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Labyrinthe

37 | 2011 (2) Des séries et des vies

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/4181 DOI : 10.4000/labyrinthe.4181 ISSN : 1950-6031

Éditeur Hermann

Édition imprimée Date de publication : 15 août 2011 ISBN : 9782705681470

Référence électronique Labyrinthe, 37 | 2011 (2), « Des séries et des vies » [En ligne], mis en ligne le 28 juillet 2011, consulté le 09 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/4181 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/labyrinthe.4181

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Propriété intellectuelle 1

SOMMAIRE

Éditorial

Dossier - Des séries et des vies

La forme d’une vie Renaud Pasquier

Les Feux de la vie et de la beauté Guillaume Paugam

La Griffin-Team Robert Saint-Clair

Le dispositif sériel Sur un trailer des Sopranos, saison 6, 2e partie. Renaud Pasquier

Différer l’Apocalypse Ou pourquoi il faut que mes enfants se brossent les dents (Supernatural, Weeds) Éléonore Feurer

Espace Mémoire Événement (The Wire) Elisabeth Hodges

De la fidélité Renaud Pasquier

Un sens de la réserve Laurent Dubreuil

Blonde Stéphane Legrand

Blonde, Mode d’emploi Stéphane Legrand

The Walking Dead  : oubli, rumination et emblèmes du temps (De l’utilité et des inconvénients des séries pour la non-vie) Anne Bourse

L’Utopie sérielle (triptyque) Renaud Pasquier

Si toi non plus, ami lecteur, tu n’aimes pas les séries Pierre Savy

Textes libres

Des concepts et des faits La double contradiction des sciences sociales Bastien Bosa

Appauvrir pour enrichir, une étrange opération philosophique Alessandro Delcò

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À propos de Lumière de l’Éternel, de Ḥasdaï Crescas David Lemler

La Fabrique des crétins : souvenirs de Tahiti Caroline Ferraris-Besso

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Éditorial

1 Jadis on les dédaignait, on les négligeait, on les stigmatisait comme symbole de sous- culture et de mauvais goût, bras armé de l’abêtissement généralisé. Les temps ont bien changé : aujourd’hui, les séries américaines sont portées au pinacle, elles ne sont plus ce plaisir honteux qu’on cachait. Au contraire, il est de bon ton, à tout âge et dans tout milieu, de clamer son admiration pour Les Sopranos, The Wire, Mad Menet bien d’autres, et d’ajouter aux soirées passées devant l’écran les heures de conversation. Enfin les séries suscitent l’écriture, un déferlement de textes, analyses, articles, communications, bien au-delà des cercles de fans ou de journalistes spécialisés, jusque là leur domaine réservé. Les sociologues, les philosophes, les critiques littéraires s’en emparent, en font leur objet de prédilection. Labyrinthesouhaiterait moins s’inscrire dans cette vogue que l’interroger. Non que nous voulions prendre de la distance, qu’elle soit amusée, accusatrice ou scientifique, avec cet impressionnant engouement ; il ne s’agit en rien de l’objectiver. Au contraire, c’est justement parce que beaucoup d’entre nous sont amateurs assidus de séries que nous voulons comprendre comment et pourquoi elles ont pris tant de place dans nos vies et celles de nos contemporains. Mieux encore, comment elles les ont façonnées, informées, transformées. Non pas donc considérer les séries comme des objets à manipuler à notre guise, calibrées selon concepts et raisonnements préalablement construits, mais mettre en jeu notre expérience de spectateur, et donc inverser les rôles : comment nous devenons les objets des séries, comment elles nous donnent forme, quelles « formes de vie » elles font naître.

2 Plutôt que de nous inscrire dans une lignée (Wittgenstein, Agamben), nous avons choisi de garder au concept de « formes de vie » une souplesse bienvenue, adéquate à la multiplicité des effets et versions possibles : la « forme » sera individuelle aussi bien que collective, biopolitique, socioculturelle, ou bien sûr esthétique. On ne pourra donc apporter de réponse satisfaisante qu’en partant justement de la « forme » sérielle, et des esthétiques singulières des séries. À ce titre, le choix est, comme toujours, arbitraire, lié à nos goûts et à nos expériences. Il nous semble qu’avec Buffy, Les Sopranos, Walking Dead, The Wire, Six Feet Under et bien d’autres fictions évoquées plus ou moins longuement selon la perspective adoptée, nous sommes parvenus à proposer un ensemble vaste et varié, quoique très majoritairement originaire des États-Unis, entre celles qui font déjà figure de « classiques » et d’autres moins célébrées ou reconnues.

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3 Ajoutons que ce dossier n’est en rien interdit, fermé ou illisible pour ceux qui n’aiment pas les séries : d’abord parce que la parole leur est donnée (Pierre Savy est leur ironique représentant, dans le texte qui clôt notre dossier), ensuite parce que tous les auteurs se sont attachés à disposer toutes les informations nécessaires à la bonne compréhension de leurs textes, sans en restreindre l’accès aux seuls fans des séries évoquées (ainsi l’article de Stéphane Legrand consacré à Buffy est-il accompagné d’un « mode d’emploi » bref et clair), enfin parce que nous faisons le pari que leurs vies aussi sont affectées par le phénomène sériel, partiellement, indirectement, par échos et réverbérations, mais sans demeurer parfaitement indemnes.

4 Puisque que c’est de nos vies de spectateurs qu’il est question, nos textes mettent en scène des subjectivités aux prises avec l’expérience sérielle et toutes ses conséquences. Dans les pages qui suivent, le regard analytique prévaudra, mais se mâtinera de confessions, de fiction, de méditations toutes personnelles et de fragments autobiographiques, le « je » relevant ici non de la facilité narcissique mais bien de la nécessité heuristique.

5 La section « Textes libres » est constituée de travaux qui sont comme les épisodes poursuivant des séries entamées il y a déjà quelque temps dans Labyrinthe : Bastien Bosa et Alessandro Delcò reviennent dans leurs textes sur la question des rapports entre les disciplines (sciences sociales, philosophies) d’une part, entre les disciplines et « les faits » d’autre part, toutes questions qui sont au cœur de la perspective réflexive et épistémologique souvent adoptée par notre revue (voir notamment le dossier « La fin des disciplines ? » du numéro 27). Par ailleurs, le texte de David Lemler rend compte d’un ouvrage qui, pour être ancien et assez oublié, n’en affronte pas moins avec force la question du rapport du judaïsme à la rationalité philosophique : rapport qui, depuis quelques années, a fait dans Labyrinthe l’objet de réflexions éparses qui se prolongent ici et devraient se prolonger encore dans le numéro 38. Enfin, la réflexion de Caroline Ferraris-Besso autour des « souvenirs de Tahiti » s’inscrit dans le courant des études post-coloniales que nous explorions en particulier dans le numéro 24 (« Faut-il être postcolonial ? »). Cette continuité (sérielle ?) entre des textes devrait faire découvrir aux lecteurs de Labyrinthe des thèmes qui, par-delà la structure thématique du dossier, nous tiennent à cœur.

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Renaud Pasquier (dir.) Dossier - Des séries et des vies

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La forme d’une vie

Renaud Pasquier

1 Comment se représenter sa propre vie ? Comment se figurer le déroulé des ans, tracer la ligne qui passe par tous les points saillants de notre mémoire et englobe les plages d’oubli qui nous firent, elles aussi, ce que nous sommes ?

2 Plusieurs formes, plusieurs « patrons » sont à notre disposition. En premier lieu, le biologique : le compte des années superpose les visions d’un corps en croissance, puis en déclin, les mutations successives qui l’affectent, les marques qui s’y inscrivent. S’y ajoute presque toujours le très puissant patron sociologique, qui partage le temps en étapes à franchir régulièrement, de la répétition des « années scolaires » de nos études à l’avènement de ce temps professionnel que l’on nomme carrière – la racine du mot et ses connotations (émulation, compétition, vitesse, force, hiérarchie, victoire, défaite, etc.) nous mènent au fameux curriculum vitae, la « course de vie » chargée de nous identifier, qui qualifie et quantifie notre réussite selon les critères fixés par la société. Puis, quand le récit s’approfondit et fore plus loin dans l’intimité, un troisième agencement s’impose, plus souple : celui des événements, de ces instants d’intensité, déchirures, désirs, douleurs, découvertes en tous genres, tournants décisifs, ou du moins vécus comme tels. En somme une collection d’expériences, heureuses ou malheureuses, et d’émotions par elles suscitées.

3 Or, au sein de cette collection, il est une catégorie particulière, dont l’importance dans nos récits de vie n’a sans doute fait que croître au cours des siècles, celle des expériences culturelles. Des livres inoubliables aux spectacles bouleversants, des toiles fascinantes aux films exaltants, les œuvres portent des vies à incandescence, par elles refondues et à jamais refigurées. La musique, incontestablement, se taille aujourd’hui la part du lion, tant elle est présente, disponible, et multiforme. Une époque est identifiée par sa musique, tout comme une catégorie sociale, qu’elle soit d’âge ou d’activité ; et la jeunesse, plus que toute autre, fait corps avec la musique qu’elle écoute, elle se définit par elle, et en elle. Qui ne songe pas à tel moment comme de « celui où j’écoutais » Madonna / Debussy / Joy Division / Charles Aznavour / Miles Davis etc. ? « Et toi, t’écoutes quoi ? » : de la réponse dépendra la perception qu’autrui aura de toi, ta place dans une géographie culturelle très complexe. Tu as passé des heures à écouter des disques, tu as tremblé de plaisir en entendant pour la première fois et pour la millième

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tel ou tel morceau, tu as renié ce que tu as adoré pour te découvrir de nouvelles passions, tu as rêvé toi-même d’être musicien, d’inspirer les foules, de changer des vies, tu collectionnes les disques, tu attribues des sons à chaque période de ta vie, à chaque année, chaque mois, son timbre et sa mélodie.

4 Tout cela est sans doute vrai pour toi, mais pas pour moi.

5 Moi, ce sont les séries télévisées qui ont informé ma vie, qui l’ont scandée, colorée, façonnée. Je ne pense pourtant pas être une exception, un cas à part : beaucoup ne reconnaissent pas ce rôle des séries dans leur vie, sans doute par gêne, parce que la télévision on n’en parle qu’en clignant de l’œil, comme de vieux souvenirs pas très reluisants d’un temps où l’on n’était pas encore ce que l’on est aujourd’hui, dont il faut rire alors avec humilité ; d’autres n’y songent même plus, ignorent les heures passées jadis devant l’écran, s’étonnent même que l’on puisse exhumer ces blocs d’insignifiances, ces parts de non-vie traversées sans reste ni conséquence. Elles ont existé cependant, pour les uns comme pour les autres, elles appartiennent à leur histoire, comme à la mienne.

6 Pourquoi les ai-je alors vécues plus intensément ? Pourquoi, beaucoup plus que les ritournelles et mélodies, et au moins autant que les récits d’abord écoutés avec dévotion puis lus avec passion, est-ce ce cortège de visages devenus familiers, de génériques appris par cœur, de voix françaises postiches récurrentes et bien vite reconnues d’une série à l’autre, de fictions relancées, répétées et avidement ingérées, de décors parcourus presque quotidiennement comme des voisinages, qui a ménagé et peuplé mes espaces intérieurs, nourrissant mon imagination, mes pensées, mes perceptions, structurant mes personnelles affabulations ? Je ne sais pas, mais le fait est là.

7 Il y eut d’abord l’ère des héros. Une grande partie étaient dessinés, souvent japonais, approximativement animés, mais déjà les côtoyaient, dans mon esprit embrasé par la fiction, des êtres de chair. De chair, mais pas seulement : Steve Austin, l’homme qui valait trois milliards, le plus grand d’entre tous, le plus aimé, a échappé à une mort certaine en mêlant l’acier à sa chair. Avec tous les autres, mais plus que tous les autres, il m’offrait, il nous offrait, à nous, créatures incomplètes, l’image d’un devenir possible, d’une puissance future et de métamorphoses extraordinaires qui nous arracheraient à notre humble condition – et, à l’âge où s’éveillaient la conscience et l’angoisse de notre finitude, sa résurrection bionique représentait un hypothétique espoir de salut. Steve Austin l’homme bionique, Marc Harris l’homme-poisson (L’Homme de l’Atlantide, aux mains et pieds palmés), Hulk l’homme-monstre, ou même de très simples mais très valeureux policiers, comme les détectives Starsky et Hutch, et tant d’autres : tous nous promettaient une vie plus large, plus nombreuse et plus intense, dont les simples échantillons qu’ils représentaient attisaient nos aspirations.

8 L’adolescence venue, et la candeur abolie, les fictions héroïques laissèrent la place aux fictions ironiques. Certes, le passage ne fut pas aussi abrupt : l’humour n’était pas absent de notre regard enfantin, ni des récits que nous absorbions. Les enquêtes de Starsky et Hutch, celles des dandys Brett Sinclair et Dany Wilde dans Amicalement Vôtre (The Persuaders), comme celles de James West et Artemus Gordon, héros des Mystères de l’Ouest (The Wild Wild West), et j’en passe, faisaient la part belle au comique et à la complicité des spectateurs. Mais désormais le ricanement était devenu, pour moi et mes semblables, le mode de perception privilégié des séries, quels que soient leur genre et leurs intentions affichées ; des séries, mais aussi de l’humanité, et de l’univers. Les

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séries, surtout les plus caricaturales et les plus aberrantes d’entre elles, étaient à nos yeux les parfaites représentations de notre monde, les plus adéquates au rapport que nous entretenions, que j’entretenais avec lui. Il était devenu une inépuisable réserve de ridicule ; tout était matière à moquerie, et ma vie n’était plus qu’une longue grimace entrecoupée de gloussements. Le règne du Second Degré était sans partage : plus rien n’était sérieux, plus rien ne méritait le recueillement et la solennité. Ce fut l’époque des fous rires inextinguibles devant les rictus carnassiers de J.R. Ewing (Dallas), face aux Américains moyens de La Croisière s’amuse (The Love Boat), à l’écoute des vertigineux dialogues de l’Inspecteur Derrick ou en tentant de suivre les improbables péripéties d’une telenovela brésilienne. Comme un symbole, Lee Majors, l’acteur qui incarnait jadis Steve Austin, avait pris désormais l’apparence de Colt Seavers (L’Homme qui tombe à pic), cascadeur de son état (soit l’homme de la feinte, le maître es-supercherie) : de raide, impassible et pur qu’il l’avait été, il était devenu roublard, ricaneur et cabotin. Comme nous.

9 Près de vingt ans s’étaient ainsi écoulés, et j’avais été des kyrielles de personnages, j’avais vécu des centaines de vies, j’avais connu bien des pays, des douleurs, des succès. Les années scolaires m’étaient des saisons, les journées des épisodes, et j’étais personnage – un coup protagoniste, d’autres fois secondaire – de toutes ces séries qu’étaient ma vie et celles des autres. Cependant, entre l’adhésion avide et la distance rigolarde – qui se succédaient, s’alternaient, se mêlaient même de temps à autre – il arriva souvent que de nouveaux affects inconnus se saisissent de moi à l’improviste, me fassent entrevoir fugitivement d’autres perspectives sur le monde. Ce furent des expériences étonnantes, parfois angoissantes, suscitées par d’étranges et inclassables séries : la Quatrième dimension (The Twilight Zone) dont je sortais tremblant, mes certitudes les plus profondes durement ébranlées, mon esprit secoué, intimement habité par la fragilité du monde ; Chapeau Melon et Bottes de cuir (The Avengers), dont l’humour raffiné et délicatement absurde désarmait mes rires gras, favorisant plutôt une sorte de rêverie souriante ; Colombo dont les enquêtes, sciemment dépourvues de tout suspense, aiguisaient l’intellect et affinaient le regard sans recourir à d’ordinaires subterfuges ; ou encore Le Prisonnier, qui élevait la paranoïa au rang de regard lucide sur le monde, mais aussi d’art majeur.

10 Ces comètes – pas si isolées, pas si rares – annonçaient la grande rupture, que des années d’immersion avaient rendu possible, disposant lentement les esprits, le mien, les vôtres, à un vaste et progressif bouleversement des perceptions et conceptions.

11 Pour ma part, il se fit en trois temps. Je ne prétends pas qu’il en fut de même pour chacun, toutes les histoires diffèrent. Mais à mes yeux, du moins, trois séries ouvrirent des voies nouvelles, multiplièrent les possibles, et de la sorte élargirent nos vies.

12 Il y eut d’abord Hill Street Blues.La traduction française hésita entre le titre original et Capitaine Furillo, cherchant à ramener une fiction débordante à un héros central, alors que précisément, le titre anglais désignait un lieu (le commissariat de Hill Street, dans une grande ville américaine anonyme) et une atmosphère, un entrelacs de sensations qui est aussi un genre musical (le blues). Il n’y avait pas un héros dans Hill Street Blues, mais des dizaines, que nous suivions jusque dans les strates les plus monotones de leur quotidien : les policiers de Hill Street, aux prises avec leurs petites misères routinières, annoncées au début de chaque épisode par quelques notes de piano mélancoliques, d’abord hésitantes, puis s’ébrouant timidement, qui me plongeaient dans une tristesse ouatée désormais associées aux visages fatigués des acteurs, aux couloirs sombres de ce

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commissariat et aux rues sordides de la ville. Steven Bochco, le créateur de Hill Street Blues, avait de la sorte permis l’expansion de la forme série, détruisant le carcan qui l’enserrait : celui du feuilleton, et de ses lassantes péripéties, au profit de la chronique, chorale, quotidienne, à sa manière sociologique. À la manière d’un Flaubert, il conféra le rang de matière fictionnelle aux détails les plus insignifiants, les plus triviaux, brisant ainsi, au passage, le mur qui séparait la série du documentaire (en usant notamment des mêmes procédés visuels). Il poursuivrait l’effort avec d’autres réussites (LA Law, NYPD Blue, etc.), et surtout ouvrait la voie aux grandes séries à venir qui hériteraient de son souci du quotidien (on songe à Urgences), et de son sens de la durée (on songe, par exemple à la lenteur si vivante des Sopranos). Mais c’est bien sûr The Wire, la série policière dont la ville de Baltimore est l’héroïne, à travers ses policiers, ses dealers, ses drogués et ses hommes politiques, qui doit le plus au génie de Bochco, et à Hill Street Blues.

13 Le champ des séries n’avait plus de limite dans l’espace et dans le temps : les minutes les plus vides, les lieux les moins pittoresques lui appartenaient aussi, désormais. Moi- même, ma propre vie, notre quotidien à tous devenait à présent matière fictionnelle, et pas seulement comique, comme jadis. Étendu horizontalement, ce champ devait aussi s’approfondir verticalement.

14 Les inquiétants sommets neigeux de Twin Peaks semblent désigner les hauteurs nouvelles où s’élèvent la série. C’est pourtant dans les profondeurs que David Lynch explore des territoires vierges : sous le quotidien d’une petite bourgade de province américaine, sous les figures traditionnelles et les intrigues classiques, sentimentales, financières ou policières, agissent des forces souterraines et des puissances surnaturelles. C’est dans l’Inconscient que se trament, se nouent, et se résolvent les mystères de Twin Peaks, et Dale Cooper, l’énigmatique agent du FBI, a recours à ses propres rêves et à la magie pour découvrir qui a tué Laura Palmer (une question qui tint en haleine le monde entier pendant des mois, à la fin des années 1980). Ce sombre récit de possession tient à distance les analyses freudiennes pour nous baigner dans le monde des fantasmes, des cauchemars et des visions. Lynch inscrit la série dans la plus archaïque des traditions narratives, celle des mythes et des contes ; où le loup affamé erre dans la forêt à la recherche de l’innocente à croquer, mais en lui donnant la plus moderne et la plus sophistiquée des formes visuelles.

15 Si Hill Street Blues avait abattu le mur qui séparait la fiction de la chronique documentaire, Twin Peaks démantèle les barrières entre rêve et réalité, conscient et inconscient, réel et imaginaire. Lynch a ouvert les vannes, et lâché dans l’univers des séries les créatures de l’inconscient, où s’engouffrèrent aussi les vampires de Buffy ou True Blood, les démons de Supernatural, et les morts-vivants de Walking Dead, avec, à leur tête, l’abominable Bob, qui hantait donc Twin Peaks. Quel être de fiction m’inspira jamais plus de terreur que le démon Bob, avec ses longs cheveux gris filasse, sa veste en jean sale et son large sourire diabolique ? Cette terreur s’est-elle jamais vraiment éteinte ? Bob ne continue-t-il pas à errer à travers ces fictions qu’on dit « réalistes », et qui nous font partager les tourments les plus intimes de leurs héros ? N’est-ce pas son visage que l’inhumain Marlo, très matérialiste chef de gang des dernières saisons de The Wire, mais d’une froide cruauté rarement représentée,contemple quand il regarde un miroir ? Si nous voyageons à travers les fantasmes d’Ally McBeal, les rêves de Tony Soprano, les hallucinations des personnages de Six Feet Under, ou si un

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psychothérapeute peut devenir le héros d’une série (En analyse, soit In Treatment version américaine), c’est parce que Lynch nous a ouvert la porte.

16 Ou plutôt parce qu’il a retourné la forme série comme un gant, exhibant et mettant en scène la masse grouillante de phobies, fantasmes et pulsions qui la sous-tend toujours. Au fond, Mad Men reprend à sa manière le procédé lynchien : Don Draper et sa femme Betty, couple apparemment idéal des années soixante commençantes, présentent une ressemblance stupéfiante avec le couple riant et farfelu de Ma Sorcière bien-aimée (Bewitched) ; de fait, Jean-Pierre, le grand dadais marié à la belle Samantha, sorcière de son état, est publicitaire, comme Don, et plus d’un personnage de cette aimable comédie fantastique trouve son équivalent dans Mad Men, à ceci près que Matt Weiner, le créateur, choisit de mettre en lumière les craquelures dans l’image enchantée de ce couple, et de l’Amérique d’alors telle qu’elle se perçoit, et telle que nous la percevons encore. Il n’est dans Mad Men nul démon, nulle sorcellerie, mais bien, à travers les turpitudes de Don, un aperçu des pulsions effrénées et irrépressibles qui bouillonnent sous l’apparence policée d’une Amérique élégante et puissante.

17 Je me savais pris dans les rets de la fiction sérielle par des années de pratique intense, et parce que mon moi social en était la proie. Dorénavant les tréfonds de mon être étaient siens également. La démonstration devait se parachever avec la découverte de Dream On.

18 Dream on : le rêve enclenché, le rêve en marche, le rêve allumé, comme on allume une télévision. Celle que regarde ce bébé, cet enfant, ce jeune garçon que nous voyons grandir, toujours à la même place, devant la télévision, avec le même regard captif, la bouche ouverte, tout son être absorbé par l’écran, tandis qu’il ingère lui-même un flux apparemment ininterrompu d’images. Le choc fut évidement considérable : c’était moi que je voyais, et non seulement Martin Tupper, l’antihéros ainsi représenté, employé médiocre d’un éditeur new yorkais, écrivain raté, divorcé, mais séducteur sans pareil, dont les conquêtes féminines et les déboires professionnels scandent la série. Or, ce générique, comme c’est souvent le cas, ne se contente pas d’introduire le protagoniste, il exhibe le principe et les enjeux de toute la série. Tout indique une sitcom divertissante, moderne, mais sans grande envergure : on suit en effet la vie routinière, souvent insatisfaisante, de Martin (leçon de Bochco, moins la gravité et l’ampleur chorale), dont, par ailleurs nous explorons les pensées et les fantasmes (leçon de Lynch, retirées l’audace formelle et l’intensité de l’angoisse) ; mais ces pensées et ces fantasmes nous sont données sous formes d’extraits, en noir et blanc, de films, séries, émissions diverses, des années 1950-1960. En somme, ce que le générique nous montre, c’est la construction d’un imaginaire, mieux, la construction d’une psyché et un habitus, par ingestion de fictions télévisées1. Ainsi, au cours des récits, la moindre des émotions, des réactions ou des pensées de Martin est figurée par l’un de ces extraits (le sentiment de trahison par un homme qui en poignarde un autre dans le dos, l’excitation sexuelle par une fusée qui décolle, etc.). Dream On, pour la première fois, met en scène l’homme télévisuel, le spectateur de séries, mais non comme un original, un doux dingue obsédé de télé, un marginal : mais bien le citoyen ordinaire, l’homme normal, l’Américain moyen de la fin du XXe siècle. Vous ou moi. Si l’exploitation du procédé est avant tout comique, les interprétations que l’on peut en faire le sont beaucoup moins. La première est même terrifiante, et donne du grain à moudre à tous les contempteurs crépusculaires de la chose télévisée : la télé, arme fatale d’un fascisme insidieux, aurait colonisé nos esprit, standardisé nos imaginaires, calibré nos pensées ; Martin Tupper

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serait le prototype même de l’homme, non seulement sans qualité, mais sans intériorité, sans originalité, sans singularité, formaté par l’industrie du divertissement. Et je mentirais si je niais que telle hypothèse m’ait effleuré, si je prétendais ne jamais avoir éprouvé la peur de n’être qu’un simple pantin transparent aux mains des producteurs de fiction. Je peux heureusement me raccrocher à la seconde interprétation : celle qui, soutenue par la réussite et l’inventivité de la série, insistera sur la réappropriation des images télévisées par Martin Tupper ; ou comment le Moi n’est jamais rien d’autres qu’un agencement de non-moi, une mise en scène de bribes et fragments hétérogènes empruntés ça et là et réassemblés de manière inédite. Mais l’originalité et la résistance de l’assemblage dépendent de nous, de notre capacité propre au recyclage et à la réappropriation, sans garantie d’échapper à la répétition mécanique.

19 Les séries avaient donc conquis l’intégralité du champ social, et les territoires de l’inconscient. Enfin, elles revenaient sur elles mêmes, et mettaient en scène leur effet, leur pouvoir d’intervention sur les corps et les esprits. Dès lors, on ne compterait plus le nombre de héros eux-mêmes amateurs et spectateurs de séries, cela irait de soi : non plus comme clin d’œil ou autoréférence gratuite, mais bien parce que décrire le monde, ce serait aussi se représenter le décrivant, et figurer sa place et ses effets dans ce monde. Ainsi étais-je devenu un personnage de série, non seulement comme citoyen lambda et comme entité psychique, mais précisément en tant que spectateur. La boucle était bouclée, le monde n’était qu’en tant qu’il était perçu, mais à travers les séries. L’âge d’or pouvait officiellement commencer. Celui de séries conscientes d’elles-mêmes, de leur histoire, de leurs possibilités, leur champ d’intervention, et leurs effets sur les spectateurs.

20 La suite vous la connaissez. Vous l’avez téléchargée, à moins qu’elle ne soit alignée dans vos étagères, en longues rangées de DVD. Vous la regardez jour après jour, épisode après épisode, saison après saison. Vous y jouez plusieurs rôles, quotidiennement. Vous continuez à l’écrire.

21 To be continued.

AUTEUR

RENAUD PASQUIER [email protected]

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Les Feux de la vie et de la beauté

Guillaume Paugam

NOTE DE L’ÉDITEUR

Alors que nous mettions sous presse, nous avons appris que le réseau ABC qui a déjà annoncé cesser la diffusion de La Force du destin et On ne vit qu’une fois pourrait également renoncer à Hôpital central1. Alors, ces rumeurs sont-elles fondées? Le réseau CBS reprendra-t-il les diffusions abandonnées par ABC? Cette inflexion dans la programmation d’ABC marque-t-elle un tournant irrémédiable dans l’histoire du soap – son lent déclin, son nécessaire renouveau ?

1 À la une du digest daté du 8 mars 2011, cinq photographies barrées d’un titre composé en capitales italiques, rouges et oranges, qui se détachent sur un fin halo blanc: « SHOCKING CAST SWITCHES! » (« CHANGEMENTS CHOQUANTS DE DISTRIBUTION! »).

2 Sur la rangée supérieure, à gauche du titre bleu cyan, l’image d’une femme, Natalia Livingston, jouxte celle d’une autre, – reliées l’une à l’autre par le laconique verdict « Replaced ! » (« Remplacée ! ») que surplombe la mention « Days » (pour , en français: Des jours et des vies). Le sens de la lecture recrée ainsi le jeu de chaises musicales qui les fait se succéder l’une à l’autre et que développe synoptiquement, de part et d’autre de cette mention, l’indication que la première est : « Out ! », quand la seconde est : « In ! »2. Ou, dit autrement, en miroir de ces images qu’elles légendent la ligne supérieure « Out ! / Days / In ! » redouble l’inférieure « Natalie Livingston / Replaced ! / Tamara Braun » ; comme si seule cette triple répétition pouvait assurer de vaincre la réticence supposée du lectorat, sa prévisible stupéfaction, l’écho typographique de la disposition visuelle tente de figurer du choc le retentissement incrédule.

3 Occupant le tiers inférieur de cette même couverture, deux images encore, cette fois non légendées, où s’incruste, empiétant sur l’une et l’autre, cette information brute : « One life » (pour , en français : On ne vit qu’une fois), puis, sur deux lignes : « Todd / Swap ! » (« Changement de Todd ! ») – sans doute fallait-il, pour mieux mesurer l’énormité du bouleversement, bien détacher chacun des mots de cet

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invraisemblable coup de théâtre. Il s’agit de deux hommes, la trentaine avancée quoique fringuante, visage carré, regard d’acier – celui de gauche fixant droit l’œil inquisiteur du chaland. Entamé de part et d’autre par cet échange de vues, le jeu de séduction n’en est pas pour autant réciproque : l’acteur ayant figé son regard sur papier glacé s’est offert, sans retour immédiat, au lecteur qui en tient le sort littéralement entre ses mains.

4 Entre ces deux motifs enfin, occupant la première colonne mais disposée un peu en porte-à-faux, à peu près à la mi-hauteur de la page (de sorte qu’elle viendrait mordre sur les Todd si elle n’était, en fait, située sur un plan inférieur qui permet que son épaule gauche s’efface derrière le visage un peu interdit du partant), l’image d’une femme. L’air un peu hagard. Pensive. Déplacée. Ses yeux ne croisent pas l’objectif, par son regard elle semble déjà appartenir à un ailleurs – comme déjà absente : « GH’s Brenda » (« Brenda de », en français : Hôpital central) ; au-dessous et en plus gros caractères : « Gone ! » (« Partie ! »). Entre ces images, les espaces sont comblés par des aplats jaune poussin et indigo. Tout en haut, un autre titre annonce, détachant sa lettrine blanche sur un bandeau de vert vif : « Ex-GH star turns down Days deal » (« Une ex-vedette d’Hôpital central refuse un engagement dans On ne vit qu’une fois »). Entre passé et présent, sur le ton journalistique du constat ou familier de l’interpellation, la couverture a déjà embarqué le lecteur au cœur de son histoire.

5 Fondé en 1975, revendique aujourd’hui 500 000 abonnés et plus d’un million d’achats réguliers au numéro. L’hebdomadaire figure sur les présentoirs dédiés de nombreux supermarchés, au même titre que le plus récent Soap opera weekly (1989 – lancé à l’origine comme son complément avant d’être racheté par un groupe de presse concurrent, les deux magazines font à nouveau partie du même groupe de presse, Source Interlink Media, et font notamment site internet commun), et quelques autres moins prestigieux. Quoiqu’il enregistre un déclin relatif – dû probablement à l’affaiblissement d’audience des programmes couverts, à la concurrence agressive des magazines TV généralistes, et, bien entendu, au web – le magazine lui-même est presque une institution. Dans les années 1990, il a compté plus d’un million d’abonnés et c’est fort d’un tel succès quantitatif qu’il s’est érigé en instance légitimatrice de ces soap qu’il ne faisait jusqu’alors que chroniquer : du milieu des années quatre-vingt et jusqu’en 2005 (à l’exception des années 1987, 2002 et 2004), il a décerné annuellement ses propres brevets d’excellence, les Soap opera digest awards. À peine plus réduit qu’un B5, son format est adapté au sac à main ; on le retrouve en caisse, il s’achète ($ 3.99) en toute fin de courses et s’y glisse comme une gourmandise, un chapardage, un plaisir coupable.

6 Le magazine a pour unique objet ces soap qu’il résume, dont il raconte les épisodes à venir et dévoile les coulisses ; « soap » du nom des annonceurs privilégiés de ces programmes radio- puis télédiffusés à la mi-journée et qui visent la « ménagère-de- moins-de-cinquante-ans » : marchands de savon (soap) et/ou de lessive (soap powder), aux premiers rangs desquels « Lever Brothers », « Colgate-Palmolive » et la firme de Cincinnati « Procter & Gamble ». « Opera » ? Adossée au soap, l’épithète ne semble y figurer que par dérision. C’est qu’on n’y chante guère (quoique l’on y fasse parfois chanter), les personnages ni la structure narrative ne correspondent à aucune œuvre effectivement composée, ils ne réfèrent aucunement à l’art lyrique et n’en miment jamais que la grandiloquence : violence des passions, des situations, des sentiments ; retournement du sort, acharnement du destin, renversement dramatique ; le soap

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rejoue à l’échelle de l’hyperbole et à horaire régulier cette extravagante comédie des rapports humains que l’implacable sobriété poétique des Québécois a traduit par : « roman-savon ». Récit et reflet, le magazine Soap opera digest a quelque chose de troublant, de fascinant, de presque invraisemblable tant il touche à la perfection fonctionnelle – accomplissant par sa forme même le motif de son contenu.

7 Égrainé le long de ses pages parsemées à leur tour d’annonces publicitaires dédiées au même public, le récit de ces programmes les redouble littérairement. C’est-à-dire qu’il en figure le portage graphique, non l’adaptation ou le complément. Loin de le supplanter, le magazine accompagne le soap. Partie intégrante de sa stratégie de séduction textuelle, la relation aguiche, attise et prolonge l’acte de visionnage : long préliminaire, la couverture journalistique se révèle encore un accessoire essentiel du jeu de dévoilement opéré par la diffusion qu’elle poursuit de surcroît au gré des analyses, commentaires de performances et autres confidences susurrées par ses acteurs en lisière de la scène. Bref, le magazine ne déflore l’action qu’en partie, ménageant les nervures dramatiques essentielles sur lesquelles il s’agira, la semaine prochaine, de revenir. Soap opera digest permet ainsi de feuilleter le « feuilleton » – du nom, selon le Littré, de l’article de critique artistique inséré en bas de page de journal qui restera ensuite à ces récits-fleuves qui ont fait les beaux jours de la presse du XIXesiècle (la périodicité de la rubrique laissant son nom au procédé de suivi de numéro en numéro d’une histoire toujours recommencée). En tant que redoublement textuel du soap, Soap opera digest ne fait donc que retourner à l’essentiel du feuilleton puisque, la redoublant, il en répète la structure verbale – cette longue phrase ininterrompue où l’événement, aussi terrible soit-il, ne figure guère qu’une péripétie ; les intrigues parallèles autant de parenthèses ; la catastrophe, rien de plus qu’une ne inflexion.

8 Contrairement au film dont le schéma demeure largement aristotélicien (situation initiale, péripétie puis, à son climax, résolution – c’est-à-dire happy end), la grammaire du feuilleton se résume ainsi à sa syntaxe ; son pivot est le point-virgule. L’arrêt y est en effet toujours provisoire ; la fin d’une période marquant simultanément le début d’une nouvelle qui la relève, c’est-à-dire tout à la fois la remplace et la perpétue ; ad libitum. La matière du soap sera donc la vie, ce feuilleton toujours recommencé auquel seule la mort peut donner un point final : puisque tout événement s’épuise, que son temps (chronos) se situe – et donc se déplace mais aussise consume – le feuilleton n’aura d’autre histoire à conter que ce temps hors événement, le quotidien, dont l’intensité perpétuelle (aiôn) lui dure en arrière-plan. Ainsi le feuilleton français « L’Homme du Picardie » (ORTF, 1968) n’a-t-il gardé du film de Jean Vigo L’Atalante (1934)que la trame narrative : la vie quotidienne dans une péniche dont, justement, l’héroïne cinématographique avait cherché à fuir la monotonie. Le feuilleton prenait ainsi précisément pour objet cet instant figé (aussi statique et mouvant que son véhicule, la péniche), à l’exorcisation duquel se résumait toute l’existence de Juliette que la pellicule, pas plus que l’amour de son marinier de mari, ne pouvait fixer.

9 À l’inverse de la « série » (produit du croisement entre périodicité du feuilleton, récurrence de ses protagonistes et canevas narratif du film – c’est-à-dire de la tragédie3), le feuilleton ne propose pas de « saison » ni vraiment d’« épisode ». Il s’effeuille plutôt sur le principe d’un livre infini dont aucun chapitre ne consignerait sa trame propre, aucun volume annuel ne se proposerait l’exploration d’un thème particulier. Son principe est la superposition et non l’enchaînement ; les événements de l’histoire ne s’accumulent pas, s’ils se succèdent c’est pour mieux se surimprimer – non

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pour se développer. La performance narrative du feuilleton est ainsi épuisée en une unique itération. Il ne se déploie ni ne se rejoue. D’abord parce que le feuilleton n’a pas de passé en dehors de ce présent, c’est-à-dire que son histoire a une valeur critique et non herméneutique : nulle vérité ne peut surgir de l’archive à rebours de ce qui est montré à présent, il n’est aucun indice caché, pas de matière à renversement, de rouage inattendu que la machine narrative aurait jadis déposé là et qu’il suffirait de remettre en branle pour faire surgir l’inoxydable vérité disposée en deçà de la corruption actuelle des apparences; le passé est là mais ni trace, ni témoignage, à peine pesanteur4. Si le feuilleton voit surgir d’un avant quelconque une information « nouvelle » (un membre de la famille retrouvé, un objet que l’on croyait perdu), ce sera pour confirmer son schéma tel qu’il est disposé maintenant, non pour amorcer sa réinterprétation intégrale qui invaliderait tout ce que le spectateur avait cru jusque-là. Les reconstitutions généalogiques (révélations d’origine, réattributions de paternité), les réduplications qui troublent l’identité (thème du double, du sosie, du jumeau), la transfiguration de la mort (ce décès auquel on avait faussement cru) finissent, au forceps, par s’intégrer à l’ordre rationnel du présent ; ils ne viennent pas trahir le sol de la réalité sur laquelle ils s’appuient. Force du soap qui peut déroger à la vraisemblance sans sombrer dans le fantastique. L’acuité du moment présent est ainsi sans cesse réaffirmée, refermant toute possibilité de dénouement sur son cercle : ce qui est montré est le vrai, c’est-à-dire l’unique ; ce qui est qui en a toujours été ainsi. Aussi, puisqu’il est toujours déjà-là, n’est-il commercialisé aucun enregistrement du feuilleton – pour embrasser l’histoire, le spectateur n’a pour seuls recours que son assiduité, sa perspicacité à déduire du présent qui en découle ce passif qu’il évide et éventuellement sa capacité à faire le deuil de tel syntagme dont, justement, les magazines qui l’accompagnent tentent de consoler la perte. C’est à ce prix que le feuilleton s’écoule, inexorable car homogène au temps lui-même, et si les soap s’enorgueillissent de leur pérennité, c’est qu’elle leur permet de conjurer le fait que le passé leur apparaît comme une notion abstraite, fantomatique. La longévité permet alors d’homologuer ce temps dont ils n’ont pas la mémoire, lui substituant l’évidence factuelle d’une présence continue (des trois feuilletons cités et, à ce jour, encore en cours de production, Hôpital central est le plus ancien puisque sa production a démarré en 1963, Des jours et des vies date de 1965 et On ne vit qu’une fois de 1968).

