A N A L Y S E S | E N T R E T I E N S | C O M P T E S R E N D U S

L E S C A H I E R S D U C O M I T E A S I E N . 1 6 SOFT POWER 0 6 4 4 - 4 7 2 2

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N S S I o r é m u N

A U T O M N E 2 0 1 9

À PROPOS

LES JEUNES IHEDN LES CAHIERS DU COMITÉ ASIE L’association des Jeunes IHEDN est la Continent d'une surface équivalente au tiers première association française de jeunes du globe terrestre et foyer de près des deux sur les questions de défense, de sécurité tiers de l'humanité, l'Asie est le théâtre de et d’engagement. plusieurs événements majeurs contemporains. Plus que jamais, le monde que nous connaissons change et se transforme. Les Les Jeunes IHEDN compte parmi ses équilibres sont bouleversés, tant en membres des personnes particulièrement matière de politique que de géopolitique attachées à comprendre certains pays de ce ou d’économie, rendant très incertaine et vaste ensemble géographique. Le comité complexe la partie qui se joue sur Asie a donc été créé en 2011. l’échiquier mondial. Aujourd'hui, cette revue est le fruit de Nous vivons dans une époque où 55% de recherches et de réflexions de ses membres, la population mondiale est âgée de moins ainsi que de nos partenaires. Notre objectif de 27 ans. Au sein des Jeunes IHEDN, est de permettre au maximum de nos nous sommes convaincus que la jeunesse membres de pouvoir publier, pour certains est aujourd’hui autant un sujet de société pour la première fois. qu’un réservoir de solutions bienveillantes et pertinentes pour notre avenir commun. Je tiens à remercier chacun d'entre eux, et C’est dans ce contexte que les Jeunes de en particulier qui font vivre ce comité au l’IHEDN, forte de près de 2 000 jeunes delà des publications. Merci également à citoyens, dynamise une réflexion ceux qui nous conseillé et relu. Merci à tous. innovante et impertinente autour des problématiques de défense regroupant les sphères militaires, diplomatiques, | Responsable du comité économiques, civiles et culturelles. Marie Pavageau Asie [email protected]

DOSSIER SPECIAL SOFT POWER

PRÉFACE PAR CÉDRIC LEGENTIL

Secrétaire général du comité

Qu’est-ce que le "soft power" ? Joseph Nye, qui a forgé ce concept, estime que c’est « l’habilité d’obtenir ce que vous désirez par attraction plutôt que par la coercition ou le paiement. Il est issu de l’attractivité de la culture, des idées politiques et de la politique d’un pays. »[1]. Cette définition englobe les moyens d’influence auxquels peut avoir recours un Etat sans recourir à la voie des armes.

L’Asie-Pacifique n’a attendu ni la fin du XXe siècle ni Joseph Nye pour mettre en pratique ce principe. Depuis des siècles, l’influence culturelle chinoise est conséquente sur ses voisins coréens et japonais. L’objectif des première caravelles européennes à atteindre le sous- continent indien est, avant tout autre chose, de s’approvisionner en épices. Au XIXe siècle, la France est touchée par le mouvement des « chinoiseries » et du japonisme. La capacité inhérente des nations et cultures asiatiques et pacifiques à s’exporter sans heurts n’est plus à démontrer.

Cependant, le soft power s’inscrit désormais dans une logique complexe. L’équilibre international est constamment remis en question, entre puissances traditionnelles et nouvelles. La culture, les arts, la langue d’un pays sont autant d’outils à exploiter pour s’affirmer à l’échelle mondiale. Cela, tous les acteurs étatiques l’ont compris. Le soft power se décline dans une infinité de domaines ; celui de la défense n’est pas en reste.

Conscients de cet état de fait, les membres du Comité Asie des Jeunes de l’IHEDN se sont en conséquence faits fort d’aborder le sujet du soft power. Par une série d’articles sur des sujets variés, les différents auteurs ont traité d’une thématique commune, le soft power en Asie-Pacifique. Ce sont ces mêmes articles, accompagnés d’entretiens avec des gens d’expérience sur le sujet, que vous allez retrouver dans les pages suivantes.

Le Comité Asie souhaite remercier quatre ensembles d’individus : le Comité Directeur des Jeunes de l’IHEDN, pour leur soutien matériel et leurs encouragements à cet effort ; les membres ayant participé à l’écriture et à la relecture, véritables architectes de ce projet ; celles et ceux qui ont eu la gentillesse et la patience de nous accorder les entretiens présents dans ces cahiers ; nos lecteurs enfin, qui, nous l’espérons, apprécieront la lecture qui leur est proposée !

[1] « Soft Power, The means to success in world politics », PublicAffairs New York, 2004, page X DOSSIER SPÉCIAL SOMMAIRE SOFT POWER

PRÉFACE 45 L'ARSENAL DE Par Cédric legentil YOKOSUKA, SYMBOLE DE LA COOPERATION 01 INTRODUCTION FRANCO-JAPONAISE Par Ludivynn Munoz Par Cédric Legentil

03 LE SOFT POWER AU 55 LE SOFT POWER SERVICE DE INDONÉSIEN : OUTIL L'IDENTITÉ DE RAYONNEMENT

N ATIONALE Par Etienne Hal

CHINOISE

Par Wassim Alidra 63 TAIWAN À LA RECHERCHE D'UN NOUVEAU SOFT CHINE : "IL NE 18 P OWER SUFFIT PAS DE TIRER LA POUSSE DE Par Hugo Tierny R IZ POUR ESPÉRER U NE BELLE RÉCOLTE" 69 LES RELATIONS INSTITUTIONNELLES Par Philippie Courtin FRANCO-KHMERS

Par Maveric Galmich 20 LE SPORT COMME INSTRUMENT DU LE SOFT POWER SOFT POWER DE LA 72 SAOUDIEN EN RUSSIE ET DE LA MALAISIE ET CHINE I NDONÉSIE

Par Gauthier Mouton Par Ariane Bouf

31 HALLY'S GROWING 74 L'INFLUENCE DE INFLUENCE IN L'IRAN EN ASIE JAPAN : CAN THE CENTRALE

KOREAN WAVE Par Nicolas Guillaume WASH AWAY MUTUAL RESENTMENT ?

Par Simon Godart TOUTES LES ROUTES MÈNENT A LA SOIE

84 "BELT AND ROAD 104 LES ROUTES INITIATIVE" : QUE ENERGETIQUES DE NOUS DISENT LES LA SOIE ET LA CHIFFRES SUR SON D IPLOMATIE DU

REEL OBJECTIF ? VOISINAGE

CHINOIS Par Wassim Alidra Par Emmanuel Véron 91 TERRES RARES : DES ENJEUX DE LA TRANSITION E NERGETIQUE AUX

ENJEUX

GEOPOLITIQUES Par Wassim Alidra et Louis-Marie Zeller

ENTRETIENS & COMPTE-RENDUS DE CONFÉRENCES

116 SOFT POWER AU 130 LE SOFT POWER SERVICE DE INDONÉSIEN EN L'INFLUENCE : FRANCE

L 'EXEMPLE DE LA Entretien avec Rizki Ramdhani

CHINE EN AFRIQUE

Entretien avec Selma Mihoubi 133 FRANCE-VIETNAM : 45 ANS DE RELATIONS 120 LE SOFT POWER DIPLOMATIQUES, VERS CHINOIS EST-IL UN RENOUVEAU DES L IENS BILATÉRAUX ? EFFICACE ? Par Pham Quang Entretien avec Emmanuel Veron

125 GÉRER L'APPARITION DE LA CHINE DANS LE PAYSAGE DES NORMES

INDUSTRIELLES I NTERNATIONALES

Entretien avec Laure Deron d’État étasunien de l’époque (de 2001- LE SOFT POWER, 2005), Colin Powell, a finalement reconnu L'APANAGE DE TOUS en 2013 que Saddam Hussein ne possédait pas d'armes de destruction massive. LES PAYS ? Concernant la France, Nye pense qu’elle gé- nère du soft power et que c’est un des États européens le plus dynamique à ce niveau, PAR LUDIVYNN MUNOZ notamment grâce à la portée internationale Membre du Comité Culture & Influences de sa langue et de sa culture qui est impor- tante. Ce rayonnement est indéniable, en témoigne dernièrement l’émotion qui a Joseph Nye, universitaire étasunien, est à touché le monde entier suite à l’incendie de l’origine du concept de soft power, qu’il a Notre-Dame de dans la nuit du 15 avril conceptualisé et développé. Il explique et 2019, et l’élan de solidarité financière qui décrit ce pouvoir « doux » dans son ouvrage s’en est suivi par la suite. Soft Power, the means to success in world politics. L’auteur oppose son pouvoir Cependant, selon lui, ce pouvoir n'apparaît « doux » (soft power) au pouvoir « dur » pas suffisant à la France pour pouvoir domi- (hard power) basé notamment sur l’in- ner sur la scène internationale. Ainsi, la fluence militaire ; ces deux pouvoirs pou- France reste une puissance moyenne, vant interférer l’un envers l’autre. même si sous la présidence de Nicolas Sar- kozy puis de François Hollande, elle a tenté Le soft power se base ainsi sur l’influence de de s’imposer comme puissance militaire sur la culture, les valeurs politiques et la poli- la scène internationale, grâce à sa présence tique étrangère de chaque prétendant à pe- sur plusieurs fronts (Afghanistan, Côte ser sur la scène internationale. Le soft po- d’Ivoire, Libye, Centrafrique, Mali), démen- wer, cette « seconde face du pouvoir […] le tant la tendance prise sous Jacques Chirac pouvoir attractif » est avant tout généré par (opposition à la guerre en Irak en 2003) et des grandes puissances comme les États- reprenant les rennes dans le sens d’un Unis d’Amérique ou encore l’URSS en son « hard power ». temps. Par ailleurs, Nye pensait que dans un futur proche, la Chine et l’Inde allait déve- Pourtant en évoquant la France comme lopper leur soft power/, ce qui est effective- émettrice de soft power dès 2005, Joseph ment devenu le cas. Par exemple ces der- Nye ne s’y trompait pas, car celle-ci arrive nières années, la Chine a construit de nom- en tête du classement Soft Power 30 en breux instituts Confucius sur tous les conti- 2017 (en passant de la 5ème à la 1ère place). nents afin de promouvoir sa culture et sa Le classement Soft Power 30 classe chaque langue (il en existe une quinzaine en année les 30 nations les plus influentes dans France). le monde. Les États-Unis d’Amérique possèdent un soft power qui permet à l’anglais d’être au- jourd’hui la langue internationale domi- nante. Cependant, Joseph Nye reconnait que la seconde guerre en Irak met en avant le déclin que connait le soft power étatsu- nien. En effet, ils furent discrédités aux yeux du monde notamment puisque le secrétaire

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Joseph Nye cite également les Organisa- tions non gouvernementales (ONG) comme productrice de soft power. Par ailleurs même si Nye ne les évoque pas, il convient d’ajouter les organisations supranationales de promotion culturelle et linguistique, que Michel Guillou (2005) qualifie d’ « unions géoculturelles », qui génèrent également du soft power comme le Commonwealth of Nations, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) et la Communauté des Pays de Langue Portugaise (CPLP). En effet, on s’étonne toujours qu’à chaque nouveau sommet de l’OIF, des pays « non franco- phones » (comme le Qatar ou l’Arabie saou- dite il y a peu) souhaitent devenir membre de l’OIF. Pourtant même si on omet souvent ces organisations, elles attirent toujours plus de membres (88 États membres pour l’OIF soir presque la moitié des États membres de l’ONU et 53 États pour le Com- monwealth of Nations). Dans son ouvrage, Joseph Nye n’évoque pas les puissances émergentes et cite essentiel- lement les grandes puissances (étatsu- nienne, française…) comme productrice de soft power, pourtant certains « petits pays » développent leur soft power. Par exemple, la Corée du Sud, puissance moyenne, se fait connaitre dans le monde grâce à ce « pou- voir doux » notamment à travers son indus- trie culturelle (films coréens, séries co- réennes, K-pop). La Corée du Sud rayonne grâce à sa culture, c’est pourquoi on parle de « Hallyu », « vague coréenne » pour dé- crire ce phénomène de propagation de la culture coréenne à l’étranger. Même si on peut penser que le soft power est avant tout l’apanage des grandes puis- sances, il apparait qu’à son échelle tout État ou toute organisation peut produire du soft power pour tenter d’influencer et/ou pour paraitre plus attractif face aux autres ac- teurs en présence sur un territoire ou sur la scène internationale.

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LE SOFT POWER recherches sur le soft power du pays2, c’est- à-dire son utilisation de moyens non coerci- CHINOIS AU tifs pour influencer les décisions d’autres États ou populations. Peu semblent cepen- SERVICE DE dant aborder les aspects de construction L’IDENTITE identitaire domestique entourant la straté- NATIONALE gie de soft power international de la Chine. Nous allons donc voir l’importance que joue le soft power chinois dans la construction PAR WASSIM ALIDRA d’une culture et d’une identité nationale, et comment dans l’histoire récente chinoise Membre du comité Asie ces deux aspects ont été utilisés pour assu- rer la cohésion du pays et la légitimité du Depuis plusieurs années, la presse spéciali- pouvoir en place. sée et, de plus en plus la presse généraliste, discutent de l’influence croissante de la Le développement du soft power en Chine Chine dans le monde, en particulier à tra- vers ce que l’on pourrait appeler son « of- Le concept de soft power n’est entré que ré- fensive culturelle ». Depuis 2004 en effet, la cemment dans le discours politique chinois. Chine s’est lancée dans ce que Torres Abordé pour la première fois par Wang Hu- nomme l’une « des plus ambitieuses cam- ning en 1993 dans un article faisant large- pagnes de relations publiques jamais orga- ment écho à la publication de Joseph Nye de nisées par un gouvernement1 ». Ainsi, nous 1990, il s’interroge sur l’application des trois sommes pour beaucoup familiers des Insti- éléments du soft power identifiés par ce tuts Confucius, de toute la communication dernier – la culture, les valeurs politiques et entourant le Panda, érigé en symbole de la les politiques étrangères3 – pour la Chine4. Chine, ou encore des impressionnants Jeux Focalisée avant tout sur la culture, l’ap- Olympiques de 2008. proche de Wang Huning sera principale- ment reprise par l’École de Shanghai, école Cette activité chinoise sur les opérations de de pensée dominante du soft power à « ca- communication et d’influence dans le ractéristiques chinoises ». Elle vise à faire de monde a donné lieu à de nombreuses la culture le fer de lance de cette nouvelle

1 TORRES, Diego, « China’s soft power offensive », ZHANG, Guozuo, Research Outline for China’s Politico, 26 Décembre 2017, https://www.poli- Cultural Soft Power, Social Sciences Academic Press tico.eu/article/china-soft-power-offensive-confu- and Springer Nature Singapore Pte Ltd., 2017, p. 128, cius-institute-education/ https://link.springer.com/book/10.1007/978-981- 10-3398-8 2 CUSTER, Samantha, RUSSELL, Brooke, DILORENZO, Matthew, CHENG, Mengfan, GHOSE, Siddhartha, DE- 3 NYE, Joseph S., « Soft Power », Foreign Policy, n°80, SAI, Harshi, SIMS, Jacob, TURNER, Jennifer (coll.), 1990, pp. 153–171. Ties That Bind: Quantifying China’s public diplomacy 4 WANG, Huning, « Zuowei Guojia Shili de Wenhua: and its “good neighbor” effect, AidData, CSIS, Juin Ruan Quanli (Culture as a national power: soft 2018, pp. 1-91. power »), Fudan Daxue Xuebao (Fudan University Journal), n°3, March 1993, pp.23-28.

3 stratégie internationale5. Les échanges éco- profondément anti-impérialiste à une Chine nomiques et culturels ont en effet porté, souhaitant davantage s’intégrer dans les pendant des siècles, l’image d’une Chine échanges internationaux. Cependant, la no- riche, puissante et raffinée – à l’image des tion de soft power en Chine ne va réelle- descriptions qu’en font par exemple Ibn ment se développer que tardivement, au Battuta et Marco Polo – et ont durablement milieu des années 1990, dans une Chine une influencé les pratiques de certains États. Ci- fois de plus isolée à la suite des évènements tons par exemple le cas de la famille impé- de Tiananmen en 19899. Politiquement, il riale japonaise dès le XIème siècle6. Cette in- faut cependant attendre Hu Jintao et le fluence et cet imaginaire vont par la suite 17ème Congrès du Parti Communiste en largement se dégrader avec la domination 2007 pour voir le pays se lancer dans une européenne, puis japonaise, en Chine, lors réelle politique de développement de son de la période du « siècle de l’humiliation », soft power à l’international10. qui s’étend de la première guerre de l’opium à la fin de la Deuxième guerre mon- diale. A la fin de cette période, la Chine Quel est l’objectif du soft power chinois ? maoïste se positionne comme l’une des En 2010, Jin Canrong déclarait « la Chine puissances pivot de la guerre froide en Asie, reste un pays auto-centré. Elle n’est essen- et s’illustre au niveau international par une tiellement pas intéressée par le monde ex- posture idéologique révolutionnaire et mili- térieur, excepté pour faire de l’argent11 ». tariste, consacrée lors de la Conférence de Son soft power ne fait pas exception à cette 7 Bandung en 1955 . Cette posture sera logique. Dans le cas de la Chine, le sens du maintenue jusqu’à ce que Deng Xiaoping soft power doit être compris à la lumière parvienne à imposer ses idées à la suite des spécificités culturelles et politiques du d’une guerre de pouvoir qui atteindra son pays. Comme l’explique Edney, les écrits de 8 apogée en 1978 . La visite de Deng aux Nye sur le concept de soft power avaient États-Unis en 1979 marque le triomphe du pour objectif de répondre à l’étiolement du pragmatisme sur l’idéologie, avec le pas- soft power américain dans le monde, du fait sage d’une Chine révolutionnaire d’une focalisation trop importante des

http://cpc.people.com.cn/GB/64162/64168/64563/ 5 COURMONT, Barthélémy, « Soft Power Debates in 65371/4441902.html China », Academic Foresights, n°13, Janvier-Juin 2015, http://www.academic- 9 DING, Sheng et SAUNDERS, Robert. A., « Talking Up foresights.com/Soft_Power_Debates_in_China.html China: An Analysis of China’s Rising Cultural Power and Global Promotion of the Chinese Language », 6 SOUYRI, Pierre-François, Histoire du Japon médié- East Asia, Vol. 23, n°2, 2006, p. 26. val, Tempus Perrin, 2013, p. 528. 10 CALLAHAN, William A., « Identity and Security in 7 LARANE, André, « Le tiers monde se réunit à China: The Negative Soft Power of the China Bandoeng », Hérodote.com, 18 Novembre 2016, Dream », Politics, 2015, pp. 1-14. https://www.herodote.net/18_avril_1955- evenement-19550418.php 11 « China remains an inward-looking country. It is essentially not interested in the outside world, ex- 8 « 中国共产党第十一届中央委员会第三次全体 cept to make money ». JIN, Canrong, 2010, cité dans 会 公 议 报 (Communiqué de la troisième séance plé- SHAMBAUGH, David, China Goes Global: The Partial nière du onzième Comité central du Parti commu- Power, New York, Oxford University Press, 2013, p. niste chinois) », People.com, 22 Décembre 1978, 420.

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élites politiques américaines sur la puis- pays, de réduire la pauvreté ou encore de sance militaire12. L’objectif du soft power favoriser l’accès aux soins, l’objectif primor- chinois est, selon Zhao Qizheng (directeur dial du PCC est de s’assurer de la stabilité de du Conseil d’Information de l’État de Chine), son pouvoir sur la société. Cet objectif pri- d’ « expliquer la Chine au monde13 », et se- mordial se retrouve dans les discours de po- lon Callahan, « d’affronter ceux qui présen- litique générale des différents dirigeants tent la Chine comme une menace et au con- chinois lors des Congrès du Parti Commu- traire, continuer d’attirer ceux qui la consi- niste Chinois. Ainsi, pour Jiang Zemin en dère comme une opportunité14 ». Cette vo- 2002, l’objectif est de « parvenir à la réuni- lonté va de pair avec le souhait du Parti fication nationale, garantir la paix mondiale, Communiste Chinois (PCC) d’accroître sa lé- promouvoir le développement commun et gitimité internationale en montrant sa puis- arriver à la grande renaissance de la nation sance et son niveau de développement. Il chinoise sur la route du socialisme à carac- s’agit donc pour le PCC, d’améliorer « la téristiques chinoises18 ». Pour Hu Jintao en puissance narrative du pays » (huayuquan) 2007 et 2012, il s’agit de « continuer la ré- et de contrer ce qu’il considère comme forme et l’ouverture, poursuivre le dévelop- l’ « hégémonie narrative » (huayu baquan) pement scientifique, promouvoir l’harmo- de l’Occident15. nie sociale, et achever de nouvelle victoire dans la création d’une société modérément Mais cette volonté d’influencer le reste du 19 monde grâce au soft power reste ancrée prospère dans tous les aspects ». Plus ré- dans une logique domestique : pour Zhao, cemment, pour Xi Jinping en 2017, de « res- le travail de propagande à l’internatio- ter attaché à [nos] aspirations originales nal est motivé par des objectifs politiques […], sécuriser une victoire décisive dans la domestiques16. De même, en 2007, Yang construction d’une société modérément Jiechi, Ministre des Affaires Étrangères chi- prospère à tous les niveaux, s’efforcer de noise de l’époque, déclare que le dévelop- faire réussir le socialisme avec des caracté- pement du soft power international du pays ristiques chinoises pour une nouvelle ère, et travailler inlassablement pour réaliser le a pour but de s’assurer la construction 20 d’une société nationale « satisfaite sur tous Rêve chinois de renaissance nationale ». Il les aspects possibles17 ». Or, si à l’instar du y a persistance d’allusions à la domination reste des pays du monde cela implique d’as- politique du PCC sur la Chine à travers le lien surer le développement économique du établi entre socialisme et développement du pays. Tout comme l’indiquent Edney et

12 EDNEY, Kingsley, « Soft Power and the Chinese 17 Policy Research Unit of the Ministry of Foreign Af- Propaganda System », Journal of Contemporary fairs of the People’s Republic of China, Zhongguo China, n° 21, Novembre 2012, pp. 899-914. waijiao, p. 279. 13 ZHAO, Qizheng, Xiang shijie shuoming Zhongguo 18 JIANG, Zeming, Rapport du 16ème Congrès du (Expliquer la Chine au monde), Beijing, Xin shijie chu- Parti Communiste Chine, Parti Communiste Chinois, banshe, 2006, p. 31. 2002. 14 CALLAHAN, William A., Op. Cit. 19 HU, Jintao, Rapport du 18ème Congrès du Parti Communiste Chine, Parti Communiste Chinois, 2013. 15 EDNEY, Kingsley, Op. Cit. 20 XI, Jinping, Rapport du 19ème Congrès du Parti 16 ZHAO, Qizheng, Op. Cit. Communiste Chine, Parti Communiste Chinois, 2017.

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Callahan, le soft power chinois a certes vo- culture et identité. Pour Koukoutsaki-Mon- cation à construire des relations favorables nier, la production d’une idée nationale, avec d’autres États, il reste également atta- donc d’une identité nationale et de ses va- ché à résoudre les « problématiques identi- leurs, est le résultat de deux interactions. taires/sécuritaires visant à sauvegarder la Premièrement, des éléments reflétant les légitimité du régime au niveau domes- caractéristiques de l’identité nationale (sa tique 21 ». Dans un système politique non culture), entre d’un côté « la matérialité et démocratique, la légitimité du pouvoir les pratiques du quotidien », et de l’autre n’ayant pas la décision du peuple pour côté « les représentations et modèles sym- source, la construction de la légitimité est boliques engendrés ». Deuxièmement, les une démarche permanente, qui va de pair éléments de pouvoir (institutions) et maté- avec la construction identitaire. Ce soft po- riels (techniques), représentés par la pro- wer est alors qualifié de « négatif » par Cal- duction des « systèmes de communications lahan22. et les motivations/stratégies des agents so- ciaux » dans la transmission de ces aspects Cet aspect « négatif » du soft power ne peut 26 être compris sans avoir une réflexion sur ce de l’identité nationale . Nous pouvons qu’est le soft power en lui-même. Le soft po- donc voir qu’il existe un lien important wer est la capacité qu’a un État à amener un entre identité nationale et culture. Kou- autre État à volontairement faire ce qu’il koutsaki-Monnien précise que la culture va n’aurait pas fait en temps normal23. Il s’agit souvent bien au-delà de la rhétorique des donc d’un pouvoir d’influence reposant sur agents et des institutions. Nous allons ce- trois éléments : la culture, les valeurs poli- pendant voir que dans le cas de la Chine, le tiques et les politiques étrangères. Pour Cal- pouvoir politique définit ce qui est de lahan, avant le développement du soft po- l’ordre de la culture nationale chinoise et ce wer, est nécessaire une étape de produc- qui ne l’est pas, en s’appuyant sur le sys- tion des valeurs qui vont la caractériser24. tème de propagande et une homogénéité Dans le cas du soft power chinois axé sur la idéologico-culturelle. culture, une étape de production culturelle est donc nécessaire. Il existe donc un lien in- Agents et valeurs de la culture nationale chi- time entre soft power et production cultu- noise relle, cette production culturelle nous infor- mant sur les valeurs du pays (ou du moins Nye indique que le soft power doit s’ap- les valeurs que le pays juge idéales) qui en puyer sur les activités de propagande et de est l’émetteur25. Il est cependant aussi né- diplomatie publique afin d’être efficace. En cessaire de comprendre la relation entre Chine, où la propagande a longtemps été

21 Culture in East Asia », dans KATZENSTEIN, P.J. et SHI- CALLAHAN, William A., Op. Cit., p. 4. RAISHI, T. (dir.), Beyond Japan: The Dynamics of East 22 CALLAHAN, William A., Op. Cit. Asian Regionalism, Ithaca, New York, Cornell Univer- sity Press, 2006 pp. 211–233. 23 NYE, Joseph S, Op. Cit. 26 KOUKOUTSAKI-MONNIER, Angeliki, « Understand- 24 CALLAHAN, William A., Op. Cit. ing national identity: Between culture and institu- 25 LEHENY, David, « A Narrow Place to Cross Swords: tions », American Journal of Cultural Sociology, Vol.3, “Soft Power” and the Politics of Japanese Popular n°1, 2015, pp. 65-88.

6 utilisée à des fins domestiques, il y a eu une ne peut donc isoler la culture nationale chi- vraie adoption par les services de la propa- noise de l’idéologie du PCC en Chine, les élé- gande du concept de soft power. Différents ments de transmission et de production de ministères (affaires étrangères, économie, cette culture étant entièrement sous le con- information, culture), sont chargés de trôle de l’État. Bien sûr, certains pans de la mettre en œuvre les activités de propa- culture chinoise échappent au contrôle du gandes et de soft power dictées par le Dé- PCC, en témoigne par exemple les activités partement central de la propagande et le de l’artiste Ai Weiwei30. Cependant, cette Bureau d’information du Conseil d’État culture dissidente reste marginale et ne ré- (SCIO)27. Cet effort est opérationnellement siste en définitive pas à la censure chinoise. mis en œuvre par un ensemble de canaux Reste donc la première dimension, celle des appartenant au domaine de l’éducation aspects référentiels, symboliques et pra- (Instituts Confucius, associations étu- tiques de la culture nationale. S’intéresser à diantes) ou de l’information (CCTV, China cette dimension amène à s’intéresser au Daily, Global Times, China Radio, Xinhua contenu du message véhiculé par les agents etc.). Bien que nous parlions ici d’activités et systèmes institutionnels. Justement, le de propagande au niveau international, développement d’un soft power chinois a nous pouvons rappeler le lien soulevé par très tôt amené ses théoriciens à des ques- Callahan entre le soft power et l’étape né- tionnements intimes sur leur pays et sa na- cessaire de la production culturelle. Or, ture31. Dans un pays qui a largement mis à comme l’indique Edney, « les autorités de la bas les vieux totems du confucianisme et du propagande sont responsables de mainte- taoïsme lors de la Révolution culturelle, nir le contrôle de l’État-parti sur les affaires 28 qu’est-ce que la culture chinoise ? Doit-on culturelles en Chine ». Ainsi, le Départe- considérer la culture moderne ou ancienne, ment Central de la propagande a le contrôle la politique économique (le modèle chinois) sur les activités et productions culturelles ou le modèle politique (le socialisme avec du Ministère de la Culture et les bureaux de des caractéristiques chinoises) ? Pour Qin la Civilisation Spirituelle, en charge de « fa- Yaqing, cette réflexion autour du soft power voriser les valeurs sociales jugées désirables 29 chinois amène à se poser une question fon- par l’État-parti ». Par ailleurs, l’accès des damentale suivante : « Qui est la Chine ?32 Chinois aux produits culturels étrangers est ». Mais au-delà de cette question identitaire contrôlé par les services de la censure. On

Charte 08 appelant à des réformes politiques, ce qui 27 EDNEY, Kingsley, Op. Cit. lui vaut d’être emprisonné et empêché de voyager à 28 EDNEY, Kingsley, Op. Cit., p.13. l’étranger. 29 Ibid. 31 SHAMBAUGH, David, China Goes Global: The Par- tial Power, New York, Oxford University Press, 2013, 30 AI Weiwei est l’un artiste et militant chinois les 420 p. plus connu dans le monde. Il a notamment été l’un des concepteurs du Stade Olympique de Pékin « Nid 32 QIN, Yaqing, « Guoji Guanxi Lilun Zhongguo Pai d’Oiseau », hôte des cérémonies d’ouverture et fer- Shengcheng De Keneng He Biran’ (L’école chinoise meture des JO 2008. Dès 2007, il utilise son art et les de théorie des relations internationales : possibilité médias sociaux pour enquêter sur le tremblement de et nécessité) », Shijie jingji yu zhengzhi, Vol. 3, 2006, terre du Sichuan ou pour commémorer le massacre pp. 7–13. de Tiananmen. En 2011, il est co-signataire de la

7 fondamentale, qui se pose traditionnelle- alors à tous. Cette synthèse, qui représente ment lors la construction d’un discours na- en réalité la victoire du confucianisme sur tional, il s’agit également ici de construire les autres pensées, est éminemment poli- un discours entérinant la légitimité du PCC tique puisqu’elle justifie la non-participa- et de sa politique. Pour comprendre la pro- tion du peuple au politique et sa soumission blématique identitaire chinoise, il est donc à l’autorité. Elle permet aussi d’assurer la nécessaire de revenir à l’histoire récente du domination de la classe des shi sur le reste pays. des classes sociales, en particulier sur les classes des marchands et des soldats, mal perçues34. Pendant des siècles, cette cul- De la stabilité à la schizophrénie culturelle ture politique permet d’assurer la stabilité Culturellement, il est possible de distinguer du pays, marquée cependant par une récur- 35 très clairement la période précédant le rence de révoltes populaires , et permet siècle de l’humiliation à celle qui suit la dé- de faire de la Chine un État riche et puissant, faite chinoise de 1842. porté par sa démographie galopante, la pro-

ductivité de ses agriculteurs et ses innova- tions logistiques 36 . Les conquêtes impé- Stabilité riales des Han au-delà du berceau histo- La Chine a subi de profondes évolutions cul- rique de la civilisation chinoise, c’est-à-dire turelles. Historiquement, à partir des autour de la vallée du Fleuve Jaune, et la Royaumes Combattants du Vème au IIIème prise de pouvoir de dynasties non Han – les siècle avant J.C. jusqu’au milieu du XIXème Yuan au XIIème siècle puis les Qing au siècle et la première Guerre de l’opium, la XVIIème siècle – n’impliqueront pas de Chine est plutôt culturellement homogène. changements culturels fondamentaux. Le Bien qu’il existe une multitude de pratiques système de légitimation du pouvoir impérial et langues régionales, la classe des intellec- implique en effet l’adoption d’un ensemble tuels shi veille au respect de l’orthodoxie de rites et de procédures visant à appuyer confucéenne héritée de la synthèse opérée naturellement la transmission du mandat entre les pensées de Confucius, Shang Yang, du ciel. Ces procédures s’inspirent large- Xun Zi, Han Fei ou encore Mencius33. Les va- ment de la façon dont les Sima ont déposé leurs culturelles confucéennes s’imposent

ces régions qui sont la source de la plupart des rébel- 33 PINES, Yuri, L'invention de la chine éternelle, Les lions. (ESHERICK, Joseph W., RANKIN, Mary Backus, Belles Lettres, 2013, 394 p. Chinese Local Elites and Patterns of Dominance, Uni- 34 Ibid. versity of California Press, 1990, 480 p.) 35 Pour certains chercheurs, la récurrence de ré- Pour d’autres, il s’agit du résultat des interactions voltes populaires dans la Chine impériale tient à l’ab- entre la sensibilité de la Chine aux famines provo- sence de couverture territoriale complète des offi- qués par les aléas climatiques, et la nature du « Man- ciels nommés par la Cour impériale. Ceux-ci sont dat du Ciel » où la légitimité impériale est tributaire principalement présent dans les villes et zones stra- de la bonne santé du pays. (CHU, Ryrus C. Y., LEE, tégiques. En dehors de celles-ci, ce sont donc des or- Ronald D., « Famine, Revolt and the dynastic cycle », ganisations (religieuses, sociétés secrètes…) ou fi- Journal of Population Economics, 1994, pp. 351-378.) gures locales, qui prennent le pouvoir et acquièrent 36 FAIRBANK, John, Histoire de la Chine : Des origines de l’influence sur les paysans de ces régions : ce sont à nos jours, Editions Tallandier, 2013, 752 p.

8 les Wei pour fonder la dynastie des Jin au légalisme et la pensée de Han Fei Zi, dont IIIème siècle37. l’adage fuguo qianbing résume la pensée : plutôt que le pacifisme, « si un dirigeant sage maîtrise la richesse et le pouvoir, il Schizophrénie peut avoir ce qu’il veut39 ». Feng Guifeng, La Révolution industrielle change les codes intellectuel majeur de la fin des Qing, s’in- de la puissance, non plus seulement fondée terroge sur les raisons pour laquelle « ils sur des facteurs démographiques ou sim- sont petits mais puissants, et nous grands 40 plement géographiques. Les innovations mais faibles ». Feng développe, avec éga- dans les domaines militaire, du transport lement Kang Kouwei, le concept d’auto-ren- maritime, et l’importance du commerce forcement de la Chine. Ce discours résolu- amènent les puissances européennes à con- ment militariste et nationaliste sera néan- tester la politique d’isolement de la Chine moins largement développé par Liang pour y développer une activité commer- Qichao qui observe que « dans le monde, il ciale. Le séisme que constitue la défaite des n’y a que le pouvoir, il n’y a pas d’autre force Qing en 1842 amorce le début du siècle de […], si nous voulons atteindre la liberté, il l’humiliation et une profonde remise en n’y a pas d’autres routes, nous devons en 41 question des constituants culturels et poli- premier chercher à être fort ». Ce dis- tiques du pays. Le sentiment de supériorité cours, allant à l’encontre de siècles d’ensei- culturel des intellectuels chinois et du pou- gnement confucéen, inspirera tout autant voir impérial, ne peut rien face à la destruc- le père de la république chinoise Sun tion du Palais d’Été en 1860, qui se veut une Yatsen, que les nationalistes de Tchang Kai réponse des troupes anglo-françaises à l’ar- Check et les communistes de Chen Duxiu et rogance chinoise 38 . Dans cet empire en Mao Zedong. A ce propos, Mao Zedong dira crise, déjà, des voix s’élèvent pour critiquer « je vouais un culte (à Liang) » et « lisais et du doigt la responsabilité de l’orthodoxie relisais ses livres jusqu’à ce que je les con- 42 confucéenne, qui s’illustre par son rejet du naisse par cœur ». La chute des Qing militarisme et de l’apprentissage des tech- donne lieu à une instabilité politique mais niques des « barbares » européens. Le pre- également à une effervescence intellec- mier intellectuel à remettre en cause des tuelle, les Chinois expérimentant pour trou- siècles de domination confucéenne est, ver le meilleur remède à leur déliques- sans doute, l’intellectuel Wei Yuan. Ce der- cence, renforcée par leur défaite face au Ja- nier, à la faveur de l’étude de textes confu- pon impérial, longtemps perçu comme un céens, redécouvre et réintroduit le État client de la Chine. L’histoire nous l’a

37 CHAUSSENDE, Damien, Des Trois Royaumes aux 40 LEUNG, E-W, Wei Yuan and China's Rediscovery of Jin. Légitimation du pouvoir impérial en Chine au IIIe the Maritime World By Jane Kate Leonard, Harvard siècle, Paris : Les Belles Lettres, 2010, 465 p. University Press, 1984, 276 p. 38 EVIA, James, English Lessons: The Pedagogy of Im- 41 DELURY, SCHELL, Op. Cit. perialism in Nineteenth-Century China, Duke Univer- 42 SNOW, Edgar, Red Star Over China, Grove Press, sity Press, 2003, 143 p. 1973, 543 p. 39 DELURY, John, SCHELL, Orville, Wealth and Power: China's Long March to the Twenty-first Century, Ran- dom House, 2013, 496 p.

9 appris, en dépit des efforts de la Chine, le menaces extérieurs »). En particulier, la ré- pays ne parviendra pas à défaire seul le Ja- volte des Taïping entre 1851 et 1864 sera pon lors de la Deuxième Guerre mondiale. perçue comme une menace existentielle plus immédiate pour la Chine que la pré- La Deuxième Guerre mondiale constitue 44 pourtant l’un des tournants de l’histoire po- sence de troupes étrangères . En effet, l’étendue des dommages que suggère les litique et culturelle de la Chine. Plus qu’une opposition entre deux États, cette guerre estimations du nombre de personnes tuées voit, d’après Mitter, tout autant des Chinois pendant cette guerre civile – entre vingt et trente millions – illustre le défi matériel au- affronter des Japonais que des Chinois af- 45 fronter d’autres Chinois43. La guerre civile quel ont dû faire face les forces loyalistes . qui s’ensuit entre le Kuomintang et le PCC Dans une Chine dont le système politique est une guerre idéologique impliquant des repose sur le confucianisme, avec ses va- orientations politiques irréconciliables mais leurs de piété familiale et de loyauté envers qui vont marquer durablement l’identité le patriarche, la guerre civile démontre la culturelle des deux espaces géopolitiques crise de légitimité du pouvoir impérial des qu’ils finiront par dominer après 1949. Une Qing. Il n’est donc pas anodin qu’au natio- chose cependant les rapproche : le nationa- nalisme Han des Taiping qui désignaient les lisme. Manchus par le terme yao (démon), répon- dait la propagande religieuse des Qing qui voyait cette guerre comme la lutte du con- La culture et l’identité nationale au service fucianisme contre la religion chrétienne, de la stabilité domestique barbare, des premiers. Pour les chroni- queurs de l’époque, cette guerre civile mar- La nécessité d’un renouveau : une identité quait la fin d’une ère, répondant comme en nationale écho aux atrocités commises par les Man- Politiquement et culturellement le siècle de chus lors de leur prise de pouvoir en 164546. l’humiliation n’est pas à sous-estimer ; Par la suite, les défaites successives des néanmoins, le discours de l’humiliation qui Qing face aux forces occidentales puis japo- en résulte doit être rapproché d’un discours naises, et la perte de territoires qui s’ensuit, nationaliste naissant à la fin du XIXème qu’il s’agisse d’annexion ou de concession, siècle. fait craindre le démembrement du pays. Ainsi, en 1897, Ling Qichao s’inquiète de la Au milieu du XIXème siècle, la Chine des perte de souveraineté de la Chine sur le ter- Qing fait face à des « désordres intérieurs et ritoire : la perte de la Baie de Jiaozhou des menaces extérieures », une situation (Shandong) lui fait dire que « le spectre du conceptualisée par l’expression légaliste « 内忧外患 » (« dérangements intérieurs et

43 MITTER, Rana, China's War with Japan, 1937-1945: 45 HAIL, William, Tseng Kuo-fan and the Taiping Re- The Struggle for Survival, Penguin, 2014, 480 p. bellion: with a Short Sketch of his Later Career, Ox- ford University Press, 1927, 422 p. 44 DELURY, SCHELL, Op. Cit. 46 FONG, Meyer, What remains: Coming to terms with civil war in 19th Century China, Stanford : Stan- ford University Press, 2013, 335 p.

10 démembrement a fait trembler le pays tout penseur, la cour impériale et la culture con- entier47 ». fucéenne en sont incapables, il faut tout dé- Derrière le discours nationaliste, se cache truire pour reconstruire un nouveau sys- 破坏注意 une véritable conscience de la faiblesse po- tème : – le « destructivisme ». La litique de la Chine. Pour Yan Fu dans « Evo- fin des Qing, puis l’échec de Yuan Shikai à lution », la Chine est engagée dans une « restaurer l’Empire à la suite de la guerre de 51 lutte sanguinaire » avec les nations dévelop- protection de la nation de 1915-1916 , pées pour acquérir des avantages compéti- semblent alors marquer la transition d’une tifs, les faibles deviennent la proie des culture politique marquée par une allé- forts 48 ». Or, comme nous l’avons vu, les geance dynastique vers une culture poli- penseurs de la fin des Qing tentaient déjà tique d’allégeance nationale. Proclamée en de répondre à ce double enjeu – intérieur et 1916, il faudra attendre 1928 pour voir la extérieur. Si la révolte des Taïping a été par- République de Chine être unifiée sous la ticulièrement meurtrière, l’antériorité de la bannière du Kuomintang. Bien qu’une répu- première Guerre de l’opium sur la guerre ci- blique, le système politique est alors loin vile est symptomatique des difficultés des d’être démocratique. De plus, le refus du Qing et de la Chine à cette époque. En dépit Kuomintang de s’allier au Parti Communiste des tentatives de penseurs comme Liang Chinois, et sa lutte contre les partisans de Qichao ou encore de l’Empereur Guangxu Mao Zedong, y compris lorsque le Japon en- de moderniser le pays, les résistances cultu- vahit le territoire chinois, montre encore relles et politiques à la cour impériale font une fois la primauté de l’unification inté- échouer les réformes49. Au contraire, Liang rieure sur la lutte contre les menaces exté- Qichao qui vit au Japon à cette époque, ob- rieures. Une persistance que nous rever- serve le Japon de l’ère Meiji se moderniser rons ensuite très largement sous la Chine rapidement, sous l’impulsion de l’Empe- communiste. reur, pour devenir une puissance régionale. Pour Liang, si la Chine s’est montrée inca- Le « Destructivisme » : réingénierie cultu- pable de faire face aux nations étrangères, relle chinoise dans l’après-guerre c’est parce qu’elle manque de conscience À la sortie de la guerre civile de 1949, qui 国家思想 nationale ( ). Les paysans chinois voit la proclamation la République Popu- s’identifient avant tout à leurs clans, à leurs laire de Chine, la masse des paysans révolu- villages, aux régions, mais non à la Chine. Il tionnaires aspire à sortir de sa pauvreté et faut donc « trouver un moyen de (faire) re- voit dans le PCC une solution aux abus des 50 vivre notre nationalisme ». Pour ce fonctionnaires corrompus de l’ère

47 LIANG, Qichao, Quanji (Oeuvre Complète de Liang 50 DELURY, SCHELL, Op. Cit. Qichao), Pékin, Pékin chubanshe, 1999. 51 Cette guerre oppose Yuan Shikai, président de la 48 YAN, Fu, Jiu wang jue lun (Sauver la nation de la République de Chine qui s’est auto-proclamé empe- destruction), Nanchang : Du you yong shu zhi zhai, reur, à Cai E, chef de guerre et leader pro-républicain. Guang xu 27, 1901, pp. 113-226. L’issue victorieuse du camp républicain amène ce- pendant à l’affaiblissement du pouvoir du gouverne- 49 « Hundred Flowers Campaign », Encyclopedia Bri- ment central dans le nord du pays et le début de la tannica, https://www.britannica.com/event/Hun- domination des chefs de guerre. dred-Flowers-Campaign

11 nationaliste52. Pour Mao, afin devenir une réappropriation de ces danses tradition- nation socialiste puissante, la Chine doit se nelles par la population. transformer. Face aux tenants d’une trans- Autre exemple, la Révolution Culturelle. Ins- formation progressive, Mao met en œuvre piré par le Livre Rouge de Mao Zedong, le le projet de destructivisme imaginé par mouvement des Gardes rouges est l’illustra- Liang Qichao. Il tente tout d’abord de trans- tion du succès de la réingénierie du peuple former les campagnes en collectivisant les chinois souhaité par Mao : fondamentale- terres et en encourageant les paysans à se ment, il s’agit d’un mouvement populaire lancer en complément dans une activité in- spontané (bien qu’instrumentalisé) consti- dustrielle. Il fait taire dans le même temps tué d’une génération d’étudiants chinois de les « dérives droitières » à la suite de la « l’après-guerre propageant les idées campagne des Cent Fleurs ». maoïstes, souvent par la force. Pour Shell et Culturellement, le pouvoir reproduit les Delury, cette révolution culturelle marque techniques de propagande utilisées avec la réelle fin de la culture ancienne chinoise succès lors de l’ère de Yan’an (1936-1947) et un point de bascule de l’identité chinoise. où lors du Forum de littérature et d’art de Avec la destruction de nombreux biens cul- Yan’an de 1942, Mao appellera notamment turels anciens et la disparition violente de l’art et la littérature à jouer un rôle au ser- penseurs accusés de ne pas partager l’idéo- vice des masses53. Le yangge¸ danse tradi- logie maoïstes, les discours narratifs alter- tionnelle chinoise, va par exemple être mo- natifs, à l’identité chinoise voulue par Mao, difié de façon à répondre à cet objectif : de- sont effacés57. venant le douzheng yangge ou « yangge de Si nous reprenons les deux dimensions sou- la lutte », cette danse incorpore des sym- levées par Koukoutsaki-Monnier favorisant boles communistes et est simplifiée de fa- 54 la création et la transmission d’une identité çon à se démocratiser rapidement . culturelle, il est justement intéressant d’ob- Comme l’indique David Holm, ces danses server son application au cas de la Chine avaient vocation à être des mouvements de 55 communiste. Les moyens techniques qui masses , et loin d’être de simples outils de ont permis la victoire des forces commu- propagande étatique, ils se présentaient nistes (la propagande politique, la lutte ar- sous la forme d’une expression populaire mée), ont bien dû être complétés par une socialiste. Pour Nye, « la meilleure propa- 56 transformation radicale du quotidien de la gande ce n’est pas de propagande », et en population. Tout d’abord, en transformant ce sens, ces danses représentent effective- la société au niveau socio-politique afin ment un outil efficace pour répandre l’idéo- d’influencer les pratiques quotidiennes de logie communiste à travers une la population (collectivisation et

52 HSU, Carolyn, Corruption and Morality in the Peo- 55 HOLM, David, Art and Ideology in Revolutionary ple's Republic of China, East Asian Studies Center, In- China, Oxford University Press, 1991, 405 p. diana University, 1996, 55 p. 56 NYE, Joseph S., « China's Soft Power Deficit », The 53 TAÏ HUNG, Chan, « The Dance of Revolution: Washington Post, 8 mai 2012, Yangge in Beijing in the Early 1950s », The China https://www.wsj.com/articles/SB100014240527023 Quaterly, n° 181, Mars 2005, pp. 82-99. 04451104577389923098678842 54 Ibid. 57 DELURY, SCHELL, Op. Cit.

