiros de Castro, se fondent en grande partie sur le chamanisme et les connaissances mythiques des sociétés amazoniennes avec lesquelles ils ont travaillé, en somme, sur une institution religieuse dont le caractère central dans les sociétés amazoniennes ne souffre pas contestation. C‘est en ce sens que P. Descola prend régulièrement la peine de souligner que les différents schèmes qu‘il décrit – identificatoires, relationnels, etc. – peuvent apparaître dominants dans une société donnée parce qu‘ils façonnent de multiples institutions et domaines de la pratique, sans pour autant exclure l‘existence d‘ontologies ou de formes relationnelles concurrentes, informant d‘autres institutions, peut-être plus marginales à un moment donné. Surtout, il semble clair que différents schèmes relationnels peuvent coexister, et être privilégiés avec différents êtres non-humains.

Par ces considérations, P. Descola ouvre des pistes pour la description des réaménagements des schèmes ontologiques, en fonction de transformations sociales, économiques, écologiques, etc. Les transformations ayant affecté l‘ontologie européenne il y a plusieurs siècles, avec l‘avènement de la Modernité (Foucault 1996; Descola 2005 : 280-5), ou très récemment face à la crise écologique (Latour 1997), témoignent des profondes transformations culturelles et ruptures ontologiques susceptibles de se produire. Ces changements ne sauraient cependant être traités indépendamment de leur articulation aux institutions majeures de la société, et il faut reconnaître qu‘en dépit d‘une apparente homogénéité, la Modernité a toujours coexisté avec des formes ontologiques plus anciennes, privilégiées par certains groupes sociaux géographiquement et politiquement 52

marginalisés (Favret-Saada 1981). Si les ontologies semblent témoigner d‘une remarquable permanence, l‘existence de ruptures structurelles est néanmoins attestée par les historiens, et interroge dès lors les liens entre institutions sociales et ontologies, la circonscription de ces ontologies à certains domaines de la pratique, ou leur potentielle coexistence dans une même société, structurant les connaissances et pratiques de diverses institutions (Brightman 2007). En ce sens, les ontologies sont politiques, susceptibles d‘être différemment distribuées à l‘intérieur d‘une même société, dès lors que diverses institutions – religieuses par exemple – sont susceptibles d‘y coexister, pour un temps ou de manière durable.

Récemment, les anthropologues s‘intéressant aux relations des peuples autochtones avec les États-nations au sein desquels ils sont intégrés soulignaient la dimension ontologique des conflits de la période postcoloniale, notamment dès lors que ces conflits portaient sur le territoire et les animaux qui peuplent celui-ci. Leurs travaux témoignent de la résistance et de l‘élasticité – de la résilience – des principes ontologiques structurant leur société et leur expérience du monde. Ces ontologies, loin d‘être simplement métaphysiques ou théoriques, ont des implications pratiques (Clammer, et al. 2004a : 16), dans la mesure où l‘expérience individuelle et collective du monde est façonnée par les identifications qu‘elles opèrent, les collectifs qu‘elles constituent, les principes épistémiques qu‘elles autorisent. Les implications pratiques des ontologies ne se limitent donc pas à leur façonnement des réalités sociologiques internes à un groupe social donné. Il faut également admettre que certains conflits culturels sont susceptibles d‘être mieux compris en considérant les prémisses ontologiques organisant les positions de chacun. Si les ontologies participent de la fondation des formes culturelles, il est clair que différentes conceptions ontologiques sont susceptibles d‘entrer en conflit lors de situations de contact culturel (Clammer, et al. 2004a : 4).

Les négociations menées entre les représentants des peuples autochtones et ceux des gouvernements des démocraties néolibérales sont le plus souvent unilatéralement régies et façonnées par les concepts-phares de ces gouvernements : « développement », « marché », « souveraineté », etc. Ces cadres conceptuels laissent bien peu de place pour l‘expression et la reconnaissance des valeurs et concepts autochtones, ancrées dans des principes 53 ontologiques différents (Poirier 2008 : 75). Dans cette perspective, les ontologies sont politiques dans un sens large. C‘est notamment le cas dans le contexte postcolonial contemporain qui voit la reproduction sociale des ordres sociaux et symboliques autochtones se faire dans un « dialogue » avec la société dominante (Poirier 2000 : 139-40), marqué par l‘importance des phénomènes de « négociations » entre ontologies, à de nombreux niveaux, faites d‘emprunts parfois subtils, de rejets, de transformations, de secrets, de traductions erronées, d‘oublis et de redécouvertes (Schwimmer 2004; Clammer 2008 : 160). Ces « dialogues », « négociations » débouchent sur de nouvelles synthèses, inclusives des réalités contemporaines, qui sont susceptibles de coexister avec d‘autres formes ontologiques plus anciennes (Clammer 2008).

Les schèmes participent clairement de la reproduction sociale, et favorisent la continuité culturelle. Incorporés, ils permettent « de s‘adapter à des situations inédites qui seront perçues comme des cas particuliers de situations déjà connues. À l‘instar de toutes les habitudes précocement acquises, les schèmes sont donc moins reformés par l‘expérience que renforcés par celle-ci » (Descola 2005 : 157). Cette définition qui met l‘accent sur leur résistance, souligne leur capacité à façonner des expériences nouvelles, et suggère qu‘ils jouent un rôle essentiel dans la réception et l‘appropriation de pratiques et croyances à l‘origine exogènes.

1.2.4 Rites de passage, construction de la personne et ontologie

La notion de rite de passage apparaît aujourd‘hui particulièrement heuristique dans le cadre d‘une anthropologie ontologique qui fait de la « personne » une notion centrale à son projet. Depuis les travaux de L. Lévy-Bruhl (1996[1927]), la personne a longtemps été envisagée sous l‘angle des conceptions locales de ses composantes – le sang, les os, l‘esprit, le souffle, etc. – et de leur association. Nombre d‘études ont ensuite abordé la notion de personne dans la temporalité d‘une vie – conception, naissance, enfance, initiation, mariage, vieillesse, mort. Longtemps critiquée pour le peu d‘attention accordée à son ancrage sociologique (Gluckman 1962), la notion de « rite de passage » est très vite apparue essentielle à cette perspective, et ces rites considérés comme des temps forts de la construction de la personne. 54

Du fait de sa réception particulière, la notion de rite de passage appelle une lecture qui rende justice à sa valeur heuristique. Élaborée par A. van Gennep (1981[1909]), la catégorie des rites de passage intègre tout rituel dont l‘objet est de faire passer une personne (ou un collectif) d‘un statut à un autre, d‘un monde à un autre (1981[1909] : 4). Cette notion resta très longtemps ignorée en France, où A. Van Gennep n‘eut jamais de reconnaissance officielle (Belmont 1974). Pourtant, sa « puissance heuristique s‘imposa, à l‘insu même parfois des usagers qui s‘en servent comme si elle avait toujours existé » (Belmont 1986 : 10). Dans les pays de langue anglaise, on lui préféra parfois l‘expression descriptive life-crisis ritual, avant la première traduction des Rites de passage en langue anglaise (Kimball 1960). Il faut attendre, dans le milieu francophone, le début des années 1980 (Kaehr et Hainard 1981; Hainard et Centlivres 1986) pour voir la notion véritablement discutée, sous l‘influence notamment des travaux de V. Turner (1957; 1967; 1971; 1974) qui y trouva une grande inspiration, et y puisa la notion de « liminalité ».

Les rites de passage de la vie individuelle sont considérés, depuis les travaux de M. Fortes (1956; 1987[1973]) notamment, comme des moyens privilégiés du processus de construction de la personne. Les séquences cérémonielles qui encadrent la grossesse, l‘accouchement et la naissance, puis les étapes de la vie de l‘enfant, participent pleinement de l‘insertion de la personne dans le maillage de la parenté et des relations sociales, organisent l‘acquisition et la synthèse de ses composantes physiques et morales, et reconnaissent le développement progressif de ses connaissances et compétences. Les rites de passage permettent ainsi de conférer singularité, beauté, fertilité, et agencéité aux individus, de réguler leurs relations aux humains et non-humains – animaux, esprits, etc. –, et de reconnaître leur statut d‘acteur social, de personne (Turner 1995; Fausto 1999; Morin et Saladin d'Anglure 2007).

La personne, c‘est d‘abord l‘humain en tant que sujet socialisé, pris dans un maillage de règles et de logiques sociales normatives lui assignant une place et un rôle dans un collectif (Mauss 2004[1938]-b). Parmi ces éléments normatifs figurent notamment les divers registres par lesquels sont établies les relations de parenté. Les formes de filiation façonnent ainsi, dès la naissance, l‘être, le genre, le statut et la position sociale de la personne en 55 devenir, ainsi que ses premiers liens avec d‘autres entités non-humaines (Augé et Héritier 1982; Mathieu 1998; Godelier 2004). L‘être humain et son ontogénèse sont susceptibles de faire l‘objet de théories élaborées, détaillant ses composantes physiques et intérieures : âme(s), nom(s), siège(s) de la pensée et de la personnalité, corps, organes et substances, etc. La liste est vaste et ne traduit qu‘imparfaitement les concepts culturels qui détaillent les composantes et propriétés de l‘humain (Cartry 1973; Saghy 1973; Leenhardt 1985; Lambek et Strathern 1998; Dieterlen 1999). Nombre de ces composantes font de la personne un être socialement « dividuel », où le soi (self) est envisagé et vécu sur un mode relationnel (Marriott 1976; Leenhardt 1985; Strathern 1988; LiPuma 1998; Poirier 2008).

L‘accession au plein statut de personne, à la maturité sociale, est cependant un processus progressif, marqué par l‘intervention humaine, et, très souvent, non-humaine (van Gennep 1981[1909] : 91-2). A. van Gennep (ibid. : 99) prenait grand soin de distinguer maturité physique et maturité sociale, et, sans nier la vie propre au corps physique, insistait sur la dimension sociale des catégories d‘âge composant le cycle de la vie individuelle. Les changements fondamentaux affectant le corps apparaissent sans cesse compartimentés, engagés et expérimentés en fonction d‘une structure où les âges de la vie constituent autant de positions sociales, et où les rites de passage permettent aux individus d‘accéder à de nouvelles positions (ibid. : 3). Ce passage d‘une catégorie d‘âge à une autre implique la redéfinition des relations parentales et sociales qui composent la personne, en fonction de dynamiques plus vastes liées au cycle de développement de la famille et des groupes domestiques (Fortes 1956).

La corporalité est au centre du travail de redéfinition des relations et du statut qu‘opèrent les rites de passage (Morin et Saladin d'Anglure 2007; Vilaça 2011). L‘imposition d‘une identité corporelle, par l‘usage d‘ornements ou de vêtements spécifiques, par diverses interventions, façonnements et transformations opérés à la surface du corps, offrent de multiples possibilités pour marquer le statut de la personne et son appartenance à une catégorie sociale spécifique en fonction de son sexe, de son âge (Turner 1979; van Gennep 1981[1909] : 106; Turner 1995). Devenir une véritable personne commande donc de faire l‘objet d‘un façonnement, c‘est-à-dire, en surface, d‘un travail du corps et de sa forme, mais 56

également, de manière plus profonde, d‘un travail des compétences, des talents, des capacités, voire de la personnalité et des attitudes de la personne, en un mot, de son habitus27. Le développement des capacités et pouvoirs du corps de chaque sexe – sa motricité, ses sens, sa fertilité, etc. – se voit systématiquement investi de significations sociales qui fondent l‘agencéité de la personne – son statut d‘acteur social. Ces façonnements qui définissent et régulent l‘identité sociale de la personne soulignent la plasticité du corps, transformé en fonction d‘impératifs sociaux et culturels.

La plasticité de principes intérieurs – de l‘esprit, de la mémoire, de la pensée – a également été particulièrement valorisée par les pédagogues (Durkheim 1992[1903]), et semble le principal centre d‘intérêt de notre pratique sociale en ce qui concerne la construction de la personne. Un tel contraste (Viveiros de Castro 2009 : 17) entre notre emphase sur la plasticité de l‘« esprit » et l‘emphase de nombreux peuples quant à la plasticité du « corps » devrait être interrogé sous l‘angle de l‘anthropologie ontologique. Comprendre le processus de construction de la personne impliquerait de considérer la spécificité ontologique de la personne humaine par rapport à autrui, de repérer la distribution des frontières de l‘inné et de l‘acquis, la plasticité reconnue à certaines parties de l‘être, et au contraire la permanence et rigidité reconnues à d‘autres, les dynamiques de transmission et d‘héritage des comportements sociaux et les dynamiques essentielles et vitales qui animent la personne, et, finalement, les enjeux liés à l‘acquisition d‘une agencéité proprement humaine.

1.3 Hypothèses et objectifs de recherche

Comme le soulignaient F. Laugrand et D. Delâge, bien des recherches restent aujourd‘hui à entreprendre pour saisir des modèles cosmologiques autochtones « à la fois colorés par les univers symboliques des sociétés qui maintenant les reproduisent et modelés par ces schèmes hégémoniques identifiés par P. Descola (2005) » (Laugrand et Delâge 2008 : 5). Il est clair aujourd‘hui que les traditions chrétiennes et autochtones s‘enchevêtrent depuis

27 On comprendra ici que l‘usage que je fais de la notion d‘habitus s‘apparente plus à celui d‘E. Viveiros de Castro (2009 : 12), qui mobilise le sens courant du terme, à savoir une « manière d‘être », qu‘aux usages qui en furent faits par M. Mauss (2004[1936] : 139) en référant aux techniques du corps, comme une « manière de se tenir », ou par P. Bourdieu, qui en fit un concept opératoire central à sa théorie de la socialisation et qu‘il décrit comme « une subjectivité socialisée » (Bourdieu 1992). 57 longtemps, et il devient urgent d‘interroger cette part chrétienne des identités et cultures autochtones (Barker 1992; Robbins 2004; Vilaça et Wright 2009). Chez les Inuit du Canada, les travaux ethno-historiques de F. Laugrand (1997c) sur la conversion ont ouvert un questionnement nouveau sur la manière dont les Inuit concevaient le christianisme, interrogeant la manière dont un « christianisme inuit » avait vu le jour, incarnant une dynamique de changement tout en étant façonné sous l‘influence de schèmes culturels préexistants. Interroger ce christianisme inuit implique notamment d‘élaborer un questionnement sur la façon dont le christianisme favorise la continuité des multiples relations que tissent sans cesse les Inuit, entre les vivants et les défunts, entre humains et non-humains.

Rendre compte de cette actualisation de la cosmologie inuit implique néanmoins de renouveler nos outils conceptuels. À cet égard, l‘anthropologie ontologique offre des perspectives inspirantes, capables de rendre compte de la continuité et de la résilience manifestées par la culture inuit, à l‘instar de nombreuses cultures autochtones. La construction rituelle de la personne, avec des rites de passage qui se sont maintenus après la conversion, apparaît dès lors un objet particulièrement riche pour mettre au jour la façon dont la cosmologie inuit s‘est actualisée en intégrant le christianisme. Il importe au préalable d‘élaborer plusieurs hypothèses, susceptibles de détailler la façon dont les rites inuit de passage ont permis de faire de la construction de la personne non pas un processus univoque, comme la littérature sur le sujet l‘aurait laissé croire, mais plutôt un opérateur des transformations à l‘œuvre dans une société, un processus où l‘anthropologie chrétienne se voit intégrée en fonction de schèmes ontologiques préexistants.

1.3.1 Hypothèses de travail

La notion de rite de passage apparaît particulièrement heuristique dans le cadre d‘une anthropologie ontologique. Trois hypothèses de travail sont donc proposées qui permettent de rendre opérationnelle la notion de rites de passage, dans un cadre conceptuel renouvelé par l‘anthropologie ontologique : la première considère le caractère à la fois englobant et perméable des rites de passage; la seconde pose les rites de passage comme l‘un des temps forts de la transmission et de l‘acquisition de schèmes pratiques articulant l‘ontologique au 58

sociologique; la troisième, enfin, suppose que les rites de passage soient susceptibles de remodeler et restructurer des apports culturels potentiellement divers pour faire de la construction de la personne un processus cohérent. Comme tels, les rites inuit de passage pourraient avoir offert un terreau propice à la continuité et à la résilience de la culture inuit.

1.3.1.1 Première hypothèse

La première hypothèse consiste à tirer les conséquences de la notion de « séquence cérémonielle » (van Gennep 1981[1909] : 13) : dans une même séquence s‘ordonnent plusieurs rites, en une succession que circonscrivent certains rites plus spécifiques, rites de séparation ou d‘agrégation. Les rituels associés au cycle de la vie humaine présentent ainsi une structure séquentielle qui marque et encadre les périodes de transition, de la grossesse à la mort. Cette structure séquentielle n‘englobe cependant pas que des rites, mais reste perméable à d‘autres formes d‘actions, qu‘il s‘agisse de jeux, de soins, de façonnements du corps, de narrations, ou de pratiques parentales telles que la dénomination. A. van Gennep évoque notamment « [l‘] enchevêtrement » (ibid. : 62), dans une même séquence cérémonielle, de rites de séparation ou d‘agrégation, et de rites soumis à d‘autres visées; il souligne tout autant la présence dans ces séquences de soins et gestes sanitaires, notamment dans les rites de la naissance (ibid. : 74, 88).

Cette perméabilité des rites de passage à d‘autres formes d‘action est particulièrement familière à l‘anthropologie de l‘enfance, qui s‘est attachée à décrire conjointement ces temps plus extraordinaires de l‘existence que sont les rites de passage et ces moments plus ordinaires que sont les pratiques d‘apparentement, le maternage et les soins de puériculture. D. Bonnet et L. Pourchez (2007a) sont peut-être celles qui sont allées le plus loin dans la considération de la perméabilité et des ambiguïtés de sens entre les notions de soins et de rites dans le contexte de la petite enfance, notions impliquant l‘une comme l‘autre, par leur rapport à l‘espace corporel, social ou religieux, une démarche symbolisante (Bonnet et Pourchez 2007a : 23).

Distinguer le rituel d‘autres formes d‘actions sociales a toujours représenté un enjeu complexe, mais a essentiellement conduit à privilégier l‘exclusivité du rituel à sa 59 perméabilité. Si L. Turner (1894 : 193) soulignait à quel point les rites du Nunavik étaient, à ses yeux, « peu élaborés », c‘est notamment parce qu‘il se fondait, comme tant d‘autres28, sur l‘opposition fondatrice de l‘expressif et du technique dans la définition du rituel (Radcliffe-Brown 1972 : 316). Pourtant, pour n‘évoquer que ce distinguo, plusieurs auteurs ont souligné le fait que les gestes et activités mobilisant des objets ou des outils du quotidien – découper, coudre, lancer, harponner, lier, nouer – traversent les activités rituelles inuit, et s‘y chargent d‘implications et connotations cosmologiques (Fienup- Riordan 1994 : 88-143; Laugrand et Oosten 2005 : 145).

Considérer le caractère englobant et perméable des séquences des rites de passage vient considérablement nuancer la proposition de X. Blaisel d‘élargir, pour l‘analyse de l‘organisation sociale inuit, la notion de rituel à une grande variété de phénomènes sociaux (Blaisel 1993b : 21), proposition qui le conduit à construire des interprétations en dépit des considérations des participants. S‘il a raison de souligner qu‘il existe – pour l‘observateur extérieur qu‘est l‘anthropologue – une difficulté de reconnaissance du rituel dans la culture inuit (Blaisel 1993b : 20-1), résoudre ce problème passe beaucoup plus par une attention accrue aux perspectives inuit quant à leurs pratiques que par la mise en place d‘une stratégie qui amène à fondre dans la catégorie du rituel toutes les actions qui s‘inscrivent dans ses séquences. Porter attention aux perspectives inuit, aux catégories qu‘ils utilisent dans la description et l‘explication de leurs pratiques, offre un potentiel bien plus riche qu‘une définition exclusive du rituel, et permet de ne pas réintroduire pour la fonder une distinction artificielle entre savoirs pratiques et représentations symboliques. Mettre l‘accent sur le caractère englobant des rites de passage et leur perméabilité ouvre la porte à une véritable considération et intégration de ces catégories dans la recherche.

Les pratiques composant les séquences cérémonielles des rites de passage ne sauraient en effet être abordées ni décrites autrement qu‘en fonction du point de vue que les Inuit adoptent quant à leurs visées et objectifs, leurs significations et leur efficience. Cette

28 Pour lui, il y a rituel, même dans les actes les plus individuels, à condition qu‘il y ait toujours en eux quelque chose de réglé, ainsi qu‘une véritable efficacité matérielle. « Le rite se relie au simple usage par une série ininterrompue de phénomènes intermédiaires » (Mauss 1968 : 403), mais s‘en différencie par le critère de son efficacité, non pas vérifiée, mais « telle qu‘elle est conçue ». 60

approche, participant d‘une reconnaissance de la valeur et de la précision des connaissances inuit, prolonge une démarche de recherche marquée par la participation et la collaboration, et offre des garanties contre les risques de mésinterprétation ou de surinterprétation. Cette reconnaissance du « point de vue des participants sur leur propre culture » (Oosten 2005) se veut une réponse anthropologique aux efforts mis en œuvre par les Inuit pour mettre en valeur leurs propres perspectives et approches concernant leur culture et leur société. Au Nunavut, le succès actuel de la notion d‘Inuit qaujimajatuqangit représente un exemple frappant de la façon dont les Inuit souhaitent faire valoir leurs perspectives dans tous les domaines de compétence du gouvernement, de la langue au droit. C‘est donc en réponse à ces exigences que la notion de « participants‘ view of their own culture » (Oosten 2005) offre aux anthropologues un moyen de donner corps à une nouvelle façon de pratiquer l‘anthropologie.

1.3.1.2 Seconde hypothèse

La seconde hypothèse consiste à considérer les rites de passage comme l‘un des temps forts de l‘incorporation de ces schèmes pratiques articulant l‘ontologique au sociologique (Descola 2005 : 163). L‘anthropologie ontologique nous invite à considérer l‘existence de tels principes déployant les critères fondant ressemblances et différences entre les êtres, humains et non-humains; traçant les limites et les moyens de la connaissance du monde; posant les prémisses des relations susceptibles d‘être entretenues entre humains et non- humains. Plus encore, il s‘agit d‘interroger leur influence sur la continuité culturelle.

P. Descola souligne le rôle des émotions dans le processus d‘incorporation des schèmes (ibid.). L‘impression des schèmes s‘opère selon lui lors de circonstances qui focalisent l‘attention, parce que de telles circonstances tranchent sur la routine quotidienne en déposant leur marque sur les sentiments et même sur les corps, sur le modèle des théories de l‘habitus (Bourdieu 1972, 1982; Mauss 2004[1924], 2004[1936], 2004[1938]-a) ou de l’embodiement (Csordas 1990, 1994). Les rites, notamment les rites de passage, semblent à cet égard des instruments privilégiés, susceptibles de transmettre des normes de comportement et des modèles de relation, en jouant sur l‘inattendu, le paradoxal, la mobilisation des passions. 61 En jouant sur « l‘effervescence collective » (Durkheim 1968[1912]), sur l‘irruption du « paradoxal » (Bateson 1956; Piette 1992) ou du « liminal » (Turner 1967, 1971, 1990), sur le renversement ou le « pivotement » des perspectives sur le monde (van Gennep 1981[1909] : 16-7), les rites mobilisent le pouvoir cognitif des affects29 et déploient leur puissance socialisante. Ils concentrent l‘attention de ceux qui les subissent et stimulent leur mémoire (Douglas 1971 : 82-3), offrant un cadre où l‘action se déploie et relève de la représentation (De Coppet 1992). Dès lors, les principes ontologiques que les rites contribuent à renforcer se manifestent aussi bien dans les divers types de situations interactionnelles sur lesquelles ils fondent leur forme spécifique (Houseman et Severi 1994), dans les techniques du corps (Mauss 2004[1936]) ou l‘utilisation de l‘espace qu‘ils mobilisent (Turner 1990), dans les formes de l‘apprentissage auxquelles ils s‘associent (Bonnet et Pourchez 2007b), autant sinon mieux que dans la lettre des mythes, ou les théories de l‘ontogénèse (Descola 2005 : 157).

1.3.1.3 Troisième hypothèse

La troisième hypothèse consiste à considérer que les rites de passage sont susceptibles de remodeler et restructurer des apports culturels potentiellement divers pour faire de la construction de la personne un processus cohérent. Le potentiel de ces rites pour la transmission de schèmes ontologiques implique qu‘ils conservent une forme, une structure spécifique et efficace. Conjuguée à leur perméabilité et à leur caractère englobant, cette forme devrait être conçue comme « plastique » (Segalen 1998 : 92), suggérant leur capacité à intégrer des éléments à l‘origine exogènes.

Ici encore, il est frappant de constater à quel point l‘immense travail d‘A. van Gennep (1999) sur les rites de passage traditionnels français rencontre les problèmes traités par cette thèse. Privilégiant sans cesse la description, il montrera comment le rituel catholique s‘enchevêtrait au début du XXe siècle dans les rites paysans, et décrira à quel point cet

29 Par ailleurs, le rôle des affects dans la stabilisation des schèmes n‘est pas seulement manifeste dans les contextes rituels : tout événement remarquable par les émotions qu‘il suscite contribue puissamment à l‘apprentissage et au renforcement des modèles de relation et d‘interaction (Descola 2005 : 157-8). À cet égard, on comprend l‘importance des rites de la première fois, qui offrent un modèle alternatif aux grands rites d‘initiation, en se fondant sur une succession d‘occasions émotionnellement marquées du sceau de l‘inédit. 62

enchevêtrement constituait des rites de passage profondément intégrés aux yeux des acteurs. Cette démarche allait à rebours des pratiques alors en vigueur : il était courant parmi les folkloristes de distinguer rituels catholiques et rituels locaux, ces derniers étant considérés en termes de « survivances » (Segalen 1998 : 30), comme des formes sociales fossilisées, issues du « paganisme », et reconduites par habitude. Son argumentation invalidait cette théorie (Belmont 1974 : 79), et témoigne de ce que « dans une culture rien n‘est survécu. Tout est vécu ou n‘est pas » (Schmitt 1976 : 946). S‘il semble improbable que des anthropologues considèrent aujourd‘hui les rites inuit comme des survivances, il importe inversement de considérer l‘intégration dans ces rites de passage d‘éléments – rites ou croyances – chrétiens, sans imposer une dichotomie qui ne ferait pas sens aux yeux des acteurs.

En ce sens, les rites de passage apparaissent comme des opérateurs des transformations à l‘œuvre dans une société. Ils ne peuvent être adéquatement appréhendés sans être rapportés aux cosmologies dans lesquelles ils s‘inscrivent, mais ils apparaissent tout autant légitimer et instituer ce que les cultures réceptrices retiennent d‘apports exogènes. Ils favorisent en ce sens cette réception, qu‘ils opèrent en fonction de schèmes ontologiques qui réduisent l‘exogénéité des éléments incorporés. En somme, ils organiseraient la continuité symbolique et sociale (Laugrand et Delâge 2008 : 7-8), en faisant de la construction de la personne un lieu privilégié pour l‘actualisation des cosmologies, mobilisant potentiellement des schèmes ontologiques anciens.

La persistance de rites de passage de la vie individuelle, en dépit des mutations religieuses consécutives à la conversion au christianisme, pourrait être liée au caractère fondamental de leur fonction pour la reproduction sociale – la construction de la personne –, et aurait dès lors contribué à la résistance de principes ontologiques structurant des pans entiers de la pratique sociale. Instruments privilégiés de l‘acquisition de ces schèmes pratiques, les rites de passage auraient offert un terreau à la résilience de la culture inuit, tout en intégrant, remodelant et restructurant des apports religieux nouveaux, avant d‘être confrontés aux bouleversements du colonialisme.

63 1.3.2 Objectifs de recherche

Le choix de ces trois hypothèses, dont la valeur heuristique semble à la fois satisfaire aux exigences d‘une considération des perspectives inuit sur leur culture et aux exigences d‘une anthropologie rigoureuse, est à la source de nos objectifs de recherche.

1.3.2.1 Ethnographie des rites inuit de passage

Le premier objectif de cette thèse consiste à élaborer une ethnographie fine et détaillée des rites de passage des Nunavimmiut. Sans prétendre épuiser le sujet, il s‘agit ici de démontrer la richesse, la cohérence, et la persistance des connaissances et pratiques rituelles des Inuit du Nunavik. Cette ethnographie permettra de décrire les étapes successives de la construction de la personne, de l‘état fœtal à la naissance, puis au cours des nombreux rites de la première fois qui ponctuent l‘enfance, et de démontrer la spécificité culturelle du Nunavik à cet égard, dans le cadre plus vaste de l‘Arctique inuit canadien.

Avec plusieurs contemporains (Bennett et Rowley 2004; Fienup-Riordan 2005, 2007; Laugrand et Oosten 2010; Fienup-Riordan 2011), je privilégierai une stratégie descriptive fondée sur le point de vue des participants (Oosten 2005). Faire valoir ce point de vue permet de rendre compte de la diversité des pratiques rituelles, comme des significations que leur reconnaissent les Inuit. Les connaissances rituelles des aînés sont prises dans des enjeux de profondeur30 et de polysémie, et il ne nous revient pas de trancher au profit d‘une signification ou d‘une autre, mais plutôt d‘être capable d‘exprimer le « feuilletage » des significations reconnues aux rites de passage.

Le volet ethnographique exposera le détail de ces séquences cérémonielles de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, puis des rites de la première fois, telles que les aînés du Nunavik les décrivent et les expliquent. On considérera la perméabilité de ces séquences à d‘autres formes de pratiques – soins, techniques du corps, narrations, etc. – sous l‘angle des catégories utilisées par les aînés. On s‘intéressera également aux transactions entre

30 Profondeur dans le sens où des connaissances s‘avèrent plus ou moins englobantes, plus ou moins affinées ou nuancées. Certains aînés vont beaucoup plus loin que d‘autres dans leurs explications, et, selon leur expérience et leur personnalité, possèdent des sujets de prédilection, ou même une expertise reconnue. 64

générations qui structurent ces séquences, hier comme aujourd‘hui, et on prolongera ces données en explorant des phénomènes nouveaux qui s‘intègrent aujourd‘hui dans les séquences cérémonielles.

1.3.2.2 Humains et non-humains : extension de la notion de personne

Notre deuxième objectif vise à interroger l‘extension de la notion de personne aux entités non-humaines, et aux animaux en particulier, dans l‘aire inuit (Fienup-Riordan 1994). Pour fonder la discussion, on envisagera la relation entre humanité et non-humanité au cœur de deux passages ritualisés, soit le passage d‘un même être de la non-humanité (sous la forme d‘une « infra-humanité ») à l‘humanité, et le processus de construction de la personne impliqué par ce passage lors de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance. Le second passage correspond à la façon dont les animaux sont chassés et appropriés, à la façon dont on les « rapporte à la maison » (Tanner 1979), et aux significations données à ce passage lors des rites de la première fois. Sans nous prononcer a priori quant au statut de « personne » susceptible de leur être reconnu, les rites de la première fois invitent à considérer les pratiques et notions mobilisées par l‘appropriation de l‘animal, traversées par l‘idée du don.

Dans cette optique, il est frappant de noter que le don, dont l‘importance a régulièrement été mise en avant dans les rites de passage (Saladin d'Anglure 1970b : 96; Qumaq 1988 : 17-8; Saladin d'Anglure 1989; Blaisel 1994; Blaisel et Oosten 1997; Saladin d'Anglure 2000 : 92), manifeste une grande vivacité, en pratique et comme valeur, dans la vie quotidienne des Nunavimmiut31 (Kishigami 2000; Kishigami 2004; Gombay 2010). Plus encore, cet intérêt pour le don intègre la perspective socio-cosmique détaillée plus haut,

31 L‘analyse du phénomène, chez les Inuit, a longtemps été marquée par l‘influence de M. Mauss (Mauss 2004[1923]), C. Lévi-Strauss (1967b) et M. Sahlins (1976) : le don fut pensé comme ressortant plus généralement de l‘échange, définissant sa fonction et sa signification dans un cadre restreint (parenté, économie, etc.). L‘échange a ainsi donné lieu à une tradition ethnographique centrée sur les pratiques économiques – partage de nourriture – et leurs rapports à la parenté (Damas 1972; Wenzel 1995), ou, orientée vers le domaine de la parenté, sur l‘adoption, le nom et l‘alliance (Guemple 1972; Saladin d'Anglure 1988a). Tout en démontrant la continuité de ces pratiques, et leur capacité à intégrer la nouveauté, la réflexion s‘est peu à peu portée sur la nécessité de s‘émanciper du cadre de la réciprocité généralisée (Kishigami 2004), ou d‘une perspective trop centrée sur l‘alliance, au détriment de la filiation (Saladin d'Anglure 1988a). Ces réflexions renvoient implicitement à un mouvement parallèle dans la littérature théorique (Vidal 1993; Testart 2007), enjoignant l‘anthropologie de considérer le don dans ses dimensions cosmologiques et ontologiques. 65 considérant les parallélismes existant entre la circulation des biens, des personnes humaines, des composantes de la personne, et des non-humains (Saladin d'Anglure 1988a : 160; Blaisel 1994 : 27; Fienup-Riordan 1994). Une telle continuité, au moins durant le XXe siècle, mérite certainement d‘être interrogée sur le plan ontologique. Le don serait alors une forme de « schème élémentaire de la pratique » (Descola 2005 : 139), une structure intériorisée façonnant les modalités de la relation avec autrui.

Cette omniprésence du don, jusque dans les relations entretenues entre humains et non- humains, invite à un déplacement du regard vers la continuité manifestée par le rôle socialisateur des êtres non-humains. Engagés dans des relations marquées par le sémantisme du don, et susceptibles d‘être régies en fonction des normes du don, les êtres non-humains apparaissent avoir autrefois joué un rôle socialisateur particulièrement important. Une telle relation de socialisation, exercée par le non-humain sur l‘humain, apparaît un schème potentiel, fondé sur des principes ontologiques spécifiques définissant l‘humain et le non-humain, et les relations susceptibles d‘être entretenus entre eux.

1.3.2.3 Ontologie, continuité culturelle et rites de passage : la construction de la personne

En se fondant sur une ethnographie détaillée, susceptible de montrer que les rites inuit de passage pourraient avoir représenté un opérateur de l‘actualisation de la cosmologie inuit, cette thèse a finalement pour objectif de souligner la pertinence d‘une approche dynamique de la construction de la personne : il importe certainement d‘envisager ce processus dans la temporalité d‘une vie, comme c‘est aujourd‘hui généralement le cas, et les rites de passage représentent à cet égard un objet privilégié. Mais il importe surtout, à présent, d‘envisager ces rites essentiels à la construction de la personne en considérant la sédimentation d‘apports culturels potentiellement divers sur laquelle ils sont élaborés, et à laquelle ils contribuent à donner une cohérence.

Cette métaphore de la sédimentation évoque bien, je crois, cette profondeur historique à laquelle il est aujourd‘hui possible d‘accéder, grâce aux connaissances des aînés, grâce à plus d‘un siècle d‘ethnographie, mais également grâce aux initiateurs et tenants de 66

l‘anthropologie historique (Sahlins 1980; Comaroff et Comaroff 1991, 1997; Sahlins 2007; Thomas 2010). Elle convoque l‘image géologique de ces couches successives que seule une vue artificielle, une vue en « coupe », permet de faire ressortir et de distinguer. Une telle perspective, scientifique, permet de tracer l‘histoire propre à chaque strate, sa généalogie, son origine peut-être. L‘argumentation qui précède permet de souligner aussi combien il importe, par-delà cette perspective qui donne à voir chaque strate dans sa spécificité, de reconnaître du point de vue des acteurs le caractère cohérent, stable, de cette indispensable fondation sur laquelle il est possible de bâtir, d‘envisager le futur, de construire de nouvelles personnes, sans que les origines variées, les histoires différentes soient transmises dans leur spécificité, mais plutôt pour leur contribution à l‘ensemble.

En somme, les rites de passage participeraient de cette sédimentation, donnant à voir des strates historiques plus anciennes, légitimées et instituées de telle manière que l‘exogénéité de ces strates n‘apparaisse qu‘à l‘observateur extérieur. Au contraire, les schèmes ontologiques qui régissent et que transmettent les rites de passage opèrent ce travail de réception, et font de la construction de la personne le moment privilégié de l‘actualisation des cosmologies tout autant que de la reproduction sociale. Il s‘agira en définitive de faire valoir le rôle de ces principes ontologiques dans le changement social et culturel, et leur capacité à organiser le devenir de la société, leur potentiel générateur, et leur extension au- delà des formes culturelles dans lesquelles ils s‘exprimaient initialement.

1.4 Méthodes

La mise en place d‘une méthodologie appropriée reste habituellement subordonnée aux objectifs de la recherche. Le contexte de recherche contemporain, marqué par la décolonisation de la recherche, implique cependant une attention particulière aux relations et opérations du chercheur, sur le terrain comme dans le domaine public où s‘insèrent ses productions. Nombre de représentants des peuples autochtones, leaders, chercheurs, activistes ont exprimé, au minimum, leur méfiance et leur défiance à l‘égard de l‘anthropologie (Deloria 1969; Trask 1990; Deloria 1997; Battiste 2001; Nungak 2001, 2002; Akulukjuk 2004; Nungak 2006; Battiste 2007), en critiquant notamment des pratiques de recherche construites sur des positions rigides – sujet et objets de la recherche 67 – reproduites à chacune des étapes de l‘élaboration du savoir anthropologique, perçues comme reproduisant dans la recherche la relation coloniale (Smith 1999).

Il n‘existe cependant pas de réponse définitive à ces critiques, et au questionnement qu‘elles suscitent. L‘institutionnalisation de l‘éthique au sein des sciences sociales, en réaction à ces critiques, repose sur plusieurs concepts contractuels (Fluehr-Lobban 1998), qui ne devraient pas dispenser d‘une réflexion plus située, qui reconnaisse les valeurs des participants (Smith 1999; Goulet 2004; Oosten 2005; Therrien 2007), et soit à même de mobiliser une démarche de recherche collaborative. Au-delà du respect des codes et démarches éthiques obligatoires, il est de la responsabilité du chercheur de développer une méthodologie susceptible de constituer un savoir digne d‘intérêt, pour les participants comme pour le monde académique. Dans cette partie, j‘explique la mise en place d‘une telle méthodologie fondée sur la reconnaissance de la diversité culturelle des sociétés inuit, la mise en œuvre de collaborations avec leurs institutions, ainsi que l‘importance d‘une participation à leur vie quotidienne et leur réalité sociale.

1.4.1 Diversité des faits culturels et ethnographie : le Field of Anthropological Studies

L‘anthropologie semble avoir des difficultés à se positionner face à la variabilité et la diversité des pratiques culturelles au sein d‘une même société. Son ambition nomothétique, qu‘elle se soit exprimée sous des formes fonctionnalistes, culturalistes ou structuralistes, implique de réduire la diversité, sélectionnant telle ou telle pratique – et négligeant telle autre –, hiérarchisant les pratiques – selon des critères qui ne sont pas ceux des participants –, considérant l‘une comme le prototype et l‘autre comme la variante, ou encore accumulant les variantes possibles. Au contraire, et en réaction contre ces ambitions, l‘anthropologie postmoderne n‘a eu de cesse de chercher à produire une ethnographie dans laquelle la relation entre la personne et sa culture est particulièrement ténue. La diversité y devient une caractéristique profondément individualisée, située exclusivement au niveau de l‘individu. Pourtant, et en dépit des difficultés, il importe de continuer à envisager cette diversité à un niveau culturel, c‘est-à-dire comme ne ressortant pas essentiellement de choix personnels, mais bien de processus de transmission et de socialisation. 68

Les objectifs élaborés plus haut se basent sur la mise en œuvre d‘une ethnographie détaillée, capable d‘embrasser la diversité caractéristique des rites inuit de passage. D‘un point de vue méthodologique, il s‘agit de mettre en place un cadre susceptible d‘informer la constitution des données et leur analyse, qui rende opératoire ces notions de variation et de changement social.

Le travail de terrain a impliqué des séjours de recherche dans des communautés des trois groupes culturels principaux du Nunavik, Siqinirmiut, Tarramiut et Itivimiut (cf. chapitre 2). Ces groupes se distinguent par plusieurs spécificités linguistiques, techniques, et culturelles, dont leurs rites de passage (Saladin d'Anglure 2000 : 110). Ces différences rituelles s‘inscrivent dans un espace de variation et de transformation dépassant largement le seul Nunavik. Le concept de « Field of Anthropological Studies » (FAS) paraît particulièrement approprié, ayant par ailleurs démontré son utilité dans le champ des études inuit (Oosten 1986, 1996; Blaisel et Oosten 1997; Laugrand 1997c; Oosten et Laugrand 2006; Laugrand et Oosten 2010). Il offrira la possibilité d‘intégrer les variations culturelles caractéristiques des trois communautés qui firent l‘objet du travail de terrain, soit Kangiqsualujjuaq (Siqinirmiut), Kangiqsujuaq (Tarramiut) et Puvirnituq (Itivimiut), à une stratégie descriptive comparative qui n‘efface pas les variations culturelles de ces ensembles.

Le concept de FAS fut proposé par J. P. B. de Josselin de Jong (1977[1935]), avant d‘être porté et réorienté par P. de Josselin de Jong (1980; 1983; 1988b). Inspiré par le travail de M. Mauss (2004[1906]), J. P. B. de Josselin de Jong suggère de considérer comme FAS « une certaine région qui comprend une population dont la culture semble être suffisamment homogène et unique pour former l‘objet d‘une étude ethnologique séparée et qui en même temps révèle dans les différences des nuances locales suffisantes pour qu‘une recherche interne soit justifiée » (De Josselin De Jong 1977[1935] : 167-8, trad. P. de Josselin de Jong 1983 : 76). P. de Josselin de Jong (De Josselin De Jong 1983, 1988b) clarifia son statut méthodologique. Il insistera notamment sur l‘importance de la perspective des acteurs sur les différences culturelles pour envisager l‘intégration de plusieurs populations à l‘intérieur d‘un FAS. L‘objectif de cette intégration est de rendre les 69 cultures réunies dans un FAS mutuellement interprétatives, transformant les éléments comparés en données opérationnelles (De Josselin De Jong 1988a : 240). P. de Josselin de Jong reconnaîtra les difficultés inhérentes à l‘intégration de l‘histoire et du changement social dans le concept de FAS (1988a : 256), mais A. Kuper (1982) ou J. Oosten (2006), usant du concept dans le cadre de leurs recherches, achèveront d‘assouplir et de préciser l‘usage de celui-ci, soulignant sa fécondité pour l‘étude des variations locales et du changement historique, par un usage fondé sur le contexte et le sens des pratiques culturelles.

Appliqué à la culture inuit, le concept implique de prendre en compte aussi bien le nomadisme d‘autrefois que la composition hétérogène des communautés modernes, leurs liens avec les autres communautés, jusque dans les espaces urbains du « Sud ». Dans ces conditions, les classifications généralement utilisées (Damas 1984) reflètent plus un désir anthropologique de frontières claires et d‘unités distinctes qu‘une préoccupation partagée par les Inuit (Oosten 2006 : 63). Au contraire, chaque région, chaque village, chaque famille peut être vue comme un mode particulier de la culture inuit, tandis qu‘en diverses régions nous reconnaissons des modèles familiers; des séquences rituelles, réorganisées de diverses manières (Blaisel et Oosten 1997). Plus encore, les contacts avec les baleiniers, les missionnaires de différentes confessions, divers commerçants, puis les interventions gouvernementales, ont différé de région en région, affectant le mode de vie de différentes manières. Il importe de considérer que l‘approche en termes de FAS s‘intéresse aux homologies, aux variations et aux transformations, tout en s‘efforçant de correspondre à la valorisation qu‘opèrent les Inuit de la différence culturelle.

1.4.2 Les entrevues avec les aînés : vers une pratique collaborative

Le recueil des connaissances des aînés qui constituent le cœur de cette thèse est un processus qui s‘est déployé sur plusieurs années. Dans la mesure où, tout au long de la thèse, ces connaissances sont présentées sous la forme de citations, il est essentiel que je m‘attarde sur la manière dont ces textes composant l‘ethnographie furent produits. J‘exposerai d‘abord la séquence des différents terrains dans les trois villages de Kangiqsujuaq, Puvirnituq et Kangiqsualujjuaq, de manière à resituer ces entrevues dans un 70

contexte culturel spécifique, autant que dans un parcours de recherche et de familiarisation avec les connaissances inuit. Je soulignerai également l‘importance qu‘a revêtue la collaboration avec l‘Institut Culturel Avataq32 dans le recueil et l‘enregistrement de ces connaissances.

1.4.2.1 Le travail de terrain et la pratique de l’entrevue

Afin d‘être actualisé, le potentiel heuristique du FAS – du travail comparatif qu‘il permet d‘encadrer – implique de construire le terrain en fonction de la diversité culturelle caractéristique du Nunavik. Le travail de terrain réalisé pour le Master 2 (2006), puis pour le pré-terrain de doctorat (2007), s‘étaient déroulés dans la communauté de Kangiqsujuaq, soit une communauté faisant partie du sous-ensemble culturel et linguistique tarramiut. En 2008, j‘organisais ensuite un premier séjour de terrain dans le cadre du doctorat, à Puvirnituq, un village du sous-ensemble itivimiut, avant de revenir dans la communauté de Kangiqsujuaq en 2009. Finalement, en 2010, en route pour Kangiqsujuaq, j‘eus l‘occasion de faire une courte escale dans la communauté de Kangiqsualujjuaq (Siqinirmiut), et d‘y réaliser une entrevue extrêmement riche avec une aînée réputée pour ses connaissances relatives aux rites de passages. Cette entrevue, dont la conduite doit beaucoup à l‘expérience acquise les années précédentes, venait offrir l‘élément qui manquait à la stratégie descriptive comparative projetée à l‘origine. Le tableau ci-dessous (Tableau 1) résume les activités réalisées lors de ces divers séjours de terrain, de 2006 à 2010.

32 Avataq a été créé en 1980, et se consacre à la protection et à la promotion de la langue et de la culture des Inuit du Nunavik. Avataq reste très ancré dans les communautés puisqu‘il coordonne et finance les projets portés par les comités culturels de chacun des villages. Ce sont généralement des projets ponctuels et des activités spécifiques. À l‘échelle régionale du Nunavik, Avataq développe ses propres projets, et s‘appuie sur des programmes permanents : notamment le programme de promotion et de préservation de l‘inuktitut, ou encore le programme de généalogie, ouvert à chaque famille du Nunavik, qui permet généralement de retracer les liens généalogiques d‘une personne jusqu‘à la fin du XIXe siècle. Avataq gère également le programme des musées du Nunavik, une collection très riche d‘art inuit du Nunavik, un département d‘archéologie qui a développé une véritable expertise dans la région, et promeut la participation des étudiants inuit à ses activités. Avataq gère encore plusieurs autres activités, dont le service de la recherche et des publications avec lequel j‘ai plus particulièrement travaillé. Avataq a plusieurs dizaines de publications à son actif, sous la forme de revues comme Tumivut (1990-2000), ou encore des encyclopédies et dictionnaires réalisés par des aînés. Avataq publie également les résultats de recherches menées en collaboration avec des chercheurs et des universitaires. 71 Village Kangiqsujuaq Puvirnituq Kangiqsualujjuaq Terrain 28 mars au 11 juillet  Entrevues 2006 (Master 2) (Master 2)  Enquête « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo- Conibo » (2006- 2009)  Observation participante  Inuktitut : débutant 09 mai au 10 aout  Entrevues 2007  Enquête « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo- Conibo » (2006- 2009)  Observation Participante  Inuktitut : intermédiaire 16 septembre 2008  Entrevues au 23 mars 2009  Stage et entrevue en collaboration avec la Maternité Inuulitsivik  Observation participante 16 septembre 2008  Inuktitut : au 23 mars 2009 intermédiaire 13 avril au 2  Entrevues septembre 2009  Entrevues avec les aînées en collaboration avec l‘Institut Culturel Avataq

72

 Enquête « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo- Conibo » (2006- 2009)  Observation Participante (observation chasse baleine boréale)  Inuktitut : avancé 17 au 23 septembre  Entrevue 2010  Inuktitut : avancé 23 septembre au 13  Bilan recherche octobre 2010 et retour communauté  Inuktitut : avancé Tableau 1 : Séquence des terrains effectués et détail des activités par village

Le simple fait de s‘engager dans ces communautés pour la première fois offrait un excellent rappel des difficultés qui attendent le chercheur lorsqu‘il entreprend un travail de terrain. Surtout, déployer le travail de terrain à travers ces différentes communautés appuyait le recueil des connaissances des aînés sur une démarche comparative permettant de véritablement prendre la mesure de la façon dont les rites de passage s‘inscrivent dans la diversité culturelle propre au Nunavik. Ce tableau synoptique souligne à quel point le travail de terrain s‘est d‘abord ancré dans la communauté de Kangiqsujuaq, théâtre de mes premières immersions dans la langue et la culture inuit. Aujourd‘hui, dans ce village en particulier, mon activité de chercheur se voit largement débordée par les liens profonds tissés avec plusieurs de ses habitants, et, à travers ces liens, avec la communauté dans son ensemble. Il est clair qu‘au niveau de la participation et de l‘enracinement dans la communauté, je ne peux revendiquer un investissement aussi profond à Puvirnituq ou Kangiqsualujjuaq.

73 Je dois dire que ma participation à l‘enquête « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009) m‘offrit la possibilité de rencontrer chez eux, dès la première année, un grand nombre de Kangiqsujuarmiut. L‘évolution de ma démarche dans ce projet me semble symptomatique des changements qui affectèrent plus largement la conduite de la recherche. Lors de mon premier séjour, en 2006, dans le cadre du Master 2, j‘ai travaillé avec plusieurs interprètes, systématiquement des jeunes femmes. Leur rôle dépassait largement la simple traduction : elles m‘assistaient en agissant comme intermédiaires, contactant les personnes que nous allions rencontrer dans le cadre du projet, et interprétaient leurs propos, en s‘efforçant de m‘offrir des explications supplémentaires, de rendre explicite l‘implicite. Lors des rencontres, nous avions l‘habitude de remplir deux fiches33 par personne – une en inuktitut et une en anglais –, en posant systématiquement les questions initialement prévues : les différents noms personnels portés par chaque personne de la maisonnée; l‘identité des personnes ayant choisi chacun de ces noms, et leur relation avec le porteur du nom; l‘identité des personnes dont chacun de ces noms avaient été hérités, et leur relation avec le porteur du nom; et finalement, les raisons qui avaient présidé au choix de chacun de ces noms. En raison, comme on va le voir, du nombre de nom porté par chaque personne (cf. chapitre 5), et du temps passé à la traduction des réponses, il n‘était pas rare de passer près de deux heures dans chaque maisonnée.

L‘année suivante, alors que mes progrès en inuktitut me permettaient à présent de comprendre la majeure partie des réponses données par les personnes rencontrées, je demandais seulement à l‘interprète de formuler les questions en inuktitut et de remplir les fiches en inuktitut, tandis que je traduisais et remplissais directement les fiches en anglais. Je comprenais mieux les échanges qui animaient les rencontres, et qui débordaient parfois du strict cadre de l‘enquête. J‘en profitais dès lors pour proposer des entrevues complémentaires, notamment lorsqu‘une personne s‘avérait intéressée par la perspective de transmettre ses connaissances sur le sujet. Alors que je prenais en charge une partie du travail de traduction, nos rencontres devenaient plus rapides et efficaces; surtout, relevant

33 Cette enquête sur l‘attribution des noms personnels avait été commencée l‘année précédente à Iglulik et à Sanikiluaq, grâce à une subvention (2004-2006) reçue par B. Saladin d‘Anglure et L.-J.Dorais du Ministère de la Culture du Nunavut. Les fiches que nous utilisions avaient été conçues par B. Saladin d‘Anglure, lors cette première phase de la recherche. 74

mes capacités à comprendre leurs réponses, les personnes rencontrées s‘intéressaient de plus en plus à moi, et proposaient souvent des réponses plus détaillées.

C‘est en 2009 que j‘ai réalisé la troisième partie de l‘enquête, après avoir passé plus de six mois à Puvirnituq. J‘y avais été immergé dans un sous-dialecte différent, ce qui m‘avait d‘abord occasionné bien des difficultés. Mais voilà que les efforts que j‘avais déployés pour comprendre ce sous-dialecte se révélaient particulièrement fructueux lors de mon retour à Kangiqsujuaq, quelques semaines plus tard. Le sous-dialecte que j‘avais initialement appris à Kangiqsujuaq me semblait à présent particulièrement clair, et je m‘exprimais avec facilité. Dès lors, devant des difficultés récurrentes à trouver un interprète, je décidais de poursuivre seul la recherche, faisant confiance à mes capacités à comprendre, parler, et écrire l‘inuktitut. Je prenais contact moi-même avec les personnes que je cherchais à rencontrer, puis je me présentais et présentais la recherche directement en inuktitut. Si la personne acceptait de me rencontrer, je posais les questions en inuktitut, et notais directement les réponses à l‘aide de l‘écriture syllabique; je me contentais de traduire plus tard les réponses en anglais sur une fiche séparée. Cette façon de faire m‘offrait plus de liberté et de flexibilité, mais surtout acheva de m‘insérer dans la communauté, en répandant l‘information de mes capacités à m‘exprimer en inuktitut. Cette phrase de la recherche a été très forte en émotions, dès lors que le filtre – aussi bien sémantique qu‘émotionnel – offert par la présence d‘un interprète était aboli. J‘ai pu mesurer l‘importance que représente l‘inuktitut aux yeux de nombreux Kangiqsujuarmiut : certains criaient de joie en m‘entendant parler inuktitut, d‘autres en avaient les larmes aux yeux. Ces progrès en inuktitut, grâce aux enseignements suivis à l‘INALCO de 2004 à 2007, puis à une participation intense à la vie familiale et communautaire des communautés visitées, furent également d‘une grande importance dans le déroulement des entrevues. Les premières entrevues, réalisées à Kangiqsujuaq en 2006 (Master 2) puis en 2007, avaient été élaborées en fonction d‘une recherche portant exclusivement sur les rites de la première fois (Pernet 2006). Je m‘étais appuyé sur l‘ethnographie du Nunavik existante (Saladin d'Anglure 2000) pour élaborer mes premières questions, cherchant à savoir quelles pratiques rituelles existaient encore, ne serait-ce que dans la mémoire des aînés. Si une partie de ces rites leur était effectivement familière, je réalisai assez rapidement qu‘une 75 génération au minimum, parfois deux, séparait les informateurs de B. Saladin d‘Anglure des aînés que je rencontrais. Les aînés vivant aujourd‘hui étaient nés à une période, les années 1930-1950, où la conversion au christianisme était effective. Ils n‘avaient pas connu la période de transition religieuse des toutes premières décennies du XXe siècle, non plus que certains des rites de la première fois rapportés par les aînés rencontrés dans les années 1960 par B. Saladin d‘Anglure.

Je m‘étais également appuyé sur l‘ethnographie réalisée au Nunavut (cf. chapitre 1.1.1), souvent plus ancienne encore. Ces rites existants dans d‘autres régions de l‘Arctique leur étaient inconnus, et dès lors que, maladroitement, je m‘efforçais de préciser la provenance des informations, je ne pouvais que constater à quel point celles-ci – dépersonnalisées et décontextualisées – ne présentaient que peu d‘intérêt à leurs yeux. Ils me rappelaient sans cesse la diversité culturelle du monde inuit, et me confrontaient à un régime de connaissance où les savoirs ne sont jamais objectivés. Inexpérimenté, j‘ai cependant eu la chance de rencontrer certaines personnes qui appréciaient de s‘exprimer sur les sujets que je leur proposais, et n‘hésitaient pas à remédier à mon ignorance par force explications et détails. Je dois dire aussi toute l‘importance qu‘eut la présence systématique de jeunes interprètes à mes côtés, à qui certaines connaissances étaient volontiers transmises, plutôt qu‘à moi, et qui suppléaient parfois la personne interrogée dans l‘interprétation et l‘explication de propos dont je ne saisissais pas l‘implicite. Comme dans le cadre de l‘enquête « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009), le rôle de ces interprètes fut essentiel lors de cette phase préliminaire de la recherche : ce sont elles qui contactaient les aînés que nous allions rencontrer dans le cadre du projet, qui traduisaient mes questions et leurs réponses, interprétaient leurs propos, en s‘efforçant de m‘offrir des explications supplémentaires lorsque, par ignorance, j‘étais surpris par les réponses proposées. Les rites de passage de l‘enfance étant le plus souvent associés, de leur point de vue, au rôle de la sanajik de l‘enfant, elles privilégiaient généralement des femmes – celles-ci officiant autrefois le plus souvent à titre d‘accoucheuses.

Ces entrevues de 2006 (Master 2) et 2007 duraient environ une heure, l‘interprète avec qui je travaillais me proposant souvent une traduction rapide des réponses apportées, qui serait 76

détaillée plus tard lorsque nous procédions ensemble à la transcription de l‘entrevue, puis à sa traduction. Je réalisais alors neuf entrevues, avec sept aînés – dont deux hommes – portant essentiellement sur les rites de la première fois, bien qu‘en suivant le lien établi par B. Saladin d‘Anglure entre séquences de la naissance et rites de la première fois, je me sois déjà aventuré à élargir mes questionnaires pour aborder des connaissances relatives à l‘accouchement et à la naissance, d‘abord, puis à la grossesse. Je réalisais également une dizaine d‘autres entrevues avec des personnes plus jeunes, qui ne figurent pas dans le tableau ci-dessous. Ce tableau (Tableau 2) présente exclusivement les entrevues réalisées avec des aînés de 2006 à 2010, qui composent l‘essentiel de l‘ethnographie des chapitres 3 à 7.

Aîné(e) Village Région Année de Sexe Entrevue(s) rencontré(e) d’origine naissance réalisée(s) Eva Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1935 Femme 17-05-2006 Ilimasaut (RIP) Alicie Kangiqsujuaq Quaqtaq 1946 Femme 23-05-2006 Koenak 02-06-2006 24-08-2009 27-08-2009 Maggie J. Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1948 Femme 01-06-2006 Qisiiq Maata Tuniq Kangiqsujuaq Kangirsuk 1924 Femme 04-07-2006 (RIP) 01-09-2009 Errayu Kangiqsujuaq Quaqtaq 1948 Femme 06-07-2006 Anogak Naalak Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1928 Homme 06-07-2006 Nappaaluk (RIP) Amaamak Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1931 Homme 07-06-2007 Jaaka 26-06-2007 Paulusi Puvirnituq Inukjuak c. 1930 Homme 15-10-2008 Napaartuq Minnie Puvirnituq Puvirnituq c. 1930 Femme 05-11-2008 Arsapaa 19-11-2008 Joshua Puvirnituq Puvirnituq 1949 Homme 13-11-2008 Sivuarapik Caroline Puvirnituq Inukjuak c. 1940 Femme 26-11-2008 Nutaraaluk

77 Alacie Puvirnituq Puvirnituq c. 1935 Femme 10-02-2009 Tukalak 11-02-2009 Orpigak Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1930 Homme 11-06-2009 Ilimasaut Kusugaliniq Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1942 Femme 14-07-2009 Ilimasaut Lizzie Irniq Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1940 Femme 11-08-2009 13-08-2009 Mary Kangiqsujuaq Kangiqsujuaq 1940 Femme 28-08-2009 Kiatainnaq Susie Kangiqsualujjuaq Kangiqsualujjuaq c. 1940 Femme 20-09-2010 Morgan Tableau 2 : Entrevues réalisées avec des aînés du Nunavik de 2006 à 2010

Ces premières entrevues réalisées à Kangiqsujuaq en 2006 et 2007 m‘avaient permis de rassembler de nombreuses descriptions de rites de la première fois, et incluaient des informations relatives à la grossesse, l‘accouchement et la naissance, ou la transmission des noms. Je modifiais systématiquement mes questionnaires, dans la mesure où je transcrivais et traduisais au fur et à mesure, avec l‘aide d‘une interprète, les entrevues réalisées. J‘étais alors capable d‘éliminer certaines questions qui ne faisaient pas sens, et d‘en inclure de nouvelles, basées soit sur les connaissances et récits obtenus lors de précédentes entrevues, soit sur des observations réalisées dans les communautés contemporaines. Les rites de distribution à la volée (parlaniq) sont toujours particulièrement fréquents aujourd‘hui, à l‘occasion de multiples événements communautaires : je me concentrais par exemple sur ces rites contemporains pour aborder les rites pratiqués autrefois. Je dois dire également que ces transcriptions et traductions réalisées sur le terrain, avec l‘aide d‘interprète, m‘ont permis de rentrer peu à peu dans le détail des termes et concepts privilégiés par mes interlocuteurs lorsqu‘ils abordaient et décrivaient certains phénomènes : le nom de rites – parlaniq par exemple –, de phénomènes spécifiques, comme la manifestation de qualités héritées de son éponyme – saunirsuniq –, ou encore de techniques utilisées lors d‘accouchement, permettaient de démontrer mes connaissances relatives sur un sujet, et d‘aiguiller la discussion sur des points relativement précis. J‘ai sans cesse retravaillé mes questionnaires en utilisant ces techniques, jusqu‘à souhaiter réaliser des projets d‘entrevue plus vastes, en collaboration avec différentes institutions.

78

1.4.2.2 La collaboration avec la maternité de Puvirnituq : première expérience collaborative

Lorsque je suis venu à Puvirnituq pour y séjourner, de septembre 2008 à mars 2009, j‘avais à la fois pour objectif d‘ouvrir une comparaison entre leurs rites de la première fois et ceux réalisés à Kangiqsujuaq, et de mieux comprendre comment ces rites intimement liés à la naissance avaient ici été affectés par le processus de médicalisation de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance. La maternité Innulitsivik, créée et gérée par des sages- femmes inuit de la communauté à la fin des années 1980, offrait un site d‘investigation extrêmement pertinent pour comprendre une forme d‘articulation entre culture inuit et appropriation des pratiques médicales. Cette articulation avait déjà intéressé des chercheurs (Fletcher 1994; Lavoie 2001), mais ceux-ci se fondaient sur une connaissance limitée des connaissances pratiques inuit de la région du Nunavik (cf. chapitre 1.1.1).

Grâce à une subvention du Bureau International de L‘Université Laval (Stage Interculturel Grand Nord), je proposais aux sages-femmes de la maternité de réaliser un document en inuktitut (Pernet, et al. 2009) sur les connaissances et pratiques des aînés qui concernaient la grossesse, l‘accouchement, et la naissance, puis le maternage et l‘éducation enfantine. Les sages-femmes m‘indiquèrent plusieurs aînées connues pour avoir fréquemment pratiqué des accouchements, dans leur jeunesse, et dont les connaissances à ce sujet étaient toujours reconnues. Deux d‘entre elles étaient indisponibles pour le temps de ma collaboration avec la maternité, mais la dernière, Alacie Tukalak, accepta avec plaisir de venir partager ses connaissances, pendant deux séances de près de trois heures chacune. Les sages-femmes proposèrent également qu‘une de leurs étudiantes participe au projet, de manière à compléter sa formation. Si elle fut présente lors des séances de l‘entrevue, ses activités extra-professionnelles ne lui permirent pas de participer au choix et à l‘organisation du questionnement. C‘est la jeune interprète avec laquelle j‘avais beaucoup travaillé les mois précédents qui joua un grand rôle dans la formulation et la sélection des questions. Elle participa également à la préparation du document final, en sélectionnant avec moi les ensembles de question-réponses les plus pertinents. Puisque l‘objectif était de préparer un document écrit unilingue, en inuktitut, utile à la maternité, nous négociâmes patiemment les questions et les réponses qui méritaient de figurer dans ce document, et sur 79 le CD audio qui l‘accompagnerait. Cet ajout donna lieu à un travail de montage qui influençait la production du texte final. Certaines hésitations ou redites furent supprimées, comme différents sons annexes, et, à la demande de mon assistante, les questions réenregistrées après coup, afin de ne laisser percevoir aucune hésitation, bafouillage, erreur ou manque de qualité, afin également de fournir un document audio d‘une qualité de langue égale. Cette attention aux formes non-écrites fut particulièrement appréciée par les sages- femmes de la maternité.

1.4.2.3 Les entrevues de Kangiqsujuaq : collaboration avec l’Institut Culturel Avataq

Ce travail réalisé en collaboration avec un organisme local a permis d‘atteindre un niveau de qualité et de détail, dans l‘exposé des connaissances, que j‘aurais été incapable d‘atteindre seul. Il était particulièrement important pour cette aînée que ses connaissances soient transmises à de plus jeunes femmes, et soient potentiellement utiles à un organisme pour lequel elle a beaucoup d‘estime, la maternité. Avant mon troisième séjour dans la communauté de Kangiqsujuaq (avril à septembre 2009), et riche de ces enseignements sur la valeur d‘une collaboration, je contactai l‘Institut Culturel Avataq pour leur proposer de réaliser des entrevues inspirées de celle réalisée à Puvirnituq. Dans le cadre de cette collaboration, j‘ai donc élaboré de longs schémas d‘entrevues qui reprenaient tous les aspects validés lors de notre collaboration à Puvirnituq, mais qui étaient susceptibles d‘être plus facilement modulés en fonction des connaissances et intérêts des trois aînées rencontrées. Ce caractère modulable s‘avéra particulièrement utile, car si certaines étaient plus facilement intéressées par les pratiques de soin, ou même le maternage, d‘autres étaient au contraire beaucoup plus portées à décrire certaines pratiques rituelles ou symboliques. Cette grille d‘entrevue offrait donc la possibilité de rencontrer les intérêts des aînées, et de les laisser s‘exprimer plus facilement sur les sujets qui les intéressaient, sans tarir leur parole.

Dans cette collaboration qui donna lieu à une publication de l‘Institut Culturel Avataq (Koneak, et al. 2012), les aînées rencontrées ont souvent insisté sur l‘importance à leurs yeux que leur savoir soit conservé et transmis aux jeunes générations, comme le fit Maata Tuniq à la fin de l‘entrevue : « J‘ai enregistré beaucoup d‘entrevues afin de partager mon 80

savoir, car il faut le transmettre aux jeunes générations » (Koneak, et al. 2012 : 226). L. Stevenson (2006a : 173), qui s‘est intéressée à cette participation des anthropologues aux politiques culturelles inuit, a mis en avant la façon dont l‘anthropologue est instrumentalisé dans son travail de recueil et d‘enregistrement des connaissances et récits des aînés, minoré comme interlocuteur au profit d‘un Inuk, jeune ou encore à naître, auquel s‘adresseraient en réalité les aînés. Les propos d‘Alicie Koneak semblent accréditer cette façon de concevoir, du point de vue des aînés, le rôle de l‘anthropologue engagé dans une telle collaboration :

Je parle de certaines des choses dont on ne parle plus beaucoup, même si les gens avaient l‘habitude d‘en parler autrefois. Certaines personnes qui possèdent de grandes connaissances au sujet de ces choses semblent avoir abandonné le sujet, car elles n‘en parlent plus, elles ne parlent plus de leurs connaissances qui pourraient être utiles dans le futur, même si elles sont mises de côté de nos jours (Koneak, et al. 2012 : 155-6).

En dépit de cette minoration, comme interlocuteur, dont nous faisons l‘objet dans de tels paradigmes collaboratifs, il est cependant inexact de prétendre que notre propre personne ne joue aucun rôle dans la réussite de tels projets. Au contraire, mon expérience montre que la reconnaissance dont j‘ai pu faire l‘objet, comme personne, après de longs séjours de terrains et l‘apprentissage de l‘inuktitut, a joué un grand rôle dans le déroulement de ces collaborations. En somme, notre participation aux réalités inuit n‘est pas anodine et définit ne serait-ce que notre capacité à être reconnu comme un interlocuteur valable, quoique mineur.

1.4.3 Collaboration et participation : les spécificités de l’anthropologie à l’heure de la recherche collaborative

Je voudrais conclure cet exposé de la méthodologie ayant guidé la recherche de terrain en détaillant un peu plus l‘importance de ma participation progressive aux réalités inuit – d‘un point de vue social autant que cognitif – pour la mise en place d‘une démarche collaborative, puis, finalement, la valeur d‘une telle combinaison pour le recueil et l‘enregistrement des connaissances inuit. S‘il est évident que le travail d‘ethnographe n‘a jamais été simple, et que la coopération des personnes avec lesquelles les anthropologues désirent travailler ne va pas de soi, le contexte dans lequel j‘ai travaillé m‘est d‘abord 81 apparu, ainsi qu‘à plusieurs autres doctorants de ma génération (Hervé 2010; Lachapelle 2010), particulièrement complexe.

Sans rentrer dans une réflexion de nature épistémologique portant sur la construction du savoir anthropologique en contexte postcolonial (Gagné et Salaün 2009), et sur la nature de notre relation au terrain et à nos interlocuteurs (Fassin et Bensa 2008), j‘évoquerai quelques aspects de mon expérience de terrain susceptibles d‘éclairer les raisons pour lesquelles les aînés avec lesquels j‘ai travaillé m‘ont finalement apporté leur pleine collaboration. Je conclurai cette réflexion en évoquant plus particulièrement ce qui m‘apparaît comme une spécificité anthropologique dans la mise en place d‘une démarche collaborative, à savoir sa complémentarité avec une approche plus participative.

Cette recherche a en effet commencé de manière très classique, l‘observation participante devant former la trame du quotidien, avec ses exigences d‘intégration progressive et d‘apprentissage de la langue. Grâce à B. Saladin d‘Anglure, j‘avais d‘abord été présenté à Sylvie Côté, de l‘Institut Culturel Avataq, qui avait joint avec moi la mairesse de Kangiqsujuaq pour lui exposer mon projet de recherche. J‘avais alors obtenu son autorisation pour effectuer la recherche, qu‘elle devait annoncer publiquement à la radio peu après mon arrivée. Très vite cependant, je fus naïvement surpris de ce que cette autorisation officielle de réaliser la recherche ne se traduisait en aucun cas par la coopération des personnes que je cherchais à rencontrer, que ce soit dans le cadre du projet de recherche « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo », ou dans le cadre des entrevues que je cherchais à réaliser. Même les lettres attestant le soutien de l‘Institut Culturel Avataq au projet de recherche « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » ne garantissaient aucune coopération particulière des habitants de Kangiqsujuaq ! Devant donc me débrouiller par moi-même, et m‘efforçant tant bien que mal de remplir mes objectifs de recherche, je faisais également l‘expérience de ma très grande dépendance aux interprètes, dont j‘ai détaillé plus haut la multiplicité des tâches.

À peine trois ans plus tard, au cours de l‘été 2009, je réalisais à Kangiqsujuaq trois des entrevues qui devaient composer l‘ouvrage réalisé en collaboration avec l‘Institut Culturel 82

Avataq (Koneak, et al. 2012). Ayant réalisé des entrevues avec ces mêmes aînées trois ans auparavant, j‘étais frappé par leur collaboration très active aux entrevues, par le degré de détail et d‘investissement dont elles faisaient preuve dans la transmission de leurs connaissances. En 2010, à Kangiqsualujjuaq, puis en 2011 dans le cadre d‘un autre projet, à Kangiqsujuaq, j‘avais également la chance d‘obtenir une excellente collaboration, lors de séjours de terrain pourtant très courts. Plusieurs facteurs se conjuguent semble-t-il pour expliquer cette coopération à la recherche, et d‘abord, le fait d‘être peu à peu reconnu comme une personne, pas seulement comme un chercheur.

1.4.3.1 Participation et reconnaissance : « devenir une véritable personne » au Nunavik

Je vais rapidement résumer de quelle manière, à Kangiqsujuaq, les gens ont peu à peu développé des relations avec moi, et l‘importance de cette reconnaissance progressive pour la collaboration des aînés à la recherche. Je soulignerai notamment l‘importance de cette reconnaissance en donnant quelques détails sur un projet réalisé en 2011.

La première année, en 2006, le fils de la famille chez qui je vivais me présentait souvent à ses amis comme son grand-frère. Son père est québécois, nous parlons tous les deux français, nous nous ressemblons un peu physiquement, et je suis à peu près aussi grand que son père. Quand certains de ses amis m‘ont vu pour la première fois, certains lui ont demandé si j‘étais un autre fils de son père, et il aimait bien jouer sur cette possible confusion, d‘autant que nous nous entendions bien. Ce « jeu » a pris de l‘ampleur, l‘année suivante, et d‘abord avec sa cousine. Elle et lui, qui s‘appelaient respectivement najatsaapik et anitsaapik, cousine et cousin, se sont entendus pour supprimer ce morphème –tsaq dans l‘emploi de leurs termes de parenté, ce qui donnait najaapik et aniapik, sœur et frère. Elle me dit un jour que puisque j‘étais le frère aîné de son frère, elle devrait m‘appeler son frère également, et moi sa sœur, ce que nous avons fait et faisons toujours, en toutes circonstances, en privé comme en public.

Le choix et l‘usage de ces termes d‘adresse réciproque avaient un côté ludique, mais c‘était aussi un jeu tout à fait sérieux. Il fallait nous conformer à cette proximité impliquée par ses

83 termes, et nous avons développé des relations très affectueuses. Depuis mon second séjour, je vis systématiquement chez la tante maternelle de mon « petit frère », chez la sœur aînée de sa mère. Aujourd‘hui, d‘autres personnes font référence aux membres de cette maisonnée où je vis à présent en utilisant des termes de référence, « ta mère », « ton frère », mais je ne m‘adresse pas à eux en utilisant les termes de parenté. Ce qui ne veut pas dire que la façon dont sont perçues nos relations n‘est pas pertinente. Par exemple ma « mère » a longtemps référé à ma fiancée en utilisant le terme ukuatsaq, « belle-fille ». Aujourd‘hui cependant, dans la mesure où j‘ai transmis l‘un de ses noms à notre fils, elle réfère dorénavant à ma fiancée en utilisant le terme anaana, « mère », et parle de son petit homonyme à la première personne.

Je suis conscient de la fragilité de ces relations. Il y a une part de jeu dans certaines d‘entre elles, une manière plaisante de se rapprocher, avec tout le sérieux et l‘importance des enjeux de ce que l‘on pratique sur un mode ludique. Cette manière d‘entrer en relation est aussi tout à fait cohérente avec l‘importance des formes de parenté souvent qualifiées d‘électives qui caractérisent la parenté inuit (Saladin d'Anglure 1998b) : l‘adoption, les relations déterminées par le nom, par le fait d‘avoir une sanajik, etc. Ces relations ont une importance capitale et définissent très largement la pratique de la parenté dans les familles et communautés inuit. Même cet assemblage à première vue hétéroclite de frères et de sœurs n‘est pas incohérent avec des relations qui se construisent différemment pour chaque personne, jusque dans les fratries.

Je ne dis pas que ces relations me font cesser d‘être un qallunaaq, francophone même si je suis de plus en plus inuitophone, Français de France, chercheur, etc. On ne supprime aucun élément de mon identité, on y a ajouté des relations, on a élaboré autour de moi un maillage de relations qui me constituent comme une personne, qui font que je suis reconnu comme telle, et où mon identité de chercheur s‘intègre comme une facette, et non plus comme ce qui me définit. Avec la notion de reconnaissance (Honneth 2002; Ricoeur 2004), je crois

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qu‘on peut comprendre ce « devenir une véritable personne34 » décrit par A. Fienup- Riordan (2000b) en Alaska. Une fois engagé, ce devenir marque profondément le chercheur : ce n‘est pas un simple jeu de rôle qui se produirait sur place, et dont on pourrait sortir à sa guise aussitôt le travail de terrain terminé, d‘autant qu‘il est aujourd‘hui facile de maintenir certaines relations grâce aux communications comme à la mobilité des Inuit et leur engagement dans les espaces urbains du Sud.

Cette redéfinition progressive de mon identité représente clairement l‘un des facteurs ayant favorisé la pleine coopération des aînées lors des entrevues réalisées en collaboration avec l‘Institut Culturel Avataq en 2009, puis en 2011, lors d‘un projet réalisé dans le cadre d‘un partenariat entre le Musée de la Civilisation de Québec, représenté par Laurent Jérôme, la Boîte Rouge Vif, un organisme autochtone représenté par Carl Morasse, et l‘ARUC Leadership et Gouvernance au Nunavut et au Nunavik, dont j‘étais le représentant. Si « devenir une véritable personne » représente une formule frappante pour décrire la dimension sociale de ma participation progressive aux réalités inuit, cette participation apparaît tout autant un processus cognitif – qui relève de la connaissance. Cette dimension cognitive apparaît un second facteur susceptible d‘expliquer l‘excellente coopération des aînées lors des entrevues réalisées à partir de 2009. L‘apprentissage de l‘inuktitut fait partie intégrante de ce processus, et m‘apparaît de plus comme un facteur d‘autonomie essentiel.

1.4.3.2 S’affirmer progressivement dans la langue et la culture

Récemment, dans un article évoquant les difficultés de la recherche et de l‘accès au terrain dans le contexte postcolonial inuit, P. Collings (2009) évoquait une technique de recherche appelée « phased assertion », qui consiste pour l‘anthropologue à démontrer qu‘il possède les compétences nécessaires pour communiquer de façon socialement pertinente et culturellement appropriée avec les personnes de la communauté où il travaille. En contexte d‘entrevue notamment, l‘usage de cette technique impliquerait pour l‘anthropologue de

34 On peut lire dans cette formule une inversion des propos de P. Rabinow (1988 : 52) : « Si l‘informateur a toujours raison, il s‘ensuit que l‘ethnologue doit devenir une sorte de non-personne, ou plus exactement une persona dans toute l‘acception du terme. […] Telle était la position prônée par mes professeurs : on devait tout simplement endurer tous les ennuis et désagréments qui pouvaient survenir. Il vous fallait complètement dépouiller votre propre éthique, récuser votre code de conduite et conception du monde […] ». 85 démontrer sa maîtrise de connaissances locales élémentaires, acquises grâce à sa participation à la vie quotidienne de ses hôtes. Faire une telle démonstration, à l‘intention de la personne interrogée, permet au chercheur de montrer qu‘il est prêt à recevoir un savoir plus complexe, mieux détaillé (Collings 2009 : 134), et pourquoi pas des réflexions personnelles sur ces connaissances ou sur certains phénomènes, voire des jugements de valeur. L‘un des buts de l‘article est de souligner l‘importance de l‘engagement du chercheur dans la réalité sociale de ses hôtes, à l‘aide de l‘observation participante. L‘affirmation progressive du chercheur dans l‘univers de sens de ses interlocuteurs, résultat d‘une intégration progressive – et très partielle – des schèmes culturels auxquels il se voit exposé, permet de favoriser la coopération de ces derniers à la recherche (Collings 2009 : 152-3).

Lorsque j‘ai réalisé les entrevues qui composent l‘ouvrage réalisé en collaboration avec l‘Institut Culturel Avataq, je n‘avais pas connaissance de cette technique de recherche. Je l‘utilisais pourtant sans avoir pris le temps de définir ma démarche, en commençant chaque entrevue par une phase d‘introduction relativement longue, lors de laquelle j‘avais l‘habitude de poser quelques questions permettant de situer la personne interrogée, de mieux cerner son identité, tout en témoignant de ma participation relative à l‘univers de sens circonscrit par la culture inuit. Je demandais systématiquement à la personne de se présenter, et de citer le nom de ses ascendants, ses parents en particulier, avant de préciser son lieu de naissance et les territoires fréquentés par sa famille avant la sédentarisation. À partir de ces premières informations, j‘abordais rapidement la question de ses noms personnels – et non plus seulement celui par lequel la personne s‘était présentée – en l‘interrogeant sur l‘identité de ses éponymes, et, en fonction de la tournure des réponses, en émettant des hypothèses sur les conséquences de cette relation sur sa socialisation.

Ces questions et hypothèses nous introduisaient immédiatement au sein d‘un univers de sens partagé, où l‘identité ontologique établie par le partage du nom régit de multiples expériences de l‘enfance. À Kangiqsujuaq, Lizzie Irniq s‘était par exemple exclamée : « Que j‘aime cette question ! », après que je lui ai demandé si elle avait appris des activités masculines puisqu‘elle portait également le nom de son père. Elle m‘avait alors raconté 86

certains de ces souvenirs de jeunesse les plus vifs, la liberté qu‘elle ressentait alors que, encore jeune fille, elle pouvait se déplacer en traîneau à chiens et construire un iglou pour passer la nuit lors de petits voyages. Je dois certainement cette façon d‘introduire la question des noms personnels très tôt dans le déroulement des entrevues à mon expérience dans le projet « repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » et aux textes de B. Saladin d‘Anglure (Saladin d'Anglure 1970a, 1986, 2006c) sur cette question, mais tout autant à mon expérience de terrain et à ma maîtrise de l‘inuktitut, qui m‘ont permis de vivre dans un univers où l‘expérience de soi et des autres est marquée par l‘éponymie.

Mon affirmation progressive comme une personne marquée par la culture inuit est en grande partie parallèle à mon apprentissage de la langue, qui a joué aussi bien en faveur de ma reconnaissance sociale que de mon intégration de principes culturels inuit. Plus encore cependant, cet apprentissage de l‘inuktitut m‘a offert un moyen particulièrement puissant de démontrer ma participation aux réalités culturelles inuit, jusque dans le cadre d‘entrevues. Dès 2008, je ne demandais plus aux interprètes avec qui je travaillais que de traduire mes questions, et quelques réponses lorsqu‘un élément m‘échappait. Finalement, en 2010, je réalisais ma première entrevue uniquement en inuktitut, sans interprète. J‘avais été invité par mon amie Aani Baron – aujourd‘hui l‘arnaqutik de mon fils (cf. chapitre 6) – à me rendre à Kangiqsualujjuaq pour y passer quelques jours. Je résidais pendant une semaine chez feue sa mère, et je décidais de profiter de mon séjour pour rencontrer Susie Morgan, une aînée du village que plusieurs personnes m‘avaient suggéré de rencontrer. J‘avais avec moi les questionnaires préparés pour les entrevues réalisées l‘année précédente dans le cadre de ma collaboration avec l‘Institut Culturel Avataq. Pour des raisons circonstancielles – l‘absence d‘interprète disponible pendant la durée de mon cours séjour – je proposais à Susie Morgan de réaliser l‘entrevue en inuktitut par moi-même. Elle accepta ma proposition, et cette entrevue de près de deux heures, uniquement en inuktitut, fut certainement l‘une des plus riches que j‘ai jamais réalisées.

Pour comprendre la réussite de cette entrevue, il faut d‘abord souligner la richesse des connaissances de Susie Morgan, acquises au contact de sa mère qu‘elle assistait parfois dans son travail d‘accoucheuse. Il faut également souligner que ma démarche visant le 87 partage systématique des entrevues avec l‘Institut Culturel Avataq était particulièrement bien reçu, et me faisait bénéficier en quelque sorte de la réputation de l‘Institut, tout en construisant un contexte dans lequel, comme L. Stevenson (2006a : 173) le soulignait, Susie Morgan s‘adressait à travers moi aux générations futures, désireuse de voir ses connaissances enregistrées et transmises. Finalement, ma maîtrise de l‘inuktitut comme mes questions lui indiquaient immédiatement que nous allions pouvoir évoquer des connaissances avancées.

La qualité de cette entrevue, et de plusieurs autres auparavant, est en quelque sorte le résultat de cet ensemble de facteurs, et notamment d‘une participation – sociale, linguistique, cognitive – toujours plus poussée à la réalité inuit. Elle est aussi le résultat de la mise en œuvre d‘une démarche plus collaborative, d‘abord avec les sages-femmes inuit de la maternité Inuulitsivik, puis avec l‘Institut Culturel Avataq.

1.4.3.3 Complémentarité des démarches participative et collaborative en anthropologie

La collaboration avec des institutions inuit représente clairement un facteur essentiel dans la réussite des entrevues réalisées depuis 2009, pour plusieurs raisons. Il faut d‘abord souligner que cette collaboration donne du sens à la coopération des aînés, en créant une situation susceptible de leur permettre de se « réaliser ». P. Collings (2001) soulignait à quel point le fait de pouvoir transmettre son savoir aux plus jeunes représentait un élément- clé dans la conception inuit contemporaine du statut d‘aîné. Dès lors, le fait de collaborer avec des institutions inuit dont le mandat consiste justement à recueillir et transmettre les connaissances des aînés permet à l‘anthropologue de rencontrer le désir de ces derniers, et d‘élaborer un cadre significatif au sein duquel ils peuvent se réaliser comme aînés, non pas seulement comme « personnes âgées » mais comme acteurs majeurs des politiques culturelles contemporaines. Dans ce contexte, une collaboration avec une institution inuit représente clairement un dispositif de transmission intergénérationnel significatif pour eux, dans lequel ils représentent des acteurs de premier plan.

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Mon expérience semble également suggérer que de telles collaborations reproduisent la tradition ethnographique de l‘informateur-clé, privilégiant en effet les riches connaissances acquises par certains experts culturels dans des domaines particuliers. Il est clair aux yeux des Inuit que tous les aînés ne peuvent être considérés comme égaux en termes de connaissances, et que certaines personnes ont de véritables expertises. S‘il est intéressant de rencontrer progressivement un grand nombre d‘aînés, et d‘aborder leur expérience comme leurs connaissances, de manière à circonscrire un domaine du savoir et à atteindre une certaine « saturation », accéder à des connaissances exprimées en détail, en profondeur, impose de travailler avec une personne confiante dans son expertise.

Aujourd‘hui, de telles collaborations ne sont certainement pas le propre de l‘anthropologie, la plupart des disciplines universitaires établissant des partenariats et des collaborations institutionnelles avec les Inuit. La spécificité de l‘anthropologie, dès lors, passe certainement par la façon dont se construit notre collaboration : c‘est, du moins, ce que me laisse penser ma propre expérience de recherche. J‘ai souligné l‘importance de notre engagement comme personne pour la qualité de la recherche. En cela, la démarche participative de l‘anthropologie constituant toujours l‘une de ses caractéristiques essentielles, la mise en œuvre de collaborations institutionnelles apparaît comme un second temps de la démarche, où participation et collaboration se nourrissent l‘un de l‘autre dans une dynamique complémentaire. Nombre de disciplines établissent d‘abord des partenariats institutionnels, qui ne garantissent pourtant pas la coopération locale des Inuit; au contraire, l‘anthropologie peut d‘abord, à force de patience et d‘engagement, établir les fondements personnels et communautaires d‘une collaboration ensuite engagée à un niveau institutionnel. Dès lors, de telles collaborations viendraient achever d‘offrir un cadre pertinent et attractif, à même de garantir la pleine coopération des aînés rencontrés, et offrant des possibilités inégalées de partage et de diffusion des connaissances recueillies, en langue inuit notamment.

89 Conclusion

La recherche contemporaine est parcourue d‘enjeux de reconnaissance, dont il importe de considérer le complexe enchevêtrement. La reconnaissance juridique opérée par les chartes et comités d‘éthique ne devrait en aucun cas être confondue avec le travail pour une reconnaissance mutuelle entre chercheurs et participants. Une telle reconnaissance ne peut être le fruit que d‘un engagement de long terme dans la vie quotidienne et la réalité sociale de nos hôtes, et des transformations sociales et cognitives qu‘un tel engagement implique. Cependant, opérant plutôt au niveau des sphères culturelles et émotionnelles, je n‘ai pas souhaité transformer mon expérience en règles de conduite (Collignon 2010 : 76). J‘ai plutôt cherché à exposer la façon dont cette reconnaissance représente un facteur essentiel pour la coopération des personnes avec lesquelles nous cherchons à travailler, et à dégager le rôle de plusieurs facteurs dans la réussite des démarches de recueil et d‘enregistrement des connaissances inuit. Le chapitre suivant s‘appuiera implicitement sur cette expérience de terrain pour décrire le Nunavik contemporain, et le passé qui habite encore aujourd‘hui ses habitants.

90 Chapitre 2. Nunavimmiut : le territoire, l’histoire et la personne

Les Inuit qui vivent aujourd‘hui dans les communautés de Kangiqsujuaq, de Kangiqsualujjuaq ou de Puvirnituq soulignent – parfois avec humour – avoir emprunté de nombreux éléments de la culture euro-canadienne (qallunaarsiutiit). Voitures et camions, véhicules tout-terrain et motoneiges, ou encore bateaux à moteur ont remplacé les traineaux à chiens et kayaks qu‘utilisaient les aînés dans leur jeunesse. Les maisons bénéficient des services municipaux d‘approvisionnement en eau et en fuel, de traitement des ordures ménagères et des eaux usées. Elles sont raccordées au réseau électrique de la communauté, à la télévision par câble, et la plupart d‘entre elles louent un modem satellite pour l‘accès à Internet. Les salaires et les aides sociales sont des ressources de premier plan dans l‘économie locale, indispensables pour s‘approvisionner au magasin et faire vivre sa famille. Le diplôme d‘études secondaire représente un accès à des emplois de qualité, et de nombreuses formations pour adultes ouvrent la porte à des emplois qualifiés. L‘école, où l‘enseignement se fait en français ou en anglais après les trois premières années du primaire, est au centre de la vie enfantine, et les temporalités de la vie scolaire et professionnelle scandent à présent les rythmes de la vie quotidienne de nombreuses familles.

Ils soulignent également à quel point ils s‘efforcent de pratiquer un mode de vie tourné vers les usages du territoire (maqainniq). La chasse, la pêche et la cueillette, quoique fréquemment réservées aux fins de semaines pour nombre de salariés, constituent des activités primordiales qui mobilisent d‘autres temporalités et orientent les destinations privilégiées à l‘extérieur de la communauté. Ces activités sont toujours hautement valorisées, pour le sentiment d‘accomplissement personnel qu‘elles procurent et leur importance dans la capacité de la personne à subvenir de manière autonome aux besoins de sa famille, tout comme le sont d‘ailleurs les compétences et habiletés liées à la couture, à la fabrication d‘outils et d‘équipements de chasse, et à la construction des habitats. Souvent acquises plus tardivement qu‘autrefois, ces connaissances font également l‘objet d‘initiatives nouvelles visant à favoriser leur transmission. Ateliers et maisons de couture 91 offrent l‘opportunité de développer ces connaissances et savoir-faire à ceux et celles qui n‘ont pu les acquérir dans un contexte familial, et participent même de la revitalisation de certaines techniques plus spécifiques. Dans la région de Kangiqsujuaq, les chasses à la baleine boréale de 2008 et 2009 ont mobilisé des participants venus de tout le Nunavik, coopérant dans la réalisation de cet exploit inédit depuis plus d‘un siècle (Figure 1). L‘inuktitut demeure la langue de la famille, et, dans nombre de contextes, la langue de travail, objet d‘attention particulières depuis quelques années. L‘intensité de l‘activité néologique offre les moyens d‘exprimer en inuktitut les réalités contemporaines de l‘école, de l‘administration, de la médecine et du droit, et si le langage utilisé par les jeunes inquiète parfois les parents, que ce soit en raison d‘une qualité affaiblie à leurs yeux ou plus simplement d‘usages spécifiques à leur groupe d‘âge, l‘entrée dans l‘âge adulte s‘accompagne souvent d‘une plus grande correction.

Figure 1 : Chasseurs de baleine boréale au large de Kangiqsujuaq, en 2009 (Photo : Fabien Pernet) 92

La vie quotidienne et la réalité inuit s‘articulent autour de ces deux sphères d‘activités aujourd‘hui interdépendantes. Le village est caractérisé par des activités économiques souvent qualifiées de kiinaujaliurutiit (Dorais 2001) – les différents moyens qui permettent de gagner de l‘argent; des relations sociales aussi bien familiales qu‘interfamiliales, et une vie domestique centrée sur la maisonnée (illuqatigiit); un ordre social marqué par les règlements municipaux et les lois des divers paliers de gouvernements; un rôle central des églises dans le maintien et le rétablissement de la paix sociale, mais également de la paix morale de leurs membres. Les pratiques du territoire – maqainniit – se vivent dans le cadre de relations qui mobilisent essentiellement le réseau de la famille étendue, et le respect, jusque dans les lieux très fréquentés, d‘une distance spatiale raisonnable entre les différentes familles co-présentes; l‘ordre social y est régi par les règles de vie inuit qui organisent aussi bien les relations interpersonnelles que les relations aux non-humains. Le village lui-même est le cœur d‘un réseau de camps de chasse construits sur les anciens sites familiaux, qui sont autant de relais pour les activités de chasse, de pêche ou de cueillette. Les pratiques du territoire mobilisent cependant d‘importantes ressources pour la maisonnée, et bien que plusieurs programmes régionaux apportent une aide financière à ces activités, dans le cadre de la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois (CBJNQ), les kiinaujaliurutiit sont indispensables à la conduite de ces activités. Inversement, les pratiques du territoire peuvent devenir des kiinaujaliurutiit, notamment avec le développement d‘emplois liés au tourisme et à l‘environnement (Dorais 2010 : 66). On assiste également de plus en plus à des transactions monétaires autour du partage des gibiers35. Nombre de chasses sont cependant soumises à des réglementations et des quotas qui sont souvent vécus comme un empiètement des prérogatives gouvernementales sur un domaine souverain de la vie inuit.

35 Ce phénomène, souvent considéré comme une commercialisation de la nourriture du pays, me semble relever dans certains cas d‘une autre problématique. Bien que ces pratiques soient fréquemment contestées par certains Inuit qui rappellent la gratuité (akiqanngituq) des gibiers, les contre-arguments considèrent le plus souvent que les prix des équipements et carburants ne permettent plus toujours de donner gratuitement – au- delà du cercle familial – des gibiers dont la chasse engendre des coûts élevés. Pour ces personnes, recevoir de l‘argent en échange de parts de gibier est un moyen de préserver leurs activités de chasse, et la redistribution des gibiers auxquels ils procèdent, et non un paiement pour le gibier lui-même. 93 Les différentes générations qui composent les familles inuit contemporaines n‘ont pas le même rapport au village et au territoire, non plus qu‘aux activités ou à l‘ordre social qui règne dans chacun d‘eux. Les jeunes adultes, les jeunes et les enfants sont nés dans la période postcoloniale ouverte par la CBJNQ, et sa dynamique de réappropriation des institutions héritées de la période coloniale. Ils ont vécu une période marquée par l‘affirmation identitaire et culturelle, un idéal d‘autodétermination politique, une économie fondée sur la scolarisation et le salariat, mais également une société intégrée dans la mondialisation avec un accès accru aux idées et marchandises en circulation, ainsi qu‘à la mobilité au niveau mondial. A contrario, certains sont restés exclus de cette mobilité nouvelle comme de ses formes traditionnelles, et nombre d‘entre eux ont vécu les difficultés sociales qui affectent les communautés contemporaines. La génération des adultes a vécu les changements de la période coloniale, et si les plus âgés parmi eux ont passé les premières années de leur enfance dans les camps nomades, nombre d‘entre eux n‘ont connu que la vie des communautés sédentaires, d‘abord dans ces minuscules maisons surnommées matchboxes. Ils sont ceux qui ont vécu les drastiques changements imposés dans les années 1960, la scolarisation coloniale, les politiques d‘évacuation pour accouchement, et la transition d‘une économie encore largement fondée sur la chasse, la pêche et la trappe vers le salariat. Ce sont eux également, avec le soutien de leurs aînés, qui ont mené les luttes politiques et culturelles menées au début des années 1970. La génération des aînés a également vécu ces périodes de changement social, et ont souvent été des acteurs importants dans l‘organisation des communautés sédentaires, en particulier leur organisation religieuse. Nés dans les années 1930 et jusqu‘au début des années 1950, la plupart d‘entre eux ont connu dans leur enfance et leur jeunesse la vie nomade de ces décennies, avant d‘être adultes à l‘époque de la sédentarisation. Ils sont parmi les premiers héritiers d‘une culture inuit chrétienne, et jouent aujourd‘hui un rôle majeur dans les politiques inuit de la culture, participant à la transmission de l‘histoire et des connaissances de leur région.

Dans ce chapitre, après avoir exposé l‘évolution des relations entre identité et territoire dans la région de l‘actuel Nunavik, je détaillerai le contexte contemporain dans lequel s‘est déroulée la recherche, avant de m‘arrêter sur le contexte historique des rites de passage des 94

années 1930 à 1960, ceux que décrivent les aînés avec lesquels j‘ai eu l‘occasion de travailler. Finalement, je présenterai les conceptions de la personne prévalant avant la conversion au christianisme, et les transformations qui marquèrent ces conceptions lors de la conversion.

2.1 Nunavik : territoire, identité et histoire 2.1.1 Introduction : Identités et territoires au Nunavik, hier et aujourd’hui

Les archéologues considèrent que l‘actuelle région du Nunavik fut peuplée par les Thuléens, du XIIe au XVe siècle, supplantant peu à peu, comme dans les autres régions de l‘Arctique central et oriental, la précédente culture dorsétienne (Plumet 1978 : 110). Le « Petit âge de glace », dès le début du XVIe siècle, conduisit les Thuléens et leurs descendants, Inuit historiques, à diversifier leur usage du territoire et de ses ressources, dans une configuration perdurant jusqu‘à la fin du XIXe siècle (Saladin d'Anglure 1984 : 499-501). La péninsule du Québec-Labrador comprenait alors trois grands ensembles culturels et linguistiques (Carte 1) qui tendent depuis quelques décennies à se recomposer, en raison notamment des frontières provinciales séparant l‘actuelle région du Nunavik, au sein de la province de Québec, de Terre-Neuve et Labrador.

Depuis le travail de L. Turner (1894) en Ungava de 1882 à 1884, les anthropologues distinguent ces différents groupes en fonction de la façon dont les habitants de Kuujjuaq les désignaient (Saladin d‘Anglure 1984 : 476-7). Les Siqinirmiut (« Habitants du Sud ») étaient ainsi les Inuit vivant sur la côte atlantique au nord du Labrador, jusqu‘aux côtes de la baie d‘Ungava situées à l‘est de l‘actuel Tasiujaq; les Tarramiut (« Habitants du Nord ») étaient les habitants de la côte ouest de la baie d‘Ungava, et jusqu‘à la rive sud du détroit d‘Hudson, depuis Tasiujaq jusqu‘à la région d‘Ivujivik; les Itivimiut (« Habitants de l‘autre côté du pays ») étaient les Inuit de la côte est de la baie d‘Hudson depuis, au nord, la région de l‘actuel Akulivik jusqu‘à la Baie James, au sud. L. Turner inclut dans le même grand ensemble culturel de la péninsule les Qikirtamiut (« Habitants des îles »), soit les habitants des îles Belcher, qui font aujourd‘hui partie du Nunavut.

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Carte 1 : Carte linguistique du Nunavik – d’après les travaux de L.-J. Dorais (1996)

Ces termes désignant les différentes bandes régionales habitant la péninsule à la fin du XIXe siècle sont surtout relatifs, et prennent tout leur sens pour un locuteur situé à Kuujjuaq. Tuumasi Kudluk, de Kangirsuk mais dont la famille est originaire des îles Belcher, rappelait les termes réciproques utilisés autrefois pour désigner les habitants des différentes régions du Nunavik : « Nos ancêtres appelaient leurs côtes respectives itiviani. Les Inuit de l'Ungava et ceux de la baie d'Hudson s'appelaient les uns les autres itivianimiut 96

(gens de itiviani). Les gens du nord appelaient ceux du sud siqinirmiut et les Inuit du sud appelaient ceux du nord tarramiut » (Avataq Cultural Institute 1983 : 103).

Cette description, parallèle à celle que faisait L. Turner depuis Kuujjuaq, montre l‘existence d‘un double critère de distinction pour les habitants de la péninsule. On distinguait de manière globale les habitants d‘une côte et ceux de l‘autre, et on distinguait, parmi les habitants d‘une même côte, ceux du nord et ceux du sud. Il convient surtout de ne pas figer trop rigoureusement les termes de ce système relatif de dénomination de l‘espace et de ses occupants – bien qu‘ils correspondent généralement à de véritables différences dialectales, technologiques et culturelles – dans la mesure où les migrations familiales et les déplacements de populations étaient fréquents, dans la mesure également où d‘autres formes de dénomination existaient à des échelles plus restreintes. Un premier niveau était celui des sites occupés, en particulier les camps hivernaux, dont les noms servaient à désigner leurs habitants. Un second niveau consistait en des termes géographiques, parfois liés dans une opposition sémantique, qui désignaient des groupes utilisant un réseau de camps tout en étant dans une relation étroite les uns aux autres. Une distinction que l‘on retrouve notamment à Kangiqsujuaq est ainsi l‘opposition aggu (« exposé au vent ») et urqu (« protégé du vent »), chacune de ces parties du territoire comprenant plusieurs camps saisonniers utilisés par plusieurs familles (Saladin d'Anglure 1984 : 477; 2001b : 86).

Aujourd‘hui, les Inuit du Nunavik ont de plus en plus tendance à distinguer deux groupes culturels principaux, en fonction de la géographie des anciennes différences culturelles et dialectales36, mais également en fonction des divisions administratives et institutionnelles contemporaines, voire des lignes aériennes37 (Carte 2). Le second niveau du système contemporain d‘identification de l‘espace et de ses occupants est celui des 14 municipalités

36 Il existe deux sous-dialectes principaux (Dorais 1996 : 51), soit celui de la côte est de la baie d‘Hudson (de Kuujjuarapik au sud à Puvirnituq au nord), ou sous-dialecte itivimiut, et celui de la rive sud du détroit d‘Hudson et de la baie d‘Ungava (de Akulivik à Kangiqsualujjuaq), ou sous-dialecte tarramiut (carte 1). 37 L‘administration de la santé divise par exemple son fonctionnement en liant les 7 communautés de la Baie d‘Hudson (de Kuujjuarapik à Ivujivik) à l‘hôpital de Puvirnituq, tandis que les 7 communautés du détroit d‘Hudson et de la baie d‘Ungava sont liées à l‘hôpital de Kuujjuaq. Nombre d‘institutions fonctionnent ainsi, doublant les postes en fonction des deux côtes. Air Inuit opère selon deux routes aériennes principales qui se rejoignent au niveau de Montréal, au Sud, et de Salluit, au nord, soit la ligne de la baie d‘Hudson, de Kuujjuarapik à Salluit, et la ligne de l‘Ungava, de Kuujjuaq à Salluit. 97

Carte 2 : Le Nunavik contemporain nordiques, dont le nom sert à désigner leurs habitants, sur le modèle naguère des camps d‘hiver. Il faut y ajouter les qallunaanimiut, Inuit urbains dont la majorité vit dans la région de Montréal, tout en maintenant des liens étroits avec les communautés du Nunavik. Le troisième niveau de ce système est composé, dans un même village, par la connaissance des anciennes formes d‘occupation du territoire alentour : côtiers ou habitants de l‘intérieur, habitants du nord ou du sud du site actuel, etc., par les liens unissant les familles

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descendants d‘ancêtres communs, ainsi que par les affiliations religieuses (Dorais 1997; Koperqualuk 2011).

Aujourd‘hui donc, en raison des frontières provinciales tracées aux XIXe et XXe siècles38, de la sédentarisation et des luttes autonomistes ayant abouti à la CBJNQ, les différentiations et les systèmes de dénomination qui les organisent se recomposent. La création du Nunavik, à la suite de la CBJNQ, a vu l‘affirmation d‘une identité nunavimmiuq, à la fois régionale et inscrite dans une nouvelle géographie identitaire. Celle- ci mobilise l‘adhésion à une identité inuit canadienne plus large, renforcée par les liens de parenté qui existent souvent par delà les frontières provinciales et territoriales, et plus largement encore à une identité inuit transnationale (Morin et Saladin d'Anglure 1995; Bouchard 2008). Le développement de cette identité régionale n‘a rien d‘exclusif, et les différences dialectales et culturelles ne sont en aucun cas négligées ou envisagées comme un problème. , de Puvirnituq39, introduit son encyclopédie Sivulitta piusituqangit (1988) en soulignant cette identité des Inuit du Nunavik, par delà leurs différences culturelles et linguistiques :

Taamusi Qumaq a compris [par sa recherche] que la culture inuit était unique, ici, au Nunavik. Les pratiques des habitants du Nunavik différent légèrement, par certains aspects […]. Bien que tous pratiquent des activités identiques, les dialectes parlés dans des villages voisins sont légèrement différents. Les objets que les Inuit fabriquaient, leurs armes ou leurs équipements, n‘étaient pas non

38 Le territoire actuel du Nunavik faisait partie des territoires de la Compagnie de la Baie d‘Hudson (Terre de Rupert) jusqu‘à ce que cette dernière vende le territoire à la nouvelle Confédération canadienne. Le territoire, de 1874 à 1895, fait partie des Territoires du Nord Ouest, avant de devenir le District d‘Ungava (1895). En 1912, le Fédéral donne une partie des territoires nordiques à trois provinces. L‘actuel Nunavik est donné à la province du Québec (sans les îles), sous le nom d‘Ungava ou de Nouveau-Québec (Ministère du Patrimoine Canadien 2010 : 17-8). Entre 1912 et 1927, rien ne se fait pour les Inuit. Le Fédéral prétend que les Inuit sont sous la responsabilité de Québec, et la province prétend que les Inuit, comme les Indiens, relèvent du Fédéral. Le Conseil privé britannique tranche en 1927 la question, en faveur de la thèse québécoise. Ce n‘est qu‘à partir de ce moment qu‘une politique fédérale est mise en place pour cette partie québécoise de l‘Arctique inuit (Duhaime 1983). Le Conseil privé de Londres définit également à cette date, la frontière entre le Québec et le Labrador. En 1949, Terre-Neuve-et-Labrador entre dans la Confédération, devenant la dixième province du Canada, séparant les Inuit du Nunavik de ceux du Labrador. 39 Taamusi Qumaq faisait partie des dissidents qui s‘opposèrent à la cession des droits territoriaux à laquelle procédait la CBJNQ, et militaient pour un gouvernement autonome et une décolonisation du territoire, à travers l‘association Inuit Tunngavingat Nunamini (ITN). La CBJNQ, éteignant les revendications territoriales, fut négociée par les représentants d‘association Inuit Katutjiqatigiinninga Kupaip Tarrangani, plus connue sous le nom de Northern Quebec Inuit Association (NQIA). 99 plus absolument identiques, et les mots désignant ces objets pouvaient varier, mais tous pouvaient cependant se comprendre mutuellement, c‘était ainsi. Malgré ces légères différences, nous nous comprenons, parce que nos actes comme nos désirs sont identiques, comme le sont nos refus (Qumaq 1988 : 1)40.

