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Le fantôme de la liberté Maps to the Stars de Gérard Grugeau

Entre la bande dessinée et le cinéma Numéro 170, décembre 2014, janvier 2015

URI : https://id.erudit.org/iderudit/73269ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer ce compte rendu Grugeau, G. (2014). Compte rendu de [Le fantôme de la liberté / Maps to the Stars de David Cronenberg]. 24 images, (170), 57–58.

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Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J’écris ton nom.

[…]

Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer

Liberté.

– Paul Éluard

a caméra avance dans le couloir d’un nef des fous, une galerie de freaks, où actrice miné, tout contaminé. Et c’est là que le autobus et panote légèrement pour sur le retour, enfant star intoxiqué et gourou film de Cronenberg, basé sur un scénario L venir s’attarder sur une adolescente imposteur, adepte de nouvelles thérapies de Bruce Wagner, devient passionnant, car endormie, toute de noir vêtue. Son profil lucratives (John Cusak), se repaissent de au-delà de la farce grotesque et morale qu’il pur s’offre à notre regard. Puis, la jeune leur identité monstrueuse, en tentant de met en place avec une perversité jubilatoire, fille () se retourne dans préserver leur célébrité au prix de toutes le cinéaste fait de Maps to the Stars une son sommeil, laissant soudain entrevoir les compromissions. tragédie grecque où les humains et les son autre profil couvert de cicatrices. Au cœur de la Cité des anges revenue « dieux » se déchirent dans les miasmes d’un Bienvenu dans l’univers double et mutant de toutes les illusions, l’argent et l’image monde nauséabond de cynisme où tout est de l’auteur de The Fly et Dead Ringers, là où sont rois. En cela, Cosmopolis et Maps to désormais assujetti au mensonge généralisé la réalité n’est jamais à prendre au pied de the Stars forment dans la filmographie de et aux valeurs mercantiles. Ici, les stars du la lettre. On saura bientôt qu’Agatha – c’est David Cronenberg une hydre à deux têtes moment sont franchisées et l’obscénité le nom de l’adolescente – porte sur elle les mettant à nu les tares d’une société du règne en maître, dans les comportements stigmates d’un incendie survenu dans la dollar et du spectacle parvenue à un état tout comme dans les paroles. Et dans cette maison familiale alors qu’elle était enfant. de déshumanisation accélérée. Se mirant Interzone (Naked Lunch) où grouillent tous Là encore, une réalité en cache une autre, dans le miroir de leur narcissisme exacerbé, les monstres du subconscient qui prennent puisque la jeune fille est en fait à l’origine les personnages de Maps to the Stars se la forme de sinistres fantômes, seuls les de ce feu dans lequel elle a voulu entraîner consument sur le bûcher de leur vanité vers d’un poème de Paul Éluard2, revenant son frère et ses parents. Placée plusieurs dérisoire. Mais comme dans Rabid ou The comme un leitmotiv, ouvrent une porte sur années dans une institution à Jupiter, en Brood, un secret les relie, telle une maladie un ailleurs on ne peut plus improbable : Floride, elle revient aujourd’hui se venger virale, génératrice de tous les dérèglements. celui d’une hypothétique liberté. tel un ange noir exterminateur. Mais elle ne Sous la surface sociale, l’usine à rêves cache Cette liberté est avant tout celle que revient pas n’importe où. Elle revient dans son mythe fondateur : l’inceste. La maison le personnage d’Agatha voudrait faire la Hollywood Babylone1 dont Kenneth Anger familiale d’Agatha aujourd’hui rasée, mais sienne en rejouant la scène primitive, celle a jadis révélé les turpitudes cachées dans jadis sise sur la colline au pied des grandes de l’incendie qui lui a valu le rejet de sa ses écrits. Avec son nouvel opus à l’ironie lettres blanches de la Mecque du cinéma, famille. Éprise de son frère aussi terrifiant grinçante, David Cronenberg n’est pas en apparaît dès lors comme le lieu originel que désarmant (Evan Bird), jeune vedette reste. Hollywood y est présenté comme une d’une sinistre malédiction qui aurait tout de séries télévisées au compte en banque

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60804A_JMC_Int.indd 57 2014-11-28 2:46 PM Maps To The Stars de David Cronenberg