12 industrialisation des campagnes, danses et mise en place d’une économie tournée vers activités culturelles), et leurs rapports à l’international. Finie la révolution perma- l’autorité (mise en place de nouvelles insti- nente, il est désormais nécessaire de faire tutions et interlocuteurs). Ensuite, par la passer le pragmatisme avant l’idéologie transformation du cadre symbolique et his- tout en solidifiant le rôle de l’État dans le torique servant de référence à la popula- pays. D’un pouvoir anticapitalisme et anti- tion, notamment avec la destruction au bourgeois, la Chine de Deng encourage ou- cours de la Révolution Culturelle de toute la vertement les chinois à s’enrichir, et symbolique politico-religieuse héritée du s’éloigne de la doctrine égalitaire lorsqu’il Confucianisme et de l’ère impériale. Le suc- déclare : « laissons certaines personnes de- cès de cette réingénierie peut encore être venir riches en premier 58 ». Mais dix ans observé dans les actes quotidiens de la po- après le succès de la visite de Deng aux pulation ayant grandis lors de cette période. États-Unis en 1979, démontrant un apaise- Aujourd’hui encore, de nombreuses per- ment entre les deux États et la construction sonnes (principalement des seniors) se réu- d’une nouvelle relation, les évènements de nissent tous les soirs pour danser sur les Tian’anmen vont venir saper les efforts di- places publiques. plomatiques de la Chine vers l’Occident. Si une réflexion autour du soft power ne se dé- veloppe que plus tardivement, les évène- Problématiques identitaires dans la Chine ments de Tian’anmen peuvent se com- post-maoïste prendre sous le regard d’un questionne- Depuis la fin de l’ère Mao, plusieurs mouve- ment identitaire important sur la relation ments semblent avoir combiné ces deux di- d’une partie du peuple chinois avec l’auto- mensions de la construction identitaire na- rité politique dominante. Loin d’être can- tionale. tonnées aux seuls étudiants, les prises de

positions pro-manifestants de personnali- tés politiques comme Zhao Tiyang, à Transformation de la Chine et instabilité l’époque Secrétaire générale du PCC, incar- sous Deng et Jiang nent la persistance de lignes politiques plu- L’ère Deng Xiaoping marque un tournant rielles au sein du PCC. La Chine doit-elle majeur pour la culture chinoise. Écarté du avancer vers la démocratie ? La Chine est- pouvoir et disgracié lors de la Révolution elle un État socialiste ? Capitaliste peut- Culturelle, Deng parvient à la fin des années être ? Ces questions peuvent amener direc- 1970 (à la faveur de la mort de Mao), à tement à une remise en cause de la culture, mettre en avant une politique économique des valeurs et donc de l’identité nationale. en totale opposition avec celle de Mao. La sensibilité du contrôle du discours cultu- Conscient de la pauvreté et du retard éco- rel et identitaire en Chine peut également nomique de la Chine, Deng encourage la s’illustrer avec le cas du Falun Gong, un

58 TONG, Bao, « How Deng Xiaoping Helped Create a Corrupt China », The New York Times, 3 juin 2015, https://www.nytimes.com/2015/06/04/opinion/ba o-tong-how-deng-xiaoping-helped-create-a- corrupt-china.html?_r=0

13 mouvement spirituel né au début des an- emphase est mise sur « l’harmonie » alors nées 1990, alliant exercices et méditations. que ce terme était quasiment absent sous Face à une perte des valeurs morales au ses prédécesseurs. De même, il introduit la sein de la société chinoise, ce mouvement notion de société « modérément pros- est initialement soutenu par le pouvoir poli- père », notion reprise par Xi Jinping lors de tique – notamment de Zhu Rongji – avant son discours au 19ème Congrès du Parti Com- d’être de plus en plus perçu avec hostilité. muniste. Cependant, c’est la notion de Si le groupe a été banni et persécuté en « rêve chinois de rajeunissement » qui Chine à la suite d’une manifestation du marque plus particulièrement les discours groupe près des bureaux du gouvernement de ce dernier, alors même que les crois- chinois, le déclenchement de cette hostilité sances économique et démographique s’es- politique est antérieur à cet évènement. Se- soufflent. Cette notion de rajeunissement, lon Julie Ching, l’opposition de Jiang Zemin qui remonte aux écrits de Liang Qichao, re- s’explique par le « théisme » du groupe, prend l’idée d’une Chine de nouveau puis- alors que le PCC prône une idéologie pro- sante et respectée62. Liang Qichao imagine fondément athéiste59. par exemple, au XXème siècle, la Chine ac- cueillant l’exposition universelle, un rêve mis en œuvre sous Hu Jintao63. Sous Xi Jin- Harmonie contrainte sous Hu et Xi ping, le « rêve chinois » est un discours nar- Le spirituel ne pouvant que difficilement ratif profondément nationaliste tournant jouer un rôle d’apaisement social en Chine, autour de la puissance passée et future de l’accroissement des inégalités 60 à mesure la Chine, motivant la construction d’une ar- que le pays se développe à travers la nou- mée puissante et la création d’ « un fort velle doctrine du « socialisme à caractéris- sentiment communautaire pour la nation tiques chinoises » et le modèle de « capita- chinoise64 ». Au niveau international, ses ef- lisme étatique » amènent aujourd’hui à des fets se font déjà ressentir en Mer de Chine, tensions. Selon le Carnegie Endowment for où Pékin a accentué au niveau domestique Peace, en 2011, la Chine a connu près de le développement de l’imaginaire du « geo- 180 000 manifestations de masse61. Le dis- body » de la Chine (l’idée spatiale nationale cours narratif du PCC tente de prendre en de la Chine) intégrant tout ce territoire65. Ce compte ces évolutions pour les intégrer à contrôle du discours narratif semble se ren- son discours. Ainsi, sous Hu Jintao, une forte forcer sous la présidence de Xi. Ainsi, on

59 CHING, Julie, « The Falun Gong : Religious and po- 61 China and the Pivotal 18th Party Congress: Prob- litical implications », American Asian Review, 1er lems and Prospects, Carnegie Endowment for Peace, janvier 2001, https://culteduca- Washington, 18 octobre 2012. tion.com/group/1254-falun-gong/6829-the-falun- 62 LIANG, Qichao, Op. Cit. gong-religious-and-political-implications.html 63 DELURY, SCHELL, Op. Cit. 60 « To each according to his abilities », The Econo- mist, 31 mai 2001, https://www.econo- 64 XI, Jinping, Op. Cit. mist.com/asia/2001/05/31/to-each-according-to- 65 HAYTON, Bill, « The Modern Origins of China’s his-abilities South China Sea Claims: Maps, Misunderstandings, and the Maritime Geobody », Modern China, Vol. 45, n°2, 2018, pp. 1-44

14 observe sous son ère une accélération des utilisés dans la région, d’un important con- activités de propagande en Chine et le dé- trôle sur les actes quotidiens des Ouig- veloppement d’un culte de sa personna- hours 72 , de la mise en place de moyens lité66. Le PCC tente également d’accroître d’endoctrinement (camps de rééducation son contrôle idéologique au sein des entre- et système de parrains Han)73, et l’assimila- prises chinoises, en réactivant les départe- tion des Ouighours au sein d’une Chine Han ments politiques négligés jusque-là67, et au notamment en encourageant très forte- sein des universités chinoises 68 . Dans le ment les mariages interethniques74. Nous même temps, la Chine renforce son con- retrouvons, encore une fois dans cette si- trôle des réseaux virtuels privés (VPN)69 et tuation, des éléments techniques de con- des réseaux sociaux70. trôle des moyens d’échanges culturels, avec Par ailleurs, depuis deux ans, de nombreux d’un côté une limitation à l’accès aux mos- journaux font état d’un durcissement de la quées, au Coran et un contrôle du gouver- politique sécuritaire chinoise au Xinjiang71. nement sur le contenu des smartphones Dénoncé par Human Right Watch, ce dur- des Ouighours ; de l’autre, la mise en place cissement s’incarne par une surveillance ac- d’outils permettant la transmission des va- crue des moyens de communications leurs du PCC, par exemple avec un

septembre 2018, 66 BLATT, Mitchell, « China and the Cult of Xi », The https://www.theguardian.com/commentisfree/201 National Interest, 12 juin 2018, https://nationalinter- 8/sep/13/the-guardian-view-on-xinjiang-chinas- est.org/blog/buzz/china-and-cult-xi-25581 secret-camps-are-at-last-in-the-spotlight ; 67 XI, Jinping, Op. Cit. PEDROLETTI, Brice, « Human Rights Watch dénonce 68 TABER, Nick, « How Xi Jinping is Shaping China’s la campagne de répression des Ouïgours en Chine », Universities », The Diplomat, 10 août 2018, Le Monde, 12 septembre 2018, https://thediplomat.com/2018/08/how-xi-jinping- https://www.lemonde.fr/asie- is-shaping-chinas-universities/ pacifique/article/2018/09/12/human-rights-watch- denonce-la-campagne-de-repression-des-ouigours- 69 CONNOR, Neil, « China fortifies its Great Firewall en-chine_5354056_3216.html with crackdown on VPNs - after Xi Jinping called for 'global connectivity' », The Telegraph, 24 janvier 72 SHIH, Gerry, « Muslims forced to drink alcohol and 2017, eat pork in China’s ‘re-education’ camps, former https://www.telegraph.co.uk/news/2017/01/24/chi inmate claims », The Independent, 18 mai 2018, na-fortifies-great-firewall-crackdown-vpns-xi- https://www.independent.co.uk/news/world/asia/c jinping-called/ hina-re-education-muslims-ramadan-xinjiang-eat- pork-alcohol-communist-xi-jinping-a8357966.html 70 QIU, Stella et WOO, Ryan, « China launches plat- form to stamp out “online rumors” », Reuters, 30 73 BYLER, Darren, « Why Chinese civil servants are août 2018, https://www.reuters.com/article/us- happy to occupy Uyghur homes in Xinjiang », CNN, china-internet-idUSKCN1LF0HL 10 novembre 2018, https://edi- tion.cnn.com/2018/11/09/opinions/uyghur-home- 71 REGENCIA, Ted, « Escape from Xinjiang: Muslim visit-opinion-intl/index.html Uighurs speak of China persecution », Al Jazeera, 10 Septembre 2018, 74 « Xinjiang authorities push Uyghurs to marry Han https://www.aljazeera.com/indepth/features/escap Chinese », RFA, 2017, https://www.rfa.org/eng- e-xinjiang-muslim-uighurs-speak-china-persecution- lish/news/special/uyghur-oppression/ChenPol- 180907125030717.html ; icy2.html « The Guardian view on Xinjiang: China’s secret camps are at last in the spotlight », The Guardian, 13

15 programme de parrainage familial. Ce pro- physique au Tibet se double également de gramme, baptisé « Faire la paire et devenir mesures légales visant à réduire la protec- une famille », assigne aux familles Ouig- tion attribuée aux traits culturels tibétains hours un citoyen han, souvent fonction- (langue, culture) et ont réduit leurs espaces naire dans une administration ou une entre- d’expression culturelle 77 . Mais sous Xi, prise étatique, afin de promouvoir les idées comme au Xinjiang, une politique radicale du Parti Communiste et surveiller les agisse- semble être favorisée. Le livre blanc « Ré- ments de leurs hôtes 75 . Nous retrouvons forme démocratique au Tibet – 60 ans plus également des éléments visant à modifier tard »78 publié en Mars 2019 pour marquer les pratiques du quotidien. Les camps repré- le 60ème anniversaire de l’intégration du Ti- sentent à la fois un moyen d’endoctrine- bet à la République Populaire de Chine, ment à travers le message qu’ils transmet- s’écarte de la trajectoire du précédent livre tent, mais aussi un moyen de contraindre blanc publié en 2009 : il ne fait plus de la les Ouighours à modifier leurs pratiques communication avec le Dalaï Lama un élé- quotidiennes. Ajoutons également que les ment de sa stratégie pour la région79. autorités encouragent les Han à venir s’ins- Dans le cadre du discours politique de taller dans la région de façon à modifier sa « rêve chinois », à l’instar de l’utilisation des répartition ethnique et à casser les codes masses sous Mao, Xi Jinping semble vouloir socio-culturels du Xinjiang. Pour Xi Jinping accroitre son contrôle du discours narratif et le PCC, l’objectif est de gommer l’identité sur la société afin de contrebalancer l’ou- régionale, ethnique et religieuse des Ouig- verture économique toujours croissante du hours pour y imposer une identité natio- pays au reste du monde. Comme l’indique nale, Han et athéiste, afin de mieux contrô- Edney, « la conceptualisation chinoise du ler les velléités d’indépendance des locaux soft power se focalise sur le fait de contrer Ouighours. l’influence occidentale (y compris en Signe de la continuité de l’obsession sécuri- Chine)80 ». Ayant un modèle politique qui taire du PCC, l’actuel situation au Xinjiang l’isole, au niveau de ses valeurs, du reste du remet en lumière l’utilisation de méthodes monde, la Chine doit utiliser son soft power similaires au Tibet, en 2008, sous Hu Jintao : « dans un but défensif81 ». le gouverneur actuel du Xinjiang, Chen Quanguo, y avait auparavant officié. Déjà, l’objectif était d’ « oblitérer la mémoire » ti- bétaine en amenant la population à rempla- cer l’allégeance au Dalaï Lama par celle du Parti Communiste Chinois76. La répression

75 BYLER, Darren, Op. Cit. 79 WONG, Catherine, « Beijing ‘signals shift’ on Dalai Lama with new white paper on Tibet », South China 76 International Campaign for Tibet, Storms in the Morning Post, 28 Mars 2019. grasslands, 2012, 266 p. 80 EDNEY, Kingsley, Op. Cit., p. 9. 77 Ibid. 81 LI, Mingjiang, Soft power in Chinese discourse: pop- 78 The State Council Information Office of the Peo- ularity and prospect, IDSS / Working Papers, n°165, ple’s Republic of China, Democratic Reform in Ti- 2008, p. 37. bet—Sixty Years On, Mars 2019

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Conclusion La mise en place d’une stratégie de soft po- wer culturel par la Chine, nous a amené à nous interroger sur son contenu et sur ce qui constitue la culture nationale de la Chine. La mainmise du pouvoir sur la pro- duction et la communication culturelle dans le pays n’est pas nouvelle, et s’incarne dans la volonté politique du pouvoir en place de contrôler l’identité nationale du peuple chi- nois. Le siècle de l’humiliation a en particu- lier permis le passage d’une allégeance du peuple chinois au pouvoir impérial dynas- tique, à un pouvoir politique représentant l’idée et l’identité nationale chinoise. L’identité nationale et la culture nationale du pays sont donc changeantes, selon les objectifs et ambitions des hommes forts du pays, l’objectif étant avant tout d’assurer la stabilité politique, la cohésion du pays et d’entériner la légitimité du pouvoir sur le pays. Il est ainsi particulièrement étonnant de voir la télévision d’État aller jusqu’à mo- difier des propos historiques de Deng Xiao- ping, pour justifier la hausse des inégali- tés82. Toujours est-il que la culture et l’iden- tité chinoise actuelles restent marquées par un fort nationalisme et par une omnipré- sence des valeurs du PCC.

82 DENG, Yuwen, « Between Truth and TV: China’s New Deng Xiaoping-Inspired Miniseries », The Wall Street Journal, 18 août 2014.

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« IL NE SUFFIT PAS collaborations agréées librement par les deux parties. DE TIRER SUR LA La Chine n’a jamais menti sur ses intentions. POUSSE DE RIZ Elle a toujours souhaité privilégier la cons- truction économique de son pays, assurer POUR ESPERER UNE sa cohésion, et asseoir sa puissance essen- tiellement au plan régional. Elle avait une BELLE RECOLTE » revanche à prendre sur les humiliations pas- sées. Toute action à l’international a été PAR PHILIPPE COURTIN menée dans ce but, y compris celle des Routes de la soie : il faut assurer la survie, la Membre d’honneur du comité Asie croissance et la gloire du pays.

Pour participer à ce projet qui comportait OPINION. des gains immédiats évidents pour peu C’est en découvrant il y a quelques se- qu’on s’y prenne de la bonne manière, les maines un article du quotidien Le Monde nations occidentales ont compris qu’il fallait sur l’avenir de la Chine que j’ai réalisé à quel écrire une belle histoire pour expliquer les point nous avons construit les théories les délocalisations dans des domaines aussi plus délirantes de notre rapport à ce pays stratégiques que les usines, les laboratoires, sans que Pékin n’ait à bouger le petit doigt. les centres de recherche et de développe- La politique d’influence chinoise, par son si- ment... Les pays intéressés par cette ouver- lence et le méticuleux suivi de ses plans, ture enclenchée dans les années 1980, ont force le respect : moins on connaît un pays, créé eux-mêmes l’environnement favorable plus il est nécessaire de s’appuyer sur des pour ce qui allait servir les intérêts de la présupposés plus ou moins pertinents. Il de- Chine. Une Chine qui s’est considérable- vient possible de raconter des bêtises sans ment enrichie, de manière inégale il est vrai. risquer d’être contredit. Il sera intéressant d’étudier un jour les véri- tables gains des pays qui se sont engagés Finalement, vu de France, et même en dans cette délicate aventure. ayant effectué un court séjour en Chine, que sait-on vraiment sur cet empire et ses Nous avions jusqu’à ces derniers mois le habitants ? Simplement un peuple autrefois beau rôle : celui du maître enseignant à cantonné à l’autre bout de la terre et désor- l’humble élève ce que nous avions de meil- mais présent en Europe avec ses investisse- leur. Beaucoup estimaient encore récem- ments, ses produits, ses touristes, et ses ment, et avec une certaine condescen- étudiants. dance, que cet élève ne pourrait jamais ve- nir sur nos terrains de chasse par manque Nous sommes très probablement à un tour- de connaissances et de maîtrise des règles nant de cette épopée qui a commencé il y a internationales. A tout le moins, il serait res- presque 40 ans et qui repose sur le point pectueux de ceux qui lui avaient transmis suivant : la Chine n’est plus l’usine du ces savoirs. Et cet élève allait dans ce sens monde. De ce choix d’ouverture décidé il y en prônant le respect mutuel, l’amitié entre a quelques décennies, elle en a retiré des les peuples, la non-ingérence dans les af- connaissances, des technologies et des sa- faires intérieures des États, etc. voir-faire, sans pour autant les maitriser to- talement. Certains ont été volés mais la plu- C’était sans compter le déploiement d’un part ont été acquis dans le cadre de jeu dont les règles varient en fonction des

18 acteurs. Pour la Chine, ce fut celui du grand partenaires et la poursuite d’une écono- pays, certes, mais encore et toujours en mie capable d’éviter les fissures in- voie de développement. L’actuel président ternes d’une société prête à beaucoup l’a rappelé lors de l’ANP 2019 (Assemblée accepter si elle peut respirer, se remplir Nationale Populaire) : nous sommes puis- la panse et s’amuser un peu. De l’ado- sants mais si fragiles. lescent un peu turbulent naîtrait une Le bouchon est désormais poussé suffisam- puissance susceptible de créer la con- ment loin pour que la Chine propose son fiance, le respect, avec laquelle il serait modèle à d’autres pays comme une alterna- possible de collaborer sur le long terme. tive à nos propres modèles économiques et Difficile d’y croire à ce stade. sociaux. La norme est une arme puissante et non-létale. La Chine l’a parfaitement - Enfin, la fuite en avant liée à l’échec compris. Cependant, ce modèle repose tout d’un système qui se brisera à force de se de même sur une forme de liberté très en- raidir : une fuite qui consistera à surfer cadrée dont on commence à voir se dessi- sur un nationalisme largement diffusé ner les effets susceptibles de nous toucher aujourd’hui dans les médias, y compris directement, comme la collecte massive au travers du cinéma chinois. Une op- des données et le contrôle des personnes. tion tout à fait logique en cas d’échec Un modèle qui pêche par manque de créa- économique et financier, et la volonté tivité et d’innovation : malgré d’immenses de ne rien changer au système : le res- efforts et des sommes colossales englou- ponsable sera alors choisi dans la région ties, la Chine a du mal à se sortir de la simple d’Asie du Nord-Est. La Chine n’en sortira copie et de la mise en œuvre de toutes les pas vainqueur. Mais les conséquences opportunités données par la captation des d’un conflit, même régional, iront bien technologies et savoir-faire sur son sol ou à au-delà de cette région. l’étranger. Le raidissement du système oli- Cette dernière option sera d’autant plus garchique chinois et sa volonté de créer une crédible que la Chine aura l’impression nouvelle muraille de Chine pour mieux se d’être devenue une puissance militaire re- prémunir des prédateurs ne cadrent pas doutable, tout comme elle est au comble de avec le dialogue d’ouverture qui suscite la fierté lorsque ses voisins étrangers la pla- quelques doutes. De ces éléments, nous cent au second et peut-être un jour au pre- pourrions proposer trois issues possibles : mier rang des puissances économiques. Pé- kin sait parfaitement que ce classement - La poursuite de sa volonté de puissance sans changer ses fondamentaux : une n’est possible qu’en coupant dans les vi- course folle à la puissance pour dépas- rages et en évitant soigneusement certains ser enfin l’ennemi et concurrent su- critères pris en compte pour d’autres pays prême, les États-Unis. Ce sera un échec comme la France à commencer par la trans- comparable à celui qu’a connu l’URSS parence de ses activités, sa stabilité finan- dans les années 1970. Les réserves fi- cière, et sa capacité réelle d’innovation... nancières auront fondu, l’enthousiasme Sa quête effrénée de reconnaissance pour- populaire se sera tari, les alliés s’éloi- rait provoquer sa perte, ce que Deng Xiao- gneront et les portes de la progression ping avait envisagé en développant le con- technologique se seront refermées. cept de réformes maîtrisées à caractéris- tiques chinoises (discours de 1992). - Le retour à une ouverture maîtrisée par la diffusion des normes dans les pays

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LE SPORT COMME du monde de football comme une planche d’appel afin de remettre la Russie sur le de- INSTRUMENT DU vant de la scène internationale. Formidable vitrine de l’attractivité et du rayonnement SOFT POWER DE LA d’un pays, l’accueil et l’organisation d’un RUSSIE ET DE LA événement sportif international représente aussi, parfois, une « épreuve » politique, CHINE comme a pu le vivre Dilma Roussef, cons- puée lors de la Coupe du monde 2014 au Brésil et destituée avant les JO de Rio en PAR GAUTHIER MOUTON 2016. Membre du comité Asie L’idée selon laquelle le sport serait un ins- trument politique n’est pas récente83. Lors Le 14 juin 2018, le président russe Vladimir des Jeux de Berlin en 1936, l’athlète Jesse Poutine a donné le coup d’envoi officiel de Owens sert de modèle américain et d’em- la Coupe du monde de football. Beaucoup blème d’émancipation. Enjeu géopolitique, de dirigeants régionaux ont fait le déplace- le sport contribue à la construction de ment à Loujniki, le même stade qui accueillit l’image et de l’influence d’un pays à en 1980 les Jeux olympiques (JO) de l’Union l’échelle mondiale. Il lui permet d’exister soviétique. La présence des chefs d’État et dans le concert des nations et d’obtenir le de gouvernement à cet événement sportif capital politique suffisant auprès de l’opi- permet de cartographier la sphère d’in- nion internationale et des élites politiques fluence russe : les présidents kazakh Nour- car recevoir une Coupe du monde, des soultan Nazarbaïev, kirghize Sooronbay championnats internationaux voire les Jeux Jeenbekov et azerbaïdjanais Ilham Aliev, les olympiques, c’est un gage de respectabilité. premiers ministres arménien Nikol Pachi- Pour paraphraser le célèbre politologue et nian et libanais Saad Hariri, le président de chef de file des néoconservateurs améri- l'Assemblée populaire suprême de Corée du cains, Robert Kagan, qui assimile la puis- Nord, Kim Yong-nam, et enfin le prince hé- sance à la capacité d’écrire et à faire l’His- ritier d'Arabie Saoudite, Mohammed ben toire, rien de mieux que le sport pour maté- Salmane. Néanmoins, comme ce fut le cas rialiser ce désir d’exister et d’être au lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux monde84. de Sotchi 2014, la plupart des dirigeants oc- Cet article vise d’abord à opérer une syn- cidentaux n’ont pas fait le déplacement. Ces thèse sur les atouts et les limites du sport absences ont pu être interprétées comme un revers infligé à Vladimir Poutine, celui-ci souhaitant se servir des JO ou de la Coupe

français. La création, le 23 mars 2016, d’un Comité 83 Le sport constitue autant un vecteur de politique stratégique et d’un Observatoire de l’économie du nationale qu’étrangère. En témoigne, par exemple, sport s’inscrivent dans le même sens. la nomination inédite de Jean Lévy comme ambassa- deur pour le sport le 1er mars 2013. Ce poste ratta- 84 GUEGAN, Jean-Baptiste, Géopolitique du sport. ché au Quai d’Orsay vise à faire du sport un outil de Une autre explication du monde, Paris : Bréal, 2017, la diplomatie, de l’influence et du rayonnement p.183.

20 comme instrument de soft power85. Un bref pour se protéger contre ces tensions historique des relations entre l’Asie et le qu’elles créent elles-mêmes. Dans les socié- Mouvement olympique, et notamment la tés ayant atteints un niveau relativement création des jeux hostiles au Comité inter- avancé de civilisation […] il existe une national olympique (CIO), permettra en- grande variété d’activités de loisir, dont le suite d’analyser la diplomatie sportive des sport, qui ont précisément cette fonction88 pays asiatiques, « puissances partielles86 » ». Autrement dit, le sport représente aussi pour la plupart. Deux cas d’études serviront pour un État un moyen de se confronter aux à illustrer la dimension géopolitique du autres, en dehors de la guerre, comme une sport : celui de la Russie d’une part, de plus sorte de prolongement de la diplomatie par en plus isolée à l’international mais qui a ac- d’autres moyens. cueilli et organisé récemment des événe- Tout comme Elias et Dunning qui notent la ments sportifs majeurs, et d’autre part, la dimension civilisationnelle du sport, force stratégie de Xi Jinping qui rêve de faire de la est de constater la mise en scène des sym- Chine une nation du football. boles de la nation (drapeau, hymnes) à tra- vers ses athlètes qui, en portant ses cou- Accueillir et organiser le sport mondial c’est leurs, offrent un visage et font exister l’État- exister sur la scène internationale nation. À titre d’exemple, la Palestine, non- reconnue par l’ONU, est toutefois membre En plus de se voir appliquer une grille de lec- de la Fédération Internationale Football As- ture propre aux Relations internationales, le sociation (FIFA) et utilise le sport pour mon- sport a également constitué un objet de re- trer son unité. Si l’événement sportif est cherche privilégié pour les sociologues. En ainsi traversé par une affirmation identi- effet, dans leur ouvrage Sport et civilisation, taire forte, qu’il traduit la capacité d’un État la violence maitrisée87, Norbert Elias et Eric à projeter son identité sur un territoire, il ar- Dunning considèrent que le sport est instru- rive toutefois que cette quête d’identité, mentalisé pour en faire un « espace toléré poussée à son paroxysme, puisse dégrader de débridements des émotions ». Ils pour- l’image d’une équipe, d’un club ou d’un suivent en soulignant que « la plupart des pays. Ainsi, l’apparition du « phénomène ul- sociétés humaines proposent des mesures tra » en Italie (tifosi), ou plus généralement

économique incontournable, mais pas encore en 85 Concept forgé dans les années 1990 par le polito- mesure de rivaliser sur les questions stratégiques logue américain Joseph Nye et qui renvoie aux avec Washington. La formule « puissance partielle » moyens non-militaires détenus par un État par les- signifie donc qu’un pays est dominant dans certains quels il cherche à diffuser ses valeurs, ses modes de secteurs mais en retard dans d’autres domaines. représentation au reste du monde dans l’optique de SHAMBAUGH David, China Goes Global: The Partial défendre ses propres intérêts. Tout de même indis- Power, Oxford : Oxford University Press, 2013. sociable du « hard power », il s’agit d’influencer indi- rectement le comportement des autres acteurs par 87 ELIAS, Norbert, DUNNING, Eric, Sport et Civilisa- ce que Nye qualifie de « force d’attraction ». La no- tion. La violence maitrisée, Paris : Fayard, 1986, tion met l’accent sur l’idée que la culture – et donc 1994. le sport – peut être l’une des priorités du pouvoir ré- 88 Ibid, p. 53. galien. 86 Terme inventé par le sinologue américain, David Shambaugh, pour qualifier la Chine désormais acteur

21 le hooliganisme en Angleterre ou en Russie respectant une logique de cooptation, est renvoient à ce que Jean-Marie Brohm et tout à fait symptomatique de la gouver- Marc Perelman appellent une « peste émo- nance du sport international dans laquelle tionnelle89 ». l’Asie, jusqu’à une période assez récente, De par leur visibilité médiatique, les grandes s’est vue sous-représentée. compétitions sportives internationales jouent un rôle non négligeable dans les re- Le continent asiatique intégré avec retard lations internationales, elles sont tout à la au Mouvement olympique, mais qui fois des miroirs déformants, des caisses de n’échappe pas au phénomène de la suren- résonance et des champs d’affrontement chère entre puissances90. Le sport, instrument au service d’une politique étrangère pour cer- Bien que le Japon ait participé à la sixième tains États, incarne « le pouvoir d’attrac- édition des Jeux d’été en 1912, la relation tion, de conviction, d’incitation et d’in- des pays asiatiques avec le Mouvement fluence91 », propre au soft power. Un État olympique est marquée par d’importantes instrumentalise le sport afin d’être reconnu tensions. Gabriel Bernasconi souligne d’ail- sur la scène internationale et s’y affirmer. leurs le paradoxe propre au sport asiatique Les boycotts des JO de Moscou (1980) et de en qualifiant la région de « berceau des pre- Los Angeles (1984) illustrent parfaitement miers jeux régionaux et des jeux parallèles la dimension (géo)politique de la course aux les plus hostiles aux Jeux Olympiques93 ». En médailles, une alternative non-violente à effet, afin de contrebalancer l’eurocen- l’affrontement irréductible entre les États- trisme des JO, on assiste à une régionalisa- Unis et l’Union soviétique. Le sport a aussi tion du Mouvement Olympique94 et se dé- été, durant presque tout le XXème siècle, un veloppe en Asie des « sous-structures » ou révélateur de l’occidentalisation du monde, des jeux parallèles antagonistes95, du moins au diapason d’un ordre international carac- concurrents, au Comité International Olym- térisé par une « diplomatie de conni- pique (CIO). Tout comme les Jeux d’Ex- vence 92 ». Cette politique de club, trême-Orient, les premiers Jeux Asiatiques

89 BROHM, Jean-Marie, PERELMAN, Marc, Le Foot- 94 WARGNIER, Quentin, La structuration régionale du ball, une peste émotionnelle. La barbarie des stades, Mouvement olympique face à la régionalisation géo- Gallimard, coll. Folio actuel, n°122, 2006. politique, mémoire de maîtrise, sous la direction de Pascal Boniface, Institut d’Études Européennes de 90 BRET, Cyrille, « Les trois fonctions du sport dans les l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 2015. relations internationales : miroir déformant, arène de rivalités ou catalyseur de paix ? », Diplomatie, 95 Dès 1913 sont créés les Jeux d’Extrême-Orient. Im- n°93, juillet-août 2018. pulsés par les Occidentaux et notamment la Young Men’s Christian Association (YMCA), ils regroupent à 91 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 191. Manille les , le Japon et la Chine. Ils dure- 92 BADIE, Bertrand, La diplomatie de connivence. Les ront jusqu’en 1937, date de l’invasion japonaise de dérives oligarchiques du système international, Paris, la Chine. Les Jeux d’Asie de l’Ouest, créés en 1934, La Découverte, 2011. ont connu leur 5ème édition à Téhéran en 2013 ; les Jeux d’Asie du Sud-Est, créés en 1959, ont connu leur 93 BERNASCONI, Gabriel, « Les Jeux régionaux, mani- 28ème édition à Singapour en juin 2015 ; enfin, les festations de proximité », Histoire du Sport et Géo- Jeux d’Asie du Sud, créés en 1984, ont connu leur politique, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 272. 12ème édition à Delhi en 2012.

22 de 1951 véhiculent une forme de contesta- Jeux : après Beijing en 2008, Pyeongchang tion face à un ordre sportif international do- en 2018, les Jeux d’été à en 2020, la miné par les puissances occidentales. Du- capitale chinoise accueillera ceux d'hiver en rant les décennies 1960-1970, la première 2022. Avec cinq éditions en quinze ans sur édition des Jeux des nouvelles forces émer- le même continent, l'Asie devance même gentes (Games of New Emerging Forces – l'Europe dans l'histoire olympique récente. GANEFO) à Jakarta en 1963 constitue la par- Cependant, en s’inscrivant dans la logique faite illustration de la politisation du sport de bureaucratisation du sport moderne international96. En effet, les GANEFO repré- (naissance d’institutions spécifiques et d’or- sentent la menace la plus sérieuse que le ganisations de fédérations représentatives CIO ait eu à affronter au fil de son histoire. chargées des compétitions et des sportifs), Depuis lors, cinq nouvelles Olympiades ont les pays asiatiques et la Russie ne peuvent eu lieu en Asie avec les Jeux d'été de Séoul échapper au phénomène de financiarisa- en 1988 et de Pékin en 2008, et les Jeux tion. La financiarisation consiste à maximi- d'hiver de Sapporo en 1972, de Nagano en ser les revenus et les bénéfices liés à l’orga- 1992 et de Pyeongchang en 2018. Les Jeux nisation d’un événement sportif, celui-ci re- de Pékin en 2008, symbole de l'émergence levant désormais du sportainment (contrac- chinoise sur la scène internationale, furent tion de sport et d’entertainment) marqués, à quelques semaines de leur ou- De ce point de vue, les Jeux de Los Angeles verture, par de nombreuses contestations en 1984 marquent un précédent puisqu’il et demandes de boycotts. Le CIO justifia s’agit du premier événement olympique en- son choix par sa volonté de « devancer l'His- tièrement financé par des fonds privés. Ap- toire » en reconnaissant la nouvelle place paraissent d’ailleurs lors de cette édition les mondiale de la Chine. L'influence asiatique premiers contrats de sponsoring ou parte- s'exprimera aussi par l'apparition de nou- nariat, c’est-à-dire des opérations de com- velles disciplines traditionnellement orien- munication permettant à une marque de tales au programme olympique : le judo y soutenir et s’associer, financièrement ou au est intégré à Tokyo en 1964 et le de moyen d’une prestation de service, à l’orga- table à Séoul en 1988. Cette influence réci- nisation d’une manifestation culturelle, as- proque de l'Asie sur le Mouvement olym- sociative ou sportive. Toujours aux États- pique est le fruit d'un développement solide Unis, à Atlanta, siège de Coca-Cola, la du sport asiatique et des structures olym- marque rouge et blanche a fait beaucoup piques dans la région, après que les jeux ré- pour que la ville accueille les Jeux olym- gionaux se soient implantés sur une initia- piques d’été en 1996. Le sponsoring de tive occidentale. Coca-Cola est colossal pour l’époque : 250 Cette stratégie semble payante puisqu’une millions de dollars en publicité, 60 millions nouvelle domination asiatique apparaît de dollars en spots publicitaires TV, 20 mil- dans l’attribution des villes d’accueil des lions de dollars en publicité dans le parc olympique, 15 millions pour le financement

96 CONNOLY, Chris A., « The Politics of the Games of the New Emerging Forces (GANEFO) », The Interna- tional Journal of the History of Sport, Vol. 29, n°9, 2012, p. 1311-1324.

23 de la flamme olympique, 25 millions de dol- de manière pérenne une surenchère liée à lars en action promotionnelles, et 40 mil- la financiarisation du sport à l’échelle mon- lions de dollars pour être le fournisseur en diale, au point d’aboutir à une vraie « malé- boisson exclusif (autre que l’eau)97, soit un diction du vainqueur de l’enchère101 ». Une total de 410 millions de dollars (en dollars explosion des coûts d’organisation qui n’a constants de 1996). pas épargné la Russie, malgré l’importante On assiste à une véritable inflation du coût contribution du géant mondial de l’énergie d’accueil et d’organisation des Jeux olym- Gazprom au financement des stades de la Coupe des confédérations 2017 et la Coupe piques et des Coupes du monde depuis les 102 années 1980. Ainsi, la ville de Pyeongchang du monde 2018 . a dépensé 120 millions d’euros pour obtenir les JO d’hiver en 2018, très loin des 22 mil- Le bilan contrasté de la stratégie du soft po- lions dépensés par Athènes pour obtenir les wer sportif de la Russie Jeux en 200498. En outre, la nouvelle esti- mation du coût global des JO de Tokyo 2020 L’Union des Républiques socialistes sovié- s’élève à plus de 14 milliards d’euros (1,8 tiques (URSS), créée en 1922, s’est long- trillions de yens !) alors que le dossier de temps exclue d’elle-même du mouvement candidature tokyoïte soumis en septembre olympique et sportif. Affiliée à la FIFA en 2013 avançait plutôt le chiffre de 7,6 mil- 1947, elle n’y entre qu’en 1951, l’année de liards d’euros 99 . L’une des principales la création du Comité national olympique causes de ces gonflements de prix tient au de l’URSS. Jamais présente aux JO jusqu’à fait que les villes excluent d'importantes l’olympiade de 1952 à Helsinki, elle a été sommes associées aux frais connexes quand confrontée à un cordon sanitaire lié à la elles présentent leur dossier de candidature crainte de la contagion des idées révolu- au Comité international olympique. Le Qa- tionnaires103. Récemment, la Russie de Vla- tar, quant à lui, devrait dépenser la somme dimir Poutine a eu l’opportunité d’accueillir astronomique de 187 milliards d’euros pour et d’organiser des compétitions sportives accueillir sur son sol la Coupe du monde de internationales de grande envergure. Suivis football en 2022100. On peut admettre que, par le monde entier, les Jeux de Sotchi 2014 depuis les Jeux d’Atlanta en 1996, s’installe et la Coupe du monde de football 2018

97 SABATIER, Patrick, « Coca-Cola a mis la ville en 100 « Le Qatar dépense 500 M$ par semaine pour la bouteille. La marque rouge et blanche est la bienfai- Coupe du monde 2022 », Le Figaro, 7 février 2017, trice de la Géorgie. Et des JO. Bienvenue à Co- http://sport24.lefigaro.fr/le-scan- catlanta! », Libération, 20 juillet 1996, http://www.li- sport/2017/02/07/27001-20170207ARTFIG00297- beration.fr/evenement/1996/07/20/coca-cola-a- le-qatar-depense-500-m-par-semaine-pour-la- mis-la-ville-en-bouteille-la-marque-rouge-et- coupe-du-monde-2022.php blanche-est-la-bienfaitrice-de-la-georgie-e_176601 101 ANDREFF, Wladimir, « Pourquoi le coût des Jeux 98 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit, p. 232. Olympiques est-il toujours sous-estimé ? La ‘’malé- diction du vainqueur de l’enchère’’», Papeles de Eu- 99 « Les coûts pour les Jeux olympiques de Tokyo ex- ropa, 2012, p. 3-26, https://halshs.archives-ou- plosent », Radio Canada, 2 juin 2017, https://ici.ra- vertes.fr/halshs-00794056 dio-canada.ca/nouvelle/1037560/facture-jeux- olympiques-tokyo 102 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit, p. 163. 103 Ibid., p. 213.

24 représentent une opportunité de raviver la ainsi coûté la bagatelle de 1,5 milliards d’eu- flamme nationaliste, de faire l’unité natio- ros aux contribuables russes, ce qui en fait nale autour de l’équipe russe, et profiter de le stade le plus cher au monde105. ses victoires hypothétiques pour en tirer un Suite à ces différentes compétitions inter- crédit politique. Dans un contexte post-an- nationales, les gains politiques pour Vladi- nexion de la Crimée et de conflits latents en mir Poutine restent aussi modérés, bien que Ukraine, notamment dans l’enclave pro- confirmant sa popularité à l’échelle domes- russe du Donbass, la Russie – absente des tique. Alors que l’événement devait offrir éditions du G7 depuis 2014 – est en quête un visage attractif et rassurant du pays, l’in- d’une présence positive sur la scène inter- trusion de quatre membres des Pussy Riots nationale. Les événements sportifs organi- lors de la finale de la Coupe du monde, le 15 sés sur son sol sont l’occasion parfaite de se juillet 2018, n’a fait que mettre en lumière faire valoir autrement. la problématique du respect des droits de la Cependant, d’un point de vue financier, ces personne en Russie et notamment au mu- compétitions sportives n’ont pas rencontré sellement de la presse. Plus de 400 manifes- les résultats escomptés pour l’économie tants, dont l’opposant au Kremlin Alexeï Na- russe, qui sort tout juste d’une longue pé- valny, ont été arrêtés mercredi 12 juin 2019 riode de récession. Les moyens gigan- lors d’une marche à Moscou en soutien au tesques déployés pour l’olympiade de Sot- journaliste Ivan Golounov, accusé à tort de chi en 2014 (51 milliards d’euros) visaient trafic de drogue avant d’être disculpé et li- d’autres objectifs, notamment géopoli- béré la veille106. Force est de constater que tiques, que la simple mise en valeur du ter- cette situation ternit l’image de Vladimir ritoire caucasien à plusieurs échelles. La Poutine aux yeux de la plupart de ses homo- « malédiction du vainqueur de l’enchère » logues occidentaux. De plus, le soft power précédemment mentionnée s’applique à la sportif de la Russie a été discrédité par un Russie car, pour l’organisation de la Coupe scandale de dopage institutionnalisé, celui- des Confédérations en 2017104 ou la Coupe ci ayant été mis en place lors de JO de du monde en 2018, un certain nombre de Londres en 2012, des Mondiaux de natation stades ont dû être rénovés, voire construits. en 2011, d’athlétisme de Moscou en 2013, Le Zenit Arena, le stade de Saint-Péters- et enfin lors des JO d’hiver de Sotchi en bourg, baptisé Krestovksy Stadium, aurait 2014. Le rapport McLaren de 2016 107 a

http://fr.fifa.com/confederationscup/teams/index.h 104 La Coupe des confédérations en Russie en 2017 : tml 4 stades (Saint-Pétersbourg, Moscou, Kazan et Sotchi). 16 matchs réunissant les 6 champions des 105 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 189. confédérations régionales de la FIFA : le Chili, 106 « Russie : plus de 400 manifestants, dont Alexeï vainqueur de la Copa América, le , champion Navalny, arrêtés lors d'une marche pro-Golounov », d’Europe 2016, la Nouvelle-Zélande, le Mexique Europe 1, 12 juin 2019, pour la CONCACAF, le Cameroun, vainqueur de la https://www.europe1.fr/international/russie-une- Coupe d’Afrique des Nations 2016, l’Australie, centaine-de-manifestants-dont-alexei-navalny- vainqueur de la Coupe d’Asie AFC, la Russie, pays arretes-lors-dune-marche-pro-golounov-3904210 organisateur, et l’Allemagne, championne du monde en titre. C’est la Mannschaft qui a remporté cette 107 MCLAREN, Richard H., The Independent Person édition 2017 de la Coupe des confédérations. Coupe Report. Wada Investigation of Sochi Allegations, 18 des Confédérations de la Fifa, Russie 2017,

25 démontré la volonté flagrante du pouvoir et d’ouverture initiées par Deng Xiaoping, le politique russe de dénaturer le sport en pays investit massivement dans le sport. Il l’instrumentalisant. Si la Chine a également est un révélateur stratégique car il suppose été touchée par le phénomène de dopage, « la capacité d’un pays à sélectionner, for- le Parti communiste déploie une politique mer et entraîner sa jeunesse pour la rendre sportive qui, du moins à l’échelle nationale, compétitive, à toutes les échelles, du local se révèle extrêmement efficace. au mondial109 ». Au diapason de la défini- tion de la puissance formulée par Raymond Aron (auteur réaliste des Relations interna- L’essor de l’industrie footballistique en tionales), le sport montre comment un ac- Chine, un cas d’école du « muscle drain » teur valorise le facteur population, pour en La Chine a signalé son retour au monde en faire un facteur décisif. Commandée par Xi obtenant les JO d’été en 2008 et l’olym- Jinping et soutenue par les oligarques du piade d’hiver à Beijing du 4 au 20 février pays, la politique chinoise volontariste d’in- 2022. Déjà organisateur des Jeux asiatiques vestissement et de formation dans le foot- en 1990, le pays a accueilli deux Coupes du ball pourrait constituer un témoignage élo- monde féminines de football en 1991 et quent des rapports réussis et consubstan- 2007, ainsi que les Championnats du monde tiels entre sport, développement et géopo- d’athlétisme en 2015. L’attribution de la litique. Coupe du monde de 2030 à la Chine semble Longtemps restées en retrait du monde actée au sein de la FIFA, une formidable op- footballistique, l’Asie et l’Amérique du Nord portunité pour créer l’adhésion des foules représentent désormais des marchés ma- chinoises et asiatiques devant le regard de tures. Le « soccer » (ou football) est d’ail- la planète et des grands médias internatio- leurs le premier sport pratiqué par les naux. La politique sportive d’ampleur de la jeunes filles aux États-Unis, et l’équipe na- Chine s’inscrit dans une perspective plus tionale, championne du monde en titre, ca- globale, baptisée « diplomatie du pays- racole en tête du classement FIFA. En Chine, hôte » (zhuchang waijiao [主场外交] en la politique volontariste de Xi Jinping, grand chinois), la formule fait référence à la stra- passionné de football, est à la mesure de ses tégie chinoise d’organiser sur son sol des ambitions. 30 000 académies de football événements internationaux, qui sont des ont été créées et les fonds investis dans la vecteurs importants de son soft power108. Chinese Super League (CSL), première divi- sion chinoise, sont colossaux (388 millions Le sport constitue un bon indicateur de la d’euros dépensés lors du seul mercato d’hi- puissance économique et financière d’un ver en 2016-2017) 110 . La publication en État. Depuis les réformes de modernisation mars 2015 des 50 points du « programme

juillet 2016, https://www.insidethegames.biz/me- membres de l'Organisation de coopération de dia/file/37086/Independent Commission report.pdf Shanghai à Qingdao le 9 juin 2018 ; ou qui témoi- gnent des ambitions globales de la Chine : le G20 à 108 Pour des exemples non-sportifs : l’Exposition Uni- Hangzhou en 2016 et le Forum OBOR, sur les « nou- verselle à Shanghai en 2010 ; dans le domaine de la velles routes de la soie » en mai 2017 à Beijing. sécurité, la Conference on Interaction and Confi- dence-Building Measures in Asia (CICA) en 2014 à 109 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 79. Shanghai, la 18ème réunion des chefs d'État des pays 110 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 115.

26 de développement et de réforme du foot- comparaison, les droits de diffusion de la ball chinois » par le Conseil des affaires Ligue 1 en France ont été rachetés par d’État annonce le développement de la pra- l’agence espagnole MediaPro et le réseau tique dans les écoles, le renforcement de la qatari de chaînes BeIN Sports pour 1,153 construction et la gestion des infrastruc- milliards d’euros par an (sur la période tures, l’amélioration et la réforme des struc- 2020-2024)114. tures, le développement de l’équipe natio- Le secteur du football en Chine est financé nale et l’optimisation des mécanismes d’in- 111 et détenu par de grands groupes industriels, vestissements . comme le Shanghai SIPG qui appartient au À l’image du fonctionnement du régime gestionnaire du port de Shanghai (Shanghai communiste, répondant à une division ver- International Port Group) le plus grand port ticale du pouvoir, cette politique sportive du monde. Pour leurs clubs, ces investis- implique les plus hautes sphères et l’oligar- seurs n’hésitent pas à débourser plusieurs chie (comme Xu Jianyin ou Jack Ma) proches dizaines de millions d’euros lors des pé- du pouvoir central. En plus de l’arrivée de riodes de transferts. Selon la FIFA, avec 420 Zhang Jian, un proche du régime, en 2017 millions d’euros investis sur la saison 2016- au sein du conseil de la FIFA, la fédération 2017, dont 319 sur le seul mercato hivernal, internationale compte désormais parmi ses la Chine fait désormais partie des cinq plus principaux sponsors les conglomérats chi- grands acheteurs mondiaux de joueurs, de- nois comme Alibaba, Wanda et Huawei112. vant la France115. La participation de ces entreprises dans la Attirer les meilleurs footballeurs est d’ail- financiarisation du sport international dé- leurs l’un des objectifs de cette diplomatie montre le rôle incontournable de la Chine sportive conduite par la Chine. L’ancien dans l’ordre économique mondial à travers champion du monde Nicolas Anelka a par une stratégie d’influence tous azimuts. exemple foulé les pelouses chinoises sous N’échappant pas non plus au « syndrome » les couleurs du club de Shanghai Shenhua, de la surenchère, l’essor de l’industrie foot- club où jouait Carlos Tevez, footballeur in- ballistique en Chine s’est traduit aussi par ternational argentin, il y a encore quelques l’augmentation phénoménale du montant mois. On peut aussi mentionner les Brési- des droits télévisés de la Chinese Super liens Oscar et Hulk qui se sont engagés avec League, vendus 1,1 milliard d’euros en 2015 le Shanghai SIPG, ou l’ancien joueur du PSG (jusqu’en 2020) à la China Media Capital Ezequiel Lavezzi qui a rejoint le Hebei China (CMC) alors que ces droits ne valaient que 7 113 Fortune à l’hiver 2016. Le football contem- millions d’euros en 2014 . À titre de porain en Chine constitue une excellente

111 AUREGAN, Xavier, « Vers une nation du football : 114 « Droits TV : Canal + perd toute la Ligue 1 à partir modalités, enjeux et perspectives des investisse- de 2020 », L’Équipe, 29 mai 2018, https://www.le- ments footballistiques chinois », Asia Focus, n°33, quipe.fr/Medias/Actualites/Droits-tv-canal-perd- 2017, p. 17. toute-la-ligue-1/905772 112 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 116. 115 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 44. 113 MOTTET, Éric, « Les ambitions sportives de Xi Jin- ping », in Diplomatie, Les Grands Dossiers, n°45, juin- juillet 2018, p. 26-27.

27 illustration du « muscle drain116 », une ex- La politique sportive de la Chine se mani- pression forgée par Jacques Soppelsa sur un feste enfin à l’international à travers les di- détournement de l’idée du « brain drain » verses prises de position ou de contrôle de qui renvoie à la capacité d’un pays à attirer clubs européens par des propriétaires, ac- des sportifs potentiels sur son sol, dans ses tionnaires ou investisseurs chinois. Tony championnats. Ces achats de stars étran- Jiantong Xia, propriétaire de Recon Group, gères ont pour vocation de rehausser la a racheté Aston Villa, quand Wolverhamp- qualité des joueurs nationaux. La stratégie ton et West Bromwich Albion l’ont été par de la Chine consiste également à envoyer le groupe Fosun et Guochuan Lai. La multi- ses talents les plus prometteurs dans des nationale Suning a pour sa part racheté 70% clubs européens afin qu’ils y reçoivent une du capital de l’Inter Milan en juin 2016, et formation d’excellence fondée sur l’expé- l’autre club de Milan, propriété de Silvio rience et le savoir-faire. Par exemple, le 31 Berlusconi, a été cédé en avril 2017 à un janvier 2019, dernier jour du mercato hiver- groupe d’investisseurs chinois mené par nal, l'AJ Auxerre a enregistré la signature de Yonghong Li118. Ji Xiaoxuan, milieu offensif chinois de 25 ans, élu en 2018 meilleur joueur de la deu- xième division chinoise sous les couleurs du Les limites du sport comme grille d’analyse club de Zhejiang Yiteng (province du Hei- des relations internationales longjiang). Depuis 2016 l’AJ Auxerre est la Par sa mise en scène et la charge symbo- propriété du milliardaire chinois James lique qu’il véhicule, l’acte sportif frappe les Zhou, patron d'ORG Packaging. imaginaires mais il faut le considérer à sa L’essor du football permet le développe- juste place. Bien sûr, les compétitions spor- ment d’une offre majeure de loisirs à desti- tives internationales permettent des rap- nation de la jeune société de consommation prochements inattendus et médiatique- chinoise. Il entraine aussi la croissance d’un ment recherchés entre États. Ainsi cette an- secteur économique à fort potentiel sur un née à Pyeongchang, l’Olympisme a de nou- marché de 1,3 milliards de consommateurs veau démontré sa capacité à amorcer une avec la plus importante classe moyenne au dynamique de détente entre des « pays en- monde. En profitant de cet essor du football nemis », en l’occurrence les Corées du Sud national, le pouvoir recherche « l’adhésion et du Nord. En réalité, il s’agit de la cin- des supporters chinois aux clubs de CSL et à quième occasion sportive au cours de la- la sélection, dans une logique nationaliste, quelle les deux délégations défilent sous le visant l’unité politique et la paix locale117 ». drapeau de la péninsule coréenne réunie119. Selon Jean-Baptiste Guégan, journaliste et spécialiste de la géopolitique du sport, il

116 SOPPELSA, Jacques, « Football et inégal déve- 118 Ibid., p. 44. loppement : le « muscle drain » », le blog géopoli- 119 Auparavant, la Corée du Nord a défilé au côté de tique de Jacques Soppelsa, 16 mars 2010, la Corée du Sud lors de la cérémonie d'ouverture des http://geopol-soppelsa.over-blog.com/article-foot- Jeux de Sydney en 2000, de ceux d'Athènes en 2004, ball-et-inegal-developpement-le-muscle-drain- de ceux du Turin en 2006, et enfin lors Jeux Asia- 46795530.html tiques à Pusan en 2002. 117 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 155.

28 faut relativiser la portée du sport power l’histoire du sport, « ce n’est pas le ping- dans la mesure où il « n’est qu’un mar- pong qui a amené le rapprochement entre queur, un indicateur de la puissance globale les États-Unis et la Chine, car il était déjà mais n’est en rien un levier qui conduit à des imaginé à la fin des années 1960. Ces évé- changements géopolitiques majeurs120 ». nements servent au mieux de symbole, au pire de prétexte122 ». Le 21 février 1972, Ri- Épisode célèbre durant la Guerre froide, ce qui est trop rapidement décrit comme une chard Nixon rencontre Mao Zedong, établis- véritable « diplomatie du ping-pong » ne se- sant ainsi les liens diplomatiques entre les rait en fait que le résultat espéré d’un con- États-Unis d’Amérique et la République po- cours de circonstances. Pour rappel, lors- pulaire de Chine, l’administration améri- que s’ouvrent en mars 1971 les trente et caine reconnaissant par la même occasion unièmes championnats du monde de tennis que Taiwan fait partie de la Chine. de table, les États-Unis y envoient leur Bien que son exposition médiatique ait ten- équipe nationale avec notamment le pon- dance à survaloriser l’importance géopoli- giste Glenn Cowan. Ce dernier connaît bien tique du sport, celui-ci « n’est en rien com- son homologue chinois Zhuang Zedong avec parable aux marchés de l’armement, de qu’il s’entraîne. Lors de cette compétition l’énergie ou de l’aérospatial123 ». Il faut gar- au Japon, les deux joueurs s’affrontent. Au der à l’esprit que selon la définition de Jo- terme du match, par inadvertance, l’Améri- seph Nye, le soft power n’existe pas en tant cain repart dans le bus de la délégation chi- que tel, mais il accompagne la puissance. noise. Des journalistes assistent à la scène Encore une fois, comme critère de puis- et créent l’événement. En réalité, ils con- sance, le sport n’a ni le même poids ni la vient de rappeler que les deux pongistes même valeur que la projection militaire ou avaient été missionnés par leur État respec- le facteur nucléaire. Les États-Unis demeu- tif afin d’amorcer un possible dialogue entre rent ainsi, et ce pour quelques décennies, la Chine et les États-Unis. Avec le sport pour une hyperpuissance militaire, loin devant prétexte diplomatique, les pongistes améri- d’autres pays qui modernisent leur outil mi- cains sont alors invités pour une compéti- litaire, comme la Chine, et qui possèdent tion amicale en Chine, il s’agit de la pre- l’arme nucléaire tels que la France, le mière équipe sportive occidentale invitée Royaume-Uni, la Russie, l’Inde, le Pakistan, en République populaire de Chine 121 . En Israël et la Corée du Nord. juillet 1971, Henry Kissinger, secrétaire Loin d’être associé à la puissance dure (hard d’État sous Richard Nixon et Gérald Ford, power), le sport relèverait davantage du na- profite d’un voyage au Pakistan pour effec- tion branding (image de marque internatio- tuer un crochet vers la Chine et rencontrer nale), concept inventé par le Britannique Si- secrètement le Premier ministre Zhou Enlai. mon Anholt et reformulé par Ying Fan, il Selon Paul Dietschy, chercheur au centre renvoie à « un assortiment d’histoire de Sciences Po spécialisé sur

novembre 2011, https://www.lemonde.fr/sport/ar- 120 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 86. ticle/2011/11/21/la-diplomatie-du-ping-pong-fait- 121 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 222. son-retour-au-qatar_1606741_3242.html 122 GOLDBAUM, Maxime, « La diplomatie du ping- 123 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 38. pong fait son retour au Qatar », Le Monde, 21

29 multidimensionnel d’éléments fonction- recruter des athlètes occidentaux afin de nels, émotionnels, relationnels et straté- renforcer le niveau de ses championnats, en giques qui génèrent collectivement un en- particulier dans le football. Les capitaux chi- semble unique d’associations d’idées dans nois investissent les clubs de football étran- l'esprit des personnes, à la fois à l’intérieur gers où se forme d’ailleurs une élite sportive et à l’extérieur du pays124 ». Mesuré par le en provenance de Chine, ce qui illustre ainsi Nation Brand Index125, le nation branding une forme de réciprocité. En tant que phé- vise à valoriser et construire l’identité natio- nomène mondialisé, le sport peut être con- nale d’un État comme le font les firmes sidéré comme un vecteur spécifique de transnationales pour en tirer profit et re- puissance car il propose une géographie tombées. propre à lui-même, marquée par la généra- Enfin, le sport peut servir à montrer la capa- lisation de la télévision et l’apparition de cité d’un pays à valoriser son territoire et nouveaux médias. Le soft power sportif ap- l’aménager. Qu’il s’agisse de l’agrandisse- paraît donc indissociable du pouvoir des ment de Roland Garros entre Paris et Bou- images et s’inscrit, comme toute autre pra- logne-Billancourt ou de l’établissement du tique diplomatique, dans une logique de re- Parc OL en périphérie de Lyon, ces infras- présentation. tructures sportives répondent à une logique de planification et à une stratégie d’aména- gement des territoires qui démontrent la capacité d’organisation conjointe d’acteurs divers et d’un État sur son sol 126 . A une échelle plus locale, avec l’attribution des JO 2024 à Paris, c’est aussi l’accélération du Grand Paris Express, le réseau de transport irriguant toute l’Île-de-France qui est en jeu. Grâce au déploiement de leur soft power sportif, la Russie et la Chine profitent du ca- ractère géopolitique de la mondialisation du sport afin d'élaborer une stratégie de di- versification de leur puissance. Malgré l’ac- cueil et l’organisation des JO en 2014 et la Coupe du monde de football en 2018, le soft power de la Russie a été largement terni par un scandale de dopage à grande échelle. À l’inverse, la Chine a misé sur une stratégie sportive multivectorielle qui l’a conduite non seulement à recevoir les principales compétitions internationales mais aussi à

124 FANG, Ying, « Branding the nation: towards a bet- 125 https://nation-brands.gfk.com/ ter understanding », Place Branding and Public Di- 126 GUEGAN, Jean-Baptiste, Op. Cit., p. 83. plomacy, Vol. 6, n°2, 2010, p. 99.

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HALLYU’S GROWING welcomed South Korean cultural products, to people who consider Hallyu as a cultural INFLUENCE IN invasion coming from a former colony, JAPAN: CAN THE which needs to be fought. The presence of the Korean Wave in Japan KOREAN WAVE is indeed significant, the two neighboring WASH AWAY countries sharing a common history, tumul- tuous and painful. It left deep scars, which MUTUAL are not always healed, in hearts and minds RESENTMENT ? of both sides of the Strait of Tsushima.

Relationships inherited from a painful his- PAR SIMON GODART tory Membre du comité Asie Anti-Japanese sentiment can easily be felt in South , especially among older gener- On December 18, 2017, when the news of ations. This sentiment is mainly caused by Kim Jong-Hyun’s death was spread interna- the reluctance of Japan to properly reflect tionally, it was met with many fans’ shock on its history of invading and causing pain to and disbelief. The tributes to SHINee 127 ’s the Peninsula. Indeed, according to a recent 128 leader, and the flowers laid in front of South opinion poll , among 50.6% of South Ko- Korean embassies across the globe, high- rean people having a negative impression of lighted the global reach of the Korean Japan, 70% cited this issue. Wave, and emphasized the indissociable Historical reasons explaining the results of character of this phenomenon with the this poll are numerous. The 1592-1598 inva- South Korean State. sion of Korea, a historic foundation of Ko- Seoul does indeed its best to promote this rean nationalism, is often cited, and atroci- source of soft power, also called Hallyu, ties that were committed at that time left which appeared during the 1990s and the such deep marks in Korean minds that to- 129 early 2000s. Japan was one of the first coun- day’s language is still affected . However, tries on which the wave surged, provoking memories of the colonization – and espe- intense reactions in the country, ranging cially today’s Japanese nationalists’ efforts from people who enthusiastically to whitewash actions of the Empire during

Indeed, during that war, soldiers led by Toyotomi Hi- 127 SHINee is one of the major South Korean boy deyoshi collected noses and ears of their defeated bands, formed by SM Entertainment in 2008. Its enemies, as proof of their deeds. This practice leader, Kim Jong-Hyun, died from an apparent sui- evolved into cutting those of the living and of the ci- cide. vilians, in order to fulfill the “kill quota” that might 128 “The 6th Japan-South Korea Public Opinion Poll have been assigned to the troops, or to earn a better (2018)”, The Genron NPO, June 2018. reward. Several Mimizuka (“Ear Mound”) were erected back in Japan and could gather the noses or 129 Today, Koreans still warn their children by saying ears of more than 100,000 Koreans according to cer- “애비!” (“ebi!”), literally meaning “ears-nose!” tain scholars.