La démarche de Taamusi Qumaq s‘inscrit dans un vaste mouvement, au Nunavik comme au Nunavut, qui a vu se multiplier les démarches de recueil des connaissances et de la mémoire des aînés. Si les discours historiques font ainsi une entrée en force dans une société longtemps réputée imperméable à l‘histoire, ils semblent néanmoins mobiliser des formes de conscience historique et des régimes d‘historicité qui ne se laissent pas enfermer dans ceux que privilégient la culture scientifique des historiens ou des anthropologues (Laugrand 2002; Koperqualuk 2009). Les formes d‘histoire collective privilégiées par les aînés passent notamment par l‘expression de leurs propres expériences et connaissances – Inuit qaujimajatuqangit. Si les Nunavimmiut s‘interrogent encore sur les façons d‘élaborer leur histoire collective, la multiplicité des projets d‘histoire orale et des prises de paroles publiques d‘aînés témoigne d‘une réflexion en acte. Comme le souligne L. Koperqualuk (2009 : 17-8), ce qui importe est que ce soit les Inuit qui définissent leur façon d‘élaborer l‘histoire, et que celle-ci soit élaborée en fonction de leurs expériences.

Pour ces raisons, je ne prétends pas ici offrir une histoire du Nunavik, mais plus simplement une historicisation qui s‘efforce notamment de cerner la façon dont les changements sociaux du XXe siècle affectèrent les rites de passage. On considérera notamment deux périodes, la première correspondant au contexte de la recherche, la seconde au contexte historique des rites de passage décrits par les aînés.

2.1.2 Le Nunavik postcolonial : héritages coloniaux et politiques de la culture

Les connaissances exprimées aujourd‘hui par les aînées doivent être envisagées en fonction du contexte contemporain. Comme l‘indiquaient F. Laugrand et J. Oosten, dans leur introduction au volume 1 de la série Entrevues avec les aînés réalisée avec le Nunavut Arctic College, « le savoir traditionnel n‘est pas quelque chose d‘abstrait séparé du contexte

40 TdA. Toutes les citations tirées de textes de Taamusi Qumaq ont été traduites par l‘auteur de cette thèse. 100

dans lequel il est produit » (Oosten et Laugrand 2000 : 9). Il importe de ne pas oublier que le savoir des aînés, constamment réactualisé par son ancrage dans la pratique, testé et mis à l‘épreuve par eux-mêmes, est toujours orienté vers l‘avenir. L‘expression de leurs connaissances, dans le contexte contemporain, vise à offrir « aux jeunes générations une perspective qui leur permette de faire face à tous les changements auxquels ils pourraient être confrontés » (Laugrand 2008 : 84).

Le contexte contemporain est marqué par l‘histoire coloniale, qu‘il s‘agisse des politiques mises en place par les paliers de gouvernement fédéral et provincial depuis les années 1950 et 196041, puis des luttes politiques et culturelles menées en réponse par les Inuit, aujourd‘hui engagés dans une dynamique d‘autodétermination et de gestion des héritages coloniaux. C‘est dans cette dynamique qu‘il importe de comprendre la façon dont les aînés ont partagé leurs connaissances, et la valeur qu‘ils accordent à leur transmission. Dans cette partie, je vais d‘abord élaborer une description de ce contexte contemporain, et des principaux changements sociaux et culturels qui ont marqué la vie des aînés depuis leur jeunesse, avant de revenir sur l‘importance aujourd‘hui accordée à leurs connaissances dans le travail d‘appropriation des institutions héritées du colonialisme.

Les années 1950 et 1960 sont marquées par une intervention sans précédent de l‘État fédéral dans l‘Arctique, motivée par l‘affirmation de sa souveraineté dans une région devenue stratégique en raison de ses ressources comme dans une optique géopolitique. Cette politique se concrétisera notamment par l‘organisation du mouvement de sédentarisation, la scolarisation obligatoire et la généralisation d‘une économie salariée, ainsi que le développement de services de santé. Rapidement, ces politiques seront redoublées par l‘intervention du gouvernement québécois. L‘indépendance économique et la modernisation, des enjeux majeurs du nouveau projet national québécois, passent alors par un contrôle politique et administratif provincial sur les terres du « Nouveau-Québec », et leurs ressources. Ces projets de développement hydro-électrique, initiés sur des terres

41 L‘histoire coloniale du Nunavik ne commence pas en 1950, mais dès le XIXe siècle. Cependant, la mise en œuvre de politiques coloniales concertées, visant tous les domaines de la vie sociale inuit, date des années 1950. Les années 1960 verront ces politiques toucher l‘ensemble de l‘Arctique inuit canadien. 101 pour lesquelles aucun traité n‘avait été signé, rencontrèrent toutefois assez rapidement une opposition autochtone de la part des Cris et des Inuit. Les organisations régionales inuit négocièrent avec le « Petit Gouvernement » la CBJNQ, signée en 1975, qui achève d‘ouvrir la période postcoloniale42.

La CBJNQ éteignait les revendications territoriales des Inuit, tout en instaurant un droit particulier sur le territoire, lié au statut de bénéficiaire de la convention. Les domaines de la santé et des services sociaux, de la scolarité, du développement économique, de la police, furent dès lors gérés par de nouvelles institutions, garantes d‘un certain espace d‘autonomie au sein de plus vastes structures provinciales. Depuis les années 1990, le projet d‘un gouvernement régional a pu sembler devoir se concrétiser, avant que le referendum du 27 avril 2011 ne sanctionne un refus catégorique de la part des Nunavimmiut. L‘économie, orientée par l‘entente Sanarrutik depuis 2002, se concentre sur le développement des infrastructures, du tourisme et des parcs, et l‘exploitation hydro-électrique et minière. À l‘heure où j‘écris ces lignes, les organisations inuit discutent des positions à adopter devant le Plan Nord et la multiplication des projets miniers. Certains regrettent la concentration des efforts politiques sur l‘économie au détriment de politiques sociales et culturelles, et l‘élaboration du Plan Nunavik (Kativik Regional Governement et Makivik Corporation 2010), ou Parnasimautik, vise à intégrer ses enjeux au développement de la région. La dégradation de la situation sociale représente pourtant un enjeu majeur, affectant de nombreux enfants et adolescents, dans un contexte juridico-politique d‘une grande complexité.

2.1.2.1 Sédentarisation, salariat et scolarisation au Nunavik

Au cours des années 1930, la situation des Inuit du Nunavik s‘est fortement dégradée : le prix des fourrures baisse constamment depuis la Grande Dépression, et le caribou a presque disparu. Appauvris, ils doivent faire face à la fréquence d‘épidémies mortifères, et à la mise en œuvre d‘une politique médicale fondée sur l‘évacuation pour traitement (Duhaime 1983

42 La création en 1971 de l‘Inuit Tapirisat of Canada (Inuit Tapiriit Kanatami), de manière à promouvoir les droits des Inuit et des les unifier à l‘échelle du Canada inaugure la période postcoloniale (http://www.gitpa.org/Dvd/inuit_contexte_sociopolitique.html, Consulté le 4 février 2013). 102

: 29-31). La sédentarisation s‘accentue autour des postes de traites et des missions, ou des bases militaires, en particulier pour les familles les plus démunies. À la fin des années 1950, le gouvernement Fédéral met en œuvre une politique de logement qui encourage l‘établissement des Inuit dans des villages permanents où seront centralisés des services médicaux et scolaires (Duhaime 1983 : 43-5). L‘identification administrative des individus et de leurs relations familiales, fondée sur les Disques Esquimaux depuis les années 1930, se verra redoublée par l‘imposition de noms de famille (Smith 1993; Alia 1994).

Dans les années 1940-1950, les principales transformations de la vie économique étaient déjà en gestation, alors que les rapports s‘accumulaient qui devaient orienter les futures politiques éducatives (Callaghan 1992 : 55-78). L‘enseignement irrégulier et informel des missionnaires, dispensé lorsque les Inuit venaient commercer aux postes de traite, ou celui des premiers « Welfare Teachers », étaient appelés à être remplacés par une scolarisation obligatoire et institutionnalisée, pièce maîtresse du dispositif de sédentarisation et de développement d‘une économie salariée mis en place par le gouvernement fédéral (Vick- Westgate 2002 : 43-89). Les premières Federal Day School (FDS) ouvrirent en 1949 à Kuujjuaq et en 1950 à Inukjuak. En 1960, toutes les nouvelles communautés sédentarisées avaient leur FDS, à l‘exception de Kangiqsualujjuaq (1962). Leur programme était basé sur le curriculum de la Protestant School Board of Quebec. C‘est à cette époque également que le Québec se tourna vers le « Nouveau-Québec », et, en pleine transformation de son système éducatif, implanta des écoles provinciales. Jusqu‘alors aux mains des institutions religieuses, Québec créa en 1964 son Ministère de l‘éducation, et développa des commissions scolaires régionales. Au Nunavik, ils offraient pour la première fois des classes de maternelle, en inuktitut comme lors des premières années du primaire. Les premières ouvrirent en 1963 à Kuujjuaq et Kangiqsujuaq, et au début des années 1970, chaque communauté avait également son école provinciale.

L‘accès à l‘éducation secondaire restait cependant très limité, et de nombreux étudiants inuit furent par la suite envoyés dans les pensionnats, notamment celui de Fort Churchill, ouvert en 1964, qui forma nombre de leaders du Nunavut et du Nunavik. Comme dans les FDS, l‘usage de l‘inuktitut y était prohibé, mais les étudiants étaient de plus coupés de leurs 103 familles (Fondation autochtone de l'espoir 2010). Ottawa élabora également un programme spécial du Fédéral, qui visait à immerger complètement plusieurs étudiants inuit dans le mode de vie et la scolarité des Qallunaat. Z. Nungak, qui fut l‘un de ces étudiants, est revenu sur son expérience dans un texte dont les mots ont su toucher bien d‘autres Inuit ayant vécu les pensionnats. Il y expose le choc, pour lui et ceux de sa génération, que représenta la scolarisation, et définit à partir d‘elle trois périodes successives de sa vie et de la vie inuit au Nunavik :

The Eskimo child born in Saputiligait on April 23, 1951 who lived in igloos and tents to age 12 and aspired with other boys to attain the hunting prowess admired in our forefathers; then the adolescent neo-Qallunaaq born August 14 1963 into a journey fraught with unfamiliar surroundings and new intellectual challenges met and matched. This produced a young man very aware of the disparity between the two worlds which I now straddle as a result. [...] We experimentees were instrumental in defining a third lifetime, one yet again very different from the previous two. This one for me started in January 1972, when I was first elected to political office in an Inuit organization three months short of my 21st birthday. I served this cause in some capacity or other for close to three decades. In that time, we worked toward settling land claims and sought to attain self-determination. The result is an arctic our ancestors would barely recognize. The results of our experiences with the Qallunaat were not all negative ones. Much good has come out of them. A thorough account of the experiment, though, would also show many dark periods in each of our lives (Nungak 2000 : 16-7).

Au début des années 1970, à travers le mouvement des coopératives, les conseils communautaires, et les associations telles que Inuit Tungavingat Nunamini (ITN) ou Northern Quebec Inuit Association (NQIA), les Inuit commençaient à s‘approprier les pouvoirs décisionnels que les institutions des Blancs leurs avaient dénié. Comme le souligne Z. Nungak, ceux qui avaient reçu l‘instruction des pensionnats jouèrent un rôle essentiel dans les luttes politiques vers l‘autonomie, et la réappropriation des institutions héritées du colonialisme, dont l‘école. Ce dispositif colonial avait cependant profondément transformé l‘économie de la société inuit, et les salaires étaient ainsi devenus, dès le début des années 1980, la principale source de revenu domestique (Chabot 2001). Les conséquences ne se limitèrent pas à l‘économie domestique, mais transformèrent également les catégories sociales organisant le cycle de vie. L‘apparition d‘une nouvelle catégorie, les

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« jeunes » (Condon 1987), s‘accompagna notamment d‘un réaménagement des rites de passage de l‘enfance à l‘âge adulte, avec l‘adoption des anniversaires de naissance, ou des rites scolaires (Pernet 2009).

C‘est en 1978 que s‘ouvre l‘histoire contemporaine de l‘École au Nunavik, par la coïncidence de deux événements inauguraux. Cette année-là, la Commission scolaire Kativik (CSK) allait prendre le contrôle des écoles fédérales et provinciales, de leurs bâtiments, personnels et élèves. Le chapitre 17 de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), signée deux ans plus tôt, donnait pour mandat à la CSK d'offrir une éducation publique à tous les résidents du Nunavik. La même année était organisée, à Inukjuak, une cérémonie de remise de diplômes pour les premières enseignantes inuit à recevoir leur certification provinciale, reconnaissant leur légitimité à enseigner en inuktitut dans les écoles du Québec. C‘est le partenariat entre l‘Université McGill et la CSK, pour la formation des maîtres inuit, qui était soumis à la reconnaissance des Inuit du Nunavik (Winkler 1978 : 2; Vick-Westgate 2002 : 95).

Au Nunavik, l‘implantation des cérémonies de remise de diplômes est un phénomène profondément lié à la dynamique autonomiste, et à l‘apparition d‘une institution scolaire postcoloniale, la Commission scolaire Kativik. Celle-ci reçut le double mandat d‘offrir à ses élèves une éducation leur permettant de participer pleinement à la société canadienne, tout en promouvant les « valeurs inuit ». L‘émergence des leaders régionaux, scolarisés dans les pensionnats, constituait un précédent et contribuait dès lors à inscrire l‘école dans un univers de sens marqué par les luttes politiques autonomistes (Pernet 2009). De nombreux Inuit considèrent aujourd‘hui la scolarisation de leurs enfants et de leurs jeunes comme garante de leur autonomie future, comme personnes, et plus largement de leur coexistence, en tant que peuple, avec la société dominante.

2.1.2.2 Médicalisation des soins obstétriques au Nunavik

La plupart des analystes de la médicalisation de l‘Arctique ont considéré sa dimension « totalitaire », dans le contexte d‘une intervention gouvernementale qui déposséda, en moins de vingt ans, les Inuit de nombre de leurs prérogatives (O'Neil 1986 : 121; Fletcher 105 1994 : 4). Dans les années 1950, lors des épidémies de tuberculose, le garde-côte C. D. Howe fut spécialement conçu pour parcourir les côtes de l‘Arctique canadien, avec à son bord des médecins en charge de d‘examiner les Inuit. Une fois diagnostiqués, les malades n'étaient plus autorisés à retourner à terre et étaient envoyés dans le Sud suivre un traitement dans les hôpitaux et sanatoriums. Cette politique d‘évacuation pour traitement préfigurait à bien des égards la politique d‘évacuation des femmes enceintes qui serait peu à peu mise en place dans les années 1970 (Jasen 1997 : 395).

Les statistiques de la mortalité infantile furent le principal indicateur utilisé par le gouvernement Fédéral pour organiser son intervention, à partir de 1962 notamment. Le taux très élevé de mortalité infantile, par rapport aux standards canadiens de l‘époque, fut attribué au manque de médicalisation des accouchements, et à l‘absence de connaissances des « vieilles femmes » en charge, plutôt qu‘à une situation sanitaire générale dégradée par les épidémies et les famines. Dans les nouvelles communautés sédentaires, des dispensaires, ou « nursing stations », sont alors établies. Les infirmières qui y travaillent, souvent originaires d‘Angleterre, étaient choisies en raison de leurs compétences en obstétriques, bien que le métier de sage-femme fût toujours illégal au Canada. Certaines furent parfois ouvertes à l‘intervention des sages-femmes inuit, et plusieurs aînés rapportent qu‘à cette époque il leur arrivait encore souvent de venir assister la parturiente. D‘autres participaient à la dévaluation des connaissances obstétriques inuit, ou considéraient que les femmes inuit avaient une connaissance limitée du corps humain (Jasen 1997 : 395-6).

Une seconde étape dans la politique de médicalisation des accouchements redirigea ceux-ci vers les services hospitaliers et les départements d‘obstétrique, à la fin des années 1960. Hormis les femmes de Kuujjuaq, où l‘hôpital Tulattavik ouvrit en 1968, les femmes des autres communautés du Nunavik étaient à présent évacuées pour accoucher, que ce soit, pour les femmes de la baie d‘Ungava, à Kuujjuaq, Québec et Montréal, ou pour les femmes de la baie d‘Hudson, en Ontario à Moose Factory. La politique d‘évacuation systématique des femmes enceintes, dès le troisième trimestre (36 semaines ou plus tôt), fut mise en place au moment où les évacuations des malades de la tuberculose s‘arrêtaient, et allait reproduire les ruptures familiales et sociales induites par ces évacuations (Fletcher 1994 : 106

45-7). Ces politiques d‘évacuation systématique ne furent pas sans conséquence sur les personnes, les familles, les communautés concernées (Kaufert et O'Neil 1990; O'Neil et Kaufert 1990). C. Fletcher (1994 : 42) résume celles-ci : affaiblissement des contacts intergénérationnels, accroissement des tensions familiales, abandon de pratiques rituelles et de prescriptions culturelles qui encadraient la grossesse et la naissance, manque de transmission des connaissances sur la santé de la mère et de l‘enfant, absence de suivi de la santé enfantine, et association du processus de naissance avec la peur et le sentiment d‘aliénation.

Annie P. Tulugaq, qui fut l‘une des activistes qui prirent part à l‘élaboration de la maternité de Puvirnituq, revient sur sa propre expérience des évacuations, et explique comme les relations familiales étaient affectées par ces procédures :

Seeing the experience we have now, it was something really strange; you did not think about childbirth. Like, my sister was pregnant, then she went away, and you stop thinking about it, and then, when she comes back, she has a baby. How did it happen ? What was her experience like… no idea ! So it was something you felt you were not permitting to know, you‘re not permitted to see it, you‘re not permitted to talk about it. So it felt like, alienation from childbirth, from family members. You never see how it happens, you never know, they are away for 1 month, or 6 weeks, and then they came back with a baby… that‘s all… So they were… Because by the time they come back, the baby will be 3 months old, sometimes the airplanes were not coming regularly, so you didn‘t feel you were a part of it. Even the baby is a part of this family… You just feel like… I don‘t know… It doesn‘t affect me, that‘s it. If we were feeling like that as women, imagine how the men felt… (Annie Tulugaq, Puvirnituq, 2008)

Le dispositif des évacuations s‘intégrait à une politique médicale qui avait pour conséquence de retirer toute prérogative aux femmes et aux familles inuit quant à la grossesse et à l‘accouchement (Daviss-Putt 1990; Kaufert et O'Neil 1990; Jasen 1997). Les aînées perdaient le contrôle de ces séquences rituelles, et il semble que la médicalisation ait affecté la transmission et la crédibilité de nombreuses prohibitions qui encadraient la grossesse et la naissance, mais également les rites de la première fois. Dès 1971, un rapport établi pour l‘hôpital de Kuujjuaq (Bérubé, et al. 1971) note que la médicalisation des accouchements en milieu hospitalier, pour l‘Ungava, a des conséquences culturelles 107 inattendues – et quoique signifiantes aux yeux des médecins en charge du rapport, insignifiantes en termes de politiques médicales. Ils découvrent, avec l‘aide de B. Saladin d‘Anglure, que l‘« accoucheuse » d‘autrefois n‘opérait pas seulement lors de l‘accouchement, mais qu‘elle devenait une sorte de marraine (sanajik) de l‘enfant, en charge d‘une partie de son éducation future et de la célébration des rites de passage qui marquerait son développement enfantin. Avec la médicalisation en milieu hospitalier, l‘établissement de cette relation est rendue impossible, et un obstacle majeur est posé à la transmission des rites de la première fois.

Sur la côte de la baie d‘Hudson, un tel problème ne semble pas émerger, probablement en raison de la disjonction des rôles d‘accoucheuse et de marraine rituelle. Néanmoins, C. Fletcher note une résistance à l‘évacuation, soulignant que 7% des naissances de cette période d‘évacuation systématique eurent lieu dans les communautés du Nunavik. Certaines femmes déclaraient une fausse date de dernière menstruation de manière à pouvoir accoucher dans leur communauté auprès de leur famille, traitant dès lors leur grossesse comme une source de conflit entre elles-mêmes et le personnel médical de leurs communautés (Fletcher 1994 : 43). Bien que de nombreuses femmes aient remis en question les politiques de santé, dans leur intimité, elles se sentaient également dépossédées de tout pouvoir d‘agir, et disqualifiées devant l‘autorité et les capacités des personnels de santé.

Si les personnes qui ont vécu cette période répètent leur gratitude et leur reconnaissance envers les efforts que docteurs et infirmiers ont réalisés pour venir en aide aux Inuit, ils n‘en étaient pas moins opposés à l‘évacuation des femmes enceintes pour donner naissance. Cette préoccupation fut discutée informellement dans la communauté, et endossée par la Povungnituk Women Association. Elle joua un rôle important dans la promotion de l‘idée d‘un Centre de Maternité au Nunavik et saisit l‘opportunité offerte par le projet, alors imminent, d‘y construire un nouveau centre de santé. L‘ouverture en 1986 de la maternité Inuulitsivik de Puvirnituq, opérée par des sages-femmes inuit, est en cela le fruit d‘une lutte conduite par les femmes des 7 communautés de la Baie d‘Hudson. Les activités de lobbying furent menées par Annie P. Tulugaq, qui résume le constat fait à l‘époque : « The 108

idea was : it‘s a service that Inuit needs, and it will stay in the community, so the Inuit must learn how to work in that, and eventually they will improve services because they will be in control » (Annie Tulugaq, Puvirnituq, 2008). Le centre opère aujourd‘hui l‘intégralité du suivi médical de la grossesse, à Puvirnituq, ou en coordonnant le suivi ayant lieu dans les autres communautés de la baie d‘Hudson.

2.1.2.3 Postcolonialisme et revitalisation culturelle : enjeux de connaissance et de reconnaissance

L‘enfance est au cœur des enjeux contemporains de réappropriation des prérogatives sanitaires et éducatives qui façonnent le Nunavik contemporain. Alors que les politiques coloniales mises en place par les gouvernements fédéral puis provincial dès les années 1950-1960 prirent notamment pour cible l‘enfance, à travers la scolarisation d‘abord, puis par une médicalisation de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, l‘adoption en 1975 de la CBJNQ et la création d‘un ensemble d‘institutions publiques, régionales et municipales, ouvrait un espace d‘autodétermination dont l‘effectivité dépendrait de l‘intégration progressive en leur sein et à leur direction d‘un personnel inuit. Cet horizon ouvrait une possibilité de se réapproprier l‘enfance, et les espaces sociaux, culturels et institutionnels qui en façonnent l‘expérience.

Parler de période postcoloniale ne signifie pas tant le retour à une autonomie passée que l‘accès à un espace d‘autodétermination et de « dialogue » avec les gouvernements anciennement colonisateurs, et la nécessité d‘entreprendre la difficile gestion des héritages du colonialisme. Ces héritages sont complexes, et je soulignais récemment, en m‘intéressant plus particulièrement à l‘École (Pernet 2009) ou à un programme de la maternité de Puvirnituq (Pernet 2010) combien était importante la question du sens donné aux institutions héritées de la période coloniale. Ce travail de la signification semble une condition indispensable à l‘appropriation – culturelle et identitaire – et à l‘enracinement – social et communautaire – de ces institutions. Au-delà de l‘intégration d‘un personnel inuit, y investir des perspectives, des connaissances et des pratiques inuit participe de ce travail de signification, face à la résistance de ces institutions informées par les normes et lois fédérales et gouvernementales, face également à leur puissance symbolique.

109 La mise en place d‘un programme de garderies est un autre exemple particulièrement évocateur de ce travail d‘appropriation, et du rôle qu‘y jouent connaissances et pratiques inuit. Élaboré à la suite de demandes formulées par un groupe d‘aînés du Nunavik à des représentants du Ministère de la famille et des aînés (Gouvernement du Québec), le programme surmonta les difficultés initiales en transférant les responsabilités à l‘Administration Régionale Kativik, en 2001, et en fondant sa mise en œuvre sur une implication des communautés à toutes les étapes de sa définition. Qu‘il s‘agisse de la formation des professionnels ou de la création de curriculums, les communautés imposèrent leurs vues quant à l‘importance de la langue et de la culture inuit. Du matériel pédagogique fut créé en inuktitut, grâce à l‘implication des aînés qui racontèrent nombre d‘histoires traditionnelles jugées appropriées pour les enfants de cet âge (Avataq Cultural Institute 2006). Du gibier et de la nourriture du territoire furent également introduits dans les programmes nutritionnels des garderies (Gauvin 2011 : 37-9). Cette démarche qui vise à transformer l‘institution par son appropriation locale, à rendre celle-ci plus inuit dans ses valeurs et ses pratiques éducatives, tout en respectant les lois et régulations provinciales ayant trait aux services de garde, représente bien les enjeux postcoloniaux qui traversent l‘enfance et l‘éducation contemporaine.

Dans ce contexte postcolonial, les connaissances inuit représentent un enjeu didactique, social et identitaire qu‘il est impossible de négliger ou d‘ignorer. Au fil de mon travail de terrain, j‘ai appris à reconnaître et comprendre ces enjeux qui entourent les connaissances inuit, leur utilité pour le façonnement des institutions contemporaines, et l‘importance de leur compréhension et reconnaissance de la part des acteurs non-Inuit avec lesquels les Inuit composent, gèrent, et transforment leurs institutions. Les connaissances sur lesquelles je travaillais avaient une grande valeur aux yeux des Inuit, et intéressait leurs institutions culturelles, et j‘ai pu dès lors mettre en œuvre une démarche collaborative, avec l‘Institut Culturel Avataq en particulier, de manière à rendre accessible les connaissances recueillies et enregistrées au cours de mon travail de terrain (Koneak, et al. 2012).

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2.1.3 Contexte de l’étude : le Nunavik de l’enfance et la jeunesse des aînés

Les aînés avec lesquels j‘ai eu l‘occasion de travailler et qui ont partagé leurs connaissances et expériences des rites de passage sont nés dans les années 1930 à 1950. Ils sont parmi les premiers héritiers d‘une culture inuit de religion (uppiniq) chrétienne, en particulier dans la région de Kangiqsujuaq. Ces décennies durant lesquelles ils ont vécu leur enfance ont été marquées par des conditions de vie particulièrement difficiles, la pauvreté, des épisodes de famine, des épidémies, souvent fatales, de variole et de rougeole. L. Koperqualuk (2011 : 53) rappelle comment ses grands-parents évoquaient ces périodes durant lesquelles les caribous avaient disparus, durant lesquelles les phoques s‘étaient éloignés. Les années où les renards étaient moins nombreux, il était aussi plus dur de s‘approvisionner, au poste de traite, en munitions et nourriture importée. Depuis plusieurs décennies, l‘économie de la trappe assurait en effet aux Nunavimmiut un accès aux produits d‘importation, qu‘il s‘agisse d‘aliments tels la farine ou le thé, de matériaux tels le bois ou le métal, ou encore d‘armes de chasse.

2.1.3.1 Cycle des activités, nomadisme et traite des fourrures

À cette époque, les Nunavimmiut vivaient encore en petites bandes nomades, se déplaçant en fonction des saisons sur un territoire partagé. L‘hiver, les mammifères marins – morses et phoques essentiellement – représentaient les seules ressources alimentaires disponibles, avec la viande conservée dans les caches de pierre. Les petites unités familiales se regroupaient dans les campements d‘hiver pour y organiser leurs chasses et favoriser la distribution des prises. On passait des tentes aux iglous, et, avant les années 1930, on construisait le qaggiq, maison communautaire de neige où se déroulaient jeux et activités cérémonielles. Au printemps, les familles étendues recommençaient à se disperser en plus petits groupes, et abandonnaient la maison de neige pour le qulaalik, dont les murs de neige supportaient un toit fait de tentes de peaux, puis pour les tentes elles-mêmes. Avec le retour des animaux migrateurs – les oiseaux notamment, puis les poissons passant des lacs à la mer – le printemps était une saison d‘abondance marquée par des chasses intensives. Les chasseurs commençaient immédiatement à enfouir des réserves dans des caches. Les embarcations étaient ressorties quand la débâcle le permettait, au début de l‘été, mais il

111 fallait profiter de la dernière banquise pour rejoindre les camps d‘été, souvent à l‘entrée des baies fréquentées par les bélugas. D‘autres familles privilégiaient, du moins avant la quasi- disparition des caribous, une occupation de l‘intérieur des terres (Vézinet 1980; Saladin d'Anglure 1984 : 478-9). Durant l‘automne, autrefois marqué par d‘intenses chasses collectives au caribou, on faisait des provisions pour l‘hiver, avec le passage des oiseaux migrateurs qui retournaient au sud, ou des bélugas et des morses (Saladin d'Anglure 1967a : 66-79). Ce cycle des activités, inspiré de la description qu‘en fait B. Saladin d‘Anglure pour la région de Kangiqsujuaq, variait selon les territoires et leurs spécificités, en fonction aussi de la disponibilité des animaux et de leurs routes migratoires, ainsi qu‘en fonction de déplacements ou migrations entreprises sur de plus grandes distances. Certaines familles, mieux équipées que les autres, effectuaient les circuits migratoires les plus importants. Au XIXe siècle, ce sont elles qui entreprenaient les longs déplacements jusqu‘aux postes de traite et missions situées au sud du territoire, où elles se procuraient des biens d‘importations. Les familles les moins mobiles essayaient quant à elle d‘obtenir par l‘échange les produits qu‘elles ne pouvaient se procurer par elles-mêmes.

Dès le XIXe siècle en effet, les facteurs43 de la Hudson Bay Company (HBC) commencèrent à proposer aux Inuit des produits d‘importation et à faire connaître leur volonté d‘acquérir les fourrures que les chasseurs pourraient leurs procurer44. Les traditions d‘échange entre bandes régionales intégrèrent rapidement à leurs réseaux ces nouveaux points de rencontre que furent les comptoirs, et s‘enrichirent de nouveaux produits. Pour le commerce des fourrures, les chasseurs inuit développèrent alors une économie de la trappe. Les premières décennies du XXe siècle virent l‘arrivée d‘un concurrent, la compagnie

43 F. Trudel utilise ce terme (1989 : 382) pour désigner le gérant des postes de traite de la HBC. 44 Après ses premières tentatives au XVIIIe siècle, sur la côte de la baie d‘Hudson (Carte 3), la HBC va au début du XIXe s‘efforcer d‘installer de nouveaux postes autour de la baie d‘Ungava. Plusieurs postes, permanents ou saisonniers, ouvrent ainsi dans les années 1830 (Fort-Chimo, Tasiujaq, Ungunniavik, George- River), avant de fermer en 1842. Durant une dizaine d‘années, les Inuit entreprirent de longs voyages jusqu‘au Labrador ou en direction de Fort-George, voire sur la côte nord du détroit d‘Hudson, pour obtenir outils et aiguilles de métal, du tabac, thé, tissus, ou autres perles, ainsi que de rares armes à feu. La réouverture des postes de la baie d‘Hudson, à Little Whale River et Great Whale River, au début des années 1850, introduisit des produits qui allaient transformer les armes, outils et moyens de déplacement, avec l‘usage du métal, une meilleure disponibilité du bois, et l‘adoption des armes à feu. Fort-Chimo ouvrit à nouveau en baie d‘Ungava en 1866. De longs voyages vers les postes de traite du sud étaient à présent intégrés aux déplacements annuels, tandis que l‘usage de pièges à renards pour l‘acquisition des biens importés impliqua une exploitation nouvelle de l‘intérieur des terres (Saladin d'Anglure 1984 : 499-500). 112

Révillon Frères. La compétition entre les compagnies concurrentes entraîna une multiplication des postes de traite, tout au long des côtes du Nunavik, dont les emplacements dessinent déjà une carte des futurs villages sédentaires, jusqu‘à ce que Révillon Frères ne soit définitivement absorbé par la HBC en 1936. Les voyages vers le poste de traite étaient alors bien moins longs, en particulier pour ceux du Nord, les prix des fourrures plus élevés, et les Inuit accédèrent à des armes et des moyens de transport qui leur facilitaient les activités de chasse. Cependant, les années 1930 marquèrent un tournant dans l‘économie de la trappe. La Grande Dépression affectait le marché des fourrures dont la valeur ne cessait de baisser. Les postes de Révillon Frères fermèrent, et la HBC ferma plusieurs des siens également. Après l‘opulence des années 1920, ces conditions économiques désastreuses incitèrent les Inuit à réorienter l‘essentiel de leurs activités économiques vers la subsistance, sans toutefois revivifier les technologies de chasse et de déplacement anciennes (arcs, umiaqs, etc.). Les activités de trappe diminuèrent donc pour laisser place presque exclusivement aux activités de chasse (Saladin d'Anglure 1984 : 502- 3).

2.1.3.2 Partage des ressources et division du travail

Taamusi Qumaq, dans le chapitre de son encyclopédie décrivant les pratiques culturelles inuit persistant encore aujourd‘hui, insiste tout particulièrement sur l‘importance de la coopération et du partage :

Autrefois, les Inuit s‘entraidaient mutuellement et coopéraient pour la nourriture, pour les matériaux qui servaient à réaliser les vêtements, et pour toutes leurs activités. Ceux qui n‘avaient pas les moyens ou les facultés de réaliser quelque chose étaient aidés par des personnes plus capables ou mieux équipées. Ceux qui n‘avaient pas de nourriture en recevaient, ceux qui n‘avaient pas de matériel pour coudre des vêtements en recevaient. Ceux qui n‘avaient pas de chien en recevaient. Ceux qui manquaient de quelque chose, quoi que ce soit, recevaient une aide appréciable. Ceux qui manquaient de moyens et voulaient s‘établir ailleurs étaient aidés dans leur déménagement. Cette entraide, c‘était une loi pour nos ancêtres. Cette loi élaborée autrefois par nos ancêtres inuit est encore suivie aujourd‘hui. Elle sera encore suivie dans le futur par les Inuit, si leur mode de vie n‘est pas anéanti. Les Inuit avaient coutume de mutuellement s‘entraider, gratuitement, en tant qu‘êtres humains égaux. Aujourd‘hui encore, suivant en cela cette façon de faire, ils ont l‘habitude de donner de la nourriture ou des vêtements sans attendre de contrepartie. Il faut le 113 conserver, ceci, le meilleur des Inuit, et leurs descendants doivent suivre cette règle. Si les Inuit n‘avaient pas agi de cette manière, ils seraient probablement très peu nombreux aujourd‘hui (Qumaq 1988 : 3).

Parmi ces pratiques de don qui touchaient aussi bien les vêtements, les matériaux, ou les chiens, les aliments plus particulièrement impliquaient des pratiques spécifiques. La distribution des produits de la chasse, de la pêche ou de la cueillette se faisait selon des règles relativement souples, à la différence des complexes régulations relevées dans l‘Arctique central (Damas 1972). B. Saladin d‘Anglure (1984 : 490-1) distingue ainsi trois niveaux de distribution, qui tiennent compte, en premier lieu, du degré de participation dans l‘activité productive, en second lieu, des besoins des groupes domestiques et des liens qui les unissent, et, enfin, de manière plus ritualisée, de circonstances plus spécifiques, notamment les « premières fois ». Le partage régulé par la participation à l‘activité se fondait essentiellement sur la coopération. L‘« acquéreur » du gibier avait plusieurs privilèges, et notamment un certain contrôle sur la distribution, le premier choix et potentiellement une part spécifique de l‘animal. Cette première part soustraite, le reste du gibier était partagé entre les chasseurs présents (ningirtaq désigne l‘animal ainsi partagé, et, de manière métaphorique, l‘acquéreur qui partage ainsi son gibier, celui qui ningirtisijuq). Le second niveau concerne également les parts obtenues lors de la première division, ainsi qu‘aux fruits d‘activités individuelles (petits gibiers, pêche, cueillette). Moins formel, il impliquait aussi bien les relations de parenté, de voisinage, d‘amitié, ainsi que certaines situations plus spécifiques (maladie, grossesse, etc.). Plus circonstanciel aussi, ce partage était plus efficace lorsque les gibiers se faisaient rare, peu utilisé en tant d‘abondance, mais pouvait aussi disparaître en période de famine sévère. Le troisième niveau, plus rituel, concernait les premières fois. Tous les nunarqatigiit, les co-résidents, partageaient le premier gros gibier de la saison. Les premiers gibiers pris par un enfant faisaient l‘objet de rites de passage qui entraînaient l‘application de règles spécifiques de distribution et de consommation.

La division du travail était organisée au niveau domestique en fonction du genre, de l‘âge, et du statut de la personne dans la parenté. Au niveau de la bande, les qualités de leadership, les compétences et connaissances, comme la propriété des moyens de transport 114

influençaient également la répartition des tâches. En général, les femmes étaient en charge du soin des enfants, de leur transport comme de leur alimentation. Elles réalisaient les travaux de couture, la cueillette, et participaient également à la pêche ou à des chasses de faible envergure. L‘entretien de la lampe à huile comme la cuisine faisaient partie de leurs prérogatives. Les hommes étaient responsables des chasses et de la pêche, du transport, de la construction des outils et de la fabrication des maisons de neige. La division du travail assignait aux enfants et aux jeunes gens des rôles d‘assistant, apprenant dès l‘âge de six ou sept ans en aidant les filles leur mère, les garçons leur père (Saladin d'Anglure 1984 : 492). Néanmoins, et pour différentes raisons, il n‘était pas rare que des enfants soient socialisés, complètement ou partiellement, à l‘inverse de leur sexe biologique (Saladin d'Anglure 1986). Nombre d‘aînées que j‘ai rencontrées ont ainsi plus particulièrement assisté leur père dans ses activités, et sont encore particulièrement fières de leurs capacités passées à se déplacer de manière autonome en traîneau à chiens, à construire des iglous, et à chasser. Elles soulignent également que leur véritable apprentissage de la couture a le plus souvent été retardé aux premières années de leur vie adulte (Koneak, et al. 2012 : 190-2, 225).

2.1.3.3 Le chamanisme et la transition vers le christianisme (1876-1930)

Dans les années 1930, l‘ensemble du Nunavik est converti à l‘anglicanisme, et les connaissances liées au chamanisme (angakkuuniq) transmises avec de grandes précautions. Si la plupart des aînés ont appris qu‘il existait autrefois de bons chamanes, qui s‘efforçaient de trouver les animaux pour leurs compagnons, ou encore agissaient comme guérisseurs, ils ont également appris que beaucoup d‘entre eux étaient mauvais, pratiquaient la sorcellerie (ilisirniq) et le meurtre, et étaient animés par le diable. L‘ethnographie du début du XXe siècle rapporte quelques éléments sur le chamanisme tel qu‘il a pu être pratiqué au Nunavik (Saladin d'Anglure 1967a : 171-7), mais on se concentrera sur la description de la transition vers le christianisme dont les aînés avec lesquels j‘ai travaillé sont les héritiers45 (Ouellette 2002 : 136-140).

45 N. Ouellette (2002 : 136) précise, à partir d‘entrevues réalisées avec plusieurs aînés d‘Inukjuak, que ces derniers « n‘ont pas connu les chamanes, et [que] plusieurs d‘entre eux n‘en ont entendu parler qu‘une fois adultes. » 115 Initiée au XIXe siècle, et étalée sur plus d‘une soixantaine d‘années, la conversion est loin de s‘être réalisée de façon uniforme : le nomadisme inuit joua un grand rôle dans la circulation des idées chrétiennes, et une majeure partie de la région du Nunavik rencontra d‘abord le christianisme en l‘absence de missionnaires (Laugrand 1999b). Dans ces régions plus éloignées des premiers postes de traite des fourrures à partir desquels opérèrent les premiers missionnaires, la marge d‘interprétation et d‘appropriation du christianisme était plus grande, et les rites de conversion impliquèrent fréquemment la mobilisation de formes rituelles anciennes. Sans qu‘il s‘agisse de nier l‘importance du travail de ces missionnaires, une grande partie de l‘évangélisation fut néanmoins l‘œuvre des premiers convertis, qui relayèrent idées et pratiques chrétiennes auprès de leurs compagnons inuit.

La région de l‘actuel Labrador fut rapidement évangélisée par les Moraves, de 1771 à 1804, grâce à la conversion de plusieurs grands chamanes. Bénéficiant de leur expérience groenlandaise, les Moraves pratiquèrent rapidement l‘inuktitut du Labrador et traduisirent, entre 1821 et 1824, l‘ensemble du Nouveau Testament, et plus de 700 hymnes. Ils fournirent ainsi le matériel des missionnaires anglicans qui entreprendraient quelques années plus tard l‘évangélisation de l‘actuel Nunavik, tout en amorçant la propagation des idées chrétiennes dans la région (Laugrand 1999 : 9). Le Nunavik fut donc, parmi les régions de l‘Arctique canadien, l‘une des plus précocement exposées aux idées chrétiennes, dès les premières décennies du XIXe siècle. Les missionnaires de la Wesleyan Methodist Society, prenant appui sur les premiers postes de traite de la HBC, exercèrent une influence d‘abord limitée, essentiellement attachés à la conversion des amérindiens, et ne parlant pas l‘inuktitut. Les premières rencontres concernèrent essentiellement les « engagés », ces Inuit que la HBC avait recruté pour servir d‘interprètes, ainsi que les « domiciliés », les Inuit qui fréquentaient régulièrement les postes de traite (Trudel 1987, 1990).

Les Révérends Watkins et Horden consacrèrent leurs efforts à rendre accessibles aux Inuit les premiers textes bibliques, à partir du système syllabique élaboré par le Révérend Evans vers 1830. Ils multiplièrent leurs déplacement, distribuant les premières brochures en syllabique dès 1854, et encouragèrent le prosélytisme inuit, mettant à profit le nomadisme des Inuit dont on constate que certains arrivent de régions très éloignées (Trudel 1989 : 116

384), notamment de la région des îles Belcher (Qikirtait, où est aujourd‘hui située la communauté de Sanikiluaq), de la région du lac Minto (Qasigialik), et plus au nord de la région de cap Smith (Qikirtajuaq, près d‘Akulivik), voire de la baie d‘Ungava. L‘évangélisation s‘intensifiera à partir de 1876, avec l‘arrivée du Révérend E. Peck (1876- 1894) dans la région, puis du Révérend S. Stewart (1899-1930) dans la baie d‘Ungava.

L‘évangélisation du Révérend Peck sur la côte orientale de la baie d‘Hudson se fit essentiellement à partir du poste de traite de la HBC établi à Little Whale River (Qilalugarsiuvik), à une centaine de kilomètres au nord de l‘actuel Kuujjuarapik, et depuis Fort George (Chisasibi/Mailasikkut46), où la HBC avait ouvert un comptoir de traite depuis 1803. Les postes de traite, notamment celui de Little Whale River, représentaient des lieux stratégiques, un grand nombre de familles se déplaçant régulièrement pour y commercer, depuis toute la côte de la baie d‘Hudson, et probablement depuis la rive sud du détroit d‘Hudson (Laugrand 1997c : 195). Le Révérend Peck s‘est rapidement consacré à l‘apprentissage de la langue, à la traduction des Saintes Écritures, et à enseigner aux Inuit l‘écriture syllabique. Il forme des leaders qui prendront le relai de l‘enseignement, et plusieurs convertis de passage prendront eux-mêmes l‘initiative de l‘évangélisation (ibid. : 197). Certains camps sont réfractaires ou indifférents, quand d‘autres sont convertis, quoique manifestant apparemment de la réticence à abandonner certaines pratiques que leur a interdit le missionnaire.

La présence du Révérend Peck, la construction de l‘Église de Qilalugarsiuvik (Little Whale River) en 1879, et les voyages entrepris par les Inuit de la côte de la baie d‘Hudson pour s‘y rendre et recevoir le baptême ont profondément marqué l‘histoire orale de la région (Koperqualuk 2011 : 50), et on en fait encore le récit aux jeunes enfants (Avataq Cultural Institute 2006 : 69-70). L. Koperqualuk, à partir d‘entrevues conservées à l‘Institut Culturel Avataq, a pu reconstituer l‘histoire de ces catéchistes inuit, ajuqirtuijiit, dans la région d‘Inukjuak et de Puvirnituq. Elle rapporte notamment le rôle d‘Inukpak, qui rencontra encore jeune garçon le Révérend Peck à Qilalugarsiuvik, et la façon dont les leaders des

46 Aujourd‘hui situé en Eeyou Istchee, territoire cri. Un petit groupe d‘Inuit vit encore dans la communauté. 117 camps familiaux endossaient généralement, jusqu‘à la sédentarisation, le rôle de responsable du culte. Ces leaders étaient souvent le frère le plus âgé d‘une fratrie, et c‘est ainsi l‘aîné qui reprenait les responsabilités cultuelles de son père (Koperqualuk 2011 : 49- 52).

Lorsque le Révérend Stewart arriva en 1899 à Fort Chimo (Kuujjuaq), poste de traite de la HBC, il y avait été précédé 15 ans plus tôt par Révérend Peck, qui y fit un court séjour, en 1884. Le Révérend Stewart y rencontre des Inuit qui connaissent déjà des hymnes et des prières (Laugrand 1997c : 204). Il passe par Port Burwell (Killiniq), la région de Kangiqsualujjuaq, puis Kuujjuaq. Il y rencontre également des Tarramiut, lors de leurs déplacements vers le poste de traite, qui participent à ses offices religieux. Comme le Révérend Peck, il confie aux Inuit déjà évangélisés, lors de ses absences en Angleterre, la responsabilité de poursuivre et d‘organiser eux-mêmes le culte.

Dans les premières décennies du XXe siècle, si la majeure partie du Nunavik a été exposée aux idées chrétiennes, par les prosélytes et ajuqirtuijiit inuit notamment, la conversion est encore loin d‘être achevée. Dans les régions où le contact avec le christianisme se faisait par leur intermédiaire, et où, en l‘absence de missionnaire, la marge de manœuvre des Inuit était plus grande, le nord en particulier, certains phénomènes religieux – mouvements prophétiques à Kangirsuk (Saladin d'Anglure 1984 : 503) et Tasiujaq (Saladin d'Anglure 1984; Laugrand 1997c; Nappaaluk 1997) ou élaboration locale de rites de conversion (Laugrand 1999b; Koperqualuk 2011 : 49) – témoignent d‘une interprétation et d‘une appropriation du christianisme dans les termes de pratiques culturelles inuit. Un rituel décrit par F. Laugrand (1999b) montre comment une pratique thérapeutique traditionnelle, le piusinaqtuq, fut utilisée comme rituel de conversion sur la côte orientale de la baie d‘Hudson, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, dans une région encore non investie par les missionnaires. L. Koperqualuk (2011 : 49) rapporte quant à elle un rite qui lui fut rapporté par sa grand-tante, née en 1926. Les convertis tendaient une corde entre deux poteaux, installés aux extrémités de la maison, et traversaient ainsi suspendus de manière à symboliser leur passage du chamanisme au christianisme. Comme dans le cas du siqqitiq (Laugrand 1997a), rituel de conversion pratiqué dans certaines régions du Nunavut 118

en l‘absence de missionnaire, ces pratiques témoignent moins d‘une rupture idéologique que d‘une continuité culturelle, de transformations se produisant dans la continuité de la tradition (Laugrand 1997c : 612).

C‘est dans les années 1930, dans un contexte de compétition commerciale entre la HBC et la compagnie Révillon Frères, que l‘ordre catholique des Oblats de Marie Immaculée (OMI) déploya ses premières missions au Nunavik, après avoir connu plusieurs succès sur la côte ouest de la Baie d‘Hudson. Une première mission fut ouverte à Kangiqsujuaq en 1936, et d‘autres suivirent (carte 3) jusqu‘à l‘ouverture de la mission de Puvirnituq par le père Steinman en 1955. Les Anglicans réagirent et, dans les années 1950 et 1960, installèrent systématiquement des missions, consolidant leur présence dans la région. Le catholicisme, à l‘exception de Kangiqsujuaq où une petite communauté de catholiques s‘était formée, ne remporta presque aucun succès (Saladin d‘Anglure 1984 : 504-5).

À cette époque, la plupart des Nunavimmiut était déjà anglicans. Les anciens chamanes (angakkuit) avaient été convertis et avaient renvoyé leurs esprits-auxiliaires (tuurngait) (Saladin d'Anglure 1984 : 503). Inukpak, questionné en 1958 par A. Balikci, considère que les Inuit ont été « mis sur la bonne voie après avoir suivi une mauvaise direction », aarqitaujut, par le premier ajuqituiji, le Révérend Peck. Ils n‘avaient plus à suivre les allirusiit, soient les prohibitions et règles de conduites qui réglaient la vie humaine avant la conversion, non plus que les tirigusuusiit, les règles et prescriptions qui touchaient notamment à la relation aux animaux (Koperqualuk 2011 : 27-8). À Kangiqsujuaq, Naalak Nappaaluk se souvenait que dans son enfance, dans les années 1930, « bien que les aînés en aient eu connaissance, les Inuit pratiquaient de moins en moins les anciens interdits, allirusiviniit » (Naalak Nappaaluk, Kangiqsujuaq, 2006). Il évoquait, par ce terme (allirusiq), certaines des règles impliquées dans les rites de la première fois.

Si ces termes sont aujourd‘hui généralement inconnus, leur logique imprégna la réception du christianisme. F. Laugrand souligne que le christianisme fut « souvent considéré comme un nouvel ensemble d‘injonctions rituelles qu‘il fallait scrupuleusement substituer aux précédentes » (1997c : 121). Allirusiit et tirigusuusiit constituaient des règles, des piqujait 119

Carte 3 : Carte historique – d’après les travaux de B. Saladin d’Anglure (1984) et F. Laugrand (1997c) ou maligait, et les règles constitutives du christianisme furent également nommées de cette manière. Les piqujait réfèrent à « ce qui est demandé, souhaité, ordonné, permis de faire » (Therrien 1996b : 34), et désignent aussi bien les Dix Commandements, Guutiup piqujangit, que les règles auxquelles les aînés font référence lorsqu‘ils décrivent aujourd‘hui les rites de passage. Ils désignent également ces règles par le syntagme

120

maligait, glosant fréquemment l‘un par l‘autre, qui met l‘accent que « ce qui se soi (ou de manière inhérente) est suivi (ibid.). Le jour du Seigneur, dimanche, est nommé allitut (ou allituni) et de nombreuses prohibitions s‘appliquent encore à cette journée. Si l‘interdiction de chasser a perdu de sa vigueur, elle souvent est rappelée par les aînés comme une ancienne coutume. De nombreuses familles, notamment sur la côte de la baie d‘Hudson, respectent les prohibitions liées à la couture, au travail et à l‘échange d‘argent le dimanche. Plus encore, l‘idée que des conséquences suivent la transgression demeure particulièrement présente (Koperqualuk 2011 : 74).

Comme au Nunavut, le cycle des rites collectifs fut remplacé par les fêtes calendaires du christianisme, en particulier Noël et la Pâques (Laugrand 1997c : 144-54; Dorais 2000; Laugrand et Oosten 2002b), et les mythes cosmogoniques abandonnés au profit des récits génétiques de la Bible (Laugrand 1997c : 505-53). Là encore, il faut néanmoins souligner que certaines idées ou séquences rituelles qui existaient dans les pratiques abandonnées connurent une certaine pérennité, mais au sein de nouveaux contextes et avec de nouvelles significations.

Les transformations du cycle des rites de passage de la vie individuelle semblent également avoir obéi à une logique similaire. Si F. Laugrand évoque un abandon des principales injonctions rituelles (pittailiniit) respectées lors de la grossesse et de l‘accouchement, il souligne surtout l‘abandon de la plupart des rituels de la naissance. Ces séquences rituelles qui suivaient l‘accouchement procédaient dans de nombreuses régions de l‘actuel Nunavut à une réclusion de la mère et de son nouveau-né, tout en l‘astreignant à des prohibitions dont le nombre et la complexité attirèrent l‘attention des premiers ethnographes de la région. Nombre de ces prohibitions apparurent avoir fait l‘objet de transgressions volontaires dans les rites de conversion tels que le siqqitiq (Laugrand 1997a) soulignant leur abolition dans le cadre du christianisme inuit, ce qui n‘exclut pas nécessairement la continuité de nombreuses croyances, notamment lors de la période de la grossesse (Laugrand 1997c : 138-9).

121 Le christianisme apporta ses propres rites de passage, et notamment, dans la séquence des rites qui suivent la naissance, le baptême (Laugrand 1997c : 134). Si la signification accordée au baptême autrefois, lors de la conversion, avait un sens très fort pour les adultes, le baptême des enfants peut également être associé à l‘introduction et à la pérennisation des noms bibliques. Ces noms nouveaux, et fonctionnant dans un premier temps hors du système éponymique, apparaissent aujourd‘hui avoir été pleinement intégrés dans le système éponymique (Guemple 1965; Søby 1997; Dupré 2007). La transmission éponymique des noms personnels est donc restée pleinement significative, jusqu‘à aujourd‘hui, y compris au Nunavik (Houde 2003).

Bien que la littérature autorise à élaborer quelques conjectures sur la transformation des rites de passage à la suite de la conversion, force est de reconnaître que celles-ci demeurent imprécises. Plus encore, bien que les parallèles que nous supposons avec le Nunavut aient probablement un fondement relativement solide, ils n‘en demeurent pas moins très généraux et prennent insuffisamment en considération l‘immense diversité culturelle des régions du Canada inuit. Avant d‘aborder ces questions relatives à la continuité et à la transformation des rites de passage, il m‘apparaît essentiel de prolonger cette description de la conversion des Nunavimmiut au christianisme sur le plan des conceptions de la personne. À partir de la littérature, je décrirai certaines conceptions préchrétiennes de la personne, tout en soulignant l‘importance de considérer avec prudence les catégories retenues en anthropologie. Dans un second temps, je compile des définitions inuit contemporaines de la notion de personne, inscrites dans le christianisme, pour la première fois rassemblées et traduites de l‘inuktitut.

2.2 Inuk : le concept inuit de « personne » et ses composantes

En inuktitut, la personne humaine se dit inuk (sg.). Ce radical fonde un vaste champ sémantique qui comprend notamment les notions d‘existence (la dynamique cyclique de la vie – naissance, croissance, mort, réincarnation), d‘identité (par rapport à une altérité humaine et non-humaine), d‘éthique et de sociabilité, ainsi que d‘appropriation (Therrien 1987 : 143-64). Considérer ensemble ces différentes notions offre une perspective d‘ensemble sur les conceptions inuit de la personne. 122

2.2.1 Les Inuit et l’altérité

La difficulté de traduction du terme inuk, entre « être humain » dans son acception de « catégorie de vivant », d‘« espèce », et son acception plus récente comme ethnonyme englobant les peuples arctiques se reconnaissant comme tels, tient essentiellement à notre propre ontologie qui distingue l‘être humain comme « organisme », lorsqu‘il est envisagé sur le plan du naturel (de l‘universel), et comme « personne » dans la sphère du social (du relatif) (Ingold 2000 : 2). Au contraire, le terme inuk et son pluriel inuit ne possèdent pas cette acception universelle, en ce qu‘ils ne désignent jamais toutes les catégories d‘êtres humains. Les Amérindiens (Allait), ou les Blancs (Qallunaat), ne sont pas des Inuit (Laugrand et Oosten 2007a : xvi). Dans certaines situations néanmoins, il semble que le terme inuk ait une portée plus générale que celle désignant plus spécifiquement les inuit, d‘où la nécessité d‘ajouter un affixe restrictif –tuinnaq, formant le terme inutuinnaq, propre à rendre compte d‘un contexte où ce sont des altérités humaines qui sont comparées47. En général, lorsque les aînés souhaitent aujourd‘hui désigner l‘ensemble des êtres humains de la planète, ils utilisent plutôt le terme, au pluriel, silarjuamiut48 (litt. « Les habitants du monde »).

La notion de propriétaire, qui apparaît dans certains syntagmes composés avec la racine inuk (inukpaa, « il se l‘approprie », inuktaq « habitant (d‘une maison), propriétaire (d‘un objet »), prend une extension particulière dans la notion d‘inua. Ce concept, attesté dans tout l‘Arctique inuit (Oosten 1996 : 182), a suscité de nombreuses interprétations. W. Thalbitzer (1930 : 86) traduit inua (inu- + possessif 3e pers. sg.) par « son propriétaire » ou « son habitant », et le définit comme le « principe vital propriétaire d‘une personne, d‘un animal, d‘un lieu ou d‘un objet ». Si F. Laugrand et J. Oosten (2007a : xvi) proposent de considérer qu‘une traduction adéquate serait « sa personne », en conservant à l‘esprit les connotations d‘habitant et de propriétaire, cette idée fut généralement traduite par « âme » ou « esprit » (Hawkes 1916 : 127; Weyer 1932 : 299; Lantis 1950 : 321), les auteurs faisant ce choix considérant généralement que les Inuit opéraient une forme de projection de

47 Le suffixe est également parfois utilisé pour signifier l‘humanité par rapport à l‘animalité, comme dans la définition que donne T. Qumaq de uumajuq, « animal » (Qumaq 1990 : 83). 48 L. Schneider considère que ce terme englobe humains et animaux (Schneider 1985 : 354). 123 l‘intériorité humaine sur certains lieux, objets, ou êtres, qui seraient habités ou possédés par un « esprit », une « âme », similaire à celle d‘une personne humaine. Il semblerait que chaque animal ait été considéré comme habité d‘un inua, invisible en général aux yeux des humains, mais également susceptible d‘apparaître sous forme humaine (Rasmussen 1929 : 269-70).

Si K. Rasmussen préférait traduire cette notion d‘inua en utilisant les termes de « pouvoirs » et de « personnifications de forces naturelles » (1929 : 62), d‘autres privilégièrent l‘idée de « dieux » pour ceux qui leur paraissaient les plus importants (Merkur 1991 : 37-8). C‘est abandonner en chemin la dimension avant tout relationnelle de la notion : si l‘on peut parler de tariup inua, soit de l‘inua de la mer, c‘est en faisant référence à l‘habitant, le possesseur, la personne de la mer. L‘ethnographie montre que la notion d‘inua est également utilisée pour la lune et le ciel, ou plutôt le climat, pour certains lieux et animaux, et qu‘il serait arbitraire d‘isoler certains d‘entre eux pour leur importance dans le cadre des rituels chamaniques ou des fêtes collectives, pour en faire des entités supérieures, des « dieux ». De plus, le terme s‘appliquait apparemment aux humains au Nunavik. L‘inua d‘un être humain avait la taille d‘un doigt, et les habitants de Kangiqsujuaq portaient attachées à leur vêtement ou à leur ceinture des figurines de bois représentant celui-ci (Saladin d'Anglure 1967a : 168). L‘inua de la personne était responsable de la réussite ou de l‘échec des actes quotidiens, et on se les conciliait par des dons (Turner 1894 : 193-4). Plus que tout, la notion d‘inua évoque donc une relation entre un objet, un lieu, un animal, et l‘entité qui l‘habite, le ou la possède. On ne peut utiliser cette notion comme un générique, étant toujours liée à une entité spécifique, comme si le concept ne pouvait être utilisé que pour mettre en relief l‘entité, l‘objet ou le lieu de référence (Laugrand et Oosten 2007a : xvi). Cette dimension relationnelle de la notion d‘inua devrait certainement être rapprochée du perspectivisme, où la corporalité définit la spécificité de son intériorité propre, et de ses relations au monde.

Une autre catégorie, celle de tuurngait, servait à désigner, dans une majeure partie de l‘Arctique inuit, certaines entités non-humaines que nous qualifierions imparfaitement d‘« esprits » (Laugrand et Oosten 2007d). Dans l‘ouvrage consacré à la vie et l‘œuvre de 124

Tivi Etok de Kangiqsualujjuaq (Weetaluktuk et Bryant 2008), cet aîné mentionne nombre d‘entités non-humaines qui semblent à ses yeux faire partie de cette catégorie. Les mitiliit (« êtres portant des plumes d‘eider ») : « ressemblent exactement aux . J‘en ai rencontré un une fois que je chassais sur la glace. J‘ai pensé que c‘était un phoque se prélassant sur la glace. Il m‘a jeté plusieurs coups d‘œil tout en tenant les bras sur la tête. J‘ai pris peur et je fis feu avec l‘intention de l‘abattre. Il tomba à l‘eau mais il avait les mêmes bras et jambes que moi » (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 103). Les ikuutajuut étaient des meurtriers utilisant un foret à arc pour tuer les Inuit (ibid.). Noah Arnatuk, de Kangiqsualujjuaq également, rapporte qu‘un groupe de tuniit, d‘autres êtres non-Inuit, « s'est rendu jusqu'au Groenland par le continent. J'ai entendu dire qu'ils fuyaient un peuple féroce appelé Ikuutajuut » (Avataq Cultural Institute 1984 : 146). Tivi Etok rapporte la même tradition (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 104). Pour certains habitants de l‘autre côte, itivimiut, Lucassie Qumarluk d‘Inukjuak (Avataq Cultural Institute 1984 : 147) ou Aisa Koperqualuk de Puvirnituq (ibid. : 148), Ikuutajuuq était une personne, et à chaque fois qu‘il assassinait une personne, il empilait des pierres pour créer un cairn, un inutsuk. Tivi Etok évoque également les ikkiit, des êtres humanoïdes mangeurs de chair humaine, qui faisaient chavirer les embarcations inuit (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 104-7). Tuumasi Kudluk, de Kangirsuk, évoque également les amautiliit, créatures féminines vêtues d‘un manteau féminin, amauti, qui vivaient à un endroit nommé Inaaruk (Avataq Cultural Institute 1984 : 146-7), bien connues sous d‘autres noms similaires dans toute l‘aire inuit (Boas 1907 : 538-9; Rasmussen 1929 : 121; 1931 : 249-51). On peut enfin évoquer dans cette catégorie les asiusaijiit (« ceux qui tentent de vous faire disparaître »), des êtres qui prennent l‘apparence d‘un animal pour tenter d‘attirer un chasseur à sa perte (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 130-1), et les ijirait, des trompeurs qui prennent également l‘apparence d‘animaux, bien qu‘ils puissent parfois avoir forme humaine. Ils sont plus particulièrement associés aux caribous (Saladin d'Anglure 1983). On peut encore mentionner ces êtres lubriques et enleveurs de femme, les arnasiutialuit, portant une casquette de capitaine et évoquant les baleiniers (Saladin d'Anglure 1992b).

Si pour nombre d‘Inuit, ces êtres sont des tuurngait, le terme désigne également un peuple plus spécifique d‘êtres qui vivent dans la région d‘Inukjuak, dont les yeux souvent 125 dissimulés sont alignés verticalement et non horizontalement comme dans le cas des humains (Ouellette 2002). Ils constituent en cela un « peuple » plutôt qu‘une catégorie englobant plusieurs sortes d‘êtres. Les tuniit sont bien connus dans toute l‘aire inuit, et souvent considérés comme un peuple autochtone de la région. Les aînés connaissent souvent les sites d‘anciens campements tuniit, et, comme Alacie Aragutak de Kuujjuarapik, s‘intéressaient beaucoup à leurs objets :

Il y a un vrai village Tuniit au sud de Quumiutaq. Il y avait beaucoup d'habitations. Nous avions l'habitude de creuser le sol pour pouvoir regarder leurs vieilles possessions. Nous avons même trouvé de vieilles bottes, qui n'étaient pas si grandes que cela et qui étaient cousues de façon vraiment experte. On pouvait même être certain que ces objets avaient appartenus à des Tuniit. Il y avait des couteaux faits de pierre. Même que personne ne s'est objecté lorsque Tallualuk les a pris. Ils perçaient des trous dans des os pour fabriquer différents objets. Ils fabriquaient aussi des peignes avec ce qui semble être de l'ivoire. Ces beaux artefacts ont été pris. Les Inuit et les Tuniit n'enterraient pas leurs morts de la même manière. Les possessions d'un inuk décédé étaient placées à côté de sa tombe. (Avataq Cultural Institute 1984 : 144)

Pour Tunu Saviakjuk, de Salluit, les tuniit ont disparu il y a peu, et certains ont encore pu être aperçus il y a quelques décennies (ibid. : 143). Selon Tivi Etok, il existait deux sortes de tuniit : les tuniapiit étaient à peu près de la même taille que les Inuit, quand les tunialuit étaient beaucoup plus grands. De son point de vue, les tuniit ont quitté la région à cause des ikuutajuut. Pour Lucassie Qumarluk, d‘Inukjuak, les gens confondent souvent tuurngait et tuniit, qui sont deux peuples différents. Les inugagulliit, considérés par Tivi Etok comme des tuurngait, étaient des êtres de très petite taille, des « nains » ou des « lutins » (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 107). Les ijuruit étaient des êtres qu‘on ne peut voir, mais qui ne sont pas non plus à proprement parler des personnes (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 104).

Les termes qui servent à désigner ces entités non-humaines49 demeurent particulièrement flexibles, et semblent régulièrement se recouper, hésiter entre nom propre et nom commun,

49 Tivi Etok, lorsqu‘il évoque ces êtres, compose des syntagmes pour expliquer la nature de ces êtres. Par exemple, inuutsiangittut, « ils ne sont pas à proprement parler des personnes » (2008 : 25). 126

entre spécifier et englober. Lorsqu‘il s‘agit de classer et d‘organiser les figures non- humaines, et il semble dès lors préférable de reprendre ces catégories, et de les accepter dans leur flexibilité et leur variété. Toutes peuvent se chevaucher en fonction des contextes, chaque entité peut en évoquer plusieurs autres, d‘autant qu‘aucune ne possède caractéristiques réellement exclusives (Laugrand et Oosten 2007a : xix).

2.2.2 Les composantes de la personne

La personne humaine, telle que la décrivent les ethnographies consacrées à la période chamanique, est composée de plusieurs principes relationnels qui ancrent la personne au cœur les cycles socio-cosmiques, et participent de son existence (inuusiq).

Inuusiq et tarniq ont été considérés comme des façons interchangeables de désigner l‘« âme » (Rasmussen 1929 : 58-9; 1931 : 217), ou deux aspects de celle-ci (Thalbitzer 1930 : 97-8). D‘autres ont pensé que ces deux termes se rapportaient à deux « âmes » distinctes (Merkur 1991 : 43). À Iglulik, Rasmussen rapporte que :

The soul, tarniŋa or inu.sia, is that which gives to all living things their particular appearance. In the case of human beings it is really a tiny human being, in the case of the caribou a tiny caribou, and so on with all animals; an image, but very much smaller than the creature itself… The inu.sia (meaning ‗‗appearance as a human being‘‘) is situated in a bubble of air in the groin; from it proceed appearance, thoughts, strength and life, it is that which makes the man a man, the caribou a caribou, the walrus a walrus, the dog a dog, etc. (Rasmussen 1929 : 58-9)

Si les deux termes ont pu autrefois être associés, c‘est par leur lien à l‘existence individuelle et collective à la fois. Inuusiq fait référence à l‘existence personnelle, par contraste avec inuuniq, « le fait de vivre », d‘où l‘usage du possessif à la troisième personne du singulier (inuusia, « son existence personnelle »). J. Oosten (1996 : 186-9) associe ainsi inuusiq à la vitalité, et souligne l‘existence d‘un lien étroit entre inuusiq et timi, le corps, la vitalité s‘y exprimant par la chaleur ou le souffle et la respiration, et maintenant ce lien avec sa santé et son bien-être.

127 K. Rasmussen insiste sur la dimension visuelle de tarniq ou inuusiq, en ce qu‘elle détermine l‘apparence à la fois personnelle et « d‘espèce » de la personne. Si la plupart des auteurs traduisent généralement ces termes par « âme », F. Laugrand et J. Oosten (Laugrand et Oosten 2007c : 70) proposent d‘utiliser les traductions plus proches du sens de tarniq, associé à taaq (« obscurité »), d‘« image » ou d‘« ombre », dénotant ce lien à l‘apparence de la personne. B. Saladin d‘Anglure (2006a : 86) a montré comment tarniq est liée au sila, en se présentant comme une miniature de l‘individu enfermée dans une sorte de bulle d‘air comprimé (pullaq) contenant de l‘air atmosphérique encapsulé le jour de la naissance, lors du premier cri du nouveau-né. Cet air entoure l‘âme dans la bulle. Tarniq était aussi la partie de la personne qui allait vivre au séjour des morts, ou qui pouvait se changer en tuurngaq ou tupilak (« âme en peine ») si les rituels funéraires n‘étaient pas conduits. Les âmes humaines pouvaient également intégrer un corps animal après la mort. Il semble par ailleurs, si l‘on en croit Rasmussen, que les animaux également possédaient tarniq. Là encore, il semble que cette catégorie et celle d‘inua aient pu se chevaucher, en fonction des contextes ou des régions.

Atiq, le nom personnel, représente une composante spécifique à la personne humaine50. Généralement considéré comme une « âme », à l‘instar des autres principes composant l‘intériorité de la personne, et en vertu de la transmission des capacités ou qualités de l‘éponyme avec le nom (Saladin d'Anglure 1970a). Les réminiscences intra-utérines soulignent également l‘existence d‘une perspective propre à cette âme, y compris lors de sa « transition » d‘un défunt à un fœtus, et la continuité de son identité, et son agencéité propre dans la conception de la personne (Saladin d'Anglure 1977). Cette relation d‘identité entre l‘éponyme, autrefois systématiquement un défunt, et la personne qui se voyait transmettre son nom avait une importance capitale dans l‘inclusion de la personne dans son réseau de parenté, et dans la définition de sa place, de son statut, et jusqu‘à son identité sexuée. Cette relation d‘identité revêtait une importance capitale pour l‘être même de la personne, principe essentiel de l‘identité ontologique organisée par la parenté (cf. chapitre 1.1.1).

50 À l‘exception des chiens, et aujourd‘hui d‘autres animaux domestiques (uumajuquti) qui sont nommés également. 128

Isuma, renvoie à l‘ensemble du processus cognitif, à la pensée, à la raison et aux capacités liées au raisonnement, mais également à ce qu‘on pourrait qualifier de « bon sens », dans le sens où cette expression ne renvoie pas exclusivement à une capacité de raisonnement mais à un raisonnement guidé par la morale, l‘éthique, une capacité sociale de maintenir une socialité de qualité (Briggs 1991 : 267). On dit d‘un jeune enfant qu‘il est silaittuq (« dénué de sila », déraisonnable) lorsqu‘il ne suit pas les règles des adultes ou n‘en fait qu‘à sa tête (Saladin d'Anglure 2006a : 93). Il est par contre silatujuq lorsqu‘il atteint l‘âge de raison et suit les conseils et avis des adultes (ibid.). Pour un adulte, silaittuq signifie manquer de prudence, de jugement, de réserve, de contrôle de soi, d‘intelligence, et peut même désigner la folie. À l‘inverse, il sera silatujuq lorsqu‘il agira avec jugement, discernement, de manière responsable, avec bon sens (ibid.). Ces termes soulignent une proximité sémantique ancienne entre isuma et sila, et montrent l‘importance du développement de l‘isuma dans l‘enfance. On considère généralement que la maturation de l‘isuma est une dynamique intrinsèque à la personne, et offre à la fois la volonté et la capacité d‘apprendre (Briggs 1991 : 267). On a déjà exposé le lien existant, dès la naissance, entre tarniq et sila. Il faut également relever que l‘isuma, la faculté de penser, est parfois reconnue à certains animaux, tels que nanuq, l‘ours blanc, ou tulugaq, le corbeau (Oosten et Laugrand 2006), bien que la plupart des infixes verbaux impliquant l‘acte de penser, de considérer, sont applicables aux animaux, comme dans le langage courant en français.

Cette approche des composantes de la personne humaine, qui a peu abordé la question des corps (humains ou non-humains) pour se concentrer sur des principes d‘intériorité, montre que la spécificité de la personne humaine tient peut-être plus aux relations qu‘encapsulent ses composantes qu‘à une essence ou une qualité spirituelle spécifiques. Ainsi, inuusiq et tarniq sont liées au sila, et marquées par la dynamique humaine de la vie et de la mort. L‘isuma également était lié, au moins sémantiquement, au sila, et déterminait la qualité des relations qu‘une personne était susceptible d‘entretenir avec autrui, humain ou non-humain. Autrefois, nombre de non-humains partageaient également des principes spirituels avec les humains, à l‘exception toutefois du nom personnel. Celui-ci liait généralement une personne et un défunt dans une relation d‘identité forte, bien que certaines personnes aient

129 pu recevoir des noms d‘entités non-humaines dans ces circonstances spécifiques qui conduisaient fréquemment à une vocation chamanique (Saladin d'Anglure 2001a).

2.2.3 L’existence et les âges de la vie

Les principales étapes de la vie s‘expriment à l‘aide du radical inu- : ainsi inuulirataaq ou inuulirqamiq signifient-ils « un nouveau-né », inuusuttuq « un adolescent », inummarik « un adulte », inutuqaq « une personne âgée ». Les principaux passages de la vie s‘expriment également à l‘aide de termes composés du radical inu- qui entre en particulier dans la composition du syntagme inuuvuq « il/elle vit », « il/elle est une personne », ou encore du syntagme inuulirpuq « il/elle naît », « il/elle commence à vivre », « il/elle devient une personne ». Mourir se dira fréquemment inuugunnaipuq, « il/elle cesse de vivre », « il/elle cesse d‘être une personne ».

Ainsi, cette existence personnelle dont les étapes et les passages principaux sont exprimés grâce à la racine inu- est marquée d‘une dynamique intrinsèque qui implique des modifications du corps et du comportement. Alors que nous avons l‘habitude de situer ces évolutions à l‘aide de repères temporels – jours, semaines, mois, années – qui façonnent le système scolaire et nos rites de passages, les Inuit avaient l‘habitude de situer l‘enfant dans son développement de manière très précise, en fonction d‘un vocabulaire susceptible de nommer aussi bien les âges de la vie que chaque modification pertinente de sa physiologie, psychologie ou de ses capacités et compétences (Therrien 1987 : 155-8). À partir de l‘examen de cette terminologie, M. Therrien souligne que chaque manifestation physiologique et psychologique est nommée, le lexique décrivant une courbe ascendante : l‘enfant qui a atteint l‘âge de raison, isumaniq, suscite des attentes et se voit inciter à réaliser ces premiers gestes productifs. Il n‘est plus cette « petite chose », piaraq, cet « être neuf », nutaraq, qu‘il a pu être durant les premières années de sa vie, mais un être humain dont les activités sont de plus en plus réglées par les attentes liées à son identité de genre, un surusiq, « jeune garçon », une niviarsiaq, « jeune fille ». Cette dynamique et le développement des capacités intellectuelles, morales et sensori-motrices, puis des compétences productives s‘inscrivait dans un itinéraire d‘accomplissement qui devait conduire à l‘état d‘inummarik, de « personne complète », « d‘adulte accompli, 130

l‘adolescence inuusuttuq (« qui devient une personne ») n‘étant qu‘une étape. La différence tient notamment en l‘accomplissement de l‘ensemble des étapes dans l‘apprentissage des compétences productives reconnues (Therrien 1996a; Saladin d'Anglure 2000), le mariage et la fondation d‘une famille avec un ou plusieurs enfants (Therrien 1987 : 157).

Cette dynamique d‘accomplissement était notamment marquée par un grand nombre d‘étapes attendues et repérées, exprimées par des termes composés de l‘infixe –giuq, « faire pour la première fois ». Ces expériences premières, ouvrant une dynamique de la réitération, constituaient une catégorie essentielle de l‘expérience inuit de la dynamique existentielle sur le plan social comme sur le plan cosmologique (Therrien 1996a : 24), et se voyaient généralement reconnues lors de « rites de la première fois » qui scandaient ainsi la construction de la personne, soulignant ces multiples changements de statut et les transformations existentielles qui en découlaient. Cette dynamique de construction de la personne impliquant l‘intervention des adultes se dit elle-même inuguiniq (Qumaq 1990 : 35).

2.2.4 Traductions : la « personne » chrétienne

Avec la conversion, les conceptions de la personne ont fait l‘objet de traductions, de la part des missionnaires qui s‘efforçaient de rendre compte de l‘anthropologie chrétienne. Contrairement à ce qui se passe régulièrement aujourd‘hui avec les concepts issus du droit, de l‘administration ou de la médecine (Therrien 1996b, 2000; Cancel 2011), il y eut à ma connaissance très peu d‘activité néologique. Au contraire, les termes utilisés dans la traduction en inuktitut des concepts bibliques de la personne préexistaient à la conversion au christianisme, mais virent leur sens redéfini.

La définition donnée par T. Qumaq (1990 : 35) de la personne, inuk, montre ainsi une certaine continuité dans la conception : « Est une personne un être qui a du souffle (anirniq), qui est doué de pensée (isuma), qui a une âme (tarniq), qui est doué de jugement et d‘une volonté propre; homme comme femme, une personne possède une âme immortelle (tarniq tuqusuittuq) ».

131 Les composantes que sont le souffle (anirniq), la pensée (isuma) et l‘âme (tarniq) entrent toujours dans la définition de la personne. Cependant, mis à part le processus de pensée qui n‘implique pas de nouvelles connotations ou une véritable redéfinition, à la fois le souffle et l‘âme entrent dans des conceptions chrétiennes de la personne, et de sa ressemblance ou différence avec le monde non-humain. Ainsi, les animaux comme les humains sont doués de souffle (Qumaq 1990 : 83) et respirent l‘air (sila). Mais le sens du souffle lie également l‘humain à Dieu : « le souffle d‘une personne : une personne ne peut vivre que si elle respire. Elle ne peut pas vivre sans respirer. Ce terme signifie aussi le Saint Esprit (anirniq piujuq), il procède de Dieu et est la présence de Dieu en l‘Homme » (Qumaq 1990 : 146).

L‘âme (tarniq) représente aujourd‘hui, sans ambigüité, une composante personnelle strictement réservée à l‘humain, et qui lie ce dernier à Dieu. Elle est d‘abord un don (tunisimajaq) de Dieu au début de l‘existence de la personne, et Il la prendra à sa mort lorsqu‘elle s‘en ira vers Lui : « L‘âme est immortelle (tuqusuittuq), bien qu‘une personne meure inévitablement, et que son corps soit enterré. On explique qu‘elle ne peut mourir, Dieu l‘a donnée à chaque personne. L‘âme immortelle est saisie par Dieu lorsque le corps de la personne meure, et s‘en va vers lui » (Qumaq 1990 : 204).

Composante qui lie la personne à Dieu, qui en est le don temporel et lui retourne, l‘âme est cependant toujours un principe individuel : « Mon âme m‘est singulière. Parce que j‘ai une âme, lorsque mon corps mourra, alors mon âme immortelle pourra aller au Ciel où elle vivra éternellement. Je dois prier régulièrement en ne souhaitant pas voir mon âme maigre, car elle se nourrit de prière, et c‘est seulement parce que j‘ai une âme que je jouis de l‘immortalité » (ibid.).

La vie de l‘âme est mise en parallèle avec la vie du corps et son besoin d‘aliments. Ainsi, la prière (tutsianiq) est-elle la nourriture de l‘âme. Le double plan chrétien de la vie spirituelle et de la vie corporelle est également intégré à la conception de la personne par l‘usage du terme uvinik ou uvinik silarjuamiittuq pour désigner « la chair », et ses désirs mondains (Koperqualuk 2011 : 83). On entre ici dans une théologie plus complexe des rapports entre

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l‘humain et le divin, particulièrement développée par les églises pentecôtistes qui insistent notamment sur le rôle du cœur (uummati) dans la relation à Jésus (Jiisusi).

L‘âme individuelle et immortelle représente ainsi le privilège offert à l‘humanité par Dieu. Les animaux, au contraire, n‘ont pas d‘âme et peuvent ainsi être appelés tarniqanngitut : « il est dit que les animaux n‘ont pas d‘âme. Ceux qui n‘ont pas d‘âme permettent aux humains de vivre leur existence terrestre » (Qumaq 1990 : 204).

La transmission des noms personnels fut également marquée par l‘introduction des noms bibliques, donnés lors du baptême. Ces noms, notamment dans la région des îles Belcher et de la baie d‘Hudson, ont été associés en une paire comportant le nom biblique et le nom inuit souvent transmise comme une seule unité (Dupré 2007). On verra, à partir de notre propre recherche dans la région de Kangiqsujuaq, que le phénomène d‘intégration des noms bibliques au système de transmission des noms est également une réalité pour ceux du nord, bien que reposant sur des principes différents.

Le christianisme a probablement contribué à redéfinir la spécificité de l‘être humain dans la création, et sa relation aux animaux. T. Qumaq explique néanmoins, dans un plaidoyer contre l‘imposition de quotas et de règlements de chasse, une double source aux règles organisant les relations entretenues par les Inuit avec les animaux :

Voici les lois que les aînés souhaitaient voir être suivies : les jeunes inuit ne devaient pas tuer trop d‘animaux, quels qu‘ils fussent. On leur demandait de ne tuer que le nombre nécessaire d‘animaux, et ils suivent encore ces règles aujourd‘hui. Il s‘agit là d‘une règle cardinale pour les Inuit. Parce que les animaux se déplacent sans cesse, parfois loin, parfois plus près. […] Les paroles des aînés à propos de la chasse et du traitement des animaux étaient autrefois bien respectées. Aujourd‘hui encore, ces paroles à propos de la chasse et du traitement des animaux sont soigneusement respectées. […] Les animaux sont différents, ils n‘arrivent pas tous en même temps sur nos terres lorsqu‘ils viennent y donner naissance à leurs petits. Ils reviennent plus nombreux chaque année, ils se multiplient ainsi, parce que le Créateur n‘a certainement pas dit : « les animaux disparaîtront ». […] Les animaux de toute terre ont le même Créateur (Qumaq 1988 : 12)

133 Les animaux partagent ainsi le statut de créature (pinngutitaujuq) avec les humains, et ces derniers se doivent donc de traiter convenablement leurs gibiers et la nourriture qu‘ils en tirent. Ce soin dans le traitement de l‘animal se fondait autrefois sur les règles inuit, et traduit dès lors une certaine continuité des conceptions inuit de la chasse. Au contraire, nombre d‘être non-humains, notamment les différents tuurngait, sont souvent conçus aujourd‘hui comme des créatures de Satan (sataanasi), des démons ou des mauvais esprits. Satan lui-même est une créature inédite qui encapsule un certain nombre d‘entités anciennes (Laugrand 2001). Pour d‘autres, ces anciens non-humains ne sont pas nécessairement associés au Malin, mais existent indépendamment de ces créatures que sont mauvais esprits et démons. D‘autres êtres sont à présent connus également, tels les anges.

Conclusion :

Ces transformations sociales et religieuses ont affecté le Nunavik en profondeur, depuis la fin du XIXe siècle, façonnent clairement l‘expérience inuit contemporaine. La religion chrétienne fait partie de la tradition, et s‘inscrit profondément dans le tissu social et familial des communautés. L‘école, ou les hôpitaux, représentent des institutions centrales des communautés contemporaines, et nombre d‘Inuit s‘y engagent et investissent, s‘efforcent de les changer aussi, tout en y mobilisant d‘anciennes pratiques, valeurs et connaissances. C‘est cet engagement que je vais m‘efforcer de montrer dans le chapitre suivant, en présentant une démarche élaborée par les sages-femmes inuit de la maternité de Puvirnituq. Parce qu‘elle mobilise des conceptions anciennes de la vie fœtale et de la vie familiale, cette démarche offre une excellente introduction aux séquences rituelles de la grossesse vécues par les aînées quelques décennies plus tôt. Plus encore, l‘examen de ces conceptions de la vie fœtale nous plongera inévitablement dans un questionnement perspectiviste, interrogeant les liens entre intériorité, perception et corporalité, et la continuité manifestée par de tels liens en dépit de la conversion au christianisme et transformations des conceptions de la personne qui l‘accompagnèrent.

134 Chapitre 3. Le fœtus au cœur du rituel : conceptions de la vie fœtale et socialisation de la grossesse

Dans ce chapitre, je décrirai d‘abord une démarche inuit de sensibilisation aux troubles du spectre de l‘alcoolisation fœtale51 (TSAF), initiée à Puvirnituq par les sages-femmes inuit de la maternité Inuulitsivik à la fin de l‘année 2008. Elles organisent notamment un groupe de soutien, susceptible d‘offrir le support social dont manquent parfois certaines femmes enceintes dans la communauté, et leur permettant d‘exposer les dangers que la consommation d‘alcool durant la grossesse fait courir au fœtus. Elles ont également élaboré et composé un dépliant d‘information dont la lecture révèle la prégnance contemporaine de certaines connaissances et pratiques inuit, réengagées dans une institution postcoloniale. À partir de ce cas empirique, je m‘efforcerai de montrer comment cette démarche mobilise une même conception de la vie sensible, émotive et consciente du fœtus qui structurait autrefois les prescriptions et prohibitions suivies par les aînées, et comment cette conception du fœtus apparaît aujourd‘hui encore une source de socialisation et de régulation de la grossesse.

3.1 Les connaissances inuit de la vie fœtale au cœur d’une démarche de sensibilisation aux troubles du spectre de l'alcoolisation fœtale (TSAF)52

Lors de mon séjour à Puvirnituq, en 2008-2009, les sages-femmes inuit de la maternité Inuulitsivik me remirent un petit dépliant qu‘elles venaient de faire imprimer, invitant les femmes enceintes de la communauté à participer à leur groupe de soutien et de prévention des TSAF. Les images qui composaient ce dépliant m‘avaient d‘abord interpellé, puis fasciné, me renvoyant sans cesse à ce que les aînées expliquaient de la grossesse et du fœtus, sans pour autant se confondre exactement avec leurs explications. Le premier pli

51 Ce terme désigne une intoxication de l'embryon ou du fœtus due à la consommation d'alcool de la mère pendant la grossesse. Cette intoxication alcoolique perturbe le développement des organes. Selon les organes affectés, il peut se manifester par des malformations, des déficiences intellectuelles, ou d'autres troubles congénitaux. L‘usage du terme de « spectre » indique qu‘il ne s‘agit pas d‘un diagnostic clinique, mais plutôt un générique regroupant toutes les conséquences pour le fœtus de l‘exposition à l‘alcool. 52 Ce chapitre est une version remaniée d‘un article précédemment publié dans les Cahiers du CIÉRA (Pernet 2010). 135 (Figure 2) présente le groupe de soutien Ilagiitsuta (litt. « nous formons une famille, un groupe uni »), et le symbolise par l‘image d‘une famille d‘oies blanches; déplié (Figure 3), ce sont trois photographies de fœtus, issues de l‘imagerie médicale, qui figurent l‘énonciateur d‘un court texte à la première personne : le fœtus s‘adressant à sa mère.

Figure 2 : Le groupe de soutien ilagiitsuta

Cet objet s‘est peu à peu chargé de significations, jusqu‘à se transformer en une sorte de « miniature » de ma recherche et de mon expérience de terrain. C. Lévi-Strauss parlait de la 136

façon dont les connaissances accumulées par l‘ethnographe sur le terrain ne se synthétisaient, ne formaient un tout « que sous la forme d‘une expérience personnelle, la sienne » (Lévi-Strauss 1958 : 409). C‘est un peu de cette manière que j‘ai vu se condenser dans cette image des relations et des significations qui ailleurs restaient diffuses : qu‘il s‘agisse de ce « dialogue » avec la société dominante qui marque la reproduction des ordres sociaux et culturels autochtones contemporains ou de la force de schèmes culturels dont les racines plongent plusieurs décennies en arrière; qu‘il s‘agisse des conséquences dramatiques de problèmes sociaux ou des solutions que tentent d‘élaborer des acteurs sociaux de premier plan, comme ces sages-femmes. Ce dépliant offre à mon sens une perspective inédite sur la façon dont les connaissances inuit, jusque dans leurs dimensions sensibles et morales, sont susceptibles d‘être mobilisées dans des espaces institutionnels modernes d‘une importance capitale pour la reproduction sociale.

Figure 3 : Les paroles du fœtus à l’intérieur du dépliant

Je vais ici m‘efforcer de situer ce dépliant au cœur de la démarche des sages-femmes inuit de Puvirnituq, de manière à rendre plus explicites ces relations et significations qu‘il condense. Ma démarche consistera, dans un premier temps, à mettre en relation les images 137 et textes utilisés dans la composition de cet objet avec les objectifs sanitaires et sociaux visés par les sages-femmes, et avec certaines des connaissances et pratiques inuit auxquelles ils renvoient.

3.1.1 La prévention des TSAF : un exercice de sensibilisation

Le projet de la maternité Inuulitsivik consistait à prendre en charge et à transformer les services obstétriques qui devaient être implantés à Puvirnituq dans les années 1980 avec la construction du second hôpital du Nunavik. En cette période encore marquée par l‘activisme de la décennie précédente, le dispositif d‘évacuation des femmes enceintes constituait une cible de premier plan. Cependant, les femmes des sept communautés de la baie d‘Hudson souhaitaient non seulement rapatrier les accouchements, mais également se réapproprier les prérogatives liées au suivi de la grossesse, à l‘accouchement, et aux soins périnataux. Nombre de ces femmes conservait un souvenir douloureux de la médecine obstétrique des années 1960 et 1970. Évacuées et isolées dans des hôpitaux où le personnel ne parlait pas leur langue, « accouchées53 » par des médecins mobilisant systématiquement des techniques interventionnistes et avec lesquels les contacts étaient particulièrement réduits, ces femmes promouvaient un accouchement dans des conditions émotionnelles qui offrent plus de confort à la parturiente, et qui puisse se dérouler avec l‘assistance d‘un personnel inuit, en inuktitut.

Le dispositif des évacuations, s‘intégrant à une politique médicale qui retirait toute prérogative aux femmes et aux familles inuit quant à la grossesse et à l‘accouchement, n‘était pas sans conséquence sociale (Daviss-Putt 1990; Kaufert et O'Neil 1990; Jasen 1997). L‘exclusion – coloniale – de la participation à un tel événement pourrait être décrite comme une opération de « désensibilisation54 » : une perte de cette sensibilité par laquelle

53 Le verbe « accoucher » est ici entre guillemets à cause de son emploi à la voix passive qui correspond à l‘usage privilégié au XIXe siècle : le médecin accouche, la femme est accouchée. À rebours de cet usage, la voix active est aujourd‘hui généralement accordée à la parturiente. 54 Paul Ricoeur désigne par le terme de morale d‘une part, « la région des normes, autrement dit des principes du permis et du défendu, et d'autre part, le sentiment d'obligation en tant que face subjective du rapport d'un sujet à des normes » (2000 : 103-4). C‘est cette dimension sensible de la morale, ce sentiment d‘obligation, qu‘Émilie Hache et Bruno Latour exploraient récemment en termes de désensibilisation et de sensibilisation, ces mécanismes par lesquels « se réduit ou s‘allonge la liste des êtres capables de nous obliger moralement » (2009 : 144). 138

on peut se sentir concerné, touché, interpellé, obligé, par l‘existence et l‘expérience des êtres qui nous entourent, perte dont les conséquences se font sentir jusqu‘à aujourd‘hui. Aani Tulugak, qui fut en charge du lobbying lors des négociations pour l‘ouverture de la maternité, évoque cette expérience qui fut aussi la sienne :

Seeing the experience we have now, it was something really strange; you did not think about childbirth. Like, my sister was pregnant, then she went away, and you stop thinking about it, and then, when she comes back, she has a baby. How did it happen ? What was her experience like… no idea ! So it was something you felt you were not permitting to know, you‘re not permitted to see it, you‘re not permitted to talk about it. So it felt like, alienation from childbirth, from family members. You never see how it happens, you never know, they are away for 1 month, or 6 weeks, and then they came back with a baby… that‘s all… So they were… You didn‘t even wonder, how did it go ? Because by the time they come back, the baby will be 3 months old, sometimes the airplanes were not coming regularly, so you didn‘t feel you were a part of it. Even the baby is a part of this family… You just feel like… I don‘t know… It doesn‘t affect me, that‘s it. If we were feeling like that as women, imagine how the men felt… The fathers, yes. That‘s why when we started the maternity, we insisted that the father needs to come ! We got airline services to give discount, and we got the hospital to support the man to be here, with his wife. (Aani Tulugak, Puvirnituq, 2008)

Dès les premières réunions organisées par les groupes de femmes, les aînés exprimèrent eux aussi leurs préoccupations devant l‘affaiblissement des liens familiaux. Les sages- femmes s‘efforcèrent de répondre à ces préoccupations, et développèrent leurs premières activités communautaires dans l‘optique de refaire de la naissance le moment privilégié de la construction des liens familiaux qu‘il avait pu être durant la période précoloniale. Aujourd‘hui, certaines de leurs activités se sont pérennisées, et d‘autres sont à présent développées, en fonction de leur propre ciblage des problèmes auxquels les femmes de leurs communautés se trouvent confrontées. Lorsque je rencontrai les sages-femmes, elles concentraient leurs efforts sur un programme de prévention des problèmes liés aux « troubles du spectre de l‘alcoolisation fœtale » :

We also recently started a FASD (Fetal Alcohol Spectrum Disorder) team, that was mainly for the foetus inside the mother, that could be our own focus. That involves radio programs, that we started 2 weeks ago. We started with what we did in Montreal with FASD, we were in training. We explained that the first 139 time (on radio). […] The bonding group started also from the FASD team, so we have been doing « baby showers » for the pregnant women themselves, and also some information, such as health things, what is needed the most, like nutrition or baking for the first year of life… (Akinesie Qumaluk, Puvirnituq, 2008)

Ces problèmes liés à la consommation d‘alcool durant la grossesse préoccupent particulièrement les sages-femmes de Puvirnituq, ou encore l‘Association des femmes inuit du Canada Pauktuutit (2001). Leurs constats et objectifs sont les mêmes : favoriser une prise de conscience, de la part des jeunes femmes ou jeunes filles, des risques qu‘elles font courir à leur fœtus, et leur permettre de trouver en elles les moyens de conduire une grossesse dans de bonnes conditions, pour elles-mêmes et leurs fœtus. Le soutien de leur partenaire, de leur famille et de la communauté toute entière est considéré comme indispensable au succès d‘une telle démarche (Pauktuutit 2001 : 12-3), et les réunions du 9 Months Bonding Group de Puvirnituq s‘efforcent de créer un cadre propice à un tel soutien, à travers des jeux, des repas de nourriture traditionnelle ou des dons offerts, lors des baby showers, au fœtus et à la future mère. Ces réunions permettent aussi des séances d‘informations sur la grossesse, et sur les conséquences pour le fœtus d‘une consommation d‘alcool excessive de la part de la mère.

Leur premier objectif est donc de rompre l‘isolement dont souffrent nombre de femmes enceintes aujourd‘hui (Tulugak 2011 : 38), grâce à la présence des sages-femmes et plus largement du groupe de soutien. Se focaliser sur le fœtus comme elles ont souhaité le faire vise à « sensibiliser » les participantes à l‘existence du fœtus, à faire appel à leur capacité à être touchées, interpellées, obligées même par l‘expérience et la personne du fœtus. La représentation de ces deux objectifs, entourer et soutenir les femmes enceintes, et les sensibiliser aux conséquences d‘une consommation d‘alcool durant la grossesse, compose l‘essentiel du dépliant. Les images et les textes qui composent cette plaquette ne sont pas tant « esthétiques » que porteurs d‘une intention55, ils visent à opérer cette « sensibilisation » à l‘expérience du fœtus et à représenter l‘importance de l‘entourage durant la grossesse.

55 Je m‘inspire ici de l‘approche défendue notamment par A. Gell (1998) et reprise par P. Descola (2006). 140

3.1.2 Les oiseaux : modèle familial et expériences de la maternité

Ainsi, le groupe de soutien lui-même, sur le premier pli (Figure 2), est-il représenté en faisant appel à l‘image d‘oies blanches (kanguit) rassemblées dans une situation familiale, les parents protégeant de leur taille et vigilance leurs petits.

Le comportement des oiseaux migrateurs offre aux Inuit un réservoir d‘images qui viennent ancrer la vie familiale dans une expérience plus vaste que celle de la seule humanité. Ces oiseaux – canards eiders (mitiit), oies des neiges (kanguit), bernaches du Canada (nirliit), lagopèdes (aqiggiit), ou différentes espèces de petits oiseaux56 (qupanuat) – ne passent qu‘une partie de l‘année sur les terres des Inuit, mais ce temps comprend la période la plus importante de leur existence, celle de la reproduction (Randa 2002 : 86). Grâce à leurs connaissances du comportement de ces oiseaux, les Inuit élaborent plusieurs parallèles entre leur propre expérience familiale et celle de ces oiseaux, qui se concentrent autour de l‘expérience de la maternité. Certains mystères de la vie, comme les difficultés de la conception, semblent donnés en partage aux êtres humains comme aux animaux, et l‘exemple de l‘expérience animale offre du sens à l‘expérience humaine.

À Sanikiluaq, Johnny Meeko Sr. Fit à Léa Hiram (2005 : 71-72) le récit suivant :

Il y avait un nid de canard eider. Il y avait une roche dans ce nid. Je pensais que quelqu‘un l‘avait placée là. Mais c‘était sa mère qui l‘avait mise. Parce que les canards sont comme les humains lorsqu‘ils veulent une famille. Lorsque la mère ne peut avoir d‘enfant, chaque famille qui essaye de se former adoptera un enfant. De l‘adoption, de l‘amour de cet enfant, la mère deviendra enceinte. C‘est la même chose avec les canards. Si la mère ne peut avoir de petit, elle mettra une pierre dans le nid. En couvant cette roche, il se produira des œufs. De l‘intérieur. La même chose avec les humains. Cela te paraît étrange, mais cela se produit. C‘est vrai. Je l‘ai vu. Parce mon frère ne pouvait avoir d‘enfant, après 5 ou 6 ans, ils adoptèrent un enfant. De cette adoption ils ont maintenant trois enfants. C‘est la même chose avec les canards, comme avec tous les animaux. (Johnny Meeko Sr., entrevue et traduction de l‘anglais par Léa Hiram).

56 Vladimir Randa souligne que « les plus petits oiseaux forment la catégorie qupanuat au sein de laquelle les Iglulingmiut distinguent quatre espèces. Cette catégorie n'a pas d'équivalent dans la systématique scientifique car elle englobe les représentants de trois familles: Emberizidés, Alaudidés, Motacilidés » (2002 : 94). 141 Ce parallèle est bien observé par les Inuit, et largement répandu57. Les difficultés de la première conception représentent une réalité partagée aussi bien par les humains que par ces oiseaux. L‘adoption, et son parallèle dans le comportement des oiseaux, offrent non seulement une alternative à la conception pour la formation de la famille, mais encore « dénouent » le processus de conception en transformant les sentiments de la mère. En couvant une roche, en maternant un petit adopté, c‘est le développement maternel du sentiment nalliniq (« amour », « compassion ») qui ouvre la voie à la conception d‘enfants.

Ce sentiment caractéristique de l‘expérience de la maternité, que les Inuit savent reconnaître dans l‘expérience animale, se manifeste également dans les usages des mots niviuqtuq et minnijuq. T. Qumaq définit le premier terme comme une action protectrice : « qu‘il s‘agisse d‘une personne ou d‘un animal, [on dit niviuqtuq lorsqu‘il] agit de manière à protéger ceux qui lui sont chers (minnisuni), ses propres enfants, ou des membres de sa propre famille » (1990 : 321). L. Schneider (1985 : 217) note que le terme niviuqtuq décrit aussi bien un comportement humain qu‘un comportement caractéristique des oiseaux58. T. Qumaq définit d‘ailleurs niviuqtuq en le glosant à l‘aide de minnijuq, plus utilisé aujourd‘hui, et L. Hiram (Hiram 2005 : 70) relève également ce parallèle linguistique qu‘exprime le terme minnijuq entre le comportement protecteur des oiseaux à l‘égard de leurs petits, et le sentiment maternel humain.

La possibilité de reconnaître l‘expérience humaine de la maternité dans certains comportements (piusiit) de ces oiseaux offre aux sages-femmes soucieuses de définir leur groupe de soutien une analogie particulièrement expressive. L‘expérience familiale reconnue à ces oiseaux, l‘importance de leur amour et de leur compassion à l‘égard de leurs

57 Jose Kusugak, originaire de Naujaat (Nunavut), raconte comment l‘un de ses amis est venu le voir au bureau : « Il était heureux mais perplexe. Son épouse était incapable d‘enfanter et ils ont adopté un enfant. Dès qu‘ils l‘ont fait elle est devenue enceinte ». Et de rappeler aussitôt « la méthode ingénieuse qu‘utilisent les oies et d‘autres oiseaux pour la conception. Ils déposent des pierres dans leurs nids pour amorcer la production de leurs propres œufs. Lorsqu‘ils pondent des œufs, ils enlèvent les pierres » (Kusugak 2006 : 49). 58 Dans l‘ouvrage de la série Interviewing Inuit Elders consacré à l‘éducation traditionnelle, Naqi Ekho définit ce mot à l‘aide d‘un exemple frappant : « Niviuqtuq is when, for example a bird, such as the Lapland Longspur has eggs nearby and tries to distract you by pretending to have an injured wing. The tail is wide open and she expands her wings. As soon as you see that, you know she probably has a nest nearby. She is trying to keep you away from her nest because that is her way of protecting what is dear to her. Niviuqtuq is what she is doing » (Ekho et Ottokie 2000a : 101). 142

petits, forment une image idéale des valeurs familiales et personnelles que les sages- femmes de Puvirnituq attachent à la maternité. En cela, cette image représente aussi bien le groupe de soutien en lui-même qu‘elle vise à former une image de la maternité à laquelle la femme enceinte puisse se conformer : devenir une femme qui protège ses enfants de tous les dangers, y compris ceux de l‘alcool qu‘elle risquerait elle-même de leur faire courir. Cette image condense une image de la famille et de la maternité inuit et évoque un complexe de sentiments et d‘attitudes caractéristiques, l‘amour (nalliniq) et la protection des plus faibles (niviurtuq et minnijuq).

3.1.3 Paroles de fœtus : prendre soin d’un être conscient

L‘intérieur de la plaquette dévoile des photographies de fœtus issues de l‘imagerie médicale (Figure 3), et téléchargées sur internet. Ces photographies offrent une image saisissante de l‘humanité du petit être, de son corps déjà développé, et sont associées à un court texte, en anglais, qui prétend rapporter les paroles du fœtus :

Hi Mom, You are asking who am I, I am your gift. I am Love. I chose you… A strong woman. I do want to live. I know that sometimes temptations are strong but Together we will overcome. You will give me nine months. The nine most important months. (FASD Team, Maternité Inuulitsivik, Puvirnituq, 2008)

L‘objectif des sages-femmes – prévenir des comportements pouvant nuire à la survie et au futur du fœtus – implique à leurs yeux de fonder la grossesse sur le développement d‘un lien maternel fort, lien qui repose ultimement sur la reconnaissance du fœtus, des particularités de son existence, et de son identité propre (« you are asking who am I »). Si, en tant que tel, le fœtus possède sa propre volonté (« I chose you »), il est aussi présenté comme un don qui demande à être accepté, et s‘inscrit dès lors, et à nouveau, dans une éthique familiale de l‘amour et de la compassion (« I am Love »). Comme l‘adopté avec lequel la mère développera les sentiments maternels qui lui permettront de concevoir, le fœtus est reçu comme un don avant de pouvoir devenir une personne; le développement d‘un sentiment d‘amour à son égard représente la forme prise par son acception, avec les responsabilités qui l‘accompagnent (« You will give me nine months. The nine most important months »). C‘est seulement à partir de cette reconnaissance que seront

143 surmontées les « tentations » de la boisson (« I know that sometimes temptations are strong but Together we will overcome »).

Le vocabulaire de ce dépliant s‘ancre clairement dans le christianisme, qu‘il s‘agisse de définir les excès de boisson comme des « tentations », ou encore d‘évoquer le fœtus comme « amour » et « don ». Ces deux termes traduisent une façon aujourd‘hui généralisée de concevoir le fœtus et l‘enfant, « don » de Dieu à la mère et à sa famille. Dans la maternité elle-même, on retrouve affiché au mur ce dialogue anonyme chrétien, en anglais, qui, dans une série de questions qu‘un fœtus pose à Dieu, décrit ses appréhensions à l‘heure de quitter le paradis et de naître au monde59 :

Tell Me My Angel's Name / the child asked God, They tell me you are sending me to earth tomorrow. But how am I going to live there, being so small and helpless? / Your angel will be waiting for you and will take care of you. The child further inquired, But tell me, here in heaven I don't have to do anything but sing and smile to be happy. / God said, Your angel will sing for you and will also smile for you. And you will feel your angel's love and be very happy. / Again the child asked, And how am I going to be able to understand when people talk to me if I don't know the language? /God said, Your angel will tell you the most beautiful and sweet words that you will ever hear. And with much patience and care, your angel will teach you how to speak. / And what am I going to do when I want to talk to you? / God said, Your angel will place your hands together and will teach you how to pray. / Who will protect me? / God said, Your angel will defend you even if it means risking its life. / But I will always be sad because I will not see you anymore. / God said, Your angel will always talk to you about me, and will teach you the way to come back to me, even though I will always be next to you. / At that moment there was much peace in heaven, and voices from Earth could be heard. The child hurriedly asked, God, if I am to leave now, please tell me my angel's name./You will simply call her...... MOM.