à l’égal de son ego démesuré, elle ne rêve comme un jeu de massacre implacable un subtil glissement de sens. Au générique que de consacrer leur amour sur les ruines tout en ménageant ses effets avec un art d’ouverture qui présentait une carte du ciel du passé et de commettre un pacte de perfide du rebondissement. dessinée répertoriant les maisons des stars, suicide sous les étoiles. Par cette union, Et pourtant, malgré une mise en scène se substitue ici, sur le générique de fin, une le couple maudit ne ferait somme toute que orchestrée de main de maître, le film finit représentation de la galaxie avec son cortège reproduire l’inceste du père et de la mère, par subir les contrecoups de sa mécanique d’étoiles. Le fantôme de la liberté a fait son en réalité frère et sœur. Comme toujours glaçante, comme si la viralité contagieuse œuvre, sauvegardant une part de rêve, chez Cronenberg (), à l’œuvre prenait finalement le dessus à mais Cronenberg refuse à ses personnages la famille se révèle un organisme vivant l’écran et nous coupait émotionnellement le contrechamp ouvert qui leur offrirait en mutation où couve l’horreur. Horreur de la tragédie qui se joue en sous-main. Il l’horizon illimité du firmament. Cette fin portée ici au paroxysme par le personnage y a pourtant dans la quête d’Agatha une sans réelle émotion, saturée par la musique, de Havana () littéralement dimension dramaturgique exemplaire. fait écho à la conclusion de Georges Privet vampirisée par le souvenir d’une mère qui En évoquant tel un mantra protecteur le dans un dossier que 24 images3 consacrait au abusait d’elle enfant, mère qu’elle rêve poème de lutte signé Paul Éluard (elle est réalisateur torontois en 1992 : « Ses films ne aujourd’hui d’incarner à l’écran dans le d’ailleurs le seul personnage à prononcer semblent jamais se terminer sur le mot Fin, remake d’un de ses films. À la manière le mot liberté), la jeune pyromane appelle mais plutôt se replier sur le début. Comme d’une enquête en forme de comédie noire, à une forme de résistance pour échapper si la fin abrupte de ses histoires entraînait Maps to the stars dévoile avec une maîtrise à la toute-puissance des divinités dévoyées Cronenberg dans un endroit où il ne peut confondante les dessous peu affriolants d’Hollywood. Comme dans les tragédies nous amener, mais dont il conserve l’espoir de cette Babylone incestueuse et exhibi- grecques, son regard est porteur d’un diffus qu’il puisse tout de même exister. »

tionniste où tout le monde s’expose sans défi qui est de rompre avec l’ordre établi 1. Paru dans sa version définitive en 1975, le Hollywood retenue pour satisfaire ses ambitions les et d’affirmer la pureté d’un désir : ici, celui Babylone de Kenneth Anger a été interdit aux États- Unis. Il sera republié en 2013 par les Éditions Tristram. plus viles. Il y a quelque chose de résolu- de son amour pour son frère. Ce faisant, 2. « Liberté » : poème composé de 21 quatrains, écrit par ment jouissif dans la façon qu’a la caméra Agatha reproduit bien sûr le cycle infernal Paul Éluard en 1942, alors que la France était occupée par l’Allemagne nazie. de s’immiscer sans pudeur dans « le de l’inceste, mais de par le pacte de suicide 3. Dossier David Cronenberg, Georges Privet, 24 images cauchemar climatisé » de ces existences qu’elle met en place, elle assume sa pleine n° 59, Hiver 1992. p. 16 à 29. pathétiques, de s’approcher de ces corps liberté, redonnant à l’humain une capacité de aliénés, saisis dans l’effroi de leur tour- Canada, États-Unis, Allemagne, France 2014. Ré. : David se réinventer, fût-ce dans la mort. Alors que Cronenberg. Scé. : Bruce Wagner. Ph. : Peter Suschitzki, Mont. : mente intérieure. Soutenu par la partition la caméra en plongée s’élève pour montrer Ronald Sanders. Mus. : . Int. : Julianne Moore, musicale obsessionnelle d’Howard Shore Mia Wasikowska, Evan Bird, John Cusak, , Robert les deux adolescents allongés côte à côte sur Pattinson, . Prod. : Saïd Ben Saïd, Martin Katz, qui vrille notre regard, le récit avance le lieu du crime originel, le cinéaste opère Michel Merkt. Couleur, 112 minutes. Dist. : Les Films Séville.

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