31 this period – is certainly what still revolts Ko- 46.3% of Japanese public opinion having a reans the most. bad impression of South Korea, the main Indeed, from the harsh cultural assimilation factor was – by far – “South Korea continues policy130 – which prohibited people to use to criticize Japan on historical issues” Korean language or Korean names – to the (69.3%), followed by “the comfort women issue” (30.5%), and the territorial dispute quasi-enslavement of the Korean popula- 133 tion in order to support the imperial war ef- over the Liancourt Rocks (27.6%). fort131, the colonial experience was intense In Japan, these sentiments are especially and bitter. But even if the Peninsula was made visible by the uyoku dantai, the right- freed more than 70 years ago, issues inher- wing groups preaching for the restoration ited from those times, like the revisionism of Japan’s pre-World War II greatness, present in some Japanese textbooks nowa- which are usually very critical of both Ko- days, the visits of Japanese prime ministers reas, zainichi 134 , and especially of Chon- to the Yasukuni Shrine132, or the refusal of gryon135. acknowledging the 100,000 to 200,000 Ko- Following the spread of Korean cultural con- rean Comfort Women as victims of sexual tent in Japan, these ideas gave birth of a slavery, still continues to plague relations movement called kenkanryû, meaning "the between the two countries. Hate Korea Wave," and a publication devel- Interestingly, in return, issues on which oping these ideas, called “Manga Kenkan- South Koreans “complain” seem to be the ryū” 136 . This movement even led to pro- greatest factors of bad impression for the tests, such as the one gathering 6,000 peo- Japanese public opinion. Indeed, among the ple on August 21, 2011, in front of the head

country’s war crimes and causes uproars in China 130 This will leave such a profound mark in Korean and both . minds that, South Korea will enact the Law for Pun- ishing Anti-National Deeds immediately following 133 Called Dokdo (독도) in Korean and Takeshima (竹 the end of the colonial rule. The law was eased over 島) in Japanese, this group of islets became such a time, but it is, even today, still illegal to broadcast major source of nationalistic tensions, that on the Japanese music and television dramas over terres- way from Seoul airports to the city, no-one can avoid trial signals. the video clips broadcasted in the subway and calling 131 According to Bruce Cumings, around 2 million Ko- Dokdo “the first victim of Japanese imperialism”, or reans were in Japan in 1945, such that by the end of the scale models representing Dokdo islands topped the war Koreans made up one-third of the industrial by a proudly waving South-Korean flag. labor force in the archipelago. 134 Literally “Koreans living in Japan.” Zainichi are 132 Yasukuni-jinja is a Japanese Shinto shrine to war ethnic Koreans who have permanent residency sta- dead who served the Emperor of Japan during wars tus in Japan or who have become Japanese citizens, from 1867 to 1951. However, among individuals en- and whose immigration to Japan originated before shrined there, 1,068 were convicted of war crimes by 1945, or who are descendants of those immigrants. the International Military Tribunal for the Far East, 135 among which 14 were convicted Class A war crimi- Chongryon (총련) is the main organization of nals. Yasukuni also operates a war museum of the zainichi, having close ties with North Korea. history of Japan, named Yūshūkan, which is consid- 136 OH, Ingyu, “Hallyu: The Rise of Transnational Cul- ered to present a revisionist interpretation. Any visit tural Consumer in China and Japan”, Korea Observer, of Japanese government officials to the shrine is Vol. 40, No. 3, 2009. then considered an unapologetic approach of the

32 office of Fuji TV, the first Japanese TV Chan- foreign audience, and that Hallyu truly ap- nel137, asking the broadcaster to lower the peared. However, this phenomenon greatly amount of Korean dramas on air138. evolved over time, in both content and reach, and its development is usually di- Therefore, the authors of Manga Kenkanryū 140 also denounced the growing presence of vided in several “stages” . Korean productions in Japan, and the “fab- The first one includes K-dramas and movies, ricated images of Korea” that they depict. A and was mainly aimed at neighboring coun- segment of the opinion even considers “hu- tries, for reasons of cultural proximity: miliating” the omnipresence of stars from firstly, East Asia, and then Southeast Asia the former colony in the Japanese media from the 1990s and early 2000s. 139 landscape , and sees it as a “cultural inva- It was then followed in 2006 by Hallyu 2.0, sion”. which relied on K-pop141 and idols. At this point South Korea was more confident in The birth of Hallyu the success of its cultural content and turned towards western markets. Thanks to Even though some bands as the famous Kim the clever use of internet and platforms like Sisters – who made their career in the US YouTube, the Korean Wave reached North- during the 1950s and 1960s – are consid- ern America and Europe. ered as forerunner of the Korean Wave, the The notion of Hallyu 3.0, for its part, ap- term Hallyu (한류) refers to the increase in peared in 2012, and was aimed at reaching global popularity of South Korean culture the whole world. Cross-media and relying since the 1990s and the early 2000s, and lit- heavily on the use of smartphones and SNS, erally means “flow of Korea.” this stage is based on what could be generi- At the very early stages of Korean cultural cally called “K-lifestyle”: beauty products content diffusion abroad, the producers and cosmetics, food, health, and softwares 142 couldn’t have imagined the latter success such as Kakao Talk . Interestingly, it’s also that their work would face. It’s only with the at this point that the Korean wave extended first big hits encountered in places like Ja- its range from modern into more traditional pan, Taiwan or China that South Korea real- Korean cultures like hangeul and hangugeo, 143 ized its cultural content might interest hansik, hanbok or hanok .

Contemporary Research, Vol. 5, No. 5, 2015, pp. 154- 137 MIQUEL, Arnaud, « La Hallyu, cette Vague co- 160. réenne qui divise le Japon », Ina Global.fr. 141 As Korea Exposé rightly points out, “K-pop isn’t re- 138 At that time, Fuji TV diffused almost three hours ally a label that Koreans use to describe their music of K-dramas each-day, because of the dwindling among themselves; it’s an easily digestible package budgets, of the competitiveness of Korean dramas, presented to outsiders for the sake of promoting an and of the lack of Japanese quality production. illusive idea of ‘Korean music.’" 139 HONG-MERCIER, Seok-Kyeong, « Hallyu, la vague 142 Kakao Talk is the South Korean messaging app, du soft power coréen », ina-expert.com, 2011. ubiquitous nationwide 140 KIM, Bok-rae, “Past, Present and Future of Hallyu 143 (Korean Wave)”, American International Journal of Respectively: 한글 and 한국어 (Korean alphabet and Korean language), 한식 (), 한복

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However, Korean entertainment compa- and Japan, and to freely enjoy all aspects of nies’ ambition extends even further. In- the Korean Wave. deed, CJ Group announced in August 2016 144 However, the controversy created by Presi- its “Strategy for Hallyu 4.0” , aimed at per- dent Lee Myung-bak’s visit to Liancourt meating everyday lives of people around Rocks in 2012 spilled over the cultural the world with Korean lifestyle, and at intro- arena, and it’s only recently that the Japa- ducing K-culture in the global mainstream nese archipelago was reached by a third Ko- culture. Hannah Jun stresses that Hallyu 4.0, rean Wave, thanks to the huge success of rather than constituting a distinct “stage”, is groups like BTS and Twice since 2017. more an effort to enhance the penetration of Korean culture products in foreign mar- For Korean artists and entertainment com- kets145. panies, it’s an enormous challenge to be so successful in Japan, which is a big producer of cultural content, having its very distinct How comes the Korean Wave is so success- culture and tastes. ful? Of course, a fair part of this outcome comes For its part, Japan experienced three dis- from the artists’ good look and talent, but tinct “waves” of Hallyu. also from what can be called the “Korean- The first Korean Wave arrived on Japanese ness” of this content. Ironically, a big part of islands in 2003, thanks to the K-drama what Hallyu is made is simply not Korean. K- “Winter Sonata». Its core fanbase was com- pop, which is certainly the most famous and posed of middle-aged Japanese women, successful component of the Korean Wave, even including the current Prime minister’s has for example multiple foreign influences wife, Akie Abe. such as Japanese pop music or American Hip-hop. Then came the second wave during the late 2000s, relying mainly on K-pop groups as However, as Michael Hurt points out, what’s unmistakably and indubitably Ko- TVQX, Kara and Girl’s Generation. This time, 146 the audience was much younger, and the rean is the mix itself . Indeed, entertain- penetration of Korean contents far deeper, ment companies simply applied the princi- thanks to the spread of internet and ples that have made possible the “Miracle smartphones. This generation is also char- on the Han River”: adopt and assimilate acterized by being relatively unaffected by good ideas, wherever they come from, and the political issues between South Korea then adapt them until obtaining success.

(Korean traditional costume) or 한옥 (Korean tradi- Power Threat in Light of Terminal High Altitude Area tional housing) Defense (THAAD) System Deployment”, Asian Inter- national Studies Review, Vol. 18, No. 1, 2017, pp. 144 “CJ Group plans to increase the proportion of 153-169. overseas sales in its culture business by more than 146 HURT, Michael, “The Chimera of Korean Popular 50% by 2020.” CJ.net, August 19, 2016, http://eng- Culture”, Medium, August 7, 2018, lish.cj.net/cj_now/view.asp?bs_seq=13536&schBsT p=1&schTxt=CSR https://medium.com/deconstructing-korea/the- chimera-of-korean-popular-culture-42cfcf0263c7 145 JUN, Hannah, “Hallyu at a Crossroads: The Clash of Korea’s Soft Power Success and China’s Hard

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Korean pop culture is then intrinsically hy- Given such success, this way of “molding” brid and is appealing largely because of its artists became the norm in the Korean en- “impure [i.e. not very Korean in origin] mix- tertainment industry. Today, three to five ture of Western and local cultures147”. years of training and the fluency in at least Here lies the comparative advantage of two languages among Korean, English, Chi- nese, and Japanese is the baseline151. Hallyu, over Western content, for Japanese and East-Asian markets: some exoticism The Korean music industry became ex- and modernity brought by foreign influ- tremely competitive over the years, expect- ences, but a clear East-Asian identity148. ing idols to “dance as good as professional In order to reduce even further the cultural dancers, sing as good as professional sing- ers, be as good-looking as fashion models discount of Korean cultural exports, major 152 efforts are made to adapt them to their and even be able to write songs ”. The markets. This strategy of localizing contents professionalism expected from the Hallyu’s especially applies to K-pop, and BoA, which artists, and the emulation created by the is considered an early manifestation of K- fierce competition existing among them, pop’s success in Japan, is an archetype of therefore became another factor of their this logic. successes abroad. This way, during the late 1990s, SM Enter- However, producers of Korean pop music tainment invested $3 million – a staggering push even further the localization of their content. Indeed, according to a recent sum in a country still reeling from the 1997 153 Asian financial crisis – to turn the 12 years presentation given by Park Jin-young , old BoA into an idol artist, giving her exten- founder and CEO of JYP Entertainment, the sive singing and dancing lessons, and regu- strategy of simply exporting Korean music larly sending her to Japan to achieve fluency and artists was only the first stage of K-pop. in the local language149. Released in 2002, The second stage adds the blending of for- her first Japanese album – integrally sung in eign artists to K-pop groups, for the purpose Japanese – sold one million copies and de- of them serving as ambassadors for the in- buted number one on the Oricon chart150. ternational market, who share the same culture and language as their fans. For in- stance, Twice, which is currently red-hot in

company which monitors and reports on sales of en- 147 JIN, Dal Yong and YOON, Kyong, “The social medi- tertainment content in several formats, from CDs to ascape of transnational Korean pop culture: Hallyu video games. 2.0 as spreadable media practice”, New Media & So- ciety, Vol. 18, No. 7, 2014, pp. 1277-1292. 151 JUNG, Chul-hwan, “3 Japanese Girls at the Top of K-Pop: In the Lion's Den”, , February 148 HONG-MERCIER, Seok-Kyeong, Op. Cit. 22, 2018. 149 KIM, Youngdae and PARK, T. K., “What the rise of 152 PARK, Jin-hai, “Why Japanese idol trainees lag be- Black Pink and BTS says about the future of K-pop”, hind Koreans”, The Korea Times, July 4, 2018. Vulture, August 28, 2018, https://www.vulture.com/2018/08/bts-black-pink- 153 JYP Entertainment, “JYP 2.0”, Filmed [July 2018]. and-the-continued-success-of-k-pop.html Youtube video, 24:51, Posted [July 2018], https://www.youtube.com/watch?v=08257W8sdNs 150 The different Oricon Charts are the Japanese mu- sic industry standard popularity charts. Oricon is the

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Japan, and also happens to be JYP’s major South Korean entertainment companies group, is composed of 9 members. Among thus played a major role in the development them, three are Japanese, and one is Tai- and the international spread of Hallyu. wanese. Thanks to chaebol-like organization and 155 In Park Jin-young’s vision, the next stage is strategies, huge production capacities , and their artists own qualities, they were to find international talents, to form them through Korean entertainment companies’ able to achieve huge commercial successes. training programs, and to release their mu- However, the Korean Wave also expanded sic in their country of origin. A JYP boy band the South Korean influence in countries it produced this way successfully debuted in reached, developing Seoul’s “soft power.” China this summer, and a Japanese girl group, similar in concept, is expected to be The South Korean soft power released by the company in 2019 or 2020. In 2004, Joseph Nye explained in a sentence Yet, as explained by Kim and Park, SM Enter- that is today famous and widely relayed, tainment is a step farther, expanding the that soft power is “the ability to get what model applied to its extremely successful you want through attraction rather than co- boy band EXO. Applying SM’s founder Lee ercion or payments156.” According to Nye, Soo-man’s localized expansion strategy, this appeal derives from a country’s poli- named “Culture Technology”, EXO is com- 154 cies, from its political ideas, or from the at- posed of two sub-groups , releasing the tractiveness of its culture. However, to be same material, but in two different lan- considered as soft power sources, those el- guages. ements have to be perceived as legitimate, SM is nonetheless working on a new project credible and attractive by the other political named “Neo Culture Technology” (NCT). actors, which are then eager to imitate Under this “brand” or “strategy”, SM them. formed a number of subunits, based in dif- By promoting its national productions and ferent cities of the world and recruited lo- characteristics, the South Korean govern- cally. Each subunit, or band, has its own ment aims then at reinforcing its interna- songs and visual aesthetics, tailored–made tional influence and is thus applying a soft for its market. Since each subunits and art- power strategy. As Hyangjin Lee points ists are interoperable, they can be pulled out157, soft power is heavily affected by the out of a market and plugged in another, hierarchical power relationship between based on needs and trends. countries that are involved and is most ef- fectively realized with the support of hard

154 EXO-K (Korean) and EXO-M (Mandarin) 156 NYE, Joseph, Soft Power: The Means to Success in World Politics, New York: Public Affairs, 2004. 155 This allow them to flood foreign markets with rel- atively cheap contents. SM entertainment, for exam- 157 LEE, Hyangjin, “The Korean Wave and Anti-Korean ple, launched its project “SM Station” in 2016, un- Wave Sentiment in Japan: The rise of a new Soft dertaking to release a new single and music video Power for a cultural minority”, in The Korean Wave: every week. Evolution, Fandom, and Transnationality, ed. YOON, Tae-jin et JIN, Dal Yong, Lexington Books, 2017, pp. 185-208.

36 power. Powerful nations might, for in- improve the country’s image, which in turn stance, use their economic strength to leads to major benefits in Hard Power-re- achieve a “hegemonic soft power.” lated fields. However, in Japan, South Korea has to re- In this matter, South Korea might be partic- sort to a type of soft power totally different, ularly “creative”. For example, following the the balance of Hard Power being clearly not success of Winter Sonata, the Korean Over- to its advantage. Standing in the “weak po- seas Information Service – in charge of pro- sition”, Seoul cannot impose its soft power, moting Korean heritage and arts – gave the and has then to promote its “attraction” by drama to the Egyptian television in 2004, means of a much more complex system, in even paying for the Arabic subtitling. How- which interactive exchanges are indispensa- ever, this gift from KOIS wasn’t disinter- bles. ested, as the diffusion of the drama was South Korean soft power draws on different aimed at generating positive feelings in the Arab world toward the 3,200 South Korean sources, the first being what might be called 161 the “Korean model”, taking into account the soldiers stationed in Northern Iraq . country’s remarkable achievements regard- ing democratization and economic develop- Seoul’s Cultural Diplomacy ment. This attractiveness is especially strong in developing countries, which would In light of the limitations of conventional like to replicate the “Miracle on Han River”. power, and considering the costs, risks, and potential for escalation162 that Hard Power Another South Korean soft power source is involves, diplomacy has evolved, assigning the country’s ever-increasing commitment an increasingly important role to soft on the international stage, in fields such as power. South Korea stepped up its efforts in Official Development Assistance (ODA)158 or 159 this matter since the mid-2000s, and partic- peacekeeping operations . But the deci- ularly in public diplomacy. Be that as it may, sive element of Seoul’s soft power is its cul- Seoul especially banks on cultural diplo- ture and the export of its cultural products macy, and Hallyu, to serve the interests of (i.e., Hallyu). the national soft power. 160 As Courmont and Kim point out , cultural The government’s promotion of national soft power affects foreign civil societies, and cultural contents was at first driven, how- penetrates into daily lives, directly influenc- ever, by the will to regulate and protect the ing the local culture, customs, and values. domestic market, against foreign (mostly Soft power development policies thus

158 In 2017, South Korea was the 15th-largest ODA 160 COURMONT, Barthélémy and KIM, Eojin, “Le soft donor country, focusing its bilateral investments on power coréen à l’assaut du monde”, Monde chinois transport and energy infrastructure in Asia. nouvelle Asie, Vol. 34, No.2, 2013, pp. 30-41. 159 In February 2019, Republic of Korea was provid- 161 ONISHI, Norimitsu, “Roll Over, Godzilla: Korea ing 623 personnel to UN peacekeeping operations, Rules”, The New York Times, June 28, 2005. standing at the 35th rank (just four ranks behind 162 KIM, Taehwan, « La diplomatie publique, style co- France) in term of contributions. South Korean réen », Korea Analysis, No. 7, 2015, pp. 23-27. peacekeepers were mainly operating under the ban- ner of UNIFIL (Lebanon) and UNMISS (South Sudan).

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Japanese and American) cultural hegem- As Eric Bidet points out, the South Korean ony. Later, creative contents were pro- State is an “omnipresent State”, thanks to moted to support ideological values. It’s strong networks of influence and close rela- only more recently that Korean cultural con- tions with the business communities and tents gained recognition for their potential conglomerates. This allowed the successive economic value and soft power, were con- governments to efficiently guide the eco- ceived as such, and “offensively” pro- nomic development of the country, in line moted163. with (one of) their priority: cultural industry. This awareness of the strategic interest of Kim Dae-jung opened up trade of creative developing the national cultural industries contents between South Korea and Japan, appeared in the mid-1990s, resulting in a and from his administration (1998-2003), real cultural industry promotion policy. Sev- governments declared the promotion of the eral institutional bodies, contributing to the national cultural industry a national aim. development and the international diffu- Under Lee Myung-bak (2008-2013), the sion of cultural products, such as the Korea Ministry of Foreign Affairs even recognized Foundation or the Culture Ministry, were cultural diplomacy as the “third pillar of dip- established. Important reforms such as the lomatic power.” Motion Picture Promotion Law (1995) or As a result, numerous government agencies the Framework Act on the Promotion of and organizations were created during that Cultural Industries (1999) were also en- period, such as the Korea Foundation for acted, attracting significant investments Cultural Industries Exchange (KOFICE) in from chaebols in cultural industries by 2003, in charge of promoting the Korean means of tax incentives, or outright finan- Wave, or the Korea Culture and Contents cial encouragements. It’s, for instance, be- Agency (KOCCA) in 2009, tasked with over- tween 1995 and 1997 that the “Big 164 seeing and supporting the development of Three” , today’s three major K-pop enter- Korean cultural industries. tainment companies, were established. 32 cultural centers were also opened in 27 As a consequence, the economic impact of countries, mainly in Asia and in Europe. Run the entertainment industry increased five- 165 by South Korea's Ministry of Culture, these fold between 1999 and 2003 , and by the institutions are in charge of promoting Ko- time almost all restrictions on Japanese cul- rean culture and language, as well as facili- ture were lifted, in January 2004, the Ko- tate cultural exchanges. It involves, for ex- rean creative industry was strong enough ample, Korean language classes, workshops for not to be in need of protection, its prod- related to Korean culture or expositions of ucts having already swept across all East Korean artists’ works. But 25 of these South Asia. Korean equivalents of Institut Français also

163 OTMAZGIN, Nissim, “A Tail that Wags the Dog? 164 SM Entertainment, YG Entertainment and JYP en- Cultural Industry and Cultural Policy in Japan and tertainment. South Korea”, Journal of Comparative Policy Analysis, 165 BIDET, Eric, « La construction du « soft power » : Vol. 13, No. 3, 2011, pp. 307–325. l’exemple de la Corée du Sud », CERISCOPE Puis- sance, September 2013.

38 provide “K-pop academies” since 2016. For dedicated a section of its own website to instance, the Centre Culturel Coréen of Paris the promotion of Hallyu. launched an annual “K-pop academy,” con- In fact, this has become a habit for South sisting of two weeks dancing and singing Korean presidents to use or abuse Hallyu, in courses, concluded by the “K-Pop World particular during their various visits abroad. Festival – France,” during which the train- This can take the form of a distribution of ees can show off their skills. music albums, of a K-pop concert given by However, organs in charge of more ‘tradi- idols accompanying the president, or even tional’ parts of Korean culture are also in- of Korean artists playing the role of Good- volved in the promotion of national creative will Ambassadors in countries where they content. This way, the King Sejong Institute have a strong fan base, accompanying the Foundation, primarily in charge of teaching President in official meeting and receptions. Korean language abroad, associated in 2013 Of course, this habit became a good source with the KOCCA to introduce Hallyu content of humorous anecdotes, such as one telling as part of its classes. The president of the the visit of then-Vietnamese Prime Minister institute explained: “The infrastructure of Phan Van Khai and his delegation to South the King Sejong Institute stands in places Korea in 2003. Halfway through a luncheon where Hallyu has yet to arrive […] if we can meeting, Vietnamese officials started to line make use of Korean culture in these places, 166 up in front of a woman, asking her to sign we can expect its popularity to continue .” their menus. The woman was actress Kim Interestingly, even the South Korean UN Hyun-joo, heroine of “Glass Slippers", a Peacekeepers based in Lebanon drama which had been a big hit in Vietnam (Dongmyeong Unit) and in South Sudan earlier that year168. (Hanbit Unit), regularly spread Korean cul- More recently, it’s the globally famous boy ture in their area, by giving Hangeul lessons band BTS that became an ambassador for or Taekwondo demonstrations to the locals, South Korea on the international stage. or even by establishing “K-libraries” in sev- Indeed, on September 24th, 2018, the seven eral villages of South Lebanon. young singers gave a speech in front of the South Korea also took measures to directly United Nations General Assembly for the reach people abroad, in their home, for ex- launch of “UN Generation Unlimited,” an ample by establishing two international education and employment program. On broadcasting channels167, or by reaching an November the previous year, BTS also part- agreement in 2011 with YouTube, in order nered with UNICEF for an anti-violence pro- to create a category dedicated to K-pop on gram named “Love myself campaign.” the video-sharing website. Cheong Wa Dae, As one of the members pointed out, their the South Korean Presidency, even fans “have become a major part of this cam- paign”, and the influence they built up is

166 KIM, Ji-soo, “KOCCA, King Sejong Institute to pro- 168 SHIN, Hae-in, “Keeping the 'Korea Wave' washing mote hallyu together”, The Korea Times, March 25, onto Asian shores,” Hancinema, August 26, 2004, 2013. https://www.hancinema.net/keeping-the-korea- wave-washing-onto-asian-shores-1479.html 167 ArirangTV in 1997 and KBS World in 2003.

39 thus recognized and put to good use by the to the South Korean self-satisfaction, but United Nations. In return, the band benefits also to the popular support for politicians from a good image and gains in notoriety, and bureaucrats who supposedly played a which profits to K-pop, Hallyu, and South part in this success. However, when South Korea as a whole. Koreans travel abroad, they often realize that this purported popularity was greatly This international recognition, associated to the continued chart attention that BTS exaggerated. achieved in the West, even ensured the group a place on the list of Time Magazine’s Hallyu’s impact on Japan 2018 “Next Generation leaders,” and the cover of the magazine’s October 22nd global The third Korean Wave, recently impacting edition. Of course, in the video Time re- the Japanese archipelago, is represented by leased to accompany an October 10th article groups like Blackpink, Red Velvet, or G- on the singers, the band’s leader didn’t for- Friend, but even more importantly by get to mention: "As a Korean, we love our groups as BTS or Twice. The latter’s success country and we're proud of our country so in Japan symbolizes this new wave. Twice’s much. And it's even just an honor to be first Japanese album, BDZ, released on Sep- called an ambassador of Korean K-pop." tember 12, 2018, debuted at number 1 on the daily ranking of Oricon Albums Chart, However, the South Korean action in sup- setting a record for the highest first day porting Hallyu has limitations nevertheless. sales of albums released by K-pop girl The appeal of popular culture is unpredicta- groups in Japan. After a week, it also topped ble, and concert governmental policies with the Weekly album, Weekly digital album it is therefore difficult. It is even more com- and ‘Hot Album’ charts of Oricon. plicated when the different organs involved are plethoric, and often replaced or re- Last year, the group also took part to NHK vamped by each new administration. The Kōhaku Uta Gassen, an annual New Year's different policies would then need continu- Eve television special, which is a big high- ity, and the creation of a “control tower”169, light in a singer’s career. The group’s partic- coordinating efforts between the manifold ipation is quite significant considering NHK’s governmental and non-governmental or- decision to not feature any K-pop starting ganizations, the cultural industries, and co- from 2013, after two years of sizable repre- operating with civil citizens. sentation. Twice also took part in this year’s Japanese KCON, a three-day concert Additionally, as John Lie points out, a big dedicated to K-pop artists, which attracted part of Hallyu’s promotion actually serves 68,000 fans, an increase of 20,000 from domestic interests. There is a lot of media 2017. coverage in South Korea about the global success met by national culture and prod- This resurgence of interest for Hallyu in Ja- ucts, in order to promote the idea that the pan was well received in Seoul. Indeed, fol- country is very advanced. This contributes lowing the execution by Beijing of the

169 ISTAD, Felicia, “A strategic approach to public di- plomacy in South Korea”, Korea's Public Diplomacy, ed. AYHAN Kadir, Seoul: Hangang Network, 2016.

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“Prohibition Order of Hallyu” in 2016, as a “Celebrity branding” strategies call on inter- reprisal on THAAD deployment, South Ko- nationally popular Korean celebrities to ad- rean entertainment companies started to vertise their brand or their products, and develop “Post-China” strategies. Fast-grow- thus boost their sales abroad. Such strate- ing and promising, but not very profitable gies are extremely effective in East Asian due to illegal reproduction and distribution, countries, to such an extent that one out of the Chinese market was then neglected to five companies polled by the KCCI used en- look toward Japan, where these companies tertainers in their advertisements. In this have always been active. way, Daesang Group hired in 2011 the pop- The archipelago represents indeed the sec- ular Korean girl group Kara, to model in one ond largest music market in the world170, of its advertisements in Japan. As a result, Daesang multiplied its sales by fifteen com- and the first foreign destination for Korean 173 music, representing 63.3% of South Korean pared to the previous period . music exports in 2015. Despite a rapid The second channel identified here is prod- growth of exports to China, exports to Japan uct placement. As many Hallyu fans tend to were still three times more important that admire Korean stars, they are easily year171. tempted to purchase the same products as Of course, Hallyu rests on an efficient busi- the ones worn by their favorite celebrities. ness strategy, which was detailed in a study Thirdly comes “the diffusion of consumer of the Samsung Economic Research Insti- preferences”, which refers to Korean Wave tute. Interestingly, the different steps of this fans indirectly experiencing Korean culture business strategy correspond to the four and lifestyle through the content they con- channels of diffusion of pop culture leading sume, which then alter their preferences. to increased exports of related industries, This way, 54.2% of foreign fans of Hallyu which were identified by Chang and Lee in a polled by KOFICE in 2015 replied that they report published in 2017172. became highly interested in eating Korean At first, customers enjoy popular Korean foods after experiencing dramas, movies, or content. Their consumption is then influ- K-pop. Furthermore, 51.6% of them also re- enced by celebrity branding and product plied that they developed the desire to placement. Follows then what Chang and travel to Korea, and 41% the desire to pur- Lee call the diffusion of preferences. Finally, chase electronics or cosmetics from Korea. the last phase comes when consumers pos- As a consequence, Korean dishes as itively modify their perception of Korea and bibimbap, pajeon, japchae or jjigae actually Korean products. became regular items for many Japanese restaurants today, and the number of

170 Global Hallyu Issue. Seoul: KOFICE, April 2017. 172 CHANG, Pao-Li, and LEE, Hyojung, “The Korean Wave: Determinants and its Implications on Trade”, 171 White paper of Music Industry, Seoul: KOCCA, 2017. 2016 173 SEO, Min-soo, “K-pop’s Global Success and Impli- cations”, Samsung Economic Research Institute, 2012.

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Korean restaurant in the country experi- Kangwon-do, where the drama was shot, enced an 88% growth from 2009 to 2017174. registered a surge of 884% in the number of Finally, foreign consumers of Hallyu form tourists visiting the region, and a survey different images about Korea, which affects conducted by the Korea Tourism Organisa- their decision-making process in purchasing tion (KTO) found that 47% of persons polled had visited South Korea due to the influence goods associated with Korea. This idea is confirmed by a survey 175 from the Korea of dramas. Since then, South Korea put a lot Chamber of Commerce and Industry, which of efforts in attracting tourists in the coun- shows that 82.8% of the Korean companies try, especially by using the argument of polled declared that the spread of Hallyu Hallyu. In that regard, tour packages that has helped instill a good image of South Ko- combine concerts, shopping and music lo- rea and its products in overseas markets, cations were widely rolled out by travel and 51.9% declared that Hallyu contributed agencies. This concept is extremely profita- to greater sales abroad. ble, as these visitors were found to spend some 1.5 times more money than average In fact, the image of Korea and Hallyu is so tourists. profitable in Asia that, according to KOTRA, a multitude of shops operated by Chinese This is how some districts of Seoul, such as companies popped up in Vietnam, pretend- Myeongdong, became shopping paradise ing to be Korean brands176. Consequently, for tourists, but hell on earth for locals. Re- Chang and Lee compared the influence of cently, authorities even had to restrict the Hallyu and merchandise exports from Ko- access to the hanok village of Bukchon, in rea, finding economically and statistically the heart of Seoul, because the ever-in- significant effect of the former on the latter, creasing number of tourists had become a especially in cosmetics, food and beverage, nuisance for inhabitants of the district. In- and consumption goods. deed, following the appearance of the area in several TV shows, the number of visitors This can be considered along with the ex- grew from 30,000 in 2007 as a whole to, re- ceptional growth recently registered by Ko- cently, 54,200 in just an average weekend. rean cosmetic industry’s exports, which av- eraged 40.1 percent per year over the last The number of foreign visitors to South Ko- five years177. However, another economic rea progressed from 5,818,138 in 2004 to sector significantly benefited from the Ko- 14,201,516 in 2014, according to the KTO, rean Wave: tourism. which represents an increase of almost 150% in ten years. Japanese constituted the During the year 2004, when Winter Sonata largest group of visitors in the country until was aired in Japan, the number of Japanese 2012, when Lee Myung-bak visited Lian- tourists visiting Korea increased by 35.5% court Rocks. Now, travelers from Japan are compared to 2003. The same year, outnumbered by Chinese ones, despite

174 “Korean Food Finding Its Place at World’s Table”, 176 “Chinese Shops in Vietnam Milk Surging Popular- Korea Bizwire, January 18, 2018. ity of Korean Wave”, Korea Bizwire, June 30, 2018. 175 “Korean pop culture beneficial to business: poll,” 177 SONG, Kyoung-son, “Cosmetics exports jump The Korea Herald, March 7, 2012. nearly 20% in 2017”, Korea Joongang Daily, July 6, 2018.

42 restrictions Beijing enforced on tour groups But it positively influences foreign publics to South Korea, since the 2016 dispute on nevertheless, and Japan is no exception, as THAAD. polls demonstrate. Added to the important incomes that tour- Chang and Lee describe in their study180 the ism represents for South Korea, the Korean impressive evolution of Japanese public Foundation for International Cultural Ex- opinion after the arrival of the first Korean change (KOFICE) valued the exports of Wave in the country. This way, the rate of Hallyu products to USD 8.2 billion in respondents having a positive image of Ko- 2017178. rea rose from 9.5% in 1990 to 66.6% in Creative content exports, despite being im- 2004, when Winter Sonata was highly suc- portant, are then still far behind other na- cessful in Japan, and even spiked to 77.8% tional industries when it comes to direct in 2005. In the 2018 Genron NPO survey benefits. But making money isn’t the main cited earlier, only 22.9% of Japanese people reason behind the development of Hallyu. polled declared having a good impression of As we saw previously, Korean Wave’s most South Korea. Yet, among them, 50.7% de- important payoff is its influence. clared feeling that way “because of interest in South Korean dramas, music, or culture”, In that respect, Ingyu Oh179 explain that Jap- which was the main reason given by the re- anese middle-aged woman, the main audi- spondents, by far. However, as it appears ence of Winter Sonata, used to take “a pro- clearly on the survey, a large part of people cess of overcoming ethnic bias or animosity polled declare having neither a good nor a against Koreans. Their predisposed images bad opinion about South Korea (30.8%). of Korean culture and women […] have gradually changed over the period of the Hyangjin Lee writes indeed that most ordi- Hallyu boom.” As a consequence, the image nary people do not read a book like Manga propagated by the Korean Wave is a bargain Kenkanryu nor consume Korean cultural for South Korea. content on a regular basis. Keeping a certain distance from political controversy, they en- Indeed, Seoul has been working for years on joy the Korean Wave shallowly, and simply the improvement of the country’s image like to eat and samgyeopsal. She and nation branding. Hallyu serves then describes then the third Korean Wave in Ja- perfectly this objective, by depicting South pan as a cultural movement which “brought Korea as an affluent, modern and advanced a certain change to Japanese people’s view country, populated by beautiful and “cool” on Korean society and offensive racial Asian people. Of course, this vision is misleading views, which have been deeply rooted in and “Gangnam-centric” as would phrase Japanese society.” John Lie, since it depicts a very superficial and biased image of South Korea, inspired Indeed, anti-Korean demonstrations also by a tiny and well-off part of the country. triggered the emergence of new social

178 “Hallyu exports hit USD 8.2 billion”, Korea.net, 179 OH, Ingyu, “Hallyu: The Rise of Transnational Cul- May 17, 2018. tural Consumer in China and Japan”, Korea Observer NNo. 40, 2009, pp. 425-459. 180 CHANG, Pao-Li, and LEE, Hyojung, Op. Cit.

43 movements, which try to inform society recognition. Hallyu’s successes hence be- about the dangers of hate speech, or to comes for South Koreans a source of pride, overcome prejudice against Zainichis and and a way to be known and recognized for diverse social minorities. According to Lee, other reasons than the turbulent politics of the violent anti-Korean Wave demonstra- the Peninsula or their economic achieve- tions, that were recurrent in Japan for a ments. South Korea is now famous world- time, have even stalled and kept a low pro- wide for its talent, for its creations, and for file since 2015. its rich cultural heritage. Referring to Hyangjin Lee’s work, it be- It must, however, be made clear: Seoul comes clear that Hallyu had a positive im- sometimes tries to do (way) too much, pact on Japanese society, participating in when it comes to Hallyu. Indeed, it has the evolution of mentalities, and fostering proved to be too good of a tool for South rapprochement between South Korea and Korea, which has become hostage of the Ko- Japan. This is especially true concerning rean Wave. Undeniably, Hallyu’s fame may youth of both countries, which are big con- disappear in either the short term or long sumers of each other’s cultural content, and term, which pushes the government to whose favorite travel destination is on the widen the Korean Wave to other fields, as other side of the Sea of Japan. fashion or online games. Large entertain- However, it is worth asking to what extent ments groups, for their part, try to renew this rapprochement of societies might spill their production, to diversify, to give more over into political issues. If it happens, it will creative freedom to artists, and to focus take time, and may vary by issue. It should more on quality. This recipe has proved to also be stressed that the impact of the Ko- be successful for the now very famous boy rean Wave is difficult to assess precisely. It’s band, BTS. indeed particularly tricky to make a distinc- A survey conducted last year181 shows that tion between the impact attributable to about half of Japanese teenage women re- Hallyu or to other factors, in terms of influ- fer to the South Korean fashion trend. If this ence on a society, or in terms of effect on clearly highlights that Hallyu can profoundly trade or tourism, for instance. touch certain sections of the society, it The effects attributed to the Korean Wave should be recalled that most of Japanese so- need then to be relativized, especially when ciety only enjoys Hallyu shallowly, and has considered that Seoul’s promotion of neither a totally good nor a totally bad opin- Hallyu, and of Hallyu’s successes, is aimed ion about South Korea. as much at foreign public as at its own pop- Even though it is often written that younger ulation. generations are relatively unaffected by po- litical and historical issues, it would be illu- The importance of resources dedicated to sory to think that, in the short term, both this promotion, and the significance given societies might entirely overcome animos- to it, highlights a trait, which is very present ity over issues they have been socialized in the Korean society: a wish for into.

December 1, 2017. 181 CHOI, Mun-hee, “K-Beaty wave Fires through Ja- pan after K-drama, K-pop”, Business Korea,

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L’ARSENAL DE japonais, dont le chantier a été proposé et supervisé par la France. YOKOSUKA, Le Japon cherche alors à s’affranchir des in- SYMBOLE DE LA fluences étrangères, établies depuis 1853 et la fin du Sakoku, la fermeture des frontières COOPERATION de l’archipel. Le gouvernement du shogun FRANCO-JAPONAISE nippon doit rattraper un retard de deux siècles sur les plans technologique et mili- taire. La France, gouvernée depuis 1851 par Napoléon III et en quête d’alliés en Ex- PAR CEDRIC LEGENTIL trême-Orient, participe à cet effort par le Secrétaire général du comité Asie biais de sa participation à la fondation de l’arsenal. « Le respect et l’intérêt mutuel sont sans Tout en retraçant la genèse de cet arsenal doute le fondement de toute relation182 ». et les événements rythmés par la forte im- Cette phrase prononcée par Inaba Kôsaku, plication d’une puissance étrangère dans ancien président de la Chambre de com- les affaires nationales de l’Empire du Soleil merce et de l’industrie japonaise, résume Levant, nous tâcherons de démontrer com- de manière optimale la relation entre la ment les missions françaises ont participé à France et le Japon. la modernisation de la marine impériale nip- Cette relation, débutée peu de temps après pone. Si la relation entre Français et Japo- la réouverture des frontières nippones au nais ne fut pas toujours aisée sur place, elle crépuscule de la période d’Edo, prend rapi- sut rester cordiale et réellement bénéfique dement la forme d’un partenariat, certes aux deux partis, notamment grâce aux indi- inégal, mais dans lequel les deux États trou- vidus clefs que furent Léon Roches, Léonce vent leur compte : la France crée un nou- Verny et Louis-Émile Bertin, qui surent ob- veau débouché commercial et étend son in- tenir la confiance des Japonais et dont il fluence en Extrême-Orient, alors que le Ja- sera question dans cet article. pon profite de transferts de technologie et de savoir-faire dans plusieurs domaines. La France et le Japon avant Yokosuka : Le L’un des meilleurs exemples de ce partena- Second Empire soutient la modernisation riat et de transfert s’incarne dans la base na- du shogunat vale de Yokosuka, véritable « terreau de État des lieux de la présence française au Ja- l’expérience japonaise » selon Élisabeth de pon Touchet183. Il s’agit en effet du premier vé- ritable arsenal de construction navale La présence française dans l’archipel nippon remonte à 1637 avec l’arrivée du prêtre

182 INABA, Kosaku, « Avant-propos », dans POLAK, 183 Voir sa thèse intitulée « La création de l'arsenal Christian, Soie et lumières : l'âge d'or des échanges maritime de Yokosuka (1840-1871) : Un transfert de franco-japonais (des origines aux années 1950), Ha- technologies de la France vers le Japon », sous la di- chette Fujingaho, 2001, p. 7. rection d’Alain Dewerpe.

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Guillaume Courtet. Du fait de la fermeture périclite, et les lobbys font pression pour se des frontières sous l’autorité des shoguns fournir chez les Japonais, d’où une volonté Tokugawa, il faut attendre 1847 pour un nouvelle de tisser des liens plus approfon- nouvel échange entre les deux pays, sous la dis. Une mission japonaise est accueillie en forme d’une tentative de contact diploma- Europe, avec une étape en France. Par ail- tique à Nagasaki en 1847, qui se solde par leurs, les Français sont frustrés de la supé- un échec. riorité militaire anglaise à Yokohama, qui Après les voyages du commodore américain entretient une garnison de 1500 soldats bri- Matthew C. Perry en juillet 1853 et février tanniques contre 250 français seulement. 1854, le shogunat se voit forcé d’ouvrir les La France de Napoléon III souhaite donc af- frontières nationales par le biais de la signa- fermir sa présence et son influence dans ture des traités de Kanagawa puis de Shi- l’archipel, en concurrence avec le Royaume- moda. La France, qui a entretemps établi un Uni, les Pays-Bas et les États-Unis d’Amé- contact avec les îles Ryūkyū, envoie de nou- rique. veau des représentants. Ceux-ci sont menés par Jean-Baptiste Louis Gros, et débarquent Une modernisation japonaise forcée et ac- du Laplace à Shimoda le 9 août 1858. Deux célérée ? mois plus tard, un traité est signé entre les deux nations : le Japon s’engage à ouvrir Face à la supériorité technologique des Oc- certains de ses ports dont Hakodate, Yoko- cidentaux, le Japon crée dès 1855 le Centre hama et Nagasaki au commerce et aux su- d’études des ouvrages barbares ou occiden- jets français. Ces derniers obtiennent le taux (Bansho ou Yôsho shirabesho), destiné droit de pénétrer à l’intérieur des terres de- à devenir l’Université de Tokyo. Les connais- puis ses ports, dans un rayon de 39 kilo- sances dans le domaine maritime, comme mètres. le reste, sont très limitées : le shogunat avait fixé la limite de construction des na- La présence française accélère notamment vires à 36 tonneaux (ou 500 koku) en 1635, le développement de Yokohama dès 1859 ; et ce jusqu’en 1853, réduisant ainsi drasti- ce port au sud d’Edo, la capitale du shogu- quement les capacités et le potentiel navals nat et future Tokyo, cumule en 1867 80% nationaux. des importations nationales, contre 15% à Nagasaki et 5% à Hakodate. L’objectif déclaré du régime du Bakufu est désormais d’appliquer les slogans « Un pays Depuis les premiers contacts noués avec les riche, une armée forte » (Fukoku kyohei) et Occidentaux, et même après la fermeture « Une industrie productive » (Shokusan du pays au XVIIe siècle, les Japonais ont con- kogyo). Dans le cadre de la réforme naval, servé un intérêt pour la culture étrangère les premiers efforts interviennent donc en par le biais des « études hollandaises ». 1855 avec l’emploi d’officiers russes et Cette expression est due au fait que tous les l’achat d’un navire hollandais, ainsi que la savoirs européens – entre autres français – création d’une école navale et d’un Centre passaient par la presqu’île de Dejima, comp- d’entrainement de la Marine pour la haute toir néerlandais et seul point de contact mer (Kaigun denshujo) et d’ateliers à Naga- avec l’extérieur pendant près de deux saki. Ces derniers se révèlent cependant ra- siècles. pidement trop petits pour les ambitions na- Les relations franco-japonaises sont très tôt tionales. Toujours en 1855, il faut mention- appelées à se développer : en France, l’in- ner la fondation d’une École d’interpréta- dustrie jusqu’alors prospère du ver à soie riat, sous la direction d’un prêtre français ;

46 ses élèves se retrouveront à Yokosuka en 1868), Préfet de la Marine en 1862 puis In- qualité de traducteurs. tendant des Finances ; celui-ci est un fer- En 1859, l’École navale d’Edo est créée. Le vent partisan de faire construire des navires Japon achète des navires aux puissances par des Japonais plutôt que de les acheter à étrangères, ce qui pose la question de leur l’étranger. entretien, qui doit être effectué sur des Roches a l’idée de proposer les services de bases à l’extérieur de l’archipel. L’année sui- son pays au shogun pour la création d’un vante, le premier voyage transpacifique chantier naval, et fait part de ce projet à ses avec un équipage exclusivement nippon a supérieurs dès 1864. Il obtient le soutien du lieu. Mais ces efforts sont jugés insuffisants contre-amiral Jean Louis Charles Jaurès, en par le shogunat, qui souhaite repartir de charge de la Division navale française des zéro, avec la volonté d’établir un « chantier Mers de Chine, qui se plaint de l’absence de réparation et de construction » proche française dans la région. Une première es- d’Edo184. quisse du projet est estimée à 1,7 millions de francs. La France jouit alors d’un con- texte favorable : les Britanniques n’ont pas L’ère Verny : la fondation de l’arsenal de chargé d’affaires sur place, les Améri- La période shogunale, le « règne » français cains sont occupés par la Guerre de Séces- sion, et les Pays-Bas n’ont pas assez de Alors que les autres puissances étrangères poids pour les concurrencer. Par ailleurs, les présentes au Japon se désolidarisent pro- autres puissances étrangères au Japon ne gressivement du pouvoir shogunal, préfé- font pas confiance au régime du Shogun, rant soutenir l’Empereur et ses partisans, jugé trop instable. Début 1865, Roches ap- les représentants français restent fidèles au proche donc Oguri puis Kurimoto Joun Bakufu, leur premier contact. Jusqu’au con- (1822-1897), responsable des Affaires flit qui renverse la dynastie shogunale et ré- Étrangères, ce qui accélère le dialogue tablit l’Empereur comme monarque effectif entre le représentant français et le pouvoir de l’archipel, le Japon est donc enclin à nippon. Après « l’épreuve » de la réfection écouter et accepter les propositions et pro- du Shôkaku Maru, passée avec succès, plu- jets français. sieurs projets dont la réalisation est laissée L’idée de la création d’un arsenal est don- aux Français voient le jour. Parmi ceux-ci, un née par Léon Roches (1809-1901), repré- chantier naval et un collège franco-japonais. sentant français à Tokyo. Sur place depuis Les liens entre les deux pays sont également déjà plusieurs années, nommé ministre plé- renforcés par la création d’une liaison mari- nipotentiaire en 1865, il « est considéré time en paquebot. comme un agent diplomatique de la vieille Roches s’en remet à Jaurès pour trouver un 185 école ». Roches entretient de bonnes re- ingénieur à mettre en charge du projet. Le lations avec certains des responsables du contre-amiral choisit François Léonce shogunat, dont Oguri Tadamasa (1827- Verny, né le 3 décembre 1837 en Ardèche.

184 DE TOUCHET, Elisabeth, Quand les Français ar- 185 POLAK, Christian, Soie et lumières : l'âge d'or des maient le Japon, la création de l’arsenal de Yokosuka échanges franco-japonais (des origines aux années 1865-1882, PU Rennes, 2003, p. 9 1950), Op. Cit., p. 31

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Il s’agit d’un polytechnicien, passé par le Gé- hectares sans compter les logements du nie maritime puis l’arsenal de Brest. En personnel186 ». 1862, Verny a été muté en Chine pour le Le but premier du projet est l’entretien et la compte des autorités impériales chinoises, réparation des navires, non la construction. afin de bâtir un chantier à canonnières tem- Sont prévus deux bassins puis trois cales de poraire, destiné à réprimer la Révolte des halage supplémentaires, installés entre Taiping. En 1864, il est détaché de la Marine 1865 et 1866 pour parer à tout besoin, ainsi pour les Affaires étrangères, avant d’être qu’un bureau, un atelier de peinture, un mis à la disposition du shogunat, et arrive hangar et des logements pour le direc- dans l’archipel à la fin novembre 1864. Il est teur187. Par ailleurs, Verny insiste dès le dé- nommé en février 1865 « ingénieur de la but pour une installation permanente. Les Marine au service de la Division navale des matériaux de constructions seront trouvés mers de Chine et du Japon », alors qu’il a 28 localement, à la charge du Japon, et sous ans. couvert d’approbation française de leur Verny présente le 11 février son avant-pro- qualité. jet : celui-ci doit s’étaler sur quatre ans mi- Le projet est approuvé en mars par le Japon nimums, en principe dix années, temps et en mai par le Quai d’Orsay. Le budget ini- d’ailleurs prévu pour la mission de Verny. tial est prévu à hauteur de 2,2 millions de Initialement, le chantier devait être cons- francs pour la première année, puis environ truit dans la baie d’Edo, mais l’idée est 14 millions de plus pour la période 1866- abandonnée car cette baie est trop sa- 1970. Ce coût est très apprécié par le Japon, bleuse. Verny porte son choix sur une anse dont les estimations dépassaient le double en eaux profondes, spacieuse et abritée de de la proposition du projet français. Contrai- la haute mer, qui avait déjà fait l’objet d’une rement aux craintes, la France ne semble reconnaissance : Yokosuka, au sud de Yoko- pas chercher à profiter financièrement de la hama. Le terrain est très accidenté, mais la situation, ce qui renforce le lien entre les marne argileuse du sol est facile à travailler deux partenaires. et permet l’arasement du terrain, géré par les Japonais. Les collines sont déblayées, Dès juin 1865, une mission d’observation ja- trois anses sont comblées, ce qui fait gagner ponaise est envoyée en France, accompa- d’autant plus de surface pour de possibles gnée de Verny qui rentre pour recruter les extensions. En l’espace de sept ans, l’équi- employés français destinés à travailler sur le valent de 400 kilomètres cubes de terre se- chantier. La mission se conclut par la com- ront déplacés. Ce travail de titan a été prévu mande pour presque 950 000 francs d’outil- dès le début : « Sa réalisation nécessitera lages pour Yokosuka, et le retour de Verny des travaux de terrassement considé- au Japon le 6 février 1865. Il est désormais rables : modifications du relief de la baie, épaulé par une équipe de 43 membres. Ce remblais, construction de quais et de digues sont des ouvriers spécialisés, engagés à l’an- s ajourant à celles des cales er des bassins. née, de préférence célibataires ou d’accord La superficie nécessaire serait de 18 pour laisser leurs familles, dont les salaires

186 DE TOUCHET, Elisabeth, Op. Cit., p. 35. Soit une 187 Ibid., p. 47 superficie équivalente aux deux tiers de Toulon

48 vont de 412 à 2 200 francs sur 4 ans, soit un Les chantiers et la comptabilité sont super- salaire total de 69 000 dollars par an, plus visés par un Français. Les Japonais sont uni- de la moitié du budget annuel. Verny est lui- quement responsables des magasiniers et même payé 60 000 francs par an, une for- des dépenses, du rôle de police sur l’arse- tune pour un ingénieur de 28 ans à nal, et du service des ouvriers japonais. l’époque. Ces hommes sont officiellement « Outre l’aspect purement maritime, le parte- mis à la disposition du Gouvernement japo- nariat prévoit la formation d’ingénieurs ja- nais », et sont surtout « les premiers étran- ponais, issus de la classe des samurais gers autorisés à se fixer au Japon ailleurs 188 jusqu’à son abolissement. L’engagement que dans les cinq concessions » . Les ho- peut se faire très jeune, à partir de 13 ans raires de travail sont de 10 heures par jour en 1874, ramené à 15-16 ans en 1876. Les maximum – les mêmes que pour les Japo- bases serviront à former un corps d’élite nais –, un docteur français de Yokohama dans les décennies suivantes. Il est prévu de s’occupe de la prise en charge médicale, et les faire « alterner entre matinées de travail les étrangers sont logés par le Japon dans le avec des leçons de dessin et de sciences le « village français » qui est construit au mi- soir […] c’est-à-dire une formation théo- lieu des autres habitations. L’installation rique d’un niveau relativement élevé »190. des hommes et des machines sur place est Les meilleurs élèves pourront envisager un achevée le 11 novembre 1866, alors que perfectionnement en France pour y étudier Verny a officiellement pris son poste de di- les méthodes de manière plus approfondie. recteur du chantier. Au total, Yokosuka Les apprentis japonais sont introduits à de compte 45 Français, avec leurs familles le nouvelles techniques, parmi lesquelles la cas échéant, 111 individus nippons formant machine motrice de 500 chevaux, la grue, le le personnel administratif, et 2500 ouvriers. système métrique et la comptabilité mo- Sur le plan de l’organisation, les Français derne. Cependant, les Français sont sou- « décident du cadre de leur collaboration et vent indisponibles pour transmettre leur sa- s’assurent toutes prérogatives dans la direc- voir-faire aux Japonais, qui s’impatientent tion de l’établissement qu’ils ont créé189 ». de cette situation : l’apprentissage est lent, Les conditions initiales, qui leur sont très fa- ils ont très tôt la volonté de prendre le con- vorables, prévoient la création d’une ma- trôle de la gestion du chantier. De fait, la rine nationale sous supervision française, formation difficile est due à l’écart entre les l’interdiction de demander de l’aide ou Français et les Japonais, d’une part à cause d’acheter des navires à d’autres nations, et de la barrière linguistique qui reste impor- l’obligation de l’arsenal à aider les marines tante, d’autre part parce que les « élèves » étrangères. Verny dirige seul l’arsenal, sans ont des objectifs d’apprentissage jugés dé- homologue japonais, mais est assisté par un mesurés. Les visions s’opposent : à terme, comité de fonctionnaires nippons. Les Fran- les Français veulent des collaborateurs, là çais ont une autorité de principe sur leurs les Japonais veulent être autonomes au plus homologues nippons, de rang égal ou non.