D‘autres récits encore, profondément ancrés dans les traditions narratives inuit, viennent soutenir ces conceptions de l‘existence fœtale, et sont parfois racontés avec des objectifs similaires à ceux des sages-femmes. Il est en effet reconnu que certaines personnes ont des souvenirs de leur vie fœtale et de leur naissance, dont ils sont parfois amenés à partager le récit en diverses circonstances. La grande diversité de ces récits de souvenirs intra-utérins

59 Retrouvé sur Internet, par exemple http://www.webtree.ca/inspiration/angels_on_earth.htm (consulté le 17/12/2008). 144

(Saladin d'Anglure 2006a : 37-9) souligne à quel point il s‘agit d‘expériences personnelles, ce qui leur donne toute leur portée sociale et morale dans un contexte où la connaissance est un acte personnel. Au cours de mon séjour à Puvirnituq, Alacie Sivuarapik me fit le récit de ses propres souvenirs intra-utérins :

Je me souviens d‘avant ma naissance, quand j‘étais dans le ventre de ma mère. J‘ai longtemps hésité à en parler, je cherchais quelqu‘un à qui s‘était arrivé. Et puis j‘ai trouvé cette personne, qui se souvient exactement de la même chose que moi. Il y avait des collines des deux côtés, tout autour. Une voix me parlait et disait : « tu auras des yeux, des oreilles, des jambes, des bras… », elle énumérait tout mon corps, elle disait : « tu riras, tu joueras, tu auras une mère, des sœurs, des frères… », elle racontait tout le futur. Je ne me souviens pas si j‘avais déjà des bras, ou des yeux. Je me souviens d‘une odeur d‘orange, très forte, si bonne. Ma mère voulait manger une orange et la sentait avant de la manger. Je me souviens des premiers moments de ma naissance, je clignais des yeux, c‘était très lumineux, et je voyais et entendais les mouches noires voler. C‘était très effrayant. (Alacie Sivuarapik, Puvirnituq, 2009)

Son récit ressemble beaucoup au dialogue chrétien affiché dans la maternité, si ce n‘est que la voix, qu‘elle suppose être la voix de Dieu, lui parle sans qu‘elle-même ne soit douée de parole. Son récit est également marqué par la sensibilité, ici olfactive, dont semblent faire preuve les fœtus. Qisaruatsiaq, professeure à Sanikiluaq, fit à Bernard Saladin d‘Anglure (2006a : 371-82) un récit très détaillé de ses propres souvenirs, dont elle précise qu‘elle le raconta préalablement en présence de ses étudiantes, pour les sensibiliser aux dangers de la cigarette pour le fœtus lors de la grossesse :

Quand elle était triste, quelle qu‘en fût la cause, j‘étais triste moi aussi. Je ressentais chacune de ses émotions. Une fois, elle se mit à tousser et voilà que quelque chose d‘insupportable parvint jusqu‘à moi et me fit suffoquer, c‘était une odeur très désagréable qui resta un long moment. Quelle était cette odeur qui me rendait malade ? C‘était en fait la fumée du feu de broussailles sur lequel elle faisait la cuisine, elle toussait parce qu‘elle avait inhalé un peu de fumée pendant qu‘elle faisait la cuisine. […] J‘ai de la pitié pour les fœtus quand je vois leur mère fumer, car même une toute petite quantité de fumée peut vous incommoder quand vous êtes dans l‘utérus de votre mère; vous n‘avez pas d‘autre choix de l‘absorber, puisque votre mère l‘absorbe. La fumée n‘est pas évacuée, elle reste dans l‘utérus. J‘ai de la compassion pour les bébés qui sont manipulés brutalement par leurs parents parce qu‘ils ressentent tout ce que fait leur mère, tout ce qu‘elle ressent, n‘importe quand et à chaque fois; chaque sensation ressentie par la mère, le bébé la ressent. Jeunes mères, s‘il 145 vous plaît, faites bien attention à ce que vous faites éprouver aux bébés car, un beau jour, ils seront des adultes, comme nous, et ils deviendront des parents, eux aussi. Et nous voulons tous avoir des enfants qui seront bien traités et qui se conduiront bien (Saladin d'Anglure 2006a : 371, 384).

En donnant accès à l‘expérience fœtale, du point de vue du fœtus, racontant la façon dont sont vécus, pensés et ressentis les événements jusque dans le ventre maternel, les Inuit élaborent des récits à la première personne qui soulignent les conséquences des actes de la mère du point de vue fœtal, et invitent les femmes à les reconnaître comme doués de conscience, de sentiments, de sensations. Il n‘y a rien de mécanique à cette reconnaissance, et dans un contexte social difficile marqué par la « désensibilisation », il s‘agit au contraire d‘un enjeu crucial pour l‘existence de l‘enfant. Que ce soit grâce à des récits qui s‘inscrivent dans une longue tradition et offrent le récit d‘une expérience vécue, ou dans la composition du dépliant, il s‘agit toujours d‘appels, invariablement à la première personne, à reconnaître une existence sensible et consciente au fœtus, à faire preuve d‘amour et de compassion à son égard, et à réguler son comportement.

3.1.4 Dérégulation contemporaine de la grossesse : perspectives générationnelles

Tout comme leurs aînées, les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik font le constat d‘une dérégulation de la grossesse. Lors de sa recherche à Puvirnituq, au début des années 1990, C. Fletcher (1994 : 91-3) soulignait les efforts des sages-femmes inuit à intégrer les connaissances et perspectives de leurs aînées à leur travail. Akinesie Qumaluk, community midwife à Puvinirtuq, s‘était récemment attachée à un travail de collecte des règles, des piqujait, qui encadraient autrefois la grossesse60, et avait recueilli sous forme de liste nombre de ces règles, avec plusieurs techniques utilisées autrefois par les sages-femmes lors des accouchements et plusieurs soins du nouveau-né. Le fait que les règles ne soient plus aussi connues qu‘autrefois indiquait selon elle que les gens ne communiquaient plus suffisamment au sujet de la grossesse et de la naissance, et ne transmettaient plus

60 Lors de mon travail à Puvirnituq, elles m‘ont également montré cette liste, et cité cette recherche comme l‘un de leurs efforts pour recueillir des connaissances sur les pratiques obstétriques de leurs aînées. Elles insistent par contre sur le fait qu‘elles mêmes sont des professionnelles, des « sages-femmes », tandis qu‘il ne s‘agissait autrefois pas d‘une profession, toute personne bénéficiant de connaissances minimales. Elles reconnaissent toutefois la grande expérience de certaines aînées, dont Alacie Tukalak. 146

suffisamment ces règles et les connaissances qui les fondent. Elle considérait également que plusieurs problèmes de santé publique marquant la communauté étaient liés à l‘ignorance des règles, qui entraînait leur transgression involontaire, et la recrudescence des problèmes de santé autrefois prévenus par leur respect.

Les aînées expriment quant à elles une grande foi dans les instructions qu‘elles ont suivies lors de leurs grossesses, et insistent régulièrement sur leur exactitude dans la description des conséquences qui pourraient affecter la mère et l‘enfant. Les piqujait conservent à leurs yeux toute leur actualité, et elles s‘inquiètent de ce que les jeunes générations ne respectent plus systématiquement ces règles. Pour elles comme pour Akinesie Qumaluk, cette ignorance des règles entraîne des risques pour la santé des enfants. Pour les jeunes femmes, le contrôle des ascendantes qui accompagne la ritualisation de la grossesse semble souvent excessif, plusieurs règles leur paraissent également peu pertinentes dans le contexte contemporain, et elles n‘accordent pas toujours de crédit aux connaissances qui fondent ces règles. Au contraire, elles accordent généralement une grande confiance à la prise en charge médicale de la grossesse et de l‘accouchement.

Si la prégnance de ces règles s‘est effacée avec la médicalisation de la grossesse, celles-ci représentent néanmoins une référence incontournable lorsque sont évoquées les connaissances inuit, aussi bien pour les femmes de la génération des sages-femmes que pour les plus jeunes. Ces règles sont constamment rappelées par les aînées, et, qu‘il s‘agisse de les accepter ou de les refuser, elles constituent pour nombre de jeunes femmes un modèle vis-à-vis duquel il s‘agit de se positionner, objet de négociations intergénérationnelles. À Puvirnituq, C. Fletcher cite le cas d‘une jeune fille qui avait remis en question les règles que sa mère lui demandait de suivre durant sa grossesse :

She had been told by her mother not to tie the laces at the top of her kamiks (skin boots) as this would cause the baby difficulty. She said that she did tie her laces and was aware that this could be dangerous but at the same times she felt that the rules were just superstitions. When she eventually deliver, her baby had the cord around its neck. While ultimately the child was all right, the complicated delivery made gave her new respect for the rules (Fletcher 1994 : 95). 147 Comme dans l‘histoire de cette jeune fille, l‘expérience des jeunes femmes d‘aujourd‘hui est marquée par une certaine ambivalence face aux prescriptions et prohibitions encadrant la grossesse. Bien qu‘elle semble, aux yeux des aînées, plus répandue aujourd‘hui, la transgression de ces règles ne saurait constituer l‘apanage des jeunes générations. Le témoignage de Minnie Arsapaa, une aînée de Puvirnituq, exprime avec une grande richesse son refus de suivre les règles qui lui étaient imposées lors de ses grossesses, les raisons complexes qui la poussèrent à les transgresser, et les conséquences de cette transgression :

À l‘époque, nous vivions loin du village où nous habitons aujourd‘hui. J‘ai de nombreux enfants, et je les ai élevés alors que nous vivions encore dans des iglous, et non pas ici, chez les Blancs, dans le village du gouvernement. Ma mère, Kajuula, et Elaijasi qui était aveugle, étaient nos accoucheuses autrefois […] Mais moi, je n‘étais pas heureuse d‘être enceinte, et je n‘ai jamais suivi les conseils de ma mère. Lorsqu‘elle me disait : « ne t‘arrête pas sur un seuil ! », je pensais de mon côté « voyons voir s‘il y a vraiment des conséquences ! ». Elle me disait de ne pas marcher à l‘envers, de peur que mon enfant ne naisse pas le siège, mais je ne faisais pas attention à cela, car j‘étais en colère. Elle me disait aussi de ne pas lacer mes bottes, de simplement sortir sans les attacher, de peur que mon bébé naisse avec le cordon enroulé autour du cou, mais je n‘ai pas suivi ce conseil. Je n‘en parlais pas, parce que je voulais n‘en faire qu‘à ma tête (isumainnaqigumarama). Elle m‘avait prévenu de ne pas marcher à l‘envers, sans quoi mon bébé naîtrait par le siège, et tous ces avis étaient justes : comme je n‘ai pas suivi les conseils de ma mère, un de mes enfants est né par le siège, et un autre avec le cordon enroulé autour de son cou parce que j‘avais noué mes lacets. Ma mère m‘avait dit « ne mâche pas de gomme pendant ta grossesse, car cette matière ne sera pas facile à enlever [du corps du nouveau-né] », et quand mon fils est né, quelque chose le retenait, son corps était couvert d‘une substance collante. Je n‘avais pas accepté ses conseils, et tous mes enfants, les uns après les autres, sont nés avec un problème. Ces paroles sont toutes exactes, et ils ne m‘induisaient pas en erreur : un de mes enfants est né par le siège, un autre avec le cordon enroulé autour du cou. Toutes ces paroles étaient vraies ! Croyez-moi, elles sont toutes justes ! Je ne me souviens pas d‘un accouchement sans complication, aucun de mes enfants n‘est né sans une complication. Comme je n‘acceptais pas la façon dont j‘avais été mariée et d‘avoir des enfants avec lui, j‘étais très en colère […]. Mais j‘étais bien la seule ! J‘ai toujours vu des accouchements sans problème, j‘ai toujours aidé des femmes à donner naissance à des enfants qui sortaient la tête la première. J‘étais la seule à donner naissance de cette façon, par le siège plutôt que la tête la première. Toutes ces paroles sont vraies, quand bien même quelqu‘un penserait que les conséquences de ces actes sont impossibles. Moi, j‘en ai fait l‘expérience, et toutes ces

148

paroles sont exactes ! La femme qui les suit accouchera sans problème. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 200861)

Minnie Arsapaa explique les différentes raisons qui motivèrent son refus de se soumettre aux règles durant ses grossesses. Son mariage arrangé par sa mère, avec un homme dont elle ne voulait pas, et son refus d‘avoir des enfants avec lui, constituent un motif majeur de rébellion intimement lié à sa vie personnelle. Ses autres motifs de transgression des règles sont cependant partagés par les jeunes femmes d‘aujourd‘hui. Minnie Arsapaa exprime ainsi clairement son refus du contrôle exercé par ces règles sur sa personne, et son désir d‘agir librement, de « suivre sa propre pensée » (isumainnaqiniq). Pour les aînées, suivre sa propre pensée au mépris des règles entraîne des risques aussi bien pour le déroulement de la grossesse que pour le bon développement du fœtus.

Comme Minnie Arsapaa, cette jeune fille à Puvirnituq dans les années 1990 exprime une certaine incrédulité vis-à-vis des avertissements donnés par sa mère, voire le désir de confronter ces connaissances, d‘en tester l‘exactitude. Minnie Arsapaa décrit plusieurs règles spécifiques, et les conséquences respectives de leurs transgressions, telles qu‘elles lui furent expliquées par sa mère. Ses enfants sont successivement nés par le siège, avec le cordon ombilical enroulé autour de leur cou, recouverts de vernix, en raison de son refus d‘éviter certaines actions ou consommations pourtant prohibées durant la grossesse pour leurs conséquences néfastes.

Les connaissances inuit de la grossesse qui s‘attachent à décrire l‘influence du comportement maternel sur le déroulement de l‘accouchement reposent sur une épistémologie qui n‘est pas toujours évidente aux yeux des Inuit eux-mêmes, si bien que les règles rapportées par les aînées peuvent parfois leur sembler, au premier abord, des « croyances » sans fondement. Néanmoins, l‘expérience de leur transgression révèle l‘exactitude de ce qu‘elles sont aux yeux des aînées, de véritables « connaissances » qui proposent une explication exacte des phénomènes qu‘elles décrivent. Ces règles reposent

61 Traduit de l‘inuktitut par l‘auteur. Toutes les citations d‘entrevues réalisées avec des aînés ont été traduites de l‘inuktitut par l‘auteur, ou par l‘Institut Culturel Avataq. Dans ce dernier cas, la citation portera la mention TICA 149 sur un ensemble de connaissances et s‘inscrivent dans un dispositif de contrôle social dont les femmes aînées de la famille sont en charge. En cela, ces piqujait de la grossesse sont aussi bien descriptives que normatives.

Conclusion : « The Voice of the Unborn Child »

Les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik ont choisi de situer le fœtus au cœur de leur stratégie de prévention des « troubles du spectre de l‘alcoolisation fœtale ». Elles fondent leur travail de sensibilisation sur un appel à la reconnaissance de l‘existence consciente du fœtus, de sa sensibilité, et de sa vulnérabilité à la consommation d‘alcool. Leurs émissions de radio, appelées « The Voice of the Unborn Child, because it is like the unborn child speaking to the community and asking everyone to help its mother stay alcohol-free during the nine months of pregnancy » (Tulugak 2011 : 38), sont particulièrement significatives de la complémentarité de leurs objectifs, entourer et soutenir les femmes enceintes, et les sensibiliser aux conséquences d‘une consommation d‘alcool durant la grossesse, tout en se fondant sur une conception du fœtus témoignant d‘une profonde continuité culturelle.

L‘importance du groupe de soutien dans la démarche des sages-femmes se fonde également sur le constat que font celles-ci d‘une dérégulation de la grossesse. Le dispositif rituel qui encadrait encore la grossesse dans la jeunesse des plus expérimentées de ces sages-femmes n‘offre plus aujourd‘hui la prise en charge systématique ni les connaissances qu‘il permettait autrefois aux jeunes femmes d‘obtenir. Si bien des jeunes femmes continuent aujourd‘hui de suivre plusieurs de ces règles que leur ont enseigné leurs aînées, et s‘approprient à leur tour certaines prohibitions d‘origine médicale concernant la consommation de tabac, alcool ou drogues, d‘autres se retrouvent très isolées durant leur grossesse, peu ou pas soutenues, parfois en prise avec des addictions. C‘est pour ces dernières que les sages-femmes ont élaboré leur groupe de soutien, comme une structure communautaire qui offre une alternative au soutien familial dont certaines femmes manquent.

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Le dispositif rituel d‘autrefois demeure cependant une référence, aussi bien pour les jeunes femmes qui doivent se positionner à son égard lors de leurs grossesses, que pour l‘élaboration de structures sociales alternatives tel le groupe de soutien des sages-femmes de la maternité. Ce dispositif rituel, normatif, reposait ultimement sur un ensemble de connaissances de la grossesse et de la vie fœtale que les aînées continuent de promouvoir et de s‘efforcer de transmettre.

3.2 Les règles (piqujait) au cœur des interactions entre mère et fœtus durant la grossesse

La démarche des sages-femmes de la maternité Inuulitsivik bénéficie du soutien de nombreuses aînées. Témoins de ces troubles affectant aujourd‘hui les nouveau-nés, et particulièrement préoccupées par la recrudescence du nombre d‘enfants souffrant de tels maux, elles s‘efforcent à leur tour de relayer les interdictions de consommer de l‘alcool ou de fumer durant la grossesse. Susie Morgan, fille d‘un couple autrefois particulièrement recherché dans la région de Kangiqsualujjuaq pour pratiquer lors des accouchements, constate l‘importance du phénomène aujourd‘hui :

C‘est seulement de nos jours que j‘apprends régulièrement la naissance d‘enfants avec des problèmes graves. Autrefois, je n‘ai jamais eu connaissance de nouveau-nés qui auraient eu des handicaps. Il est possible que ce soit parce que leur mère n‘a pas suivi les paroles des aînés qu‘ils sont souvent aujourd‘hui affectés par quelque chose, mais autrefois je n‘ai jamais appris l‘existence d‘un enfant né avec un handicap. C‘est une chose que j‘ai l‘habitude de dire et à laquelle je pense, il me semble qu'autrefois je n‘ai jamais eu connaissance que d‘enfants nés sans souffrir du moindre handicap (ilusirluk). Je n'ai jamais connu autrefois d'enfants qui naissaient vraiment handicapés. C'est uniquement à cause de l'alcool [qu'elles consomment durant la grossesse], et parce que les femmes enceintes ne suivent pas les paroles qu‘on leur dit, qu'elles ont des nouveau-nés lourdement handicapés, comme cela arrive souvent maintenant. Lorsqu‘elles n'écoutent pas les paroles des aînés, elles donnent souvent naissance à des enfants qui peuvent souffrir d'une déficience qui pourtant n'était probablement pas une fatalité. Aujourd‘hui c‘est plus fréquent qu‘autrefois. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Comme les sages-femmes de la maternité, les aînées reconnaissent l‘influence de la consommation d‘alcool sur le fœtus durant la grossesse. Cependant, leur interprétation de la

151 recrudescence des handicaps ou déficiences affectant les nouveau-nés, tels les TSAF, est plus large. Elles considèrent, comme Susie Morgan, que c‘est autant la consommation d‘alcool que le manque de respect des « paroles des aînés », c‘est-à-dire des règles (piqujait) encadrant la grossesse et des connaissances que celles-ci encapsulent, qui sont la cause de tels troubles. Ces paroles, ces règles, à la fois prescriptions et prohibitions, sont à leurs yeux d‘une importance capitale pour le bon développement du fœtus. Pourtant, certaines des actions posées aujourd‘hui par les femmes enceintes, ou certains des comportements – y compris alimentaires – qu‘elles adoptent, sont en contradiction avec ces prescriptions et prohibitions.

Aux yeux des aînées, des troubles tels les TSAF s‘insèrent dans la catégorie circonscrite par le terme ilusirluk, qui réfère aux affections de naissance, physiques ou psychiques, et plus largement à tout handicap ou infirmité de naissance (Therrien 1995 : 73). Elles envisagent ainsi ces handicaps en fonction de leurs propres connaissances du développement fœtal et de l‘influence maternelle sur ce développement. L‘influence directe de la consommation d‘alcool durant la grossesse, validée par leur expérience, s‘intègre parfaitement dans leurs connaissances du lien nourricier, vital, qui unit la future mère et son fœtus. Néanmoins, leurs connaissances de l‘influence maternelle sur le développement fœtal se fondent également, de manière plus implicite, sur l‘idée que la grossesse est une période durant laquelle toute action de la mère, jusqu‘à la plus anodine, est susceptible d‘influer sur le développement fœtal ou le déroulement de l‘accouchement (Therrien et Laugrand 2010). Les règles représentent à leurs yeux un inventaire sûr des comportements à proscrire durant la grossesse en raison de leur influence néfaste sur le fœtus.

Les règles et le corps

Comme Susie Morgan, Alicie Koneak, de Kangiqsujuaq, considère explicitement que la transgression des règles alimentaires ou comportementales qui encadraient la grossesse risque d‘entraîner des conséquences physiques, d‘abord ressenties par la mère, et affectant inévitablement le nouveau-né :

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Nous ne pouvions manger ou faire des choses qui étaient interdites, et si nous faisions des choses interdites, notre corps s‘en ressentait. Ces choses sont vraies. Si on ne prenait pas bien soin de soi pendant la grossesse, le bébé n‘était pas bien à la naissance. C‘est toujours vrai de nos jours. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Alicie Koneak ne réfère pas aux TSAF, mais évoque les conséquences générales de la transgression des règles, susceptible d‘entraîner des conséquences à la fois pour le corps maternel et pour le fœtus. La transgression affecte sensiblement le corps maternel, comme un dérèglement, mais également le corps fœtal dans son développement, d‘une manière qui n‘apparaîtra que lors de la naissance, par diverses affections potentielles (ilusirluk). Cette importance du lien entre les règles et le corps apparaît très clairement dans l‘explication que Lizzie Irniq offre des règles qui entouraient la grossesse :

Quand une femme devenait enceinte, elle devait suivre certaines règles. Elle devait faire plusieurs choses différemment. Par exemple, elle devait sortir dehors dès qu‘elle se réveillait le matin. Son corps se transformait. Ou encore, on lui disait de ne pas dormir trop. On prévenait les femmes de ce qu‘elles devaient faire, afin qu‘elles n‘aient pas de complications. On nous disait de bien manger, car notre corps changeait. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Ces règles spécifiquement destinées aux femmes enceintes sont justifiées aux yeux des aînées par les changements qui affectent le corps féminin durant la grossesse, leur respect permettant d‘éviter toute complication. Si nombre de ces transformations du corps maternel durant la grossesse sont invisibles, affectant l‘anatomie et la physiologie interne, elles ont également une dimension visible. Susie Morgan rappelle que les femmes peuvent « lire » le changement induit par la grossesse sur le visage de leur fille62 :

Autrefois, à peine étaient-elles enceintes, et avant même qu'elles ne l'annoncent, il était fréquent qu'on s'enquière de leur état. Même aujourd'hui d'ailleurs, à peine une femme est-elle enceinte qu'elle se voit questionnée. Elles étaient tout juste enceintes et leur grossesse était déjà connue, sans même qu'elles ne l'annoncent, parce que le visage habituel d'une femme est changé du fait de sa grossesse. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

62 Ce que nous appellerions son « masque de grossesse ». 153 La grossesse était envisagée sous l‘angle des profonds changements, visibles comme invisibles, qui affectent le corps maternel avec le développement du fœtus en son sein. Ces changements justifient l‘existence de règlements dont les aînés étaient les garants, qui visaient à prévenir toute conséquence néfaste de ces changements sur le fœtus et son développement, à prévenir toute complication, et d‘abord dans le rapport nourricier qu‘entretient la future mère avec son fœtus. Néanmoins, comme le suggèrent Alicie Koneak ou Lizzie Irniq, la grossesse instaure également une relation qui dépasse le simple rapport nourricier : des règles de comportement, telle la sortie matinale, encadrent ce qui peut être considéré comme de véritables interactions entre le fœtus et sa future mère.

Des connaissances relationnelles

Nombre d‘entre ces piqujait prennent la forme de « dictons », de paroles stylisés faciles à mémoriser, qui encapsulent à la fois une réglementation – prescription ou prohibition – et une connaissance de la vie fœtale. Aujourd‘hui, lorsque les aînées rapportent ces règles, leur façon de les exprimer s‘inscrit dans une structure énonciative quasiment invariable. Trois éléments linguistiques articulent systématiquement l‘expression de ces règles, référant le premier (-qujau-) à l‘autorité de la personne réelle en position d‘énoncer la règle et de souhaiter par là qu‘elle soit suivie, référant le second (-guuq) à une autorité ancestrale introduisant l‘exposé des connaissances qui motivent la règle, le troisième élément (- tsaruar-) permettant justement d‘exprimer ces connaissances, en particulier les conséquences pour le fœtus d‘un échec à suivre la règle.

Le premier élément entre dans la composition du syntagme désignant ces règles en inuktitut, piqujait (/faire.souhaiter que, demander que.passif-pl/). Comme le rappelle M. Therrien (1996b : 34), piqujaq signifie « ce qui est demandé, souhaité, ordonné, permis de faire », et ces piqujait recouvrent un niveau relativement unifié d‘instructions orales données par les aînés, bénéficiant de leur autorité63, et concernant notamment les normes

63 Les règles étaient étroitement liées à l‘autorité des aînés, et au sentiment que ceux-ci et leurs paroles inspiraient à leurs cadets, ilirasuttuq. Susie Morgan raconte ainsi à quel point ce sentiment pouvait littéralement habiter celle qui avait reçu ces paroles : « Ces règles sont toutes exactes, […] toutes ces paroles 154

des relations familiales et communautaires, des relations aux animaux, ou encore de la grossesse et des relations avec le fœtus. Ces règles sont avant tout des uqausiit, des « paroles », comme les désigne systématiquement Susie Morgan, qui devaient être « suivies64 » par ceux et celles à qui elles étaient adressées. Dans l‘énoncé qu‘elles font de chaque règle particulière, les aînées n‘utilisent pas tant ce terme générique piqujaq qu‘elles ne mobilisent le morphème –qu(vaa) (« souhaiter que, demander que, ordonner que »), auquel est ajoutée la marque du passif –jaq, pour créer un élément lexical spécifique, comme dans l‘exemple suivant :

Ungirutivunnik kalialuqattaqujaunngisuta piarauguuq mitsianga angijualuutsaruarmat. On nous demandait de ne pas laisser traîner par terre les lacets de nos bottes, de peur, dit-on, que le cordon ombilical de l‘enfant soit vraiment long. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Le second élément systématiquement mobilisé dans l‘énoncé est l‘enclitique –guuq (« il est dit, on dit, il/elle dit »), traduit ici par un second « on » qui ne réfère pas aux aînées de l‘énonciateur, mais plutôt aux ancêtres. Ce morphème introduit l‘énoncé des connaissances qui motivent la règle, et ancre celles-ci dans une tradition ancestrale dont les aînés sont les héritiers. Bien que le morphème puisse référer aux paroles d‘une personne en particulier, lorsqu‘il est employé dans ce contexte, ou dans celui des récits, il renvoie à une parole d‘autorité et porteuse de connaissances.

Le troisième et dernier élément linguistique qui apparaît dans la formulation des règles par les aînées est le morphème –tsaruar– (« de manière à ce que cela n‘arrive pas, de peur que cela n‘arrive »), qui compose la plupart des syntagmes énonçant la motivation de la règle, son objectif même. Il est parfois remplacé par –gajar–, un potentiel que rend généralement le conditionnel, souvent utilisé pour exprimer les conséquences positives des prescriptions, quand le premier est plus généralement utilisé dans l‘exposé des conséquences négatives des aînés. Ainsi, si une femme enceinte s‘endort en fin d‘après midi, sans qu‘elle l‘ait cherché pourtant, voilà qu‘elle se réveillerait en sursaut pour avoir pensé qu‘on pourrait la voir ainsi, parce qu‘elle a dormi un petit moment et que la crainte d‘être vue l‘aura réveillée. Elle craindrait d‘être prise en défaut. Toutes ces paroles, il était impensable de ne pas les respecter car les paroles des aînés nous intimidaient iliranartuq. » (Susie Morgan, Kangisualujjuaq, 2010) 64 Cf. chapitre 2.1.3.3 pour une discussion de ces différents termes. 155 des prohibitions. Chacune des règles possède une visée, qui peut lui être propre ou encore être partagée avec d‘autres règles, et qui trace les contours d‘un vaste système de connaissances élaboré autour des conséquences de certaines actions d‘une femme enceinte sur son fœtus.

Les paroles que les aînées adressaient aux femmes enceintes comprenaient systématiquement l‘énoncé de la règle et des conséquences de la transgression, détaillant ainsi les différentes facettes de l‘influence maternelle sur le développement du fœtus et le déroulement de l‘accouchement. Cette influence prend la forme d‘une relation de fabrication, notamment alimentaire, du corps fœtal. Plus largement cependant, et dans la mesure où conscience et intentionnalité sont explicitement reconnues au fœtus, cette influence devrait être envisagée comme le fruit d‘une interaction, d‘une relation réciproque entre le fœtus et sa mère. En cela, les connaissances inuit de la grossesse et du développement fœtal doivent être envisagées comme essentiellement relationnelles.

Ces piqujait constituaient les véritables fondements de la ritualisation de la grossesse. Bien que nombre de ces règles fussent sensiblement identiques à l‘échelle du Nunavik, certaines étaient plus spécifiques à certaines familles ou à certaines régions, comme le rappelle Lizzie Irniq :

Il y avait des gens qui avaient beaucoup de règles, mais d‘autres ne les suivaient pas du tout. Je connais seulement quelques-unes des règles. Certaines personnes avaient plus de règles que d‘autres, et les traditions inuit n‘étaient pas toutes pareilles. Certains suivaient à la lettre les traditions et d‘autres n‘y croyaient pas vraiment. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Cette richesse et diversité des instructions faisait partie intégrante de l‘expérience qu‘en avaient les aînées, tout comme le soin que les femmes mettaient à les respecter. C‘est à la puberté qu‘elles y étaient généralement confrontées pour la première fois.

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3.2.1 Corps maternel et corps fœtal : un lien vital règlementé

Autrefois, la puberté représentait pour les jeunes filles l‘entrée dans une période située au seuil de la vie adulte65 (Saladin d'Anglure 2000 : 103), durant laquelle elles se familiarisaient peu à peu avec ces phénomènes qui leur avaient été dissimulés durant leur enfance : la grossesse, l‘accouchement et la naissance. On leur demandait à présent de veiller sur les femmes qui approchaient du terme de leur grossesse, avant d‘être progressivement intégrées comme assistantes lors des accouchements. Leur apprentissage des connaissances liées à la procréation se faisait au contact des femmes qu‘elles assistaient (Koneak, et al. 2012 : 175-6). Lorsqu‘à leur tour les jeunes femmes étaient en couple, ou jeunes mariées, leur mère exigeait d‘être avertie dès qu‘elles pensaient être enceintes. C‘est à cette période de leur vie que la présence de leurs parents, qui intervenaient dans le choix de leur conjoint, puis de leurs beaux-parents une fois mariées, se faisait plus intense. Ces ascendants détenaient l‘autorité, et veillaient de près à l‘encadrement rituel de la grossesse et à la transmission des connaissances qui fondaient cet encadrement. Ils intervenaient dès que la grossesse était connue, et établissaient la publicité de l‘événement, comme le rapporte Lizzie Irniq :

[La femme enceinte] demandait à quelqu‘un d‘informer les intéressés, pour annoncer à tous qu‘elle allait avoir un bébé. Ainsi, la personne à qui on parlait en premier n‘était pas la seule à savoir, mais tous les gens intéressés le sauraient également (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

En annonçant sa grossesse à une femme plus âgée, sa mère le plus souvent, ou encore sa belle-mère, la jeune femme permettait à son entourage d‘initier la prise en charge et la supervision de la grossesse. Elle recevait alors de ses aînées des conseils quant aux attitudes à adopter ou à éviter, et se voyait rappeler ou révéler les règles qu‘elle devrait suivre tout au long de sa grossesse. Alacie Tukalak se souvient de l‘importance de ces conseils et règlements, qui venaient offrir un cadre à son ignorance et à ses inquiétudes :

65 C‘est durant cette période de leur vie, que les aînées situent généralement à l‘aide du terme inuusuttuq, que les jeunes filles acquéraient les compétences de la vie adulte. Elles devaient démontrer leur capacité « à réaliser au moins une fois chacun des grands travaux de couture, l‘entretien de la lampe à huile, la préparation et la découpe des peaux » (Saladin d‘Anglure 2000 : 103) 157 J‘avais un sentiment étrange quand j‘étais enceinte, car je ne savais pas ce qui m‘attendait. Je pense que d‘autres femmes ressentent la même chose. Je sais que certaines femmes s‘inquiètent et ont une sensation bizarre quand elles attendent un enfant. Moi, j‘avais une drôle d‘impression. Nos mères nous parlaient de la grossesse sans nous effrayer. [...] On recevait de sages conseils et on les écoutait. Une femme enceinte sent son enfant bouger dans son ventre. Quand mon bébé a commencé à bouger, je paniquais parfois. On racontait à notre mère ce que le bébé faisait, mais notre mère nous disait d‘être plus discrètes. On prenait bien soin des femmes enceintes, car elles ne savaient pas ce qui leur arrivait. [...] Tous ces conseils étaient justes et pertinents. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Les aînées, lorsqu‘elles évoquent leur jeunesse, insistent fréquemment sur leur inexpérience et l‘importance que revêtaient dès lors les paroles de leurs aînées pour les guider. L‘annonce de la grossesse initiait une prise en charge sociale de la grossesse basée sur les relations d‘autorités entretenues entre ascendants et descendants, assurant aux paroles des aînés le statut de règles, piqujait. Les femmes plus âgées veillaient à ce que la jeune femme comprenne les règles qu‘elle devrait suivre à présent, aussi bien que les conséquences pour elle et le fœtus d‘un échec à les respecter. Un premier ensemble de prescriptions encadrait le lien vital, nourricier, qui unissait le fœtus à sa future mère. Ces prescriptions visaient à favoriser ou préserver la santé maternelle, de manière à éviter toute complication susceptible d‘être causée par une alimentation inappropriée ou insuffisante, ou un état de fatigue dangereux pour la survie du fœtus.

3.2.1.1 préserver le corps maternel : la régulation des efforts et des mouvements au travail

Préserver le corps maternel des travaux et des activités les plus lourdes représentait un impératif cardinal durant toute la grossesse, en même temps que la personne devait cependant rester bien active. Dès que celle-ci était connue et annoncée, la femme enceinte était déchargée de plusieurs de ses activités, dans l‘optique de préserver sa santé et celle de son fœtus. Alacie Tukalak rappelle ainsi que « [Les femmes enceintes] n‘étaient pas supposées travailler trop dur, et trop se fatiguer. On ne leur donnait jamais de travail qui soit trop dur pour elles » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009). Les aînées insistent sur le fait qu‘il leur était demandé de délaisser celles de leurs tâches quotidiennes qui impliquaient de porter des choses lourdes, en particulier certaines corvées d‘eau ou de combustible. On

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déchargeait ainsi progressivement la femme enceinte de ses travaux habituels, comme le rappelle Lizzie Irniq :

[On nous demandait de ne pas porter de lourdes charges] On nous disait aussi de ne pas travailler trop fort, et ne pas porter de choses trop lourdes, comme des seaux. Autrefois, les femmes charriaient l‘eau, mais pendant la grossesse, on leur disait de ne pas travailler si fort, de ne pas faire d‘activités de nettoyage. Elles pouvaient aider, mais ne pas se surmener durant la grossesse. Plus tard une femme pourrait faire des choses qui demandent de la force, mais pendant la grossesse, elle pouvait bouger et travailler un peu, mais rien de trop exigeant. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

L‘expérience de Lizzie Irniq témoigne d‘un entourage66 très présent, capable de prendre à son compte une part de sa charge habituelle de travail, afin de lui éviter tout effort trop lourd. Cette prise en charge permettait de préserver la santé de la femme enceinte et de l‘enfant, tout en maintenant sa participation à l‘économie domestique. Durant la grossesse, la priorité était de la préserver des fatigues excessives, sachant à quel point l‘épuisement était susceptible de menacer son issue et la vie du fœtus. Maata Tuniq, née dans les années 1930, se souvient des conséquences de son épuisement :

On disait [aux femmes enceintes] de manger sainement, mais ce n‘était pas toujours possible, c‘est ce que j‘ai vécu. Je m‘épuisais à force de travailler quand nous vivions encore sous l‘igloo. J‘ai eu neuf fausses-couches, car je m‘étais surmenée pendant ces grossesses. Voilà pourquoi je n‘ai eu que trois enfants. L‘un d‘eux est mort et deux sont vivants [...] Moi-même, je travaillais trop, c‘est pourquoi j‘ai avorté neuf fois. Je travaillais trop fort dans l‘igloo ou la tente. Le père Kajuq (père Mascaret), quand il apprit que j‘avais avorté autant de fois, m‘en parla. C‘est lui qui m‘a dit de ne pas travailler si fort. C‘est pourquoi aujourd‘hui, les femmes enceintes ne doivent pas trop se fatiguer.

66 Tous les membres de la famille se devaient de participer à cette prise en charge, et si le futur père s‘impliquait, c‘était à lui d‘assumer les tâches de portage. Alicie Koneak souligne que les maris attentionnés se chargeaient eux-mêmes de ces travaux : « Avant de partir pour la chasse, l‘homme s‘assurait généralement de déplacer les objets lourds pour la femme enceinte. Il allait chercher le seau d‘eau, car il ne voulait pas que la femme enceinte transporte cet objet lourd. Lorsque sa femme était enceinte, l‘homme partait pour la chasse uniquement après avoir pris soin des objets lourds. Il partait pour son expédition de chasse uniquement après avoir déplacé les choses lourdes pour qu‘elles soient faciles à utiliser. L‘homme faisait cela par amour pour sa femme. Ce ne sont pas tous les hommes qui prenaient bien soin de leurs femmes. Certains partaient dès leur réveil, et ne semblaient pas être préoccupés par le bien-être de leurs femmes. Mais, j‘ai connu des hommes qui ne voulaient pas que leur femme transporte des objets lourds, comme des seaux d‘eau. Ils les transportaient pour leurs femmes, et partaient pour la chasse uniquement après s‘être occupés des objets lourds requis par leurs femmes en leur absence. Ils ne partaient pas sans avoir accompli les tâches permettant d‘assurer le bien-être de leur femme. ». (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA) 159 Autrefois, nous n‘avions pas de maison comme celle-ci, et la vie sous l‘igloo était très dure. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Les aînés insistent régulièrement sur la quantité de travail que réclamait la vie d‘autrefois. On achetait encore peu de choses dans les magasins des postes de traite, et la majeure partie de l‘activité était consacrée à la production domestique. La nourriture manquait fréquemment. S‘il était reconnu que les femmes enceintes ne devaient pas trop se fatiguer, en évitant notamment leurs travaux les plus lourds, il apparaît que le soulagement dont elles bénéficiaient variait cependant en fonction des capacités de l‘entourage et des conditions de vie du moment, en fonction aussi de leur personnalité (Honigman et Honigman 1954 : 32; Varkony 1967 : 56).

Cette prise en charge des tâches domestiques les plus lourdes visait essentiellement à préserver la femme enceinte de l‘épuisement, en raison des risques qu‘un tel état de fatigue fait courir au fœtus. Plusieurs activités étaient ainsi plus spécifiquement interdites – les tâches de portage, le grattage des peaux (Dufour 1988 : 83), etc. – en raison de l‘effort qu‘elles demandent, mais également parce qu‘elles impliquaient un usage du corps et des membres potentiellement dangereux pour le fœtus. Kusugaliniq Ilimasaut précise notamment : « il nous était interdit d‘étirer nos membres pour chercher à atteindre des choses hors de notre portée alors que nous étions enceintes » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009). Ces activités contraignaient le corps, et en particulier les membres, à forcer et à s‘étirer, gestes qui présentent des dangers pour la situation du fœtus dans le ventre maternel. Susie Morgan connaît très bien cette prohibition et ses raisons :

On nous demandait de ne pas chercher à atteindre quoique ce soit en étirant nos bras au maximum, car si nous faisons cela, si nous nous mettions dans cette position, si nous tendions nos bras pour chercher à atteindre quelque chose situé hors de notre portée, on dit que notre fœtus pourrait se retourner sur lui-même vers l‘ouverture, ou même, s‘il s‘agissait d‘un garçon, il pourrait se transformer en fille, c‘est quelque chose que l‘on nous disait également. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Ces étirements des membres d‘une femme enceinte pouvaient déstabiliser le fœtus et le conduire à brusquement se retourner sur lui-même pour prendre position vers l‘ouverture, menaçant d‘un accouchement prématuré. Ou encore, ce tour complet sur lui-même pouvait 160

le conduire à changer de sexe. La stabilité du fœtus dans l‘utérus devait être préservée, en évitant certains mouvements clairement identifiés, pour le bon déroulement de la grossesse67. Plus largement, la relation nourricière qui unissait le fœtus à sa mère impliquait de préserver la vitalité maternelle des conséquences d‘un épuisement dangereux pour le fœtus, et une grande attention à certains mouvements du corps, susceptibles de déstabiliser le fœtus dans l‘utérus. Cette relation nourricière commandait également une grande attention à l‘alimentation de la femme enceinte.

3.2.1.2 Règles alimentaires liées à la relation nourricière entre corps maternel et corps fœtal

Comme le soulignait Qisaruatsiaq dans le récit de ses souvenirs intra-utérins et de sa naissance (Saladin d'Anglure 2006a : 384), le fœtus absorbe tout ce que sa mère ingère, mais ne réagit pas nécessairement de la même manière à ce qui est consommé. Le lien nourricier qui le lie à sa mère, lui permettant de vivre et de croître, offre en même temps un accès au fœtus à certaines substances qui lui sont néfastes. Aujourd‘hui, les aînées s‘efforcent d‘interdire aux jeunes femmes la consommation de tabac ou d‘alcool durant la grossesse, témoins des conséquences sur le développement du fœtus. Ce faisant, elles intègrent ces interdits contemporains à un vaste ensemble de prohibitions qui identifient les aliments ou substances dont la consommation durant la grossesse est susceptible d‘entraîner des conséquences néfastes sur le fœtus.

Les transformations qui affectent le corps maternel durant la grossesse, et en particulier le développement de la poche des eaux, du placenta, ou du cordon ombilical, modifient les relations du corps féminin à certains aliments. Nombre d‘interdits alimentaires visent spécifiquement à réguler la consommation d‘aliments ou de substances qui ne participent pas de l‘alimentation du fœtus, mais viennent au contraire menacer sa naissance en contribuant à son enfermement dans le corps maternel.

67 À Iglulik, Rose Dufour rapporte que le grattage en vue d‘assouplir les peaux était également une activité à proscrire lors de la grossesse, dans la mesure où cette activité « oblige la femme à bouger d‘avant en arrière, ce qui est dangereux pour l‘enfant dont la tête pourrait être écrasée. Ce grattage fait beaucoup bouger l‘enfant dans l‘utérus et peut provoquer un avortement spontané » (Dufour 1988 : 58). 161 Un premier ensemble de principes visait à ce que la femme enceinte ait une alimentation saine, en quantité suffisante. La qualité de l‘alimentation de la femme enceinte représentait un enjeu de premier ordre, la nourriture consommée par la mère étant à son tour consommée par le fœtus :

On ne voulait pas que nous mangions d‘aliments avariés, parce que l‘enfant se nourrit de tout ce que nous consommons, ou encore de nourritures trop grasses. On faisait en sorte que nous soyons pleinement rassasiées, sans cependant nous permettre d‘obtenir tout ce que nous voulions. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Le lien nourricier qui unit le fœtus à sa mère nécessite d‘accorder une grande attention à l‘alimentation maternelle. Il fallait prendre soin de la qualité des aliments qu‘elle consommait, et veiller à ce que sa nourriture soit suffisamment abondante pour nourrir le fœtus avec elle. L‘entourage familial devait s‘assurer que ces critères soient bien respectés, et s‘efforçait dans la mesure du possible de répondre aux désirs et envies alimentaires de la femme enceinte. Minnie Arsapaa, de Puvirnituq, se souvient du traitement de faveur dont bénéficiaient les femmes enceintes, qui recevaient avant les autres de la nourriture, selon leurs désirs :

Autrefois, il n‘était pas étrange qu‘une femme enceinte veuille manger quelque chose en particulier, quelque chose dont elle avait vraiment envie. Par exemple, on pense qu‘on a vraiment besoin de quelque chose, et finalement, on mangera cet aliment auquel on pensait. Les gens sont prêts à donner quoi que ce soit qu‘une femme enceinte voudrait manger, en toute quantité. Ce n‘est pas le cas pour celles qui ne sont pas enceintes. Cela peut être du lagopède, du poisson, quoi que ce soit... Nous sommes bien traitées lorsque nous sommes enceintes, nous pouvons recevoir n‘importe quel aliment si nous le voulons, et les gens qui nous apportent quelque chose ne nous disent pas « ce bébé sera comme ça » : ils nous donnent simplement à manger, ils traitent les femmes enceintes de manière exceptionnelle. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

Ce que nous nommerions les « envies » alimentaires des femmes enceintes devaient être satisfaites, et elles se voyaient pour cela accorder une place privilégiée dans les réseaux de distribution de nourriture, aussi bien au niveau de la maisonnée qu‘à l‘extérieur de celle-

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ci68. Minnie Arsapaa suggère même que ces dons de nourriture, s‘ils venaient d‘en dehors de la maisonnée, n‘offraient aucune possibilité à leur donateur de revendiquer un pouvoir de façonnement sur l‘enfant (cf. chapitre 4.2). Alacie Tukalak souligne à son tour cette liberté de choix des femmes enceintes : « Pendant la grossesse, certains aliments nous déplaisaient et nous ne les mangions pas. Le gibier de notre territoire est la nourriture la plus délicieuse qui soit pour une femme enceinte » (Alasie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA).

Alacie Tukalak insiste sur les qualités de la nourriture traditionnelle, qui offre à ses yeux la meilleure alimentation pour les femmes enceintes69. Dans les années 1940-1960, un certain nombre de produits importés étaient déjà profondément intégrés à l‘alimentation quotidienne inuit, que ce soit le thé, ou la farine servant à préparer la banique. À Kuujjuarapik, J. et I. Honigmann remarquent qu‘il était conseillé aux femmes enceintes d‘éviter la banique, et de réduire leur consommation de thé (Honigman et Honigman 1954 : 31). Cette valorisation de la nourriture du territoire, aux dépends de la nourriture importée, s‘explique notamment par les qualités reconnues aux nourritures animales – qu‘il s‘agisse de leur valeur nutritive, de leur valeur affective, ou de leur valeur sociale, mobilisant la générosité des membres de la famille ou de la communauté –, et que ne possède pas la nourriture importée.

Si la banique a pu être autrefois déconseillée durant la grossesse, c‘est peut-être en raison de sa nature non-carnée. Certains aliments étaient particulièrement privilégiés, en particulier la viande rouge (aulik, litt. « viande contenant du sang »). La viande de phoque était notamment réputée contenir plus de sang que toutes les autres. Alicie Koneak,

68 Lors d‘une discussion avec Maina Tulugaq, community midwife à Puvirnituq, à propos de ce qu‘en anglais j‘avais nommé « rites », celle-ci cita en premier lieu cette pratique qui offre une place privilégiée à la femme enceinte dans les réseaux de partage de nourriture comme exemple de rite accompagnant la grossesse. Elle insistait bien sur l‘importance, aujourd‘hui encore, des dons de nourriture qu‘est susceptible de recevoir une femme enceinte, y compris depuis l‘extérieur de la maisonnée. 69 Dans le contexte contemporain des entrevues, cette affirmation rejoint le point de vue de nombreux aînés, qui insistent sur les qualités nutritives et sociales supérieures de la nourriture du territoire, en regard de nourritures importées moins nourrissantes. 163 originaire de la région de Quaqtaq, se souvient à quel point cette règle pouvait être drastique dans certaines familles : Les gens s‘assuraient que les femmes enceintes mangent davantage de viande rouge contenant beaucoup de sang, comme la viande de phoque. Je me souviens, il y a longtemps, ma mère était enceinte, et le bébé qu‘elle portait est mort parce qu‘elle ne pouvait manger tout ce qu‘elle voulait. Je me souviens aussi que nous mangions uniquement des aliments qui ne contenaient pas de sang, et elle n‘avait pas le droit de manger avec nous. Elle se contentait de nous regarder pendant que nous mangions, parce qu‘elle faisait ce qu‘on lui avait dit de faire. On lui avait clairement dit qu‘elle devait manger uniquement de la viande rouge contenant beaucoup de sang, parce que les femmes enceintes devaient manger des aliments contenant du sang. (Alacie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Cette importance de la nourriture contenant du sang, si elle s‘insère parfaitement dans les conceptions inuit de la qualité nutritive du sang (Borré 1991), peut également se comprendre, notamment en raison de son caractère exclusif dans la description qu‘en donne Alicie Koneak, en regard de conceptions plus anciennes du développement fœtal. B. Saladin d‘Anglure (1980b : 18) souligne le rôle du sang dans la constitution du corps du fœtus, et mentionnent notamment le terme aururtuq, litt. « il/elle s‘est transformé(e) en sang », désignant autrefois l‘avorton au Nunavik70.

Si la consommation de thé semble également avoir été déconseillée à Kuujjuarapik (Honigman et Honigman 1954 : 31), c‘est probablement en raison des conséquences associées à une trop grande consommation d‘eau durant la grossesse. Alicie Koneak rapporte les connaissances qui lui furent transmises à ce sujet :

On nous disait constamment de travailler avec de l‘eau, afin que le bébé ait suffisamment d‘eau lors de l‘accouchement, mais certaines femmes avaient trop d‘eau lors de l‘accouchement, car elles se réveillaient la nuit pour boire de l‘eau, comme lorsqu‘on se réveille en ayant une grande soif. Les femmes qui buvaient trop avaient beaucoup d‘eau dans leur abdomen. Voilà ce qui se passait pour les femmes enceintes. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

70 Les aînées emploient plutôt aujourd‘hui le terme sukkujiaq, qui désigne de manière générale un être, ou une chose, qui s‘est détériorée. 164

Comme Alicie Koneak, les aînées opposent systématiquement l‘activité au contact de l‘eau, qui favorisait une présence d‘eau suffisante lors de l‘accouchement, et une consommation d‘eau excessive, qui entraînait alors des eaux trop abondantes lors de l‘accouchement, et ralentissait la naissance de l‘enfant. Bien qu‘opposées dans leurs conséquences, ces deux piqujait régulant les relations de la femme enceinte avec l‘eau procèdent de principes dépassant le lien nourricier qu‘entretient la femme enceinte avec son fœtus. Il ne s‘agit pas seulement d‘éviter tout épuisement, ou de favoriser une alimentation suffisante en quantité comme en qualité pour préserver le développement fœtal. Certains comportements de la femme enceinte, alimentaires notamment, sont susceptibles d‘entraîner des conséquences sur le déroulement de l‘accouchement. Comme l‘eau, la consommation excessive de plusieurs aliments, chairs, substances ou viscères, essentiellement d‘origine animale, était prohibée tout au long de la grossesse.

3.2.1.3 Le ventre : règles alimentaires liées à la symbiose entre corps maternel et corps fœtal

Lors de la grossesse, le corps maternel se transforme avec le développement du fœtus. La consommation de certains aliments d‘origine animale risquait d‘interférer avec cette transformation, en affectant tout aussi bien le corps fœtal que les organes et membranes reliant le fœtus au corps de sa mère. Le ventre maternel apparaît un lieu de croisements potentiels entre les processus dont il est conjointement le siège durant la grossesse : le ventre demeure le siège de la digestion et de l‘assimilation des aliments, alors que s‘y produit également le développement du fœtus. La racine naar- (« ventre »), comme l‘a souligné B. Sonne (2007 : 20) à partir de matériaux groenlandais, renvoie aussi bien à l‘estomac où s‘effectue la digestion qu‘à l‘utérus où se développe le fœtus. Certaines prohibitions alimentaires visaient à maintenir une frontière entre ce processus digestif et le développement du fœtus.

Certaines complications pouvant survenir lors de l‘accouchement étaient liées à la consommation de parties spécifiques de l‘anatomie animale. C‘était notamment le cas de l‘ouverture des os du bassin, essentielle au passage de l‘enfant dans la filière génitale. Cette phase de l‘accouchement pouvait être problématique lorsque le pelvis ne s‘ouvrait pas, et

165 cette situation représentait l‘un des dangers clairement identifiés par les connaissances inuit. Les sages-femmes maîtrisaient une technique qui leur permettait d‘intervenir lorsque survenait une telle complication, que décrit Maata Tuniq : J‘ai entendu dire que certaines femmes étaient asimauttaataujuq quand l‘accouchement était difficile. Un asimauttaaq est une planchette de bois, on l‘utilisait pour disloquer les os des hanches, et ainsi ouvrir la filière génitale, dans le cas où les hanches n‘étaient pas suffisamment élargies. La femme s‘accroupissait et on plaçait cette pièce de bois autour des hanches pour les écarter, et le bébé naissait. Voilà comment on faisait. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Cette technique mobilisait une fine planchette de bois (asimauttaaq), qu‘elles appuyaient sur le bas du dos de la parturiente de manière à forcer l‘ouverture de son bassin. Alicie Koneak a également entendu parler de cette technique, et décrit à son tour la position que devait prendre la parturiente :

Comme il n‘y avait pas beaucoup de bois, quand une femme avait de la difficile à accoucher, on lui demandait d‘abord de changer de position, de se lever. Mais quand elle tardait à accoucher, les sages-femmes lui demandaient de se mettre à genoux et on poussait un morceau de bois à plat sur le bas du dos pour aider à ouvrir le bassin. La femme était sur le ventre, le morceau de bois plat était placé ici, sur le bas du dos, les mains comme ça, de chaque côté. Elles avaient l‘habitude de dire qu‘elles essayaient de casser l‘os en poussant de cette façon. Les mains devaient être placées de la bonne manière, et pas n‘importe comment, les mains devaient être bien placées comme ça. Elles devaient utiliser des techniques spéciales. Le morceau de bois plat était appelé asimauttaaq. C‘est ce qu‘elles faisaient. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Une telle rigidité du bassin lors de l‘accouchement était le plus souvent71 causée par l‘alimentation de la femme enceinte. Alicie Koneak se souvient que sa mère, dans les

71 L‘âge de la parturiente pouvait également être l‘une des causes de cette rigidité du bassin. Susie Morgan se souvient d‘une femme de son village qui, après une grossesse tardive, dut être opérée de la sorte : « Lorsqu‘une femme est âgée, qu‘elle est déjà une femme d‘un certain âge, ses accouchements seront très difficiles. On appelait sivurarnaaq une grossesse tardive. Lorsqu‘une femme âgée essaiera d‘accoucher, lorsque son bassin ne pouvait pas s‘ouvrir, c‘est seulement avec une planche de bois, c‘est seulement en appliquant une planche que l‘enfant pouvait vivre, et qu‘ils vivaient effectivement. On appliquait la planche sur ses fesses, en rapprochant un peu l‘endroit où l‘enfant devrait naître, et on appuyait fort pendant que l‘enfant sortait peu à peu. C‘est parce que les femmes d‘un certain âge accouchent mais n‘ont plus l‘habitude d‘avoir des enfants. Je connais cette histoire parce que la principale intéressée l‘a racontée, bien qu‘elle soit aujourd‘hui décédée. Elle a eu un enfant alors qu‘elle était vraiment âgée, et c‘est seulement en étant forcée 166

années 1950, avait l‘interdiction de se nourrir de cuissot de phoque (quik), en raison des conséquences qu‘une telle consommation pourrait avoir sur l‘ouverture de son pelvis lors de l‘accouchement : Je me souviens que ma mère devait suivre différentes prohibitions alimentaires. Elle n‘avait pas le droit de manger de cuissots de phoque (quik), toute cette partie du cuissot. Si une femme enceinte mangeait un cuissot de phoque, cette partie avec des os, leur basin ne se serait pas ouvert lors de l‘accouchement. Une femme enceinte était seulement autorisée à manger les parties du phoque qui n‘ont que peu d‘os. Je me souviens que ma mère évitait de manger certaines parties de la viande de phoque. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Cette partie du phoque, le quik, comprenait les fémurs et la viande l‘entourant, et plus largement toute cette partie de l‘anatomie nommée kuutsinaaq. Chez l‘être humain, kuutsinaaq désigne toute la partie du corps située entre le bas des côtes et la région pelvienne, c‘est-à-dire le bassin ou le pelvis (Therrien 1987 : 75). Chez l‘animal, ce terme désigne également toute la région pelvienne. Toute cette zone de l‘anatomie animale faisait l‘objet d‘un interdit alimentaire lors de la grossesse, qu‘il s‘agisse, pour Alicie Koneak, de viande de phoque, ou pour Susie Morgan, de tout animal :

On nous demandait de ne pas trop manger de pelvis (kuutsinaaq) de phoque, de peur dit-on que notre pelvis (kuutsinaaq) ne puisse s‘ouvrir lorsque nous serions en travail, c‘est une parole que l‘on nous adressait également. […] De plus, on nous demandait de ne pas non plus manger la viande de l‘arrière-train (uppatiik) des perdrix, la viande de leurs vertèbres caudales (pamialluk). […] On nous demandait d‘éviter de manger les parts de viande qui proviennent de la région du pelvis des animaux, de peur, dit-on, que notre pelvis ne puisse s‘ouvrir lors de l‘accouchement. Notre pelvis pourrait ne pas s‘ouvrir si nous mangions trop de viande provenant du pelvis ou de l'arrière-train des animaux. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

D‘autres complications susceptibles de nuire à la rapidité et à la sécurité de l‘accouchement avaient pour sources potentielles la consommation de certains aliments spécifiques. Comme dans le lien causal établi entre consommation de viande provenant du bassin d‘un animal et fermeture du bassin, ces aliments perturbaient ou entravaient le déroulement idéal de l‘accouchement en affectant le corps maternel. avec une planchette qu‘elle a eu son enfant, qui allait bien lui aussi. C‘était une pratique d‘autrefois. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010) 167 Une autre prohibition, également rapportée par Susie Morgan, témoigne de l‘importance des enveloppes dans ce processus :

On ne voulait pas que nous mangions sans discernement n‘importe quelle partie du gibier. […] Autrefois, lorsque nous étions enceintes, on nous demandait de ne pas ôter l‘enveloppe (puuq) qui entoure le cœur des perdrix, car si je me mettais à manger l‘enveloppe d‘un cœur de perdrix, ou l‘enveloppe d‘un cœur de phoque, on dit que la poche des eaux pourrait ne pas se déchirer, on nous disait cela également. En prenant la poche des eaux (piaraup puunga) pour référence, on nous demandait de ne pas ôter l‘enveloppe du cœur des perdrix ou des phoques. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Comme la consommation de viande provenant de la région du bassin pourrait empêcher le bassin de la parturiente de s‘ouvrir lors de l‘accouchement, la consommation d‘enveloppes de viscères, tels les intestins ou le cœur, risquait de renforcer la poche des eaux au point de l‘empêcher de se déchirer. La consommation de ces aliments était prohibée par les risques d‘enfermement qu‘elle faisait courir au fœtus, que ce soit en empêchant le bassin de la parturiente de se décoller, ou en empêchant la poche des eaux de se déchirer. Il fallait éviter d‘établir des obstacles, et de renforcer la fermeture de ce qui devrait nécessairement s‘ouvrir lors de l‘accouchement. Un principe similaire décrit l‘influence de la consommation de substances, qui, au lieu d‘être assimilées par la mère ou le fœtus, recouvrent le corps du fœtus et ralentissent sa naissance.

Kusugaliniq Ilimasaut se souvient notamment des conséquences d‘une consommation de gras de caribou, un met particulièrement apprécié de tous : « il nous était aussi interdit de manger du gras de caribou (tunnuk), car on dit que le fœtus pourrait être complètement recouvert de cette vilaine substance grasse (tunnuinnaaluugajartuq) » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009). Les femmes enceintes devaient restreindre leur consommation de nourritures grasses, de manière à favoriser une naissance facile pour le bébé. Pour Susie Morgan, cet interdit s‘appliquait au gras de tous les animaux, à l‘exception du gras de mammifères marins :

Nous devions nous abstenir de manger du gras de caribou (tunnuk), ainsi que de la graisse de renard et d‘oiseau (angulak), de peur d‘accoucher d‘un enfant gras et recouvert d‘une vilaine substance grasse (punnilialuk), on nous demandait de 168

ne pas manger trop de gras de caribou, et de ne pas manger trop d‘animal gras. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Cette substance blanche et grasse qui recouvre en plus ou moins grande quantité les nouveau-nés à la naissance, et que les médecins appellent vernix (vernix caseosa), est particulièrement désagréable à l‘imagination des aînées. Alacie Tukalak, qui a autrefois pratiqué de nombreux accouchements, se souvient du nom spécifique utilisé par les sages- femmes pour désigner cette substance :

Cette disgracieuse substance blanche s‘appelle piittuugutialuk, ce qui signifie « substance qui rend le bébé collant et ralentit son expulsion ». Quel est le nom de cela ? J‘ai oublié, mais autrefois on l‘appelait piittuugutialuk. Quand le bébé essayait de sortir de sa mère, il entraînait le piittuugutialuk avec lui. Quand nous étions enceintes, nos mères nous disaient de ne jamais mâcher de gomme, pas même y goûter, afin de ne pas avoir ce piittuugutialuk à la naissance. Il y avait tellement de règles pendant la grossesse. On obéissait religieusement aux règles, je m‘en souviens bien. Nos mères nous donnaient de sages conseils, et il était facile de suivre les règles qu‘on nous énumérait. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Le nom de cette substance, piittuugutialuk, litt. « ce qui entraîne une mauvaise glisse », témoigne de ce qu‘elle était avant tout considérée comme un frein à une naissance facile et rapide, empêchant l‘enfant de bien « glisser » hors de l‘utérus. Si les graisses animales crues, tunnuk ou angulak, étaient réputées entraîner l‘abondance de vernix, d‘autres substances spécifiques y étaient également associées, comme les gommes à mâcher72. Maata Tuniq se souvient également d‘avoir été avertie de ne pas consommer trop de punniq, cette graisse qui durcit après avoir fondu lors de la cuisson de viande bouillie :

J‘ai entendu qu‘une femme enceinte ne doit pas consommer trop de graisse solidifiée recouvrant un ragoût (punniq), car l‘enfant pourrait naître tout graisseux (punniujuq). […] Les fœtus deviennent graisseux. C‘est que ma mère me disait. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

72 La prohibition de la consommation des gommes à mâcher, qu‘il s‘agisse des gommes autrefois tirées de la résine des épineux bordant les communautés les plus au Sud du Nunavik, ou plus généralement aujourd‘hui des gommes du commerce, souligne que la source du vernix est une texture grasse qui ne se mélange pas à l‘eau, et ne participe pas non plus de la constitution du fœtus. On peut également rappeler l‘usage répandu autrefois de la graisse de caribou comme imperméabilisant (Vézinet 1979 : 89). 169 Alicie Koneak étendra quant à elle cet interdit à la moelle de caribou (patiq) et à la nourriture frite73 (saattuujaq), et une aînée de Puvirnituq au cerveau (Fletcher 1994 : 93). On se rend compte néanmoins qu‘il existe une certaine diversité de vocabulaire pour évoquer cette substance qui recouvre le nouveau-né. Kusugaliniq Ilimasaut décrit ainsi le nouveau-né recouvert de vernix comme étant tunnuujuq, « recouvert de gras de caribou ». Susie Morgan et Maata Tuniq disent quant à elles que le nouveau-né serait punniujuq, « recouvert d‘une couche de graisse solidifiée ». Ces deux termes qui permettent d‘exprimer l‘état du nouveau-né recouvert de vernix sont identiques à ceux désignant les aliments gras prohibés, identifiant la substance qui recouvre le nouveau-né à des résidus de graisses animales. Alacie Tukalak et Susie Morgan utilisent, conjointement à ces termes qui identifient le vernix à de la graisse animale, le terme spécialisé piittuugutialuk qui renvoie quant à lui aux propriétés de la substance lors de l‘accouchement. La fréquence avec laquelle les aînées utilisent le morphème potentiellement péjoratif -aluk pour évoquer cette substance souligne à quel point elle est déconsidérée, pour nuire à l‘accouchement rapide si valorisé. Au contraire de la conception médicalisée qui valorise aujourd‘hui cette substance pour ses vertus protectrices de l‘enfant, les aînées considèrent essentiellement sa capacité à ralentir la naissance de l‘enfant. Elles considèrent plus largement le vernix comme une substance sale. Les enfants nés sans être recouverts de cette substance étaient particulièrement appréciés, et considérés comme nés « propres » (salumajuq). Alicie Koneak explique les raisons de cette propreté de certains enfants à la naissance :

Certains bébés étaient très propres quand ils sortaient du ventre de leur mère. Quand une femme était enceinte, elle évitait de manger trop de gras parce qu‘elle voulait que son bébé soit propre. Les aînés leur disaient d‘éviter de manger trop de gras. D‘autres femmes qui avaient mangé plus de gras qu‘elles n‘auraient dû auraient des bébés possiblement moins propres. Si elles mangeaient trop de gras de caribou, et d‘autres aliments gras, les mains de leur bébé semblaient tenir quelque chose. Alors, on leur disait de ne pas manger trop de gras de caribou ou d‘aliments gras. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

73 « Les femmes enceintes devaient s‘abstenir de manger du gras de caribou. Enceinte, je ne pouvais manger de gras de caribou, de moelle osseuse ou de viande de caribou ou de phoque frite. Les mères qui mangeaient trop de gras de caribou avaient de la difficulté à accoucher » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA). 170

Ces enfants nés sans être recouverts de vernix, fruits d‘un respect scrupuleux des règles, sont appelés des enfants nés « propres » (salumajuq) :

Comme il est né très propre, c‘est certain, il est heureux d‘être propre. Ces beaux bébés aiment être propres, quand ils sont nés propres. Ils ne font pas exprès pour se salir, on le sait bien, car ils sont nés très propres. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Comme le souligne Lizzie Irniq, ces enfants chercheront toute leur vie à rester propres et éviteront le contact avec tout ce qu‘ils pourraient trouver sale.

Conclusion : ambiguïté et perméabilité des frontières corporelles durant la grossesse

Durant la grossesse, la fabrication du corps fœtal dans le corps maternel commandait une véritable prise en charge sociale. Afin de prévenir un épuisement du fœtus, on déchargeait une femme enceinte des travaux les plus lourds, et on lui recommandait d‘éviter certains mouvements spécifiques risquant de déstabiliser le fœtus. Puisqu‘elle nourrit le fœtus, son alimentation était particulièrement surveillée : on veillait à la qualité de ses aliments, et les membres de la famille étendue (ilagiit) et du camp distribuaient en priorité de la nourriture à sa maisonnée. Ce lien nourricier était rigoureusement encadré, et la consommation de certains aliments, viscères en particulier, prohibée durant la grossesse.

Ces piqujait régulant l‘alimentation de la femme enceinte se fondent sur une connaissance des transformations affectant le corps maternel avec le développement du fœtus, et de sa réaction à certains aliments spécifiques. Ces aliments ne participent pas de la fabrication du corps du fœtus, au contraire des aliments pour lesquels aucune prohibition n‘existe, et ne sont pas proprement évacués du corps maternel. Au lieu de cela, ils semblent en quelque sorte assimilés par certaines parties du corps maternel transformé par la grossesse. Tout se passe comme si l‘absorption de ces aliments ne suivait pas son cycle habituel, et qu‘ils se retrouvaient retenus jusqu‘au terme de la grossesse dans ce ventre maternel où se développe l‘enfant. Pris dans le cycle de développement du fœtus et de son environnement, ils manifestent leur présence ou s‘évacuent lorsque se déclenche l‘accouchement, et perturbent alors la sortie du fœtus. Tel semble par exemple le sens de cette prohibition que rapporte Susie Morgan : 171 Les intestins étaient des parties du corps des animaux qu‘on défendait aux femmes enceintes de manger. On dit que si une femme en mangeait trop durant sa grossesse, elle pourrait se mettre à déféquer lorsqu‘elle accoucherait. Cette règle est exacte. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

On peut également rappeler le récit intra-utérin de Qisaruatsiaq, qui rapporte que la fumée inspirée par sa mère n‘est pas évacuée, mais pénètre au contraire dans l‘utérus. Durant la grossesse, l‘utérus apparaît particulièrement perméable à tout ce qu‘absorbe la mère, et le rapprochement de ces deux processus qui ont pour siège le ventre maternel – la vie fœtale et le cycle alimentaire – conduit certains aliments spécifiques à interférer avec les transformations du corps maternel. Ce sont ces aliments qui sont prohibés lors de la grossesse, pour nuire à une naissance rapide, « glissante », de l‘enfant. Une image de l‘accouchement comme un passage à travers le corps maternel se déploie au fil des connaissances transmises par les règles.

Au contraire de la médecine moderne qui met en avant le rôle du médecin accoucheur, et des techniques biochimiques ou chirurgicales à sa disposition, les règles inuit insistent sur le rôle primordial de toute femme enceinte durant sa grossesse : en respectant les règles, elles maintiennent la capacité de leur corps à laisser le passage au fœtus. Le corps maternel est conçu comme une frontière, protégeant le fœtus et l‘isolant du monde extérieur, et soumis à des règles pour qu‘un passage s‘y crée que puisse emprunter l‘enfant. Les règles permettent de favoriser, le temps venu, l‘ouverture de ce passage et d‘éviter l‘apparition d‘obstacles à la naissance de l‘enfant. En respectant ces interdits, les femmes préparent leur corps à l‘accouchement, et favorisent son ouverture pour le passage de l‘enfant.

3.2.2 Des règles fondées sur les spécificités de la perception et de l’intentionnalité fœtales

Le fœtus est intimement lié à sa mère par le lien nourricier qui les unit. Son existence physique est dès lors particulièrement vulnérable à une mauvaise santé maternelle, comme à la qualité de l‘alimentation de sa mère. Dans le ventre maternel, son être physique se confond en partie avec le corps de sa mère. Le cordon ombilical, les membranes ou les eaux sont autant des composantes de son être que de celui de sa mère, et, peut-être en raison de

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cette ambiguïté, sont particulièrement susceptibles d‘être affectées par certains aliments spécifiquement identifiés par les aînés. Il est parfois malaisé de distinguer ce qui relève du corps maternel du corps fœtal, tant les liens qui les unissent sont symbiotiques. Le corps maternel, durant la grossesse, voit ses frontières devenir perméables.

Le fœtus est également un être conscient, sensible et doué de capacités de perception, vivant une véritable symbiose sensible et émotionnelle avec sa mère, comme en témoigne le récit de Qisaruatsiaq (Saladin d'Anglure 2006a : 46, 374). Il fallait donc préserver la femme enceinte du stress et des émotions violentes, éviter de la rudoyer, comme le souligne Jessica Arngak de Kangiqsujuaq, « parce que le bébé ressent et comprend tout ce que sa mère ressent » (Jessica Arngak, Kangiqsujuaq, 2006, com. pers.). Sensible et conscient, le fœtus est particulièrement vulnérable aux sentiments douloureux qui pouvaient affecter sa mère. Tuumasi Kudluk, de Kangirsuk, soulignait que « la colère et la maussaderie continuelle des parents provoqueront aussi la mort d'un bébé » (Avataq Cultural Institute 1984 : 25).

Les souvenirs intra-utérins décrivent une vie fœtale marquée par des capacités sensorielles et perceptives à l‘acuité supérieure (Hiram 2005 : 100-3). Le fœtus perçoit et expérimente son environnement immédiat, le ventre maternel et ce qui s‘y produit. Grâce à ses sens, il fait également l‘expérience du monde extérieur, du monde dans lequel vit sa mère, et des personnes et choses avec lesquelles elle interagit. Il est également, d‘une certaine manière, proche de Dieu et de son domaine, le ciel (qilak). Les souvenirs intra-utérins d‘Alasie Sivuarapik par exemple, dans lesquels elle entend Dieu lui parler et lui annoncer son avenir, la forme de son corps et de sa famille – et dans une certaine mesure l‘appréciation du texte chrétien anonyme affiché dans la maternité de Puvirnituq – témoignent de ce que la situation du fœtus chevauche les frontières qui façonnent habituellement l‘expérience du monde.

T. Qumaq soulignait que l‘âme procède de Dieu, comme un don (tunisimajuq) fait à la personne (cf. chapitre 2.2.4). Cette âme est essentielle à l‘existence et au développement du fœtus, comme le rappelle Minnie Arsapaa : « Les enfants ont déjà une âme (tarniq) avant 173 même qu‘ils ne naissent. […] Dieu a déjà fait leur âme, avant qu‘ils ne naissent. Pour les faire vivre (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008) ». Dieu prête vie au fœtus. Cette âme, individuelle, permet au fœtus une vie consciente et sensible. Le fœtus (piaratsaq) est un être en devenir, qui vit une situation liminale : son expérience du monde se déploie à la fois dans le ventre maternel, dans le monde humain, et à l‘échelle supra-humaine du divin. Cette liminalité affecte son être entier : il vit à la fois une symbiose – physique, sensible et émotionnelle – avec sa mère, et une existence consciente et individuelle qui se déploie par- delà les frontières du monde.

Nombre de connaissances inuit de la grossesse et de la vie fœtale présentent une nature relationnelle. Les règles énumèrent les conséquences pour le fœtus de nombre d‘actions maternelles, de comportement alimentaires, mais tout autant de paroles, de sentiments et d‘émotions. Certaines de ces connaissances décrivent de véritables interactions entre mère et fœtus, et témoignent des spécificités de l‘intentionnalité et de l‘habitus du fœtus.

3.2.2.1 Comment influencer les intentions du fœtus ?

Durant sa vie utérine, le fœtus vit une forme de symbiose émotionnelle avec sa mère, mais ressent également certaines émotions qui lui sont propres. À la manière d‘un jeune enfant, le fœtus ressent les émotions de manière intense, et développe parfois de violents sentiments de jalousie. Ces connaissances de la vie émotionnelle du fœtus fondaient une pratique qui visait à ruser avec lui, en jouant de la jalousie que les fœtus sont susceptibles de développer pour les autres enfants que materne sa mère. Susie Morgan rapporte la façon de mettre à profit cette jalousie pour rompre les séries d‘enfants du même sexe :

Si une femme ne donne naissance qu‘à des filles, on dit que si elle adopte un garçon elle pourrait se mettre à donner naissance à des garçons, et c‘est aussi vrai dans l‘autre sens, si j‘adoptais une fille; on dit que l‘enfant à venir pourrait alors être jaloux (sinngavuq), et si j‘adoptais un garçon, je pourrais alors donner naissance à un garçon comme cet enfant que j‘ai adopté, et si j‘adoptais une fille alors que je n‘ai que des garçons, je pourrais accoucher de nombreuses filles. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

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Cette pratique qui se fonde sur l‘adoption d‘un enfant pour influencer une grossesse future évoque inévitablement le parallèle que font les Inuit entre le comportement des oiseaux, qui introduisent des roches dans leur nid pour initier la conception, et la pratique selon laquelle l‘adoption d‘un enfant permet d‘enclencher le processus de conception (cf. chapitre 3.1.2). Cette pratique, que les générations contemporaines évoquent comme une manière de dénouer un processus de conception qui échoue à être initié, était autrefois utilisée pour tenter d‘inciter un fœtus à vivre lorsque les enfants d‘une femme mourraient l‘un après l‘autre. Comme Johnny Meeko Sr., de Sanikiluaq, Mitiarjuk Nappaaluk considérait que l‘amour développé par la mère pour cet adopté favoriserait la survie des enfants dont elle initierait la conception par la suite :

J'aimerais prendre quelques minutes pour raconter une chose qu'on m'a dite lorsque j'étais jeune. Lorsque les enfants d'une femme mourraient tous l'un après l'autre et qu'il semblait que cette femme ne pourrait élever d'enfants issus d'elle, on lui conseillait d'adopter l'enfant d'une autre femme. L'adoption de l'enfant permettait alors de garder en vie les enfants qu'elle mettrait au monde par la suite. [...] Si une femme aime comme si c'était le sien l'enfant qu'elle a adopté, alors les enfants qu'elle aura après vivront. C'est ce que j'ai fait. Ce qui démontre bien que les paroles des Aînés sont pleines de vérité. (Avataq Cultural Institute 1984 : 18)

Cette façon d‘influencer le fœtus repose sur les sentiments que celui-ci est capable de comprendre et d‘éprouver : le sentiment d‘amour (nalliniq) développé par la mère pour un petit adopté d‘abord, mais également la jalousie (sinnganiq74) qu‘il ressentira à l‘égard de cet enfant aimé, comme le remarque Tuumasi Kudluk :

Mon premier-né est mort et ceux qui ont suivi sont morts aussi. On nous a conseillé d'adopter un enfant, de façon à ce que notre propre enfant soit jaloux de l'enfant adopté et choisisse de vivre. (Avataq Cultural Institute 1984 : 25)

Ces pratiques adoptives décrites hier ou aujourd‘hui visent systématiquement à influencer le fœtus pour qu‘il choisisse de vivre. L‘amour (nalliniq) maternel pour l‘enfant adopté, et

74 Dans son dictionnaire, L. Schneider (1985 : 359) explique que ce sentiment, lorsqu‘il s‘applique à une personne, signifie que la personne jalouse, sinngavuq, souhaite être la seule à être aimée, dorlotée, le seul objet de ses soins. Il précise spécifiquement que ce sentiment est plus fort que minnivuq. Il représente un sentiment violent, enfantin, peu socialisé, quand minnivuq revêt une valeur morale et traduit une attitude protectrice. 175 le comportement associé minnijuq ou niviuqtuq, seront autant d‘objets de jalousie (sinnganiq) pour le fœtus. Désirant bénéficier de cet amour, de ces soins et de cette protection, il choisira alors de vivre et de venir au monde. Ces pratiques révèlent une notion cardinale des connaissances inuit de la vie fœtale, l‘intentionnalité du fœtus. Dans ces témoignages, il est explicitement reconnu que le choix même de vivre est une prérogative du fœtus. Dans la variante de ces pratiques expliquée par Susie Morgan, il est clair également que le choix définitif de son sexe revient au fœtus. Cette intentionnalité est étroitement associée, dans chacun de ces témoignages, à une jalousie toute enfantine, et à un désir d‘être aimé. Cette intentionnalité reconnue au fœtus vient nuancer la symbiose sensible et émotionnelle qui caractérise sa vie intra-utérine. Il est capable d‘assumer un désir et des émotions qui lui sont propres, ainsi qu‘un contrôle sur sa vie, son être et son identité.

La ruse apparaît dès lors une modalité d‘interaction qui permet d‘inciter le fœtus à choisir de vivre, ou à choisir un sexe spécifique, en jouant de sa jalousie et de son désir d‘être aimé, et en prenant soin de masquer l‘objectif poursuivi. À l‘inverse, des paroles traduisant ouvertement un désir maternel spécifique pour son enfant sont susceptibles d‘inciter le fœtus à choisir sa propre voie, et à changer de sexe lors de sa naissance. Alicie Koneak, connaît très bien les conséquences de telles paroles, car sa fille et son gendre n‘ont pas respecté ce piqujaq :

Écoute ! Disons que je suis enceinte d‘un petit garçon, d‘accord ? Je veux que mon bébé soit un petit garçon, et le bébé dans mon ventre est un petit garçon. Parce que je dirais encore et encore que je veux un garçon, ce petit bébé se changerait pour passer de garçon à fille. Ces bébés sont appelés sipijuq. Si j‘étais enceinte d‘un petit garçon, mais que je ne cessais de répéter à tout le monde que je veux un petit garçon, il aurait pu devenir une petite fille tout de suite après sa naissance. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Bien qu‘Alicie Koneak ne le souligne pas ici explicitement, ce phénomène de changement de sexe doit être envisagé sous l‘angle de l‘intentionnalité fœtale. Elle considère néanmoins clairement, tout comme Susie Morgan, que ce sont les paroles de la mère qui sont susceptibles de conduire le fœtus à changer de sexe :

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Dès que nous étions enceintes, on ne voulait pas non plus que nous disions ouvertement notre préférence quant au sexe de l‘enfant, on ne voulait pas que nous disions que nous voulions avoir une fille ou que nous voulions avoir un garçon, car on dit que lors de sa naissance l‘enfant cesserait d‘être ce qu‘il était, et qu‘il aurait été si ces paroles n‘avaient pas été prononcées. On dit que si je désire trop ardemment que mon enfant ait un sexe spécifique, cela pourrait n‘être pas du tout l‘objet de mon désir. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Au contraire de la pratique adoptive, qui, rusée, dissimule les attentes qu‘elle suscite, de telles paroles traduisent sans équivoque une attente spécifique, à l‘égard d‘un choix qui en réalité revient au fœtus. On portait généralement un grand soin aux usages de la parole lorsque le fœtus devait être évoqué, et on utilisait pour ce faire, de préférence, un vocabulaire allusif (cf. chapitre 3.3.1). La formulation de tels vœux à l‘égard du fœtus, qui menacent d‘entraîner un résultat tout autre qu‘espéré, vient en quelque sorte nier son agencéité. Une telle appropriation unilatérale de l‘issue de la grossesse représente une faute à l‘égard du fœtus, susceptible d‘entraîner un résultat inverse de celui souhaité.

Ces règles qui visent à encadrer la parole incitent à considérer la grossesse comme une interaction, dans la mesure où l‘autre possède son propre pouvoir d‘agir75. Les gestes mêmes de la femme enceinte devaient être réglementés, certains traduisant à leur tour un désir de s‘approprier l‘issue de la grossesse, déniant l‘agencéité fœtale. Il était notamment interdit de préparer des objets, des vêtements notamment, pour un enfant avant que sa naissance ne soit achevée et sa survie assurée.

D‘autres gestes étaient prohibés ou prescrits en raison des capacités reconnues au fœtus de percevoir et de comprendre les actes de sa mère, et de sa disposition à les reproduire à son tour lors de sa première action dans le monde, sa naissance. Sa vie intra-utérine et ses capacités sensorielles le conduisent à avoir sa propre perspective sur le monde. Nombre de

75 Cette intentionnalité du fœtus impose une limite à la capacité d‘agir humaine, limite qui doit être reconnue au risque de pousser le fœtus à s‘opposer à l‘issue souhaitée. Une telle limite impliquait une grande attention aux paroles et aux comportements susceptibles de traduire une anticipation en pensée du résultat. On retrouvera le même type de comportements dans la relation aux animaux (cf. chapitre 7). Anticiper l‘issue d‘une interaction et l‘identifier à son propre désir consiste un déni de reconnaissance de l‘agencéité de l‘autre, de sa capacité à influencer l‘issue d‘une telle interaction. Dès lors, le faible, celui auquel on ne reconnaît pas d‘agencéité, de « faible » peut devenir « fort » et sanctionner. 177 prescriptions et prohibitions qui entourent la grossesse se fondent sur une connaissance – partielle – des façons spécifiques au fœtus d‘expérimenter le monde et de percevoir son environnement. Ces piqujait interdisent certains gestes, actions ou comportements qui, perçus et interprétés par le fœtus en fonction de sa propre perspective, pourraient mettre sa vie en péril, ou, au contraire, prescrivent certaines actions susceptibles de l‘inciter à naître rapidement.

3.2.2.2 L’utérus et la maison : rites, règles et perspective fœtale

Si à de nombreux égards la grossesse implique une symbiose – physique, sensible et émotionnelle – entre le fœtus et sa mère, elle se présente également comme une interaction entre deux êtres doués d‘une intentionnalité et d‘une agencéité propres. De nombreux piqujait régissent cette interaction, dressant l‘inventaire des influences maternelles sur le fœtus. Les connaissances de la vie fœtale qu‘encapsulent ces piqujait s‘avèrent être, pour une grande part, des connaissances relationnelles, ou perspectives : elles décrivent de potentielles expériences du fœtus, de son point de vue. Leur valeur en tant que norme repose ainsi sur une intégration de la perspective du fœtus et de sa manière d‘expérimenter le monde, en particulier certaines actions maternelles.

Grâce à ses capacités sensorielles, le fœtus est capable d‘appréhender à la fois l‘environnement intra-utérin, l‘environnement maternel, et plus largement certaines sphères du monde généralement inaccessibles à l‘expérience commune. Le fœtus perçoit et comprend ce que vit sa mère tout comme celle-ci le ferait – et sans que celle-ci ne s‘en aperçoive – tandis que son expérience de la vie intra-utérine se fonde sur une perspective spécifique. Les souvenirs intra-utérins d‘Iqallijuq (Saladin d'Anglure 1977; 2006a : 39-59), de Peter Pitseolak (Eber et Pitseolak 1975) ou de Qisaruatsiaq (Saladin d'Anglure 2006a : 371-82) décrivent, avec divers degrés de détail, l‘environnement intra-utérin tel qu‘il est perçu par le fœtus. Les récits d‘Iqallijuq et de Qisaruatsiaq rapportent notamment que le fœtus envisage l‘utérus dans lequel il vit comme dans une maison76.

76 Les dimensions linguistiques de l‘analogie entre corps féminin et maison ont été détaillées par M. Therrien (1987 : 32-36), qui s‘appuie notamment sur les travaux de B. Saladin d‘Anglure (1977, 1986, 1990) pour lier le matériau linguistique au matériau culturel. Ce dernier a clairement souligné la dimension cosmologique de cette analogie entre utérus et maison, en montrant notamment son positionnement sur un axe où la voûte 178

Plusieurs rites fondaient leur efficience sur la connaissance de telles identités, dans la perspective transversale du fœtus, entre l‘univers intra-utérin et l‘environnement maternel. On insistait ainsi sur l‘importance du positionnement et de l‘orientation de la parturiente lors de l‘accouchement :

Ma mère est née dans un igloo. Quand une femme donnait naissance, on utilisait des oreillers empilés l‘un sur l‘autre et on les mettait devant la femme en travail. Elles accouchaient en faisant face de la porte. Aujourd‘hui, accoucher n‘a plus rien à voir. Autrefois, on utilisait un coussin, et on s‘accroupissait sur ses talons sans que les genoux touchent le sol, face à l‘entrée. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Pour accoucher, la parturiente devait faire face à l‘issue de l‘iglou. Alicie Koneak explique l‘importance de cette orientation : « Certaines femmes avaient l‘habitude de faire cela, car on leur avait dit que cela faciliterait l‘accouchement. Alors, elles préparaient leur place face à la porte » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009). Cette prescription visait en quelque sorte à établir une correspondance entre le point de vue du fœtus sur son existence intra-utérine et sa perception du monde maternel, à faire en sorte que l‘issue de la maison où se déroule l‘accouchement prolonge l‘issue de la petite maison maternelle, de manière à favoriser la sortie de l‘enfant.

Lorsque l‘accouchement durait, et que l‘enfant tardait à naître, on pouvait demander au mari de la parturiente de sortir rapidement de l‘habitation où se déroulait l‘accouchement, et ce, de plus en plus fréquemment au fur et à mesure que les contractions se rapprochaient :

Je vais parler d‘une très ancienne tradition. Lorsque sa femme était en train d‘accoucher, le mari n‘avait pas l‘habitude de rester assis à ne rien faire. Il entrait et sortait chaque fois qu‘on lui demandait de quitter la maison. Il sortait parce que s‘il restait sur place, cela pouvait prolonger le travail de sa femme pendant une longue période. On lui demandait donc de quitter complètement la maison. Les maris ne faisaient rien, mais on leur demandait de sortir : « Très bien, va faire un tour pendant un certain temps encore ». Lorsque les contractions se rapprochaient, on lui demandait de quitter de plus en plus céleste délimitait un troisième terme résonnant avec cette première analogie. Ainsi la maison, et plus encore l‘utérus, apparaissent-ils potentiellement comme des images réduites, des analogies, du cosmos. 179 fréquemment. S‘il restait à l‘intérieur, le travail de sa femme s‘étirait pendant une longue période. Les sages-femmes fonctionnaient de cette façon à l‘époque. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Susie Morgan se souvient également de l‘objectif de cette pratique : « Si l‘enfant est incapable de naître, l‘accoucheuse demandait au mari de sortir un moment de la maison, tout en voulant être suivi par l‘enfant : cela peut déclencher sa naissance » (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010). On cherchait ainsi à influencer le fœtus en élaborant une représentation de la naissance signifiante à ses yeux, une représentation qu‘il puisse rapporter à sa propre expérience du monde, et qui le pousse à imiter son futur père.

Durant la grossesse, ces connaissances de la perspective du fœtus informaient nombre de piqujait, qui régulaient tout particulièrement les façons dont une femme enceinte devait franchir le seuil de l‘habitation. De manière à prévenir lors de l‘accouchement une présentation de l‘enfant par le siège77 (kinguppituq dans le dialecte de l‘est de la Baie d‘Hudson, kinguppulingajuq dans les dialectes du détroit ou de l‘Ungava, ou encore, comme le rapporte B. Saladin d‘Anglure (2000 : 97), iksingajuq dans la région de Kangirsuk), Maata Tuniq (Koneak, et al. 2012 : 215) ou encore Kusugaliniq Ilimasaut rapportent que leurs aînées leur demandaient de ne pas franchir à l‘envers les seuils de la maison78 :

77 Une présentation par le siège pouvait poser de sérieux problèmes aux sages-femmes en charge de l‘accouchement. Alacie Tukalak se souvient du danger que pouvait représenter une naissance par le siège, et de l‘intervention à laquelle devaient procéder les sages-femmes : « Je me souviens de quelques femmes qui sont mortes tout de suite après avoir eu leur bébé. Je m‘en souviens. Le bébé a survécu, mais la mère est morte. Parfois, il y avait un siège, le bébé se présentant les jambes en premier. J‘ai entendu dire que ce type d‘accouchement, quand la tête ne se présente pas, est beaucoup plus difficile pour la mère. Dans ces cas-là, la sage-femme tirait très lentement le bébé, avec beaucoup de précautions, et le bébé naissait en bonne condition » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA). Cette technique qui permettait d‘intervenir sur le fœtus, en le tirant délicatement, faisait partie des savoir-faire que les sages-femmes les plus recherchées maîtrisaient, capables de rectifier la position d‘un fœtus se présentant de façon anormale. La sœur aînée de Maata Tuniq avait elle-même pratiqué ces opérations : « feue ma sœur aînée avait tiré son futur angusiaq qui n‘arrivait pas à sortir de sa mère lors de la poussée. J‘ai été témoin par deux fois de sa prouesse, lorsque des bébés avaient du mal à sortir » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). Les plus expérimentées des sages-femmes renvoyaient délicatement l‘enfant dans l‘utérus, de manière à ce qu‘il rectifie sa position de lui-même : « One time when I was helping a woman and her baby‘s leg came out first and I had to tell the mother that I was sorry and that I was going to have to push the baby back in. So she agreed and then it came out in the right position after that » (Penina Assevak, in Pauktuutit 1995 : 2-3). 78 Plus haut, Minnie Arsapaa rapportait que sa mère lui interdisait de marcher à l‘envers, une position parfois plus confortable en cas de poudrerie, au risque d‘accoucher d‘un enfant par le siège. 180

Je m‘en souviens, aussitôt que j‘étais enceinte, il m‘était interdit de demeurer longtemps sur le seuil, immobile; de plus, aussitôt que je voulais sortir, il m‘était interdit de le faire à l‘envers [le dos face à l‘extérieur], car on dit que le bébé que je porte pourrait naître par le siège. (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009)

La façon dont sa future mère franchit les seuils durant la grossesse, du point de vue du fœtus, représente une façon de naître qu‘il semble risquer d‘imiter en naissant par le siège. On mettait donc en garde les femmes enceintes afin qu‘elles prennent bien soin de sortir de la maison – de représenter la naissance aux yeux de leur enfant – dans la bonne position, et sans s‘arrêter ou s‘immobiliser avant d‘avoir complètement franchi le seuil. Ces piqujait régulant le franchissement des seuils sont toujours suivis par nombre de jeunes femmes durant leur grossesse, et sont connus de toutes les familles, quelle que soit leur région d‘origine. Betsy Putuguq, de Puvirnituq, se souvient qu‘on lui avait également expliqué les conséquences d‘un arrêt sur un seuil de maison :

On m‘interdisait de m‘arrêter sur un seuil, et on me demandait de bien le traverser. De cette manière, lorsque je serai en travail, le bébé traverserait facilement. Si une femme enceinte s‘arrêtait sur un seuil, elle aurait plus de difficultés à donner naissance. C‘est ce qu‘on m‘avait dit, et j‘avais gardé cela à l‘esprit. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

À Kangiqsujuaq également, Alicie Koneak exprime cette responsabilité maternelle très clairement :

J‘ai vécu la même chose. On nous interdisait de rester dans l‘embrasure de la porte, car cela pouvait retarder la naissance du bébé, même s‘il était prêt à sortir. Le bébé pouvait être empêché de naître en raison de nos propres actes. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

La capacité du fœtus à reproduire, selon sa perspective, les actions de sa mère, risquait d‘inciter le fœtus à marquer un arrêt lors de l‘accouchement plutôt que de persévérer et de naître rapidement. Ce mimétisme du fœtus était exploité par nombre d‘autres rites, qui visaient soit à inciter celui-ci à reproduire les actions de sa mère, soit à justement éviter qu‘il ne reproduise une action. Ces rites pouvaient se fonder sur la connaissance d‘autres identités établies, dans la perspective fœtale, entre monde humain et univers intra-utérin. 181 Une séquence rituelle ancienne, prolongeant le rite consistant pour le mari à sortir de l‘habitation durant l‘accouchement de sa femme, mobilisait une autre représentation de la naissance susceptible d‘être comprise et imitée par le fœtus. Susie Morgan décrit cette séquence que sa mère, une accoucheuse recherchée de la région de Kangiqsualujjuaq, lui avait enseignée pour aider un enfant à naître lors d‘un accouchement délicat :

Ou encore, dans une tente, si l‘enfant ne naît toujours pas, ensuite, on lui (le mari) demandait de faire le tour de la tente, on faisait comme cela. Faire le tour de la tente, ou sortir un moment de la tente, ce sont des moyens de le faire naître parfois. Bien sûr, certains étaient suivis, quand d‘autres ne l‘étaient pas. […] C‘est une de nos pratiques, je la connais bien, car j‘ai entendu ce conseil de ma mère. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

La pratique que décrit ici Susie Morgan, est à rapprocher d‘une description que fit Lukasi Qitusuk, de Sanikiluaq, à B. Saladin d‘Anglure :

Une personne seulement sort rapidement en tournant (autour de l'habitation), en suivant la trajectoire du soleil. Le soleil en effet a l'habitude de tourner à partir de son lever, la personne suit donc la trajectoire du soleil et rentre rapidement, après avoir tourné une seule fois très rapidement autour de l'iglou, elle veut être imitée (par le fœtus). […] Après avoir fait ainsi et être sortie très rapidement, la personne va toucher la tête de la (future) mère. (Lukasi Qitusuk, in Saladin d'Anglure 2000 : 94)

Cette séquence rituelle prolonge le rite de sortie de l‘habitation, qui permet d‘inciter l‘enfant à naître, et le complexifie avec l‘addition d‘une séquence spécifique, la circumambulation suivant la trajectoire solaire. Pour B. Saladin d‘Anglure, tourner autour de l‘habitation, en suivant la trajectoire solaire, renvoyait autrefois à divers passages : passage du cycle de la vie cosmique et alternance des saisons dans le Cumberland Sound; pratiqué par un enfant à Iglulik, il permettait de faire de lui un adulte accompli, un chasseur talentueux ou une femme aux accouchements faciles (Saladin d'Anglure 2000 : 96-7). L‘association de cette séquence, dans diverses régions du Canada inuit, à différents passages de la vie cosmique comme de la vie individuelle souligne témoigne de la conception ancienne selon laquelle la dynamique du cosmos et de ses composantes ont un sens : « Tout ce qui fait partie de l‘univers est en quelque sorte marqué par ce sens, par cette finalité, qu‘il s‘agisse de la vie humaine, de la vie animale, des mouvements 182

saisonniers des gibiers, du cycle végétatif, de l‘alternance des saisons, des phases lunaires, de la réincorporation des noms après la mort de ceux qui les portent » (ibid. : 95). B. Saladin d‘Anglure souligne notamment qu‘autrefois, l‘agencéité du fœtus était intimement liée au retour d‘une âme-nom dans le corps du fœtus, témoignant de l‘inclusion de la vie humaine dans cette dynamique cyclique. Ce rite – et les connaissances de la vie fœtale qu‘il encapsule au Nunavik – semblent avoir perduré jusque dans les années 1950, au moins pour les habitants du détroit d‘Hudson et de l‘Ungava. L‘effectivité reconnue à cette séquence suggère que, du point de vue du fœtus, l‘accomplissement du cycle solaire représente l‘accomplissement de la grossesse et de l‘accouchement, en associant notamment le lever du soleil à l‘accès à la lumière lors de l‘accouchement.

Betsy Putuguq détaille un aspect de la prescription de sortie de l‘habitation qui à son tour associe, du point de vue du fœtus, la lumière matinale à la naissance : « quand j‘étais enceinte, on m‘avait dit de sortir de la maison dès que je me réveillais le matin. Il fallait que j‘aille prendre l‘air frais : ne pas seulement jeter un œil dehors, mais bien sortir mon corps entier » (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008).

On expliqua à Betsy Putuguq qu‘elle devrait, chaque matin, sortir rapidement de la maison, sans hésitation, et veiller à compléter l‘action jusqu‘à son terme en prenant soin de sortir intégralement son corps de l‘habitation. Du point de vue fœtal, cette action représente une naissance rapide et complète, en mobilisant aussi bien l‘image de la maison que celle du lever du jour. Alicie Koneak rapporte certaines images issues de récits de souvenirs intra- utérins et de naissance qui témoignent de la force de cette association entre naissance et apparition de la lumière : « J‘en ai entendu parler, mais je ne l‘ai pas vécu moi-même. Certaines personnes se souviennent de cette période, et elles en parlent à la radio FM. [...] Certaines personnes se souviennent d‘une lumière très brillante au moment de leur naissance. Cela est certainement vrai » (Alacie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA).

X. Blaisel considérait que « lorsqu‘il commande un rite de passage, le geste inaugural se présente presque toujours, dans les rituels inuit, comme un acte paradigmatique qui donne sens aux événements postérieurs » (Blaisel 1993b : 285). L‘insistance des aînées à 183 souligner que cette sortie matinale doit être la première action maternelle de la journée témoigne également d‘une identité, du point de vue fœtal, entre l‘action inaugurale de la journée maternelle, et sa première action en propre, la naissance. Elles rappellent en cela que la naissance, achevant la grossesse, est l‘expérience inaugurale de la vie humaine.

De multiples dynamiques étaient ainsi mises en parallèle avec la naissance, qui témoignent peut-être moins d‘une perspective fœtale unifiée que des possibilités multiples de représenter la naissance aux yeux du fœtus, les échelles de temps auxquelles s‘expriment ces dynamiques étant potentiellement inclusives les unes des autres. Les aînées se voyaient par exemple prescrire le maintien d‘une activité du corps régulière pendant toute la journée. Susie Morgan se souvient que les activités de couture, durant lesquelles les femmes sont assises et immobiles, devaient être régulièrement interrompues pour faire place à un mouvement du corps :

Une femme enceinte ne devait pas coudre sans cesse, bien qu'elle puisse le faire de temps en temps, parce qu'on ne voulait pas qu'elle reste assise sans arrêt. Si elle cousait, elle devait sortir régulièrement et toujours quitter sa position assise pour se lever, durant sa grossesse. Bien qu'elle puisse coudre, on ne souhaitait pas qu'elle demeure longtemps immobile. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Plus que sur le risque de fatigue, c‘est sur l‘importance de conserver un corps en mouvement que se focalise Susie Morgan, pour qui cette incitation à conserver le corps en mouvement tenait jusque dans la nuit : « quand la nuit nous dormions, on nous demandait de sans cesse nous retourner, dès que nous nous éveillions un peu, on nous demandait de ne pas rester allongées dans la même position » (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010).

À Iglulik, R. Dufour (1988 : 60-1) rapporte que ces incitations au mouvement du corps et aux changements de positions nocturnes avaient pour objectif d‘éviter les rétentions placentaires lors de l‘accouchement79. Sans incompatibilité avec cet objectif, l‘incitation au

79 La rétention du placenta représentait un danger mortel pour la mère, et requerrait une intervention interne de la part des sages-femmes : « Certains bébés naissaient et le placenta ne sortait pas. Si c‘était le cas, la sage- femme devait pratiquer une chirurgie pour retirer le placenta. Cela arrivait parfois » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009). Une telle intervention était autrefois particulièrement délicate, et si Alacie Tukalak évoque 184

mouvement et à l‘activité visait à favoriser un accouchement rapide. Dans la région de Puvirnituq, Alacie Tukalak se rappelle combien il était important que les femmes enceintes restent sans cesse occupées :

On nous disait de ne pas rester sans rien faire et de bouger constamment, mais sans faire trop d‘efforts. On nous disait aussi de ne pas dormir tout le temps, car si on dormait trop, on aurait tendance à s‘endormir pendant l‘accouchement. Alors, on nous disait souvent de ne pas trop dormir. Il fallait bouger sans cesse et rester réveillée, car trop dormir durant la grossesse pouvait occasionner des difficultés durant l‘accouchement. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Lorsqu‘elles incitaient les femmes enceintes à maintenir une activité continue et leur défendaient de s‘assoupir, les aînées prenaient soin de lier l‘importance de ce comportement de la femme enceinte durant sa grossesse à son influence sur le déroulement de l‘accouchement. Les activités de la femme enceinte durant la grossesse s‘inscrivaient dans un cadre temporel strict qui interdisait notamment le sommeil durant la journée et prescrivait l‘éveil avec le jour. Tout se passe comme s‘il s‘agissait d‘inscrire et de faire concorder l‘alternance entre activité et repos au sein de la dynamique cyclique du nycthémère. À l‘autre extrémité de l‘échelle du temps, il importait que chaque activité entreprise par une femme enceinte soit menée à sa conclusion, et dûment achevée, comme le rappelle Alicie Koneak :

De plus, les femmes enceintes devaient toujours terminer le travail qu‘elles avaient entrepris. Elles ne pouvaient arrêter de travailler tant qu‘elles n‘avaient pas fini, et ce, même encore aujourd‘hui. Si j‘arrête avant d‘avoir fini quelque chose que j‘ai commencé lorsque je suis enceinte, mon corps devient très somnolent, comme si j‘étais épuisée. On disait aux femmes enceintes de terminer ce qu‘elles avaient entrepris. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c‘est ce qu‘elles devaient faire. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

L‘accouchement est envisagé comme une dynamique impliquant le franchissement d‘une limite, comme le passage du jour à la nuit, comme la sortie de la maison, pour être

la possibilité d‘entailler l‘utérus, d‘autres préféraient insérer leur main de manière à décoller le placenta : « Aujourd'hui, je pense que les médecins n'ont plus de difficultés à évacuer un placenta qui resterait collé à l'intérieur, mais parce qu'il arrivait souvent qu'il n'y ait personne capable de ce que font les médecins, ils allaient le chercher avec leurs mains, qui s'efforçaient de remonter à l'intérieur, ils le décollaient de cette manière avec leurs mains » (Amaamak Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007). 185 complétée. Plus largement, toute activité pouvait représenter la dynamique de l‘accouchement, comme une dynamique qu‘il importe d‘achever afin d‘en initier une nouvelle. Toute activité de la femme enceinte, et même toute l‘activité de la femme enceinte, peut faire figure d‘image de l‘accouchement.

Une telle disposition d‘esprit et de corps, portée vers l‘activité continue, permettrait un travail court et un accouchement rapide, tandis qu‘au contraire l‘inactivité, que ce soit par l‘immobilité ou le sommeil, induirait une sensation de fatigue et d‘épuisement durant l‘accouchement80. Le comportement adopté durant la grossesse se reflèterait durant l‘accouchement, en raison de l‘intentionnalité du fœtus, de sa perspective et de son mimétisme.

3.2.2.3 Images et représentations du corps fœtal

Le fœtus qui identifie l‘utérus à une maison, et la grossesse puis l‘accouchement à de multiples dynamiques, notamment cycliques, est particulièrement vulnérable à de nombreuses actions de sa mère qu‘il risque d‘imiter lors de sa naissance. Grâce à ses capacités sensorielles, le fœtus appréhende à la fois son environnement intra-utérin, l‘environnement maternel, et l‘environnement invisible supra-humain. Le fœtus perçoit et comprend ce que vit sa mère tout comme celle-ci le ferait – et sans que celle-ci ne s‘en aperçoive – tandis que son expérience de la vie intra-utérine se fonde sur une perspective spécifique. L‘influence qu‘il était possible d‘acquérir sur le fœtus en jouant de cette perspective spécifique, si elle repose notamment sur l‘intentionnalité du fœtus et son mimétisme, pouvait également mettre sa vie en danger de multiples manières.

Le corps du fœtus, vivant durant la grossesse en symbiose avec sa mère, est particulièrement vulnérable à certains chocs affectant le corps maternel. Comme Alicie

80 On avait également l‘habitude de chercher à prévenir le sommeil de la parturiente en lui demandant d‘éviter de dormir durant la journée. Si jamais cela arrivait quant même, les assistantes avaient une petite technique pour maintenir éveillée la femme en travail : « Certaines femmes étaient très somnolentes, même de nos jours, et on leur disait d‘éviter autant que possible de s‘endormir. J‘ai beaucoup entendu ces choses, certaines tentent encore d‘accoucher comme elles le veulent. Lorsque les femmes avaient très sommeil au moment de leur accouchement, on utilisait les vieilles tasses de l‘époque, et lorsque nous n‘avions pas suffisamment de cuillères, on prenait de longs clous pour faire du bruit pour garder la femme réveillée. C‘était comme ça à l‘époque » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009). 186

Koneak, les aînées rappellent fréquemment que les articulations de la femme enceinte se devaient d‘être protégées des chocs :

On faisait toujours très attention à ces parties du corps, les genoux et les coudes, même encore aujourd‘hui nous y faisons attention. Le bébé que je porte peut être affecté si je me blesse au coude pendant ma grossesse. Si je me blesse aux genoux plus d‘une fois, il peut manquer des parties au corps au bébé, qui ne sera pas pleinement développé, que ce soit au visage ou ailleurs. Nous devions faire très attention à ces choses. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Le lien établit par ce piqujaq entre, d‘une part, les chocs affectant les articulations maternelles et, d‘autre part, le développement du corps du fœtus, repose sur leur identité symbiotique. Néanmoins, une telle relation d‘identité pouvait également se déployer de manière plus complexe, en particulier entre le corps du fœtus et le corps d‘enfants. Tout enfant avec lequel la femme enceinte entrait en relation pouvait, dans l‘univers complexe du fœtus, représenter le fœtus lui-même. Alacie Koneak continue : « On nous disait également de ne pas frapper d‘enfants lorsque nous étions enceintes, parce que le bébé pouvait subir des contusions au même endroit où nous aurions frappé un enfant. Les choses étaient ainsi dans le temps » (Alacie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009).