10 Est-ce à dire que la représentation du quotidien, ou de son ennui, constitue le privilège du feuilleton sur la série ? Voilà qui est deux fois faux. De nombreuses séries ont ainsi la vie quotidienne pour objet, le réel pour mise en scène, le contemporain en guise de théâtre. Mais leur grammaire est différente en son principe : quand le feuilleton est une expression de la vie, la série en est une reformulation ; le feuilleton transcrit la vie, la série la transpose ; il la prend comme sujet d’énonciation, elle en fait l’objet d’un jeu de langage – ce que l’on saisira mieux via un apologue de Hilary Putnam : Pour les besoins des exemples de science-fiction qui vont suivre, nous allons supposer qu’il y a, quelque part dans la galaxie, une planète que nous appellerons Terre-Jumelle. Terre-Jumelle ressemble beaucoup à la Terre; en fait, les gens sur Terre-Jumelle parlent même français. À vrai dire, à l’exception des différences que nous préciserons dans nos exemples de science-fiction, le lecteur pourra supposer que Terre-Jumelle est exactement identique à notre Terre. […] Une de ces particularités de Terre-Jumelle se trouve être que le liquide appelé « eau » n’est pas H2O, mais un liquide différent dont la formule chimique est très longue et très compliquée. J’abrégerai cette formule chimique par XYZ. Je supposerai que XYZ est indiscernable de l’eau aux températures et aux pressions normales. En particulier,

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ce liquide a le même goût que l’eau, et, comme l’eau, il étanche la soif. Je supposerai également que les océans, les lacs et les mers de Terre-Jumelle contiennent de l’XYZ et non de l’eau, qu’il pleut sur Terre-Jumelle de l’XYZ et non de l’eau, etc. Si, un jour, un vaisseau spatial en provenance de la Terre visite Terre-Jumelle, on supposera d’abord que « eau » a la même signification sur Terre et sur Terre- Jumelle. Cette hypothèse sera corrigée lorsqu’on aura découvert que l’« eau » sur Terre-Jumelle est de l’XYZ et le vaisseau spatial terrien fera à peu près le rapport suivant: « Sur Terre-Jumelle, le mot “eau” signifie XYZ. »5

11 Comme cette Terre-Jumelle de la fable de Putnam, la série ne montre pas le quotidien, elle le diffracte au moyen d’une incongruité fondamentale qui déclenche toutes les autres. Dans Who’s the boss ? (1984-1992, en français : Madame est servie), le ressort est la métathèse – c’est-à-dire une permutation : une rigide femme d’affaire du Connecticut engage un Italo-Américain au cœur tendre en guise d’homme à tout faire. Dans Home improvement (1991-1999, en français : Papa bricole), il s’agit de l’hypallage – l’anomalie d’attribution consistant dans le fait que Tim, présentateur à succès d’une émission télévisée de bricolage, est incapable d’user correctement d’un tournevis ; aussi son désir de mettre en application chez lui l’enseignement du programme dont il a la charge provoque-t-il immanquablement des catastrophes. Love & Marriage (1987-1997, en français : Mariés, deux enfants) se déploie comme une tapinose : un père qui déteste son travail, une mère nymphomane, des enfants écervelés et obsédés, les Bundy forment cette hyperbole inversée qui représente en négatif la parfaite famille américaine. Le Cosby show (1984-1992) pour sa part se lit comme une diaphore où un même mot est entendu dans un sens différent selon son contexte puisque tout s’y déroule conformément au désordre d’une famille de la classe moyenne typique, à ceci près qu’elle est afro-américaine. La description proposée par Roseanne (1988-1997) paraît enfin caractéristique d’une hypotypose : dans une petite ville de l’Amérique moyenne, une famille en surpoids et aux faibles revenus aborde les questions relatives à l’alcool, la drogue, au racisme ou encore à l’homosexualité, etc. Chacune de ces séries – et tant d’autres – représente certes la vie, mais telle qu’elle aurait lieu sur une « Terre-Jumelle » qui diffère de notre monde en un point essentiel autour duquel se construit l’interprétation d’ensemble. Le monde est offert selon l’ordre rassurant d’un langage ordinaire mais contrefait, faisant vaciller le sens des mots au moment où scintille de son plus vif éclat le sol rassurant de la grammaire. À l’abri de toute contagion, le spectateur est ce voyageur de la fable de Putnam explorant comme un nouvel univers, mais obscurément familier, redécouvrant son propre monde au miroir de cette similarité quasi parfaite qu’il perçoit du commode vaisseau spatial que constitue son téléviseur. Il a ainsi sous les yeux une structuration d’ensemble qui n’est qu’infimement affectée par ce déplacement – tout est là, certes, mais curieusement disposé et donc étrangement inquiétant. De sorte que l’image, que les dialogues, que la phrase de la série même, tout y est saturé par le sous-texte des significations à peine altérées qui minent l’intrigue et dont seul le spectateur a la clef. La scène devient insensiblement matière à quiproquo existentiel (du fait de la différance entre Terre- Jumelle de la série et monde connu du spectateur), déclenchant cette hilarité qui va ponctuer l’histoire mais aussi lui donner sa raison – et donc son liant. Car la série a gardé de la Poétique la nécessité d’une unité d’action (l’excroissance est malvenue qui sera éventuellement traitée ailleurs, en une série dérivée ou spin-off) quand le feuilleton doit maintenir à tout moment une multiplicité d’intrigues parallèles. Alors que le soap se vit comme un drame continué, la série dont l’objet est le quotidien a ainsi pour vocation d’être drôle : le rire constitue son terminus a quo et ad quem ; elle puise dans le

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jeu de langage sur lequel elle est construite le ressort comique qui la verra s’éteindre quand il sera tari6.

12 Le feuilleton pour sa part montre la vie telle qu’elle se déroule – non en l’imitant, mais en en capturant l’essence. C’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de la refléter pour la réfléchir. De là le lot d’imprécisions qui va concourir à sa justesse : le théâtre de ses péripéties est certes situé, mais non localisable ; ses personnages sont définis socio- professionnellement mais l’inutile détail de leur activité nous est épargné ; l’omniprésente question de l’union est soigneusement dissociée du spectacle des ébats ; bref, le soap offre toutes les garanties de l’identité sans le fardeau de l’identification. De cet ailleurs où il se déroule je connais peu l’horizon dessiné à grands traits dont je n’ai nul besoin – ce que je vois là, cette vie n’est pas la mienne, et c’est précisément ce qui fait son attrait. Tout dans cette vie n’est pas parfait, mais tout y est exemplaire. Temps, lieu et action n’ont de sens que comme cadre et non comme facteurs d’une prétention obsolète à la mimesis ; la poétique du feuilleton n’a cure de veiller à leur unité non plus qu’à leur réalisme : ils ne valent guère qu’en tant qu’éléments vagues d’une mise en situation, l’intérêt de leur mise en scène sombre où commencent les privilèges de l’ ekphrasis.

13 Si le feuilleton n’a pas à convaincre de son authenticité pour être vrai, c’est que son irréalité de principe permet au contraire de mieux amorcer l’effectivité des émotions qu’il met en jeu : mensonge, trahison et amour selon une palette qui va de l’attrait à la possession en passant par la haine, la passion, la folie ; vengeance, attachement et culpabilité, etc. Le feuilleton substitue au spectre de la vulgarité du réel l’univers éthéré d’une hétérotopie quotidienne où, débarrassés de la chape du vraisemblable, les sentiments sont librement exaltés. La péripétie n’a ainsi de valeur qu’en tant qu’elle permet de prolonger l’intensité de la situation exposée, réactivant son passé, présageant son futur. C’est sur le fond de cette tension atemporelle que l’événement surgit – sa construction importe peu, son origine peut demeurer obscure, sa crédibilité n’est pas engagée. Il n’a de valeur que dans son être-là ; il se présente, et son apparition va renouveler cette situation sur laquelle il prend sol, il apparaît et s’efface tôt comme prétexte tant il est vrai que le besoin d’explication s’éteint sous le désir de commentaire. Il n’est donc pas d’ennui dans le feuilleton, au sens où il n’est de variation si infime dont la minutieuse description ne dessine le motif de nouveaux développements, où il n’est aucun tropisme que la description adéquate ne puisse élever aux proportions de l’épopée.

14 L’on comprend alors comment le soap, en tant qu’absolu du feuilleton, a préparé l’avènement d’une « télé-réalité » (programme pas moins scénarisé que lui, dont le casting ne sera pas moins travaillé et dont l’intense langueur ponctuée juste à temps d’épisodes destinés à l’entretenir ne sera pas moins savamment ménagée) qui n’est pas parvenue à le supplanter. Elle avait beau lui emprunter en plus cru toute sa grammaire – sa syntaxe (la fixité d’une situation comme une longue phrase entrecoupée de plans serrés sur l’émotion), la gamme de ses réactions méthodiquement conjuguées (perplexité, mise en intrigue, accablement), les déclinaisons offertes par ses multiples ressorts dramatiques (unions et ruptures dont l’absoluité se verra surmontée à force d’amitié, de résilience, de volonté) – elle y manquait en un point capital : le soap ne transforme pas la vie mais il la remplace. Aussi avait-elle beau être plus authentique, il demeurait plus vrai. La preuve étant qu’aucune télé-réalité ne peut indéfiniment maintenir captifs les éléments qu’elle mobilise, tandis que le feuilleton tient en

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permanence son réel sous cloche – ainsi ces remplacements de casting chroniqués avec force exclamations par le magazine : dans l’univers immuable de ces existences fictives, une svelte trentenaire blonde, cheveux mi-longs savamment ondulés aux yeux marron remplace une svelte trentenaire blonde, cheveux mi-longs savamment ondulés aux yeux marron ; un « Todd » blond aux yeux bleus, bouc taillé de près, mâchoire carrée, t- shirt sombre, s’apprête à remplacer un « Todd » blond aux yeux bleus, mal rasé, mâchoire carrée, chemise anthracite. Et quand « Brenda » fera ses adieux, le scénario ne manquera pas de ménager et sa disparition et sa réapparition possible.

15 À l’inverse de la série qui en propose un miroir, le feuilleton forme ainsi de la vie une sorte de précipité : restitué selon un protocole expérimental, le condensé pur de ses émotions les mène invariablement à leur paroxysme (l’attachement au mariage, le dédain à l’homicide, le désordre au cataclysme) en vertu de leur extrême lisibilité ; l’existence y est déposée comme à livre ouvert. Aussi, quand l’expérience de la série est en effet philosophique, celle du feuilleton est-elle d’emblée littéraire : le feuilleton se déroule selon cette longue phrase continue, commencée inopinément par une majuscule ; achevée, un jour peut-être, par un point ; en l’attente, rythmée et tenue en suspens par ses innombrables points-virgules. Il va chroniquer la vie et non la mettre en abyme. D’où la parfaite circularité du retournement accompli par sa déclinaison magazine par lequel la vie des héros de feuilletons eux-mêmes finit par être couchée sur papier, racontée façon soap : narré en page intérieure, le parcours de Kristolyn Lloyd, de son Texas natal à l’Indonésie pour finir sur le plateau d’On ne vit qu’une fois ; l’enquête sur les secrets des vedettes de soap les plus sexy qui occupe des pages 73 à 85 ; le quotidien de l’animal de compagnie de Chrishell Stause (Amanda, dans « AMC » pour – en français : La Force du destin [depuis 1970]) ; l’édifiant bilan de ce que, vingt ans après leur première apparition, les acteurs Michael Easton, John J. York, et quelques autres, sont devenus (le premier est passé des Jours de notre vie à On ne vit qu’une fois, les deux autres sévissent toujours, respectivement, à Hôpital central et The Young and the restless [en français : Les Feux de l’amour ; depuis 1973] qui ont vu leurs débuts – spectacle d’une rassurante immuabilité, tant et si bien que pour s’assurer du contraste, il a fallu passer les photos anciennes au filtre du noir & blanc) ; ce clin d’œil remarquable dans The Bold and the Beautiful (en français : Amour, gloire et beauté, depuis 1987) de Bill à Olivia (qui, le temps d’un cross-over est passé des Feux de l’amour à Amour, gloire et beauté, rencontrant un personnage qu’incarne Don Diamont, soit le même qui jouait Brad, ex-amant d’Olivia, quand il sévissait dans Les Feux de l’amour) : « Hum… Donc vous êtes certaine que nous ne nous sommes jamais rencontrés? D’une certaine manière, j’ai l’impression de vous connaître7. » Soap opera digest ne mime pas le soap comme le ferait un vulgaire roman-photo, il parachève plutôt son édifice structural : demeurait en effet seule obscure cette autre émotion qui échappe au soap, motivant la réalité-télé (et, pour peu que son surgissement soit mal maîtrisé, peut la faire voler en éclats) – celle de ses acteurs.

16 Aussi, peu dupes de l’illusion théâtrale qui, sous prétexte de confusion parvient toujours à désintriquer le sort de ses héros (« à la scène ») du destin de ceux qui les incarnent (« à la ville »), les magazines entreprennent de redoubler le récit du soap en cette bordure extrême de ce qu’il ne peut montrer avec la relation de l’existence de ceux qui le personnifient. Soap opera digest s’empare ainsi de la grammaire du soap qui rejoue la vie pour mieux encore l’assimiler à la vie – à commencer par la structure, qui unit la fiction, les mémoires et le commentaire, jusqu’à la syntaxe avec ses phrases sans rivages (ce Nil du langage qui déborde ici, pour les fertiliser, sur les plaines de la

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vérité). Les héros de ces soap auquel, comble de la familiarité, il a donné des surnoms deviennent ainsi le sujet de l’hyper-soap qui le prolonge et le nourrit ; qui l’irrigue, témoins de ses bonheurs et de ses drames – la romance entre et Susan Seaforth, acteurs des Jours et des vies, qui aboutira à leur mariage « réel » en 1974 avant celui, plus tumultueux, de la fiction (à deux reprises suivies chacune d’un divorce puis d’une réconciliation) ; le décès d’Helen Wagner qui aura tenu le rôle de Nancy Hughes dans (inédit en France) de son premier épisode en 1956 à mai 2010, s’éteignant à peine deux mois avant la fin de la production du soap qu’elle avait vu naître et qui l’a enterrée (décision actée au préalable alors qu’elle était déjà malade – cancer et baisse d’audience, l’actrice nonagénaire et le feuilleton hexadécennal se sont mutuellement condamnés, comme si l’un à l’autre ne pouvait se survivre)8. Dans cette narration redoublée, mêlée et toujours recommencée le soap se confond ainsi avec son récit, le récit avec la vie – s’accroissant jusqu’à pouvoir durer aussi longtemps que la vie, jusqu’à lui équivaloir, pour détourner la célèbre phrase de la Recherche du temps perdu. Ne s’agit-il pas, d’ailleurs, du même procès? Dans cette capacité à annihiler le temps de l’événement dans celui de son attente, de son ressenti, de son ressouvenir qui le déjoue ; dans la mise en scène de cette idée rêvée de la vie où se surimprime celle, transfigurée, de ses acteurs et à laquelle ses auteurs sacrifient intrigue, unité de la personne, cours du récit, jeu de l’imagination, ne faut-il pas reconnaître l’effet propre du brouillage auto/bio/graphique jadis opéré par Proust ? Les jours de Balbec préfigurent sans doute en quelque part ceux de Salem (qui sont ceux de nos vies) ; Côte ouest rejoue à sa manière le Côté de Guermantes – l’intensité du présent culminant çà et là dans ce temps en permanence perdu etretrouvé, dans la violence de l’attente soulagée par la délivrance du commentaire, dans la transfiguration imparfaite des signes de l’événement qui finissent par se substituer à lui, mystifié au creux d’un temps aboli, resserré, replié sur lui-même. En perpétuant le soap qu’il redouble, par cette tension du récit que porte la ponctuation, surchargée par celle du plan serré sur les visages inertes de ses acteurs, insensiblement traversés par cette émotion indicible qui les étreint, Soap opera digest ne fait donc que réactiver les privilèges narratif et syntaxique de ce labyrinthe textuel en lequel il s’origine, réaffirmant la primauté de la recréation sur la représentation – soit l’empire de la littérature sur la vie via l’état critique de son langage.

BIBLIOGRAPHIE

Un segment de phrase emprunté à Laurent Dubreuil, L’État critique de la littérature, Paris, Hermann, 2009 (sur La Recherche du temps perdu).

Trois citations de W. Benjamin, « L’Image proustienne » in Œuvres II [trad. par M. de Gandillac revue par R. Rochlitz], Paris, Gallimard « folio », 2000 [1929]. www.wikipedia.org

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NOTES

1. « General Hospital cancellation rumors grow » [URL = http://soapcentral.com/gh/news/ 2011/0505-cancellation.php, consultée le 23/05/2011]. 2. En pages intérieures, la petite musique de Gainsbourg est remplacée par celle des Beatles ; la même mise en scène photographique est commentée ainsi : « You Say Good-Bye, I Say Hello : Livingston (I.) was replaced by former GH co-star Braun » (Livingston a été replacée par Braun, l’ancienne héroïne d’Hôpital central). 3. En ce sens, les cycles sophocléens représentent sans doute le premier prototype de série. 4. À l’opposé la série Monk (2002-2009) mettait en scène les enquêtes d’un détective talentueux tourmenté par la non-résolution d’un crime primitif, celui de sa propre épouse, sur lequel chaque saison apportait rétrospectivement de nouveaux éléments d’information. Le passé de la série figurait donc archétypiquement dans son présent au nom de sa valeur herméneutique : à son origine et motivant sa perpétuation jusqu’à une conclusion en forme d’apothéose, l’énigme se présentait ainsi doublement comme consubstantielle à la série – chaque enquête renvoyant pour sa part à la méta-enquête qui en formait la matrice de soubassement et dont l’élucidation marqua la fin du programme lui-même. 5. H. Putnam, « Les significations ne sont tout simplement pas dans la tête » in P. Ludwig [éd.], Le Langage, (« The meaning of “meaning” », 1975), Paris, Flammarion « corpus », 1997. 6. On distinguera cependant de ce quotidien montré absolument sa déclinaison génitive moins nécessairement comique – on entend par là les quotidiens de… (policiers, avocats, médecins ou encore mafiosi comme c’est le cas pour Les Sopranos, etc.). 7. « So you’re sure we haven’t met, huh? You somehow look familiar to me. » 8. L’acteur Charlie Sheen au contraire s’est vu évincé de la série Two and a half men (en français : « Mon oncle Charlie », depuis 2003) dont il incarnait le personnage principal pourtant largement inspiré de son propre caractère : sa vie, devenant feuilleton, la reléguait à l’arrière-plan.

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La Griffin-Team

Robert Saint-Clair

1 Je ne saurais dire vraiment pourquoi, mais à partir du moment où j’ai commencé à écrire ma thèse, s’est ouvert en même temps dans ma vie une nouvelle époque: celle de la série télévisée américaine. Enfin, régression narcissique oblige, plutôt celle du dessin animé créé par ce génial Seth MacFarlane (artiste, comique, dessinateur, chanteur, et voice-actor1) à savoir Family Guy (en français, Les Griffin). La série a pour cadre l’état du Rhode Island où l’on suit les péripéties de Peter Griffin, sorte de Sganarelle assez bonhomme et grand buveur de bière, brave type un peu con sur les bords mais sympa, père honnête d’une famille « modèle »: femme dévouée et ironique (Lois); chien placide et qui, à la lumière de l’analyse par Slavoj Žižek du libéralisme multiculturaliste appelée par la cinglante critique de la gauche caviar mise en scène par MacFarlane, n’est pas sans rappeler la boutade célèbre de Rimbaud (« les libéraux, c’est tous des chiens »); trois enfants « charmants »: Chris, Meg, et le petit Stewie.

2 Ce dernier fait figure de Machiavel face à ce Sganarelle qu’est Peter – un petit Einstein en herbe; sorte de Maggie Simpson démoniaque qui fabrique des pistolets à désintégration, des machines à remonter le temps et rêve tantôt d’oblitérer sa mère, tantôt de conquérir le monde. Les deux vont d’ailleurs explicitement de pair dans un épisode de la saison 6 qui s’intitule « Stewie kills Lois » – épisode qui semble faire pendant à cet autre de la saison précédente qui avait pour titre « Stewie loves Lois »2. Si je mets en question mon propre « semble », c’est que Family Guy est une série qui, sans doute à l’instar de nos vies quotidiennes, défie la logique de l’enchaînement diégétique, de la cohérence narrative basique, de toute velléité de chronologie. D’ailleurs, la grande innovation stylistique (si l’on peut dire) de MacFarlane, a consisté à faire proliférer des « cut-away gags » dans chaque épisode: des blagues visuelles sans queue-ni-tête, autant de puns (ou calembours visuels) sous forme de non-sequitur, sans importance aucune pour le déferlement de l’histoire qui retrouve toujours, de gré ou de force, sa structure narrative élémentaire. Face à cette surenchère dans l’éclatement (méta)narratif et temporel, au moins deux analyses concurrentes: soit y voir comme un avatar de la logique culturelle du post-modernisme, c’est-à-dire un pur phénomène/produit culturel du capitalisme de finance au faîte de son orgie auto-destructrice dans les années 2000 (même problème de – ou d’absence de – temps et d’espace, manque de

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cohérence socio-narrative, etc.); soit (mais peut-être est-ce sortir par la porte cochère pour revenir par la fenêtre) y détecter comme un commentaire sur l’éclatement contradictoire de notre quotidien, un commentaire qui viserait à attirer notre attention sur le décalage entre la forme et le sens non seulement dans nos produits culturels (nos représentations, nos idées, etc.), mais dans nos communautés, sur nos lieux de travail, dans nos rapports intersubjectifs et collectifs, dans nos vies. En d’autres termes, y voir une herméneutique qui se penche sur l’absence de liens et de sens, c’est-à-dire sur la question de l’aliénation. Si je penche pour cette solution, c’est à la suite de la parution du livre de David Sirota Back to Our Future3 qui n’est pas sans rappeler le souvenir d’un épisode de la saison 5 (diffusé en 2005) intitulé « Brian Goes Back to College »4.

3 L’hypothèse de Sirota se situe ambitieusement à mi-chemin entre l’analyse socio- critique de la culture populaire comme appareil idéologique et la reductio ad cognitive behaviorism qui fait florès sur les campus américains. Elle tient, en un mot, à ceci: l’incapacité des Américains de trouver des solutions collectives et politiques aux « grands problèmes » qui sévissent aux États-Unis, de la crise économique à la crise écologique, c’est la faute aux années quatre-vingt – par ailleurs, et non sans raison, l’âge d’or des séries télévisées. Impossible de hausser les impôts, fût-ce de manière infime, sur les grandes fortunes ou les grosses sociétés? Transferts des richesses communes vers les plus nantis et coupes sauvages dans les budgets des programmes visant en théorie à protéger les plus fragiles (enfants, personnes âgées, chômeurs, etc.) sous prétexte que c’est là que règne la lutte des classes? C’est l’héritage de cette glorieuse époque qui vit Thatcher et Reagan5 parvenir au pouvoir et où le « greed is good » (« l’avarice est une vertu ») fut le véritable credo in unum des classes moyennes et aisées, de Wall Street à Main Street. Avez-vous jamais eu l’impression que tout problème dans le monde, pour complexe qu’il soit, peut se résoudre par le recours à des frappes « chirurgicales » et l’envoi de quelques bataillons de marines pour botter proprement les derches des « bad-guys »6?Dites donc merci à cette belle période où la figure du soldat américain s’est retrouvée élevée au rang de Das Ding: adieu souvenir abject du Vietnam, bonjour héros sublimes qui semblent embrasser le cours de l’histoire et incarner le destin de l’Amérique : Top Gun, Rambo, Die Hard, etc. Diffamation des syndicats ou autres formations d’identité collective politiques? Ne cherchez pas plus loin – tout commence là, dans les années 19807. Bref, la thèse de Sirota, c’est que les années quatre-vingt ont engendré une génération dépourvue du moindre sens de la solidarité, fière de son narcissisme, avare, belliciste, intolérante aux différences, se méfiant comme de la peste du gouvernement et des programmes d’assurances/ solidarités sociales et prompte à sortir son flingue au simple prononcé du mot: « nuance ». En un mot, les années quatre-vingt, c’est peu ou prou la réalisation du cauchemar entrevu par Marx quand il évoquait la « matérialité de l’idéal ».

4 L’emblème de ce « désastre obscur » pour Sirota? Nulle autre que la série télévisée – plus spécifiquement The A-Team (L’Agence tous risques; 1983-1987), série qui racontait les aventures d’un groupe de nobles vétérans de la guerre du Vietnam8. Accusés et arrêtés pour un crime dont ils sont innocents9, les membres de cette vaillante bande de héros s’échappent de prison (preuve supplémentaire de l’impensé politique de la série – à savoir que l’administration, pénitentiaire en l’occurrence, est peuplée de technocrates incompétents qui gaspillent l’argent des contribuables), prennent le maquis, et passent plusieurs saisons à combattre ces maux qui rongent la société américaine et face auxquels le FBI est impuissant: narco-trafiquants, terroristes vaguement moyen- orientaux, complots communistes, etc. Notre Agence tous risques est donc, si l’on veut,

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un appui idéologico-esthétique à la doctrine de la privatisation, dérégulation des marchés et autre « danse élégante » du capital, qui a accaparé le discours des « sciences économiques » dans les universités ainsi que le discours public/politique américain à partir de cette même époque. Et de la série télévisée, donc.

5 Analyse certes intéressante, mais en laquelle Sirota avait été devancé par… Les Griffin. Car dans l’épisode en question, diffusé pendant l’automne 2005 – c’est-à-dire, post- Katrina (l’ouragan qui a dévasté la Louisiane et face auquel les pouvoirs publics, et particulièrement l’impavide gouvernement Bush junior, se sont révélés d’une faiblesse indigente), post-implosion de l’occupation de l’Irak et au tout début de la crise inflationniste du secteur de l’immobilier (avant percement de la bulle que l’on connaît), bref, au moment où le « mythe » des années 1980 commençait à perdre un peu de sa superbe – on trouvait déjà, sous forme d’un jeu intertextuel riche, une parodie de ladite Agence tous risques qui exhibait son agenda politico-culturel. Tel le match de catch pour Barthes, la reprise animée semblait démythologiser l’intertexte idéologique de l’original en mettant en relief ses ressorts absurdes et absurdement violents.

6 L’épisode commence lorsque le héros des Griffin et ses copains remportent le premier prix d’un concours local de déguisement en se grimant, justement, en membres de l’ Agence tous risques. Pris par le jeu du travestissement, ils commencent alors à confondre littéralement la performance avec la substance, le paraître avec l’être: puisqu’ils ont gagné ce concours de déguisement, pourquoi ne pas amener la série à la réalité et imiter l’Agence tous risques en faisant le bien autour d’eux?

7 Le résultat? Un carnage joyeux et affolant: pour un minou coincé dans un arbre, ils devancent les pompiers et abattent l’arbre avec des kalachnikovs à l’horreur et stupéfaction d’une famille terrorisée; Peter fait par inadvertance un trou dans le plafond de son salon avec sa mitrailleuse, manquant de peu d’occire son fils; a contrario lorsque l’on fait des travaux dans un parc municipal, et que notre Agence de pacotille arrive sur scène pistolets et mitraillettes dégainés, c’est bizarrement la discussion rationnelle et portant surtout sur la condition économique des travailleurs (« vous vous rendez compte, on est des simples ouvriers, vous voulez que ma famille meure de faim? Des boulots, cela ne court pas dans les rues, etc. ») qui l’emporte sur la jouissance de la gâchette. Nos héros décident alors que ce mythe n’est pas, ou n’est plus, à la mesure de la réalité. La logique sous-jacente suggère, en fin de compte, qu’il vaut mieux se rassembler autour d’une bière dans l’estaminet du coin (version moderne et conviviale du « cultivons notre jardin »); il est préférable de partager un moment du « vivre- ensemble », de jouir d’un petit moment à retisser des liens, entre personnages, entre histoires – ainsi le para-narratif de la parodie qui rejoint le récit principal où le chien retourne à la fac, lieu, si l’on veut, de l’usage public de la raison – avec les spectateurs, c’est-à-dire le public de cet espace.

8 Mine de rien, à la fin de cet épisode de Family Guy, c’est donc tout l’impensé idéologique de la série des années quatre-vingt qui se retrouve mis en question par le jeu de la parodie, par une esthétique d’éclatement narratif que l’on pourrait qualifier de « postmoderne »: c’est-à-dire, une esthétique, à l’image des années 2000, à la recherche d’autres récits, ou des récits autres; à la recherche d’un récit pluriel, capable de retisser, ne serait-ce que provisoirement, des liens avec l’autre, capable de faire rimer intertextualité et intersubjectivité dans l’espace à la fois politique et virtuel de la série télévisée10.

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NOTES

1. En version originale, MacFarlane fait lui-même les voix de plusieurs personnages dans ses séries, tels Stewie, Peter, Brian et Carter (le beau-père richissime de Peter) pour Family Guy, ainsi que celles de Stan et Roger (un extra-terrestre alcoolo ayant un penchant prononcé pour le travestissement) dans la série American Dad. Cette dernière série, créée en 2005 – donc au faîte des années Bush où le conservatisme semblait triompher dans la culture américaine – a pour personnage principal un agent de la CIA ultra-conservateur. 2. Sur le plan de la construction narrative, il faut souligner le caractère, disons à la fois intertextuel et auto-référentiel de la fin de cet épisode où, au final, on se rend compte que les deux épisodes aux cours desquels Stewie tue Lois, parvient à renverser le gouvernement des États-Unis pour se voir trucidé par son père au bout d’un combat acharné dans la Maison Blanche n’étaient… qu’un rêve (cliché qui renvoie pour sa part aux années quatre-vingt, la série Dallas l’ayant exploité jusqu’à [ne pas] répondre à la question obsessionnelle des spectateurs: « Qui a tiré sur J.R.? »). À Stewie et Brian alors de faire des commentaires du genre: « Un rêve? Mais quelle arnaque! Franchement, si j’étais spectateur de télé, je dirais qu’on se fout bien de nous! » ou encore: « Ouais, mais ca pourrait être pire: au moins on a pas fait le “truc” des Sopranos, où l’on… » – et là, la parole est coupée aux personnages, l’écran devient subitement noir, dans un geste à la fois citationnel et auto-parodique. 3. David Sirota, Back to Our Future: How the 1980s Explain the World We Live in Now – Our Culture, Our Politics, Our Everything, New York, Ballantine Books, 2011. Sirota est un commentateur politique américain de Denver, partisan de cette gauche assez inoffensive qui se languit des bons vieux jours du New Deal. 4. Brian, le chien de la famille, retourne à la fac pour obtenir sa licence. 5. Prenons ces deux-là comme métonymes néfastes d’un changement bien plus profond aux niveaux des conditions de production, des idées dominantes, des formations sociales, etc. Sur cet aspect, le lecteur intéressé pourra se reporter au court et riche texte de David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005, voire son plus récent The Enigma of Capital and the Crises of Capitalism, Londres, Profile Books, 2010, ou encore le cours de Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard « Hautes Études », 2004. 6. Hélas, il me désole d’avoir à dire que, sur ce point, Sirota n’a évidemment pas tort: ce genre de lexique puéril apparaît encore dans le discours public, surtout parmi les républicains candidats présumés à l’élection présidentielle tels Michelle Bachmann (députée du Minnesota), Haley Barbour (gouverneur du Mississipi) ou Newt Gingrich. Barbour s’est récemment prononcé contre l’abrogation de la loi Don’t ask don’t tell (loi contre l’homosexualité ouverte dans cette institution ô combien homosociale qu’est l’armée) qui, selon lui, empêcherait les soldats de « tuer les méchants »: « when you’re under fire, and people are living and dying on split-second decisions, you don’t need any kind of amorous mindset that can affect saving people’s lives and killing bad guys. » Quant à Gingrich, il a fait parler de lui début mars 2011 en déclarant qu’il fallait que les États-Unis envahissent sans perdre une minute de plus la Libye: la grande honte américaine étant d’avoir « demandé la permission auprès de l’ONU » et d’avoir été menés par… les Français ( !), etc. 7. Sans doute ici l’argumentation de Sirota va plus vite que la musique du contexte historique de la lutte acharnée contre le socialisme, voire contre le communisme, qui a été la grande obsession du XXe siècle américain, mise à part les brèves parenthèses de la grande dépression et de la seconde guerre mondiale. 8. Il faut se souvenir que nous sommes alors en plein dans la période de refoulement collectif de la véritable stasis que cette guerre a provoquée dans la société et la politique américaines, où la

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défaite du Vietnam est palliée par des micro-triomphes dans le tiers-monde (Panama, Nicaragua, Guatemala) aptes à calmer les egos froissés. 9. Il s’agit d’un crime de guerre, qui plus est – sorte de lapsus calami par lequel le réel revient troubler le fantasme d’une guerre du Vietnam sans crimes contre l’humanité (e.g., le massacre de Mỹ Lai), qui préserve l’intégrité du Ich-Ideal soldatesque, voire collectif, etc. 10. Comme l’a si bien dit Jacques Rancière, il y a bel et bien une esthétique du politique: « Les arts ne prêtent jamais aux entreprises de la domination ou de l’émancipation que ce qu’ils peuvent leur prêter, soit, tout simplement, ce qu’ils ont de commun avec elles: des […] fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible. » Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 25.

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Le dispositif sériel Sur un trailer des Sopranos, saison 6, 2e partie.

Renaud Pasquier

NOTE DE L’ÉDITEUR

La vidéo commentée dans ce texte est consultable à cette adresse: http://www.youtube.com/watch?v=B8lHGw4arsM

1 Cette vidéo présentant les derniers épisodes de la série (trailer est le terme consacré), ceux de la sixième et dernière saison, est un objet singulier: nulle voix off qui annonce la teneur des nouveaux épisodes, pas plus de rappels explicites des saisons précédentes, pas de scènes passées ou à venir, pas de lieu emblématique, enfin, ni véritablement identifiable. Certes, le trailer en question est conçu avant tout pour les spectateurs qui connaissent déjà la série, et se passent aisément de résumés ou d’allusion. Ces cinquante-neuf secondes n’en demeurent pas moins extrêmement dépouillées, voire épurées, comme pensées pour mettre à distance toute familiarité avec la fiction re- présentée. L’inverse du trailer traditionnel, en somme.

2 Que voit-on? Un paysage indécis, intermédiaire, entre terre et eau, désert, ou presque, peu de végétation, des roseaux, épars, comme les nuages dans le ciel crépusculaire (matin? soir? on ne sait). Sur la rive, aussi près de l’eau que possible – on distinguera progressivement sous ses pieds une avancée, une jetée mangée par l’eau et la mousse, qui évoque irrésistiblement une planche de condamné, sur un bateau pirate – un corps massif, vu de dos, vêtu d’un long manteau noir, large et ténébreuse silhouette qui s’épaissit à mesure que la caméra s’en approche, imposant sa lourde présence à la terre, à l’eau, au ciel; on devine Tony Soprano dans cette figure opaque – opaque, qui le reconnaît sait que le personnage l’est plus que jamais après six saisons, les ressorts réels de ses tourments et de ses motivations restant désespérément flous, malgré sa quasi omniprésence à l’écran, son occupation opiniâtre du plan.

3 Son immobilité ne laisse pas d’intriguer – l’écart entre les jambes assure un équilibre impeccable, inébranlable, minéral – il ne se passe rien, rien qu’un vent timide qui agite

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très légèrement les pans du manteau, et ride à peine la surface des eaux (comme bien souvent rien n’advient dans Les Sopranos, entre un bain de sang et une querelle familiale). Que vient-il faire ici? Simplement se recueillir, loin du bruit et de la fureur qu’il régente quotidiennement, contempler et écouter les canards sauvages? S’agit-il d’un rendez-vous d’affaires dans un coin tranquille, judicieusement choisi? Est-ce la scène d’un crime à venir? D’un suicide, pourrait-on se demander devant le visage fermé, contracté, de Tony, quand un prudent mouvement de caméra nous le découvre? Est-ce bien de prudence qu’il faut parler, la caméra craint-elle d’approcher Tony? Conserve-t-elle une distance respectueuse? À moins qu’au contraire elle ne le menace sournoisement, tentée de le jeter à l’eau? La paranoïa est permise, elle est même sollicitée dans ce décor où l’œil, agacé de glisser sur une image sans aspérités, est tenté d’aller les chercher, d’attribuer une intensité inouïe au détail le moins saillant – ou comment l’insignifiant se fond dans le tout-signifiant.