188 POLAK, Christian, Soie et lumières : l'âge d'or des 189 DE TOUCHET, Elisabeth, Op. Cit., p. 17 échanges franco-japonais (des origines aux années 190 Ibid., p. 38 1950), Op. Cit., p. 109

49 tôt, d’où des tensions permanentes et crois- gouvernement impérial et la mission fran- santes. çaise du chantier sont tendus. Les troubles Au demeurant, Verny a conscience des li- ont poussé la majorité des Français à ne pas mites de l’enseignement sur place, et de- renouveler leurs contrats, et Verny ne mande dès 1867 la construction d’une École compte plus que seize compatriotes à ses côtés. Même si ce nombre est ramené à pour la formation. Le règlement pour une École de maistrance est finalement arrêté le vingt-cinq par la suite, la formation des Ja- 9 novembre 1872 ; des locaux sont mis en ponais est d’autant plus ralentie, ce qui chantier en 1873, et l’École ouvre le 17 jan- n’améliore rien. Un premier bilan est effec- vier 1874, divisée entre un collège pour les tué : en dépit d’une vocation strictement élèves ingénieurs, et une école d’architec- réparatrice, huit navires ont été construits, ture navale pour les apprentis contre- onze sont en chantier. Sur le plan financier, maitres. L’encadrement sera en fin de l’étude arrive à la conclusion d’une sous- compte pris en charge en 1876 par le Minis- évaluation des dépenses : 8,176 millions de tère de l’instruction publique, à Université ryôs ont été dépensés pour 1868, avec la de Tokyo. prévision d’une avance de 57 millions de francs, soit plus de 25 fois la somme de l’avant-projet. Un tiers des fonds initiaux a La période impériale, le retour en force japo- été dépensé. Le nouveau budget est fixé à nais pour le contrôle de l’arsenal 210 000 yens par an sur sept années, et le financement passe sous le contrôle des Ja- En 1868, la Révolution Meiji et la Guerre de ponais, étape clef dans la prise de pouvoir. Boshin provoquent la chute du shogunat et Selon Touchet, « la nouvelle administration l’instauration du pouvoir impérial. Le 8 n’envisage alors aucun moyen de participer mars, les puissances étrangères ont signé à l’administration des Français, mais des un accord pour affirmer leur neutralité et moyens de la contrôler192 ». non-intervention dans ce conflit. Au demeu- rant, ces événements ont été indirectement L’administration impériale est allée jusqu’à précipités par Roches, qui a contribué à l’in- envisager de ne pas poursuivre les travaux, dustrialisation du shogunat, poussant les mais décide finalement de poursuivre. En clans Satsuma et Chōshū à prendre les revanche, outre la mainmise sur la question armes au plus tôt. Du fait des bonnes rela- financière, le chantier est placé sous l’admi- tions de Roches – désormais parti, alors que nistration de la province de Kanagawa, donc sa carrière de diplomate arrive à son terme une autorité nippone, et plus exclusivement – avec le pouvoir renversé et de la défection française. de l’officier-instructeur français Brunet au Malgré tout, le projet continue : la base est profit des forces shogunales repliées sur opérationnelle de manière effective en Hokkaido191, les premiers contacts entre le

les troupes insulaires. Les forces impériales passent 191 En décembre 1868, les forces armées pro-Shogun à l’offensive au printemps ; Enomoto se rend en juin qui se sont repliées dans l’ile d’Hokkaido au Nord de 1869. Brunet et les autres Français échappent aux l’archipel se regroupent autour de l’amiral Enomoto vainqueurs. Takeaki. Celui-ci proclame la création de la Répu- blique d’Ezo, État sécessionniste. Jules Brunet et 192 DE TOUCHET, Elisabeth, Op. Cit., p. 266 d’autres officiers français réorganisent et encadrent

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1869, conformément aux objectifs. L’agen- d’encouragement et de développement de cement de la base est désormais fixé de ma- l’industrie193 », Yokosuka devient un chan- nière définitive, et n’évoluera plus ; seule sa tier militaire. L’arsenal reçoit une seconde surface augmentera, jusqu’à se fixer à 2,3 visite impériale les 21 et 22 novembre kilomètres carrés. L’arsenal possède des ca- 1872 ; il compte alors à son actif la construc- pacités de réparation, avec le potentiel de tion de dix navires, et en a réparé deux cent devenir constructeur naval ; il se dotera en soixante. 1880 d’un premier règlement concernant Face aux décisionnaires nippons, Verny de- ces deux aspects de son fonctionnement. vient un directeur fantoche : en effet, il a À la suite de sa complétion, une cérémonie perdu le soutien de la métropole en 1870, d’inauguration a lieu début 1871, en pré- qui estime que son administration est trop sence de notables du gouvernement – dont rigide et isolée ; la France veut éviter de voir Taruhito Arisugawa, l’oncle de l’Empereur – ses relations se dégrader avec le gouverne- et d’agents consulaires étrangers ; les invi- ment impérial. Il se maintient néanmoins tés peuvent notamment observer le récent pendant encore deux ans : les Japonais per- ajout d’une corderie longue de 300 mètres. çoivent la direction française comme un Pourtant, les autorités japonaises n’appré- symbole de modernité, vision d’un parallèle cient pas que le site soit si facile d’accès, si entre les Lumières françaises et l’ère Meiji exposé à des observateurs alors qu’il relève (Meiji Ishin). Dans le même temps, Verny de la sécurité nationale ; une autre raison aide aussi à la construction de quatre pour elles d’en reprendre le contrôle. phares sur la côte de la baie d’Edo et super- vise le plus grand bassin de radoub d’Ex- trême-Orient de l’époque à Nagasaki. 1872, année charnière pour l’arsenal En 1874, un point de non-retour est atteint : Dans les premiers jours de janvier, Yokosuka l’Empire du Soleil Levant envisage alors une reçoit la visite de l’Empereur Meiji (1852- expédition en Corée. Mais les Français esti- 1912), dans le contexte de la modernisation ment le travail de réparation des bâtiments de l’industrie japonaise. C’est le premier requis au-dessus de leurs capacités dans le événement marquant d’une année décisive laps de temps imparti. Ce faisant, ils per- pour l’arsenal. dent irrémédiablement la confiance nip- Cette même année, le Ministère de la ma- pone. rine est créé. Or, après le départ de Léon Les Français ne cessent de penser à cette Roches, il n’y a plus de lien entre les repré- époque qu’ils peuvent renverser la situa- sentants diplomatiques français et ce nou- tion, et rétablir une confiance mutuelle. vel organisme, portant préjudice aux fonda- Pourtant, la mission est remise en question teurs de Yokosuka. Par ailleurs, l’arsenal début 1875. En France, Verny est accusé passe sous l’administration du nouveau mi- d’avoir été trop personnel et d’avoir détruit nistère, acquérant le statut de port et d’ar- la confiance nippone. Au Japon, les locaux senal d’État le 17 juin. C’est sous cette auto- reprennent le contrôle et les responsabili- rité que, « dans une perspective tés et prérogatives françaises reculent. La

193 Ibid., p. 88

51 souveraineté nippone se réaffirme de plus L’ère Bertin : la refonte du partenariat en plus solidement. A la fin de l’année, Après le départ de Verny, la France et le Ja- Verny est prévenu qu’il n’est pas reconduit pon maintiennent de bonnes relations, no- dans son mandat de directeur. Le 15 no- tamment du fait de la réussite des missions vembre 1875, le Japon notifie à la France sa militaires successives. En revanche, sur le volonté de clore la mission. La passation de plan maritime, les Japonais ont le sentiment pouvoir officielle a lieu le 27 novembre. d’être en retard sur les puissances occiden- Verny quitte le Japon début 1876. Au de- tales. D’anciens élèves japonais partis étu- meurant, cet événement ne déclenche pas dier en France, promus depuis à des postes de tollé diplomatique : le transfert se passe importants à Yokosuka, mentionnent et sans heurts du fait du choix précoce de proposent de faire venir l’un de leurs an- Verny de s’entourer de gens compétents ciens professeurs, Louis Émile Bertin. qui peuvent prendre le relais. Par ailleurs, les grands travaux sont finis depuis fin 1875, Né à Nancy le 23 mars 1840, Bertin est po- dans les temps impartis, ce qui satisfait le lytechnicien et passé par le Géni maritime, pouvoir impérial. Le sous-directeur Jules Cé- comme Verny. Il est affecté à Cherbourg en sar Thibaudier reste sur place comme con- 1863 puis à l’École d’application du Génie seiller pour voir la fin des travaux toujours maritime en 1877, où ils enseignent aux en cours, et pour représenter l’équipe fran- élèves ingénieurs nippons. Il a notamment çaise face aux responsables nippons. développé de nouveaux procédés de cons- truction des coques pour résister aux explo- Entretemps, les responsabilités de l’arsenal sions sous-marines. sont redéfinies : Le Ministère nomme le di- recteur, le sous-directeur et les chefs des Il est envoyé au Japon en février 1886 pour services, engage les étrangers et les élèves trois ans ; il restera finalement jusqu’en fé- ingénieurs. Le nouveau directeur est l’ami- vrier 1890. Il reçoit un salaire de 22 800 ral japonais Akamatsu Noriyoshi le 12 jan- yens par an, supérieur à celui de Verny, mais vier 1876 ; il applique, propose et modifie si qui tient compte de l’inflation. Surtout, c’est besoin le règlement. Les Français ont défini- une somme quinze fois supérieure à ce que tivement perdu tout pouvoir de décision. Le gagnent les autres étrangers alors au ser- Ministère participe au budget et à la ges- vice du Gouvernement impérial ; il reçoit tion. Le budget prévu pour 1877 est de 3 également le titre de chokunin, haut fonc- 300 000 yens de l’époque. tionnaire, et peut compter au besoin sur un dialogue direct avec le Ministre de la Marine Le 3 novembre 1877, le dernier Français et le chef de l’État-major. quitte l’arsenal. L’École reste ouverte jusqu’en 1882. Le bilan est somme toute Sur place, Bertin découvre un arsenal fort positif, les objectifs ont été atteints. Le pre- de 1000 ouvriers qui « y travaillent dans un mier cuirassé conçu intégralement au Ja- désordre évident, qui entraine un grand pon, le Seiki-maru a été lancé dès le 5 mars 1873 en présence du couple impérial ; à cette occasion, Verny et ses proches colla- borateurs ont été félicités. L’ingénieur rece- vra en 1878 après son départ l’insigne de Grand Officier de l’Ordre du Soleil Levant. Le premier croiseur sortira des bassins en 1886. À son retour en France, il travaillera dans le domaine minier.

52 gaspillage 194 ». Bertin entreprend une re- activement à la Société franco-japonaise de mise à niveau, facilité par l’équipe de gens Paris, preuve de son attachement au Japon. qui l’entourent : ils se connaissent et s’ap- précient mutuellement. Le Français déve- loppe et surveille également les arsenaux L’emprunte française à Yokosuka après les de Sendai, Osaka et Kobe, et supervise les missions fondations de Sasebo et de Kure. Pendant L’arsenal de Yokosuka, du fait de sa gestion son séjour, l’arsenal de Yokosuka est relié par des Français à deux reprises pour une au réseau de chemin de fer nippon. période totale de quinze ans, est marqué Durant la mission de Bertin, les relations par cette influence. Son administration, de entre l’Empire chinois et le Japon se dégra- même que celle des autres arsenaux de la dent. Sur le plan maritime, le Japon s’in- Marine impériale, est basée sur un modèle quiète de l’achat chinois de deux cuirassés français. Les dimensions des bassins dicte- allemands de plus de 7000 tonnes, alors ront les règles de mesure des navires japo- que la marine de Meiji ne possède que deux nais pour les décennies à venir. Les conseils cuirassés ne dépassant pas 4000 tonnes. de Bertin sur la tenue de l’administration et Bertin propose alors de construire des na- la flotte expliquent les similitudes entre vires légers, rapides et manœuvrables ; sont flottes française et nippone contempo- ainsi mis en chantiers sur ses plans trois raines. croiseurs « garde-côte » de 4500 tonnes Par le biais de la formation des ingénieurs et dont le Hashidate en 1890 ; un croiseur lé- des contremaitres, Yokosuka a contribué à ger de 2400 tonnes ; le Yaeyama, un aviso classifier les statuts et les métiers japonais, rapide de 1600 tonnes lancé en 1889 et avec l’instauration des statuts de techni- quatorze torpilleurs. Sont également cons- ciens avec prime et d’un système de grade. truits en France l’Itsukushima, le Chishima A travers l’exemple français est mis en place et le Matsushima, ainsi que le Chiyoda en une « réforme du monde ouvrier japonais Grande-Bretagne, toujours sur des plans de en leur offrant des perspectives de carrière Bertin. Ces navires contribuent à la victoire »195, bien que cela s’inscrive dans une lo- de la bataille navale du Yalou – à la suite de gique déjà en développement dans les éta- laquelle l’amiral Sukeyuki Itô envoie une blissements privés du XIXe siècle. Le chan- lettre de compliments à Bertin –, et à la vic- tier de Yokosuka reste néanmoins un pré- toire finale du Japon sur la Chine en 1895. curseur pour la formation d’ingénieurs nip- Les créations de Bertin apporteront aussi pons, un modèle dans les années 1910- leur contribution pendant la guerre russo- 1920. L’organisation de travail est inspirée japonaise. de l’École polytechnique et du Génie mari- Lorsque Louis Émile Bertin quitte l’archipel, time. Outre les techniques de construction le gouvernement impérial lui exprime sa navale, le personnel nippon a également gratitude en lui remettant la médaille de bénéficié des transferts de technologie sur l’Ordre du Soleil Levant, deuxième classe. le plan de la gestion financière. Le zèle de De retour en Europe, il adhère et participe cet apprentissage fut remarqué et apprécié

194 POLAK, Christian, Sabre et Pinceau : par d'autres 195 DE TOUCHET, Elisabeth, Op. Cit., p. 102. français au Japon (1872-1960), 2005, p. 64.

53 par les formateurs français : « Ces gens mar- de réussites. Le transfert de technologies et chent plus vite que nous l’avons fait depuis de savoir-faire entre la France et le Japon 200 ans !196 ». sont des succès : la France a su conserver Indirectement, Yokosuka participe au choix une bonne image auprès de son partenaire, de la France pour former la première aéro- malgré la concurrence croissante des ex- perts maritimes britanniques et des mili- navale japonaise : en 1877, l’aérostation est adoptée par l’Armée de terre impériale197, à taires allemands. Le Japon a su s’approprier la suite de la démonstration par les élèves et faire sienne des techniques étrangères, ingénieurs à l’Empereur d’un vol de ballon, jusqu’à s’imposer comme puissance ma- sur une proposition d’un des ingénieurs de jeure en Asie-Pacifique. Le partenariat Verny, Louis-Émile de Montgolfier, descen- franco-japonais connait d’ailleurs d’autres dant de l’inventeur de la montgolfière. épisodes comme la mission militaire de 1918-1919, à l’occasion de laquelle le colo- Il est remarquable que Yokosuka soit le seul nel Faure (1869-1924) dirige la fondation de arsenal resté entreprise nationale, alors que la force aérienne nippone. les autres sont passés sous contrôle privé : Nagasaki passe par exemple sous contrôle de Mitsubishi. Démantelé en 1945, l’arse- nal devient une base américaine en 1954. Bibliographie : Quartier-général de la 7e Flotte américaine, DE TOUCHET, Elisabeth, Quand les Français ar- principale base américaine du Pacifique et maient le Japon, la création de l’arsenal de Yoko- d’Asie orientale, elle accueille des effectifs suka 1865-1882, PU Rennes, 2003. allant jusqu’à 23 000 hommes pendant les AUQUE, René et CARRÉ, Paul, Le croiseur Emile 90s. Elle est depuis 1973 le seul port d’at- Bertin, Editions de l’officine, 2002. tache du porte-avions américain en déploie- POLAK Christian, Soie et Lumières : L'Age d'or des ment permanent en outremer, l’USS Ronald échanges franco-japonais, Hachette Fujingaho, Reagan depuis 2015. De plus, Yokosuka 2001. abrite le quartier-général de la Marine POLAK, Christian, Sabre et Pinceau : Par d'autres d’autodéfense japonaise. Non loin des bas- Français au Japon, Hachette Fujingaho, 2005. sins, les piétons ont la possibilité d’observer POLAK, Christian, Ishin, L’aube des échanges dans un parc deux monuments dédiés aux scientifiques entre la France et le Japon, Presses fondateurs de la marine japonaise mo- de l’Université de Tokyo, 2008. derne, avec les bustes d’Oguri Tadamasa et de François Léonce Verny. Chaque 11 no- Voir également : vembre est l’occasion d’une cérémonie FAVENNEC, Jacqueline, Kurimoto Joun, DEA, franco-japonaise à cet emplacement. 1992. En dépit des difficultés politiques et finan- DEDET, Christian, Les Fleurs d’acier du Mikado, cières, la création, la gestion et le dévelop- Flammarion, 1993. pement de l’arsenal et de ses activités peu- vent être considérés comme des exemples

196 POLAK, Christian, Ishin, L’aube des échanges 197 Voir les ouvrages de Christian Polak sur le sujet. scientifiques entre la France et Le Japon, Presses de l’Université de Tokyo, 2008, p. 121

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LE SOFT-POWER pose question sur la manière dont le reste du monde perçoit l’un des pays les plus INDONESIEN : OUTIL vastes et les plus peuplés d’Asie-Pacifique. DE RAYONNEMENT En 2005, à l’occasion d’un discours qui de- vait refonder la politique étrangère indoné- NATIONAL ET sienne, Susilo Bambang Yudhoyono201 affir- INTERNATIONAL mait : « Nous sommes le plus grand foyer de population musulmane du monde. Nous sommes la troisième plus grande démocra- PAR ETIENNE HALBHER tie du monde. Nous sommes aussi un pays où démocratie, Islam et modernité vont de Membre du comité Asie concert 202 ». Cette déclaration, faite quelques années après la chute du pouvoir « Paduka raja », « kemari », « terima autoritaire de Suharto203, fonde la nouvelle kasih », ces mots vous semblent familiers ? politique de soft-power 204 adoptée par le Sans doute ! Si vous êtes un cinéphile avisé, gouvernement jusqu’à aujourd’hui. La cons- vous aurez peut-être reconnu une conso- truction d’un récit national et d’une culture nance proche de ces mots avec la langue politique commune demeure loin d’être des Minions, ces petits êtres jaunes qui ont évidente. Cela rend difficile l’évaluation des fait le succès planétaire de l’un des films capacités d’influence de l’Indonésie sur la d’animation le plus rentable de l’histoire du scène internationale. Le pays a connu des cinéma198. Le studio qui a créé ces person- bouleversements majeurs au cours du XXème nages a puisé dans la langue indoné- siècle, tant sur le plan économique que so- sienne199 pour concevoir le langage qui a sé- cial et politique. Les ondes longues de ces duit tant de spectateurs200. Pourtant, la visi- évènements structurent encore aujourd’hui bilité de l’Indonésie n’a pas bénéficié de la la vie politique interne et l’action extérieure promotion de ce film d’animation. Cela de l’Indonésie.

democracy. We are also a country where democracy, 198 MCNARY, Dave, « Despicable Me 3’ Hits $1 Billion Islam and modernity go hand-in-hand », discours de at Worldwide Box Office », Variety, 8 septembre Susilo Bambang Yudhoyono, président de la 2017, http://variety.com/2017/film/news/despica- République d’Indonésie, devant le Conseil ble-me-3-box-office-1-billion-1202551819/ Indonésien sur les Affaires Mondiales (ICWA), à 199 Bahasa Indonesia Jakarta, le 20 mai 2005, https://www.kemlu.go.id/en/pidato/presiden/Page 200 « Minions speak Indonesian », The Jakarta Post, s/Speech-by-H.E.-Dr.-Susilo-Bambang-Yudhoyono- 19 juin 2015, http://www.thejakarta- President-of-the-Republic-of-Indonesia-before-the- post.com/news/2015/06/19/minions-speak-indone- Indone.aspx sian.html 203 Suharto, deuxième président de la République 201 Susilo Bambang Yudhoyono, président de la Ré- d’Indonésie, de mars 1967 à mai 1998, membre du publique d’Indonésie de 2004 à 2014, membre du Golongan Karya (Groupes Fonctionnels, Golkar), Parti Démocrate (Partai Demokrat), il est le premier parti fondé par l’armée en 1964, et qui a systémati- président indonésien élu au suffrage universel direct. quement été majoritaire aux élections sous son man- 202 « We are home to the world’s largest muslim dat. population. We are the world’s third largest 204 Soft-power : Puissance douce.

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L’Indonésie est un archipel transcontinental politiques sont considérées comme légi- qui s’étend sur cinq mille kilomètres d’Est times aux yeux des autres, notre puissance en Ouest, « de Sabang à Merauke »205, et douce en est renforcée207». Le soft-power environ deux mille du Nord au Sud. Elle est donc un pouvoir de séduction, une ca- comprend quelques seize mille îles sur les- pacité à influencer la perception que se fait quelles vivent environ deux cent soixante un pays d’un autre au moyen de la politique millions d’habitants, de confessions et étrangère et des ressources immatérielles d’ethnies diverses. Plus grand pays d’Asie que sont la culture et les valeurs politiques. du Sud-Est et quatrième population mon- Il s’oppose à la puissance dure (ou hard-po- diale, l’Indonésie est stratégiquement si- wer), c’est-à-dire la capacité militaire et tuée entre deux océans, au milieu du pre- économique d’un État, qui correspond au mier carrefour maritime mondial. Son éco- pouvoir par la coercition et la rétribution nomie lui confère une place importante dont parle Joseph Nye. Le soft-power et le dans l’économie globale puisque le Fonds hard-power demeurent étroitement liés. La Monétaire International (FMI) plaçait son capacité économique et militaire d’un État PIB au 16ème rang mondial dans son rapport confère d’emblée une position statutaire annuel de 2016. Les liens culturels, poli- plus ou moins visible qui détermine son tiques et économiques que l’Indonésie peut rayonnement à l’international. Établir une tisser à travers le globe sont nombreux et de stratégie de soft-power revient à poursuivre nature variée. A première vue, elle semble des objectifs politiques clairs associés à des disposer de nombreux atouts pour dévelop- enjeux économiques et sécuritaires. Le soft- per les outils d’un soft-power performant. power n’est pas une fin en soi. Selon l’ex- 208 pression du professeur Richard Robinson , il est un sous-produit209. Il ne se suffit pas à Le soft-power : un concept large lui-même mais s’intègre dans un processus Dans son livre Soft-power: the means to suc- plus large appelé à servir des objectifs poli- cess in world politics206, Joseph Nye définit tiques et économiques préétablis. le soft-power comme « la capacité d'obtenir ce que l’on veut par l'attraction plutôt que par la coercition ou la rétribution. Elle dé- coule de l'attrait de la culture, des idéaux et des choix politiques d'un pays. Lorsque nos

our soft power is enhanced. » (NYE, Joseph, Soft 205 « Dari Sabang sampai Merauke », « De Sabang à power: the means to success in world politics, Op. Cit., Merauke », discours prononcé par Sukarno le 17 préface, p.X.) août 1950. 208 Spécialiste de l’économie politique de l’Indonésie, 206 NYE, Joseph, Soft power: the means to success in Richard Robinson est professeur émérite du centre world politics, Public Affairs Books, 2004. de recherche sur l’Asie de l’Université de Murdoch, 207 « What is soft power? It is the ability to get what Australie. you want through attraction rather than coercion or 209 Sous-produit : byproduct. Terme utilisé par Ri- payments. It arises from the attractiveness of a coun- chard Robinson lors de sa conférence « Indonesia ri- try's culture, political ideals, and policies. When our sing as a regional power ? » donnée le 5 juillet 2016, policies are seen as legitimate in the eyes of others, à l’Université de Melbourne.

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Perception de l’Indonésie sur la scène inter- attirent l’attention et les inquiétudes de la nationale depuis l’indépendance communauté internationale. La crise de Après la déclaration d’indépendance 210 et 1997 a affecté le système productif et finan- dans le contexte de la Guerre froide, la poli- cier de l’Indonésie. Elle est pour partie res- tique étrangère indonésienne s’est définie ponsable de la chute du régime autoritaire de Suharto en 1998. Affaiblie sur les plans par sa position neutre vis-à-vis des camps soviétique et occidental. Suite à la confé- économiques et politiques, l’Indonésie est rence de Bandung (avril 1955), elle s’est po- alors vue comme un facteur d’instabilité ré- sitionnée comme un des pays leaders du gionale. Dans le sillage de la chute de Su- Mouvement des Non-Alignés. Le principe harto, un processus de démocratisation directeur de la politique étrangère indoné- s’amorce. C’est à cette période que l’Islam sienne se résumait par l’expression bebas- prend une place nouvelle dans la vie poli- aktif 211 , c’est-à-dire « libre et actif ». De tique indonésienne. Après les attentats du 11 septembre 2001, l’adhésion d’une partie 1957 à 1966, sous le régime de l’Ordre An- 212 cien (Orde Lama), la dimension religieuse de la population à un Islam rigoriste en n’occupait pas une place centrale dans plusieurs points de l’archipel devient source l’identité de l’État indonésien. Jusqu’à la fin d’inquiétudes pour la communauté interna- des années 1990, l’Indonésie n’est pas per- tionale. Une économie fragilisée, une dé- çue comme « une sentinelle » du monde mocratisation balbutiante et une place nou- musulman et entretient peu de relations velle de l’Islam changent le regard porté sur avec les pays du Moyen-Orient. La création l’Indonésie. De pays neutre et champion de l’ANASE en août 1967, dont le secrétariat des Non-Alignés, elle devient un sujet de général est à Jakarta, la propulse comme préoccupations économiques et sécuri- leader régional et porte-drapeau de l’Asie taires. du Sud-Est. Pendant cette période, l’Indo- nésie projette surtout l’image de pays L’héritage de la société plurielle champion du Tiers Monde et de l’anti-impé- rialisme. Sous domination hollandaise pendant plus de trois siècles213, l’administration coloniale La crise de 1997, aussi connue sous le nom des Indes néerlandaises a fait l’objet de « crise asiatique », puis les attentats du d’études approfondies par les universitaires 11 septembre 2001 changent la donne. Ces hollandais et britanniques. Dans son ou- deux évènements rapprochés dans le temps vrage Les Indes néerlandaises, étude de

210 L’indépendance fut proclamée le 17 août 1945 213 1619 est la date de la Fondation de Batavia, siège mais ne fut reconnue par les Pays-Bas qu’en 1949, à de la Compagnie Néerlandaises des Indes Orientales, la suite d’une lutte diplomatique et armée. sur le site antique de l’actuel Jakarta. Déclarée en faillite en 1799, le gouvernement néerlandais prend 211 Bebas : Libre ; Aktif : actif. alors possessions des Indes néerlandaises jusqu’en 212 A partir des années 1970 se développe en Indoné- mars 1942, moment de la capitulation devant les sie une lecture radicale de l’Islam, dont la propa- troupes japonaises. gande wahhabite et les Frères musulmans sont les principaux vecteurs. C’est à cette période que se constitue une première littérature islamiste traduite en indonésien (Maududi, Sayid Qutb etc.).

57 l’économie plurielle214, John Sydenham Fur- et d’organisation du marché. Le troisième nivall215 soutient que la société des Indes enjeu pose avec acuité la question de l’iden- néerlandaises est une « société plu- tité de l’État indonésien. La compétition des rielle »216. Cette expression qualifie une so- agendas rend difficile pour le gouverne- ciété dans laquelle deux ordres sociaux (ou ment la construction d’un soft-power qui plus) vivent côte à côte sans se mélanger, suscite l’adhésion unanime de sa popula- empêchant de former une unité politique. tion et qui soit aisément identifiable pour Dans une société plurielle, il n’existe pas de les pays de la communauté internationale. volonté générale, sauf concernant les af- Cet héritage de la « société plurielle » grève faires vitales pour l’avenir du pays. La de- aujourd’hui l’élaboration d’une puissance mande sociale, c’est-à-dire l’agrégat des de- douce indonésienne. mandes des différents groupes sociaux, est désorganisée et compartimentée. La so- ciété plurielle pose deux problèmes pour Le soft-power indonésien : un outil tourné l’administrateur. D’abord, un problème vers l’intérieur de l’archipel d’ordre économique : bien que la demande L’Indonésie propose une approche singu- sociale soit désorganisée, le marché doit lière du soft-power : celle d’une projection être structuré. Ensuite, un problème d’abord nationale. La diversité ethnique et d’ordre politique : celui de l’intégration de culturelle de l’Indonésie, associée à un affai- tous les groupes sociaux dans un ordre so- blissement de l’autorité de l’État central cial unique. dans le cadre du processus de démocratisa- Même si cet ouvrage est écrit avant l’indé- tion, a fait craindre une désintégration ter- pendance de l’Indonésie, l’idée de « société ritoriale de l’Indonésie. Le soft-power a été plurielle » éclaire certaines caractéristiques utilisé pour combler les faiblesses domes- de la société indonésienne contemporaine tiques. Cette approche se trouve incarnée et la nature de l’appareil d’État indonésien. par une déclaration du président Yud- L’héritage de la société plurielle pose trois hoyono, lequel affirmait : « le dialogue et le enjeux. D’abord, la diversité ethnique et re- soft-power nous ont aidé à résoudre de ligieuse ainsi que la concentration du capital multiples conflits intra-étatiques, y compris dans les mains de groupes minoritaires con- à Aceh, où nous avons conclu il y a deux ans frontent le gouvernement indonésien à des un règlement pacifique et politique qui a agendas politiques et économiques pluriels mis fin au conflit de manière permanente217 et divergents. Cela pose ensuite un pro- ». L’utilisation de la puissance douce a per- blème en matière d’intégration territoriale mis au gouvernement indonésien de faire face à plusieurs reprises à des problèmes

214 FURNIVALL, John Sydenham, Netherlands India, a 217 « Dialogue and soft-power have helped resolve study of plural economy, Cambridge Library Collec- multiple intra-state conflicts, including Aceh, where tion, Cambridge University Press, 1939. we reached two years ago a peaceful and political settlement which permanently ended the conflict » 215 John Sydenham Furnivall (1878 – 1960) a été (SUKMA, Rizal, « Soft-power and public diplomacy: fonctionnaire dans l’administration coloniale britan- the case of Indonesia », dans Public Diplomacy and nique en Birmanie. Historien de l’Asie du Sud-Est re- Soft Power in East Asia, de LEE, Sook-Jong et MELIS- nommé, il a enseigné à l’Université de Cambridge. SEN, Jan, p. 101) 216 Société plurielle : plural society

58 que la coercition seule ne pouvait résoudre minoritaire (16%) mais croissante. Les : « Ce puissant État centralisé n'a jamais été mœurs de la population changent pour imposé en Indonésie car la fusion de l'auto- s’aligner sur celles du modèle javanais. Bien rité publique et des intérêts privés n'a ja- que ces éléments soient vecteurs de ten- mais été définie218 ». L’État indonésien uti- sions, ils permettent d’arrimer cette île lise le soft-power pour faire face aux enjeux « périphérique » au reste de l’archipel et il- hérités de la société plurielle : une popula- lustrent l’emploi du soft-power à l’échelle tion multi-ethnique et multi-religieuse dont nationale. la diversité doit être organisée en unité po- litique. L’identité de l’État : une faiblesse structu- À cet égard, le cas de la Nouvelle Guinée Oc- relle du soft-power indonésien ? cidentale219 est un exemple de la projection du soft-power au niveau national. Après de La projection nationale et internationale du longs affrontements, la Nouvelle Guinée soft-power n’est pas sans poser question Occidentale est rattachée en 1969 à l’Indo- sur l’identité actuelle de l’État indonésien. nésie par référendum. Ce dernier est con- La diversité de peuplement de l’archipel, testé par les populations autochtones. L’Or- l’influence indienne, austronésienne, isla- ganisation pour une Papouasie Libre (OPL) mique, et dans une moindre mesure occi- est créée la même année dans l’objectif dentale, rendent la culture indonésienne d’obtenir l’indépendance. Une situation de difficilement identifiable. Il n’existe pas da- guérilla persiste sur cette partie de l’archi- vantage de culture politique commune à pel avec des actions armées menées par l’ensemble de l’archipel. Celle-ci s’est déve- l’armée indonésienne et l’OPL. Dans le loppée à partir de la pensée politique java- cadre d’une politique de déplacement des naise traditionnelle, qui fait elle-même populations des îles les plus peuplées de preuve de plasticité à l’égard d’éléments qui l’archipel, en particulier Java, appelée lui sont étrangers. En cela, l’identité cultu- Transmigrasi220, quelques 750 000 Indoné- relle du pays mais aussi de l’État indonésien siens ont été envoyés en Papouasie. Dans demeure peu lisible. À cela s’ajoute l’héri- les années 1960, les Papous représentaient tage de la société plurielle qui confronte 95% de la population contre 69% en 2017. l’État central à la compétition d’agendas po- Environ 40% de la population parle au- litiques et économiques divergents : « Avec jourd’hui le bahasa indonesia, la langue of- l’effondrement de la structure centralisée ficielle et commune à tout l’archipel. La Pa- autoritaire, la politique étrangère de l’Indo- pouasie, christianisée par les colons euro- nésie doit maintenant coopérer avec un mi- péens, compte une population musulmane lieu pluriel et plus compétitif dans la con- ception de sa politique 221 ». Renforcer le

218 « This powerful centralized State has never been 220 Existant déjà sous l’administration hollandaise, ce imposed in Indonesia where the fusion of public au- programme a été relancé par Sukarno en 1949. Cette thority and private interests has never been defined », politique a été abolie en juin 2015. Robert Robinson, op.cit. 221 « With the breakdown of the centralized authori- 219 La Nouvelle Guinée Occidentale est composée de tarian structure, Indonesia’s foreign policy now has la Papouasie Occidentale et de la Papouasie. to operate within a new, more pluralistic and com- petitive milieu of policy making ». (SUKMA, Rizal,

59 pouvoir de l’État central est une préoccupa- politique, économique et sécuritaire ont tion constante des dirigeants indonésiens poussé le gouvernement indonésien à cons- depuis l’indépendance du pays. C’est pour- truire l’image d’un pays où démocratie et quoi Sukarno a intégré le Panca Sila dans le Islam sont conciliables. L’enjeu est de trans- préambule de la constitution, concept fon- former cet état de perception en modèle dateur de l’identité et de la philosophie de d’attraction. l’État indonésien. En sanskrit, Panca Sila dé- Depuis les vingt ans qui nous séparent de la signe les cinq principes fondateurs de la Ré- chute du régime autoritaire de Suharto, le publique indonésienne : la croyance en modèle démocratique indonésien montre dieu, une humanité juste, la démocratie, la des signes de maturité grandissante. Les souveraineté nationale et la justice sociale. élections générales de 2004, qui ont vu la Le Panca Sila se montre donc essentiel victoire de Susilo Bambang Yudhoyono, ont comme « référent culturel » et pilier de été un moment fondateur pour la démocra- l’identité de l’Indonésie, décrite comme une tie indonésienne. Six ans après la chute de démocratie et un État religieux non-laïc Suharto, elles ont marqué un tournant signi- mais non-théocratique (il n’y a pas de reli- ficatif vers une démocratie stable et plura- gion d’État). A cet égard, la démocratie et liste. Sur la scène régionale et internatio- l’Islam émergent comme les principaux nale, la démocratie est le moyen pour l’In- atouts du soft-power indonésien. donésie de faire valoir son modèle poli- tique. Elle se pose en cela en contre-modèle Soft-power et diplomatie publique : démo- de la Chine dont le régime politique est clai- cratie et Islam comme principaux atouts rement identifié comme autoritaire. A cet égard, le Forum de la Démocratie de Bali223 L’Indonésie est régulièrement labellisée par est un bon exemple de levier d’influence. les médias comme « le plus grand pays mu- L’objectif est de rassembler plusieurs pays sulman du monde » ou encore comme « la d’Asie-Pacifique pour discuter des moyens troisième plus grande démocratie du de promouvoir les systèmes démocratiques monde ». L’Islam modéré et la démocratie dans la région. Bien que cette influence soit apparaissent dès lors comme les piliers du difficile à évaluer, l’Indonésie essaie d’intro- soft-power indonésien : « la nécessité de duire les principes démocratiques dans le placer la démocratie et l’Islam au centre de fonctionnement d’organisations régionales, la stratégie de création de l'image – de l’In- en particulier l’ANASE. Lors du neuvième donésie – reposait sur le fait que c’était pré- sommet de l’ANASE, tenu à Bali le 7 octobre cisément sur ces deux facteurs que son 2003, l’accord de Bali II224 a été signé et sert image et son identité avait été conçues par désormais d’accord cadre. Dans ce texte, le la communauté internationale222 ». Les in- mot « démocratique » revient à deux quiétudes de cette dernière sur la situation

« Soft-power and public diplomacy: the case of Indo- have been conceived by the international commu- nesia », Op.Cit., p. 97) nity » (SUKMA, Rizal, « Soft-power and public diplo- macy: the case of Indonesia », Op.Cit., p. 99) 222 « The necessity of placing democracy and Islam at the core of the image making strategy was compelled 223 Forum de la Démocratie de Bali : Bali Democracy by the fact that it was precisely on these two factors Forum that Indonesia’s international image and identity 224 Accord de Bali II : Bali Concord II

60 reprises. La première fois pour qualifier la interreligieux. Il organise le Dialogue Inter- République du Laos. La deuxième fois pour religieux de la Région Asie Pacifique227, dont exprimer les objectifs de l’ANASE : « […] as- le premier s’est tenu à Yogyakarta en 2004. surer que les pays de la région vivent en paix Ces efforts tendent avant tout à apaiser les entre eux et avec le reste du monde dans un inquiétudes de la communauté internatio- environnement juste, démocratique et har- nale. Par ailleurs, l’Indonésie n’est pas iden- monieux 225 ». Dans un contexte où les tifiée comme un interlocuteur privilégié idéaux démocratiques sont de plus en plus d’autres pays coreligionnaires. Elle semble fragilisés sur la scène internationale, une même distante et manquer d’autorité dans démocratie opérationnelle en Indonésie la sphère religieuse. A cet égard, elle ne pourrait renforcer son influence à l’échelle s’est pas positionnée comme intermédiaire régionale et internationale. pour participer aux dialogues de paix visant Que ce soit pendant la période coloniale ou à résoudre les multiples crises que traver- après la déclaration d’indépendance, définir sent les pays du Moyen-Orient. L’approche la place de l’Islam dans la société et l’ordre de l’Indonésie pourrait se résumer ainsi politique indonésien n’est pas aisé. Avec la : « Alors que l’image de la démocratie chute de Suharto, plusieurs groupes et par- semble davantage destinée à l’Asie, l’image tis politiques islamiques ont saisi l’opportu- d’un pays musulman modéré semble da- vantage cibler les opinions occiden- nité de concilier leurs intérêts au processus 228 de démocratisation. Le principal enjeu pour tales » . le gouvernement indonésien est de démon- Analyser le soft-power indonésien montre trer que démocratie et Islam sont compa- qu’il ne s’agit pas simplement d’un outil de tibles. Plusieurs hauts responsables recon- politique étrangère mais qu’il est aussi un naissent que les principales associations outil de résolution des conflits intra-éta- cultuelles musulmanes comme Nahdlatul tiques. Le soft-power indonésien souffre se- Ulama et Muhammadiyah sont porteuses lon nous de deux faiblesses structurelles. d’un Islam modéré. La direction générale de Une faiblesse politique : l’identité de l’Indo- la diplomatie publique du ministère des Af- nésie est complexe, ce qui rend difficile la faires étrangères (DEPLU)226, principal vec- construction d’une image attractive sur la teur institutionnel du soft-power indoné- scène internationale. Une faiblesse écono- sien, contribue à diffuser l’image d’un pays mique liée aux performances économiques musulman modéré et démocratique. Pour et commerciales en-deçà des attentes. Le ce faire, le DEPLU soutient le dialogue soft-power indonésien est faible par

225 Citation complète, point A, paragraphe 1 : « The 227 Asia-Pacific Regional Interfaith Dialogue ASEAN Security Community is envisaged to bring 228 « While the image of Indonesia as a democracy is ASEAN’s political and security cooperation to a projected more toward Asia, the image as a moder- higher plane to ensure that countries in the region ate Muslim country seems to have Western audi- live at peace with one another and with the world at ences in mind » (SUKMA, Rizal, « Soft-power and large in a just, democratic and harmonious environ- public diplomacy: the case of Indonesia », Op.Cit., p. ment. » http://asean.org/?static_post=declaration- 102) of-asean-concord-ii-bali-concord-ii 226 DEPLU : Departemen Luar Negeri, Ministère des Affaires étrangères

61 manque de moyens financiers et par manque d’intégration dans une stratégie économique coordonnée à l’international. Cela explique donc la volonté des dirigeants indonésiens de vouloir construire une image centrée sur deux référentiels fort : la démocratie et un Islam modéré.

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TAIWAN À LA valorisant la nature démocratique du ré- gime afin de gagner en visibilité et en res- RECHERCHE D’UN pectabilité sur l’échiquier international. Un calcul vraisemblablement gagnant au vu de NOUVEAU SOFT- la politique étrangère des États-Unis ou de POWER l’Europe de l’Ouest, qui donne souvent une grande importance au respect des valeurs démocratiques et des droits de l’Homme. PAR HUGO TIERNY Taïwan a donc saisi cette opportunité de Membre du comité Asie s’accorder une bonne publicité à l’interna- tional. On peut tracer l’histoire de cette po-

litique depuis la présidence de Lee Teng-hui Sous la pression grandissante de la Chine, et sa célèbre prise de parole à l’Université Taïwan souffre de plus en plus de son isole- Cornell (États-Unis) en 1995. ment international. Le gouvernement Ce positionnement stratégique n’a pourtant taïwanais est à la recherche de nouveaux pas toujours eu le vent en poupe à Taïwan. outils pour compenser son absence des cir- Du temps de l’ancien président Ma Ying- cuits diplomatiques officiels et obtenir plus jeou (Kuomintang – KMT, 2008-2016), le de présence et de visibilité globale. Parmi soft power taïwanais tel qu’encouragé par ces options, Taïwan a fait le choix de déve- le gouvernement se résumait pour ainsi dire lopper son soft power. à la valorisation de l’Île comme conserva- Selon Joseph Nye le soft-power est une « ca- toire de la culture chinoise traditionnelle. pacité à séduire et à attirer229 ». L’acquisi- Cependant, si cette stratégie avait comme tion d’une telle capacité revêt une grande objectif de faire connaître Taïwan, le calcul importance pour Taïwan puisqu’en plus de était perdant. Outre son manque de crédi- fournir un levier pour réinsérer l’Île dans le bilité, cette association en rupture nette jeu mondial, elle rendrait caducs les efforts avec la réalité taïwanaise liait l’image de l’Île chinois visant à l’effacer des consciences à celle de la Chine. Cette représentation afin d’en faciliter l’annexion future. Mais conservatrice et galvaudée attirait cepen- alors, qu’en est-il du soft power taïwanais ? dant à Ma Ying-jeou les faveurs de Pékin et L’objectif de ce court article est de présen- correspondait bien à la politique d’une ter le potentiel et les limites de Taïwan en la seule Chine défendue par le KMT. matière. L’Île dispose d’un fort potentiel en Après son élection, l’actuelle présidente termes d’image et d’influence, mais au re- Tsai Ing-wen (Parti Démocrate Progressif – gard de ses objectifs très spécifiques, quelle PDP, 2016) avait promis d’éviter de froisser est la réelle efficacité du soft power taïwa- la Chine et de promouvoir le statu quo entre nais ? les deux rives du Détroit, compris par ail- Depuis la démocratisation des années 1990, leurs par les Taïwanais comme la continua- le soft power taïwanais a en grande partie tion telle quelle de l’indépendance de facto pris la forme d’un argument moral de l’Île. Bien entendu, Tsai s’est heurtée à

229 NYE, Joseph S., Soft Power: The Means to Success in World Politics, New York : Public Affairs, 2004.

63 l’impossibilité de satisfaire Pékin sans re- retour sur investissement tangible, en connaître l’appartenance de Taïwan à la termes de soutien et d’insertion internatio- Chine, une concession à rebours de ses con- nale. victions politiques et de celle de la majorité En creux, le discours international encou- de la population insulaire. Prenant bonne ragé par Taipei est le suivant : Taïwan est le note de l’intransigeance chinoise, le gouver- pays d’Asie le plus avancé en termes de li- nement taïwanais refuse haut et fort de bertés individuelles et de la presse 231 . Le plier sous les menaces et affiche désormais pays est à la proue du progrès social en Asie ses convictions et sa vision de façon moins en matière d’égalité des genres, de droits ambiguë. Alors que la promotion du soft po- pour les minorités ethniques et sexuelles, et wer insulaire était restée discrète pendant de tolérance religieuse232. Taïwan prend po- ce laps de temps, l’enjeu est vite revenu sur sition dans les grands débats mondiaux et, le devant de la scène. Tsai a donc totale- notamment, celui de l’écologie pour lequel ment rompu avec la politique du KMT et elle se veut force de proposition. Plus géné- puise désormais dans les qualités intrin- ralement, et dans un contexte de recul de la sèques de son pays l’énergie qui doit per- démocratie dans le monde, celle-ci se porte mettre à Taïwan de construire son propre 233 230 bien à Taïwan . Il serait donc injuste que espace international . Taïwan, pays développé, démocratique et Alors que de nombreuses nations s’inquiè- stable, soit maintenu dans l’isolement di- tent de la montée en puissance chinoise, les plomatique depuis plus de quatre décen- dirigeants de l’Île capitalisent aujourd’hui nies. Enfin, l’Île rejette le chantage chinois sur leur différence avec leur puissant voisin et revendique avec fierté sa souveraineté, et mettent en valeur une image exemplaire son attachement à la démocratie parlemen- et conciliante. L’atout majeur de Taïwan taire et à l’État de droit. Si une ligne de front pour mener à bien cette politique est la na- est en train d’apparaître entre les démocra- ture démocratique du régime. En effet, les ties et les régimes autoritaires, Taïwan se citoyens de l’Île n’ont rien à envier à leurs bat en première ligne. Ainsi tous les efforts contemporains occidentaux en termes de li- déployés par la Chine pour effacer des cons- bertés publiques. Ce faisant l’Île joue à la ciences l’existence de l’île sont et resteront fois d’une tactique de différenciation vis-à- vains. Ce discours, véhiculé par des struc- vis de la Chine et de ressemblance avec l’en- tures soutenues par le gouvernement telles semble des nations démocratiques du que la Taiwan’s Foundation for Democracy, globe. Par-là, les Taïwanais espèrent un est devenu un outil prisé par les diplomates

Washington Post, 24 mai 2017, https://www.wash- 230 PENG, W. H., « Taiwan to invest in non-diplomatic ingtonpost.com/world/in-milestone-decision-tai- allies: MOFA », Taipei Times, 28 mai 2018, wan-court-rules-in-favor-of-same-sex-mar- www.taipeitimes.com/News/taiwan/archives/2018/ riage/2017/05/24/bf7aa370-405b-11e7-9851- 05/28/2003693860 b95c40075207_story.html?utm_term=.0d53ac3753 231 CHEUNG, Han, « Taiwan’s press freedom No. 1 in ab Asia », Taipei Times, 27 avril 2017, 233 CHUNG, J., « Taiwan ranks ahead of the US in http://www.taipeitimes.com/News/front/archives/ freedom report », Taipei Times, 2 février 2018, URL: 2017/04/27/2003669485 www.taipeitimes.com/News/front/archives/2017/0 232 RAUHALA, Emily, « In historic decision, Taiwanese 2/02/2003664178. court rules in favor of same-sex marriage », The

64 taïwanais, qui font passer le mot à chaque de mesurer leur impact dans quelques an- occasion. nées. En visite à Paris cette année, la ministre de Jusqu’aujourd’hui, Taïwan ne disposait pas la culture de Taïwan Madame Cheng Li- d’une telle stratégie globale de soft power chiun a défendu cette approche de façon in- destinée à attirer l’attention de l’étranger. directe : « Vous avez peut-être noté que de- Et, en attendant que ces nouvelles orienta- puis quelques mois, les cartes aériennes ne tions portent leurs fruits, l’impact du soft mentionnent pas toujours précisément Tai- power taïwanais reste assez limité dans sa wan. Or, je suis convaincue que sur la carte forme actuelle. mondiale de la culture, il n’existe que des ad- D’abord l’argument démocratique est ha- ditions et aucune soustraction. La culture bile mais il s’use. Tsai Ing-wen est entrée en taïwanaise, une culture d’Asie faite de li- fonction dans un contexte mondial d’insa- berté, de diversité, de tolérance, d’ouverture tisfaction et de désillusionnement vis-à-vis et d’innovation, et qui peut exprimer sa sin- de la performance des pratiques de gouver- gularité dans le monde entier, est aussi un nance démocratiques (symbolisé par la acteur important sur la carte mondiale de la 234 vague illibérale en Occident et la popularité culture . » des régimes autoritaires ailleurs) 236 . Cer- Récente, cette nouvelle politique gagne en tains symptômes se font d’ailleurs sentir à ambition puisqu’elle ajoute à l’argument Taïwan où plusieurs candidats aux pro- démocratique la mise en valeur du patri- chaines élections locales ont adopté un dis- moine, du multiculturalisme et de la pro- cours populiste, dans un contexte de crois- duction culturelle insulaire. Tous ces élé- sance en berne et de hausse des inégalités. ments sont pétris de potentiel mais sont en- Malheureusement, confrontés à leurs inté- core peu connus en dehors de l’Île ou de rêts nationaux ainsi qu’à la pression grandis- l’Asie. Pour y remédier, le gouvernement a sante de la Chine et de ses investissements déclaré qu’il soutiendrait davantage des re- économiques, nombreux sont les pays à lais culturels tels que le cinéma, la musique faire la sourde oreille aux sollicitations du et les médias en général. Un organe gouver- gouvernement taïwanais. Pour les tenants nemental dédié sera créé pour coordonner 235 d’une vision « réaliste » des relations inter- ces actions . Cette politique fait au- nationales, l’intérêt des États prime et rares jourd’hui ses premiers pas et il est trop tôt sont les pays basant leur diplomatie sur des pour juger de son efficacité. Ce sont néan- valeurs politiques. En ce sens, les accomplis- moins les objectifs affichés et il conviendra sements démocratiques de Taïwan sont sa- lués mais les paroles sympathiques ne sont

www.taipeitimes.com/News/editorials/archives/20 234 Conclusion du discours de Madame Cheng Li- 18/08/09/2003698202/3 chiun à la 22ème remise solennelle des Prix annuels de la Fondation Culturelle Franco-Taïwanaise à 236 LEE, Shane, « A New Interpretation of “Soft Power” l’Académie des Sciences Morales et Politiques (Paris), for Taiwan », Taiwan International Studies Quarterly, le lundi 10 septembre 2018. 二十二屆臺法文化獎 Vol. 1, n° 2, pp. 1-23, Eté 2005 / 台灣國際研究季刊 頒獎典禮中華民國一百零七年九月十日. 第 1 卷 第 2 期 頁 1-23 2005 年 / 夏季號, http://www.tisanet.org/quarterly/1-2-1.pdf 235 KIM, Steven, « Soft Power and Taiwan's Future », The Taipei Times, 9 août 2018,

65 que rarement suivies de soutien concret. Et des fondations… Tous tissent des liens avec si le renouvellement actuel du soutien amé- leurs pairs dans les pays ciblés en invitant ricain à Taïwan est défendu et justifié par des personnalités étrangères n’occupant l’adéquation des valeurs défendues par pas de fonction officielle à des évènements Washington et Taipei, il s’explique surtout à Taïwan, tels que des rencontres entre par un alignement clair de leurs intérêts chercheurs. L’objectif de ces réunions est stratégiques, opposés à ceux de la Chine. d’augmenter les contacts entre stratèges Pour ce qui est du rapprochement opéré taïwanais et étrangers afin de cultiver des par Taïwan envers le Japon et l’Inde, la si- relais d’influence et favoriser une réémer- tuation est similaire. gence de Taïwan sur la scène internatio- Le réseau diplomatique « officiel » de l’île nale. Ce point est d’ailleurs confirmé par la fond comme peau de chagrin mais ce n’est dernière revue de défense officielle taïwa- plus vraiment pour sauver ce qu’il en reste naise (2017). Elle dit : « En faisant ainsi, que les diplomates taïwanais se pressent. nous démontrons notre volonté de jouer un L’objectif désormais est de se rapprocher rôle dans les activités concernant la sécurité des grandes démocraties mondiales. Dans régionale et d’augmenter notre participa- le cadre de la New Southbound Policy, tion au maintien de la paix et de la stabilité Taïwan courtise aussi l’Asie du Sud-Est et de la région Asie Pacifique afin de gagner le support de la communauté internationale l’Océanie, dont nombre de pays partagent 238 avec elle des liens économiques et culturels envers notre sécurité nationale . » forts. Dans ce cadre tout de même extrême- Il est difficile de mesurer les effets concrets ment contraint par les pressions chinoises, de cette diplomatie « de substitution » mais Taïwan sait se montrer flexible et ingénieux. il est raisonnable de considérer qu’il s’agit La track-two diplomacy taïwanaise fait feu d’un outil imparfait visant à compenser l’im- de tout bois et permet de poursuivre une di- possibilité pour les Taïwanais de profiter plomatie de substitution utilisant d’autres d’une diplomatie classique. Contrainte par moyens237. la nature officieuse de ses liens avec ses par- Par exemple, une partie de la diplomatie of- tenaires les plus privilégiés et assommée ficieuse de Taïwan est accompagnée par par le poids et l’omniprésence du facteur des personnalités ou organisations aux ca- chinois, la diplomatie taïwanaise a moins de ractéristiques bigarrées. Ces personnalités chances de parvenir à nourrir des relations incluent des chercheurs, des chefs d’entre- de confiance avec ses pairs et donc de se prises, des militaires et des diplomates à la rendre audible. Sans cultiver ce lien, il de- retraite. Souvent ces personnes cumulent vient moins probable que Taïwan réussisse plusieurs fonctions, et elles voyagent beau- à engranger un soutien direct. Le besoin ar- coup. Les organisations en question sont dent d’exister au niveau diplomatique reste souvent des centres de recherche privés ou donc confronté à un manque de moyens et d’interlocuteurs. Ce problème fut mis en

237 TIERNY, Hugo, Diplomatie de Taiwan (partie III) : 238 Quadrennial Defense Review Editing Committee, Réflexion sur le soft power et la diplomatie Ministry of National Defense, « 2017 Quadrennial taïwanaise de substitution, Asia Focus, Novembre Defense Review of the Republic of China », Ministry 2017. of National Defense, ROC (Taiwan), 2017, ISBN: 978- 986-05-2059-0, p. 87-88.