Tout enfant apparait ici un double potentiel du fœtus, affecté par les coups qu‘un autre aura reçus de sa mère. Le fœtus se perçoit comme entretenant un lien exclusif avec sa mère, et s‘identifie à tout autre enfant avec lequel sa mère pourrait entrer en relation. Susie Morgan rapporte une autre précaution qui témoigne de l‘influence égale, pour le fœtus, des représentations mobilisées par les adultes :

On nous demandait même de ne pas jouer à la maman avec quoi que ce soit de gros et lourd, de peur dit-on que nous accouchions d‘un bébé très lourd, on nous disait même cela. […] On nous défendait de prétendre qu‘une grosse pierre était notre bébé, de peur d‘accoucher d‘un enfant très gros et gras. […] C‘était des paroles que nous devions écouter attentivement également, le fait de ne pas s‘amuser à s‘occuper d‘un enfant avec une poupée ou un objet gros et lourd. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Les frontières entre un objet et ce qu‘il représente s‘effacent dans le jeu, ou le rite, et cet effacement conduit le fœtus à envisager une représentation d‘enfant comme un véritable 187 enfant auquel il s‘identifiera81. Le corps maternel, le corps de l‘enfant, le corps de la représentation d‘un enfant représentent tous le corps du fœtus, en fonction de différentes identités établies par la perspective fœtale. Le monde maternel et le monde fœtal sont liés par un rapport qui établit des identités entre des objets différents, appartenant à chacun de ces domaines, mais apparaissant identiques à travers cette perspective. La perspective fœtale élabore des identités entre, d‘une part, le fœtus lui-même et son environnement intra- utérin, et d‘autre part, des objets, des personnes, ou des dynamiques du monde maternel. Tout ce qui est à l‘intérieur du ventre maternel est conçu en référence à ce qui existe à l‘extérieur, et non l‘inverse : ses sens le conduisent à envisager son expérience intra-utérine comme sa mère expérimente le monde. D‘autres piqujait reposaient sur ces rapports d‘identité établis dans la perspective fœtale.

Comme l‘interdiction de sortir de la maison à l‘envers visait à prévenir un accouchement par le siège, d‘autres interdits reposaient sur la même connaissance des conséquences à l‘échelle utérine des actions de la future mère sur celles de son fœtus. Comme beaucoup d‘autres femmes de sa génération, Kusugaliniq Ilimasaut fut avertie de ne pas manipuler de fils de laine, et d‘éviter en conséquence de pratiquer des activités telles que le crochet : « il m‘était interdit de faire du crochet et de travailler avec des fils de laine, car on dit qu‘en naissant, le cordon ombilical de mon enfant pourrait se nouer autour de son cou » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

À Puvirnituq, Betsy Putuguq se souvient également de cette règle :

Les aînées ne voulaient pas que je fasse un nœud, que ce soit avec une corde ou avec un lacet, parce qu‘elles voulaient éviter que le bébé ne naisse étranglé par son cordon ombilical. Le cordon ombilical aurait pu se nouer, et on m‘a avertie de ne rien nouer et de ne rien faire qui ressemble à un nœud. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

81 Une telle identité entre le fœtus et la représentation d‘un enfant, une poupée, semble avoir également fondé le sens de la pratique qui consistait pour une femme enceinte, à Iglulik, à confectionner une poupée qui devait être portée sous l‘aisselle, et qui rendrait le fœtus léger à porter (Rasmussen 1929 : 170). 188

La manipulation de toutes sortes de fils, de cordes, ou de lacets, dès lors qu‘elle impliquait le geste de nouer, était à proscrire, pouvant entraîner le cordon ombilical de l‘enfant à se nouer autour de son cou, menaçant de l‘étrangler. Maata Tuniq, doyenne de Kangiqsujuaq, se souvient d‘une expression de cette règle qui concernait plus spécifiquement les lacets des kamiik, les bottes de peau que portaient systématiquement les Inuit autrefois :

J‘avais presque oublié cela. Il y a longtemps, quand les femmes enceintes portaient encore des kamiks, on leur disait de ne jamais laisser traîner leurs lacets, car on craignait que le bébé naisse avec le cordon ombilical enroulé autour du cou. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Cet interdit devait se comprendre dans le cadre de l‘interdiction générale de faire des nœuds, avec toutes sortes de cordes, y compris les lacets de leurs bottes, durant la grossesse. Au lieu d‘êtres noués, les lacets pendaient donc. Mais leur longueur importait également, comme le souligne Susie Morgan :

On nous demandait de ne pas laisser traîner par terre nos lacets de bottes, de peur que, nous disait-on, le cordon ombilical de l‘enfant soit très long. Il faut tout de même dire que l'on craignait beaucoup plus les conséquences de laisser traîner nos lacets par terre que celles du travail de couture avec du fil. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010).

Un lacet trop long, qu‘on traînait sur le sol, pouvait induire un cordon ombilical plus long, et donc plus susceptible de s‘enrouler autour du coup de l‘enfant. Il fallait également dénouer tout collier et éviter de porter quoique ce soit à son cou, pour les mêmes raisons :

Et de plus, personne ne souhaitait non plus que nous portions à notre cou quelque chose comme un collier, de peur qu‘en portant un collier, ou encore en faisant du crochet avec de la laine, le cordon ombilical de l‘enfant ne soit très long et s‘enroule autour de son cou. C‘est ce qu‘on nous faisait faire. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Cet interdit de manipuler des cordes et fils qu‘il fallait enrouler ou attacher d‘une manière ou d‘une autre interdisait en pratique de nombreuses tâches, de l‘aide à la préparation des traîneaux à la disposition de peaux à sécher sur un cadre, qui demande très souvent d‘enrouler la corde autour de son bras. Un principe d‘identité pouvait associer de multiples

189 objets du monde ayant un seul référent, l‘enfant lui-même, ou son cordon ombilical, dans l‘environnement intra-utérin.

Conclusion : des règles fondées sur les connaissances de l’expérience fœtale

La grossesse était envisagée sous l‘angle des profonds changements qui affectent le corps maternel, de manière visible mais également, et peut-être surtout, de manière invisible. La force des images issues de l‘imagerie médicale utilisée par les sages-femmes de Puvirnituq, ou encore le goût partagé des jeunes femmes inuit pour les écographies, soulignent en creux à quel point la grossesse mobilise des changements inscrits dans l‘obscurité et la profondeur du corps. Ces véritables transformations justifient l‘existence de règlements dont les aînées étaient les garantes, qui visaient à prévenir toute conséquence néfaste de ces changements sur le fœtus et son développement, à prévenir toute « complication », et d‘abord dans le rapport nourricier qu‘entretient la future mère et son fœtus.

Les paroles que les aînées adressaient aux femmes enceintes comprenaient systématiquement l‘énoncé de la règle et des conséquences de la transgression, établissant implicitement une relation d‘influence entre un comportement alimentaire ou corporel et une affection de la grossesse ou de la naissance. Ces règles encadrent la relation des corps maternels et fœtaux, qui passe à la fois par une relation de fabrication, notamment alimentaire, du corps, mais plus largement dans une relation réciproque où chacun se fonde sur sa propre intentionnalité. En cela, les règles et de nombreuses pratiques inuit doivent être envisagées dans le cadre d‘un système de connaissances essentiellement relationnelles.

Pour les aînées, la responsabilité de la femme enceinte dans la formation du fœtus et dans le déroulement de l‘accouchement est un fait vérifié par l‘expérience, qui impose la régulation de ses activités durant toute la grossesse. Les prescriptions et prohibitions qu‘on leur imposait de suivre durant la grossesse visaient toutes à permettre un développement normal du fœtus, mais également un accouchement rapide, moins douloureux et exempt de complication. Cette responsabilité de la femme enceinte sur le déroulement de

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l‘accouchement reposait sur la capacité d‘un fœtus conscient et sensible à être influencé par le comportement maternel. Cette dynamique s‘inscrit notamment dans des réalités superposées par la vie commune de deux êtres conscients dans le même corps, à la fois en symbiose sous certains aspects, mais également dans une interaction mobilisant leurs propres expériences du monde. La particularité de l‘expérience fœtale vient notamment de ce que le fœtus perçoit et comprend aussi bien ce qui se passe dans l‘utérus que ce que sa mère vit, à ceci près que son expérience intra-utérine est marquée par une perspective spécifique. Cette perspective identifie ce qui compose l‘environnement du fœtus à des objets, personnes ou dynamiques qui appartiennent à l‘expérience maternelle.

La frontière du corps maternel définit les limites d‘un monde intra-utérin inaccessible à la perception humaine, et envisagé par le fœtus comme une sorte de microcosme – de miniature – du monde humain. Le ventre maternel est envisagé par le fœtus comme un monde en réduction, dont chaque partie correspond, terme à terme, à une partie du monde tel que sa mère l‘envisage. B. Saladin d‘Anglure a montré que ces identités établies par la perception fœtale entre les plans infrahumains et humains s‘inscrivaient dans des relations d‘échelle. Ces échelles ne délimitent cependant pas tant des mondes, clos sur eux-mêmes, bien qu‘elles instaurent un écart qualitatif dans l‘expérience du monde et la perspective portée sur lui, que des états, dont la transformation est avant tout relationnelle. Si on se concentre sur la grossesse, on perçoit la matérialité de la frontière, la présence de deux mondes et du passage de l‘un à l‘autre.

Le fœtus est destiné à franchir une telle frontière, matérielle, et les piqujait visent tous à lui permettre de franchir cette frontière le moment venu, d‘éviter tout obstacle que la réunion des deux échelles du monde pourrait conduire à créer. Nombre de pratiques visent à ruser avec le fœtus, en jouant de sa jalousie, ou de sa volonté d‘imiter. Toute interaction entre deux êtres appartenant à des échelles différentes peut conduire à des conflits, à des difficultés. Cette interaction doit donc être encadrée par des règles spécifiques, car le sens de règles quotidiennes peut changer en fonction de l‘échelle à laquelle elle s‘applique.

191 3.3 D’où viennent les bébés ? Croyances des enfants et connaissances des adultes

Ces connaissances de la vie fœtale, de l‘intentionnalité et de l‘agencéité du fœtus, étaient transmises aux jeunes filles à travers l‘ensemble des piqujait auxquelles elles étaient soumises, offrant par fragments une connaissance de l‘habitus du fœtus. Certains conseils spécifiques portant sur l‘initiation du processus de conception reposaient également sur une connaissance des sentiments propres au fœtus, sa jalousie en particulier et son désir d‘être aimé. Parallèlement à ces connaissances expressives qu‘encapsulent les piqujait, les souvenirs intra-utérins offrent une connaissance discursive de l‘expérience fœtale. Fondés sur une expérience personnelle de la vie fœtale, ces récits donnent accès à la vie sensible et consciente du fœtus, à son expérience de la symbiose vitale qui l‘unit à sa mère, et à la perspective spécifique qui informe son expérience du monde82.

Ces connaissances de la vie fœtale étaient acquises progressivement, dès la puberté, par les jeunes filles qui côtoyaient et assistaient les femmes enceintes, par les premières mises en gardes quant aux piqujait qu‘il s‘agirait de respecter durant la grossesse. Avant la puberté, les petites filles étaient écartées, au même titre que les petits garçons, de tout ce qui touchait au processus de reproduction. Les connaissances liées à la procréation, à la grossesse, à l‘accouchement et à la naissance leur avaient été auparavant soigneusement dissimulées, comme le rappelle Susie Morgan de Kangiqsualujjuaq :

Moi qui suis à présent une aînée, ce n‘est que lorsque j‘étais déjà très grande [adolescente] que j‘ai su comment étaient faits les enfants. Alors, et seulement à cet âge, on nous l‘expliquait bien. On n‘aurait jamais voulu que nous disions quelque chose comme « cette femme est enceinte » (inna piaraksalik), on l‘aurait strictement défendu à un enfant. […] On ne nous montrait pas la douleur de nos mères, nous n‘avions pas à le savoir autrefois. On ne nous permettait pas de dire ces choses affreuses dans la bouche d‘un enfant, comme par exemple « ceux-là sont nés », nos mères n‘auraient jamais voulu que nous

82 Comme certaines connaissances encapsulées dans les piqujait de la grossesse ont pu parfois paraître irréalistes aux yeux de certains Inuit, la véracité de l‘expérience intra-utérine ne va pas de soi. Elle doit être établie par des vérifications quant au déroulement de la naissance, par la recherche d‘autres personnes ayant de tels souvenirs, ou par la reconnaissance de la véracité du récit par un aîné. Ces souvenirs relèvent de l‘extraordinaire, et les précautions oratoires qui accompagnent fréquemment leur expression témoignent de la distance qu‘est capable d‘établir leur narrateur avec son expérience. 192

disions « cette femme est enceinte », ou encore « celui-ci lui a causé une grande douleur ». « Tu pourras te mettre à parler de cela lorsque tu auras à t‘en occuper », on nous disait cela, et on ne s‘occupait pas des autres. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010).

L‘évocation même des phénomènes de la grossesse ou de la naissance, par les enfants les plus âgés, était radicalement défendue. Susie Morgan insiste sur le fait que l‘usage de ce vocabulaire était réservé aux personnes concernées, les femmes notamment. Pour les plus jeunes enfants, la grossesse et l‘accouchement étaient des phénomènes qui devaient rester secrets, et, dans la proximité des camps peu peuplés d‘autrefois, on évoquait rarement ces phénomènes directement, en privilégiant diverses stratégies allusives. Ces usages de la parole traduisaient un sentiment de pudeur à l‘égard de l‘expression publique de ces phénomènes, permettaient d‘exclure les enfants de telles connaissances, et s‘inscrivaient plus généralement dans une attitude linguistique privilégiant la métaphore et l‘allusion lorsqu‘il s‘agit d‘évoquer des êtres disposant d‘une intentionnalité et d‘une agencéité propre (Dorais 1996 : 142).

Parallèlement à ces évitements linguistiques, excluant les enfants des connaissances liées à la reproduction, les adultes avaient à leur disposition divers récits et pratiques, spécifiquement destinés aux petits enfants, qui permettaient de leur expliquer l‘origine du nouveau-né. Ces récits étaient mobilisés lorsqu‘un accouchement avait lieu, et détournaient l‘attention des enfants jusqu‘à ce que la naissance soit effective. Les adultes n‘adhéraient pas aux explications qu‘ils fournissaient aux enfants quant à l‘origine des nouveau-nés, et soulignent au contraire que leur rôle consistait essentiellement à préserver les enfants de toute connaissance relative à la reproduction. Les aînées évoquent toujours avec plaisir et un certain attendrissement ces pratiques grâce auxquelles les adultes jouèrent de leur crédulité, mais justifient toujours cette dernière par le fait qu‘elles entretenaient avec les adultes et leurs aînés une relation faite de crainte et de respect83, et un contexte social dans lequel les enfants étaient exclus du vocabulaire de la procréation.

83 Ces récits, et plus particulièrement les quêtes d‘enfant qui les mettaient en acte, sont considérés du point de vue des adultes comme des formes de ruse dont on peut user avec les enfants, les vouant à une forme de croyance erronée. Lorsqu‘ils évoquent leur croyance enfantine à ces récits ou leur expérience de ces quêtes d‘enfants, les aînés insistent sur le fait qu‘ils se sentaient intimidés par leurs aînés : « J‘ai déjà été voir moi- 193 3.3.1 Le vocabulaire de la grossesse : allusions, détours et périphrases

Lorsque les aînées partagent aujourd‘hui leurs connaissances de la grossesse, elles abordent en détails un sujet qu‘autrefois il semblait pourtant difficile d‘évoquer ouvertement. I. Honigmann, après ses séjours à Kuujjuarapik en 1949 et 1950, rapporte que les femmes rencontrées étaient fréquemment réticentes à l‘idée de parler de la grossesse, ou employaient systématiquement des périphrases lorsqu‘elles le faisaient (Honigman et Honigman 1954 : 32). Si les aînées privilégient aujourd‘hui, dans certains contextes, la transmission de leurs connaissances, elles n‘en utilisent pas moins ces syntagmes périphrastiques lorsqu‘elles évoquent une femme enceinte ou son fœtus. Ces syntagmes permettent de conserver une attitude allusive dans la référence au fœtus et à la femme enceinte, attitude linguistique qui traduit le sentiment de pudeur à l‘égard de l‘évocation des choses de la conception.

Les aînées que j‘ai rencontrées utilisent ainsi trois séries de termes qui permettent de désigner, sur une même base, ou le fœtus ou la femme enceinte. La première série est construite autour de la base désignant l‘ »enfant », et désigne sans détour le fœtus et la femme enceinte. Les deux séries suivantes, au contraire, éludent cette notion d‘enfant aussi bien dans la désignation du fœtus que de la femme enceinte. En présentant chacune d‘entre même. Avec d‘autres j‘ai été voir pour trouver un petit bébé. Lorsque les adultes parlaient à l‘époque, ils s‘exprimaient de manière directe et intimidante. Je suis donc allée deux fois à la recherche d‘un nouveau-né. Nous croyions tout ce que les adultes disaient. Nous étions tellement convaincus, que nous allions voir à l‘endroit qu‘on nous indiquait » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq 2009, TICA). Alicie Koneak évoque ici un sentiment caractéristique de l‘éducation inuit et des rapports intergénérationnels, ilirasuttuq, que J. Briggs (1998 :148-9) a finement glosé. Ilirasuttuq réfère ainsi à un sentiment que nous traduirions en partie par « respect », par l‘anglais « awe », « crainte mêlée d‘admiration », en face de la supériorité des habiletés d‘une personne, de son statut ou de son pouvoir de sanction. Il s‘agit également de la crainte d‘être désapprouvé, d‘être sermonné, critiqué. Ilirasuttuq est un sentiment tout à la fois socialisant et socialisé, que les enfants doivent apprendre à ressentir. Une éducation de qualité impliquerait ainsi que les enfants apprennent à se sentir ilira- en anticipant le fait qu‘ils puissent se faire gronder ou sermonner. Ils doivent apprendre à ressentir la désapprobation liée à une action pour éviter d‘accomplir celle-ci, de manière à ce qu‘il ne soit pas nécessaire que leurs aînés les grondent. C‘est ce que décrit Alicie Koneak en évoquant le fait que les adultes étaient iliranartuq. Son incorporation de ce sentiment face aux adultes impliquait un crédit total accordé à leurs paroles et à la transmission de leurs connaissances. Ce dispositif émotionnel impliquait dans la petite enfance un mode ludique dans le cadre duquel les adultes n‘hésitaient pas à faire preuve de ruse et de tromperie dans leurs relations aux enfants, dans le but de les contrôler en évitant systématiquement toute contrainte physique. Plus largement, ce sentiment socialisateur et socialisé imprégnait les relations intergénérationnelles la vie durant. La transmission intergénérationnelle des connaissances inuit se faisait dans ce cadre social émotionnellement chargé, qu‘il s‘agisse de ces croyances enfantines, ou des connaissances et normes destinées aux adultes. 194

elles, je m‘appuierai quand c‘est possible sur le dictionnaire de T. Qumaq (1990) afin d‘enrichir le travail de définition de ce vocabulaire. piaratsaq/nutaratsaq

La première série de termes utilisés pour désigner le fœtus et la femme enceinte se fonde sur une base désignant l‘« enfant », qu‘il s‘agisse de piaraq dans le dialecte de la baie d‘Ungava et du Détroit d‘Hudson, ou de nutaraq (« jeune enfant ») dans le dialecte de la côte est de la baie d‘Hudson. Ainsi, on désigne respectivement dans ces dialectes le fœtus à l‘aide des syntagmes piaratsaq/piaraksaq (/enfant.destiné à devenir-sg/) et nutaratsaq (/jeune enfant.destiné à devenir-sg/). Le fœtus est littéralement « ce qui deviendra un enfant ». Si ces termes désignent le fœtus sans équivoque, leur signification renvoie à l‘idée d‘un être en devenir, faisant l‘objet d‘une conception.

Ces termes entrent également dans la composition des syntagmes désignant, sans allusion, une femme enceinte. Une femme enceinte se dira donc piaratsalik (/fœtus.il/elle a-sg/), syntagme signifiant littéralement « celle qui a un fœtus » (nutaratsalik sur la côte est de la baie d‘Hudson). Dans cette série, la femme enceinte est donc désignée sans ambigüité par l‘enfant qu‘elle porte, et la conception qui s‘opère en elle. Au contraire, les deux séries périphrastiques évitent toute allusion au fœtus, et se fondent plutôt sur l‘idée de « porter », de « transporter ». naarmitaq

Cette série désignant le fœtus et la femme enceinte d‘une manière plus indirecte se fonde sur l‘idée de « ventre », de « porter dans son ventre ». Les aînées désignent ainsi parfois la femme enceinte par le syntagme naarmituq (/ventre.avoir, transporter qque chose dans.nomin-sg/), litt., « celle qui porte quelque chose dans son ventre ». T. Qumaq (1990 : 374), définit ce terme : « Il/Elle a dans son ventre, porte dans son ventre : celui ou celle qui a quelque chose dans son ventre, quoique ce soit, ou encore, une femme enceinte. »

195 Cette définition souligne le caractère générique du syntagme, qui peut s‘appliquer à une grande variété de situations, tout en montrant qu‘il fonctionne également, de manière plus spécialisée, dans un rapport de désignation avec la femme enceinte. Sur cette même construction, on trouve dans nos entrevues le syntagme naarmitaujuq (/ventre.avoir, transporter qque chose dans.passif.être.nomin-sg/) pour designer le fœtus, litt., « celui qui est porté dans le ventre ». Cette périphrase évacue toute référence directe au fœtus, pour se concentrer sur le fait d‘avoir ou de porter quelque chose dans son ventre. ilumittaq

Une troisième série de termes est utilisée par les aînées afin de désigner le fœtus ou la femme enceinte. Cette série fonctionne d‘une manière similaire à la précédente, en se basant comme elle sur l‘emploi du morphème -mikpuq, « avoir quelque chose dans, porter quelque chose dans ». Cette série est cependant plus allusive encore, dans la mesure où elle ne réfère plus à aucune partie spécifique de l‘anatomie. Ainsi, on pourra désigner une femme enceinte à l‘aide du syntagme ilumittuq (/intérieur.avoir, transporter qque chose dans.nomin-sg/), litt. « celle qui porte quelque chose à l‘intérieur d‘elle-même ». T. Qumaq (1990 : 53) définit également ce syntagme : « lorsqu‘une femme porte en elle un enfant, on ne peut ignorer, simplement en la voyant, qu‘une femme est enceinte. Ce terme désigne également une personne qui porte en soi une pensée. »

La définition de T. Qumaq pourrait indiquer que ce terme s‘applique à une femme dont la grossesse est visible, une grossesse dont les signes ne peuvent être ignorés. Il faut noter qu‘ici encore, la périphrase est lexicalisée, dans la mesure où la première définition est bien celle d‘une femme enceinte. On peut ainsi designer le fœtus comme ilumittaq (/ventre.avoir, transporter qque chose dans.passif-sg/), litt., « celui qui est porté à l‘intérieur ». Là encore, l‘évitement vise le fœtus, et le syntagme privilégie la désignation de la femme enceinte par l‘action de transporter quelque chose et celle du fœtus par son passif, être transporté à l‘intérieur.

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Cet exposé du vocabulaire de la grossesse aura permis de mieux cerner la façon dont sont élaborés certains syntagmes qui permettent de référer de manière allusive aussi bien au fœtus qu‘à la femme enceinte. Cet usage récurent traduit une certaine pudeur et une certaine retenue linguistique qui marquent les récits et les explications portant sur le vécu et les pratiques inuit qui entouraient la grossesse, et qui entourent tout particulièrement l‘annonce de la grossesse. Le fœtus et la femme enceinte sont au centre d‘un réseau d‘allusions qui permettent d‘éviter de les évoquer de manière trop directe. L‘allusion repose sur une connivence, un savoir partagé qui permet d‘exclure. Ici, ce sont notamment les enfants qui, ne partageant pas ce savoir et ne devant pas le partager, sont exclus de la communication.

3.3.2 Ruses des adultes et croyances enfantines

Cette exclusion des enfants de toute expérience relative aux phénomènes liés à la procréation s‘accompagnait d‘un ensemble de récits et de pratiques qui leur étaient spécifiquement destinés, aux filles comme aux garçons, expliquant à leur intention l‘apparition de l‘enfant dans le groupe. À l‘aide de ces pratiques et récits, les adultes détournaient les enfants des réalités de la conception. Ils les exposaient également à des conceptions de la vie fœtale et de la naissance qui méritent d‘être rapportées aux connaissances des adultes.

Dès que les signes de l‘accouchement ne laissaient aucun doute, Maggie Jaaka Qisiiq, de Kangiqsujuaq, se souvient qu‘un adulte qui ne participait pas directement prenait avec lui les enfants :

Avant qu'il n'y ait des hôpitaux, lorsqu'une femme accouchait, on ne nous laissait pas nous agiter autour, parce qu'on ne voulait pas même que nous remarquions qu'une femme avait des contractions. On nous emmenait prendre une marche et nous ne nous apercevions de rien. (Maggie J. Qisiiq, Kangiqsujuaq, 2006)

C‘est durant les heures que durait l‘accouchement que les enfants du camp étaient exposés à ces pratiques. Dans les camps de la région de Kangiqsujuaq, les adultes qui éloignaient les enfants transformaient leur promenade en une véritable quête d‘enfant sur le territoire. 197 Lizzie Irniq rapporte qu‘on envoyait les enfants à la recherche des traces de pas d‘un bébé : « Après qu‘une femme a eu un bébé, j‘ai entendu des gens dire aux enfants : « Cherche ses petites traces de pas » (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009).

Originaire de la région de Kangirsuk, Maata Tuniq se souvient de pratiques identiques :

Lorsqu'une femme avait accouché dans le camp, on nous demandait de partir à la recherche des traces de pas d'un enfant. Autrefois, ces histoires étaient vraiment très utiles si les enfants n'avaient pas quitté le camp. Comme on ne voulait pas que nous posions de questions [au sujet de la naissance], lorsque nous étions enfants, on nous demandait de partir à la recherche des traces de pas d'un enfant. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2006).

L‘objectif de ces quêtes de nouveau-nés, exclure les enfants des connaissances relatives au processus de procréation, est évident aux yeux d‘adultes de Maata Tuniq. L‘enfant, qui ne sait pas que les adultes attendent l‘arrivée d‘un nouvel enfant, est engagé dans un récit imaginaire au sein duquel on lui donne un rôle actif. C‘est lui, doit-il croire, qui a la possibilité de trouver un enfant. Les traces de pas qu‘on lui propose de traquer décrivent le nouveau-né comme un être en circulation sur le territoire, qui pourrait se diriger vers le camp. Cette idée du voyage apparaît clairement dans la séquence que décrivit Maata Tuniq en 2009 :

Autrefois, les enfants plus âgés ne devaient pas assister à un accouchement. Ils restaient dehors, et les adultes leur disaient de chercher les traces de pas d‘un bébé. Pendant qu‘ils cherchaient, le bébé naissait, et alors les adultes leur criaient : « Ici ! Le voici ! ». Les enfants entraient dans la tente ou l‘igloo, et serraient alors la main du bébé. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Cette description complète la séquence de la quête d‘enfant dans laquelle l‘enfant est engagé en y ajoutant sa conclusion systématique. Alors qu‘il se croyait l‘acteur de cette quête, ce sont finalement les adultes qui « découvrent » le nouveau-né, déjà arrivé au camp. L‘enfant, toujours plongé dans cette quête imaginaire, est invité, tout comme les adultes, à venir serrer la main du nouveau-né. Ce rite d‘accueil, pratiqué notamment à l‘occasion de l‘arrivée des voyageurs, clôt la quête d‘enfant sur une conception du nouveau-né comme un être voyageur, venu d‘ailleurs. Plus encore, ce rite unit les connaissances transmises aux 198

enfants à celles qu‘en ont les adultes, eux-mêmes accueillant l‘arrivée du nouveau-né en lui serrant la main.

Cette séquence que décrivent Lizzie Irniq et Maata Tuniq pouvait mobiliser une mise en récit légèrement différente de la quête d‘enfant, au cours de laquelle les enfants étaient invités à chercher la présence de nouveau-nés sur le territoire, en regardant sous des pierres. Kusugaliniq Ilimasaut, de Kangiqsujuaq, rapporte son souvenir de cette pratique : « je me souviens de personnes qui disaient à des enfants « tu vas avoir un petit frère ou une petite sœur, va regarder sous les rochers (si tu le ou la trouves) » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

Alicie Koneak, qui a passé la majeure partie de son enfance dans la région de Quaqtaq, raconte sa propre expérience de ces quêtes d‘enfant :

Écoute cela. Il y a bien longtemps, à Quaqtaq, ma mère était sortie pour voir un nouveau-né et je l'avais accompagnée, sans poser de question, sans lui demander d'où venait ce bébé. Comme tout le monde venait admirer le bébé et qu'il fallait éviter de trop le déranger par nos visites, ma mère m‘avait dit : « va fouiller sous les roches qui sont par là-haut », et je l'avais fait. C'était comme ça, pour éviter à tout prix de révéler certaines choses impudiques, les adultes avaient l'habitude de nous envoyer en quête. « Vas par là-haut et cherche sous les pierres pour voir si tu trouves une petite sœur ! », m'avait dit ma mère, et nous étions nombreux à être partis en quête d'un bébé. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Dans cette quête, les nouveau-nés sont susceptibles d‘être découverts à distance du camp, sur le territoire. Très marquée par son expérience de ces pratiques, Alicie Koneak me précisera en 2011 que les adultes emmenaient petit à petit les enfants de plus en plus loin sur le territoire. Ces pratiques semblent répandues dans toute la région tarramiut, puisqu‘elles sont rapportées par des personnes ayant vécu leur enfance dans les régions de Kangirsuk, Quaqtaq et Kangiqsujuaq. Dans la région de Puvirnituq, évangélisée depuis plus longtemps que les régions du nord, Minnie Arsapaa se souvient que l‘arrivée de l‘enfant était attribuée à Jésus :

199 Les adultes avaient l‘habitude de nous dire : « Le bébé vient de là-haut, c‘est le petit Jésus qui l‘a apporté ». Et de notre côté, nous y croyions; ils inventaient cela pour nous, et nous, les enfants, nous les croyions. Quand nous étions encore enfants, ils ne cherchaient pas à nous faire connaître ces choses. Autrefois, les adultes n‘auraient jamais parlé de quelque chose qui aurait pu impressionner un enfant, et ce n‘était pas quelque chose dont on parlait aux enfants. Ils évitaient de dire quelque chose qui aurait pu marquer les enfants. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

La visée de ces récits était identique à celle des quêtes d‘enfants du nord, expliquer l‘arrivée du nouveau-né dans le groupe sans transmettre de connaissance relative aux phénomènes de la grossesse et de l‘accouchement. Ici cependant, l‘enfant n‘est plus l‘acteur d‘une quête qui vise à découvrir un nouveau-né. On lui explique simplement que l‘enfant a été apporté par Jésus. Plus au Sud, dans la région de Kangiqsualujjuaq, Susie Morgan se souvient également de cette référence à Jésus, liée à un autre récit qui décrit l‘arrivée du nouveau-né comme un passage du monde céleste au monde terrestre :

Dès qu‘un accouchement avait lieu, dès que ma mère accouchait, lorsque nous étions enfants, on ne voulait pas que nous sachions ce qui se passait, et on nous faisait toujours sortir, même de nuit. […] Enfin, lorsque l‘enfant était né, on nous rassurait en nous disant « c‘est le petit Jésus qui l‘a apporté », et aussi « il est arrivé en venant de l‘étoile là-haut », « Jésus l‘a fait entrer (dans le monde) à travers le trou de cette étoile là-haut », et nous y croyions simplement. Mais aujourd‘hui les enfants, même petits, se comportent et parlent comme s‘ils étaient de grandes personnes. Lorsque nous étions enfants, on n‘aurait certainement pas accepté que nous parlions de cette manière. Lorsqu‘un enfant était né pendant la nuit, on nous disait qu‘il était arrivé en passant par une étoile, puis on nous demandait d‘aller lui serrer la main, c‘est ce qu‘on nous disait lorsque nous allions voir le nouveau-né. […] Nous avions une foi absolue en ce qu‘on nous racontait, puisque nous ne savions pas réellement d‘où le nouveau-né était venu. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Ce récit très riche lie ici les deux formes de relation aux connaissances des adultes qui paraissent se dégager de ces récits. Ces récits et les explications qu‘ils mobilisent apparaissent entretenir un rapport métaphorique avec la naissance, notamment en ce qu‘ils mobilisent l‘image d‘un passage du nouveau-né d‘un lieu à un autre, ici du monde céleste (qilak) au monde terrestre. Ils entretiennent également une relation métonymique avec les connaissances des adultes : en faisant Jésus l‘acteur principal de ce passage, ils évacuent le

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rôle de la femme enceinte dans la grossesse pour placer l‘intégralité de la responsabilité sur le Divin. La séquence narrative s‘achève comme ailleurs par l‘accueil du nouveau-né, alors que l‘enfant est invité à venir lui serrer la main en compagnie des adultes, un geste d‘accueil qui conserve tout son sens aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Ces récits et ces pratiques constituaient une véritable séquence rituelle, destinée aux enfants, et s‘insérant spécifiquement pour eux dans les séquences de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, avant de rejoindre les adultes dans un geste d‘accueil du nouveau-né.

3.3.3 L’origine du monde : mythes telluriques et quêtes d’enfants

Des années 1930 aux années 1950, dans l‘enfance des aînés, des images et des récits décrivant l‘origine divine des nouveau-nés coexistaient avec des pratiques apparemment plus anciennes. Ces décennies sont parcourues de dynamiques de transition où certaines conceptions et pratiques chrétiennes s‘insèrent dans des séquences rituelles plus anciennes, et s‘accordent progressivement à des valeurs et stratégies éducatives dont elles modifient parfois le contenu plus que la forme. Chez les Itivimiut, il semble que les récits chrétiens mobilisant « le petit Jésus » pour expliquer l‘origine des nouveau-nés aient pris la place de récits plus anciens, dont on ne trouve plus trace. Au contraire, certaines régions apparaissent plus conservatrices.

Les quêtes d‘enfants des Tarramiut présentent en effet de nombreuses similitudes avec le répertoire narratif préexistant à la conversion, bien qu‘il faille faire appel à l‘ethnographie du Nunavut au début du XXe siècle pour mettre au jour cette filiation. La quête d‘enfants de la terre, à laquelle participa Alicie Koneak dans son enfance, renvoie à certains récits portant, à Iglulik, sur l‘origine des enfants dans les temps mythiques, comme celui rapporté à K. Rasmussen par Ivaluardjuk :

It is said that in very ancient times, in the earliest ages, women were often unable to have children. And when people were out on a journey and settled at a place, one might see them going round about the camping ground, bending down and searching about in the earth. It is said that in that way they sought for children from the earth, the children of earth. And with the children they found on the ground it was this wise: a long search was needed to find boys but one had not to go far to find girls. Not all however, were equally lucky. Some found 201 only girls, perhaps because they would not take the trouble to go far, being lazy, but those who were not afraid of walking, those who were not lazy, they had sons. As soon as a child was found on the ground, it was picked up at once and put in the amaut, and carried off home. The women who came home with children they had found observed precisely the same taboo and the same rules as those who had themselves given birth to a child, and were similarly regarded as unclean. They were given a birth hut of snow, or if it happened in summer, a small tent, and there they stayed for the time prescribed after childbirth, during which the woman must live apart from her husband, and they were treated exactly as if they had borne children of their own flesh and blood. Some found children very easily, others found none, however much they sought about. Thus the earth gave the first people their children, and in that way they grew to be many (Rasmussen 1929 : 154).

Dans ce récit, la quête d‘enfants de la terre représente pour les femmes une alternative à la conception. Plusieurs parallèles sont implicitement établis entre ces quêtes et la procréation intra-utérine. Ainsi, l‘énergie déployée par les femmes en quête d‘enfant déterminait le succès de l‘opération; de manière analogue, on a vu que les femmes enceintes devaient maintenir une activité soutenue et régulière durant leur grossesse, de manière à faciliter l‘accouchement. Le récit souligne également que les femmes ayant trouvé et rapporté un enfant devaient respecter les mêmes règles post-partum que les femmes ayant conçu.

Ce récit résonne également avec d‘autres mythes du répertoire d‘Iglulik, qui soulignent le rôle primordial de la terre (nuna) dans la génération de l‘humanité, sous la forme de deux adultes mâles issus de deux buttes de terre (Rasmussen 1929 : 252; Saladin d'Anglure 1990 : 82). Les quêtes des traces de pas d‘un nouveau-né dans la neige, dans lesquelles s‘engageaient d‘autres enfants tarramiut, rappellent à leur tour d‘anciens récits mythiques de la région de Pangnirtung. On retrouve dans ces récits le rôle de la terre comme matrice originelle, bien que la reproduction humaine intra-utérine apparaisse cette fois-ci succéder, et non plus coexister, avec les quêtes d‘enfant des premiers temps. F. Boas rapporte un récit expliquant qu‘aux temps des origines, lorsque la reproduction sexuée n‘existait pas encore, les enfants étaient trouvés dans la neige :

Akkolookjo and his wife Omerneeto established the laws which the Eskimo have to obey now. Omerneeto used to wear her husband‘s boots. She did not fasten the upper strings properly, but allowed the boot-leg to sag down and the 202

boot-strings to drag over the ground. One day the soul of an infant that was on the ground crept up the boot-string and up into her womb. Up to that time, children had been found in the snow. The child grew in the worm, and finally was born. It began to cry, and gradually became old enough to speak. One day it told its parents how it had crawled into Omerneeto‘s womb. It continued, « There I was as in a small house. Every night when you cohabited, a dog would come in and vomit food for me to make me grow. Finally I longed to get outside; and when I got out, I wanted to speak, but all I could do was to cry. When I wanted other food than milk, I could only say « papa »; and when I wanted to say « I am thirsty », I could only say « oo, oo ! » (Boas 1907 : 483).

Dans ce mythe, deux régimes de reproduction humaine se succèdent et se voient contrastés par le récit, plutôt que rapprochés. Le premier évoque la découverte d‘enfants complets, « dans la neige », au contraire du mode de reproduction intra-utérin qui vient lui succéder : ce n‘est dès lors plus l‘être intégral de l‘enfant qui provient de la terre, mais son « âme » qui demeure sur le sol, et pénètre l‘utérus de sa future mère par le cordon de ses bottes84. Dès lors, le choix de s‘incarner revient au fœtus, plus précisément à son « âme » conduite à vivre les spécificités de l‘existence intra-utérine, et notamment son perspectivisme. Le mythe établit également le lien nouveau existant dorénavant entre la connaissance humaine des spécificités de l‘existence fœtale, grâce au récit qui en est fait, et l‘établissement des règles encadrant la grossesse.

Ces récits mythiques recueillis au Nunavut par les ethnographes du début du XXe siècle, alors que s‘initiait la conversion au christianisme, manifestent une parenté évidente avec les quêtes d‘enfants auxquelles participèrent les aînées que j‘ai rencontrées. Néanmoins, en l‘absence de description de telles pratiques destinées aux enfants dans l‘ethnographie classique, établir des liens entre ces dernières et les mythes cités ci-dessus requiert une certaine prudence. On ne peut complètement exclure la possibilité que ces quêtes d‘enfants n‘aient pas existé autrefois : après leur conversion au christianisme, adultes et aînés auraient transformé certains récits mythiques en fables spécifiquement destinées aux enfants. Il me semble néanmoins probable que ces récits mythiques aient autrefois coexisté

84 Dans les souvenirs intra-utérins d‘Iqallijuq, son âme pénètre l‘utérus maternel par la ceinture détachée et touchant le sol (Saladin d‘Anglure 2006a : 43). La ceinture, ou les lacets des bottes apparaissent de potentielles images du lien vital unissant la future mère au fœtus, matérialisé par le cordon ombilical. 203 avec de telles pratiques, spécifiquement destinées aux enfants85, dont l‘existence aurait échappé aux ethnographes des XIXe et XXe siècles, ou que ces derniers auraient simplement négligé. Dans ce dernier cas, la première exposition d‘une jeune personne au récit mythique et aux connaissances qu‘il encapsule aurait pu représenter autrefois un « opérateur », permettant à celle-ci de passer des connaissances de la reproduction acquises dans son enfance aux connaissances adultes. La vérité du récit entendu dans l‘enfance – l‘acquisition d‘enfants de la terre – se déplacerait alors, une fois le récit du mythe entendu, de l‘existence actuelle à l‘existence antérieure du monde. On passe ainsi d‘un âge auquel la reproduction intra-utérine n‘existe pas à un âge où cette reproduction existe, que cet âge soit celui de l‘enfant et de son accès à la puberté, ou que cet âge soit celui du monde86.

Dans les deux cas de figure, il importe cependant moins de relever une supposée crédulité de l‘enfant que l‘existence d‘une relation spécifique entre, d‘une part, récits et pratiques destinés aux enfants, et, d‘autre part, les connaissances des adultes, encapsulées dans les piqujait de la grossesse, ou exprimées par les récits de souvenirs intra-utérins. Dans ces pratiques destinées aux enfants, la naissance apparaît en effet figurée ou évoquée comme un passage – matériel –, et le nouveau-né comme faisant l‘objet d‘un transfert – social. De telles pratiques, et les métaphores qui les structurent, devraient en effet être conçues en quelque sorte comme des « leçons », comme établissant les structures basiques sur

85 Ces récits et pratiques spécifiquement destinées aux jeunes enfants s‘inscrivent en effet dans un ensemble plus vaste de stratégies éducatives, mobilisant des ressorts identiques, qui apparaissent avoir coexisté autrefois avec des mythes et des pratiques chamaniques réservées aux adultes (cf. chapitre 7). 86 La cosmogénèse apparaît dans ce cas conçue comme une ontogénèse (Saladin d'Anglure 1978a, 1980b) : ces récits de la tradition du Nunavut comme ces pratiques destinées aux enfants tarramiut attribuent à la terre un rôle de matrice. Dans le cadre de ces récits mythiques, les quêtes d‘enfants de la terre avaient cours dans les temps originels du monde, lorsque la reproduction intra-utérine n‘existait pas encore (Pangnirtung) ou était peu fonctionnelle (Iglulik). Dans le cadre des pratiques rituelles du cycle de l‘accouchement, ces quêtes étaient destinées à maintenir les jeunes enfants dans l‘ignorance de la reproduction intra-utérine. Une telle correspondance nous conduit à associer ce passé mythique – période cosmique où la reproduction sexuée ne constituait pas la norme – à l‘enfance, préservée de toute connaissance relative à la procréation et à la reproduction intra-utérine. Tout se passe comme si le passage de la reproduction par quête d‘enfants à une reproduction intra-utérine, dans la constitution du monde, était analogue, dans la vie humaine, au passage d‘une exclusion des connaissances relatives à la procréation, durant l‘enfance, à leur acquisition lors de la puberté. Plus encore, dans le récit rapporté par F. Boas, l‘initiation de la reproduction intra-utérine s‘accompagne nécessairement de la mise en place de règles, et plus précisément de règles relationnelles, fondées sur la connaissance de la vie et de la perspective fœtales. L‘exposition à ces règles représentait également, dans le cycle de vie, l‘une des prérogatives de la puberté et signifiait la fin de l‘enfance. 204

lesquelles s‘établiront les connaissances des adultes, quitte à opérer dans ces structures des renversements qui ne remettent pas en cause la structure d‘ensemble.

Les quêtes d‘enfants, comme les récits mythiques auxquelles elles correspondent, dissimulent d‘abord la naissance derrière l‘image d‘un déplacement sur le territoire, de lieux éloignés jusqu‘au campement, ou de l‘intérieur de la terre à la surface. Le récit de Susie Morgan décrit lui aussi un nouveau-né traversant ces trous dans la voûte céleste que sont les étoiles, pour venir jusqu‘au camp87. Quant aux récits issus du christianisme, ils attribuent à Jésus l‘arrivée de l‘enfant, et déploient une métaphore du voyage jusque dans les rites d‘accueil du nouveau-né, avec le serrage de main. Ces récits offrent diverses images de passages matériels, autant de métaphores de la naissance (Belmont 1986).

Néanmoins, ces récits ne reflètent pas seulement une image de la transition de l‘enfant d‘un espace à un autre, mais décrivent tout autant la manière dont celui-ci fait l‘objet d‘une appropriation, voire d‘un transfert, d‘un « propriétaire » à un autre. Qu‘ils soient trouvés à distance du camp, et pris à une terre génératrice et nourricière, ou apportés et offerts par Jésus, d‘où procède toute génération, l‘enfant apparaît comme une créature créée par un être non-humain, et nécessitant une appropriation de la part des humains. Dans les récits chrétiens en particulier, l‘enfant est apporté par Jésus, et apparaît dès lors un « don » de Dieu. Une telle conception se déploie plus précisément dans les récits des adultes, y compris les souvenirs intra-utérins contemporains (cf. chapitre 3.1.3). Dans les récits issus de la tradition inuit, on retrouve cette succession entre un enfant qui apparaît généré par nuna, puis « adopté », c‘est-à-dire pris par une mère humaine. L‘idée que transmettent ces récits, c‘est qu‘en définitive tout enfant fait l‘objet d‘un transfert à ses parents : dans un contexte où la reproduction intra-utérine n‘existe pas, toute filiation est adoptive. Ces récits contribuent à distinguer la filiation biologique, en occultant son existence, des formes sociales d‘appropriation de l‘enfant : pour les enfants, tout enfant est adopté, mais le

87 Sa description d‘un nouveau-né apporté par Jésus, venant du ciel et passant à travers une étoile pour venir dans le monde semble mobiliser à la fois des conceptions chrétiennes des espaces divins et des conceptions anciennes des frontières matérielles du cosmos, le ciel (qilak) étant autrefois envisagé comme une véritable voûte céleste, les étoiles étant les trous par lesquels passait la lumière régnant par-delà, au pays des ullurmiut. 205 donateur est non-humain. Les nouveau-nés que décrivent les récits destinés aux enfants sont en effet prêts à être adoptés, et à se voir dès lors transformés en personne.

Si ces récits proposent diverses métaphores de la naissance, ils entretiennent également aux connaissances adultes de la vie fœtale une relation qu‘on pourrait qualifier de métonymique. Le récit rapporté par F. Boas souligne l‘une des transformations liées à l‘apparition de la conception intra-utérine : plutôt que de trouver des enfants de la terre, seules les « âmes » des défunts seront dès lors sur la terre, et pénètreront l‘utérus des femmes. Avec la conception intra-utérine, le fœtus et le nouveau-né apparaissent pour la première fois comme des êtres composites, impliquant des principes d‘intériorité différents du corps de l‘enfant. En somme, le récit mythique ou le récit destiné aux enfants, comme le récit chrétien de l‘origine des enfants entretiennent un rapport métonymique aux connaissances des adultes : les enfants ne viennent plus de la terre, mais leur âme en vient; les enfants ne viennent pas du ciel, mais leur âme en vient. Si, d‘un récit à l‘autre, la définition du principe d‘intériorité, de l‘âme, ce principe apparaît une métonymie de l‘être dans son entier.

Il importe je crois, à ce point, de relever un caractère mystérieux, diffus, de l‘agencéité du fœtus. Dans le contexte de transition religieuse des années 1940 et 1950, les conceptions anciennes de l‘âme avaient été remplacées par les conceptions chrétiennes. Pourtant, de nombreux récits adressés aux enfants comme des connaissances adultes semblent s‘accommoder parfaitement de théories de l‘âme et de l‘ontogénèse différentes. En somme, il semble que la conscience soit reconnue au fœtus par les inuit, attribuée autrefois, et dans certains contextes, au nom (atiq), aujourd‘hui principalement à l‘âme au sens chrétien (tarniq). L‘agencéité du fœtus, son intériorité, sa conscience, sa sensibilité apparaissent un fait, un a priori, un donné, qui transcende les représentations de la personne.

Dans un contexte de transition religieuse, où ces récits et pratiques issus de la tradition coexistent avec les récits chrétiens, leur usage vise avant tout à exclure les enfants de toute connaissance effective relative à la procréation. Ces récits apparaissent néanmoins

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entretenir des relations métaphoriques ou métonymiques aux connaissances des adultes, et contribuent par là à structurer des conceptions durables de l‘existence fœtale.

Conclusion : perspectivisme et caractère socialisateur du fœtus

Ce chapitre offre à mon sens une parfaite illustration des possibilités offertes par une perspective anthropologique pour dégager et mettre en perspective ces couches successives que j‘évoquais plus haut (cf. chapitre 1.3.2.3), ces strates culturelles sédimentées que le point de vue des acteurs envisage comme un ensemble stable et cohérent. La conversion au christianisme, puis la médicalisation de la grossesse, ont apporté leur lot de bouleversements, et ont à chaque fois transformé les séquences rituelles qui existaient auparavant, d‘abord au tournant des XIXe et XXe siècles puis dans la seconde partie du XXe siècle. Pourtant, des initiatives comme celle développée par les sages-femmes inuit de Puvirnituq révèlent à quel point ces transformations sont progressivement organisées selon des modalités culturelles plus anciennes, élaborant des synthèses inédites, mais en continuité avec l‘ensemble précédent.

Les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik mobilisent en effet leurs connaissances, issues de leur formation médicale – les conséquences de la consommation d‘alcool sur le développement fœtal –, dans une démarche originale, où d‘anciennes pratiques et significations s‘avèrent porteuses de possibilités nouvelles dans le contexte contemporain. Autrefois, la vulnérabilité du fœtus à certains aliments justifiait certains interdits alimentaires, comme sa vulnérabilité à la consommation d‘alcool justifie la démarche des sages-femmes aujourd‘hui. Dans ce contexte, les connaissances d‘origine médicale s‘intègrent aux connaissances inuit, et n‘ont aucun mal à y faire sens, y compris auprès des aînées qui se les approprient à leur tour.

De très nombreuses prescriptions et prohibitions encadraient autrefois le lien vital, nourricier, qui caractérise la relation entre la mère et le fœtus durant la grossesse. Certains aliments étaient interdits en raison des risques sanitaires qu‘ils faisaient courir au fœtus; ou encore, pour leur propension à empêcher une naissance rapide et facile et, au contraire, à

207 menacer d‘enfermement l‘enfant dans le corps maternel. Ces piqujait formaient un ensemble complexe, à la fois normatif et descriptif, la règle se voyant systématiquement justifiée par une description des conséquences de sa transgression. Chaque règle encapsulait ainsi, de manière fragmentaire, un savoir portant sur la relation symbiotique entre corps maternel et corps fœtal durant la grossesse.

Nombre de ces piqujait préexistaient très probablement à la conversion au christianisme, et furent transmis sans discontinuité, dans la mesure notamment où, au contraire des anciens interdits (allirusiit) liés à la grossesse, ces règles ne portaient pas en elles de signification religieuse. Comme le remarque C. Fletcher (1995 : 94), les piqujait rapportés par les aînées décrivent systématiquement des conséquences pour le fœtus qu‘elles visent à favoriser ou à éviter, et non pas des conséquences pour la reproduction du groupe, comme celles que soulignait B. Saladin d‘Anglure (1980b) dans sa description de grossesses vécues lors de la période chamanique. Les allirusiit étaient en effet autrefois sous la juridiction d‘entités non-humaines, qu‘il s‘agisse d‘« esprits » comme Uumarnituq en Nord-Baffin, ou plus directement des animaux. Au contraire, après la conversion, il semble que les piqujait, directement associées au développement du fœtus et au bon déroulement de l‘accouchement, se soient maintenues en raison de leur absence de lien avec la juridiction d‘entités non-humaines. Leur relation au fœtus n‘a rien de religieuse, elle apparaît plutôt à la fois sanitaire et éthique.

Pour les femmes de la génération des sages-femmes de Puvirnituq, ces règles représentent toujours une référence, qu‘elles s‘efforcent de faire coexister avec leurs connaissances médicales de la grossesse et de l‘accouchement. Surtout, comme les femmes plus jeunes, elles repositionnent la dimension normative et le contrôle social que ces règles impliquent. Ainsi, si leur groupe de soutien vise à transmettre des connaissances et à aider les femmes enceintes à s‘abstenir de consommation d‘alcool durant leur grossesse, il s‘organise sur la base du volontariat, et mobilise des relations beaucoup plus horizontales, entre égales. De cette manière, elles s‘efforcent de reconstruire, pour les femmes qui en manquent ou en sont exclues, un espace de soutien qui puisse offrir une alternative à l‘encadrement qu‘offrait le dispositif traditionnel. Les règles impliquaient un contrôle des aînées sur les 208

femmes enceintes, mais offraient également soutien, prise en charge, et un espace de transmission de connaissances. Leur approche qui vise la sensibilisation à la vie consciente et sensible du fœtus témoigne également de cette exclusion à laquelle elles procèdent de tout rapport d‘autorité.

Les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik fondent leur travail de sensibilisation sur un appel du fœtus, exprimé à la première personne. Se situant elles-mêmes en position de porte-parole, elles font du fœtus l‘acteur principal de leur stratégie de prévention des TSAF, et reproduisent en cela une conception du fœtus partagée par leurs aînées, qui envisagent celui-ci comme un acteur à part entière, quoique fragile et vulnérable, du déroulement de la grossesse. Conscient, doué d‘une intentionnalité et d‘une émotivité propres, le fœtus est capable d‘influencer sa mère, mais surtout de réagir à ses paroles, à ses émotions, et à ses actions. Une telle conception de l‘agencéité fœtale, qui fonde aujourd‘hui aussi bien la démarche de ces sages-femmes que la pratique du récit de souvenirs intra-utérins, s‘inscrit dans une profonde continuité culturelle, comme en témoignent les connaissances encapsulées dans les multiples piqujait.

Prescriptions et prohibitions, puissamment appuyées par l‘autorité des aînées qui les énonçaient aux femmes enceintes, impliquaient de reconnaître au fœtus une intentionnalité complexe et versatile, réclamant une description par le menu des influences – recherchées ou au contraire évitables – des actes, paroles, et sentiments maternels. L‘intentionnalité du fœtus n‘apparaît pas en tout point comparable à l‘intentionnalité dont font preuve les adultes, maîtres de leurs émotions, mobilisant leur raison (isuma) pour fonder leurs actions, et suivant les règles sociales plutôt que leur propre pensée (isumainnaqiniq). Au contraire, l‘intentionnalité fœtale se caractérise par la puissance des émotions, susceptibles d‘entraîner des réactions bien identifiées par les piqujait, mais surtout se fonde sur une perspective spécifique, fonction de capacités sensorielles permettant au fœtus de déployer son expérience du monde par-delà les frontières du ventre maternel, par-delà les frontières de l‘expérience humaine même.

209 Le fœtus perçoit et expérimente les éléments et dynamiques de son monde intra-utérin d‘une manière très particulière, parallèle en quelque sorte à la façon dont sa mère perçoit et expérimente différents objets, personnes, ou processus du monde extra-utérin. Comme l‘exposent les récits de souvenirs intra-utérins ou les piqujait, sa perception le conduit à ramener nombre d‘actions maternelles à sa propre expérience du monde, envisageant par exemple l‘utérus maternel comme sa mère expérimente sa propre demeure, comme un iglou. Associé à une forme de mimétisme caractéristique de son habitus, ce perspectivisme est particulièrement utilisé par les piqujait et les rites qui visent justement à le conduire à imiter les actions de sa mère pour le mieux; inversement, nombre d‘actions maternelles sont susceptibles de conduire le fœtus à reproduire un comportement maternel d‘une manière pouvant s‘avérer, en réalité, dangereuse pour sa vie. Les connaissances du perspectivisme fœtal ne visent pas à mettre en avant une réalité parallèle, mais bien à souligner l‘absence, chez le fœtus, des capacités cognitives de réalisme et de décentrement propres aux adultes, liées à l‘isuma, et à faire de ces connaissances fragmentaires un moyen de l‘influencer pour qu‘il naisse rapidement et évite différentes actions qui – sans qu‘il ne puisse le percevoir ni le savoir – mettent sa vie en péril.

Bien qu‘un tel perspectivisme fœtal semble moins net aujourd‘hui, en dépit d‘une expérience fœtale marquée par la proximité avec le divin, il apparaît que les conceptions inuit de la vie fœtale continuent de se fonder sur la reconnaissance des mêmes capacités cognitives, émotives ou sensorielles autrefois reconnues par les aînées au fœtus. S‘il est difficile de mobiliser des exemples issus de l‘ethnographie du Nunavik susceptibles d‘ancrer de telles conceptions de l‘existence fœtale dans la période préexistant à la conversion au christianisme, les mythes recueillis au Nunavut et leurs multiples liens avec les récits tarramiut à destination des enfants semblent accréditer l‘idée d‘une véritable épaisseur historique de ces conceptions. Plus encore, il semble que les principes ontologiques susceptibles de structurer ces conceptions de l‘existence fœtale soient relativement indépendants des théories de l‘ontogénèse ou de l‘âme, et continuent d‘ordonner les rapports pratiques aujourd‘hui entretenus avec les fœtus.

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La cohérence de cet ensemble de connaissances de la vie fœtale apparaît régie par ce que j‘ai proposé de nommer un « schème », suivant ici les propositions de P. Descola (2005 : 135-162). Un tel schème ontologique – « identificatoire » (ibid. : 163) – permet d‘imputer diverses qualités corporelles et intellectuelles ou spirituelles aux êtres peuplant le monde. Ces qualités, qu‘elles soient partagées ou au contraire spécifiques, contribuent à regrouper et à différencier les êtres. Dans la mesure où un tel schème se voit mobilisé de manière privilégiée dans les rapports pratiques entretenus entre les êtres – ici, les rites de passage – plutôt que dans des élaborations théoriques relatives à l‘ontogénèse ou aux âmes (ibid. : 157), il pourrait expliquer cette relative indépendance des conceptions de l‘existence fœtale vis-à-vis de théories de l‘ontogénèse ou de l‘âme.

Si un tel schème semble imputer au fœtus une vie consciente, sensible, capable d‘émotivité comme d‘intentionnalité, et cela, aussi bien autrefois grâce à l‘âme-nom (atiq) que plus récemment grâce à l‘âme chrétienne (tarniq), il semble cependant qu‘il manque au fœtus une capacité cognitive que les Inuit désignent par le terme isuma. Ce terme qui renvoie au processus cognitif en général, connote également ce que nous nommerions la « raison », une capacité à comprendre et proprement intégrer les valeurs sociales et les normes morales au raisonnement. À quelques exceptions près (Oosten et Laugrand 2006), l‘isuma semble réservé aux êtres humains. Cette capacité cognitive est conçue comme une animée d‘une dynamique intrinsèque, qui se développe dès l‘enfance, et croît avec le temps pour atteindre sa pleine puissance lorsque la personne devient un aîné (inummarik, litt. « une véritable personne »). Le développement de l‘isuma semble en cela consubstantiel de l‘accès à la maturité sociale, condition d‘une pleine revendication du statut de personne.

J‘ai souligné plus haut comment l‘intentionnalité que les Inuit reconnaissent au fœtus ne peut être assimilée à celle des adultes, contrôlant l‘expression de leurs émotions, mobilisant leur raison (isuma) pour fonder leurs actions, et suivant les règles sociales plutôt que leur propre pensée (isumainnaqiniq). Ces règles, que j‘ai qualifiées de relationnelles ou de perspectives, permettent d‘épouser – en pensée – un autre point de vue que le sien. L‘intentionnalité fœtale est au contraire fondée sur certaines émotions, ainsi que sur une perspective spécifique que le fœtus n‘a pas la capacité de délaisser pour en épouser une 211 autre. Pour rendre compte de cette différence, ne serait-il pas possible de réinvestir cette distinction que fait E. Viveiros de Castro (2009 : 39) entre une « représentation », qui est un processus de l‘esprit, et ici relèverait de l‘isuma, et une « perspective », qui est une conception du monde dont la spécificité est inscrite dans le corps ? La possibilité de s‘émanciper du domaine – idéaliste – de la « perspective » pour accéder à celui de la « représentation », de l‘isuma, ne pourrait-il pas opérer comme l‘un des marqueurs de l‘accès au statut de personne ? Dans un univers où la vie consciente, l‘intentionnalité et la sensibilité semblent clairement partagées par les êtres, une telle différence semble pouvoir rendre compte des différences que maintiennent les Inuit entre la vie fœtale et la vie proprement humaine, mais également, on le verra, entre la vie humaine et d‘autres formes de vie non-humaines.

Le chapitre suivant permettra de remettre en perspective le passage de la vie fœtale à une existence proprement humaine, en le situant au cœur de cette longue séquence initiée par la grossesse et s‘achevant une fois la naissance effective. Tout entier consacré aux techniques, soins et rites de l‘accouchement et de la naissance, il permettra de mieux souligner les contrastes, ou au contraire les similitudes, existant entre le fœtus et le nouveau-né, et de mieux cerner les qualités imputées à l‘un comme à l‘autre.

212 Chapitre 4. La sanajik (« celle qui fait l’enfant ») : rites de la naissance et façonnement du nouveau-né88

Les récits de réminiscences intra-utérines qui décrivent la naissance et les premiers jours de la vie du nourrisson témoignent fréquemment de la persistance, durant cette courte période, d‘une perspective spécifique à la vie fœtale. Peter Pitseolak, de Kinngait au Nunavut, se rappelle que les cuisses de sa mère lui apparurent lors de sa naissance comme deux petites falaises (Eber et Pitseolak 1975 : 49), et la peau de caribou sur laquelle était accroupie sa mère comme une abondante végétation (Saladin d‘Anglure 2006a : 38). D‘autres, comme dans le récit mythique de la première grossesse d‘Uumarnituq (Boas 1907 : 483), décrivent leur sentiment d‘impuissance devant leur incapacité à s‘exprimer alors qu‘ils en forment en eux-mêmes l‘intention (Saladin d‘Anglure 2006a : 51, 379). À Sanikiluaq, Qisaruatsiaq se souvient clairement du sentiment d‘effroi qui la saisit lorsque l‘accoucheuse coupa son cordon ombilical, puis son inconfort lorsqu‘elle se retrouvait emmaillotée (ibid. : 377-9). Pendant une courte période de temps après la naissance, le nouveau-né expérimente encore le monde avec la conscience, l‘intentionnalité et la perspective qui prévalaient durant sa vie fœtale. Cette perspective se transforme peu à peu avec les premières expériences dans le monde, avant que la conscience de la vie fœtale ne laisse place à une période inaccessible aux souvenirs. Plusieurs rites pratiqués lors de la naissance, aujourd‘hui encore, s‘appuient sur cette brève continuité des capacités de conscience du nouveau-né, et visent déjà à façonner les capacités de sa personne.

C‘est également lors de la naissance que la fabrication du corps – entamée lors de la grossesse et objet de multiples piqujait – était parachevée. Le corps du nouveau-né, comme sa conscience et sa perspective sur le monde, est encore marqué par sa vie fœtale, et plusieurs conduites postnatales visaient à le façonner, afin de l‘individualiser, de l‘achever et de l‘ordonner correctement. C‘est un véritable processus de finition auquel était soumis le corps du nouveau-né, dont la responsabilité n‘incombait cependant plus à la mère de

88 Dans ce chapitre, j‘utilise la notion de « façonnement » comme une métaphore exprimant la visée partagée par les rites de la naissance de travail de la personne et du corps de l‘enfant. Le terme « façonnage » est quant à lui utilisé dans un sens restrictif pour désigner les gestes impliquant une intervention directe sur le corps de l‘enfant, visant à « modeler » celui-ci. 213 l‘enfant, mais à une ou plusieurs personnes en charge de la naissance. Chacune de ces opérations, section du cordon ombilical et traitement des annexes, toilette, façonnage du corps et du crâne, habillement, possédait un rôle spécifique dans le processus de finition du corps du nouveau-né, et visait à le faire accéder à une corporalité proprement humaine.

Ces actes s‘intègrent dans un ensemble de pratiques où se côtoient rites de séparation et d‘agrégation, et forment une séquence rituelle qui participait de la reconnaissance et de l‘appropriation de l‘enfant, au cours de laquelle le nourrisson était peu à peu séparé de son existence fœtale. Cette séquence mobilisait sensiblement les mêmes étapes chez les différents groupes du Nunavik, en dépit d‘une notable différence dans la répartition des responsabilités techniques et rituelles. Chez les Tarramiut et les Siqinirmiut de l‘Ungava, l‘accoucheuse (piarartaatitsiji) en charge de l‘accouchement procédait également à tous les rites et soins de la naissance, et devenait la sanajik de l‘enfant lorsqu‘elle coupait son cordon ombilical. Chez les Itivimiut, ces responsabilités étaient généralement dédoublées. L‘accoucheuse (nutarartaatitsiji) prenait en charge l‘accouchement, tandis que l‘habilleuse, la personne qui habillait l‘enfant pour la première fois, devenait la sanajik de l‘enfant. Partout néanmoins, l‘accouchement opérait un basculement des responsabilités liées au façonnement de l‘enfant de la mère vers la sanajik.

4.1 Le travail des accoucheuses (piarartaatitsiji/nutarartaatitsiji)

L‘accouchement mobilisait généralement la présence de plusieurs personnes, qui venaient prêter assistance à la parturiente et prendre en charge la naissance de l‘enfant. Maata Tuniq, qui a vécu des accouchements difficiles, précédés de plusieurs fausses couches, se souvient que quatre personnes étaient présentes pour l‘aider lorsqu‘elle donna naissance à son premier fils : « avec mon fils aîné, Tommy, j‘ai eu besoin de nombreux assistants durant l‘accouchement, je pense qu‘ils étaient quatre » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). Eva Ilimasaut, de Kangiqsujuaq également, se souvient elle de deux ou trois assistants : « les femmes qui allaient aux accouchements n‘étaient vraiment pas très nombreuses, elles venaient habituellement à deux ou trois pour aider à l'accouchement. C‘était ainsi qu'elles faisaient avant qu‘il n‘y ait des hôpitaux » (Eva Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2006). Le futur

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père assistait le plus souvent à l‘accouchement, tout comme la mère et la belle-mère de la parturiente.

Lorsque les conditions le permettaient, des accoucheuses d‘expérience étaient appelées pour diriger l‘accouchement. Ces personnes – qui pouvaient parfois être des hommes (Saladin d‘Anglure 2000 : 92, Varkony 1967 : 53) – se basaient sur leur grande expérience, et maîtrisaient des connaissances obstétriques leur permettant d‘offrir toute l‘assistance nécessaire, de s‘occuper du cordon ombilical et des annexes, et d‘intervenir en cas de complication89. Comme le souligne Lizzie Irniq, il était important que la femme dont on attendait l‘accouchement, si les circonstances le permettaient, puisse choisir la personne qui l‘assisterait :

La femme pouvait choisir la personne qu‘elle préférait pour l‘aider, avec qui elle se sentait bien, comme aujourd‘hui on choisit son médecin. J‘ai souvent entendu des femmes déclarer qu‘elles préfèreraient que telle ou telle personne vienne pour les aider, parce qu‘elles s‘étaient senties à l‘aise avec cette personne lorsqu‘elle avait été leur accoucheuse. Les sages-femmes (piarartaatitsijiit) qui pouvaient accompagner une femme en couches étaient peu nombreuses. Comme nous vivions en toutes petites communautés, c‘était habituellement les mêmes personnes qui pouvaient aider. Aujourd‘hui, la population est beaucoup plus nombreuse, mais autrefois, comme les groupes étaient très réduits, il y avait peu de gens qui pouvaient aider durant les accouchements. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Les aînées insistent, comme Lizzie Irniq, sur l‘importance du confort émotionnel et physique90 de la parturiente lors de l‘accouchement. Les personnes qui possédaient

89 Ces accoucheuses maîtrisaient notamment une ou plusieurs techniques permettant d‘intervenir sur l‘ouverture du bassin, de rectifier la position d‘un enfant qui s‘efforcerait de naître par le siège, de traiter une déchirure, d‘intervenir en cas de rétention du placenta (Koneak, et al. 2012). En cas d‘hémorragie abondante, il fallait ingérer des nourritures contenant du sang, les mêmes que lors de la grossesse : « lorsqu‘une femme a eu une forte hémorragie, on lui faisait manger de la nourriture mieux pourvue en sang, ou bien des kuanniit (des algues comestibles), mais de la viande rouge essentiellement. Ces nourritures là sont vraiment propres à vous faire reconstituer du sang » (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010). Pour accompagner ces nourritures, on pouvait également utiliser des infusions de plantes, comme le soulignait Daisy Watt, de Kuujjuaq : « Les baies sauvages qu'on appelle genièvre sont des qisirtuuniit. Les femmes avaient coutume de les faire bouillir et d'en boire le jus pour arrêter une hémorragie après un accouchement » (Avataq Cultural Institute 1998 : 31). 90 Alicie Koneak se souvient que le contact de ses mains sur le corps de la parturiente représentait l‘un des critères régissant le choix de l‘accoucheuse : « Les femmes choisissaient les personnes qu‘elles souhaitaient pour les aider lors de l‘accouchement, car les Inuit se connaissent bien entre eux. Elles savaient qui pouvait 215 l‘expérience et le savoir nécessaires à la prise en charge d‘un accouchement n‘étaient pas nombreuses, bien que toute personne ait souvent autrefois possédé des connaissances suffisantes pour apporter son assistance91. Susie Morgan se souvient combien sa mère, qui opérait en couple avec l‘assistance de son mari, était recherchée dans la région de Kangiqsualujjuaq :

Quant à moi, je n‘ai pas été en charge d‘accouchements, mais ma mère, de nuit comme de jour, dès qu‘une femme commençait à avoir ses contractions, on lui demandait absolument sans cesse de venir, toujours et toujours. Nous avions l‘habitude et restions à la maison toute la nuit, ou toute la journée en son absence. Bien que ce soit parfois bien loin, bien qu‘il faille parfois marcher bien longtemps, dès qu‘une femme était prête à donner naissance, on venait chercher ma mère. […] Ma mère était autrefois une guérisseuse, c‘est quelque chose dont j‘ai de plus en plus une conscience claire à propos de ma mère, dans la mesure où j‘avais l‘habitude d‘observer ce qu‘elle faisait. Dès qu‘une femme se préparait à donner naissance, ma mère avait l‘habitude d‘y être conduite, même si c‘était loin. Avec mon père, ils opéraient ensemble. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Certaines de ces accoucheuses possédaient une grande expérience et de vastes connaissances. Des femmes comme Penina Etok, la mère de Susie Morgan, ancraient leurs connaissances obstétriques dans un ensemble plus large de savoirs et savoir-faire qui leur valait une réputation d‘aanniasiurti, de « guérisseuse ». De telles femmes étaient parfaitement capables de faire face aux complications susceptibles de survenir lors d‘un accouchement, et dirigeaient généralement les autres assistants. Lorsque le travail commençait, elles organisaient rapidement la maison et préparaient le matériel nécessaire :

On prenait bien soin de la parturiente lorsqu‘on préparait le lieu de l‘accouchement, et mon père, dès que ma mère était proche d‘accoucher, avait bien faire. Celles qui avaient le plus d‘expérience pour accoucher les arnaliaq ou les angusiaq étaient le plus souvent choisies en raison de leur expérience. Les femmes sont moins à l‘aise lors de l‘accouchement lorsqu‘elles ne connaissent pas la sage-femme. On laissait donc les femmes choisir les personnes qu‘elles souhaitaient avoir près d‘elle lors de la naissance du bébé. Les gens sont différents, les êtres humains sont tous différents. On savait si une sage-femme était bonne par ses mains, car certaines femmes ressentaient de la douleur sous les mains de leur sage-femme pendant l‘accouchement, et d‘autres ne ressentaient aucune douleur. Cela se passait ainsi » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA). 91 « Toutes les femmes se devaient d‘assister lors d‘accouchements : si elles étaient les seules à être dans le camp, elles n‘avaient pas d‘autre choix que de lui prêter assistance. Quand il n‘y avait pas assez de femmes pour assister lors d‘un accouchement, on nous demandait, à nous, adolescentes, de venir aider. Et c‘est ce que nous faisions » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009). 216

l‘habitude de construire un très grand illiti (« rebord de la plate-forme de couchage ») afin que ma mère soit le plus confortablement installée. De plus, autrefois, si faire s‘allonger la parturiente ne faisait pas du tout partie de nos pratiques, on préparait toujours dès le début de l‘accouchement les coussins et les couvertures que la femme utiliserait, les pieux qu‘elle tiendrait dans ses mains et pourrait serrer. La personne qui la soutiendrait par derrière se tenait prête également. […] Nous avions l‘habitude d‘utiliser une couverture en peau de caribou, et parce qu‘ils avaient de nombreuses couvertures en peau de caribou, ils utilisaient la plus douce pour recueillir l‘enfant dans sa chute. […] On lui fabriquait deux morceaux de bois qu‘elle pourrait saisir, et une femme lui prenait les mains. C‘était ainsi. Une poche de toile était remplie […], elle essayait de s‘installer suffisamment bien et d‘en faire un point d‘appui, elle saisissait les deux morceaux de bois, et elle était saisie par une femme, c‘était ainsi. Là en bas, une personne attendait l‘enfant, et une autre personne saisissait la femme par-dessous les aisselles en joignant les mains sur le ventre (qitirsiijuq). C‘était ainsi que se disposaient les assistantes, elles étaient trois à vraiment assister. Je veux dire qu‘elles étaient sélectionnées ces trois véritables assistantes, ces trois femmes qui étaient vraiment utiles à la femme. Mon père enserrait ainsi la parturiente tandis que ma mère s‘occupait de l‘enfant qui s‘efforçait de naître. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Ces techniques et cette répartition des rôles des assistantes92 lors de l‘accouchement semblent avoir représenté la norme, dans toute la région du Nunavik. Alacie Tukalak, de Puvirnituq, décrit la même répartition des rôles durant l‘accouchement, et insiste de son côté sur la diversité du répertoire des positions susceptibles d‘être utilisées pour accoucher :

Quand l‘accouchement approchait, les sages-femmes l‘assistaient. L‘une se plaçait derrière elle et lui tenait la taille juste au dessus du bébé, aidant la femme à pousser. L‘autre sage-femme restait devant et attendait pour attraper le bébé quand il sortirait. La femme qui accouchait ne se levait pas. Elle était accroupie, ou allongée, ou encore à genoux par terre, s‘appuyant sur une boîte.

92 Ces assistants étaient souvent de jeunes femmes en apprentissage (Koneak, et al. 2012 : 175). La transmission des connaissances et des savoirs techniques liés à l‘accouchement se faisait progressivement. Alicie Koneak se souvient de la manière dont sa mère, déjà adulte, a progressivement, après un premier essai, été initiée par une aînée qui était fréquemment appelée pour assister aux accouchements : « La toute première fois qu‘elle coupait le cordon ombilical, c‘était quand on lui demandait de s'exercer. Quand elle le faisait pour la première fois, c'est parce qu'elle aurait à remplacer son aînée, qui lui donnait des conseils et la guidait. L'aînée lui disait que lorsqu'elle serait devenue incapable d'exercer, c'est elle qui pourrait aller aider lorsqu'on le lui demanderait. Parce qu'elle commençait à être vieille, elle transmettait la tâche à une jeune femme, presque une adulte déjà, en la faisant essayer une première fois, et elle lui disait « si on te demande et si on se sent bien avec toi, tu ne réagiras pas avec arrogance ». Et lorsque l'aînée ne pourra plus exercer, elle lui transmettait son pouvoir d'exercer, et de devenir sanajik. Ma mère avait été une accoucheuse, une accoucheuse digne de ce nom, et ma mère déjà âgée avait été initiée ainsi par une aînée qui ne pouvait plus exercer, et qui la trouvait agréable. Je me souviens des moments où cette femme l'envoyait exercer » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006). 217 […] Les femmes accouchaient habituellement sur le lit, soit assises ou étendues. […] Certaines femmes donnaient naissance en position assise. D‘autres se plaçaient à quatre pattes, pieds et mains sur le plancher, s‘appuyant sur une caisse. D‘autres s‘allongeaient si elles le désiraient. On s‘installait habituellement sur une pièce de tissu ou sur une peau de caribou. Les femmes tressaient toujours leurs cheveux autrefois, et quand le moment de la naissance approchait, on défaisait leurs tresses (pirraijaartitauvalaurtuit), car les sages- femmes voulaient ainsi soulager leur douleur. Toutes les femmes se faisaient des tresses. Aujourd‘hui, elles n‘en prennent plus la peine. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Ce répertoire de positions répondait essentiellement à des objectifs de rapidité de l‘accouchement, seule manière d‘éviter que la douleur de l‘accouchement ne se prolonge93. Le choix revenait à la parturiente, qui était incitée à prendre la position dans laquelle elle se sentait le plus à son aise, ce qui était interprété par certaines comme la position que préférerait le fœtus pour sortir rapidement. Les aînées exposent d‘ailleurs souvent conjointement les positions qu‘il était loisible à la parturiente d‘adopter et différents moyens de faciliter l‘enfantement, dont les rites de sortie de la maison (chapitre 3.2.2.2).

Il était en particulier prescrit à la parturiente de dénouer sa coiffe94, les femmes portant autrefois immanquablement leurs cheveux tressés. Il leur fallait également se débarrasser de tous les accessoires qu‘elles pouvaient porter :

La femme qui accouche ne doit pas porter d‘objets sur elle, on lui demandait de ne pas porter de bague, ou de broche dans les cheveux, ou encore de collier durant toute la durée de l‘accouchement. Elle devait absolument enlever tous ces objets. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Tant que l‘enfant n‘était pas sorti, l‘accouchement mobilisait des règles similaires à celles prévalant lors de la grossesse. Longtemps préparé par le comportement maternel, l‘accouchement relève en grande partie de l‘intentionnalité du fœtus, et mobilise à nouveau

93 La douleur de l‘accouchement était fréquemment associée, dans une parole autrefois répandue, à la noyade : « Quand une femme allait accoucher, autrefois elle ne disposait d‘aucune aide, absolument rien. L‘accouchement était une véritable agonie, car il n‘y avait pas de moyen de soulager la douleur, seulement l‘aide des sages-femmes. […] Je veux ajouter que certaines personnes disent que la noyade et l‘accouchement impliquent une même agonie » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009). 94 Autrefois, ce geste nommé ikunainaqtuq (« elle défait ses liens ») à Iglulik, ritualisait la première grossesse d‘une femme, et permettait d‘assurer un futur accouchement rapide (Blaisel 1993b : 286). 218

certains comportements permettant de l‘influencer. La parturiente faisait ainsi face à la sortie de l‘habitation où se déroulait l‘accouchement, reconduisant l‘identification de la sortie de la maison à la naissance. Plusieurs rites visant à inciter l‘enfant à naître se fondaient également sur la connaissance des spécificités de la perspective fœtale, comme les rites de sortie de la maison (cf. chapitre 3.2.2.2), ou encore ces prescriptions concernant le port de liens ou d‘objets circulaires durant l‘accouchement qui visaient à éviter tout risque de circulaire du cordon ombilical. Dès la naissance de l‘enfant, ces pratiques rituelles cessaient et l‘interaction avec l‘enfant prenait de nouvelles formes.

4.2 Les rites de la naissance et le façonnement du nouveau-né

Lorsque l‘enfant naissait, l‘accoucheuse responsable de sa venue au monde procédait aux soins immédiats, et à tous les gestes nécessaires au parachèvement de la naissance. Il fallait avant toute chose que l‘enfant prenne sa première respiration et vive. L‘accoucheuse prenait l‘enfant par les jambes, tête vers le sol, et lui donnait de petites tapes sur les fesses, jusqu‘à ce que l‘enfant pleure et expulse les mucosités qui obstruaient sa bouche (Koneak, et al. 2012 : 177). Si ces petites tapes ne suffisaient pas à le faire pleurer pour la première fois, les assistantes s‘efforçaient de lui nettoyer la bouche avec un doigt :

Lorsque l‘enfant était né, on s‘efforçait de le faire respirer en lui nettoyant la bouche avec un doigt. Sa bouche était nettoyée avec un doigt, de manière à le faire respirer s‘il ne se mettait pas à pleurer, ou encore on lui donnait une tape pour le faire pleurer. S‘il ne pleurait pas, on lui nettoyait la bouche avec un doigt, en la vidant de la substance qu‘elle contient. Et il respirait alors tout simplement. S‘il ne pouvait respirer, on évacuait ce que contenait sa bouche, et il respirait. En aucun cas on ne l'habillait tant qu‘il n‘avait pas pleuré : c‘est seulement une fois qu‘il avait pleuré qu‘il pourrait être habillé pour la première fois (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Les premiers pleurs de l‘enfant constituaient un premier signe de sa survie et ouvraient la séquence des gestes qui travaillaient à séparer l‘enfant de sa vie fœtale. L‘accoucheuse coupait le cordon ombilical et surveillait la sortie du placenta, intervenait s‘il le fallait, avant d‘évacuer de la maison les annexes. Dans les régions de Kangiqsujuaq et de Kangiqsualujjuaq, couper le cordon ombilical de l‘enfant faisait de l‘accoucheuse la sanajik

219 de l‘enfant, dès lors en charge de la séquence des soins et rites qui participaient de la reconnaissance et de l‘appropriation du nouveau-né.

Dans la région de Puvirnituq, et plus largement chez les Itivimiut ainsi qu‘à Sanikiluaq, les fonctions d‘accoucheuse (nutarartaatitsiji) et de sanajik étaient fréquemment disjointes. La personne qui devenait sanajik habillait l‘enfant pour la première fois, après avoir fait sa toilette, avant de procéder comme ailleurs aux gestes de façonnage du corps et du crâne du nourrisson, et aux derniers rites de la naissance. Il arrivait toutefois relativement fréquemment que l‘accoucheuse devienne également la sanajik de l‘enfant, en l‘habillant elle-même. La première fois qu‘elle assista une femme à accoucher, Alacie Tulalak devint également la sanajik de l‘enfant, malgré sa maladresse :

Je me souviendrai toujours de la première fois où j‘ai aidé cette femme à accoucher. Son nom est Tillikasak Ivillaq. Le garçon qui est né cette fois-là est devenu mon angusiaq, mon filleul, car j‘ai assisté sa mère durant l‘accouchement. Le bébé est né assez soudainement, et je n‘ai pas eu le temps de l‘attraper. Une partie de son corps a touché le sol, car je ne l‘ai pas bien attrapé quand il est sorti. Je ne peux oublier cela. Nous savions comment aider la femme en couches, car les sages-femmes plus expérimentées nous enseignaient bien. Il fallait être en bonne santé pour faire cela. En ce temps-là, nos aînées apprenaient aux femmes plus jeunes comment porter assistance durant l‘enfantement. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Dans ce récit, qu‘elle fit les larmes aux yeux, riant de sa maladresse, elle souligne bien que c‘est son rôle dans l‘accouchement qui lui valu de se voir devenir la sanajik de l‘enfant. Comme d‘autres aînés de Puvirnituq, elle considère que le statut de sanajik était autrefois fréquemment dévolu à l‘accoucheuse, bien qu‘il puisse être également dévolu à une autre personne : « En général, si une femme avait assisté la mère pendant l‘accouchement, elle devenait la sanajik. Mais il arrivait aussi qu‘une femme qui n‘avait pas été présente devienne sanajik » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009). De la même manière, à Kangiqsujuaq, il existait une certaine latitude dans l‘attribution du statut de sanajik, en autant que la personne qui le devienne noue et coupe son cordon ombilical à la naissance.

220

En dépit de cette différence importante dans la répartition des responsabilités techniques et rituelles lors de l‘accouchement et de la naissance de l‘enfant, chacune des opérations qui marquaient cette séquence – section du cordon ombilical et traitement des annexes, toilette, façonnage du corps et du crâne, habillement – étaient réalisées de manière très similaire à l‘échelle du Nunavik.

4.2.1 Rites de séparation : le corps du nouveau-né et le traitement des annexes

Au cours de sa vie intra-utérine, l‘enfant vit physiquement en symbiose avec sa mère, lié à elle par les annexes fœtales – le cordon ombilical, la poche des eaux et le placenta. À la naissance, le lien unissant son corps aux annexes était peu à peu rompu, au prix de plusieurs opérations aussi bien obstétriques que rituelles. À travers ces opérations de séparation, le corps du nouveau-né était progressivement individualisé, et libéré des annexes. L‘accoucheuse en charge de ces opérations nouait d‘abord, puis coupait le cordon ombilical. Elle s‘assurerait ensuite que le placenta ait été complètement évacué, et que le traitement des annexes soit réalisé dans les règles.

Couper le cordon ombilical est un geste technique susceptible d‘être effectué à différents moments dans la séquence de la naissance. R. Dufour rapporte qu‘à Iglulik, on attendait systématiquement l‘expulsion du placenta pour couper le cordon ombilical, et parfois un peu plus longtemps, jusqu‘à ce que la circulation sanguine s‘y soit interrompue. L‘objectif était de faire en sorte que tout le sang du placenta se soit écoulé dans le corps du nouveau- né (Dufour 1988 : 81). Les aînés que j‘ai rencontrés au Nunavik privilégiaient une autre technique, puisqu‘ils n‘attendaient pas la sortie du placenta mais préféraient rapidement nouer le cordon ombilical, idéalement à l‘aide de tendon de caribou. L‘objectif de cette technique demeurait cependant identique à celui de la méthode privilégiée à Iglulik, faire en sorte que l‘enfant ne perde pas de sang à travers son cordon :

La norme était de faire un nœud avant de couper le cordon ombilical, car ils souhaitaient éviter que le nouveau-né ne perde du sang. Lorsque j‘ai dû m‘en occuper, on m‘a dit cela, de nouer le cordon ombilical avant de le couper, pour éviter de perdre le sang, et cela m‘avait vraiment inquiété la première fois.

221 Donc nous faisons un nœud avant de couper. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

Lorsque l‘on utilise cette technique, que l‘on sectionne le cordon ombilical alors qu‘il pulse encore et que le placenta n‘a pas encore été expulsé, il faut prendre garde à nouer le cordon en deux endroits pour éviter toute rétention placentaire. Amaamak Jaaka, qui aida seul sa femme à accoucher en urgence, se souvient qu‘il avait auparavant reçu des instructions détaillées quant aux manières de nouer le cordon ombilical :

Avant de le couper, on le noue à deux endroits, l‘un du côté du placenta et l‘autre du côté de l‘enfant, parce qu'on le coupera ensuite dans l'intervalle entre les deux. On dit également que si le cordon est simplement tranché – c'est quelque chose que je ne connais pas d'expérience – le placenta aura tendance à retourner à travers l'intérieur (à travers l'utérus), alors que c'est quelque chose de potentiellement mortel. Parce qu'il est plein de vitalité (uummasuuraaluugami), il grandit dangereusement à l'intérieur. Je nouerai son cordon à deux endroits, et ensuite, en attachant le deuxième nœud autour de sa jambe (de la mère), afin d'éviter de renvoyer le placenta à l'intérieur, ensuite, je le couperai à l'intervalle entre les nœuds parce que le sang aura cessé d‘y couler. Je nouerai son cordon ombilical par ici et par ici. Ensuite parce que je le trancherai en prenant de préférence cette partie, je le nouerai autour de sa jambe pour éviter tout retour vers l'intérieur. […] Te souviens-tu de Molly, cette femme aujourd‘hui décédée ? Sa mort fut une grande leçon pour moi, car elle est décédée d‘une rétention du placenta. (Amaamack Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Le fait de nouer le cordon ombilical en deux endroits avant de le couper vise à prévenir, pour l‘enfant, toute perte de sang durant l‘opération, et pour la mère, un risque de rétention du placenta. Le placenta est une matière vivante (uummaniq), potentiellement létale si ne serait-ce qu‘une partie demeure dans l‘utérus. En attachant la partie du cordon ombilical encore liée au placenta à la jambe de la mère, les accoucheuses – ou les hommes qui, plus exceptionnellement, exerçaient cette fonction – évitaient que le placenta ne se retire à l‘intérieur de l‘utérus.

Le geste de couper le cordon opère ainsi deux ruptures qui contribuent à constituer le nouveau-né. La symbiose entre le fœtus et sa mère est d‘abord rompue, mettant fin aux piqujait que celle-ci devait respecter durant sa grossesse. Puis le corps du nouveau-né est 222

séparé des annexes qui constituaient son corps fœtal. À la naissance, les annexes sont encore pleines de vie, et bien qu‘à présent séparées du corps du nouveau-né, elles lui demeurent ontologiquement liées. Ce lien ontologique imposait une stricte régulation des manières de disposer des annexes.

Il importait avant tout de déposer le placenta à un endroit inaccessible. Maata Tuniq se rappelle que, dans sa famille, on enfouissait le placenta sous une cache de pierres : « De plus, on sortait le placenta et on le couvrait sous un amas de pierres, on l‘enterrait ainsi. Je pense que bien du monde a enterré des placentas, partout au Nunavik, pas seulement autour de Kangiqsujuaq » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). À Kangiqsujuaq également, Amaamak Jaaka rapporte que le placenta pouvait être caché sous une pile de pierres, ou encore suspendu hors d‘atteinte sur la falaise de Nuvukallak :

Dès que l'accouchement était terminé, le placenta était profondément enfoui sous des pierres, pour faire en sorte qu'il ne soit pas mangé par les chiens. Ou même, autrefois, on suspendait le placenta, on l'accrochait sur la petite falaise de Nuvukallak... On ne s'en serait jamais débarrassé sans traitement particulier. (Amaamak Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Enfouissement ou suspension du placenta, plusieurs options étaient jugées viables pour le traitement des annexes. Il semble que chaque famille ait eu une technique préférentielle, quoique marquée par la même visée, cacher le placenta et le rendre inaccessible, aux chiens notamment. Pour les habitants de la région de Kangiqsualujjuaq, bordée par la forêt boréale, on préférait suspendre le placenta dans un arbre :

Dès que l‘enfant était né, son placenta était toujours suspendu dans un arbre, on ne le laissait pas traîner négligemment, son placenta, dès qu‘il était sorti était toujours mis en place dans un arbre. On ne remarquait jamais l‘endroit où il avait été emmené et mis en place. Je ne me suis jamais non plus comportée négligemment : je n‘ai jamais entendu parler d‘un placenta qui soit simplement jeté, il était toujours suspendu à un arbre. On le suspendait en lui adjoignant la couverture en peau de caribou qui avait servi lors de l‘accouchement, qu‘on fermait avec un nœud. On ne le jetait certainement pas. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

223 Comme Mitiarjuk Nappaaluk (Saladin d‘Anglure 2000 : 100), Susie Morgan considère qu‘il fallait traiter ensemble les annexes et, idéalement95, la couverture souillée qui avait servit lors de l‘accouchement. Une fois cachées, la règle imposait de ne pas retirer ni même déranger les annexes :

À ce que j‘en sais, ils l‘apportaient en haut d‘une falaise, afin que les chiens ne puissent l‘atteindre et le manger. Je me souviens qu‘une fois on avait mis un placenta très haut sur la falaise pour que les animaux ne puissent pas s‘en emparer, ni personne l‘atteindre. Ils le plaçaient en hauteur, et il ne devait pas être dérangé ou enlevé. Ni les chiens ni les gens ne devaient le déranger. Les gens s‘entraidaient pour le placer très haut, hors d‘atteinte, et soit les hommes ou les femmes le plaçaient à son lieu permanent. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

La responsabilité de cacher les annexes revenait fréquemment à l‘accoucheuse ou à l‘une de ses assistantes. Il s‘agissait d‘une responsabilité particulièrement importante, puisque la règle imposait d‘éviter tout contact entre les annexes et toute personne ou animal. Des règles similaires s‘appliquent aux défunts, dont les corps inhumés ou empierrés ne doivent pas être déplacés ou même dérangés, par les hommes ou les animaux, les chiens en particulier. Lorsqu‘ils décrivent ces pratiques, les aînés insistent systématiquement sur l‘importance d‘éviter que les chiens ne consomment les annexes, pour leur nature humaine :

Ils avaient pour règle d‘enterrer le placenta, et ce qui restait du cordon ombilical. Ils les plaçaient sous des pierres. Aujourd‘hui, je me demande ce qu‘ils font du placenta. Il m‘est arrivé de m‘inquiéter de cela. Le placenta ne doit pas être mangé par les chiens. Les aînés souhaitaient absolument éviter que les chiens ne mangent du placenta, parce que les chiens ne doivent en aucun cas manger ce qui vient d‘un être humain. Ils enterraient le placenta et ce qui restait du cordon ombilical sous des pierres, ils ne s‘en débarrassaient pas simplement comme ça. (Minnie Arsapaa, Kangiqsujuaq, 2008)

En dépit de leur séparation du corps du nouveau-né, les annexes, et le placenta en particulier, apparaissent toujours liées à son existence. Faisant partie de son corps fœtal, les

95 Les familles qui utilisaient des matières d‘importation lors de l‘accouchement ne s‘en débarrassaient pas nécessairement avec les annexes, mais les nettoyaient : « si elle ne voulait pas les garder, on les enterrait également. Mais si elle voulait les garder, on les faisait tremper dans l‘eau d‘une rivière ou d‘un lac des alentours. Si elle n‘en voulait plus, on allait les enterrer. J‘ai connu des gens qui ont fait ça plus d‘une fois. On lavait les vêtements uniquement après les avoir fait tremper dans l‘eau pendant une longue période de temps » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009). 224

annexes représentent une matière humaine que l‘on a séparée du nouveau-né en coupant son cordon ombilical. La relation ontologique entre les annexes et le nouveau-né persiste néanmoins, comme en témoigne le piqujaq imposant de sortir avec diligence les annexes de la maison :

Ils sortaient rapidement le placenta hors de l‘abri. J‘avais oublié cela, je m‘en souviens maintenant. On se dépêchait de sortir le placenta après la naissance. […] Dès que l‘enfant était né, la sanajik qui avait aidé à l‘accouchement enlevait rapidement le placenta pour le placer sous des pierres. Je pense qu‘il y a beaucoup de placentas enterrés partout au Nunavik. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Accomplir cette action avec rapidité permet, comme les règles suivies lors de la grossesse, d‘influencer les enfants à venir et leur façon de naître :

Si je ne le faisais pas rapidement, lors du prochain accouchement de cette femme, le bébé sortirait très lentement. C‘est pour cette raison qu‘il fallait se dépêcher. Je me souviens que les gens disaient toujours : « Va vite l‘enterrer là- bas ». Lorsque quelqu‘un ne voulait pas y aller seul et avait besoin d‘aide, je me souviens que j‘accompagnais la personne. C‘est pour cela que je sais qu‘ils se dépêchaient pour enterrer le placenta. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Ce piqujaq régulant l‘enfouissement des annexes apparaît comme une réminiscence de plusieurs pratiques privilégiées, lors de la grossesse ou de l‘accouchement, pour favoriser un accouchement rapide. Sortir rapidement de la maison, avant que l‘enfant ne soit né, revenait à lui montrer et à lui signifier, selon sa perspective, la façon de naître qu‘on espérait de lui. Sortir rapidement les annexes de la maison apparaît de la même manière susceptible d‘influencer déjà le comportement à la naissance des futurs enfants de cette femme. Selon Mitiarjuk Nappaaluk, « les annexes et la peau de caribou sur laquelle avait reposé la parturiente durant l'accouchement, étaient soigneusement rassemblées et l'accoucheuse devait se précipiter en courant pour les enfouir sous des pierres, hors d'atteinte des chiens et des divers prédateurs. Ainsi le garçon serait-il un rapide kayakeur et un bon chasseur, et la fille une rapide couseuse; de plus, cette dernière enfanterait des fils » (Saladin d‘Anglure 2000 : 100).

225 Dans ces rites, les annexes sont conçues comme un substitut du nouveau-né, témoignant de la persistance du lien ontologique l‘unissant aux annexes de sa vie fœtale. Couper le cordon ombilical de l‘enfant apparaît le premier geste d‘une séquence permettant de séparer le nourrisson de sa vie fœtale. Ce geste d‘obstétrique représentait l‘une des premières opérations sur le corps du nouveau-né, individualisant son être en le séparant de sa mère et des organes de sa vie fœtale. Cette séquence se poursuivait d‘une part avec le traitement des annexes, qui, bien qu‘à présent séparées du corps96 du nouveau-né, maintenaient avec lui un lien ontologique. C‘est ce lien qui, au cours de cette séquence, permet à l‘accoucheuse de commencer à façonner le corps et les aptitudes de l‘enfant. Cette séquence se poursuivait également pour le nouveau-né lui-même, et ce geste initiait une série de rites de séparation d‘avec la vie fœtale et d‘agrégation à la vie humaine qui prenaient systématiquement son corps pour objet, et visaient à achever la fabrication de son corps. Ces gestes s‘inscrivaient dans un feuilletage de significations, mêlant une dimension esthétique à des gestes d‘ordre sanitaire, et prêtant à certains d‘entre eux un pouvoir de façonnement.

96 Il existait plusieurs techniques pour traiter la plaie ombilicale. Susie Morgan souligne qu‘après les premiers pleurs de l‘enfant, il fallait à présent éviter de le faire pleurer tout le temps que cicatriserait la plaie ombilicale, pour éviter que son nombril ne soit bombé : « De plus, l‘enfant, parce qu‘il vient de naître, son cordon ombilical était noué. On coupait le cordon ombilical en s‘efforçant de prendre la bonne taille, il était également coupé lorsqu‘il viendrait de naître. On le nouait en évitant de le faire trop long (de nouer trop loin du corps) ou trop court (trop près du corps). Lorsque le cordon était coupé, la plaie ombilicale cicatrisait à l‘aide de plantes. Elle était toujours nettoyée à l‘aide de ces belles plantes blanches, remplacées dès qu‘elles étaient tachées. C‘est ainsi que cicatrisait la plaie ombilicale. De plus, lorsque le cordon était tranché, on ne devait pas le faire pleurer de peur que son nombril soit bombé. Lorsque son nombril est arrangé, soigné, on ne faisait plus attention à éviter de le faire pleurer, mais tant que la plaie n‘était pas soignée, on nous demandait de ne pas le faire pleurer, de peur qu‘il ait le nombril bombé. La plaie ombilicale était nettoyée à l‘aide d‘aigrettes de l‘Arctique (suputaujait), depuis le moment où le cordon avait été coupé et durant toute sa cicatrisation, ces plantes que l‘on mettait sur le nombril, elles sont parmi les plantes, elles étaient même collectées, lorsque quelqu‘un savait qu‘un accouchement aurait lieu en hiver. Pendant l‘été, on les ramassait. Ces plantes que l‘on mettait sur la plaie ombilicale, qui allait cicatriser son nombril après qu‘il ait été coupé, on allait jusqu‘à en collecter pour les conserver. Nous les appelons souvent les qalasirmiutait, « celles qui sont disposées sur le nombril », on les trouve en été, elles sont blanches, ce sont les suputaujait, aigrettes de l‘arctique. […] Je les connais bien ces plantes. Tant que le nombril n‘est pas cicatrisé et depuis qu‘il est coupé, elles servaient à nettoyer la plaie, et en la nettoyant je favorise sa cicatrisation, et de plus, il ne faut pas faire pleurer l‘enfant tant que la plaie ombilicale n‘est pas cicatrisée (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010) ». 226

4.2.2 La toilette : fixer le corps du nouveau-né

Pendant qu‘une personne était partie disposer les annexes, une des assistantes de la parturiente prodiguait les premiers soins au nouveau-né. Alicie Koneak expose la série des soins dont l‘enfant faisait l‘objet, de sa toilette à la première fois que l‘enfant était habillé :

Personne ne faisait rien avec le bébé parce que la mère devait être la première à toucher son bébé. Les personnes qui aidaient ne pouvaient laver le bébé tant la mère ne l‘avait pas touché. Puisque nous n‘avions pas beaucoup de vêtements à l‘époque, on enveloppait le bébé avec des couvertures ou des draps. On ne touchait pas le bébé tant que la mère ne donnait pas la permission de le faire, vraiment. Je connais deux personnes de Quaqtaq qui ont connu ce type d‘accouchement. La mère disait : « Prenez soin du bébé pendant un certain temps parce que je suis faible, et je prendrai soin de lui quand je serai plus forte ». Puisque la mère avait clairement dit ce qu‘il fallait faire, les gens avaient commencé à prendre soin du bébé et à lui mettre quelques vêtements. On cousait habituellement assez rapidement une chemise à l‘aide des veilles machines à coudre manuelles. On fabriquait aussi rapidement un chapeau, car un bébé a besoin de porter un chapeau et une chemise. Plus tard, lorsque le bébé est âgé de quelques jours ou semaines, on lui mettait des vêtements complets. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Selon Alicie Koneak, certaines accoucheuses respectaient parfois une règle voulant que la mère soit la première à toucher son enfant. Ce geste d‘appropriation s‘inscrit dans une séquence, celle de sa première toilette, qui verra l‘enfant être nettoyé, examiné, palpé et touché. Les premiers contacts avec le corps de l‘enfant y prennent parfois une valeur spécifique, fixant certaines caractéristiques du corps du nourrisson. L‘enfant serait ensuite emmailloté, avant que l‘accoucheuse ne prépare les premiers vêtements de l‘enfant, une chemise et un bonnet en particulier. Le premier ensemble de vêtements viendrait plus tard.

La toilette de l‘enfant, comme les gestes obstétriques posés sur son corps lors du traitement des annexes, apparaît à la fois poursuivre des objectifs sanitaires, et s‘inscrire dans la continuité des premiers gestes de séparation de l‘enfant d‘avec sa vie fœtale. Dans la jeunesse des aînées, on n‘utilisait généralement qu‘une pièce de vêtement et un peu d‘eau (Koneak, et al. 2012 : 177). C‘est notamment le vernix, que les aînées jugent sale et qui représente un reste de la vie intra-utérine du nouveau-né qui était visé par cette première toilette, comme le souligne Alicie Koneak : 227 Je me souviens du fait que les nouveau-nés n'étaient pas lavés à l'eau bouillante, mais à l'eau tiède, quand bien même il y avait du sang. Ils faisaient généralement chauffer l'eau pour la tiédir. Quelques femmes enceintes mangeaient trop de gras de caribou durant leur grossesse, et alors le visage de leur enfant, sa tête, son corps, étaient recouverts d'une substance blanche et graisseuse. Je me souviens qu'on utilisait alors de l‘eau que l'on avait bien chauffée pour enlever cette substance grasse. Mais en évitant de manger de ce gras de caribou, le bébé sortait sans difficulté, parce qu'il avait une mère qui avait bien écouté les règlements. Lorsque sa mère avait bien évité de manger trop de gras de caribou, et lorsqu'il n‘y avait pas beaucoup de sang lors de la naissance, le nouveau-né suivait parce que sa mère s'était fréquemment occupée de l'eau quand elle était enceinte. Mais la mère qui n‘avait pas écouté les règlements lutterait pour accoucher, si elle avait mangé trop de gras de caribou ou ne s'était pas assez occupée au contact de l'eau, elle devrait lutter pour enfanter. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

À la naissance, les premiers contacts avec le corps de l‘enfant étaient réputés avoir une influence sur celui-ci. Certains considéraient que « la première fois qu‘on soulève l‘enfant, on doit toujours le prendre par la main droite, nous dit-on, pour qu‘il ne soit pas gaucher et puisse toujours bien travailler » (Stevens 1984 : 11). D‘autres, comme Minnie Arsapaa, n‘hésitaient pas à altérer les conseils reçus : « Une fois, j‘ai dit de prendre le bras gauche de mon nouveau-né, alors que j‘accouchais. Et Sajuili est gaucher, parce qu‘à sa naissance il a été saisi par le bras gauche, parce que je souhaitais qu‘il soit gaucher » (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008).

Pendant la toilette de l‘enfant, d‘autres gestes mobilisaient autrefois cette efficience du premier contact avec le corps de l‘enfant, en particulier pour « fixer » le sexe des garçons. On craignait notamment que leur pénis ne se fende et que l‘enfant se transforme en une petite fille, à une époque où les naissances masculines étaient particulièrement valorisées (Saladin d'Anglure 1978a). Certains aînés, comme Mitiarjuk Nappaaluk, rapportaient en 1966 que le premier contact de l‘accoucheuse avec le pénis d‘un garçon permettait d‘éviter cette transformation : « L'accoucheuse [à la naissance du bébé] doit toucher son pubis afin de savoir si c'est un garçon, afin de savoir s'il a un pénis; afin aussi que [le garçon] ne se fende pas en naissant, car on dit qu'ils peuvent se fendre si on ne les tâte pas ainsi... » (Saladin d‘Anglure 1986 : 42).

228

À Puvirnituq, Davidialuk Alasuaq précisait en 1971 à B. Saladin d‘Anglure que, pour éviter qu‘il ne se fende, on pouvait soit toucher son pénis, soit le regarder attentivement :

Lorsqu'un bébé naissait, si c'était un garçon, l'accoucheuse touchait son pénis afin que le bébé ne se transforme pas en fille [...] on pouvait toucher son pénis ou le regarder quelque temps, surtout pendant qu'on nettoyait le bébé [...] il ne fallait pas regarder ailleurs pour qu'il ne change pas de sexe pendant qu'on le nettoyait [...] (Saladin d‘Anglure 1986 : 42).