4 Est-ce justement pour cela, happé par l’indifférence souveraine de cette courte séquence, que je tends à y voir une sorte de critique interne de la série, une mise à nu de son dispositif, voire du dispositif de toute série? Quand bien même telle interprétation serait secrétée par mon cerveau aux aguets, séquelle d’une irritation née du frottement avec les images, un délire, en somme, cela, pour la fragiliser, ne l’invalide en rien, dès lors qu’elle est bien le produit d’une expérience de spectateur, qu’elle est le fruit d’un long commerce avec la fiction concernée. Persévérons alors.

5 Les Sopranos, c’est donc un corps, celui de Tony. C’est lui qui assure l’unité et la continuité des six saisons, le singulier qui sous-tend le pluriel du titre. Mais toute série ne se définit et ne peut perdurer qu’en articulant le Même et l’Autre, ou plus exactement l’Un et le Multiple: nécessité narrative, thématique, commerciale autant qu’artistique. Le Multiple est bien présent dans le trailer: il s’incarne dans les voix qui le peuplent et le scandent, prenant vite le pas sur les caquètements initiaux, voix de femmes et d’hommes, répliques de personnages empruntées au six saisons qui se sont écoulées.

6 Des voix, des phrases, des volutes de mots, qu’on voit presque s’élever lentement, se nouer les unes aux autres en un réseau qui peu à peu enveloppe le large corps immobile, et ce avant même de démêler le sens des mots et les identités des locuteurs, longue phrase chorale, alternant segments longs et brefs, au rythme d’abord lent, solennel, tant que les timbres sont uniquement féminins, puis de plus en plus rapide, nerveux, et à mesure que les voix se virilisent, le ton s’hystérise, s’exaspère, avant l’accalmie finale qui n’est en rien un apaisement, la séquence se clôt par la voix même qui l’ouvrait, mais là où elle était tremblante, percluse d’émotions, elle est à présent sèche et métallique, définitive: Everything comes to an end. Tony sort du champ.

7 Cette voix encadrante, c’est celle de Carmela, son épouse, celle qui justifie au mieux le pluriel du titre, la seule qui parvient à contester l’omniprésence de Tony à l’écran. Car telle est bien la dynamique de la fiction, la tension entre l’Un et le Multiple qui anime la série: prendre la place de Tony, ou tout au moins se faire une place auprès de lui, tandis que tous ses actes tendent à maintenir et prolonger indéfiniment le règne de l’Un, le sien. Le Multiple est à la fois une nécessité (sur qui régner, qui dominer, sinon?) et une menace, à réprimer donc sans pitié ni hésitation. C’est aussi une souffrance, dès lors qu’il faut l’affronter non seulement à l’extérieur, mais aussi en soi-même. Découvrir en soi non seulement l’Autre, mais, pire encore, les Autres, alors même qu’on s’efforce de

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maintenir l’Unité et l’Unicité de son propre pouvoir, voilà une source d’angoisse infinie, qui conduit logiquement Tony en thérapie.

8 Les voix parlent à Tony, elles l’habitent, le hantent, le harcèlent. Toutes ces phrases, que le spectateur assidu (et anglophone) attribuera sans coup férir à tel personnage dans telle situation, elles pourraient au fond être prononcées par Tony, composantes de son polyphonique for intérieur (où l’on n’oublie pas que for signifie en latin « je parle »). « Je veux t’ouvrir mon cœur », et Tony qui se révèle à nous, du moins partiellement, pendant six saisons, et durant ces cinquante-neuf secondes; « La dépression, c’est de la rage tournée vers l’intérieur », pour preuve la colère qui déborde seconde après seconde de ce discours interne; « Je suis le Boss, Bon Dieu! », « Je veux ce à quoi j’ai droit! » « Je donne ma vie, pour ce truc! », trois voix différentes, trois affirmations assignables à Tony, son Ego hypertrophié, son appétit de pouvoir et de possession, sa fatigue devant l’exigence toujours croissante de ces pulsions…

9 Les voix, les phrases, les prières, menaces, interrogations, insultes, confessions, etc., sont pourtant celles de Carmela, sa femme, de Livia Soprano, sa mère, de Jennifer Melfi, sa psychothérapeute, de Meadow, sa fille, de Chris, son neveu, de Junior, son oncle, de Pussy, son ancien meilleur ami, de Ralph Cifaretto, de Johnny Sack, de Richie Aprile, tous affranchis, tous tour à tour alliés et adversaires de Tony… Et s’il les emprunte dans son introspection, c’est qu’il se les est appropriées mais c’est aussi qu’elles-mêmes ont pris racine en lui, se sont installées dans son être, dont elles sont à présent partie intégrante.

10 Ce qui vaut pour Tony Soprano vaut encore plus pour James Gandolfini, son interprète. La fatigue qui marque son visage est aussi celle de l’acteur, las d’incarner depuis des années le mafieux névrosé, ses propres souvenirs rongés, parasités par ceux de Tony, les noms des acteurs et ceux des personnages s’entremêlant, noués par ces visages et ces voix identiques, et sans doute balance-t-il entre soulagement et tristesse à l’idée d’enfin se défaire de Tony Soprano, ou plutôt d’en cesser l’incarnation, de le convertir en un inoffensif spectre qui sans doute subsistera plus ou moins longtemps, flottant légèrement dans telle strate de son esprit, mais sera bien vite chassé, relégué dans un lointain repli par de nouvelles incarnations, de nouveaux spectres. Mais si cela est vrai pour l’acteur, cela l’est aussi pour le spectateur: c’est bien sûr à lui, c’est-à-dire à nous, que s’adresse le catégorique « Everything comes to an end » énoncé par Carmela, nous qui ressentons la douleur et le soulagement de cette fin crainte et désirée, nous qui nous répétons en sanglotant devant notre écran, le décompte fait des heures passées à le fixer, « I’m giving my life for this thing », nous qui entendons monter en nous les bribes de phrases et d’images prélevées par notre mémoire sur les soixante-dix-sept épisodes (et à peine moins d’heures) déjà vus.

11 Ce n’est donc pas seulement le dispositif portant des Sopranos que met si exactement en scène ce trailer, c’est aussi l’une des puissances d’attraction spécifique de la série comme forme esthétique: non pas la gestion savante des péripéties et le suspense qui en procède, non plus l’identification, si souvent invoquée comme l’alpha et l’oméga du plaisir fictionnel, mais cette communauté affectuelle élaborée entre acteurs, personnages, et spectateurs, qui ne relève en rien de l’identité (fût-elle fantasmatique) mais bien plutôt de l’analogie et du partage d’une expérience, celle de la pluralité vécue. Je ne m’identifie pas à Tony, mais je partage avec lui cette auto-construction à partir de bribes pillées çà et là et recomposées perpétuellement, en une élaboration sans fin (ou pas tout à fait, car hélas, everything comes to an end…) où la frontière entre

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fiction et réalité n’existe pas, tout est matière, tout est bon. Si Tony est privilégié, ce n’est pas, là non plus, en tant qu’individu identifié, mais en tant qu’il occupe une position privilégiée, centrale (et entend bien la maintenir) dans un dispositif précisément centripète, au carrefour de toutes les trajectoires, tous les affects, tous les regards.

12 Si donc le motif de la double vie, du secret, des tourments intimes qui déchirent l’âme (Tony, mais aussi Don Draper, le génial publicitaire de Mad Men qui cache son véritable nom,Nate Fisher, dans Six Feet Under, qui au cours d’une opération qui le plonge dans le coma, et d’une séquence magnifique, visite les pièces de la demeure familiale comme autant de vies possibles, de versions de lui-même, ou encore Dexter, le serial killer tueur de serial killers), si les personnages protéiformes, s’inventant histoires et statuts différents à chaque épisode (Code Quantum, Le Caméléon, Dollhouse, trois séries qui reposent sur un principe scénaristique commun, celui d’un héros aux facultés extraordinaires plongé à chaque épisode dans une situation, des problèmes, et une vie différentes), voire les figures de possédés (Twin Peaks) ou de schizophrènes (United States of Tara) hantent les séries télévisées, ce n’est pas seulement parce qu’ils offrent des ressources scénaristiques particulièrement séduisantes ou parce qu’ils permettent des performances d’acteur. C’est avant tout parce qu’ils actualisent la tension intime propre au dispositif sériel, parce qu’ils mettent en lumière son mode d’action le plus orignal: la série est un puissant appareil de désidentification. À travers elle, je ne suis plus moi, je suis les autres; je suis nous, je suis vous, je suis tous.

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Différer l’Apocalypse Ou pourquoi il faut que mes enfants se brossent les dents (Supernatural, Weeds)

Éléonore Feurer

1 L’Apocalypse a commencé hier. La bouche de l’enfer comme ils disent, s’est ouverte sous nos pieds. Je consulte mes messages dans l’ascenseur. Je comprends vaguement qu’il me quitte, mon mari, que ce n’est plus possible, qu’il a pris ses affaires, il me rappellera, il est dans un tunnel. Moi aussi.

2 Les gosses m’attendent, assis dans le salon devant la télé, éteinte. Apparemment ils sont au courant.

3 Je dirais qu’il fallait s’y attendre. Statistiquement parlant. Depuis le début, je n’ai jamais eu un parcours très original, jamais fait la différence. Toujours été dans la moyenne.

4 D’un autre côté, je n’ai jamais vraiment cru que ça durerait toujours. On fait comme si. Ça n’allait plus très bien comme on dit, entre nous. De nos jours on est bien informé, le destin a pris une forme statistique. Du coup, on aurait mauvaise grâce à être surpris.

5 Je regarde les gosses hébétés, abandonnés au milieu d’un salon presque vide. Quand il a précisé « pris mes affaires » je ne pensais pas que tant de choses étaient à lui. Il a quand même laissé la télé.

6 Passage par la case abandon du père. Qu’est ce qu’on dit déjà dans ces cas là?

7 Qu’est ce qu’on fait quand Dieu est mort ou barré avec sa secrétaire, ou juste parti faire autre chose/un truc? Ne surtout pas dire « pourquoi m’as-tu abandonné » en écartant les bras, ça fait pompeux…

8 Je regarde mes enfants, ma fille de dix ans, avec ses joues rondes, sa bouche pulpeuse et ses yeux malins et mon fils, long et brun, ado grognon. Des enfants de pub pour lessive ou voiture de middle class.

9 Ils me regardent de leurs yeux patients, attendent une réponse, un code de conduite, une interprétation acceptable de ce qui se passe. Une magie quelconque qui abolisse le chaos.

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10 Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? Qu’est-ce qu’on dit dans ces cas-là ? Dans les cas où justement il n’y a plus rien à dire, rien à interpréter, juste un réel insupportable à supporter ? mentir ? gagner du temps ? les câliner ?

11 Ou allumer la télé, les confier aux images, ce placenta plus doux et protecteur que le mien ne fut jamais.

12 Je regarde l’étagère des DVD. Presque vide elle aussi. Il ne reste que les coffrets de Weeds et Supernatural, deux séries officiellement interdites aux chères têtes blondes pour cause de monstres et de dealers, dont plusieurs d’une moralité douteuse, de sexe, de violence et de rock’n’roll.

13 Ça fera parfaitement l’affaire.

14 Il reste simplement à choisir entre, d’un côté, les deux frères, chasseurs de monstres qui parcourent les États-Unis pour carboniser du démon à tour de bras, et de l’autre les mésaventures burlesques et sexy-sordides d’une mère de famille de banlieue chic californienne devenue dealeuse pour subvenir aux besoins de ses deux fils.

15 Je me demande quand même pourquoi c’est justement celles-là qu’il a laissées derrière lui. À y regarder de plus près, ce n’est pas si étrange, on rigolait souvent de sa ressemblance avec Jeffrey Dean Morgan, l’acteur qui joue le père déserteur/mort dans les deux séries.

16 Ironie de la chose, ce que racontent ces deux séries, c’est la manière dont une famille survit après la mort/l’abandon du père.

17 Alors c’est ça qu’il a laissé, un mode d’emploi de notre vie après lui. L’option, devenir un être à mi-chemin entre Nancy Botwin1 et Dean Winchester2.

18 Je rêvasse un moment à une chimère qui aurait la tête de Dean et le corps de Nancy ou l’inverse. Enfin, ce qui est sûr c’est que je veux le corps délié de Nancy, la moue et l’Impala 67 de Dean.

19 Deux antihéros maladroits, pas outillés pour les responsabilités. Pas sortis de l’enfance, plutôt moins intelligents que ceux sur lesquels ils sont censés veiller.

20 Des modèles peut-être pas tout à fait à la hauteur de la tâche pour aider à survivre quand on est forcé de voir à quoi ressemble vraiment le monde après la mort du père. Un chaos obscène et brutal, le réel.

21 Alors, comment on s’y prend pour hériter du père? Pour faire que cet héritage soit autre chose qu’une parodie ou une imitation, des gestes qu’on mime sans plus y croire?

22 On hérite de la même mission mais on n’y croit plus. La mission, c’est sauver les siens. On ne croit pas qu’on réussira. On sait juste qu’il faut le faire et dire qu’on le fait.

23 Le rôle principal du Père c’était de nous protéger de la vérité. D’établir et de garantir, et d’incarner cet ordre symbolique qui nous protège du réel, qui cache les monstres dans les placards, les dealeurs dans les souterrains, qui garantit que l’arrosage automatique de la pelouse se déclenche à 20 heures…

24 Sauf que maintenant, la vérité, il faut se la coltiner.

25 Et la vérité c’est que l’infrastructure du réel, la machinerie du décor n’est pas belle à voir. La carcasse de la société californienne de l’upper middle class dans Weeds, c’est l’enfer métaphorique des dealeurs de drogue et politiciens trafiquants d’armes, celle de l’Amérique en général vue dans Supernatural, c’est l’enfer littéral, le vrai, le business des

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démons. Dans les deux cas, ce qu’on commence à comprendre c’est qu’ils ne sont pas l’envers du décor mais une partie intégrante de l’écosystème.

26 L’étanchéité des deux mondes n’étant plus assurée par le mensonge du père, la famille se retrouve à devoir survivre parmi les monstres. Les pieds dans la vérité. Et à devoir réinventer le manuel.

27 Le père s’étant barré avec les tables de la loi, cette arnaque qu’il avait d’ailleurs rédigée sur un coin de table, il n’y a plus aucune garantie permanente, ni promesse, ni eschatos: seulement des contrats temporaires, sans cesse renégociés, où ta seule mise, c’est ta vie.

28 La seule manière pour Dean d’assurer la survie de son frère, c’est de s’offrir en gage, toujours à la recherche du sacrifice impossible, impossible parce qu’il ne résout rien, il diffère : le monde est trop instable, les règles trop mouvantes, la vie devient une marchandise sur laquelle on spécule, une pure valeur d’échange, dont le cours fluctue en permanence. Dean passe son temps à entrer et sortir de l’enfer, à mourir et ressusciter provisoirement, comme un christ trivial et déchu condamné à répéter perpétuellement son sacrifice dans un monde qui ne l’accepte plus comme monnaie d’échange suffisamment efficace pour rétablir durablement l’équilibre. Lui, c’est bien sa vie qu’il donne, à chaque fois pour la dernière fois, absolument, mais eux, ils la lui rendent comme on retourne un chèque en bois, à chaque fois un peu plus froissée, salie, abîmée.

29 Nancy ne fait pas autre chose, elle qui – passant son temps à vendre son âme pour monter des combines toujours vouées à la catastrophe avec tout ce que la Californie compte de brutes, de criminels et de dealeurs – ne parvient à s’en sortir, quand sa poisse combinée à sa maladresse font tout foirer, qu’en couchant avec ceux qui menacent sa famille, bradant, en somme, la seule chose qui reste : son cul. Là encore, elle ne rétablira jamais l’équilibre et la sécurité de l’ordre familial, elle n’obtiendra que de pauvres répits, qui diffèrent la catastrophe sans l’espoir d’aucune résolution.

30 Tous les deux se sont installés dans ce répit sans but ni terme, pour en faire une modalité paradoxale d’existence. Douloureuse et, ils le savent, sans issue.

31 Alors, pourquoi ne pas renoncer? Tout le mystère c’est qu’ils recommencent, qu’ils persévèrent, sans espoir de réussite.

32 Parce qu’au fond, persévérer c’est ce qui les définit. Ce conatus sans objet, c’est tout ce qui leur reste.

33 À la plupart des questions qu’on leur pose sur la légitimité de leurs actes, et même de leur existence, Dean et Nancy ont la même réponse obstinée: parce que je suis ta mère, parce que je suis ton frère. Parce que je dois veiller sur la famille. Et il n’y a rien de plus à comprendre. Je dois le faire parce que je dois le faire. Cette tautologie constitue le dernier noyau de sens auquel s’accrocher, une Loi plus ancienne que la loi du père.

34 Cette même obstination pure et invincible qu’Antigone opposait à Créon. Non pas une dernière rémanence de l’ordre symbolique disparu, mais la réponse à une injonction plus puissante, plus profonde et plus originelle.

35 Respecter la dernière règle qui fasse encore tenir le monde, dont le contenu n’importe pas mais le seul fait brut et nu qu’elle soit: une espèce de postulat ultime, sans fondement, inquestionnable, qui s’applique parce qu’il s’applique.

36 Il est 22 h. J’ai encore les dvd à la main. Je n’ai pas choisi. Les enfants sont restés silencieux. Ils continuent d’attendre que je dise quelque chose.

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37 Et comme je ne sais pas quoi dire d’autre, que je ne remplacerai jamais leur père, que mon sacrifice sera toujours vain, que nous ne serons jamais sauvés, et que j’ai besoin d’un répit, je les envoie se brosser les dents car Apocalypse ou pas, certaines choses sont éternelles, les tarifs du dentiste ne sont pas près de baisser et il n’est pas question que les règles cessent de s’appliquer.

NOTES

1. La longue brune de Weeds, mère de deux garçons, veuve californienne nonchalante en mini- short, mère immature et toujours dépassée par les événements, post-ado consumériste à la quarantaine lolitesque qui à la mort de son mari se reconvertit dans le trafic de drogue pour éviter le déclassement social et ne pas devenir « la plus vieille vendeuse de Gap ». 2. Le prolo homeless, fils naturel et improbable de James Dean et Bruce Willis, repreneur du business familial de la chasse aux fantômes et autres créatures maléfiques, gueule d’ange et blagues salées, lié par la promesse faite à son père de toujours protéger son frère cadet, Sam, des atrocités du monde.

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Espace Mémoire Événement (The Wire)

Elisabeth Hodges

1 La troisième saison de la série The Wire (en français Sur écoute, 2002-20081) s’ouvre à notre regard par un léger travelling arrière qui suit à distance trois personnages, Poot, Bodie et un autre ami, qui marchent vers la caméra en parlant de la destruction imminente de la cité de Franklin Towers, le territoire qui était jusque-là le site privilégié de leur négoce de drogue à Baltimore pour le compte d’Avon Barksdale, narcotrafiquant au centre de la première saison. Alors que ces trois amis errent vers le site de cette perte imminente, une absence s’instaure dans le plan étant donnée la distance que garde la caméra qui, en dépit de cela, les fixe d’un regard mobile agencé par ce travelling arrière qui nous permet paradoxalement d’être à l’écoute, malgré la distance et le mouvement. Quoique l’on soit d’abord sensibilisé à voir, à chercher à attribuer un sens à l’image, cette séquence réaffirme combien l’univers du « Wire » nous oblige aussi à écouter attentivement, comme le suggère son titre, témoignant par l’ouïe et non seulement par la vision. La scène commence in medias res, surprenant la trajectoire de ces trois amis tout en captant des bribes de conversation saisis grâce à cette caméra qui nous permet d’organiser l’accès à un univers dès lors quasi-inconnu par le téléspectateur américain, plus habitué à disparaître dans le monde préalable et artificiel de la reality TV. Il s’agit ainsi d’un privilège mixte – une chance, mais aussi une expérience d’arrachement à son univers familier – d’aborder le réalisme tragique des vies de ces jeunes ambitieux qui ne veulent qu’ériger leur place dans un monde qui leur refuse son accès soit à cause d’un non-dit, le racisme, soit à cause de leur situation sociale.

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2 La gravité de l’événement à venir, cet effacement d’un espace qui fonctionnait en tant que lieu de mémoire à la fois collective et individuelle, semble diriger les personnages vers un avenir pour une fois certain: la fin d’un monde, de leur monde à eux. La caméra s’écarte de l’ordre prescrit via le réseau présumé logique de ces petites allées qui organisent le labyrinthe urbain dans cette partie de la ville, fournissant à ces jeunes hors-la-loi un endroit où échapper à la police (appelée: la « popo »). En même temps que les trois amis avancent, ils restent toujours visibles pour le spectateur, centrés dans un cadre mobile qui ne les quitte pas de vue. Ils ne semblent pas résister à la force presque centrifuge de la destruction de la cité, cet espace qui abritait leurs espoirs et leurs désirs; au contraire, ils marchent à grands pas vers la droite de l’écran, vers la fatalité de cet événement, afin de se joindre à la foule venue pour témoigner du moment. Ils y marchent comme guidés par la force même du destin, entourés aussi par les vestiges symboliques du monde qui est le leur - des déchets laissés par terre, une étagère cassée et abandonnée, des voitures saccagées et tout ceci cerné par des barrières de grillage métallique qui ne peuvent ni contenir les poubelles jetées par ci par là, ni préserver la frontière entre la propriété privée et l’errance de ces jeunes qui appartiennent à la ville elle-même. Ils avancent vers la foule rassemblée pour témoigner du spectacle à venir, venue comme si elle était là pour voir disparaître ces tours, symboles du mal qu’il fallait effacer et de l’espace et de la mémoire collective. Ce qui les attend, juste en dehors de l’espace diégétique est cet événement vers lequel se dirige le regard de la caméra qui délimite selon la logique du champ/contre-champ ces deux points de vue impossibles à réconcilier en réalité, reliant paradoxalement les deux espaces mis en dialogue par la double perspective de la caméra; point de vue qui imite notre propre rencontre avec le monde aliénant avec lequel nous sommes confrontés dès les premiers plans de la série.

3 À travers les prises de vue comme celle-ci s’inaugure la vision de l’univers de David Simon (créateur de la série), vision qui voudrait servir de métaphore pour la troisième saison. Comme Simon l’explique dans le commentaire DVD, le grand angle, et bas, de la caméra permet d’englober l’espace urbain, d’offrir à l’œil et à l’écoute du spectateur attentif ces rencontres avec un monde qui nous est totalement étranger2. Quoiqu’on reconnaisse facilement les images malheureusement trop familières des quartiers défavorisés ainsi que l’urbanisme coupable d’avoir créé ces cités dans les années soixante aux États-Unis comme en France (où l’objectif semble d’y endiguer la pauvreté

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afin de l’effacer de notre vue), c’est davantage la langue quasi incompréhensible parsemée des codes inventés pour détourner la police qui nous désoriente dans ces paysages urbains3. Le monde que Simon nous fait découvrir paraît coïncider avec les images médiatiques (et souvent caricaturales) de ces environnements trop souvent représentés dans les médias pour la délinquance qui y a lieu, mais c’est précisément dans la distance entre la caricature et l’hyper-réalisme de la caméra qu’opère le génie de Simon: tout en nous désorientant, il nous rapproche paradoxalement de ce monde à travers cette éthique qui s’instaure par le fait d’être à l’écoute de l’autre.

4 Comme l’indique le titre, on est censé non seulement voir attentivement mais aussi être à l’écoute de ce qui se passe à l’écran, témoignant d’une visibilité qui ne se donne à voir qu’à partir du moment où la voix rejoint et explique l’image en une harmonie presque parfaite. Tout comme les souvenirs dont s’entretiennent Poot et Bodie dans ce plan- séquence, l’acte de la mémoire s’accomplit dans le lien qu’ils érigent entre vision et parole: « Seen some shit in them Towers that still make me smile » (« J’ai vu des choses dans ces tours qui me font toujours sourire »4). Étrange détour que prend Simon ici, alors qu’on aurait plutôt anticipé un dialogue semé par le regret et la fatalité destructrice de la transformation que revendique le maire. Au contraire, il fait coïncider chez les personnages la perte de leur monde avec le plaisir des souvenirs volatiles qui, quoiqu’attachés au lieu où les événements se sont passés, échappent néanmoins à l’immobilité immanente d’un espace qui dès lors n’aura sa place que dans la mémoire poussiéreuse de ceux qui y ont vécu: – Poot: « I’m talking about people, memories, and shit. »(« Je parle des gens, des souvenirs et d’autres conneries ») – Bodie: « That ain’t the same. They gonna tear this building down and build some new shit. But people? They don’t give a fuck about people. » (« C’est pas la même chose. Ils vont raser cette tour et construire une nouvelle connerie/merde. Mais les gens? Ils n’en ont rien à foutre des gens »)

5 Face à l’urbs fragile, vulnérable, à la démarche de la réforme politique qui, en rasant la tour, voudrait ériger une nouvelle Baltimore à sa place, Bodie revendique l’élément qui manque aux projets des réformateurs (cible de la plume âpre de la troisième saison): la civitas, le peuple sans qui il n’y aurait ni ville, ni société, ni mémoire. Mais tout comme les déchets qui encadrent ces héros improbables dans le premier plan de la séquence, la réforme ne s’adresse qu’à l’espace, qu’à la surface du mal que le maire cherche à éradiquer de la mémoire collective, oubliant ceux qui l’agencent et y vivent – faisant du lieu un espace qui leur est propre5. Dans un geste de substitution métonymique, Poot associe la perte tragique de la tour avec une autre, celle de sa virginité, mêlant au plaisir de l’eros, comme si le pouvoir de ces souvenirs pourrait différer la fin, le thanatos de cet espace devenu leur monde à eux – comme si la volupté qui s’y trouvait devait résister à l’effondrement de ces bâtiments qui abritent toute l’histoire de leur monde.

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6 Il s’agit, à mon avis, d’un espace marqué par un dispositif de disparition qui anticipe l’effacement à venir (l’immolation de la tour) et ainsi du lieu de résistance qui procurait à ces personnages un espace qui leur était propre. Même dans les contours répétitifs et inhumains de l’architecture fonctionnelle de la cité de Franklin Towers que l’on voit de loin pendant quelques secondes juste avant sa destruction, Poot et Bodie ne voient pas un espace homogène ou aliénant, bien au contraire. Pour eux, l’immeuble est un lieu de mémoire qui, même après sa disparition, durera autant qu’ils pourront transmettre leur savoir de cet espace de bouche à oreille, avec le plaisir de la parole. Même si dans le cadre de l’urbanisme des grandes villes américaines telles que Baltimore, le plan participe à une logique organisatrice faisant partie du système institutionnel et spatial qui a pour but de contenir le « mal » invisible du siècle qui est le nôtre (la pauvreté) et que cible l’œil et la plume critique de David Simon à travers les cinq saisons de la série; la police, les dockers, la réforme, l’éducation et la presse, ces habitants arrivent à déployer une forme de liberté dans un espace dessiné, si l’on peut dire, pour les contenir6. Car la ville ne se compose pas uniquement de béton et de ciment, comme le note Bodie, c’est un réseau complexe constitué des relations qui s’y érigent entre l’espace, la mémoire et le désir que le pouvoir ne saurait circonscrire.

7 La tentative de contrôler les individus à travers l’organisation de l’espace urbain se révèle ainsi un échec lorsqu’à la fin de la séquence l’effondrement de la tour, en même temps que les héros de la série qui savent résister aux institutions corrompues, obscurcit littéralement la vision idéalisée du maire pour une « nouvelle » Baltimore.

8 Un nuage de poussière envahit rapidement les rues, traversant le plan de gauche à droite – la même direction prise par les trois amis avec qui la séquence a commencé – joignant ainsi le début et la fin et les deux éléments, humain et matériel: les trois héros avec l’espace tragique de la tour qui tombe en morceaux et se répand en cendres dans le paysage urbain, à la grande surprise du maire et des spectateurs qui semblent s’étonner de cet effet inattendu de l’explosion. Référence visuelle qu’il est impossible, après le 11 septembre, de ne pas voir comme un écho aux images traumatisantes de la perte de deux autres tours – images qui font partie depuis de notre mémoire collective.

9 En incorporant la tour dans la ville, Simon semble fixer son regard critique non sur les causes du mal que les politiciens de la troisième saison cherchent à transformer, mais sur la gravité des effets qui, sous l’œil menaçant du feu rouge du dernier plan, semble mettre fin à toute tentative de réforme avant même que ne débute l’épisode. Feu qui est légèrement plus visible et qui se trouve juste devant une autre tour hérissée de flèches cruciformes – symbole de l’institution religieuse qui n’a guère de présence dans The

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Wire, si ce n’est qu’elle semble souligner l’effet à la fois onirique et apocalyptique de ce dernier regard avec lequel commence la troisième saison.

NOTES

1. La troisième saison correspond à une diffusion en 2004-2005. Pour plus de renseignements sur la série, voir l’entrée dans l’Internet Movie Database, http://www.imdb.com/title/tt0306414. La séquence elle-même peut être visionnée à cette adresse: http://www.youtube.com/watch ? v =pbK5HIfdyWc. 2. À voir l’entretien de Nick Hornby avec David Simon paru dans The Believer, vol. 5, no. 6 (août 2007) dans lequel Simon déclare à propos du public et de son œuvre: « My standard for verisimilitude is simple and I came to it when I started to write prose narrative: fuck the average reader. […] He knows nothing and he needs everything explained to him right away, so that exposition becomes this incredible story-killing burden. Fuck him. Fuck him to hell. » (p. 76-77) (« Mon principe pour la vraisemblance est simple et je l’ai établi quand j’ai commencé à écrire des récits en prose: que le lecteur moyen aille se faire foutre. […] Il ne sait rien et voudrait que tout lui soit expliqué tout de suite, de sorte que l’introduction devient cet incroyable fardeau qui tue l’histoire. Qu’il aille se faire foutre. Qu’il aille se faire foutre en enfer. ») 3. La critique aigue de cet urbanisme me semble lier The Wire à des films comme La Haine de Mathieu Kassovitz (1995) qui paraissent interroger la politique derrière la construction de ces ghettos. A voir l’article de Ginette Vincendeau « Designs on the Banlieue: Mathieu Kassovitz’s ‘La Haine’ (1995) » dans Susan Hayward et Ginette Vincendeau, éds., French Film: Texts and Contexts (London: Routledge, 2000): 310-327. 4. Toutes les traductions du dialogue sont miennes ainsi que les maladresses. Il m’était impossible de ne pas trahir la spécificité linguistique de leur langue, déjà assez difficile à comprendre en anglais, j’ai donc choisi plutôt de rendre le sens général en français. 5. Dans L’Invention du quotidien. Tome I: Arts de faire, Paris, Gallimard « Folio », 1980, Michel de Certeau distingue la notion de lieu (espace schématique) de celle de l’espace (activée par l’intervention de la pratique).

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6. Voir l’article d’Emmanuel Burdeau « Qu’à un fil. Sur écoute/The Wire » Cahiers du cinéma, mars 2007, p. 74-76.

AUTEUR

ELISABETH HODGES [email protected]

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De la fidélité

Renaud Pasquier

1 Depuis son retour, j’étais rongé. J’abrégeais les conversations, évitais son regard. Malgré tous mes efforts pour paraître naturel, pour faire comme si de rien n’était, je sentais bien, piètre comédien, que chaque phrase sonnait faux, que chaque geste suintait la culpabilité. Dans ses yeux, la perplexité initiale fit bien vite place au soupçon, et ma feinte bonne humeur fut démantelée sans coup férir par d’éloquents silences, froids appels à cesser toute mascarade. Enferré comme je l’étais, avouer était devenu un moindre mal. Je finis par m’ouvrir à elle: à mesure que je me confessais, d’une voix d’abord mal assurée, mes tourments se dissipèrent l’un après l’autre, mes phrases s’affermirent et s’assouplirent, je reconsidérai ma faute, somme toute bien vénielle, insignifiante, et m’amusai de mon enfantine et ridicule angoisse, comme m’y invitait le sourire de ma prétendue victime, à la fois attendri, moqueur et consolant, quoi, ce n’était que cela?, semblait-il s’étonner.

2 Sans doute trop pressé de recevoir l’absolution, j’avais ignoré le pli d’amertume au coin de ce sourire. Les jours suivants me l’apprirent, scandés par les soupirs irrités, les agacements multiples et disproportionnés, les remarques diverses, aussi acerbes qu’injustes: oui, décidément, elle m’en voulait d’avoir regardé en son absence un épisode de notre série du moment (trois, en vérité; mais il m’avait paru plus prudent de redimensionner quelque peu le délit), d’avoir bousculé le rite qui nous réunissait tous deux sur le canapé, devant l’écran de mon ordinateur, au moins deux soirs par semaine, à raison de deux épisodes par soir, parfois un de plus, mais exceptionnellement, car l’excès gâche le plaisir, en achevant trop vite la série commencée, déjà trop brève, toujours trop brève, hélas. Ce n’était pourtant pas si grave, elle rattraperait son retard, regarderait sans moi les épisodes volés à l’intimité de notre couple: des haussements d’épaules répondirent à mes tentatives de conciliation. C’était ridicule enfin, on n’allait pas se faire la tête pour ça, quand même, on dirait une petite fille, il faut arrêter. Je passais de l’énervement à la mortification, aux supplications… Pourquoi, quand j’implorais son pardon, me venait à la bouche le mot incartade? Pourquoi cette phrase « mais enfin chérie, ce n’est qu’une sitcom! » et la réponse muette, en forme de moue méprisante, de ma compagne outragée? Un spectateur extérieur eût ri franchement de nos bisbilles ménagères, à moins qu’il n’en eût pressenti la potentielle gravité, les

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brûlantes tensions prêtes à s’aviver. La brouille, en occurrence, fut brève. Débutée avec une série, elle s’acheva avec une série, à deux, serrés l’un contre l’autre, nos quatre yeux vissés sur l’écran, de longs échanges à voix basse prolongeant la fiction une fois celle-ci achevée.

3 J’ai parlé de « rite ». C’était bien cela qui s’était installé, depuis le début des années 2000. Nous sortions moins, l’ère de la séance de cinéma hebdomadaire avait vécu. Nous n’étions plus étudiants, nous approchions ou passions la trentaine, le travail nous prenait de plus en plus de temps, des enfants naissaient. L’Internet à haut débit était entré dans nos vies, qui nous ouvrait soudain des réserves inépuisables de fiction. La facilité déconcertante avec laquelle nous pouvions y accéder, la possibilité d’enfin être en phase et de tenir notre rang dans les conversations, de plus en plus nombreuses, de plus en plus fréquentes, évoquant les dernières « pépites » venues d’Amérique, sans devoir pour autant faire appel à la bonté de tel ami abonné au câble qui naguère nous approvisionnait en vidéos, le léger frisson, enfin, dérisoire mais indéniable, suscité par le téléchargement illégal, « pratique de résistance » à bon compte, tout cela fit de nous des adeptes enthousiastes et stakhanovistes, des consommateurs toujours plus insatiables, toujours plus dépendants.

4 Quand je dis « nous », ce n’est pas seulement « nous deux », comme nous le crûmes un temps, avant de réaliser qu’ils étaient multitudes, ceux qui s’adonnaient aussi à la vision-à-deux, l’ordinateur et le canapé se révélant des accessoires rituels du plus grand banal. Ainsi la série télévisée, en général américaine, s’imposait comme un élément essentiel de la vie des couples plus ou moins trentenaires, du moins pour ce que je pouvais observer – le temps m’apprendrait que d’autres catégories d’âges partageaient notre vice, avec les mêmes modalités. La vision-à-deux avait désormais place dans le protocole amoureux, aux côtés de toutes les autres manifestations d’affection. Bien sûr, nous avions des amis indifférents aux séries, mais ils passaient de plus en plus pour des originaux, et les conversations avec eux supposaient un effort particulier, semblable à celui qui est fourni en présence de personnes aux opinions politiques opposées aux vôtres; quant aux couples d’amateurs, nos semblables, lorsqu’ils nous révélaient qu’ils regardaient leurs séries favorites séparément, pour telle ou telle raison, nous échangions un coup d’œil furtif et éprouvions la compassion la plus navrée pour nos amis, certains d’une séparation, au mieux de graves différends entre les deux partenaires, à court ou moyen terme.

5 Pourquoi cette place nouvelle et considérable prise par les séries dans la vie des couples, là où jadis on n’y voyait qu’une distraction pour célibataire désœuvré, ou pour meubler l’absence de l’autre? Pourquoi leur consommation constitue-t-elle aujourd’hui de plein droit une activité amoureuse, alors qu’elle ne manifestait jadis, sans la soulager, que la désolante passivité des gens seuls? Peut-être, me dis-je, parce qu’elles ne parlent que de cela; le couple, son histoire, de la rencontre à la rupture, son quotidien, ses aléas, sont la matière première du récit sériel, un passage obligé de toute fiction: je m’immerge dans les problèmes matrimoniaux des médecins d’Urgences comme dans leurs opérations les plus délicates, les déboires sentimentaux des policiers de The Wire me sont narrés même au cœur de leurs enquêtes les plus dangereuses. Je hasardai même une distinction entre deux grandes catégories de narrations: dans la première, la question de l’existence éventuelle d’un couple à venir est l’armature de tout un récit, parfois long d’une décennie, ainsi de , sitcom organisée (ainsi que toutes ses autres intrigues) autour de Ross, Rachel, et de leur tumultueuse romance, ou

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bien, avec une plus grande subtilité narrative, How I met your mother, où le récit, rétrospectif, retarde indéfiniment le moment certain (car avéré par l’existence d’enfants à qui s’adresse la voix off qui ouvre et clôt chaque épisode) où Ted aura enfin rencontré la femme de sa vie. Dans la seconde, le couple en crise, usé par la routine, aux prises avec les tentations, les trahisons, au bord de l’explosion, en quête de reconstruction, sans être nécessairement l’objet premier de l’intrigue, en est une pièce essentielle; les héros sériels les plus illustres sont bien souvent soit des adultères récidivistes, soit en proie à une instabilité sentimentale chronique: Tony Soprano, Don Draper dans Mad Men, Nate Fisher dans Six Feet Under, le Dr Doug Ross alias George Clooney dans Urgences, ou encore, Ally McBeal dans la série à laquelle elle donne son nom, la liste est très loin d’être exhaustive.