66 relief lors de la dernière cérémonie de re- Une part de l’offre culturelle à Taïwan se fait mise des bourses aux étudiants en langue toujours à l’ombre de groupes médiatiques chinoise ; un évènement à la portée somme obscurs aux priorités douteuses et propo- toute modeste mais auquel le Vice-Prési- sant au public des contenus indigents. La té- dent de Taïwan a assisté, délivrant à l’occa- lévision insulaire est d’une médiocrité écla- sion un discours valorisant la poursuite des tante et ne dispose d’aucune chaîne inter- liens entre l’Île et ses partenaires internatio- nationale comparable à ARTE alors qu’il naux. Dans un autre pays, il semble impro- pourrait s’agir d’un outil pratique à mettre bable qu’un officiel de ce rang participe à un en œuvre pour se distinguer. Le pays pos- évènement de si faible envergure. sède la presse la plus libre de toute l’aire La diplomatie taïwanaise n’a pas encore asiatique, mais aucun grand titre n’émerge tout à fait mis de son côté les opinions pu- à l’international. L’essentiel est d’ailleurs bliques des pays visés. Pourtant, et devant très partisan, centré sur l’actualité taïwa- la difficulté de mobiliser les gouvernements naise ou inter-détroit et n’est pas disponible partenaires, Taïwan pourrait investir davan- en langue anglaise. Le contenu a donc peu tage l’espace médiatique de ces pays pour de chances d’intéresser des lecteurs étran- obtenir un gain de sympathie auprès des gers. Surtout l’aide à la création culturelle opinions publiques. Par exemple, l’utilisa- manque cruellement. La méconnaissance tion des réseaux sociaux est un outil encore du problème parmi les diplomates taïwa- peu exploité. De cette façon, les Palesti- nais et au sein du ministère de la culture en- niens, les Kurdes et même les Catalans ont gendre passivité et manque de coordina- réussi à rendre certains publics favorables à tion. Quatre décennies de dictature natio- leur cause d’autodétermination. Même si la naliste ont aussi inhibé pendant longtemps même recette n’est pas applicable telle la promotion des arts taïwanais, longtemps quelle car les cas sont trop différents, la ré- tombés en disgrâce. flexion sur le soft power taïwanais pourrait C’est pourtant l’arbre qui masque la forêt : se nourrir de ces expériences. les arts, la chanson et la littérature à Taïwan Bien que ce soit en projet, les Taïwanais ne sont des secteurs florissants. Qui sait en disposent pas non plus d’un service gouver- France qu’Ang Lee, le réalisateur des block- nemental dédié au soft power et de peu busters Hulk (2003) et Secret à Brokeback d’influence pour créer une dynamique vrai- Mountain (2008) est taïwanais ? Tout ment favorable. Le gouvernement français comme Hou Hsiao-Hsien, réalisateur de dispose d’une variété de relais d’influence l’excellent Father to Son (2018) ? Que le Na- au service du Quay d’Orsay et du ministère ture writer Wu Ming-yi, comparé à Haruki de la culture, telle que l’Alliance Française Murakami ou à Gabriel Garcia Márques (dont la Chine s’est inspirée pour créer les pour son sens du réalisme fantastique, est Instituts Confucius). Taïwan pourrait s’inspi- originaire de Taipei, un signe parmi de nom- rer de ces exemples pour s’attaquer au dé- breux autres de la grande vitalité de la litté- ficit de connaissance de l’île. Ici encore, le rature taïwanaise ? projet est sur les rails avec la création d’un Taïwan peut aussi compter sur la mobilisa- organe gouvernemental dédié. Le but sera tion d’acteurs étrangers qui lui sont sympa- de proposer et de soutenir des initiatives di- thiques. C’est le cas en France de l’Associa- verses visant à augmenter la connaissance tion Francophone d’Études Taïwanaises de l’île à l’étranger. Mais à part cette an- (AFET). Celle-ci fait la promotion en France nonce, la communication sur le sujet reste et à Taïwan de la recherche et de la littéra- rare. ture taïwanaise ou francophone centrée sur

67 l’Île. Elle est soutenue par un certain politique intéresse et interroge le reste du nombre de chercheurs et d’acteurs très mo- monde. Son besoin de sécurité et d’indé- tivés de la société civile239. En France l’am- pendance est en accord avec l’humanisme bassadeur de facto de l’Île et son équipe se défendu par les nations démocratiques. Et déplacent volontiers pour soutenir ces ini- riche de ses nombreuses influences et por- tiatives. Du reste, les réseaux diplomatiques tée par des acteurs motivés, l’offre cultu- de Taïwan à l’étranger sont motivés pour relle taïwanaise se développe, se diffuse, et mettre en valeur l’île et la faire connaître. crée empathie et passion à l’étranger. Leur collaboration avec de nombreux parte- Taïwan possède donc un fort potentiel en naires internationaux rend compte d'une termes de soft power et les nouvelles élites rare diversité : théâtre, danse, arts plas- politiques de l’Île sont en train de le réaliser. tiques, littérature… L’ensemble des acteurs Cette stratégie taïwanaise pourrait bien œuvrant pour le soft power taïwanais sont être en mesure de compenser pour partie donc très motivés mais ils continuent à l’isolement diplomatique de l’Île en la repla- souffrir d’un certain manque de support et çant dans les esprits et sur la mappemonde. de coordination depuis Taipei. A la fin, on ne En ce sens, tabler sur le soft power et aug- sait pas bien quels sont les publics visés et menter le prestige de Taïwan à l’étranger le savoir diffusé sur Taïwan est parcellaire. est une façon efficace de décrédibiliser l’ac- En revanche, toutes ces initiatives ont le tion chinoise visant à rendre Taïwan invi- mérite de dévoiler le potentiel de l’Île en sible à l’international. matière de soft power. Mais l’Île revient de loin, la décision de dé- Enfin Taïwan, pays par ailleurs très bien velopper son soft power est toute récente, aménagé, possède un fort potentiel touris- la marge de progression est très importante tique nourri par un généreux patrimoine et le besoin que des actions soient entre- culturel et naturel. Mais ces richesses sont prises devient pressant. En attendant, les assez souvent mal mises en valeur et l’offre actions internationales entreprises par peu développée. Certaines politiques Taïwan restent très contraintes par le fac- d’aménagement (du littoral surtout) sont teur chinois, omniprésent dans les calculs chaotiques et l’intégration des rares infras- diplomatiques de ses partenaires. tructures touristiques à leur environnement est parfois désastreux. À l’étranger, le sou- C’est cette barrière que le soft power taïwa- tien au tourisme est faible. En réalité l’at- nais doit permettre de contourner. tractivité touristique de Taïwan repose en- core en partie sur le bouche à oreille, indice de qualité mais pas de popularité. L’auteur remercie chaleureusement Didier Lesaffre pour son soutien dans l’élaboration de cet article et sa relecture attentive. Conclusion Face au Léviathan chinois, la vigueur avec laquelle Taïwan défend son modèle

239 Le site francophone Lettres de Taïwan https://lettresdetaiwan.com rend compte de cette vitalité.

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LES RELATIONS temps, en 2013, 4 500 personnes de natio- nalité française étaient enregistrées comme INSTITUTIONNELLES résidents à l’ambassade de France au Cam- bodge, soit deux fois plus que dix années FRANCO-KHMERES auparavant. Ou par l'importance des liens diplomatiques PAR MAVERIC GALMICHE : la France a en effet largement œuvré à mettre un terme à la guerre civile cambod- Membre du comité Asie gienne en organisant à Fère-en-Tardenois la première rencontre entre Hun Sen, Premier Des milliers de Cambodgiens se sont ras- ministre du gouvernement de Phnom Penh, semblés au matin du 9 novembre 2018 au et le prince Norodom Sihanouk, dirigeant au Monument de l’Indépendance, à Phnom moins nominal de la rébellion ; puis, le 23 Penh, pour commémorer le 65ème anniver- octobre 1991, la signature des accords de saire de la fin du Protectorat français (9 no- paix à Paris. Cette implication allait se pour- vembre 1953 – 9 novembre 2018). Diplo- suivre sur le terrain avec les opérations de mates, fonctionnaires, dignitaires, maintien de la paix : d’abord la Mission pré- membres des différentes forces armées, paratoire des Nations unies au Cambodge étudiants, et citoyens ordinaires assistaient (MIPRENUC) commandée par le général également à cette manifestation. À cette français Michel Loridon, puis l’Autorité pro- occasion, Sa Majesté le Roi Norodom Siha- visoire des Nations unies au Cambodge moni, a ravivé la flamme de la Victoire, sym- (APRONUC), où la France fournira 15 000 bole national de liberté évoquant le sacri- des quelque 150 000 « casques bleus » dé- fice de tout un peuple pour son indépen- ployés. Aujourd'hui, les relations entre les dance. Mais à côté des déclarations offi- deux pays sont gérées par un « document cielles, les relations entre la France et le d’orientation pour la coopération bilatérale Cambodge n'ont jamais été aussi été foison- », signé lors de la visite à Paris de Hor nantes. Namhong, Ministre des affaires étrangères cambodgien, le 1er octobre 2010. L'objectif

de cet accord vise à aider le royaume à ac- Des relations anciennes et complexes céder au statut de pays à revenus intermé- Que ce soit en matière de migration : la diaires à l'horizon des années 2020, l'essen- France compte environ 80 000 personnes tiel de l'aide étant apporté par l'Agence d’origine khmère240. Cette diaspora, la deu- Française de Développement (AFD) qui agit xième en nombre derrière celle des États- dans les secteurs des infrastructures essen- Unis, provient essentiellement de réfugiés tielles, de l'agriculture, mais aussi soutient qui ont fui les conséquences des divers bou- les secteurs productifs et la mobilité profes- leversements politiques qu’a connu le Cam- sionnelle. bodge dans les années 1970. Dans le même

240 « Présentation du Cambodge », France Diploma- tie, Ministère français des Affaires étrangères (con- sulté le 26 avril 2016).

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La France finance ainsi des projets dans ceux de l’ASEAN se sont massivement mo- l’agriculture et le développement rural (50 bilisés dans le pays, entraînant l'importation 000 hectares de périmètres irrigués réhabi- de leurs modèles et de la langue anglaise. lités), les infrastructures rurales et urbaines Dans cet environnement, il est devenu plus (amélioration de 1 200 km de routes ru- difficile de privilégier l'enseignement du rales, réhabilitation du Marché Central, français, bien que ce dernier reste encore construction des stations de traitement des un moyen de communication privilégié au eaux de Chroy Changvar et de Niroth ; trois sein de certains ministères dirigés par une lignes de transmission de l’électricité pour petite élite de francophiles. Néanmoins, on renforcer le réseau national, etc…) et de assiste en réalité à un décalage génération- l’accès au financement en milieu rural à la nel, les jeunes générations préférant nette- microfinance (ex : électrification rurale ; ment l'anglais tandis que leurs aînés restent eau et assainissement ; soutien à la Banque attachés à l'enseignement et à la pratique de développement rural, microfinance du français. verte). De nos jours, près de 90% des IDE Pour pallier ce déséquilibre, le Gouverne- proviennent d'Asie, majoritairement de 241 ment a introduit des classes bilingues. Chine, de Corée du Sud et de Thaïlande . Pierre angulaire du dispositif d'enseigne- D'après les chiffres du Conseil pour le Déve- ment du français au Cambodge, celles-ci bé- loppement du Cambodge, la France repré- néficient d'une reconnaissance solide de la sente 4 % des IDE cumulés 2003-2006, der- part des institutions et des familles. Elles rière la Belgique (8 %) et devant le Canada sont soutenues par le projet Valorisation du (3 %), de grandes entreprises comme Total, français en Asie du Sud-Est (Valofrase), fi- Vinci ou ACCOR y sont implantées. nancé par le Ministère français des Affaires étrangères et européennes. 4 700 élèves du Soft Power français primaire et du secondaire étaient inscrits dans ces classes en 2010-2011. Le taux de Il ne faut par ailleurs pas négliger l'épaisseur réussite au baccalauréat est des plus élevés du lien culturel qui unit les deux pays. La puisqu’il atteint les 100% (avec un pourcen- langue française dispose encore d’une aura tage important de mentions) pour les importante et est la seconde langue admi- quatre cents élèves de terminale bilingue. nistrative du pays derrière le khmer – l’en- Les meilleurs d'entre eux s'inscrivent par la semble des formulaires sont rédigés dans suite dans les filières universitaires franco- ces deux langues. Si l'influence de la langue phones des établissements d'enseignement française est encore palpable, on observe supérieur du Cambodge. néanmoins sa lente régression depuis deux décennies. Cela s'explique d'abord par le fait que les entreprises françaises ont long- Présence française au Cambodge et inver- temps été réticentes à investir sur un mar- sement ché cambodgien qui semblait n’offrir que Se maintient cependant une présence fran- des perspectives limitées. Tandis que dans çaise prégnante, notamment dans le sec- le même temps, les pays anglo-saxons et teur de la santé, où l’Hôpital Calmette et

241 Doing Business - Dernières données disponibles.

70 l’Institut Pasteur semblent être les Européenne et Agence Universitaire de la exemples les plus notables de la coopéra- Francophonie). tion franco-khmère, ainsi que dans celui de Ces indicateurs laissent à penser que les re- la restauration des monuments angkorien, lations entre la France et le Cambodge ont où l’École française d’Extrême-Orient reste de beaux jours devant elles mais reste à la une référence en la matière. Depuis diplomatie hexagonale de savoir saisir l'op- quelques années, de nouvelles initiatives portunité de fidéliser ces partenariats ont été lancées telles que le fond UNITAID quand on voit que le « pays des possibles » qui finance à hauteur de 108 millions d'eu- se tourne de plus en plus vers la Chine au ros des programmes visant à faciliter l’accès détriment de ses partenaires historiques. Le aux produits de santé (traitements, tests développement économique étant encore diagnostic et outils de prévention) contre précoce, les acteurs français auraient tout les trois grandes pandémies : le VIH/Sida, le intérêt à apporter leur soutien et accompa- paludisme et la tuberculose. gner le pays vers sa transition au modèle Par ailleurs, l'Université Royale de Droit et économique libéral. Le pays manque en ef- de Sciences Économiques (URDSE) basée à fet d'infrastructures essentielles pour ga- Phnom Penh a établi des coopérations uni- rantir son ouverture et il fait peu de doutes versitaires avec une vingtaine d'universités que la stratégie d'influence chinoise dans la en France. Six permettent la délivrance de région conduit au contraire à maintenir le doubles diplômes : Paris 2, Lyon 2, Lyon 3, Cambodge dans sa dépendance. Paris 8, Nantes et Lille. Néanmoins, il existe d'autres formes de collaborations avec d'autres établissements qui permettent soit la mobilité d'étudiants, soit l'organisation de colloques. Parmi elles, la majorité des fa- cultés de droit et d'économie de la région parisienne (Nanterre, Dauphine, Sorbonne, etc.) ou encore les universités d'Aix-Mar- seille, de Bordeaux Toulouse, de Nice ou de Rennes. La France contribue par ce biais au développement des ressources humaines dont le Cambodge a besoin en soutenant à la fois la formation supérieure et la re- cherche ainsi que la formation profession- nelle (secteurs du tourisme et de l’industrie textile notamment). 7 000 étudiants sont par exemple inscrits dans les filières univer- sitaires d’excellence en droit, économie, sciences de l’ingénieur et médecine, tandis que près de cent étudiants cambodgiens poursuivent actuellement leurs études dans une université française grâce à un disposi- tif diversifié de mobilité des étudiants par une bourse financée par la France ou ses partenaires francophones (Union

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publiques saoudiennes et de bénéficier LE SOFT POWER entre autres d’ « une assurance maladie, d’un logement, billet d’avion annuel et une SAOUDIEN EN allocation mensuelle 243 ». Ainsi, par cette initiative, l’Arabie Saoudite met en place MALAISIE ET une stratégie d’influence permettant d’atti- rer et de convaincre de jeunes malaisiens de EN INDONESIE venir étudier sur leur territoire et d'ac- croître la mobilité universitaire vers le pays.

D’autres partenariats éducatifs sont ainsi PAR ARIANE BOUF mis en place comme celui entre l’Islamic Membre du comité Asie University of Madinah et The Islamic Science University of Malaysia. Il est également à noter qu’en 2016 le royaume saoudien se La stratégie de soft power de l’Arabie Saou- plaçait au 14ème rang mondial des pays d’ac- dite s’inscrit dans un contexte géopolitique cueil d’étudiants internationaux avec régional lié à l’expansion de l’Islam au-delà 79 854 étudiants internationaux accueillis, de ses frontières. À cette fin, le royaume soit une augmentation de +129% depuis saoudien investit largement, au travers de 2011244. généreux dons et de transmission des va- leurs conservatrices, dans des institutions religieuses, des écoles et des universités en Les difficultés pour le soft power saoudien Asie du Sud-Est et notamment en Indonésie en Malaisie et Indonésie et en Malaisie, où l’influence saoudienne y Toutefois, le soft power saoudien se heurte est la plus imprégnée. aussi à des changements politiques internes en Malaisie où un nouveau gouvernement a été mis en place à la suite des élections de L’influence saoudienne en Asie du Sud-Est mai 2018. Le ministre de la Défense an- Le ministre de l’Éducation Supérieure saou- nonce ainsi le 6 août 2018 la suppression du dien, Datuk Seri Idris Jusoh, a annoncé le 4 King Salman Center for International avril 2018 la création de 300 bourses Peace245, centre de coopération contre le d’études offertes aux meilleurs étudiants terrorisme ouvert en 2017, sous le mandat malaisiens ayant obtenu l’examen en 2017 de l’ancien premier ministre malaisien Najib du Malaysian Higher School Certificate Razak. Avec cette décision, la Malaisie avait (STPM) 242 – équivalent du baccalauréat. pour volonté de montrer au royaume saou- Cette initiative permettra à de jeunes Ma- dien son souhait de rompre les initiatives laisiens d’étudier dans des universités contestées et créées sous le précédent

242 « Saudi Arabia offers scholarships to 300 244 Campus France, Chiffres clés, Mars 2019 Malaysian students », Malay Mail, 4 avril 2018, https://ressources.campusfrance.org/publi_institu/ https://www.malaymail.com/news/malaysia/2018/ etude_prospect/chiffres_cles/fr/chiffres_cles_fr.pdf 04/04/saudi-arabia-offers-scholarships-to-300- 245 PARAMESWARAN, Prashanth, « What’s in the Ma- malaysian-students/1614985 laysia-Saudi Arabia Counterterrorism Center Shut- 243 Ibid. down? », The Diplomat, 10 août 2018.

72 mandat. Cela peut également être vu et d’autres travaux d’aménagements, le comme un souhait de la Malaisie de se réa- quota de l’Indonésie avait été réduit de 20% ligner avec le monde islamique sur des va- pendant environ cinq ans 248 . En janvier leurs moins conservatrices. Marina Maha- 2017, le Président Indonésien Joko thir, fille de l’actuel premier ministre malai- Widodo a remercié le royaume saoudien de sien Mahathir Mohamad, pointe du doigt le la réinstauration du quota initial de 221 000 flux d’investissements croissants et l’in- pèlerins ainsi que l’obtention d’un quota fluence des Saoudiens en Malaisie et sou- supplémentaire de 10 000 fidèles autorisés ligne que les malaisiens sont en train de pour le pèlerinage à la Mecque249. Annonce perdre peu à peu la signification de leur qui accentue le lien et l’attachement reli- identité et risquent « l’arabisation » de gieux entre les deux pays. 246 leur vie de tous les jours . En Indonésie, le modèle du soft power saou- dien est le même. Par exemple, l’Institute for the Study of Islam and Arabic (LIPIA) a été fondé et financé par le royaume saou- dien. L’institut a d’ailleurs des liens étroits avec l’Université islamique Imam Muham- mad ibn Saud, basée à Riyad. L’activité et l’organisation de LIPIA est surveillée de près par l’ambassade d’Arabie Saoudite et est d’ailleurs présidée par un Saoudien247. On peut ainsi supposer que cela permet au royaume saoudien de veiller au respect strict des études islamiques. L’influence saoudienne ne se retranscrit pas seulement dans le domaine universitaire mais aussi dans la pratique de l’Islam elle- même. Parmi les cinq piliers de l’Islam, le hajj (ou pèlerinage à la Mecque), est un mo- ment spirituel annuel important dans la vie des musulmans. Le pèlerinage est très ré- glementé par l’Arabie Saoudite qui soumet chaque année des quotas par pays afin d’as- surer un flux régulier. Suite à la rénovation de la mosquée al-Haram en Arabie Saoudite

be disrupted? », The Jakarta Post, 16 novembre 246 SIPALAN, Joseph et TARRANT, Tavleen, « Worries 2018. about Malaysia's 'Arabisation' grow as Saudi ties strengthen », Reuters, 21 décembre 2017. 248 HERMANSYAH, Anton, « Saudi Arabia allocates In- donesia haj quota of 221,000 per year », The Jakarta 247 MALIK, Asmiati, et EDWARDS, Scott, « Saudi Ara- Post, 12 janvier 2017. bia's influence in Southeast Asia – too embedded to 249 Ibid.

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L’INFLUENCE DE comme l’a bien exprimé Clément Therme dans l’ouvrage Les relations entre Téhéran L’IRAN EN ASIE et Moscou depuis 1979, une puissance atti- rante mais effrayante pour Téhéran en rai- CENTRALE son de l’histoire complexe des deux em- pires. Quant à la Chine, géant encore en croissance, elle a été et reste un puissant PAR NICOLAS GUILLAUME partenaire sur lequel Téhéran peut toujours Membre du comité Asie compter en cas de coup dur, mais la peur d’une hypothétique hégémonie laisse per- plexe la république des mollahs. La remise en cause du JCPOA (Joint Compre- hensive Plan of Agreement) par Donald Alors que faire ? Trump le 8 mai 2018 et le retour des sanc- Il ne semble rester à l’Iran que l’étranger tions contre la République islamique con- proche, et donc à s’imposer comme puis- traignent aujourd’hui l’Iran à trouver de sance régionale. On le voit depuis près de nouveaux partenaires à même de commer- cinq ans maintenant, la politique iranienne cer et d’échanger hors de l’influence améri- apparait bien plus agressive au Proche et caine. L’Union Européenne pourrait être Moyen-Orient. Que ce soit le Liban, la Syrie, une de ces solutions mais la relation de ses l’Irak ou de manière plus ambiguë au Yémen États membres avec les États-Unis en fait un cette dernière vient alimenter la propa- partenaire instable et divisé, qui malgré gande millénariste du régime en place de- quelques bonnes volontés, a suivi Washing- puis 1979 mais aussi celle de ses rivaux oc- ton. Cela s’explique facilement aux vues de cidentaux et sunnites. On oublie cependant l’importance du marché américain pour les souvent que l’Iran dispose aussi d’un flanc firmes européennes. A titre d’exemple, To- est et d’une façade nord où, depuis la chute tal, qui avait massivement investi en Iran au de l’URSS, son influence se déploie de ma- moment de la levée des sanctions, a choisi nière plus discrète que cela soit au sein des de mettre fin à son activité afin de pouvoir anciennes républiques socialistes sovié- continuer à travailler aux États-Unis où l’en- tiques, où les résultats ne sont pas toujours treprise compte plus de 6 750 employés. De au rendez-vous251, ou en Afghanistan, où les plus le marché américain est un marché sûr, relations et le projet politique de l’Iran sont avec des garanties pour les Européens via plus complexes et ont des conséquences en les différents traités économiques et com- Iran même. merciaux engageant les deux partis grâce aux résolutions transatlantiques adoptées Se pose aujourd’hui cette question, quelles et modifiées depuis les années 1990250 . La sont les moyens déployés par l’Iran pour Russie, allié occasionnel au Levant reste,

250 On peut souligner la création du CET en 2007 per- 251 AZADI, Somayeh et al. « Performance Analysis of mettant un dialogue à haut niveau entre Washington Cultural Diplomacy of Iran in Central Asia », et Bruxelles sur les questions économiques. International Journal Of Humanities And Cultural Studies, Vol. 2, n°2, Septembre 2015, https://pdfs.semanticscholar.org/68b9/45fa93991d afe3fba67d088ad86842e83dac.pdf

74 mener une politique d’influence en Asie illustrant l’imbrication de ces zones. Sans centrale et en Afghanistan ? parler de la langue persane qui se retrouve sous une forme ou une autre en Afghanis- tan et au Tadjikistan, et qui a influencé (et a L’Iran et l’Asie Centrale, un lien ancien et été influencé par) les langues turciques pré- profond sentes aussi bien en Iran qu’en Asie cen- Les relations entre l’actuelle Iran, l’Afgha- trale. nistan et l’Asie Centrale sont anciennes, et La relation entre les deux régions est donc leurs histoires antiques se confondent au ancienne et semble toujours présente. moins depuis la naissance de l’Empire perse Après tout René Cagnat, spécialiste de l’Asie de Cyrus le Grand. centrale, ne qualifiait-il pas en 2014 cette Passant de main en main, entre domination Asie centrale « d’aire géographique de 252 gréco-bactrienne puis sassanide, union par- Nowrouz ? ». tielle lors de l’époque califale puis sous les Seldjoukides et l’Empire des Khan, Des années 1990 à 2010 : une relation diffi- jusqu’aux Timourides au XVIe siècle, puis de cile, entre espoirs et nécessités manière plus partielle jusqu’à la dynastie Qadjar au XIXe siècle, époque où la Perse La période qui nous intéresse pour cette est définitivement chassée du Caucase et étude est nettement plus restreinte et ré- de l’Asie centrale par l’Empire Russe, Iran et cente. Elle trouve son origine dans les deux Asie centrale sont historiquement liés. Ce- événements fondateurs de la situation ac- pendant, ces échanges ne se limitent pas à tuelle : la Révolution islamique de 1979 et la domination politique et à l’échange dy- l’éclatement de l’URSS en 1991. nastique (après tout, les Qadjar sont ethni- D’abord, la Révolution de 1979 car celle-ci quement Turkmènes, les Séfévides Turcs, constitue le premier moment d’isolement les Timourides turco-mongols) mais aussi de l’Iran vis-à-vis de ses partenaires histo- culturel à des échanges littéraires tel le riques de l’ère Pahlévi, les pays occidentaux, poète Soufi Rumi, remis au goût du jour en et force Téhéran à se tourner vers l’Est : France par Amin Maalouf dans Samar- l’URSS et la Chine communiste. Ensuite, cande ; commercial, via la route de la soie l’éclatement de l’URSS car il vient briser le qui, allant de Chine à l’Europe passait et statu quo présent en Asie centrale depuis passe à nouveau par les steppes d’Asie cen- 1895 et briser la conquête russe du Turkes- trale et par ce qui était alors la Perse, au- tan, redessinant entièrement la zone. jourd’hui l’Iran. Les échanges étaient aussi Presque du jour au lendemain, l’influence religieux et architecturaux, avec la diffusion soviétique (puis russe) quitte la frontière de l’architecture des mosquées, de la mys- iranienne aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. A tique soufie et tant d’autres éléments l’Ouest, c’est alors la naissance de l’Arménie

s’articulant autour de certains mythes et traditions 252 FORTAT, Vivien, « « Où va l’Asie centrale ? », en- de l’ancienne perse caractérisé par la célébration de tretien avec René Cagnat », Asia Focus, n° 30, Mai la fête de Nowrouz, le nouvel an persan s’étendant 2017, https://www.geostrategia.fr/ou-va-lasie-cen- sur l’Asie centrale, l’Iran et une partie de l’Inde et du trale-entretien-avec-rene-cagnat/. D’après René Ca- Moyen-Orient. gnat, il existerait une aire culturelle commune

75 et de l’Azerbaïdjan, et, à l’Est, celle du Turk- dans une guerre civile ayant également mo- ménistan, et au-delà, le Tadjikistan (persa- bilisé les forces Ouzbèkes. nophone), l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le La guerre civile au Tadjikistan a par ailleurs Kazakhstan, ainsi que la fin de l’influence so- révélé en amont les difficultés de l’Iran à dif- viétique en Afghanistan. fuser son pouvoir en Asie centrale. En effet, Comme le dit Mohammad-Reza Djalili253, « cette guerre a opposé la minorité Pamiri, la fin du système soviétique permettait [à peuple persanophone, ethniquement ira- l’Iran] de retrouver sa vocation naturelle de nien et culturellement plus proche des Per- pays carrefour ce qui pouvait entrainer un sans d’Iran, marginalisé par le nouveau pou- redéploiement de l’ensemble de sa poli- voir central et subissant un situation écono- tique étrangère. Cet événement tombait mique précaire suite à leur éviction du sys- d’ailleurs à pic car, après les années d’effer- tème de sécurité du pays qui leur était ré- vescence révolutionnaire, la fin de la guerre servé sous l’URSS. Cette minorité n’a pas avec l’Irak et la mort de Khomeiny survenue été soutenue par Téhéran pendant le conflit en 1989, il permettait au nouveau président et s’est retrouvée marginalisée par le Proto- de la République, Ali-Akbar Rafsandjani, de cole de paix de Moscou 255 , signant une chercher à lancer une diplomatie plus prag- sorte de désamour entre Téhéran et les Pa- matique et plus ouverte sur le monde exté- miris, les seconds étant souvent vus comme rieur, qui en principe devait favoriser la re- des Islamistes suite au conflit. construction du pays après huit ans de 254 De même, tous les pays de la zone ont subi guerre ». dans ces années 1990 des vagues d’atten- L’Iran était en effet déjà le carrefour entre tats islamistes. Ajoutons qu’à cette période, ces pays sans accès maritime et à l’Europe ces jeunes pays cherchaient à exister sur la occidentale, que ce soit via le Pakistan ou la scène internationale après avoir vécu sous Turquie, l’Afghanistan étant déjà dans les domination soviétique 256 . Le meilleur tourments de la guerre civile. Cependant, moyen de le faire était alors de se rappro- les résultats ne furent pas nécessairement cher de la seule superpuissance restante, au rendez-vous pour plusieurs raisons. Tout les États-Unis. Pour rappel, le Kirghizistan d’abord, les années 1990 furent des années accueille une base militaire américaine de- très difficiles pour l’Asie centrale. Ainsi de puis 2001 dans le cadre de la lutte contre le 1992 à 1997, le Tadjikistan, seul pays persa- terrorisme. Ainsi, mieux valait se distancer nophone et donc potentiellement le plus ré- de l’Iran qui constituait encore un ennemi ceptif à l’influence iranienne, est plongé des États-Unis. Il faut aussi rappeler que jusqu’en 2005, la plus grande base militaire

présidents russe et tadjik et en accords avec les mi- 253 Docteur en science politique à l’université libre de nistres des affaires étrangères iranien, kazakh et Bruxelles turkmène 254 DJALILI, Mohammad-Reza, « L’Iran en Asie cen- 256 trale, politique régionale d’un voisin proche », Les LARUELLE, Marlène, « Le paradigme du colonia- Cahiers de l'Orient, Vol. 1, n° 89, 2008, pp. 57-68. lisme en Asie centrale postsoviétique », L'Homme & la Société, Vol. 4, n°174, 2009, pp. 27-40. 255 Protocole de paix visant à mettre fin à la guerre civile au Tadjikistan, réunissant en juin 1997 les

76 américaine dans la zone était celle de Kha- centrale, au travers les échanges autour nabad, en Ouzbékistan. d’une culture commune (la fête de Cependant, la reprise du programme nu- Nowrouz par exemple), mais aussi écono- cléaire par l’Iran dans les années 2000 et la mique (via par exemple l’Organisation de reprise informelle des négociations devant Coopération Économique (ECO) fondée en 1985), sert un second but de l’Iran postré- aboutir à l’Accord de Vienne (dit JCPOA) ont permis à l’Iran de revenir sur la scène inter- volutionnaire, celui de s’émanciper des nationale de manière officielle, en s’illus- grandes puissances, de la Chine par trant comme pays aspirant à se conformer exemple, qui lui a permis de survivre à la à la légalité internationale et à sortir du club guerre contre l’Irak en permettant à Téhé- des États voyous malgré les vagues des ran d’importer des pièces de rechange et de sanctions parfois renforcées, parfois allé- l’équipement militaire, mais aussi en ache- gées… Ce que nous voulons dire par là, c’est tant son pétrole. A noter également la créa- que l’accord a donné à l’Iran de manière pa- tion en 1992 à Téhéran d’un centre d’étude radoxale une posture plus « présentable ». de l’Asie centrale, publiant à la fois en per- En effet, bien que sous sanctions, l’Iran né- san et en anglais. Enfin la volonté iranienne gociait, et ce faisant redevenait un acteur de conserver de bonnes relations avec Mos- du concert des nations. cou, partenaire notamment sur des ques- tions d’armement et économiques (dans Il est intéressant d’observer que cette pé- une moindre mesure) permet de compen- riode coïncide avec le retour du fait reli- ser tant bien que mal les sanctions améri- gieux en Asie centrale257, bien que ce der- caines et de s’assurer un soutien assez nier soit majoritairement sunnite, il existe fiable au conseil de sécurité de l’ONU. une minorité chiite dans chacun des États d’Asie centrale. A titre d’exemple, au Tadji- kistan cette minorité représente 5% de la Depuis les années 2010, une politique plus population, et en Ouzbékistan ce sont les soft-power vis-à-vis de l’Asie centrale villes de Samarkand et de Boukhara qui Depuis les années 2010, on a pu constater comptent ces populations, souvent ethni- une accélération de la politique iranienne quement persanes. Ces minorités chiites, vis-à-vis de l’Asie centrale, même si cette de plus en plus décriées par les mouve- dernière reste incomparablement moins ments islamistes, ont vu en l’Iran, comme volontariste que la politique iranienne au cela a été le cas au Moyen-Orient par ail- Moyen-Orient. Dans un entretien en février leurs, un potentiel protecteur, réalité à ce- 2018 avec l’actuel ambassadeur de France pendant ne pas exagérer dans les États au Liban et qui fut ambassadeur de France d’Asie centrale du fait de la nature laïque à Téhéran de 2011 à 2016, ce dernier con- des régimes, mais qui, on le verra, est bien cède lui-même ce point258 : l’Iran regarde différente en Afghanistan. beaucoup au Moyen-Orient alors qu’elle a Il faut aussi noter que cette volonté de con- un grand potentiel en Asie centrale qu’elle server des bonnes relations avec l’Asie commence seulement à exploiter. Cette

257 BACLI, Baryam, Renouveau de l’Islam en Asie Cen- 258 Entretien en Février 2018 avec l’auteur dans l’am- trale et dans le Caucase, CNRS Edition, 2017, p. 320. bassade de France à Beyrouth

77 politique se caractérise par une diffusion l’Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan, d’un soft-power plus que par le hard-power mais aussi d’instaurer une meilleure coopé- pour plusieurs raisons. ration et des régimes de quotas, tendant Premièrement, bien que puissant, l’Iran ainsi à un partage bénéfique des ressources n’aurait pas les moyens de s’engager en de la Capsienne. Asie centrale comme elle l’a fait au Moyen- D’autres cordes s’ajoutent à l’arc iranien : Orient depuis maintenant plus de trente l’éducation et la culture. Avec la chute du ans, que ce soit par le financement de partis bloc de l’Est, les élites des États d’Asie cen- politiques ou de milices. Deuxièmement, un trale ont eu besoin de former leurs jeu- engagement de cette nature y est inutile et nesses et beaucoup se sont tournées vers la potentiellement plus dangereux car les mi- Turquie par proximité culturelle. Mais à norités chiites y sont bien moins menacées l’heure actuelle, nombreux sont les étu- qu’ailleurs, et que la base idéologique y est diants d’Asie centrale à étudier dans les très moins favorable malgré une réception gran- nombreuses universités iraniennes. A titre dissante (notamment par le biais de l’affaire d’exemple l’université Kharazmi accueille des Sino-Ouïgours et le scepticisme grandis- de très nombreux étudiants étrangers pour sant vis-à-vis des États-Unis). Enfin, troisiè- une université iranienne, à hauteur de 1200 mement, car cet espace reste quoi que l’on étrangers pour 12000 étudiants260, dont la en dise le pré-carré de Moscou et il y a fort majorité sont issus du Moyen-Orient ou à parier qu’une intrusion violente de l’Iran bien d’Asie centrale. D’ailleurs, la faculté dans cet espace serait sanctionné par la d’économie de l’Université Kharazmi orga- Russie259. nise tous les ans une grande présentation Dès lors Téhéran s’est tourné vers d’autres des pays par les étudiants eux-mêmes. Cet domaines. Nous en avons parlé : dès 1985 accueil a connu une accélération après la si- grâce à l’ECO (Economic Cooperation Orga- gnature du JCPOA d’autant plus que les uni- nization), l’Iran approfondissait les versitaires iraniens, en particulier en échanges économiques via des projets de sciences dites dures, sont reconnus et que gazoducs et de pipelines permettant d’évi- d’après des rapports américains, 79,4% de ter certaines zones de conflit (Afghanistan, la population iranienne a connu les bancs de Kurdistan turc, Irak alors rival de Téhéran) l’université. Il y a donc un intérêt réel pour et pouvant relier la Chine à l’Europe et au les États d’Asie centrale à favoriser ces passage l’Asie centrale. De plus, depuis août échanges et envois d’élèves vers un centre 2018, a été réglé un différend existant de- universitaire développé. puis 1991 autour de la Mer caspienne entre De plus, l’université de Téhéran joue cette les cinq pays constituant les bords de ce carte des étudiants internationaux au tra- grand lac salé. Cet accord a permis de venir vers de programmes en anglais en master, à bout du seul différend existant entre mais aussi via son institut de langue persane

Eurasiatique et l’Organisation du traité de sécurité 259 L’Asie centrale reste peuplée de nombreuses mi- collective. norités russes et Moscou maintient par ses liens éco- nomiques et politiques une forte influence sur la 260 https://www.timeshighereducation.com/world- zone qui s’est renforcée avec la remontée en puis- university-rankings/kharazmi-university sance de la Russie notamment via la CEI, l’Union

78 pour étranger, l’institut Dehkhoda accueil- bien que cette dernière reste minoritaire lant de nombreux élèves issus de l’Asie cen- que ce soit au Kazakhstan et au Kirghizistan. trale, mais aussi chinois et arabes. La situation est aussi vraie dans le sens in- On pourrait ajouter à ces deux piliers, un verse, il existe des minorités turcophones troisième peut-être moins évident : celui du ou de langue turcique en Iran à l’image des cinéma à l’exemple du film Une Séparation Azéris (NB : l’Ayatollah Khamenei est Azéri) (Djodāï-yé Nāder az Simin) primé au Festival et des Turkmènes (près d’1,5 millions) faci- du film d’Hong Kong. Le cinéma iranien fait litant les échanges culturels surtout à un en effet aussi figure de proue du soft power moment de renforcement des identités. iranien en Asie centrale, notamment au Pour finir, il est à noter que l’usage de Tadjikistan ou la barrière de la langue est l’arabe bien qu’ayant surtout une fonction nettement moins marquée que dans religieuse a aussi permis de rapprocher ces d’autres pays. Il faut remarquer que ce ci- différents pays. Tous étant des pays musul- néma parle aux habitants d’Asie centrale mans, de manière relativement marquée, il qui font partie de l’aire géographique de y existe un apprentissage plus ou moins Nowrouz et ont une culture et histoire com- poussé de langue arabe en particulier après mune. De plus, la présence de minorités la fin de l’empire soviétique ou les États turkmènes à la frontière et la longue his- d’Asie centrale ont pour la plupart engagé toire commune de l’Iran et de l’Asie cen- une politique de « recherche » de l’héritage trale ont favorisé cette diffusion, bien que pré-soviétique. Ce fut le cas au Turkménis- ce cinéma ait eu mauvaise presse en raison tan sous la présidence de Nyyazov où la cul- de l’opposition Téhéran-Washington. ture islamique fut réintroduite à différents Pour finir avec l’importance de la culture lit- degrés, mais l’Islam reste très encadré et téraire dans les relations Iran-Asie centrale, l’État est officiellement laïc, en partie pour il faut noter la place importante des rassurer la minorité russe. Il en est allé de Hommes de lettres dans ces relations et en même en Ouzbékistan et au Kazakhstan qui particulier entre l’Iran et le Tadjikistan. comptent respectivement 1,5 millions et Ainsi, la littérature tadjike reconnaît-elle vo- 3,6 millions de Russes ethniques. Cette po- lontiers l’héritage des poètes Ferdowsi et litique de préservation des populations Omar Khayyâm de Nichapour, et les univer- russes servant à ménager Moscou après la sitaires et auteurs tadjikes estiment utiliser Guerre froide semble d’autant plus d’actua- une langue tadjike qui est en réalité du per- lité aux vues des interventions militaires de san. D’ailleurs, pour de nombreux universi- Moscou en faveur de ses minorités. Pour taires tadjikes, la différence ne se fait rappel, la Russie intervient aujourd’hui en presque pas et même en Iran ce « persan- Géorgie et en Ukraine au profit de minorités oriental » est parlé par une petite partie de russes et russophones, mais maintient aussi la population (environ 500 000 individus). Il une pression sur les minorités russes des existe un univers mythique commun à diffé- Pays Baltes et il serait logique d’envisager rentes échelles. À l’heure actuelle, le tadjik une politique semblable en Asie centrale. Il est à nouveau écrit en alphabet perso-arabe faut par ailleurs rappeler qu’en 1991, un re- bien que le cyrillique soit encore très pré- ferendum organisé au Turkestan russe a sent. Cette influence ne se limite pas aux donné une réponse positive au maintien pays de langue persane, car les pays de dans l’Union à près de 84% et que depuis la langue turcique d’Asie ont aussi partielle- dissolution de l’URSS, nombreux sont les ment adopté une écriture arabo-persique, nostalgiques de cette époque au vu de la piètre qualité des services de l’État ayant

79 suivi les indépendances. Enfin, à l’heure ac- russe reste omniprésent dans la zone et tuelle, plus d’un tiers des PIB des différents tout étudiant ou jeune ayant fait des études pays d’Asie centrale est dû aux échanges est capable d’interagir en russe. Enfin, les économiques avec la Russie, à titre réseaux de diaspora d’Asie centrale sont d’exemple au Kazakhstan 38% des importa- très nombreux en Russie, facilitant l’intégra- tions sont d’origine russe, et près de 11% tion et le mouvement des individus. des exportations vont vers la Russie (13% 261 Mais Téhéran doit aussi faire face à un se- vers la Chine) maintenant un lien fort cond rival : la puissance turque, car les héri- entre l’ancien centre soviétique et ses répu- tiers de l’Empire Ottoman voient en l’Asie bliques dépendantes. centrale un espace aux potentialités mul- La volonté de l’Iran de mettre un pied en tiples. Ankara considère en effet l’Asie cen- Asie centrale est ancienne, mais cette moti- trale comme sa sphère naturelle d’in- vation ne doit pas être vue comme son im- fluence, dû aux liens culturels et linguis- plication au Moyen-Orient. L’implication tiques forts entre ces populations turciques. iranienne relève d’un calcul beaucoup plus Nombreux sont aussi les jeunes d’Asie cen- pratique qu’idéologique, mis en place sous trale à avoir choisi au cours des années la présidence Rafsandjani (1989-1997) afin 1990 et 2000 d’étudier en Turquie, que ce de trouver des voies de sorties et de con- soit à Istanbul ou Ankara. Dès 1996-1997 on tournement des sanctions américaines. compte près de 10 000 étudiants du monde Cette politique lancée depuis 1991 peine à turc dont près de 1200 Kazakhs262. A l’in- s’imposer à Téhéran et a pour l’instant eu verse, au cours de ces décennies, nom- des résultats mitigés sur les plans politique breuses sont les universités et écoles güle- et économique malgré les espoirs nistes à ouvrir dans les pays de l’ancien Tur- qu’avaient suscité la levée des sanctions kestan. après le JCPOA. Dès lors, on constate rapidement que l’in- fluence iranienne n’est pas la seule en Asie Un « nain » iranien face aux « géants » turcs Centrale et surement pas le plus impor- et russes en Asie centrale tante. Cependant tout n’est pas positif pour l’in- fluence iranienne en Asie centrale. Tout Des éléments de rivalités entre l’Iran et le d’abord la Russie préserve une forte in- Tadjikistan sur le plan culturel fluence sur la région, notamment grâce à la Le Tadjikistan, pourtant pays le plus propice forte propension des jeunes à quitter leurs à l’influence et au soft power iranien, mène pays d’origine pour travailler ou étudier en une lutte culturelle contre l’Iran, revendi- Fédération de Russie. De plus, bien qu’ayant quant la persanité première, se voyant perdu son statut de langue nationale, le comme le berceau du peuple perse. Le

turcophones d’Asie centrale », dans BALCI, B., et 261 « Kazakhstan », The Observatory of Economic BUCHWALTER, B. (dir.), La Turquie en Asie centrale : Complexity, https://atlas.media.mit.edu/fr/pro- La conversion au réalisme (1991-2000), Istanbul : Ins- file/country/kaz/ titut français d’études anatoliennes, 2001, pp. 28-41. 262 BACLI, Baryam, « Coopération culturelle et édu- cative entre la Turquie et les républiques

80 gouvernement en place, en effet, organise afghane est chiite (25% serait imamite et 5% depuis plusieurs années les fêtes de ismaélienne) ; en revanche, ce chiffre serait l’Avesta, fête zoroastriste et mazdéenne au- pour la CIA plus proche des 15% dans son tour des textes religieux et considérée rapport de 2009264. Enfin, depuis l’invasion comme fête perse antique. Il est en va de soviétique de l’Afghanistan en 1978, ce sont même avec la langue : le gouvernement de près de 2,5 millions d’Afghans (au mini- Rahmonov mène depuis plusieurs années mum, mais les chiffres varient du simple au une politique visant à promouvoir le tadjik double en fonction des sources) qui ont comme la vraie langue persane et de faire trouvé refuge en Iran d’après l’UNHCR dans du farsi et du dari des dérivées. De plus, le son rapport de 2016 toutes catégories con- Tadjikistan tient tous les ans une fête de fondues 265 . Ces chiffres restent imprécis, l’iranité. Dans la même veine d’ailleurs, car seuls les réfugiés pachtounes ont été l’Ouzbékistan mène une lutte culturelle en pris en compte jusque dans les années utilisant l’héritage de Rumi et Avicennes 1990. De plus le nombre d’entrées et de face à Téhéran. sorties sur le territoire iranien au travers la Dès lors on le constate même dans des ter- frontière Afghane reste souvent difficile à ritoires supposés favorables, le soft power comptabiliser du fait de sa longueur (950 iranien n’est pas toujours le bienvenu. km) et de sa situation géographique très montagneuse, la rendant difficile à contrô- ler. Le cas Afghan, une relation particulière Outre cette proximité géographique, cultu- Il existe néanmoins un pays où l’implication relle et linguistique, la relation entre l’Iran de l’Iran est de nature différente en Asie et l’Afghanistan depuis l’invasion soviétique centrale : c’est l’Afghanistan. La relation est complexe, jamais véritablement apaisée entre l’Iran et l’Afghanistan est de nature du fait de la situation de guerre connue par nettement plus complexe. Il faut dire que l’Afghanistan depuis plus de quarante ans. sur le plan historique, l’Afghanistan a long- L’invasion soviétique en 1979 intervient peu temps été sous domination perse, la fin de de temps après la révolution iranienne et celle-ci datant de 1863 avec le retrait des laisse le nouveau gouvernement face à une forces perses d’Hérat à la suite de pressions situation difficile. De fait, la frontière irano- anglo-russes. Il faut aussi noter que les deux soviétique s’agrandit de 1000 km. Or, l’URSS pays partagent une même langue puisque est à ce moment un allié du parti commu- le Dari est une forme de persan parlé par niste iranien Tudeh (concurrent direct de 80% de la population afghane. De plus, l’Ayatollah) et de l’Irak qui dès 1980 entre l’Afghanistan compte la plus grande mino- en guerre avec l’Iran, ce qui explique le sou- rité chiite d’Asie centrale. Selon Michael tien iranien dans les années 1980 aux forces Izady 263 , près de 30% de la population antisoviétiques.

263 Professeur à la Joint Special Operations University 265 LOMAX, Gisella, « Iran needs more help to sup- port Afghan refugees – UNHCR chief », UNHCR, 4 264 « The World Factbook : Afghanistan », Central In- septembre 2018, https://www.unhcr.org/news/lat- telligence Agency, https://www.cia.gov/library/pub- est/2018/9/5b8e9f414/iran-needs-help-support-af- lications/the-world-factbook/geos/af.html ghan-refugees-unhcr-chief.html

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Mais la prise de pouvoir des Talibans n’amé- années 1980. Or, l’obtention de papiers et liore en rien la situation, ces derniers ayant permis de résidence reste une démarche une politique anti-chiite que l’Iran révolu- complexe en Iran surtout pour les minorités tionnaire ne pouvait accepter. De manière Afghanes. Ainsi depuis leur arrivée massive, assez paradoxale, c’est l’intervention occi- Téhéran a passé une sorte d’accord avec ces dentale de 2001 qui va permettre une amé- populations266. Ces Chiites peuvent en effet lioration des relations entre Kaboul et Téhé- recevoir des papiers de résidence et des re- ran et la reprise des échanges commerciaux venus s’ils servent comme force combat- malgré une situation complexe en Afghanis- tante pour le régime. Leur fidélité n’allant tan. En 2008, d’après la chambre de com- qu’au régime et étant bien souvent coupés merce afghane, Téhéran exportait pour 800 des populations iraniennes car habitants millions de dollars vers l’Afghanistan et im- dans les périphéries des villes de l’Iran de portait pour 4 millions de dollars de pro- l’Est, ils constituent une force fidèle notam- duits souvent bruts comme des minéraux ment dans les rangs des Bassidjis. Ils au- extraient en Afghanistan à destination de raient été utilisés lors du mouvement vert l’Iran. de 2009 afin de contrôler les foules et de ré- Cependant, cette relation subit directement primer les protestations. De plus, depuis les hauts et les bas de la relation entre Té- l’implication iranienne en Syrie, plusieurs héran et Washington avec des soupçons sur experts estiment que plus de 2500 Hazaras une potentielle aide iranienne aux talibans seraient morts au combat. et sur un soutien américain possible à la contestation baloutche en Iran. Conclusion Un autre élément intéressant sur l’influence Ce lien politique, économique et straté- de l’Iran en Afghanistan est la gestion des gique fort vient s’ajouter à ce lien culturel réfugiés afghans par Téhéran. La majorité profond entre Afghanistan et Iran. Par ail- d’entre eux constitue une main d’œuvre leurs, la politique iranienne d’accueil d’étu- plutôt servile et a mauvaise presse auprès diants étrangers trouve un fort écho en des Iraniens. Cependant l’Iran reste un en- Afghanistan où nombreux sont les étudiants droit privilégié pour les Afghans espérant à intégrer les universités publiques ira- trouver du travail et ainsi envoyer de l’ar- niennes. De plus, cela permet au régime de gent vers leur pays ou bien faire partir leurs Téhéran de se légitimer et de sortir des familles vers l’Iran et éviter ainsi la guerre. idées reçues très présentes en Iran que les Il existe malgré tout une minorité de ces Afghans sont des bons à rien peu intelli- Afghans ayant un statut un peu plus parti- gents. Ainsi depuis 2015 par exemple, le fes- culier car chiites et notamment ceux de la tival des Roses, organisé par des étudiants minorité Hazara. Ces derniers sont des afghans vise à rehausser la vision des chiites duodécimains reconnus comme tel Afghans en Iran. par Téhéran et ayant assez massivement fuit l’Afghanistan des Talibans dans les

https://www.francetvinfo.fr/monde/syrie/des- 266 CETTOUR-ROSE, Dominique, « Des Afghans afghans-chiites-refugies-en-iran-participent-a-la- chiites, réfugiés en Iran, participent à la guerre en guerre-en-syrie_3063913.html Syrie », FranceInfo, 5 février 2016,

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Malgré des résultats parfois peu probants Il faut cependant garder à l’esprit que et une mise en marche difficile, on peut dire l’Afghanistan reste un pays à part dans cette que l’Iran essaie d’exercer une influence en politique centrale-asiatique iranienne. Pays Asie centrale grâce à plusieurs leviers influencé et influençant l’Iran dans sa poli- comme la diplomatie, l’économie, la cul- tique d’influence, car au cœur de la lutte ture, la littérature… et bien d’autres. Cette entre Iran et États-Unis à l’heure où le Pen- influence est le résultat d’une réflexion tagone accuse Téhéran de soutenir la gué- pragmatique de la part du régime iranien rilla talibane. S’agit-il d’un soutien réel aspi- qui cherche des débouchés pour son écono- rant à menacer un peu plus les intérêts mie, ainsi que des pays pouvant commercer américains ou d’accusations fallacieuses vi- des matières premières hors de l’influence sant à discréditer le régime des mollahs ? américaine. Mais cette politique extérieure pragmatique a aussi besoin d’un accueil fa- vorable. Cela passe donc par un travail de profondeur, où sans intervenir et ingérer, il faut « gagner les cœurs ». C’est via la cul- ture et l’histoire que l’Iran s’efforce donc de gagner ces cœurs en Asie centrale, en jouant la politique de rapprochement d’une certaine jeunesse via les programmes d’échanges et les plans de développement.