Les connaissances inuit relatives à la différenciation sexuelle de l‘enfant distinguent deux périodes. Durant sa vie intra-utérine, le fœtus se développe de manière sexuée97. Puis, dans une période qui s‘étend des prémisses de l‘accouchement aux quelques jours suivant la naissance, ce sexe peut se transformer. Ce phénomène est connu dans tout l‘Arctique canadien inuit (Saladin d‘Anglure 1986), et l‘enfant qui vit une telle expérience est nommé sipijuq, (« celui qui s‘est fendu »). Aujourd‘hui encore, les aînées connaissent ce phénomène de changement de sexe, et plusieurs ont parmi leurs enfants ou petits-enfants un sipijuq. L‘une d‘elle, Maata Tuniq, s‘adresse à Jaaka Jaaka, qui m‘assistait lors de l‘entrevue, et lui rapporte le cas de l‘un de ses adoptés :

Je connais bien ce phénomène. Ton père avait reçu un sauniq (un enfant nommé d‘après lui) à Kuujjuaq et ce jour-là, on m‘a dit que j‘allais adopter une petite fille de Kuujjuaq. Je vais t‘en parler. Ta mère, Marie, m‘apporta le bébé, Uqittuq, envoyé par Annie, qui vivait à Kuujjuaq. En ce temps-là, l‘appareil Beechcraft atterrissait sur l‘eau. Je m‘en souviens très clairement. Je suis allée rencontrer Marie près de l‘avion, j‘allais chercher ma nouvelle petite fille adoptée. Marie tenait le bébé, j‘étais si fière, je répétais que j‘allais adopter un bébé fille. Je décidai de changer sa couche, car je craignais qu‘elle soit

97 Dès que la grossesse était suffisamment avancée, les femmes s‘efforçaient de prédire le sexe de l‘enfant, en fonction notamment de sa position apparente dans le ventre maternel (Koneak, et al. 2012 : 150). Dans cet ouvrage, Alicie Koneak décrit également une technique de divination utilisée autrefois pour deviner le sexe de l‘enfant : « Il y a un autre moyen de connaître le sexe du bébé. On passe un long fil dans le chas d‘une aiguille, et on balance l‘aiguille en la tenant par le bout du fil. Lorsque c‘est un garçon, l‘aiguille se déplace comme ceci, de l‘avant vers l‘arrière. Lorsque l‘aiguille se déplace comme cela à de nombreuses reprises et qu‘elle tourne, c‘est une fille. Voilà comment cela fonctionne. On utilisait cette méthode pour connaître le sexe du bébé. On attache le fil tenant l‘aiguille sur l‘index de la main pour savoir si l‘enfant sera un garçon ou une fille. On tient le fil et l‘aiguille au dessus du ventre, et si c‘est un garçon l‘aiguille bouge de cette manière, de l‘avant vers l‘arrière, et si c‘est une fille l‘aiguille tournoie. C‘est aussi simple que cela, les gens devinaient le sexe du bébé de cette façon dans le passé » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009). Les techniques de divination qui mobilisent des mouvements pendulaires sont particulièrement répandues en Europe, et pourraient avoir été empruntées au début du XXe siècle. Alicie Koneak semble toutefois considérer cette technique comme relevant des connaissances de ses aînées. 229 mouillée. Marie pensait que c‘était une fille tout le temps dans l‘avion. Alors, j‘ai enlevé sa couche et j‘ai vu que le bébé était un garçon. Le mot pour ce changement de sexe est sipijuq. Ainsi, Uqittuq était une fille au début, et se changea en garçon. Je connais bien ce sujet. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Comme leurs ancêtres avant elles, les aînées d‘aujourd‘hui reconnaissent que le fœtus est capable de transformer son identité sexuelle, et évoquent fréquemment leur surprise devant cette transformation inattendue. Elles n‘en reconnaissent pas moins plusieurs causes potentielles à ce phénomène. Une contrariété du fœtus en réaction à des paroles déplacées de la part de sa mère, ou encore, comme le rappelle Susie Morgan, la longueur de l‘accouchement :

Cela je l‘ai entendu, si un enfant tarde beaucoup à naître, alors qu‘il était un garçon il pourrait se transformer en fille. Ces petites filles ressemblent un peu à des garçons, elles se transforment en fille alors qu‘elles étaient des petits garçons, parce qu‘elles se sont efforcées de naître pendant longtemps, ou s‘arrêtant très souvent durant leur passage, ou encore parce qu‘ils se sont efforcés de naître durant longtemps, on dit que ces enfants se sont transformées en filles. […] On dit qu‘il s‘est fendu, alors qu‘il était un garçon et parce qu‘il s‘est transformé en fille, on dit qu‘ils se fendent. On dit de l‘enfant qu‘il est un sipijuq, parce qu‘il a mis bien trop longtemps à naître. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

On reconnaissait à l‘enfant le pouvoir de choisir son sexe à la naissance, et ce pouvoir perdurait pour quelques jours encore après. Durant cette période de transition qu‘est la naissance, le nouveau-né expérimente encore le monde avec la conscience, l‘intentionnalité et la perspective qui prévalaient durant sa vie fœtale. Cette conscience et cette perspective se transforment peu à peu alors que les gestes qui sont posés sur lui – ses premières expériences dans le monde – introduisent de multiples ruptures avec sa vie fœtale, et l‘introduisent peu à peu à son existence humaine.

4.2.3 Former le corps du nouveau-né : usages du vêtement et façonnage manuel

Durant sa toilette, le corps du nourrisson était soumis à un examen rigoureux, avant d‘être « ordonné » (aarqituq) par de multiples gestes de façonnage (aarqiivuq ou aarqisurpuq)

230

qui achevaient le travail de fabrication dont le fœtus avait fait l‘objet durant la grossesse. Nombre de comportements prohibés durant la grossesse risquaient d‘altérer le corps du fœtus et de conduire au développement de divers handicaps ou déficiences (ilusirluk) :

On examinait soigneusement chaque partie du corps, pour voir si le bébé était en santé, s‘il avait un handicap (ilusirluk) quelconque. On regardait absolument partout pour s‘assurer que tout allait bien, ou pour voir si le bébé était de santé fragile. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Dès la grossesse, le corps du nourrisson faisait l‘objet de toutes les attentions, et les multiples comportements maternels susceptibles d‘entraîner des malformations étaient prohibés. Après la naissance, ces interdits n‘avaient plus lieu d‘être, et le travail de modelage réalisé sur le corps du nouveau-né venait prendre le relai. Même en l‘absence de malformation, le corps du nourrisson n‘est cependant pas entièrement formé et apparaît particulièrement malléable. Les adultes privilégiaient deux formes de façonnage du corps, l‘une directe, mobilisant des gestes manuels spécifiques sur la partie du corps concernée, l‘autre indirecte et fondée sur l‘usage de vêtements. Dans les deux cas, on cherchait à ce que le corps se développe avec régularité, en fonction de ses « axes ».

La toilette du nouveau-né était immédiatement suivie du premier emmaillotement98 de l‘enfant, dans des fripes ou de petites couvertures (Cf. Honigman et Honigman 1954 : 32). L‘emmaillotage permettait de faire en sorte de contraindre le corps (timi) et les membres du nouveau-né. Comme Minnie Arsapaa, les aînées considèrent généralement l‘usage de l‘emmaillotement comme un soin, répondant à des besoins essentiels du nouveau-né : « [On l‘emmaillotait] pour ne pas qu‘il ait froid lorsqu‘il est porté sur le dos, et parce que c‘est plus confortable pour lui, mais également parce que les nourrissons sont désarticulés » (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008).

98 L‘usage de couvertures destinées à emmailloter l‘enfant, toujours en vigueur aujourd‘hui, représente une transformation des pratiques liées aux premiers habillages de l‘enfant. Si autrefois, l‘enfant était plutôt disposé dans une poche faite de la peau de petits animaux, l‘usage des vêtements et matériaux achetés au magasin avait entraîné le développement des pratiques d‘emmaillotement. L‘origine de ces pratiques est aujourd‘hui difficile à situer, mais il est possible qu‘elles aient été empruntées aux Amérindiens vivant plus au sud, Cris ou Naskapis notamment. Ce soin du nouveau-né a probablement été renforcé par la pratique de l‘emmaillotement en milieu médical canadien. 231 La tête de l‘enfant était également l‘objet de soins spécifiques, façonnée manuellement par les gestes de l‘accoucheuse, ou à l‘aide des bonnets qui l‘envelopperaient très rapidement. Ce façonnage – esthétique – visait notamment à corriger la déformation du crâne parfois causée par un passage prolongé dans la filière vaginale. Alicie Koneak se souvient d‘avoir été horrifiée lorsque sa mère, une sage-femme expérimentée, avait façonné le crâne de son petit frère :

Quand j‘ai eu mon premier frère, j‘ai frappé ma mère alors qu‘elle tentait de prendre soin de lui. Je lui ai dit : « Maman que fais-tu avec lui ? » J‘ai frappé ma mère au visage, mais elle tentait d‘arranger sa tête, car elle était trop longue, elle la poussait pour qu‘elle prenne une forme plus arrondie. Lorsque le bébé a commencé à pleurer, j‘ai giflé ma mère. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Alacie Tukalak, qui a elle-même pratiqué de tels gestes, explique l‘importance pour le nourrisson de porter un bonnet immédiatement après sa naissance par le risque – sanitaire – que la tête de l‘enfant n‘enfle et ne grossisse99 : « On nous disait que pour éviter que le bébé ait une grosse tête en grandissant, il fallait lui mettre un chapeau tout de suite. Pour que la tête du nouveau-né soit bien formée (aarqituq), on lui mettait un chapeau. » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA).

D‘autres privilégiaient, pour façonner le crâne de l‘enfant, l‘usage du bonnet aux opérations manuelles. Pour Susie Morgan, le port de bonnets réalisés spécifiquement pour l‘enfant, à la taille et de la forme souhaitées, et renouvelés tout au long de la croissance du nourrisson, permettait de faire en sorte que sa tête ait une belle forme, droite, dans l‘axe du corps :

Lorsqu‘il n‘était qu‘un nouveau-né, on ne cherchait pas à arranger son corps. Il n‘y avait que sa tête qui était façonnée (aarqituq), et seulement en portant le nasaq qu‘une personne aura confectionné. On lui couvrait toujours la tête d‘un nasaq fait par une personne, on lui en faisait porter un soit bien à sa taille, et durant toute sa croissance, on lui en faisait porter de nouveaux. Il avait toujours un nasaq sur la tête parce que l‘on voulait que sa tête se mette bien en place (aarqisimatsiaqujaugami). C‘était un nasaq réalisé spécialement par une personne qui pouvait faire en sorte de former sa tête. Pas un nasaq du commerce, seul un nasaq fait spécifiquement pour cela pouvait mettre sa tête en

99 Il est possible qu‘elle fasse ici référence à ce phénomène connu sous le nom d‘hydrocéphalie. 232

place. Ensuite, elle était bien en place, sans façonner son os, mais en étant en contact avec la surface du crâne, ensuite l‘enfant mettrait sa tête en place. S‘il restait sans nasaq durant toute la période où il est un nouveau-né, sa tête pourrait n‘être pas correctement disposée dans son axe (tukiqarajanngimat), on nous disait cela. Ils utilisaient pour donner une bonne forme à la tête de l‘enfant un nasaq fait par une personne. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Au-delà de son importance esthétique et sanitaire, le bonnet est un outil de façonnage (aarqisuiguti) du corps de l‘enfant, qui vise notamment à ce que la tête de l‘enfant se développe de manière esthétique, bien alignée dans l‘axe du cou. Les pieds et mains du nourrisson faisaient également l‘objet d‘interventions manuelles spécifiques, renouvelées durant ses premiers jours de vie. Alacie Koneak se souvient des gestes de façonnage de sa mère. Comme la tête de l‘enfant, on souhaitait que les mains et pieds se développent en bon ordre, « droits » (tukimuangajuq) :

De plus, si les doigts n‘étaient pas droits (tukimuatsiangituarmata), ils prenaient la main ici et faisait cela en les pétrissant sur la longueur, même les pieds. Je me souviens avoir vu ma mère faire cela. [...] Ils voulaient que leurs petits corps grandissent droit (tukimuatsiaqujautsuni), les doigts, les orteils, et leur tête; les nouveau-nés étaient examinés parce que les gens voulaient qu‘ils grandissent normalement. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Ces gestes de façonnage n‘étaient pas seulement des soins destinés à parachever le corps de l‘enfant, à le rectifier au besoin, et à lui conférer une esthétique100. Les mains du nouveau- né faisaient l‘objet de grandes attentions, et les gestes de l‘accoucheuse permettaient de travailler celles-ci de manière à les rendre habiles et rapides :

Si vous devenez mon arnaliaq, alors que vous êtes encore très petit, vos cheveux seront tirés de cette façon, sur la longueur. La sanajik prétendait pouvoir faire pousser des cheveux très longs et développer des mains agiles en pétrissant les mains. Disons que vous êtes un nouveau-né, comme ça, je rends

100 Dans une étude de satisfaction portant sur les services de santé installés au Nunavik, publiée en 1971, un passage issu de communications avec B. Saladin d‘Anglure relève plusieurs gestes esthétiques dont je n‘ai pas trouvé de trace auprès des aînées avec lesquelles j‘ai travaillé : « Si c‘est une fille elle [l‘accoucheuse] lui léchera le corps afin de la rendre jolie […]. L‘accoucheuse recueille le méconium de la fillette et elle lui en enduit la tête; de cette façon, la fillette aura de beaux cheveux longs plus tard. L‘accoucheuse lui bouge les doigts afin de la rendre habile couturière […]. Dans le cas d‘un garçon, dès qu‘il ouvrira les yeux on les lui lèche pour qu‘il ait une bonne vue à la chasse. Cette fonction de la vue est très importante pour être un bon chasseur. L‘accoucheuse lui fera faire de la gymnastique pour le rendre beau, bien formé, agile, etc.… » (Bérubé, et al. 1971 : 80). 233 vos mains agiles. C‘est ce que la sanajik avait l‘habitude de faire. [...] Tout cela parce que leur sanajik voulait qu‘ils soient habiles et rapides. Ils touchaient leurs mains pour les rendre agiles, et ils touchaient aussi les cheveux. (Alacie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Ces gestes s‘inscrivaient dans un feuilletage de significations, mêlant une dimension esthétique à des gestes d‘ordre sanitaire, et prêtant à certains d‘entre eux un pouvoir de façonnement. La sanajik de l‘enfant, qui le plus souvent procédait à ces gestes, fabriquait réellement le nouveau-né en façonnant aussi bien son corps que sa personne, à travers ses aptitudes. Elle reproduirait ces gestes de façonnement durant toute l‘enfance, en particulier à l‘occasion de ses premières performances.

4.2.4 Le vêtement : opérateur privilégié de l’appropriation de l’enfant

L‘enfant, déposé sur une couverture ou emmailloté, ne recevait pas immédiatement ses premières pièces de vêtement. C‘est à la sanajik de l‘enfant que revenait la tâche de réaliser très rapidement les pièces qui constituaient la layette. On s‘inquiétait des risques que le froid faisait courir à l‘enfant : « on faisait un nasaq pour le bébé tout de suite, car sinon sa tête allait prendre froid, surtout s‘il était né durant l‘hiver. Les vêtements les plus importants étaient le chapeau, la chemise, les bas » (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA). Les témoignages des aînées concordent sur la séquence selon laquelle le nourrisson serait habillé, de la tête aux pieds, par le port d‘un bonnet, d‘une chemise, puis de chaussettes ou bas. La sanajik de l‘enfant se chargeait de l‘habiller, et de préparer dans cet ordre, rapidement, la layette de l‘enfant :

La sanajik aidait beaucoup. Elle cousait aussi des vêtements après la naissance du bébé, et elle restait là jusqu‘à ce qu‘elle ait fini. Elle cousait une partie des vêtements, une chemise par exemple. Autrefois, il n‘y avait pas de vêtements tout faits pour les nouveau-nés, alors il fallait rapidement faire des vêtements pour pouvoir vêtir l‘enfant, même une simple chemise ou des bas. La sanajik ne laissait pas son arnaliaq ou son angusiaq après sa naissance. Elle terminait sa couture le jour même, ou le jour suivant, confectionnant rapidement une chemise, et elle faisait les bas ensuite. Voilà ce qu‘elle faisait. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Les aînées rapportent fréquemment qu‘il leur était demandé, durant la grossesse, de ne rien préparer pour l‘enfant à naître, et en particulier de ne pas coudre ses futurs vêtements à 234

l‘avance. La confection des vêtements du nouveau-né faisait donc partie des premières tâches à réaliser, rapidement, après l‘accouchement. Si pour certaines c‘est l‘incertitude quant à la survie du fœtus qui impliquait de ne pas mésuser des rares matériaux disponibles (Koneak, et al. 2012 : 150), d‘autres considèrent que la couture anticipée des vêtements destinés à habiller l‘enfant, avant la fin de la grossesse, menaçait sa survie :

Lorsqu‘une femme était enceinte, on lui demandait de ne pas faire de vêtements pour l'enfant, on ne voulait même pas qu‘elle fasse un amauti. On dit que l‘enfant, lorsqu‘il naîtrait, si jamais il devait naître finalement, pourrait complètement « s‘assécher » (qunullituq) à cause des vêtements (qui lui sont destinés), si on lui avait préparé des vêtements et si elle avait préparé un amauti. On nous demandait de ne pas coudre de vêtements tant que l‘enfant n‘était pas né, car on nous disait que l‘enfant risquerait de s‘assécher, il pourrait mourir. On ne voulait pas que nous préparions quoi que ce soit tant qu'il n'était pas né. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Susie Morgan associe clairement la couture anticipée de la layette et de l’amauti à un risque de mort du nouveau-né. Elle emploie spécifiquement le terme qunullituq, qui renvoie à l‘idée d‘un assèchement, d‘une plante ou d‘une plaie par exemple, et souligne la perte par l‘enfant de sa vitalité. On n‘utilisait pas de vêtements usagés pour vêtir l‘enfant, et ce rite d‘agrégation que représente le premier habillage de l‘enfant ne devait sous aucun prétexte être initié avant la naissance de l‘enfant.

Les conséquences de ce piqujaq sont que la réalisation puis le don de ses premiers vêtements à l‘enfant sont la prérogative de la sanajik de l‘enfant. Sur la côte est de la baie d‘Hudson, c‘est par ce rite du don de vêtements et du premier habillage de l‘enfant qu‘une personne devient la sanajik de l‘enfant. Chez les habitants de l‘Ungava et du détroit d‘Hudson, où c‘est la personne qui coupe le cordon de l‘enfant qui devient sa sanajik, ce geste faisait également partie de ses prérogatives. Ces vêtements qui appartiennent alors en propre à l‘enfant sont les premiers dons qui lui sont faits, et l‘introduisent au monde de la société humaine, en initiant une première interaction sociale dans une relation qui fera du don une de ses caractéristiques essentielles101 (cf. chapitre 6.1.1).

101 Ainsi, chez les Itivimiut, les accoucheuses ne recevaient aucun présent pour leur aide à la naissance. Seule la sanajik recevrait en cadeau les premières performances de l‘enfant. Chez les Tarramiut, les accoucheuses 235 Habiller l‘enfant implique de la part de la sanajik un premier don fait à l‘enfant102, et associe en cela des valeurs de reconnaissance – d‘agrégation – à un processus de protection et de façonnage de son corps et de sa personne. C‘est une forme d‘appropriation de l‘enfant symboliquement très chargée, et susceptible d‘être mobilisée dans des séquences rituelles plus complexes. Minnie Arsapaa a ainsi vécu un rite apparemment spécifiquement conçu pour elle par sa sanajik, qui mobilise le vêtement comme symbole d‘une nouvelle naissance :

Je n‘étais encore qu‘un nouveau-né, et je n‘avais pas encore de vêtement quand je suis devenue l‘arnaliaq de ma sanajik. Je suis devenu son arnaliaq lorsqu‘elle m‘a fait passer à travers la manche de son vêtement jusqu‘à m‘en faire ressortir ici. Elle expliquait qu‘en procédant ainsi, elle a fait en sorte que je ne m‘égare jamais, dans la poudrerie par exemple. Je ne peux pas me tromper de chemin, je ne peux pas oublier ce que j‘ai déjà vu une fois. Parce qu‘elle a procédé de cette manière, qu‘elle m‘a fait ressortir de la manche de son vêtement, et en le faisant sur son invention (isumainnaqijuqarsiasuni), ma mère n‘a jamais essayé de m‘empêcher de la voir. Elle m‘a fait passer à travers sa manche, puis ressortir, alors que j‘étais nue, alors que je n‘avais pas de vêtements. […] Elle m‘a simplement raconté qu‘elle m‘avait passé à travers la manche de son vêtement, et m‘avait fait ressortir à son extrémité jusqu‘à ce que je sois sur la neige au sol, quand j‘étais encore un nouveau-né. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

Minnie Arsapaa avait à la naissance une sœur jumelle, qui vécut seulement quelques années, et chacune avait sa propre sanajik. Celle de Minnie Arsapaa a posé un geste spécialement pour elle, qui fait du vêtement à la fois l‘instrument d‘une appropriation incontestable de l‘enfant, et l‘opérateur d‘une seconde naissance – sociale et donc symbolique – de l‘enfant. Ce geste visait également à façonner l‘individualité de cet enfant, en lui offrant spécifiquement une capacité singulière, comme aimaient parfois le faire

recevaient de tels présents dès la naissance de l‘enfant, en tant que sanajik de l‘enfant également, comme en témoigne le mot désignant autrefois ces dons qillaqutik, un « don de reconnaissance pour avoir noué le cordon ombilical » (Saladin d‘Anglure 2000 : 92). 102 Aujourd‘hui, ces premiers vêtements – reçus à la naissance de l‘enfant ou réalisés par soi-même – sont fréquemment exposés sur les murs des maisons, ou suspendus quelque part. Au cours d‘une entrevue, Maata Tuniq faisait justement remarquer le premier bonnet qu‘elle fit à l‘un de ses petits adoptés, accrochés sur le mur de sa chambre : « Les femmes faisaient des chapeaux pour les nouveau-nés. Tu peux voir là-haut le chapeau d‘Uqittuq qui est accroché au mur. C‘est moi qui l‘ai fait, car j‘ai adopté Uqittuq d‘une autre famille » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA). 236

certaines sanajik avec un enfant en particulier103. La sanajik était bien la créatrice de l‘enfant, en ce sens qu‘elle travaillait dès sa naissance le corps comme les capacités futures de l‘enfant, sa personne.

4.2.5 Le pouvoir des paroles de la sanajik

C‘est pendant la séquence rituelle qui nouait la relation entre l‘enfant et sa sanajik que les rites de la naissance prenaient toute leur dimension. Pendant qu‘elle habille l‘enfant, ou alors qu‘elle coupe le cordon ombilical, la sanajik de l‘enfant lui parlait, en le regardant bien, et initiait sa tâche qui consiste à rendre l‘enfant habile, pisitik. Maata Tuniq souligne à quel point ces paroles, ces « vœux » de la sanajik, et le façonnage de ses mains étaient liés par un même objectif :

Elle rendrait l‘enfant habile (pisitik), en lui disant quels exploits il accomplirait en grandissant. C‘est que la sanajik voulait que son angusiaq ou son arnaliaq excelle dans tout ce qu‘il ou elle entreprendrait. C‘était la coutume. Ma propre sanajik pétrissait mes mains à ma naissance, car elle voulait que je fasse de grandes choses de mes mains. Toutes les sanajiit faisaient cela, et elles le font toujours. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Ces vœux prononcés à la naissance visaient, comme le façonnage du corps de l‘enfant, à rendre celui-ci habile, et à le faire exceller dans l‘acquisition des savoir-faire qui seraient les siens. On souhaitait autrefois à une petite fille de devenir une habile couturière, à un garçon un bon chasseur :

Le ou la sanajik disait seulement des choses positives au bébé, mentionnant des activités dans lesquelles il aurait du succès. Pas comme jouer aux cartes, on parlait seulement de bonnes choses : « Tu auras du talent », « Tu chasseras très bien », « Tu seras un vrai chasseur », on disait de tels mots, « Je veux que tu sois bonne couturière, un bon chasseur ». Et donc, certaines disaient de bonnes choses, qui se révélaient exactes avec le temps. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Ces paroles étaient relativement standardisées, bien que certaines personnes aujourd‘hui s‘efforcent d‘investir l‘enfant de capacités plus originales. Comme le souligne avec

103 À Puvirnituq, une jeune femme s‘était vue souhaité par sa sanajik d‘être une habile joueuse de cartes. Ces pratiques de vœux sont détaillées dans la partie suivante. 237 délicatesse Lizzie Irniq, certaines étaient plus douées que d‘autres lorsqu‘elles disaient ces paroles à l‘enfant. Pour les aînées, ces paroles qui témoignent d‘une véritable interaction sociale s‘adressent à l‘enfant pendant cette période de transition durant laquelle l‘enfant a encore toute sa conscience :

Le ou la sanajik voulait toujours que le bébé soit excellent en tout. « Tu seras une bonne couturière », « Tu seras un excellent chasseur », « Tu seras une bonne personne », voilà ce qu‘on disait à l‘enfant pendant qu‘il écoutait. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

L‘explication de Lizzie Irniq est claire : la sanajik de l‘enfant lui expose ses attentes pendant que le nouveau-né l‘écoute. Ces paroles sont donc peut-être moins des vœux que des instructions, portant autant sur ses futures qualités morales que sur ses capacités, qui lui sont directement adressées.

Conclusion : façonner le corps et la personne du nouveau-né

Une fois les rites de naissance accomplis, l‘enfant était prêt à être rencontré par les membres de la famille et du camp. Adultes et enfants se succédaient pour le découvrir et l‘accueillir, en lui serrant la main. Les descriptions d‘I. Honigman (1954 : 32-3) et de E. Varkony (1967 : 53-6), réalisées respectivement à la fin des années 1940 et dans les années 1960, témoignent de l‘intense socialité qui régnait à la naissance d‘un enfant. Elles demeurent très actuelles dès lors que l‘accouchement se déroule dans la communauté où vit la famille de l‘enfant, comme en témoigne notamment l‘excellent film d‘A. Breton (2012), nutaraqtaariavittuq, réalisé à Inukjuak. Les sages-femmes de Puvirnituq me décrivaient elles aussi l‘incessante succession des visites dans leur maternité, adressées au nouveau-né bien plus qu‘à la mère. Les femmes qui donnent naissance loin de leur communauté mobilisent quant à elles immédiatement tous les moyens de communication à leur disposition, et téléphonent généralement à leurs plus proches parents dans les minutes suivant l‘accouchement. Elles utilisent également les réseaux sociaux pour y envoyer les premières photos du nouveau-né, en dépit de l‘éloignement.

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Cette intense socialité contraste tout de même avec les descriptions de la réclusion et de l‘isolement qui caractérisaient autrefois l‘accouchement et les rites de la naissance dans la région d‘Iglulik (Rasmussen 1929 : 170-5) et parmi les Netsilik (Rasmussen 1931 : 258- 61). Les femmes y valorisaient un accouchement solitaire, dans un abri spécifique (irnivik), et se voyaient ensuite soumises à réclusion pendant plusieurs semaines. Au Nunavik, la présence d‘accoucheuses et d‘assistantes, et le fait que l‘accouchement ait lieu dans la maison de la parturiente, rapprochent apparemment ces séquences de l‘accouchement et des rites de la naissance des descriptions offertes par D. Jenness (1922 : 165) et K. Rasmussen (1932 : 40-1) chez les Inuit du Cuivre, ou chez ceux du Caribou (Rasmussen 1930 : 61-2). Plus généralement, chez la plupart des groupes de l‘actuel Nunavut, certains interdits alimentaires de la grossesse – sous la juridiction d‘êtres non-humains – étaient autrefois maintenus après l‘accouchement pendant une année entière. Ces allirusiit ont été complètement abandonnés avec la conversion au christianisme (Laugrand 1997c : 691-5), avec la disparition des notions d‘« impureté » et de « contagion » au cœur des relations entre procréation humaine et êtres non-humains, et on n‘en retrouve plus trace dans les rites de la naissance.

Ce chapitre, centré sur les années 1930 à 1960, semble donc illustrer la radicalité des changements rituels que la conversion au christianisme a pu entraîner. Pourtant, si la naissance représente certainement une période rituelle profondément modifiée par l‘abandon du chamanisme, les souvenirs des aînés semblent également révéler une séquence mobilisant de multiples interventions sur le corps de l‘enfant, et où le rôle de la sanajik de l‘enfant apparaît essentiel. Ces pratiques destinées au nouveau-né – soins et rituels – semblent s‘inscrire dans une profonde continuité avec les descriptions proposées notamment par D. Jenness (1922 : 165) chez les Inuit du Cuivre, lorsqu‘il décrit par le menu le façonnage du corps entier des enfants – de leurs membres, doigts, et figure – et qu‘il souligne l‘importance de la relation entretenue dès lors par l‘enfant avec son façonneur. Ces gestes, attestés à l‘échelle de l‘aire inuit (Boas 1901 : 161, Rasmussen 1929 : 175, 1931 : 261-2, Boas 1907 : 485), avaient peu attiré l‘attention des ethnographes autrefois, alors qu‘ils introduisent aux processus de formation de l‘enfant, de son corps comme de ses capacités. 239 Ces rites et soins de la naissance apparaissent ainsi avoir été reconduits après la conversion au christianisme, et inscrits dans une séquence cérémonielle globalement identique à l‘échelle du Nunavik : section du cordon et traitement des annexes, toilette du nouveau-né, façonnage du corps et du crâne de l‘enfant, habillement. Seul changeait le contexte relationnel spécifique aux différents rites et soins composant cette séquence, certains relevant des fonctions de l‘accoucheuse (piarartaatitsiji/nutarartaatitsiji), la sage-femme en charge de l‘accouchement, d‘autres des fonctions de la sanajik de l‘enfant. Ces deux rôles étaient généralement fusionnés chez les Tarramiut et Siqinirmiut de la baie d‘Ungava, mais disjoints chez les Itivimiut.

La naissance commandait une succession d‘opérations sur le corps du nouveau-né, visant à le séparer de sa vie fœtale et à le faire pleinement accéder à sa vie humaine de nouveau-né. Premières parmi ces opérations, la section du cordon et le traitement des annexes apparaissent d‘abord autant de gestes aussi bien obstétriques que rituels qui opèrent deux ruptures constitutives du nouveau-né en tant qu‘individu et personne, séparant le fœtus de sa mère, et mettant dès lors fin aux piqujait de la grossesse, mais également séparant le nouveau-né de son corps fœtal. À la naissance, les annexes, et en premier lieu le placenta, sont en effet encore ontologiquement liées au nourrisson. Cette identification des annexes fœtales au corps du nouveau-né commande une régulation stricte des moyens de disposer des annexes, et de définitivement séparer celui-ci de sa vie fœtale. Ces opérations individualisent son corps, et inaugurent une série de gestes de séparation et d‘agrégation à la vie humaine qui à leur tour prendraient systématiquement son corps pour objet.

Si, chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, couper le cordon permettait à l‘accoucheuse d‘accéder au statut de sanajik de l‘enfant, chez les Itivimiut, c‘est la première habilleuse de l‘enfant qui accédait à ce statut. Comme le souligne B. Saladin d‘Anglure (2000 : 110), on a affaire à deux aspects du même passage, le premier apparaissant clairement un rite de séparation, le second, un rite d‘agrégation à la vie

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humaine104. Sitôt après la naissance, l‘enfant était simplement glissé et enroulé dans des couvertures, mais ne recevait pas immédiatement ses premières pièces de vêtement. La réalisation des premiers vêtements de l‘enfant était en effet la prérogative de la sanajik, dans les deux régions. Il fallait impérativement que les vêtements soient neufs, et réalisés après la naissance de l‘enfant, comme s‘ils devaient accompagner son accession à l‘existence humaine, et marquer la rupture avec l‘existence fœtale de l‘enfant. Surtout, la symbolique d‘agrégation portée par les premiers vêtements de l‘enfant émergeait du dispositif relationnel qu‘ils médiatisaient : ces vêtements s‘avèrent le premier don fait à l‘enfant par sa sanajik, qui l‘installe dès lors comme partenaire d‘un échange social qui caractérisera leurs relations durant toute son enfance et ses années d‘apprentissage. Ce don apparaît en cela performatif de la reconnaissance de l‘enfant, mobilisant avec le vêtement une forme d‘appropriation symboliquement très chargée, qui apparaît plus claire encore lorsque l‘on constate le pouvoir de façonnage du corps de l‘enfant attribué aux premiers vêtements.

À la naissance, on vérifiait soigneusement que l‘enfant était né sans handicap (ilusirluk), et que sa formation intra-utérine s‘était bien déroulée. Durant cet examen, et les jours qui suivaient la naissance, on procédait aux premiers gestes de façonnage de son corps, soit en posant certains gestes directement sur son corps, soit à l‘aide des premiers vêtements dont il serait revêtu. Les premiers contacts avec le corps du nouveau-né recelaient en effet un véritable pouvoir, permettant notamment de fixer ou de façonner certaines des caractéristiques de l‘enfant. Nombre de ces gestes de façonnage du corps de l‘enfant relevaient d‘objectifs esthétiques, visant à ce que le corps de l‘enfant se développe harmonieusement. À cet égard, les premiers vêtements de l‘enfant remplissaient une fonction similaire, permettant de rendre ce façonnage plus doux et moins direct. D‘autres gestes, notamment ceux qui visaient les mains de l‘enfant, façonnaient non seulement son corps mais ses futures habiletés et capacités en tant que personne. Ces gestes visant à façonner ses habiletés, opérés par la sanajik de l‘enfant, donnaient tout son sens au titre de

104 Pour B. Saladin d‘Anglure (2000 : 110), il apparaît difficile de savoir si ces deux rites ne constituent, originalement, que des variantes ou des moments très proches dans une même séquence cérémonielle, ou si, sous l‘influence du christianisme, les Itivimiut ont à un moment privilégié le second, plus proche des rites accompagnant le parrainage chrétien. 241 celle-ci, « celle qui fait, qui façonne » l‘enfant. Ils apparaissent en effet caractéristiques de cette relation inaugurée à la naissance, et seront reproduits tout au long de l‘enfance. Tous ces rites et soins faisaient de la séquence rituelle de la naissance une période durant laquelle le corps du nouveau-né était peu à peu séparé de son existence fœtale, examiné et nettoyé, puis finalement vêtu. Durant cette période où chaque geste participait du passage de l‘existence fœtale à l‘existence humaine, le nouveau-né manifestait encore, pour un temps, de certaines des capacités dont il bénéficiait durant sa vie fœtale. Il bénéficiait notamment de la conscience qui caractérisait sa vie fœtale, et plusieurs pratiques visant à façonner sa personne se fondaient dès lors sur cette continuité. Ainsi, lorsque la personne accomplissait le geste qui faisait d‘elle la sanajik de l‘enfant – couper le cordon ombilical ou habiller l‘enfant –, elle s‘adressait à lui et lui exposait ses attentes quand au développement de ses capacités morales, sociales, et physiques. Alors que l‘enfant l‘écoutait prononcer ces paroles, elle s‘efforçait donc déjà de faire de l‘enfant un être habile et compétent (pisitik), et entamait son travail sur l‘enfant de manière à ce qu‘il acquière tous les savoir-faire caractéristiques de son identité de genre.

Comme l‘avait remarqué L. Guemple (1969), la relation entre l‘enfant et sa sanajik s‘apparente à une relation de parenté, usant de termes d‘adresse et de référence différenciés selon le sexe de l‘enfant. Ainsi, chez les Tarramiut et les Siqinirmiut de l‘Ungava, le garçon que l‘accoucheuse a aidé à naître la désigne par le terme arnaqutiga (« la femme qui m‘est liée »), et la fille par celui de sanajiga (« celle qui m‘a fabriqué »). Pour l‘accoucheuse, l‘enfant est inuliara (« l‘être que j‘ai fabriqué »), soit arnaliara (« la femme que j‘ai fabriquée »), soit angusiara (« l‘homme que j‘ai fabriqué »). Ces termes sont identiques chez les Itivimiut, qui utilisent cependant sanajik plutôt qu‘arnaqutik. Par ailleurs, cette relation n‘est pas exclusivement dyadique, puisque deux filles ayant la même sanajik utiliseront pour se désigner le terme arnauqatik, et deux garçons le terme angutauqatik (Koneak et al. : 201). Ces termes témoignent d‘une relation où le genre (gender) de l‘enfant est constamment mis de l‘avant, comme catégorie sociale englobante définissant les capacités de la personne (Guemple 1986). Lors des rites de la naissance, les paroles qu‘elle adressait à l‘enfant témoignent elles aussi de cette association des identités de genre à un

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ensemble de capacités : le petit garçon deviendra un bon chasseur, la petite fille une couturière habile.

À la naissance, la sanajik commence son travail de façonnement de l‘enfant : elle individualise son corps, lui donne une belle forme, l‘habille et l‘accueille dans le groupe; elle travaille également, à l‘aide de ses paroles et de ses gestes, à façonner les capacités de l‘enfant, à développer ses habiletés, ses aptitudes. En somme, elle travaille déjà l‘habitus de l‘enfant et développe sa capacité d‘agir sur le monde et dans la société, après l‘avoir séparé de son existence fœtale. E. Viveiros de Castro (2009 : 39) soulignait l‘influence essentielle du corps sur la spécificité des « perspectives » : les manières de faire usage des corps, et les dispositions qui y sont inscrites – alimentation, lieux de vie, taille même –, singularisent les êtres, et différencient leurs perspectives sur le monde. Justement, les pratiques que je viens de décrire traitent avec beaucoup d‘attention les parties du corps fœtal qui se voient détachées du corps du nouveau-né, les annexes et le placenta en particulier, dans une séquence rituelle marquée par le perspectivisme. Sortir rapidement les annexes de la maison représente une promesse de futurs accouchements rapides, et on comprend très clairement la signification d‘un tel geste dans le cadre de la perspective fœtale. Le lien indéfectible entre corps et perspective fœtales paraît solidement établit par ces pratiques, et invite à considérer toute l‘importance de ces rites de séparation dans la séquence de la naissance; au contraire, les multiples formes de traitement du corps du nouveau-né qui suivaient ces rites de séparation avaient clairement une portée agrégative, façonnant le corps neuf du nouveau-né dans un contexte neuf et, régi, en puissance, par l‘isuma plutôt que le perspectivisme.

Les rites de la naissance témoignent d‘une profonde continuité, au milieu du XXe siècle, des conceptions du corps, de son façonnement, et de l‘acquisition des capacités et aptitudes. Pour autant, les travaux de L. Guemple (1965) ou de B. Saladin d‘Anglure (1970) soulignaient que ces capacités et aptitudes de la personne n‘étaient pas nécessairement toutes « acquises » par le façonnement des adultes ou l‘investissement de l‘enfant dans l‘apprentissage, mais en quelque sorte « transmises », avec le nom en particulier. Le chapitre suivant interroge la continuité, en contexte chrétien, des pratiques de transmission 243 du nom (atiq), et de ces conceptions associant à la transmission d‘un nom la transmission d‘attitudes ou d‘aptitudes. En cela, il permettra d‘aborder plus en détail les conceptions inuit de l‘habitus – de son acquisition comme de sa transmission –, et de revenir sur l‘accession de l‘enfant au statut de personne. Avec les façonnements de l‘enfant, la transmission du nom représente une étape essentielle au passage de la vie fœtale à une existence proprement humaine, et la description des pratiques et conceptions qui y sont associées permet de tracer un tableau complet de ce passage essentiel, et de mieux cerner les qualités spécifiquement imputées au nouveau-né.

244 Chapitre 5. L’identité en partage : le nom (atiq) et la construction relationnelle de la personne

arnaruuq ilagitjutituummat « On dit que les femmes sont au centre des relations familiales et en sont l‘essence » (Minnie Annahatak, in Avataq Cultural Institute 1984 : 22,24)

Durant la grossesse, le fœtus est envisagé comme une personne en puissance. Vivant en symbiose avec sa mère, il n‘en témoigne pas moins d‘une conscience, d‘une sensibilité et d‘une émotivité qui lui sont propres. Toute action maternelle est dès lors susceptible de se transformer en interaction, et se voit systématiquement régulée. Les piqujait de la grossesse, de même que certains rites parfois mobilisés lors de l‘accouchement, témoignent de modes d‘interaction avec le fœtus qui se fondent sur la connaissance de sa perspective spécifique sur le monde. À la naissance, cette conscience et cette perspective caractéristiques de sa vie fœtale perduraient quelques temps. Les paroles que lui adressent alors sa sanajik mettent à profit cette période liminaire, durant laquelle le nouveau-né est réputé bénéficier encore de la conscience de sa vie fœtale.

Les rites et soins dont l‘enfant est entouré à sa naissance contribuent à le séparer de son existence fœtale et parachèvent la formation de son corps, de son identité sexuelle, et de son habitus. À présent identifié comme un être humain (inuulirtuq), le nouveau-né est apte à recevoir ses noms (atirtaatitaujuq), et à être identifié en fonction de ceux-ci. Bien que le choix de certains des noms soit établi dès la grossesse, ce n‘est qu‘une fois né que l‘enfant serra effectivement nommé. Il n‘est pas rare que le choix même des noms de l‘enfant ne commence à être envisagé qu‘après sa naissance, du moins par ses parents, et il peut arriver que quelques jours passent avant qu‘il ne reçoive son premier nom. Certaines circonstances exceptionnelles pouvaient plus tard conduire l‘enfant à recevoir des noms supplémentaires, au cours de ses premières années de vie.

245 Le passage de l‘état fœtal à une vie nouvelle de nouveau-né implique pour être accompli que l‘enfant reçoive un nom, qui situera et intégrera l‘enfant au sein d‘un maillage social dense, et d‘abord au sein de son univers de parenté (Guemple 1965; Saladin d'Anglure 1970a; Guemple 1976; Saladin d'Anglure 1998a, 2006c; Dupré 2007). Comme le rappelle Taamusi Qumaq dans son encyclopédie de la culture inuit sivulitta piusituqangit (1988), le nom personnel (atiq) est avant tout un nom éponymique :

Dès qu‘une famille accueille un nouvel enfant, celui-ci reçoit un nom éponymique, et devient l‘homonyme de cette personne, quelle qu‘elle soit, une personne qui voulait recevoir un homonyme, une personne dont on désirait qu‘elle devienne l‘éponyme, ou encore une personne décédée. L‘enfant vous entretient dans le souvenir d‘une personne (irqaumatsiguti) décédée, ou même d‘une personne vivante. Voici le sens de cette pratique : lorsqu‘une femme a un enfant, une petite fille, et que sa propre mère est décédée, si elle transmet le nom de cette dernière à sa petite fille, elle pourrait considérer la fillette comme sa propre mère en l‘appelant dès lors « mère ». Ainsi, elle pourrait la prendre pour sa mère quand l‘enfant lui ressemble et montre des comportements (piusiq) identiques à ceux de son éponyme. De la même manière, lorsqu‘une femme donne naissance à un petit garçon, elle lui donnera le nom de son père à elle. Lorsqu‘une personne veut transmettre son nom et obtenir un petit homonyme, avant même que l‘enfant ne soit né, elle en fera part à la future mère, n‘importe qui peut le faire, même s‘il s‘agit d‘une personne extérieure à la communauté. Cet usage ancien est toujours pratiqué de nos jours, et certaines personnes transmettent même leur propre nom à leurs enfants. Cet usage qui fait partie de notre culture est très utile car il offre un moyen très efficient de se souvenir des défunts. L‘enfant ressemblera à son défunt éponyme, et la famille de ce dernier offrira toutes sortes de choses à l‘enfant. Cet usage est considéré comme un moyen d‘aider les gens, et il est utilisé sans cesse. Absolument tous les Inuit ont un éponyme, et chacun appelle celui-ci saunira, « mon éponyme ». (Qumaq 1988 : 16)

Dans cet article rédigé entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, Taamusi Qumaq insiste sur la persistance des pratiques et significations reconnues à la transmission éponymique du nom, et souligne la latitude dont disposent les familles quant au statut et à l‘identité de l‘éponyme. Le nom peut provenir aussi bien d‘un éponyme vivant que d‘un défunt. Ce peut être une personne de l‘entourage qui souhaite voir le nom transmis à l‘enfant, ou l‘expression d‘un désir de l‘éponyme lui-même – qu‘il soit, on le verra, vivant ou décédé. Taamusi Qumaq insiste également sur la valeur mnésique du nom, et sur la façon dont cette mémoire de l‘éponyme, habitant les vivants, façonne l‘identité et la 246

personne de l‘enfant. Identifié à son éponyme, l‘enfant est ainsi susceptible d‘hériter de son statut social et familial tout comme de ses piusiit – de son habitus (Saladin d'Anglure 1970a).

Parallèlement à cette persistance des pratiques et significations associées à la transmission des noms personnels, il faut souligner que la sédentarisation s‘est accompagnée de plusieurs changements dans le système anthroponymique inuit, considéré dans son ensemble. Ainsi, autrefois, il était fréquent d‘identifier et de désigner un camp entier à l‘aide du nom personnel105 de celui qui le dirigeait, l‘angajurqaaq. Lors de la Conférence des Anciens organisée à Kangirsuk par l‘Institut Culturel Avataq, en 1981, Johnny Epoo évoquait cette pratique dont il avait fréquemment été le témoin :

Quand nous vivions encore dans des camps où il n‘y avait pas de Blancs, on enregistrait les camps entiers au nom de quiconque les dirigeait. Par exemple, à Inukjuak, il y a de nombreuses familles du nom d‘Iqaluk. Ceci résulte de la coutume voulant qu‘on prenne le nom du chef du camp, de sorte que même les gens dont le véritable nom de famille n‘est pas Iqaluk l‘ont adopté. Par conséquent, les jeunes enfants qui ne sont pas au courant de ces différences acceptent l‘idée que les gens doivent être frères quand en réalité ils ne le sont certainement pas. (Johnny Epoo, in Avataq Cultural Institute 1983 : 17)

Ce nom référant à l‘ensemble d‘un camp, envisagé comme un collectif, était fréquemment désigné par le terme nalunaikkutaq (ibid. : 14), et s‘inscrivait dans des pratiques d‘identification profondément ancrées dans les structures sociales de la vie nomade. Plus loin dans la discussion, Tuumasi Kudluk ajoutera les noms de plusieurs des principaux groupes familiaux du Nunavik (Tuumasi Kudluk, in Avataq Cultural Institute 1983 : 20). Tiivi Etok évoque à son tour les usages anciens qui permettaient de nommer un groupe entier. Comme Johnny Epoo, il regrette la confusion dans la reconnaissance des liens familiaux introduite par l‘attribution de noms de famille qui ne tenaient pas compte des pratiques préexistantes de dénomination des familles et des camps :

105 On ajoutait alors à ce nom personnel l‘infixe –kkut, pour désigner le groupe dans son ensemble par ce seul nom. 247 Mon père s‘appelait Aatami et ma mère, Sarah. En fait, le nom de famille (atirusiq) de mon père était Ukuatsiajuaq, Aatami Ukuatsiajuaq. Toute notre famille devrait réellement s‘appeler Ukuatsiajuaq. Notre nom de famille a été changé pour Etok, ce qui rend difficile le maintien de l‘identité du clan (ilagiit). Etok n‘est pas le nom que nous portions quand j‘étais enfant. Partout où nous allions, nous étions connu comme la famille Ukuatsiajuaq. Puis notre nom fut changé pour Etok, si bien que maintenant, c‘est comme si nous formions deux clans, mais en fait, ce n‘est pas le cas. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 83)

Le nom personnel (atiq) fut associé à un nom de famille par l‘administration fédérale, dès le début des années 1960 (Saladin d'Anglure 1970a : 1014; Alia 1994). Bien que ces noms de famille aient pris aujourd‘hui une importance nouvelle dans les communautés contemporaines, en raison notamment des enjeux de connaissance et de reconnaissance des relations familiales qu‘impliquent leur importante population (Dupré 2011; Pernet et Dupré 2011), ils demeurent transmis à l‘enfant en fonction de règles qui se situent hors du contrôle des familles106. Ils forment en cela un système parallèle à celui qui régit la transmission des noms personnels, prérogative des familles et de leurs proches.

Cette mutation du système anthroponymique est venue s‘ajouter et s‘associer aux transformations induites par la conversion au christianisme, plusieurs décennies auparavant. Ni Taamusi Qumaq, ni les aînés avec lesquels j‘ai eu l‘occasion de travailler ne soulignent ces transformations, dans la mesure notamment où l‘introduction des prénoms chrétiens qui accompagna la conversion se produisit dans les décennies précédant leur naissance. Ces prénoms étaient déjà intégrés aux pratiques de dénomination inuit, parfois depuis près d‘un demi-siècle, notamment sur la côte sud-est de la baie d‘Hudson, lorsque les premiers anthropologues qui s‘attachèrent à les décrire firent leurs recherches (Guemple 1965; Saladin d'Anglure 1970a). La profondeur historique que nous offrent leurs descriptions permet aujourd‘hui d‘appréhender sur une longue durée les trajectoires suivies par ces

106 On assiste néanmoins à une certaine forme d‘appropriation des noms de famille, notamment par de nombreuses aînées, qui, dans leur veuvage, vont reprendre le nom de famille de leur père et l‘intercaler entre leur nom personnel d‘usage et le patronyme de leur mari. À Puvirnituq, lorsque qu‘Alacie Tukalak se présente, elle dit ainsi « Je m‘appelle Alacie Tukalak. C‘est mon nom, enfin ce l‘était, mais aujourd‘hui on m‘appelle Alacie Kuannanack, car le nom de mon père était Kuannanack. Il y a des gens qui m‘appellent Madame Kuannanack maintenant. » (Koneak, et al. 2012 : 173). C‘est en suivant un usage similaire que les croix des tombes indiquent à présent, à Kangiqsujuaq, pour nombre d‘aînées, le nom du père avant le nom du mari. 248

prénoms, et de rendre compte, après F. Dupré (2007) et E. Houde (2003), de la plasticité et de la résilience que manifestent les pratiques de dénomination inuit. Ces qualités englobent tout autant le principe d‘identité des homonymes, qui semble caractériser les conceptions inuit du nom de longue date, et demeure aujourd‘hui encore au cœur des négociations qui conduisent au choix des noms de l‘enfant. L‘identité partagée entre l‘éponyme et son petit homonyme est réputée impliquer la transmission d‘un habitus, ou, plus souvent, d‘une partie de celui-ci. Réciproquement, cette identité partagée offrait à l‘éponyme de participer de l‘existence renouvelée, encore pleine de vitalité, de l‘enfant (Saladin d'Anglure 1970a : 1029-31). Certaines expériences vécues par les aînés ont participé à leur compréhension et à leurs connaissances de l‘importance du nom. Ils soulignent sans cesse la dimension profondément élective de cette composante de la personne transformant un être humain en une « véritable personne » (Fienup-Riordan 2000b), et l‘importance de la reconnaissance amoureuse qu‘elle mobilise autour de l‘enfant. L‘intensité des sentiments détermine fréquemment aujourd‘hui l‘intensité investie par l‘entourage de l‘enfant dans son identité éponymique.

5.1 La polynomie : moteur de la résilience des pratiques tarramiut de transmission du nom

Des mutations du modèle de dénomination préexistant à l‘adoption du christianisme chez les Tarramiut – que B. Saladin d‘Anglure s‘attacha à reconstruire dans les années 1960 (1970a) – sont en effet apparues, d‘abord, justement, avec l‘adoption du christianisme, puis, plus récemment, avec la mondialisation et la connexion grandissante des communautés nordiques aux médias et médias sociaux. Lorsque les aînés que j‘ai rencontrés reçurent leurs noms et furent baptisés, entre les années 1930 et 1950, les prénoms bibliques étaient encore très récemment introduits dans le système de transmission des noms des Tarramiut. Je m‘intéresserai notamment à la façon dont ces noms ont été intégrés au système anthroponymique tarramiut, en comparant celle-ci avec l‘intégration dont ces noms ont fait l‘objet chez les Itivimiut et à Sanikiluaq107. Je tirerai des éléments de comparaison du

107 Pour rappel, les Siqinirmiut (« Habitants du Sud ») étaient ainsi les Inuit vivant sur la côte atlantique au nord du Labrador, jusqu‘aux côtes de la baie d‘Ungava situées à l‘est de l‘actuel Tasiujaq; les Tarramiut (« Habitants du Nord ») étaient les habitants de la côte ouest de la baie d‘Ungava, et jusqu‘à la rive sud du 249 travail de F. Dupré (2007), à Sanikiluaq, en considérant avec elle que la description qu‘elle propose demeure pertinente à l‘échelle de l‘aire itivimiut (Dupré 2007 : 57). J‘insisterai également sur la fonction essentielle de la polynomie – le fait qu‘un individu puisse porter plusieurs noms personnels à la fois – dans la plasticité et la résilience du système anthroponymique tarramiut.

5.1.1 Intégration des prénoms chrétiens : appariement ou autonomie ?

Aujourd‘hui, environ un siècle après les premiers succès de l‘évangélisation au Nunavik, les prénoms chrétiens sont profondément intégrés au système des noms personnels inuit. Alors que dans les premières décennies du XXe siècle, l‘adjonction de ces prénoms semble s‘être réalisée de la même manière partout au Nunavik, probablement sous l‘impulsion des missionnaires anglicans, il apparaît aujourd‘hui que leur intégration et leur appropriation a suivi des trajectoires très différentes, selon qu‘ils furent intégrés dans les pratiques de dénomination des Itivimiut et des Sanikiluarmiut, ou dans celles qui prévalaient chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava.

L. Guemple décrit, au début des années 1960, les pratiques de dénomination en vigueur à Sanikiluaq, et rapporte que chaque individu y possède deux noms, un prénom chrétien et un nom inuit, étroitement associés et conférés à un enfant comme une seule unité (Guemple 1965 : 323). À la même époque, B. Saladin d‘Anglure (1970a : 1015) rapporte qu‘à Kangiqsujuaq le prénom chrétien s‘ajoute à un nom personnel inuit, transmis à un enfant comme une seule unité, aux côtés de plusieurs autres noms personnels inuit. Ces recherches témoignent unanimement, en dépit d‘une véritable divergence quant à la polynomie, des pratiques d‘appariement du nom personnel inuit et du prénom chrétien qui prévalaient à cette époque. Aujourd‘hui, à Sanikiluaq comme sur la côte est de la baie d‘Hudson, cet appariement est institutionnalisé par l‘existence de deux catégories de noms personnels. L‘atituqaq, litt. « nom ancien », désigne ainsi le nom éponymique en inuktitut, transmis de génération en génération au sein de la parenté et du groupe communautaire. Cet atituqaq détroit d‘Hudson, depuis Tasiujaq jusqu‘à la région d‘Ivujivik; les Itivimiut (« Habitants de l‘autre côté du pays ») étaient les Inuit de la côte est de la baie d‘Hudson depuis, au nord, la région de l‘actuel Akulivik jusqu‘à la Baie James, au sud. Les Sanikiluarmiut (« Habitants de Sanikiluaq ») ou Qikirtamiut (« Habitants des îles »), sont les habitants des îles Belcher, au Nunavut. 250

est aujourd‘hui, et depuis l‘adoption du christianisme, apparié à un qallunaatitut atiq, litt. « nom anglophone », le prénom chrétien, avec lequel il est généralement transmis (Dupré 2007 : 56). Dans cette région, le prénom chrétien fut donc complètement intégré au système anthroponymique en se voyant apparié à un nom personnel inuit (ibid.).

Au contraire, à Kangiqsujuaq – et probablement pour l‘ensemble de l‘aire tarramiut108 – cet appariement n‘existe plus aujourd‘hui qu‘occasionnellement, et aucun terme ne vient discriminer les noms inuit des prénoms bibliques. Les aînés avec lesquels j‘ai travaillé sont les premiers à avoir opéré ce découplage, au cours des années 1960, et à transmettre chaque nom isolément, qu‘il s‘agisse d‘un nom personnel inuit ou d‘un prénom chrétien. De manière à illustrer cette évolution, je présente (Figure 4) les noms reçus par une aînée en 1947, puis ceux qui seront transmis à ses quatre enfants109, nés de 1963 à 1983. Finalement, je détaillerai certaines innovations contemporaines qui apparaissent dans la dénomination des enfants de la fille aînée de cette aînée. Ce schéma permettra notamment d‘illustrer la façon dont les aînés découplèrent le prénom chrétien du nom personnel inuit, pour transformer le premier en une unité autonome dont le statut et les qualités sont identiques à ceux du nom personnel.

108 Bien que je ne dispose pas de données équivalentes pour les autres villages de cette aire, plusieurs enfants d‘amies inuit, originaires de cette région, furent récemment nommés en fonctions des principes que je décris pour Kangiqsujuaq. 109 Ces quatre enfants sont nés de deux unions différentes. Entre les deux premiers et les deux derniers (une fille et un garçon à chaque fois), elle donnera naissance à trois enfants qui seront donnés en adoption. Elle ne participera pas à leur dénomination. Ces trois enfants donnés en adoption ne seront donc pas intégrés au schéma constituant la figure 4. 251 Née en 1947 : Laly/Paningajak Pinguq, Arnatuinnaq, Saanaq

Née en 1963 : Né en 1969 : Née en 1980 : Né en 1983 : Mary/Irraviaq Tumasi, Martha, Qipitaq, Jusipi/Naalak, Kiatainnaq, Uqittuq, Tunu, Tuniq, Tarqiapik, Mitiq, Angutinnguaq, Qarqutuq Ningiuruluk, Taqa, Aalupa, Niqiguluk, Maakusi Jeannie

Légende : Laly/Paningajak : paire nom Né en 1986 : Née en 1992 : Né en 1992 : chrétien et nom traditionnel Stevie, Lisa, Quili Jaaji, Pinguq : nom personnel Uttuqi Kullutuuq Stevie : nom sans éponyme

Figure 4 : Dénominations des enfants de Laly – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009)

En 1947, aînée de sa propre fratrie, Laly/Paningajak110 naît dans la région protégée des vents dominants (urqu), dans les camps du Sud. Une aînée des camps du Nord, très âgée, souhaite lui transmettre ensemble ses deux noms appariés, Laly et Paningajak. En tant que première née, son père déclare qu‘elle recevra également le nom de son défunt père (Pinguq). La lignée paternelle s‘appropriera définitivement l‘enfant lorsque la grand-mère

110 Contrairement aux extraits d‘entrevues qui sont systématiquement associés à leur auteur, les noms des personnes décrites dans ces schémas ont été changés de manière à ce que ces dernières ne puissent être identifiées. Un nom personnel inuit est remplacé par un autre nom personnel, et un prénom chrétien est remplacé par un autre prénom chrétien. Je respecte ici la politique de confidentialité développée par l‘Institut Culturel Avataq, qui restreint les recherches généalogiques dans ses propres bases de données aux seuls apparentés. 252

maternelle demandera à ce que le nom de son propre père (Arnatuinnaq) soit transmis à sa petite-fille. Elle porte également le nom de Saanaq, mais elle n‘en connaît pas l‘origine. Dans son enfance, ces prestigieux noms masculins que sa famille paternelle lui avait transmis lui conféraient une identité partiellement masculine, et elle suivait fréquemment son père à la chasse. La dénomination de cette aînée se fonde sur des principes qui correspondent aux descriptions fournies par B. Saladin d‘Anglure (Saladin d'Anglure 1970a).

Deux enfants naissent d‘une première union, qui conduit Laly à emménager avec son conjoint dans une communauté voisine de Kangiqsujuaq. Elle y donnera naissance à sa fille aînée, Mary, dans la nouvelle Nursing Station. C‘est elle qui nommera sa fille, en lui donnant conjointement le prénom chrétien et le nom personnel inuit de sa grand-mère maternelle, Mary/Irraviaq, l‘arrière grand-mère maternelle de l‘enfant. Cette fille aînée, nommée au début des années 1960, sera la seule de sa fratrie à recevoir ainsi la paire prénom chrétien/nom personnel inuit. Déjà en 1969, lorsque naîtra son premier fils, ce dernier recevra plusieurs noms correspondant à autant d‘éponymes. Sa grand-mère paternelle lui transmettra le nom de son défunt mari, Tuumasi, et sa grand-mère maternelle le nom de son mari, Kiatainnaq. Deux aînés du village souhaiteront avoir un petit éponyme, Tuniq et Qarqutuq.

Deux enfants naîtront d‘une seconde union, au début des années 1980. Leur naissance sera l‘occasion pour les deux branches paternelle et maternelle de transmettre le nom de plusieurs parents et amis défunts. Martha recevra ainsi huit noms personnels – indifféremment d‘origine chrétienne ou inuit – chacun de ces noms émanant d‘un éponyme différent. La grand-mère maternelle lui transmettra la première le nom sous lequel elle est généralement connue, Martha, une de ses amies dont elle était très proche et qui était récemment décédée. Laly, sa mère, la nommera ensuite Qipitaq, du nom d‘une amie qui mourut quelques semaines à peine avant sa naissance. Toujours du côté maternel, la sœur cadette de Laly demanda à ce qu‘on lui donne le nom d‘une de ses propres amies, Uqittuq. Elle recevra également les noms de plusieurs parents défunts de son père, Mitiq, la tante maternelle de la mère de son père, et Ningiuruluk, la sœur de la grand-mère paternelle, elles 253 aussi décédées peu de temps avant sa naissance. Son père lui donnera le nom d‘une aînée de sa communauté d‘origine, Tarqiapik, célèbre pour ses connaissances. À l‘hôpital, Jeannie, une parente éloignée de son père, demande finalement à avoir l‘enfant comme sauniq peu après sa naissance. Trois ans plus tard, lorsque le couple aura un fils, son père lui donnera la paire prénom chrétien/nom personnel d‘un aîné défunt de sa famille, Juusipi/Naalak, ainsi que le nom de son propre père, Tunu. Sa mère lui donnera le nom de plusieurs parents et amis récemment décédés, Taqa, Angutinnguaq et Aalupa. Finalement, la tante maternelle de sa mère demandera à ce que le garçon reçoive le nom de son défunt mari, Maakusi, dont elle ne parvenait pas à surmonter le deuil.

Cette transmission d‘une paire prénom chrétien/nom personnel inuit a définitivement perdu, des années 1960 aux années 1980, la dimension normative qui fut la sienne des années 1930 aux années 1960. Elle apparaît dès lors comme une simple possibilité, aux côtés de pratiques qui privilégient la transmission d‘un seul nom – prénom chrétien ou nom personnel inuit – par éponyme. La naissance des enfants de Mary, la fille aînée de Laly, s‘échelonnera de la fin des années 1980 aux années 1990. Leur dénomination témoigne de l‘émergence de nouvelles pratiques en ce domaine, en particulier la dation de prénoms dont la grande nouveauté est d‘être non-éponymiques. Le fils aîné du couple de Mary et Johnny recevra ainsi un prénom non-éponymique (atituinnaq), Stevie, que sa mère a choisit. Elle lui transmettra également le nom de son défunt père, Uttuqi. Quelques années plus tard, Mary donnera à sa première fille les noms de sa propre grand-mère maternelle, et de la sœur cadette de cette grand-mère, toutes deux récemment décédées. Lorsque leur dernier enfant est adopté de Martha, la sœur cadette de Mary, son père adoptif lui donnera ensemble le nom de son propre père – Jaaji – et le nom de sa propre mère – Kullutuuq –, tous deux récemment décédés.

Les dénominations de cette famille, dans la seconde partie du XXe siècle, révèlent une certaine transformation, ou plutôt diversification, des pratiques en vigueur. L‘appariement entre un prénom chrétien et un nom personnel inuit a été rompu par la génération des aînés, au cours des années 1960, témoignant de la résilience du système anthroponymique qui intégra les prénoms chrétiens au point d‘en faire des entités nominales soumises aux mêmes 254

règles d‘usage et de manipulation que les noms personnels inuit. Certaines familles transmettent encore occasionnellement une paire de noms, notamment lorsque l‘aîné ou le défunt qui les portait était connu sous ces deux noms, mais visent alors à clairement identifier l‘enfant à son éponyme, comme lorsqu‘un enfant reçoit plusieurs des noms de son éponyme – aussi bien plusieurs prénoms chrétiens que plusieurs noms personnels inuit. Plus récemment, dans un contexte de mondialisation et de connexion grandissante des communautés nordiques aux médias et médias sociaux, est apparu une pratique consistant à transmettre à l‘enfant un prénom non-éponymique (atituinnaq), qui ne remplace pas mais s‘ajoute à la transmission éponymique des noms personnels.

Cette pratique nouvelle introduit de nouvelles entités dans le système tarramiut de dénomination, dont le statut à l‘heure actuelle est clairement différent des noms éponymiques, qu‘il s‘agisse des prénoms chrétiens ou des noms personnels inuit. Ces derniers sont aujourd‘hui presque assimilés les uns aux autres, du moins en ce qui concerne les modalités de leur transmission. Cette assimilation est particulièrement claire si l‘on s‘intéresse à la question du genre et des limites qu‘il impose – ou non – à la transmission des prénoms chrétiens.

5.1.2 Autonomie et assimilation du prénom chrétien : questions de genre

À la fin des années 1960, B. Saladin d‘Anglure écrivait que l‘adoption du christianisme s‘était traduite par l‘usage de prénoms chrétiens dont le genre était habituellement respecté : ils n‘étaient transmis avec le nom personnel inuit auquel ils étaient appariés que lorsque leur genre le permettait (Saladin d'Anglure 1970a : 1015). Au contraire, les noms personnels inuit n‘avaient pas de genre, et étaient susceptibles d‘être transmis d‘un homme à une petite fille, d‘une femme à un petit garçon, entraînant parfois une socialisation de l‘enfant en fonction de l‘identité de l‘éponyme (Saladin d'Anglure 1970a : 1028). Bien que B. Saladin d‘Anglure ait relevé plusieurs cas de garçons portant un prénom chrétien féminin et de filles portant un prénom chrétien masculin, qui leur furent transmis avec le nom personnel inuit provenant d‘individus du sexe opposé au leur (Saladin d'Anglure 1970a : 1015-6), cette qualité des prénoms chrétiens – le genre – représente néanmoins une différence de taille qui pouvait sembler devoir empêcher l‘assimilation totale des prénoms 255 chrétiens aux noms personnels inuit. Pourtant, ces deux stratégies – ne transmettre que le nom inuit ou passer outre les qualités de genre du prénom chrétien – informent aujourd‘hui encore les pratiques tarramiut de transmission du nom, dans un contexte de réaffirmation du principe voulant qu‘un nom puisse se transmettre par-delà les différences de sexe.

Nombre d‘individus Pourcentage d‘individus par sexe Hommes portant 99 82,5 uniquement des noms issus d‘hommes Hommes portant au moins 21 17,5 un nom issu d‘une femme Femmes portant au moins 52 33,8 un nom issu d‘un homme Femmes portant 102 66,2 uniquement des noms issus de femmes Noms d‘origine inconnue 5

Total 279

Tableau 3 : Relations éponymiques transgenres – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009)

Aujourd‘hui, cette transmission à un enfant de noms issus d‘une personne d‘un sexe opposé au sien témoigne en effet d‘une grande vitalité. Le tableau 3 montre qu‘environ un quart (26,64%) des habitants de Kangiqsujuaq ont au moins un nom issu d‘une personne d‘un sexe opposé au leur. Néanmoins, et de manière apparemment conforme à ce qui pouvait se passer autrefois, ce sont les femmes qui reçoivent plus fréquemment des noms issus d‘un éponyme masculin, puisque plus d‘un tiers (33,8%) des femmes ont au moins un tel nom. Au contraire, la proportion d‘hommes portant au moins un nom issu d‘un éponyme féminin est plus faible, environ un sixième (17,5%). L‘instauration de relations éponymiques entre deux personnes du sexe opposé s‘est donc largement maintenue après l‘introduction des prénoms chrétiens, mais, avec leur coexistence et leur quasi-assimilation aux noms inuit, plusieurs stratégies ont vu le jour. La figure 5 reproduit les noms reçus par les enfants d‘une fratrie dont l‘aîné est né à la fin des années 1970, et dont aucun n‘a reçu de paire prénom chrétien/nom personnel inuit. Sans rentrer dans les détails des multiples dénominations de 256

chaque enfant, j‘insisterai sur les noms personnels issus d‘éponymes d‘un sexe opposé à celui de l‘enfant.

Alors qu‘elle est enceinte pour la première fois, Tiirisi perd son frère aîné Tuniq. Elle souffrira beaucoup du décès de son frère, et souhaitera dès lors, si c‘est un garçon, transmettre son nom à l‘enfant. Quelques mois plus tard, elle donne naissance à son fils aîné, à qui elle donnera le nom de son défunt frère. En tant que premier né, son père lui donnera le nom de son propre père, Paulusi. Le vieil homme, tout à sa joie de recevoir un petit homonyme, demandera à ce que l‘enfant porte également le nom de sa défunte sœur, Minnguq. À son tour, sa femme souhaitera que le petit garçon reçoive le prénom de sa propre mère, Sanaaq. À ces ancêtres des deux branches de la famille paternelle, une aînée de la communauté ajoutera son nom personnel inuit en déclarant à la mère de l‘enfant son désir de vivre par ses soins dans leur famille, Ningiukuluk. Également connue à l‘époque sous le prénom de Monica, cette aînée ne souhaitera pas voir transmis son nom chrétien à l‘enfant, alors pourtant que plusieurs de ses homonymes féminines portent son prénom chrétien, ou la paire prénom chrétien/nom personnel inuit. Le petit garçon porte par ailleurs le nom de Juanasi, un cousin éloigné de sa mère venu accueillir l‘enfant après sa naissance à l‘hôpital de Kuujjuaq, et de Jimmy, un aîné de la communauté qui avait demandé à donner son nom à l‘enfant. La famille, alors catholique, fera baptiser l‘enfant du nom de Moses. En choisissant un prénom chrétien non-éponymique, la famille respectait encore à la fin des années 1970 la tradition catholique originale, qui, notamment dans les années 1930, voyait les baptisés recevoir un prénom neuf ne renvoyant à aucun éponyme111. La famille respectera cette tradition pour leurs deux enfants suivants, avant de quitter le catholicisme pour l‘Église Full Gospel.

111 Il faut noter cependant que ces prénoms neufs se transmirent rapidement dans les familles catholiques, d‘abord appariés à un nom personnel inuit, puis de manière autonome. Dès les années 1960, il était rare que les familles catholiques choisissent comme prénom de baptême un nom non-éponymique, transmettant de manière préférentielle un prénom chrétien éponymique. 257 Figure 5

: Dénomina

tions des enfants de Tiirisi tions

Conibo

E

nquête «

» (2006

Repenser et des Shipibo les rites des Inuit de passage

-

2009)

-

258

À la naissance de leur deuxième enfant, un fils cadet, la grand-mère paternelle Laly demandera à ce qu‘il porte le nom de son mari, décédé dans l‘année. Elle appellera dès lors son petit-fils Paulusi aippaq, « conjoint », comme elle le faisait avec son mari. Elle souhaitera aussi que l‘enfant porte le nom de la mère biologique (puukuluk) de son fils, Qasigiaq. À ce premier nom issu d‘une femme, une cousine de la mère de l‘enfant demandera à ajouter le sien, Laly. C‘est le premier prénom chrétien issu d‘un éponyme d‘un sexe opposé à celui de l‘enfant qui est transmis de manière autonome dans cette fratrie, à côté de la stratégie originale qui privilégie la transmission d‘un nom personnel inuit autonome. Les deux entités, à présent désappariées, ont pour la dénomination de ces enfants un statut et des qualités identiques. Juanasi, l‘éponyme de son frère aîné, demandera également, à Kuujjuaq, à ce que l‘enfant reçoive le nom de Qungiaq, le défunt père de la grand-mère paternelle de l‘enfant. Un aîné de Kuujjuaq, Sandy, sans lien de parenté avec la famille, demandera également à recevoir l‘enfant comme sauniq, pour vivre à Kangiqsujuaq, expliqua-t-il alors. Sa mère lui ajoutera le nom d‘un aîné de la communauté, récemment décédé, Papikattuq, et son père lui donnera le nom de son frère biologique, Mitiq, renforçant un peu plus des liens de l‘enfant avec la famille biologique de son père. Il recevra lors de son baptême le nom de Noah.

La première fille du couple est une petite adoptée. Sa mère adoptive l‘intégrera complètement à sa lignée en lui donnant, comme première fille, le nom de sa propre mère défunte, Uqaujaq. Elle lui donnera également le nom d‘une de ses amies, Elisapie, décédée également, puis le nom de Molly, une parente par alliance du côté de ses frères. Elle recevra trois noms de femme supplémentaires, fruit de requêtes d‘aînées qui souhaitaient donner leur nom à l‘enfant, Mary, Akuliaq et Maata. Finalement, Jaani, un parent de la famille biologique de l‘enfant, souhaitera à son tour que la petite fille devienne son sauniq, et lui transmettra le prénom chrétien sous lequel il est connu dans le village. Elle sera baptisée Elisapie.

La première fille conçue par le couple sera entièrement nommée par sa grand-mère paternelle. Elle lui transmettra elle-même son propre nom, Susie. Elle lui donna également

259 le nom de Minnie, une aînée décédée cette même année et celui d‘une amie qui lui manquait et vivait dans une communauté du Nunavut, Emaly.

Née en 1987 à Kuujjuaq, Uvilualuk a reçu le nom de la tante paternelle de sa mère, décédée cette année. Une amie de sa mère, Lydia, demandera à recevoir l‘enfant comme sauniq, comme une femme de Kuujjuaq rencontrée à l‘hôpital, Lizzie. Sa mère lui transmit également le nom de Jaaka, un aîné d‘Akulivik décédé quelques semaines avant la naissance de l‘enfant.

Le petit dernier, adopté en 1990, reçoit le nom du frère biologique cadet de son père, Milurtuq, récemment décédé. Son père lui donnera également le nom d‘un défunt aîné de la communauté, Timothy, et, comme à chacun de ses garçons, le nom de son propre père, Luukasi. Une aînée de la famille de sa mère demandera finalement à transmettre son nom personnel au petit garçon, Masik.

L‘examen dans cette fratrie des dénominations impliquant un éponyme du sexe opposé à celui de l‘enfant révèle une assimilation totale du prénom chrétien au nom personnel inuit. Ces deux entités que la littérature ethnographique a constamment différenciées sont aujourd‘hui, à Kangiqsujuaq, transmis en fonction des mêmes règles, et sans égard pour leur origine inuit ou chrétienne. Même cette qualité de genre, qui semblait pourtant représenter une différence de taille entre ces deux entités, jusqu‘aux années 1960, est depuis une cinquantaine d‘années fréquemment ignorée pour se plier aux pratiques anthroponymiques tarramiut. Mes données indiquent cependant que, lorsque certaines personnes souhaitent établir une relation entre un enfant et un éponyme du sexe opposé, ils choisissent fréquemment de transmettre l‘un de ses noms personnels en inuktitut. Cette stratégie prévalait du temps des aînés, qui désappariaient alors fréquemment le prénom chrétien du nom personnel inuit, mais demeure, aujourd‘hui que ces noms sont désappariés, la stratégie la plus courante112.

112 Sur 74 personnes possédant au moins un nom issu d‘un éponyme du sexe opposé au leur, 43 ont vu cette relation établie à l‘aide d‘un nom personnel inuit. Sur ces 43 personnes, 6 personnes ont également au moins 260

Dans d‘autres cas, le nom chrétien est transmis seul, comme un nom personnel inuit. Parmi ces noms, on retrouve des noms comme Jaaka (Jack), ou Piita (Peter), dont l‘origine chrétienne demeure claire en dépit de l‘adaptation phonologique opérée lors de l‘emprunt en inuktitut. On retrouve également d‘autres prénoms dont l‘origine chrétienne fut particulièrement obscurcie par l‘adaptation phonologique, et rendue inaccessible aux Qallunaat, comme à certains Inuit. Qipitaq (Rebecca) en est un exemple, ou encore Tiivi (David), ou Aalupa (Albert). Dans certains cas, l‘adaptation phonologique a constitué un nom susceptible de renvoyer à deux noms chrétiens différents : Saali (Charlie) peut ainsi devenir Saali (Sally). Cette stratégie qui assimile totalement le prénom chrétien au nom personnel inuit semble apparue un peu plus tard, et avoir prévalu des années 1960 aux années 1980, même s‘il y a de premiers cas dans les années 1940 et 1950113.

Une dernière stratégie, qu‘on pourrait presque considérer comme anecdotique si elle n‘était également la plus récente, témoigne néanmoins d‘une résistance nouvelle du prénom chrétien à une assimilation complète au statut et qualités du nom personnel inuit. Depuis le milieu des années 1990, quelques personnes transforment le prénom chrétien de manière à respecter sa qualité de genre, et suivent en cela la stratégie privilégiée dans nos sociétés occidentales lorsque nous pratiquons une transmission éponymique. Ainsi, George devient Georgia, ou Jaani Jaana. Christin devient Chris. Ces exemples, très récents, témoignent à la fois de la résistance du principe permettant d‘établir un lien éponymique entre deux personnes de sexe opposé, et d‘une gêne, récente, à ne pas intervenir sur le prénom chrétien dans ce cas.

Quelles que soient les stratégies utilisées, on peut néanmoins conclure à la supériorité du principe de transmission éponymique par-delà la distinction de sexe sur les qualités de genre reconnues au prénom chrétien, et l‘assimilation – presque – totale du statut et qualités de ce dernier à celui et celles des noms personnels inuit. De la même manière, la règle un autre nom issu d‘un autre éponyme du sexe opposé au leur, avec lequel la relation fut établie à l‘aide d‘un prénom chrétien. La dénomination de ces 43 personnes s‘étend de 1935 à 2008. 113 Sur 74 personnes possédant au moins un nom issu d‘un éponyme du sexe opposé au leur, 34 ont vu cette relation établie à l‘aide d‘un nom personnel inuit. Sur ces 34 personnes, 6 personnes ont également au moins un autre nom issu d‘un autre éponyme du sexe opposé au leur, avec lequel la relation fut établie à l‘aide d‘un nom personnel inuit. La dénomination de ces 34 personnes s‘étend de 1946 à 2006. 261 voulant qu‘un défunt reçoive un homonyme n‘est nulle part plus claire dans ces circonstances où un enfant, quel que soit son sexe, reçoit le nom d‘une personne qui vient de décéder. Cette règle est notamment suivie lors du décès d‘un aîné particulièrement apprécié, lorsqu‘un enfant ou un jeune décède, ou lors de décès spécialement douloureux, incendies, noyades ou autres accidents de chasse sur le territoire. Ces derniers sont d‘ailleurs toujours réputés susceptibles de modifier le climat (sila), et témoignent du retentissement cosmique de la mort de cet être humain. En 2006, le décès tragique d‘un jeune homme à Kangiqsujuaq, par noyade, conduisit une jeune mère à transmettre son nom à sa petite fille âgée d‘à peine plus d‘un mois, quelques jours après sa mort, avant que plusieurs enfants du village ne reçoivent son nom dans les deux années qui suivirent.

À Sanikiluaq, ni L. Guemple (1965) ni F. Dupré (2007) n‘évoquent l‘existence de transmission éponymique par-delà la distinction de sexe. Faut-il y voir une conséquence de l‘exposition précoce au christianisme, ou les conséquences d‘une différence culturelle plus ancienne ? La connaissance du phénomène du sipiniq, et de ses conséquences sur l‘habitus de l‘enfant, est cependant toujours vive dans toutes les régions du Nunavik, et les aînés de la région de Puvirnituq considèrent notamment que « le fait d‘avoir un homme comme sanajik fait qu‘une petite fille sera plus intéressée par les tâches masculines » (Caroline Nutaraaluk, Puvirnituq, 2008). L‘influence reconnue aujourd‘hui encore à ces phénomènes sur l‘habitus de l‘enfant semble cependant, à la différence des descriptions offertes par B. Saladin d‘Anglure (1986) notamment, ne plus que très rarement entraîner une socialisation marquée par des phénomènes matériels de travestissement. Ce travestissement de l‘enfant, par le vêtement ou la coupe de cheveux, établissait, pour un temps, une identité de sexe socialement reconnue. À Kangiqsujuaq, on remarque également cet affaiblissement de l‘influence reconnue à ces phénomènes. Les premiers noms, les plus publics, sont le plus souvent conformes au genre, et il est rare de trouver l‘assimilation complète à l‘éponyme en dépit du genre aujourd‘hui. La plupart des noms issus d‘un éponyme de l‘autre sexe sont des dénominations secondaires.

Ainsi, dans les deux régions, si le genre de l‘éponyme ou de la sanajik joue toujours un rôle majeur dans la définition du genre et de l‘habitus de l‘enfant, cette influence se concentre 262

essentiellement sur l‘acquisition de compétences socialement genrées. L‘influence du genre de l‘éponyme, chez les Tarramiut du moins, se manifeste essentiellement par un travestissement symbolique (Saladin d‘Anglure 1986) de la personne, la vie durant, à l‘aide de l‘usage de termes d‘adresses renvoyant à l‘identité sexuée de l‘éponyme, plutôt que par un travestissement matériel. Il apparaît donc, qu‘il s‘agisse de l‘assimilation quasi-totale des prénoms chrétiens au statut et qualités du nom de personne inuit, ou de la persistance de la transmission éponymique par-delà les frontières de sexe, que le système anthroponymique tarramiut témoigne d‘une grande résilience, dont le moteur pourrait être la polynomie.

5.1.3 La polynomie au cœur de la résilience du système

La description des noms reçus par les enfants de ces deux fratries, celle des enfants de Laly et celle des enfants de Tiriisi, montre toute l‘importance contemporaine de la polynomie dans les pratiques de dénomination des Tarramiut. Cette polynomie représente, hier comme aujourd‘hui, une caractéristique essentielle du système de dénomination tarramiut, et a même pris de l‘ampleur durant ces dernières décennies. Dans les années 1960, B. Saladin d‘Anglure avançait les chiffres de 150 à 190 noms pour 100 personnes. Néanmoins, dans la mesure où il excluait le prénom chrétien de ses comptes, on peut supposer qu‘on obtient de 250 à 290 noms pour 100 personnes114. Les résultats de la recherche menée de 2006 à 2009 donnent aujourd‘hui une moyenne de 324 noms pour 100 personnes. Récemment, à Sanikiluaq, F. Dupré (2007 : 59) observait également une tendance au développement de la polynomie, rapprochant le système de dénomination des Sanikiluarmiut de la polynomie caractéristique des autres systèmes anthroponymiques inuit115.

114 En tenant compte de l‘appariement du nom personnel inuit à un prénom chrétien, j‘ai rajouté un nom personnel par personne pour obtenir ces chiffres. B. Saladin d‘Anglure (1970a : 1016) précise que certains informateurs étaient réticents à dire tous leurs noms. J‘ai moi-même été confronté à de telles résistances, ou encore, de par ma participation à la vie quotidienne de familles kangiqsujuamiut, été témoin de ce que certains aînés utilisent parfois avec leurs petits-enfants des noms – et les termes d‘adresse appropriés (tursurautiit) – qu‘ils leur ont donnés et qu‘ils sont les seuls à utiliser. Ces noms n‘apparaissent alors pas systématiquement dans l‘énumération que les parents de l‘enfant font des noms de l‘enfant. 115 Voir à ce sujet les travaux de B. Saladin d‘Anglure chez les Tarramiut et Iglulingmiut (1970a; 1998b; 2006c), ceux de R. Dufour (1977) et de A. Kublu et J. Oosten (1999) à Iglulik, ou encore ceux de R. Gessain (1980) et P. Robbe (1981) à Ammasalik. 263 À Sanikiluaq, l‘augmentation du nombre de noms pour une même personne est associée à un glissement de la catégorie des donneurs de nom de la génération des grands-parents de l‘enfant à celle de ses parents. Cette transformation d‘importance, que déplorent fréquemment les aînés qikirtamiut, s‘accompagne de l‘introduction dans le système de nomination qikirtamiut de nouveaux noms non-éponymiques. Aujourd‘hui, plus d‘un quart (26,5%) des habitants de Sanikiluaq possèdent un nom non-éponymique (Dupré 2007 : 65). Néanmoins, comme le souligne également F. Dupré (2007), ces nouveaux noms s‘ajoutent, dans la très grande majorité des cas, à des noms éponymiques, le plus souvent une paire composée d‘un prénom chrétien (qallunaatitut atiq) et d‘un nom personnel inuit (atituqaq).

Ces nouveaux noms ont également fait leur apparition à Kangiqsujuaq, sous l‘impulsion des jeunes parents, bien que leur occurrence y demeure relativement rare116. Pourtant, au contraire de ce qui se passe aujourd‘hui à Sanikiluaq, où le discours des aînés met l‘emphase sur la rupture que constitue l‘appropriation de la dénomination par les jeunes générations (Dupré 2007 : 59), les aînés de Kangiqsujuaq mettent généralement l‘emphase sur la continuité des pratiques de dénomination, et sur l‘importance de leur rôle dans l‘attribution des noms aux nouveau-nés. À la fin des années 1960, B. Saladin d‘Anglure écrivait que « l‘attribution du nom est d‘abord une affaire de famille qui concerne les parents du nouveau-né ou les ascendants vivants détenant l‘autorité familiale; les grand- mères et les grand-tantes en ligne paternelle ou maternelle semblent avoir une part déterminante dans le choix. L‘accoucheuse de la mère et même parfois les voisins ou amis peuvent aussi, s‘ils le désirent, suggérer des noms dont il est dangereux de ne pas tenir compte » (Saladin d'Anglure 1970a : 1018). Cette description conserve aujourd‘hui toute sa pertinence, comme en témoigne le tableau 4. Les travaux de nos prédécesseurs n‘offrent pas de données chiffrées portant sur la relation des donneurs de noms pour chaque enfant,

116 Il apparaît que 11% des personnes à Kangiqsujuaq possèdent un atituinnaq. Cette proportion doit cependant être relativisée, dans la mesure où plus d‘un 1/3 des personnes comptabilisées sont issues de couples mixtes, qu‘il s‘agisse de couples unissant un ou une Inuk à un ou une Qallunaaq, ou de couples unissant un ou une Nunavimmiuq à un ou une Inuk originaire du Nunatsiavut. Il ne s‘agissait pas d‘exclure ces personnes arbitrairement. Cette proportion comprend de surcroit plusieurs catholiques, y compris des aînés, qui ont reçu un nom chrétien non-éponymique lors de leur baptême, des années 1930 aux années 1970. En cela, ces prénoms non-éponymiques représentent certes une nouveauté, dans la mesure où ils relèvent exclusivement d‘un choix des parents, mais n‘ont pas la valeur de l‘inédit. 264

mais mes données tendent à montrer la persistance du rôle des aînés dans la nomination de l‘enfant, et plus largement la diversité des personnes susceptibles de nommer l‘enfant117.

Relation du donneur-de-nom à nombre pourcentage l’enfant Père 114 13,23% Mère 342 39,67% Germain 3 0,35% Germain ou cousin des parents 28 3,25% Grands-parents paternels et leurs 42 4,87% germains Grands-parents maternels et leurs 111 12,88% germains Arr-gds-parents paternels 1 0,12% Arr-gds-parents maternels 3 0,35% Relatif (ilagalak) 27 3,13% Affin (ukuaq, saki et ningauk) 13 1,51% Famille biologique 30 3,48% Sanajik (et sa famille) 7 0,81% Missionnaire catholique 14 1,62% Non-parent 65 7,54%

Inconnu 62 7,19%

totaux 862 100%

Tableau 4 : Relation à l’enfant du donneur-de-nom à Kangiqsujuaq – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009)

Ce que révèle cependant bien plus clairement le détail des dénominations des fratries présentées ci-dessus (Figures 4 et 5), c‘est que la polynomie permet de concilier les

117 Un examen attentif des données présentées dans le tableau 3 révèle néanmoins un déséquilibre entre lignées paternelle et maternelle : il y a 3 fois plus de donneurs de nom du côté maternel que du côté paternel, et ce, à chaque génération (G1 et G2 ; G3 également, mais les chiffres sont trop faibles pour être considérés comme significatifs). À mon sens, il faudrait rapprocher ce déséquilibre d‘une évolution similaire, observable dans l‘identité des éponymes de l‘enfant. Alors que B. Saladin d‘Anglure soulignait que les deux lignées, paternelle et maternelle, s‘appropriaient l‘enfant en lui donnant des noms issus de membres de leur famille, il apparaît aujourd‘hui que c‘est la lignée maternelle qui est privilégiée (annexe 6). Ces deux phénomènes, probablement liés, sont certainement une conséquence de l‘évolution sociologique des communautés contemporaines, qui voient se multiplier le nombre de familles monoparentales desquelles les pères sont absents (Chabot 2001 : 87-8). 265 multiples désirs des proches de transmettre et d‘inscrire l‘enfant dans des lignées, à la fois généalogiques et éponymiques. Dans ces nominations, on relève la diversité des donneurs de nom aussi bien pour un même enfant que dans une fratrie, en fonction du rang de naissance et du sexe relatif de l‘enfant. La polynomie apparaît comme un mécanisme permettant une grande plasticité et résilience au système, permettant de concilier de nouvelles exigences et de nouvelles pratiques avec des pratiques plus anciennes sans contradiction du point de vue des participants.

À Sanikiluaq, F. Dupré (2007 : 64) fait le constat d‘une diversification de la catégorie des éponymes, par rapport à ce qu‘observait L. Guemple au début des années 1960 : alors que près de 16% des nominations éponymiques impliquent aujourd‘hui des membres hors parenté la génération des grands-parents demeure autant représentée grâce à l‘augmentation du nombre de noms et parfois d‘éponymes par personne. Seconde évolution, la disparition progressive de la catégorie des affins, en faveur de l‘élargissement de la catégorie des consanguins. À Kangiqsujuaq, B. Saladin d‘Anglure soulignait que la majorité des noms sont transmis à l‘intérieur de la parentèle118, avec une prédominance selon des éponymes de la seconde génération ascendante (G2). Mes données contemporaines (Tableau 5) montrent toujours qu‘un quart des éponymes proviennent de cette génération des grands-parents et de leurs germains, terminologiquement associés. Comme à Sanikiluaq, nombre de noms proviennent également d‘amis de la famille ou du donneur de nom.

Relation de l’éponyme à l’enfant Nombre pourcentage Germain 6 0,75% Parents et leurs germains 110 13,50% Grands-parents et leurs germains 201 24,50% Arrière-grands-parents et leurs 65 8% germains Arrière-arrière-grand parents et 9 1% germains Cousins du premier degré 8 1% Relatif (ilagalak) 62 7,50%

118 « La parentèle comprend les consanguins de l‘enfant et peut comprendre les conjoints des consanguins qui, dans les générations ascendantes sont terminologiquement assimilées aux consanguins » (Saladin d‘Anglure 1970a : 1021). 266

Affin (ukuaq, saki et ningauk) 39 4,75% Relation inconnue (personne inconnue 95 11,75% ou relation inconnue) non-parent 219 26,75% Sanajik (et sa famille) 4 0,50%

Total 818 100,00%

Tableau 5 : Relation à l’enfant de l’éponyme à Kangiqsujuaq – Enquête « Repenser les rites de passage des Inuit et des Shipibo-Conibo » (2006-2009)

Le principe de transmission multiple des noms manifeste également une vive persistance, et aujourd‘hui comme autrefois, le nom d‘un ascendant n‘est pas réservé à un seul de ses descendants, mais est souvent transmis à plusieurs d‘entre eux. L‘exemple, dans la fratrie des enfants d‘Elisapie, du nom du grand-père paternel porté par chacun des garçons de la fratrie. B. Saladin d‘Anglure souligne également que « la polynomie ne signifie pas que n‘importe qui puisse utiliser simultanément ou alternativement les divers noms d‘une personne, chacun de ces noms lui conférant une identité propre et exclusive qui n‘est significative que pour certains individus et certains groupes d‘individus seulement » (Saladin d'Anglure 1970a : 1016). Ainsi, dans le cas du nom de Paulusi, c‘est le fils cadet qui a reçu ce nom de sa grand-mère paternelle, et qui était appelé aippaq par elle, ce nom définissant ainsi son identité bien plus qu‘il ne définit celle de ses frères.

Conclusion : polynomie et résilience du système anthroponymique inuit

La polynomie constitue un élément essentiel à la résilience et à la plasticité du système anthroponymique inuit. Elle a pris de l‘ampleur dans les dernières décennies du XXe siècle, aussi bien dans les régions où elle était déjà particulièrement développée que dans les régions où elle demeurait plus circonscrite. Elle travaille à intégrer des pratiques nouvelles, en conciliant les désirs des différentes générations quant au choix des noms de l‘enfant, et en leur offrant une grande latitude pour adapter le système aux enjeux contemporains de la vie sociale. Les innovations propres à chaque époque sont nécessairement envisagées en fonction de leur écart avec le mode éponymique de transmission des noms, à la fois norme et référence, capable de plier de nouvelles entités nominales à ses exigences. La conversion

267 au christianisme s‘est accompagnée de l‘introduction de noms nouveaux, les prénoms chrétiens, profondément inscrits dans le mouvement vers la conversion et l‘adoption du christianisme. Ces noms, utilisés dans certaines régions du Nunavik depuis plus d‘un siècle, ont été complètement intégrés dans le système de transmission des noms personnels inuit, par appariement chez les Itivimiut et Sanikiluarmiut, ou par assimilation chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava.

Si, chez les premiers, cette pratique semblait déjà fixée dès les années 1960 (Guemple 1965), et a peu évolué jusqu‘à nos jours (Dupré 2007), chez les seconds, l‘appariement initial qui prévalait jusqu‘aux années 1960 (Saladin d'Anglure 1970a) s‘est transformé en une assimilation du prénom chrétien au nom personnel inuit. Dans les deux cas, les prénoms chrétiens ont été intégrés à une pratique qui conçoit le nom comme une composante relationnelle de la personne, sur un mode éponymique. À cet égard, les trajectoires historiques des pratiques de dénomination au Nunavik laissent apparaître une différence significative entre les pratiques anthroponymiques en vigueur sur la côte est de la baie d‘Hudson, éponymiques, et celles en vigueur chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, qu‘on pourrait qualifier de polyéponymiques. Si les premiers reçoivent une paire de noms renvoyant généralement à un seul éponyme, les seconds reçoivent plusieurs noms, encapsulant chacun une relation à un éponyme différent.

5.2 Pratiques et connaissances tarramiut de l’éponymie en contexte chrétien

L‘éponymie construit une identité ontologiquement partagée entre homonymes (sauniriik), qui s‘exprime notamment par un usage terminologique particulier, favorisant la reconnaissance d‘une identité entre la position relationnelle de l‘enfant et celle de son ascendant éponyme, ou s‘exprime par la reconnaissance de ce qu‘on pourrait considérer comme un habitus similaire. Il est difficile de décrire la complexité des transformations ayant affecté les conceptions liées à ce partage d‘identité qu‘induisit l‘arrimage du christianisme au système des noms personnels, et ce d‘autant plus que les descriptions du chamanisme en vigueur au Nunavik sont quasi-inexistantes. L‘ethnographie du Nunavut est beaucoup plus riche à ce sujet. Il semble que lorsque le chamanisme prévalait encore, les 268

chamanes usaient de métaphores qui leur permettaient de transcrire dans l‘expérience commune les qualités et propriétés du nom personnel, telles qu‘elles leur apparaissaient119 : le nom était comme un vêtement qu‘on enfile (Saladin d'Anglure et Hansen 1997 : 57), ou encore, il permettait à l‘enfant de se « tenir debout ». La lignée des porteurs successifs du nom apparaissait dans certains contextes comme des esprits entourant et protégeant la personne en ayant hérité (Rasmussen 1929, 1931). Ces connaissances mobilisaient également une typologie et un vocabulaire propres à différentes catégories de noms personnels120 (Saladin d'Anglure et Hansen 1997 : 47). Les connaissances que les chamanes avaient du nom personnel mettent surtout l‘accent sur les liens vitaux existants entre l‘âme (tarniq), l‘ombre (tarraq) et le nom121 (atiq).

Avec la conversion au christianisme, la conception de l‘âme s‘est transformée. L‘âme- tarniq est conférée par Dieu à l‘enfant, dès sa vie fœtale. Elle est unique et constitue la part immortelle de son être, qui rejoindra le ciel lors de son décès (cf. chapitre 2.2.4). Cette conception s‘est particulièrement bien arrimée aux conceptions inuit de l‘agencéité du fœtus (cf. chapitre 3). En ce qui concerne le nom, la situation est moins claire. Dans les années 1960, B. Saladin d‘Anglure s‘attachait à décrire le système anthroponymique tarramiut, et avançait que les « croyances traditionnelles » concernant le nom n‘existaient plus qu‘à l‘état résiduel, faisant néanmoins l‘objet de pratiques et attitudes encore observables (Saladin d'Anglure 1970a : 1017). Plus récemment, E. Houde (2003) écrivait

119 Les chamanes avaient en effet l‘habitude de raconter leurs voyages cosmiques dans les différents domaines du cosmos. Voir par exemple B. Saladin d‘Anglure et Hansen (1997 : 62). 120 B. Saladin d‘Anglure rapporte également l‘existence, dans la région du Kivalliq, d‘une typologie des différentes catégories de noms personnels connues par les chamanes : l‘atiraaq puulik est un nom donné à un fœtus ; l‘angakkuksatuq, ou atimmarik désigne le nom qui conduit au chamanisme ; l‘atiniqqiut est un supplément de vie (inuuliksaut) ; et enfin l‘illurritaat, le nom attribué par les esprits au chamane pendant son initiation (Saladin d‘Anglure and Hansen 1997 : 47). 121 Qimuksiraq, chamane d‘origine Netsilik, parle abondamment dans son récit autobiographique de ces liens : « l‘ombre, l‘âme et le nom ne sont qu‘un », « Les enfants recevaient des noms afin d‘avoir une âme » (Saladin d'Anglure et Hansen 1997). L‘âme-tarniq était conçue comme entrant dans le corps du nouveau-né à la naissance, avec sa première inspiration, sous la forme d‘une bulle d‘air encapsulant une image réduite de la personne. L‘association de ces composantes était indispensable pour assurer la vitalité (inuusiq) de l‘individu, qui en recevait une provision dont l‘épuisement se traduisait par la mort. En ce sens, la mort de la personne impliquait une décomposition des éléments assemblés, prêts à se recomposer dans une nouvelle-vie. Unifiées au sein de la personne, ses composantes se décomposaient progressivement. B. Saladin d‘Anglure, à partir des souvenirs intra-utérins d‘Iqallijuq, souligne que l‘âme-tarniq partait dans l‘au-delà pour vivre avec les morts lorsque, de son côté, l‘âme-nom s‘en disjoignait pour entamer une vie fœtale nouvelle (Saladin d‘Anglure 2000 : 109). 269 que le rôle et le désir du défunt dans la dénomination d‘un enfant – régulièrement mis en avant autrefois –, constituaient de moins en moins une croyance sur laquelle s‘appuient les Nunavimmiut pour transmettre un nom (2003 : 64). Pourtant, certains des témoignages qu‘elle reproduit montrent que ces idées continuent de structurer les choix des noms (2003 : 65-7), dans certaines circonstances identiques à celles autrefois mises en avant. Aujourd‘hui, la plupart des pratiques, conceptions et connaissances liées au nom que décrivaient B. Saladin d‘Anglure ou L. Guemple sont toujours d‘actualité, et il semble difficile de n‘y voir que des « survivances » d‘un passé préchrétien. Par contre, il semble opportun – on le verra – de considérer que ces pratiques et connaissances sont graduellement acquises et comprises avec l‘expérience, et que leur usage demeure dévolu aux ascendants.

Si le choix du nom s‘apparente dans certains cas à une véritable interaction entre les parents vivants de l‘enfant, ce dernier, et certains défunts, ce sont les vivants qui sont et qui étaient les premiers acteurs du choix du nom. Comme dans le cas de la grossesse, où les interactions avec le fœtus – acteur invisible – sont régulées par des règles transmises et comprises par les aînés, la transmission du nom mobilise une règle que certains formulent et d‘autres pratiquent, qui implique que le nom d‘un défunt soit toujours transmis à un vivant. Les aînés interviennent lorsque certains signes semblent signaler que la règle, impliquant la reconnaissance du désir d‘un défunt, n‘est pas respectée et que l‘enfant semble en souffrir. Plus largement, comme le soulignent fréquemment les aînés avec lesquels j‘ai travaillé, la dénomination d‘un enfant est l‘objet de négociations intergénérationnelles, facilitées par la polynomie. Leur connaissance des ascendants de la famille et plus largement des défunts les incite fréquemment à respecter la règle et à transmettre les noms de ses ascendants et à entretenir leur mémoire à travers l‘enfant.

Il semblerait alors que la reconduction d‘un grand nombre de ces conceptions et pratiques, jusqu‘à aujourd‘hui, témoigne de leur profonde résilience et de leur compatibilité avec le christianisme. Plus largement, la réévaluation du statut parental de la personne en fonction de son éponyme à l‘aide de termes d‘adresse appropriés, l‘usage d‘appellations spécifiques entre homonymes, le conditionnement des attitudes et sentiments à l‘égard de la personne, 270

et les formes de socialisation privilégiées dans son enfance demeurent largement associés à la pratique de l‘éponymie. On s‘intéressera dans un premier temps à la dimension interactionnelle de la dénomination, et de l‘entrelacs d‘attentes et de désirs que celle-ci mobilise et tente de conjuguer. On verra ensuite comment les pratiques qui visent la transmission d‘un habitus de l‘éponyme à l‘enfant ont conservé toute leur actualité, par- delà la conversion au christianisme, mais que la dimension réciproque de la relation, et notamment le transfert de vitalité de l‘enfant à son éponyme, après avoir perduré dans un premier temps, s‘est atténuée.

5.2.1 Dimension interactionnelle de la dénomination

Pourquoi nommer ? Quelles sont les raisons qui peuvent amener une personne à vouloir transmettre son nom à un enfant, ou les parents et proches d‘un enfant à vouloir qu‘il reçoive le nom de telle ou telle personne en particulier ? Lorsqu‘on pose la question aux aînés, les conséquences de l‘éponymie représentent un élément implicite qui conditionne sans cesse les raisons qu‘ils exposent. Alicie Koneak, de Kangiqsujuaq, souligne à quel point les attentes des divers acteurs sont susceptibles de s‘entremêler lors de la dénomination d‘un enfant :

C‘est comme ça, les gens veulent que leurs enfants soient nommés d‘après quelqu‘un, qu‘ils aient un ou une sauniq. Comme parents, ils voient cette personne qui a un bon caractère, et ils voient des parents qui prennent bien soin de leurs enfants, alors ils veulent que leurs enfants soient nommés en mémoire de cette personne. Même encore aujourd‘hui, lorsque quelqu‘un meurt, les gens veulent que le petit qui a reçu le nom de la personne décédée soit à l‘image de son sauniq. Lorsqu‘une mère prend bien soin de ses enfants, les gens veulent donner son nom à leurs enfants. Mais si je ne prends pas bien soin de mes enfants, les gens ne voudront pas que des sauniq reçoivent mon nom. Si je prends bien soin de mes enfants, quelqu‘un pourrait me demander : « Pouvez- vous nommer votre bébé d‘après moi, afin que je puisse vivre avec votre famille ? » Si j‘étais enceinte et que j‘acceptais, alors je donnerais à mon bébé le nom de la personne qui me l‘a demandé, pendant que le bébé est encore dans mon ventre. C‘est ainsi, il est vraiment avantageux d‘avoir un sauniq. Lorsque les membres de la famille du bébé, ses frères et sœurs plus âgés, ou même son père, voient que le caractère de l‘enfant est semblable à son homonyme, cela comble le vide de l‘absence de leur parent décédé, surtout la personne en l‘honneur de qui l‘enfant est nommé. Grâce à l‘enfant, ils ne pensent pas trop au membre de la famille décédé. Cela se passe vraiment de cette façon, il y a 271 beaucoup plus que le simple fait de partager un nom dans une relation entre sauniriik, c‘est certain. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Pour Alicie Koneak, les bénéfices qu‘offre l‘éponymie sont multiples, et se fondent à la fois sur les interactions des trois acteurs impliqués dans le processus du choix du nom, et sur le partage d‘une identité ontologique, dépassant clairement la simple homonymie. L‘éponyme, à qui il est préconisé d‘exprimer son désir d‘avoir un homonyme peut attendre de cet enfant la participation de son être à une vie nouvelle, avec de nouvelles relations de parenté, dans un nouveau foyer. Réciproquement, on s‘attend à ce que le petit homonyme se voit transmettre avec le nom l‘habitus de son éponyme, et bénéficient de qualités, de talents et de dispositions semblables à celles de son éponyme. Le donneur-du-nom est lui susceptible de voir être comblé le manque dont ils peuvent souffrir face à la perte – dans la mort ou l‘éloignement – d‘une personne. Finalement, lorsque son nom est donné à l‘enfant, l‘éponyme ressentira de la gratitude devant cette marque de reconnaissance que constitue le fait de voir un enfant porter son nom.

Si Alicie Koneak a tenté de brosser un portrait large des interactions qui conduisent au choix du nom, et souligne à quel point les bénéfices attendus par les différents acteurs s‘entremêlent. Le plus souvent, les aînées exposent comme des séquences les interactions qui peuvent conduire à transmettre le nom d‘une personne, revenant fréquemment à des formulations très similaires. Lizzie Irniq insiste d‘abord sur le fait que donner un nom représente une marque de reconnaissance et d‘amour, et expose une séquence dans laquelle le donneur-du-nom cherche à combler le manque d‘un être cher en transmettant son nom :

C‘est une façon de montrer son amour (nalligusuguti). Par exemple, j‘avais une amie qallunaaq, elle vivait ici. Elle n‘habite plus ici, elle demeure loin maintenant, à Vancouver. Ma petite-fille a reçu le nom de mon amie. On conserve le souvenir de quelqu‘un en donnant leur nom à un enfant. Ainsi, j‘utilise constamment le nom de quelqu‘un à qui je pense souvent. C‘est comme avoir un mémento de la personne, et quand l‘enfant grandit, il apprend de qui il tient son nom. Les gens à qui on donne un sauniq en sont heureux. Moi-même j‘ai une sauniq qui vit loin d‘ici et je suis contente que quelqu‘un ait pensé à donner mon nom à leur enfant. Cela donne de la joie, d‘avoir un petit sauniq. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

272

Transmettre le nom d‘une personne représente à son égard une marque d‘amour (nalligusuguti), dont il importe d‘envisager la dimension sociale, la reconnaissance réciproque qu‘elle induit, sous l‘angle de l‘électivité. La dimension élective du sentiment s‘exprime et se traduit parfaitement à l‘aide de la relation éponymique, relation élective s‘il en est de la parenté inuit (Saladin d‘Anglure 1998b).