6 Je confiai étourdiment ces réflexions à un ami, esprit fort professant un épais dédain pour ces fictions qui m’occupaient tant. Il me ricana au nez: « Sois lucide, les séries ne stimulent en vous que les plus bas instincts, elles vous avachissent et vous avilissent. Que font-elles de vous? Des niais, sensibles aux plus grosses ficelles; des voyeurs, qui bavent de joie en contemplant les petites misères privées, l’œil collé sur une serrure en forme d’écran; des Narcisse, qui voient cet écran comme un miroir, et en usent au mieux comme grossier accessoire de thérapie. Le Pouvoir les a créées pour vous faire accepter la médiocrité petite- bourgeoise de vos existences, pour vous en faire jouir, même, vous assoupir, et vous faire passer toute envie de révolte… »

7 Je ne me formalisai pas, ne m’irritai en rien des remarques, tellement prévisibles, de mon ami – car il l’était. Je lui rétorquai tranquillement qu’en matière de grosses ficelles, son interprétation n’avait rien à envier aux fictions qu’elle stigmatisait. Je ne contestai même pas qu’il y eût quelques résidus épars de pertinence dans son flambant réquisitoire, ne pouvant prétendre connaître et anticiper toute la palette des comportements éveillés et façonnés par les séries; mais je savais, en revanche, que son raisonnement péchait par une méconnaissance abyssale des affects du spectateur; je lui figurai notre affection, notre attachement, profond et durable, pour ces personnages, une empathie trop intense pour les restreindre à de pâles reflets de nous-mêmes, de purs stimuli émotionnels. Je remerciai même mon contradicteur d’avoir permis à la vérité de sourdre en moi, d’avoir éclairé la place prise par les séries dans les relations sentimentales: si elle est devenue pierre de touche de la tendresse et surtout de la fidélité régnant au sein d’un couple, ce n’est pas parce qu’elles énoncent – celles que j’aime, du moins – un éloge convenu et moralisateur de cette fidélité, mais qu’elles en figurent et en explorent toutes les dimensions. « Tu parles! Regarde: la séduction en série est présentée uniquement sous l’angle pathologique, ces Don Juan mâles ou femelles souffrent tous de leur insatisfaction chronique, ils n’aspirent qu’à l’ordre conjugal bourgeois, au fond… Voilà, c’est l’hypocrite puritanisme étatsunien, qui racole et aguiche le spectateur pour mieux ensuite tancer, après les avoir excités, ses désirs forcément criminels! Une machine de régression-répression, rien d’autre… »

8 Cela peut être vrai ponctuellement, mais la critique s’annule faute de connaissance du détail, et de profondeur d’analyse. Si les séries insistent tant sur la fidélité, c’est qu’elle est leur matière de prédilection et leur condition d’existence. Les personnages y sont aux prises avec la durée, qui met à l’épreuve leurs relations, quelles qu’elles soient: en somme la fidélité est leur épreuve quotidienne, elle est l’élément où évoluent les corps et les intrigues qui les lient. Plus que la paranoïa nord-américaine post-11 septembre, c’est la fidélité et ses vicissitudes qui travaillent et occupent une série comme 24,

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fidélité matrimoniale, professionnelle, patriotique, etc. Des êtres confrontés à la durée, qui se lient se lassent se trahissent se retrouvent se tuent, des promesses alliances ruptures entre amants amis associés, c’est toujours la même pâte, la même substance que modèlent les scénaristes réalisateurs créateurs, là en forme de chronique de la mafia ordinaire, ici en saga d’une famille de grands propriétaires texans, là-bas en intrigues adolescentes au cœur d’un lycée de province, etc.

9 Matière, donc, mais aussi condition d’existence, repris-je: la fidélité (respectée, trompée) entre personnages ne fait qu’en prolonger une autre, vitale, celle qui doit s’instaurer, et se formalise par contrats, entre les différents concepteurs de la série, collectif au moins aussi nombreux et conflictuel que celui des personnages de fiction. Le récit de ces conflits rivalise presque avec la fiction dans le cœur des spectateurs: car les intrigues égrenées face aux caméras sont redoublées par celles des coulisses, invisibles mais bruyantes, où la question du renouvellement, celui des contrats d’acteurs (parfois de réalisateurs ou scénaristes), et surtout celui de la série elle-même par les dirigeants du network diffuseur, fait l’objet d’un suspense insoutenable et d’innombrables rebondissements. Sans la fidélité des uns et des autres (combien ainsi de chevilles et bricolages scénaristiques pour justifier le départ de tel ou telle acteur/ actrice?), la série décline ou meurt, dans l’oubli et l’abandon. Car en général l’infidélité des uns entraîne celle des autres, les plus importants, les plus déterminants: les spectateurs. Aussi est-il toujours question de les « fidéliser », le néologisme parlant de lui-même.

10 Et l’affaire demande beaucoup d’habileté: nous, spectateurs, sommes exigeants et versatiles. Beaucoup ne se contentent pas d’une seule série, ils naviguent de l’une à l’autre, organisent rigoureusement leur emploi du temps de façon à n’en manquer aucune, en polygames du petit écran (tiens, Big Love, une des séries phare de HBO, évoque justement la difficile vie quotidienne d’un Mormon polygame et de ses trois épouses), quitte, parfois, à en délaisser une ou deux, et à s’enticher de nouvelles; pour beaucoup, le papillonnage ne dure que le temps de quelques pilotes, avant d’arrêter un choix ferme, mais pas définitif: la relation n’est pas forcément facile, il faut tolérer certaines incompréhensions, certains décalages, et parier sur un avenir meilleur, qui parfois ne viendra pas, et la rupture advient alors en plein milieu de la saison, sans retour possible. Il est des relations orageuses avec certaines séries, qu’on est toujours sur le point d’abandonner, mais auxquelles on revient toujours, des amourettes qui durent avec une sitcom qu’on dit insignifiante, mais à laquelle on s’attache inconsciemment, et évidemment de grandes histoires avec des séries dont on refuse d’accepter la fin, dont on se repasse certains épisodes, voire des saisons entières, dont on suit les acteurs à travers d’autre séries, manière de savoir ce que deviennent les personnages – ou du moins leurs corps – tant aimés, et en traçant mentalement le dessin de toutes leurs trajectoires entrelacées, de donner un prolongement multiple et hétéroclite à la série que l’on aimera toujours, pour le meilleur et pour le pire.

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AUTEUR

RENAUD PASQUIER [email protected]

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Un sens de la réserve

Laurent Dubreuil

1 Je lis beaucoup de romans américains récents lorsque je vais à Miami Beach. Dans cet endroit où à peu près tout l’art est plastique – architecture, mode, design, peinture, sculpture, photographie, body building –, où la multiplicité des langues semble d’avance limiter la possibilité du dialogue, mon intérêt déplacé pour la textualité joue sans doute le rôle d’une compensation, que je rechercherais. Alors que j’aime South Beach pour les cruelles limitations de sa splendeur, je refilerais en contrebande (l’île de la Tortue n’est pas si loin) un peu du pouvoir des mots. Sauf qu’en lisant ce qui s’écrit prosaïquement, je suis autant frappé du creux heuristique dans les récits que je découvre. Selon une certaine filiation, les écrivains de chaque génération semblent construire des personnages à la vie de plus en plus vide. Pour en rester à une séquence américaine, John Cheever ou Richard Yates rendaient sensible la spirituelle kénose de l’existence suburbaine; consommation, frustration, dépression. Bret Easton Ellis décrit choses et personnes par leurs marques, leur prix. Le monde mental de ses protagonistes se fait de réflexes pulsionnels, d’envies de, de réactions contre. Le subjectif est objectal. Dans son récent roman précisément intitulé Richard Yates, Lin Tao répète ad libitum le nom de ses héros, comme s’il fallait toujours marteler l’index référentiel afin de maintenir un semblant d’âme, puisque ni « Dakota Fanning » ni « Haley Joel Osment » ne sont autres que les porteurs de microscopiques affects délivrés par la rencontre hasardeuse entre les circonstances et la pulsion de communiquer par Gmail. Au fond (le fond, s’agit-il bien de cela?), je n’aime guère ces romans. J’y reconnais hélas de la création littéraire, qui, je l’ai souvent écrit, répond aux autres mots, discours et jargons; avec ici une réponse essentiellement donnée à la parlure médiatique, au babil de l’ordinaire, à l’organisation langagière de l’âge technologique triomphant — plutôt qu’à la philosophie, la mystique ou la tradition poétique. L’indiscret sentiment de trouver une validation de mes théories dans ce relatif inattendu ne suffirait pourtant pas à me faire lire ces ouvrages. L’intérêt que j’ai pour eux, malgré mon manque de goût, tiendrait plutôt à ce contenu de vérité que je leur attribue, à tort peut-être. Après tout, je pense (depuis aussi longtemps que j’y songe) que les œuvres littéraires signifient, qu’elles nous permettent de penser plus loin, qu’elles nous aident à ressaisir ce dont elles parlent. Ma réticence au dogme d’un formalisme asémantique de l’art me pousserait alors à prendre ces

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romans pour la mise en œuvre d’un événement psychologique, aujourd’hui crucial, soit la domination sociale de tous ces mini-moi en série, à l’intériorité quasi extérieure. Je repose ces récits, je vais à la plage, vers Lincoln Road, ou dans un parc, et tout paraît logique ou cohérent: les automates que discernait le dubitatif Descartes depuis sa fenêtre, c’est la plupart des humains.

2 Voilà ce qui s’insinue dans mon cerveau, et je m’en veux. Dans un même paragraphe – celui du dessus, par exemple –, je peux donner l’impression de requérir contre la plastique au profit du textuel, de prendre le parti de la profondeur contre la surface1, de séparer l’illusion du réel. Sans avoir la capacité de tout nier exactement, je ne crois pas que cette dernière phrase soit fidèle à ce que j’essaie de formuler. Cependant, je ne le puis celer, autant la phraséologie situationniste du spectaculaire et de la vie m’irrite, autant je ne me reconnais pas ou plus dans l’univoque promotion de l’extension superficielle, qui voulait se défaire de la célébration ambiguë des profondeurs. Le terme d’intériorité n’est peut-être pas adéquat, s’il consiste à ramener la vie mentale à « notre tréfonds », et à dévaloriser nos actions, nos larmes, nos baisers, nos poèmes à des signes de profondeur. Non, il n’y a aucune raison de mépriser ce que nous partageons au nom d’une supériorité a priori de l’inaccessible intérieur. En revanche, je plaide en faveur d’une certaine réserve, qui se manifesterait et résisterait à sa conversion en manifestation. C’est le problème. Dès lors que j’existe en dehors de moi, qu’advient-il de moi? La solution substantielle classique est d’en revenir à une base, un ego, un subjectivité, une personne. Quand j’ai développé la notion de singularité, je cherchais à dire qu’en dépit de toute l’implosion de l’intenable soi, demeure la difficile possibilité d’un je qui ne sait ce qu’il est, ni s’il est vraiment, et qui néanmoins insiste, s’entête. Et qu’il vaut mieux penser ce je que d’en rester aux forteresses du sujet, ou d’épouser quelque forme radicale de behaviourisme. La réserve est un autre nom pour ce qui permet la singularité, à savoir la résistance du manifesté à sa manifestation. Ce discord accrédite l’idée du rapport de conséquence entre l’intérieur et l’extérieur, tandis qu’il s’agit en fait d’un système plus complexe, où la sédimentation a lieu dans la suite de l’expression, et comme le refus de sa valeur intégrale. L’opacité non régulée de l’énoncé verbal, le retard à soi de l’œuvre de l’art témoignent également d’une telle réserve, où nous pouvons nous lover, et indépendamment de la vie-intérieure des créateurs. Maintenant, l’inquiétude serait que la résistance tombe énormément, et que la confusion entre manifesté et manifestation se justifie dans l’ensemble. Les « mini-moi en série » désigneraient un mode de production de l’humain à très faible réserve. Quel que soit l’invariant de l’inconstructible anthropogénie, il y a fort à parier que certaines sociétés, plus que d’autres, encouragent la réserve, ou l’embrigadent, la neutralisent, la restreignent. Qui sait si Miami Beach, par l’un de ses aspects du moins, ne correspond à l’image publicitaire d’une fabrique moderne, ou dite postmoderne, réputée américaine, des individus de peu de résistance? La circuiterie pulsionnelle reste et fonctionne, ramenée à ses simples mécanismes; la projection ne cache pas le projet, ni ne le déporte, ni ne l’influence, elle tend juste à l’annihiler. Comme dans The Insiders, Ellis a souvent besoin d’insérer des révélations brutales dans ses narrations étales: ce sont en fait des vampires, ou des extraterrestres. Interprétant le même type de réel, le réalisateur Gregg Araki recourt à des moyens comparables (l’alien de Nowhere, la brigade néo-nazie de The Doom Generation). J’y vois une volonté, mi-ironique mi- désespérée, de rétablir une surnaturelle réserve. Sauf que celle-ci est surtout l’ajout d’une manifestation différente, qui se donne pour une extériorité contingente. Il resterait chez Araki ou Ellis l’angoisse d’une réserve réduite au minimum vital. La

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dimension compensatoire, dont je parlais d’abord, est chez eux la représentation du rabattage de l’irreprésenté, avec l’irruption d’un hors-champ inattendu en guise de résistance. – Mais s’il faut faire l’hypothèse que les sociétés organisent ces croissantes formes de vie mentale miniature, que je vois à Miami et ailleurs dans mon séjour aux États-Unis et sur la Terre, j’ai mille motifs pour incriminer un certain usage de la télévision, et ce qu’il a configuré pour longtemps dans la subséquente informatisation des comportements. Il ne suffit pas de récuser la télévision en bloc pour sa structure anti-démocratique, spectaculaire, abêtissante. En célébrer la géniale postmodernité dans ses recoins les plus minables n’est pas mieux. Séparer, même, l’œuvre de certaines séries de l’immensité où elle se déploie, ainsi que le tente ce dossier, mérite à mon sens la considération supplémentaire de la victoire historique de « la » Télévision, qui, à ses enfants, finit par imposer comme normale une forme existentielle d’extrême réduction.

3 L’ouvrage fondateur de Raymond Williams, Television, est né d’une expérience personnelle que l’auteur rapporte, cette nuit qui le mit en face de l’offre abondante de programmes sur de multiples chaînes. Sous le coup de cette révélation d’une manifestation insensée, désorganisée, infinie et apparemment auto-suffisante, Williams déploie son concept de flux ou de flot (flow), pour expliquer un fonctionnement de la télévision permanente. Il est clair que, via les DVD et le streaming, l’accession nouvelle et sélective aux sériestélé, soudain défalquée de la publicité et du reste de la chaîne, en interrompant le flot, permet de retarder la caducité du medium télévisuel, et en désassemble la logique principale. Par-delà les qualités de quelques séries contemporaines hors du commun (mais il y eut toujours, à un moment donné, d’assez comparables exceptions2), l’engouement actuel dépend largement de cette perte du flux, qui met plus aisément en relief les réussites isolées, aux yeux d’une frange de spectateurs du moins. Le flow de Williams contient davantage. Il signale aussi un procédé télévisuel consistant à privilégier une occupation constante, frénétique (penser au montage « clippé », qui s’est largement imposé dans d’immenses segments du filmé3), qui vise à faire de la manifestation son début, son « milieu », sa fin. Dois-je préciser que l’épisode marquant pour la réflexion de Williams eut lieu un soir à Miami, où, voudrais-je penser, le spectacle de la vie urbaine et d’habitants unidimensionnels contribua à préparer l’émergence de l’idée directrice4? Dans ces confessions rapides en tout cas, Williams montre à la fois que son penser procéda de sa propre résistance à la liquidation continue de la réserve. Dix ans après la rédaction de l’essai de Williams, Miami Vice rendait sensible une coïncidence de la coïncidence en participant à la résurrection de South Beach, comme en offrant l’ostension de la pire superfluité5. Je ne regardais pas adolescent Deux Flics à Miami et suis incapable aujourd’hui de visionner plus de quelques minutes d’un épisode. Il n’y a, voyez-vous, plus rien à voir quand tout est vu d’avance. L’à-plat des couleurs, la nullité de la « production » participent de cette grande entreprise de formatage. D’un côté, ce n’est assurément que de la télé, personne ne s’y tromperait (sauf les fous qui encenseront le film dit de cinéma, signé par Michael Mann, dans la suite de la série qu’il co-inventa). De l’autre, c’est une proposition, qui vous susurre cette forme pauvre, fais-en ta vie, et se réalise en plus d’une ou d’un. Miami Vice est donc l’apogée de la série-télé, réitérable éventuellement, mais indépassable à ce niveau. Le cran d’après dans la même direction fut la télé-réalité6, ou la vérification de la réduction performative, et hors des conventions de la série.

4 La real TV a délivré nombre de séries de leur mission absolue, et, avec la relégation progressive des chiffres d’audience, a cristallisé l’apparition de la plupart des feuilletons qui sont commentées dans ces pages. Il est intéressant que Dexter, série

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policière des années 2000 située à Miami, en revienne à une production psychique moins effrayante que ce que déployait Miami Vice, et ce bien qu’elle démonte les processus mentaux d’un serial killer, à la fois protagoniste et narrateur. Dexter a peu d’épaisseur, il est du moins doté d’une voix intérieure. Le procédé résurgent de la voix off, s’est répandu de nouveau à partir de séries comme Desperate Housewives, et signale un possible décalage dans la formation du je. Mais pour l’essentiel, dès après l’épisode pilote, Dexter est surtout le parangon d’une double vie. Or chacune de ces deux formes d’existence tient dans la manifestation sans (trop de) reste: le charmant jeune homme, l’assassin méthodique. L’insistance sur l’absence de sentiments fait mettre en doute que la résistance soit plus que l’unité du corps et le code enseigné par le père adoptif. La vie secrète n’est donc pas tant un double fond qu’une duplication d’un seul système anthropogénique. En cela, Dexter se conforme à la terrifiante réponse que donna un jour Charles Manson au reporter de télévision qui lui demandait qui êtes-vous? Faisant des mimiques contradictoires, sourire, peur, surprise, incompréhension, Manson, qui déployait ainsi son répertoire visuel de manifestations affectives immotivées, ensuite murmura: « personne, je ne suis personne ». Exactement. Le Monsieur Tout le monde de cette mécanique psychique n’est personne de particulier, il n’est personne tout court, puisque la solidité du sujet s’est effondrée depuis beau temps, puis que la singularité s’évanouit, sous les effets multiplicateurs d’un enrégimentement télévisuel donné.

5 C’est alors à ce devenir vide que l’œuvre des séries saura s’opposer, et aujourd’hui plus particulièrement, où la métaphore de Miami, de la Californie, de l’américanisation ne devrait plus tromper sur la réalité transcontinentale d’un phénomène politique et mental. La proximité dans le personnel, les lieux de production, la grammaire artistique de base ne permettent nullement de poser sur un plan unique les « séries d’aujourd’hui », fût-ce un canon privilégié (HBO, ou autres). Les ressemblances font saillir des écarts immenses. Ainsi, la double vie de Donald Draper dans Mad Men n’est pas celle de Dexter. À travers les multiples avatars qui sont les siens, Don — incessamment pris, de toute façon, dans plus de deux destinées parallèles — incarne précisément la nécessité d’une résistance psychique, qui ne se réduit jamais ni à ni dans la manifestation. La majorité des autres personnages fonctionnent de la sorte, à part, évidemment, Betty Draper, la femme-enfant au foyer, qui est justement sortie des romans de Cheever7. Beaucoup de spectateurs, surtout dans le milieu des intellectuels et créateurs de gauche (qui, aux États-Unis, constitue l’écrasante proportion du public de Mad Men) éprouvent une honte rentrée lorsqu’ils sentent monter en eux une nostalgie pour le monde de Draper & Co: comment être même fantasmatiquement solidaires d’un passé de confrontation, de conservatisme, qui opprime les minorités raciales et sexuelles, qui demeure phallocentrique? Cette nostalgie, à mon avis, découle plus de l’évidence présentée d’une réserve subjective, qui aurait donc eu cours dans la société de naguère, et qui est dépeinte au moment du processus historique menant à sa plus grande raréfaction. L’accélération de ce processus s’accorde sans hasard avec l’expansion télévisuelle, escortant la part dite glorieuse des civilisations méta-européennes 8. Une série télévisée, en creux, et par un retour arrière, s’interroge ainsi sur la constitution de ce que permit un usage majeur du medium, et qui est autrement amplifié désormais par la destruction quotidienne nommée facebook, etc. Voilà qui fait œuvre, et plus que des pans entiers de la littérature contemporaine, qui, eux, prennent acte de ces formes réduites, et ne cherchent plus qu’à leur donner la réplique, sans ouvrir d’espoir de contestation plus radicale. Paradoxalement, un passéisme de la tendance (les sixties de

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la série la plus hype, le désuet art déco dans la ville de nouveau trendy, le vintage du dandy 2.0) nous ferait-il trouver quelques moyens de nous mettre en réserve de l’unitaire manifestation du monde?

NOTES

1. Je me rappelle que mon premier article s’intitulait « Une pleine superficie » ( Au Hasard Balthazar, n° 1, 1995), qu’il traitait de David Lynch et Carl Dreyer, mais je n’en sais pas plus, et je n’irai pas vérifier. 2. Comme, dans les années cinquante et soixante, le meilleur de: Alfred Hitchcock Presents, The Prisoner, The Twilight Zone, The Avengers, ou The Outer Limits. 3. Ce serait le signe de la monoforme de vie, pour jouer sur la catégorie inventée par Peter Watkins (se reporter au site Internet à l’adresse http://pwatkins.mnsi.net). 4. Raymond Williams, Television. Technology and Cultural Form, New York, Schocken Books, 1975, p. 145. 5. Superfluité, n. c., caractère conjoint du superflu et du super-flux. 6. Là-dessus, relire Stéphane Breton, Télévision, Paris, Grasset, 2005. 7. Rapprochement d’ailleurs suggéré par Natasha Vargas-Cooper, Mad Men Unbuttoned, New York, Collins Design, 2010, p. 159 sq. 8. On passerait aux États-Unis, entre 1950 et 1959 (année figurée dans la première saison de Mad Men), d’un peu moins de dix millions de téléviseurs à plus de 67 millions de postes.

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Blonde

Stéphane Legrand

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le lecteur pourra se reporter au « mode d’emploi » présentant les protagonistes et les grandes lignes narratives deBuffyplacé en annexe à cet article, p. 89. « Le plus difficile ici c’est d’exprimer l’indéterminable, avec justesse et sans le dénaturer ». (L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques)

1 Scène I. La jeune fille ostentatoirement blonde s’effondre tête la première dans une mare brunâtre, quelque part au milieu des égouts et au cœur des ténèbres. Elle y gît à plat ventre, le visage enfoncé dans l’eau boueuse, morte. Sa robe de bal est maculée d’ordures et de son sang.

2 Je commence par une proposition « théorique », assez abstraite et plus ou moins dérivée de la notion wittgensteinienne de Lebensform : une forme de vie constitue par définition le socle silencieux de notre expérience – les structures tacites qui déterminent le champ du dicible et du représentable, la communauté de présupposés inquestionnés, quoique historiquement et culturellement variables, qui fonde ultimement notre capacité à faire usage du langage et surtout à en suivre les règles et à en reconnaître l’usage correct chez autrui sans que ces règles soient pour autant déterminables explicitement; et du coup aussi, elle constitue le point limite sur lequel nous butons lorsque nous entreprenons de donner les raisons justifiant que nous agissions comme nous agissons, évaluions comme nous évaluons et (donc et surtout) parlions comme nous parlons. Pour le formuler autrement, d’une manière qui rejoindra plus directement mon propos: « Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur simplicité et de leur banalité. (On ne peut le remarquer parce qu’on l’a toujours sous les yeux) »1 – et une forme de vie pourrait bien correspondre exactement à cela, une part de notre vécu qui est si banale et si permanente, telle une basse continue plus discrète que le battement de notre cœur,

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qu’elle cesse de nous être objectivable, tout en constituant pourtant ce qu’il y a de plus fondamental dans notre expérience – et qu’il s’agit donc de rendre visible, de « ramener au monde comme l’argent rappelé grain après grain depuis l’Invisible pour former des images… »

3 Bref.

4 Je suggère maintenant que l’intérêt majeur de certaines fictions télévisuelles – en raison des dimensions temporelles que leur nature propre leur permet d’occuper, donc des possibilités considérables de développement du récit et des personnages, ainsi que de variations sur le thème central dont elles disposent – pourrait être de parvenir à nous faire expérimenter nos « formes de vie » prises en ce sens, notamment en les confrontant à leur dehors radical (violent, fantasmatique, pulsionnel, mortifère, irreprésentable…), dans un mouvement qui opère un décalage, disons un décollement de l’expérience par rapport à ses propres conditions, révélant du même coup ces dernières. Par exemple, dans The Sopranos, le choix de traiter en alternance le fonctionnement de la « famille » métaphorique mafieuse, avec ses enjeux à la fois politiques, économiques, narcissiques, stratégiques, etc., relativement visibles au niveau massif (molaires dans le jargon deleuzien), et celui de la famille « réelle » contribue à faire apparaître, par effet de tampon en quelque sorte, les enjeux politiques, économiques, narcissiques, stratégiques, etc., inhérents à cette dernière mais normalement imperceptibles (moléculaires dans ce même jargon). Et inversement bien sûr.

5 Mais ce n’est pas des Sopranos que je partirai.

6 Scène II. La scène pourrait sortir de Dawson’s Creek ou du bled d’à-côté. Le décor est bucolique et ensoleillé. Il y a de l’herbe, il y a de l’arbre, des fleurs, une fontaine et trois teenagers typiques évoquant leurs histoires de cœur. Deux d’entre eux s’efforcent de réconforter la troisième, qui vient de subir un chagrin d’amour. Le garçon avec qui elle flirtait par e-mails s’est en effet avéré être un démon plurimillénaire qui, après avoir pris le contrôle du réseau web mondial, a tenté d’annihiler l’univers. En conséquence, elle a du vague à l’âme. La jeune fille blonde lui rappelle sur le ton de la plaisanterie que, de son côté, le garçon dont elle est tombée amoureuse se trouve être un vampire. Et le jeune homme ajoute avec un sourire de connivence qu’il a récemment eu un béguin pour une enseignante qui s’est révélée être une mante religieuse géante, qui a essayé de le violer avant de le dévorer. « We live on the Hellmouth », concluent-ils en riant, « let’s face it, we’re doomed… »2La caméra s’attarde sur eux à mesure que le rire s’atténue, puis disparaît tout à fait, pour céder la place à un renoncement méditatif.

7 Buffy, the Vampire Slayer3, c’est notoire, est une série où l’usage du fantastique sert d’une part à allégoriser les enjeux évidents des rites de passage en voie d’effacement rapide dans nos sociétés, d’autre part à transformer métaphoriquement la violence symbolique des rapports interhumains (intrinsèquement imperceptible, discrète, ténue, moléculaire – mais immanente à nos formes de vie) en violence réelle, perceptible, représentable, donc analysable – incarnée dans les figures les plus variées du bestiaire populaire ou des terreurs enfantines.

8 On a cependant trop insisté sur la dimension métaphorique de Buffy. Cet aspect de la série n’aurait au fond guère d’intérêt s’il s’agissait de remplacer la représentation d’une réalité donnée par celle d’une autre simplement plus entertaining, plus glamour ou plus gluante (on aurait surtout envie de hausser les épaules et de lancer un rebattu: si c’est ce que Whedon avait voulu montrer, monsieur, il l’aurait montré). L’utilisation de la métaphore dans BtVS n’est originale que dans la mesure où elle se couple à un

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mouvement inverse de littéralisation – il s’agit de dire que le lycée est effectivement un enfer4, que la sexualité est effectivement terrifiante5 car les belles femmes sont effectivement des mantes religieuses6, qu’on aime effectivement à s’en damner, que l’idéal objectif de la vie familiale américaine relève effectivement d’une mécanisation radicale de l’existence7, que le détenteur du pouvoir politique est effectivement un gigantesque démon (un Léviathan si l’on veut) dont le but est de se nourrir de ceux qu’il est censé représenter8, etc. Ce qu’il s’agit de faire apparaître dans ce couplage paradoxal métaphorisation-littéralisation, ce sont les structures invisibles de la violence symbolique qui est à l’œuvre dans toute interaction humaine, a fortiori institutionnalisée, mais qui n’apparaissent pas ordinairement pour elles-mêmes, précisément parce qu’elles sont sous nos yeux, dissimulées par la grisaille de leur banalité. Les rapports de pouvoir9 qui sous-tendent silencieusement nos « formes de vie », si l’on préfère.

9 Plus intéressante et originale, la deuxième stratégie stylistique que je voudrais mentionner consiste dans la construction de figures « intermédiaires », c’est-à-dire situées aux limites de nos formes de vie, sur la frontière des partages normalement étanches dans les bornes desquels elles se tiennent, et qui du coup les révèlent à elles- mêmes10. Je parlerai à propos de ces personnages d’opérateurs de vérité11, en précisant que la vérité n’est jamais entière, complète, qu’elle est toujours partielle, déficitaire, « pas-toute » (pour user du jargon lacanien), et que c’est toujours dans l’ajustement, problématique, progressif, difficilement négocié qu’opère la fiction entre des régimes de vérité hétérogènes que réside l’enjeu véritable et que se détermine l’épaisseur temporelle de la narration. BtVS en contient de très nombreux, et il faudrait par exemple évoquer Giles et la véridiction12 livresque, dont l’incomplétude réside dans l’équivocité inhérente à tout discours; Willow, et la véridiction performative de l’énoncé magique, dont l’incomplétude tient à ce qu’on en contrôle l’effectuation mais pas les conséquences dérivées; Anya et la véridiction anthropologique qui fait apparaître les rouages de la quotidienneté et de ses rites dans leur absurdité banale, dont l’incomplétude tient à ce qu’elle condamne celle qui la prononce à une étrangeté irrémédiable; ou encore Xander et la véridiction autoréférentielle qui montre et démonte les mécanismes de la fiction depuis l’intérieur du récit lui-même. Et il faudrait surtout analyser la manière dont l’hétérogénéité de ces formes de véridiction, leur désarticulation et leur emboîtement progressif l’une par rapport à l’autre, configurent la problématique (généralement tragique) de l’histoire et la machinerie de sa résolution13.

10 Pour des raisons évidentes de place, je remets à plus tard ces développements et me focaliserai ici sur un seul personnage, et un seul régime de vérité. Spike et la véridiction oraculaire, ou pour le dire mieux peut-être (encore une fois dans un vocabulaire foucaldien): le « courage de la vérité ».

11 Scène III. La jeune femme va voir le monstre pour lui poser une question. Elle veut savoir comment il s’y est pris pour tuer deux de celles qui l’ont précédée. En somme elle lui pose la seule question qui ait un peu de sérieux et de gravité: dis-moi comment je vais mourir? quand? pourquoi? Ils miment l’un avec l’autre les combats dont il est sorti vainqueur. C’est une danse macabre qui rejoue une mise à mort, et c’est aussi une parade amoureuse. Le monstre est en effet amoureux d’elle. Elle, c’est pour la mort même qu’elle éprouve une attirance étrange, comme il le lui apprend (« … part of you wants it… because you’re just a little bit in love with it… »14), cette même mort qu’il répète pour elle (qu’il rejoue, qu’il prépare). Et il lui donne sa réponse: ce qui

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compte, ce n’est pas comment il les a battues, c’est pourquoi elles ont perdu. « Death is your art. You make it with your hands day after day. That final gasp, that look of peace. And part of you is desperate to know: What’s it like? Where does it lead you? And now you see, that’s the secret. Not the punch you didn’t throw or the kicks you didn’t land. She really wanted it. Every Slayer has a death wish. Even you. »15

12 Spike est par excellence le personnage qui sait. Il sait mieux que vous ce qu’il en est de vous, ce qu’il y a au fond de vous, les désirs que vous refoulez, les pulsions abjectes qui vous révulsent, ou tout simplement ce qui est sous votre nez et dont vous détournez les yeux comme d’un étron. Il sait, bien sûr, parce qu’il est un monstre. Toute monstruosité est par définition une transgression des frontières naturelles, un mélange indu de natures incompatibles qui du coup force la normalité à s’interroger sur elle-même, à se rendre étrangère à elle-même, à découvrir sa propre Unheimlichkeit. Et le vampire est en ce sens le monstre par excellence, puisque la frontière qu’il brouille et dérange est la plus fondamentale et la plus structurante: celle qui distingue la vie de la mort – et surtout en ajoutant, par rapport à d’autres figures du même type (telles que celle du zombie) une dimension de séduction et de fascination sur laquelle je reviendrai. Or, Spike est lui-même le vampire le plus ambigu, le mélange à l’état pur si j’ose dire, le monstre absolu – en tout cas le personnage le plus intermédiaire que je puisse imaginer, dans l’entre-deux de tout. À la fois l’übervampire (qui a tout de même assassiné deux Slayers) et le plus humain des vampires (e.g.: « The truth is, I like this world. You’ve got dog racing, Manchester United… Picadilly… Leicester bloody Square… »16). Ni doté d’une âme (du moins avant la saison 7) ni dépourvu d’une âme (à partir de la saison 4 une puce électronique implantée dans son cerveau en constitue une forme de substitut partiel). À l’origine un poète fragile, et un psychopathe enragé. Ni tout à fait à l’intérieur du groupe des Scoobies, ni réellement à l’extérieur. Ni un vrai ennemi ni un vrai allié. À la fois puissamment lyrique et résolument burlesque. Etc…17

13 Et c’est depuis cette position hétérotopique (cette sorte d’altérité interne en somme) qu’il dit leur vérité aux autres, à tous et sur tout – toujours cette vérité qu’ils ne peuvent pas voir parce qu’ils l’ont sous les yeux. Une vérité intime et désagréable, de celles que les gens essaient de cacher sous le tapis, de dissimuler pudiquement derrière des masques ou de belles paroles, des idéaux confortables et des aveuglements rassurants. Quelques exemples seulement. Le Spike ivrogne et dépressif qui revient à Sunnydale dans l’espoir de reconquérir sa Drusilla, et qui – finalement exaspéré par les ronds de jambes de Buffy et Angel qui font semblant de croire qu’ils peuvent n’être que des amis – voit aussitôt, malgré les vapeurs d’alcool et d’auto-apitoiement qui l’obscurcissent, ce qu’ils s’évertuent à ignorer, lâchant cette tirade magnifique: « You’re not friends. You’ll never be friends. You’ll be in love ’til it kills you both. You’ll fight, and you’ll shag, and you’ll hate each other’til it makes you quiver, but you’ll never be friends. Real love isn’t brains, children. It’s blood. It’s blood screaming inside you to work its will. I may be love’s bitch, but at least I’m man enough to admit it18. »

14 Plus tard, en dépit de son indifférence émotionnelle complète, il est le seul à voir que l’équilibre mental de Willow ne tient qu’à un fil après le départ d’Oz, alors que ses plus proches amis ne se rendent compte de rien19. Le seul à être capable de reconnaître que Ben le gentil docteur et Glory l’ex-déesse meurtrière ne sont qu’une seule et même personne20. À découvrir que Buffy est revenu transformée de sa résurrection21. Le seul à y voir suffisamment clair dans les sentiments des autres, même lorsqu’ils le déchirent, et à avoir le courage de dire-vrai – songez au merveilleux pathos de sa toute dernière

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réplique, au moment de mourir, au moment où littéralement il s’embrase: à Buffy, qui croit peut-être sincèrement lui confesser « I love you », il répond « No you don’t, but thanks for saying that22 ».

15 Mais la chose est plus complexe, car Spike en vient (à la fin de la saison 6) à intérioriser et réfléchir en lui-même cette fonction de « vérité courageuse ». Après avoir eu avec Buffy, au cours de cette saison, une relation orageuse, violemment sexuelle et explicitement sado-masochiste; après qu’elle l’ait rejeté avec mépris; après avoir failli la violer, Spike décide de se débarrasser de son amour pour la Tueuse, et de cette puce électronique dans son crâne, qui l’empêche d’agresser les humains et qu’il assimile à une forme d’âme résiduelle qui l’encombre et le ramollit. Il part en Afrique, où il affrontera mainte épreuve pour obtenir que son souhait soit exaucé (par des puissances qu’on suppose anciennes et obscures). « It’s the chip, déclare-t-il. Steel and wires and silicon. It won’t let me be a monster. And I can’t be a man. I’m nothing »23. (Notons qu’il est ici au point extrême de sa position d’intermédiaire radical, au point où il n’est plus qu’un vide, un point aveugle.) Passons sur les étapes intermédiaires. Suite à une série de tests violents, Spike triomphe de l’épreuve et se voit accorder un vœu par les puissances obscures. Il demande donc logiquement: « Make me what I was… so Buffy can get what she deserves »24. Ce qu’il veut dire est tout à fait clair et explicite, compte tenu de toutes ses déclarations précédentes25: refais de moi le vampire impitoyable, la bête pulsionnelle dépourvue d’humanité que j’étais (le « legendary dark warrior », ainsi qu’il est dit dans l’épisode 6/19), de sorte que la Tueuse (cette « Bitch », ainsi qu’il le répète à plusieurs reprises) puisse recevoir la raclée (et la mise à mort) qu’elle mérite. Mais à son insu, son énoncé comporte un double sens, et les puissances obscures entendent une autre demande, inverse, à l’intérieur de sa demande: rends-moi l’âme que j’avais avant de devenir un monstre, de sorte que Buffy puisse être aimée comme elle le mérite, par un homme. Et il reçoit son âme dans un grand cri de douleur.