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« BELT AND ROAD Dans ce cadre, on distingue plusieurs corri- dors268 semblant correspondre à des routes INITIATIVE » : QUE commerciales, ce qui tend à rendre plutôt cohérente la communication de la Chine sur NOUS DISENT LES le projet. La Chine a en effet énormément CHIFFRES SUR SON investi pour promouvoir cette idée d’ « in- terconnexions », tant à travers son soft po- REEL OBJECTIF ? wer institutionnel à l’AIIB269, au sein du fo- 270 271 rum 16+1 ou à Davos , qu’auprès de l’opinion publique272, sans pour autant que PAR WASSIM ALIDRA ne soient levés les doutes sur les réelles fi- Membre du comité Asie nalités de ce projet273. Il est nécessaire de préciser que le projet Révélé en 2012 par Xi Jinping puis accéléré BRI comprend aujourd’hui des projets et in- en 2016 avec la présidence de la Chine au vestissements effectués à la fois sous Xi Jin- G20, la BRI (Belt and Road Initiative) – aupa- ping et sous Hu Jintao. Par ailleurs, il est dif- ravant nommé OBOR (One Belt One Road) - ficile de distinguer ce qui relève ou non de vise officiellement à répondre au manque BRI. Premièrement en effet, parce que d’infrastructures, notamment de transport, comme l’indique Gabuev du Carnegie Mos- sur les routes commerciales chinoises267. cow Center, le simple soutien d’un officiel de Zhongnanhai (siège du gouvernement de

267 WANG, Xieshu, RUET, Joël, RICHER, Xavier (coll.), D’après un rapport du Merics institute, le forum One Belt One Road and the reconfiguration of China- 16+1 représente « l’initiative diplomatique sous- EU relations, CEPN, Mars 2017, pp. 1-18. régionale la plus avancée en Europe de la part de la Chine ». 268 OBOR Europe, 2018 http://www.oboreurope.com/en/beltandroad/one- 271 YANG, Vivian, « China’s Belt and Road Initiative: A belt/ (consulté le 18 Novembre 2018) Powerful Vision in an Increasingly Fragmented World », World Economic Forum, 28 Juin 2017, 269 SIDDIQUI, Sadena, « Is China’s BRI idea beginning https://www.weforum.org/press/2017/06/china-s- to catch the world’s attention? », The Asia Dialogue, belt-and-road-initiative-a-powerful-vision-in-an- 15 Novembre 2018, increasingly-fragmented-world https://theasiadialogue.com/2018/11/15/is-chinas- bri-idea-beginning-to-catch-the-worlds-attention/ 272 Xinhuanet, Music Video: The Belt and Road is How, Youtube, 10 Mai 2017, 270 STANZEL, Angela, KRATZ, Agatha, SZCZUDLIK, https://www.youtube.com/watch?v=M0lJc3PMNIg Justyna, PAVLIĆEVIĆ, Dragan (coll.), China’s investment in influence: the future of 16+1 273 PRASAD, Ravi, « EU Ambassadors Condemn cooperation, ECFR, Décembre 2016, China’s Belt and Road Initiative », The Diplomat, 21 https://www.ecfr.eu/publications/summary/chinas Avril 2018. _investment_in_influence_the_future_of_161_coo « En Chine, le « oui mais » de Macron aux nouvelles peration7204 routes de la soie », Les Echos, 8 Janvier 2018, BENNER, Thorsten, GASPERS, Ian, OHIBERG, https://www.lesechos.fr/08/01/2018/lesechos.fr/03 Mareike, POGGETTI, Lucrezia, SHI-KUPFER, Kristin 01117285794_en-chine--le---oui-mais---de-macron- (coll.), Authoritarian Advance: Responding to China’s aux-nouvelles-routes-de-la-soie.htm Growing Political Influence in Europe, GPPI et Merics, Février 2018, pp. 1-53.

84 la République Populaire de Chine) pour un travers le logiciel d’analyse et de visualisa- projet peut voir celui-ci être labellisé « pro- tion de donnée Power BI. Nous pourrons jet BRI ». alors montrer que les investissements chi- Deuxièmement, parce que les projets dé- nois labellisés BRI se concentrent avant tout passent pour beaucoup le spectre géogra- dans le secteur énergétique. phique initial et les différents corridors 274 mentionnés plus tôt . Nous pouvons sup- Changement de paradigme des politiques poser que les termes OBOR et BRI ne sont étrangères avant tout que des labels visant à amener les gouvernants et l’opinion publique à voir Comme l’indique Dieter Helm, les politiques les investissements chinois, quels qu’ils étrangères étatiques ont subi un « change- soient, sous l’angle positif de l’ « intercon- ment de paradigme » et aspirent à présent nexion », vendue à travers la communica- à « la sécurité des approvisionnements » tion de la Chine sur le projet. énergétiques 276 . La Chine a des besoins énergétiques immenses, et si elle a long- Le changement de dénomination de l’ « ini- temps compté sur le charbon pour ré- tiative » (terme préféré par Pékin à celui de pondre à ses besoins toujours plus crois- « projet ») de « Silk Road Initiative » à « sants, elle diversifie son mix énergétique OBOR », puis « BRI », soulève encore le rôle depuis la dernière décennie, en y augmen- important de la communication pour ce tant la part du pétrole, du gaz, du nucléaire projet. Cela semble fonctionner puisqu’à et des énergies alternatives277. Ainsi, le pays l’image de Gabuev, beaucoup d’articles sur est depuis 2013 le plus gros importateur de le sujet lient avant tout BRI au commerce in- pétrole au monde, et le deuxième consom- ternational sans aborder ses ambitions pro- mateur au monde derrière les États-Unis278. téiformes. On observe une tendance similaire au ni- Avec cet article, nous allons donc tenter de veau du gaz, dont la Chine devrait être le se- vérifier ce qu’est le projet BRI, notamment cond consommateur en 2040 (septième au- à travers une analyse des investissements jourd’hui)279, mais en est déjà le plus gros chinois. Nous fonderons notre analyse sur la base de données de l’American Entreprise Institute275, qui retrace les investissements chinois de 2005 à 2018, analysé ensuite à

274 GABUEV, Alexander, « Belt and Road to MA, Tianjie, « China's 5 Year Plan for Energy », The Where? », Carnegie Moscow Center, 8 Décembre Diplomat, 6 Août 2016. 2017, https://carnegie.ru/2017/12/08/belt-and- 278 « China is now the world’s largest net importer of road-to-where-pub-74957 petroleum and other liquid fuel », U.S. Energy 275 American Entreprise Institute, China investment Information Administration, 24 Mars 2014, tracker, Mai 2018, http://www.aei.org/china-global- https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id= investment-tracker/ (consulté en Mai 2018) 15531 276 HELM, Diter, The New Energy Paradigm, Oxford : 279 « World Energy Outlook 2017: China », Internati- Oxford University Press, 2007, 518 p. nonal Energy Agency, 14 November 2017, https://www.iea.org/weo/china/ 277 EELS, Mark, « China’s Delicate Pursuit of Natural Gas », The Diplomat, 15 Avril 2014.

85 importateur280. Outre des besoins toujours Analyse des investissements énergétiques plus importants, il est devenu nécessaire chinois dans BRI pour la Chine de faire baisser la part du Lorsque l’on observe les investissements charbon dans son mix énergétique pour ré- chinois effectués via BRI, on observe que le pondre à la grogne de citoyens inquiets face premier secteur d’investissement est celui à une qualité d’air largement dégradée dans de l’énergie loin devant ceux du secteur des les grandes villes. Ajoutons également que transports, qu’il s’agisse d’investissements si la Chine dispose de réserves de gaz et de effectués sous Xi Jinping ou Hu Jintao. pétrole, ces deux ressources, d’une part s’épuisent, d’autre part n’ont pas une pro- La prépondérance des investissements duction journalière suffisante pour ré- énergétiques est donc une constante pour pondre à la demande domestique. la Chine, et le projet BRI semble être avant tout dédié à ceux-ci (figure 1).

Si l’on s’intéresse au type de ressources concernés, on observe que le charbon et le pétrole concentrent les investissements sous Xi Jinping et Hu Jintao (fig. 2 et fig. 3).

280 GLOYSTEIN, Henning, « China set to top Japan as world's biggest natural gas importer », Reuters, 3 Janvier, https://www.reuters.com/article/us-china- natural-gas-imports-idUSKBN1ES099

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Charbon Concernant le poids du charbon, une res- source que l’on trouve en abondance est qui est moins stratégique pour les États oc- cidentaux – États les plus capables de con- tester ces marchés à la Chine –, nous pou- vons en avoir deux interprétations : - Permettre l’accès à cette ressource peu coûteuse par les États receveurs de ces investissements ; - Permettre à la Chine l’accès à cette res- source qui représente encore 60% de son mix énergétique. L’hypothèse 1 nous paraît plus crédible, du moins sous le mandat de Xi Jinping. En effet, la Chine tente de réduire la part du charbon dans son mix énergétique, et par ailleurs, elle a vu ses importations de charbon stag- ner, voire baisser depuis 2012 après une forte augmentation dans les années 2000281. L’augmentation des investissements dans le charbon sous Xi, ressort donc à cette lec- ture, comme corroborant l’hypothèse 1. De plus, le listing de projets de l’Asian In- vestment Bank282 et la présence d’investis- sements importants dans l’énergie hydroé- lectrique, montrent que nombre de ces pro- jets visent à apporter un approvisionne- ment énergétique au niveau local.

281 « Imports of Coal », Trading Economics, 2018 282 Asian Infrastructure Investment Bank, 2018 (Consulté en Juin 2018) https://tradingeconom- https://www.aiib.org/en/projects/approved/in- ics.com/china/imports-of-coal dex.html

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Pétrole En revanche, les investissements dans le pé- trole sont plus révélateurs (figure 4 et 5). Ceux-ci ont largement augmenté sous Xi Jin- ping, passant de 25% sous Hu à 43% des in- vestissements énergétiques sous Xi. Par ail- leurs, ceux-ci sont concentrés, vers la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (52,15%) et Asie centrale (30,24%). Si l’on regarde plus précisément quels pays reçoivent le plus d’investissements chinois, on observe aussi des investissements diffé- rents. Sous Hu, un nombre restreint d’États reçoivent les investissements chinois : l’Irak et l’Iran reçoivent ainsi près de 40% des in- vestissements du pays dans le secteur du pétrole, et plus généralement il y a une forte dépendance au pétrole venant du Moyen-Orient, une région instable, dont le transit doit s’effectuer via le Détroit de Ma- lacca. On peut supposer alors qu’il s’agit pour la Chine d’investir avant tout dans des zones plus stables où la concurrence est plus faible. À l’inverse, sous Xi, les investisse- ments sont plus équilibrés et les trois pre- miers États récipiendaires (Kazakhstan, Émi- rats Arabes Unis et Jordanie) sont caractéri- sés par une certaine stabilité politique. Également, la forte proportion des investis- sements au Kazakhstan ainsi que de très nombreux investissements moins impor- tants dans les États du Sud-Est asiatique permettent de réduire la dépendance au Moyen-Orient, dont la part des investisse- ments passe de 58,3% sous Hu à 45,6% sous Xi. Dans le même temps, cette part aug- mente en Asie de l’Est, passant de 10,6% sous Hu Jintao, à 24% sous Xi Jinping.

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Gaz Conclusion On trouve, en analysant les investissements Comme nous l’avons vu, le projet BRI est chinois dans le gaz, une même volonté de loin d’être un projet visant à simplement in- diversification sous Xi Jinping (figure 6 et 7). vestir dans des infrastructures de transports Les pays d’Asie Centrale, largement surre- et de logistique : il comprend en majorité présentés sous Hu Jintao, laissent la place des investissements dans le secteur de aux pays du Moyen-Orient. l’énergie. À l’image de ce que l’on observe en Europe La part des investissements pétroliers et ga- et aux États-Unis, il y a donc une forte diver- ziers démontre, en phase avec l’accroisse- sification des sources d’approvisionne- ment des importations chinoises de ces ments énergétiques, qui va d’ailleurs de pair deux ressources, que la diversification des avec une diversification des moyens de sources d’approvisionnement énergétique transit. La carte ci-contre (carte 1), issue du du pays est un enjeu de tout premier plan. Département de la Défense américaine, Pour autant, nous pouvons nous demander montre que l’un des enjeux pour la Chine si le fait d’observer une si grande part d’in- est également de réduire sa dépendance vestissements énergétiques relève d’une aux approvisionnements maritimes, dans volonté de la Chine de camoufler ses inves- un contexte géopolitique instable en Mer 283 tissements sous la bannière de l’intercon- de Chine méridionale . nexion, ou s’il ne s’agit que d’un symptôme supplémentaire pour un projet manquant d’un cadre défini.

283 Department of Defense, Military and Security De- velopments Involving the People’s Republic of China 2015, 2015, 98 p.

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Ainsi que le dit très clairement Gabuev, « le concept de « Belt and Road » est devenu si enflé qu’il n’est plus d’aucune aide pour comprendre la relation de la Chine avec le reste du monde, pour au contraire seule- ment rendre plus obscure un paysage déjà très compliqué284 ». Cette diversité des projets, et la dilution de l’objectif initial d’ « interconnexion » mon- diale, ne risque également que de rendre plus méfiant les gouvernements du monde face aux ambitions de Pékin.

284 GABUEV, Alexander, ibid. : « The “Belt and Road” concept has become so inflated, that it’s no longer helpful in understanding anything about China’s re- lationship with the outside world, but only further obscures an already complicated picture. »

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TERRES RARES : véhicules électriques mais aussi de toute l’électronique moderne (par exemple : trai- DES ENJEUX DE LA tement, stockage, transmission de l’infor- mation). En résumé, les REE sont ultra per- TRANSITION formantes car efficaces en faibles propor- ENERGETIQUE AUX tions et ouvrant la voie à l’optimisation de nos machines ainsi qu’à la réalisation de ENJEUX grandes économies d’énergie. Et c’est juste- ment vers quoi veut tendre notre vieux con- GEOPOLITIQUES ? tinent.

PAR WASSIM ALIDRA Vers une nouvelle dépendance énergétique Membre du comité Asie D’ici 2030, l’Europe vise trois objectifs : di- ET LOUIS-MARIE ZELLER minuer ses émissions de gaz à effet de Membre du Comité Énergies & Environnement serres à hauteur de 40%, augmenter la part d’énergies renouvelables dans sa consom- mation de 27 %, et améliorer l'efficacité Le visage inconnu des technologies vertes énergétique d'au moins autant285. La pro- et numériques duction des métaux rares, quant à elle, s’ac- L’utilité majeure de ces métaux rares réside célère : vers 2035, le marché du palladium dans leur capacité à apporter une nouvelle (catalyseurs) pourrait être multiplié par source d’énergie en s’incrémentant aux cinq, celui du scandium par neuf et celui du deux sources d’énergie primaire histo- cobalt (batteries, aimants) par vingt- riques, qui furent la réussite des premières quatre286. Des quantités pharaoniques de révolutions industrielles : le charbon puis le minerais devront être extraites, selon un pétrole. L’un des principaux enjeux indus- rapport de la Banque mondiale287. L’étude triels de notre siècle est de réduire drasti- explique le rôle majeur que jouera le sec- quement nos émissions anthropiques de teur de cette économie « verte » sensée CO2. Cet objectif tend à se réaliser en trou- participer au maintien du réchauffement vant un moyen différent de produire de planétaire, grâce au développement de l’électricité, énergie secondaire. Les métaux trois technologies : l’éolien, le solaire et le rares possèdent également des propriétés stockage d'énergie par batteries. magnétiques uniques et constituent donc Cette dernière pourrait être profondément une partie de la production des technolo- marquée par l’accroissement des gies vertes : éoliennes, panneaux solaires,

Emerging Technologies, German Mineral Resources 285 Commission Européenne, Cadre de la Commis- Agency (DERA), Mars 2016. sion Européenne pour le climat et l'énergie à l'horizon 2030, https://ec.europa.eu/clima/policies/strate- 287 ARROBAS, Daniele La Porta, HUND, Kirsten Lori gies/2030_fr (coll.) The Growing Role of Minerals and Metals for a Low-Carbon Future, World Bank Group, Juin 2017. 286 MARSCHEIDER-WEIDEMANN, Frank, LANGKAU, Sabine, HUMMEN, Torsten, ERDMANN, Lorenz, JACQUE, Muryel, « Métaux : les besoins colossaux de TERCERO ESPINOZA, Luis (coll.), Raw Materials for la transition énergétique », Les Echos, 20 juillet 2017

91 accumulateurs électriques ; la demande de condensateurs miniaturisés, composants métaux (aluminium, cobalt, fer, plomb, li- de base dans les montages électro- thium, manganèse et nickel) nécessaires niques)288. pourrait en être multipliée par plus de dix. Ce monde digital pèse lourd pour l’environ- Par ailleurs, dotées de propriétés magné- nement. Pour ne donner que quelques tiques particulières, les terres rares permet- chiffres, 19% de la part de consommation tent la fabrication de super-aimants tout en des métaux rares est destinée aux seuls or- minimisant leur taille. C’est ainsi que les dinateurs et smartphones. De plus, le poids moteurs électriques sont bien plus perfor- énergétique du fonctionnement des ré- mants qu’auparavant, révolutionnant le do- seaux informatiques est considérable. En maine et ses applications. Le néodyme, par 2018, tous les jours, 281 milliards d’emails exemple, présent dans ces aimants, est ex- sont transmis à travers le monde 289 . trêmement utilisé pour les voitures hy- L’Agence de l’environnement et de la maî- brides et électriques ou encore pour une trise de l’énergie (ADEME) estime que par partie des éoliennes et turbines hydroélec- exemple, « l’envoi de 33 courriels d’1 Mo à triques. À travers ces exemples, il est inté- 2 destinataires par jour et par personne gé- ressant de constater que cette mutation nère annuellement des émissions équiva- énergétique passe également par une révo- lentes à 180 kg de CO2, ce qui équivaut à lution technologique. plus de 1000 km parcourus en voiture290». Pour donner un autre exemple, les centres Le nouveau paradigme d’une domination de données nécessitent une quantité numérique d’électricité gigantesque. D’après Réseau él É Dans le même temps, une large gamme de de transport et d’ ectricité (RT ), en 2015, ces métaux est exploitée dans les technolo- la consommation d’électricité de ces zones gies de l’information et de la communica- de stockage de données en France était de tion (TIC), avec un usage souvent dispersif l’ordre de trois TWh, l’équivalent d’une con- (en quantités infimes, notamment dans le sommation d’électricité supérieure à celle 291 secteur des nanotechnologies) mais avec de Lyon . Ainsi, la dématérialisation et une croissance exponentielle de la de- l’apparente libération qu’offrirait la transi- mande. Les propriétés semi-conductrices tion numérique reposent en grande partie des REE ont, pour ainsi dire, révolutionné sur des technologies énergivores et dont les l’informatique et l’électronique. C’est le cas métaux rares constituent le pilier essentiel, par exemple du germanium (applications ressources dont la Chine possède le dans la fibre optique), l’indium (essentiel pour les écrans tactiles car transparent et conductible), ou encore du tantale (pour les

288 Sources citées par Guillaume Pitron : Sénat, 290 ADEME, Internet, courriels : réduire les impacts, British Geological Survey, École de guerre février 2014. économique, Congressional Research Service, Portail 291 OIE (Observatoire de l’Industrie Electrique), Le de l’IE. cloud, les datas centers et l’énergie, Janvier 2017, 289 Radicati Group, Email Statistics Report, 2018- http://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/pe- 2022, Mars 2018. dago_data.pdf

92 monopole d’extraction et de production à toxiques ghanéennes 293 ou la fabrication près de 80 %292. polluante en Chine d’une grande partie des produits manufacturés et commercialisés dans le monde. Le cas de l’automobile est Le choix occidental d’une délocalisation de étonnant : selon des chercheurs de l’Uni- sa pollution versité de Californie à Los Angeles, la fabri- Par ces matériaux, les intérêts du monde cation d’un véhicule électrique requiert numérique convergent avec ceux du monde beaucoup plus d’énergie que l’usinage énergétique, nous laissant penser que nous d’une voiture classique, notamment en rai- 294 allons révolutionner notre impact écolo- son des batteries . gique. Néanmoins, est-ce réellement le cas Ainsi, la transition énergétique et numé- ? L’extraction minière, par ses méthodes ac- rique est réservée aux populations les plus tuelles, est dévastatrice pour l’environne- aisées : les pays riches deviennent dépol- ment. La Chine n’est d’ailleurs pas un bon lués, mais alourdissent les zones périphé- élève dans cette industrie. La filière des REE, riques ou éloignées des regards. Le monde plus particulièrement dans la ville de Bao- plus vert tant espéré semble bien loin dé- tou en Mongolie intérieure, a engendré de sormais, car il est tributaire de « métaux grands fléaux : pollution de l’air (émission sales ». Compte tenu d’une politique envi- de gaz à effet de serre et particules fines) ronnementale longtemps laxiste et d’un due aux quantités gigantesques de minerais manque de transparence de la part de la extraits puis enrichis pour récolter une once Chine, comment expliquer le rôle prépon- de ces précieux matériaux ; pollution des dérant de celle-ci sur le marché des métaux sols et des eaux par des procédés chimiques rares ? très agressifs; déchets radioactifs (thorium) présents par la séparation de métaux rares de leur minerai; conséquences immédiates Les métaux rares au cœur des rêves de puis- ou à long terme sur la santé des habitants. sance de la Chine Dalahai, un village à proximité de Baotou est Nous venons de décrire de quelle façon désormais surnommé « le village du cancer nous assistons à une ruée vers ces res- » à cause des rejets hautement toxiques sources précieuses, à mesure que la pres- dans les nappes phréatiques. sion technologique et les enjeux de la tran- Dans le même temps, les pays occidentaux sition écologique se font de plus en plus ont parfois fait le choix délibéré de délocali- prégnants. Un acteur majeur demeure au ser leur pollution dans d’autres pays cœur de cette course aux ressources : la comme par exemple l'expédition de dé- Chine. Nous allons nous intéresser au rôle chets électroniques dans des décharges unique que le pays a acquis sur le marché

292 RUIZ LEOTAUD, Valentina, Rare earths: Battling 294 AGUIRRE, Kimberly, EISENHARDT, Luke, LIM, China’s monopoly after Molycorp’s demise ?, Sep- Christian et al., Lifecycle analysis comparison of a tembre 2016, www.mining.com/rare-earths- battery electric vehicle and a conventional gasoline battling-chinas-monopoly-after-molycorps-debacle vehicle, UCLA press, Juin 2012. 293 ALBERT, Eric, « Les déchets électroniques intoxi- quent le Ghana », Le Monde, 27 décembre 2013.

93 des métaux rares et comment cette pré- production mondiale ? Alors que la de- sence sert ses intérêts domestiques et sa mande, et mécaniquement la production, politique étrangère. s'accroissent rapidement depuis plusieurs années, passant de 75 000 tonnes en 2000 à 123 100 en 2016297, cette interrogation La naissance du monopole chinois est légitime. Contrairement à ce que leur dénomination On peut expliquer ce monopole chinois sur suggère, les terres rares sont loin d’être un la production de terres rares par la ren- objet rare en termes de quantités brutes ; le contre entre contrainte géologique et stra- problème de ces terres rares consiste plutôt tégie géoéconomique. Comme l’indique la en la dissémination relativement inégale US Geological Survey, même si les terres dans le monde des réserves prouvées. En rares sont abondantes, elles sont bien particulier, la Chine possède près de 37 % moins concentrées que les autres miné- (44 millions de tonnes) des réserves prou- raux298. Leur extraction est donc plus coû- vées295, loin devant le Brésil et le Vietnam teuse en moyenne que des minerais comme (22 millions de tonnes chacun) ou encore de le fer. Or, la Chine dispose d’avantages im- la Russie (18 millions de tonnes) venant portants sur les autres États possédant de compléter le podium. Les États-Unis sont telles ressources, et c’est la combinaison de loin derrière avec seulement 1,4 millions de ces différents facteurs qui amène à présent tonnes de réserves prouvées. Cependant, au quasi-monopole de Pékin sur ce marché. ces chiffres ne nous disent que peu de Tout d’abord, un système économique où choses sur la production, sur les besoins et les entreprises d’États appliquent les direc- donc sur l’importance géoéconomique des tives du parti communiste chinois, y com- zones où les gisements sont les plus pré- pris lorsque cela n’est pas rentable. Ensuite, sents. C’est justement en s’intéressant à ces de 1978 à 2007, le développement d’une données, fournies par le rapport du US Geo- stratégie compétitivité-prix par la Chine logical Survey de 2018 sur les terres rares, pour s’imposer dans le commerce interna- que l’importance de la Chine sur ce marché tional, notamment permise par le retard saute aux yeux. Comment expliquer que la économique du pays et les économies production chinoise de terres rares repré- d’échelle permises par son énorme popula- sente près de 80% de la production mon- tion299. Et enfin, très tôt, l’identification par diale296 ? Comment expliquer que la Russie, les dirigeants politiques du pays de l’impor- dont l’économie est en grande partie basée tance de cette ressource. Deng Xiaoping, sur l’extraction des ressources de son riche l’artisan de la modernisation du pays, dira territoire, ne produise que 2,3 % de la notamment « le Moyen-Orient a du pétrole,

295 US Geological Survey, Mineral Commodities Sum- 298 Ibid. mary 2018, https://minerals.usgs.gov/miner- 299 GUILHOT, Laëtitia, « Le nouveau modèle de crois- als/pubs/commodity/rare_earths/ (consulté le sance de l’économie chinoise, un moyen pour rele- 16/10/2019) ver le défi de la trappe à revenu intermédiaire ? » 296 Ibid. XXXIèmes journées ATM « Le bilan des Objectifs du Mil- lénaire pour le développement 15 ans après : réduc- 297 Roskill, Rare earths: Global industry, markets and tion de la pauvreté et/ou montée des inégalités ? », outlook to 2026, London, UK: Roskill., 2016. juin 2015, Rouen, France.

94 la Chine a des terres rares300 ». S’en suivront économique. Nous avons vu que cette der- en 1986 puis 1997, deux plans accélérant nière avait suivi une stratégie compétitivité- les recherches et l’exploitation des terres prix de 1978 à 2007, afin de s’inscrire dans rares par le pays. En 1992, la Chine s’impose l’économie internationale et de rattraper le comme le plus gros producteur mondial 301; retard accumulé sous l’ère Mao. Or, depuis dans le même temps, la production améri- 2007, l’universitaire Laetitia Guilhot ex- caine s’effondre du fait d’un manque de plique que la Chine tente de suivre un nou- rentabilité et de compétitivité domestique veau modèle de croissance, visant à un réé- par rapport à ce nouvel acteur. quilibrage économique s’appuyant sur la montée en valeur technologique du pays et Même si la situation évolue, la part de mar- 305 ché de la Chine étant passée de presque le développement du marché national . 100 % entre 2003 et 2011 302 à 80 % en Dans ce cadre-là, la Chine renforce son con- 2017, l’année 2014 a tout de même vu le trôle sur la production de terres rares et se dernier producteur américain faire fail- constitue des stocks stratégiques considé- lite303. L’importance des terres rares pour le rables au regard de la production mondiale secteur technologique, et la crainte que annuelle : près de 20 000 tonnes. Dans le provoque ce monopole, se sont déjà fait même temps, le pays lutte contre l’extrac- tion illégale de cette ressource sur son ter- ressentir entre 2009 et 2014, lorsque le prix 306 de certains minerais, comme l’europium, ritoire . Cette hausse de la demande doit voit son prix multiplié par dix304. Cette situa- être analysée au regard de l’utilisation des tion ne devrait d’ailleurs qu’empirer dans le terres rares. Ainsi, par exemple le dévelop- futur. pement des véhicules hybrides et élec- triques devrait, dans les dix prochaines an- nées, provoquer une forte hausse de la de- 307 De la mise en place d’une stratégie chinoise mande globale d’aimant au néodyme . De de domination des TIC même, certaines éoliennes sont fortement consommatrices de ces minerais (près En effet, la tension sur le marché des terres d’une tonne pour une éolienne de 7MW) et rares ne devrait que s’accroître, non seule- la Chine, à la recherche d’énergies alterna- ment parce que le développement d’outils tives pour réduire sa pollution atmosphé- technologiques requérant de tels minerais rique, mise énormément sur cette s’accélère, mais également parce que la Chine est dans une phase de transition

http://www.mining.com/canada-wants-20-of- 300 JEANNE, Ludovic, « Comment la Chine a pris le global-rare-earth-market-by-2018-27834/ contrôle du marché des terres rares », The Conver- sation, 22 janvier 2017, http://theconversa- 305 Op. Cit. GUILHOT, Laëtitia. tion.com/comment-la-chine-a-pris-le-controle-du- 306 Op. Cit. RUIZ LEOTAUD, Valentina. marche-des-terres-rares-69967 307 GOODENOUGH, Kathryn, WALL, Frances, MER- 301 Ibid. RIMAM, David (coll.), « The Rare Earth Elements : 302 Ibid. Demand, Global Resources, and Challenges for Re- sourcing Future Generations », Natural Resources 303 Op. Cit. RUIZ LEOTAUD, Valentina. Research, Avril 2017, pp. 1-17. 304 ELS, Frik, « Canada wants 20% of global rare earth market by 2018 », Mining.com,

95 technologie et sur le développement de de terres rares. Par exemple, entre 2016 et l’électrique308. 2019, la Chine est le pays qui a connu la plus Ajoutons également qu’au-delà des consi- forte croissance de la demande en robots dérations environnementales, le bascule- industriels, gourmands en métaux rares. De ment de l’économie chinoise vers la techno- même, alors que l’amélioration de la vitesse de communication est prioritaire dans le logie amène à des enjeux d’approvisionne- 312 ment similaires. Présentée lors du 18ème pays , l’erbium (Er) et le ytterbium (Yb) jouent un rôle d’amplificateur très impor- Congrès du parti communiste, et formalisée 313 en 2016, la stratégie nationale d’innovation tant pour les fibres optiques . La Chine tire vise à faire de la Chine la plus grande puis- encore une fois la majorité de la demande sance technologique et innovante d’ici à de ces éléments, mais en dépit de sa situa- 2050309. En 2017, un plan encore plus ambi- tion quasi-monopolistique, même Pékin de- tieux est révélé par le ministère de l’indus- vrait avoir des difficultés d’approvisionne- trie et des technologies de l’information, et ment dans les années à venir : d’ici à 2025, vise cette fois à faire de la Chine le leader la demande chinoise pour les oxydes de néodyme devrait ainsi dépasser le reste de mondial de l’intelligence artificielle (IA) en 314 2030. Elle ambitionne également de faire de la demande mondiale . Il est donc égale- l’IA le « principal moteur de la montée en ment très probable que les prix de ces res- valeur industrielle chinoise et de la transfor- sources continuent de s’apprécier renfor- mation économique », ainsi qu’un garant de çant d’autant plus le phénomène de compé- la « sécurité nationale »310. Ce plan vient, tition pour l’accès aux ressources. par ailleurs, compléter le projet « Made in China 2025 », dont l’objectif est de dévelop- Des investissements à l’étranger pour servir per une industrie nationale des semi-con- les ambitions économiques du pays ducteurs pour répondre à la demande do- mestique 311 . Toutes ces technologies, et Ce monopole présente des risques majeurs donc les ambitions chinoises dans ces do- pour la sécurité nationale des États non pro- maines, reposent ici encore sur l’utilisation ducteurs. À la fois, parce qu’ils entrent dans

308 IEA, World Energy Outlook 2017: China, IEA press, 311 CADELL, Cate, « Chips down: China aims to boost 14 novembre 2017, semiconductors as trade war looms », Reuters, 20 https://www.iea.org/weo/china/ , consulté le avril2018, https://www.reuters.com/article/us-usa- 16/10/2019 trade-china-chips/chips-down-china-aims-to-boost- 309 Ministère de l’industrie et des nouvelles techno- semiconductors-as-trade-war-looms- logies de la République Populaire de Chine, « 工业和 idUSKBN1HR1DF 信息化部关于印发 促进新一代人工智能产业发 ‘ 312 CUSTER, Charlie, « China will get 5G in 2020, say 展三年行动计划( 年 的通知 2018-2020 )‘ », Dé- the people who delayed China’s 4G launch », cembre 2017, Techasia, 26 février 2016, https://www.techi- http://www.miit.gov.cn/n1146295/n1652858/n165 nasia.com/china-5g-2020-people-control-china-5g 2930/n3757016/c5960820/content.html 313 Op. Cit. WALL, 2017 310 DING, Jeffrey, Deciphering China’s AI Dream, Fu- 314 ture of the Humanity Institute, University of Oxford, ELS, Frik, « China to become net importer of some Mars 2018, pp. 1-44. rare earths », Mining.com, 2 janvier 2017, http://www.mining.com/china-become-net-im- porter-rare-earths/

96 la composition d’engins militaires avancés plusieurs corridors 319 . L’idée principale (y compris dans l’aéronautique 315 ), mais avancée par la Chine est de favoriser les in- également parce qu’elles peuvent être utili- terconnexions commerciales entre diffé- sées comme des armes économiques. Or, rents États320, tout en permettant au pays dans un contexte où les relations internatio- de diversifier les moyens de transport de nales se rééquilibrent après le moment ses marchandises321. Dans les faits cepen- américain, et où nous pourrions nous diri- dant, les investissements énergétiques res- ger vers un monde apolaire316, la sécurité tent le poste de dépense principal dans ce des approvisionnements est une nécessité projet, devant les dépenses en infrastruc- absolue. L’importance des terres rares est tures mais également loin devant ceux dans telle qu’elles sont nommées « vitamines du les terres rares322. Pourquoi alors le projet monde moderne »317. BRI est-il important dans le cadre de la con- Dans ces conditions, les investissements currence pour le contrôle des terres rares ? énergétiques chinois effectués via le projet Tout d’abord car le cadre général des inves- des Nouvelles routes de la soie (Belt and tissements peut servir d’accélérateur pour Road Initiative, BRI ou OBOR), semblent les ambitions d’exploitations des terres montrer la consistance de la stratégie chi- rares à l’étranger. En effet, la création de re- noise de maintien de sa domination sur la lations entre la Chine et les pays récipien- production de ces minerais318. Ils suscitent daires de ces investissements peut favoriser surtout des inquiétudes auprès dans les la mise en place de partenariats pour l’ex- pays occidentaux. Amorcé en 2013 par Xi ploitation de ces ressources, en particulier Jinping, le projet BRI vise officiellement à dans les pays fermés aux IDE occidentaux. créer des infrastructures de transports (aé- En ce sens, le cas de l’Afrique est intéressant roports, autoroutes, ports…) le long de puisque le continent voit actuellement se lancer plusieurs projets d’exploration et

315 BARAKOS, Georges, MISCHO, Helmut, The Poten- 319 WANG, Xieshu, RUET, Joël, RICHER, Xavier (coll.), tials of Scientific and Industrial Collaborations in the « One Belt One Road and the reconfiguration of Field of REE through China's Belt and Road Initiative, China-EU relations », CEPN, Mars 2017, pp. 1-18. Juillet 2018, https://www.researchgate.net/fig- 320 JINCHEN, Tian, One Belt and One Road : Connec- ure/The-Belt-and-Road-Initiative-Roadmap-includ- ting China and the world, McKinsey, juillet 2016, ing-REE-sources-found-in-countries-in- https://www.mckinsey.com/industries/capital-pro- volved_fig1_326271770 jects-and-infrastructure/our-insights/one-belt-and- 316 HAASS, Richard N., « The Age of Nonpolarity », one-road-connecting-china-and-the-world Foreign Affairs, Mai-juin 2008, 321 STOREY, Ian, « China’s’Malacca Dilemma’ », https://www.foreignaffairs.com/articles/united- China Brief, Vol. 6, n° 8, 12 avril 2006, https://james- states/2008-05-03/age-nonpolarity town.org/program/chinas-malacca-dilemma/ 317 MEYER, Michael, « Industrial Vitamins », Science CSIS, « China Power, How much trade transits the History Institute, Printemps 2012, South China Sea? », 2018, https://chinapo- https://www.sciencehistory.org/distillations/maga- wer.csis.org/much-trade-transits-south-china-sea/, zine/industrial-vitamins (consulté le 16/10/2019) 318 YATSU, Mayuko, « Revisiting Rare Earths: The On- 322 FAROOKI, Masuma, « China’s Mineral Sector and going Efforts to Challenge China’s Monopoly », The the Belt & Road Initiative », Strade (Strategic Dia- Diplomat, 29 août 2017. logue on Sustainable Raw Materials for Europe), n°2, Mars 2018, pp. 1-11.

97 d’exploitation des terres rares323, et la Chine terme dans les zones abritant des res- y développe rapidement son influence. En- sources stratégiques. Bien que l’Europe dis- suite, il est important car à l’image de la pose d’armes, notamment avec ses indus- prise de contrôle du port sri-lankais de tries minières, nous allons analyser les rai- Hambantota par la Chine, des mises en sons de son retard dans l’acquisition de ces garde ont été soulevées par certains politi- ressources cruciales pourtant indispen- ciens et chercheurs quant à la possibilité de sables à sa prospérité présente et future. voir des pays financièrement faibles tomber Ainsi, nous pouvons nous poser la question dans le piège de la dette, et rembourser la des alternatives possibles face à Pékin, al- Chine grâce à leurs ressources naturelles ternatives que nous allons illustrer en étu- 324. Une étude du Center for Global Deve- diant la situation japonaise. lopment a ainsi mis en évidence que huit pays, parmi les soixante-huit états candi- dats à la réception d’investissements chi- Le retard européen dans l’industrie de la nois, étaient fortement susceptibles de ne transition énergétique et numérique face pas pouvoir rembourser leurs dettes325. Le aux poids lourds mondiaux projet BRI démontre en tout cas la capacité La stratégie chinoise de remontée de la du pays à investir massivement et à occuper chaîne aval des métaux rares s’est faite aux le vide laissé par l’Occident dans certaines dépens du dynamisme industriel européen régions du monde. et états-unien. Elle révèle d’une certaine Notons tout de même que d’après une vulnérabilité du modèle économique occi- étude de S&P Global Market Intelligence, en dental. La connexion stratégique entre les janvier 2018, sur l’ensemble des extractions filières amont et aval n’est plus évidente à les sociétés minières chinoises sont loin de cerner après la délocalisation des industries dominer sans partage le marché mondial326. vers l’Asie. Selon une logique de plus-value Elles sont en effet talonnées par les sociétés des industries aval, un transfert de richesse minières européennes, australiennes ou en- du reste du monde vers l’Empire du milieu core canadiennes. Les capacités d’exploita- s’est opéré non seulement sur ces matières tion existent donc bien en Europe. premières mais également sur l’usinage des composants, des pièces détachées voire même des produits finis complexes. Les Une solution européenne sur l’échiquier conséquences sur les emplois à l’Ouest se mondial ? sont lourdement ressenties. En effet, alors Nous avons constaté que la Chine déve- que l’Europe peine à rassembler ses entre- loppe une stratégie incisive et de long prises guidées par leurs propres enjeux pri- vés, le gouvernement chinois décline ses

loans-in-africa-represent-a-brand-new-type-of-neo- 323 HARMER, Robin, NEX, Paul A. M., « Rare Earth De- colonialism/ posits of Africa », Episodes, Vol. 39, n°2, Juin 2016. 325 HURLEY, John, MORRIS, Scott, PORTELANCE, 324 SU, Xiaochen, « Why Chinese Infrastructure Loans Gailyn, « Examining the Debt Implications of the Belt in Africa Represent a Brand-New Type of Neocoloni- and Road Initiative from a Policy Perspective », CGD alism », The Diplomat, 9 juin 2017, https://thediplo- Policy Paper, n°121, mars 2018. mat.com/2017/06/why-chinese-infrastructural- 326 Op. Cit. FAROOKI.

98 objectifs industriels de longs termes grâce plusieurs de ses entreprises : Lenovo (ordi- des plans quinquennaux, qui s’imposent à nateurs), ZTE (équipements télécoms), Sun- toute entreprise majeure. tech (énergie solaire), ou le plus célèbre Dans le domaine des technologies vertes, la Huawei (équipements télécoms) qui occupe Chine demeure leader pour l’industrie des désormais le deuxième rang mondial der- rière Samsung. Par ailleurs, dans le secteur énergies renouvelables (EnR) : pour la fabri- cation d’équipements photovoltaïques, du web, les Européens peinent à sortir leur pour l’investissement dans l’éolien 327 , et épingle du jeu. En effet, ce marché est mo- nopolisé par les majors américains du nu- pour la production et l’utilisation de voi- 331 328 mérique GAFAM , avec des concurrents tures électriques . A l’échelle planétaire, 332 333,5 milliards de dollars ont été injectés directs bel et bien chinois : les BATX . Ces dans les EnR en 2017 selon l’agence Bloom- géants tendent de plus en plus à concurren- berg. L’Empire du milieu, à lui seul, a investi cer leurs homologues américains voire 133 milliards de dollars329. Heureusement, même à les surpasser dans certains sec- le secteur éolien européen peut compter teurs spécifiques à l’image de Huawei sur la sur des entreprises allemandes (Siemens- 5G. Gamesa, Enercon, Nordex pour ne citer Ainsi, le retard européen dans ces secteurs qu’eux) et danoises (Vestas). Ces industries technologiques fort demandeurs en terres possèdent une part du marché mondial non rares pourrait s’accentuer voire même de- négligeable et donc des capacités d’investis- venir permanent. Le cas japonais doit rap- sements potentiellement importantes. peler à l’Europe l’urgence de la situation. Dans le second domaine abordé, l’un des acteurs principaux du numérique est égale- Les terres rares comme armes économiques ment sans surprise la Chine. La croissance contre les ennemis de Pékin du secteur TIC reste forte grâce à son mar- ché intérieur colossal servant de moteur L’utilisation des terres rares comme armes économique. Depuis 2010, elle est le princi- économiques a déjà un précédent. En 2010, pal importateur et exportateur mondial de à la suite d’un accrochage entre deux na- produits du secteur, d’après les statistiques vires chinois et japonais en Mer de Chine, de la CNUCED330. De plus, ce pays a réussi à une zone où les deux pays connaissent des élever au rang de leaders mondiaux des TIC contentieux territoriaux, la Chine a ordonné

327 French.china.org, Chine : transition vers une éner- 330 Conférence des Nations Unies sur le commerce et gie propre, 16 novembre 2017, le développement, « Communiqué de presse de http://french.china.org.cn/business/txt/2017- mars 2012 », https://unctad.org/fr/pages/PressRe- 11/16/content_50061977.htm lease.aspx?OriginalVersionID=72. Le rapport Statis- tiques du commerce international 2015 de l’Organi- 328 McKinsey, « China’s electric-vehicle market plugs sation mondiale du commerce vient appuyer ce in », McKinsey Quarterly, Juillet 2017. communiqué. 329 THOUVEREZ Pierre, « La Chine championne du 331 Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft monde des investissements dans les énergies renou- velables en 2017 », Techniques de l’ingénieur, 26 jan- 332 Baidu (moteur de recherche), Alibaba (vente en vier 2018, https://www.techniques-ingenieur.fr/ac- gros et au détail), Tencent (services internet et mo- tualite/articles/chine-monde-des-investissement- biles, publicité) et Xiaomi (électronique et informa- energies-renouvelables-2017-51256/ tique)

99 la mise en place de quota de vente de terres subventions qui, doublées des investisse- rares au Japon333. La conséquence immé- ments du secteur privé, ont amené à la mise diate a été des difficultés d’approvisionne- en place de technologies ne nécessitant pas ment pour de nombreuses entreprises japo- de terres rares (à l’image du nouveau mo- naises, en particulier Toyota, dont la teur développé par Mazda)336. Enfin, une gamme de véhicules hybrides nécessite des stratégie de recyclage, portée par le Natio- besoins toujours croissants en terres rares. nal Institute for Materials Science et le sec- Bien que l’interdiction ait été levée par la teur privé, permet de redonner une se- Chine la même année, et que Tokyo ait bé- conde vie à ces matières. néficié d’une victoire diplomatique avec la Le Japon illustre la menace que fait peser le condamnation des actions chinoises par 334 monopole chinois sur ces ressources. Si To- l’OMC en 2015 , la décision de la Chine a kyo a finalement pu réduire sa dépendance marqué les esprits. Depuis, le gouverne- et a annoncé récemment avoir découvert ment japonais a mis en place des mesures des gisements très importants au large de visant à trouver des alternatives aux terres ses côtes 337 , une conclusion aussi rassu- rares chinoises. Tout d’abord, en sécurisant rante ne doit pas faire baisser la garde des les approvisionnements du pays : il a ainsi décideurs européens. L’Union européenne accru les fonds alloués à la Banque japo- s’est justement lancée dans un projet de re- naise pour la coopération internationale et cyclage similaire à celui observé au Japon. à la Japan Oil, Gas and Metal National Cor- Le projet « REE4EU », lancé en 2015, vise à poration (JOGMEC), qui doivent permettre rendre les pays membres autonomes sur un aux sociétés privées de sécuriser des res- certains nombres de minerais critiques, uti- sources naturelles stratégiques pour l’éco- lisés notamment dans les éoliennes338. Pa- nomie japonaise. Cela a permis au pays de rallèlement, entre 2013 et 2017, la Commis- faire passer la part des terres rares impor- sion européenne a lancé une vaste étude vi- tées depuis la Chine de 90% à moins de 50% 335 sant à détailler la chaîne d’approvisionne- entre 2010 et 2015 . Ensuite, le Japon a ment des terres rares en Europe, en identi- mis en place tout un ensemble de fiant les gisements dans la région et les

333 BRADSHER, Keith, « Amid Tension, China Blocks 336 SHIRAKI, Maki, TAJITSU, Naomi, « Honda co- Vital Exports to Japan », The New-York Times, 22 develops first hybrid car motor free of heavy rare septembre 2010, earth metals », Reuters, 12 juillet 2016, https://www.nytimes.com/2010/09/23/business/gl https://www.reuters.com/article/us-honda- obal/23rare.html rareearths-idUSKCN0ZS06C 334 Organisation Mondiale du Commerce, Dispute 337 SATORU, Nihei, « Toyota and academics lead hunt Settlement DS 431- China : Measures Related to the for rare earths in Japan », Asia Nikkei Review, 2 juillet Exportation of Rare Earths, Tungsten and 2018, https://asia.nikkei.com/Business/Business- Molybdenum, World Trade Organization, 2015, Trends/Toyota-and-academics-lead-hunt-for-rare- https://www.wto.org/english/tratop_e/dispu_e/cas earths-in-Japan es_e/ds431_e.htm 338 Consortium REE4EU, « REE4EU – Rare Earth Recy- 335 Gouvernement canadien, Mining Sector Market cling for Europe », REE4EU Newsletter, n°2, Juillet Overview 2016 – Japan, The Canadian Trade Com- 2016, pp. 1-4. missioner Service, 2016, https://www.tradecommis- sioner.gc.ca/japan-japon/market-reports-etudes- de-marches/0001460.aspx?lang=eng

100 modalités d’extraction 339 . Toujours est-il investissements pour l'ouverture et l'exten- qu’aucune mine n’exploitant ces gisements sion de mines. Enfin, le Groenland possède- n’existe pour le moment en Europe, les pro- rait le second gisement de terres rares le blématiques de rentabilité et de technolo- plus gros de la planète (réserves encore dé- gies d’extraction ayant éloigné les indus- battues à ce stade)343. Cependant, même triels de l’exploitation de ces ressources dans ce cas-là, l’Europe peut rencontrer des dans la région340. difficultés. Non seulement le Groenland a accru son autonomie vis à vis du Danemark, mais surtout il existe de véritables inquié- Les alternatives et opportunités possibles tudes sur la participation de sociétés mi- pour l’Europe. La résurgence d’une industrie nières chinoises dans l’exploitation de cette européenne souveraine ? mine de Kvanefjeld : l’industriel chinois L’Europe a plusieurs choix face à la stratégie Shenghe s’est déjà associé au projet d’ex- 344 chinoise : développer une industrie des ploitation en acquérant 12,5 % des parts . terres rares souveraine, intensifier la re- Reprendre une activité minière en Europe cherche sur les substituts des REE, ou bien pourrait être envisageable, pour mettre fin développer une filière du recyclage viable à contrôle quasi-monopolistique de Pékin sur grande échelle. le marché de ces précieux matériaux. Mais Des firmes minières européennes existent les États devront se heurter à la perception sur le marché mondial ; le bouclier baltique négative de l’activité minière par les popu- possède d'importantes réserves en fer, en lations européennes. En effet, le syndrome 345 minerais et métaux rares considérés « NYMBY » , pousse les Occidentaux à re- comme stratégiques par la Commission eu- fuser le retour d’industries polluantes. Ces ropéenne. Ces pays scandinaves sont donc mouvements de protestations amènent la pionniers : le sous-sol suédois regorge de France à reprendre une activité d’explora- métaux et attire les industriels341. Kiruna est tion dans les territoires d’outre-mer. Son par exemple, la plus grande mine de fer sou- vaste espace maritime, accorde à la France terraine du monde (92 % de la production un potentiel de ressources minérales très de fer de l'UE)342. De plus, l'industrie mi- varié. Par exemple, la Polynésie française nière finlandaise jouit d'importants possède des encroûtements cobaltifères

339 Rapport EURAR, Research and development for 343 DELAMARCHE, Myrtille, « Un gisement de terres the Rare Earth Element supply chain in Europe, Com- rares en vue au Groenland », L’Usine nouvelle, 21 mission Européenne, 2017, pp. 1-40. mars 2017, https://www.usinenouvelle.com/ar- ticle/un-gisement-de-terres-rares-en-vue-au-groen- 340 TURNER, Joe, « Europe’s rare earth deposits land.N516999 could shore up tech industry », Horizon, 9 mars 2015, https://horizon-magazine.eu/article/europe-s-rare- 344 ZEUTHEN, Jesper, « Part of the Master Plan? Chi- earth-deposits-could-shore-tech-industry.html nese Investment in Rare Earth Mining in Greenland », Artic Yearbook 2017, pp. 1-14. 341 TEVA, Meyer, « Le sous-sol suédois, objet de con- voitise », L’atome de discorde, 20 avril 2017, 345 « Not in my backyard » équivalent à « oui, mais https://geoposvea.hypotheses.org/556 pas chez moi » 342 « Kiruna Iron Ore Mine », Mining Technology, https://www.mining-technology.com/projects/ki- runa/ (consulté le 16/10/2019)

101 connus parmi les plus riches dans les présents à l’état pur dans les composants. océans346 et les différents gouvernements Ils y sont sous forme d’alliages en petite successifs accordent une attention particu- quantité dont il est long et coûteux écologi- lière à Wallis-et-Futuna. Depuis plusieurs quement et énergétiquement d’extraire les années, le Bureau de recherches géolo- éléments constitutifs. Pour l’instant, le coût giques et minières (BRGM), l’Institut fran- apparaît rédhibitoire et le taux de recyclage çais de recherche pour l’exploitation de la des métaux rares varie entre 0 et 3 %. A titre mer (Ifremer) et le groupe minier ERAMET d’exemple, le groupe japonais Hitachi con- (Entreprise minière et métallurgique fran- sidère que le recyclage de 10% des terres çaise) convoitent un immense cratère sous- rares présents dans ses technologies consti- marin, de 20 km de diamètre appelé la « tuerait déjà un exploit350. grande marmite » qui regorge de terres rares. En Guyane, le projet « Montagne d’or » éveille aussi les passions d’extraction Conclusion 347 de ce métal . La Nouvelle-Calédonie re- Nous avons pu mettre en avant le caractère vient également souvent à l’esprit car elle extrêmement polluant de l’extraction mi- détient environ 10% des réserves mondiales nière des métaux et terres rares, de la délo- 348 de nickel . calisation de la pollution assumée par les Concernant la filière du recyclage, le chi- occidentaux ainsi que le manque de trans- miste Solvay (groupe belge leader mondial parence de la Chine sur ses réglementations de la chimie et leader européen de sépara- environnementales. À ce titre, il est compli- tion métallurgique) s'était lancé en 2012 qué de mesurer raisonnablement le coût dans le recyclage à grande échelle de terres écologique de l’ensemble des technologies rares. En 2016, il renonce à ce projet, faute vertes et, dès lors, les progrès réalisés dans de rentabilité349, ce qui illustre le fait que le la lutte contre le réchauffement climatique développement d'une filière de recyclage et la dégradation de la biosphère. L’utilisa- ne pourra émerger qu’en présence d’une tion de technologies comportant des mé- volonté politique forte de la part des pays taux rares, amène au dilemme de producti- européens. Néanmoins, il est possible d’en vité ou de sobriété (à cause de la pollution). douter. En effet, les métaux rares sont peu

346 BOUGAULT, Henri, SAGET, Philippe, « Les encroû- 348 Rapport d’information n°368 du sénateur Éric Do- tements cobaltifères de Polynésie française », oc- ligé fait au nom de la commission des finances, Nickel tobre 2011, https://archimer.ifre- en Nouvelle-Calédonie : tirer les leçons d'une défisca- mer.fr/doc/00069/18029/15560.pdf lisation réussie, Sénat, Mars 2011, p. 8, https://www.senat.fr/rap/r10-368/r10-3681.pdf 347 COSNARD, Denis, « Le projet de Montagne d’or en Guyane va être revu pour obtenir le feu vert de l’État 349 DELAMARCHE, Myrtille, « Solvay renonce au recy- », Le Monde, 7 septembre 2018. clage des terres rares », L’Usine nouvelle, 26 janvier 2016, https://www.usinenouvelle.com/article/sol- DUSSEAULX, Anne-Charlotte, « Montagne d'or en vay-renonce-au-recyclage-des-terres- Guyane : un "avis favorable" de l'État a relancé le rares.N375935 dossier », Le Journal du dimanche, https://www.lejdd.fr/Politique/montagne-dor-en- 350 PITRON, Guillaume, La guerre des métaux rares. guyane-un-avis-favorable-de-letat-relance-le-dos- La face cachée de la transition énergétique et numé- sier-3925870 rique, Les liens qui libèrent, janvier 2018

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À ce dilemme, la Chine a pendant des dé- substitution technologique, et d’un capital cennies fait le choix de la productivité et, humain à même de répondre à cet enjeu. couplée avec une vision stratégique de long Cependant, nous pouvons nous interroger terme, a très tôt parié sur l’exploitation des sur l’incapacité de l’Europe à anticiper plus terres rares. Concentrant sur son territoire tôt cette relation asymétrique pour l’accès d’énormes gisements et disposant d’une aux terres rares. Nous pouvons également main d’œuvre peu chère, la Chine de l’ère nous poser la question de la volonté poli- Deng a su imposer un monopole durable sur tique de se heurter sur un premier front à l’exploitation de ces minerais. Longtemps, une opinion publique inquiète des consé- la mise à disposition à bas coûts de ces res- quences environnementales à court-moyen sources, et la lutte plus immédiate pour le terme du lancement d’une production mi- contrôle des ressources hydrocarbures, a nière d’ampleur en Europe, et sur un autre permis le maintien d’une telle situation. front à répondre au défi de long terme de Toutefois, la hausse de la demande, l’incor- l'ogre chinois. poration de ces minerais dans des techno- logies avancées et l’utilisation de ces res- sources comme armes économiques orien- tent, tardivement, les États vers une recon- figuration de leurs chaînes d’approvisionne- ment. Stratégiquement parlant, l’Occident s’est laissé surprendre. En France par exemple, le BRGM, qui était un acteur prédominant, a graduellement perdu en rayonnement, stoppant les prospections minières dans les années 2000. Aux États-Unis, par manque de rentabilité, les carrières exploitant les terres rares du pays se sont peu à peu tues au profit des cargos transportant les pré- cieuses ressources depuis la Chine. En trois décennies, Guillaume Pitron fait état d’un renversement stratégique complet, et dont les causes sont la politique court-termiste du marché et le dumping accompli avec pa- tience par la Chine. Cependant, la menace que fait peser le mo- nopole de la Chine sur les économies indus- trialisées de plus en plus dépendantes des terres rares offrent des perspectives inté- ressantes. L’exemple du Japon qui a décou- vert un gisement décrit comme presque « illimité » est un exemple frappant de la fia- bilité toute relative de cet instrument de guerre économique. De la même manière, l’Europe dispose de ressources, des capaci- tés d’extraction minière, de moyens de

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LES ROUTES intrigues politiques. Depuis l’automne 2013, cette dimension symbolique et histo- ENERGETIQUES DE rique est particulièrement polarisée par la Chine, qui en fait le fer de lance de la poli- LA SOIE ET LA tique étrangère sous l’égide d’un renouvel- DIPLOMATIE DU lement des voies de communication ter- restres et maritimes entre la Chine, l’Eu- VOISINAGE CHINOIS rope, et l’Afrique, via la masse continentale eurasiatique. Aussi et surtout, le projet chi- nois des « routes de la soie » est fortement PAR EMMANUEL VERON structuré par une diplomatie énergétique Membre imminent du comité Asie qui ne dit pas son nom. Cet article souhaite analyser les modalités de la politique étran- gère de Pékin à travers ses impératifs de sé- La composante énergétique des routes de curité énergétique dans son environnement la soie, une dimension majeure et structu- régional et montrer comment le projet du rante du schéma stratégique pékinois ? président chinois vient englober des projets Lors du premier sommet des routes de la préexistants. soie (The Belt and Road Forum for Interna- Même si la Chine est un pays dont les res- tional Cooperation), les 14 et 15 mai 2017, sources énergétiques sont importantes le Président chinois Xi Jinping déclarait : (13% des réserves prouvées mondiales de « C’est un projet pour le siècle à venir et qui charbon, vaste territoire pour l’installation sera bénéfique pour le monde entier ». Der- d’énergies renouvelables et importantes rière la rhétorique et la bienséance diplo- quantités de gaz et de pétrole), ses besoins matiques, cet évènement international, à en énergie sont colossaux351. L’industrialisa- l’initiative de la République populaire de tion, l’urbanisation et la croissance écono- Chine (RPC) vient asseoir le rôle de la Chine mique continue depuis trois décennies ont dans l’économie mondiale et renforcer son conduit la Chine à faire croître sa consom- influence politique auprès de la trentaine de mation énergétique (toutes énergies con- chefs d’États ou de gouvernements, essen- fondues). Ainsi, depuis le milieu des années tiellement des pays émergents ou en déve- 1990, Pékin importe du pétrole et a déve- loppement. loppé des dépendances fortes avec les pays La rhétorique des « routes de la soie » est producteurs, notamment du Golfe. Elle est historiquement une idée du géographe alle- devenue, depuis 2010, la première consom- mand Karl Von Richthofen de 1877. Ces matrice mondiale d’énergie et le premier routes et ces points de passage (du Moyen- importateur de pétrole. Afin, de réduire ces Orient à l’Extrême-Orient en passant par faiblesses et dépendances énergétiques, l’Asie centrale) sont pétris de perceptions l’État central a mis en place/planifié une mythifiées de l’Orient, de son commerce, stratégie qui s’opère à travers une diploma- de ses produits, de ses paysages et de ses tie modernisée (notamment dans son envi- ronnement régional). Pékin tisse une toile

351 La consommation énergétique globale est de 1 828,3 M tep en 2014.

104 des approvisionnements en hydrocarbures et certains experts chinois comme une vul- depuis les espaces de productions jusqu’à nérabilité majeure, doublée d’un encercle- son territoire. ment par la puissance américaine à travers La diplomatie énergétique régionale et l’en- le déploiement de forces militaires et d’al- vironnement régional (physique et poli- liances en Asie (du Japon à l’Inde, en pas- sant par la Corée, le Vietnam, les Philip- tique) de la Chine sont très imbriqués. Par conséquent, les autorités ont développé de- pines, la Thaïlande, etc.) (cf. carte 1). puis la sortie de l’isolement diplomatique de La Chine est privée d’accès direct à l’océan la RPC au lendemain des évènements de Indien. Le goulot d’étranglement pour ses Tian’anmen (1989), une modernisation en approvisionnements que représente le dé- profondeur de la politique de sécurité éner- troit de Malacca où transitent près de 80 % gétique. Cette dernière correspond à une du pétrole importé a fait l’objet depuis deux typologie d’infrastructures d’approvision- décennies de fortes inquiétudes de la part nement (en projet ou en service) avec des des autorités chinoises. La maritimisation partenaires étatiques privilégiés (Russie, accrue des échanges depuis le milieu des pays d’Asie centrale, Birmanie et Pakistan). années 1990 ont alimenté la théorie du La RPC travaille à une « diplomatie du pé- « Dilemme de Malacca » (cf. carte 2). Ce trole » (shiyou waijiao) qui recoupe le projet point de passage obligé pour les marchan- des « routes de la soie ». dises et les hydrocarbures constitue un centre de gravité de l’économie chinoise et donc de vulnérabilité stratégique, d’autant La diplomatie du pourtour et configuration plus qu’il est dominé par la présence straté- de l'environnement régional de la RPC gico-militaire américaine. Cette configura- Sortir de l’isolement diplomatique dans un tion géographique va élaborer la politique voisinage complexe étrangère de la Chine et notamment son as- pect de « diplomatie du pétrole ». Après les troubles de Tiananmen, la dispari- tion de l’URSS et le renforcement des États- Son environnement régional, très complexe Unis, Pékin a initié une mise à jour de sa po- et unique au monde, donne lieu à la cons- litique internationale, de ses intérêts straté- truction pragmatique d’une politique étran- giques vitaux et sa doctrine d’emploi des gère dite de « diplomatie du pourtour » forces. Ces dynamiques sont marquées par (zhoubian waijiao) ou de « politique de bon l’obsession d’une restauration de la Chine voisinage ». Elle s’inscrit dans la continuité comme grande puissance. de l’histoire des relations entre l’Empire et ses périphéries vassalisées (depuis les La RPC connait une situation physique origi- Song). La Chine possède 14 voisins ter- nale de par l’importance de sa profondeur restres et 9 voisins maritimes, parmi les- continentale et de sa façade littorale impor- quels, plusieurs puissances hétérogènes tante, mais très contrainte. La RPC dispose (établie, ascendante, moyenne et décli- d’un hinterland imposant (l’intérieur et nante), tentées d’équilibrer la puissance l’ouest du pays), moins riche, moins déve- chinoise (Russie, Japon, Inde, Corée du loppé, et d’un foreland (avant pays, la Chine Sud), quelques pays qui dessinent un con- littorale) très développé ou se concentre texte d’insécurité politique et stratégique l’essentiel des richesses, de la production, (Corée du Nord, Pakistan ou Afghanistan) et des centres de décision et de consomma- des États riches en pétrole et en gaz (Asie tion. Ceci confère une forme d’enclave- centrale : Kazakhstan, Turkménistan). ment, perçu par les autorités, les militaires

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Carte 1. Emmanuel Véron (Inalco, 2017).