À son tour, Alicie Koneak détaille la manière dont, si elle souhaitait transmettre le nom d‘une personne qui lui manque et vit ailleurs, elle devrait s‘employer à décrire précisément l‘éponyme pressenti, son identité et ses qualités, à la mère de l‘enfant qu‘elle souhaite nommer :

Il est possible que je nomme mon enfant en l‘honneur de quelqu‘un qui faisait partie de la même communauté que moi, et que je n‘ai pas vu depuis longtemps. Si je m‘ennuie de cette personne, je pourrais lui donner un ou une sauniq dans ma communauté. Je pourrais nommer n‘importe qui de ma famille, ou quelqu‘un qui n‘est pas parent avec moi, en souvenir d‘une personne qui vit au loin et qui me manque. Si je ne peux plus avoir d‘enfant moi-même, je pourrais demander à mes enfants ou mes petits-enfants de nommer leur enfant nouveau-né en l‘honneur de quelqu‘un. Je dirais : « Je m‘ennuie de cette personne, alors je veux que tu nommes ton bébé en l‘honneur de cette personne », mais ma fille n‘accepterait peut-être pas, à moins que je lui explique clairement de qui je parle. Lorsqu‘une mère explique bien à sa fille en l‘honneur de qui elle souhaite que son petit-enfant soit nommé, la fille est souvent d‘accord. Si quelqu‘un me disait : « Cette personne est notre parent, notre parent par le sang, et je veux que cette personne soit la sauniq » même si je ne connais pas personnellement cette personne, après qu‘on m‘ait bien expliqué, j‘accepterais de nommer mon enfant d‘après cette personne. Si je disais : « Je veux que cette personne qui habite à cet endroit soit le ou la sauniq », ma fille me répondrait possiblement : « Je ne connais pas cette personne, et je ne vais pas nommer mon enfant d‘après cette personne ». C‘est uniquement après lui avoir expliqué clairement qui est cette personne qu‘elle accepterait de nommer son enfant en l‘honneur de quelqu‘un qu‘ils ne verront pas pendant très longtemps. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

La séquence que décrit Alicie Koneak met l‘accent à la fois sur le désir de combler le manque d‘une personne et sur les négociations intergénérationnelles qui ne manqueront pas d‘intervenir. La description de l‘identité et des qualités de la personne est essentielle, en

273 raison des conséquences de l‘éponymie que les parents de l‘enfant souhaitent envisager et considérer.

Le tableau large que brossait Alicie Koneak exposait une autre séquence, formulée, près de 50 ans plus tard, avec ces mêmes mots qu‘utilisait Mitiarjuk Nappaaluk lorsqu‘elle expliquait à B. Saladin d‘Anglure les raisons qui peuvent conduire un éponyme à désirer recevoir tel enfant en particulier comme homonyme :

Un inuk souhaite avoir un (bébé comme) homonyme parce qu'il aime ses parents et qu'il désire habiter chez eux. Celui qui veut avoir un homonyme doit pouvoir le dire aux parents (de l'enfant à naître bientôt); c'est là la signification de l'expression « saunirtaarumajuq » : « il veut avoir un homonyme ». Il faut répondre favorablement à une telle demande. Le bébé à naître aura ainsi une naissance rapide et se portera bien. (Nappaaluk 1994 : 74)

Dans cette séquence, la transmission du nom trouve toujours sa source dans l‘amour (nalliniq) que porte l‘éponyme aux parents de l‘enfant, et mobilise une règle qui implique de répondre favorablement à ces demandes formulées à l‘aide de la formule saunirtaarumavunga ilitsini, « je veux avoir un homonyme chez vous », de manière à ce que l‘enfant lui-même, le troisième agent de cette interaction, naisse rapidement. Ces demandes qui viennent de l‘éponyme, d‘habiter avec les parents de son petit homonyme, et de bénéficier de leurs soins et de leur amour, s‘inscrit dans une perspective qui fait de la relation éponymique la possibilité d‘une nouvelle vie pour l‘éponyme. Mitiarjuk expliquait cette dimension sous un autre aspect, la possibilité de vivre non pas seulement dans une autre maisonnée, mais dans une autre région et de bénéficier de ses richesses :

Quand on vit dans une région pauvre en gibier. Parce qu'il ne peut en sortir, l'inuk demande un sauniq à des gens qui habitent dans une région éloignée où les animaux abondent. De cette façon, l'inuk espère pouvoir manger du mattaq, du poisson et d'autres animaux, parce que quand son sauniq en recevrait ce serait comme s'il en recevait aussi lui-même. (Nappaaluk 1994 : 74)

Si l‘éponyme bénéficie ainsi de partager son être avec un enfant, les bénéfices pour le petit homonyme sont multiples, et témoignent de la réciprocité des effets de l‘éponymie. Autrefois, la transmission d‘un nom, par amour et compassion (nalliniq) des parents de 274

l‘enfant, était réputé permettre aux enfants de vivre, lui octroyant en quelque sorte un supplément de vitalité :

Parfois, plusieurs enfants d'un couple meurent en bas âge, comme s'il s'agissait d'une tendance (chez eux); un inuk, homme ou femme, voudra avoir un homonyme chez eux parce qu'il leur porte de l'affection, qu'il veut les aider. (Les Inuit ont ainsi) l'habitude de vouloir un homonyme pour aider les enfants de quelqu'un à vivre. L'inuk qui veut donner son nom à l'enfant pense à le faire vivre. C'est comme s'il faisait des efforts pour le faire vivre. On veut avoir un bébé comme homonyme parce qu'on aime ses parents et leur famille. (Nappaaluk 1994 : 74)

Aujourd‘hui, il semble que cet usage ait perdu de sa valeur, au profit notamment des pratiques adoptives (cf. chapitre 3.1.2). Les aînées mettent plus fréquemment l‘accent sur la transmission de l‘habitus de l‘éponyme qui en résulte, et, on l‘a vu, prennent grand soin de choisir des éponymes en fonction de l‘amour qu‘il leur portait comme en en fonction de son habitus, de ses qualités, talents et dispositions. On verra d‘abord les raisons qui s‘orientent vers la transmission de l‘habitus de l‘éponyme à un enfant, et comment cette transmission peut, notamment lorsque l‘éponyme est toujours vivant, mobiliser des rites et des paroles qui font écho à ceux utilisés par la sanajik de l‘enfant. On s‘intéressera ensuite au caractère réciproque de la relation éponymique, à la façon dont le lien ontologique établit avec l‘éponyme peut faire bénéficier ce dernier de la vitalité de l‘enfant. Finalement, on s‘intéressera à ces moments problématiques où certains désirs ne sont pas satisfaits, notamment les désirs des défunts.

5.2.2 Un lien vital réciproque : façonnement de l’habitus de l’enfant et revitalisation de l’éponyme

Le façonnement de l‘habitus de l‘enfant s‘opère en partie à travers le choix du nom. Les donneurs-du-nom s‘attendent généralement à ce que l‘enfant manifeste, en grandissant, des comportements, des qualités, des inclinations ou des dispositions qui sont celles de son éponyme, ou plus exactement, de chacun de ses éponymes. Les aînés ont généralement insisté sur la façon dont un enfant manifestera l‘habitus d‘un parent défunt. Lorsque l‘éponyme de l‘enfant est toujours vivant, la transmission de l‘habitus était réputé être

275 opérée à travers les paroles et rites de l‘éponyme, particulièrement similaires à celles que la sanajik de l‘enfant employait à la naissance.

Certains aînés, lorsqu‘un enfant était nommé d‘après eux, s‘efforçaient eux aussi de rendre l‘enfant habile, en lui faisant part, à l‘instar de la sanajik, de leurs vœux alors qu‘il n‘est qu‘un nouveau-né (Koneak, et al. 2012 : 220). Néanmoins, ces pratiques avaient une portée et une signification différente, comme le souligne Lizzie Irniq :

Les aînés disaient : « Mon sauniq pourra faire mieux que moi ». « Es-tu heureux, mon sauniq sera intelligent et plein de talent ! », disaient les aînés. Ils ne disaient pas : « Il ou elle aura du talent », mais plutôt « il me donne du talent », car ils avaient cet enfant comme sauniq. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Les paroles adressées par les aînés à leur petit éponyme se fondent clairement sur la reconnaissance d‘une identité partagée entre l‘aîné et le nouveau-né, et soulignent la continuité qui existe entre leurs existences. Alors que l‘aîné est déclinant physiquement, son lien avec l‘enfant lui permet en quelque sorte une nouvelle vie. Ce renouvellement de l‘aîné est l‘une des conséquences du lien ontologique. L‘autre conséquence est l‘influence de l‘aîné sur l‘enfant, transmettant ses habitudes et ses talents à l‘enfant. Alicie Koneak décrit ainsi la façon dont l‘aîné rencontrant son sauniq pour la première fois cherchera à lui transmettre son habitus :

Cela se fait de cette façon. Allez, serrons-nous la main ! « Tu vas me ressembler, car tu es mon sauniq ». Je dirais cela à ma petite sauniq, afin de lui transmettre mes habiletés (piusiit) par une poignée de main. Ils serraient la main du bébé et lui disaient : « Tu vas me ressembler parce que je t‘ai serré la main ». Alors, l‘enfant avait le même caractère (piusiq). (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Très démonstrative dans ses explications, Alicie Koneak mit en scène cette situation lors de l‘entrevue, en simulant la transmission de ses piusiit vers son homonyme, serrant la main de Jaaka Jaaka durant toute son explication. Toutes ces pratiques se fondent sur l‘idée que le nouveau-né bénéficie encore des capacités de conscience et de compréhension propres à sa vie fœtale. L‘enfant écoute les paroles de son éponyme, alors que ce dernier lui serre la 276

main de manière à établir un contact physique grâce auquel ses piusiit vont investir la personne de son homonyme. Alicie Koneak représentait ce transfert par des mouvements de sa main libre le long de la ligne formée par les bras et les mains jointes.

Comme dans le cas de la sanajik de l‘enfant, la relation est fréquemment entretenue par des dons, et l‘éponyme vivant joue un rôle important dans l‘éducation morale de son homonyme. Alicie Koneak souligne l‘importance de cette pratique qui voit l‘influence de l‘éponyme se prolonger tard après la naissance de l‘enfant :

Au fur et à mesure que l‘enfant grandissait, atteignait l‘adolescence, il lui arrivait de donner quelque chose à son sauniq, à la personne lui ayant donné son nom à la naissance. Les aînés avaient l‘habitude de dire à leurs petits sauniq : « Aide les autres comme j‘avais l‘habitude d‘aider d‘autres personnes ». Ils leur disaient vraiment cela. Si je traitais mon petit sauniq juste comme une autre personne, en lui disant seulement : « Bonjour sauniq », il ou elle n‘était pas bien guidé. Il faut plutôt dire : « sauniq, aide d‘autres personnes si tu veux recevoir de l‘aide à ton tour », ils avaient l‘habitude de dire cela. C‘étaient nos coutumes, et beaucoup d‘entre elles ne sont plus vraiment pratiquées de nos jours, comme si nos traditions avaient été coupées. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Si le partage d‘un nom et d‘une identité ontologique entre l‘éponyme et son petit homonyme influence profondément le développement de la personne de l‘enfant, ce lien était autrefois également conçu comme susceptible de transformer la vitalité de l‘éponyme. La relation d‘identité qui s‘instaure entre un enfant et son éponyme – à la naissance le plus souvent, mais pas nécessairement – avait une influence sur l‘éponyme lui-même.

On retrouve aujourd‘hui exprimées dans la bouche des aînés nombre de ces pratiques décrites dans les années 1960 à B Saladin d‘Anglure par Mitiarjuk Nappaaluk :

Si une personne a une maladie ou s'il est myope, ou s'il a une infirmité (ilusirluk) quelconque, il voudra un homonyme, car il espère être guéri par son homonyme; c'est comme s'il acquérait un (autre) moi. Certains, quand ils ont obtenu un homonyme, disent qu'ils se sentent beaucoup mieux, ou même qu'ils sont guéris. C'est une des raisons pour vouloir obtenir un homonyme, et ceux à qui on le demande doivent accepter. (Nappaaluk 1994 : 74)

277 Au cours de mes différents séjours à Kangiqsujuaq, j‘ai eu plusieurs fois l‘occasion d‘entendre Maata Tuniq raconter comment, alors qu‘elle était petite fille, elle avait reçu le nom de Sikuliaq, une vieille femme aveugle. Cette très belle histoire, lorsqu‘elle la raconte aujourd‘hui, fait figure de grande leçon sur la puissance de la relation éponymique :

J‘ai plus qu‘un nom. Au quotidien, on m‘appelle Maata, c‘est mon nom de baptême. Je m‘appelle également Sikuliaq. Et j‘ai d‘autres noms. J‘ai reçu le nom de la mère de ma mère, mais je ne connais pas son nom. Et j‘ai reçu le nom de Charlie. Mais elle, Sikuliaq, c‘était une vieille femme aveugle qui avait demandé à ma mère si je pouvais devenir son sauniq. J‘étais encore jeune, j‘avais peut-être dix ans, ou six ou sept, quand j‘étais devenu son sauniq. J'ai reçu le nom de cette vieille femme aveugle lorsque j'avais à peu près l'âge de Tommy. Elle voulait avoir un sauniq, et en fit part à ma mère. Elle raconta son histoire à ma mère, et lui demanda si elle accepterait de lui donner un sauniq (os/homonyme), ce que ma mère accepta. Cette femme lui parla de phoques annelés, et dit à quel point elle avait envie de manger des nageoires avant de phoque annelé bouillies, car on ne lui donnait que de la viande sans os, elle rêvait (désirait tellement) de manger de la nageoire avant de phoque. Elle dit que je pourrais en manger quand on attraperait des phoques annelés. Alors, elle fut reconnaissante quand ma mère accepta car, dit-elle, elle ne mangeait plus depuis longtemps de véritable viande, avec des os. Elle voulait avoir un homonyme parce que j'allais pouvoir manger de la viande avec des os, et c'est pourquoi elle me transmit son nom. Lorsqu'elles arrivèrent (chez nous), il commençait à faire nuit, et alors que je n'arrivais pas à dormir, dans un demi- sommeil, je vis dans les airs au dessus de moi une lumière de plus en plus éclatante qui grandissait, et ce, parce qu'elle m'avait transmis son nom. C'est comme si je lui permettais de voir à travers moi, maintenant qu'elle m'avait donné son nom. J'avais accepté sa requête, comme je devais le faire, car nous devons obéir à ces souhaits, nous ne devons pas refuser car ce sont des choses importantes. Maintenant je suis une très vieille femme, et j'avais pensé que c'est parce qu'elle m'avait transmis son nom que cette lumière grandissante m'était apparue. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2006)

L‘histoire de Maata Tuniq est particulièrement riche. Elle reprend le thème de la participation de l‘éponyme à la vie nouvelle de l‘enfant, qui pourra manger les mets qui manquent à la vieille femme, et qui, surtout, est amenée à voir à travers les yeux de l‘enfant. Le changement de perspective est primordial, à la fin de cette histoire, lorsque Maata perçoit la vue qu‘elle offre à l‘aveugle sous la forme d‘un éblouissement. Elle souligne également qu‘il n‘était pas acceptable de sa part ou de sa mère de refuser ce désir de l‘éponyme de transmettre son nom. L‘identité partagée entre l‘éponyme et son petit 278

homonyme induit des conséquences réciproques, et se construit, comme le soulignait B. Saladin d‘Anglure dans les interactions et négociations entre trois acteurs : l‘éponyme, son petit homonyme, et le donneur-du-nom. Si le donneur-du-nom, et, comme dans certains cas, l‘éponyme sont des vivants, ces interactions sont peu problématiques. Lorsque par contre l‘éponyme est un défunt, certains problèmes d‘identification de l‘enfant sont susceptibles de se poser, dans la mesure où il est plus complexe pour le donneur-du-nom d‘interpréter leurs désirs de recevoir un homonyme.

5.2.3 Pouvoirs et interventions des défunts dans le processus de dénomination

Durant la grossesse, certains rêves que pouvait avoir une femme enceinte apparaissent le fruit d‘une véritable interaction entre elle et une autre personne – vivante ou morte – où les aînés reconnaissent comme un moyen pour cette personne d‘exprimer son désir de recevoir l‘enfant à venir comme sauniq. Dans les années 1960, Mitiarjuk Nappaaluk de Kangiqsujuaq expliquait l‘importance de ces rêves pour connaître le désir inexprimé de certaines personnes :

Un couple attend un enfant pour bientôt, mais pas immédiatement. Si la mère rêve à une personne vivante, elle peut croire que cette personne désire un homonyme. Elle peut aussi recevoir en rêve, la visite de sa mère ou de son père, ou celle d'un défunt; elle rêve que cette personne arrive, ou qu'elle lui serre la main, ou qu'elle s'occupe de lui. On pense alors que cette personne désire un homonyme. (Nappaaluk 1994 : 76)

Durant la grossesse, ces rêves révèlent le désir inexprimé d‘une personne de recevoir un sauniq. Leurs récits rapportent des interactions entre la future mère et un défunt qui ne sont pas sans évoquer certains symboles forts de la naissance : le défunt arrive (tikittuq), comme on dit de l‘enfant une fois né qu‘il est arrivé; la future mère lui serre la main, comme on le fait avec le nouveau-né pour l‘accueillir. S‘occuper du défunt renvoie à une image de la maternité, et représente une des raisons fréquemment avancées pour expliquer le désir de nommer un enfant d‘après une personne.

279 Aujourd‘hui, ces rêves sont toujours envisagés comme traduisant le désir pour un défunt de recevoir un homonyme spécifique. Alicie Koneak considère ainsi que de tels rêves s‘expliquent par le fait que le défunt n‘a pas, de son vivant, exprimé son désir de recevoir un homonyme :

Cela est encore vrai pour les femmes qui sont enceintes de nos jours. Lorsqu‘une personne souhaitant avoir un ou une sauniq mourait, elle était réellement présente dans les rêves des futurs parents. Lorsqu‘une personne mourait sans avoir parlé de son souhait, ses proches pouvaient néanmoins connaître son souhait au moyen des rêves, car la femme enceinte rêvait constamment à la personne qui voulait un ou une sauniq. Mais laisse-moi t‘expliquer, il arrivait qu‘un bébé qui pleurait constamment cesse de pleurer lorsqu‘un des parents disait que le bébé souhaitait peut-être recevoir le nom d‘une personne décédée. Le bébé cessait de pleurer uniquement lorsque quelqu‘un disait : « le bébé souhaite peut-être porter le nom de cette personne décédée ». Lorsqu‘une personne souhaitant avoir un ou une sauniq mourait, elle apparaissait souvent dans les rêves de la femme enceinte. La famille découvrait parfois quelle personne décédée souhaitait avoir un sauniq uniquement après la naissance du bébé. Il existe deux possibilités. Le bébé pleure constamment tant qu‘il n‘est pas nommé en mémoire d‘une certaine personne décédée, ou l‘un ou l‘autre des parents rêve constamment à la personne qui souhaite avoir un sauniq. Un nouveau-né peut pleurer et être constamment maussade jusqu‘à ce que quelqu‘un dise : « peut-être que cette personne veut que l‘enfant porte son nom », et par la suite le bébé cessera de pleurer. La personne souhaitant avoir un sauniq peut également apparaître constamment en rêve. Ce sont les deux possibilités que je connais. Cela est encore vrai de nos jours. C‘est une bonne chose lorsque les gens font savoir avant de mourir qu‘ils souhaitent avoir un ou une sauniq, peu importe que ce soit un garçon ou une fille. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Les rêves offrent aux défunts une alternative à la parole et à la communication orale à laquelle ils n‘ont plus accès avec les vivants. Alicie Koneak établit très clairement un lien entre un désir inexprimé du temps du vivant de la personne et sa manifestation onirique sous la forme de rêves récurrents. Reconnaître ce désir d‘homonyme était essentiel, qu‘il fût exprimé par la parole ou compris au travers d‘un rêve. Les deux pratiques qu‘évoque Alicie Koneak témoignent également d‘un passage : durant la grossesse, c‘est l‘éponyme qui exprime son désir de recevoir l‘enfant, et, lorsqu‘il n‘a pu le faire de son vivant, il l‘exprime une fois mort, par le rêve et certaines images; une fois l‘enfant né, le nourrisson exprimera lui-même sa désapprobation quant à son éponyme, par un comportement 280

inquiétant, pleurant sans arrêt par exemple. Tout se passe dès lors comme si l‘établissement du lien éponymique n‘était pas du fait des vivants, le rôle de ces derniers se bornant à reconnaître l‘existence de cette relation.

Alicie Koneak connaît très bien cette situation puisqu‘elle est intervenue, il y a quelques années, pour ajouter un nom à une petite fille qui manifestait des symptômes inhabituels. Elle suggéra à son amie, la mère adoptive de l‘enfant, le nom de sa propre mère. La mère de l‘enfant raconte : « On l‘a nommée Matiilita, parce qu‘elle bavait sans cesse lorsqu‘elle était toute petite. Je l‘ai donc appelée Matiilita, en me disant que cela pourrait peut-être l‘apaiser » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

Alicie Koneak développe son explication, et décrit l‘importance du rôle des ascendants, qui possèdent de plus grandes connaissances des relations familiales, lorsque le nouveau-né manifeste un comportement inquiétant :

On leur donne souvent des noms supplémentaires. Si le bébé pleure constamment même après avoir commencé à grandir, les parents se disent parfois : « Peut-être qu‘il ou elle voulait être cette personne ? » Si je trouve le bon nom, le bébé ira beaucoup mieux, et si je me trompe, il ou elle ne changera pas. Puisque la mère ne connaît pas toujours bien l‘histoire de sa famille, elle consultera sa mère qui connaît mieux l‘histoire de la famille. La grand-mère dira donc : « Peut-être qu‘il veut être cette personne ? » Quand une grand-mère dit : « J‘étais parente avec cette personne, et peut-être que mon petit-enfant souhaite être nommé en mémoire de cette personne... », si sa fille est d‘accord avec elle, alors le bébé arrêtera de constamment pleurer. [...] Ma petite-fille va bien uniquement depuis qu‘elle s‘appelle Mina. J‘ai déjà séjourné dans un hôpital en compagnie de Mina d‘Akulivik, et maintenant ma petite-fille se nomme Mina, et elle est bien. Mina voulait clairement nous accompagner. Cela se passe vraiment de cette manière. Cela se produit souvent lorsque les nouvelles mères n‘arrivent pas à consoler leurs bébés. De nos jours, beaucoup de jeunes filles ont des bébés, et je leur dis habituellement : « peut-être que ton bébé souhaite être nommé en mémoire de cette personne », lorsque des membres de leur parenté sont décédés. Lorsque je dis « peut-être que le bébé souhaite être nommé en mémoire de cette personne », on me répond « je ne crois pas que le bébé souhaite être nommé en mémoire de cette personne ». Je suggère de nommer le bébé en mémoire d‘un tel ou d‘une telle, mais on ne suit pas mes suggestions. Toutefois, lorsque le bébé pleure constamment, ils acceptent finalement de nommer le bébé en mémoire de cette personne, et ils me disent par la suite « Qungiaq, tu avais raison ». Il s‘agit d‘une très ancienne 281 tradition qui existe encore de nos jours. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Les aînées font souvent preuve d‘un grand interventionnisme dans la perpétuation de ces connaissances, et jouent fréquemment un rôle dans la dénomination des enfants. Elles considèrent ce processus conduisant au choix de noms pour l‘enfant comme impliquant nécessairement des négociations intergénérationnelles. Si les plus jeunes méconnaissent parfois le sens, ou certaines des conséquences de l‘éponymie, leurs doutes sont souvent levés par l‘expérience. Les jeunes connaissent également moins bien les relations familiales liant leurs ascendants, et les aînés apparaissent les plus à même d‘identifier, parmi leurs ascendants défunts, quels noms l‘enfant pourrait avoir à porter. Alicie Koneak résume ces enjeux :

Les mères ou les pères nommaient le bébé en mémoire de leurs proches décédés. Si j‘étais le père et que ma fille donnait naissance à une enfant, je dirais : « J‘ai un lien familial avec cette personne, alors je veux que mon enfant porte le nom de cette personne ». Un père pourrait dire cela. La mère ou le père peuvent nommer le bébé en mémoire de leurs proches décédés, c‘est ainsi. Lorsque le bébé est nommé en souvenir de la bonne personne, celle dont il ou elle souhaite porter le nom, il est plus heureux. Mais le bébé nommé en mémoire de quelqu‘un dont il ou elle ne souhaite pas porter le nom est souvent malheureux, et peut même changer d‘attitude, cela se passe vraiment de cette façon. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Le rôle des défunts dans le processus de dénomination, complexe car inscrit dans les relations plus générales des vivants avec l‘invisible, faisait l‘objet de connaissances spécifiques. Ces connaissances décrivaient, de manière fragmentaire, leur agencéité, leur capacité à s‘exprimer et les media qu‘ils privilégiaient pour cela, et les signes tangibles qui témoignaient de leurs tentatives de communication.

Conclusion : choisir un nom et façonner l’enfant

Parfois près d‘un siècle après la conversion au christianisme, de nombreuses conceptions et pratiques témoignent de leur persistance. L‘identité établie par le lien éponymique est toujours reconnue par l‘usage d‘appellations spécifiques entre homonymes, et, de manière plus variable, implique une réévaluation du statut parental par l‘usage des termes d‘adresse 282

habituellement utilisés avec l‘éponyme. La relation éponymique conditionne également les attitudes et sentiments développés à l‘égard de la personne, impliquant notamment un réengagement des relations affectives entretenues avec l‘éponyme. Plus largement, les pratiques contemporaines reconnaissent la transmission d‘une manière d‘être, des attitudes, aptitudes, compétences et capacités, en un mot, d‘un habitus de l‘éponyme à l‘enfant.

Le choix des noms de l‘enfant est un processus qui mobilise de multiples interactions entre les ascendants de l‘enfant, l‘enfant lui-même, et ses potentiels éponymes, qu‘ils soient vivants ou défunts. Dans ces négociations intergénérationnelles, le rôle des aînés, leur connaissance de la parenté comme des conséquences de l‘éponymie, est particulièrement important. Les aînés décrivent différents cas de figures potentiels dans lesquels ils exposent les bénéfices que chacun des acteurs de la dénomination (donneur-du-nom, enfant, éponyme) peut attendre de l‘établissement d‘un lien éponymique. Les conséquences de l‘éponymie informent systématiquement le choix des noms, et, dans la mesure où ce sont généralement les vivants qui en sont les principaux acteurs, le choix du nom s‘apparente en quelque sorte à un façonnement de l‘enfant, de son identité sociale comme de son habitus.

5.3 Conséquences contemporaines de l’éponymie sur la socialisation : les cas de Jaaka et de Betsy

Ce façonnement – sur un mode électif – de l‘identité sociale et de l‘habitus de l‘enfant constitue, aujourd‘hui encore, une dimension essentielle de la construction de la personne. Si recevoir un nom permet d‘abord à l‘enfant de passer définitivement du statut de fœtus à celui de nouveau-né, l‘insérant dans un maillage social dense grâce auquel il se voit agrégé à la société, le choix du nom influencera également les formes de socialisation privilégiées dans son enfance. À partir de deux récits, celui de Besty et celui de Jaaka, je vais m‘efforcer de rendre compte de la densité et de la richesse du lien éponymique, et de montrer comment le nom reçu influence les stratégies éducatives privilégiées par les ascendants de l‘enfant, et leur choix de différentes pratiques de socialisation.

283 5.3.1 Betsy : élévation du statut parental, socialisation et genre

Je vais d‘abord m‘efforcer de mettre en lumière les conséquences d‘une relation éponymique forte sur la socialisation de l‘enfant, et souligner les inversions opérées dans les stratégies éducatives les plus courantes qui en découlent, dès la petite enfance : emmaillotement, langage des bébés, et jusqu‘aux formes de l‘apprentissage y sont soumis à l‘identité créée par l‘homonymie.

La plus jeune des trois filles biologiques de Betsy a reçu le nom de la sœur aînée de sa mère, sa propre tante maternelle donc. La relation de Betsy avec sa seule sœur aînée est particulièrement importante, et elle souffrit beaucoup de son départ lorsque cette dernière quitta le village pour suivre son mari, résident d‘une communauté voisine. En nommant sa dernière fille d‘après sa sœur, elle réinvestit pleinement l‘importance affective de la relation qu‘elle entretenait avec sa sœur dans la relation qu‘elle développa avec sa fille. Tous les termes d‘adresse que celle-ci utilise au quotidien avec sa mère et ses propres sœurs correspondent au statut parental de son éponyme : elle est donc la « sœur aînée » (angajuq) de sa mère, la « tante maternelle » (aja) de ses sœurs. Ces termes d‘adresse, appris dès la petite enfance, ancrent la réévaluation du statut parental dans une réalité partagée et reconnue.

Dès les premiers jours de sa vie, les contraintes habituellement imposées à l‘enfant sont abandonnées au profit de la valorisation de son autonomie. Betsy souligne ce point en décrivant les raisons pour lesquelles elle ne l‘a jamais emmaillotée :

Nous avons toujours vu les bébés emmaillotés, mais ma plus jeune fille, elle n‘a été emmailloté que quelques fois, peut-être trois. Je ne l‘ai jamais laissée être emmaillotée, parce que je voulais qu‘elle soit libre. C‘est la seule avec laquelle j‘ai essayé, pour voir ce qui arriverait, et cette bonne petite a déjà accompli plusieurs choses pour la première fois. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

L‘emmaillotement répond pour certaines femmes à la nécessité d‘un façonnage du corps des nouveau-nés, et des bébés, en regard notamment de leur désarticulation. Le maillot permet d‘aligner et de rassembler le corps de l‘enfant, jusqu‘à ce que le bébé ait la

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musculature et la motricité nécessaire pour marcher à quatre pattes. L‘emmaillotement se détend alors et laisse la place à de petits vêtements, y compris lorsque l‘enfant est porté dans l‘amauti. Protecteur aux yeux des adultes, il n‘en reste pas moins un outil de façonnement et de contrôle de l‘enfant par ses parents, notamment en regard des activités quotidiennes.

Poursuivant sur l‘éducation de sa plus jeune fille, Betsy ajouta qu‘elle n‘utilisa jamais avec elle le vocabulaire enfantin :

Ma plus jeune fille est un bon exemple pour moi, je lui parlais comme si elle était un adulte, elle n‘a jamais connu le langage des bébés. Je l‘ai toujours traitée comme une adulte, depuis qu‘elle est née. [...] Elle n‘a jamais dit quelque chose comme apaapa (« j‘ai faim de nourriture solide »). J‘ai procédé ainsi uniquement pour ma plus jeune, ses sœurs aînées ont été traitées comme de vrais bébés, et j‘utilisais les mots du langage des bébés. C‘est la raison pour laquelle ma plus jeune a des facilités d‘apprentissage incroyables, comparée à ses sœurs, elle sait vraiment comment coudre. « Cet enfant sera très douée », « je vais la rendre habile », « je ne vais pas seulement l‘aider avec des mots, mais même avec des démonstrations », c‘est ce que je pensais alors qu‘elle n‘était qu‘une enfant. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

Le statut de l‘enfant, similaire à celui d‘un adulte, commande de multiples choix éducatifs faits par sa mère. Celle-ci refuse ainsi de faire usage de cette contrainte forte que représente l‘emmaillotement, ou d‘employer le langage de bébé, et choisit d‘offrir à l‘enfant des formes éducatives privilégiées, au lieu de seulement faire appel, comme c‘est souvent le cas, à l‘initiative personnelle de l‘enfant dans l‘apprentissage.

L‘enfance de Betsy elle-même est fortement marquée par l‘éponymie. Comme pour sa benjamine, son statut parental fut établit en fonction du statut de son éponyme, témoignant d‘une identité qui toujours reconnue pour les descendants de son éponyme :

J‘ai moi aussi reçu un éponyme, et avoir un éponyme est quelque chose de très important. Mes parents du côté maternel sont très nombreux, ceux du frère biologique aîné de ma mère. Mon éponyme est la mère des frères biologiques de ma mère. Parce que j‘ai reçu son nom, je suis leur mère. Par exemple, l‘un des frères a dit : « ma mère doit toujours recevoir, elle doit être gâtée », et je suis vraiment traitée comme leur mère. C‘est ce qu‘ils veulent dire, comme leur 285 mère. Ils me traitent avec importance, parce que leur mère est mon éponyme. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

Si, aujourd‘hui encore, ce statut lui vaut des attentions particulières – recevoir de la nourriture – de la part de la famille des frères biologique de sa mère, il se traduisait dans son enfance par une relative autonomie de comportement, similaire à celle dont sa fille bénéficiera. Associé à son sexe relatif, cette élévation de son statut social eut des conséquences notables sur le développement de son identité de genre et le développement de son habitus. Elle se décrit elle-même, en anglais, comme un « tomboy », expliquant qu‘elle accompagnait sans arrêt ses nombreux frères dans leurs activités sur le territoire. Ces derniers ne pouvaient refuser sa présence, non plus que ses parents, en raison de son statut similaire à celui d‘un adulte. Dès lors, son désir de suivre constamment ses frères sur le territoire l‘avait entraîné vers l‘acquisition de comportements et de compétences qu‘elle juge masculines.

Plus tard, alors que la puberté approchait, elle reçu une arnaliaq, alors qu‘elle était encore bien jeune pour une telle responsabilité. Elle-même ne connaît pas vraiment les raisons qui ont poussé sa grand-mère à demander pour elle une arnaliaq, mais son récit permet d‘en concevoir certaines des raisons potentielles :

C‘est alors que je n‘étais encore qu‘une jeune fille (panik) que je reçu mon arnaliaq pour la première fois, et je n‘imaginais absolument pas recevoir une arnaliaq ou un angusiaq. La mère de mon père était très vieille et c‘est elle qui m‘obtint une arnaliaq. Elle dit : « je veux qu‘elle obtienne un angusiaq ou une arnaliaq », elle a demandé à cette famille à ce que je reçoive une arnaliaq, mais ne je ne me souviens pas si je l‘ai vêtue pour la première fois, car je n‘étais qu‘une toute jeune fille. J‘étais un vrai garçon manqué alors, je jouais dehors tout le temps, j‘étais sans cesse à l‘extérieur, j‘étais celle qui sortait sans cesse et je ne pouvais pas vraiment penser à m‘occuper de ma petite arnaliaq. (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008)

Betsy, aujourd‘hui, n‘est plus ce garçon manqué à qui on avait confié la tâche d‘être l‘éducatrice morale d‘une petite fille, et qui ne pouvait pas vraiment s‘acquitter de cette tâche. Cette rupture entre un passé fait de permissivité et une soumission plus tardive aux attentes liées à son genre évoque les transitions décrites par B. Saladin d‘Anglure (1980b) 286

pour ces enfants « travestis » jusqu‘à la puberté. Les aînés du groupe, par leurs remarques, ou certaines actions indirectes, incitaient la jeune personne à se conformer à présent à l‘identité de genre liée à son sexe. De la même manière, alors qu‘elle entame ou s‘approche de la puberté, Betsy reçoit la responsabilité d‘une petite fille, comme un prémice de son futur rôle de mère. Cette interprétation que je fais de l‘action de sa grand-mère pourrait se voir renforcée par le fait que, au Noël suivant, son arnaliaq lui offrit son premier ulu (couteau féminin), symbole sans équivoque de féminité et incitatif pour l‘apprentissage de compétences plus féminines.

5.3.2 Jaaka : polyéponymie, genre et interculturalité

À la différence de Betsy, dont la constitution de l‘identité de genre fut influencée par une conjonction très spécifique entre son sexe relatif et la surélévation de son statut parental, il n‘était pas rare de voir autrefois de jeunes enfants volontairement socialisés en fonction du sexe de leur éponyme, afin de faire correspondre pleinement leurs identités (Saladin d‘Anglure 1986). Si la transmission d‘un nom provenant d‘un éponyme de l‘autre sexe à un enfant n‘est presque pas – ou plus – pratiquée chez les Itivimiut ou Sanikiluarmiut, il n‘en va pas de même chez les Tarramiut. Les aînées que j‘ai rencontrées ont fréquemment reçu un nom venant d‘un homme, et ont été volontairement socialisées en fonction du sexe de leur éponyme. Si la transmission de noms issus d‘un éponyme du sexe opposé à celui de l‘enfant est toujours courante aujourd‘hui, les conséquences sur la socialisation de l‘enfant sont aujourd‘hui plus ténues cependant, depuis les années 1970 notamment.

Issue d‘une famille de Kangiqsujuaq, Jaaka est née à Québec à la fin des années 1960, à une époque charnière, et son histoire s‘inscrit dans les transformations qui affectèrent la socialisation et les séquences rituelles de la naissance à cette époque. Elle reçut plusieurs noms à sa naissance, et considère avoir reçu différents traits de son habitus de ses différents éponymes :

Mon défunt éponyme Siquaq était considéré comme quelqu'un de très gentil, par la famille de mon père et la famille de ma mère, et ils m'ont transmis son nom pour sa gentillesse. Les gens pouvaient voir sa gentillesse à son comportement, et moi aussi j'aime agir de bonne façon, dans la mesure où j'ai 287 hérité de cette qualité. Ensuite, Putuguq était quelqu'un de très connu, mais je ne le connais pas très bien, je sais seulement que c'était un chasseur, je ne le connais pas autrement. Mon éponyme Jaaka a aidé bien des gens autrefois, en leur apportant de la nourriture alors qu'ils n'en avaient pas, et a aidé des malades également. On m'a souvent parlé d'eux quand j'étais petite, on me parlait d'eux en m'expliquant qu'ils étaient mes éponymes parce qu'ils avaient telles qualités, et que ces noms étaient portés par des hommes. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Contrairement aux pratiques en vigueur dans la région de Puvirnituq, où l‘on hérite en général d‘un seul éponyme, les pratiques de dénomination en vigueur parmi les Tarramiut valorisent la transmission de plusieurs noms correspondant chacun à plusieurs éponymes. Comme l‘explique Jaaka, l‘enfant est susceptible d‘hériter de plusieurs caractéristiques, aptitudes ou attitudes liées à chacun de ses éponymes, dont la conjonction participe de la construction de son habitus.

Comme Betsy, Jaaka souligne les paroles des parents. Elle décrit l‘importance que revêtait aux yeux de son père le fait de prendre soin des besoins de l‘enfant en considérant l‘identité de son éponyme :

Mon père plus que tout autre a pris grand soin de moi qui avais reçu le nom de son père. Parce que ce dernier avait sauvé la vie de plusieurs personnes (en leur donnant de la nourriture), il souhaitait qu'on me nourrisse au mieux et qu'on s'occupe bien de moi, il voulait qu'on s'occupe bien de moi car je portais le nom de son père. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Ces propos incitent à envisager la vie comme un cycle où celui qui reçoit dans l‘enfance devient ensuite un adulte, capable de donner et de partager le fruit de son travail, avant de recevoir à nouveau alors que les vivants conservent la mémoire de sa générosité et prennent soin de lui à travers son homonyme. Ce façonnement de l‘identité parentale et de genre de Jaaka s‘exprimait également dans ces rites, alors nouveaux, qui célébraient l‘anniversaire de l‘enfant. Son père lui offrait à cette occasion des cadeaux plus clairement destinés aux petits garçons, et elle était incitée à le suivre, ou à suivre ses oncles lorsqu‘ils partaient chasser.

288

Cependant, l‘histoire de Jaaka est également prise dans les conséquences de la médicalisation des accouchements. Lors de sa naissance, l‘infirmière québécoise qui avait participé à l‘accouchement demanda les noms de l‘enfant à ses parents. Surprise par le fait qu‘elle ne reçoive que des noms issus d‘hommes, cette infirmière demanda à lui donner le sien :

Lorsque je venais de naître, c'est la sage-femme qui voulut me donner son nom, et elle me le transmit parce que la famille de mon père et de ma mère accepta. Comme j'allais n'avoir que des noms d‘homme, alors que je suis une femme, elle demanda à me donner un nom de femme, Christiane, le sien. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

En tant que sanajik de la petite-fille – elle avait coupé le cordon à la naissance –, ce droit de nommer l‘enfant ne lui fut pas refusé. Ce nom allait cependant non pas tant lui permettre d‘accéder à une identité féminine qu‘à une identité francophone, et elle n‘hésite pas en effet à se présenter à l‘aide du nom de Christiane lorsqu‘elle rencontre des francophones. Ce nom, comme ceux de ses autres éponymes, participent de la constitution de son habitus et notamment de son habileté à parler en français :

À la veille de mes premiers cours de français à l'école, ma mère m'a dit que j'avais fait une crise de somnambulisme, et qu'elle avait appelé mes sœurs cadettes et mon frère Jaipiti pour venir m'entendre parler français en pleine crise de somnambulisme. Après que ma mère m'en a parlé, j'ai pensé à mon éponyme Christiane, qui était une francophone, et j'ai supposé que j'avais alors hérité de sa capacité, ma mère m'ayant dit que j'avais parlé comme une véritable francophone, en étant vraiment à l'aise. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Cette éponyme francophone avait conduit les parents de Jaaka à l‘inciter à étudier en français à l‘école. Quelques jours avant la rentrée scolaire, cette crise de somnambulisme durant laquelle elle s‘exprima en français renforça son sentiment d‘identité vis-à-vis de son éponyme francophone. Ici encore, mais dans un contexte nouveau, les formes de socialisation privilégiées dans son enfance furent fonction de son identité éponymique, des qualités, aptitudes, attitudes ou compétences que celle-ci transmet à l‘enfant, comme des manipulations qu‘elle opère sur son identité parentale et sexuée.

289 Conclusion : l’identité en partage

Les rites de la naissance travaillaient le corps de l‘enfant, opérant plusieurs opérations visant à le séparer de son existence fœtale, et à l‘agréger à sa nouvelle existence humaine. Les adultes façonnaient le corps de l‘enfant, ses membres et sa tête en particulier, pour en favoriser un développement harmonieux et esthétique. Les paroles que la sanajik de l‘enfant lui adressait à la naissance, comme certains gestes qu‘elle posait sur son corps contribuaient déjà à façonner ses aptitudes et capacités, en fonction notamment d‘attentes liées à son identité sexuée. Si les rites de la naissance contribuaient donc déjà à façonner le corps et la personne de l‘enfant, c‘est seulement en recevant ses noms que le nouveau-né accédait pleinement à l‘existence sociale et se voyait reconnaître le statut de personne. Il était dès lors situé au sein de la matrice familiale, et inséré à partir de cette position originale dans le maillage dense du tissu social inuit : les considérations électives présidant au choix de ses noms contribuaient à définir son statut parental, conjuguées à d‘autres registres de la filiation, biologique ou adoptive, tandis que son être était investi déjà des qualités, aptitudes, ou attitudes héritées de ses éponymes. Près d‘un siècle après la conversion des Inuit au christianisme, la relation éponymique fondée sur le principe d‘identité des homonymes est toujours au cœur de la construction de la personne, de son statut social comme de ses capacités à agir dans le monde.

Au XXe siècle, le système anthroponymique inuit a peu à peu intégré de nouvelles entités nominales, les prénoms chrétiens en particulier, jusqu‘à en faire des composantes à part entière des pratiques de dénomination. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les convertis reçurent des prénoms chrétiens à l‘occasion de leur baptême. Ces noms furent fréquemment appariés à un nom inuit, avec lequel – suivant en cela les normes de transmission éponymique – ils étaient transmis comme une seule entité, aussi bien dans la région de Sanikiluaq et parmi les Itivimiut que chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava. Sur toute la côte de la baie d‘Hudson, cet appariement apparaissait déjà la norme dans les années 1960 (Guemple 1965), et constitue aujourd‘hui le noyau du système anthroponymique sur lequel de nouvelles pratiques viennent se greffer (Dupré 2007). Par contre, sur la côte du détroit d‘Hudson et le long de la baie d‘Ungava, cet appariement a été 290

rompu, dès les années 1960, tandis que les prénoms chrétiens étaient peu à peu assimilés aux noms personnels inuit. Les prénoms chrétiens y furent dès lors utilisés et transmis en dépit de leurs qualités initiales – de genre notamment –, et intégrés comme des entités nominales à part entière aux propriétés identiques à celles reconnues aux noms personnels inuit.

En dépit de trajectoires différentes, les prénoms chrétiens ont été pleinement intégrés, dans les deux régions, à une pratique concevant le nom comme une composante relationnelle de la personne, sur un mode éponymique. Une différence apparaît néanmoins plus nettement entre les systèmes de ces deux régions, que révèlent les trajectoires différentes des prénoms chrétiens : la transmission du nom est éponymique à Sanikiluaq et parmi les Itivimiut, où une paire prénom chrétien/nom personne inuit renvoie à un seul éponyme; elle est polyéponymique – une personne a plusieurs éponymes – parmi les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, chaque nom, prénom chrétien ou nom personnel inuit, renvoyant à un éponyme différent. Plus largement, la résilience du système anthroponymique inuit au XXe siècle semble trouver sa dynamique dans la polynomie qui le caractérise. La polynomie, en particulier dans la région des Tarramiut et Siqinirmiut, mais chez les Itivimiut également, apparaît en effet un élément essentiel à la résilience du système anthroponymique inuit, offrant une grande souplesse pour intégrer de nouvelles pratiques, pour concilier les désirs des différentes générations, et faciliter les négociations intergénérationnelles.

Parallèlement à la polynomie, favorisant la résilience du système anthroponymique, l‘éponymie manifeste une persistance que rien ne semble, à l‘heure actuelle, pouvoir éroder. La charge affective liée au principe d‘identité des homonymes, sa valeur dans la reconduction des liens familiaux, mais peut-être surtout l‘expérience de soi et du monde qu‘il contribue à façonner expliquent potentiellement la continuité de la transmission éponymique des noms personnels, comme des nombreuses connaissances et pratiques qui y sont associées, parfois près d‘un siècle après la conversion au christianisme. L‘identité établie par le lien éponymique est toujours reconnue par l‘usage d‘appellations spécifiques entre homonymes, et, de manière plus variable, implique une réévaluation du statut parental par l‘usage des termes d‘adresse habituellement utilisés avec l‘éponyme. La relation 291 éponymique conditionne également les attitudes et sentiments développés à l‘égard de la personne, impliquant notamment un réengagement des relations affectives entretenues avec l‘éponyme. Plus largement, les pratiques contemporaines reconnaissent toujours la transmission d‘une manière d‘être, des attitudes, aptitudes, compétences et capacités, en un mot, d‘un habitus de l‘éponyme à l‘enfant.

Ce principe reconnaissant la transmission d‘une manière d‘être, héritée de l‘éponyme, informe systématiquement le choix des noms. Dans la mesure où ce sont généralement les vivants qui en sont les principaux acteurs, le choix du nom s‘apparente en quelque sorte à un façonnement de l‘enfant, travaillant sur un mode électif son identité sociale comme son habitus. Ce façonnement constitue, aujourd‘hui encore, une dimension essentielle de la construction de la personne, susceptible d‘influencer jusqu‘aux formes de socialisation mobilisées dans l‘enfance, jusqu‘aux stratégies, pratiques, et choix éducatifs privilégiés par les divers ascendants de l‘enfant. Le nom se voit ancré dans une dynamique du renouvellement des êtres et des groupes familiaux, transmettant des identités sociales et parentales, qualités, compétences, aptitudes ou attitudes, et les réengageant dans un être neuf, qui devra les associer, se les approprier, et révéler ses capacités à mesure que son corps se développe.

À nouveau, ce chapitre illustre l‘intérêt qu‘il y a pour l‘anthropologie à historiciser ces séquences rituelles, de manière à faire ressortir les multiples strates culturelles composant cet ensemble, et les principes culturels et ontologiques ayant présidé à leur entrelacement. Il apparaît clairement que le schème préexistant à la conversion au christianisme, associant transmission éponymique des noms de personne et identité ontologique des homonymes, a profondément influencé l‘intégration des prénoms chrétiens. Comme le soulignait M. Sahlins (2007 : 207), les changements historiques opèrent en continuité avec le schème précédent, et donnent naissance à des situations nouvelles quoique tirant leur cohérence de principes préexistants. La conversion au christianisme a clairement bouleversé la séquence des rites de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance; pourtant, les schèmes régissant auparavant ces séquences rituelles apparaissent avoir été essentiels dans la réception des conceptions chrétiennes de la vie fœtale et de la personne, dans l‘intégration 292

de noms nouveaux, et, on va le voir, dans l‘arrimage des conceptions chrétiennes des relations à l‘animal. Ces rites essentiels à la construction de la personne apparaissent dès lors comme un moment privilégié de la reproduction sociale comme de l‘actualisation de la cosmologie.

Ces trois chapitres successifs permettent de répondre à l‘un des objectifs projetés, examiner la relation entre humanité et non-humanité au cœur du passage ritualisé par les séquences de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, et interroger l‘extension du statut de personne au non-humain. Les descriptions que j‘ai proposées apparaissent clairement imputer au fœtus une vie consciente, sensible, capable d‘émotivité comme d‘intentionnalité – autrefois grâce à l‘âme-nom (atiq), plus récemment grâce à l‘âme chrétienne (tarniq). Pourtant, il semble manquer au fœtus cette capacité cognitive essentielle que représente l‘isuma, la « raison », pour se voir reconnu comme une « personne ». L‘intentionnalité que les Inuit reconnaissent au fœtus ne peut être assimilée à celle des adultes, qui mobilisent leur « raison » (isuma) pour gouverner leurs actes, et se doivent de suivre les règles sociales plutôt que leur propre pensée (isumainnaqiniq). Certaines de ces règles, piqujait, encapsulent justement des connaissances qui permettent d‘envisager le monde – en pensée – selon une autre perspective que la sienne. L‘intentionnalité fœtale est au contraire fondée sur des émotions violentes, et sur une perspective spécifique que le fœtus n‘a pas la capacité de délaisser pour en épouser une autre. J‘ai proposé de rendre compte de cette différence que les Inuit maintiennent entre la vie fœtale et la vie proprement humaine en réinvestissant la distinction faite par E. Viveiros de Castro (2009 : 39) entre une « représentation », un processus de l‘esprit qui ici relèverait de l‘isuma, et une « perspective », une conception du monde dont la spécificité est inscrite dans le corps. La possibilité de s‘émanciper du domaine de la « perspective » pour accéder à celui de la « représentation » marquerait l‘accès au statut de personne.

E. Viveiros de Castro (2009 : 39) soulignait notamment l‘influence essentielle de la corporalité sur la spécificité des « perspectives » non-humaines. Les séquences rituelles de l‘accouchement et de la naissance révèlent clairement ce lien entre corps fœtal et perspectivisme, et mobilisent justement plusieurs interventions visant à séparer le nouveau- 293 né de son existence fœtale, puis à l‘agréger à sa nouvelle vie, proprement humaine. Le nouveau-né fait l‘objet de multiples traitements, façonnant sa forme physique et son habitus, et apparaît considéré comme un être plus plastique, plus passif, qu‘il ne l‘était lors de la grossesse. Durant la grossesse, le fœtus apparaît un être actif en puissance, doué d‘une intentionnalité propre, et surtout d‘une perspective spécifique liée aux caractéristiques de son corps, sa taille comme sa situation à l‘intérieur du corps maternel. Ces caractéristiques de la vie fœtale sont au centre du travail de redéfinition des relations et du statut qu‘opèrent les rites de la naissance. Les derniers éléments du corps fœtal – les annexes – sont séparés du corps du nouveau-né, avant que ce dernier ne se voit imposée une identité corporelle, par diverses interventions et façonnements opérés à la surface de son corps, marquant son accession au statut de personne. C‘est la sanajik est en charge de l‘essentiel de ce processus, et façonne dès la naissance les futures capacités de l‘enfant, ses habiletés, ses aptitudes.

Ce travail de l‘habitus témoigne d‘une conception de la corporalité qui ne limite pas le corps au simple statut d‘accessoire de la personne, mais l‘engage au contraire dans une définition de la personne, de sa manière d‘être, et de sa capacité à agir dans le monde. Pour autant, ces capacités et aptitudes de la personne ne sont pas nécessairement toutes « acquises » par le façonnement des adultes ou, plus tard, l‘investissement de l‘enfant dans l‘apprentissage, mais en quelque sorte « transmises », avec le nom en particulier (Guemple 1965, Saladin d‘Anglure 1970). En contexte chrétien, les pratiques de transmission du nom et les conceptions associant à la transmission d‘un nom la transmission d‘attitudes ou d‘aptitudes ont été reconduites, et recomposées dans une nouvelle séquence où elles côtoient ces rites et soins façonnant le corps de l‘enfant. Les conceptions inuit abordent l‘habitus humain (inuup piusingit) aussi bien comme le fruit d‘un héritage – reçu grâce au partage d‘un nom – que comme le fruit d‘une formation – par le travail du corps et la parole notamment. En cela, recevoir un nom et se voir façonné représentent des étapes essentielles au passage de la vie fœtale à une existence proprement humaine.

Le chapitre suivant décrit les rites de la première fois, qui célèbrent les premières performances de l‘enfant. Cette séquence rituelle permettra d‘interroger la relation entre 294

humanité et non-humanité non plus dans le passage de la vie fœtale à la vie humaine, mais au cœur de l‘apprentissage des règles liées à la chasse – à un acte de prédation proprement humain. Ce chapitre permettra notamment de montrer comment ces rites expriment les perspectives des espèces animales, ancrées dans une corporalité spécifique, et de souligner ce rôle socialisateur des êtres non-humains déjà évoqué à propos du fœtus. Plus largement, il s‘agira de mieux rendre compte des qualités corporelles et intellectuelles ou spirituelles imputées aux animaux, puis d‘exposer le rôle de ce schème identificatoire dans la recomposition de ces rites après la conversion au christianisme, et finalement d‘interroger, au cœur de la socialisation de l‘enfant, l‘extension du statut de personne aux êtres non- humains.

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Chapitre 6. Don et construction de la personne dans les rites inuit de la première fois

Le dispositif rituel participant de la construction de la personne était autrefois particulièrement élaboré. Les premières performances d‘un enfant – depuis ses premiers gestes de nourrisson aux premiers gibiers capturés ou aux premiers travaux de couture – étaient célébrées par des rites mobilisant systématiquement un don de la part de l‘enfant. Ces « rites de la première fois » (Therrien 1996a; Saladin d'Anglure 2000) régulaient le développement de l‘agencéité enfantine – l‘accès de l‘enfant à des capacités nouvelles – en associant chacun de ces gestes posés pour la première fois à des devoirs et des responsabilités, et en les inscrivant dans un ensemble d‘affects et de significations.

Les aînés insistent sur le nombre des premières performances autrefois célébrées, dès la première année de la vie de l‘enfant et jusqu‘à l‘aube de sa vie adulte. En 1971, Davidialuk Alasuaq décrivait ainsi à B. Saladin d‘Anglure, avec abondance d‘exemples, la signification du terme pigiurtuq, « il/elle accomplit une action pour la première fois de sa vie » :

Nous disons généralement « pigiurtuq » lorsque qu‘un enfant fait quelque chose pour la première fois : « pigiurtuq » ou encore « tigusigiurtuq », ce qui signifie alors « il saisit quelque chose pour le première fois ». Ainsi, à l‘occasion de chacune de ses premières actions, sa mère aura l‘habitude de dire « pigiulaukammat », c‘est-à-dire « il a réalisé cette action pour la première fois [et pourra la répéter] », puis elle fera en sorte qu‘il donne quelque chose en lien avec cette première action. Alors qu‘en grandissant il sera amené à réaliser de nouvelles actions pour la première fois, son entourage aura ainsi l‘habitude de dire « pigiulaukammat » à chaque fois qu‘il sera amené à réaliser quelque chose pour la toute première fois; ainsi par exemple lorsqu‘il essaiera de déféquer ou d‘uriner de lui-même pour la première fois, sa mère lui en fera offrir le résultat. Ou encore, lorsqu‘il commencera à vouloir attraper quelque chose pour la première fois, on s‘efforcera de lui faire tendre les bras pour l‘attraper. Ce sera cependant n‘importe quoi d‘autre que cet objet qu‘il aura pris pour la première fois qui sera donné à sa sanajik [dans la journée], n‘importe quoi qui n‘implique pas de lui retirer quelque chose. Nous en avons évidemment toujours été témoins, enfin, sans vouloir présumer, je pense que vous avez pu l‘observer également. Ainsi, par exemple, lorsque l‘évènement concerne un caribou attrapé pour la première fois, nous serons encore plus reconnaissant que 297 d‘habitude, nous apprécierons son goût encore plus que d‘habitude, et nous nous en réjouirons. Les meilleures parties de ce caribou pourront être données à la sanajik par l‘enfant, parce que ce caribou aura été le premier qu‘il ait attrapé. Sa peau également pourrait être donnée, ou quelque partie très désirable du caribou. Tous les animaux de notre environnement sont à chaque fois traités ainsi, et on ne doit refuser à sa sanajik aucun gibier qui aura été pris pour la première fois. (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure122)

Détaillant plusieurs exemples de premières performances reconnues et ritualisées, Davidialuk Alasuaq trace ici les grandes lignes de la succession des rites de l‘enfance et de leur principale caractéristique, le don. Qu‘il s‘agisse du premier objet saisi par l‘enfant, ou du premier animal de chaque espèce qu‘il attrapera en grandissant, celui-ci devra offrir le fruit de ce geste premier à sa sanajik. Ces gestes et ces performances accomplis pour la première fois apparaissent comme autant de marqueurs et d‘étapes du développement de l‘enfant, faisant l‘objet d‘attentes, et vers lesquels convergeaient les apprentissages auxquels les enfants étaient conviés. Un jeune garçon, ou une jeune fille assistant son père, attraperait d‘abord les plus petits gibiers, avant de pouvoir prétendre accompagner les hommes dans des chasses plus importantes, en particulier celles des gibiers marins. Privilégiant elle aussi l‘usage d‘exemples, Alicie Koneak expose cette succession de premières chasses attendues d‘un jeune garçon : « Les premiers animaux qu'attrapaient les garçons étaient les lagopèdes et les oies du canada. Puis, une fois qu'ils avaient attrapé ces oiseaux pour la première fois, ils commenceraient à accompagner leurs pères pour essayer de chasser pour la première fois le phoque annelé » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006).

Amaamak Jaaka offre à son tour plusieurs exemples afin d‘illustrer cette succession attendue de premières performances, et précise pour chacune de ces étapes les différents

122 Ce passage est un extrait d‘entrevues conduites, enregistrées et transcrites en inuktitut par B. Saladin d‘Anglure, dans le cadre d‘une recherche financée par le CNRS en 1971 sur « la théorie de la menstruation, la grossesse et les rites de la première fois (de l‘accouchement jusqu‘au mariage) ». Ces entrevues, aujourd‘hui archivées par l‘Institut Culturel Avataq, ont largement participé à l‘élaboration du projet de recherche de F. Morin et B. Saladin d‘Anglure « Repenser les rites de passage chez les Inuit et les Shipibo-Conibo ». Les extraits suivants de Davidialuk Alasuaq proviennent également de ces entrevues, et je remercie B. Saladin d‘Anglure de m‘avoir prêté ces documents. Toutes les traductions ont été réalisées par mes soins depuis le texte en inuktitut, avec l‘aide de Sarah Ittukallak, en 2008, à Puvirnituq. 298

rites de distribution performés par la sanajik de l‘enfant lorsqu‘elle se voyait offrir le fruit de ses premières chasses :

On en faisait quelque chose extrêmement important lorsqu'un enfant attrapait un animal pour la première fois. Si par exemple un garçon attrapait un oiseau pour la première fois, les petits bruants étant souvent les premiers (qu'un garçon attrapait), son arnaqutik en faisait de la viande séchée qui lui serait offerte une fois prête. Également, dès qu'un garçon avait attrapé un oiseau de grande taille, on le déchirait violemment morceau par morceau, on l'écartelait à plusieurs pour obtenir des morceaux de viande arrachés. C'est bien ainsi qu'ils faisaient autrefois. Dès qu'on permettait à un garçon d'accompagner un adulte chasser le phoque annelé, on donnerait la peau de son premier phoque à son arnaqutik, et même de sa chair. Je parle du tout premier animal de chaque espèce. Aujourd'hui, les gens ne pratiquent plus ces usages autant qu'avant, ce n'est plus qu'à Noël que j'entends les gens annoncer qui de leurs enfants a attrapé un animal pour la première fois. Mais autrefois, ils se mettaient à plusieurs pour écarteler l'oiseau, en essayant d'obtenir de la viande, et ce faisant ils se réjouissaient énormément, certains utilisaient même des cordes parfois lorsqu'ils écartelaient de gros huarts. (Amaamak Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Tous ces rites ont en commun de faire de la sanajik de l‘enfant le donataire du premier animal attrapé par un enfant, ou d‘une partie du corps de celui-ci, et de mobiliser des formes de partage ou de distribution « extraordinaires », comme ce rite d‘écartèlement (alittuutigiaq) des oiseaux. Ce don de l‘animal pris pour la première fois à la sanajik de l‘enfant constitue une règle, un piqujaq, aussi bien dans les régions de la côte est de la baie d‘Hudson que dans la région du détroit d‘Hudson et de l‘Ungava. Lizzie Irniq, de Kangiqsujuaq, expose cette règle en précisant que ces rites concernent aussi bien les animaux chassés que les premières coutures réalisées par les jeunes filles :

Si un garçon attrape un lagopède pour la première fois de sa vie, pour la toute première fois, il devra le donner à son arnaqutik. S‘il prend un phoque annelé pour la première fois, il apportera sa peau à son arnaqutik. Quand une fille apprenait à réaliser quelque chose en couture pour la première foi, elle devrait le donner à sa sanajik. C‘est ainsi qu‘ils faisaient, la sanajik de l‘enfant devait recevoir quelque chose. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Originaire de la région de Puvirnituq, Alacie Tukalak expose à son tour cette obligation. À la différence de Lizzie Irniq cependant, elle insiste sur la persistance de cette obligation :

299 Il en a toujours été ainsi. Les enfants doivent donner leurs premières productions à leur sanajik. Quand les jeunes commençaient à faire des choses par eux-mêmes, le ou la sanajik recevait toujours leur première production. C‘est toujours la coutume de nos jours. C‘est la façon de faire depuis des générations. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Du point de vue d‘Alacie Tukalak, ce dispositif rituel exigeant qu‘un enfant offre le fruit de ses premières performances à sa sanajik manifeste une profonde persistance. Dans toute la région de la côte est de la baie d‘Hudson, où la sanajik de l‘enfant était le plus souvent l‘« habilleuse » plutôt que la sage-femme ayant officié à la naissance, la médicalisation des accouchements n‘a pas eu de conséquences notables sur la reconduction de cette relation. Aujourd‘hui encore, tout enfant qui naît a une sanajik, qui l‘habille au retour de l‘hôpital, et recevra le fruit de ses premières performances. Au contraire, dans la région du détroit d‘Hudson et de l‘Ungava, là où l‘accoucheuse devenait la sanajik de l‘enfant en nouant puis coupant son cordon ombilical, la médicalisation des accouchements a introduit dès le début des années 1960 un obstacle majeur à la reconduction de cette relation. Une étude de satisfaction conduite au début des années 1970 à Kuujjuaq soulignait les conséquences de la médicalisation, et, à l‘initiative de médecins sensibilisés aux pratiques culturelles inuit, proposa d‘ouvrir les salles d‘accouchement à des tiers (Bérubé, et al. 1971). Si cette ouverture des salles d‘accouchement est aujourd‘hui devenue commune dans les pratiques hospitalières, notamment dans l‘optique de les ouvrir au père, les Inuit utilisent cette ouverture pour aujourd‘hui réintroduire la présence d‘une sanajik qui viendra couper le cordon ombilical de l‘enfant. Cette situation explique notamment pourquoi les aînées parlent régulièrement de ce don au passé, ou déplorent la disparition de plusieurs des rites performés par la sanajik en retour.

Cette évolution comme les témoignages des aînés soulignent à quel point le don accompagnant les premières performances est lié à la présence de la sanajik, qui est l‘invariable donataire. Dans la région de Kangiqsujuaq, ce don était autrefois nommé qillaquti (Saladin d‘Anglure 2000 : 92), soulignant le lien unissant ces dons au geste inaugural de la sanajik. Pourtant, malgré ces profondes transformations du système des rites de la première fois, les jeunes générations et les aînés s‘efforcent, pour certains enfants

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en particulier, de continuer à respecter ce piqujaq qui veut que l‘enfant offre le fruit de ses premières réalisations à son accoucheuse, et n‘hésitent pas à reproduire ce modèle dans de nouveaux rites, en particulier les anniversaires de naissance. Aani Baron, de Kangiqsualujjuaq, sur un blog qu‘elle avait créé en 2005, exposait une définition de la relation à la sanajik :

Autrefois, lorsqu'une femme enfantait, elle était assistée par une accoucheuse, qui pouvait être une femme ou un homme. Alors, cette personne qui avait l'assistée durant l'accouchement devenait la sanajik de l‘enfant, si c‘est une fille, ou son arnaqutik, s‘il s‘agit d‘un garçon. Le mot sanajik signifie « celui ou celle qui fabrique l'enfant », parce qu‘il ou elle le fabrique en coupant son cordon ombilical à sa naissance. Cet enfant, en grandissant, lui offrira toutes ses premières performances. Il lui offrira, par exemple, le premier renard qu'il attrapera, son premier caribou, ou, si c‘est une fille, les premières mitaines qu'elle réalisera, et d'autres encore. La sanajik est aussi la première à recevoir un cadeau lors de l'anniversaire de l'enfant, ce qui est une manière de la remercier pour l'aide qu'elle apporta à la naissance de l'enfant. (Aani Baron, Kangiqsualujjuaq, 2006)

Établissant implicitement une continuité entre les pratiques d‘autrefois, où la sanajik prenait véritablement en charge l‘accouchement, et les pratiques contemporaines qui voient fréquemment, quand cela est possible, les femmes demander la présence de proches pour couper le cordon ombilical lors de l‘accouchement, Aani Baron explique les raisons du don fait à la sanajik, lors des premières performances de l‘enfant ou au cours de sa fête d‘anniversaire, d‘une manière très semblable aux explications que Mitiarjuk Nappaaluk donnait à B. Saladin d‘Anglure dans les années 1960 :

Une sage-femme – ou aussi un homme qui avait rempli la fonction d'accoucheur –, lorsque l'enfant qu'elle avait aidé à naître effectuait quelque chose pour la première fois, pouvait se croire habile, comme si c'était elle qui avait réalisé la performance. Et même quand elle recevait un cadeau de reconnaissance pour avoir noué le cordon ombilical (de l'enfant), à cause de sa performance, elle aimait davantage le garçon ou la fille qu'elle avait aidés à naître, parce qu'il (ou elle) avait réalisé une performance pour la première fois. Leurs accoucheuses recevaient d'eux leur premier gibier tué ou leur première pièce de couture, en guise de remerciement. Et aussi, les sages-femmes avaient l'habitude de danser en sautillant (qiggitartuq), même si c'était de vieilles femmes, elles faisaient ainsi en guise de reconnaissance et de joie. Alors même qu'elles étaient très âgées et qu'elles ne pouvaient plus rien faire, on les considère alors comme habiles. (Saladin d‘Anglure 2000 : 92) 301 Pour Mitiarjuk Nappaaluk comme pour Aani Baron, le don des premières fois se justifie comme un geste de gratitude et de reconnaissance pour l‘aide apportée à la naissance, et pour avoir « fabriqué », façonné, l‘enfant en le séparant de sa mère et de sa vie fœtale. Ce don n‘en est pas moins obligatoire, piqujaq, et fait l‘objet à son tour de marques performatives de reconnaissance, telle cette danse qiggitartuq que décrit Mitiarjuk Nappaaluk, qui dépasse le strict cadre des rites de la première fois. Dans cette séquence des rites de la première fois, le don tout comme les rites du recevoir mobilisent clairement des notions de gratitude et de reconnaissance mutuelle.

Mitiarjuk Nappaaluk ajoute un second élément définissant la relation entretenue par la sanajik avec son inuliaq : une capacité de façonnement continu de l‘enfant, depuis sa naissance où elle coupa son cordon ombilical ou l‘habilla pour la première fois, et le façonna alors à l‘aide de gestes et de paroles. Comme le souligne Mitiarjuk Nappaaluk, « la sanajik pouvait se croire habile (pisitik) » lorsque son inuliaq réalisait une première performance, « comme si c‘était elle qui avait réalisé l‘action » (Saladin d‘Anglure 2000 : 92). Elle recevait de surcroît une part du gibier habituellement réservée à celui qui avait tué l‘animal, comme si c‘était elle qui prenait la responsabilité du geste de son inuliaq. Cette idée est toujours répandue aujourd‘hui, comme l‘expose très clairement Betsy Putuguq, de Puvirnituq : « mon angusiaq est vraiment habile, et il l‘est parce que je le suis (pisitialuk, pisitialuugama pisitialuummijuq) » (Betsy Putuguq, Puvirnituq, 2008). Ce façonnement de l‘enfant opéré par la sanajik depuis la naissance est largement reproduit durant l‘enfance à l‘occasion des rites de la première fois, où ses gestes continuaient d‘exercer leur action sur le corps de l‘enfant. Nombre de rituels, notamment ceux de la première année de l‘enfant et de la petite enfance, ou encore ceux célébrés à l‘occasion de premiers travaux de couture, associaient ces séquences de don et ces manifestations de gratitude, de la part de la sanajik, à des gestes de façonnement visant à continuer de développer l‘agencéité de l‘enfant, de le rendre pisitik.

Les premiers animaux attrapés donnaient lieu aux séquences rituelles les plus complexes, mobilisant les séquences communes aux rites précédents, et les inscrivant dans un ensemble particulièrement riche et complexe. Cette complexité s‘explique notamment par les 302

conséquences que reconnaissent les aînés d‘un hypothétique refus de donner le premier animal capturé par un enfant. Les aînés n‘évoquent pas tant des reproches ou des sanctions sociales, que le fait d‘hypothéquer la capacité de l‘enfant à attraper de nouveau le moindre animal, comme si ces conséquences venaient des animaux eux-mêmes. Alicie Koneak exprime ce fait très clairement :

S‘ils n‘avaient pas donné à leur sanajik les premiers animaux qu‘ils attrapaient, ou même les premières coutures qu‘elles réalisaient, écoute-moi bien ! Ils auraient été totalement incapables de capturer le moindre animal. Si un enfant qui, bien qu‘il ait une sanajik, s‘efforçait de chasser pour son seul bénéfice, il serait devenu incapable d‘attraper le moindre animal, c‘est ce qu‘il leur serait arrivé, réellement ! (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

L‘exposé des conséquences d‘une telle transgression du piqujaq semble suggérer que les expressions de gratitude qui caractérisent le recevoir inuit ne sauraient être découplées de l‘importance du don comme comportement approprié envers les animaux, et comme condition de la répétition de l‘acte proprement humain de prédation. Si le don est important pour les humains, comme l‘expriment les rites du recevoir, il l‘est également aux yeux des animaux. Les rites de la première fois associent ainsi de multiples significations et affects à la chasse, au fait de tuer un animal, ainsi qu‘au don et au partage des corps animaux. En cela, les rites de la première fois inscrivent la chasse dans une séquence complexe, à laquelle ils donnent sens, et constituent une « leçon » essentielle au développement de l‘enfant et à la construction de sa personne, notamment du développement de son agencéité et de ses capacités à tuer les animaux.

Les rites de la première fois associent, dans leurs séquences les plus complexes, le passage de l‘enfant au statut de personne à part entière – acteur social doué d‘agencéité – aux processus d‘appropriation de l‘animal. Ils façonnent et reconnaissent la personne de l‘enfant, socialisent le développement de ses capacités et de son pouvoir d‘agir, et associent ce processus à l‘acquisition de connaissances et de normes qui font de la chasse une activité hautement régulée.

303 6.1 La construction rituelle de la personne dans l’enfance : don, gratitude et façonnement

Durant toute la première année de sa vie, le nourrisson demeure engagé dans un processus de transition entre la vie fœtale et la vie humaine (Saladin d‘Anglure 2000 : 99). Au cours de son enfance, et plus particulièrement durant cette période, les noms qui déclinent son identité et composent sa personne ne sont pas encore complètement les siens. Certains signes trahissent parfois cette situation transitoire, alors que l‘enfant témoigne brièvement de capacités qu‘il ne possède pas encore, ou manifeste un comportement caractéristique de son éponyme. Cette année, en 2012, une amie entendit sa fille âgée de quelques mois seulement prononcer le mot « nukaapiga », (« ma sœur cadette »). Elle reconnut dans ces paroles l‘une de ses éponymes, à qui il manquait de passer du temps avec sa jeune sœur; mais elle ne considère pas ces mots comme les premiers mots de sa fille, en propre. Elle acquerra cette capacité, comme les autres enfants, dans plus d‘un an, peut-être un peu plus tard. Pendant cette période de transition, l‘isuma de l‘enfant commence à se développer; il prend peu à peu conscience de son corps, et voit sa personne rapidement engagée dans le réseau des relations familiales. Le développement de ses capacités de communication, après son premier sourire, plus tard l‘accès à la parole, sont accueillis avec bonheur par ses parents. Dans les premières semaines de sa vie, particulièrement plastique, le corps du nouveau-né est façonné et travaillé pour qu‘il se développe en bon ordre. D‘abord fréquemment emmailloté, le nouveau-né acquiert peu à peu ses premières capacités motrices, jusqu‘à ses premiers pas qui témoignent de sa prise d‘autonomie, et de sa capacité à évoluer hors de la poche dorsale maternelle, ou des couchages de l‘habitation (Saladin d‘Anglure 2000 : 100-1).

Autrefois, les rites de cette première période rituelle – la première année de sa vie – se focalisaient exclusivement sur ces premières performances caractéristiques de ce que nous appellerions le développement moteur de l‘enfant. On célébrait d‘abord le développement de ses facultés de préhension, lorsque, âgé de quelques mois, il saisirait un premier objet pour le porter à sa bouche. Plus tard, on ritualisait l‘aboutissement de ses efforts dans l‘acquisition de ses facultés de posture et de déplacement, en célébrant ses premiers pas.

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Durant cette période, les rites de la première fois se réduisaient souvent à leur plus simple expression : l‘enfant qui réalise une première performance attendue – saisir un objet pour la première fois, ou marcher pour la première fois – doit offrir un objet à sa sanajik. Ce geste obligatoire, caractéristique des rites de cette période, représente également la séquence initiale de tous les rites de la première fois, en particulier ceux qui célébreront, dans son enfance, les premières captures de gibier ou les premiers travaux de couture d‘une fille.

D‘abord très simples, ces rites se complexifiaient donc rapidement, au fur et à mesure des progrès de l‘enfant. Lorsque l‘enfant était en âge de réaliser ses premiers petits services, puis de capturer de petits animaux ou de réaliser de premiers travaux de couture, son accoucheuse avait l‘habitude de performer des thanking acts, des performances de gratitude qui faisaient du « recevoir » une séquence essentielle des rites de la première fois. C‘est également durant cette période que la sanajik de l‘enfant continuerait, dans une troisième séquence, son travail de fabrication de l‘enfant. Par ses paroles, par ses gestes, elle façonne son corps et développe ses capacités de manière à le rendre pisitik, « habile », « capable ». Les gestes de façonnements et les rituels performés par sa sanajik dans cette troisième séquence faisaient violence au corps de l‘enfant, comme si sa forme, moins plastique, moins tendre (aqittuq) et plus dure (sitijuq), devait être objet de violence pour être transformée.

6.1.1 Le don et la ritualisation des premières capacités de l’enfant

Certaines étapes du développement moteur du nourrisson étaient particulièrement valorisées, et faisaient l‘objet d‘une attention particulière de l‘entourage. Le premier objet saisi par l‘enfant – la première préhension – constituait le geste inaugural témoignant de l‘appropriation de ses bras, et, plus particulièrement, de ses mains. Dès sa naissance, et durant toute son enfance, les mains de chaque enfant faisaient l‘objet de façonnements et de rites visant à les rendre agiles, habiles et diligentes. À cette occasion, l‘enfant réaliserait également son premier don, offrant à sa sanajik le premier objet saisi.

305 La première préhension de l‘enfant représente un événement majeur du développement de l‘enfant, reconnu dans tout l‘Arctique oriental canadien. Comme Naqi Ekho, d‘Iqaluit123, Susie Morgan expose les connaissances des séquences du développement enfantin, et souligne que la première préhension d‘un objet constitue l‘aboutissement d‘une première prise de conscience (ippigusuttuq), par l‘enfant, de son corps et de ses capacités motrices :

Tout enfant, durant sa croissance (angilivallianinga), découvre ses mains en les portant à sa bouche, avant de saisir quelque chose pour la première fois parce qu‘il prend conscience de lui-même et de son corps (imminik ippigusulirami). Lorsque l‘enfant prend conscience de ses mains, il les porte à sa bouche, et parce qu‘il a pris conscience, il se met à pouvoir saisir des parties de son corps. On parlait aussi de « la croissance de l‘enfant » (piaraup pirurpalianinga). Tout cela est exact. Lorsque l‘enfant prend peu à peu conscience de ses mains, il les porte à sa bouche; plus tard, il pourra saisir quelque chose pour la première fois. C‘est en portant ses mains à sa bouche, avant toute autre chose, qu‘il prend conscience de ses mains. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

Les connaissances inuit du développement de l‘enfant (piaraup pirurpalianinga) associent chacun de ses premiers actes à une prise de conscience progressive de soi et de son corps (imminik ippigusulirtuq), et à un témoignage du développement de son isuma, de sa conscience. Acte premier dans la séquence du développement de l‘enfant, porter ses mains à sa bouche constitue le premier apprentissage réalisé par un enfant, et le signe qu‘il réalisera prochainement sa première performance, porter un objet à sa bouche. Saisir un objet pour la première fois représentait l‘aboutissement de ses premiers apprentissages, et faisait l‘objet d‘un premier rite. Davidialuk Alasuaq, à la fin des années 1960, décrivait ainsi la dynamique de réitération inaugurée par cet acte premier, et le petit rite qui venait la célébrer :

Étant encore un nouveau-né, la toute première action qu‘il sera susceptible d‘accomplir consistera habituellement à saisir ses doigts en essayant de les porter à sa bouche, car il essaiera, comme tout nouveau-né, de porter à sa bouche ce qu‘il tient dans sa main ou ce qu‘on aura mis dans sa main. Ainsi sa

123 « When they start putting their fingers in their mouths, you know they are going to start grasping soon. Even when babies are in the womb they suck on their thumbs. You can tell the baby was sucking the thumb, as sometimes you aren't able to put the arm down because they are so used to sucking their thumbs » (Ekho et Ottokie 2000a : 41). 306

toute première véritable action sera de porter ses mains à sa bouche – ou du moins de s‘efforcer de les porter à sa bouche, un bébé étant généralement incapable de vraiment saisir avec sa bouche – et quand il attrapera quelque chose pour la toute première fois afin de le porter à sa bouche, on donnera en son nom [à sa sanajik] quelque chose qui lui appartient en propre. Lorsque ses mains peuvent arriver jusqu‘à sa bouche, c‘est dès lors sa première véritable action. Ayant progressé jusqu‘à ce stade, on donnera en son nom un objet à sa sanajik en lui disant « uqummisigiurtuq », « il a porté quelque chose à sa bouche pour la première fois ». Il s‘accomplira alors de plus en plus, en réalisant à nouveau de premières performances. (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure)

Cette première performance est soulignée à la fois par la parole et par le geste, établi en son nom, de donner le premier objet saisi à la sanajik de l‘enfant. Ce don peut être quelque chose qui lui appartient en propre – un de ses vêtements usagés, etc. – bien que, comme cela arriverait fréquemment dans ces rites de l‘enfance, on pût substituer à ce premier objet saisi un autre objet lorsque venait le temps de l‘offrir à la sanajik. Comme Davidialuk Alasuaq le soulignait plus tôt, les parents faisaient attention à ne pas donner d‘objet qui soit alors indispensable à l‘enfant. Ce rite, fondé sur le don du premier objet saisi, était pratiqué dans tout le Nunavik. Dans son enfance, Alicie Koneak fut plusieurs fois le témoin de tels dons offerts à sa mère, et en rappelle le caractère obligatoire : « Même lorsque la mère ne voulait pas donner ce que l‘enfant avait pris pour la première fois avec ses mains, elle devait le donner à l‘arnaqutik ou à la sanajik de son enfant. J‘ai vu ma mère recevoir plus d‘une fois de tels cadeaux » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA).

Ce premier des rites célébrant une performance première de l‘enfant, signe du développement de son isuma et de l‘acquisition de capacités nouvelles, impliquait en même temps le premier don fait par l‘enfant à sa sanajik, et inaugurait en cela toute la séquence des rites de la première fois. Si, chez les Tarramiut et les Siqinirmiut de l‘Ungava, l‘accoucheuse de l‘enfant recevait fréquemment des dons après la naissance, Alicie Koneak considère que ces dons manifestaient essentiellement la reconnaissance des parents plutôt qu‘ils n‘étaient faits au nom de l‘enfant :

Les accoucheuses recevaient habituellement des cadeaux pour les remercier de leur aide, un chaudron, une théière, des objets de ce genre. Alors les femmes essayaient d‘avoir des angusiat et des arnaliat, et c'était aussi parce qu'elles 307 recevraient des dons en remerciement. Les hommes n'étaient pas en reste, parce qu‘étant plus forts, ils aidaient eux aussi lors des accouchements, et eux aussi avaient de petits protégés. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Chez les Itivimiut, les sages-femmes ne recevaient rien pour leur aide lors de l‘accouchement (Koneak, et al. 2012 : 181). La sanajik, l‘« habilleuse » de l‘enfant, lui offrirait au contraire ses premiers vêtements neufs, qu‘elle confectionnait rapidement après sa naissance. Bien que le geste ne soit pas aussi significatif dans la séquence des rites de la naissance tarramiut et siqinirmiut, la sanajik y offrait également les premiers vêtements de l‘enfant, participant de son humanisation, du façonnement de son corps, et l‘insérant pour la première fois dans les échanges avec sa sanajik. Le premier objet saisi par l‘enfant, performance témoignant de ses premiers progrès, faisait ainsi obligatoirement l‘objet du premier don, en propre, de l‘enfant. Cette séquence représente le cœur des rites de la première fois, sa séquence initiale.

Ce don était le premier d‘une longue série, systématiquement offerts par l‘enfant à sa sanajik. Le second rituel marquant de cette période était organisé lorsque l‘enfant tuait un insecte pour la première fois, et donnait lieu à un nouveau don à la sanajik. Pour Alicie Koneak, les parents substituaient fréquemment à l‘insecte un objet qu‘ils offraient à la sanajik de l‘enfant en son nom :

Lorsqu'un petit garçon n'avait encore jamais pris le moindre animal, et dès qu'il attrapera de tout petits animaux, une petite mouche, un moustique, une mouche à viande, par exemple, ils donneront à leur arnaqutik une tasse, un bol, une théière, des objets comme ceux-ci. Ainsi, avant que leur angusiaq n'accomplisse certaines tâches pour la première fois, une arnaqutik recevait d'abord ces choses d‘une petite valeur. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Alicie Koneak continue, et fait le lien entre cette première performance de chasseur et l‘apprentissage de la marche :

Lorsque le bébé était capable de marcher, lorsqu‘il ou elle était capable de tuer de petites mouches ou des mouches noires pour la première fois, ils avaient l‘habitude de dire : « Tu seras très habile ». Lorsque l‘enfant était en mesure de faire cela, ils disaient : « Il semble que tu commenceras à marcher rapidement

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puisque tu es déjà capable de tuer de petites créatures ». Je me souviens avoir entendu des gens dire cela. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

Ces paroles et encouragements de la sanajik constituaient la seconde séquence des rites de la première fois, associée à la séquence initiale du don, et témoignaient du rôle actif de la sanajik dans ces rites. Recevant le don de son petit inuliaq, elle vantait ses progrès accomplis, l‘engageait vers le futur, et lui répétait combien il deviendrait pisitik. Ces paroles devaient être, comme les premiers objets, « saisies » (tigusijuq) par l‘enfant et conservées.

À nouveau, lorsque l‘enfant réaliserait ses premiers pas, il offrirait un petit objet à sa sanajik, comme le décrit Lizzie Irniq : « Les parents informaient simplement la sanajik que l‘enfant apprenait à marcher, ils lui annonçaient que l‘enfant en était à présent capable. Ils lui donnaient parfois un cadeau quand le bébé marchait pour la première fois » (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009). Les rites de la première année de l‘enfant étaient également pratiqués dans tout le Nunavik. Alacie Tukalak se souvient qu‘à Puvirnituq : « Le bébé donnait quelque chose à son ou sa sanajik quand il faisait ses premiers pas, et non le contraire. Le ou la sanajik ne faisait pas de cadeau à son inuliaq » (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009).

Une seconde période rituelle s‘ouvrait lorsque l‘enfant était capable de poser ses premiers gestes consistant à récolter et transporter du combustible, de l‘eau. Ces premières performances étaient célébrées par des rites simples, fondés sur le don, comme le rappelle Alicie Koneak :

Lorsqu'ils ramassaient des lichens pour la première fois, ou encore qu'ils aident pour la première fois en accomplissant une tâche, on leur demandait d'aller le donner à leur arnaqutik ou à leur sanajik, c'était ainsi pour chaque chose qu'ils récoltaient pour la première fois. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

À Puvirnituq, Davidialuk Alasuaq rapporte une pratique similaire :

Autrefois, les enfants avaient l‘habitude d‘aller chercher de l‘eau, de la mettre dans un seau et de l‘apporter à leur sanajik. Si un angusiaq avait quelque chose, quoi que ce soit, à offrir en cadeau, il le donnerait à sa sanajik. C‘était en 309 général quelque chose de plus important que de l‘eau, mais quand bien même ce n‘était que de l‘eau, il la lui offrait. (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure)

Ces rites de l‘enfance, comme les rites de la première année de l‘enfant, se fondent sur cette séquence essentielle qui voit se succéder première performance de l‘enfant et don à la sanajik. Cette séquence, qui constitue le noyau des rites de la premières fois, se complexifiera progressivement dans l‘enfance. À la séquence initiale associant a minima la réalisation d‘une première performance à un don fait à la sanajik, s‘ajoutent en effet, progressivement, des thanking acts, des rites de gratitude performés par la sanajik qui font du « recevoir » un temps essentiel de la séquence rituelle, qui exprime et définit pour l‘enfant la valeur de son don. Bien que présente dans les rites de la première année de l‘enfant, cette séquence apparaît plus clairement à l‘occasion des rites de l‘enfance, mobilisant des performances plus complexes à destination d‘un enfant dont le corps et l‘isuma sont plus développés.

6.1.2 Thanking acts : expressions de gratitude, formes du recevoir, et amplification des performances enfantines

À ma connaissance, seuls B. Jensen (1963) et M. Freeman (1968) se sont efforcés de décrire en détail ce que le premier a nommé thanking act, traduction du groenlandais qutsaserneq. Au Groenland pour le premier, et à Sanikiluaq pour le second, ils exposent certaines formes d‘expressions de la gratitude qui s‘apparentent parfois à de véritables performances. Une personne qui reçoit du gibier, ou même lorsqu‘elle se voit gratifiée de tout autre grand bienfait, exprime sa gratitude à l‘aide d‘un cri spécifique (sirijuq), ou entame une danse et parfois une performance particulièrement exubérante, qui ne manque généralement pas de déclencher l‘hilarité des spectateurs pris à témoin. Au Groenland de l‘Ouest, des rites de la première fois, ou le retour de chasses exceptionnelles pouvaient être célébrées par ces thanking acts, en particulier par des aînées. Au Nunavik, c‘est notamment par la danse qiggitartuq – une danse publique de joie faite de sautillements sur place – que les aînées, les femmes en particulier donc, exprimaient leur gratitude pour toutes sortes de bienfaits, et que les captures des premiers gibiers des jeunes garçons pouvaient être célébrées. Mitiarjuk Nappaaluk évoquait plus haut cette danse dans sa définition des rites

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de la première fois (Saladin d‘Anglure 2000 : 92), et élabore dans son récit « Sanaaq » (Saladin d'Anglure 1970b : 231-3, 230-2) la description de la capture d‘un premier gibier – un premier béluga – par un jeune garçon (Maatiusi), dont les parts reviennent à son arnaqutik (Ningiukuluk) :

Ningiukuluk manifeste une grande joie à cause de son angusiaq qui a tué un béluga; bien qu‘étant très vieille, elle commence même à sautiller de joie, se sentant plein d‘ardeur et elle s‘écrie ainsi : « Mais que font-ils donc ces (autres) hommes qui ont l‘habitude de rester (chez eux) à ne rien faire ? Ne vient-on pas de vous sortir de la disette ? » (Saladin d'Anglure 1970b : 231)

B. Saladin d‘Anglure (ibid. : 230) souligne dans son commentaire que cette danse était fréquemment pratiquée à l‘occasion des premières prises d‘un jeune garçon. Urpigaq Ilimasaut, né dans la région de Kangiqsujuaq (Nunavik) au début des années 1930, n‘a aucun mal à se souvenir de la façon dont son arnaqutik avait laissé exploser sa joie en public lorsque, encore enfant, il lui avait apporté le premier bruant des neiges qu‘il avait attrapé :

Lorsque je lui avais apporté le premier bruant des neiges que j‘avais tué, […] elle s‘était mise à danser sur le bord d‘un gros rocher qui avait une sorte de replat, et elle avait même brisé ce replat tant elle y avait sauté sur en place en dansant (Urpigaq Ilimasaut 2009, Kangiqsujuaq).

Souvent réalisée à l‘occasion d‘exploits de chasse impliquant la capture de gros gibiers, cette performance exprimait ici toute la gratitude de cette femme qui avait coupé le cordon ombilical d‘Urpigaq à sa naissance, lequel venait lui offrir le fruit de l‘un de ses premiers exploits d‘enfant. Ce thanking act procède à une surévaluation de l‘exploit de l‘enfant124 (Saladin d‘Anglure 1970b : 230) et de la valeur du don auquel il procède : son arnaqutik amplifie une « performance somme toute mineure, en faisant comme s‘il s‘agissait d‘une performance majeure » (Saladin d‘Anglure 2000 : 102). Dans l‘enfance, cette amplification pouvait prendre diverses formes, mais mobilisaient fréquemment des gestes ou des paroles

124 « La matrone doit crier en public sa joie, sa satisfaction d‘avoir « fabriqué » un fils aussi habile, un fils beaucoup plus habile que les autres hommes et, pour mieux mettre en valeur son angusiaq, elle adresse des reproches aux hommes du camp qui restent à ne rien faire, dit-elle. Cette surévaluation semble avoir pour but d‘assurer à l‘adolescent le nouveau statut auquel il accède et de compenser la fragilité de ce statut, à peine acquis, par un excès de louanges » (Saladin d‘Anglure 1970b : 230). 311 qui traitaient un petit gibier comme un gros gibier. B. Saladin d‘Anglure rapporte à cet égard un témoignage de Markusi Ijaittuq, d‘Ivujivik :

Ainsi, lorsque quelqu‘un avait tué une perdrix des neiges pour la première fois, autrefois, on disait qu‘il avait tué un caribou […] de la même façon s‘il avait pêché un omble arctique pour la première fois, on disait qu‘il avait attrapé un phoque barbu, on faisait semblant de penser cela (ibid.).

B. Saladin d‘Anglure continue, et souligne que ces changements d‘échelle auxquels on procédait lors du rituel variaient d‘une région et d‘un groupe à l‘autre : « ainsi, pour Dalasi Taqqiapik, de Kangirsuk, c‘était pour un lemming qu‘on parlait de caribou […]; Pour Davidialuk Alasuaq, de Povungnituk, la prise d‘une morue était considérée comme celle d‘un béluga » (ibid.). Davidialuk, dans une autre entrevue, rapporte que le premier lemming attrapé était abordé comme un ours polaire : « j‘ai souvent entendu cette phrase lorsqu‘un enfant avait pris un lemming pour la première fois : « il a tué un ours polaire ! ». Je pense qu‘on demande souvent aux enfants [à cette occasion] : « as-tu tué un ours polaire ? » (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure).

Cette projection de l‘enfant à l‘échelle supérieure pouvait reposer sur ces équivalences familières à l‘univers ludique de l‘enfant, où une peau de lemming pouvait représenter, parmi ses jouets, une couverture de caribou (Saladin d'Anglure 2000 : 102; Koneak, et al. 2012 : 203). On procédait également à ce changement d‘échelle en découpant et partageant un petit gibier comme on l‘aurait fait d‘un gros. Minnie Arsapaa, de Puvirnituq, décrit la façon dont son premier poisson fut partagé :

[La première fois que j‘avais attrapé un poisson], mes parents en avaient conservé une partie pour la manger, et une autre partie avait été apportée à ma sanajik, la moitié de la tête (découpée dans sa longueur) et une petite moitié du poisson. Ma sanajik, à qui je l‘avais donné, se réjouissait énormément parce que je l‘avais pour sanajik. (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

Ce découpage, dans la longueur, et le partage des petites parts de poisson avec la sanajik évoque le découpage de plus gros gibiers, les poissons étant habituellement offerts entiers. D‘autres rites, tels le rite d‘écartèlement des oiseaux (alittuutigiaq) évoqué plus haut, procédaient également à un partage général de petits gibiers habituellement offerts entiers. 312

Lorsqu‘un enfant attrapait son premier Bruant des neiges (qupanuaq), comme Urpigaq, les adultes avaient l‘habitude de préparer de la viande séchée de cet animal, comme on l‘aurait fait de viande de caribou. Il s‘agissait également de pouvoir la conserver et de faire en sorte de pouvoir l‘offrir à la sanajik de l‘enfant, comme le rappelle Lizzie Irniq : « Lorsqu‘un garçon attrapait son premier bruant des neiges, on faisait sécher sa viande lorsque l‘arnaqutik était absent, ou la sanajik dans le cas d‘une fille, et ensuite on lui donnerait la viande séchée (nikku) de l‘oiseau » (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009).

Cette façon de traiter la viande de ce minuscule oiseau, de manière à pouvoir l‘offrir à la sanajik de l‘enfant, était également connue dans la région de Puvirnituq :

Quand les enfants attrapaient pour la première fois un bruant des neiges (qupanuaq), il fallait offrir sa viande séchée (nikku) à sa sanajik. […] Quand la viande est sèche, nous savons qu‘elle sera comestible pour sa sanajik, quand bien même tous les os sont encore là. On aura simplement à attendrir la viande en la frappant avant de la manger. Et puisque nous ne pouvons pas la partager, parce que la quantité de viande obtenue est trop petite, la seule personne qui en recevra sera la sanajik de l‘enfant. (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure)

Cette surévaluation de la performance de l‘enfant caractérisait également les rites performés à l‘occasion des premiers travaux de couture des jeunes filles. Alicie Koneak se souvient de la façon dont le mari de sa sanajik s‘était battu, comme on l‘aurait fait lors d‘un écartèlement, pour arracher des mains de sa femme les premiers alirtiik (chausses) qu‘elle avait réalisées, en dépit de leurs imperfections :

La première paire d'alirtiik que j'avais réalisée, je pensais l‘offrir à ma sanajik. Lorsque je la lui avais apportée pour lui donner, elle avait essayé de les enfiler mais elles étaient vraiment trop petites. C‘est son mari Masiu qui les lui avait arrachées des mains pour les prendre. C‘est ce dont je me souviens. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Aujourd‘hui, ces formes spectaculaires d‘expression de la gratitude tendent à être remplacées par des formes plus communes, notamment le cri de gratitude sirijuq, qui manifeste la gratitude pour toutes sortes de bienfaits, et tout particulièrement pour le fait de recevoir de la nourriture. C‘est ce cri, accompagné de l‘expression démesurée de marques 313 d‘affection, qui témoigne de la gratitude de ceux et celles qui sont en charge de célébrer les exploits des jeunes chasseurs. Betsy Putuguq, de Puvirnituq, décrit ainsi sa façon de recevoir ces dons de premiers gibiers :

Je m‘efforçais de lui montrer toute ma joie, en lui faisant naakkik [en lui faisant des « mmp » d‘affection sensible], en le prenant dans mes bras, en le remerciant intensément, en faisant le sirik [en poussant le cri de gratitude], en cherchant à le faire se sentir vraiment bien reçu. […] J‘étais tellement reconnaissante qu‘il m‘apporte toute cette viande d‘animaux que je n‘aurai jamais attrapés moi même! (Betsy Putuguq 2008, Puvirnituq)

Il est important de reconnaître, dans cette multitude de gestes d‘affection et de sons expressifs, toute la volonté de rendre performative la gratitude ressentie et la même démesure que dans les performances qiggitartuq. Si ces scènes sont beaucoup moins publiques qu‘autrefois, elles n‘en sont pas moins ancrées dans la nécessité de faire du « recevoir » un acte qui donne tout son sens au geste de « donner » que l‘enfant est en train d‘apprendre.

6.1.3 Le façonnement du corps de l’enfant : violence et transformation

L‘efficacité du façonnement de l‘enfant, initié à la naissance par sa sanajik, se révèle peu à peu alors que l‘enfant accomplit ses premières performances, et se voit réitéré à chacune de celles-ci. Certains gestes paradigmatiques comme le façonnement des mains de l‘enfant, comme d‘autres gestes plus spécifiques également posés par la sanajik de l‘enfant, renvoient à la plasticité de ce dernier et aux connaissances de l‘influence de la sanajik sur sa formation depuis la naissance. Maggie Jaaka Qisiiq, de Kangiqsujuaq, témoigne de sa fierté à avoir bien façonné son jeune angusiaq, en soulignant les exploits enfantins de celui- ci :

J'ai eu Elijah comme angusiaq parce que j‘ai pu être présente [lors de l'accouchement à l‘hôpital]. Elijah, mon angusiaq, je l‘ai rendu très habile (pisitiliarilaursimajara) lorsqu'il était petit, et c'est pourquoi il avait déjà tué, dans sa petite enfance, trois animaux : un bourdon (igutaq), une épinochette (kakilisaq), et un bruant (qupanuaq). (Maggie Jaaka Qisiiq, Kangiqsujuaq, 2006)

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Maggie Jaaka Qisiiq expose très clairement son influence sur son angusiaq, le désignant à l‘aide du terme pisitiliaq, « celui qui est rendu habile ». Elle décrit les moyens qu‘elle utilisa pour cela :

Je le rendais vraiment habile en lui disant qu'il serait habile dans le futur, tout en lui touchant les mains ou d'autres parties de son corps, en lui répétant encore et encore qu'il deviendrait habile, et parce qu'il ne travaille pas à contrecœur, alors qu‘il était encore petit, seulement à la maternelle, il avait tué un ptarmigan pour la première fois. (Maggie Jaaka Qisiiq, Kangiqsujuaq, 2006)

Comme bien d‘autres aînés qui ont des inuliat, Maggie Jaaka Qisiiq considère qu‘il est de son devoir de rendre l‘enfant habile, de développer son agencéité et ses capacités, à l‘aide de paroles et de façonnements du corps. Ces gestes combinaient systématiquement paroles et gestes de façonnement des mains, comme le souligne Maata Tuniq : « Ma sanajik vivait dans le même camp que ma famille, car son mari était le frère cadet de mon père. Tout en prenant mes mains dans les siennes, elle disait souvent que je deviendrais habile. Elle exerçait une pression sur mes mains, et me disait « tu seras habile » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2006)

Ces façonnements du corps de l‘enfant, comme lors de la naissance, se concentraient notamment sur ses mains et ses doigts, et faisaient partie intégrante des séquences des rites de la première fois. Comme le souligne Alicie Koneak : « une sanajik ne faisait pas que prendre les premières coutures de son arnaliaq, elle les prenait en s'occupant de son corps et en le façonnant » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006). Maata Tuniq se souvient également de ces gestes de façonnement, qui étaient tout autant pratiqués à l‘occasion de la capture de premiers animaux. À cette occasion, « elle façonnait, pliait et dépliait ses mains pour que le garçon puisse attraper de plus gros animaux plus tard » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). Pour Alicie Koneak : « Ils rendaient leurs mains diligentes, ils travaillaient leurs mains en les pétrissant, comme cela. Ils avaient l‘habitude de me faire cela aussi » (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009).

315 Alicie Koneak se souvient très clairement de ces gestes de façonnement qu‘avait exercé sa sanajik sur ses mains lorsqu‘elle lui avait apporté le premier renard qu‘elle avait pris, et des paroles qu‘elle prononçait alors qu‘elle façonnait ses mains :

Alors que j'avais peut-être presque dix ans, j‘avais pris un renard roux, je m'en souviens. « Parce qu'il ira demain à ta sanajik, dépose-le là tout de suite », ma mère m'avait dit cela. Même si je voulais manger sa viande, je l‘avais laissé là- bas... Le lendemain, avec ma mère, alors que nous habitions des igloos, nous l‘avions amené chez ma sanajik. Mais ma sanajik m'avait traitée sans ménagement, en disant « tu vas tuer beaucoup d‘animaux dans le futur ». Et mes mains... Vas-y, approches tes mains : « Tu vas tuer encore beaucoup d'animaux dans le futur, allez ! Fais-le encore ! ». C'est ce que m'avait fait ma sanajik. Ils n'avaient rien de précautionneux autrefois, ils le faisaient sans ménagement et mes mains m'avaient donc fait terriblement souffrir après cela. Le fait d‘avoir une sanajik n'a vraiment rien d'un jeu. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

La démonstration que me fit Alicie Koneak lui permettait de souligner à la fois la force de ces gestes de façonnement, la manipulation rigoureuse des mains de l‘enfant que la sanajik opérait afin de rendre l‘enfant habile, et leur association systématique à des paroles visant elles aussi à façonner les aptitudes de l‘enfant. La douleur ressentie à l‘occasion de ce rite la conduisit, plus tard, alors qu‘elle apportait l‘un de ses premiers travaux de couture à sa sanajik, à chercher à s‘éclipser de peur de subir à nouveau ces gestes :

Autrefois, le moindre objet était rare. Ma mère m'avait dit que je pourrais donner des lacets (de botte ou de parka) à ma sanajik. Elle m'avait demandé de détricoter un lainage, une vieille chemise. J‘en avais enlevé la laine, et j‘avais fait une paire de lacets avec. Alors, je les avais amenés, toute seule, mais j‘étais un peu plus vieille alors, et quand j‘étais rentrée, j‘avais juste dit « tiens, c‘est pour toi », en les lançant par terre. J‘étais ennuyée de ce qui allait encore m'arriver, donc j‘étais impoliment partie tout de suite après… Elle m‘avait dit « Arnaliaq ! Reste ici un moment pour prendre un thé ». Je suis repartie sitôt après, parce que j‘avais de l'appréhension, parce qu‘elle m'avait déjà frotté violemment les mains, parce que c'est toute seule et avec de l'aversion pour ce qui allait m'arriver que j'avais amené les lacets. Je les lui avais lancés en lui disant « voilà tes lacets », et j'étais ressorti tout de suite alors que je me tenais debout près du poteau de sa tente. Elle m'avait rappelé pour prendre le thé, et j‘étais donc retournée dans la tente pour le boire. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

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Aujourd‘hui cependant, elle considère ce rite avec respect, et reconnaît son pouvoir formateur :

Toutes les sanajiit faisaient cela. Les enfants qui avaient une sanajik ou une arnaqutik devaient le subir. Ils devaient le subir pour qu'ils puissent vivre bien et se débrouiller sans leurs aînés. […] Ils apportaient tous de la nourriture à leur sanajik, je n'étais pas la seule à donner mes premiers gibiers, au contraire, et j‘avais souvent vu d‘autres personnes faire ça. Mais voilà, parce que mes mains ont simplement été frottées, elles n'ont pas de problème. Mais à Quaqtaq, il y a cette personne qui a été mordue après avoir attrapé son premier phoque annelé, mordue deux fois, par ici et par ici, j'y avais assisté moi-même. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Alicie Koneak décrit ici une autre forme prise par ce façonnement rituel des mains de l‘enfant, par la morsure, qu‘elle imagine plus douloureuse encore que le façonnement qu‘elle a subit. Les récits précédents, décrivant le façonnement des mains, proviennent de personnes originaires ou liés à des familles de la côte de l‘Ungava. Les familles originaires de la région de Kangiqsujuaq semblent quant à elles avoir privilégié ce rituel de façonnement par la morsure, qui s‘inscrit dans la même séquence rituelle, mobilisant façonnement et paroles, et poursuit les mêmes objectifs. Eva Ilimasaut m‘expliquait en 2006 comment sa sanajik avait réagit après qu‘elle lui ait apporté son premier renard : « Lorsque je lui avais apporté le premier renard que j'avais attrapé, elle avait poussé un intense cri de remerciement (sirijuq). Elle avait vilainement essayé de mordre mes mains, en me disant que c'était ce qu'on faisait lorsque l'on voulait qu'un enfant devienne habile » (Eva Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2006).