16 La technique du double sens est fréquemment utilisée par Whedon et fait partie de son arsenal de procédés typiquement tragiques (le destin, le rapport des hommes aux puissances supérieures dans les tragédies antiques, les ruses par lesquelles les Dieux conduisent les hommes à faire eux-mêmes leur malheur à travers les actions mêmes par lesquelles ils s’efforcent d’y échapper, passe on le sait par ces prophéties ambiguës que les mortels ne comprennent toujours qu’à moitié). Or elle est directement liée à la question des formes de vie et des régimes de vérité. Car le problème des doubles sens et de leurs jeux cruels renvoie bien à la manière dont le langage, lui aussi invisiblement, ou plutôt sourdement, silencieusement, à la fois nous constitue et nous joue. Dans les mots que nous articulons pour exprimer nos intentions et nos demandes, ou dans ceux que nous recevons des autres, se cache et se déploie parfois (toujours?) un autre sens, qui excède (voire inverse) celui que nous voulions ou croyions vouloir émettre. Une signification qui se dit à notre insu, par-devers nous, à travers l’épaisseur et pour ainsi dire le jeu (comme on dit d’une serrure qu’elle a du jeu) du langage et sa vie propre, nos mots nous font dire l’inverse de ce que nous voulions exprimer par eux – mais du même coup, nous le comprenons parfois rétrospectivement, traduisent quelque chose de ce que nous désirions dire (sans le savoir ni le vouloir). Dans le vœu de Spike, les puissances supérieures entendent juste: non pas la demande qu’il leur adressait consciemment, mais le désir inverse qu’il s’ignorait émettre et qui était plus profondément lui.

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17 En sorte, pour en revenir à mon propos initial, que c’est même par rapport à lui-même que Spike exerce sa fonction de véridiction, son « courage de la vérité »: il se dit à lui- même, comme il la disait aux autres, la vérité de ses sentiments, à laquelle il prenait soin de s’aveugler, qui était sous ses yeux mais qu’il refusait de voir (il aime la Tueuse au point de renoncer à lui-même, d’accepter le remords, la souffrance et la mort; l’humanité, quoi), et – sublime finesse d’écriture – il se la dit à travers les mots mêmes par lesquels il s’efforce de se la dissimuler.

18 Scène IV. La jeune femme blonde et le monstre peroxydé s’assoient l’un à côté de l’autre dans une ruelle, sur une marche, protégés par un morceau d’ombre (le monstre s’embraserait sous la lumière, et ne serait plus que cendres). Elle lui dit qu’elle revient du néant/du paradis, et que vivre la blesse, que respirer la violente, que la lumière est coupante et acharnée. Le monstre la comprend, il est maintenant le seul qui la comprenne. Elle n’appartient plus vraiment à l’humanité et à ses évidences, à son jeu de langage et à la lumière acérée de son soleil. Ils partagent, la jeune femme et le monstre blond, une brève, tendre et ironique complicité de morts- vivants. Mais finalement elle se lève et retourne à l’humanité en le laissant derrière elle, elle marche dans la lumière tranchante qui le tuerait, où il ne peut la suivre, et cette lente séparation est d’une mélancolie calme et déchirante. Un mur invisible, inconsistant, abstrait, la frontière entre l’ombre et la lumière, tombe comme la lame d’une guillotine, et les détache. Mais ils sont tous les deux morts, tous les deux blonds, et leurs yeux sont quatre et sombres.

19 Il faudrait pouvoir montrer en détail comment ce moment, ou si l’on veut cette logique, cette structure, condense et métonymise les mécanismes narratifs et thématiques de l’ensemble de la saison. Vite fait. Dans le fil de ce seul énoncé (« Make me what I was… so Buffy can get what she deserves »), la signification-énonciation « don de soi » l’emporte sur la signification-énonciation « haine vengeresse » de la même manière que – dans le principal arc narratif de la fin de saison – la résistance passive de Xander et son amour inconditionnel l’emportent sur la rage aveugle et le désir de vengeance de Willow (la puissante sorcière devenue « méchante » suite au meurtre de la femme qu’elle aimait).

20 Semblablement, et plus profondément, l’ensemble du parcours qui conduit Spike à ce moment de vérité, fait aussi de lui, de plus en plus nettement, un double de Buffy, et littéralement une extériorisation de la pulsion de mort avec laquelle se débat la Tueuse tout au long des saisons 5 et 6. Une pulsion de mort évidemment (c’est toujours ainsi, pas vrai?) inextricablement mêlée à la pulsion sexuelle. Spike ne s’était d’ailleurs pas fait faute de le lui dire: « you’re just a little bit in love with it » (parlant de la mort). Revenons à la scène du combat simulé dont je suis parti, dans lequel Spike mime littéralement la mise à mort qu’il prédit à Buffy, lui joue sa mort – et dans lequel il incarne corrélativement le désir sexuel et le désir de mort de Buffy (d’ailleurs, plus tard, leur premier rapport sexuel prendra la forme d’un réel combat d’une extrême violence (ils détruiront un bâtiment en luttant puis/et /tout en baisant)).

21 Là encore, il le lui dit, dans un autre double sens: « Sooner or later, you’re gonna want it. And the second – the second! – that happens… You know I’ll be there. I’ll slip in… have myself a real good day »26. Elle n’entend évidemment que la menace: c’est comme ça que j’ai vaincu les deux autres Tueuses, parce qu’une partie d’elles-mêmes le voulait, et le jour où toi aussi tu auras un de ces moments, je serai là et j’en profiterai… je prendrai mon pied à sucer ton sang. Mais, plus ou moins à son insu, ses mots sont aussi une déclaration d’amour et une prophétie de ce qui se produira à la saison suivante: il y a une part de toi qui me désire (comme tu désires mourir, en tant que tu désires la mort et en est « un tout petit peu amoureuse »), et le jour où tu te surprendras à en vouloir, me

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vouloir, je serai là et je prendrai mon pied… à te baiser. En d’autres termes Spike incarne et matérialise la vérité la plus secrète de la Tueuse: sa pulsion de mort et sa pulsion sexuelle, enlacées l’une à l’autre – et il le lui dit, là encore dans des doubles sens typiquement oraculaires.

22 Ce dédoublement de Buffy en Spike, ou ce miroir que tend Spike à la vérité la plus refoulée de Buffy (l’héroïne comme la série) trouve son prolongement dans l’épisode 13 de la saison 6, Dead Things. Spike tente de l’empêcher de se sacrifier parce qu’elle éprouve du remords qu’une jeune femme soit morte à cause d’elle. Il lui dit qu’il l’aime. Elle commence à le frapper. Il tente de la réconforter. Elle le frappe plus fort. Il l’encourage à frapper, à exprimer sa haine/son désir. Elle ne peut s’arrêter de frapper et le visage de Spike devient une pulpe sanglante. C’est évidemment sur elle-même qu’elle frappe, pour se détruire elle-même, se renvoyer à la mort, au néant (rappelons qu’elle est morte à la fin de la saison 5, ressuscitée au début de la saison 6); c’est sa propre noirceur, son propre dégoût d’elle-même qu’elle exprime, qu’elle voit, littéralement qu’elle projette et hallucine en Spike, qui devient (mais au fond n’avait jamais cessé d’être) l’extériorisation concrète de la part d’elle-même qu’elle exècre et méprise et voudrait détruire, ce qui rend son rejet de Spike et sa révulsion pour lui si paradoxal: il n’a jamais autant été elle-même, son double, le plus intérieur de son intimité27, plus elle-même qu’elle ne l’est elle-même28.

23 (Note pour les whedonites: il ne vous échappera pas que cette scène de dédoublement fait elle- même écho à une scène de dédoublement précédente: les épisodes 15 et 16 de la saison 429, This Year’s Girl et Who Are You?, où Faith et Buffy échangent leurs corps, et qui s’achève par leur lutte dans une église, Faith dans le corps de Buffy tabassant avec la même rage inextinguible et désespérée Buffy dans le corps de Faith, frappant sur son propre visage, commençant en insultant son adversaire puis progressivement, c’est manifeste, elle-même: « You’re nothing! Disgusting! Murderous bitch! You’re nothing! You’re disgusting! »30 Là encore, des « mots compte-double »: elle exprime sa haine pour elle-même à travers les mots par lesquels elle voudrait exprimer sa haine pour Buffy. You’re nothing – on reconnaît aussi les mots que Spike s’appliquera à lui-même…)

24 Ce dédoublement de Buffy, qui trouve sa forme la plus explicite, donc, dans son rapport à Spike, est sans doute l’axe thématique majeur, et le plus passionnant, des saisons 5 et 6 (et sans doute au-delà)31. Il est lié au point d’articulation de ces deux saisons, la mort/ résurrection de Buffy (S5/22-S6/1) qui redouble elle-même32 la brève mort/ résurrection de la fin de la première saison. En étant ramenée sans son consentement du paradis, par la seule volonté de ses amis (mais les pauvres, ils croyaient la sauver de l’enfer ou d’une « dimension démoniaque »), elle perd pour la première fois vraiment le contrôle de sa vie, de son destin, d’elle-même. Elle se perd, à tous les sens de l’expression en anglais – she loses it, she loses herself, she loses herself to Spike.

25 Ce dédoublement, et son articulation au thème de la perte de contrôle sur sa propre existence est explicitement thématisé (et résolu) dans l’épisode Normal Again (S6/17) 33. L’une des choses que signifie cet épisode remarquable, c’est que sa vie est devenue absurde, dérisoire, grotesque à ses propres yeux: seule la mort semble avoir encore un sens lorsque la vie l’a entièrement perdu, lorsque le réel se décompose et n’apparaît pas plus consistant qu’un rêve. Lorsque le réel est devenu parodique, sa propre grimace, sa propre caricature. Songeons au « Trio » (les Badasses les plus objectivement lamentables de l’histoire des Badasses, et qui font un écho dérisoire et volontaire aux « Three », trois vampires surpuissants affrontés par Buffy durant la saison 1). Songeons

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à l’épisode emblématique34 où la Tueuse est piégée dans une boucle temporelle, condamnée pour en sortir à réussir une mission dérisoire mais impossible (vendre une main de momie étrangleuse à une cliente difficile de la boutique de magie) – ce qui est évidemment une représentation parodique de l’enfer, du châtiment « à l’antique » de l’hybris des hommes: l’éternel répétition inaboutie du même geste vide, mais suggère aussi que la vie même, dans sa quotidienneté, sa répétition des rites absurdes, des tâches ineptes, de la mission douloureuse de respirer, n’est pas plus distinguable pour elle de l’enfer, désormais, que Thanatos d’Eros. Mais elle sortira de la répétition, et elle continuera.

26 On pourrait se demander, face à la noirceur des dernières saisons de BtVS: pourquoi continuer? Si ça ne sert à rien? Si on doit tuer cela même qu’on aime35? Si on ne peut aimer que ce qui nous tue? Si la vie est plus obscure et douloureuse que la mort? Si l’enfer n’est pas un au-delà sombre et mystérieux, mais le monde lui-même, littéralement, et sa lumière blessante36? Si de toute façon le « bien » et le « mal » échangent constamment leurs masques et que toutes les frontières, faute de tout à fait disparaître, deviennent (mais au fond c’est pire) dérisoires? On ne sait pas. Peut-être parce qu’on ne sait faire que ça. Parce qu’il y a un noyau dur auquel on se raccroche pour ne pas sombrer dans la folie et qui est peut-être plus profond que la vie elle- même, que l’ennuyeuse dialectique des pulsions de vie et de mort, plus solide – et qui consiste à faire ce que l’on doit faire, même si l’on ne sait plus vraiment pourquoi, même si la mission n’a plus que la forme d’une mission dont on a oublié depuis longtemps ce qui lui donne sens et finalité37. Parce que c’est comme ça38. « Si dès lors j’ai épuisé toutes les justifications, me voici donc avoir atteint le roc dur et ma bêche se recourbe. Alors j’incline à dire: “C’est juste ainsi que j’agis”39 ».

27 Scène V. La jeune fille ostentatoirement blonde s’effondre tête la première dans une mare brunâtre, quelque part au milieu des égouts et au cœur des ténèbres. Elle y gît à plat ventre, le visage enfoncé dans l’eau boueuse, morte. Sa robe de bal est maculée d’ordures et de son sang.

28 La vérité est qu’on a perdu. On a perdu dès le départ et pour être honnête depuis plus longtemps que la mémoire. C’est un combat qu’on avait perdu avant même de commencer à le livrer (ce qu’on appelle traditionnellement la vie). Ne serait-ce que parce qu’on ne sait même pas quel sens il conviendrait d’assigner au mot « gagner ». Mais on sait aussi une chose, on s’accroche à une dernière chose: ils ne gagneront pas, pas Eux. Qui qu’ils soient au juste. Quoi que signifie au fond gagner. Alors je me lève. Je suis morte mais je marche, je marche sur la traîne de ma robe de Prom maculée d’ordures et de mon sang, je ne sais ni ce qu’est le bien ni où se situe le mal, mais je sais une chose, et la chose que je sais, c’est que je t’emmerde. « — But you are dead! — I may be dead, but I’m still pretty.40 »

NOTES

1. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 129. 2. « Nous vivons sur la Bouche de l’Enfer. Soyons réalistes, nous sommes condamnés ».

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3. Désormais: BtVS. 4. S1/01, Welcome to the Hellmouth 5. S2/13 et 14, Surprise et Innocence. 6. S1/04, Teacher’s Pet. 7. S2/11, Ted. 8. S3/21-22, Graduation Day. 9. On trouvera à l’adresse suivante: http://slayageonline.com/SCBtVS_Archive/Talks/Paule.pdf un intéressant article de Michele Paule analysant, sur la base de concepts foucaldiens, la représentation des rapports de pouvoir souverains et disciplinaires au lycée dans BtVS. 10. Au sens par exemple où l’on peut dégager certaines des structures du langage normalement imperceptibles par l’étude des formes spécifiques et sélectives de l’aphasie, ou analyser l’embryogénèse en la confrontant aux différentes formes de tératogénèse, etc. – au sens, plus généralement, où épistémologiquement, l’anormal jette une lumière sur le normal qui ne pourrait résulter de la seule étude de ce dernier. 11. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que les personnages, leurs manières d’être et leurs discours constituent le seul opérateur de vérité à l’intérieur de la fiction – il faudrait prendre en compte la mise en scène, le travail d’acteur, le montage, etc. – mais simplement que je me focaliserai ici sur cet aspect. 12. Je reprends là encore à Foucault son concept de « véridiction » pour désigner l’acte de dire- vrai. 13. C’est exactement dans cette perspective que Foucault analyse le jeu de la vérité dans les tragédies grecques antiques, notamment l’Œdipe Roi de Sophocle et l’Ion d’Euripide. 14. « Une part de toi la désire… parce que tu es malgré tout un petit peu amoureuse d’elle… » 15. « La mort est ton art. Tu l’accomplis jour après jour de tes propres mains. Cet ultime souffle, cette apparence paisible. Et il y a une part de toi qui voudrait désespérément savoir. A quoi est-ce que ça ressemble? Où est ce que ça conduit? Et maintenant tu vois, c’est ça le secret. Pas le direct que tu n’as pas envoyé ou le coup de pied que tu as manqué. Elle le voulait vraiment. Toute Tueuse a un désir de mort. Même toi. » 16. « La vérité, c’est que j’aime ce monde. Vous avez les courses de chiens… Manchester United… Picadilly… Ce putain de Leicester Square… » S2/22, Becoming (Part II). 17. David Fury, un senior producer de la série formule les choses de la manière suivante, dans ses commentaires à l’épisode 17 de la Saison 7, sur le DVD: « Spike est une anomalie dans le monde des vampires. Il a conservé certaines facettes de son âme alors même qu’elle lui fut enlevée lorsqu’il devint un vampire. Il a plus d’humanité en tant que vampire que la plupart d’entre eux ». 18. « Vous n’êtes pas des amis. Vous ne serez jamais des amis. Vous vous aimerez jusqu’à ce que ça vous tue tous les deux. Vous vous battrez, vous baiserez, et vous vous haïrez jusqu’à ce que ça vous fasse frémir, mais vous ne serez jamais des amis. Le véritable amour n’est pas dans le cerveau, les enfants. C’est le sang. C’est le sang qui hurle en vous pour imposer sa volonté. Je suis peut-être la pute de l’amour, mais au moins je suis suffisamment un homme pour me l’avouer » (S3/08, Loverswalk). 19. S4/09, Something blue. 20. « Is everyone here very stoned? Ben is Glory! », S5/21, The Weight of the World. 21. « You came back wrong… », S6/09, Smashed. 22. « Non, tu ne m’aimes pas. Mais merci de m’avoir dit ça ». S7/22, Chosen. 23. « C’est la puce. Acier et câbles et silicone. Elle ne veut pas me laisser être un monstre. Et je ne peux pas être un homme. Je ne suis rien » (S6/19, Seeing Red). 24. « Fais de moi ce que j’étais… que Buffy puisse avoir ce qu’elle mérite… » 25. Note à l’attention des whedonites: parmi la vingtaine d’articles américains, généralement universitaires, que j’ai consultés en ligne et qui mentionnent cet élément de l’histoire, il n’en est

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pas un qui ne commette l’erreur étrange de croire que Spike entreprend sa quête dans l’intention explicite de récupérer son âme (notamment parce que c’est ce qu’il déclare lui-même dans le premier épisode de la saison suivante). Or ce n’est absolument pas le cas, et l’ensemble des tirades de Spike dans les épisodes 19-22 ne laisse aucune latitude au doute sur ce point. 26. « Tout ou tard, tu en auras envie… Et à la seconde – à la seconde! – où ça arrivera… tu sais que je serai là. Je me faufilerai/m’introduirai en douce… et je m’offrirai une vraie bonne journée » (S5/7, Fool for Love). 27. Rappelez-vous, c’est comme ça que St Augustin exprime son amour pour Dieu: il est interior intimo meo. 28. Rappelez-vous, c’est comme ça que Cathy exprime son amour pour Heathcliff dans Wuthering Heights: « He’s more myself than I am… » 29. Au total, les 71e et 72e épisodes d’une série qui en comptera 144, donc exactement centraux, au point-pivot précis de la série, et qui comme par hasard reposent sur le principe d’une inversion et d’une mise en miroir. Est-ce que je pense sérieusement que Whedon savait déjà qu’il s’arrêterait à la septième saison et que BtVS aurait donc 144 épisodes? Et qu’il a consciemment réfléchit cette position structurelle des épisodes par rapport à l’économie diégétique de l’ensemble dans leur contenu thématique? Bien sûr que je le pense. 30. « Tu n’es rien! Dégueulasse! Salope meurtrière! Tu n’es rien! Tu es dégueulasse! » 31. Il faudrait étudier de très près les innombrables figures du dédoublement dans cette série et plus généralement dans l’œuvre de Whedon. Outre les exemples déjà cités, on analyserait le dédoublement de Xander (S5/3, The Replacement), Buffy et le Buffybot (récurrent à partir de S5/18, Intervention), les diverses variantes de doubles Slayers, etc… 32. Je me rends bien compte qu’on commence à s’y perdre. J’aurais dû faire plus simple et écrire sur Shakespeare. 33. Buffy, empoisonnée par un démon, se met à halluciner qu’elle est une adolescente psychotique enfermée dans une institution psychiatrique et hallucinant qu’elle est la Tueuse de vampire vivant dans un monde imaginaire. Ou bien peut-être elle l’est vraiment. L’épisode ne décidera jamais entre les deux options. 34. S6/5, Life Serial. 35. Spike (le visage tuméfié, la voix brisée): « You always hurt… the one you love, pet » (S6/13, Dead Things). 36. Buffy: « Everything here is… hard, and bright, and violent. Everything I feel, everything I touch… this is Hell » (S6/3, Afterlife). 37. Un ami me rapportait récemment les propos bouleversants d’un psychotique, qui venait de faire une tentative de suicide et à qui l’on demandait pourquoi: « Parce que j’ai une mission », avait-il répondu, « mais je ne sais pas laquelle ». 38. Sur cette question, qui est au centre de l’interrogation sur les « formes de vie », voir l’article d’Eleonore Feurer, » Différer l’Apocalypse », p. 47. 39. L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 217. 40. S1/12, Prophecy Girl.

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Blonde, Mode d’emploi

Stéphane Legrand

1 Dans l’univers de la série BtVS (surnommé leBuffyverse par les fans), le monde que nous connaissons est peuplé, outre les humains, par toutes sortes de créatures terrifiantes et obscures, aux intentions néfastes. À chaque génération, une Tueuse de vampires est élue (par des forces primordiales dont la nature ni les intentions ne sont très claires) pour « lutter contre les forces des ténèbres ». Les sept saisons de BtVS suivent les aventures de l’une d’entre elles, une jeune fille (puis jeune femme) blonde qui répond au nom de Buffy Summers, et vit avec sa mère divorcée dans la ville californienne imaginaire de Sunnydale, située au-dessus d’un pont avec l’enfer surnommée le Hellmouth. La série BtVS a été créée par Joss Whedon, concepteur également des séries Angel (un « spin-off » de Buffy suivant les aventures à Los Angeles d’un vampire doté d’une âme, l’un des principaux protagonistes des trois premières saisons), Firefly, Dr Horrible’s Sing-Along Blog et Dollhouse. Whedon, geek revendiqué, est l’objet d’un véritable culte aux États-Unis, de la part de ses semblables mais aussi d’innombrables universitaires (BtVS est la série la plus commentée dans des articles ou des livres universitaires).

2 Je présente ici rapidement les principaux personnages auxquels je fais allusion dans l’article.

3 Xander. Il apparaît dès le premier épisode de la première saison. Il s’agit d’un jeune homme qui fréquente le même lycée que Buffy, et se trouve rapidement entraîné dans ses aventures. Il est lui aussi un geek, qui appréhende la plupart des expériences de l’existence à travers le filtre de la culture populaire et de ses codes. Il tombe naturellement amoureux de Buffy, sans succès.

4 Willow. Ce personnage apparaît également au tout début de la série. Elle est la meilleure amie de Xander, dont elle est amoureuse durant plusieurs saisons, avant de rencontrer un autre garçon, puis de découvrir (dans la saison 4) son homosexualité. Entrainée elle aussi dans la lutte contre les forces du mal, elle étudie la magie, et en vient à devenir une très puissante sorcière.

5 Giles. Chaque Tueuse se doit d’être supervisée par un Watcher, lui-même hiérarchiquement subordonné au Council, une organisation située en Angleterre. Giles

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en vient à développer pour Buffy une forme d’amour paternel qui le conduit à refuser les instructions du Council et à regagner son indépendance.

6 [Avec Buffy elle-même, ces trois personnages constituent le noyau dur du groupe des « Scoobies » (référence transparente au dessin animé Scoubidou).]

7 Faith. À la fin de la première saison, Buffy meurt durant quelques minutes, avant d’être ranimée par Xander qui pratique sur elle la respiration artificielle. Suite à cet événement, une autre Tueuse est créée (c’est le mécanisme normal : lorsqu’une Tueuse meurt, une autre est aussitôt appelée), nommée Kendra. Cette dernière est rapidement assassinée, et Faith lui succède. Faith est une jeune femme indépendante et forte en gueule, qui aime l’alcool, la fête et le sexe. Elle sera néanmoins entraînée, après avoir involontairement tué un homme qu’elle avait pris pour un vampire, à rejoindre le « mauvais camp », et représentera une menace pour Buffy pendant plusieurs saisons.

8 Spike. À mes yeux le personnage le plus fascinant de la série, et celui dont l’évolution est la plus intéressante. Spike apparaît dans la saison 2 comme un vampire particulièrement cruel et dangereux, dont la dilection première consiste à dévorer les Tueuses (il en a déjà deux à son actif). Il sera un méchant récurrent dans la série jusqu’à ce que, dans la saison 4, une organisation militaire le capture et lui implante dans le cerveau une puce électronique l’empêchant d’agresser les humains. Dans la saison 5, il découvre avec horreur qu’il est tombé amoureux de Buffy – ce qui le conduira à se rapprocher du groupe des Scoobies et finalement à les aider. Il développe une relation charnelle tumultueuse avec Buffy dans la saison 6, à l’issue de laquelle il récupère involontairement son âme.

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The Walking Dead  : oubli, rumination et emblèmes du temps (De l’utilité et des inconvénients des séries pour la non-vie)

Anne Bourse

« Nous ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie […]. Quant à savoir jusqu’à quel point la vie a besoin des services de l’histoire, c’est là une des questions et des inquiétudes les plus graves concernant la santé d’un peuple, d’un individu, d’une civilisation. Car trop d’histoire ébranle et fait dégénérer la vie, et cette dégénérescence finit également par mettre en péril l’histoire elle-même. » Nietzsche, Deuxième Considération inactuelle.

1 La récente création de Frank Darabont, The Walking Dead, diffusée en octobre 2010 sur la chaîne câblée AMC, rassemble toutes les caractéristiques de la production télévisée contemporaine : esthétique cinématographique, découpage feuilletonesque et temporalité immersive, elle porte non seulement au jour les symptômes et les contradictions d’un monde en crise, saturé d’images, de marchandises et de mémoires concurrentes, mais elle met plus précisément en abyme les effets de sidération mentale et d’annexion sociale qu’exerce la fiction sur la communauté médusée des spectateurs. Venant défier les grands romans de l’excès, ceux dont l’ambition fut notamment d’englober une durée historique dans sa totalité et dont la publication s’est effectivement répartie sur de nombreuses années1, la série télé du début du XXIe siècle se fait monstrum, au sens étymologique du terme : elle révèle, par accumulation, les signes de la catastrophe et nous avertit de son propre pouvoir de fascination.

2 Adaptée de l’excellent comic-fleuve de Robert Kirkman2, The Walking Dead retrace les aventures d’un petit groupe de survivants au sein d’un monde dévasté et peuplé de zombies à la suite d’une apocalypse qui demeure inexpliquée. Depuis les années soixante et les trois films fondateurs du genre (The Last Man on Hearth de Ubaldo Ragona (première adaptation du roman de Richard Matheson, I Am Legend), Dead of Night (Le

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Mort-vivant) de Bob Clark et Night of the Living Dead de George Romero), le personnage du mort-vivant supplée régulièrement aux fantômes et aux vampires de la tradition gothique comme allégorie anti-romantique de l’aliénation et comme témoin privilégié de notre société de surproduction. Comme l’a fort bien rappelé une récente programmation de l’Auditorium du Louvre consacrée aux « figures contemporaines de la non-mort », le zombie se distingue par son caractère de rebut urbain, foncièrement prolétarien : « figure de malédiction dans l’univers colonial esclavagiste comme dans le monde capitaliste néo-libéral, [il] donne à voir et à penser une histoire matérielle de la privation de soi qui a partie liée avec la révolution industrielle, depuis le travail à la chaîne du fordisme jusqu’aux actuelles délocalisations3 ». Ce mort qui n’en finit pas de revenir en masse, déchet aux râles indolents et à l’agonie infinitésimale, arpente la terre sans relâche avec sa cohorte de semblables interchangeables ; leur maigre énergie n’est plus celle d’un désespoir exalté mais bien du triste et rudimentaire instinct de consommation4.

3 Bien qu’elle ne compte pour l’instant que six épisodes d’environ une heure chacun5, The Walking Dead nous confronte à quelques problèmes essentiels, tel que l’entrecroisement de temporalités hétérogènes au sein d’une même durée anxiogène. Comme le montrent les nombreuses scènes de « transformation » (le passage, à la faveur d’une morsure incurable, du statut d’encore-vivant à celui de pas-tout-à-fait-mort) qui ponctuent la série à la manière d’un sinistre compte à rebours, les zombies apparaissent comme les éléments surnuméraires d’un passé trop proche pour être correctement digéré et devenir réellement passé, réduisant ainsi toute appréhension de l’avenir à la logistique précaire d’un présent vécu perpétuellement aux aguets, en attendant de venir grossir à son tour la horde des charognes ambulantes. Si elle ne nous permet pas pour le moment de savoir à quoi ressemblerait la chronique d’un univers entièrement contaminé et dont les zombies seraient les seuls protagonistes, The Walking Dead évoque néanmoins à grand renfort d’effets spéciaux la matérialité de cette très lente survivance que rend visible le corps affligé du zombie. À rebours de la sensualité prédatrice du vampire, le mort-vivant dégoûte en effet par sa gaucherie pathétique et la décomposition de sa chair, faisant justice aux remarques de Walter Benjamin dans l’ Origine du drame baroque allemand sur la vitalité du cadavre comme « emblème » de l’écoulement du temps : « Vue sous l’angle de la mort, la vie est production de cadavres […]. Et ce n’est pas un hasard si les ongles et les cheveux, et précisément eux, dont le corps vivant se débarrasse comme de choses mortes, continuent à pousser sur le cadavre. Il y a dans la physis, dans la mnémè elle-même un memento mori qui reste en éveil6 ».

4 C’est que la série de Frank Darabont traite avant tout de l’expérience de la survie à l’échelle collective (la menace zombie comme forme extrême de la robinsonnade moderne) et de la relation qu’entretient le vivant avec son environnement, dans ce qu’il peut avoir à la fois de plus familier et de plus violent, de plus morne et de plus extraordinaire, de plus répétitif et de plus singulier. Contagion, prolifération, désubjectivation, étrangement du monde connu et de tout lien humain (amical, social, familial, amoureux), The Walking Dead met frontalement en scène notre rapport fonctionnel avec le « milieu ». Simple personnage de fiction ou spectateur confortablement lové dans son canapé, le zombifié témoigne ainsi de la pire des situations d’urgence – situation « catastrophique » au sens que lui confère le neurologiste Kurt Goldstein : celle d’un vivant « commandé du dehors par le milieu »7 et voué à répéter compulsivement les mêmes gestes, qu’il s’agisse de la marche hébétée du

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macchabée, du massacre inlassable des non-morts par les survivants ou du visionnage maniaque de séries par le nolife8, prisonnier d’une durée improductive que règle l’insatiable enchainement des épisodes.

5 À cet égard, le format sériel – de la bande-dessinée comme de la télévision – radicalise très nettement l’ambition du genre cinématographique9. Au-delà du canevas hollywoodien des 90 minutes, nécessairement engoncé entre la montée de la crise et sa résolution finale, The Walking Dead offre une épaisseur et une complexité temporelle inespérée au quotidien déliquescent de la survie en terre zombie. Robert Kirkman, dans la postface du deuxième tome de l’édition française de The Walking Dead, évoque ainsi l’une de ses sources d’inspiration : « Pour moi, le moment le plus pénible dans un film de zombie, c’est la fin. Je veux toujours savoir ce qu’il se passe ensuite. Même lorsque tous les personnages sont morts […]. On ne se demandera JAMAIS ce qu’il est arrivé ensuite à Rick [le héros], on y assistera. Walking Dead sera un film de zombie qui ne connaîtra pas de fin10 ». Life goes on after death : pour retarder infiniment la fin, il faut sans cesse renouveler la vie d’« après » le désastre… Tel est le credo de Frank Darabont quand il transpose le comic book puisque tel est précisément l’apanage de la « saison » télévisuelle, routinière et cyclique mais potentiellement illimitée (tant qu’elle maintient ses taux d’audience) et ouverte à l’expérimentation d’innombrables possibles narratifs. Dès les premiers épisodes, une fois posées les prémices de l’intrigue (au sortir d’un long coma, le sheriff Rick Grimes découvre un monde ravagé et part à la recherche de sa famille, qui vit réfugiée avec d’autres rescapés à la lisière d’Atlanta), la version télé de The Walking Dead s’engage ainsi sur des sentiers de traverse, alternant des visions d’horreur très fidèlement reconstituées à partir de la bande-dessinée et la réécriture de certaines séquences clés : le fils, Carl, et l’ami, Shane, échappent par exemple au destin particulièrement traumatique que leur réserve Robert Kirkman dès la clôture du premier tome, tandis que de nouveaux personnages sont librement insérés par Frank Darabont. À la lecture des treize tomes de The Walking Dead, qui s’enfoncent dans une violence physique et mentale de plus en plus insoutenable, on s’interroge notamment sur la manière dont les scénaristes de la série disposeront de cette intéressante marge de manœuvre qu’est l’adaptation pour éviter la censure (ou du moins l’interdiction aux moins de 18 ans) et tout simplement inventer les moyens de redonner à voir et à entendre l’interminable cauchemar de Rick Grimes et de ses compagnons.

6 La série n’en est qu’à ses débuts mais tient donc en germe la promesse de consigner des années entières de lutte contre la mort, en nous plongeant dans un récit aussi atypique (tous les repères d’une vie normale ayant disparu au profit d’un régime d’exception) qu’itératif (la survie ne s’effectuant qu’au prix de la répétition de gestes et d’affrontements toujours semblables). C’est cette vertigineuse isomorphie entre l’objet sériel et son sujet, profondément inscrit dans la durée, nécessairement « en-duré »11 sur de longues saisons, qui bouleverse le traitement cinématographique de la problématique zombie. Archi-film d’un siècle à peine entamé qu’il tombe déjà en ruines, The Walking Dead se met ainsi au défi d’étirer le temps à la manière (illisible, colossale, encyclopédique, cannibale, etc.) dont le « roman-monde » (Tiphaine Samoyault) et le « livre-monstre » (Claro) bravent l’identité des lecteurs ainsi que les normes établies : Le gigantisme d’une œuvre a peut-être également un sens social plus pervers qu’on ne pourrait le croire à première vue, tant il oblige celui qui lit à prendre conscience de la non-valeur accordée par la société au temps de la lecture. Ces fameux livres

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qu’on dit souvent « illisibles » ne le sont bien souvent que parce qu’ils exigent un temps d’absorption que notre emploi du temps nous refuse. En cela, le livre se pose, et se posera toujours, comme ennemi, rival du temps de travail ; il est de l’ordre de la perte, au sens ontologique et économique, car le gain qu’il propose ne saurait être ni quantifié ni assuré, même en négatif12.

7 L’analyse des outrances de la « littératologie » redouble en tous points celles d’une série comme The Walking Dead. Bien qu’il se mesure aisément en nombres d’heures passées devant l’écran, ce temps irrémédiablement « perdu » à différer la fin de l’histoire à la façon dont les derniers représentants de l’espèce combattent pour leur survie témoigne d’un dérèglement, d’un débord à la fois social et existentiel. Car le temps de la fiction est toujours un temps matériellement vécu par le spectateur et le lecteur ; excédant la simple durée de vie des personnages, il correspond à notre inscription dans le temps lui-même. On nuancera toutefois la comparaison en précisant que si nous sommes autant « les feuilletons de ce que nous lisons » que de ce que nous regardons, si « la fragmentation de notre propre temps intime décide de la consommation des produits de l’usine13 », « l’utopie14 » réalisée par la lecture demeure plus valorisée que celle des images de la télévision. À la différence de la noble captivité que nous impose la littérature, l’accoutumance distillée par la série se décline sur un mode mineur, celui de la pop culture, qu’il faut non seulement entendre dans sa trivialité mais aussi dans sa très grande quantité. Face à l’afflux de fictions toujours plus nombreuses, de récits infiniment prolongés, le spectateur de séries télé se retrouve ainsi – en lieu et place du principe de sélection darwinien, tels les héros en sursis de The Walking Dead – amené à « éliminer le pire sans avoir part à la production de nouveaux êtres, normalisés par leur adaptation non préméditée à de nouvelles conditions d’existence, la monstruosité devenant règle et l’originalité banalité provisoire15 ».

8 Et c’est précisément en vertu de sa routine, de son conformisme scénaristique et de ses échecs mêmes (les derniers épisodes de la saison 1 déçoivent par un final paresseusement calqué sur celui de trop nombreux films du genre), qu’une série comme The Walking Dead permet enfin d’aborder le lien qui unit le « milieu » à l’apparition de nouvelles formes (de vie, d’art). La figure du zombie joue ici le rôle de paradigme ultime. Situé à la trouble frontière de la mort (la certitude d’une fin inconditionnelle) et de la monstruosité (l’inquiétude d’un organisme faisant écart à la norme), il oppose une double menace à la « formation de forme », pour reprendre l’expression de Georges Canguilhem : non-vivant, le zombie est la « contre-valeur vitale » qui borne implacablement le vivant de l’extérieur ; non-viable, il en est aussi l’intime négation, « la menace accidentelle et conditionnelle d’inachèvement ou de distorsion16 ». Élire le mort-vivant comme sujet de création audio-visuelle ne peut donc manquer d’affecter le protocole de la représentation, la construction des épisodes, la durée de vie même de la série. De manière comparable à Breaking Bad, dont le héros est atteint d’un cancer en phase terminale, The Walking Dead se voue (au moins théoriquement) à l’exploration des limites, qu’elles soient celles de la mort (par quelles ruses narratives la repousser le plus longtemps possible ? la série peut-elle continuer après la zombification de tous les protagonistes ?) ou celles de la difformité : quel est le degré de violence, de désespoir, d’insolite et de pathologique que créateurs et spectateurs (sans oublier les producteurs de la série) accepteront de supporter ? De ce point de vue, les six premiers épisodes ne font pas tant infraction aux codes qu’ils ne reconduisent le mouvement positiviste de domestication du monstrueux, par lequel « l’irrégulier est rendu à la règle, le prodige à la prévision » et le monstre au « bocal de

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l’embryologiste où il sert à enseigner la norme17 ». Canguilhem a bien montré comment la pensée rationnelle et le regard scientifique s’étaient progressivement substitués à la tératologie fantastique du Moyen Âge et de la Renaissance qui célébraient la monstruosité comme source de l’imagination. Ainsi qu’en témoigne le soin accordé aux maquillages et aux effets numériques chargés de restituer l’horreur, The Walking Dead semble encore hésiter entre ces deux pôles. Les zombies y sont à la fois supports de fascination esthétique et de maîtrise technique, à défaut d’être les inspirateurs d’une forme télévisuelle radicalement inédite.