Carte 2. Emmanuel Véron (Inalco, 2017).

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La RPC réorganise l’Asie en sa faveur depuis problématiques d’approvisionnement éner- le lancement du slogan de Deng Xiaoping gétique ont connu une dimension proactive « fuir la lumière et rechercher l’obscurité », de la diplomatie chinoise. Il s’agit pour Pékin prônant la « multipolarisation » et une d’asseoir son influence ou une forme de do- « émergence pacifique » (présidences Jiang mination dans les relations bilatérales. Zemin et Hu Jintao), jusqu’à aujourd’hui En ce sens, depuis la deuxième moitié des avec, le projet des nouvelles routes de la années 1990, la RPC veille au rapproche- soie (« une ceinture, une route ») inaugurée ment diplomatique avec les anciennes Ré- par Xi Jinping (2013). Ce dernier, porteur publiques socialistes d’Asie centrale, deve- d’une « diplomatie multilatérale », a pour nues après 1991, des Républiques isla- ambition de remodeler les routes commer- miques aux régimes autoritaires. En 1996, ciales eurasiatiques au départ de la Chine en réunis à Shanghai lors d’un forum, le Ka- connectant l’Asie centrale, la Russie et l’Eu- zakhstan, le Tadjikistan, la Russie et le rope. Dans ce contexte, multilatéralisme et Kirghizstan et la Chine forment le groupe de diplomatie du pourtour sont étroitement Shanghai dont les préoccupations étaient liés. L’influence croissante de la RPC en Asie focalisées sur la stabilité des frontières352 et conduit à la mise en place d’une « doctrine de la politique et du développement écono- Monroe » sinisée. mique transfrontalier. En 2001, ce groupe s’institutionnalise sur décision de la RPC, Renouer avec les voisins : nouvelle approche pour devenir l’Organisation de Coopération de la politique régionale de Shanghai (OCS). Elle accueille alors l’Ouz- békistan. L’objectif principal est la sécurité Depuis le début des années 2000, Pékin ren- de la région, puis de renforcer un espace de force ainsi sa « diplomatie du pourtour », dialogue pour la coopération politique, éco- remplaçant peu à peu sa politique régio- nomique et scientifique. Aussi, l’OCS consti- nale, floue et peu influente. Cette diploma- tue une forme originale de régionalisme po- tie est au service de la construction de par- litique fondée sur la lutte contre le terro- tenariats privilégiés avec les États voisins risme, l’extrémisme religieux et le sépara- afin de stabiliser les relations et de partici- tisme. Pékin et Moscou y voient un moyen per plus activement aux mécanismes régio- pour stabiliser et limiter l’influence occiden- naux de coopération économique et de sé- tale en Asie centrale. L’OCS est un outil di- curité. Cette diplomatie de bon voisinage plomatique pleinement utilisé par la RPC, est un outil à géométrie variable, complexe, comme espace de dialogue, de commerce adaptable et souple, ayant des applications et de coopération militaire. Depuis 2016, la avec le dossier de la péninsule coréenne, les Chine a favorisé l’entrée de l’Inde et du Pa- relations avec le Japon ou l’Inde et le Pakis- kistan, suggérant ainsi de nouveaux enjeux tan, mais aussi avec les pays de l’ASEAN et stratégiques entre les puissances d’Asie et enfin avec les états de l’ex Union soviétique. atténuant les rivalités de puissance dans Ce sont ces derniers qui en termes de l’espace eurasien, voisinage proche de la

352 La stabilisation des régions Ouighours et la poli- tique de sinisation des marges à Occidentales de la Chine sont également au cœur de cette dimension diplomatique.

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Chine, de l’Inde et de la Russie, notamment La Chine cherche avec sa stratégie de pour l’exploitation des matières premières « grand pays », à consolider sa fragile puis- et de l’influence politique. sance globale, quitte à redessiner l’ordre Un schéma stratégique se dessine, fondé mondial. Pour ce faire, Pékin structure for- sur les imposantes capacités commerciales tement l’avenir de son voisinage pluriel, en concurrence avec la présence américaine. et économiques de la Chine, elles-mêmes encadrées par une politique étrangère, as- sumée et toujours plus active entre le début Le projet des routes de la soie : nouveau pa- des années 1990 et l’accession au pouvoir radigme de la politique étrangère chinoise ? de Xi Jinping (2012). La Chine est à la fois le moteur et l’arbitre d’une intégration écono- Lancée en 2013, les « routes de la soie » ou mique régionale (institutionnelle et fonc- projet OBOR (One Belt, One Road) puis de- tionnelle), d’une part, à travers une poli- venu en mai 2017, BRI (Belt and Road Ini- tique commerciale offensive, et d’autre tiave) est un outil pour renforcer l’influence part, de conflits régionaux potentiels liés au politique de la Chine dans la région eurasia- non-règlement de conflits frontaliers mari- tique, et continuer d’installer son influence times ou terrestres. Cette politique évolu- économique. Le projet comprend des tive depuis 30 ans a pour ambition de limi- routes terrestres et maritimes, de vastes in- ter la présence diplomatique et militaire frastructures de communication reliant plu- américaine afin de se forger un leadership sieurs dizaines de pays à la Chine et une en Asie. Malgré les nombreuses incerti- multitude de projets de développement, de tudes géopolitiques (sécurité, prolifération coopération culturelle et scientifique. Fi- nucléaire, litiges territoriaux), Pékin tisse un nancées par le fonds d’investissement, Silk réseau diplomatique et politique (« parte- Road Fund, la Banque Asiatique d’Investis- nariats stratégiques »), économique et sement pour les Infrastructures (BAII), la commercial (intégration régionale) et cultu- banque des BRICS et la banque de l’OCS, les rel (langue et confucianisme) au service « routes de la soie » de Xi Jinping sont bel et d’une souveraineté puissamment réaffir- bien dans la continuité géopolitique énergé- mée. tique de la diplomatie du bon voisinage. Le vaste projet tourne le dos à la façade Paci- L’hégémonie régionale de la Chine n’est pas fique, afin de délaisser le Japon et surtout sans provoquer de fortes inquiétudes et in- les États-Unis, pour se concentrer sur la pro- certitudes de la part de ses voisins. Cette dy- fondeur continentale eurasienne. Ce des- namique est marquée par une montée en sein stratégique permet à la Chine de ren- puissance des litiges territoriaux, notam- forcer son activisme dans le développement ment maritimes (mers de Chine orientale et des infrastructures énergétiques en Asie méridionale), avec le Japon et des États centrale, mais aussi son soft power. Seule la d’Asie du Sud-est ; et par le contournement Chine (États-Unis mis à part) est en mesure de son enclavement continental (vulnérabi- de proposer un tel plan, rassemblant plu- lité stratégique), à travers une politique sieurs dizaines d’États et des centaines d’ac- proactive de construction d’infrastructures teurs (financiers, pétroliers et gaziers, trans- de gazoducs et d’oléoducs avec la Russie, le porteurs, banques, etc.) et de rayonner sur Kazakhstan et le Pakistan, et de sécurisation plusieurs continents (Asie, Europe et de ses approvisionnements terrestres et Afrique) à travers le développement d’in- maritimes. frastructures, d’échanges culturels et de lé- gitimation du régime.

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Une diplomatie régionale structurée par les monde. Au total, sur la période 2005-2015, questions de sécurité énergétique les grands groupes chinois ont mené plus de 200 opérations de fusion et d’acquisition ré- L’observation des dépendances énergé- parties dans environ 80 pays. tiques chinoises permet de comprendre les Le gouvernement chinois façonne sa diplo- enjeux stratégiques en filigrane du projet matie énergétique à travers deux piliers : la des « routes de la soie ». Bien avant 2013, la coopération diplomatique et les investisse- dépendance aux hydrocarbures a forgé la ments dans les infrastructures. Appuyés par politique internationale pékinoise. La princi- les instances diplomatiques chinoises (mi- pale préoccupation du gouvernement chi- nistère des Affaires étrangères, du Com- nois est de garantir un approvisionnement merce, des Finances et des réseaux interna- régulier et sécurisé à des prix les plus com- tionaux du PCC), les compagnies pétrolières pétitifs possible. financent les infrastructures, bénéficient de

prêts à taux faibles et des conditions favo- Le going out policy (zouchuqu) au service de rables d’exploitation. Il s’agit du principe la diplomatie des énergies fossiles d’equity oil (fen’e you en chinois), c’est-à- En complément de la politique régionale du dire, un partage de la production avec le « bon voisinage », l’État central lance une pays hôte. Le Venezuela, le Soudan, le Turk- politique de « conquête » à l’étranger ménistan ou le Brésil sont concernés. (going out policy ou zouchuqu en chinois), lors du 10e plan quinquennal (2001-2005). L’appétit chinois en énergie donne des ten- Le gouvernement encourage fortement ces sions en Asie fleurons nationaux d’hydrocarbures (CNPC353, Sinopec354, CNOOC355) à obtenir L’affirmation renforcée de sa souveraineté des actifs à l’étranger, de plus en plus loin et de la conquête de nouvelles ressources du territoire national. Aussi, ces compa- énergétiques provoquent des crispations gnies sont soutenues par les banques natio- avec son voisinage. En effet, les revendica- nales avec d’importants moyens et des tions des territoires maritimes des mers de lignes de crédits prioritaires. Chine (méridionale et orientale) dont les ré- serves parfois importantes sont prouvées C’est à partir de cette période, en continuité alimentent les tensions entre la Chine et le avec les contacts diplomatiques établis en Japon, le Vietnam, les Philippines, la Malai- amont depuis les années 1990, que la RPC sie, Brunei et l’Indonésie. En 2013, 17 blocs mènera un grand nombre d’acquisitions, d’explorations/exploitations sont situés en notamment dans son voisinage occidental mer de Chine méridionale, trois en mer de et accédera aux vastes ressources en hydro- Chine orientale et cinq dans la mer Jaune et carbures d’Asie centrale. Ces opérations le golfe de Bohai. concernent tous les continents, forçant dans le même temps la diplomatie chinoise Les frictions avec le Japon se sont considé- à se moderniser et s’ouvrir davantage au rablement accentuées depuis 2012. En

353 China National Petroleum Corporation. 355 China National Offshore Oil Corporation. 354 China Petroleum and Chemical Corporation.

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2013, la compagnie chinoise spécialisée sécurité énergétique. Plus de 60 % du pé- dans l’exploitation offshore (la CNOOC) ins- trole consommé provient de l’étranger. Les talle une plateforme dans la zone contestée stratèges chinois placent la question des hy- par le Japon au large des îles Sen- drocarbures en tête des priorités dans les kaku/Diaoyu. choix stratégiques et sécuritaires. Les livres blancs sur la défense de 2004, puis de 2006 Puis, en 2014, la même compagnie installe une autre plateforme d’exploration traitent de la sécurité énergétique. Cette (Haiyang Shiyou 981) dans la Zone écono- question a depuis cette période gagnée en mique exclusive vietnamienne. Ceci provo- importance. La littérature chinoise, les ana- quera une crise importante entre la Chine lyses et les points de vue ont considérable- et le Vietnam, animée par de vives contes- ment augmenté. Le volet militaire y occupe tations et émeutes antichinoises au Viet- une place singulière, du fait de la configura- nam, la fermeture d’entreprises chinoises tion de l’environnement régional chinois, de et taïwanaises, le rapatriement d’employés la question de Taiwan, des verrous et des chinois… Les marines des deux pays sont dé- potentiels blocages des voies d’approvision- ployées à proximité du site et par voie de nements. conséquence, des bateaux de pêche vietna- Les réflexions menées à Pékin sont particu- miens sont endommagés, sinon coulés. L’in- lièrement préoccupées par la présence et frastructure offshore sera démontée peu l’action potentielle de Washington en Asie. après, à la suite à de négociations diploma- Les analystes chinois travaillent sur trois tiques. La Chine évoquera un typhon et grands facteurs de menaces sur la sécurité. l’obligation de démonter l’installation… Ceci Le premier élément qui n’est toujours pas pour ne pas perdre la face. résolu concerne un conflit avec Taiwan et Ces incidents et les litiges territoriaux ali- un blocus du détroit et des voies d’achemi- mentent une perception assez négative des nements par les États-Unis. Le second envi- opérations et des acquisitions opérées par sage la sécurité au sens large des voies d’ap- la RPC et plus largement les modalités de sa provisionnement et un « endiguement politique énergétique. énergétique » par le blocage du détroit de Malacca (théorie du Dilemme de Malacca) et d’autres points de passage stratégique. Sécurité énergétique : réflexions pékinoises Enfin, le troisième élément concerne celui et rôle des acteurs dans la « diplomatie du de l’influence américaine importante dans pétrole » des pays producteurs et exportateurs d’hy- drocarbures, notamment les pays du Golfe. Les débats autour de la sécurité rassem- Les Chinois y voient la possibilité d’une per- blent un large spectre d’acteurs et de déci- turbation des exploitations et par voie de deurs. Les compagnies pétrolières d’État, conséquence de l’approvisionnement. No- les armées, des institutions de recherche tons que la crise diplomatique entre le Qa- sur les énergies et les ministères du Com- tar et l’Arabie Saoudite en mai et juin 2017 merce, des Affaires étrangères et la com- a impacté les importations chinoises de gaz mission nationale chargée du Développe- qatari (alors premier fournisseur de gaz na- ment et de la Réforme forment l’essentiel turel liquéfié par voie maritime). des participants aux réflexions et prises de décisions. Par conséquent, Pékin a développé depuis près de vingt ans une stratégie de contour- L’appétit colossal en hydrocarbures conduit nement des éventuels blocages ou pertur- Pékin à gérer ses dépendances et sa bations d’approvisionnement en

110 hydrocarbures356 selon quatre grands axes d’éventuels affrontements limités et mo- de modernisation et développement straté- dernes. giques :

- Faire des réserves pétrolières et ga- Typologie des infrastructures énergétiques: zières stratégiques sur son territoire, une dimension avant tout continentale utiles ne cas de blocus ; pour réduire la dépendance à Malacca - Diversifier ses importations et consoli- der sa diplomatie avec des états riches Parallèlement au développement de facili- en hydrocarbures357 ; tés portuaires et militaires359 en Asie du - Moderniser et intensifier la prospection Sud-Est, dans l’océan Indien et dans le golfe pétrolière offshore, notamment dans d’Aden, les autorités chinoises ont forte- des zones contestées (mer de Chine mé- ment encouragé le développement d’infras- ridionale et mer de Chine de l’Est)358 ; tructures d’exploitation et d’acheminement - Enfin, l’élaboration d’une stratégie ma- d’abord en Asie, puis sur des distances plus ritime composée de : la modernisation longues (Moyen-Orient, Afrique et Amé- de la marine, de l’armée de l’air, de rique latine), afin de contourner le centre l’évolution des structures de comman- de gravité des échanges du détroit de Ma- dement, l’évolution de la conduite des lacca et d’atténuer les dépendances au opérations, les progrès technologiques Moyen-Orient (cf. carte 3). (modernisation des équipements), Le pourtour continental de la RPC est struc- l’évolution des doctrines d’emploi. turé par l’installation de gazoducs et d’oléo- Car très fortement dépendante aux achemi- ducs en service ou en projet, que l’initiative nements par voies maritimes la Chine envi- « Belt and Road » a totalement intégré. sage également une sécurisation des sites L’imbrication de la « politique du bon voisi- et plus largement de sécurisation des voies nage » et « des routes de la soie » permet- d’approvisionnement. Ainsi, la moderniser tent une diplomatie des tubes adaptée et et les réformes de l’Armée Populaire de Li- flexible avec la Russie, les pays d’Asie cen- bération (APL) sont très conditionnées par trale, la Birmanie et le Pakistan. Cette diplo- les questions de sécurisation énergétique et matie offre ainsi une typologie originale et

2015 sont au cœur des nouvelles zones stratégiques 356 Cette réflexion concerne également d’autres res- de la « diplomatie du pétrole ». sources stratégiques importées par la Chine, comme le fer, le cuivre, le nickel, la bauxite et autres ma- 358 Une équipe de scientifiques soutenue par les tières premières primordiales à son appareil indus- groupes pétroliers d’États et les compagnies mi- triel. nières ont découvert des gisements de glaces com- bustibles en très grande profondeur, en mer de 357 L’instabilité politique et sécuritaire au Moyen- Chine du sud en avril et mai 2017. Il s’agit d’un gaz Orient d’où provient plus de la moitié de ses impor- sous pression, stocké en profondeur et à des tempé- tations a conduit le gouvernement chinois à des ef- ratures très basses. forts de diversification des approvisionnements no- tamment toujours plus loin de la Chine et donc de 359 Théorie dite du « collier de perles » développée son environnement régional. L’Afrique avec le Nigé- par des institutions américaines et japonaises, puis ria, l’ et le Soudan du Sud, ainsi que l’Amé- par l’Inde. rique latine avec le Brésil, le Venezuela jusqu’en

111 illustre bien les capacités diplomatiques de Des transactions ont été engagées depuis Pékin. 1994 pour faire transiter du brut depuis des gisements dans la région du lac Baïkal à An- garsk jusqu’au site d’exploitation et de trai- La Russie : « partenaire exemplaire pour la tement chinois de Daqing. Puis en 2006, diplomatie des tubes » plusieurs accords ont été signés entre Pékin Depuis la fin de Guerre froide, les liens di- et Moscou pour la construction de tubes plomatiques et politiques entre la Russie et entre Taïchet, Skovorodino avec une option la Chine se traduisent par un partenariat vers Nakhodka. En 2009, un accord (d’un stratégique important. En plus de l’achat montant de 25 milliards de dollars de prêts d’armes, de positions politiques aux prises aux groupes russes Rosneft et Transeft) est avec une triangulation d’équilibre straté- conclu pour raccorder le tube East Siberia gique Moscou-Pékin-Washington et de leur Pacific Ocean Pipeline (ESPO) à Skovorodino siège au Conseil de sécurité de l’ONU, la di- et la signature d’un accord pour un gazoduc mension énergétique est au cœur de ce par- depuis la Russie via le Kazakhstan jusqu’à tenariat. Ainsi, un grand nombre de projets Urumqi dans la région autonome ouïghoure énergétiques ont été discutés et mis en du Xinjiang. Ainsi, depuis 2015, la Russie œuvre depuis 20 ans. La signature s’est placée plusieurs fois devant l’Arabie d’un « traité de bon voisinage et de coopé- Saoudite comme fournisseur de pétrole à la ration amicale » en 2001 a forgé le partena- Chine. riat stratégique initié en 1996.

Carte 3. Emmanuel Véron (Inalco, 2017).

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Enfin, en 2014, en pleine crise internatio- Enfin, en 2006, Astana, Pékin et Achgabat nale entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN, la ont négocié la construction d’un gazoduc de Chine et la Russie renforcent leur conni- 1 800 km reliant le champ de Bagtyarlik à la vence et signent un nouvel accord. Gaz- région occidentale ouïgoure du Xinjiang. Ce prom et la CNPC se réunissent à Shanghai tube circule par l’Ouzbékistan. Il entre en pour définir les contours d’un gros projet service fin 2009 et fournit plus de 35 mil- gazier : 400 milliards de dollars étalés sur 30 liards de m3 de gaz turkmène à la Chine en ans, 38 milliards de m3 de gaz par an dès 2014. 2018 et un prix favorable de 350 dollars le Le Turkménistan tient une place particulière millier de m3. L’infrastructure sera longue dans le dispositif diplomatique chinois. De d’environ 4000 km. par sa neutralité (depuis 1995), le régime d’Achgabat tente de se défaire de l’in- L'hégémonie croissante en Asie centrale et fluence russe en entretenant une diploma- la singularité du Turkménistan tie énergétique au service de son économie. La richesse de son sous-sol, notamment en La coopération énergétique entre la Chine gaz, fait de cet état, le principal fournisseur et l’Asie centrale est l’enjeu principal des re- par voie terrestre de la RPC. Dans un cadre lations depuis la disparition de l’URSS. L’OCS politique rigide, tenu par le leader turk- y joue un rôle déterminant, mais pas exclu- mène Berdimoukhamedov, la Chine est sif. Cette coopération concerne d’abord et l’unique pays au monde, autorisé à l’explo- avant tout des relations bilatérales entre la ration et à l’exploitation des ressources ga- Chine et le Kazakhstan, puis le Turkménis- zières du pays. Au total, cela représente tan et plus récemment l’Ouzbékistan. plus de 92 milliards de m3 de gaz, achetés à La construction d’un très long oléoduc de la compagnie Turkmengas (accord de par- 2 230 km en 2009 relie le brut kazakh des tage de production). Il y a trois branches ins- rivages de la mer Caspienne (gisements de tallées de gazoduc entre le Turkménistan et Kachagan et de Tengiz) à la province du Xin- la Chine, via l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. jiang. Le projet est lancé en 1997 et est co- Une quatrième branche est en cours de financé par la Chine et le Kazakhstan. Ce construction et devrait être inaugurée en tronçon permet à la Chine de s’approvision- 2020 avec une capacité de 15 milliards de ner sans passer par la Russie. Pour autant, m3. Le Turkménistan fournit ainsi plus de 52 seulement 2 % des achats chinois en pétrole % du gaz consommé par la Chine. proviennent du Kazakhstan. En 2004, la Plusieurs autres projets ont été signés et compagnie nationale d’Astana, la KazMu- ont vu le jour depuis l’arrivée au pouvoir de nayGas et la CNPC projettent la construc- Xi Jinping. En 2013, la Chine a signé un ac- tion d’un oléoduc reliant l’Asie centrale au cord avec l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Xinjiang. Aussi, l’acquisition par la CNPC de Turkménistan pour la construction d’un la compagnie PetroKazakhstan en 2005 nouveau gazoduc. En 2015, un tronçon sup- donne accès aux réserves d’hydrocarbures plémentaire est construit jusqu’à Chimkent les plus importantes d’Asie centrale. Ces (Kazakhstan). Puis, CNPC et Total sont impli- avancées chinoises ne sont pas sans provo- qués dans l’exploration dans le champ de quer des inquiétudes et des incertitudes en Boktar au Tadjikistan. Ces derniers mena- Asie centrale et en Russie, dont l’influence cent de partir, car il y a un désaccord avec dans cette région de son voisinage proche les autorités du pays sur la fiscalité. La coo- est largement mise à mal par Pékin. pération énergétique de la Chine avec l’Asie centrale est particulièrement proactive,

113 faisant preuve d’une concurrence et d’une Pakistan est le principal partenaire straté- domination importante. gique de la Chine en Asie méridionale. Les liens privilégiés entre les régimes de Pékin et d’Islamabad ont contribué à définir plu- La Birmanie, le voisin satellite et ouverture sieurs accords d’infrastructures, de sécurité sur l’océan Indien et de défense et d’échanges commerciaux. En Asie du Sud-est, Birmanie représente Un corridor routier de plus de 2 200 km de l’État satellite de la RPC par excellence. Ce long relie l’ouverture sur l’océan Indien et le pays est l’objet d’une concurrence straté- détroit d’Ormuz au sud de la région du Xin- gique intense entre la Pékin et New Delhi, jiang. Aussi, depuis le début des années car à l’intersection des sphères d’influence 2000, Pékin projette la construction d’un de ces deux grandes puissances asiatiques. ambitieux port en eau profonde à Gwadar. La Chine est le premier partenaire commer- Ce dernier serait le point de départ d’un cial de la Birmanie, loin devant l’Inde. Pékin corridor de développement (tubes, voies de y apporte un soutien politique et une assis- communication, etc.) en direction de Kash- tance économique et militaire. Aussi, la Bir- gar, afin de désenclaver la région autonome manie est du fait de son contexte géogra- ouïgoure et d’affirmer la présence chinoise phique de voisinage avec la Chine, con- au Cachemire, zone partagée entre la trainte à entretenir une relation étroite. Chine, l’Inde et le Pakistan. Aussi, en termes En ce sens, les années 2013 et 2014 voient énergétiques, l’oléoduc prévu permettrait, l’achèvement respectivement d’un gazoduc à l’instar de l’installation en Birmanie, d’évi- et d’un oléoduc depuis le golfe du Bengale ter le détroit de Malacca et d’alimenter le entre le port de Kyaukpyu et la province mé- grand ouest chinois. La Chine investit plus ridionale du Yunnan et des régions canto- de 46 milliards de dollars pour le finance- naises afin d’alimenter la région urbaine de ment de ce corridor. Canton/Shenzhen et le Sud chinois. Ces in- Pour autant, la faisabilité de ce vaste projet frastructures permettent ainsi le contour- comporte plusieurs incertitudes. D’abord, nement du détroit de Malacca. Pour le ré- plus encore que la situation birmane, la gime birman, ce projet stratégique accroît la zone pakistanaise traversée par les tubes dépendance de Pékin à la Birmanie et per- est très marquée par l’instabilité politique met d’atténuer la relation dissymétrique. et sécuritaire. Plusieurs incidents antichi- Enfin, au large du littoral birman, la décou- nois ont lieu durant la période 2002-2017 verte du champ gazier de Shwe vient renfor- (sabotages, enlèvements assassinats, etc.), cer le déploiement des capacités chinoises imputés aux tribus du Baloutchistan. Aussi, et l’approvisionnement en gaz de la Chine. l’alliance Chine/Pakistan est particulière- ment mal perçue par New Delhi, qui n’a au- cun intérêt à ce développement, qui contri- Le Pakistan, facteur de rivalités stratégiques buerait à son encerclement stratégique. En- durable en Asie du Sud fin, la traversée de vastes ensembles mon- tagneux sur l’ensemble de l’itinéraire ac- Enfin, le périmètre de la stratégie pékinoise centuera le coût des opérations. Ce dernier en matière énergétique s’achève avec les projet semble bien au cœur des rivalités projets en cours entre la Chine et le Pakis- stratégico-militaires en Asie, dont la réalisa- tan. Dans une relation de rivalités straté- tion est à resituer dans le temps long, autre giques durables entre l’Inde et la Chine, Isla- aspect d’analyse du projet « des routes de mabad constitue un obstacle prioritaire. Le la soie ».

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Les nouvelles routes de soie : le choix de la stratégique qui devrait forger la mondialisa- terre devant celui de la mer ? tion de demain, en tournant le dos à l’Asie- L’analyse de la diplomatie énergétique ré- Pacifique (États-Unis et Japon). La politique gionale de la RPC permet de nuancer et de de sécurisation, souvent offensive, d’accès comprendre les enjeux stratégiques du pro- aux ressources énergétiques provoque des tensions dans les équilibres en Asie. Cette jet BRI. diplomatie particulièrement dynamique té- Le projet des « routes de la soie » corres- moigne de l’appétit énergétique chinois, pond à une nouvelle donne stratégique et notamment en énergies fossiles, mais aussi, géopolitique d’abord en Asie, mais par ex- de politique intérieure à deux égards : le dé- tension, dans le monde, permettant à la senclavement des marges occidentales chi- RPC de renforcer les liens énergétiques avec noises et développement des territoires son voisinage frontalier et élargi et de con- d’une part, et la stabilité interne (écono- server une domination sur les ressources mique, social et politique) du pays d’autre carbonées, soit pour les exploiter, soit pour part. les acheminer. Enfin, ces stratégies de diversification des La construction d’infrastructures énergé- sources d’approvisionnement et de l’aug- tiques par la Chine dans son environnement mentation de la part du gaz dans le mix régional à l’aide de sa « diplomatie du bon énergétique chinois traduisent le volonta- voisinage » rend compte d’une intégration risme de l’État central à modifier la compo- régionale à l’initiative et pour les besoins de sition des énergies fossiles. En effet, les im- Pékin, tout en lui permettant d’exposer ses pératifs environnementaux et climatiques capacités d’aménagement et de finance- conduisent la Chine à investir dans le nu- ment. Plus encore, ce projet vient appuyer cléaire, les énergies renouvelables, mais la quête de légitimité du régime, sa stabilité aussi et surtout dans le gaz. La prise de po- et ses orientations stratégiques plutôt con- sition de la RPC, lors de la COP 21 (fin 2015) tinentales, même si la RPC ne pourra se pas- et son renforcement après les décisions de ser de l’importance de la mer comme es- Trump en juin 2017 sont autant d’illustra- paces de circulation des ressources et des tions diplomatiques. Ainsi, la consomma- marchandises. La puissance continentale, tion de gaz naturel, moitié moins polluant plus que puissance maritime (toujours en que les autres énergies fossiles a connu une ascendance), selon les termes d’un Skyp- forte augmentation, passant de 50 milliards man ou d’un MacKinder renoue avec l’his- de m3 en 2005 à plus de 200 milliards de m3 toire du développement de l’Empire chi- en 2015. Le XIIIe Plan quinquennal prévoit nois. pour 2020 que la part du gaz dans le mix L’appropriation chinoise de la rhétorique énergétique sera de 10 % (contre à peine 3 des « routes de la soie » est à situer dans un % en 2010), soit 300 milliards de m3. contexte géopolitique international où les États-Unis à travers la « stratégie du pivot » souhaitent le développement d’échanges commerciaux et d’accords de défense dans la zone Asie-Pacifique pour contenir la mon- tée en puissance de la Chine. Ainsi, en ré- ponse à ces équilibres stratégiques, le lea- der Xi tout en s’appropriant l’historique « routes de la soie » propose un plan

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SOFT POWER AU développement local évincent totalement le thème de l’exploitation, pour donner la SERVICE DE meilleure image de la présence chinoise au L’INFLUENCE : Sahel. Un autre sujet souvent mis en avant est ce- L’EXEMPLE DE LA lui de la culture chinoise : de nombreux con- CHINE EN AFRIQUE tenus sont dédiés à l’histoire de la Répu- blique populaire ; l’émission Historama fait ENTRETIEN AVEC le lien entre l’histoire africaine et l’histoire chinoise. MME. SELMA Pour mettre en avant ces sujets, RCI a re- MIHOUBI cours au journalisme positif, un type journa- listique qui consiste à traiter un maximum

d’actualités positives et favorables. Cette Entretien réalisé par Cédric LEGENTIL, avec approche s’oppose à la vision misérabiliste Mme Selma Mihoubi, Doctorante à Paris IV de l’Afrique dans d’autres médias, qui se Sorbonne concentre sur la pauvreté. Toutes les initia- tives des dirigeants locaux sont mises en avant, le développement étant un thème Identifiez-vous des sujets récurrents mis en central de RCI ; cette dernière s’engage avant par les médias au Sahel, et comment d’ailleurs par contrat dès son implantation à sont-ils mis en avant ? appliquer ces directives. RCI soutient égale- Plusieurs sujets sont récurrents, ayant pour ment de manière inconditionnelle les chefs thème majeur la diplomatie et Xi Jinping. d’État en place, évitant de véhiculer des po- Toutes les déclarations, les déplacements lémiques du président chinois sont massivement cou- verts, même si cela ne concerne pas les pays africains. Radio Chine Internationale (RCI) Comment les Sahéliens parlent-ils de la également toutes les rencontres entre offi- Chine et de ses médias ? ciels africains et chinois selon une approche L’implantation de la Chine et de ses médias promouvant la solidarité au niveau régional. en général provoque une réaction très miti- Vient ensuite la couverture récurrente d’ac- gée, aussi bien chez les populations que les tivités des entreprises chinoises bénéfiques professionnels du milieu journalistique lo- au développement au Sahel, comme la caux. construction de ponts et de routes. Enfin, Certains apprécient l’alternative à RFI et les missions agricoles et médicales chi- BBC, des radios occidentales. Les journa- noises, envoyées en zone rurale pour aider listes africains ont des pratiques locales les populations locales, bénéficient d’une propres, toutefois, leurs formations sont in- couverture médiatique importante. fluencées par les valeurs journalistiques eu- En revanche, des sujets tels que l’exploita- ropéennes. La quasi-totalité s’accorde donc tion de pétrole ou d’uranium, l’exploitation pour dénoncer les mauvaises pratiques des ressources halieutiques par des entre- journalistes des médias chinois, certaines prises chinoises ne sont pas couverts. étant jugées antidémocratiques, telle la Ainsi la couverture médiatique est très ci- censure et la relecture systématique des ar- blée : les activités favorables au ticles par un officier du parti communiste

116 chinois, ou l’interdiction du direct. Une ex- affirmer être présente pour soutenir l’effort ception notable est celle du journalisme po- de paix et non la guerre, et transformer ses sitif, peu présent dans le monde franco- hommes en outils de soft power dans un phone. contexte d’expression de hard power. L’ac- Un clivage apparait entre milieu urbain, où tion du gouvernement malien est égale- ment mise en avant, à la différence d’autres les populations ont accès aux constructions chinoises bénéfiques comme les routes ; et médias internationaux : RFI et la BBC parle milieu rural qui assistent davantage à des du Mali comme d’un État failli, alors que RCI exploitations nocives et polluantes pour soutient Ibrahim Boubacar Keïta. L’opéra- leur environnement. tion Barkhane apparait sous un aspect posi- tif sur la radio chinoise dans cette logique. En ce qui concerne les médias locaux, il faut L’action des terroristes est nettement noter que ces derniers souffrent d’une fai- moins présente. blesse structurelle : ils n’ont pas les moyens d’envoyer des correspondants à l’étranger, Il y a un an, Taïwan perdait son dernier sou- notamment en Chine. Ils doivent s’appuyer tien diplomatique africain, le Burkina Faso. sur les informations des médias chinois ou Quelle est sa situation actuelle en Afrique ? occidentaux s’ils souhaitent couvrir l’actua- La RPC considère-t-elle cela comme une vic- lité internationale. Les contenus locaux sont toire ? donc des reprises, avec une préférence pour les contenus chinois qui sont gratuits. Dans les pays du Sahel, il peut être dit que L’image véhiculée par les médias sahéliens Taïwan n’existe plus. Seule la RPC existe dé- est identique à celle que la Chine présente sormais, avec sa reconnaissance par le Bur- elle-même. Si les médias avaient effective- kina Faso en juillet dernier. Cela a été en ef- ment plus de moyens, ils seraient en me- fet une victoire pour Pékin et les médias ont sure de mener plus d’enquêtes et de se joué un rôle, dans la mesure où RCI n’a montrer plus critiques ; au demeurant, les cessé de promouvoir la coopération sino- thèmes actuellement abordés seraient sen- africaine et ses bénéfices. Ouagadougou siblement les mêmes. s’était retrouvée isolée parmi ses voisins. Au demeurant, rien sur le plan politique ne lais- sant entrevoir un retournement burkinabé Comment percevez-vous la couverture par sur son soutien à Taïwan : lorsque l’actuel les médias chinois du conflit actuel au président, Roch Marc Christian Kaboré, est Mali ? élu en 2015, sa position est pro-Taipei. C’est La couverture de ce conflit par les médias bien l’isolement, accompagné d’une offen- chinois est centrée sur les activités de la sive chinoise pour s’implanter au Sahel – par Mission multidimensionnelle intégrée des exemple avec l’ouverture d’une chambre de Nations unies pour la stabilisation au Mali commerce au Burkina Faso, le recrutement (MINUSMA). Leurs déplacements, cérémo- de journalistes locaux et la création d’une nies sont évoqués de manière quotidienne Association des amis de la Chine au Burkina en se concentrant sur le thème de la cons- Faso – qui a emporté la décision. truction de la paix par l’ONU plutôt que ce- lui de guerre. Cela est dû à la présence d’un Pour revenir sur la question de la censure, y important contingent chinois, près de 400 a-t-il des sujets particulièrement touchés ? hommes, au sein des Casques bleus. Par ail- leurs, ces soldats chinois n’appartenant pas Certains sujets, par exemple celui des à des unités combattantes, la Chine peut Ouïghours, ne sont de fait pas traités par les

117 rédactions ; le sujet n’apparait pas en in- chiffres extraordinaires ou choquants. L’ab- terne. sence des résultats d’audience empêche de Sur d’autre sujets, la censure opère surtout mesurer l’impact à sa juste valeur. Un indi- sur l’opposition politique et les polémiques cateur possible serait le nombre de « likes » contre le parti au pouvoir. Soit le sujet est sur les réseaux sociaux liés aux médias, ou les compteurs de visiteurs sur les sites offi- omis, soit il est traité en décrédibilisant les opposants et de manière à soutenir les diri- ciels. Le processus de reprise de contenus geants en place, comme le montre le traite- chinois par les médias locaux relativise de ment du déplacement du président Macky toute façon l’impact direct. Les représenta- Sall en 2015 sur des campus universitaires, tions véhiculées par les médias chinois ont ou encore la couverture de la réélection du de fait une portée beaucoup plus impor- président nigérian Mahamadou Issoufou en tante que leur seule diffusion par RCI. 2016, teintée de contestations non relayées Pour résumer, beaucoup de bruit est fait sur par RCI. l’implantation des médias chinois dans la ré- gion, ce à dessein ; mais l’impact réel reste pour le moment faible. RFI reste écoutée Y a-t-il des prises de participation des mé- quotidiennement, contrairement à RCI qui dias chinois dans les journaux locaux ? copie d’ailleurs les formats de ses concur- C’est justement à travers la prise de partici- rents européens. La publicité locale pour pation que l’on peut mesurer l’influence RCI reste faible voire inexistante. chinoise sur place. A ce jour, il n’y a pas d’exemple connu en Afrique sahélienne ; en Quel est l’investissement financier des mé- revanche il y a beaucoup de fusions ou de dias chinois au Sahel ? rachats de groupe en Afrique anglophone, par exemple au Nigeria et en Afrique du Six milliards d’euros ont été débloqués en Sud. Il est probable que l’Afrique sahélienne 2008 par le gouvernement chinois pour l’in- fasse partie de la suite du mouvement. ternationalisation de ses médias : RCI, CCTV Pour l’instant, il existe des partenariats et Xinhua. L’Afrique étant une cible impor- entre RCI et des médias locaux, privés ou de tante de cette internationalisation, une par- service public. Ces partenariats se concréti- tie de cet investissement a servi pour la sent par des échanges de contenu ou des construction de locaux en Afrique sahé- dons de matériel (imprimantes, ordina- lienne, pour le recrutement de journalistes, teurs, microphones). Dans le cas du Séné- pour des donations. La proportion exacte gal, le partenariat se fait avec Excaf Tele- de l’investissement n’est pas connue. com, un groupe privé, qui a permis la cons- truction pour la Chine du bâtiment de RCI à De toutes les régions du monde, où situe- Dakar. riez-vous le Sahel en termes priorité de la Chine ?

Peut-on mesurer l’impact réel de l’influence La première position revient aux territoires chinoise sur les populations locales ? de Mer de Chine méridionale et les terri- toires proches de la Chine. L’Afrique sahé- Les chiffres d’audience ne sont pas commu- lienne constitue la deuxième priorité ; il est niqués. Il n’existe pas à ce jour d’étude ap- intéressant de noter que sur RCI, des poli- profondie sur le sujet ; les quelques tenta- tiques africains interviennent régulière- tives ne permettent pas de déceler des ment sur la posture chinoise en Mer de

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Chine méridionale, pour défendre et légiti- mer la position et les revendications de la RPC.

La présence des médias chinois au Sahel fait-elle partie des opérations du Front Uni du Comité central du PCC ? RCI et CCTV sont directement dirigés par les organes du PCC, dans la logique de l’État- parti. Le Département de la publicité, an- ciennement de la Propagande dans son ap- pellation anglo-saxonne, est dirigé par des notables du PCC. Le Parti gère donc bien di- rectement l’implantation des médias. De fait, la version officielle de la dépêche d’ac- tualité est considérée comme sacro-sainte, les traducteurs n’étant pas autorisés à la modifier ou l’analyser.