Le terme désignant ce geste de morsure, kiinnijuq, renvoie à une morsure d‘enfant (Qumaq 1990 : 218), à un geste plus proche du mordillement que de la véritable morsure. Pourtant, les souvenirs des aînés, comme dans le cas des gestes de façonnement des mains, évoquent des sensations douloureuses. Kusugaliniq Ilimasaut évoque son souvenir des dents de sa sanajik : « J‘ai également été mordue par ma sanajik, et c‘était très douloureux parce qu‘ils avaient vraiment d‘excellentes dents autrefois, leurs dents étaient vraiment bonnes, très douloureuses lorsqu‘elles mordaient » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

317 Ces rites de façonnement réalisés sur les mains de l‘enfant à l‘occasion de ses premières performances, systématiquement accompagnés de paroles qui devaient être « saisies » et « suivies » par l‘enfant, étaient parfois intégrés dans des séquences plus complexes. Il n‘était pas rare que l‘accoucheuse d‘un enfant pratiquât d‘autres gestes de façonnement, liés à une activité plus spécifique, et lui faisant simuler et réaliser sur un mode ludique des gestes qu‘il serait amené à réaliser plus tard. Amaamak Jaaka évoque ainsi conjointement les morsures de son arnaqutik, et les gestes de pagayeur et de harponneur qu‘elle lui faisait réaliser à l‘occasion de ses premières prises :

Elle avait l'habitude de faire bouger mon corps sans ménagement, que ce soit en mordant fortement mes mains ou en me faisant imiter le mouvement d'un pagayeur, elle a fait énormément de travail cette femme, ma chère arnaqutik, Kiinaalik. Ses dents me faisaient très mal, ses chères dents pointues. Elle essayait de me rendre habile, et elle me faisait même imiter le geste du harponneur alors que j'étais sur ses genoux, elle était une femme vraiment très habile, une grande femme. (Amaamak Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Ce geste du pagayeur, attesté autrefois dans d‘autres régions de l‘Arctique inuit (Boas 1901 : 161; 1907 : 485; Rasmussen 1929 : 175; 1931 : 261-2), permettait de développer les futures habiletés de l‘enfant et de façonner son corps en lui faisant pratiquer, dès l‘enfance, certains mouvements qu‘il ne réaliserait effectivement que plus tard, à l‘aube de sa vie adulte. Alicie Koneak se souvient également que les garçons étaient amenés à simuler ces gestes à l‘occasion de leurs premières prises, et rapporte une pratique équivalente à destination des petites filles :

Si c‘était un garçon, lorsqu‘il tuait son premier phoque, il le donnait à son arnaqutik. Si c‘était un garçon, et qu‘il capturait n‘importe quel animal pour la première fois de sa vie, son arnaqutik faisant semblant de le faire pagayer dans un kayak (qayaq). Lorsque les garçons donnaient leur première capture, ils avaient l‘habitude de donner la peau ou la fourrure à leur arnaqutik, et la personne qui recevait le cadeau mettait le garçon sur le dessus de la table et faisait semblant de le faire pagayer. J‘ai eu le privilège de jouer avec une machine à coudre. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

À l‘instar du geste du pagayeur, pratiqué par le jeune garçon à l‘occasion de ses premières prises de gibier, les jeunes filles étaient amenés à pratiquer de manière ludique des gestes

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qu‘elles seraient amenées à reproduire dans le futur, et leur corps façonnés en imitant ces gestes futurs.

Conclusion : façonner et transformer l’enfant

Durant la première année de l‘enfant, les rites de la première fois se réduisaient à leur plus simple expression : l‘enfant qui réalise une première performance attendue offre un objet à sa sanajik. Ayant reçu ce don, offert par les parents de l‘enfant en son nom, elle continue son travail de fabrication de l‘enfant. Par ses paroles, par ses gestes, elle façonne son corps et développe ses capacités de manière à le rendre pisitik, « habile », « capable ». Plus tard, lorsque l‘enfant devient un surusiq/turusiq (« jeune garçon ») ou une niviarsiaq/panik (« jeune fille »), et qu‘il est de plus en plus incité à assister ses parents, les rites performés par la sanajik de l‘enfant à l‘occasion de ses premières performances se complexifiaient. Leur séquence intégrait notamment des « performances de reconnaissance » (thanking acts), particulièrement expressives, précédant les paroles et gestes de façonnement de l‘enfant. De multiples manières, également, elle entraînait l‘enfant, le préparait aux gestes et aux actes attendus de lui, en lui faisant « jouer », « représenter », certains gestes attendus de sa vie future.

Dès ces premiers rites, les progrès de l‘enfant, et du garçon en particulier, étaient intégrés dans l‘univers de sens de la chasse. Les premières performances de sa petite enfance, témoignant de son bon développement moteur, s‘accompagnaient de gestes ou de paroles dont la chasse constituait l‘horizon. Plus tard, ses premiers véritables succès à la pêche ou à la chasse, étaient largement amplifiés par sa sanajik, traitées comme les performances d‘un chasseur accompli. La répétition des séquences rituelles, s‘articulant parfois autour d‘étapes plus importantes – premier oiseau, premier mammifère marin, etc. –, souligne combien chacune des premières performances de l‘enfant apparaît pensée comme inaugurant un cycle d‘apprentissages : le développement des capacités de préhension, initié lorsque l‘enfant s‘efforce de porter ses doigts à sa bouche, se voit concrétisé par la première préhension d‘un objet; le premier insecte capturé, aux yeux de ses ascendants, appelle la maîtrise prochaine de la marche; la maîtrise de la marche fait naître des attentes quant à sa

319 capacité à bientôt prendre ses premiers oiseaux. Comme le rappelle Maata Tuniq, « Les garçons frappaient les oiseaux avec des pierres et les tuaient. C‘était leurs premiers pas vers la prise de plus gros gibier plus tard dans leur vie » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). Dans une dernière période rituelle, autrefois initiée à la puberté, on s‘attendait à ce que l‘enfant soit capable de prendre ses premiers gros gibiers, les phoques en particulier. Ainsi, les différents statuts de l‘enfant n‘étaient pas tant marqués par les âges de la vie que par les performances accomplies, comme autant d‘étapes sur le chemin de la maturité sociale.

Dans cette succession de cycles d‘apprentissages, les rites performés dans la première année de l‘enfant, puis dans son enfance, anticipent constamment la réalisation de futures performances, jusqu‘à en simuler l‘accomplissement avec l‘enfant. Ces gestes participaient du façonnement de l‘enfant, et permettaient de développer ses capacités futures, tandis que les performances de reconnaissance valorisaient ses accomplissements, l‘incitaient à persévérer dans son apprentissage, et attestaient du nouveau statut acquis par l‘enfant. Ce passage ne se faisait cependant pas sans douleur, comme en témoignent régulièrement les aînés en rappelant les manipulations rugueuses dont leurs corps faisaient alors l‘objet. Cette douleur apparaît dès lors, dans le rituel, associée à la transformation de leur statut, et, plus largement, de leur être.

6.2 Perspectives non-humaines sur le don et la prédation

Les garçons, et bien des filles également, étaient formés dès l‘enfance à exercer une violence particulièrement encadrée à l‘égard des animaux. Tuer un animal impliquait de se conformer à un ensemble de normes et de principes moraux, encapsulés dans de nombreux piqujait (règles), uqausirtait (dictons et paroles d‘autorité), et unikkaatuat (récits mythiques). La capacité, et le désir même, d‘un enfant à attraper les animaux faisaient donc l‘objet de grandes attentions, et les rites de la première fois constituaient un des vecteurs essentiels par lesquels ces règles et ces principes étaient enseignés à l‘enfant. Ces rites n‘étaient en effet jamais plus complexes et significatifs que lorsqu‘ils célébraient les premières prises de gibier d‘un enfant. Dans de telles occasions, leur séquence initiale – don à la sanajik, performances de gratitude, façonnements de l‘enfant – se voyait intégrée à une séquence plus vaste, initiée dans l‘acte même de tuer un animal, et exposant 320

durablement l‘enfant aux significations et valeurs sociales de la prédation humaine. Dans ces rites, les animaux apparaissent jouer un rôle socialisateur, leur perspective sur la chasse transformant la prédation humaine en un acte profondément social, traversé par les normes du don et du recevoir. À l‘inverse, on retrouvait ce rôle socialisateur des non-humains, participant de l‘intégration enfantine des normes sociales, dans de nombreuses pratiques éducatives menaçant un comportement asocial d‘une prédation non-humaine.

6.2.1 Douleur subie et douleur infligée : humains et animaux face à la violence prédatrice

Dans les rites de la première fois, l‘enfant est régulièrement confronté à la douleur et la violence exercée par sa sanajik sur son corps. Les façonnements dont son corps et ses mains font l‘objet dans son enfance se font plus rigoureux à mesure que son corps se durcit. Ils visent à faire grandir l‘enfant, et à développer ses capacités, mais s‘inscrivent également dans une séquence où la douleur et la violence sont réciproquement exercées par l‘enfant à l‘égard de sa sanajik, avec la même mesure bien sûr qu‘implique le contexte rituel. Le sens de cette violence n‘est cependant pas directement infligé à la sanajik de l‘enfant, mais plutôt à l‘animal que celle-ci incarne le temps d‘une séquence rituelle.

6.2.1.1 Le désir animal d’être pris

Davidialuk Alasuaq rapporte un rite apparemment performé dans toute la région de la baie d‘Hudson, par la sanajik du garçon qui avait marché pour la première fois, et lors duquel, jouant le rôle d‘un animal, elle invitera l‘enfant à la frapper, avant de s‘écrouler comme si elle avait été tuée par ce coup :

Quand un enfant marche pour la première fois, il trébuche souvent en général. Ils font des efforts, tombent souvent, et apprennent à marcher. Quand ils peuvent marcher, ils doivent donner un coup de poing à leur sanajik, pour cet apprentissage. Ils feraient en sorte que l‘angusiaq frappe sa sanajik, mais ça ne fait pas mal. Ils sont encore très petits, et ils débutent dans leurs apprentissages. Je n‘ai jamais entendu parler d‘un adulte frappant sa sanajik. C‘est ainsi pour certains enfants, bien que pour d‘autres cela se passe différemment. Encore enfant, il se passera peu de temps avant qu‘ils ne tuent un bruant des neiges (qupanuaq), mais cela dépend de ce qu‘ils auront fait auparavant, de leurs premières actions lorsqu‘ils étaient petits. Et la sanajik s‘écroulera au sol lorsqu‘elle sera frappée par son angusiaq, comme si elle était blessée. J‘ai 321 entendu dire que la sanajik fera comme si elle s‘écroulait lorsque son angusiaq la frappe. J‘en ai déjà été le témoin, j‘ai vu une sanajik faire semblant de s‘écrouler après avoir été frappée par son angusiaq, et même faire semblant d‘avoir été tuée. Elle faisait comme si elle avait été tuée. Lorsque l‘angusiaq touchera sa sanajik, elle s‘écroulera, et fera comme si elle était un animal. C‘est la raison pour laquelle ils font tout cela à leur sanajik, bien qu‘elles aient différentes leçons à leur actif, et on demandera à l‘enfant de frapper sa sanajik, comme s‘il frappait un animal. Une sanajik fait cela parce qu‘elle ne veut pas que l‘enfant soit inactif, et parce qu‘elle veut que l‘enfant rencontre le succès dans tout ce qu‘il entreprendra. C‘est la raison pour laquelle la sanajik faisant semblant de s‘écrouler comme un animal. Je l‘ai fait à mon propre sanajik, je lui ai donné un coup sur le visage, alors qu‘il était déjà un vieil homme, et je lui ai fait un bleu, c‘est ce dont je me souviens. C‘est lui qui m‘avait donné l‘ordre de le frapper. […] Mon sanajik voulait que je le frappe, mais il ne s‘agit pas que de moi, nous étions nombreux à devoir le faire. Je m‘étais senti gêné, et j‘avais honte de faire cela. (Davidialuk Alasuaq, Puvirnituq, 1971, entrevue B. Saladin d‘Anglure)

Davidialuk Alasuaq lie cette première performance que représentent les premiers pas à l‘une des suivantes, particulièrement attendue, celle du premier bruant des neiges (qupanuaq), témoignant des liens établis entre les premières performances de la petite enfance, qui concernent essentiellement le développement moteur de l‘enfant, et ses futures premières chasses d‘enfant, notamment pour les garçons. Ces premières capacités étaient déjà engagées dans l‘univers de sens de la chasse. Ce rite était, selon d‘autres aînés, pratiqué pour chaque animal que l‘enfant tuait par la première fois. Sur la côte de la baie d‘Hudson, ce rite composait systématiquement la séquence rituelle performée par la famille et la sanajik de l‘enfant à l‘occasion de la capture de premiers gibiers. Tuumasi Kudluk, qui vivait à Kangirsuk mais dont la famille était originaire de la région de Sanikiluaq, rapporte également ce rite et souligne notamment son importance en regard de l‘accès de l‘enfant au statut de chasseur :

Les jeunes enfants attrapent d'abord du poisson et des lagopèdes. J'entends souvent parler d'enfants qui ont attrapé leur premier poisson ou leur premier lagopède. Si le sanajik d'un jeune enfant qui attrape son premier animal est décédé, c'est la coutume de partager l'animal entre différentes personnes. Lorsqu'un enfant attrapait son premier animal, il fallait qu'il frappe son sanajik sur la joue aussi fort que possible. Le premier lagopède qu'un enfant prenait était le signe que cet enfant était devenu un chasseur. (Tuumasi Kudluk, in Avataq Cultural Institute 1984 : 185) 322

Pour Alacie Tukalak, on pratique notamment ce rite, aujourd‘hui encore, lorsqu‘un jeune garçon attrape un animal pour la première fois, petit ou gros :

On le fait encore. Il frappe sa sanajik quand il a attrapé son premier animal, peu importe qu‘il soit petit ou gros, renard, caribou ou phoque. Quand l‘angusiaq a attrapé son premier animal, il donne un coup de poing à son ou sa sanajik, mais ce n‘est pas pour blesser. Les parents demandaient : « Qu‘as-tu fait à ton sanajik ? » et le garçon répondait : « Je l‘ai frappé ». (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009)

Lors de ce rite, répété à l‘occasion de la prise de chacun des premiers gibiers, et parfois dès ses premiers pas, l‘enfant est engagé dans une performance dans laquelle il est amené à simuler, avec la complicité de sa sanajik, l‘acte de tuer un animal. Elle incitera d‘abord l‘enfant, verbalement, à la frapper, puis, une fois frappée sur la joue, elle s‘écroulera, « comme un animal », prétendant avoir été tuée par le coup de l‘enfant. Ce rite s‘apparente aux gestes de façonnement des capacités futures de l‘enfant, et fait de l‘enfant celui qui inflige une souffrance à l‘animal. Pourtant, ce rite expose l‘enfant, de manière répétitive, à l‘expression, par l‘animal, de son désir d‘être tué par lui, et de différencier sa répugnance à frapper un être humain et la légitimité de l‘acte à l‘égard des animaux, dans la chasse.

Dans ce rite, l‘enfant est amené à simuler une interaction avec l‘animal représenté par sa sanajik, lors duquel celle-ci exprime le désir de l‘animal d‘être chassé et frappé. Ce rite expose, à l‘adresse de l‘enfant, la perspective animale sur l‘acte de chasse. Il rencontre en cela d‘autres moyens utilisés par les Inuit pour décrire et rendre compte de cette perspective, les unikkaatuat (récits mythiques) notamment. Un unikkaatuaq, rapporté par Tivi Etok de Kangiqsualujjuaq, devrait être ainsi rapproché de ce rite de la première fois, en ce que la séquence qui se situe en son cœur exprime très clairement le désir de l‘animal d‘être tué par le chasseur. Dans cette partie du récit, un grand chasseur vient de faire fuir un immense troupeau de caribou, car il souhaite seulement chasser le morse :

Le jour suivant, le chasseur se mit à chasser le morse dans son qajaq. Tandis qu‘il pagayait vers l‘île, un morse encore nourrisson vint l‘accueillir. « Harponne-moi, car j‘aimerai boire un peu d‘eau » (kapilinnga imirukkama), dit le bébé morse au grand chasseur. L‘homme vit combien minuscules étaient les défenses du bébé morse et ne répondit pas. « Harponne-moi, car j‘aimerai 323 boire un peu d‘eau », répéta le morse, ce à quoi l‘homme répliqua : « Je ne veux pas de toi puisque tu n‘as pas de défenses ». Ainsi rabroué, le nourrisson vira et s‘enfuit vers le troupeau de morses auquel il cria : « Il ne veut pas de nous ! Il ne veut pas de nous ! ». À ces mots, les morses se mirent à quitter l‘île en désordre tandis que ceux qui étaient déjà dans l‘eau s‘éloignèrent à la nage. Tout le troupeau fila devant une telle insulte. Ayant entendu les paroles du morse, les caribous, eux aussi, fuirent la région. Chaque fois qu‘il montait respirer à la surface, le morse nourrisson répétait : « Il ne veut pas de nous ! » Toutes sortes d‘animaux l‘entendirent et abandonnèrent la région. Pendant des années, la région fut dépourvue de gibier. Les phoques, les morses, les caribous… même les oiseaux disparurent. Il ne restait plus que la terre et l‘eau. La région tout entière était privée de gibier, et tout le village du grand chasseur finit par périr de la famine. Les membres de la bande du grand chasseur avaient occupé une cave de la colline. Lorsqu‘ils moururent, la cave s‘effondra sur les corps, si bien qu‘ils furent enterrés dans leur propre foyer. Quand j‘étais jeune et que le sol ou des roches étaient perturbés à cet endroit, il s‘en dégageait toujours une forte odeur de pourriture. Quand le morse nourrisson disait : « Harponne-moi, car j‘aimerais boire un peu d‘eau », cela signifiait, dit-on, « accepte-moi, pour qu‘il y ait abondance de gibier » (pijumatsianga uumajuqatsianiarmat). Toutes les créatures de la Création devraient être acceptées (uumajulimaat narrugijaugiaqanngimata). On dit aussi que les animaux allaient revenir dans la région lorsque les Inuit commenceraient à témoigner plus de respect (pitsianirsaulirpata) à leur égard. Ces jours-ci, la région n‘est pas entièrement privée de gibier, mais il n‘y en a pas en abondance non plus. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 109-10)

En refusant le bébé morse qui se présente à lui, et qui exprime clairement son désir d‘être tué, le chasseur entraîne la fuite de la plupart des animaux de la région, et la famine de son groupe. Le sens de ce récit, que donne Tivi Etok, se concentre sur la règle qu‘il exprime à la fin de son explication : uumajulimaat narrugijaugiaqanngimata, « aucun animal ne doit être refusé ». L‘animal attend du chasseur un désir à son égard, une volonté de le prendre (pijumatsianga : « désire-moi; veuilles bien de moi »), et l‘exprime clairement au chasseur. Finalement, le récit offre une première justification à ce désir animal d‘être pris, que le rite n‘exprime pas, la soif de l‘animal et son désir de boire de l‘eau douce. En cela, le récit décrit un peu plus en avant l‘expérience animale du monde, et sa perspective spécifique.

6.2.1.2 Lier l’animal à l’enfant : rites de la première fois et manipulations de la perspective animale

Certains rites autrefois pratiqués à l‘occasion des premières prises de gros gibiers, mammifères marins en particulier, entraînaient également l‘enfant à participer à 324

l‘expérience animale du monde. B. Saladin d‘Anglure rapporte par exemple, dans la région d‘Iglulik, le rite subit par Nataaq lorsqu‘il tua son premier loup :

Ce jour-là son père Ava lui enjoignit de dormir sur la plate-forme de l‘habitation après en avoir retiré les couvertures isolantes. Quand il s‘endormit, Ava le réveilla car les loups sont endurcis au froid, dorment peu et chassent la nuit. Il devait imiter le loup pour que les autres loups le prennent pour un des leurs et acceptent de se faire tuer par lui sans lui faire de mal. La peau fut donnée à une vieille femme et Nataaq, devenu un Inuk accompli, reçut ses propres armes, dont une tête de harpon pour capturer le gibier marin. (Saladin d'Anglure 1980b : 22)

À Sanikiluaq, un rite pratiqué sur l‘enfant par son père lorsque l‘enfant prenait pour la première fois un phoque au trou de respiration reposait sur un principe similaire125 :

This is of the Belcher islands. The Belcher Islanders used to have a custom which was done when a boy got his first seal by waiting at a breathing hole. When he was bare from the waist up, they used to pull the seal over the top of his bare flesh even if it was intensely cold. "I remember how cold it was", I used to hear it said. When someone got his first seal, he would take off his top. When it was to be pulled over him, he just lay down next to the breathing hole. It was pulled over next to his flesh. "I remember how cold it was when water froze on top of my skin while the seal was being pulled", I remember it being said. For each first thing they got, they had a custom to perform. I don't know why; it's hard to understand. They just used their own customs, habitually, everyone. (Nungak et Arima 1969 : 103)

Bien que le narrateur expose son incompréhension face à ce rite ancien, il me semble qu‘on peut le rapprocher du rite décrit par B. Saladin d‘Anglure. Dans ces deux rites, l‘adulte travaille à assimiler l‘enfant à l‘animal qu‘il vient de chasser pour la première fois en exposant l‘enfant à l‘expérience animale du monde – ou plutôt un trait définitoire de cette expérience –, en lui faisant en quelque sorte épouser sa perspective, en lui faisant vivre une sensation marquant son corps. Ces rites apparaissent particulièrement douloureux, favorisant des sensations de froid qui semblent, au même titre que la soif, caractériser l‘expérience animale.

125 K. Rasmussen (1929 : 178) rapportait un rite semblable à Iglulik. 325 Un autre rite mobilisant lui aussi la symbolique du harponnage était autrefois pratiqué dans la région de Kangiqsujuaq, lorsqu‘un jeune adolescent attrapait un gros gibier pour la première fois. Maggie Jaaka Qisiiq rapporte que l‘arnaqutik d‘un jeune garçon, lorsque celui-ci attrapait un gros gibier, cherchait à rompre et à défaire la coulisse de la ceinture du pantalon du jeune garçon, ses attaches :

Je pense que c‘est lorsque les jeunes garçons attrapaient de gros animaux pour la première fois que leur arnaqutik séparait la coulisse de la ceinture de leur pantalon de peau, mais je me souviens bien d‘un garçon dont la ceinture avait été dénouée. (Maggie Jaaka Qisiiq, Kangiqsujuaq, 2006)

Naalak Nappaaluk a lui-même vécu ce rite dans son enfance, et rapporte les gestes de son arnaqutik, et notamment la séquence qui précédait la rupture de la coulisse du pantalon :

Je me souviens de mon arnaqutik tirant ma ceinture à elle. Lorsque qu'un jeune garçon attrapait un animal pour la première fois, son arnaqutik tirait à elle la ceinture de son pantalon, cette ceinture qui maintenait le pantalon en place. Mon arnaqutik m'avait tiré à elle par ma ceinture. C'est comme ça que faisaient les gens autrefois, lorsqu'un jeune garçon avait attrapé un animal pour la première fois, ils tiraient ce lacet de la coulisse des culottes de caribou. […] Ma mère me disait que je devais agréer à ce que me demanderait mon arnaqutik. Quand elle allait essayer de briser ma ceinture, ma mère nous en avait parlé, car elle connaissait les pratiques relatives aux premiers animaux. (Naalak Nappaaluk, Kangiqsujuaq, 2006)

La sanajik de l‘enfant le tirait vers elle par sa ceinture, en s‘efforçant de briser cette dernière finalement. Lorsque la ceinture était brisée, l‘accoucheuse simulait par son geste et des paroles le fait d‘insérer à l‘intérieur de la ceinture l‘animal attrapé. Le sens de ce geste est donné par Naalak Nappaaluk, d‘après les explications qu‘il reçut quant à ce rite :

En concevant cela comme une comparaison, c‘est comme le fait d‘attacher les scorpions de mer (kanajuq) à une corde [après les avoir pêchés], ils y sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu‘ils sont pris. Rompre le nœud de la ceinture est un moyen de rappeler que j‘ai attrapé l‘animal, et les animaux seront donc disponibles, comme le sont des animaux liés par une corde. Ils n‘auront plus leur comportement [méfiant, fuyant]. Nous étions régulièrement instruits par de telles paroles. (Naalak Nappaaluk, Kangiqsujuaq, 2006)

Dans ce rite, l‘enfant est d‘abord tracté comme un animal harponné, la corde de sa ceinture représentant la ligne du harpon. Puis, l‘animal tracté, identifié à l‘enfant, se voit 326

symboliquement attaché à la ceinture de l‘enfant. Dès lors, les animaux de cette espèce lui seront toujours accessibles, comme s‘ils lui étaient littéralement liés. Identifier l‘enfant à l‘animal, dans le rite, semble répondre à des objectifs de proximité dans l‘approche des animaux. Ici, il s‘agit donc de tromper la perspective animale sur le chasseur, comme si le fait de partager pour un temps l‘expérience animale – ses sensations, son comportement, sa position même dans l‘acte du harponnage – conduisait les animaux à percevoir le chasseur comme un des leurs. Ces rites, par-delà leur efficacité propre dans la manipulation de la perspective animale, véhiculent par ailleurs un enseignement littéral : approcher un animal implique de dissimuler sa présence ou son identité, à l‘aide de multiples stratagèmes et ruses dans le vêtement, à l‘aide d‘un mimétisme dans le comportement, etc. (Hiram 2005 : 66-8).

Ces rites de la première fois, tout comme ceux qui impliquent que l‘enfant frappe sa sanajik, encapsulent des connaissances fragmentaires et non-discursives du point de vue animal sur le monde. Des sensations, des situations, des paroles plus rarement, mettent l‘enfant en contact avec les spécificités de cette perspective, et donnent sens aux différents temps qui constituent l‘acte de chasse. Le temps de la chasse elle-même, de la quête et de l‘approche de l‘animal, implique de tromper les sens de l‘animal en faisant en sorte, par diverses ruses ou à l‘aide de manipulations opérées sur le corps de l‘enfant lors des rites de la première fois, qu‘il identifie le chasseur à un animal de sa propre espèce. À cette première séquence, durant laquelle on use des limites de la perception animale pour s‘en approcher, succède l‘attaque du chasseur. Une règle stipule, pour les plus gros gibiers, que l‘animal doit pouvoir prendre conscience à ce moment de l‘humanité du chasseur. Comme Mina Matte (Avataq 1984 : 166), d‘Akulivik, Isa Koperqualuk, de Puvirnituq, rapporte que négliger cette règle lorsque l‘on chasse un ours polaire pouvait conduire ce dernier à se transformer :

On ne doit jamais attaquer un ours blanc par surprise. Si on l'attaque par surprise, l'ours peut se transformer en renard, ou, pire encore, en lagopède. Jobie m'a déjà raconté cette histoire : il traquait une ourse et ses petits. L'ourse ne s'était pas aperçue de sa présence, et lorsqu'il l'a tirée il n'est rien arrivé. Les gens doivent être informés de tels événements. Le phoque barbu doit lui aussi

327 avoir la chance de réagir avant d'être attaqué. (Isa Koperqualuk, in Avataq Cultural Institue 1984 : 165)

Cette règle est toujours connue aujourd‘hui, l‘ayant entendue de Peter Arngak à Kangiqsujuaq, expliquant que l‘ours polaire comme les phoques devaient avoir une chance de voir le chasseur avant que celui-ci ne tire. Ici, le rite exposant la perspective de l‘animal, son désir d‘être tué, se voit engagé dans les rapports concrets de chaque chasse, comprise comme une interaction entre un chasseur particulier et un animal particulier. Le résultat de cette interaction semble dès lors conditionné non seulement par les habiletés du chasseur, mais également par son attitude générale à l‘égard de la vie animale, et son respect des rites et normes qui régulent leurs relations.

6.2.2 « Recevoir » l’animal : appropriation et gratitude

Les formes performatives du recevoir inuit, parcourues par la notion de gratitude (nakurmiituq), expriment toute la valeur du don fait par l‘enfant à la sanajik, reconnaissant sa propre valeur en tant que personne. Cette notion de gratitude ne devrait cependant pas être limitée aux relations entre humains, non plus que la reconnaissance qu‘elle exprime, dans la mesure où cette notion caractérise également les relations qu‘entretiennent les Inuit avec les animaux qu‘ils chassent. Ces formes de gratitude semblent profondément associées au respect des règles que doivent suivre les chasseurs inuit, si bien qu‘elles sont largement invisibles, encapsulées dans les gestes normaux, ordinaires, que le chasseur doit apprendre à suivre dans ses rapports avec la vie animale, ou encore dans les expressions de joie qui marquent la consommation. Lors d‘un atelier organisé par le Nunavut Arctic College, Mariano Aupilaarjuk, de Kangiq&iniq (Nunavut), expliquait comme le faisait Tivi Etok avec son unikkaatuaq que la présence même de la vie animale était liée à l‘attitude des humains envers elle :

We are told not to mistreat or abuse wildlife or it can become depleted. For example, there were two lakes that were known to be good for ice fishing. There was a man who grumbled and said bad things about wildlife. Because of what he said, one lake was rapidly depleted of fish and today it is a very bad fishing place even though it is a large lake which should have fish. The fish are coming back to the other lake because they have finished getting even with him. If we are happy and gracious towards wildlife, they will be in great 328

abundance. If we are not thankful and do not appreciate them, they will disappear (Aupilaarjuk, et al. 1999 : 39).

Cette explication oppose deux attitudes antagonistes envers la vie animale : l‘une faite d‘actes et de paroles malfaisantes et abusives, l‘autre fondée sur des sentiments de reconnaissance, de bonheur et de gratitude. La première attitude peut avoir pour conséquence une disparition de la vie animale, alors que la seconde, positive, entraîne l‘abondance. S‘il est vrai que la gratitude est un sentiment lié à la reconnaissance d‘une intentionnalité, d‘une agencéité particulière, il faut alors reconnaître que c‘est sous cet angle qu‘est envisagée la vie animale. Mariano Aupilaarjuk rend cette dimension explicite en soulignant qu‘un mauvais comportement serait inévitablement connu de la vie animale : « According to the Inuit piusiq, whoever left a carcass behind would be known to the wildlife. The person might deny doing it but the wildlife would know about it. » (ibid. : 34) Inversement, il souligne ensuite que la générosité dans le partage de nourriture facilite la capture des animaux : « Those who are helpful to other people tend to be more successful hunters. It is also noticeable that those who have a tendency to be stingy are less successful » (ibid. : 36).

Les expressions de gratitude envers le gibier consistent notamment, sans lui être limité, en un traitement de son corps effectué avec soin et en tenant compte des règles de découpe de la peau et des parties de son corps, en un partage généreux de la nourriture et des matériaux fournis par les parties de son corps. L‘obligation morale du don implique donc une reconnaissance de l‘intentionnalité animale dans l‘acte de chasse, qui ne se limite pas à une prédation de la part du chasseur, mais rencontre en quelque sorte un désir d‘être pris de l‘animal. Ainsi, lorsque la chasse à la baleine boréale fut de nouveau autorisée au Nunavik, pour une première chasse en 2008, Naalak Nappaaluk, un aîné de la communauté de Kangiqsujuaq, rappela des paroles qui lui furent transmises dans sa jeunesse : « If a bowhead doesn‘t want to be hunted the skin will tense up and it‘s impossible to hunt him. When he doesn‘t mind being hunted you can go at him and cut him up easily. That‘s how they are » (Noble 2008).

329 Lorsque les aînés évoquent les piqujait qui régulent la chasse, ils tirent en quelque sorte les conclusions de cette intentionnalité animale et l‘évoquent parfois comme un don. Tivi Etok, dans sa biographie, évoque la loi – il utilise successivement piqujaq et maligaq – régissant l‘appropriation du gibier en référant à une parole d‘autorité (uqausirtaq), un dicton résumant de manière mémorable :

Selon le proverbe : « Un animal qui erre librement dans la nature n'a pas de propriétaire. Par conséquent, celui qui l'abat devient son propriétaire ». C'est un ancien proverbe. Supposez par exemple que j'aie une femme et que j'abatte un animal. Ce n'est que lorsque je l'apporte dans la cuisine de ma femme (akinga) que l'animal appartient à quelqu'un, pas avant. Les animaux qui errent dans la nature n'appartiennent à personne. Ce n'est que lorsqu'une personne attrape un animal qu'elle peut exercer son autorité sur lui. […] C'était la loi, c'était ainsi autrefois. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 85)

En inuktitut, ce proverbe est exprimé ainsi par Tivi Etok : « uumajuruuq tamaani nunamiittuq nanigulutuinnaatuq kinamilluuniit inuqanngimat » (ibid. : 11). La notion de propriétaire y est exprimée à l‘aide du terme inuk, « personne, être humain, propriétaire », et renvoie à une opposition plus large entre humains et animaux, où les animaux apparaissent systématiquement comme un gibier en puissance, et dont la mort constitue une appropriation. Le terme inuk, et la racine inu- sur laquelle il est composé, s‘inscrivent ainsi dans ce rapport d‘appropriation, mais également dans une opposition plus large en termes d‘existence. La vie humaine (inuusiq), initiée à la naissance (inuulirtuq), se différencie de la vie et de la vitalité organique et animale (uumajuq). Tivi Etok formule légèrement différemment son explication en opposant clairement des termes fondés sur ces racines inu- et uuma- : « […] l'animal n'appartient à personne jusqu'à ce qu'il soit tué. Alors, il devient le don fait au chasseur, qui peut en faire ce qu'il en veut. (ibid. : 91). En inuktitut, Tivi Etok s‘exprime ainsi : « uumajuq kinamilluuniit inuqanngimat uumatsuni. Kinatuinnaq uumajurami taannataga tunitjiviugami suurlu angajurqaatitut piusiqarunnalirtuq » (ibid. : 15). De manière à faire ressortir ces subtilités sémantiques, on pourrait traduire le dicton plus littéralement : « un animal (uumajuq) n‘a pas de propriétaire humain (inuk) tant qu‘il est vivant (uumajuq) ».

330

Pour décrire cette appropriation de l‘animal que constitue le fait de le tuer, Tivi Etok évoque un « recevoir », (tunitjiviuvuq : il reçoit, litt. « il est le destinataire d‘un don »), à la différence de la traduction qui insiste sur le don. Entrer en possession du gibier se fonde donc sur le mode du « recevoir ». Cette appropriation apparaît progressive, et sera définitivement accomplie lorsque l‘animal entrera dans l‘aki, propriété de la femme, dans l‘habitation. Ailleurs, Tivi Etok reformulera également cette façon dont l‘appropriation de l‘animal, lorsqu‘il est tué, s‘apparente à un recevoir qui transforme l‘idée de la prédation en une séquence de don : « La personne qui abattait l'animal avait autorité sur lui. Le chasseur ‗‗reçoit‘‘ cet animal tout autant qu'il le ‗‗prend‘‘ » (ibid. : 86). En inuktitut, il utilise ces mots : « uumajut nunalimaamiittut kinamulluuniit pijaunnginilimaamini kinaapimmiluunniit inuqanngimat. Kisiani taanna inuk aittutauguni uumajumik taannataga inuttarijanga » (ibid. : 11). À nouveau, c‘est sur l‘acte de recevoir (aittutaujuq, litt. « se voir offrir un don ») le corps de l‘animal que Tivi Etok insiste.

Cette appropriation de l‘animal, ce recevoir de son corps, entraînait une relation de propriété sur le gibier que Tivi Etok (ibid. : 11) compare fréquemment au fait d‘en devenir le « maître » (angajurqaaq), et de pouvoir en disposer à sa guise, y compris dans les formes de la distribution et du partage. Comme il le disait plus tôt : « Ce n'est que lorsqu'une personne attrape un animal qu'elle peut exercer son autorité sur lui » (ibid. : 85), soit, en inuktitut, « inuup uumajurataartanga suurlu angajurqaangujaartuq » (ibid. : 11).

Concevoir la mort de l‘animal et son appropriation sur le mode du « recevoir » réintroduit la reconnaissance de la perspective et l‘intentionnalité animales – son désir d‘être tué par le chasseur – dans la chasse. C‘est le point de vue de l‘animal qui donne son sens social au fait de le tuer et de prendre son corps, et qui commande dès lors les règles et la gratitude que le chasseur doit respecter dans ses interactions avec les animaux, morts ou vivants. Plus encore, ce « recevoir » du gibier, dépendant du bon vouloir animal tout autant que des qualités du chasseur, venait nuancer l‘appropriation du gibier en ouvrant la porte à toutes sortes de « claims » (Peterson 1993; Kishigami 2004), d‘attentes, de droits et de demandes, de la part de ses compagnons de chasse, de camp et de maisonnée. Les rites de la première fois mobilisaient des formes de partage du gibier, parfois intenses et spectaculaires, qui 331 ritualisaient ce partage en une dernière séquence, et offraient à l‘enfant une extraordinaire « leçon » quand aux attentes suscitées par son appropriation du gibier.

6.2.3 Recevoir et redistribuer : l’animal en morceaux

Les rites de la première fois, et les exigences de distribution qui se situent en leur cœur, se fondent implicitement sur cet ensemble de connaissances, de règles et de sentiments moraux qui régissent les interactions des Inuit avec les animaux. Les aînés s‘expriment peu à propos de ces règles lorsqu‘ils expliquent les rites de la première fois, détaillant de préférence chacun de ces rituels, et des différents rites qui y sont mis en œuvre. Tivi Etok cependant, qui insiste régulièrement sur l‘importance qu‘il y aurait aujourd‘hui à reprendre les rites de distribution des anciens rituels, développe sa pensée à partir de ces paroles d‘autorités, uqausirtait, et explique ces rituels comme une matérialisation extraordinaire de l‘appropriation du gibier par le chasseur. Conçue, dans un renversement de perspective, comme un recevoir qui marque l‘entrée de l‘animal dans la sphère humaine, l‘appropriation du gibier est intimement liée par Tivi Etok à sa distribution subséquente, sous le regard et le jugement de la vie animale. Il insiste notamment sur les libertés dont bénéficie le chasseur, en tant que propriétaire du gibier, pour distribuer celui-ci. L‘essentiel étant que le gibier soit distribué à d‘autres qu‘aux habitants de la maisonnée, voisins, apparentés ou non, surtout lorsque le gibier est rare.

6.2.3.1 Festins et ritualisation des règles relatives au partage de la nourriture

Lorsque l‘enfant ne vivait pas à proximité du domicile de sa sanajik, ou encore si celle-ci était décédée, les parents de l‘enfant organisaient fréquemment un festin à l‘échelle du campement entier. Lizzie Irniq se souvient notamment que les premières prises de gros gibiers marins donnaient lieu à une consommation partagée à l‘échelle du campement : « Il y avait alors une fête, et tout le monde partageait la viande de phoque, même les voisins. C‘était habituel de partager la première prise avec les voisins » (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009). Ces festins organisaient une consommation immédiate et complète de la nourriture offerte par ce premier gibier, sur le mode de la commensalité, dans une ambiance festive où les expressions de gratitude et d‘appréciations étaient légions.

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Dans son autobiographie, Tivi Etok s‘étend longuement sur ces festins dans la célébration de ces premières prises, et précise qu‘elles sont associées à sa connaissance des règles régissant le partage des animaux :

Le festin de poisson fut le premier de nombreux festins que je donnai par la suite. C'est comme ça qu'on faisait pour moi. À cette époque, je commençais à comprendre les conventions relatives au partage de la nourriture. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 86)

Ces festins, comme d‘autres formes de distribution de la nourriture d‘un premier gibier, ritualise les règles de partage de la nourriture, en mobilisant une forme de partage touchant l‘intégralité du camp, famille et voisins, mais également toutes les catégories de la société, hommes et femmes, enfants, adultes et aînés. La distribution elle-même était performée par les parents, ou la sanajik, de l‘enfant qui avait attrapé une proie pour la première fois :

Par la suite, nous avons toujours célébré mes premières prises par un festin. Peu importe la sorte d'animal que je prenais, il était toujours consommé en entier. Aucune partie n'était mise de côté pour plus tard. Le festin de poisson n'a été que la première de nombreuses fêtes célébrant mes « premières prises ». [...] les hommes, les femmes et les enfants étaient toujours invités à un festin. La famille de celui qui avait abattu une proie était chargée de répartir le gibier. Les gens qui répartissaient leurs prises étaient les hôtes. C'était la tradition. Ceux qui étaient invités n'avaient rien à dire. La famille de celui qui avait pris l'animal agissait à sa guise. […] Un festin était un grand événement. Personne n'aurait jamais raté une telle occasion. Tous appréciaient le festin avec beaucoup de joie, avec de grands cris de gratitude. Cette sorte de démonstration appréciative vous laissait un puissant sentiment de respect et d'excitation. C'était ainsi que nous étions. C'était merveilleux. De nos jours, les gens n'expriment pas une telle gratitude, rien qui s'en approche, mais c'était comme ça auparavant. Toutes les femmes, tous les aînés, tous étaient invités. Tous ceux qui le souhaitaient venaient y assister. Pendant le festin, les gens disaient des choses comme : « Tu seras un grand chasseur ». Ils exprimaient leur grande appréciation de la nourriture. « Tu vas devenir un grand chasseur », répétaient- ils. Ils me donnaient le sentiment d'être très important. C'était toujours agréable de donner un festin. (ibid. : 85-6)

Les souvenirs de Tivi Etok sont pleins de ces festins qui ritualisaient ses premiers exploits de chasseurs, et inscrivaient dans son esprit l‘importance du partage et de la distribution. Il souligne bien l‘importance de la propriété du chasseur qui a pris l‘animal, généreusement mise en scène dans un partage ouvert à l‘intégralité du campement. Néanmoins, pour 333 vraiment apprécier l‘événement que pouvaient représenter ces partages, et la façon dont s‘en dégage une atmosphère d‘abondance, il faut mettre en perspective ces souvenirs de Tivi Etok avec les récits offerts par d‘autres aînés. Dans des périodes où le gibier manquait, il était rare qu‘on pratiquât ces orgies de nourriture à l‘occasion de premières prises de gibier. Au contraire, pour Urpigaq Ilimasaut, on était reconnaissant envers le jeune chasseur qui offrait, par sa première prise, des réserves de nourriture abondantes : « On ne cherchait certainement pas à consommer toute la nourriture en une seule fois, et parce qu‘on sera bien pourvu en nourriture pendant longtemps, on ne fera que le remercier et lui en être reconnaissant » (Urpigaq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

Issu de la région d‘Inukjuak, Paulusi Napaartuk a traversé dans son enfance de nombreuses périodes de disette. Recueilli par sa tante très jeune, ses premières prises ne firent jamais l‘objet de festins :

Comme je n‘avais pas de sanajik, tous les premiers animaux que je capturais étaient la propriété de mes parents adoptifs. Ils n‘organisaient pas de distribution à la volée (parlaniq), parce que nous vivions seulement dans des camps minuscules. […] Ma tante [qui m‘avait recueilli] était la seule personne à décider quoi faire de mes premières prises, car personne d‘autre ne pouvait revendiquer d‘être en charge. Je ne les ai apportés à personne, simplement à ma famille et nous les avions seulement mangés, c‘est comme ça que je vivais. Durant mon adolescence, ils s‘efforçaient de survivre et ne pensaient qu‘à la nourriture. Ils n‘auraient jamais pensé à donner la nourriture qu‘ils avaient. C‘était comme cela à l‘époque. (Paulusi Napaartuq, Puvirnituq, 2008)

Ce témoignage souligne à son tour à quel point les rites de la première fois ne se comprennent qu‘en fonction des conventions relatives au partage de la nourriture, et participent, par les multiples expressions de gratitude offertes, à l‘intégration de ces conventions. Le gibier se faisant rare, on félicitera le jeune chasseur qui offre des réserves de nourriture au groupe; le gibier étant disponible, on ritualisera ses premières prises à l‘aide de festins et de rites d‘abondance, et on exprimera sa gratitude au chasseur qui nourrit si bien l‘intégralité du camp. Le témoignage de Paulusi Napaartuq témoigne également de l‘association de la propriété du gibier à l‘âge adulte, à la maturité sociale. Les rites de la première fois tracent donc un chemin qui conduit à l‘autonomie, et notamment à la véritable propriété du gibier. Tant qu‘il demeure un enfant cependant, le gibier ne lui 334

appartient pas en propre, il appartient à ses ascendants directs, le plus souvent son père et sa mère, et doit être partagé avec la sanajik de l‘enfant, les aînés de la famille, ou l‘intégralité du camp. Au cours du rite, la sanajik de l‘enfant soumet ce dernier à la reconnaissance du groupe entier, de toutes ses composantes, et souligne son nouveau statut. La distribution qu‘elle opère, ou que ses parents opèrent, en son nom, marque ses progrès vers le statut de chasseur et la pleine appropriation du gibier.

Tivi Etok se souvient qu‘il fut placé par son père dans les dispositions idéales pour réaliser la capture de son premier phoque, au printemps, et en pleine saison d‘abondance. Ce premier phoque donna lieu à un festin qui réunit tout le campement dans le partage de la nourriture et de la peau :

Ce printemps-là, les phoques abondaient à Navvaaq. Il y en avait tellement que nous n'avions pas assez de munitions pour tous les capturer. Peu après notre arrivée, j'abattis mon premier mammifère marin. C'était un bébé phoque qui commençait à peine à s'éloigner de sa mère. […] Mon père s'était mis à l'affût des phoques sur la glace de printemps. Il m'avait emmené avec lui, me donnant la première occasion de poursuivre du gros gibier. J'avais un écran de camouflage blanc et ma petite carabine. J'abattis donc mon premier phoque. Il était petit, mais c'était mon premier animal. […] Les gens n'avaient pas faim, mais un festin fut quand même organisé pour célébrer ma première prise de phoque. Tout le monde fut invité. Chaque partie comestible de mon phoque a été dévorée. Même la peau a été divisée en quatre morceaux, malgré ses petites dimensions. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 88-9)

Le souvenir que la petite peau de ce bébé phoque fut découpée en quatre morceaux souligne à quel point les gestes de découpe et de partages se situaient au cœur des séquences de distribution des rites de la première fois concernant les animaux. Dans une mise en scène amplifiant la performance de l‘enfant, les rites d‘écartèlement des oiseaux procédaient eux aussi à une mise en scène des actes de partage, mais en remplaçant les gestes de coupe et de découpe par des gestes d‘arrachement.

335 6.2.3.2 Rites d’écartèlement des oiseaux : l’animal mis en pièces

Naalak Naappaaluk décrit le principe du rite d‘écartèlement (alittuutigiaq), et la compétition qui animait les participants, chacun saisissant l‘un des membres de l‘oiseau, et son cou, pour l‘arracher du corps de l‘animal et achever de le mettre en pièces : En ce qui concerne les oiseaux, quand un enfant attrapait pour la première fois un oiseau, les gens compétitionnaient afin d'obtenir une partie de sa chair, en tirant chacun de leur côté après avoir saisi la tête, chacune des ailes, chacune des pattes, la queue. S'ils déchiraient la partie qu'ils tiraient, une patte ou la tête par exemple, c'est cette partie qu'ils obtenaient et pouvaient manger. C'est ainsi qu'étaient traités n‘importe quel oiseau qui avait été pris pour la première fois, comme l‘oie du Canada ou le canard eider par exemple. […] Si l‘oiseau était petit, seuls les enfants se seraient amusés à l'écarteler. Mais si l'oiseau était adulte, ce sont les adultes qui l'auraient écartelé pour essayer d‘en tirer de la nourriture. (Naalak Nappaaluk, Kangiqsujuaq, 2006)

Il précise que les enfants pouvaient parfois jouer au rituel, en quelque sorte, lorsque l‘enfant avait attrapé un oisillon. Le véritable rituel était cependant performé par les adultes. Cette précision est d‘importance car, comme dans le festin, la participation des adultes, et des femmes en particulier, est de première importance : elle participe d‘une représentation de la totalité du campement. Les souvenirs de Tivi Etok vont dans ce sens, et ce dernier précise que chaque famille du campement était représentée dans le rituel :

À part les poissons, l'une de mes premières prises fut une perdrix. Elle a été déchirée en quartiers pour célébrer l'événement capital. La première prise d'un garçon, quelle qu'elle fut, était toujours ainsi déchirée par une foule excitée. La poitrine, les cuisses, le dos, chaque morceau pouvant être séparé était déchiré par les participants. C'était la tradition. Tous les membres des familles déchirèrent l'oiseau. Cependant, ni ma mère ni mon père n'ont pu participer. Moi, je le pouvais et je l'ai fait. Cela se passait comme ça. C'était une convention. Quand un oiseau était déchiré en pièces, quelqu'un devait lui tenir la tête, et c'était toujours la personne qui avait fait la première prise. Donc j'ai eu la tête de la perdrix, minuscule et dépourvue de viande. Vous ne pouviez faire autre chose que de la ronger. […] J'étais le seul participant de ma famille puisque c'était ma première prise. Je devais tenir la tête, et nos voisins attrapaient ce qu'ils pouvaient. Ils mangeaient chaque partie comestible. Tout type de sauvagine, par exemple, une mouette ou un plongeon huart, était déchiré en pièces comme ça. Une première prise était toujours partagée de cette façon, et toujours dans les rires et la joie. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 90)

336

L‘animal est déchiré par des représentants de chaque famille du campement. Lui-même apparaît, dans cette compétition festive, le seul représentant de sa famille. Ni son père ni sa mère ne sont autorisés à participer à l‘écartèlement, organisant la représentation de son statut de chasseur et de propriétaire du gibier. À Kangiqsujuaq, Mitiarjuk Nappaaluk précisait à B. Saladin d‘Anglure que le but du rituel était bien, par ce partage ritualisé, d‘inciter l‘enfant à partager ses futures prises, lorsqu‘il en sera, adulte, le propriétaire : « Le premier oiseau, attrapé à la chasse par un jeune garçon, quelle que fût son espèce, était écartelé. On faisait cela, afin que plus tard, lorsqu'il attraperait du gibier, il ne le garde pas tout seul mais le partage avec les autres, quelle que soit l'espèce animale tuée » (Saladin d‘Anglure 2000 : 103).

Si l‘enfant était l‘objet des intentions du rituel, incité à partager ses prochaines prises, sa participation au rituel était également associée à des significations spécifiques, et visait à permettre, en ce qui regarde ses capacités aussi bien que dans le sens d‘autoriser, à l‘enfant d‘attraper de nombreux animaux dans le futur. Comme Tivi Etok, Maata Tuniq précise clairement que l‘enfant devait prendre la tête et le cou de l‘oiseau :

Quand l‘enfant devient un jeune garçon, le premier lagopède attrapé est écartelé par les femmes. On le tire par la tête, les ailes, et les griffes et les pattes. C‘est ce que l‘on faisait. […] Quatre personnes tiraient les membres du lagopède et le garçon qui l‘avait chassé le tenait par la tête. Les quatre personnes tenaient les jambes et les pattes et tiraient jusqu‘à ce que l‘oiseau soit dépecé. C‘est ce qu‘on faisait, mais cela ne se fait plus. […] On écartelait le lagopède autrefois afin que le jeune homme attrape toutes sortes d‘animaux à l‘avenir (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Le geste lui-même d‘arracher le cou et la tête de l‘oiseau constituait le signe que l‘enfant deviendrait un grand chasseur :

Dès qu'un garçon tuait sa première oie, ils écartelaient violemment cette oie ! Regarde, le garçon qui avait tué une oie prendra dans ses mains la tête de celle- ci, et s'il l'arrache, on dit qu'il deviendra un grand chasseur. On lui faisait tenir exclusivement la tête de l'oie. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

337 Comme lors des festins, la tonalité festive du rituel était particulièrement importante, et le rire en est un élément central (Figure 6). Tivi Etok décrit le rite d‘écartèlement du plongeon huart en insistant sur les rires et plaisanteries qui fusaient lors du rituel126 :

La tête du plongeon huart était parfois très difficile à casser parce que c'est un gros oiseau. Avec un oiseau mature et lourd, c'était encore plus difficile. Encore là, chaque partie de l'oiseau qu'on pouvait détacher l'était : les pattes, la poitrine, tout. Parfois, il ne restait plus que deux personnes luttant pour obtenir son morceau. La personne qui avait attrapé l'oiseau le tenait par la tête et une autre personne tirait sur le cou. Le cou était si fort qu'il fallait parfois deux hommes pour l'arracher : ils tiraient si violemment qu'ils risquaient de perdre l'équilibre. Les spectateurs s'esclaffaient, certaines étant tellement hystériques qu'ils semblaient pleurer. […] Le plongeon était l'oiseau de choix pour cette célébration. Selon la convention, il était interdit d'utiliser un couteau, mais c'était parfois nécessaire pour détacher les têtes. La viande des plongeons est très coriace. Alors, il fallait parfois que quelqu'un coupe les tendons avec un couteau. Une règle était toutefois toujours en vigueur, de sorte que la personne qui avait fait sa première prise se retrouvait toujours avec la tête pour souper. (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 90)

Les rires et les plaisanteries, comme le plaisir de jouer et de manger en abondance participaient de l‘exubérance des rites de la première fois, et en faisaient des évènements extraordinaires qui marquaient durablement le souvenir et l‘expérience du jeune chasseur. Les gestes d‘arrachement qui parcouraient les rites d‘écartèlement apparaissent une version burlesque, grotesque, des gestes ordinaires de découpe que mobilisent les autres rites de la première fois, en raison de leurs exigences de distribution collective du gibier.

126 Dans Sanaaq, Mitiarjuk Nappaaluk (Saladin d‘Anglure 1970b : 97-9) élabore une scène d‘écartèlement d‘oiseau où elle insiste sur la joie et les plaisanteries qui donnaient sa tonalité au rite. On retrouve également une photo d‘écartèlement de perdrix dans l‘ouvrage que j‘ai édité avec l‘Institut Culturel Avataq (Koneak, et al. : 362-3). 338

Figure 6 : Rite et fête lors d’un rite d’écartèlement à Kuujjuaq en 1948 (Crédits Photo : Corporal C.K. McLean Fonds/Avataq Cultural Institute/MCL-198127)

Cette exigence de distribution se doit d‘être rapprochée du renversement de perspective qui accompagne l‘appropriation de l‘animal, le fait de le tuer. La prise en compte de l‘intentionnalité et de la perspective animales sur la chasse transforme un acte clairement identifié comme une prédation, marquant la relation du chasseur à l‘animal vivant, en une relation de don. La perspective animale sur le fait d‘accepter d‘être pris, le don de soi qu‘il opère, imprègne le point de vue humain sur l‘appropriation du gibier, incitant le chasseur à concevoir sa prise comme un recevoir. Dès sa mort, l‘animal est donc intégré dans la socialité inuit en fonction de sa propre perspective, comme un don généreux, digne de gratitude, demandant à être à son tour généreusement distribué. Ce point de vue de l‘animal sur la chasse, exprimé dans divers récits, apparaît également encapsulé dans de multiples séquences des rites de la première fois, imprégnant les exigences et obligations – de

127 Je remercie ici l‘Institut Culturel Avataq qui m‘a permis d‘utiliser ces photos tirées de ses fonds d‘archives, et m‘en a fait parvenir des fichiers de grande qualité. 339 redistribution notamment – associées à l‘acquisition par l‘enfant de nouvelles capacités, en particulier ses capacités à tuer un animal.

Conclusion : le rôle socialisateur des non-humains. Leçons sur le don et la prédation

C‘est dans ce contexte où la perspective de l‘animal donne le sens de l‘acte de chasse que les objectifs reconnus aux rites de la première fois s‘expliquent le mieux, qu‘il s‘agisse de permettre à l‘enfant de répéter son acte de chasseur, ou de l‘inciter à partager son gibier.

Les rites de façonnement de l‘enfant visaient notamment à ce que l‘enfant capture régulièrement des animaux à nouveau. Maata Tuniq rappelle que « The sanajik would tell his angusiaq that he would be catching a lot more animals after he had his very first catch » (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009). À Puvirnituq, Joshua Sivuarapik se souvient que, dans son enfance et sa jeunesse, sa mère lui avait expliqué la règle voulant qu‘il donne chacune de ses premières prises à sa sanajik : « J‘ai simplement suivi mes parents lorsqu‘ils allaient chasser, où que ce soit. J‘ai appris simplement en les regardant faire, et ma mère me disait : « tu dois donner les premiers animaux que tu attrapes à ta sanajik, ainsi tu attraperas plus d‘animaux dans le futur » (Joshua Sivuarapik, Puvirnituq, 2008). En somme, le don fait à la sanajik, en ce qu‘il donne lieu à des gestes de façonnement et de transformation du corps de l‘enfant permet à l‘enfant de grandir, de voir ses membres et ses mains faits plus habiles. En ce sens, donner le fruit de ses premières réussites à sa sanajik offre à l‘enfant des promesses de réitération et de progrès. Néanmoins, le sens de ce don et du partage de l‘animal est plus complexe, et concerne directement la relation de l‘enfant aux animaux.

Alicie Koneak explique les conséquences de l‘acte de tuer un animal, et lie cette douleur infligée à l‘animal par l‘enfant, pour la première fois, à la nécessité absolue de donner le corps de l‘animal à sa sanajik :

Regarde, si je n'avais pas voulu le donner, ce premier animal que j'avais tué, j‘aurais eu du mal à attraper d‘autres animaux. Donc, parce que je l'ai fait souffrir (aannigakku), et bien qu'il soit si précieux à mes yeux (minnigigaluarsugu), il appartenait à ma sanajik. Alors, ma sanajik, ou mon arnaqutik si j'étais un garçon, dira que j'attraperais souvent des animaux dans le futur. Si j'avais seulement cessé de lui apporter mes premiers gibiers en voulant 340

les garder pour moi, alors cela aurait été bien difficile d'attraper des animaux, elle témoignait d'une grande vérité. […] C'est une grande vérité, si ma sanajik voulait que lui donne (mes premières fois) et que je les lui refusais, les animaux pourraient sembler ne pas venir me voir (uumajurnut takujautsiatuujaarpagajarningittunga), c'est une vérité dont il faut témoigner. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2006)

Pour Alicie Koneak, le caractère obligatoire du don à la sanajik est associé à la responsabilité de la souffrance infligée pour tuer l‘animal. Refuser ce don aurait clairement pour conséquence un refus de l‘animal – de toute vie animale – d‘être pris à nouveau par le chasseur. L‘explication fournie par Alicie Koneak se fonde, comme nombre de rites de la première fois, sur l‘idée que les animaux ont leur propre rôle, intentionnalité et perspective dans la chasse. Ils apparaissent, en raison notamment de leur perspective sur l‘appropriation dont ils font l‘objet lorsqu‘ils sont tués, particulièrement sensibles au respect des règles de partage. Dans les rites de la première fois, les animaux apparaissent jouer un rôle socialisateur, leur perspective sur la chasse transformant la prédation humaine en un acte profondément social, traversé par les normes du don et du recevoir.

6.3 Du don : évolutions d’un rite de distribution aux XXe et XXIe siècles

Mitiarjuk Nappaaluk, décrivant dans Sanaaq (Saladin d'Anglure 1970b : 231-5) l‘intégralité du rite de passage célébrant la prise du premier béluga du jeune Maatiusi, expose l‘enchaînement des rites performés par son arnaqutik (Ningiukuluk). Celle-ci, d‘abord prévenue de cette prise, performera une danse de reconnaissance (qiggitartuq) durant laquelle elle vantera à tous les mérites et qualités de son angusiaq. Une fois l‘animal dépecé, B. Saladin d‘Anglure note que « toutes les parts qui reviendraient normalement à celui qui a tué l‘animal sont, de droit, remises à l‘accoucheuse » (ibid. : 230). Ici, c‘est notamment la tête du béluga (niaquaq), la partie caudale qui contient les tendons (sarpiaq), et une part importante de viande et de mattaq, épiderme comestible (ibid. : 230). Durant cette découpe et cette répartition des parties du béluga, les femmes du camp reçoivent, des mains de l‘accoucheuse de l‘enfant, des morceaux de viande à tendons. Elles festoient joyeusement sur les parties privilégiées pour les femmes (ibid. : 232), et toutes les femmes du camp sont invitées à consommer un festin de vertèbres caudales (amirruq). Lors de cette 341 consommation, le bassin (kutsinaaq) était généralement réservé aux femmes âgées, et interdit aux femmes enceintes (cf. chapitre 3.2.1.3). Un dernier rite de distribution vient finalement clore la séquence, lors duquel l‘accoucheuse distribuera aux membres du camp des parties de tendon, du savon, et des allumettes fournies par les parents de l‘enfant, en les jetant à la volée de manière à ce que les participants reçoivent, à proximité d‘eux, le plus de ces cadeaux.

Figure 7 : L’avion de Johnny May distribuant à la volée pour les fêtes de Noël (1) (Crédit et copyright : © Gilles Boutin, Tourisme Nunavik128)

128Image tirée du site Internet de Télé-Québec (Consulté le 23 juillet 2013) http://objectifnord.telequebec.tv/explorer/liste/kuujjuaq/candy-drop-de-kuujjuaq 342

Figure 8 : L’avion de Johnny May distribuant à la volée pour les fêtes de Noël (2) (Crédits photo et copyright : © Gilles Boutin, Tourisme Nunavik129)

Ce rite, parlaniq, après s‘être beaucoup transformé au cours du XXe siècle, témoigne au XXIe siècle d‘une vitalité extraordinaire. Il représente aujourd‘hui un rite essentiel du cycle de Noël, le temps des fêtes (quviasuvvik ou qitinnguq), et offre un moyen privilégié pour la célébration de certains événements collectifs exceptionnels. Rituel communautaire par excellence, il prend parfois des formes grandioses, comme lors de la distribution de cadeaux organisée pour Noël chaque année depuis 1965 à Kuujjuaq grâce à l‘avion de Johnny May (Figures 7 et 8), attirant plusieurs centaines de personnes. En 2009, à Kangiqsujuaq, après l‘arrivée au village des parts de la baleine boréale dépecée, un rituel similaire fut organisé dans le qaggiq, la salle des jeux, des sports, de la musique et des fêtes. Plus de 2 000$ de bonbons, de vêtements, de papier toilette, et quelques billets de banque, furent distribués en quelques minutes (Figure 9).

129Image tirée du site Internet de Télé-Québec (Consulté le 23 juillet 2013) http://objectifnord.telequebec.tv/explorer/liste/kuujjuaq/candy-drop-de-kuujjuaq 343

Figure 9 : Kangiqsujuarmiut dans le qaggiq pour la distribution à la volée organisée au retour des chasseurs de baleine boréale (Crédits Photo : Fabien Pernet 2009)

Bien que le rituel soit aujourd‘hui occasionnellement pratiqué pour célébrer la prise d‘un premier gibier, il se répand surtout dans les anniversaires de naissance célébrés par les familles du Nunavik, sous la forme d‘une séquence particulièrement populaire à l‘échelle des Amériques, la Piñata. Au Nunavik, l‘usage d‘une Piñata apparaît essentiellement comme une façon simple et économique d‘organiser un rite de distribution à la volée, à l‘échelle domestique. Formellement, cette forme de distribution à volée remet au goût du jour des formes plus anciennes du rituel, apparemment pratiquées au tournant du XIXe et du XXe siècle avant la conversion.

344

6.3.1 Traces du rituel parlaniq avant la conversion au christianisme : ritualisation d’un cycle d’échanges entre humains et non-humains

Dans ses notes à Sanaaq, B. Saladin d‘Anglure souligne que le rite de distribution à la volée décrit par Mitiarjuk Nappaaluk était autrefois réalisé dans le qaggiq, au plafond duquel était suspendue la peau de l‘animal tué :

Le rassemblement avait lieu dans le qaggiq, « grand iglou cérémoniel » (ou grande tente, l‘été), au plafond duquel on suspendait par quatre lanières, la peau de l‘animal tué, peau à l‘intérieur on disposait nourriture et autres produits extraits de l‘animal. Au signal donné, on faisait balancer la peau afin que son contenu se renversât; dès que des morceaux tombaient, les participants se précipitaient pour les ramasser mais ils n‘avaient pas droit de prendre des morceaux dans la peau. La disparition du qaggiq et l‘introduction de nombreux produits importés ont entraîné, semble-t-il, la transformation de cette pratique en distribution à la mêlée. (Saladin d'Anglure 1970b : 234)

B. Saladin d‘Anglure ne rapporte pas la justification ou les explications accompagnant ce rituel, mais il semble envisageable de rapprocher cette pratique de suspension et de distribution à la volée d‘une règle décrite par F. Boas, lorsqu‘un ours avait été tué :

After a polar bear has been killed, it is cut up on the spot, the intestines are thrown to the dogs, and the rest of the body is taken home. A piece of the tongue and other small parts are hung up in the hut; and knives, saws, drills, and other small objects, are attached to them as presents to the bear‘s soul. It is believed that then the soul will go to the other bears and tell them how well it has been treated, so that the others may be willing to be caught. At the end of three days, the man who killed the bear takes down the objects, carries them out into the passageway, and then throws them into the house, where the boys stand ready to get what they can. This symbolizes the bear spirit presenting these objects to the people. The boys must return the objects to their owners. During these three days, the women are not allowed to comb their hair. (Boas 1888 : 501)

Dans les deux cas, le rite de suspension apparaît une séquence préalable à la distribution à la volée, et la description de F. Boas souligne clairement l‘association autrefois opérée entre l‘« âme » de l‘ours et cette séquence du rite. Avant toute distribution, des objets sont offerts à l‘« âme » de l‘ours, en fonction d‘une pratique qui consistait à offrir des

345 miniatures à l‘« âme » – à la partie ombragée (tarranga) – de certains animaux tués130 (Laugrand et Oosten 2007c : 75-6). Si la description de B. Saladin d‘Anglure ne permet pas de supposer l‘existence d‘une telle séquence au Nunavik, on peut néanmoins rapprocher ces dons de miniatures de différentes pratiques d‘accueil du gibier, notamment les gestes visant à offrir de l‘eau au gibier marin récemment tué, réputé avoir froid et soif (Saladin d‘Anglure 1978 : 128). L‘intériorité de l‘animal se voit donc offrir des objets culturels, ou de l‘eau douce, qui médiatisent son entrée et sa présence au cœur de la société humaine – le qaggiq ou la maison. Les rites de suspension préliminaire apparaissent dès lors s‘inscrire dans une logique de réciprocité, reconduisant le cycle d‘échange liant la société humaine aux animaux et/ou à leurs propriétaires.

Ce cycle, initié à la mort de l‘animal, impliquait de la part des humains divers dons destinés à l‘intériorité de l‘animal. Puis, après que ces séquences de dons ont été performées, l‘animal lui-même est rituellement constitué en donateur. F. Laugrand et J. Oosten notent que l‘animal devient un donneur d‘objets culturels : « The bear becomes the owner of these objects and ends up as the giver of these objects to the boys through the mediation of the man who killed the bear […], the dead bear becomes a giver of cultural objects, more precisely miniatures » (Laugrand et Oosten 2007d : 76). Dans la dernière séquence du rituel, la distribution à la volée, l‘animal apparaît donc à son tour comme cet être qui donne, par la médiation du chasseur, de la nourriture, des objets culturels ou des miniatures. Comme dans les rites de la première fois, il semble que des objets culturels, des miniatures, ou encore des parties découpées du corps de l‘animal puissent se mêler et se remplacer les uns par les autres, témoignant d‘un statut culturel comparable ou, du moins le temps du rituel, convertible.

Dans le contexte d‘un rite de la première fois, une telle séquence de suspension à destination de l‘intériorité de l‘animal participait de l‘inauguration d‘une relation personnelle de l‘enfant à la vie animale, et d‘abord à chaque espèce animale. Le rite de

130 « According to Milukkattak the usual custom is to lay a miniature bow and arrow beside only the male bear or wolf; beside the female the hunter places a strip of sealskin or deerskin which the shade of the animal can use as a needleholder. They are like human beings, Milukkattak went on to say, and have need of the same things, the male of his hunting weapons, and the female of her needle-case » (Jenness 1922 : 181). 346

suspension préliminaire apparaît en effet s‘inscrire dans une logique de réciprocité, inaugurant un cycle d‘échange dans un contexte où les « âmes » animales envisagent leur prédation comme un don, appelant en contrepartie le don de produits humains – eau douce, objets culturels. Finalement, lors de la distribution à la volée, le chasseur apparaît à la fois, sur un plan personnel, l‘auteur d‘une distribution extraordinaire, ouverte à tout un chacun sans considération pour les règles de partage – privilégiant habituellement les participants à la chasse ou les relatifs du chasseur –, et, sur un plan collectif, le médiateur rituel d‘un don fait par l‘animal à l‘ensemble de la communauté.

6.3.2 Le rituel parlaniq après la conversion au christianisme

Les rites de distribution à la volée pratiqués après la conversion au christianisme, dans les rites de la première fois en particulier, apparaissent en partie transformés. On n‘y trouve plus de référence à une quelconque « âme » (tarranga) de l‘animal, ou encore à son « propriétaire » (inua). Pourtant, à cette époque, des années 1930 aux années 1960, l‘expression du désir animal d‘être pris par le chasseur est toujours exprimée par certains récits, ou encapsulée dans certaines séquences des rites de la première fois. La perspective de l‘animal, on l‘a vu, intègre toujours la chasse à une socialité du don, quoique peut-être d‘une manière plus diffuse, et surtout moins réciproque : on ne trouve plus trace des rites de suspension préalables à la distribution, apparemment liés aux représentations préchrétiennes de l‘intériorité animale, et les dons d‘accueil du gibier qui sont pratiqués à l‘occasion semblent bien plus personnels que liés à une stricte régulation des relations entre humains et animaux.

Lorsqu‘ils décrivent les rites de distribution à la volée des années 1930 aux années 1960, et leurs variantes, les aînés insistent essentiellement sur leur valeur pédagogique. Ces rites permettent à l‘enfant de comprendre les limites imposées à l‘appropriation du gibier, et le poussent à abandonner son égoïsme enfantin pour adopter un comportement plus social, plus généreux. Ces rites étaient généralement pratiqués à l‘occasion de la capture des premiers gros gibiers, alors que l‘adolescent était à présent à l‘aube de sa vie d‘adulte.

347 Maata Tuniq se souvient que le premier phoque barbu que tuait un jeune garçon était découpé en petits morceaux, ensuite distribués à chaque maisonnée du campement :

Quand le garçon attrapait son tout premier phoque barbu, le phoque était coupé en petits morceaux et distribué dans chaque maisonnée du camp. Quand le garçon tuait son premier animal, phoque barbu ou phoque annelé, on le coupait en petits bouts et le répartissait dans chaque foyer du campement. Ainsi, le garçon pourrait attraper plus d‘espèces animales différentes dans sa vie. (Maata Tuniq, Kangiqsujuaq, 2009, TICA)

L‘un des sens de ce rituel est bien de favoriser, comme pour tout rite de la première fois, les réussites futures du jeune chasseur. Ici, le regard et la présence des animaux dans la cérémonie sont toujours présents implicitement, notamment par le lien établi entre une bonne et large distribution du gibier et les prises futures de l‘enfant. Mitiarjuk Nappaaluk rapproche explicitement ce rite des rites de distribution à la volée :

Celui qui prend un phoque annelé ou un phoque barbu pour la première fois découpe toute sa peau en bandes pour faire des lanières, après avoir cependant prélevé la peau du buste de l'animal pour l'envoyer à son accoucheuse. De nombreuses personnes reçoivent de quoi faire des lanières car [la peau] est découpée en bandes. Ainsi [le jeune chasseur] prendra l'habitude de partager, en continuant toujours de faire ainsi, ses parents lui ayant fait comprendre, dès la première fois, qu'il n'était pas le seul propriétaire [du gibier]. En fait il y a deux sens [à cette coutume], qu'il s'agisse de distribuer des cadeaux à la volée ou de distribuer des bandes de peau pour faire des lanières. On peut distribuer des cadeaux à la volée par reconnaissance du fait qu'il ait réalisé une performance pour la première fois, comme pour célébrer sa première performance, c'est la façon d'agir actuellement, alors qu'autrefois on le faisait pour qu'il soit incité à partager avec les autres. (Saladin d‘Anglure 2000 : 103-104)

Pratiqué à l‘occasion d‘une première performance, le rite vise donc à inciter l‘enfant à partager, et à lui faire comprendre qu‘il n‘est pas le seul propriétaire de son gibier, c‘est-à- dire que – tous – les autres membres du camp ont sur lui des attentes légitimes et des droits. Dès lors, les distributions collectives organisées par le rite apparaissent avoir une valeur pédagogique. Les aînés exposent fréquemment leurs réticences à donner ou distribuer leurs premières prises lorsqu‘ils se voyaient confrontés à l‘obligation de le faire dans les rites de passage qu‘ils subissaient. Lizzie Irniq se souvient de ses sentiments mêlés lorsqu‘on lui demanda de distribuer à la volée de menus objets :

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C‘est ce que j‘ai fait quand j‘ai attrapé mon premier renard. En réalité, je ne voulais pas donner ce que mon père m‘a fait lancer aux gens, mais mon père voulait le faire, et la famille de ma mère devait le faire, pour célébrer mon premier renard avec les gens du camp. Je l‘ai fait aussi, même si je ne voulais pas vraiment donner les objets que je lançais. Enfin, une partie de moi était heureuse, mais une autre partie de moi ne voulait pas s‘en départir. Je suis sûre que je n‘étais pas la seule à avoir de tels sentiments. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Cette réticence enfantine à donner se voit clairement travaillée par le rite de distribution, et contrecarrée par les expressions de joie et de gratitude manifestées par les participants au rituel. Par ailleurs, liant à nouveau le partage du gibier à la capacité de prendre les animaux, Lizzie reconnaît également que l‘objectif du rituel de distribution à la volée consiste bien à développer les qualités de chasseur de l‘enfant :

C‘est pour que l‘enfant soit bon à la chasse, enfin je pense. C‘est ce qu‘on disait, on fait cela car on veut que l‘enfant soit un bon chasseur. Comme c‘est la première prise, il deviendra un bon chasseur, je pense que c‘est le sens de cette distribution. (Lizzie Irniq, Kangiqsujuaq, 2009)

Dans la mesure où les futurs succès des jeunes chasseurs dépendent toujours de leur générosité et de leur désir de partager leurs gibiers, les rites visaient à développer cette générosité et à inciter les enfants à toujours partager. Pourtant, il semble que le rite de distribution à la volée ait vu s‘affaiblir ou disparaître, à cette époque, le rôle de médiateur endossé par le distributeur, représentant le don fait par l‘animal à l‘ensemble de la communauté. Par contre, le jeune chasseur apparaît toujours l‘auteur d‘une distribution extraordinaire, ouverte à tous sans considération pour les règles de partage, exposant en quelque sorte les droits et attentes que chacun peut avoir sur tout gibier pris par un membre de la communauté.

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Figure 10 : Une distribution à la volée à la mission de Cape Hopes Advance en 1963 (Crédits Photo : Father Jules Dion, O.M.I./Avataq Cultural Institute/DIO-930)

Alors que les objets importés intégraient de plus en plus la vie quotidienne inuit – que seules de bonnes qualités de chasseur permettaient d‘acquérir –, des savons, allumettes, balles de fusils, ou encore des bonbons furent progressivement intégrés aux rites de distribution à la volée. C‘est à cette époque également que le rituel fut associé aux célébrations de Noël et du temps des fêtes, dans tous les villages du Nunavik (Figure 10). Originaire de Puvirnituq, Johnny Uitangak écrivait récemment :

Quand la Compagnie de la baie d‘Hudson est arrivée à Puvirnituq au début des années 1950, Juani POV, Tamusi Qumak et Peter Murdoch avaient comme habitude de monter sur le toit de l‘entrepôt et de jeter des bonbons ainsi que d‘autres choses sur les gens plus bas. Ceci est devenu une tradition durant ces jours anciens jusqu‘à ce que le père Steinmann arrive de Quaqtaq, Salluit et Ivujivik.

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Le père Steinmann est arrivé en 1956, dans un bateau transportant des matériaux de construction pour sa maison et la Mission. À chaque Noël, et aussi longtemps qu‘il a été présent à Puvirnituq, il va poursuivre la tradition de jeter des bonbons à la Mission, cependant le sol était très salle et les bonbons n‘étaient pas enveloppés… Quand le père Steinmann est parti au début des années 1970, la Coopérative de Puvirnituq a pris la relève du « lancer de bonbons », mais au Nouvel An. Le directeur de la Coop grimpait alors sur le toit du vieil atelier de sculpture et lançait toute sorte d‘articles, dont des vêtements et des bonbons. Cela est devenu la norme de cette tradition qui persiste jusqu‘à aujourd‘hui. J‘espère que cette tradition va être perpétuée encore et encore. (Johnny Uitangak, Montréal, 2012131)

Il est difficile de savoir précisément de quelle manière ce rite a été intégré au cycle rituel du temps des fêtes et de Noël. Le récit de Johnny Uitangak souligne néanmoins les « politiques » du rituel dans les années 1950, passant de la responsabilité des clercs de la HBC à celle du missionnaire catholique, pourtant de confession minoritaire dans une communauté presque exclusivement anglicane. Finalement, avec l‘émergence de l‘activisme politique du début des années 1970, ce sont les membres de la coopérative qui ont repris le rituel, tout en prenant soin de le déplacer au Nouvel an plutôt qu‘au jour de Noël, religieusement plus chargé. Lorsque je passais Noël à Puvirnituq, en 2008, la tradition était toujours d‘effectuer la distribution à la volée dans la matinée du premier janvier, justement depuis les toits du bâtiment de l‘ancienne coopérative. Cette distribution qui rassemble aujourd‘hui plusieurs centaines de personnes est cependant l‘œuvre du comité communautaire des fêtes et des jeux, qui représente dans le rituel les institutions municipales elles-mêmes.

Les décennies ayant suivi la conversion au christianisme auront donc vu la disparition de la séquence rituelle inscrivant la chasse dans le contexte d‘un échange réciproque avec l‘animal. Il semble pourtant que certaines conceptions de l‘animal donateur persistent, dans une relation plus individualisée peut-être du chasseur à la vie animale, plutôt que dans le cadre d‘une relation collective impliquant d‘une part la société humaine, et d‘autre part les animaux, et propriétaires du gibier. Avec le christianisme, le « propriétaire » du gibier est bien Dieu, en tant que Créateur (pinngutitsiji) de chaque espèce. Pourtant, si les

131 http://www.avataq.qc.ca/fr/Actualites/Noel-gratuit-pour-tous (Consulté sur Internet, le 5 mars 2013). 351 représentations de l‘intériorité animale ont changé, aucune « âme » n‘étant désormais reconnue aux animaux, leur intentionnalité et perspective propres demeurent des faits d‘expérience qui commandent une conduite du chasseur, en particulier une générosité dans la distribution des fruits de sa chasse.

Dans le même temps, le rituel s‘inscrit durablement au cœur du temps fort du cycle cérémoniel du calendrier chrétien, reconduisant la valeur du rite pour célébrer un passage de la vie, individuelle aussi bien que collective. Mais l‘exécution de ce rite qui n‘est plus associé à une performance mais au calendrier devient un enjeu majeur de ces décennies de transition qui virent l‘établissement des communautés sédentaires contemporaines, dressées autour des anciens postes de traite et des missions. Avec ce rituel, la distribution collective apparaît une modalité festive essentielle à un rituel communautaire, et une démonstration de richesse comme de pouvoir politique qui marquera durablement le rituel jusqu‘à aujourd‘hui.

6.3.3 Aujourd’hui : variantes communautaires et domestiques du rituel

Dans les années 1980 et 1990, le rite de distribution à la volée représente la manière habituelle de célébrer la plupart des premières prises de gibier, voire, parfois, les fêtes d‘anniversaire des enfants (Saladin d‘Anglure 2000 : 104). À Kangiqsujuaq, Peter Arngak, né dans les années 1970, se souvient d‘une telle distribution dans son enfance :

J'avais tué mon premier caribou lorsque j'étais un jeune garçon, celui-ci je m'en rappelle bien mieux. Il y avait eu une distribution à la volée pour ce premier caribou que j'avais tué, là-bas de l'autre côté, mais je n'étais pas le seul à avoir distribué à la volée. Elijah qui avait attrapé son premier poisson avait distribué avec moi. (Peter Arngak, Kangiqsujuaq, 2006)

Peter Arngak énumère également plusieurs autres événements communautaires célébrés par un tel rite de distribution à la volée :

Nous avions organisé une distribution à la volée l'automne passé, pour l'inauguration de l'aréna (pour le Hockey), et puis, je pense, également pour célébrer les vainqueurs de la course Ivakkak de l'an passé. Enfin, encore assez récemment, nous en avions organisé une là-haut pour l'inauguration du 352

gymnase « qaggiq ». C'est toujours une occasion de réjouissance que d‘organiser une distribution à la volée. (Peter Arngak, Kangiqsujuaq, 2006)

À cette liste d‘événements, on pourrait ajouter, occasionnellement les célébrations d‘Halloween organisées par l‘école; certains congrès de Makivik ont également donné lieu à de telles célébrations; à Kangiqsujuaq, en 2010, c‘est le retour du nouveau bateau communautaire de son premier voyage de chasse, sur la côte nord-est du Labrador qui donna lieu à une distribution à la volée; les deux années précédentes, ce sont les premières chasses à la baleine boréale organisées depuis près d‘un siècle qui donnèrent lieu à de telles distribution, dans le qaggiq (Figure 9). Ces occasions témoignent clairement de la dimension communautaire du rituel, et soulignent à quel point, la première prise d‘un gros gibier représentait autrefois un événement communautaire d‘envergure. Cependant, l‘expansion démographique des villages nordiques a rendu très difficile l‘exécution, pour une seule maisonnée, de tels rituels de distribution : les sommes à investir par les organisateurs du rite dans l‘achat de produits à distribuer sont devenues trop importantes, à moins que la famille ne décide de réduire le rituel à l‘échelle de la famille élargie. Si cette solution est rarement retenue à l‘occasion d‘une première prise de gibier, le rite a cependant investi de nouveaux rites de passage individuels, les anniversaires de naissance, sous une forme finalement très ancienne et inédite à la fois.

J‘ai eu l‘occasion d‘assister, durant mon séjour à Puvirnituq, à plusieurs fêtes d‘anniversaires, organisées pour des garçons et filles de 6 et 7 ans. La séquence de ces rites est généralement très similaire à la façon dont ces anniversaires sont célébrés en Amérique du Nord, incluant repas en commun et jeux. La séquence des jeux se voit néanmoins de plus en plus fréquemment couronnée par l‘usage d‘une Piñata, achetée par les parents de l‘enfant au magasin de la communauté. Celle-ci est suspendue au plafond de la maison, et les enfants, qu‘ils soient les petits invités ou celui dont on fête l‘anniversaire, vont frapper le contenant chacun à leur tour, à l‘aide d‘un quelconque bâton, jusqu‘à ce que l‘enveloppe se brise et laisse s‘échapper les friandises et petits jouets qui y étaient enfermés. Lorsque les gens évoquent cette partie du rituel, ils utilisent les mêmes termes que ceux désignant le rite de distribution à la volée, parlaniq, insistant donc sur cet aspect du rituel qui consiste pour les participants à se ruer sur les objets distribués et à chercher à en recueillir le plus 353 pour soi. Les enfants se ruent donc sur les objets distribués, sous les encouragements de la sanajik de l‘enfant, de ses parents, et même de ses grands ou arrière-grands-parents, qui les poussent à en récolter le plus possible (Figure 11).

Figure 11 : Piñata servant à un rituel de distribution lors d’un anniversaire (Crédits photo : Fabien Pernet 2009)

À la différence des rites de la première fois cependant, l‘enfant apparaît ici un participant du rituel de distribution. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement que l‘enfant n‘ait pas de rôle de donneur à son tour dans le rite d‘anniversaire. Aani Baron soulignait qu‘on attendait de l‘enfant qu‘il fasse un cadeau, à cette occasion, à sa sanajik (cf. chapitre 6.1.1). Lors d‘une des fêtes d‘anniversaires à laquelle j‘ai pu assister à Puvirnituq, la mère de l‘enfant a distribué des prix aux petits gagnants des différents jeux, prix constitués par certains des cadeaux que l‘enfant venait de recevoir pour son anniversaire. En dépit des

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larmes de son fils, sa mère le consola et lui expliqua qu‘il devait être généreux et partager avec les autres ce qu‘il possédait.

Par ailleurs, il est frappant de constater à quel point ce rite s‘inscrit à présent dans un cycle temporel réglé par le calendrier, qu‘il s‘agisse des célébrations du temps des fêtes et du nouvel an, ou des rites d‘anniversaires qui inscrivent chacun d‘une manière individualisée dans le cycle annuel. Les liens entre anniversaires et temps des fêtes sont encore renforcés par le fait que Noël représente l‘anniversaire de naissance de Jésus, ce qui ne manque jamais d‘être souligné dans les rites du temps des fêtes. Le déroulement des cérémonies d‘anniversaires et les séquences qu‘elles mobilisent, repas en commun suivi de jeux récompensés par des prix ne manque pas de rappeler, en miniature, les séquences quotidiennes des rites du temps des fêtes. Ces liens soulignent finalement à quel point ce rite de distribution apparaît approprié pour célébrer un événement inaugural, dans le cycle de la vie collective comme dans le cycle de la vie individuelle.

La trajectoire de ce rite de distribution à la volée, et de sa séquence préliminaire de suspension, s‘avère très instructive pour souligner les principales dynamiques ayant traversé la société et la culture inuit au cours du XXe siècle, et les travaillent aujourd‘hui. Les transformations du rite soulignent notamment à quel point les relations aux animaux étaient au cœur des relations communautaires. L‘apprentissage des modes de relation sociales aux humains et aux animaux se fondait autrefois sur un schéma similaire, le don apparaissant décrire aussi bien les relations entre humains que les relations entre humains et animaux.

Conclusion : don et reconnaissance dans les rites inuit de passage

La persistance, et même le développement, de ce rite de distribution à la volée témoigne semble-t-il de sa capacité à réengager des significations anciennes dans de nouvelles synthèses, en fonction de principes culturels structurants. Décrire les transformations qui affectèrent ce rituel de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle, et le conduisirent aujourd‘hui à retrouver une forme si proche de sa forme la plus ancienne – un rituel de

355 suspension – ne saurait qu‘inciter à considérer la résilience de ces principes culturels, et le rôle des rites de passage dans cette résilience. Rites de socialisation par excellence, essentiels à la construction de la personne et au développement de son agencéité, les rites de la première fois sont porteurs de « leçons » – plus ou moins explicites – quant à l‘importance sociale du don, du partage, et de la distribution des fruits du travail individuel. Ces pratiques apparaissent au cœur de la socialité inuit du XXe siècle, et semblent d‘ailleurs avoir renforcées par les valeurs chrétiennes : à cet égard, le cœur des rites de la première fois, le don, a pu se voir reconduit après la conversion, alors que certains éléments qui liaient le développement des prouesses productives au développement des capacités reproductives semblent avoir été abandonnés. Ce don rituel semble représenter un opérateur redéployant, époque après époque, les catégories essentielles de la socialité inuit, régulant les relations entre humains comme une partie des relations entre humains et non-humains, permettant l‘intégration cohérente de conceptions et de pratiques nouvelles, et opérant une actualisation de la cosmologie au cœur de la construction de la personne.

Dans les années 1930 à 1960, les rites de la première fois célébraient presque systématiquement les premières aptitudes et performances des enfants et adolescents, dès la première année de l‘enfant. Une seconde période rituelle était inaugurée par les premiers petits services rendus par les enfants à leurs parents – aller chercher de l‘eau, ou du combustible par exemple. On s‘attendait ensuite à ce que l‘enfant attrape de petits animaux pour la première fois, et réalise de petits travaux de couture. Finalement, autour de la puberté, une troisième période rituelle voyait le jeune adolescent réaliser ses premières performances majeures, la capture de gros gibiers en particulier (Saladin d‘Anglure 2000 : 99-108). Si ces rites témoignent de la valeur existentielle accordée à l‘expérience première (Therrien 1996a), ils célébraient avant tout des performances attendues, clairement identifiées.

Chacune des premières performances de l‘enfant apparaît en effet pensée comme témoignant d‘acquis nouveaux, et comme inaugurant, sur un mode cumulatif, un nouveau cycle d‘apprentissages. Le statut de l‘enfant n‘était pas tant fonction des différentes périodes marquant sa maturation que des performances accomplies, comme autant d‘étapes 356

sur le chemin de la maturité sociale. Dans cette succession de cycles d‘apprentissages, les rites de la première fois anticipent constamment l‘accomplissement de futures performances, jusqu‘à en simuler l‘accomplissement avec l‘enfant. Ces rites participaient du façonnement de l‘enfant, développaient ses capacités futures, valorisaient ses accomplissements, l‘incitaient à persévérer dans son apprentissage, et attestaient du nouveau statut acquis par l‘enfant.

La séquence cérémonielle au cœur des rites de la première fois des années 1930-1960, qui apparaissait très clairement dans les rites de la petite enfance, voyait se succéder un don obligatoire à la sanajik de l‘enfant – qu‘il s‘agisse des fruits d‘une première performance ou d‘un objet culturel qu‘on lui substituait – à des gestes et paroles de façonnement, renvoyant au travail entrepris par la sanajik à la naissance de l‘enfant. Comme lorsque celui-ci était un nouveau-né, elle façonnera son corps par ses gestes et ses paroles, et développera ses capacités, ayant pour objectif de le rendre pisitik, « habile », « capable ». À ces deux séquences venait rapidement s‘en ajouter une troisième, dès que l‘enfant se déplaçait et réalisait ses premières tâches par lui-même, lors de laquelle la sanajik exprimait toute sa gratitude de recevoir un don de la part de l‘enfant, à l‘aide de performances de reconnaissance (thanking acts) particulièrement expressives. Cette succession de rites constituait le cœur des cérémonies performées dans la première année de l‘enfant, ou, plus tard, à l‘occasion des premiers services ou des premiers travaux de couture. Elle représente, aujourd‘hui encore, l‘essentiel des rites de la première fois contemporains, d‘où les séquences les plus complexes ont cependant disparu.

Jusqu‘aux dernières décennies du XXe siècle, les progrès de l‘enfant, du garçon en particulier, étaient très tôt intégrés dans l‘univers de sens de la chasse. Les premières performances de sa petite enfance – le premier objet saisi, ses premiers pas, etc. –, témoignant de son bon développement moteur, s‘accompagnaient de gestes et de paroles qui situaient son geste dans un horizon constitué par la chasse. Plus tard, ses premiers succès à la pêche ou à la chasse seraient symboliquement amplifiés par sa sanajik, traités comme les performances d‘un chasseur accompli. Ces progrès accomplis sur le chemin menant à la maturité sociale ne se faisaient pas sans douleur : les corps et en particulier les 357 mains des enfants faisaient l‘objet de manipulations rugueuses lorsqu‘ils accomplissaient une performance productive pour la première fois. Dans le rituel, cette douleur apparaît clairement associée à la transformation de leur statut, et, plus largement, de leur être, comme cet orphelin mythique que le coup de fouet de l‘Homme de la lune (tarqiup inua) faisait grandir brutalement (Turner 1894 : 265-6).

Inversement, plusieurs séquences rituelles, qui venaient considérablement complexifier les rites de la première fois opérés à l‘occasion des premiers animaux tués, impliquaient également, notamment chez les Itivimiut, que l‘enfant inflige une souffrance à sa sanajik. Dans de telles séquences, elle représentait l‘animal qu‘il devrait chasser à nouveau. Surtout, elle exprimait par ses gestes et ses paroles le désir habitant l‘animal d‘être tué par le jeune chasseur. D‘autres séquences rituelles associaient au contraire l‘enfant à l‘animal, tandis que la sanajik y représentait le chasseur tractant l‘animal harponné. Ces séquences rituelles faisaient vivre à l‘enfant, de manière stylisée, l‘expérience de l‘animal, le froid et la soif surtout qui caractérisaient son existence. Grâce à ces rituels, le plus souvent performés pour la capture de gros gibiers, les animaux associeraient l‘enfant à leur propre espèce, comme si ces gestes inscrivaient en l‘enfant un comportement, un habitus, susceptible de tromper la perception animale. Dès lors, les animaux qui croiraient reconnaître en ce jeune chasseur l‘un des leurs ne s‘enfuiraient pas à son approche. Ces rites prolongeaient, au niveau ontologique en quelque sorte, les multiples ruses qui visaient à tromper et décevoir la perception animale.

Ces séquences rituelles où, alternativement, la sanajik et l‘enfant se voyaient assimilés à l‘animal, correspondent à deux temps bien distingués de la chasse. Les rites qui associent l‘enfant à un animal visent à tromper, dans l‘approche, les animaux de cette espèce; au contraire, au moment de tuer l‘animal, il importe que les identités des êtres en présence soient bien établies : les animaux, les grands mammifères en particulier, doivent percevoir qu‘ils sont abattus par un être humain – au risque dans le cas contraire de se transformer en petit animal. Surtout, ce temps de latence lors duquel les regards doivent se croiser offre à l‘animal un choix, respectueux de son intentionnalité, d‘accepter d‘être pris. Cette intentionnalité était associée, dans certains récits ou rites abandonnés avec la conversion au 358

christianisme, au désir de l‘intériorité animale (son « âme ») de bénéficier d‘objets culturels humains, ou encore d‘eau douce, que seul le fait d‘être tué par un humain pouvait leur procurer. Les connaissances de l‘intentionnalité et de la perspective animales s‘avèrent donc mobilisées dans les deux temps de la chasse : un premier temps où l‘humanité du chasseur – son statut même de prédateur – est sans cesse dissimulé à l‘animal chassé; un second temps où ces positions de prédateur humain et de proie animale sont clairement affirmées, et s‘inscrivent dans une définition socialisée de la prédation, dans la mesure notamment où l‘appropriation humaine du gibier se fait sur le mode du recevoir. Le corps de l‘animal, entrant dans la société humaine, entraîne un renversement de la perspective du chasseur sur la prédation, qui se conformera au point de vue de l‘animal.

Autrefois, ce recevoir s‘inscrivait apparemment dans une conception d‘échanges cycliques, et porteurs d‘une dimension collective, entre humains et animaux. Avec la conversion cependant, l‘idée de cet échange s‘est apparemment affaiblie, bien que certaines conceptions et connaissances de la perspective animale se soient maintenues, notamment le don qu‘il représente – de son point de vue – et qui commande à la fois expressions de gratitude et exigences de distribution. Par ailleurs, les expressions de gratitude, envers la vie animale ou envers celui qui donne, impliquent indéniablement une reconnaissance de l‘intentionnalité dont procède le don. Cette intentionnalité apparaît toujours, aux yeux des aînés en particulier, largement tributaire de la gratitude que manifeste le chasseur envers la vie animale, notamment à travers sa générosité à partager les gibiers qu‘il prend. On perçoit ici les multiples enjeux de reconnaissance mutuelle qui fondent la pratique et les connaissances inuit de la chasse, et la façon dont ils s‘entrelacent et sont susceptibles de renvoyer les uns aux autres.

Une notion, sur laquelle reviennent sans cesse les Inuit aujourd‘hui, souligne néanmoins à quel point la chasse n‘est plus envisagée sur le mode d‘échanges cycliques entre société humaine et animaux : akiqanngituq, « ce qui n‘a pas de prix ». L‘animal est gratuit, sa relation aux humains est inscrite dans une relation de prédation, renforcée par la bible. Ce qui ne signifie pas que l‘animal puisse être traité indifféremment, comme en témoignent cependant les exigences de don et de partage du gibier qui perdurent aujourd‘hui, et les 359 discours soulignant que l‘animal partage avec l‘humain le statut de créature de Dieu. Le don occupe toujours une position charnière dans ce dispositif, en ce qu‘il est lui-même un acte social qui commande une reconnaissance de la part des membres de la communauté, et dont le caractère obligatoire se fonde sur une reconnaissance de l‘intentionnalité – plus diffuse peut-être aujourd‘hui – de la vie animale. Cette position charnière n‘est nulle part mieux exprimée que dans les rites de la première fois, et notamment les partages communautaires qu‘ils mettaient en scène, multipliant les dons et les destinataires du partage.

Finalement, la relation entre humanité et non-humanité qui transparaît au cœur de l‘apprentissage des règles liées à la chasse, et fonde un acte de prédation proprement humain semble pouvoir de nouveau être décrite à l‘aide de cette distinction entre « perspective » animale, clairement marquée par la corporalité – dans les rites de la première fois, le jeune chasseur est amené à vivre dans son propre corps certaines sensations définissant l‘expérience du monde de l‘animal tué – des « représentations » humaines qui impliquent de se voir reconnaître une qualité spirituelle, l‘isuma, que seuls certains animaux pouvaient autrefois se voir attribuer, l‘ours polaire ou le corbeau par exemple (Oosten et Laugrand 2006). L‘isuma permet d‘épouser – en pensée au moins – d‘autres perspectives que la sienne, et notamment de distinguer des représentations de ce qui est représenté, de distinguer des leurres ou d‘anticiper des ruses, etc., ce que certains animaux semblent pouvoir faire plus aisément que d‘autres.

Dans un tel cadre, le statut de personne que certains attribuent aux êtres non-humains (Fienup-Riordan 1994) devrait à mon sens être considéré comme le fruit de leur perspectivisme. Si certains animaux se conçoivent parfois comme des humains, ou envisagent certaines de leurs interactions avec les humains comme des interactions sociales, c‘est dans le cadre de leur perspective sur le monde plutôt que dans le cadre d‘une « représentation », qualité presque exclusivement humaine qui permet de considérer le point de vue de l‘autre – et implique d‘apprendre à le concevoir lors de rites de la première fois ou d‘expériences de chasse, d‘en jouer pour le succès de la chasse, et de le respecter dans le cadre de rites de chasse. Cette distinction théorique entre « perspective » et 360

« représentation », si elle peut paraître rigide, vise surtout à rendre compte de la différence que maintiennent les Inuit entre eux-mêmes et des animaux qu‘ils envisagent comme sensibles, intelligents, et doués d‘intentionnalité, mais pour autant dépourvus – en règle générale donc – de cette qualité que représente l‘isuma. En cela, en régime chrétien tout du moins, l‘isuma ne saurait être confondu avec une forme de conscience, de sensibilité et d‘intentionnalité qui semble largement partagée parmi les êtres non-humains.

L‘isuma est particulièrement lié aux règles sociales et aux rites, et il importe ici de relever ce rôle socialisateur des êtres non-humains, déjà évoqué à propos du fœtus. Le perspectivisme fœtal implique certaines règles spécifiques qui viennent réguler les interactions entre leur future mère et eux-mêmes. Les animaux représentent aussi des modèles potentiels de vie familiale, comme ces oiseaux évoqués plus haut, ou, par leur propre perspectivisme, impliquent de concevoir comme un « recevoir » ce qui d‘un point de vue humain est clairement acte de prédation. En cela, ce rôle socialisateur et régulateur des êtres non-humains représenterait un principe culturel reconduit après la conversion au christianisme, et même largement intégré au sein de celui-ci.

Le chapitre suivant explore plus en détail ce rôle socialisateur des êtres non-humains, en décrivant notamment certaines pratiques éducatives vouant les enfants à des croyances que les adultes ne partagent plus depuis leur conversion au christianisme – ou, plus vraiment… Ces pratiques réengagent plusieurs figures d‘êtres non-humains – « esprits », phénomènes météorologiques, etc. – autrefois particulièrement importantes, y compris dans le cadre des pratiques chamaniques, aux côtés de figures plus récentes. Un tel réengagement, moyennant certains ajustements spécifiques, interroge la position privilégiée de l‘enfance pour la reconduction de principes culturels majeurs dans un contexte de transition religieuse comme la conversion.

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Chapitre 7. Le rôle socialisateur des êtres non-humains : enfance, croyance et continuité culturelle

Les rites de la première fois témoignent du rôle actif joué par les animaux dans la socialisation de l‘enfant, à travers la médiation de la sanajik. La perspective animale sur la chasse transforme la prédation humaine en un acte profondément social, traversé par les normes du don et du recevoir. Par ailleurs, on s‘est longuement attardé sur la façon dont le comportement des oiseaux migrateurs venait offrir aux Inuit un réservoir d‘images ancrant la vie familiale dans une expérience plus vaste que celle de la seule humanité. Grâce à leurs connaissances du comportement de ces oiseaux, les Inuit élaborent plusieurs parallèles entre l‘expérience humaine et animale de la maternité. La possibilité de reconnaître l‘expérience humaine de la maternité dans certains comportements (piusiit) de ces oiseaux offre aux sages-femmes une image de la maternité à laquelle la femme enceinte puisse se conformer, socialisant des comportements destructeurs auxquels le fœtus pourrait ne pas résister.

De la même manière, en donnant accès à l‘expérience fœtale, du point de vue du fœtus, en racontant la façon dont sont vécus, pensés et ressentis les événements jusque dans le ventre maternel, les Inuit élaborent des récits à la première personne qui soulignent les conséquences des actes de la mère du point de vue fœtal, et invitent les femmes à les reconnaître comme doués de conscience, de sentiments, de sensations. Là encore, il n‘y a rien de mécanique à cette reconnaissance, et dans un contexte social difficile marqué par la « désensibilisation », il s‘agit au contraire d‘un enjeu crucial pour l‘existence de l‘enfant. Que ce soit grâce à des récits qui s‘inscrivent dans une longue tradition et offrent le récit d‘une expérience vécue, ou dans la composition du pamphlet, il s‘agit néanmoins d‘appels, invariablement à la première personne, à reconnaître une existence sensible et consciente au fœtus, c‘est-à-dire, à faire preuve d‘amour et de compassion pour sa personne en régulant son comportement.

363 Si animaux ou fœtus semblent donc pouvoir jouer, par la médiation des humains, un rôle socialisateur à l‘égard des adultes, il importe de reconnaître que nombre d‘êtres non- humains – fœtus, défunts, animaux, etc. – jouent un rôle majeur dans la socialisation de l‘enfant et la construction de sa personne. On retrouvait également ce rôle socialisateur des non-humains, participant de l‘intégration enfantine des normes sociales, dans de nombreuses pratiques éducatives destinées aux jeunes enfants, menaçant cette fois un comportement asocial d‘une prédation non-humaine. Ces pratiques, comme les récits qui y sont associés, méritent d‘être mis en regard des rites de la première fois, en ce qu‘ils soulignent définitivement le rôle des êtres non-humains dans l‘apprentissage enfantin des règles qui constituent la socialité inuit. Plus encore, comme les séquences rituelles qui viennent d‘être exposées, ces pratiques et récits apparaissent avoir persisté après la conversion au christianisme, et, comme les quêtes d‘enfants et les récits expliquant l‘origine des nouveau-nés, ces pratiques vouent les enfants à des croyances que les adultes ne partagent pas, auxquelles ils entretiennent une relation ambiguë, ou encore vis-à-vis desquelles ils se montrent particulièrement circonspects.

Il existait donc toute une gamme de pratiques éducatives destinées aux jeunes enfants, qui mobilisent les êtres non-humains dans l‘apprentissage de l‘enfant, en vouant les enfants à certaines croyances impliquant les êtres non-humains. Je vais m‘efforcer de faire ressortir la diversité de ces pratiques éducatives, puis de souligner leur continuité dans un contexte où pourtant les adultes semblent avoir abandonné les « croyances adultes » qui prolongeaient, de manière problématique, ces « croyances enfantines ».

Parce qu‘il s‘agit ici d‘exposer des données qui offrent un regard complémentaire à ce qui ressort de l‘examen des rites de passage, je ne détaillerai pas ici l‘ensemble des êtres non- humains qui interviennent dans la socialisation des enfants inuit du Nunavik. Je me bornerai à deux exemples de croyances enfantines en certains êtres non-humains, instillées par les adultes, sélectionnés en fonction de leurs contextes : la socialisation des comportements enfantins, et notamment leur inscription dans la temporalité sociale; l‘apprentissage de la propriété et des relations aux objets. Ces apprentissages élémentaires sont à mettre en relation avec le jeune âge des enfants concernés par ces pratiques 364

éducatives, notamment eut égard aux modes de communication employés par les adultes dans leurs stratégies éducatives.

7.1 Les aurores boréales : stratégie et pratiques éducatives

L‘usage de la peur dans les stratégies éducatives traditionnelles est un fait largement répandu (Belmont 1999), et les Inuit ne font pas exception à la règle132. Alicie Koneak, de Kangiqsujuaq, décrit la nature des pratiques éducatives utilisées par sa mère, qui visaient à effrayer l‘enfant afin qu‘il restreigne lui-même ses envies. Nombre de ces interventions, au début des années 1950, étaient destinées à empêcher l‘enfant de sortir de l‘habitation durant la nuit :

Je me souviens d‘avoir été effrayée par mère, et il est évident que je n‘allais pas sortir : elle me disait très souvent : « tu te feras décapiter sans pitié par une aurore boréale, va jouer dehors, efforce toi de sortir », et aussi, « les grands chiens qui hurlent sans cesse, dès qu‘ils t‘auront vue dans l‘obscurité, ils te mordront méchamment », ou encore « tu seras mangée par un énorme ours polaire, vas-y si tu veux sortir », on nous disait-cela souvent. (Alicie Koneak, Kangiqsujuaq, 2009)

Les dangers évoqués sont multiples, mais se concentrent sur différents êtres non-humains, chiens, ours polaires, ou encore aurores boréales. L‘avertissement lui-même est donné dans un contexte éducatif particulier, lorsque l‘enfant manifeste le désir de sortir de la maison alors que la nuit est tombée. Je passerai sur le rôle de ces animaux spécifiques, pour me concentrer sur les aurores boréales, et les croyances et pratiques qui leurs sont associées.

7.1.1 Aurores boréales et enfants : non-humains et pratiques éducatives

Le cas des aurores boréales offre un point de départ intéressant, car il s‘agit peut-être d‘une des histoires qui demeurent parmi les mieux connues aujourd‘hui. Les enfants inuit ont l‘habitude, lorsqu‘ils sont à proximité des habitations, de siffler en direction des aurores boréales, afin qu‘elles se rapprochent – disent-ils. Ce faisant, ils jouent à se faire peur,

132 J. Briggs (1998 : 101) décrit la peur des tuurngait, largement partagée par hommes et femmes de tous âges, mais qui, dès la nuit tombée, terrorise enfants et jeunes adolescentes au point de les empêcher de sortir seul de l‘habitation, dans les campements.