9 The Walking Dead est certes bien loin de réinventer l’anatomie conventionnelle de l’écriture et du montage, mais cette série n’en produit pas moins des effets concrets sur nos actuelles « formes de vie ». En nous exposant sur une longue durée à l’archétype du « débat » avec un milieu hostile, en adaptant de façon subtile les traits de la bande dessinée à ceux, mouvants et colorés, de la télévision, en régurgitant les indices les plus gore d’un passé contrarié, The Walking Dead nous ouvre à une expérience nietzschéenne contradictoire, qui consiste à oublier sa propre existence tout en perdant pied dans le marécageux « torrent du devenir18 » qu’incarne exemplairement le zombie. Battant en brèche les affirmations lapidaires d’un Jean-Luc Godard (« La télévision fabrique de l’oubli, le cinéma fabrique des souvenirs », « pour moi la grande histoire c’est l’histoire du cinéma. Elle est plus grande que les autres parce qu’elle se projette19 »), la série déroule obstinément la trame d’une mémoire insomniaque, débordant de vies possibles, rêvées, ratées, inachevées, distordues. C’est paradoxalement par son excès de souvenirs et de corps putréfiés que The Walking Dead nous aide à guérir de la « fièvre historienne », nous invitant à ruminer, d’épisodes en épisodes, « toute chose passée, proche ou lointaine […], et pour ainsi dire [à] la transformer en [notre] propre sang20 ».

NOTES

1. Voir les analyses de Tiphaine Samoyault sur le roman-fleuve dans Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, p. 51-110. 2. The Walking Dead est d’abord une série de comic books américains en noir et blanc, publiée mensuellement par Image Comics depuis 2003, et toujours en cours. Robert Kirkman en est le scénariste, Tony Moore et Charlie Adlard les deux dessinateurs. Les 78 volumes originaux sont publiés en France par Delcourt sous la forme de 13 tomes. 3. Marcella Lista, « Survivances: figures contemporaines de la non-mort », texte de présentation de la programmation thématique Revenants. Images, figures et récits du retour des morts, organisée à l’Auditorium du Louvre du 13janvier au 28mars 2011. 4. On se souvient que dans le deuxième volet de la trilogie de George Romero, Zombie (1978), vivants et morts-vivants convergent ironiquement vers cet autre symbole du consumérisme américain qu’est le mall, le centre commercial, temple du conditionnement grégaire et de la désindividuation. 5. Le tournage des treize épisodes de la deuxième saison a débuté en juin 2011.

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6. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sybille Muller, Paris, Flammarion, « Champs », 1985, p. 235. Je renvoie également au livre que Georges Didi-Huberman a consacré à Aby Warburg et au concept de « survivance », où l’on trouve cette belle définition du symptôme, applicable à la paradoxale figure du zombie: « Qu’est-ce, enfin, que ce moment où viennent débattre et s’entrelacer le présent du pathos et le passé de la survivance, l’image du corps et le signifiant du langage, l’exubérance de la vie et l’exubérance de la mort, la dépense organique et la convention rituelle, la pantomime burlesque et le geste tragique? Qu’est-ce donc que ce moment, si ce n’est celui du symptôme, cette exception, cette désorientation du corps et de la pensée […]? » L’Image survivante: Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2002, p. 270. 7. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2003, p. 188. 8. Désignant à l’origine une personne qui consacre la majeure partie de son temps aux jeux vidéo au détriment de toute vie sociale et affective, cette expression péjorative s’est banalisée et englobe à présent deux types d’« addiction » sociologiquement opposés, ayant trait soit au travail (workaholism) soit à la consommation excessive de produits culturels tels que les mangas, les jeux en ligne, les films ou les séries télé. En ce sens commun, le stéréotype du nolife contribue à la dépréciation générale de la fiction dérivée du sempiternel débat philosophique entre « réel » et « virtuel »: seuls le chômeur, le grabataire et le désœuvré peuvent en effet se permettre de « perdre leur temps » en fables imaginaires. Cependant, la série de zombies me semble emprunter une tout autre direction, bien plus benjaminienne que platonicienne. Au-delà de la simple assimilation du spectateur au consommateur abêti, délaissant la problématique rebattue du simulacre et de la fiction trompeuse, The Walking Dead nous rappelle que nous vivons à l’ère de la reproductibilité: à l’instar des œuvres d’art et des images étudiées par Benjamin, les zombies sont conçus « pour être reproductibles » et se reproduisent en série. Loin de jouer le rôle d’inconsistants hologrammes qui permettraient de fustiger l’hypothétique « virtualisation » de notre monde contemporain, ils accentuent au contraire le poids de la matière fictionnelle dont se nourrit notre culture. Comme les films de David Lynch où prospèrent toujours, derrière l’hygiénisme de façade, de répugnants détritus de l’usine à rêves américaine (l’oreille coupée en ouverture de Blue Velvet, le vomi de Lula dans Wild at Heart, le clochard de Mulholland Drive pour n’en donner que quelques exemples), les zombies qui « refoulent » de partout mettent en lumière un problème à la fois politique, écologique et archivistique: celui de la production, de la dépense, du stockage et du recyclage des matières que sont les marchandises, les images, les textes et les souvenirs. 9. Rappelons que The Walking Dead n’est pas la première série de zombies. En 2008, la chaîne britannique E4 a notamment produit la mini-série Dead Set (un épisode de 45 minutes et quatre épisodes de 25 minutes), dont l’action se déroule au sein du studio de l’émission de télé réalité Big Brother, dernier bastion de résistance face au désastre planétaire de la zombification des corps et des cerveaux. 10. Robert Kirkman, « Cette vie derrière nous », trad. Edmond Tourriol, Paris, Delcourt, p. 143. 11. La formule est de Georges Didi-Huberman, « Ninfa Dolorosa, ou les figures de la lamentation », Séminaire EHESS/INHA, années universitaires 2004-2007. 12. Claro, « De la littératologie », dans Le Clavier cannibale, Paris, Inculte, « Temps réel », 2009, p. 45-46. Nous soulignons. 13. Ibid., p. 50. 14. « La lecture n’est pas l’apanage des oisifs ou des bourgeois, comme on l’a dit à l’époque d’une certaine terminologie; c’est avant tout une utopie, celle d’un état où l’apparente passivité dissimule une activité non-productive […], porteuse d’un projet autrement plus ambitieux: remettre en cause la notion de lecture telle que nous la concevons ordinairement, c’est-à-dire en termes de linéarité. » Ibid., p. 46.

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15. Georges Canguilhem, op. cit., p. 176. 16. Ibid., p. 221. 17. Ibid., p. 228. 18. « Représentez-vous […] un homme qui ne posséderait pas la force d’oublier et serait condamné à voir en toute chose un devenir: un tel homme ne croirait plus à sa propre existence, ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une multitude de points mouvants et perdrait pied dans le torrent du devenir […]. Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. » Friedrich Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, Considérations inactuelles II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, Folio « Essais », 1990, p. 96-97. Nous soulignons. 19. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Épisode 2a « Seul le cinéma », Paris, Gallimard, 1998, p. 44 et 49. 20. Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 97-98.

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L’Utopie sérielle (triptyque)

Renaud Pasquier

1 Les trois volets de ce triptyque peuvent se lire d’une traite ou séparément, dans l’ordre présenté (celui de l’écriture) ou dans un autre.

Volet I - Enquête théorique sur le collectif sériel

2 Soit l’hypothèse de départ: La série télévisée n’existe que dans et par l’articulation de trois collectifs, ceux de ses concepteurs, de ses personnages, et de ses spectateurs, qui participent à l’expansion d’un quatrième, celui de ses épisodes.

3 Rien que de très trivial, puisque l’on retrouve ici les trois dimensions classiques de l’œuvre d’art: la production, la fiction (deux fois représentée, par les personnages, et par les épisodes), la réception. Le caractère pluriel des instances qui les représentent n’est pas non plus l’apanage de la série: le cinéma et le théâtre sont aussi des arts collectifs, et depuis plus longtemps, la série n’apparaissant que comme un simple appendice de l’un ou l’autre.

4 Précisons alors: d’abord, ce caractère collectif est beaucoup plus marqué dans les séries, et l’on peut même le dire nécessaire à la forme sérielle, tant il semble impossible de concevoir une série dépourvue de ce quadruple multiple de concepteurs, de personnages, de spectateurs, et d’épisodes; mais, d’entre eux, celui qui fait par-dessus tout la spécificité de la forme « série télévisée », c’est celui, non des épisodes, mais de la réception, à la place et au rôle inédits jusqu’alors.

5 On pourrait les résumer ainsi: d’une série, les spectateurs ne décident plus seulement le succès, mais aussi la survie, voire la vie même.

6 Faire le succès (ou l’échec) de l’œuvre, c’est évidemment le premier office des spectateurs: pur ensemble de données chiffrées, ils sont alors le « public » tant aimé et invoqué; qu’ils prennent la parole, pour dire leur (in)satisfaction, ils sont la « critique » (écrite ou parlée, professionnelle ou amateur, etc.).

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7 La question de la survie prolonge la précédente, et la complexifie. Il s’agit bien encore de succès, mais après le dernier épisode de la dernière saison: succès des rediffusions, des ventes de DVD ou autre support. Mais la survie n’est pas pure affaire de chiffres, elle a une autre dimension. Les spectateurs peuvent sortir du statut de simples consommateurs pour se faire agents actifs de cette survie. Ils peuvent entretenir la mémoire de leur série favorite, mettre en commun leur passion, partager leurs connaissances et multiplier les discours à son propos, prolonger ainsi indéfiniment le plaisir, le bonheur qu’elle leur aura apporté, répandre enfin la bonne parole, et pour ce faire s’organiser, s’associer en véritables communautés.

8 La série Star Trek constitue un cas d’école: créée en 1966, guère populaire à ses débuts, elle fut à deux doigts d’être annulée au terme de sa deuxième saison, en 1968. C’est une campagne de protestation postale sans précédent qui obligea les producteurs à la renouveler pour une troisième et dernière saison. Trois saisons, c’est certes bref, mais cela suffit à créer, souder, et assurer l’expansion régulière de ce groupe de spectateurs, que l’on nommera bientôt du pluriel collectif trekkies, comme les membres d’une ethnie inconnue, ou d’une nouvelle espèce sociale. Capables de s’organiser en lobby, on l’a vu, ils iront beaucoup plus loin. Star Trek est en effet le modèle par excellence de la série « culte »: cet usage adjectival du terme est sans doute aujourd’hui galvaudé mais il convient parfaitement à la forme prise par la communauté trekkie, celle d’une église (on rappellera l’étymologie grecque du terme, ekklèsia, c’est-à-dire « assemblée »). L’ironie vient vite, comme les épithètes « puérile » ou « régressive », pour qualifier cette religiosité. Mais on aura tort de la rapprocher des fan-clubs adolescents qui fleurissent autour des stars: nulle « idolâtrie » ici, ce n’est pas un individu qui fait l’objet d’un engouement collectif et rassembleur, mais bien cet objet complexe, lui-même pluriel, qu’est la série, dont acteurs ou créateurs ne sont que des représentants, éléments d’un tout jamais accessible dans son entièreté. La communauté se construit et s’organise ainsi par et pour l’adoration d’une entité irréductible à telle ou telle de ses manifestations: il est des phénomènes moins complexes, et des modes de rassemblement moins élaborés (quoique considérés beaucoup plus sérieusement), on en conviendra. Ajoutons enfin que l’église ainsi formée fut, par sa foi ardente et active, au principe des résurrections multiples de l’objet de son culte: Star Trek revit le jour à travers quatre autres séries1, « descendantes », soit à la fois « suites » et « réactualisations » de la première, et onze longs-métrages cinématographiques. La seconde vie de Star Trek et toutes les suivantes, permises par les spectateurs, se révélèrent ainsi bien plus brillantes que la première, sans rapport avec son modeste succès originel. L’exemple de Star Trek nous met donc en présence de deux acceptions du terme « survie »: celle de l’après-mort, de la deuxième vie, aux mains de la communauté ecclésiastique mais aussi celle, plus dramatique, plus haletante, liée à l’image d’un danger permanent, d’une épée de Damoclès suspendue au-dessus d’une tête ; c’est la condition de toute série dès la diffusion du pilote, au long d’une saison et entre chaque saison, au bord de l’abîme pour peu qu’elle ne donne pas satisfaction au network qui la diffuse, et que le lobby des spectateurs ne se constitue pas, ou échoue tout simplement. Car les campagnes de sauvetage (“save our show” campaigns) ne sont pas toujours des réussites, loin s’en faut. Elles sont cependant nombreuses, et fréquentes, manifestations du statut que se sont attribués eux-mêmes les spectateurs, celui de détenteurs d’un pouvoir effectif sur les fictions dont ils se nourrissent.

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9 Or ce pouvoir n’entend pas se limiter à l’unique décision de vie et de mort, cruciale mais formellement très simple, pouce levé vers le ciel ou impitoyablement pointé en direction du sol. Les spectateurs de série entendent bien influer non seulement sur la survie, mais aussi sur la vie même de leurs fictions aimées, sur leurs formes, d’égal à égal avec les créateurs. Le souvenir est encore récent, du tollé déclenché par le finale de Lost (la fin volontairement abrupte des Sopranos ou au contraire la funèbre symphonie terminale de Six Feet Under avaient pu susciter d’âpres débats, mais bien moins violents, dépourvus de la fureur constatée cette fois) si loin des attentes et des espoirs d’élucidation et d’explication exhaustive, avivés par six saisons d’énigmes, de fausses pistes, d’indices épars et de coups de théâtre temporaires. Des protestations outrées s’enflammèrent, de qui s’estimait bafoué, lésé, en droit d’attaquer les responsables officiels de l’intrigue, légitimement furieux contre ces derniers.

10 Si les fins, ne laissant pas d’espoir de rattrapages ou de modifications, portent à incandescence les affects des spectateurs, en révélant la puissance et les exigences avec d’autant plus d’éclat, ils peuvent se manifester à tout moment, pour contester avec virulence telle ramification de l’intrigue, réclamer plus de scènes communes entre deux personnages, critiquer vertement le jeu de cet acteur, etc. Il fut un temps où le public acceptait (en général) plus passivement les acrobaties scénaristiques et avalait sans trop broncher les couleuvres des producteurs, telles ces substitutions d’un acteur par un autre (pour des raisons diverses: contrat non renouvelé, carrière cinématographique en vue, décès…), inexpliquées ou au contraire trop expliquées dans le scénario (accident, opération de chirurgie esthétique, départ brutal pour l’Amazonie, etc.). Ces subterfuges semblent passés de mode: lorsque George Clooney, appelé par Hollywood, quitte la série Urgences, le docteur Doug Ross, quitte lui aussi l’hôpital de Chicago où se déroule la série; lorsque Nancy Marchand succombe à un cancer en 2000, Livia Soprano, mère de Tony dans la série qui porte son nom, meurt également, brutalement, alors que ce décès n’était aucunement prévu dans le scénario, qui s’y adaptera. Plus de feintes, plus de replâtrages grossiers: les devenirs de l’acteur et du personnage sont désormais analogues, aussi similaires que possible, comme s’il était aujourd’hui inconcevable de traiter le spectateur avec désinvolture et légèreté, comme s’il était bien entendu que ce dernier ne se laisserait pas faire, et ferait entendre sa voix s’il était besoin.

11 Nous pouvons donc à présent reformuler et compléter l’hypothèse de départ:

12 La série télévisée n’existe que dans et par l’articulation de trois collectifs, ceux de ses concepteurs, de ses personnages, et de ses spectateurs, qui participent à l’expansion d’un quatrième, celui de ses épisodes, mais surtout ces trois groupes opèrent de concert, sur des plans équivalents.

13 Autrement dit, la forme série est travaillée, à tous les niveaux, par une tendance égalitariste: à l’intérieur de chaque collectif, et entre ceux-ci. On ne prétend pas que l’égalité règne effectivement; au contraire, il faut aussi évoquer la tendance inverse, celle par qui tout Multiple est appelé à plier devant l’Un. Un créateur, ou showrunner, soit la figure traditionnelle de l’Auteur, qu’on aurait pu croire inadéquate dans telle forme d’art, organise et dirige ainsi tout le champ de la production, parfois avec une autorité toute monarchique2; la fiction qui déborde d’innombrables épisodes, de récits entrelacés, de personnages en foule, se coagule autour d’une idée (un « concept »), une intrigue centrale, un « héros » ou une « héroïne »; enfin, nous avons déjà rappelé que

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les myriades de spectateurs étaient usuellement résorbées en une entité unique et d’essence numérique, le Public.

14 Posons cependant que la tension entre l’Un et le Multiple est nécessaire à la vie de la série, et mieux encore, que plus la série joue avec cette tension, plus elle l’exacerbe, en donnant donc, au risque de se dissoudre, libre cours au multiple et à l’égalité, plus elle est grande, forte et riche.

15 Deux corollaires s’imposent alors, en ce point, l’un temporel, l’autre spatial.

16 Premier corollaire:ce que l’on nomme souvent « l’âge d’or des séries », soit approximativement de la fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui (la question de la « fin de l’âge d’or » étant posée), correspond aux années d’avènement et de développement d’Internet. Or détracteurs et adorateurs du Réseau s’accordent au moins à son propos en un point, où s’attise leur discorde: en facilitant et démultipliant les possibilités de communication, il est précisément un vecteur d’égalitarisme (vomi ou célébré, c’est selon) qui ouvre et brouille la frontière entre émetteurs et récepteurs, autant dire entre producteurs et spectateurs. Autrement dit:

17 « L’âge d’or » des séries, conformément à notre hypothèse, est celui de la collaboration entre les trois collectifs, et de leur tendancielle égalité.

18 Les interfaces se sont en effet multipliées entre producteurs et spectateurs, chaque série possédant son propre site officiel, lieux de critiques et d’échanges réels (et non seulement unilatéraux), les sites « non-officiels », blogs et autres forums n’étant pas en reste.

19 Deuxième corollaire:C’est chose admise, les États-Unis sont la terre d’élection des séries télévisées. Si la forme est internationale, c’est là-bas qu’elle s’est épanouie, en nombre, et en qualité. Les raisons de cette américanité des séries iraient de soi: l’Amérique du Nord est le pays du divertissement de masse, le berceau d’une industrie culturelle qui ne cesse d’étendre et de raffiner son empire sur le monde, etc., etc. Mais les États-Unis sont aussi (surtout?) la terre de toutes les Icaries, l’espace concret où les songes politiques ont mille fois tenté de prendre chair et forme, le territoire utopien par excellence, en somme, où des communautés de tout ordre ne cessent de s’inventer, de s’épanouir, de pulluler.

20 On tiendra donc que: La série est une forme typiquement américaine en tant qu’elle constitue une expérience communautaire fondée sur un principe égalitaire.

21 La série télévisée secrète donc un effet communautaire, indépendant de l’intention des producteurs, du contenu de la fiction, et de l’implication des spectateurs, mais produit par le jeu de leurs interactions : le multiple « prend » – comme on dit du plâtre, ou d’une sauce – tout en prenant forme, une forme toujours différente, spécifique à chaque série. Ni un programme, ni un idéal, ou la vision d’une cité à venir, plutôt une figure mouvante, fragile, mais actuelle et active.

Volet II - Six Feet Under, la communauté sans gravité

22 L’idée de cet article est née de la lecture d’un texte de Deleuze sur Bartleby3. Le philosophe y médite sur les personnages de Melville, ces « Originaux » qui annonceraient un « peuple » à venir, une communauté nouvelle, inédite, typiquement américaine en ce qu’elle serait la « société des frères » car « l’Américain, c’est celui qui

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s’est libéré de la fonction paternelle anglaise », pour son bien, et celui de toute l’humanité, car « si l’humanité peut être sauvée [...] c’est seulement dans la dissolution, la décomposition de la fonction paternelle ». Or, à l’évocation de ces frères américains libérés du père, s’imposaient à mes yeux les visages de Nate et David Fisher, les deux frères héros de Six Feet Under, entrepreneurs de pompes funèbres dont le père meurt dans le pilote de la série. Plus je tentais de chasser ces visions parasites qui m’emmenaient bien loin de Deleuze et Melville, et que j’attribuais avec irritation à une consommation excessive de fictions télévisées pénétrant toutes mes pensées et envahissant mon imagination, plus elles proliféraient et se densifiaient. Rien n’y faisait, les silhouettes des frères Fisher, de leur sœur Claire, de Brenda, la petite amie de Nate, et son frère Billy, et de bien d’autres personnages de la série émergeaient des mots de Deleuze, flottaient entre les phrases, et voletaient autour de moi. Il me fallut prendre acte du phénomène, admettre qu’il existait un rapport réel entre la série et le texte, et m’attacher à établir ce lien. Non que la série illustre ou valide des réflexions deleuziennes: bien plutôt elle les rencontre en partie, les formule et les configure à sa manière.

23 Six Feet Under est couramment représentée comme une simple variante sur le motif familial (tellement récurrent qu’il apparaît presque intrinsèque à la forme sérielle), s’interrogeant avec un humour « doux-amer » sur la place de la mort dans la société contemporaine, à travers les mésaventures névrotiques des Fisher, une famille non- conformiste et « dysfonctionnelle », de leurs proches, et de leurs clients (chaque épisode s’ouvrant sur un décès, souvent d’un anonyme, dont les Fisher vont devoir organiser les obsèques). Mais privilégier Famille et Mort, c’est oublier avec quelle insistance la question de la Communauté se pose dans toute la série, dont la famille n’est en fait qu’un cas parmi d’autres. Les morts liminaires de chaque épisode offrent presque toujours l’occasion de pénétrer l’intimité des proches, c’est-à-dire, au-delà des individus, d’une pléiade de communautés et de « milieux », frappés par chaque disparition, et réagissant en tant que tels, du gang ethnique à la communauté spirituelle, de l’armée américaine à la bande de bikers, de la troupe d’acteurs porno au simple groupe d’amis, ou de collègues de bureau.

24 Il ne s’agit pas simplement d’un principe de variations sociales autour du thème central de la mort: ainsi les états d’âme des personnages, les questions « existentielles » qui les rongent se configurent toujours dans l’ordre collectif, alors même qu’ils paraissent relever de l’espace le plus intime. Le problème de David Fisher n’est ainsi pas d’accepter son homosexualité, mais de la révéler au grand jour ou pas, avec des conséquences évidentes pour son rôle actif dans la paroisse du quartier ; plus tard, le choix de l’affirmation fait, on le verra participer à une chorale « gay ». La mort de leur père a obligé son frère Nate à changer de vie, c’est-à-dire à quitter la coopérative d’alimentation bio de Seattle où il travaillait pour rejoindre l’entreprise familiale ; ses interrogations spirituelles et métaphysiques (ainsi que son goût pour certaines jeunes femmes) le conduisent par ailleurs à se rapprocher de communautés religieuses, notamment les Quakers, dans la saison 5. Sa compagne Brenda, un temps affectée d’une forme de nymphomanie, participe à des soirées échangistes, etc., etc. On multiplierait à l’envi les exemples, mais il importe surtout de mettre au jour ce qui les rassemble: Six feet under n’en reste pas à un simple passage en revue des communautés, à un vague survol sociologique. La prolifération de ce motif est commandée par une question, la

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question autour de laquelle, j’en fais l’hypothèse, s’organise la fiction, sa forme, et l’adhésion qu’elle suscite (ou non) :

25 Comment vivre après la mort du Père ?

26 Cette question, la famille Fisher se la pose dès le pilote, elle donne alors le branle aux cinq saisons qui suivent, relancée en outre par nombre d’autres décès paternels. Mais plus que de la disparation d’un père (ou de plusieurs), c’est de celle de la « fonction paternelle », pour reprendre le terme deleuzien, qu’il est pris acte dans la série, et c’est de cette nouvelle donne, de ce vide désormais irrécusable qu’il faut tirer les conséquences. On verra ainsi Nate sans cesse poussé par les circonstances (et les déterminismes) à occuper cette place du mort, et sans cesse lutter, autant que possible, contre le recentrage que représente cette paternalisation, avec toutes les conséquences que cela comporte en termes familiaux ou sentimentaux (plutôt néfastes), mais aussi, sur un tout autre plan, en termes narratifs: pas de père, cela signifie pas de centre, donc pas de héros unique dans la série ; Nate, l’aîné, devait donc être celui-là, qui a hérité du prénom paternel (la série s’ouvre surtout avec son retour au foyer familial censément temporaire, et qui s’avère définitif) mais son esquive laisse le champ libre. Son frère David ne l’occupera pas plus, très désireux pourtant, lui, d’assumer la fonction paternelle (familialement, professionnellement, biologiquement), mais définitivement empêché par ses préférences sexuelles. Pas de père, donc, pas de centre narratif: le récit tournoie, glisse de personnage en personnage, selon un principe égalitaire, en donnant de plus en plus de place aux figures féminines, Ruth (madame Fisher), Claire, ou Brenda, soit des mères et des filles, ancestralement soumises au père, et que la fiction émancipe. Ainsi la mort du père, ou plutôt la disparition de la fonction paternelle, n’est-elle pas qu’une péripétie, aussi considérable soit-elle, au sein de la fiction, elle modèle la forme même de cette fiction.

27 Surtout elle implique le spectateur, non seulement par sympathie et compassion envers les personnages, mais par transposition sur un plan historique. Les années soixante-dix représentent ainsi une référence constante dans Six Feet Under, évoquées dans les conversations et souvenirs des personnages. Époque lointaine de l’enfance des frères Fisher, elles figurent aussi l’ère de remise en cause, à l’échelle collective, nationale et internationale, de la fonction paternelle (l’époque où Deleuze, entre autres, bien avant l’article évoqué plus haut, la stigmatise dans ses grands livres), avec des conséquences considérables sur le plan politique et social: celles où s’essaient de nouvelles formes de vie en communautés, celles où s’expérimente la consommation de drogues variées, celles de la « Révolution sexuelle », enfin. Aussi la question posée par la mort du père dans cette double perspective (celle, existentielle, des personnages, et celle d’un arrière-plan politique et culturel commun aux personnages et aux spectateurs, quel que soit leur âge) trouve-t-elle deux nouvelles formulations selon les problèmes à affronter, et le regard porté sur la fonction paternelle: d’une part, « comment survivre au manque, à la douleur, comment sortir du deuil et de l’obsession du néant? », dans la mesure où la figure paternelle est perçue comme objet d’affection; « que faire après la libération, comment conserver l’euphorie originelle, comment la faire durer, comment ne pas sombrer dans le désenchantement? », quand la fonction paternelle prend le visage de la pure autorité, d’autre part.

28 Ruth Fisher et sa sœur Sarah sont deux cas exemplaires par la symétrie de leurs parcours: la première, mère de famille traditionnelle, figure parfaitement adaptée au rôle et à la place que lui ménage la société patriarcale; la seconde, émancipée justement

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dans les années soixante-dix, menant depuis lors une vie de hippie, pleine d’aventures et d’expérimentations. Ruth, après la mort de son mari, se retrouve confrontée à une liberté inédite jusqu’alors, qui l’égare, l’angoisse, la grise, la terrifie, etc. Sarah, longtemps brouillée avec sa soeur, est devenue une sorte d’icône et de modèle pour les enfants de Ruth, justement pour ce mode de vie non-conformiste, affranchi de toute autorité (donc de toute fonction paternelle), et qu’elle n’a jamais renié ou abandonné. Mais sa joyeuse et libre consommation de stupéfiants s’est transformée en lourde dépendance au Vicodin, elle pleure la mort du seul homme qu’elle ait aimé, et surtout, comme un symbole de la difficulté à transmettre l’émancipation, à donner des suites à la libération, elle ne peut avoir d’enfants. Si la série fait indéniablement de Sarah l’Affranchie par excellence, celle qui a tiré les conséquences les plus radicales de la mort du Père, ses vicissitudes rappellent qu’il n’est pas de modèle unique à suivre, pas de « bonne » réponse aux questions posées à tout un chacun, puisqu’il n’est aucune figure d’autorité susceptible de garantir la vérité, la voie unique.

29 On pourrait dessiner de la même manière les trajectoires des autres personnages, et l’on constaterait que tous sont soumis, comme les deux sœurs, à deux forces antagonistes: l’une, libératoire et ascendante, qui les entraîne loin du Père, de sa place désormais vide, au risque de l’errance, de l’égarement, l’autre, descendante et douloureuse, qui les attire vers le néant mais les confronte à la commune finitude des corps4. Les forces s’exercent alternativement ou simultanément, avec des intensités plus ou moins fortes, distribuées plus ou moins également selon l’individu et selon le moment. Quoi qu’il en soit, la résultante de la double attraction est toujours la même pour les personnages: ils flottent. Entre l’envol et la chute, mais en mouvement, sans appui fixe, sans attache, mais autour du vide qui les menace, ils flottent. Hésitant sur leurs choix professionnels, balançant entre différents amants ou maîtresses, indécis parfois sur leurs orientations sexuelles, mais avant tout sur la vie à mener, maintenant qu’il n’est plus rien ni personne à qui obéir ou à quoi s’opposer, perdus dans les possibles, ils flottent. Dans des maisons trop vastes pour eux, au milieu de plans trop larges, qu’ils traversent comme des poissons un aquarium, à pas lents et incertains comme la caméra du reste, presque toujours en mouvement, mais légèrement, jamais bien fixée, semble-t-il, sur tel ou tel point du champ, s’attardant on ne sait pourquoi alors que les personnages en sont sortis, ils flottent. Ils flottent entre la vie et la mort, mais aussi entre réalités et rêveries, phobies, fantasmes, désirs, visions, hypothèses, hallucinations, tous filmés semblablement, sans effets de distinction. Dès lors, le flottement nous gagne, nous, spectateurs, qui ne savons quel statut accorder aux images, voguant entre ces devenirs aléatoires5, parmi des histoires entrecroisées, des vies entrelacées où nous mêlons les nôtres, et d’autres, celles de nos amis, nos connaissances, d’autres personnages réels ou non, connus ou pas, dans un tournoiement qui se généralise, où tout flotte, tous flottent, autour du vide, en lents mouvements spiralés où s’inventent des communautés aléatoires, éphémères architectures kaléidoscopiques se fondant et s’abolissant les unes dans les autres, sans qu’aucune ne prévale, telles ces figures que forment les adeptes de la chute libre ou les danseuses nautiques, ne consistant que par une simple poignée de main, un contact minimal entre deux corps contigus, purs frôlements, liens fragiles, dérisoires, et pourtant nécessaires et cruciaux, de ceux qui organisent tout l’édifice de nos vies.

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Volet III - Les Sopranos, la communauté de l’imposture

30 Les personnages des Sopranos pourraient croiser ceux de Six Feet Under, ils évoluent dans un monde commun – ou du moins c’est ce que le spectateur pressent. Les deux séries sont produites par la chaîne HBO, devenue une référence en la matière. La drogue, le sexe, la mort comme risque et routine quotidienne, occupent autant de place dans les vies des uns et des autres. Dans Les Sopranos comme dans Six Feet Under, on pénètre la vie intérieure des personnages – avant tout celle de Tony Soprano, dont nous partageons, à l’écran, les visions, les désirs, les rêves et les cauchemars. Mais les Fisher vivent à Los Angeles, West Coast, terre d’aventure, de conquête, d’Ailleurs, tandis que les Sopranos résident dans le New Jersey, East Coast, au plus près de la vieille Europe, de l’Origine, l’Ici par excellence. Aussi les solutions avancées à la question commune (« Comment vivre après la mort du Père? ») seront-elles diamétralement opposées à celles de SFU.

31 Le père de Tony Soprano est mort des années avant le début de la série. Mais Tony n’a pas les répugnances et les hésitations de Nate Fisher. La fonction paternelle est doublement sienne: époux de Carmela, il a deux enfants, Meadow et Anthony Junior; officiellement chef d’une entreprise de traitement des déchets, il dirige d’une main de fer l’une des « familles » de la mafia du New Jersey. Chef de famille, chef de clan, Tony est le centre de la fiction, omniprésent, quasiment de tous les plans, toutes les intrigues tournent autour de lui, tous les regards convergent vers lui. L’enjeu principal de la série est cette position centrale de Tony, sa capacité à la maintenir et à l’étendre, à résister aux contestations plus ou moins ouvertes. Du coup la question du comment vivre se transforme radicalement, pour devenir « Comment vivre avec Tony Soprano? ».

32 Soit, alors, on met l’accent sur l’« avec »: vivre aux côtés de cet être qui monopolise l’espace, les regards, les intérêts – le personnage de Carmela Soprano, l’épouse de Tony, incarnée par Edie Falco, est là, entre autres, pour figurer des réponses possibles à cette question.

33 Soit l’on insiste sur le verbe « vivre », où il faut alors entendre « survivre »: ainsi, comme dans les grands mythes archaïques de pères infanticides, tout héritier éventuel, tout fils est-il une menace pour Tony, père étouffant s’il en est, au sens figuré (son fils, Anthony Junior, s’avère aussi faible qu’inintelligent), mais aussi au sens propre, indirectement (je songe à la scène poignante où Anthony Junior, en proie à un désarroi profond, tente de se suicider justement par étouffement dans la piscine familiale), ou directement (les amateurs de la série sauront à quelle scène je fais allusion). Car le maintien de l’ordre paternel est violent, sanglant, meurtrier même, et les prétendants au titre de Père sont nombreux – « comment vivre avec Tony? » c’est souvent « comment s’en débarrasser? » –, nombreux aussi ceux qui tentent seulement de contester la prédominance narrative de Tony (et pas nécessairement son pouvoir au sein de l’organisation criminelle), qui occupent le champ et sollicitent l’attention des spectateurs, mais dont les trajectoires s’achèvent invariablement dans le sang.

34 Sommes-nous réellement encore, comme annoncé, dans l’univers « dépaternalisé » de SFU? Il ne semble pas, malgré les indices déjà évoqués. C’est pourtant bien le même monde, où la contestation qui menace Tony n’est pas un simple procédé scénaristique, voire la seule relation des rapports de force au sein de la mafia: elle rappelle surtout l’absence de légitimité de son pouvoir. Le Père est mort, sa place est vide, tout le monde peut la revendiquer, mais personne n’est légitime, quiconque l’occupe sera un

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imposteur, un usurpateur. Une scène de la première saison est à cet égard particulièrement révélatrice: nous sommes en 1999, la famille Soprano prend son petit déjeuner, et Meadow, la fille aînée, lance la discussion sur l’affaire Clinton-Lewinsky; Tony la reprend alors vertement, car on ne doit pas parler de ces choses-là à table. Meadow lui tient tête calmement, en rétorquant qu’« on est dans les années quatre-vingt- dix, les parents doivent parler de sexe avec leurs enfants. » Réponse du tac-au-tac de Tony: « c’est justement là que tu te trompes, ma chérie. Oui, dehors, ce sont bien les années quatre- vingt-dix, mais ici, dans cette maison, nous sommes en 1954 ». Et il répète, insiste, gestes à l’appui: 1999 (doigt pointé vers la fenêtre), 1954 (désignant le sol de la maison).

35 1954, la date n’est pas anodine: elle est antérieure, d’abord, à la naissance de Tony. Elle renvoie donc à une époque qu’il n’a pu connaître, plus exactement à un âge d’or: celui du président-soldat Eisenhower, de la toute-puissance américaine, politique, commerciale et culturelle, quasi incontestée (1954, c’est un an après la mort de Staline), l’âge d’or, aussi, de la mafia italo-américaine, celui que dépeint le Parrain6, film tant aimé de Tony et ses sbires, l’âge, enfin où John Francis « Johnny Boy » Soprano commence à faire son chemin dans la hiérarchie du clan Di Méo, que son fils Tony, né en 1960, finira par diriger. Ces années 50 sont donc, à tous égards l’âge du Père, et c’est celui que Tony voudrait voir se prolonger, et se perpétuer éternellement.

36 Mais Tony sait fort bien que l’âge d’or est par définition mythique, donc hors de portée. Il décide donc très paradoxalement, mais très consciemment de maintenir 1954 au milieu des années quatre-vingt-dix, de vivre simultanément dans les deux époques. Et la décision est prise au su et au vu de tous. Tout l’entourage de Tony Soprano, familial et professionnel, partage sa fiction, vit dans cette fiction. En cela réside l’originalité de la communauté sopranienne: la famille mafieuse n’est pas un simple collectif archaïque reposant sur une hiérarchie stricte, et obéissant à l’autorité du Père-chef. Elle l’est, mais en se connaissant comme anachronique, comme fictionnelle, tant elle se reconnaît avant tout dans ses représentations cinématographiques (Tony et ses hommes connaissent par cœur Le Parrain), non plus reflets, mais modèles.

37 Les conséquences sont radicales, et flagrantes: si le monde de SFU était dépourvu d’interdits, et du coup de transgressions, la notion même étant invalidée, celui des Sopranos, est, lui, saturé d’interdits, et la moindre transgression est sanctionnée impitoyablement, par le meurtre. Mais justement, puisque ces interdits n’ont aucune légitimité, aucune valeur réelle, les transgressions sont permanentes, et émanent de ceux-là mêmes qui édictent les lois et font exécuter les sentences. Chris Moltisanti, le neveu et longtemps héritier présomptif de Tony met à nu ce douloureux paradoxe: il dit « avoir cru » aux règles, à la discipline, à la loi qui règne dans la « famille », avant de se rendre compte que personne ne respectait cette loi, et « surtout pas Tony »7. Si telle est la source de la violence autodestructrice de Christopher, inutile, du coup, d’aller chercher plus loin la raison principale de la dépression chronique de Tony, qui le conduit une fois par semaine chez le Docteur Jennifer Melfi: c’est aussi cette conscience aiguë de l’imposture, c’est de se savoir à la tête d’une pure fiction qu’il impose comme réalité indiscutable, c’est d’être dans une situation impossible, installé dans un vide voué à rester tel.

38 Aussi toutes les activités, tous les mouvements de Tony peuvent-ils être résumés en un verbe: obstruer. Tony obstrue. Il est l’auteur d’obstructions à la loi, à ses rivaux, bien sûr, mais plus que cela, il obstrue – absolument. Tony Soprano a horreur du vide. Il lui faut le combler, à tout prix, il doit tout avoir, tout remplir, tout manger. Obstruer. Ses appétits

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sont immenses, de nourriture (combien de fois le voit-on se goinfrer d’énormes pots de glace sortis de son grand réfrigérateur?), de femmes, d’argent; d’espace, aussi, on l’a dit, tant il semble vouloir chasser autrui hors du plan, occuper le moindre centimètre carré disponible de son imposante carrure – mais le vide est toujours le plus fort, plus Tony colmate, plus il obstrue, et plus ce vide se fait sentir.