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LE SOFT POWER augmentation, prouvant l’intérêt pour cette culture. L’échec est donc à relativiser. CHINOIS EST-IL La Chine, et par extension son soft power, EFFICACE ? possèdent des caractéristiques propres qu’il est impossible de comparer avec les ENTRETIEN AVEC M. États-Unis d’Amérique et leur succès depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après EMMANUEL VERON tout, ce sont les États-Unis qui ont forgé le concept de soft power et en ont fait une in- Entretien réalisé par Cédric LEGENTIL, le 20 dustrie. Il est nécessaire d’anticiper les Mai 2019, avec M. Emmanuel Véron profes- transformations du système international, seur à l’École navale auxquelles le soft power chinois va s’adap- ter et par rapport auxquelles ce dernier va prendre de l’ampleur. Pourquoi se poser la question de l’efficacité du soft power chinois ? Souscrivez-vous au concept de « sharp po- La question se pose institutionnellement, wer » ? intellectuellement et de manière éduca- tionnelle. Elle se pose également de ma- Le sharp power est la mise à jour du concept nière récente, quoiqu’une réflexion ait été de soft power proposé par Joseph Nye à la faite dès les années 1960, sous l’autorité de fin du XXe siècle ; sa dimension est évolu- Mao Zedong ; l’idéologie maoïste a ainsi été tive, ce dont les Chinois ont pleinement rapidement exportée (mouvements conscience. La puissance américaine évo- maoïstes en Occident). La politique actuelle lue, mais son hégémonie est contestée et de Pékin est vieille de 20 ans ; elle est réflé- concurrencée par plusieurs pôles, dont ce- chie, adaptative et évolutive. lui de la Chine. La plupart des experts français (notamment Deux tendances dominent dans le système Barthélémy Courmont, Nashidil Rouiaï et international aujourd’hui : celle du déclin Stéphanie Balme) et anglo-saxons (Ankit lent, de la fragmentation et de la fragilisa- Panda, Bonnie Glaser et Joseph Nye) remet- tion de l’ordre issu des accords de Bretton tent en question cette efficacité, par Woods (1944) et de la conférence de San exemple en estimant l’impact des Instituts Francisco (1945) ; et celle, croisant la pre- Confucius (IC) limité. La vision globale est mière, d’une dynamique montante de la do- celle de la faiblesse de l’aspect séducteur. mination chinoise. Ces deux dynamiques Dans les faits, au vu du système internatio- changent les règles du jeu ; les États-Unis ne nal actuel, cette politique est pourtant loin donnent plus seuls la mesure en termes de d’être inefficace : la Chine est la première hard et de soft power. Ceux qui en ont les économie mondiale, la deuxième armée. moyens font changer les choses, la Chine Elle possède un réseau diplomatique impor- étant au premier plan de ce mouvement. tant, l’ensemble des IC. Son importance Voilà pourquoi considérer le soft power chi- dans le domaine technologique va crois- nois comme inefficace est contreproductif. sant. Le nombre d’individus à l’internatio- La Chine spécule sur l’effondrement de l’Oc- nale (Asie, Afrique, Moyen-Orient, Amé- cident en soulignant par exemple l’échec de rique latine, Europe) apprenant le chinois, sa politique de lutte contre le terrorisme sans distinction d’âge, est également en (War on terror de Georges W. Bush, prisons de Guantanamo d’Abou Ghraib, Guerre en

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Irak). Qu’on se rappelle la couverture 2000. Le besoin de promouvoir la culture et de The Economist du 10 octobre 2017 qui l’image nationale à l’échelle internationale présentait Xi Jinping comme l’homme le est désormais identifié. Il s’agit de séduire le plus puissant de la planète ; son « couron- monde, les partenaires économiques en nement » se base sur le pouvoir du fait ac- montrant le pacifisme, le raffinement d’une compli (militarisation des îles de la mer de culture millénaire... Un modèle est standar- Chine du Sud, cyber-espionnage, création disé, toujours en application dans les IC. Dé- d’organisations internationales sans l’aide sormais, le soft power chinois intègre l’his- de l’Occident), dont est issu le concept de toire longue de la Chine impériale aux mo- sharp power. dernisations contemporaines en passant par Mao, le tout calibré pour raconter une histoire officielle nationale et présentable, Pouvez-vous proposer une chronologie du pouvant faire office de modèle. soft power chinois ? Cette nouvelle vision se matérialise par la Comme cela a été évoqué précédemment, branche internationale du Ministère de l’attrait de la Chine sur le monde extérieur l’Éducation nationale, en lien direct avec le n’est pas récent. Les Jésuites étaient fasci- Hanban, le Bureau du conseil international nés par l’Empire du Milieu ; l’attrait pour de la langue chinoise, le Ministère des Af- l’Extrême-Orient pendant la période colo- faires étrangères et des fonds d’investisse- niale et des concessions ; la figure de Mao ment. Il s’agit d’avoir une logique interna- possédait un attrait sur l’ensemble du tionale de ce soft power « aseptisé », les IC monde, en particulier au sein du Tiers- devenant des bureaux de liaison auxquels Monde. sont associés des agents d’influence. Cette Depuis une génération, les administrations vision est développée sur la période 2004- chinoises réfléchissent au meilleur moyen 2019 par une extension des relations bilaté- de sortir du contexte de la Guerre froide rales chinoises pour s’implanter massive- sans changer de régime ; Tiananmen s’ins- ment à l’international, sur les modèles de crit dans cette logique. Des conclusions ont l’Alliance française, des British Councils et été tirées de la chute de l’URSS en 1991, afin de l’Institut Goethe. d’éviter la même fin. Les questions de Aujourd’hui, 548 instituts sont ouverts dans l’image, de la place et du rôle dans le sys- 154 pays du monde, et ce en moins de 20 tème mondial ont été pensées par le sys- ans ; le premier essai avait été effectué à tème centralisé chinois. Pour ce faire, le Tachkent, Ouzbékistan, et la première an- modèle américain a été observé en profon- tenne formellement ouverte à Séoul fin no- deur, celui-ci opérant à la même époque un vembre 2004. Ces deux choix s’inscrivent renouveau et un repositionnement straté- dans la diplomatie chinoise du pourtour, gique, faute de grand adversaire ; c’est ainsi que dans le contexte du développe- l’époque des visions de Nye et de Fu- ment de l’Asie centrale. Le dernier en date kuyama. a été inauguré au Luxembourg il y a deux En interne, des textes chinois ont été écrits mois (en parallèle de la visite d’État du Pre- en partie inspirés par les travaux de cher- mier Ministre Li Keqiang). La Chine aspire à cheurs occidentaux (Joseph Nye), sans être la création d’un millier d’instituts à l’horizon publiés. Progressivement, la notion de soft 2020. de power de Pékin s’écrit. La Chine a ainsi Les IC sont le fer de lance du soft power chi- préparé sa stratégie jusqu’à l’arrivée au nois, la partie émergée de l’iceberg. La pouvoir de Hu Jintao, au début des années

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Chine joue du focus occidental sur sa poli- faisant oublier la nature autoritaire de leur tique éducationnelle ; elle n’a pas attendu régime ? La réponse est en demi-teinte, à l’institutionnalisation de ces instituts pour l’image de l’influence partielle sur l’Afrique lancer son mouvement d’attractivité. Par (questions de l’endettement, des agres- exemple, l’attractivité économique est ré- sions, de la corruption des chefs d’État) et gulièrement passée sous silence dans le des camps d’internement ouïghours. Ainsi cadre du soft power chinois ; elle est donc le paradoxe existe, sans paralyser ni neutra- sous-analysée par les observateurs. liser le soft power chinois. La marge de pro- L’ascension commerciale a été rendue pos- grès reste importante. D’autres pôles de sible par de nombreuses missions écono- puissance peuvent concurrencer la Chine, à miques partout dans le monde, par le rôle l’image du Japon, de l’Inde ou de l’Iran (dans proactif des administrations centrales, par les domaines de la littérature et gastrono- les banques et investisseurs chinois. Cet en- mie), dans la logique d’une demande à semble s’inscrit dans la politique de Deng l’échelle mondiale d’un modèle non occi- Xiaoping à la fin des années 1970, concréti- dental. sée et mise en œuvre par la National Deve- lopment and Reform Commission (NDRC). Si l’on s’arrête plus précisément sur l’indus- C’est par le biais de cette organisation que trie du cinéma… la délocalisation est une forme de soft po- wer : pour les entreprises de tous les do- Il y a encore une décennie, le cinéma chinois maines (industries automobile, énergé- était soit un cinéma d’auteurs à destination tique, agroalimentaire, chaînes de restaura- d’amateurs occidentaux, soit contrôlé par le tion rapide etc.) qui se sont implantées en Parti communiste chinois et donc peu suivi, Chine, elle est la promesse d’avantages et à la différence de ses concurrents coréen, de sécurité depuis 40 ans. japonais ou indien. Depuis une dizaine d’années, l’État a déve- loppé une stratégie pour le développement Quels facteurs limitent actuellement le soft de cette industrie. Wanda Group, par le power de Pékin ? biais de son dirigeant Wang Jianlin, a acquis Le principal contrepoids est l’incapacité à des actifs à Hollywood. Le festival de Qing- atteindre le niveau du rêve américain vanté dao, dans la province du Shandong, se depuis 1945. Pour preuve, il est plus cou- donne pour objectif de concurrencer rant de voir porter des t-shirts de facultés Cannes. Le réalisateur Zhang Yimou (La Cité américaines que de l’Université de Pékin ; interdite, 2007 et La Grande Muraille, 2016) les films américains ont plus de succès que a passé un accord avec le gouvernement les films chinois. Pour autant, cette dyna- pour tourner intégralement des films à Pé- mique change. L’industrie cinématogra- kin et vantant la nation chinoise ; il a par ail- phique américaine conserve son attracti- leurs participé activement à la cérémonie vité, mais la concurrence chinoise apparaît d’ouverture des Jeux Olympiques de 2008. de plus en plus sérieuse ; de manière simi- Le modèle des films d’action américains est laire, l’industrie des télécommunications repris, à l’image de Wolf Warrior 2 (2017). est marquée par cette rivalité. Ces efforts s’étendent également aux séries Le rêve américain fonctionne tout en étant télévisées. contesté parce qu’il permet à l’individu de Le cinéma chinois s’inscrit dans un creuset se voir libre. À terme, les Chinois peuvent- culturel et métaphysique en rupture avec la ils faire rêver les Occidentaux, tout en tradition occidentale judéo-chrétienne ;

122 c’est pour lui un facteur limitant. La domi- - L’introduction de 1500 à 2000 signes, nation occidentale qui dure depuis cinq soit les bases de la langue mandarine, siècles est remise en cause ; pour autant, aux populations de la zone Asie-Paci- l’appropriation des valeurs de l’Occident fique, du Japon à l’Iran et de la Russie à par la Chine ne permet pas suffisamment à l’Australie ; cette dernière d’exporter ses héros tradi- - L’ouverture à l’Europe par le biais tionnels. L’adaptation aux canons occiden- d’échanges d’étudiants et l’ouverture taux est nécessaire pour rendre les figures massive d’instituts, en parallèle de l’en- de fictions chinoises attractives à l’échelle voi massif d’étudiants chinois. Des IC du monde. Le besoin de proposer des per- ont été implantés près d’établissements sonnages dans lesquels le public non-chi- du supérieur qui ont pu être rachetés nois peut se retrouver pousse les autorités par la suite ; à la réflexion. Parmi elles, certains souhaite- - La formation aux canons officiels chinois raient rejeter les valeurs étrangères et éta- du continent africain. Par le biais d’ac- blir des codes 100% chinois ; pour l’instant, cords avec une cinquantaine d’États, les efforts visent à englober puis revisiter les des échanges d’étudiants ont lieu, des codes occidentaux. bourses pour un séjour en Chine d’entre Les séries et films sont des produits intellec- trois et cinq ans sont offertes. Cet axe tuels créés à des fins de puissance et d’in- est entretenu de manière systématique ternationalisation : mieux vaut être admiré depuis quinze ans. Les individus qui en de ses amis comme de ses ennemis. bénéficient se réservent le choix de res- ter sur place, de rejoindre le corps diplo- matique ou de développer des activités Comme le soft power chinois se formalise-t- d’import-export avec leurs pays d’ori- il ? gine. Par cet effort, la Chine augmente puissance dans des organisations inter- La formalisation est le fruit du travail d’indi- nationales telles que l’Organisation des vidus tels que Wang Huning, membre du Nations Unies ou Forum sur la coopéra- Comité permanent du Bureau politique tion sino-africaine. (CCCP). Âgé de 63 ans, universitaire, ouvert sur l’extérieur, acteur clef du pouvoir dans Dans le cas des Amériques, la question se les années 1990, il a pour volonté d’impul- cristallise sur la concentration des IC, une ser un rêve chinois, un soft power propre à trentaine aux États-Unis, ainsi que sur la son pays et exportable. Sous son impulsion présence en très grand nombre d’étudiants et celle de Xi Jinping, la politique internatio- chinois sur des campus américains. nale s’est faite moins discrète qu’à l’époque Le fonctionnement des instituts à son im- de Deng Xiaoping et s’accélère. Le modèle portance : sa gestion est centralisée, toute du rêve américain est copié, appliqué, con- décision doit être validée par l’autorité poli- currencé, avec l’ambition annoncée de le tique centrale (cycles de conférences, acti- dépasser d’ici vingt ans. La Chine formule le vités pédagogiques, conférenciers, pro- vœu d’être admirée au niveau mondial. grammes). Ces objectifs sont en passe d’être atteints, si on en juge par le nombre d’individus en En résumé, quelle est votre vision du soft phase d’apprentissage du chinois. Cet ap- power chinois et de son efficacité ? prentissage suit trois zones géographiques principales : Il existe un paradoxe lié à la position chi- noise dans l’ordre international : cette

123 position est dans plus en plus visible, mais logique explique le développement de l’Ar- bute sur le régime autoritaire incompatible mée populaire de libération, qui vise à pou- avec un soft power qui se veut attractif. voir protéger les intérêts et les ressortis- La réflexion évolutive entreprise par Pékin sants chinois partout dans le monde. Les ac- pourrait entraîner une lutte avec son propre tions antichinoises sont à prendre en compte : à l’échelle planétaire, elles se limi- système, alors que son gouvernement n’a aucune volonté de devenir démocratique. tent pour l’instant à des colères et des ac- tions ponctuelles, à un rythme d’une à deux La stratégie du soft power chinois recoupe attaques par mois. Aucune ambassade n’a la stratégie et la cartographie des Routes de cependant été ciblée depuis l’attentat de la Soie ; les éléments infrastructurels, diplo- 2016 au Kirghizistan. matiques, cybernétiques, numériques con- cordent. D’ici une génération, la ligne ac- Enfin, la gestion du terrorisme sera diffé- tuelle du gouvernement pourrait se révéler rente de celle de l’Occident, par principe contreproductive. d’opposition : la Chine a vocation à s’en- tendre avec certains des ennemis actuels Il est difficile de vendre du rêve à un public des États-Unis, bien que ces mêmes acteurs étranger pour un mastodonte comme la cultivent un ressentiment croissant à Chine pouvant effrayer et n’arrivant pas à l’égard de la Chine. concurrencer l’héritage occidental.

La situation actuelle de la République popu- laire consiste en un entre-deux, en une transition avec plusieurs scénarios possibles indépendants d’une instrumentalisation étrangère. Nous pouvons anticiper des attentats nour- ris par une rancœur contre la Chine, voire un effort de déstabilisation mené par les États-Unis. Il est possible que les popula- tions visées par le soft power ne soient pas entièrement séduites ; qu’elles soient insa- tisfaites par le discours et les actions ac- tuelles telles que la participation aux mis- sions de maintien de la paix. Le besoin de liberté individuelle est incompatible avec le confucianisme et le contrôle de la popula- tion mis en application par Pékin. De la même manière que les États-Unis ont connu une grande vague de contestation au début du XXIe siècle, la Chine pourrait bien- tôt connaître une période de contestation, quoique d’une intensité moindre, notam- ment du fait de la surveillance systématique de son territoire et de l’étranger par ses ser- vices de renseignements dans la logique de contrôle de la « matrice » nationale. Cette

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GERER 法律 (« falu », la loi) et 规定 (« guiding », le L'APPARITION DE LA règlement), ou encore 习惯 (« xiguan », CHINE DANS LE l’habitude sociale). Dans le contexte industriel, la norme est un PAYSAGE DES référentiel technique publié par un orga- nisme agréé par l’État ou issu d’un standard NORMES international auquel un texte normatif est INDUSTRIELLES venu conférer un caractère obligatoire, et qui peut désigner soit un résultat technique INTERNATIONALES à atteindre, soit un processus à respecter (par exemple, un protocole de mesures ENTRETIEN AVEC dans un ordre préétabli dont dépend la va- MME. LAURE DERON lidation du résultat final). Ce concept est ha- bituellement décrit en anglais par « techni- cal standards » ou « standards de jure » et le terme générique chinois est 标 准 (« Entretien réalisé par Cédric LEGENTIL avec biaozhun »). Un bon nombre de ces normes Mme. Laure Deron, Avocat à la cour, Cabi- ayant été codifiées par des organismes éta- net Cathaylex tiques, ils sont connus sous l’appellation de 国家标准 (« guojia biaozhun », les normes Pouvez-vous nous proposer une définition nationales) abrégé 国标 (« guobiao » ou de « norme » et de « standard » ? GB). Il faut d’abord dissiper certaines confusions Un « standard », au sens français du terme, de vocabulaire, qui ont pour source le con- correspond à une pratique normée qui n’a texte international dans lequel nous réflé- pas encore acquis de caractère obligatoire chissons au problème de la Chine et des mais a une valeur d’ « étalon ». Un standard normes. industriel est un système de référence dé- En français, si le mot « norme » est très gé- veloppé par un acteur du marché faisant nérique, il est souvent compris dans son autorité ou une association professionnelle, sens de « normatif ». La norme juridique est sur la base des usages et bonnes pratiques une règle d’origine étatique, dotée d’un ca- du domaine concerné. On parle en anglais ractère obligatoire et coercitif c’est-à-dire de « standards de facto » ou encore « indus- que sa violation entraîne une sanction. Elle trial standards », « operative standards ». correspond aux textes législatifs et règle- Toutefois, la confusion peut aussi exister en mentaires et s’organise selon une pyramide français, dans la mesure où le terme « qui postule que la norme de rang inférieur norme » est parfois utilisé comme syno- doit respecter les préceptes contenus dans nyme de « standard » telle la norme Afnor celles qui lui sont supérieures. qui revêt un caractère volontaire. Le terme anglais de « norm » fait plutôt ré- Le standard a une valeur incitative et sup- férence au domaine des normes sociales, le pose l’adhésion, le choix de s’en affranchir vocable désignant les règles normatives réduisant fortement l’interopérabilité des étant plutôt « rule ». En chinois, ces con- équipements et de leurs systèmes d’exploi- cepts différents concepts se traduisent par tation et, partant, les ouvertures de

125 marché. C’est pourquoi on peut voir fré- normes convergent à l’échelle planétaire, quemment le standard industriel acquérir non par coordination internationale mais un caractère contraignant, du fait de sa con- par un voyage économique. tractualisation dans le cadre de marchés né- Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que les gociés. normes et standards ne sont pas une réalité figée, mais évoluent en fonction des avan- Quelles sont les bases de l’application des cées technologiques, avec un phénomène normes à l’échelle internationale ? Y a-t-il de sédimentation des normes au fur et à des particularités chinoises ? mesure qu’un pays développe son industrie et contribue à son tour à l’innovation. Certaines normes peuvent être émises par un régulateur national, mais s’appliquer En ce qui concerne l’impact de la Chine sur dans l’espace international en raison de la les normes internationales, j’ai pu l’obser- nature de l’industrie. C’est le cas par ver sous deux angles : d’une part, une véri- exemple du transport aérien. À l’opposé, table influence sur le domaine des normes d’autres normes sont d’application totale- juridiques puisque le modèle chinois, perçu ment locales de par la nature de la res- comme un succès de développement, s’ex- source, comme le traitement de l’eau. L’in- porte (dans la limite des souveraineté natio- teraction d’une norme nationale dans l’es- nales d’accueil). Les pratiques contrac- pace internationale dépendra donc de son tuelles sont aussi réceptrices de pratiques objet. chinoises, mais à un niveau moindre. Con- cernant les normes industrielles, je com- Il faut prendre en considération l’impor- prends que la Chine participe de façon ac- tance du processus historique dans la diffu- tive à une certaine convergence des normes sion des normes. Un exemple parlant est ce- en raison de la taille de son marché intérieur lui du chemin de fer, une industrie mature ainsi qu’à la diffusion de standards qu’elle très règlementée pour des raisons de sécu- contribue à élaborer, même s’il ne faut pas rité et où l’interopérabilité internationale oublier que l’interopérabilité passe égale- des normes est capitale (les trains circu- ment par des références qui n’ont pas né- lent). La Chine, qui sort d’une période d’ac- cessairement une valeur normative, comme tivité intense de construction de voies ra- la documentation technique d’opération et pides, travaille sur un héritage de normes d’entretien d’ouvrages ou d’équipement. que lui ont légué, successivement, les Euro- péens et les ingénieurs japonais et russes qui ont largement contribué au développe- Sur le sujet de la pollution et de son con- ment du réseau. De façon paradoxale, les trôle, pensez-vous que la Chine s’aligne sur exportations chinoises contribuent donc les normes européennes ? partiellement à la diffusion de normes d’ori- Après trente ans de développement à gine étrangères. marche forcée, la Chine a tiré le bilan des Les contraintes locales peuvent également conséquences environnementales de sa entraîner une adaptation et, à terme, une croissance et dans ce domaine, on observe internationalisation du processus technolo- une véritable révolution : la protection de gique par les acteurs concernés. Après ab- l’environnement, confiée à un bureau gou- sorption du budget de recherche et d’adap- vernemental peu doté il y a encore quinze tation, une norme locale maîtrisée peut de- ans, est devenu aujourd’hui l’apanage d’un venir un argument de compétence pour Ministère de l’Environnement de plein emporter d’autres marchés. Ainsi certaines droit, exerçant un contrôle réel sur la base

126 de normes et standards extrêmement con- Il ne me parait pas impossible par ailleurs traignants. que des normes objectivement chinoises, Dans le domaine du contrôle de la pollution, parce qu’élaborées en Chine, aient une ex- certaines normes chinoises sont déjà plus position internationale dès l’origine parce contraignantes que les européennes. Pour qu’elles sont le résultat d’une collaboration internationale ayant lieu sur un projet loca- autant, la pollution en Chine reste préoccu- pante. D’une part, pour des raisons lisé en Chine. L’activité industrielle chinoise, d’échelle. Et il convient de distinguer l’édic- intense, ne signifie donc pas que ce pays im- tion de la norme et la réalité de son applica- poserait ses normes au monde de façon in- tion, qui peut se heurter à des contraintes différenciée au détriment des industriels tenant à la conception locale de l’État de d’autres pays. droit. Enfin il y a la question de la mesure du Il faut bien distinguer aussi la question de la progrès. Il est souvent préférable d’inciter à création des normes, et celle de leur diffu- l’amélioration de la conformité à des sion (forcée ou non). Il serait intéressant de normes déjà existantes plutôt que d’en vérifier, dans le cadre des attributions de créer de nouvelles, difficilement inattei- marchés publics, si des références sont gnables en pratique. faites dans les appels d’offre à des condi- tions de normes techniques de création chi- noise, exclusives de toute équivalence, qui Existe-t-il des préjugés, des idées reçues à deviendraient alors un instrument d’élimi- combattre dans le domaine des normes et nation de facto des concurrents. standards ? Identifiez-vous des problèmes et enjeux plus importants ? La Chine a, dans le cadre de son développe- ment économique planifié et à long terme, Je crois qu’un effort de clarification des con- accordé une importance particulière à la cepts est nécessaire. La Chine est un grand technologie et l’innovation. Elle s’est donné pays manufacturier et producteur ; qu’elle les moyens financiers de ses ambitions. Lo- participe à l’élaboration de normes indus- giquement, la recherche chinoise aboutit trielles régissant ce processus n’est donc donc à créer des technologies nouvelles et pas surprenant en soi. Le site de l’American impose de fait des normes avancées dans National Standard Institute fait état de les domaines concernés, qui se diffuseront 22,000 normes industrielles en Chine, dont en l’absence d’offre concurrente. D’où l’en- la moitié serait des transpositions de réfé- jeu autour de la 5G. La technologie et les rences étrangères. Par exemple, dans le do- normes progressent aussi, parce que la réa- maine nucléaire où la Chine cherche à cons- lisation concrète de projets (possible grâce truire une crédibilité (d’où sa participation aux financements apportés) permet de au projet Hinkley Point C), il y a eu transpo- trouver des solutions à des défis technolo- sition de normes pour créer un cadre régle- giques et donc d’alimenter l’innovation. mentaire chinois qui n’existait pas, faute d’expérience industrielle endogène. Les Quant à la concurrence industrielle, elle dé- normes, pour être attractives, doivent per- coule de la nature d’une économie compé- mettre une certaine interopérabilité. Par- titive et s’inscrit dans la logique souhaitée delà les normes, la qualité commerciale par l’OMC. L’application discutable de d’une offre compte toute autant : la propo- règles OMC, combiné aux moyens d’État ac- sition financière, toute comme la fiabilité cordés par l’économie chinoise à ses entre- des conditions négociées. prises, est effectivement un sujet, mais qui doit être traité avec les acteurs chinois de

127 façon efficace : en posant les problèmes ré- intense, elle-même guidée par la nécessité els et bien identifiés de façon claire sur la de trouver des débouchés extérieurs. La table, et en réfléchissant de notre côté aux question est de savoir si cette réalité peut moyens d’aborder la discussion dans les présenter des opportunités de marchés et meilleures conditions. Que l’Europe se soit par quels moyens les risques de ces mar- dotée récemment d’outils juridiques de chés peuvent être maîtrisés. contrôle des investissements étrangers va dans le bon sens, puisqu’une dose de réa- lisme a permis un début de réponse con- Dans le domaine environnemental, la RSE crète aux réalités de marché. entre-elle en compte au sein de l’initiative BRI ? Il me semble que nous gagnerions à ap- prendre de l’expérience chinoise. L’indus- Pékin doit faire avec une image négative trie chinoise est passé par une longue pé- dans le domaine environnemental, qui peut riode de remise à niveau en s’ouvrant aux effrayer ses partenaires étrangers. C’est un technologies étrangères et en mettant en désavantage pour les entreprises chinoises, place les conditions juridiques de son effort qu’elles compensent par des conditions de d’adaptation (joint-ventures, partages de financement attractives. À l’inverse, les en- technologies, etc.). Par contraste, d’autres treprises européennes sont reconnues pays comme la Russie, dont l’industrie est comme pionnières et ont une légitimité à restée longtemps hermétique, souffre de proposer. J’y vois une carte à jouer pour nos l’incompatibilité qui freine leurs exporta- entreprises, qui peuvent négocier leur con- tions. Aujourd’hui que la Chine crée et dif- tribution dans le cadre de projets à grande fuse des normes parce qu’elle avance à un échelle gérés par des entreprises chinoises rythme économique supérieur à l’Europe, il où l’environnement est une corde sensible, faut réfléchir à poser les conditions de don- et y participer ainsi à des conditions de nant-donnant pour que ces avancées soient risques financiers partagés. partagées. Dans le cadre de la Belt & Road Initiative La Chine est souvent accusée de ne pas res- (yidai yilu, 一带一路), il y a aujourd’hui une pecter la propriété intellectuelle. Selon demande de la part de la Chine d’interac- vous, qu’en est-il vraiment ? tion. Il me semble qu’il serait judicieux de La propriété intellectuelle est un sujet diffé- répondre à cette demande, naturellement rent de celui des normes, connexe du fait en imposant que les intérêts de tous les par- des brevets essentiels, mais qui fait l’objet ticipants soient pris en compte. Spéculer sur de règles distinctes y compris en droit chi- les intentions chinoises est secondaire : la nois. Les grandes lignes du droit de la pro- communication des dirigeants chinois à ce priété intellectuelle ne sont pas d’inspira- sujet est destinée autant (sinon plus) à son tion chinoise et que la Chine, dans ce do- audience interne qu’au public international, maine, a repris le cadre créé par les puis- et s’appuie sur des codes chinois (le qua- sances occidentales. La propriété intellec- train de caractères, par exemple). Qu’un di- tuelle est un ensemble de règles organisant rigeant souhaite marquer son époque d’un des conditions et monopoles d’exploitation « label » reconnaissable n’est pas sans pré- destinés à procurer un avantage écono- cédent, et le slogan est là pour donner une mique à leur titulaire. Dans le domaine in- visibilité immédiate à une politique frappée dustriel, le brevet est la consécration d’une au sceau de la diplomatie économique activité pionnière, inventive qui implique en

128 amont un investissement de capitaux pour répond au besoin de l’acheteur en termes développer des recherches. Qu’un pays for- de contenu technique et financier, et qui tement financeur d’innovations jouissent respecte les termes conclus. des droits reconnus à ces innovations n’est que la stricte application des mécanismes de propriété intellectuelle. Un mot en guise de conclusion ? L’activité de contrefaçon, pour laquelle la L’enjeu face à la Chine réside surtout dans réponse judiciaire chinoise peut effective- la définition d’une véritable stratégie indus- ment parfois laisser à désirer, n’est pas la trielle et économique de réponse. Les même chose que l’utilisation opportuniste normes techniques n’en sont que la valida- d’un secret de fabrication mal protégé. Le tion. transfert forcé de technologie peut être le résultat d’un cadre juridique contraignant, ou d’un contrat insuffisamment protecteur parce que mal négocié, sur la base d’une méconnaissance des règles du droit chinois applicable.

Avez-vous des éléments sur l’ambition chi- noise de créer une branche digitale au sein de l’initiative de la BRI ? Il est évident que les nouvelles technologies imprègnent tout le tissu industriel. La pro- blématique de la 5G pose celle du vecteur industriel et de la gestion qu’il fait des don- nées dont il dispose (protection, partage) et qui peuvent devenir des armes straté- giques. Là encore, la réponse appropriée passerait par la définition d’une stratégie, source d’économie : innover là où il n’est pas concevable de partager pour des impé- ratifs de sécurité nationale, collaborer là où des synergies peuvent être profitables d’un point de vue technologique et financier.

Dans le domaine de l’armement, la Chine souhaite-elle imposer de nouvelles normes, par exemple pour la fabrication d’avions de chasse, dans l’optique de devenir un con- current majeur pour la vente de matériel ? Sans être spécialiste du domaine, j’observe que toute vente n’est pas qu’une question de technologie et de performance. Une offre attractive est avant tout une offre qui

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LE SOFT-POWER j’associe des explications à la représenta- tion afin que le spectateur puisse mieux se INDONESIEN EN repérer. J’ai l’habitude de voyager dans d’autres pays européens, notamment en FRANCE Suisse, en Allemagne et en Pologne. Je ne ressens pas tout à fait la même chose avec ENTRETIEN AVEC M. le public dans ces pays-là. Lorsque je ren- RIZKI RAMDHANI contre un Polonais ou un Allemand, on me dira « Ah, vous êtes Indonésien ! » et la con-

versation s’arrêtera là. La surprise ne dé- bouche pas sur de la curiosité. L’Indonésie Entretien réalisé par Etienne HALBEHER, le doit être trop méconnue pour susciter une 27 février 2018, avec M. Rizki Ramdhani, réelle curiosité de leur part. Disons que professeur d’indonésien à Sciences Po et l’état d’esprit est différent d’un pays à danseur oriental professionnel l’autre.

Au-delà des concepts abstraits de politique Quelle est la portée des évènements cultu- étrangère, il semblait intéressant de voir les rels indonésiens organisés en France ? atouts et faiblesses de la diffusion de l’Indo- Les demandes d’organisations d’évène- nésie à l’international, dans une perspective ments culturels indonésiens proviennent plus pratique, depuis une expérience per- pour l’essentiel des associations franco-in- sonnelle. C’est ce qui a motivé cet entre- donésiennes. Mais notre rayon d’action ne tien. se limite pas seulement à l’Ile-de-France. Nous essayons de nous produire partout en France. Quelle a été votre expérience dans la pro- motion d’événements culturels indoné- siens ? Comment faites-vous pour que soit repré- Depuis mon enfance, je suis passionné par sentée la diversité culturelle d’un pays di- la danse. J’ai appris la danse javanaise clas- vers comme l’Indonésie ? Est-ce que c’est sique aux côtés de Raden Yuyun Kusumadi- un objectif de votre troupe ou bien préfé- nata, un professeur connu en Indonésie. Les rez-vous représenter ce qu’il y a de plus em- représentations culturelles auxquelles j’ai blématique ? participé en France tournent donc pour l’es- Le nom de notre troupe est Joged Nusan- sentiel autour de la danse. En France, j’ai tara, « Danser l’archipel ». Nous voulons re- appris à adapter mes représentations en présenter autant que possible l’ensemble fonction des spectateurs. Le public français des provinces de l’Indonésie. Nous propo- présente une réelle curiosité pour les repré- sons de la danse javanaise, balinaise, suma- sentations de danses indonésiennes. Il est tranaise, papoue etc. Toutes ne se dansent fréquent que des spectateurs viennent me pas dans le même contexte et ne s’appré- voir à la fin d’un spectacle pour me poser cient pas de la même façon. La danse clas- des questions sur la danse, la signification et sique javanaise, traditionnellement repré- la symbolique derrière tel ou tel mouve- sentée dans les cours royales, est très solen- ment. J’ai alors décidé d’organiser des nelle. La danse sumatranaise est prisée car « spectacles – conférences » dans lesquels beaucoup plus gaie et enjouée que la danse

130 javanaise classique. La danse provenant Quelle place pour les cultures populaire de d’Aceh (nord de Sumatra), appelée Saman, l’archipel ? est également appréciée du public. Nous es- La culture populaire est présente. En Indo- sayons de représenter les danses d’autres nésie, le théâtre et la danse sont proches, ils ethnies mais cela est plus difficile car il faut ne sont pas dissociés l’un de l’autre comme trouver des danseurs expérimentés. Nous en France. On trouve un théâtre populaire incluons tout de même des danses Dayak dansé avec peu de dialogues, accompagné (ethnie de Bornéo), des danses de Sulawesi, d’un orchestre. Sont racontées des contes dont les mouvements sont plus lents et plus et des légendes locales, comme Kancil dan répétitifs. Nous essayons aussi de faire des Gaya, Bawang Merah Dan ou encore Ba- représentations de danses papoues mais wang Putih. Le plus connu d’entre eux est la cela reste rare. Quoiqu’il en soit, la danse légende de Sankuriang, un peu l’équivalent balinaise reste en tête de liste. C’est une du mythe d’Œdipe en Europe. On trouve danse incontournable dans nos représenta- aussi un théâtre dansé qui est davantage tions car c’est une danse célèbre. fréquenté par les « classes bourgeoises » de la société et dans lequel on représente plus Sur quels récits et quels imaginaires repo- volontiers les grands mythes hindous. sent ces représentations ? Si on prend l’exemple des danses Balinaises, Comment voyez-vous la promotion de la ce sont des danses religieuses qui sont re- culture indonésienne dans le monde ? présentées dans des décors inspirés des Quelles sont les responsabilités du gouver- temples de l’île. L’influence hindoue sur la nement indonésien dans cette mission ? danse javanaise est importante. Les grands J’imagine que la promotion de la culture in- mythes et les épopées comme le Marayana donésienne devrait être la mission du gou- et le Mahabharatta sont des thèmes incon- vernement et des représentations diploma- tournables et très populaires encore au- tiques. Aujourd’hui, et d’après mon expé- jourd’hui. Il est d’ailleurs possible de revisi- rience, la promotion de la culture indoné- ter ces mythes et leur chorégraphie. En 360 sienne est problématique car elle repose 2005, avec Mme Nathalie Deguigné , nous pour l’essentiel sur des initiatives person- avons fait une nouvelle création en revisi- nelles et des associations culturelles. Je n’ai tant certains passages du Ramayana en ver- pas l’impression que le gouvernement dis- sion modern jazz. Cette représentation ori- pose de réelle politique de diffusion de la ginale a rencontré un grand succès à Paris ! culture indonésienne à l’international. De Il est donc parfaitement possible de conci- manière générale, les représentations di- lier des formes traditionnelles de la culture plomatiques, ambassades comme consu- indonésienne avec des éléments plus con- lats, s’intéressent de loin à cette question et temporains. soutiennent peu les initiatives qui peuvent être prises dans ce domaine. Il arrive d’ail- leurs que les initiatives personnelles ou col- lectives servent de prête-noms pour

360 Également diplômée de l’université Paris VIII.

131 l’ambassade afin de justifier de quelques ac- tions dans le domaine de la promotion cul- turelle. Cela m’est arrivé. Les objectifs de la diplomatie indonésienne doivent probable- ment poursuivre d’autres priorités. J’ima- gine que les raisons sont politiques et éco- nomiques. Mais il est intéressant de consta- ter que la personnalité des représentants indonésiens joue sur cette question. Par exemple, l’ancien ambassadeur d’Indonésie en France s’intéressait davantage aux ques- tions culturelles que l’ambassadeur actuel. Au-delà de la personnalité de l’ambassa- deur, il est rare de trouver des diplomates, souvent jeunes d’ailleurs, qui s’intéressent à de telles questions. Enfin, les initiatives personnelles et les actions des associations culturelles, en plus d’être assez rares, sont limitées en ce sens que leur efficacité re- pose sur la bonne entente au sein de la communauté indonésienne installée dans le pays d’accueil. Or, il arrive qu’il y ait des ten- sions dans la communauté, ce qui n’aide pas à organiser des actions communes.

Quels sont vos espoirs pour mieux faire connaître la culture indonésienne ? Mes espoirs sont nombreux. Je souhaiterais plus de soutien de la part du gouvernement et de l’ambassade car il me semble que ce sont des acteurs essentiels de la promotion de la culture indonésienne. Je constate aussi que la jeune génération en Indonésie se désintéresse de la culture populaire et traditionnelle. Cela est dommage car la cul- ture indonésienne est riche de ses tradi- tions et cette diversité doit être transmise à la jeune génération.

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FRANCE-VIETNAM : réaliser un état des lieux des rapports bila- téraux dont les gouvernements des deux 45 ANS DES RELA- pays déclarent être à l’orée de nouveaux approfondissements. À cet effet fut réuni TIONS DIPLOMA- un panel de diplomates et d’experts fran- TIQUES, VERS UN çais et vietnamiens au sein des locaux de l’INALCO à Paris pour une analyse poussée RENOUVEAU DES de la relation France-Vietnam dans toutes LIENS BILATERAUX ? ses dimensions, en premier lieu historique.

Le bilan historique de la relation franco- PAR PHAM QUANG vietnamienne : entre éloignements et re- Membre du comité Asie trouvailles « C’est en effet au cours d’une longue his- À l’occasion du 45ème anniversaire de l’éta- toire commune que la relation franco-viet- blissement des relations diplomatiques namienne s’est construite », explique le entre la France et le Vietnam, le journal en professeur François Guillemot, directeur de ligne asiepacifique.fr a co-organisé avec le recherche de l’Institut d’Asie Orientale centre de recherche Asia Centre à l’INALCO (École normale supérieure, ENS Lyon). Ce- un colloque réunissant experts, diplomates pendant, si cette relation s’inscrit donc dans et responsables afin de faire le point sur les la durée, paradoxalement « elle conserve perspectives communes des deux pays. Ce intrinsèquement une certaine fragilité », fut riche et franc. Nous vous présentons ci- souligne le professeur. Comme l’a rappelé dessous le compte-rendu enrichi de ce col- le président Emmanuel Macron lors de sa loque du 9 avril 2018 à Paris. déclaration conjointe avec M. Nguyen Phu Trong du 27 mars, les rapports entre la L’année 2018 signe le 45ème anniversaire de France et le Vietnam ont souvent été mar- l’établissement des relations diplomatiques qués par cette ambivalence : « L’Histoire entre la France et le Vietnam. Elle a été mar- [franco-vietnamienne] est ainsi […] une His- quée par la récente visite du premier secré- toire de guerre et de paix, d’éloignement et taire du Parti communiste vietnamien de retrouvailles362 ». Ce qui a pu rapprocher (PCV), Nguyen Phu Trong, à Paris en mars la France et le Vietnam, ce fut le maintien dernier361. d’une relation diplomatique forte entre L’occasion, lors d’un colloque organisé le 09 avril 2018 par le think tank Asia Centre, de

Trong, secrétaire général du Parti Communiste du 361 « France : le chef des communistes vietnamiens Vietnam, https://www.elysee.fr/emmanuel- reçu à l'Élysée », RFI macron/2018/03/27/declaration-conjointe-du- http://www.rfi.fr/france/20180328-france- president-de-la-republique-emmanuel-macron-et- communiste-vietnam-elysee-macron-nguyen-phu- du-secretaire-general-du-parti-communiste-de-la- trong republique-socialiste-du-vietnam-m-nguyen-phu- 362 Transcription de la déclaration conjointe du trong Président de la République et de M. Nguyen Phu

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Paris et Hanoï en dépit des oppositions de la premier pays occidental à briser l’isolement Guerre froide. dans lequel le Vietnam était plongé par la Les accords de Genève de 1954 posèrent visite du président François Mitterrand en d’abord les bases d’une réconciliation en 1993. La diplomatie française participa alors permettant une sortie honorable de la activement à la réinsertion du Vietnam au sein de la communauté internationale. guerre d’Indochine selon l’ancien Ambassa- deur du Vietnam à l’UNESCO et l’Organisa- En dépit de cette forte implication au Viet- tion internationale de Francophonie (OIF), nam dans le début des années quatre-vingt- M. Duong Van Quang. D’après le professeur dix, la France « a perdu pied » dans le pays François Guillemot, la France se rangea en- constate François Guillemot. Les investisse- suite du côté de la position de la République ments des autres pays d’Asie et le retour Démocratique du Vietnam (RDVN) durant la des États-Unis ont en effet quelque peu guerre fratricide qui divisa le pays : dans un marginalisé la place de la France au Viet- discours prononcé à Phnom Penh en 1966, nam. La signature d’un partenariat straté- le général de Gaulle se déclara ainsi opposé gique entre la France et le Vietnam en 2013 à l’intervention américaine dans le pays. s’inscrit alors dans une volonté de reconso- Toujours en ce qui concerne le conflit viet- lider sur tous les plans une relation franco- namien, la France joua également un rôle vietnamienne qui tendait peut-être ces der- capital d’entremetteur diplomatique en ac- nières années vers une relative indiffé- cueillant des négociations de paix qui rence364. s’achevèrent par la signature des accords de Paris en 1973. Vers un découplage des intérêts franco- L’après-guerre marqua pourtant le pas des vietnamiens ? relations franco-vietnamiennes. Con- traintes par le contexte de la troisième Le maintien d’une certaine excellence des guerre d’Indochine363, « elles ne furent pas rapports diplomatiques franco-vietnamiens exceptionnelles » selon M. Duong Van n’a pu en effet empêcher l’émergence de Quang. Les rapports entre la France et le divergences d’intérêts entre Hanoï et Paris Vietnam s’illustrèrent alors par l’action des éprouvant l’efficacité de la relation entre les french doctors pour le sauvetage des boat deux pays. people. « L’image des années 80 fut brouil- Une première divergence porte sur la per- lée », explique François Guillemot. ception des rapports France-Vietnam. La Cependant, malgré les vicissitudes de l’his- France met souvent en avant son histoire toire « la France et le Vietnam ne se sont ja- partagée avec le Vietnam pour valoriser ses mais tourné le dos », insiste l’ambassadeur Duong Van Quang. Les années quatre-vingt- dix furent les années des retrouvailles. Se- lon Mr Duong Van Quang, la France fut le

363 On désigne par troisième guerre d’Indochine le 364 « Pourquoi la France a perdu pied au Vietnam », conflit qui a opposé la République Socialiste du Viet- Les Echos, https://www.lesechos.fr/idees-de- nam à la République Populaire de Chine et au régime bats/livres/0301471672816-pourquoi-la-france-a- des Khmers Rouges de 1979 à la fin des années 1980. perdu-pied-au-vietnam-2164451.php

134 liens avec ce pays365. Or pour le Vietnam, la arrivés dès l’ouverture du pays aux entre- référence à l’Histoire apparaît de plus en prises étrangères, se sont peu à peu retirés. plus secondaire. L’ambassadeur Duong Van « Il n’existe pas actuellement de monu- Quang constate ainsi que « l’héritage histo- ments ou de constructions françaises très rique dont disposent le Vietnam et la France importantes au Vietnam », déplore M. agît de moins en moins sur la relation, il faut Duong Van Quang. trouver d’autres ressorts ». Et ajoute-t-il : « Une quatrième divergence est la persis- La commémoration, la nostalgie c’est bien, tance d’images négatives véhiculées dans l’action est indispensable ». Car « 53% de la les deux pays qui selon l’historien François population vietnamienne a désormais Guillemot signent le champ des interactions moins de 30 ans », explique Jean-Philippe franco-vietnamiennes. Une première image Eglinger du cabinet Viet Phap Stratégies, ce est convoyée par les courants politiques les qui impose de sortir des considérations mé- plus extrêmes de l’Hexagone qui entendent morielles souvent avancées par la France. promouvoir une représentation idéalisée et Une seconde divergence est un découplage prétendument civilisatrice de la colonisa- partiel des intérêts géopolitiques des deux tion. Cette conception de l’histoire, qui n’a pays. Les politiques étrangères de la France pas évolué depuis la fin de la guerre d’Indo- et du Vietnam ont vu leur priorité se recen- chine peut déboucher sur une méconnais- trer vers leur voisinage régional au détri- sance du Vietnam actuel. Une seconde ment du lien franco-vietnamien. Selon l’am- image véhiculée par la République socialiste bassadeur Duong Van Quang, alors que la du Vietnam est celle des procès politiques à France a plutôt privilégié sa relation avec répétition imposée à la dissidence, qui selon l’Afrique et l’Europe, le Vietnam a choisi le professeur François Guillemot ques- pour sa part de favoriser en premier lieu tionne les historiens et plus largement les l’essor de ses liens avec ses voisins asia- citoyens de nos deux pays sur l’État de droit tiques ainsi qu’une politique d’équilibre socialiste. D’après le professeur « ces deux entre la Chine, les États-Unis et la Russie. « volets, l’un, réminiscence d’un passé loin- Les processus de mondialisation et de régio- tain, l’autre, illustration d’une pratique an- nalisation imposent désormais des con- crée dans un système, constituent en traintes aux relations bilatérales au regard quelque sorte une épine dans le pied de la des engagements internationaux pris par la relation construite et apaisée qu’entendent France et le Vietnam », analyse l’ambassa- consolider les deux pays. » deur Duong Van Quang. Une troisième divergence est le décrochage Quelles pistes possibles pour un renouveau économique de la France au Vietnam. de la relation France-Vietnam ? D‘après Jean-Philippe Eglinger, la part de marché de la France est ainsi passée d’envi- La relation franco-vietnamienne fait donc ron 4,5 % durant les années 90 à 1% au- face au défi du renouvellement. Elle dispose jourd’hui. Les grands groupes français, d’atouts importants pour y parvenir. Il s’agit

https://asiepacifique.fr/entretien-benoit-de- 365 NGUYỄN, Thụy Phương, « Un entretien avec Be- treglode-irsem-nguyen-thuy-phuong-asiepacifi- noit de Tréglodé, directeur de recherche, IRSEM », quenews/ asiepacfique.fr, 20 juin 2018,

135 du potentiel économique de la relation Vietnam. Les seuls investissements de l’en- franco-vietnamienne. treprise sud-coréenne Samsung représen- 367 L’enjeu économique est assurément un in- tent avec près de 17 milliards de dollars térêt mutuel aux deux pays. Dans son inter- un montant supérieur à l’ensemble des in- vention Jean-Philippe Eglinger décrit les ca- vestissements français. ractéristiques majeures de l’économie du L’Hexagone explique Jean-Philippe Eglinger, Vietnam : si célébrer le dynamisme du PIB ne peut du fait de son éloignement géogra- vietnamien est devenu un lieu commun, son phique avec le Vietnam prétendre au même expansion impressionne toujours : de 1992 rang qu’un pays de la région. Elle peut à 2017, le PIB du Vietnam a été multiplié par néanmoins y revendiquer une place de 17 ! Cette progression a pu être réalisée par choix dans les secteurs où sa valeur ajoutée une croissance de 6 à 7 % par an 366qui a est reconnue. On pense ici à l’aéronautique, abouti à l’émergence d’un nouveau marché, la pharmacie qui représentent respective- celle d’une classe moyenne qu’on estime de ment 50 % et 13 % des exportations fran- 6 à 7 millions de foyers. L’économie vietna- çaises368, les transports où la France a ob- mienne offre de grandes opportunités pour tenu des réussites avec Alstom pour le mé- le commerce international. Avec des impor- tro de Hanoï, la distribution avec Auchan et tations représentant 80 % du PIB et des ex- l’agroalimentaire. Du côté des importations portations du même montant, « le Vietnam vietnamiennes en France, le téléphone et le se caractérise par son ouverture extraordi- textile sont les principaux débouchés. naire au monde », explique Jean-Philippe Le nombre d’expatriés français au Vietnam Eglinger. Le développement de l’equitiza- s’élève à 7000 personnes369. Ce qui peut pa- tion, c’est-à-dire l’ouverture du capital des raître modeste par rapport aux effectifs sociétés vietnamiennes et leur appel au d’autres pays tels par exemple ceux de la marché boursier permet l’émergence de Corée du Sud qui rassemblent près de 200 nouveaux modes d’investissements au Viet- 000 ressortissants. La communauté fran- nam. çaise n’en connaît pas moins une évolution Cependant selon Jean-Philippe Eglinger, la remarquable avec une croissance de 50 % France n’a pas su jusqu’à maintenant profi- ces dernières années. La French Tech et son ter de cet essor du commerce extérieur mode d’approche par filière sont un succès vietnamien. La Chine, les États-Unis, l’Union à mettre au crédit de la communauté des Européenne, la Corée du Sud sont les prin- entrepreneurs français dans les nouvelles cipaux partenaires commerciaux du technologies au Vietnam. La création de

366 VANHAM, Peter, « The story of Viet Nam's eco- 368 Ministère de l’économie et des finances, nomic miracle », World Economic Forum, 11 septem- « Commerce bilatéral France-Vietnam en 2017 », bre 2018, https://www.wefo- https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018 rum.org/agenda/2018/09/how-vietnam-became- /02/28/commerce-bilateral-france-vietnam-en- an-economic-miracle 2017 367 « Why Samsung of South Korea is the biggest firm 369 « Ces Français qui ont réussi au Vietnam », Les in Vietnam », The Economist, 12 avril 2018, Echos, 15 mai 2015, https://start.lesechos.fr/tra- https://www.economist.com/asia/2018/04/12/why vailler-a-letranger/fiches-pays/ces-francais-qui-ont- -samsung-of-south-korea-is-the-biggest-firm-in- reussi-au-vietnam-8314.php vietnam

136 structures d’incubateurs et de coworking Comme le rappelait le président Macron du- franco-vietnamiennes pourrait être une so- rant sa déclaration commune avec le pre- lution selon Jean-Philippe Eglinger pour an- mier secrétaire Nguyen Phu Trong, l’Asie du crer une présence française dans le tissu Sud-Est « […] est une région structurante économique vietnamien sur le long terme. pour la sécurité collective, où la France doit être beaucoup plus présente. Le Vietnam La solidité du cadre institutionnel est assu- rément un pilier de la relation franco-viet- est un partenaire naturel pour l’approfon- namienne. Le cadre institutionnel dans le- dissement de ces liens. » quel s’inscrivent les échanges France-Viet- Le respect du droit international et des prin- nam est particulièrement complet : « La cipes de liberté de navigation représente France est l’un des rares pays qui a signé des intérêts stratégiques convergents pour avec le Vietnam des accords de coopération la France et le Vietnam. Des projets com- dans tous les domaines » explique M. Bui Le muns de coopération entre les ministères Thai de la commission des relations exté- de la Défense français et vietnamiens no- rieures du Parti communiste vietnamien tamment dans le domaine du matériel mili- (PCV). Ce cadre a permis l’instauration taire ont été mis à l’ordre du jour lors de la d’une structure diplomatique et juridique venue du premier secrétaire vietnamien. « solide pour appuyer la relation franco-viet- Une coopération vivace dans la défense namienne. Un effort supplémentaire des telle que celle qui existe pour l’Inde pourrait deux parties semble toutefois nécessaire être instaurée avec le Vietnam », avance pour améliorer la mise en œuvre de ces ac- l’ancien ambassadeur de France au Viet- cords : la sénatrice Hélène Luc constate nam, M. Claude Blanchemaison. ainsi qu’il convient de « renforcer l’effica- Les institutions culturelles et de la Franco- cité des coopérations pour que les traités phonie sont également considérées comme s’appliquent de manière plus efficace. » un levier pour le renforcement des liens Reste que dans des secteurs stratégiques entre la France et le Vietnam. Il s’agit pour comme celui de la défense, l’approfondisse- la députée Stéphanie Do de « favoriser une ment des coopérations est une ambition culture commune qui sera le produit d’une clairement revendiquée. La France a été le force agissante ». Et « Le développement de premier pays occidental à établir des rela- la francophonie encore modeste au Viet- tions de défense avec le Vietnam depuis nam pourrait devenir un intérêt stratégique 1991, avec un niveau de contact élevé au ni- pour ce pays », explique Nguyen Thai, son veau du vice-ministre de la Défense en président d’Interface francophone. Selon 2001. Et lors de la dernière visite du 1er se- une étude de la banque Natixis370, on comp- crétaire Nguyen Phu Trong, les questions de tera en 2050 près de 750 millions de locu- défense furent affichées comme un enjeu teurs francophones dans le monde, ce qui commun de première importance. fera de la maîtrise du français un enjeu

370 « Le français, langue la plus parlée en 2050 ? » France 24, 26 mars 2014, https://www.france24.com/fr/20140326-francais- langue-etude-2050-forbes

137 géopolitique sur lequel le Vietnam pourrait européenne (UE) et cette dernière est dé- s’appuyer. sormais bien présente au Vietnam en tant Outre les relations au niveau gouvernemen- que troisième partenaire commercial après tal, le PCV a développé des liens de parti à la Chine et les États-Unis », explique Fran- parti avec les principaux courants de l’échi- çois Guillemot. quier politique français. « Il conserve une Les futurs échanges commerciaux se dérou- relation traditionnelle et solide avec le Parti leront dans le cadre de l’accord de libre- Communiste Français, le président Ho Chi échange Union européenne-Vietnam — Minh ayant été l’un de ses fondateurs », ex- plus connu sous son acronyme anglais plique M. Bui Lê Thai. Des accords de coo- EVFTA — dont la ratification devrait interve- pérations ont été également signés avec le nir en 2018. Les volets de la coopération bi- Parti Socialiste en 1989 puis les Républicains latérale sont désormais fixés par des ac- en 2004. Des pourparlers pour de futures cords sous supervision du Parlement euro- relations sont semble-t-il en cours de négo- péen dans les domaines politiques, écono- ciations avec le mouvement En Marche. Au miques ou sectoriels au travers de l’Accord niveau des institutions, la coopération est de partenariat et de coopération bilatérale étroite entre les deux assemblées natio- (APC) en vigueur depuis le 1er octobre 2016 nales françaises et vietnamiennes ainsi que ou le domaine des droits de l’homme par le le Sénat. Une coopération qui pour la dialogue bilatéral sur ce sujet qui a vu son France est matérialisée entre autres par la septième cycle s’achever en décembre constitution du groupe d’Amitié France- 2017371. Vietnam rassemblant parlementaires et sé- Le Vietnam pourrait pour sa part devenir nateurs. une porte d’entrée dans l’ASEAN pour la France. Le Vietnam contribuerait à soutenir 372 L’Union Européenne et l’ASEAN : pour un un « pivot asiatique » de l’UE porté entre nouvel horizon partagé autres par Paris dans une région considérée à nouveau comme stratégique pour les in- C’est peut-être l’inscription nouvelle de la térêts européens comme français. relation franco-vietnamienne dans le cadre européen qui permettra un retour à une convergence plus étroite des intérêts fran- Cet article a été initialement publié par le çais et vietnamiens. journal asiepacifique.fr Désormais, l’ampleur des coopérations change de dimension et se conçoit à l’échelle européenne : « La France n’est plus seule. Elle interagit au sein de l’Union

371 « Dialogue UE-Viêt-Nam sur les droits de 372 « Le pivot européen vers l'Asie : un nouvel équi- l'homme », Union Européenne Action extérieure, 1er libre à trouver ? », Question d'Europe, n°436, décembre 2017, https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-eu- https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters rope/0436-le-pivot-europeen-vers-l-asie-un-nouvel- -homepage/36945/dialogue-ue-vi%C3%AAt-nam- equilibre-a-trouver sur-les-droits-de-lhomme_fr

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ANALYSES - LES CONTRIBUTEURS

Ludivynn Munoz. Professeure d’histoire-géographie en section européenne espagnole, diplômée de l’Institut Français de Géopolitique et membre du Comité Culture & Influences des Jeunes de l'IHEDN. Zone de spécialisation : Cameroun/Espagne/Liban/Mexique. Ludivynn s'est associée au Comité Asie pour ce numéro.

Waasim Alidra. Wassim est consultant en Cyber sécurité et Risk Management. Il participe également à des travaux de recherches sur les relations internationales au sein des Jeunes IHEDN.

Philippe Courtin. Responsable Sûreté à l’International, Membre Associé du Comité Asie des Jeunes IHEDN. MBA École de Guerre Économique 2017, diplômé de Sciences-Po Paris 2001, et de l’École Navale 1982. Ancien maître de conférence en géostratégie de défense à l’IEP de Paris. Conseiller sur les sujets de sécurité en Asie. 10 années d’expatriation en Chine et en Corée du Sud.

Gauthier Mouton. Diplômé d’un Master en Relations internationales (Paris 1 Panthéon- Sorbonne), Gauthier est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il occupe également le poste de coordinateur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est dans cette même université.

Simon Godart. Simon a terminé ses études de relations internationales par deux ans d'expatriation à Séoul. Fin 2017, il a rejoint l'équipe « Péninsule coréenne » de l'Observatoire Pharos travaillant sur les possibilités de dialogue et de coopération dans la zone. Avec celle-ci, il s’intéresse en particulier au rôle que peuvent jouer la société civile et les acteurs religieux dans ces questions.

Cédric Legentil. Titulaire d'un mater en histoire contemporaine de Paris IV Sorbonne, Cédric a effectué une année d'échange à Daigaku, Tokyo. Début 2019, Cédric a décidé de s'impliquer davantage dans le Comité Asie et a accepté le rôle de Secrétaire général.

Etienne Halbeher. Auditeur-jeune de l’IHEDN (98e session Jeunes), Etienne est diplômé de Sciences Po, master politics and public policy.

Hugo Tierny. Hugo est un jeune chercheur en géopolitique et histoire. Tombé dans le chaudron est-asiatique lors d'un voyage d'étude, il a passé quatre années à Taïwan et se passionne pour les questions militaires, identitaires et culturelles du monde chinois.

Maveric Galmiche. Actuellement en Master d'affaires publiques à Sciences Po, Maveric se spécialise dans les relations diplomatiques des pays du Sud de l'Asie.

Ariane Bouf. Diplômée en LLCE Anglais et Master RI, Ariane a vécu à Singapour, en Malaisie, à Taïwan et aux États Unis. Elle s'est spécialisée en politique étrangère américaine (Libye, Taïwan). Elle travaille aujourd'hui chez International SOS.

Nicolas Guillaume. Étudiant en master d'affaires publiques à Sciences Po Paris et en histoire du Moyen-Orient à la Sorbonne, en cours de spécialisation sur l'Iran contemporain, Nicolas a effectué plusieurs stages à Téhéran.

Louis-Marie Zeller. Ingénieur INSA Rouen en Maîtrise des Risques Industriels et Environnementaux, il est aujourd'hui asset Manager chez Neoen (producteur français d’électricité renouvelable). Membre du Comité Énergies et Environnement des Jeunes IHEDN, Louis-Marie s'est associé au Comité Asie pour un article à quatre mains.

Emmanuel Véron. Membre associé du Comité Asie, Emmanuel est enseignant-chercheur à l’École navale de géopolitique et de relations internationales, il est spécialiste de la Chine contemporaine et de sa politique étrangère.

Quang Pham. Diplômé d'école de commerce (master HEC), Quang est rédacteur pour le journal en ligne asiepacifique.fr et le média Asialyst.

Mise en forme de la publication : Marie Pavageau et Manon Pavageau

LES COMITÉS DES JEUNES-IHEDN

L’association des Jeunes IHEDN est composée de 14 comités d’études thématiques. Chaque comité est géré par un membre qui oriente les actions du comité, impulse la dynamique et fédère les membres entre eux : il s’agit du responsable de comité. C’est auprès de ce responsable que les membres des Jeunes IHEDN doivent se manifester s’ils souhaitent rejoindre le comité et contribuer au développement de son rayonnement. Pour toute question relative aux comités, contacter : etudes@jeunes- ihedn.org.

Pour vous abonner aux publications des Comités, en savoir plus sur leurs activités ou y participer, vous pouvez contacter leurs responsables :

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Pour s'abonner aux Cahiers du Comité Asie des Jeunes-IHEDN ISSN : 2274-4460 [email protected]