365 imaginant les aurores boréales capables de les décapiter si elles se rapprochaient trop. Jaaka Jaaka, soulignait que dans ses souvenirs d‘enfance des années 1970, les aînés avertissaient les enfants des dangereux pouvoirs des aurores boréales : Les enfants étaient alertés par les aînés qu‘ils courraient le risque d‘être décapités par les aurores boréales, on voulait qu‘ils rentrent à la maison aussitôt qu‘il commencerait à y avoir des aurores boréales, de peur d‘être décapités. Dès qu‘il faisait nuit et qu‘elles apparaissaient clairement, parce qu‘ils ne voulaient pas que les enfants se promènent la nuit, ils effrayaient les enfants, pour qu‘ils rentrent tout aussitôt et ne se promènent pas la nuit. On leur racontait cette histoire. Ce n‘est pas vrai, mais les enfants devaient y croire. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Du point de vue de Jaaka, il s‘agit sans conteste d‘une pratique éducative qui utilisait à la fois une croyance, instillée dans l‘esprit enfantin, que les aurores boréales peuvent tuer un enfant qui se serait promené de nuit, et la prévisible apparition nocturne des aurores boréales. En liant cette image récurrente du ciel arctique nocturne à la menace d‘un danger mortel, il s‘agissait d‘obtenir de jeunes enfants qu‘ils opèrent le choix raisonnable de ne pas se promener de nuit, et de rentrer à la maison dès la nuit noire. Pour Kusugaliniq Ilimasaut, de Kangiqsujuaq, comme pour de nombreuses aînées du Nunavik qui ont connu la vie des camps, les aurores boréales conservent aujourd‘hui ce caractère particulièrement inquiétant :

On nous disait souvent : « N‘essaie pas de sortir, de peur que tu ne sois décapitée par une immense aurore boréale ». De plus, on nous interdisait de siffler un air, car si nous le faisions, disaient-ils, elles nous décapiteraient sans pitié, elles étaient ainsi, et nous y croyions. Parce que dès que quelqu‘un siffle un air, les aurores boréales ont l‘habitude d‘enfler démesurément. (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009)

Kusugaliniq Ilimasaut développe le thème de l‘interdit et le dédouble. Il ne s‘agit pas seulement de ne pas sortir de nuit pour un enfant, il s‘agit également de ne pas siffler vers l‘aurore boréale133. On retrouve ce thème, qui associe le sifflement à la capacité des aurores boréales à grandir brutalement – ou à s‘approcher, selon la perception privilégiée – dans une courte histoire qui l‘intègre à une trame narrative relativement simple, mais qui décrit

133 B. Saladin d‘Anglure (1970b : 130) note que le sifflement est le leurre le plus courant pour attirer le phoque annelé. 366

plus en détail les raisons du comportement des aurores boréales, et leur nature. On entre cependant, grâce à cette histoire, dans un autre genre de pratiques éducatives, dissociés d‘une utilisation circonstancielle disciplinaire, qui se concentre plutôt sur le sens et la valeur d‘explication :

Trois jeunes gens allaient en visite le soir, s‘amusant à qui entrerait en premier dans les iglous. Il faisait noir, c‘était la nuit et ils avaient peur dehors; le troisième du groupe se mit alors à siffler. Et voilà qu‘on entendit le bruit de l‘aurore boréale et des grands vents qui l‘accompagnent là-haut. « Ne siffle pas, tu vas te faire arracher la tête » lui dit l‘un de ses compagnons mais il ne voulut pas obéir et continua de siffler. Les aurores boréales s‘approchèrent alors de plus en plus avec un grand bruit de vent, sans qu‘il y ait de poudrerie. Le siffleur fut tout à coup décapité par les aurores boréales qui prirent sa tête pour jouer au football. Depuis ce jour, on s‘abstint de siffler la nuit et on prit peur au moindre sifflement de bateau sur l‘eau. (Saladin d'Anglure 1978b: 83)

Dans cette histoire, la présence exclusive des enfants comme protagonistes indique qu‘elle leur est destinée, et l‘on retrouve en son sein la pratique de l‘avertissement, qui forme l‘une des séquences de la trame narrative. L‘avertissement est cette fois inscrit dans l‘histoire plus complexe de sa transgression, en expose les dangers, et la signification. Tout en introduisant des données plus sensibles, comme le bruit de sifflement, ou de souffle, produit par les aurores boréales lorsqu‘elles s‘approchent, c‘est une explication qui est fournie à l‘enfant quant aux raisons de l‘agressivité des aurores boréales à leur égard : elles utiliseront sa tête pour jouer à la balle.

En suivant ici les souvenirs de jeunes adultes ou d‘aînés nés depuis la fin des années 1940, on se rend donc compte que les aurores boréales s‘inscrivent dans des pratiques éducatives particulières, utilisant une croyance plus ou moins complexifiée pour maintenir un contrôle sur l‘enfant. Il est très intéressant de noter qu‘à une forme particulière d‘avertissement semble correspondre une histoire, qui l‘intègre et l‘explicite. Cette association n‘est pas anodine, et semble au contraire avoir été répandue dans toute l‘aire inuit. On trouve de cette association un exemple tout à fait frappant chez K. Rasmussen (1931 : 248) :

To·täɳ·uarʃuk is the spirit of the string figures. It has its name after a certain string figure that is called by the very name of to·täɳ·uarʃuk. It is a dangerous 367 spirit that sometimes attacks women, and may even carry away those who become too eager to play with string figures. There was once a child who at night, instead of sleeping, lay awake and made string figures on the platform. While the child lay there to·täɳ·uarʃuk came in and started to make string figures too, using his own intestine as string. When he was in the middle of one of the figures he said suddenly: ―Let us see which of us can make to·täɳ·uarʃuit quickest.‖ The people of the house were asleep, that is why to·täɳ·uarʃuk was so bold. He was finished first, and was just going to spring at the child when one of the sleeping men awoke suddenly and sat up. At the same moment to·täɳ·uarʃuk jumped to his feet and fled out through the passage, and the man‘s light sleep thus saved the child from being carried away. (Told by Nakasuk)

Dans cet extrait, on retrouve d‘abord une forme d‘avertissement, peut-être destiné aux jeunes filles. À l‘avertissement succède une histoire qui met en scène la transgression de l‘interdit, et dans laquelle l‘esprit des jeux de ficelle (Tuutanguarjuk) semble à même d‘enlever les enfants qui ne respecteraient pas la règle. Cet extrait tiré des œuvres de K. Rasmussen trouve un écho certain au Nunavik, où la figure de Tuutarjuuk est bien connue134. B. Saladin d‘Anglure explique ainsi que :

Tûtanguarjûk is interpreted as the name of a dangerous spirit that abducts children who overindulge in string figures, especially at night. When Tûtanguarjûk appears, he challenges the child to make [his figure] faster than him. If the child loses, the spirit carries him away. Because of this belief, most Inuit children learn to make this figure at an early age, and practice making it as fast as possible. (Saladin d'Anglure 2003 : 70)

Il me semble donc qu‘on peut souligner l‘existence de stratégies éducatives appuyant des règles sociales sur la croyance en l‘intervention d‘êtres non-humains. Ces stratégies éducatives apparaissent anciennes, et existaient avant la conversion au christianisme. On peut cependant se poser la question de la relation entre ces pratiques éducatives qui fonctionnent en instillant ce qu‘on pourrait appeler des « croyances enfantines », et les croyances des adultes. Si, aujourd‘hui, les adultes semblent ne pas vraiment accorder de crédit aux histoires qu‘ils racontent aux enfants, certains témoignages plus anciens laissent

134 Je remercie à nouveau B. Saladin d‘Anglure pour avoir attiré mon attention sur l‘existence de cette figure au Nunavik, et sur sa publication au sujet des jeux de ficelle inuit. 368

penser qu‘à la croyance enfantine correspondait autrefois une croyance véritable, propre aux adultes.

7.1.2 Relations d’échelle entre les croyances enfantines et les croyances des adultes

B. Saladin d‘Anglure (1970b : 136) rapporte, d‘après Mitiarjuk Nappaaluk, qu‘au Ciel (qilak), ou Paradis chrétien (quvianartuvik), « les morts jouent au foot-ball avec des têtes de morses ou des têtes d‘être humains qui ont été arrachées à leur propriétaire; c‘est là l‘origine des aurores boréales ». De telles associations entre croyances chrétiennes quant au séjour des morts et croyances plus anciennes, où les aurores boréales apparaissent les défunts jouant au football au ciel, se retrouvent également au Nunavut. Michael Arvaarluk Kusugak, de la région du Kivalliq, a publié un ouvrage pour enfants qui se base sur l‘histoire des aurores boréales. Il souligne de son côté que les aurores boréales étaient associées à un enseignement sur la mort :

Quand j‘étais petit, on nous disait qu‘on irait un jour au ciel. Quand on regarde le ciel et qu‘ils y a des lumières dans le ciel, beaucoup de gens avaient peur, car cela les faisait penser aux morts. Ils croyaient que ces traces, c‘était celles des morts qui jouaient au soccer. C‘est d‘ailleurs le sens du terme Inuktitut qui désigne les aurores boréales, « aqsalijaat », ce qui signifie « la trace de ceux qui jouent au soccer ». Le soccer est un jeu ancien. Nos parents avaient coutume de jouer au soccer avec un ballon fait en peau de caribou rembourrée. Les morts, eux, jouent avec une grosse tête de morse gelée. Les gens avaient peur que les morts lancent leur ballon trop près de la terre, et même qu‘ils le perdent sur la terre, et qu‘ils viennent prendre leurs propres têtes pour continuer à jouer. (M. A. Kusugak , dans Anonyme 2001: 20)

Bien qu‘emprunté à une tradition qui ne soit pas celle du Nunavik, l‘explication donnée par M. Kusugak est intéressante en ce qu‘elle ne restreint pas la peur des aurores boréales aux enfants (« beaucoup de gens avaient peur »), mais au contraire inscrit l‘histoire des aurores boréales dans un contraste entre deux « lieux » : celui des morts, qui vivent au ciel, et jouent au soccer avec une tête de morse gelée; celui des vivants, qui vivent sur terre, et, lorsqu‘ils jouent au soccer, utilisent une balle faite de caribou transformée de main humaine. Le parallèle est frappant, et utilise des symboles disjoncteurs récurrents, telle

369 l‘opposition entre le morse et le caribou, témoignant des spécificités de perspective des défunts.

À Kangiqsujuaq, Mitiarjuk Nappaaluk écrivait elle aussi à B. Saladin d‘Anglure, il y a quelques dizaines d‘années, à propos de la crainte qu‘inspiraient les aurores boréales aux Inuit, adultes, et de la façon dont ils pouvaient s‘y prendre pour prévenir leurs attaques (Nappaaluk 1993 : 16-7) :

On raconte qu‘autrefois les aurores boréales étaient habituellement un objet de grande frayeur. Ceux qui voyageaient de nuit en traîneau, quand les aurores boréales étaient grandes et fréquentes, et lorsqu‘elles étaient incapables de rester en arrière d‘eux, tranchaient l‘oreille d‘un de leurs chiens, et, ce faisant, on obtenait une protection contre les attaques à venir. S‘ils n‘enlevaient pas une oreille à un chien, la conséquence serait que les Inuit qui voyageaient en traîneau la nuit seraient décapités par les aurores. On dit que ces aurores boréales se servaient de têtes humaines comme ballon; c‘est parce qu‘elles jouent au football qu‘elles ont l‘habitude de se déplacer la nuit comme on les voit très bien faire. Du fait qu‘elles se servent de têtes humaines, les aurores boréales dégagent une odeur, dit-on. C‘est ainsi qu‘en ne voulant pas subir un tel traitement, les voyageurs avaient l‘habitude de couper un morceau d‘oreille à un chien.

Il est particulièrement frappant dans ce récit de constater à quel point cette croyance semble parallèle à la croyance enfantine que nous avons exposée, tout en soulignant qu‘il ne s‘agissait pas d‘une croyance réservée aux enfants : la capacité des aurores boréales à se rapprocher, la menace de la décapitation, l‘évocation de leur jeu, et jusqu‘à des informations sensibles quant à leur odeur putride. Le contexte même de leurs attaques potentielles reflète le contexte enfantin, mais à l‘échelle adulte, étant exprimé de la même manière en inuktitut : unnuasiurtut, c‘est à l‘échelle enfantine se déplacer hors des maisons, mais dans le campement; à l‘échelle adulte, c‘est se déplacer hors des campements, sur la toundra, et peut-être dans ces espaces sans traces de pas qui caractérisaient l‘extérieur du monde social.

L‘existence, passée, de ces croyances adultes liées aux aurores boréales, expose le parallélisme qui a pu exister entre ces croyances, à différentes échelles en quelque sorte.

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J‘aurais tendance à penser qu‘autrefois, les croyances enfantines ont effectivement coexisté avec les croyances des adultes, et que la mise en regard des unes et des autres pourrait être extrêmement instructive quant à l‘éducation traditionnelle inuit. Il semblerait également qu‘avec la conversion au christianisme, les croyances enfantines aient été maintenues, pendant une ou deux générations au moins. Cette persistance elle-même me semble devoir être interrogée, dans ce qu‘elle comporte de leçon éducative.

7.1.3 Inversions entre croyances enfantines et croyances préchrétiennes

Mais avant cela, je voudrais simplement complexifier un peu cette investigation des croyances liées aux aurores boréales. Toujours à partir de données issues du Nunavik, mais cette fois-ci issues des premières ethnographies de la région, je voudrais montrer qu‘il semble avoir existé une autre facette aux croyances liées aux aurores boréales, libre de peur mais également ancrée dans une possibilité de communication entre les êtres humains et, à travers les aurores boréales, les morts. Ainsi, E. W. Hawkes (1916 : 153) décrit les croyances liées aux régions célestes, demeures des morts :

The ends of the land and sea are bounded by an immense abyss, over which a narrow and dangerous pathway leads to the heavenly regions. The sky is a great dome of hard material arched over the earth. There is a hole in it through which the spirits pass to the true heavens. Only the spirits of those who have died a voluntary or violent death, and the raven, have been over this pathway. The spirits who live there light torches to guide the feet of new arrivals. This is the light of the aurora. They can be seen there feasting and playing football with a walrus skull. The whistling crackling noise which sometimes accompanies the aurora is the voices of these spirits trying to communicate with the people of the earth. They should always be answered in a whispering voice. Youths and small boys dance to the aurora. The heavenly spirits are called selamiut, "sky-dwellers," those who live in the sky.

Dans cette description, on ne trouve pas trace d‘un sentiment de peur, et la description du séjour des morts semble au contraire insister sur la joie qui caractérise ce lieu physique. Les aurores boréales, dans cette description, sont la lumière qui guide le chemin des morts vers leur nouveau lieu. On peut aussi noter l‘existence d‘une relation particulière des petits et jeunes garçons aux aurores boréales, qui dansent pour les aurores boréales. L. Turner

371 (1894 : 266), qui offre probablement le modèle de cette description d‘E. W. Hawkes, insiste de son côté sur la description du séjour des morts :

Auroras are believed to be the torches held in the hands of spirits seeking the souls of those who have just died, to lead them over the abyss terminating the edge of the world. A narrow pathway leads across it to the land of brightness and plenty, where disease and pain are no more, and where food of all kinds is always ready in abundance. To this place none but the dead and the raven can go. When the spirits wish to communicate with the people of the earth they make a whistling noise and the earth people answer only in a whispering tone. The Eskimo say that they are able to call the aurora and converse with it. They send messages to the dead through these spirits.

Si l‘on compare ces deux extraits aux croyances enfantines que nous avons exposées, on est surpris de retrouver deux formes d‘inversion dans ces récits, dont il faut cependant souligner le caractère décontextualisé. Première inversion : ici, ce sont les esprits des morts qui « voyagent », et se rendent de l‘autre côté de la voûte céleste, non plus les enfants ou même les voyageurs en traineau. La seconde inversion concerne les formes de communication possible avec les aurores boréales : comme le soulignait l‘histoire racontée par Davidialuk Alasuaq, ce sont bien les aurores boréales qui sifflent, tandis que la réponse des humains prend la forme d‘un chuchotement. L‘interdit qui est fait aux enfants de siffler pour appeler les aurores boréales semble avoir été lié à l‘existence d‘une autre forme de communication, ou même, pourrait être lue comme un embrayeur des inversions de la croyance enfantine.

Il ne s‘agit pas tant de montrer la complexité ni la diversité des croyances existant et ayant existé relatives aux aurores boréales. Je voulais repérer diverses pratiques éducatives impliquant les êtres non-humains, et, en l‘occurrence, la peur qu‘ils sont susceptibles d‘inspirer. Avertissements courts destinés aux jeunes enfants, ou récits plus longs intégrant l‘avertissement et en exposant la transgression, ces pratiques forment les éléments de véritables stratégies éducatives. Si mes propres données soulignent une persistance de ces pratiques destinées aux enfants, il semble également que ces récits et avertissements, tout en donnant une certaine leçon aux enfants quant aux « places » qui conviennent la nuit, ou

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quant à la vie après la mort, s‘articulaient autrefois à des formes de « croyances adultes », voire pour certaines, probablement chamaniques.

7.2 Statut ontologique des esprits socialisateurs

On pourrait, avec succès, tenter le même exercice avec de nombreux autres êtres non- humains qui jouent des rôles similaires, et dont les croyances associées se distribuent et se transforment en fonction de l‘âge adulte, de l‘enfance, ou même du chamanisme : amautilialuk, les arnasiutiit, ou encore, plus récents, les pulisialuit. Leurs interventions et les règles de prudence qui sont transmises aux enfants par les récits où ils figurent concernent tous la nuit et l‘extérieur, ancrant une règle sociale primaire dans un ensemble de significations symboliques.

7.2.1 Rencontre avec Amautilialuk et autres esprits

À ces êtres dont l‘existence et la visibilité sont acquises, on peut ajouter une figure plus ambiguë, connue sous le nom d‘Amautilialuk à Kangiqsujuaq. Alors que les animaux, les aurores boréales, ou l‘intervention de la lune135 sont largement connues dans tout le Nunavik, Amautilialuk apparaît cantonnée au détroit d‘Hudson136 (Saladin d'Anglure 2004a : 119). Ce personnage d‘ogresse se définit par son nom, qui signifie « La grande à l‘énorme amauti », et enlève les enfants qui se promènent seuls la nuit. Kusugaliniq Ilimasaut se souvient des avertissements qu‘elle recevait de sa mère dans son enfance : « Ne te promène pas la nuit de peur que tu ne sois enlevée par Amautilialuk » (Kusugaliniq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009).

Si de nombreux aînés considèrent ce récit comme sans fondement autre que la crédulité des enfants (Koneak, et al. 2012), certaines histoires continuent de circuler de véritables enlèvements par Amautilialuk :

On nous entretenait souvent des Amautialuit lorsque nous étions encore à l‘école. Nous avions découvert que ma cousine avait été emportée par une

135 Certains récits menacent en effet les enfants d‘êtres décapités par la lune s‘ils restent dehors une fois la nuit tombée. 136 On retrouve cependant cet être, sous d‘autres noms, dans de très nombreuses régions du Nunavut. 373 Amautilialuk qui l‘avait mise dans la poche dorsale. J‘allais avoir 9 ans, et on nous avait racontée qu‘elle était finalement tombée hors de l‘amauti, et avait marché à travers les ténèbres. Amautilialuk ne s‘était pas rendu compte que la petite avait glissé hors de la poche. Elle avait alors pu marcher, et s‘en était finalement retournée jusqu‘à chez elle. (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2007)

Cette histoire, qui se serait produite à la fin des années 1970, tranche avec le simple avertissement ou les affirmations concernant l‘inexistence de ces êtres, et s‘inscrirait plutôt dans les récits de rencontre avec les esprits (Ouellette 2002). Amautilialuk enlève les enfants en les plongeant dans l‘immense poche dorsale de son vêtement. Quand on sait l‘attachement des enfants à l‘amauti, et le souvenir de proximité et de sécurité qu‘ils en gardent même lorsqu‘ils grandissent, on imagine la peur que pouvait produire une telle figure sur les enfants. De tels récits, qui soulignent le caractère ambiguë de l‘existence de tels êtres, ou mêmes des capacités et comportements qu‘on leur prête, ne sont pas pourtant pas si rares, aujourd‘hui encore. À Kangiqsualujjuaq, Susie Morgan me racontait récemment l‘attaque d‘une aurore boréale :

Aujourd‘hui que je suis une aînée, je ne suis plus vraiment terrorisée par les aurores boréales. Mais autrefois, lorsque nous ne vivions pas encore dans des villages sédentaires, nous étions vraiment effrayées par elles. Il nous est arrivé une fois, alors que nous n‘étions que deux, de ne plus pouvoir tenir debout … L‘aurore boréale est une histoire qui permettait d‘interdire aux enfants de sortir le soir. C‘est une histoire fondée, mais on l‘utilisait aussi pour nous empêcher de veiller tard le soir. Je vais raconter le moment, dans ma jeunesse, où j‘ai presque été happée par une aurore boréale (arsanirtaujuq) […]. Une nuit, nous vivions dans un campement, mais nos demeures étaient toujours un peu éloignées les unes des autres. Cette nuit-là, je devais marcher un moment pour aller rendre visite à mon amie […]. Nous vivions ensemble, nous étions voisins, mais nos demeures n‘étaient pas vraiment à proximité les unes des autres. Cette nuit, alors que nous nous déplacions dehors mon amie et moi, nous avions failli être prises par l‘aurore boréale. Nous n‘arrivions plus à nous tenir debout, il y avait des flocons de neige qui volaient tout autour de nous, et nous étions baignés de lumière phosphorescente, on ne voyait rien d‘autre à cause du vent, tant il ventait. Dès que nous nous levions, nous avions l‘impression d‘être projetées en l‘air par le vent. Les aurores boréales sont parcourues de vent, et à cause de cela, nous étions malmenées. Cela a duré longtemps, jusqu‘à ce que l‘aurore boréale arrête. Nous étions alors parties en vitesse pour chercher refuge. […] Cette histoire n‘a rien d‘inventée, les aurores boréales sont potentiellement très

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dangereuses. On dit même qu‘elles peuvent vous trancher la tête tant elles sont pleines de vent. (Susie Morgan, Kangiqsualujjuaq, 2010)

De tels récits soulignent la difficulté qu‘il y a à trop opposer, aujourd‘hui encore, croyances enfantines et croyances des adultes. Ils soulignent également que la véracité des croyances des adultes n‘est en aucun cas exclusive d‘un usage pédagogique de ces êtres à la fois dangereux, asociaux, et socialisateurs.

7.2.2 Arnasiutik, pulisialuk et autres figures de Qallunaat

À Puvirnituq ou à Kangiqsualujjuaq, d‘autres êtres occupent la place d‘Amautilialuk, comme par exemple l‘arnasiutik, qui concerne plus particulièrement les femmes et les petites filles. On retrouve ce rôle de l‘arnasiutik dans une réalisation récente en littérature jeunesse (Sauriol 2002) : aux recommandations de sa mère137 succède un enlèvement de la petite fille par un arnasiutik qui ressemble à un gros oiseau noir, mais porte une casquette de capitaine. Comme dans le cas d‘Amautilialuk, ou des aurores boréales, l‘existence même de ce personnage ne semble pas contradictoire avec son usage à des fins éducatives. Ce récit, écrit par Minnie Arsapaa, de Puvirnituq, souligne là encore des rencontres fréquentes avec les arnasiutiit :

À cette époque, nous nomadisions, et nous marchions en direction d‘Aulatjivik. Il n‘y avait pas encore de Qallunaat, mais il y avait quantité d‘arnasiutiit, et tous étaient des Qallunaat. Nous avions une tente, pas si grosse, et un arnasiutik commença à déchirer notre tente de la porte jusqu‘au toit. Quand quelqu‘un sortit pour voir de qui il s‘agissait, il n‘y avait personne. Mais j‘en ai vraiment vu un plusieurs fois, et ils avaient des chapeaux comme ceux que l‘on voit à la TV. Ils tombaient sans cesse à cause des cordes qui maintenaient les tentes, et à cause d‘elles, ils faisaient du bruit. Ils arrivaient toujours par bateau, sans parler, alors pourtant qu‘il n‘y avait aucun Qallunnaq à cette époque (Minnie Arsapaa, Puvirnituq, 2008)

B. Saladin d‘Anglure a déjà écrit à propos des arnasiutiit, en soulignant comment certaines figures de Blanc avaient été intégrées au monde des esprits (Saladin d'Anglure 1992b). J‘ai rencontré alors une autre figure de Blanc évoquée pour effrayer les enfants, et qui s‘ancre

137 A sa fille qui annonce sa volonté de sortir, la mère répond : « Auka unnuangulirquq ! qulinngumat inutuugavit qutjangillagit. Arnasiutimut tigujautsaruaravit ». « Non, il fait nuit maintenant ! À dix heures, et seule, je ne veux pas. De peur que tu ne te fasses prendre par l‘Arnasiutik » (Sauriol 2002 : np). 375 dans l‘histoire du XXe siècle, le pulisialuk, ou « grand méchant policier ». Les aînés se souviennent d‘avoir été menacés d‘être pris et enlevés par le pulisialuk s‘ils étaient pris à voler :

Ils nous disaient souvent qu‘il était défendu de voler. Ils nous faisaient mal parfois et nous interdisaient de voler. Ils nous parlaient des grands méchants policiers (pulisialuit), je me souviens. Nous vivions sous l‘igloo en ce temps-là, et on aurait dit qu‘il y avait quelque chose d‘effrayant à l‘intérieur. (Alacie Tukalak, Puvirnituq, 2009, TICA)

Je peux témoigner de la continuité de cette pratique, puisque j‘ai eu l‘occasion de jouer le rôle de l‘un d‘eux :

Je suis de retour d‘une entrevue vers 20h30. A peine entré, j‘entends des voix qui soulignent mon entrée à l‘intention d‘un enfant : « alaa, alaa ! ». Je me déchausse et j‘entre, et passe devant le salon en jetant un coup d‘œil : Minnie, Eyuka, Jessica et Maggie sont en train de jouer aux cartes, et le petit-fils de Maggie, 3 ans, est en train de pleurer. A peine suis-je vu que Minnie et Jessica s‘exclament : « Pulisialunginna ! hiiiiiii ! Pulisialuk ! » (Un grand méchant policier que voici ! hiiiiii ! Un grand vilain policier !). Un peu décontenancé par la blague, et n‘ayant pas encore vraiment compris la situation, je reste indécis une seconde. Jessica se lève, et me dit : « ilai qiajunik tigusisuunguvit ? » (N‘est-ce pas vrai que tu as pour habitude d‘arrêter [de prendre] les enfants qui pleurent ?), puis me dit d‘approuver en levant les sourcils. Je comprends alors que le petit fait un caprice. « Aa, tigusisuungujakka » (oui, je les arrête en général), je réponds. Alors Jessica s‘exclame « Hiiiiiiiiii ! qiataililaurta !!!! » (hiiiiiiii ! faisons attention à ne pas pleurer !). L‘effet est instantané, Paulusi, interloqué par cette situation qu‘il a du mal à démêler, arrête de pleurer, et distrait de la cause de ses pleurs, me regarde, indécis, cherchant à comprendre comment il n‘a pas pu voir auparavant que j‘étais un tel monstre. Alors Minnie, une minute plus tard, alors que Paulusi est toujours perplexe, mais ayant arrêté de pleurer, ajoute un indice sur ce qui vient de se passer : « ahai, tanna pulisialuk inuttituusuuq… » (Dis-moi, ce grand méchant policier parle couramment l‘inuktitut…), d‘un ton songeur, comme reprenant par la pensée ce qui venait de se passer, comme si une leçon était encapsulée dans cette saynète. (Carnet de terrain, Kangiqsujuaq, août 2009).

On voit ici à quel point le jeu éducatif des aînés supporte très bien une présence réelle et effective de l‘élément désigné comme menaçant, et même une personne que l‘enfant connaît pourtant. Pour apparaître vraiment pédagogique, la ruse utilisée doit pouvoir se

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donner à voir, être soulignée, comme s‘il fallait pour l‘enfant reprendre par la pensée, et se souvenir de ce qui venait de se passer. Ces êtres parce que la menace qui leur est associée reste identique, l‘enlèvement. Enlèvement dans un amauti qui renvoie l‘enfant à un âge qu‘il a quitté, enlèvement par un arnasiutik, ou par un pulisialuk dont le pouvoir d‘arrêter les gens est un pouvoir de prédation : arrêter se dit prendre en inuktitut, il a été arrêté, il a été pris (tigujaujuq).

7.2.3 Trois affreux doigts poilus : vol et prédation

Nous allons plus clairement entrer dans le monde des tuurngait avec un être associé à une règle sociale qui ne concerne pas que les enfants, et que ceux-ci devront retenir toute leur vie. L‘interdiction de s‘intéresser aux affaires des autres en leur absence, dont la forme extrême est le vol, représente un interdit majeur. On éduquait ainsi très vite les enfants à cette règle, en en les menaçants de l‘intervention d‘un être particulier, trois affreux doigts noirs et velus (aggaaluit qirnitaaluit pingasualuit) qui peuvent sortir de terre à n‘importe quel endroit, même dans une habitation. Urpigaq Ilimasaut se rappelle très clairement que l‘existence de ces trois doigts leur fut contée, et qu‘on dessina sur le mur de l‘iglou les traces que laisseraient ces trois doigts si elles devaient apparaître :

J'en ai souvent entendu parler de ces trois doigts, ainsi, si un enfant mettait les choses en désordre dans la maison, il y avait quelqu'un qui traçait les traces de leurs griffes sur le « uati » (mur de l'iglou), et de ce fait, l'enfant se rappelait les avertissements. (Urpigaq Ilimasaut, Kangiqsujuaq, 2009)

Tous les aînés que j‘ai rencontrés se souviennent de cette histoire, bien qu‘ils considèrent généralement que de tels êtres n‘ont jamais existé. Je vais me concentrer sur une seule histoire, qui me fut racontée par une amie alors qu‘elle m‘assistait dans une entrevue avec une aînée. Elle dit d‘abord que sa sœur cadette avait été traitée de sa mauvaise habitude de fouiller dans les affaires des autres par les aggaaluit qirnitaaluit pingasualuit. L‘ainée l‘interrogea immédiatement : « les a-t-elle vues ? ». Non, mais c‘est son oncle qui joua leur rôle, après qu‘un avertissement n‘ait pas fonctionné :

Une fois, quand nous étions enfants, ma petite soeur avait été tellement choquée ! Elle avait l‘habitude de fouiller les poches des autres, chaque soir à la 377 fin de l‘école. Ma mère et Luukasi m‘ont raconté comment ils l‘ont guérie de son désir de fouiller dans les poches des autres. Mon oncle Luukasi, après s‘être assuré qu‘il n‘y avait personne, s‘était caché dans son propre manteau, et avait mis ses deux grandes mains dans ses poches. Et alors, elle fit comme d‘habitude, elle fouilla les poches ! Et là, elle s‘enfuit en tremblant, et ne rentra que pour dormir. Nous devions jouer ensemble après l‘école, et voilà qu‘elle m‘avait laissée seule… (Jaaka Jaaka, Kangiqsujuaq, 2009).

On voit donc comment cette fois l‘avertissement est suivi d‘une leçon marquante, durant laquelle ces êtres peuvent êtres joués par des adultes éducateurs. Leur existence et leur rôle de gardiens semble s‘inscrire dans une continuité assez remarquable avec ce que rapporte J. Bilby pour le Nunavut (Bilby 1923). Décrivant le confinement et les interdits qui isolaient la femme venant d‘accoucher avant la conversion au christianisme, J. Bilby souligne l‘exception que constitue la prise des repas : « The woman must, however, never eat alone during this time, lest a Tougak with three fingers steal her food and bring evil upon the child » (ibid. : 159).

Ici, la figure du tuurngaq en question semble à nouveau inversée, et apparaît comme un esprit voleur, affamant femme et enfant. En arrière-plan de ce comportement antisocial, on peut cependant relever une association de cette intervention au non-respect d‘une prescription voulant que quelqu‘un soit présent aux repas de la femme recluse. Cette obligation de présence correspond en effet à une obligation de surveillance du respect des interdits alimentaires. On retrouve également ces esprits sous le nom d‘Aggajaat au Nunavut, notamment dans un dessin de Malaya Papatsie publié dans l‘ouvrage Representing Tuurngait (Laugrand, et al. 2000 : 119). Dans une tente, trois doigts apparaissent de chaque côté de la porte en émergeant de terre. Ces Aggajaat ressemblent de très près aux Kukilingiattiat, « ceux avec de longues griffes », qui vivent loin dans les terres chez les Netsilik (Rasmussen 1931 : 114), et déchirent les êtres humains qu‘ils attaquent à l‘aide de leurs griffes, ôtant toute chair. De même, il semble qu‘on ait pourtant prévenu les enfants inuit du Sud de la Terre de Baffin que s‘ils volaient, ils seraient déchirés par ces trois doigts griffus (Evic-Twerdin 1991 : 51).

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Si on retrouve des traces de croyances plus anciennes, liées aux adultes, ou encore une fois plus spécialement pour les femmes, et les inversions entre la croyance enfantine et la croyance adulte, je trouve très intéressant qu‘aux pratiques éducatives telles que l‘avertissement et l‘histoire qui lui est liée, on retrouve des éléments graphiques comme le dessin de la trace de l‘intervention du tuurngaq, ou, plus complexe encore, le « tour » dans lequel un adulte va jouer le rôle du tuurngaq dans un objectif éducatif. Cette diversité de pratiques possibles, à partir d‘une même figure, souligne suffisamment l‘importance jouée par les êtres non-humains dans l‘éducation enfantine, et dans leur apprentissage des règles sociales. On découvre également la palette de pratiques qui servaient aux stratégies éducatives traditionnelles.

Conclusion : enfance, continuité culturelle et rôle socialisateur des non-humains

Rarement décrites par les ethnographes, ces pratiques éducatives peuvent prendre différentes formes, qui sont comme autant de moyens par lesquels les adultes peuvent obtenir un effet sur les enfants : avertissement, récit, « tour », traces, ou rite encore. Toutes ces pratiques ne sont pas nécessairement à mettre sur le même plan, mais elles s‘organisent essentiellement autour des premiers apprentissages enfantins, de certaines catégories de l‘espace et du temps (la nuit, l‘extérieur), de certaines règles sociales (la possession par exemple), ou encore, on l‘a vu plus tôt, de la procréation (cf. chapitre 3.3). Il faudrait certainement rapprocher les stratégies éducatives qui sous-tendent ces pratiques de ce que décrivait J. Briggs (1979; 1983; 1998) pour les régions du Nunavut : elles portent en elles la menace d‘une violence ou d‘une prédation exercée sur l‘enfant, évoquée par des paroles qui dévoilent pas immédiatement leur dimension « ludique », la « plaisanterie » (uqannguatuq) qui s‘y dissimule, mais font appel à son isuma pour comprendre aussi bien le contexte que l‘objectif poursuivi par l‘intervention adulte.

Je pense avoir établi que ces pratiques éducatives, et les croyances qui leur sont associées, préexistaient à la conversion au christianisme. Elles auraient autrefois coexisté, dans le contexte du chamanisme, avec des pratiques et croyances religieuses, partagées ou ésotériques. Divers renversements et autres inversions traçaient toutefois une frontière entre

379 les connaissances du non-humain réservées aux enfants et celles auxquelles pouvaient prétendre accéder les adultes, et une autre entre les connaissances auxquelles les adultes pouvaient accéder, et les connaissances ésotériques que pouvaient maîtriser les chamanes. Toutefois, si j‘ai pu aujourd‘hui m‘intéresser à ces pratiques éducatives, et m‘efforcer de les resituer dans un cadre plus vaste, c‘est d‘abord parce qu‘elles ont été reconduites après la conversion au christianisme. Elles mobilisent pourtant nombre d‘êtres non-humains dont l‘existence a régulièrement été niée dans le cadre du christianisme, ou encore assimilée à celle de démons ou mauvais esprits. Dès lors, si elles semblent avoir été préservées, c‘est d‘abord en étant associées à une certaine crédulité de l‘enfance, et dès lors situées clairement du côté de la fiction, de l‘imaginaire. Surtout, il semble que trancher la question du statut ontologique de ces êtres n‘est pas essentiel à leur mobilisation dans un contexte pédagogique : ces pratiques éducatives existaient aussi bien dans le cadre d‘une cosmologie où l‘existence de ces êtres était avérée que dans un contexte chrétien où ils semblent relégués au domaine de l‘imagination.

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Figure 12 : Quelques couvertures de livres pour enfants produits à Puvirnituq

Il faut noter également le rôle que nombre d‘histoires jouent aujourd‘hui encore dans l‘éducation des enfants, où les êtres non-humains ont souvent un rôle de premier plan. Les traditions narratives inuit ont fait l‘objet d‘une approche privilégiant les mythes cosmologiques aux fables et à des histoires plus simples dans leur structure narrative, qui, sans être exclusivement destinées aux enfants, leur étaient néanmoins particulièrement appropriées. E. W. Hawkes remarquait notamment le rôle central des animaux dans ces histoires (Hawkes 1916: 141). L‘institut culturel Avataq a récemment édité, pour les garderies du Nunavik, un guide nommé Unikkaangualaurtaa (Avataq Cultural Institute 2006), dans lequel plusieurs histoires destinées aux plus jeunes sont exposées et parfois expliquées, quant à leur visée pédagogique.

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Figure 13 : Capture d’écran du groupe Facebook « Inuit ghost/tuurngak stories »

De même, lors de mon séjour à Puvirnituq, la personne responsable de la création de matériel pédagogique avait élaboré de petits ouvrages qui reprenaient les récits de Paulusi Sivuak (1973), après en avoir modernisé l‘écriture syllabique, et avoir individualisé chaque récit dans une petite publication qui était vendue chaque soir de fête dans le gymnase (Figure 12). Avant cela, les enfants de grade 1 de l‘école primaire avaient représenté le célèbre récit du géant Sikuliarsiujuittuq, dans une saynète donnée au spectacle de Noël des écoles. À l‘heure où j‘écris ces lignes, un nouveau groupe Facebook a fait son apparition : « Inuit ghost/tuurngak stories », dont le succès fut immédiat. J‘y ai retrouvé certains amis de Kangiqsujuaq, qui évoquaient leurs souvenirs d‘enfance, à la fin des années 1980, et notamment ces aurores boréales, ou ces êtres à trois doigts (Figure 13) : la première phrase « unnuasiutsaqattanak arsanialummut niaquirtausaruaravit » signifiant « ne te promène pas la nuit dehors, de peur que tu ne sois décapité par une aurore boréale! », et la dernière,

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postée par la même personne, « tilliqattanak aggaalunnut tigujautsaruaravit! », « ne vole pas, de peur que tu ne sois enlevé par les vilains doigts! ».

La persistance de ces pratiques éducatives, et même leur intégration de nouveaux êtres, alors que les croyances des adultes perdaient de leur force ou de leur valeur à leurs yeux, pose cependant question. On se trouve dans une situation où un dispositif symbolique s‘appuie sur la crédulité imputée aux enfants pour conserver « quelque chose » – un schème ? – d‘une croyance qui a dû être abandonnée. Nous sommes en quelque sorte confrontés à un double problème : le premier a trait à la façon dont un enfant se trouve pris dans l‘illusion d‘un dispositif agencé par les adultes; le second concerne alors la fonction de ce dispositif dans pour ces mêmes adultes (Lévi-Strauss 1952; Cartry 2005). Comment abandonner certaines croyances et pratiques sans oublier de transmettre ce qu‘elles véhiculaient d‘essentiel ?

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Conclusion

Avant de revenir sur la pertinence des hypothèses proposées dans le premier chapitre (chapitre 1), et sur la capacité de la thèse à répondre aux objectifs adoptés, je reprendrai dans un premier temps les principaux éléments de cette description des rites de passage successifs construisant la personne, de l‘état fœtal à la maturité sociale et l‘âge adulte. Les rites décrits dans cette thèse, ceux vécus par les aînés dans leur enfance des années 1930 à 1960, représentent aujourd‘hui une partie du fonds culturel – de la tradition – que cette génération d‘aînés s‘efforce de transmettre aux plus jeunes, lorsque c‘est encore possible, ou au sujet desquels elle s‘efforce d‘au moins leur transmettre un savoir. Travailler avec ces aînés a exigé une attention particulière aux perspectives inuit, étant particulièrement attachés à ce que leur savoir puisse être enregistré et conservé pour les jeunes générations. Leur collaboration impliquait la mise en place de partenariats avec les institutions inuit, susceptibles de mettre les résultats de la recherche à disposition des communautés. Ces démarches aujourd‘hui essentielles sont également propres à nourrir une réflexion anthropologique quant à la résilience contemporaine de la culture inuit, suivant ses lignes de fuite – les séquelles d‘une histoire coloniale qui ne cesse de hanter histoires familiales et communautaires – autant que ses lignes dures, la résistance et la continuité qu‘elle manifeste jusque dans des phénomènes culturels inédits.

L‘usage qui est fait aujourd‘hui, au XXIe siècle, de ces rites de passage comme de nombreuses autres traditions liées à l‘éducation et à la socialisation de l‘enfant, se caractérise par une grande diversité de situations, selon les personnes, les familles, et les communautés. Comme je viens de le souligner, les descriptions que j‘ai proposées renvoient à ce qui apparaît aujourd‘hui comme la tradition, et chaque famille en a transmis et préservé, différemment selon chaque enfant, certains éléments. Dans une certaine mesure, tous les rites que j‘ai décrits ici, à l‘exception des rites d‘écartèlement des oiseaux qui ont disparu à la fin des années 1980, sont encore susceptibles d‘être respectés et reproduits dans certaines familles, pour certains enfants. Ils s‘inscrivent dans un cycle de vie où ils côtoient les rites chrétiens, et de nouveaux rites, comme les anniversaires de

385 naissance, ou les rites scolaires, sans s‘exclure les uns les autres. Il est à noter que la situation de l‘enfance a bien changé : alors que les enfants étaient « rares » autrefois, ils sont, depuis les années 1940 et surtout depuis les années 1960, de plus en plus nombreux dans les familles et communautés (Saladin d'Anglure 2001b : 100). Il faut dès lors bien considérer que le déploiement rituel qui encadrait autrefois la construction de la personne intégrait cette rareté de l‘enfant, mais également le contexte économique dans lequel vivait le groupe. Aujourd‘hui, cette trajectoire rituelle ne possède pas pour tous la même intensité, et certains enfants, dont le statut dans la famille est privilégié, vivent des rites de passage plus développés que certains de leurs germains, comme les enfants vivant dans des familles aisées voient leurs prouesses plus richement soulignées que celles d‘enfants issus de familles plus modestes.

Dans cette optique, le deuxième chapitre (chapitre 2) a permis de rassembler plusieurs éléments constitutifs du contexte géographique et historique de la recherche. J‘y ai d‘abord décrit, en intégrant autant que possible les perspectives inuit, certaines des dynamiques interculturelles ayant participé du façonnement du Nunavik contemporain. La composition qui en résulte vise essentiellement à historiciser le contexte dans lequel les aînés qui ont participé à la recherche ont grandi, soit les années 1930 à 1960, ainsi que le contexte dans lequel la recherche a été réalisée, soit le contexte postcolonial de la première décennie du XXIe siècle. Ces aînés sont parmi les premiers héritiers d‘une société inuit de religion chrétienne, et l‘une des dernières générations à être née sur le territoire, plutôt que dans les communautés sédentaires ou les métropoles du sud du Canada. Implicitement, ce chapitre s‘est largement construit à partir de mon expérience des communautés contemporaines du Nunavik, où le christianisme représente tout sauf une religion exogène, mais bien un héritage, et, pour beaucoup, l‘essence spirituelle de la vie quotidienne. Les conceptions chrétiennes de la personne et de la place de l‘humain dans le monde, façonnant l‘expérience contemporaine depuis près d‘un siècle à présent, se sont fondées sur un vocabulaire ancien où de nouvelles significations ont été engagées. Pourtant, la persistance des rites de passage issus d‘un passé chrétien suggère que certaines conceptions cardinales de l‘humanité comme de la non-humanité pourraient avoir été conservées.

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Ainsi, diverses pratiques décrites dans le contexte postcolonial contemporain témoignent de l‘endurance des connaissances inuit relatives au fœtus et à sa vie intra-utérine (chapitre 3). Les conceptions de la vie fœtale présentent en effet une consistance remarquable, qui leur permet d‘être activement mobilisées pour répondre aux défis contemporains, et engagées dans de nouvelles pratiques, peut-être plus pertinentes aux yeux des jeunes générations que les séquences cérémonielles de la grossesse que connurent leurs aînées. L‘encadrement social dont celles-ci bénéficièrent dans leur jeunesse était fondé sur l‘autorité des règles (piqujait) imposées dès que la grossesse était connue. Ces très nombreuses prescriptions et prohibitions formaient un ensemble complexe, à la fois normatif et descriptif, chaque règle se voyant systématiquement justifiée par une description des conséquences de sa transgression. Chaque règle encapsulait ainsi, de manière fragmentaire, un savoir portant sur la vie fœtale et sur ses particularités.

En symbiose avec sa mère, le fœtus apparaît également être un acteur à part entière, quoique fragile et vulnérable, du déroulement de la grossesse. Conscient, doué d‘une intentionnalité et d‘une émotivité propres, le fœtus est capable d‘influencer sa mère, et de réagir à ses paroles, à ses émotions, et à ses actions. L‘intentionnalité fœtale se caractérise par la puissance des émotions, susceptibles d‘entraîner des réactions bien identifiées par les piqujait, mais surtout se fonde sur une perspective spécifique, fonction de capacités sensorielles permettant au fœtus de déployer son expérience du monde par-delà les frontières du ventre maternel, par-delà les frontières de l‘expérience humaine même. Comme l‘exposent les récits de souvenirs intra-utérins ou les piqujait, sa perception le conduit à ramener nombre d‘actions maternelles à sa propre expérience du monde, envisageant par exemple l‘utérus maternel comme sa mère expérimente sa propre demeure, comme un iglou. Associé à une forme de mimétisme enfantin, ce perspectivisme est particulièrement utilisé par les piqujait et les rites qui visent justement à le conduire à imiter les actions de sa mère pour le mieux; inversement, nombre d‘actions maternelles sont susceptibles de conduire le fœtus à reproduire un comportement d‘une manière pouvant s‘avérer, en réalité, dangereuse pour sa vie. Les connaissances du perspectivisme fœtal soulignent l‘absence, chez le fœtus, des capacités cognitives de réalisme et de décentrement propres aux adultes, et offrent un moyen de l‘influencer pour qu‘il naisse 387 rapidement et évite différentes actions qui – sans qu‘il ne puisse le percevoir ni le savoir – mettent sa vie en péril.

Bien qu‘un tel perspectivisme semble moins net aujourd‘hui, en dépit – ou en raison – d‘une expérience fœtale marquée par la proximité avec le divin, les conceptions inuit de la vie intra-utérine continuent de se fonder sur la reconnaissance des mêmes capacités cognitives, émotives ou sensorielles autrefois reconnues par les aînées au fœtus. Plus encore, il semble que les principes ontologiques susceptibles de structurer ces conceptions de l‘existence fœtale soient relativement indépendants des théories de l‘ontogénèse ou de l‘« âme », et continuent d‘ordonner les rapports pratiques aujourd‘hui entretenus avec les fœtus. Si de multiples témoignages soulignent qu‘avec la conversion au christianisme les femmes abandonnèrent les allirusiit (interdits religieux) liés à la grossesse, de multiples piqujait furent néanmoins transmis jusqu‘à aujourd‘hui, probablement dans la mesure où ces règles ne portent pas en elles, aux yeux des aînées, de signification religieuse. Aujourd‘hui, alors que nombre de ces piqujait ne sont plus suivies par les jeunes générations – bien que prescriptions et prohibitions soient toujours relativement bien connues –, les descriptions et connaissances de l‘expérience fœtale, de sa vulnérabilité, de son émotivité, continuent en effet de recéler un potentiel fort de régulation et de socialisation de la grossesse.

Comme la grossesse, les séquences de l‘accouchement et de la naissance (chapitre 4) ont vu l‘abandon des nombreux allirusiit imposés à la mère, intimement liés au chamanisme. Dans le même temps, plusieurs soins et rituels destinés au nouveau-né se maintenaient, dont des pratiques de façonnage du corps des enfants qui avaient jusqu‘à présent peu attiré l‘attention des ethnographes. La naissance commande une succession d‘opérations sur le corps du nouveau-né, visant à le séparer de sa vie fœtale et à le faire pleinement accéder à la vie humaine. La section du cordon et le traitement des annexes, gestes aussi bien obstétriques que rituels, inauguraient cette séquence individualisant le corps du nouveau- né. Ces gestes inaugurent une série de gestes de séparation et d‘agrégation à la vie humaine qui, à leur tour, prendraient systématiquement son corps pour objet.

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Si, chez les Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, couper le cordon ombilical permettait à l‘accoucheuse d‘accéder au statut de sanajik de l‘enfant, chez les Itivimiut, c‘est la première habilleuse de l‘enfant qui accède à ce statut. La réalisation des premiers vêtements de l‘enfant est la prérogative de la sanajik, dans les deux régions. Surtout, la symbolique d‘agrégation portée par les premiers vêtements de l‘enfant émerge du dispositif relationnel qu‘ils médiatisent : ces vêtements représentent le premier don fait à l‘enfant par sa sanajik. Ce don apparaît en cela performatif de la reconnaissance de l‘enfant, mobilisant avec le vêtement une forme d‘appropriation symboliquement très chargée, qui apparaît plus claire encore lorsque l‘on constate le pouvoir de façonnage du corps de l‘enfant attribué aux premiers vêtements.

À la naissance, et les jours qui suivaient, on procédait aux premiers gestes de façonnage de son corps, soit en posant certains gestes directement sur son corps, soit à l‘aide des premiers vêtements dont il serait revêtu. Les premiers contacts avec le corps du nouveau-né recelaient un véritable pouvoir, permettant de fixer ou de façonner certaines des caractéristiques de l‘enfant. Nombre de ces gestes de façonnage du corps de l‘enfant relevaient d‘objectifs esthétiques, visant à ce que le corps de l‘enfant se développe harmonieusement. Les premiers vêtements de l‘enfant remplissaient une fonction similaire, permettant de rendre ce façonnage plus doux et moins direct. D‘autres gestes, notamment ceux qui travaillaient les mains de l‘enfant, façonnaient non seulement son corps mais ses futures habiletés et capacités en tant que personne. Ces gestes visant à façonner ses habiletés, opérés par la sanajik de l‘enfant, donnaient tout son sens au titre de celle-ci, « celle qui fait, qui façonne » l‘enfant. Ils apparaissent en effet caractéristiques de cette relation inaugurée à la naissance, et seront reproduits tout au long de l‘enfance.

Durant cette période où chaque geste participait du passage de l‘existence fœtale à l‘existence humaine, le nouveau-né manifestait encore, pour un temps, certaines des capacités dont il bénéficiait durant sa vie fœtale. Il bénéficiait notamment de la conscience qui caractérisait sa vie fœtale, et plusieurs pratiques visant à façonner sa personne se fondaient dès lors sur cette continuité. Ainsi, lorsque la personne accomplissait le geste qui faisait d‘elle la sanajik de l‘enfant – couper le cordon ombilical ou habiller l‘enfant –, elle 389 s‘adressait à lui et lui exposait ses attentes quand au développement de ses capacités morales, sociales, et physiques. Alors que l‘enfant l‘écoutait prononcer ces paroles, elle s‘efforçait déjà de faire de lui un être habile et compétent (pisitik), entamait son travail sur l‘enfant de manière à ce qu‘il acquière tous les savoir-faire caractéristiques de son identité de genre. Lors des rites de la naissance, les paroles qu‘elle adressait à l‘enfant témoignent clairement de cette association des identités de genre à un ensemble de capacités : le petit garçon deviendra un bon chasseur, la petite fille une couturière habile.

À la naissance, la sanajik façonne littéralement l‘enfant : elle individualise son corps, lui donne une belle forme, l‘habille et l‘accueille dans le groupe; elle travaille également, à l‘aide de ses paroles et de ses gestes, à façonner ses capacités, à développer ses habiletés, ses aptitudes. En somme, elle travaille déjà l‘habitus de l‘enfant et son agencéité, sa capacité d‘agir sur le monde et dans la société, en fonction d‘attentes spécifiques. Les rites de la naissance témoignent d‘une profonde continuité, au milieu du XXe siècle, des conceptions du corps, de son façonnement, et de l‘acquisition des capacités et aptitudes.

Si les rites de la naissance contribuaient donc déjà à façonner le corps et la personne de l‘enfant, c‘est seulement en recevant ses noms que le nouveau-né accédait pleinement à l‘existence sociale et se voyait reconnaître le statut de personne (chapitre 5). Il était dès lors situé au sein de la matrice familiale, et inséré à partir de cette position originale dans le maillage dense du tissu social inuit : les considérations électives présidant au choix de ses noms contribuaient à définir son statut parental, conjuguées à d‘autres registres de la filiation, biologique ou adoptive, tandis que son être était investi déjà des qualités, aptitudes, ou attitudes héritées de ses éponymes. Près d‘un siècle après la conversion des Inuit au christianisme, la relation éponymique fondée sur le principe d‘identité des homonymes est toujours au cœur de la construction de la personne, de son statut social comme de ses capacités à agir dans le monde.

L‘éponymie manifeste une persistance que rien ne semble, à l‘heure actuelle, pouvoir éroder. La charge affective liée au principe d‘identité des homonymes, sa valeur dans la reconduction des liens familiaux, mais peut-être surtout l‘expérience de soi et du monde 390

qu‘il contribue à façonner expliquent potentiellement la continuité de la transmission éponymique des noms personnels, comme des nombreuses connaissances et pratiques qui y sont associées. L‘identité établie par le lien éponymique est toujours reconnue par l‘usage d‘appellations spécifiques entre homonymes, et, de manière plus variable, implique une réévaluation du statut parental par l‘usage des termes d‘adresse habituellement utilisés avec l‘éponyme. La relation éponymique conditionne également les attitudes et sentiments développés à l‘égard de la personne, impliquant notamment un réengagement des relations affectives entretenues avec l‘éponyme. Plus largement, les pratiques contemporaines reconnaissent toujours la transmission d‘une manière d‘être, des attitudes, aptitudes, compétences et capacités, en un mot, d‘un habitus de l‘éponyme à l‘enfant.

Ce principe reconnaissant la transmission d‘une manière d‘être, héritée de l‘éponyme, informe systématiquement le choix des noms. Dans la mesure où ce sont généralement les vivants qui en sont les principaux acteurs, le choix du nom s‘apparente en quelque sorte à un façonnement de l‘enfant, travaillant sur un mode électif son identité sociale comme son habitus. Ce façonnement constitue, aujourd‘hui encore, une dimension essentielle de la construction de la personne, susceptible d‘influencer jusqu‘aux formes de socialisation mobilisées dans l‘enfance, jusqu‘aux stratégies, pratiques, et choix éducatifs privilégiés par les divers ascendants de l‘enfant. Le nom se voit ancré dans une dynamique du renouvellement des êtres et des groupes familiaux, transmettant des identités sociales et parentales, qualités, compétences, aptitudes ou attitudes, et les réengageant dans un être neuf, qui devra les associer, se les approprier, et révéler ses capacités à mesure que son corps se développe.

Les rites de la première fois témoignaient ainsi des progrès de l‘enfant sur le chemin conduisant à la maturité sociale (chapitre 6). Chacune des premières performances de l‘enfant apparaît pensée comme témoignant d‘acquis nouveaux, et comme inaugurant, sur un mode cumulatif, un nouveau cycle d‘apprentissages. Ces rites participaient du façonnement de l‘enfant, développaient ses capacités futures, valorisaient ses accomplissements, l‘incitaient à persévérer dans son apprentissage, et attestaient du nouveau statut acquis par l‘enfant. Surtout, ils associaient ces nouvelles capacités à un 391 ensemble d‘affects et de significations, qui orientaient cette agencéité vers l‘accomplissement de tâches productives, les socialisaient.

La séquence cérémonielle au cœur des rites de la première fois voyait se succéder un don obligatoire à la sanajik de l‘enfant – qu‘il s‘agisse des fruits d‘une première performance ou d‘un objet culturel qu‘on lui substituait – à des gestes et paroles de façonnement, renvoyant au travail entrepris par la sanajik à la naissance de l‘enfant. Comme lorsque celui-ci était un nouveau-né, elle façonnera son corps par ses gestes et ses paroles, et développera ses capacités, ayant pour objectif de le rendre pisitik, « habile », « capable ». À ces deux séquences s‘ajoutaient les performances de reconnaissance (thanking acts) opérées par la sanajik. Cette succession de rites constituait le cœur des rites de la première fois, et représente, aujourd‘hui encore, l‘essentiel des rites contemporains, d‘où les séquences les plus complexes ont cependant récemment disparu.

Jusqu‘aux dernières décennies du XXe siècle, les progrès de l‘enfant, du garçon en particulier, étaient très tôt intégrés dans l‘univers de sens de la chasse. Les premières performances de sa petite enfance – le premier objet saisi, ses premiers pas, etc. – s‘accompagnaient de gestes et de paroles qui inscrivaient son geste dans l‘horizon de la chasse. Plus tard, ses premiers succès à la pêche ou à la chasse seraient symboliquement amplifiés par sa sanajik, traités comme les performances d‘un chasseur accompli. À l‘occasion des premiers animaux tués, plusieurs séquences rituelles venaient considérablement complexifier les rites de la première fois. Dans ces séquences, la sanajik de l‘enfant représentait parfois l‘animal, et exprimait par ses gestes et ses paroles le désir habitant l‘animal d‘être tué par le jeune chasseur. D‘autres séquences rituelles associaient au contraire l‘enfant à l‘animal, et faisaient vivre à l‘enfant, de manière stylisée, l‘expérience de l‘animal. Grâce à ces rituels, le plus souvent performés pour la capture de gros gibiers, les animaux associeraient l‘enfant à leur propre espèce, comme si ces gestes inscrivaient en l‘enfant un comportement, un habitus, susceptible de tromper la perception animale. Dès lors, les animaux, qui croiraient reconnaître en ce jeune chasseur l‘un des leurs, ne s‘enfuiraient pas à son approche. Ces rites prolongeaient, au niveau ontologique

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en quelque sorte, les multiples ruses qui visaient à tromper et décevoir la perception animale.

Les connaissances de l‘intentionnalité et de la perspective animales s‘avèrent donc sans cesse mobilisées dans les rites de la première fois, et impliquent que l‘appropriation humaine du gibier se fasse sur le mode du « recevoir ». Le corps de l‘animal, entrant dans la société humaine, entraîne un renversement de la perspective du chasseur sur la prédation, qui se conformera au point de vue de l‘animal. Autrefois, ce recevoir s‘inscrivait dans des échanges collectifs cycliques entre humains et animaux. Avec la conversion cependant, l‘idée de cet échange semble s‘être affaiblie, bien que certaines conceptions et connaissances de la perspective animale se soient maintenues, notamment le don qu‘il représente – de son point de vue – et qui commande à la fois expressions de gratitude et exigences de distribution. Par ailleurs, les expressions de gratitude, envers la vie animale ou envers celui qui donne, impliquent indéniablement une reconnaissance de l‘intentionnalité dont procède le don. Cette intentionnalité apparaît toujours, aux yeux des aînés en particulier, largement tributaire de la gratitude que manifeste le chasseur envers la vie animale, notamment à travers sa générosité à partager les gibiers qu‘il prend. On perçoit ici les multiples enjeux de reconnaissance mutuelle qui fondent la pratique et les connaissances inuit de la chasse, et la façon dont ils s‘entrelacent et sont susceptibles de renvoyer les uns aux autres.

Finalement, offrant en quelque sorte une perspective inédite sur le rôle des non-humains dans la construction et la socialisation de la personne dans une période de transition religieuse, je me suis attardé sur un ensemble de pratiques éducatives vouant les enfants à des croyances que les adultes ne partagent pas – à moins qu‘ils ne les partagent sous une forme différente (chapitre 7). Ces pratiques pédagogiques apparaissent particulièrement diverses, et souvent complémentaires : avertissement, récit, tour, traces, ou même rite. Toutes ces pratiques participent de l‘intégration des premiers apprentissages enfantins, de certaines catégories de l‘espace et du temps (la nuit, l‘extérieur, etc.), de certaines règles sociales (la propriété), ou encore, de manière plus métaphorique peut-être, de la procréation. 393 Ces pratiques éducatives sont fondées sur la mobilisation, par les adultes, de « croyances enfantines », qui apparaissent s‘articuler de différentes manières aux croyances adultes. La persistance de ces pratiques éducatives, leur dynamisme même, interrogent, en ce qu‘elles mobilisent explicitement des croyances anciennes, issues de la religion chamanique. Ces pratiques éducatives posent en quelque sorte la question des usages culturels de l‘enfance, comme période du cycle de vie où diverses connaissances, croyances, ou pratiques révolues seraient « recyclées », où, sous une forme nouvelle, ces pratiques, connaissances, ou croyances trouveraient une pertinence nouvelle, pédagogique à tout le moins. L‘enfance apparaît dès lors un temps privilégié où interroger les subtilités du changement et de la continuité culturels, les délicates transactions qui s‘opèrent également entre générations, voire la séduction opérée par certaines images, par certains récits, quel que soit le statut ontologique accordé à leurs acteurs.

P. Descola (2005 : 153) soulignait à quel point, dans l‘enfance, les schèmes ontologiques étaient intégrés à l‘aide d‘une abondance de procédés aptes à marquer durablement les corps et les esprits. Il notait l‘importance des rites, mais suggérait également que tout procédé touchant vivement les affects était à même de favoriser le processus de schématisation, qu‘il s‘agisse de formes de l‘apprentissage spécifiques, ou de l‘utilisation de l‘espace. Les pratiques éducatives décrites au chapitre précédent sont particulièrement semblables aux pratiques et récits expliquant l‘origine des nouveau-nés, dont j‘ai montré qu‘elles mobilisent, dans des circonstances riches en émotions, une relation à la fois métaphorique et métonymique aux connaissances des adultes. Il me semble donc que l‘on puisse envisager ces pratiques, qui s‘appuient sur la crédulité imputée aux enfants, comme permettant d‘intégrer certains des fondements d‘une structure schématique, sans intégrer nécessairement ou définitivement les termes qui la composeraient. En somme, ces pratiques ne permettraient-elles pas d‘abandonner certaines croyances sans oublier de transmettre ce qu‘elles véhiculaient d‘essentiel ? Un tel « recyclage » ne permet-il pas de transmettre – en douce peut-être – des principes ontologiques, des schèmes relationnels, encapsulés dans des images capables de marquer, comme les rites, l‘imagination et la mémoire d‘une manière durable ?

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Ce retour sur les principaux éléments des rites de passage conduisant la personne de l‘état fœtal à la maturité sociale et l‘âge adulte accréditent le caractère englobant et perméable des rites de passage (première hypothèse). Les rites inuit de passage mobilisent au sein de leurs séquences cérémonielles aussi bien des soins, des gestes de façonnement, des pratiques parentales, des interdits, des prescriptions, des narrations mêmes, qui, au contraire des dimensions proprement religieuses de ces rites – les anciens allirusiit en vigueur au temps du chamanisme – témoignent d‘une véritable continuité. Prendre en considération les perspectives inuit sur leurs propres pratiques, les liens qu‘ils reconnaissent entre ces ensembles de pratiques, et se fonder sur les explications qu‘ils donnent de leurs propres rites, soins, récits, pratiques parentales, narrations, permet de rendre compte avec précision de la socialisation et des façonnements du corps et de la personne que ces pratiques opèrent.

Le concept de FAS a ici permis de maintenir la description focalisée sur la région du Nunavik, tout en autorisant une certaine ouverture : lorsque la profondeur historique offerte par l‘ethnographie du Nunavik apparaissait trop lacunaire, j‘ai dû me résoudre à mobiliser des descriptions provenant d‘autres régions de l‘Arctique inuit canadien, susceptibles de mettre en perspective les connaissances exposées par les aînés avec lesquels j‘ai travaillé. Dans le cadre d‘un FAS centré sur la région du Nunavik, l‘usage de descriptions issues des régions limitrophes permet notamment d‘accréditer, ponctuellement, l‘existence passée de pratiques et connaissances peu connues, dès lors que celles-ci présentent des homologies évidentes avec ce qui semble émerger de l‘ethnographie du Nunavik.

En considérant la région du Nunavik comme un FAS, je me suis efforcé d‘élaborer une ethnographie qui rende compte de la multiplicité d‘échelles structurant la diversité culturelle dans cette région, qu‘il s‘agisse des différences linguistiques et culturelles reconnues par les Inuit et différenciant les groupes itivimiut, tarramiut ou siqinirmiut; qu‘il s‘agisse des différences existant à l‘intérieur de ces groupes, à l‘échelle des anciennes bandes régionales; ou finalement qu‘il s‘agisse de différences dues à une distribution inégale des savoirs à l‘intérieur de mêmes familles. En prenant dès lors soin de décrire en détail les différences qui caractérisent les connaissances partagées par les aînés, on trace un portrait riche de la spécificité culturelle du Nunavik, à une échelle régionale; et lorsque les 395 différences culturelles apparaissent plus importantes, il devient pertinent d‘engager une comparaison entre les différents groupes du Nunavik.

La description des différentes séquences rituelles de la grossesse aura par exemple contribué à faire ressortir, à l‘échelle du Nunavik, l‘existence d‘un noyau commun de piqujait que les femmes enceintes devaient respecter. Ces règles sont parfois exprimées de manière légèrement différente, et font apparaître ce noyau comme parcouru de menues variations. Autour de ce noyau gravitent par contre de nombreux piqujait, moins répandus, qu‘il semble difficile, en l‘état actuel des connaissances, de rattacher à une région spécifique138. Les rites de la première fois peuvent également être considérés comme reposants sur un noyau de séquences relativement similaires chez les différents groupes du Nunavik, à l‘exception des séquences spécifiques performées à l‘occasion des premières prises de gibiers, profondément ancrées dans des différences régionales.

Lors de l‘accouchement et de la naissance, les séquences rituelles respectées par les différents groupes apparaissent avoir été particulièrement similaires au niveau des pratiques, mais fondées sur une distribution différente des responsabilités entre accoucheuse et sanajik. Cette différence culturelle, bien connue des Inuit et évoquée dans l‘ethnographie (Saladin d‘Anglure 2000), s‘est approfondie dans la seconde moitié du XXe siècle en raison notamment de la politique médicale des évacuations pour accouchement, progressivement initiée dès la fin des années 1960. En mettant un terme définitif à la présence des accoucheuses à la naissance de l‘enfant, cette politique interrompit pendant près d‘une décennie tout accès au statut de sanajik parmi les Tarramiut et Siqinirmiut. Chez les Itivimiut cependant, où l‘accès au statut de sanajik n‘était pas nécessairement la prérogative de l‘accoucheuse, la relation de l‘enfant à une sanajik ne fut pas affecté par ces politiques, la cérémonie de l‘habillage de l‘enfant étant simplement décalée de quelques jours, après le retour de l‘hôpital. Aujourd‘hui, tout enfant a donc une sanajik chez les

138 Il est cependant intéressant de noter qu‘il est difficile de considérer le critère d‘un éventuel contact précoce avec les missionnaires ou commerçants pour justifier l‘abondance ou au contraire la rareté des piqujait exposés par les aînés. Susie Morgan rapportait plus de piqujait que n‘importe quelle autre aînée, alors qu‘elle est originaire de la région de Kangiqsujualujjuaq (cf. carte 3). Un tel exemple, si je peux me permettre de généraliser à partir de lui, suggère à nouveau que ce sont des logiques culturelles inuit qui ont présidé aux transformations des séquences rituelles de la grossesse. 396

Itivimiut, et se voit contraint de lui apporter le fruit de ses premières performances. Chez les Tarramiut et Siqinirmiut, la relation a pu bénéficier de l‘ouverture des salles d‘accouchement aux proches, et des politiques d‘escortes mises en place. Après plus d‘une décennie d‘interruption, depuis le début des années 1980, un proche présent lors de l‘accouchement se voit souvent offrir de couper le cordon ombilical, et accède dès lors au statut de sanajik de l‘enfant. Néanmoins, seule une faible proportion d‘enfants naît depuis avec une sanajik, et l‘intensité de la relation n‘est pas aussi forte qu‘autrefois. La famille de l‘enfant prend généralement en charge, par l‘organisation de festins ou de distribution à la volée, la célébration des premières performances des enfants.

C‘est cependant la comparaison entre les deux principaux systèmes de dénomination du Nunavik, celui des Itivimiut et celui des Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, qui justifie le plus clairement l‘usage du FAS. Ces deux systèmes n‘avaient encore jamais fait l‘objet d‘une comparaison systématique, qui aura notamment permis de montrer comment une entité nominale à l‘origine exogène, le prénom chrétien, a progressivement été pleinement intégrée au système de chacune des régions, en fonction de logiques propres à chaque système. Ainsi, le système de dénomination itivimiut a apparié un prénom chrétien (qallunaatitut atiq) et un nom traditionnel inuit (atituqaq), qui se voient généralement transmis comme une seule unité nominale, entraînant une relation éponymique simple. Au contraire, le système de dénomination des Tarramiut et Siqinirmiut de l‘Ungava, cet appariement initié lors de la conversion a rapidement cédé la place à une assimilation presque complète du prénom chrétien au nom personnel inuit, l‘un comme l‘autre étant le plus souvent transmis en tant qu‘entité nominale à part entière, dans un système cependant marqué par la multiplicité des liens éponymiques.

Cette comparaison offre également une parfaite illustration de la façon dont des schèmes sont susceptibles de fonctionner, et de la façon dont les rites de passage remodèlent et restructurent des apports culturels divers pour faire de la construction de la personne un processus cohérent (troisième hypothèse). Si, d‘un point de vue sociologique, les prénoms chrétiens ont été intégrés différemment au système anthroponymique en vigueur dans chaque région, en fonction des caractéristiques propres à ce système, du point de vue 397 ontologique, la nature du lien éponymique a conservé dans les deux régions ses traits essentiels, et commande toujours à une multitude de pratiques essentielles à la construction de la personne.

Le processus de construction de la personne pourrait être désigné en inuktitut par le concept d‘inuguiniq. Ce terme a d‘ailleurs été récemment mis de l‘avant par la Commission Scolaire Kativik, définissant grâce à lui sa mission éducative de manière synthétique : « inuguiniq ilinniatinik » (Commission Scolaire Kativik 2009), ce qu‘on pourrait traduire par « faire d‘un étudiant une personne accomplie ». De nouveaux rites de passage, les cérémonies de remise de diplôme en particulier, participent aujourd‘hui de la construction de la personne et de son accès à l‘autonomie et à la maturité sociale. J‘ai eu l‘occasion de décrire ces rites ailleurs (Pernet 2009), moins d‘ailleurs sous l‘angle de la construction de la personne à laquelle ils participent qu‘en regard du « sens de l‘école » que ces cérémonies contribuent à définir, dans un contexte où de nombreux Inuit « considèrent la scolarisation de leurs enfants et de leurs jeunes comme garante de leur autonomie future, comme personnes, et plus largement de leur coexistence, en tant que peuple, avec la société dominante » (Pernet 2009 : 226). Les rites de passage apparaissent bien des opérateurs des transformations à l‘œuvre dans une société. Ils légitiment et instituent ce que les cultures réceptrices retiennent d‘apports exogènes.

Ces rites s‘inscrivent dans un champ rituel en mutation, où rites scolaires et anniversaires de naissance côtoient à présent nombre d‘anciens rites de passage, façonnant une expérience du monde peut-être plus diverse que jamais. Inuguiniq, la construction de la personne, désigne l‘ensemble des opérations par lesquelles les adultes et les aînés participent activement au façonnement de l'expérience, des connaissances, des statuts, de la raison, de la mémoire et du corps de l'enfant, mais également les procédés par lesquels ils reconnaissent les progrès de l‘enfant sur le chemin de la maturité sociale, le développement de ses capacités et de son agencéité. Ces nouveaux rites de passage s‘associent donc aux rites anciens dans la construction de la personne, et les uns comme les autres ne pouvant être adéquatement appréhendés sans être rapportés aux cosmologies dans lesquelles ils s‘inscrivent. 398

Pendant la grossesse, les règles imposées par les aînées visaient à favoriser une naissance rapide, sans complication, et à préserver le corps du fœtus de toute malformation ou handicap (ilusirluk). Il était également possible, dans certaines circonstances, de chercher à influencer le fœtus en jouant des spécificités de sa perspective sur le monde. Cette perspective si particulière témoigne clairement de sa non-humanité : personne en puissance, le fœtus vit une existence marquée par la conscience, la sensibilité, l‘émotivité même, mais non une existence individualisée. Ce n‘est qu‘à la naissance que les premières opérations visant à faire du fœtus une véritable personne étaient effectuées, en individualisant d‘abord son corps, et en le séparant pour ce faire de sa vie fœtale et de la symbiose avec sa mère. À la naissance, le corps du nouveau-né était au centre de toutes les attentions. La sanajik de l‘enfant, responsable de son entrée dans le monde, façonnait littéralement la forme du corps de l‘enfant, lui conférant un ordre garant de son bon développement esthétique et fonctionnel. Elle travaillait surtout ses capacités futures, en manipulant son corps d‘une part – ses mains en particulier – et, d‘autre part, en s‘adressant à l‘enfant directement, par des paroles lui exposant ses attentes, ses qualités, et l‘engageant vers un futur spécifique qui le marquerait définitivement.

À la naissance, l‘enfant était toujours considéré comme un être en transition, bénéficiant pour un temps encore des capacités cognitives de sa vie fœtale : il pouvait saisir les paroles qu‘on lui adressait à ce moment. Son corps était individualisé par de multiples opérations qui lui permettaient d‘accéder à une existence humaine, soulignant son importance dans la construction de la personne, de son habitus, et de son agencéité. À la naissance, la construction de la personne de l‘enfant se fondait également sur le choix des noms qui lui étaient transmis. Plus largement, les pratiques contemporaines reconnaissent toujours la transmission d‘une manière d‘être, des attitudes, aptitudes, compétences et capacités, en un mot, d‘un habitus de l‘éponyme à l‘enfant. Ce principe reconnaissant la transmission d‘une manière d‘être, héritée de l‘éponyme, informe systématiquement le choix des noms. Dans la mesure où ce sont généralement les vivants qui en sont les principaux acteurs, le choix du nom s‘apparente en quelque sorte à un façonnement de l‘enfant, travaillant sur un mode électif son identité sociale comme son habitus. Ce façonnement constitue, aujourd‘hui encore, une dimension essentielle de la construction de la personne, susceptible 399 d‘influencer jusqu‘aux formes de socialisation mobilisées dans l‘enfance, jusqu‘aux stratégies, pratiques, et choix éducatifs privilégiés par les divers ascendants de l‘enfant.

La constitution de cet habitus, et la reconnaissance de la personne comme un adulte accompli reposait finalement sur l‘acquisition progressive d‘un ensemble de capacités et de compétences acquises avec le temps, l‘expérience, et le développement du corps. La responsabilité de la sanajik dans le développement de ces capacités se manifestait clairement dans les multiples interventions auxquelles elle soumettait le corps de celui-ci à l‘occasion de ses premières performances notamment. Elle poursuivait notamment le travail de façonnement des mains de l‘enfant, et préparait régulièrement son corps entier en le soumettant à des tâches qu‘il aurait à accomplir dans le futur. Elle le rendait ainsi pisitik, renforçant peu à peu son agencéité, sa capacité à être un acteur social autonome et un acteur dans le monde, développant son potentiel. Surtout, grâce aux rites qu‘elle performait, elle socialisait le développement et l‘acquisition de ses capacités, les insérant dans un ensemble d‘affects et de significations qui ensemble les inséraient dans un réseau de significations sociales. La capacité à tuer des animaux était particulièrement encadrée, et le sens de ce geste était donné du point de vue de l‘animal, comme les responsabilités de partage qui incombaient dès lors à la personne.

Ce qui ressort finalement du tableau ainsi dressé de la construction de la personne, c‘est le nombre d‘êtres non-humains – que ce terme réfère à une humanité en devenir (fœtus) ou passée (défunt), aux animaux, aux esprits, etc. – intervenant dans les rites de passage. Les rites de passage apparaissent clairement l‘un des temps forts de l‘acquisition de schèmes pratiques ancrant des principes ontologiques au cœur de la socialité (seconde hypothèse). Les règles semblaient se situer au cœur de la relation entre humains et non-humains, instituant les différences distinguant les uns des autres, comme leurs interactions. En particulier, humains et esprits semblaient autrefois se différencier en regard des règles que les premiers se devaient de respecter, au contraire des seconds, asociaux ou, au contraire, garants du respect des règles par les humains (Oosten et Laugrand 2004-2005 : 112). Pourtant, le respect de ces règles concernait essentiellement les adultes, comme le souligne Naqi Ekho (Ekho et Ottokie 2000b : 73), bien que certaines prescriptions ou prohibitions 400

aient plus spécifiquement marqué l‘éducation enfantine. Les relations entretenues par les enfants avec les non-humains apparaissent cependant moins claires – en dehors certainement de l‘initiation chamanique (Blaisel 1993a; Saladin d'Anglure 2001a). Le rôle socialisateur des non-humains dans l‘enfance apparaît plus nettement aujourd‘hui, et se serait maintenu, pour sa valeur schématique, en dépit des transformations des relations que les adultes entretiennent avec eux. Le rôle socialisateur des êtres non-humains – leur intervention dans la construction de la personne et sa socialisation – représente certainement l‘élément structurel – le schème – qui ressort le plus clairement de ces pratiques.

Ultimement, c‘est sur l‘expérience, l‘intentionnalité et la perspective du fœtus que reposent les règles auxquelles les femmes enceintes doivent se plier. Aujourd‘hui, lorsqu‘il s‘agit de répondre à la dérégulation de la grossesse, c‘est à nouveau cette expérience qui est mobilisée par les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik de Puvirnituq. Si elles apparaissent jouer un rôle d‘intermédiaire, mettant en relation les femmes enceintes avec les spécificités de l‘expérience fœtale, elles cherchent à faire en sorte que ces femmes se sentent touchées, obligées même par la vulnérabilité de cet être dont elles ont la responsabilité, et trouvent en la figure du fœtus une figure d‘une grande richesse et d‘une consistance inégalée pour recréer du social et une nécessaire régulation de la grossesse.

De la même manière, c‘est sur l‘expérience, l‘intentionnalité et la perspective animales que reposent les règles les plus importantes qu‘un chasseur se doit de respecter, qu‘il s‘agisse du partage de son gibier, ou des rites témoignant de la qualité de sa relation à la vie animale – traitement du corps des animaux, expressions de gratitude, etc. Les rites de la première fois visaient précisément à ce que l‘enfant soit sensibilisé à ces règles en l‘exposant de manière répétée, parfois douloureuse, mais toujours marquante, à cette expérience et à cette perspective animale. Plus encore, l‘appropriation même du gibier était expliquée en regard de la perspective animale, socialisant l‘entrée de l‘animal dans la société humaine sur le mode du « recevoir ».

401 Pour reprendre l‘approche ontologique qui a guidé la thèse dans la recherche des continuités pratiques et structurales repérables dans la construction de la personne, il semble que le sémantisme du don, traversant les relations entre humains et non-humains, puisse être envisagé comme une structure exprimant ce rôle socialisateur dévolu aux êtres non-humains, résistante dans la chasse, et susceptible d‘intégrer ou de générer de nouvelles formes culturelles. Dans les rites de la première fois, le don et le partage du gibier apparaissent à la fois subordonnés à une surveillance, une vigilance, de la vie animale quant au traitement qui lui est réservé par les humains, et, en amont, à une appropriation de l‘animal qui se voit régulièrement exprimée dans l‘idiome du don.

Le don apparaît également susceptible, comme structure structurante et structurée, d‘intégrer aujourd‘hui de nouveaux domaines de la pratique, et d‘y décrire et réguler la relation entre humains et non-humains. Les conceptions chrétiennes qui font de l‘enfant un don de Dieu ont ainsi pu paraître particulièrement significatives et appropriées aux Inuit pour décrire le rôle primordial du divin dans l‘ontogénèse. Ces conceptions sont mobilisées, on l‘a vu, par les sages-femmes de la maternité Inuulitsivik de Puvirnituq, et largement partagées à l‘échelle du Nunavik. Il est frappant de constater que le don apparaît la forme sociale privilégiée pour exprimer le passage de la non-humanité à l‘humanité, au cœur de deux passages ritualisés : le passage du fœtus à la vie humaine, lors de la grossesse, de l‘accouchement et de la naissance, et le passage de l‘animal (uumajuq) au statut d‘objet culturel, tel qu‘il est exprimé dans la chasse et mis en scène, en particulier, dans les rites de la première fois.

De ces deux passages, deux principes se dégagent : donneur et donataire ne peuvent être que des personnes, et une personne ne peut constituer un don. Tout se passe dès lors comme si la notion de don s‘opposait à la notion de personne. Cette idée apparaît clairement si l‘on considère l‘adoption : le nouveau-né donné en adoption dans les jours qui suivent la naissance ne devient véritablement une personne qu‘après son adoption, la famille adoptive de l‘enfant étant généralement les derniers à façonner sa personne en choisissant ses noms, et en l‘insérant ainsi clairement dans le maillage relationnel qui définira son identité sociale en fonction des différents registres de la filiation – adoptive, 402

biologique, éponymique, etc. Une fois adopté, il s‘agit d‘une règle bien connue, un enfant ne devrait pas être rendu ou donné à nouveau en adoption : devenu une personne, il n‘est plus susceptible d‘être traité comme un objet et donné. Le nom apparaît ici un élément essentiel à la définition de la personne comme être social. À l‘inverse, le fœtus comme l‘animal vivent dans une existence littéralement anonyme, et semblent souvent envisagés, dès lors qu‘ils franchissent les frontières de la société humaine, comme des dons impliquant un « propriétaire » non-humain.

L‘intentionnalité du fœtus, son intériorité, pourrait conduire à envisager le fœtus comme une personne, en mobilisant le critère d‘une existence consciente, sensible et émotive. Ce serait néanmoins emprunter nos propres critères de définition de la personne – du sujet ? – et de la différence entre humanité et non-humanité. Pourtant, la perspective spécifique du fœtus sur le monde représente clairement, aux yeux des Inuit, un signe de non-humanité, le signe d‘une frontière ontologique à travers laquelle toute communication est presque impossible. Le fœtus ne peut recevoir de don, et le premier qu‘il recevra, ses premiers vêtements, représente au contraire un signe clair d‘agrégation à la vie humaine, de son accès progressif au statut de personne. De même, en dépit de l‘intériorité ou des capacités cognitives reconnues aux animaux, leur perspective spécifique sur le monde témoigne à son tour d‘une frontière ontologique que seule la mort de l‘animal permet de franchir. Comme la naissance, la mort possède un caractère liminal, les Inuit considérant que, même une fois mort, l‘animal reste uumajuq (« vivant ») pendant un temps. Durant cette période liminale, l‘animal est susceptible de recevoir un don, il accède brièvement, son intériorité du moins, au statut de personne. Certains rites de distribution le mettaient également, dans cette période liminale, en position de donneur, témoignant de l‘existence, autrefois, d‘un véritable cycle d‘échanges entre humains et animaux.

Afin de rendre compte de ces frontières ontologiques que semblent maintenir les Inuit entre, d‘une part, la vie proprement humaine et une vie humaine virtuelle ou épuisée – celle des fœtus et celle des défunts –, et, d‘autre part, entre la vie humaine et la vie animale, j‘ai proposé tout au long de cette thèse de travestir et de réinvestir la distinction que fait E. Viveiros de Castro (2009 : 39) entre une « perspective » et une « représentation ». Dans son 403 optique idéaliste, cette distinction offre une alternative à la thèse anthropocentrique de la « projection » de catégories sociales sur un monde naturel, ou à cette théorie de l‘esprit sur laquelle repose la « représentation ». La différence entre « perspective » et « représentation » consiste surtout à ne pas réintroduire l‘idée selon laquelle chaque espèce de sujet se forgerait une représentation différente d‘un monde matériel identique (théories de la représentation), car, au contraire, la vie des non-humains apparaît ordonnée par les mêmes valeurs que celle des non-humains : ils se forgent une représentation – une perspective en fait – identique d‘un monde marqué par la différence, ou de mondes matériels qui, en quelque sorte, se chevaucheraient.

Si cette idée me semble rendre compte très adéquatement du rapport au monde reconnu par les Inuit aux non-humains, elle m‘apparaît très difficilement applicable aux êtres humains eux-mêmes. Les conceptions inuit de la personne semblent étroitement associer l‘isuma, la « raison », l‘« esprit », à une capacité de décentrement, à une faculté d‘épouser de multiples perspectives sur le monde. Tous sont en effet capables d‘envisager les perspectives non- humaines rapportées par les mythes et de les raconter à leur tour, et, éventuellement, de les transmettre aux anthropologues (Stépanoff 2009 : 288). Au contraire, cette capacité à modifier son point de vue sur le monde semble faire défaut aux esprits ou aux animaux, souvent considérés comme peu habiles à différencier une perception de la réalité, à différencier une représentation de ce qui est représenté. Dans le contexte inuit, l‘extension du statut de personne aux êtres non-humains apparaît dès lors problématique. Si les animaux semblent dans une certaine mesure pensés en continuité avec l‘humanité, y compris sur le plan des intériorités, il importe également de relever les nuances ou différences que mettent en avant les Inuit. Si l‘intelligence, la sensibilité ou l‘émotivité leur semblent des qualités partagées par de nombreux êtres non-humains, d‘autres qualités spirituelles semblent faire défaut à nombre d‘entre eux. Le nom personnel par exemple, et les qualités vitales qu‘il renferme, ou encore, une forme de pensée rusée que recèlerait l‘isuma.

A. Fienup-Riordan (2007 : 149) expliquait récemment que la fondation des relations entre Yupiit et animaux n‘est en premier chef ni économique, ou même sociale, mais morale. 404

Une telle insistance sur l‘influence morale, individualisée, des non-humains, pourrait témoigner des réorganisations liées au christianisme. L‘influence des non-humains n‘est plus tant sociale, voire politique, comme elle semblait l‘être dans la description des échanges cycliques entre humains et animaux, que morale. Il semble qu‘on puisse supposer un tel changement dans les rites que je décris, où le rôle de la gratitude et de la reconnaissance témoigne de relations peut-être plus personnelles et morales que collectives et sociales.

* * *

La thèse montre la pertinence d‘une approche ontologique pour rendre compte des facteurs de résilience et de continuité d‘une société en transformation. Les observations effectuées révèlent le travail des schèmes qui interviennent à tous les niveaux de ces rites, qu‘il s‘agisse de définir les qualités et propriétés des êtres humains et non-humains, ou de structurer leurs relations. Une telle approche permet de montrer que le changement culturel se voit intégré, quelle que soit sa force, à une structure préexistante, non seulement résistante, mais également résiliente en ce qu‘elle semble capable de structurer des pratiques sociales inédites, et de mobiliser des sources de socialité anciennes dans des contextes nouveaux. Néanmoins, si le contexte de transition au christianisme démontre une véritable continuité avec la tradition inuit, il ne faudrait pas penser que cette primauté de la continuité exclut des phénomènes de rupture, et la disparition de certaines pratiques ou croyances (Laugrand 1997c). L‘intégration de nouvelles pratiques et croyances, et la reproduction de schèmes structurants, est certainement à ce prix.

Il serait certainement très pertinent de mobiliser une telle approche dans l‘exploration des conflits contemporains qui caractérisent le Nunavik, notamment en regard des politiques de protection de la faune. Au Nunavik, cette question a par exemple été abordée par M. Tyrell (2007) à propos des quotas imposés à la chasse aux bélugas, conflit majeur et persistant entre les chasseurs inuit et Pêches et Océans Canada. Si elle a pu recueillir des informations sur l‘opposition des chasseurs à ces quotas, dans le village de Quaqtaq, elle construit

405 cependant sa description des conceptions inuit de l‘animal sur la littérature ethnographique plutôt que sur des témoignages contemporains. Il faut dire, on le voit avec la thèse, que ces conceptions s‘expriment souvent plus dans des gestes, des rites, des interdits spécifiques, des marques de gratitude, que dans des discours qui eux mobilisent beaucoup plus le christianisme, et résonnent dès lors, pour des oreilles occidentales, dans le cadre de l‘antagonisme issu de la Renaissance entre Science et Religion. Pourtant, comme anthropologues, nous devrions être capables d‘entendre, dans les usages que les Inuit font de la Bible et de la religion, non pas ce que notre propre société en dit aujourd‘hui, mais bien ce que les chasseurs inuit disent et affirment de leur relation aux animaux et à l‘environnement. De tels conflits sont clairement susceptibles de faire ressortir d‘autres aspects des schèmes ontologiques que je me suis efforcé de décrire ici, d‘autres dimensions de l‘actualisation de la cosmologie inuit depuis l‘intégration du christianisme, et, pourquoi pas, un « christianisme inuit ».

Dans le même ordre d‘idées, je dois avouer que l‘une des limites de cette thèse est certainement d‘être restée focalisée sur l‘évolution des rites de passage qui préexistaient à la conversion au christianisme. Ce faisant, il a fallu exclure du champ de l‘investigation l‘émergence d‘une nouvelle tradition rituelle, fondée notamment sur les rites de passage chrétiens. À cet égard, il est intéressant de souligner que les séquences des rites chrétiens des années 1930 aux années 1960, et en particulier des fêtes de Noël, apparaissent avoir offert une sorte de « laboratoire » où émergeait de nouveaux éléments, de nouvelles séquences, qui aujourd‘hui se répandent et permettent à leur tour l‘appropriation de nouveaux rituels. Pour donner un exemple, je voudrais évoquer de nouveaux usages du vêtement qui se sont développés dès les années 1940 – et peut-être avant – lors des cérémonies de Noël. Dans son autobiographie, D. Mesher, de Kuujjuaq, rappelle ainsi que « In those days the Inuit all had new white kamiik for Christmas. We all wore white parkas, too, because there were no coloured fabrics. So everyone was dressed in white for Christmas, including the men » (Mesher 1995 : 53). Cet usage de vêtements inuit blancs lors des cérémonies de Noël s‘est répandu dans nombre d‘autres cérémonies religieuses, y compris lors des baptêmes. Si certains parents apprécient ainsi l‘usage de vêtements de baptême importés, la sanajik de l‘enfant, ou un aîné de la famille réalisera fréquemment, 406

comme j‘ai pu l‘observer à Puvirnituq en 2009, un ensemble de vêtements neufs dont des kamiik blanches, et un petit silapaaq blanc, pour les garçons, un petit vêtement féminin blanc, pour les filles. Certaines personnes utilisent de tels vêtements lors de mariages.

Il est intéressant de noter que cet usage rituel du vêtement, lié à l‘enracinement du cérémonialisme chrétien, est aujourd‘hui mobilisé dans d‘autres circonstances, et notamment pour l‘appropriation des rites scolaires qui firent leur apparition au Nunavik dans les années 1970. Lorsque j‘ai décrit ces rites contemporains, je me suis surtout concentré sur les cérémonies réalisées à l‘occasion de la remise du Diplôme d‘Études Secondaires. J‘ajoutais pourtant, rapidement, que depuis quelques années à peine, des cérémonies se tiennent aussi dans les garderies des communautés (Pernet 2009 : 237-8). Ces cérémonies proposent un cérémoniel se déroulant intégralement en inuktitut, où tout le vocabulaire issu de l‘anglais utilisé au quotidien est soigneusement évité et remplacé par les néologismes appropriés. Surtout, toutes les étapes structurant la cérémonie originale sont reproduites, tout en procédant à de subtiles adaptations et ajustements. Une différence visuelle est également introduite au niveau des vêtements portés par les jeunes « finissants » : la toge est remplacée par un petit silapaaq blanc ou, pour les filles, un amautiapik, blanc lui-aussi. Ces vêtements inuit s‘inscrivent également dans de nouveaux contextes cérémoniels, en particulier des performances artistiques, jusqu‘à quelques apparitions dans les cérémonies de remise du Diplôme d‘Études Secondaires.

Cet exemple souligne combien, depuis la conversion au christianisme, de nouvelles séquences rituelles sont devenues des éléments traditionnels sur lesquels s‘appuient les jeunes générations aujourd‘hui dans leur travail d‘appropriation de nouveaux rites. Si j‘ai exclu la description de ces rites de la thèse, c‘est surtout dans la mesure où la description des rites de passage chrétiens – du baptême, chez les catholiques et les anglicans, et des rites de l‘enfance remplaçant le baptême chez les Pentecôtistes – représente un objet en soi, pour lequel je ne dispose pas de données suffisantes. Une telle recherche serait à entreprendre en recueillant nombre de descriptions contemporaines, et en les rapportant au matériau ethnographique et historique dont nous commençons à disposer. La description de nouveaux rites, comme les rites scolaires, pourrait clairement être rapprochée des 407 séquences issues de l‘appropriation inuit du christianisme. Une telle recherche présente de véritables difficultés : elle implique de mobiliser une complexe anthropologie du christianisme, et de reconnaître la profonde diversité contemporaine de l‘expérience inuit du monde. Ce travail descriptif, complexe et subtil, pourrait cependant bénéficier des descriptions que j‘ai proposées ici des séquences rituelles les plus anciennes, fondées sur des schèmes qui ont travaillé la façon dont les rites chrétiens furent d‘abord appropriés.

Finalement, je dois souligner une dernière fois à quel point les réflexions contenues dans cette thèse ne sauraient refléter un point de vue inuit, quelle que soit l‘attention et le soin accordés aux perspectives inuit dans leur élaboration. Ces dernières sont certainement plus directement accessibles dans l‘ouvrage publié avec la collaboration de l‘Institut Culturel Avataq (Koneak, et al. 2012), qui me permet de considérer que les connaissances que les aînés ont accepté de partager au cours de cette recherche auront su trouver un chemin vers les communautés du Nunavik.

408 Bibliographie

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Filmographie

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441

Glossaire

Aanniasiurti : (ici) guérisseur, guérisseuse

Aarqiivuq : il/elle ordonne, façonne, arrange, répare

Aarqisuiguti : moyen ou outil de façonnage

Aarqituq : il/elle est ordonné, façonné, arrangé, soigné, mis en ordre

Aggaaluit pingasualuit qirnitaaluit : être non-humain qui effraie les farfouilleurs

Aggu : portion du territoire exposée aux vents dominants

Aippaq : compagnon, conjoint

Aittutaujuq : il/elle reçoit un don, un cadeau

Aja : terme de parenté : sœur ou cousine de la mère

Ajuqirtuiji : catéchiste, missionnaire anglican

Akiqanngituq : gratuit

Alirtiik : paire de chausses

Alittuutigiaq : rite d‘écartèlement des oiseaux

Allak : Amérindien

Allirusiq : prohibition, interdit

Amauti : manteau féminin pourvu d‘une poche dorsale pour porter un bébé

Amautilik (amautilialuk) : être non-humain féminin, enlevant les enfants dans la poche dorsale de son amauti

Amirruq : vertèbres caudales

Anaana : mère

Angajuq : terme de parenté : aîné de même sexe (frère aîné d‘un homme, sœur aînée d‘une femme)

Angajurqaaq : chef, leader, maître, parent

443 Angakkuq : chamane

Angakkuuniq : pratique du chamanisme, chamanisme

Angiaq : transgression dissimulée, fausse-couche dissimulée

Angulak : gras d‘oiseau

Angusiaq : garçon qu‘une sage-femme ou accoucheuse a aidé à naître, ou qu‘elle a « fait » (BU) ; garçon habillé pour la première fois par une sage-femme ou une autre personne (BH).

Aniapik : terme de parenté : frère (d‘une femme)

Anirniq : respiration, souffle

Anitsaapik : terme de parenté : cousin germain (d‘une femme)

Apaapa : faim de nourriture solide (langage des bébés)

Aqiggiq : lagopède

Arnaliaq : fille qu‘une sage-femme ou accoucheuse a aidé à naître, ou qu‘elle a « fait » (BU) ; fille habillée pour la première fois par une sage-femme ou une autre personne (BH).

Arnaqutik : La sage-femme ou accoucheuse qui a aidé un garçon à naître, et a coupé son cordon ombilical (BU).

Arnasiutialuk : être non-humain portant une casquette de capitaine

Arsaniq : aurore boréale

Arsanirtaujuq : il/elle est pris dans une aurore boréale

Asiusaiji : être non-humain qui s‘efforce d‘égarer les humains

Asimauttaaq : mince planchette de bois utilisée autrefois lors d‘accouchements difficiles

Atiq : nom personnel

Atirusiq : (ici) nom de famille

Atituinnaq : prénom non-éponymique

Atituqaq : nom inuit (BH)

Aulik : viande rouge

444

Guuti : Dieu

Igutaq : bourdon

Ijiraq : être non-humain de l‘intérieur des terres

Ikkik : être non-humain faisant chavirer les embarcations inuit

Iksingajuq : enfant se présentant par le siège lors de l‘accouchement (Kangirsuk)

Ikuutajuuq : être non-humain meurtrier utilisant un arc à foret

Ilagalak : terme de parenté : parent éloigné

Ilagiit (pl.) : famille, famille étendue

Ilisirniq : sorcellerie

Illiti : rebord de la plate-forme de couchage, plate-forme de couchage

Illuqatigiit (pl.) : maisonnée, co-résidents d‘une maison

Ilumittuq : femme enceinte

Ilumittaq : fœtus

Ilusirluk : handicap, affliction de naissance

Inua : propriétaire (agent) d‘un objet, d‘un lieu, d‘un être

Inugagulliq : être non-humain de petite taille, nain ou lutin

Inuk : personne, être humain

Inuit Qaujimajatuqangit (pl.) : les savoirs traditionnels inuit auxquels on reconnaît encore une utilité

Inuliaq : personne façonnée, générique pour angusiaq ou arnaliaq

Inutsuk (inuksuk) : cairn de pierres

Inuulirataaq : nouveau-né

Inuulirqamiq : nouveau-né

Inuuniq : le fait de vivre

Inuusiq : existence personnelle

445 Inuusuttuq : adolescent

Ippigusuttuq : il/elle est attentif, conscient de son environnement

Irnivik : tente ou iglou d‘accouchement (Iglulik et Netsilik)

Irqaumatsiguti : souvenir, moyen de conserver ou d‘entretenir un souvenir

Isuma : pensée, raison, esprit

Isumainnaqiniq : être rebelle, suivre sa propre initiative

Isumaniq : l‘âge de raison

Itiviani : de l‘autre côté d‘une péninsule, nom donné respectivement aux deux côtes de la Baie d‘Hudson et de la baie d‘Ungava

Jiisusi : Jésus

Kakilisaq : épinochette

Kamiik : paire de bottes de peau

Kanajuq : scorpion de mer

Kanguq : oie blanche

Kiinaujaliuruti : pratique ou usage permettant de faire de l‘argent

Kiinnijuq : il/elle mordille

Kinguppituq : enfant se présentant par le siège lors de l‘accouchement

Kinguppulingajuq : enfant se présentant par le siège lors de l‘accouchement

Kinirvik : tente ou iglou de réclusion post-partum (Iglulik)

Kinirsivik : tente ou iglou de réclusion post-partum (Netsilik)

Kuutsinaaq : bassin

Maqainniq : usage et pratique du territoire

Maligaq : règle, commandement, loi

Mattaq : épiderme de mammifère marin

446

Minguliqtiqutiqarvik : sac de peau où sont accumulés les morceaux de viande passés sur la bouche du nouveau-né dans l‘abri de réclusion (Iglulik)

Minnijuq : il/elle accapare un objet, une personne, un enfant par amour

Mitilik : Être non-humain portant des plumes de canard eider

Mitiq : canard eider

Naakkipaa : il/elle lui fait des « mmp » d‘affection, lui montre son affection

Naarmitaq : fœtus

Naarmituq : femme enceinte

Najaapik : terme de parenté : sœur (d‘un homme)

Najatsaapik : terme de parenté : cousine germaine (d‘un homme)

Nakurmiipuq : il/elle est reconnaissant

Nalligusuguti : façon, moyen de témoigner de son amour

Nalliniq : amour, compassion

Nalunaikutaq : (ici) nom de famille

Nanuq : ours polaire

Nasaq : tuque, bonnet, capuchon, capuche

Niaquaq : tête de baleine, de morse

Nikku : viande séchée

Ningauk : terme masculin d‘affinité (beau-fils, beau-frère d‘un homme, beau-neveu, etc.)

Ningirtaq : partie de gibier à laquelle un co-chasseur peut prétendre; (métaphoriquement) le chasseur qui partage son gibier avec ses co-chasseurs

Ningirtisijuq : le chasseur qui partage son gibier avec ses co-chasseurs

Nirlik : bernache du Canada

Niviarsiaq : jeune fille (BU)

Niviurtuq : il/elle agit de façon maternelle et protectrice (oiseau ou humain)

447 Nuna : terre, territoire

Nunaqatigiit (pl.) : co-résidents de camp; voisins

Nunavimmiut (pl.) : habitants du Nunavik

Nutaraq : bébé, enfant (BH)

Nutarartaatitsiji : accoucheuse, sage-femme (BH)

Nutaratsalik : femme enceinte (BH)

Nutaratsaq : fœtus (BH)

Pamialluk : vertèbres caudales

Panik : terme de parenté : fille de…; jeune fille (BH)

Parlaniq : se ruer pour obtenir quelque chose; rituel de distribution à la volée

Patiq : moelle

Piaraq : enfant (BU), nourrisson (BH)

Piarartaatitsiji : accoucheuse, sage-femme (BU)

Piaratsalik : femme enceinte (BU)

Piaratsaq : fœtus (BU)

Piaraup angilivallianinga : la croissance de l‘enfant

Piaraup pirurpalianinga : la croissance de l‘enfant

Piaraup puunga : poche des eaux, placenta

Pigiurtuq : il/elle accomplit une action pour la première fois

Piittuugutialuk : vernix

Pinngutitsiji : Dieu, Créateur (christianisme)

Piqujaq : règle, commandement, règlement

Pisitik : habile, doué, capable

Pittailiniq : injonction rituelle, interdit en vigueur avant la conversion au christianisme

Piusiq : comportement, habitude; (au pluriel : culture, habitus, etc.) 448

Piusinaqtuq : pratique thérapeutique traditionnelle; rite de conversion au christianisme au Nunavik sur la Baie d‘Hudson

Pulisialuk : être non-humain le « grand méchant policier »

Pullaq : bulle emprisonnant l‘âme et l‘air de la première respiration de la personne avant la conversion au christianisme (Iglulik)

Punniq : gras solidifié, vernix

Puukuluk : mère biologique

Puuq : sac, enveloppe

Qaggiq : salle des fêtes; habitat où se déroulaient les jeux et cérémonies collectives

Qajaq : kayak

Qallunaanimiut (pl.) : Inuit urbains

Qallunaaq : personne à la fois non-Inuit et non-Amérindienne, européen, personne de culture euro-canadienne, Blanc, etc.

Qallunaarsiuti : objet ou pratique issu de la culture européenne

Qiggitartuq : sautiller sur place, performance de reconnaissance

Qikirtamiut (pl.) : (ici) les habitants des îles Belcher (Nunavut)

Qilak : ciel, paradis

Qillaqutik : don fait en remerciement du nouage du cordon à la naissance (BU)

Qitinnguq : Noël (BU)

Qitirsiijuq : saisir quelqu‘un par-dessous les aisselles et joindre les mains sur son ventre

Quik : cuissot de phoque

Qulaalik : habitation de transition au printemps, les murs étant faits de neige, et le toit de tentes de peau

Qupanuaq : Bruant des neiges, moineau

Quvianartuvik : Paradis (Christianisme)

Quviasuvvik : Noël, le Temps des fêtes

449 Saattuujaq : cuit à la poêle, frit

Saki : terme d‘affinité : beau-père ou belle-mère

Salumajuq : propre

Sanajik : La sage-femme ou accoucheuse qui a aidé une fille à naître, et a coupé son cordon ombilical (BU). La sage-femme ou toute autre personne qui a habillé un enfant pour la première fois (BH).

Sarpiaq : tranche de queue de baleine

Sauniq : l‘éponyme d‘une personne, ou la personne nommée d‘après quelqu‘un

Sauniriik : une personne plus âgée et l‘enfant nommé d‘après lui

Saunirsuniq : une personne se comporte conformément à l‘habitus de son éponyme

Sinnganiq : jalousie

Sila : climat, température, air, extérieur

Silaittuq : déraisonnable, imprudent, fou

Silatujuq : sage, prudent

Sipijuq : un bébé ayant changé de sexe à la naissance

Sipiniq : le fait de se fendre, le fait pour un enfant de changer de sexe à la naissance

Siqinirmiut (pl.) : habitants du Sud

Siqqitiq : rituel de conversion au christianisme autrefois pratiqué au Nunavut

Sirijuq : il/elle pousse le cri de reconnaissance

Surusiq : jeune garçon (BU)

Taaq : obscurité

Tarniq : âme, âme humaine (christianisme)

Tarniqanngituq : qui n‘a pas d‘âme, animal (christianisme)

Tarniq tuqusuittuq : âme immortelle (christianisme)

Tarramiut : habitants du Nord

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Timi : corps

Tirigusuusiq : règle de conduite, prohibition en vigueur avant la conversion au christianisme

Tukimuangajuq : il/elle est droit, en bon ordre, en bonne forme

Tulugaq : corbeau

Tuniq : être non-humain autochtone des terres inuit

Tunnuk : gras de caribou, vernix

Tupilak : âme en peine

Turususiq : jeune garçon (BH)

Tutsianiq : prière

Tuurngaq : être non-humain (catégorie générique), « esprit », « esprit auxiliaire » de chamane, « démon » (christianisme)

Ukuaq : terme d‘affinité : belle-fille, femme du frère d‘une femme, femme d‘un neveu, etc.

Ukuatsaq : (ici) belle-fille à venir

Ulu : couteau féminin

Unikkaatuaq : récit mythique

Uppatiik : arrière-train, fesses

Uppiniq : croyance, foi chrétienne, religion chrétienne

Uqausiq : mot, parole

Uqausirtaq : dicton, proverbe, parole faisant autorité

Uumajuq : animal

Uummati : cœur

Uvinik (uvinik silarjuamiittuq) : la Chair (christianisme)

451 Notes :

Les formes nominales sont données ici au singulier. On forme leur pluriel en ajoutant –it, ou –t lorsque le mot se termine déjà par deux voyelles. Anniasiurti au singulier devient anniasiurtiit au pluriel, mais qallunaaq devient qallunaat au pluriel.

Précisions et abbréviations :

(ici) : ce terme peut avoir d‘autres significations, qui ne sont pas mentionnées dans ce lexique

(pl.) : ce terme est donné au pluriel dans le lexique

(BH) : Lexique de la Baie d‘Hudson (Itivimiut)

(BU) : Lexique de la Baie d‘Ungava (Tarramiut)

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