39 Cette fringale, cette incurable fièvre de l’avoir rappelle un autre personnage de fiction, apparemment sans grand rapport avec Tony, mais qui se trouve justement être évoqué dans plusieurs épisodes de la série, plus spécifiquement consacrés à son épouse. Carmela, maintes fois trompée par Tony, cède à son tour, pour une fois, à la tentation de l’adultère, incarnée par le professeur de littérature de son fils. Le bel érudit la séduit notamment à l’aide d’un roman, qu’il lui fait lire: Madame Bovary. On aura tôt fait d’assimiler Carmela à Emma. Il y a sans doute un peu de vrai dans la comparaison, mais d’abord il y en aurait aussi avec à peu près tous les personnages de la série. Cependant, par-dessus tout, Madame Bovary, c’est Tony Soprano8. Et non seulement par cette disposition, finalement si commune, à vivre dans la fiction, mais bien par l’état de manque, et l’insatiable faim qui s’ensuit: Emma, rappelons-le, ne se suicide pas par désespoir de la disjonction entre ses rêves et la réalité, mais bien parce qu’elle s’est vertigineusement endettée, par goût du luxe et des biens matériels. Emma est avide de plaisirs sensuels, de satisfactions tangibles. Comme Tony. Mais, né mâle, en d’autres temps et lieu que la pauvre Emma, il a, lui, les moyens de son bovarysme, et peut à loisir multiplier les adultères et accumuler les richesses; et tout comme Emma se figure en frissonnante héroïne de fictions palpitantes, Tony se vit en père idéal, en représentant d’une minorité calomniée et opprimée (les Italo-Américains), ou en dynamique homme d’affaires. Héros d’un bovarysme pérennisé et partagé, Tony ne peut cependant éviter le vertige du vide et de l’inadéquation, et les angoisses qui en découlent.

40 Or, ces angoisses, il nous est difficile de ne pas les partager. D’abord parce que, spectateurs assidus, nous sommes nous aussi, à égalité avec tous les autres personnages, pris dans l’orbite de Tony, entraînés par la force centripète qu’il exerce. Obligés de nous déterminer par rapport à lui, éprouvant tour à tour horreur et sympathie à son endroit, selon les aspects de lui qu’il exhibe et les comportements qu’il adopte, nous le trouvons tout à la fois radicalement étranger et bizarrement familier. Monstrueux et cruel, Tony peut aussi nous toucher par ses doutes, son affection véritable pour les siens, ses fragilités: on a souvent souligné l’effet pervers d’une série, qui, en nous peignant le quotidien et les affres intimes de Tony, le ramenait à une rassurante banalité d’Américain moyen, et nous conduisait insidieusement à comprendre, à aimer cet abominable criminel. Mais c’est qu’il faut changer la perspective, et changer le regard: ce n’est pas l’horreur qui s’adoucit dans la banalité, c’est le banal qui se révèle dans toute son horreur. Autrement dit, Tony ne nous montre pas que les grands criminels sont des pères de famille ordinaires, mais bien plutôt que les pères de familles ordinaires sont tous de grands criminels; que détenir le pouvoir du père, c’est être un imposteur, un usurpateur; que la fonction (fiction) paternelle est en soi criminelle et mortifère. Les Sopranos ébranlent donc comme rarement la famille comme cellule élémentaire de la société contemporaine: ils nous révèlent le caractère rigoureusement impossible des structures relevant de la norme, la mafia tenant lieu non d’exception mais au contraire de modèle (comme communauté familiale, comme collectif politique, comme groupe économique). Lorsque, spectateurs des Sopranos, nous jouons à être alliés, rivaux, ou ennemis de Tony, le jeu ne diffère de celui que nous

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jouons quotidiennement que par les enjeux et par certaines modalités. À nous dès lors de prendre parti: accepter les fictions anachroniques, s’y opposer, en construire d’autres. Mais nous ne pourrons plus feindre l’innocence.

NOTES

1. À la série originelle, il faut donc ajouter Star Trek : La nouvelle génération (Star Trek : The Next Generation), Star Trek : Deep Space Nine, Star Trek : Voyager et Star Trek : Enterprise. 2. Ce que l’on dit par exemple de David Chase, showrunner des Sopranos. Joss Whedon (créateur, entre autres, de Buffy), Aaron Sorkin (The West Wing, en français à la Maison Blanche), David E. Kelley (Ally McBeal), Matt Weiner (Mad Men), et bien d’autres, sont considérés comme créateurs à part entière, détenteurs privilégiés du sens et grands architectes des séries qu’ils signent comme tableaux ou romans. 3. G. Deleuze, Critique et clinique, « Bartelby ou la formule », Paris, Minuit, 1993, p. 89-114. 4. La présence de la drogue dans la série n’est pas seulement un motif sociopolitique ou une facilité narrative, prétexte à numéros d’acteurs et péripéties plus ou moins comiques. Elle permet de mettre en scène cette force ascendante verbalisée par l’expression très courante, et très récurrente dans les dialogues, to get high (qu’on traduira par « planer »). Inversement, les personnages sujets à des déprimes plus ou moins fortes peuvent se dire bien souvent down. 5. Il n’est pas de « destin » dans Six feet Under, rien ne peut être prévisible dans l’avenir des personnages tant l’effet des déterminismes (sociaux, biologiques, etc.) se dissout dans le flottement universel. Ceci donne une clef de lecture de la célèbre séquence finale du dernier épisode de l’ultime saison (lise la suite qui veut), où, tandis que Claire Fisher quitte la maison familiale et roule vers New York, sans aucune certitude sur son avenir (bien sûr), apparaissent en alternance avec des plans de la jeune fille au volant ou de son véhicule, les morts (à venir, parfois dans un futur lointain), de tous les personnages principaux de la série, jusqu’à celle de Claire elle- même, dernière survivante, à 102 ans, des Fisher que nous connaissons : ces scènes ne peuvent qu’être les rêveries à la fois tendres et funèbres de Claire, mais en aucun cas les morts « réelles » des personnages, quoi qu’en disent les créateurs et scénaristes de la série comme la majorité des fans, dans la mesure où toute la série est gouvernée par la logique de l’aléatoire, du hasard, et du flottement où aucune trajectoire ne peut être dessinée d’avance, aucun point final ne peut être préfiguré. 6. Rappelons que Le Parrain, du moins ses deux premiers épisodes, est un film des années soixante-dix, et qu’il raconte comment un fils, Michael Corleone (Al Pacino) se voit conduit à assumer la fonction paternelle (celle de Vito Corleone / Marlon Brando) qu’il refusait initialement. Or, ce récit n’est pas celui d’une consécration, bien plus d’une malédiction, même si la figure de Michael n’est pas sans grandeur, celle d’un héros tragique. En quoi Le Parrain (I et II) appartient bien à la décennie parricide, tout en conservant un regard nostalgique sur le passé. Une nostalgie qu’on ne retrouvera pas dans Les Affranchis de Martin Scorsese, autre grande référence, mais plus implicite, des Sopranos (cf. supra). 7. Les multiples références aux Affranchis (notamment à travers les nombreux acteurs du film que l’on retrouve dans les Sopranos) prennent ici sens : la mafia y est représentée du point de vue d’un traître, Henry Hill. Simplement ce traître n’est pas un « mouton noir », une exception, il est au contraire très représentatif de l’absence de solidarité, du caractère fallacieux des règles qui

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gouvernent la communauté, en contradiction avec l’image initiale de la « famille ». Les Sopranos pourraient être lus comme un appendice, et un commentaire critique des Affranchis. 8. Sans doute pourrait-on objecter que Tony a moins de délicatesse et de sensibilité qu’Emma. Ce serait à vérifier, mais en attendant on concèdera volontiers qu’il y a aussi en Tony la vulgarité (voire le physique) d’Homais, et, indéniablement, la malfaisance et la cupidité de Lheureux l’usurier.

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Si toi non plus, ami lecteur, tu n’aimes pas les séries

Pierre Savy

1 C’est vrai, je ne regarde pas de séries. Je n’aime pas les séries. Mieux: je suis celui qui n’aime pas les séries. Ça aura pris quoi? vingt ans peut-être, mais je sens bien que les choses ont changé depuis mon enfance, où déjà je zappais sitôt reconnus leur image en grisaille, leurs dialogues doublés. Alors déjà je les ignorais toutes: je n’ai jamais vu K2000, vous vous rendez compte? ni L’Homme qui valait trois milliards; je n’ai qu’une compréhension abstraite de l’expression selon laquelle « Untel, c’est MacGyver »; seuls font exception Starsky et Hutch, et Châteauvallon, que vous avez tous oublié. Depuis ce temps reculé, ce genre a connu une légitimation remarquable, et d’ailleurs remarquée, dont vous tenez la preuve entre les mains. Du même coup, le sentiment que me donnait cette bizarrerie, ne pas aimer les séries, un sentiment de singularité, d’originalité – parfois teinté de fierté, je peux l’avouer aujourd’hui –, ce sentiment s’est mué en celui d’une particularité pas très reluisante, marginalisante, suspecte. « Aaah, monsieur n’aime pas les séries? Mais – la culture distinguant son homme, selon une doxa bien répandue, et au reste irréfutable – c’est que, sans doute, monsieur aime l’Art (ricanements)? “Le Septième Art”, en l’occurrence: Welles et Renoir, Lang peut-être, et Lynch pour faire bonne figure, et puis aussi “la grande musique”, allons-y, et en littérature – l’estocade – “les classiques”, “les grands-écrivains”, pas vrai? »

2 Je suis dans les cordes. Un peu parvenu, un peu méritocratique, élevé à la culture utile, que voulez-vous, c’est vrai, je ne mange pas de ce pain-là. Je me défends: « Mais enfin, allez, tu sais bien, j’écoute du jazz. – Là, mon pauvre, tu aggraves ton cas. » J’insiste, je fouille dans mes goûts: « Je connais par cœur tout Joe Dassin, j’idolâtre Gai-Luron, j’ai adoré OSS 117. » Rien à faire.

3 Mais si ma position ne s’inscrit pas dans ce jeu complexe et vain où sans cesse le premier et le deuxième degré se font la nique, où l’in peut toujours devenir l’out; si ça n’est ni parce que ça fait chic de ne pas, ni parce que ça fait chic de mais que je trouve chic de ne pas faire chic; bref, si vraiment (je frémis en écrivant une formule si naïve) je n’aime pas les séries, pourquoi? Rien a priori ne doit les rendre inférieures aux films. Elles ont parfois pour elles un scenario, une inventivité et des moyens exceptionnels,

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convenons-en. Ce sont des films, au fond: sans doute se suivent-elles, sans doute sont- elles un peu courtes (mais on peut en regarder plusieurs épisodes de suite…), sans doute enfin ne les regarde-t-on pas sur une toile mais sur un écran dur. Mais ça ne change rien au fond. Alors, quoi? Serait-ce que ce ne sont pas « les séries » que je n’aime pas, mais, par contingence, les quelques épisodes de quelques séries que j’ai vus? Allons allons, non, ce ne peut tenir qu’à leur spécificité, car il y en a une. La crainte de l’addiction? Je la récuse, jugeant inepte de refuser d’aimer ce qu’on a peur de trop aimer. Un rythme particulier, peut-être, ces durées toujours égales, 43 mn, 58 mn, quelle étrange contrainte: imagine-t-on que, tels des « Que sais-je? », tous les Balzac fassent 128 pages? et cette tendance structurelle à abuser du cliffhanger, cette difficulté à finir, tous traits qui distinguent les séries des films, œuvres autonomes, comme le feuilleton se distingue du roman et de la nouvelle. Mais on voit mal pourquoi cette grammaire différente devrait être une grammaire inférieure.

4 Cela doit tenir surtout au mode de vie. « Ce soir chérie on se regarde un épisode? » « Attends fais pause, je vais boire un verre d’eau. » « Monte un peu le son. – Non, ça va réveiller les enfants. » Plutôt s’endormir, plutôt profiter des autres personnes avec qui l’on se trouve. Plutôt relire le dernier Labyrinthe, tiens. Ou bien – attention, revoilà Bourdieu par la fenêtre – lire de grandes choses: pour moi ces temps-ci ce sera Hurlevent ou Blanchot, hein, excusez du peu, alors les séries… La vie est trop courte pour qu’on perde son temps. Une série, c’est le quotidien. Où revient la fierté, amis dévoreurs de séries (pouah, « dévorer »; pour moi, d’une jouissance Autre, je contemple ou, à la rigueur, je déguste). J’aime à juger ma vie trop riche, diverse et changeante pour que je puisse, presque chaque soir, à la même heure, rester deux plombes devant le même écran pour voir, continuée, la même « œuvre ». Pas de place pour ça. Alors non, je n’aime pas les séries et n’ai aucun moyen de vous convaincre que j’ai raison.

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Textes libres

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Des concepts et des faits La double contradiction des sciences sociales

Bastien Bosa

« À quoi sert l’histoire », demandait déjà un de ses jeunes fils à Marc Bloch, et chacun a lu la réponse. À « collectionner les faits », dit notre géographe1. Il est clair que, s’il y a trois choses claires, elles sont quatre. Mais celle-là, qu’il y a trois choses claires, reste obscure2.

1 Je souhaiterais dans cet article explorer deux contradictions fondamentales pour définir l’espace logique dans lequel se déploient les sciences sociales. Celles-ci ont bien des difficultés, depuis leur émergence à la fin du XIXe siècle, à définir leur statut, perdues dans une espèce « d’entre deux », n’étant ni du côté des sciences de la nature, ni de celui des humanités classiques (ou alors appartenant aux deux simultanément). Paradoxalement, et comme l’avait bien souligné G. Friedmann (1960), les chercheurs en sciences sociales peuvent être perçus à la fois comme des « littéraires », des « gens pas sérieux, adonnés à de vaines et indémontrables spéculations » ou, au contraire, « comme des techniciens, pédants de la statistique et de l’enquête, étrangers aux problèmes essentiels de la culture, – en somme de dangereux représentants de la barbarie moderne ».

2 Si ces deux représentations contrastées me paraissent également trompeuses, elles ne sont pourtant pas sans fondement. Pour les comprendre, il faut, me semble-t-il, repartir de l’observation de J.-C. Passeron (1996 : 163) suivant laquelle le statut logique des propositions des chercheurs en sciences sociales se situe « dans l’entre-deux de l’observation singulière et du concept universel ». Cette idée implique de reconnaitre l’existence d’une double tension insoluble. D’un côté, les sciences sociales sont des sciences des « faits », mais qui ne croient pas à l’existence de ces derniers (de peur de retomber dans des formes d’empirisme pré-critique). De l’autre, ce sont des sciences analytiques qui ne croient pas aux « concepts » au sens fort du terme (stigmatisant les tentations de l’abstraction et du formalisme scientiste). Si l’existence de cette double tension est largement reconnue, il n’y a pourtant pas d’accord sur son implication pour

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les pratiques quotidiennes de recherche. Il me semble possible, pour simplifier, de dégager quatre manières principales de faire face au problème. Une première position est occupée par ceux qui continuent à penser que les sciences sociales peuvent s’approcher d’une scientificité « véritable » : soit parce qu’ils considèrent que la reconstitution des « faits » constitue malgré tout l’horizon des chercheurs3, soit parce qu’ils pensent que les chercheurs ont vocation à proposer des « schémas conceptuels » formalisables rendant compte du fonctionnement du monde social4. Une deuxième position consiste au contraire à disqualifier définitivement toute possibilité de discours scientifique sur le social : dans cette optique, il serait tout autant illusoire de prétendre décrire la « réalité » empirique que de vouloir proposer des concepts ou des théories pour la rendre intelligible. Au bout du compte, le chercheur ferait donc mieux d’assumer le caractère nécessairement littéraire et/ou imaginaire de son travail pour se livrer à l’interprétation libre des faits5. Une troisième position, qui est peut-être la plus fréquente statistiquement, consiste à décréter que le problème est un faux débat, ou pour le moins, qu’il serait contre-productif d’y consacrer trop de temps car il ne fait guère avancer les choses. Il vaut mieux continuer à travailler en « bricolant », quitte à devoir s’accommoder de certaines contradictions6. Enfin, une dernière position revient à accepter ces tensions comme tensions, c’est-à-dire à reconnaître tout à la fois leur centralité et l’impossibilité de leur donner une solution définitive (puisque l’on ne peut pas choisir entre les deux positions de façon contraignante).

3 Les deux premières solutions peuvent apparaître comme les plus conséquentes. Elles ont en particulier le mérite de trancher les débats : si ces oppositions sont indépassables, il faut bien choisir. Pourtant, ceux qui manifestent pleinement leur confiance en les ambitions empiriques et/ou théoriques des sciences sociales, comme ceux qui les mettent en cause radicalement, n’ont souvent d’autre choix que d’accepter des vérités simples et définitives, quand tout indique qu’il est toujours possible de « tordre le bâton dans l’autre sens ». Réciproquement, ceux qui pensent que l’alternative est un faux problème ont trop souvent tendance à se contenter de commodités de langage qui résoudraient magiquement toutes les difficultés. Pourtant, ces dernières restent le plus souvent intactes.

4 Enfin, la dernière attitude ne prétend certes pas résoudre cette double tension qui est au cœur du travail des chercheurs en sciences sociales, mais en se proposant de l’expliciter, elle a l’avantage de permettre d’avancer : les apories ou les difficultés mal résolues ne sont plus considérées dans ce cas comme des dilemmes stérilisants mais comme des tensions tout à la fois stimulantes et indépassables. Évidemment, cette dernière position ne peut jamais être entièrement satisfaisante, puisqu’elle consiste à reconnaître que l’on est seulement capable d’identifier une série de difficultés, et non de les résoudre. C’est pourtant celle que nous retiendrons dans cet article, dont l’objectif, on l’aura compris, ne sera pas de proposer des solutions définitives, mais de clarifier la nature du débat.

I– Des sciences des faits…

5 Une première caractéristique centrale dans le travail des chercheurs en sciences sociales est liée à ce que l’on pourrait appeler leur « empirisme irréductible » (cf. Schwartz : 1993). C’est-à-dire que toute étude sociale doit s’éprouver au contact du monde, à travers la collation, le déploiement et l’exploitation de matériaux de diverses

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natures. De manière traditionnelle, cette épreuve empirique a permis aux chercheurs en sciences sociales de se distinguer des essayistes ou des journalistes, qui, en particulier pour des questions de temps, peuvent se contenter d’une connaissance de seconde ou de troisième main des univers dont ils parlent7. Le chercheur ne s’autorise, lui, à parler d’un univers social que lorsqu’il en a acquis une grande familiarité, au terme d’une longue patience. Cette prétention à réunir, observer ou étudier patiemment des « faits » peut prendre des modalités très diverses t renvoyer à de multiples techniques d’enquête. Trois exemples possibles : – L’ethnographie consiste à étudier longuement, minutieusement, et de manière directe et personnelle, un univers social. Le chercheur produit lui-même ses propres matériaux dans un journal de terrain élaboré à partir de son expérience et des relations qu’il a nouées avec ses enquêtés. Et ce sont ces notes de terrain qui, en grande partie, donne une légitimité aux résultats présentés, permettant à l’enquêteur de s’affirmer comme spécialiste de tel ou tel groupe. – La recherche sur archive, c’est-à-dire le dépouillement de sources de première main, manuscrites ou imprimées, joue un rôle similaire pour les chercheurs qui s’intéressent au passé. S’il convient, nous y reviendrons, de ne pas confondre les traces sur lesquelles travaillent le chercheur et les faits eux-mêmes, évanouis, il est central de reconnaître que les documents constituent pour les chercheurs une contrainte essentielle, qui fixent des limites à leur discours. « On fait de l’Histoire en fréquentant les archives », écrivait L. Febvre (1953 : 514), les présentant comme une étape préliminaire indispensable. – La mesure des faits et la constitution de « corpus », enfin, constituent une autre épreuve empirique. L’enquête statistique et les méthodes de quantification fournissent aux chercheurs des données fondamentales, qui leur permettent de rendre compte de liens d’interdépendance entre des faits d’ordre divers8.

6 Cette visée empirique des sciences sociales a également permis de les distinguer des analyses herméneutiques ou philosophiques qui peuvent, elles, restreindre leurs ambitions (mais c’est déjà beaucoup !) à une réflexion sur des concepts ; et qui n’ont pas l’obligation, dans leur travaux, de faire systématiquement référence à la réalité sociale9. Pour les sciences sociales, au contraire, l’observation des « faits concrets » est une condition de toute recherche. D’une certaine façon, la réalité observable apparaît à la fois comme la visée des connaissances qu’elles génèrent (puisqu’il s’agit de rendre raison d’un monde donné) et comme leur sanction (puisque l’adéquation au réel permet de discriminer les « bonnes » et les « mauvaises » recherches). C’est ce qui explique que les sciences sociales se nourrissent d’exemples et de cas particuliers, stigmatisant, d’une part, ce qu’elles appellent parfois la « théorie théorisante » et, d’autre part, la prétention à établir ce qui est vrai toujours et partout10. Reprenant la phrase célèbre de Mauss, « ce qui compte, c’est le Mélanésien de telle ou telle île… », Lévi-Strauss (1960) défendait fermement ce credo empiriste : « Contre le théoricien, l’observateur doit toujours avoir le dernier mot ; et, contre l’observateur, l’indigène ».

7 Dans tous les cas, l’observation et la description des faits sont, et demeurent, un élément indispensable, qui ne doit pas disparaître dans l’écriture finale : le lecteur doit pouvoir discuter les propositions avancées grâce à une confrontation avec des sources. Même si elle alourdit le récit et en rend la lecture moins fluide, cette référence permanente aux « matériaux » permet de ne pas isoler les résultats des processus concrets qui ont permis de les élaborer. Cette dernière idée est centrale pour

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l’ensemble des chercheurs, quels que soient les matériaux sur lesquels ils travaillent. Malinowski insistait ainsi dès 1922 sur l’importance, pour l’ethnographe, d’abolir la distance entre le « matériau brut de l’observation » et « l’exposé ultime et apodictique des résultats » (de façon à ne pas « livrer (des) conclusions toutes faites, sans rien nous dévoiler de leur genèse »). De façon très similaire, Marc Bloch (1952 : 30) soulignait la nécessité, dans toute recherche, « d’insérer aux points tournants du développement, une suite de paragraphes qui s’intitulerait à peu près : “Comment puis-je savoir ce que je vais dire ?” ».

…qui ne croient pas aux faits

La réalité [...] restera à jamais ce qu’elle a été (mais qui sait ce qu’elle a été ?)11 L’historien doit procéder tout fait comme le poète. Quand il a assimilé la matière il doit la recréer de manière entièrement nouvelle partir de lui-même12. II est une chose que jamais on ne voit ni n’entend : ce sont les faits historiques. Les faits historiques, on les reconstitue13.

8 Si cette dimension empirique des travaux en sciences sociales est fondamentale, elle n’est pas sans poser problème. En particulier, parce qu’avec elle apparaît la question de la définition de ce qu’est pour le chercheur la « réalité sociale », de ce que sont les « faits ». Or, pour progresser, les sciences sociales ont dû renoncer à la croyance en une transparence ou une possibilité de lecture directe des « situations réelles du monde réel ». Plus précisément, elles ont dû apprendre à distinguer clairement la « réalité », par essence inaccessible, et l’objet d’enquête, toujours construit, déformé, recomposé et recontextualisé14. Le chercheur n’a donc pas vocation à restituer les « faits » en tant que tels, mais à se les approprier ; et le savoir qu’il produit ne provient jamais directement de la réalité, présente ou passée, mais d’un travail qui lui est propre. Il s’agit donc de reconnaître que le rêve de pouvoir restituer les « faits » grâce à une description exhaustive et méticuleuse de ce qui serait arrivé dans tout son détail et sa complexité est une illusion.

9 Cette idée que la « réalité » serait par essence inaccessible peut cependant prêter à confusion. Il faudrait par exemple être de bien mauvaise foi pour nier que l’on peut corriger Quentin Tarantino « au nom des faits », lorsqu’il montre dans l’un de ses films que Hitler s’est fait assassiner à Paris dans un cinéma en 1944. Ou Robert Guédiguian quand il met en scène la « rafle du Vel d’hiv » en 194315. De même, il est évident que de nombreuses querelles entre chercheurs en sciences sociales ont porté sur des « erreurs factuelles » : le nombre de morts lors d’une guerre ou d’un massacre, la présence d’une personne lors d’une situation donnée, l’appartenance d’une autre à un groupe, la date ou le lieu d’un événement, le titre ou l’auteur d’un écrit, le contenu d’une norme ou d’un texte. Il n’est certes pas toujours possible de trancher définitivement ces controverses, mais la difficulté tient essentiellement aux lacunes de la documentation (c’est à dire à un problème technique plus qu’interprétatif). Ces énoncés ont donc en commun de renvoyer à un type de régime de vérité particulier : celui d’une relative « vérificabilité » / « véridicité ».

10 Or, une première erreur de ce que nous pourrions appeler « l’empirisme naïf » consiste à considérer que le travail des sciences sociales revient essentiellement à trancher ce genre de polémiques ou que le travail empirique se résume à l’établissement de « faits vérifiables ». Pour ne pas nous tromper de débat, il nous semble nécessaire de commencer par différencier, de façon certes simplificatrice, les types d’énoncés que

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peuvent produire les chercheurs en sciences sociales16. D’un côté, ceux qui relèvent du domaine factuel (les dates, les lieux, les contenus, les comptages17, etc.) et qui entrent dans une logique du vrai et du faux au sens classique (et auxquels peut donc s’appliquer la notion de falsifiabilité). D’un autre côté, ceux qui relèvent d’une interprétation et qui ne peuvent prétendre qu’à un statut de « plausibilité » / « véracité » : établir ce que pensent les gens, individuellement ou collectivement, au-delà de ce qu’ils font ou de ce qu’ils disent (leurs états mentaux plus ou moins conscients), chercher les raisons ou même les causes de ces pensées, s’interroger sur les ressorts ou sur le sens de leurs actions et interactions18, etc. Pour ce type d’énoncés, il semble impossible d’appliquer de façon stricte des critères de vérité et de fausseté. Dans le meilleur des cas, ils seront vraisemblables ou convaincants.

11 Dire que les faits sont « construits », ce n’est donc pas affirmer qu’il est impossible de s’accorder sur le fait que tel événement s’est déroulé à telle date, ou que telle ou telle personne y était présente19. Ce n’est pas non plus nier la possibilité, pour l’enquêteur du contemporain, d’observer et de décrire, ou, pour le statisticien, de produire des données chiffrées sur le monde social. C’est par contre affirmer que les sciences sociales ne peuvent se limiter à l’établissement ou à l’accumulation de « petits faits vrais » (au fameux « art de vérifier les dates » ou à celui de « réciter le réel »). Si l’on peut très légitimement critiquer un auteur pour les erreurs factuelles dont il s’est rendu coupable (par exemple, ses failles dans le respect de la chronologie ou la pauvreté de sa base documentaire20), on peut tout aussi bien lui reprocher de s’en tenir à l’accumulation d’une série de « preuves » factuelles. C’est en effet une illusion de penser que la somme d’un ensemble d’informations, dont le seul point commun est que l’on peut en vérifier l’exactitude, est suffisante pour expliquer ou comprendre quelque chose du monde social. Une partie essentielle du travail des chercheurs commence précisément quand ils s’aventurent, au-delà de l’érudition ou de ce que Marc Bloch appelait les « fausses précisions », dans un travail de construction ou d’interprétation. Cette situation est en partie liée à l’une des grandes spécificités des sciences sociales : les personnes que nous étudions savent (au moins en partie) ce qu’elles font et elles donnent du sens à leurs actions. Elles ont des motifs et des raisons qui font sens au sein de l’univers social auquel elles appartiennent21. Or, nous ne pouvons jamais faire abstraction de ces interprétations pour élaborer les nôtres et il n’est pas possible de parler de phénomènes humains ou sociaux en laissant de côté la question du sens ou de la signification22. Plus que de vouloir établir « la » véritable interprétation sur le fonctionnement du monde social, le chercheur doit donc prendre acte de la pluralité des interprétations et des regards, de façon à proposer ce que l’on pourrait appeler, avec Bourdieu (1993), « un point de vue sur des points de vue23 ».

12 Une deuxième critique de l’empirisme naïf passe par la reconnaissance de l’impossibilité d’être exhaustif. Le chercheur doit commencer par admettre que le monde social constitue une réalité ouverte qu’il ne pourra jamais saisir ou décrire définitivement. Dans le meilleur des cas, il s’agira d’en lever une carte aussi précise que possible, mais reposant nécessairement sur un nombre limité de faits tirés de la vie d’individus spécifiques. Or, l’idée suivant laquelle on ne peut jamais avoir qu’une vue partielle du monde social a mis longtemps à s’imposer, et ceci quelle que soit la méthodologie mise en œuvre. Tout d’abord, de nombreux anthropologues avaient l’illusion de pouvoir saisir et comprendre les cultures qu’ils étudiaient dans leur totalité, car celles-ci étaient considérées comme relativement « simples » (et donc à la portée « d’un seul esprit24 »). Et cette croyance était renforcée, au niveau collectif, par

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la démarche d’inventaire et de collecte systématique qui a longtemps caractérisé la discipline. Il s’agissait de multiplier les monographies de façon à permettre, à terme, d’établir ce que Marcel Griaule (1957 : 5) appelait les « archives totales de l’humanité ». Pourtant, on le sait bien, quelle que soit « l’épaisseur » d’une description ethnographique, elle ne pourra jamais épuiser la réalité. L’idée d’exhaustivité a également joué un rôle central chez les historiens. Là aussi, cette importance reposait pourtant sur une confusion : on assimilait la possibilité d’étudier l’ensemble des documents ayant survécu sur un thème particulier (ce que l’on pourrait appeler une « exhaustivité documentaire ») et celle de rendre compte de l’ensemble du monde social dont ces documents sont issus (« l’exhaustivité analytique »)25. Or, bien évidemment, les deux choses sont très différentes : l’accès à l’ensemble des documents connus sur un sujet donné (qui, en soi, n’a rien d’évident, étant donnée l’élasticité presque infinie des sources possibles) est loin de garantir une connaissance complète du monde étudié26. Enfin, les analyses statistiques ou sérielles ont, elles aussi, eu tendance, à certaines époques, à poursuivre le vain rêve de l’exhaustivité. De façon plus ou moins implicite, le développement de banques de données chaque fois plus vastes était pensé comme le moyen, à terme, d’une saisie complète du « réel ». Or, cette démarche est, elle aussi, apparue comme illusoire puisque l’accumulation des informations se faisait bien souvent aux dépends du souci même de l’interprétation. Loin de permettre une reproduction de la totalité objective du fait, cette démarche conduisait essentiellement à la production d’artefacts.

13 La troisième idée centrale pour une critique de l’empirisme est liée au fait que toute perception du monde social est non seulement partielle mais partiale. Il s’agit simplement de reconnaître ici que tout processus de vision implique des points aveugles. Et ceci, autant au moment de la collecte des matériaux qu’à celui de leur analyse. Tout d’abord, que l’on travaille par enquête directe, sur archives ou à partir de données chiffrées, l’élaboration des corpus n’est jamais un acte neutre. Dans le cas de l’ethnographie, il est évident que le chercheur joue un rôle fondamental dans la production des matériaux puisque ceux-ci sont le résultat d’interactions entre lui- même (comme personne sociale) et le milieu enquêté. En ce sens, la dynamique d’enquête est toujours étroitement dépendante des choix et de l’attitude du chercheur. Mais même dans le cas d’enquête sur archives ou statistiques, la constitution des corpus est inséparable des préférences, conscientes ou non, du chercheur, ainsi que d’un ensemble de présupposés qu’il est indispensable d’expliciter27. Indépendamment de sa méthode d’enquête, ce que le chercheur voit et ce qu’il ignore, ce qui l’intéresse ou au contraire l’ennuie, dépend inévitablement de sa problématique, de ses curiosités, de ses convictions ou de ses expériences.

14 Et cette opération de sélection se répète au moment de l’analyse : les matériaux (encore une fois, leur nature importe peu) ne font pas sens par eux-mêmes et ils ne fournissent pas non plus spontanément les questions au chercheur. C’est à ce dernier de déterminer les problèmes essentiels, de mettre en avant certains aspects et d’en éliminer d’autres, d’organiser et de faire des choix. Rien n’est donc plus trompeur que l’idée selon laquelle il existerait un matériel brut, se suffisant à lui-même et qu’il suffirait de transcrire.

15 Au final, une recherche en sciences sociales ne peut donc jamais atteindre « le sens ultime » des phénomènes. C’est, nous y reviendrons, une construction partielle et révisable, s’appuyant sur des méthodes ou des modèles d’intelligibilité différents. En ce

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sens, si l’érudition et les matériaux empiriques sont indispensables aux chercheurs en sciences sociales, ils ne doivent pas être fétichisés et ils ne constituent pas une fin en soi. Ils n’ont pas de valeur sans un travail de construction du chercheur, et ces constructions sont toujours provisoires.

Un classique des sciences sociales

L’idée suivant laquelle les sciences sociales ont à construire leur objet pour aller au-delà d’une saisie naïve du réel n’est pas une invention postmoderne, mais bien un grand classique de l’histoire des sciences sociales. Saussure insistait ainsi sur le fait que « le point de vue crée l’objet » et toute la tradition sociologique, notamment durkheimienne, s’est construite sur l’idée d’une conquête du fait sociologique (en particulier à travers l’idée de « construction de l’objet »). Et cette idée a été reprise plus tard par Marc Bloch et Lucien Febvre, dans leur valorisation d’une « histoire-problème » plutôt que d’une « histoire-récit ». Contre l’empirisme descriptif qui avait longtemps dominé les recherches historiques, ils insistaient sur l’importance, pour orienter l’enquête, de poser des problèmes et formuler des hypothèses. On se souviendra ainsi de leurs fortes récriminations contre les « tenants de l’érudition pour l’érudition », contre les « chevaliers du fait pour le fait28 » :

En ce temps-là, les historiens vivaient dans un respect puéril et dévotieux du «

II- Des sciences analytiques…

Un historien ne fait pas parler les Romains, il parle à leur place.30 Si les costumes et les décors appartiennent aux Nambikwara, le texte et la mise en scène sont de Claude Lévi-Strauss.31

16 La deuxième caractéristique centrale des sciences sociales est leur ambition « analytique ». Précisément parce qu’ils entendent dépasser l’empirisme descriptif, les chercheurs se doivent de mobiliser dans leur recherche des formes de théorisation, des armatures conceptuelles, qui, seules, permettent d’élaborer des hypothèses et de mettre en forme les données. Le recours à la théorie apparaît donc comme la conséquence logique de l’idée suivant laquelle le chercheur ne peut jamais atteindre complètement la singularité des événements humains.

17 Tout d’abord, chaque fois qu’un chercheur prend pour objet un événement absolument singulier (un assassinat, une grève, etc.), il n’a pas d’autre choix (ne serait-ce que pour le « décrire ») que de le rapprocher, de façon plus ou moins explicite, d’autres phénomènes qui, bien que dotés eux aussi de propriétés irréductibles, présentent des caractéristiques générales analogues (la classe des assassinats politiques, des grèves insurrectionnelles, etc.)32. Mais, il semble possible d’affirmer, de manière plus générale, qu’il est impossible de « ne pas théoriser » (c’est-à-dire de décrire sans concepts ou sans interprétation). En effet, qu’ils en aient conscience ou non, les chercheurs, chaque fois

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qu’ils énoncent un fait, doivent mettre en œuvre une théorie implicite de ce qu’ils décrivent33. Comme le soulignait bien Paul Veyne (1969), « qui n’a pas de théorie a ses préjugés » (ou, rajouterait Bourdieu, ceux de ses enquêtés). Ainsi, un chercheur qui voudrait rendre compte des ressorts de l’action sans constructions conceptuelles a de grandes chances de mettre en œuvre une théorie implicite pour laquelle les besoins psychologiques des individus constituent la raison suffisante de leurs pensées et actions. Loin d’être neutre, ce présupposé implique de renoncer à prendre en compte l’inscription sociale, historique ou culturelle des pratiques, pour placer au centre de l’analyse les actions intentionnelles des personnes. Jean-Pierre Peter (1964) illustrait ce point dans un compte rendu critique d’un livre d’Hugh Thomas consacré à la guerre d’Espagne. En apparence, l’auteur y décrivait de manière purement factuelle les premières conséquences de la rébellion militaire à Valence en juillet1936, où le général Carrasco avait échoué et s’était enfui : « Ses partisans restèrent bloqués dans les casernes ; onze églises furent incendiées et l’Archevêché détruit ». Or, comme le montrait J.-P. Peter, le simple fait de livrer ces deux « informations » côte à côte, impliquait déjà une grille de lecture. Si l’auteur n’avait certes pas établi entre elles un champ de corrélations explicites (ce qui lui permettait de sauvegarder les apparences de la neutralité ou de la non-intervention), la juxtaposition des deux images invitait en fait à une lecture très orientée de la réalité, insistant sur l’instinct sacrilège de foules déchaînées ou sur l’existence d’un pur désordre. On contrastera cette absence de réflexion sur les concepts avec les travaux de l’anthropologue Philippe Bourgois (2002), qui a lui proposé de distinguer quatre types de violence : quotidienne, symbolique, structurale et politique. Ce travail de conceptualisation est précisément un moyen pour Bourgois de prendre ses distances avec la notion de « violence » telle qu’elle est utilisée dans le sens commun. Il lui permet à la fois de rapprocher des éléments habituellement séparés (par exemple les dimensions « physiques » et « morales » de la violence) ou, au contraire, de séparer des dimensions généralement réunies (par exemple, la violence policière et celle des gangs). Il lui permet également de prendre en compte des éléments occultés par le sens commun (par exemple la question du « consentement » à travers le concept de « violence symbolique ») ou d’établir des relations non perçues entre des ordres de faits (par exemple, le lien entre des formes « invisibles » de violence – disons l’expérience du chômage telle que pensée à travers le concept de « violence structurale » – et des formes « visibles », comme les expressions ordinaires d’agressions interpersonnelles).

18 Il est donc illusoire de penser qu’il serait possible pour le chercheur de s’effacer, de s’abstenir de toute intervention, de façon à ne pas dénaturer l’intégrité ou le sens des matériaux. Si, comme nous l’avons vu, les matériaux empiriques ne peuvent parler seuls, il faut bien, pour les rendre intelligibles, que le chercheur les soumette à une activité analytique et organisatrice : comparer, interroger, formuler des hypothèses, voire des schémas explicatifs ou des « modèles ». Ces derniers sont autant de points d’appui qui permettent d’effectuer une représentation, évidemment plus ou moins simplifiée, des phénomènes réels. La théorie s’apparente donc à une forme de réduction (qu’il ne faut pas confondre avec un réductionnisme), qui permet d’effectuer une « transposition » du réel. Au final, pour être considérées comme valides, les propositions ne doivent donc pas seulement subir une épreuve empirique : elles doivent faire sens à l’intérieur du système de propositions dans lequel elles s’insèrent. Elles doivent faire l’objet de ce que l’on appelle généralement une « problématisation »,

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qui implique de s’intéresser aux faits, non plus comme faits, mais « comme outils et comme problèmes »34.

…qui ne croient pas aux concepts

Les événements n’ont pas d’unité rationnelle ; on ne peut, comme le bon cuisinier du Phèdre, les découper selon leurs articulations véritables, car ils n’en ont pas.35

19 Pour autant, cette reconnaissance du rôle central de la théorie dans les recherches en sciences sociales ne résout pas toutes les difficultés. Là aussi, si l’idée que la recherche en sciences sociales suppose la conceptualisation est aujourd’hui largement acceptée, il semble pourtant qu’il n’y ait pas d’accord sur le sens ou les implications de cette affirmation. Le premier problème est donc lié à la définition de l’opération de théorisation, dont on peut distinguer une conception « faible » et une conception « forte ». Pour certains, insister sur l’importance des procédures analytiques revient simplement à affirmer que le chercheur doit faire un travail de construction et de mise en ordre de ses matériaux. Il doit trouver des cadres et des catégories permettant, pour parler comme Paul Veyne, de dé-singulariser les faits étudiés et d’allonger la liste des questions qu’il saura poser à ses matériaux empiriques. On comprend que la fiscalité provoque des révoltes, on comprend aussi que les contribuables s’y résignent : il faudrait savoir les circonstances dans lesquelles les uns se révoltent et les autres se résignent36.

20 Pour d’autres, au contraire, le recours à des procédures d’abstraction et de généralisation fonde la recherche en sciences sociales comme une « entreprise scientifique », au sens fort37. Dans ce cas, il ne s’agit pas simplement de présenter la conceptualisation comme une manière de poser des questions différentes, mais bien de proposer des « modèles » et de construire des objets abstraits. Or, ces deux visions posent chacune des difficultés spécifiques.

21 Dans le premier cas, l’utilisation des termes « théories » ou « concepts » semble purement métaphorique. Si le chercheur se limite à mettre en forme et à raconter des « histoires », son seul objectif est alors de « faire comprendre ». On retombe donc sur une variante, plus ou moins subtile, de l’empirisme, dont les interprétations seront toujours approximatives ou flottantes. C’est du moins ce que semblait indiquer Paul Veyne (1969 : 793 ; je souligne) : Comme le romancier et l’historien, le sociologue, à ce jour, ne fait pas moins bien que le savant, il fait autre chose ; il s’ensuit que son œuvre doit être utilisée autrement que celle d’un savant : elle ne nous révèle pas de vérités universelles, elle ne nous apporte pas de méthode, mais des suggestions et un exemple. L’Essai sur le don n’est pas une théorie du don, n’en construit pas de modèle, n’en donne pas la « formule » comme la chimie donne celle de l’oxyde carbonique, et l’économie, celle de l’utilité finale : il fait « comprendre » certaines conduites, au sens que ce mot a dans la vie de tous les jours, et il permet d’imaginer, par ressemblance ou par contraste, comment il faut comprendre d’autres conduites qui sont plus ou moins semblables à celles-là . Il dépouille les conduites de don de leur étrangeté exotique, il montre leur diversité et suggère par là une sorte de combinatoire de ces conduites.

22 Dans le deuxième cas, on peut au contraire pointer divers dangers de sur-théorisation ou de rigorisme scientiste. Le premier problème est ici lié au risque de négation de l’une des spécificités principales de toutes les sciences sociales et historiques : la commune historicité de leur objet d’étude38. J.-C. Passeron (2006) a ainsi beaucoup insisté sur le fait que cette caractéristique empêche les sciences sociales d’atteindre une

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généralité à valeur universelle (et anéantit, du même coup, toute prétention nomologique). Selon lui, les énoncés théoriques sur lesquels elles s’appuient ne peuvent jamais s’autonomiser complètement du contexte singulier des faits étudiés (leur « ici et maintenant »). Or, il est évident que les chercheurs courent toujours le risque, dans leurs opérations de théorisation, de considérer leurs concepts, au moins à un niveau implicite, comme auto-suffisants, universels et quasi intemporels. Le recours à la théorie perd alors ce qui fait son intérêt – permettre une plus grande intelligibilité des faits observés – pour s’autonomiser et devenir le but même de la connaissance (c’est-à- dire une fin plutôt qu’un moyen)39. Et, au bout du compte, cette sur-théorisation conduit le chercheur à produire ce que Fernand Braudel (1958 : 747) appelait « des vérités qui sont un peu trop celles de l’homme éternel ». S’appliquant à des situations tellement différentes ou tellement générales, l’usage « autonomisé » des concepts peut alors provoquer un aplatissement de la dimension historique et une déréalisation des processus étudiés (en particulier parce qu’il conduit à figer en des concepts uniformes des réalités et des expériences hétérogènes entre elles)40.

23 Par ailleurs, ce ne sont pas seulement les objets qu’étudient les chercheurs en sciences sociales qui sont pris dans une historicité spécifique, mais également les outils théoriques auxquelles ils ont recours. Ainsi, les concepts que nous utilisons ne relèvent pas d’un méta-langage transhistorique, propre à la seule vérité scientifique. Énoncés dans les termes de ce que Passeron appelle la « langue naturelle », les mots des sciences sociales portent en eux l’empreinte d’une époque et d’un lieu particuliers et, dans de nombreux cas, ils tendent à « vieillir » très vite (en particulier parce que leur contenu se modifie nécessairement avec le temps). Ainsi, les formes de conceptualisations sociologiques les plus en vogue durant de nombreuses décennies (« ajustement social », « appareil », « personnalité », « déviation », etc.) ont aujourd’hui grandement perdu de leur force d’attraction. Il en va de même en anthropologie ou en histoire, où de nombreux termes à certains moments incontournables (« culture de la pauvreté », « sous-culture », « mentalité ») ont pratiquement disparu du langage des chercheurs. Loin de faire un usage mécanique des concepts qu’il mobilise dans ses analyses, le chercheur se doit donc de veiller à toujours les problématiser et les historiciser. Il est pourtant très facile de glisser vers des usages contestables de la théorisation.

24 Une première difficulté vient de ce que l’on considère parfois le rapport théorie/ empirie comme une relation d’illustration ou de remplissage. Dans ce cas, la théorie et les concepts précèdent l’enquête empirique et les matériaux viennent s’y adapter41. C’est l’un des reproches, au-delà des limites empiriques de son travail déjà mentionnées, qui a été fait à Michel Foucault dans son usage des archives. Dans bien des cas, il semblait en effet ne faire référence aux documents que pour illustrer ou justifier une théorie ou une idée déjà présente (plutôt que de s’immerger dans les archives pour y apprendre quelque chose de nouveau). Alain Cottereau (1996) était ainsi très critique du chapitre sur « les corps dociles » de Surveiller et punir, dans lequel Foucault s’appuyait sur la lecture commentée d’un règlement d’atelier parisien de 1809. Pour Cottereau, Foucault avait sélectionné et mis hors contexte les seuls articles du règlement qui venaient à l’appui de sa thèse sur les « technologies disciplinaires », tandis que tous ceux qui ne « collaient » pas (au sens où ils invalidaient sa conception du pouvoir) étaient passés sous silence. Au final, les concepts peuvent donc donner l’illusion de la compréhension, mais ne servir en réalité qu’à confirmer ce que l’auteur savait déjà avant de faire l’enquête42.

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25 Une deuxième difficulté vient de ce que l’on pourrait appeler les usages mécaniques ou routinisés d’une théorie. C’est le reproche qui a souvent été fait à certains disciples de Pierre Bourdieu, que l’on a accusés de reprendre, sans véritablement l’interroger, l’appareil conceptuel qu’il avait développé (et notamment les trois notions centrales de champ, habitus et capital). J.-C. Passeron (2003) parlait à ce sujet de la « reproduction de l’idiome » comme d’une « imitation stérile chez ceux qui ne peuvent s’empêcher de promouvoir leur maître de recherche en maître à penser ». Au lieu de provoquer un « engagement » du chercheur avec ses matériaux, les concepts contribuent dans ce cas à en faire un traitement « pré-formaté »43. De façon similaire, on a reproché à certains chercheurs se servant du concept de « genre » de postuler l’existence « d’effets de genre » à l’intérieur du monde étudié, plutôt que d’étudier au cas par cas le fonctionnement pratique et concret de ces effets44. On tombe alors dans ce que Revel et Lepetit appelaient une « tautologie des descriptions à l’intérieur de catégories prédéterminées ou de notions globales abstraites »45. Poussé à l’extrême, ce recours non problématisé aux concepts conduit à des usages que l’on pourrait qualifier de purement cosmétiques ou rhétoriques. C’est-à-dire que le chercheur se contente de « plaquer » sur le réel étudié des postulats reçus ou des formules toutes faites, dont le succès est bien souvent proportionnel au flou qui entoure leur signification. Une fois que l’on nous a dit, par exemple, que la migration est un « phénomène social total » ou que le voyage en avion est un « rite de passage », il n’est pas sûr que nous ayons appris grand chose de particulièrement nouveau ni sur la migration ni sur les voyages en avion (cf. Stoczkowski, 2001).

26 Par ailleurs, certains chercheurs ont tendance à oublier que le caractère partial et partiel des recherches en sciences sociales ne se joue pas seulement au moment de la collecte des matériaux (comme nous l’avons déjà signalé), mais également lors de la théorisation. Les concepts ont en effet un double pouvoir de révélation et de dissimulation. L’introduction d’une catégorie nouvelle permet bien souvent de mettre en évidence certains mécanismes restés jusque-là invisibles ou impensables. Mais elle implique inévitablement une lecture orientée des matériaux et un point de vue qui reste fragmentaire. On conviendra par exemple que la notion d’habitus, que Bourdieu a fortement contribué à institutionnaliser au sein des sciences sociales, a joué un rôle important pour dénoncer un certain nombre de fausses alternatives encombrant le travail des chercheurs (les oppositions entre l’individuel et le social, entre la liberté et le déterminisme, le subjectif et l’objectif, etc.). Pourtant, s’il avait un pouvoir évocateur indéniable, ce concept avait aussi, comme n’importe quel autre, des limites, fonctionnant, à de nombreux niveaux, comme une « boîte noire »46. De même, la mise au jour de quatre types de violence par Bourgois, à laquelle nous avons fait référence, a indéniablement permis de rendre visibles ou pensables des faits qui ne l’étaient pas, mais en aucun cas elle ne représente une typologie définitive ou exhaustive (c’est-à- dire qui permettrait de décrire parfaitement et de classer de manière réaliste des registres d’expérience47). Il sera donc toujours possible de recourir à de nouvelles grilles catégorielles qui organiseront de nouvelles descriptions et produiront des conclusions différentes. Quelle que soit sa richesse, une orientation théorique ne permettra jamais d’épuiser la complexité du fonctionnement du monde social (ou d’en proposer une explication « en dernière analyse »). En ce sens, sa fonction n’est pas d’aider à déchiffrer une intelligibilité immanente, mais d’appuyer un travail de « construction » des faits, qui implique inévitablement de choisir entre des systèmes d’interprétation multiples et concurrents48.

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27 Au final, on voit bien les multiples fragilités inhérentes à la théorisation. Les concepts sont certes des abstractions indispensables pour une meilleure compréhension de phénomènes a priori peu intelligibles. Et pourtant cette compréhension passe inévitablement par une certaine simplification ou reformulation des « faits », au sens où, nous l’avons vu, l’introduction de certains concepts favorise nécessairement certaines interprétations au détriment des autres (certaines manières de « découper » le réel, pour reprendre la métaphore du boucher de Phèdre)49. C’est ce qui explique que le caractère opératoire des concepts est toujours provisoire ou relatif : ils ne valent que tant que l’on considère qu’ils ajoutent quelque chose à l’analyse. Mais, tôt ou tard, on pourra toujours leur reprocher d’être inadéquats aux réalités qu’ils représentent ou de fausser les perspectives. Gérard Noiriel (1986) expliquait ainsi qu’il avait été amené à abandonner progressivement certaines notions familières pour les historiens – celle de « tradition » ou de « mentalité collective » – pour leur préférer le concept de « reproduction sociale ». Ce dernier avait l’avantage de montrer, par rapport aux autres notions, que la « permanence » ou la « durée » d’une société n’avaient rien de spontané, mais qu’elles étaient le produit d’un travail social de renouvellement. Pourtant, comme le reconnaissait Noiriel, ce même concept ne constituait pas une « nouvelle panacée », mais simplement un outil utile dans un dispositif de recherche (qui a d’ailleurs été lui- même partiellement critiqué depuis).

28 Et ces reproches peuvent prendre des directions contradictoires, puisque les concepts, en tant qu’ils sont ce que Passeron appelle des « semi-noms propres », doivent remplir des exigences antagoniques. Ils doivent permettre tout à la fois, de respecter la singularité des faits étudiés (puisque, considérés dans tous leurs détails, ces derniers ne se confondent avec aucun autre et qu’ils ne se reproduiront pas). Et, dans le même temps, de les « dé-singulariser », en soulignant ce qu’ils ont en commun avec d’autres d’une même catégorie. Dans certains cas, on pourra donc reprocher aux concepts de « trahir » le réel du fait de leur trop grande globalité (conduisant par exemple à des rapprochements infondés ou à l’homogénéisation de faits dont l’interprétation reste incertaine). On s’est ainsi interrogé, dans les années 1970, sur la tentation qu’avaient les historiens de l’Afrique d’emprunter aux médiévistes la notion de « féodalité » : plutôt que suggérer des comparaisons légitimes et fécondes entre l’Europe médiévale et l’Afrique pré-coloniale, E. Terray (1973) laissait entendre qu’elle produisait au contraire des contresens. Dans d’autres cas, on insistera au contraire sur leur caractère trop restreint et sur leur incapacité à s’élever au dessus du vécu et de l’expérience (un élargissement de la notion permettant de rapprocher des registres d’expériences jusque là pensés séparément). L’important n’est donc pas d’arriver à des formes de théorisation justes et définitives, mais d’adopter une attitude inquiète et réflexive. Si l’on ne saurait éviter totalement de projeter dans l’objet étudié nos catégories d’observateur (puisque, nous l’avons vu, les catégories du chercheur sont toujours des catégories situées et construites), nous pouvons par contre être conscients que les modes de groupement et d’articulation des faits constituent toujours des procédés heuristiques. Enjeux de débats et de choix, ils nous servent d’appui pour construire nos interprétations, mais ne peuvent jamais donner accès à la réalité permanente de la nature50.

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Conclusion : Peut-on fixer une vraie corde à un crochet peint au mur ?51

29 Les sciences sociales se considèrent généralement comme des « sciences empiriques de l’interprétation52 », c’est-à-dire comme des sciences qui impliquent à la fois la constitution de données empiriques, puis la mise en œuvre de procédures analytiques permettant l’interprétation de ces données. Et pourtant, nous l’avons vu, ces deux dimensions sont également problématiques. Premièrement, ces sciences visent la réalité des processus sociaux tout en affirmant qu’il est impossible d’accéder au « réel », que les faits n’existent pas indépendamment de celui qui les constate. Deuxièmement, ces sciences affirment l’importance de la théorie et de la conceptualisation pour l’interprétation des matériaux, mais elles reconnaissent dans le même temps leur incapacité à formaliser, à « démontrer », ou à s’élever au général ou aux lois. Enfin, la volonté de réunir ces deux dimensions, dans un ensemble composite où le théorique vient se mêler à l’expérience vécue, complique encore la situation. L’articulation entre les deux ne va jamais de soi et, comme l’a remarqué Paul Veyne, rien n’est plus instable que les mixtes. Pourtant, c’est bien là une condition qu’il semble falloir assumer, et qui paraît une caractéristique indépassable du statut épistémologiquedes sciences sociales. Celles-ci ne peuvent certes pas prétendre à une connaissance objective du monde social (qui passerait par l’établissement de causes, de lois ou de modèles, au sens strict), mais elles n’ont pas non plus vocation à devenir un genre littéraire narratif, s’en tenant à l’étude de cas singuliers. Le chercheur est à la fois contraint par la réalité empirique à laquelle il s’intéresse (les hommes ou les événements sont ce qu’ils sont et ni le chercheur ni personne n’y changera rien) mais également relativement « libre » dans ses questions ou dans sa construction (il se taille son propre champ d’enquête). S’il ne reproduira jamais l’expérience concrète des personnes, il doit pourtant s’appuyer sur elle pour construire des objets plus ou moins éloignés des données empiriques. Au final, il nous semble donc nécessaire de prendre au sérieux et d’assumer cette contradiction comme indépassable plutôt que de se dérober devant les apories de la situation. Les problèmes mentionnés n’ont pas trouvé de solution définitive et il serait dangereux de faire croire le contraire. D’une certaine façon, le projet des sciences sociales avance toujours sur le fil du rasoir et il ressemble à celui de vouloir faire des carrés ronds.

30 Pourtant, l’explicitation et l’acceptation de cette double contradiction ne conduit pas nécessairement à un constat d’échec. Elle permet en particulier de remettre en cause certaines « mauvaises querelles » qui, dans les sciences sociales, ont la vie dure. L’une d’entre elles est liée à l’opposition objectivité/subjectivité53. Trop souvent, cette alternative continue à structurer, au moins implicitement, nos perceptions et « l’objectivité » reste, sinon l’idéal, du moins l’horizon implicite d’une quantité de chercheurs54. Or, si l’on commence par reconnaître que les sciences sociales et historiques ne peuvent ni atteindre la « réalité » entière et définitive, ni dégager des « lois », on ne peut plus les juger suivant ce critère. Comment leur reprocher en effet de ne pas atteindre l’objectivité proprement dite si cela ne fait clairement pas partie de leur horizon de possibilité ? Mais, l’on ne peut pas s’arrêter là, sous peine de retomber dans la position symétrique, qui consiste à penser que, dans ce cas, les sciences sociales sont nécessairement « subjectives », et que l’on peut donc les assimiler à une forme de littérature. Malgré tout ce qui les sépare, ces deux positions ont en commun d’accepter

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l’opposition objectif/subjectif comme légitime. Or, il me semble que l’explicitation de cette double tension nous invite à faire un pas de côté. L’opposition pertinente n’est pas celle-ci mais celle qui oppose sciences mécaniques et sciences réflexives. En ce sens, le fait de renoncer à l’idéal d’une connaissance objective de la réalité sociale, au sens habituel de l’expression, n’implique pas d’abandonner l’horizon général qui est, depuis longtemps, celui de ces sciences sociales (dont Max Weber disait déjà qu’elles étaient condamnées à rester « éternellement jeunes ») : se donner les moyens de mieux comprendre les mécanismes du monde social. Cela n’implique pas non plus de renoncer à tout idéal de méthode ou de nous laisser guider par des présupposés inconscients ou par les hasards de notre recherche. Au contraire, la pratique réflexive (« imaginative », aurait dit Mills) des sciences sociales est porteuse d’exigences supplémentaires quant aux modalités d’élaboration des connaissances. Elle oblige le chercheur à produire un savoir qui ne serait pas aveugle aux conditions de son élaboration et à revendiquer la nécessité d’un re-travail permanent des instruments et cadres de la recherche, ainsi que des catégories mises en œuvre. Au final, il nous faut donc bien accepter que les chercheurs ont nécessairement à faire des choix, qu’ils ne peuvent entrer dans tous les détails ou qu’ils sont contraints d’ignorer des thèmes ou des niveaux. Le problème n’est pas là. Ce qui est problématique, c’est de faire ces choix sans en avoir conscience, ou sans le dire.

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NOTES

1. R. Mandrou 1957 : 620.

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2. Cité par J.-C. Passeron (1997 : 192). 3. Cette tendance se présente le plus souvent comme une réaction contre les « excès » du relativisme et du postmodernisme. Certains historiens – certes peu légitimes au sein de la discipline, mais parfois très visibles auprès du grand public – continuent à penser, par exemple, que leur première mission est de rendre compte du passé tel qu’il s’est produit. Dans certains cas, cette référence à la « réalité des faits » se mêle à des considérations politiques. Cf. par exemple les history wars qui ont marqué les études aborigènes et animé le débat public en Australie tout au long des années 2000. 4. Dans le cas de l’anthropologie, on pensera à l’ambition d’Alain Testart (1991) ou de Dan Sperber (1996), qui prêchent pour une épistémologie commune avec les sciences de la nature. 5. C’est, semble-t-il, la conclusion qu’ont tirée certains des travaux d’Hayden White (1973) en histoire, ou de Clifford et Marcus (1986) en anthropologie. D’où le rapprochement d’une partie des chercheurs en sciences sociales avec les études culturelles ou littéraires. 6. On a ainsi critiqué l’inconséquence de Paul Veyne lorsqu’il laissait penser que deux propositions contradictoires ou inconciliables pouvaient toutes deux être justes : « Veyne est trop informé pour l’ignorer mais il mélange à plaisir les affirmations contradictoires, comme si de leur somme algébrique naissait un tableau équilibré. Quand un choix se présente, Veyne est simultanément pour les deux termes de l’alternative et pour aucun d’entre eux. Avec les concepts, il se comporte comme un pompier pyromane qui s’ingénie à provoquer des explosions pour aussitôt les éteindre. » (Cf. Schnapp et al. 1978). 7. Encore qu’évidemment, il peut être difficile de situer précisément la frontière entre les genres essayiste et scientifique. « Qui veut noyer son chien, en sociologie, dit qu’il est essayiste », ironisait G. Lenclud (1991). Il arrive pourtant, continuait-il, « qu’on trouve plus de rigueur […] chez certains essayistes que dans maints ouvrages de sciences sociales ». 8. On identifie habituellement ces trois techniques à chacune des disciplines des sciences sociales : l’ethnographie aux anthropologues, les archives aux historiens et les statistiques aux sociologues. Cette répartition est pourtant sans fondement puisque chaque technique a vocation à être utilisée par l’ensemble des chercheurs. 9. Cette présentation est évidemment une simplification. Si une partie des philosophes assument très clairement leur détachement des conditions concrètes du monde social, d’autres revendiquent au contraire un contact direct avec le monde réel. Pourtant, pour eux aussi, la question du rapport aux données empiriques fait problème. Le contentieux qui opposait Michel Foucault à certains historiens tournait par exemple en grande partie autour de cette question. Alain Cottereau faisait ainsi remarquer que Foucault avait seulement travaillé sur trois règlements d’atelier dans Surveiller et punir, quand lui-même en avait analysé plus de 700. Si le nombre lui-même importe peu, il est évident que cette différence d’échelle n’est pas sans conséquence sur le travail des uns et des autres. Il n’en reste pas moins que l’on ne peut qu’admettre qu’il n’existe pas de « seuil » fixe à partir duquel la dimension empirique d’un travail de recherche serait attestée. 10. L’une des caractéristiques principales des faits sociaux est en effet qu’il « se passent toujours à un moment du temps et en un endroit de l’espace » (cf. Simiand : 1903). 11. Raymond Aron (1971 : 135). 12. Dans Hartog François. « G. de Humbolt, la tâche de l’historien », Annales. ESC, 1986, n° 1, p. 94-95. 13. Georges Smets, 1926. 14. Cf. « Présentation ». Annales, 1997. Il n’est d’ailleurs pas très difficile de percevoir le décalage entre le monde « réel » et les récits qu’en font les sciences sociales. 15. Inglorious Basterds, Universal Pictures, 2009 et L’Armée du crime, StudioCanal, 2009. Bien entendu, ces deux « erreurs factuelles » sont conscientes et assumées par les deux réalisateurs. Ce n’est cependant pas toujours le cas.

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16. À la différence des considérations épistémologiques qui entendent souligner la spécificité des énoncés des sciences historiques par rapport à ceux des sciences de la nature, il nous semble important de commencer par montrer qu’il existe, à l’intérieur même des sciences sociales, des énoncés renvoyant à des logiques diverses. Cf. la critique adressée par J.-P. Olivier de Sardan à J.- C. Passeron (1993). 17. Tous les comptages ne relèvent pourtant pas au même titre du « vérifiable » : compter les morts, par exemple, ce n’est pas pareil que compter les chômeurs ou les membres d’un groupe racial. À la différence du chômage ou des phénomènes de racialisation, le phénomène de la vie de la mort est en effet indépendant des hommes et de leurs institutions. Avant de compter, il est nécessaire de se mettre d’accord sur la définition, toujours socialement et historiquement située, de ce qu’il faut compter. 18. Par exemple, le simple fait de qualifier des actions ou interactions comme « amicales » ou comme « violentes » (ou contraire comme « faussement » amicales ou « faussement » violentes) nécessite de la part du chercheur une interprétation (cf. Naepels, 2006). 19. « Je m’en tiens, quant à moi, aux faits. Henri IV a été assassiné le 14 mai 1610, rue de la Ferronnerie. Ce n’est pas une invention de l’esprit, ni une création de l’histoire », faisait ainsi dire L. Febvre (1956) à un contradicteur imaginaire. 20. On pourrait d’ailleurs regretter le faible nombre des mises en cause proprement « empiriques » (et non « analytiques ») dans les comptes rendus critiques, notamment dans le cas des travaux ethnographiques. 21. Cette caractéristique est probablement celle qui justifie avec le plus de force l’existence d’un espace épistémologique propre aux sciences sociales (peut-être plus encore que l’historicité singulière de leurs objets sur laquelle insiste principalement J.-C. Passeron). Une partie des économistes ont résolu ce problème des motifs en se basant sur l’idée de rationalité des acteurs (laquelle a l’avantage indéniable de permettre l’élaboration de modèles de calcul). Cette solution n’est pas entièrement satisfaisante, cependant, car l’on peut toujours trouver de bonnes raisons pour qu’une personne ne soit pas rationnelle au sens strict. 22. Cette idée peut être résumée de la façon suivante : « L’expérience des significations fait partie de la signification totale de l’expérience » (Bourdieu, Boltanski, Castel et Chamboredon, 1965). 23. Il subsiste une ambiguïté dans le texte de Bourdieu. Une interprétation forte laisse penser que le sociologue, au nom de la science, pourrait prétendre atteindre le « point de vue de tous les points de vue ». Une interprétation souple insiste au contraire sur le fait que cette ambition, non seulement, ne sera jamais définitivement acquise, mais qu’elle est pose problème au sens où rendre compte de la pluralité des points de vue, c’est ne pas vouloir les dissoudre ou les réduire à un seul (celui du chercheur). 24. Cf. Evans-Pritchard (1950). 25. Il me semble que c’est la confusion que faisait Bernard Cohn (1962), lorsqu’il présupposait qu’à la différence de l’anthropologue, un historien pouvait « réaliser une étude exhaustive », dans la mesure où « seulement une partie de la documentation avait survécu ». 26. En ce sens, le fait de parler des « lacunes de la documentation » ou du « vide entre les sources » est trompeur, car cela laisse penser qu’il serait possible de se mettre en quête de l’exhaustivité pour proposer une version « définitive » des faits. 27. Le chercheur qui travaille sur archives doit par exemple s’interroger de manière réflexive sur toute la « trajectoire » d’un document auquel il a recours pour ses analyses : les conditions de sa production, celles de sa « mises en archives » et de sa conservation (pour lesquelles le chercheur n’a généralement pas eu d’implication personnelle), mais aussi celles de sa « mise en corpus » et de son analyse (pour lesquelles le travail du chercheur joue un rôle fondamental). 28. Lucien Febvre (1953 : 68). 29. Lucien Febvre (1943 : 9). 30. François Hartog (1978 : 328), citant Paul Veyne..

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31. Bernard Lahire (1996 : 73) 32. R. Aron (1971 : 1348) expliquait ainsi qu’« il n’y a[vait] pas eu deux empires romains, mais il y a[vait] eu maints empires ». 33. En ce sens, décrire, ce n’est pas seulement observer mais également déchiffrer. 34. Cf. les remarques d’Aline Rousselle (1987) sur le travail de problématisation de Michel Foucault. 35. Paul Veyne (1996 : 57). 36. Raymond Aron (1971 : 1325). 37. Cette idée d’une « science conceptuellement constituée » était centrale pour le projet durkheimien. Lors de la polémique de 1903, Simiand insistait ainsi sur la nécessité de « substituer à une pratique empirique, mal raisonnée, une méthode réfléchie et vraiment critique ». 38. Si les objets des sciences naturelles ont eux aussi une historicité, on remarquera avec G. Lenclud (1993 : 1226) que ce n’est peut-être pas tout à fait la même : « La manière qu’a une société d’être dans l’histoire est tout de même plus individualisée et changeante que celle d’un fleuve. Les hommes connaissent, espèrent, attendent, refusent ou désirent plus que le cours de l’eau qui n’a pas tout à fait choisi d’être ici dormant et là tumultueux ». 39. Comme l’a écrit Passeron (2003 : 118) en référence au « théorétisme (marxiste, adornien, gurvitchien, marcusien, herméneute, ontologiste, peu importe) », dans ce cas, « le travail sur les concepts tient lieu de terrain ». Diverses métaphores permettent de mettre en garde les chercheurs trop portés à la théorisation. On reprochait ainsi à Erik Olin Wright de charger son sac à dos de concepts pour un voyage qu’il n’a jamais fait. On se rappellera également la métaphore du Métier de sociologue à propos du malade « qui passait son temps à essuyer ses lunettes sans jamais les chausser ». 40. Cf. « Tentons l’expérience », Annales. ESC, n° 6, 1989, p. 1319. 41. L’objectif du chercheur peut être de confirmer cette théorie ou au contraire de la contester. Dans les deux cas, c’est pourtant bien la théorie comme telle (et non l’univers étudié) qui oriente la réflexion du chercheur. Le risque est alors de faire un usage purement rhétorique de « l’exemplification ». On peut alors parler d’une « pyramide inversée », puisque au lieu de partir d’une large base empirique qui servirait d’assise à une réflexion conceptuelle, le fondement véritable du travail du chercheur semble être la « pointe » conceptuelle, qui soutient la large collection d’éléments empiriques mobilisés a posteriori. Cf. Stoczkowski, 2001. De façon similaire, J. Derrida (1967 : 184) parlait, à propos de Tristes tropiques, de « la pointe de l’incident [qui] supporte un énorme édifice théorique ». 42. Le problème n’est pas très différent dans le cas des enquêtes de terrain ou des statistiques. On rappellera à ce sujet la critique sévère adressée par Claude Grignon (2002) à Christian Baudelot, qui se voyait accusé de vouloir « enrôler les statistiques au service d’une cause et [de] passer en revue des faits qui n’avaient plus qu’à s’aligner sur une thèse, comme à la parade ». 43. Certains parlent de « moissonneuses-batteuses théoriques » ou de « sociologie bulldozer » pour désigner les approches qui – ne prêchant le plus souvent que les convertis – tendent à enfermer les réalités sociales dans des schémas explicatifs établis d’avance. 44. Il ne s’agit pas évidemment pas ici de minimiser l’intérêt de ce concept. C’est précisément parce que son pouvoir heuristique est évident qu’il me permet de pointer des difficultés inhérentes à l’ensemble des concepts mobilisés par les sciences sociales. 45. « Tentons l’expérience », Annales. ESC, 1989. 46. Sur l’idée de l’habitus comme « boîte noire », cf. par exemple les travaux de L. Wacquant (2010) ou de B. Lahire (1998). Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’attaquer telle ou telle école mais de rendre compte des mécanismes communs aux chercheurs en sciences sociales. 47. On conviendra, pour reprendre l’expression de Bergson (citée par Bloch), qu’il serait illusoire de penser que les classifications puissent coller aux « lignes mêmes du réel ».

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48. Le paradoxe de cette pluralité de théories concurrentes est qu’une nouvelle proposition peut être reconnue comme légitime sans pour autant remettre en cause la validité d’autres propositions dont on pourrait pourtant penser qu’elles sont contradictoires. Cf. J.-C. Passeron (1994). 49. Yvon Thébert (1978) montrait par exemple, que le simple fait d’utiliser le concept de « romanisation » pour décrire l’Afrique antique supposait toujours de mettre l’accent sur « une politique de romanisation de la part de Rome ». Ceci alors même que la majorité des chercheurs admettaient ouvertement ou implicitement l’existence de multiples nuances dans ses modalités d’application. 50. C’était bien, me semble-t-il, l’objectif de la notion d’idéaltype que proposait Max Weber de manière à faire le lien entre singularités historiques et abstractions généralisantes. On remarquera que Weber avait parfaitement explicité le caractère inextricable de la situation des chercheurs : « Plus le type idéal est net et univoque, plus il est en ce sens étranger à l’univers concret, et plus il rend de services à la terminologie, à la classification et à l’heuristique ». Dans une autre tradition, Durkheim et Mauss conseillaient eux aussi de ne jamais accepter comme évidents les « cadres de classement » utilisés pour l’analyse : ces derniers devaient faire l’objet d’un effort permanent de discussion, de remaniement ou de réadaptation. 51. D’après Krzysztof Pomian cité par Ruben Cesar Fernandes, « Vision du monde et compréhension historique : sur le Rousseau de Baczko », Annales. ESC, n 2, 1971, p. 395. 52. Passeron (2006 : 64). 53. Et ses variantes autour de la synonymie entre objectivité, réfutabilité et scientificité. 54. Cf. Busino, 2003.

AUTEUR

BASTIEN BOSA Profesor Asociado, Universidad del Rosario, Bogota, Colombia.

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Appauvrir pour enrichir, une étrange opération philosophique

Alessandro Delcò

1 Les philosophes aiment et n’aiment pas les faits. C’est que les faits d’un côté amènent la richesse et la diversité du monde, sa phénoménalité exubérante, mais de l’autre entraînent de la confusion. Les faits témoignent de l’irréductible multiplicité du réel, à savoir de ceci, qu’il n’y a rien qui soit d’une seule manière. Ils confortent la thèse suivante : n’existent que des variétés, si bien que le monde se présente en dernière analyse comme une distribution de cas1. Or si chaque chose – y compris le langage – admet plusieurs façons d’être, variantes souvent très proches les unes des autres, comme telles difficiles à discerner, l’indistinct est nécessairement dans le champ, et avec lui la possibilité du semblant.

2 Bien qu’ils aient une présence propre incontestable, les faits ne sont pas des blocs d’évidence. Dès qu’on les examine de près, ils montrent toutes sortes de contiguïtés, d’adhérences, d’irrégularités, d’oscillations qui les déforment jusqu’à les obliger parfois à changer de nom (ou à prendre plus d’un nom). L’évidence qui indexe l’effectivité de l’existant n’est jamais apodictique, car hormis les idées pures, rien n’est exact. La plupart du temps on a affaire à des choses aux contours tendanciellement indécis et à la consistance plutôt vague – les variations, ici, loin d’être accidentelles, affectent la structure –, de sorte qu’elles se trouvent occuper l’espace intermédiaire entre elles- mêmes et leur autre en puissance. Il en découle que ce qui est, n’est pas purement et simplement ce qui est. Son identité en règle générale n’est pas une. Sans être tout autre par rapport à ce qu’il est à un instant donné, il supporte des déterminations différentes, dont la suite n’est pas anticipable. Dit autrement : son être changeant en fait un indéterminé relatif déterminable de bien des manières. Sa texture est à même de se modifier dans le temps, sans que l’on sache d’avance si cela va en renforcer ou en affaiblir la teneur propre. Ce qui est sûr, c’est que cette mutabilité rend sa définition problématique. Il y a peu de cas purs en ce mone2.

3 La philosophie ne peut pas se passer des faits, sous peine de perdre le monde, c’est-à- dire de courir après des entités fantomatiques. En quoi, elle s’enfermerait dans une sphère parfaite mais vide – celle de la nécessité logique -, qui écarte les vérités

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factuelles sous prétexte qu’elles sont opaques et fortuites. L’ennui, c’est que la philosophie ne peut pas non plus s’y exposer sans précaution, étant donné que dans ce cas elle deviendrait la proie de l’immédiat, où l’illusion niche volontiers. Consentir aux faits jusqu’au bout signifierait en somme pour elle ne plus avoir de recul par rapport au donné, à la contingence, aux passions, dont la force ne peut que l’obnubiler. Dès lors, son souci est d’arriver à voir clair tout en demeurant au plus près de ce qui se manifeste de façon quelque peu aveuglante… Mais cela suppose l’aptitude – très classique, finalement – à rester impassible face à l’événement3. Passer à la loupe le visible de première instance sans succomber à la fascination – voilà l’une de ses tâches les plus délicates depuis toujours. Car comment garder sous le regard de l’analyse ce dont l’intensité, en principe, met en échec tout regard ? L’œil philosophant peut-il appréhender l’ultime d’un tel apparaître ? Est-ce seulement concevable de stabiliser un instant ce qui n’est que passage ?

4 Par définition, un fait ne pourra jamais avoir la transparence de l’idée. D’où la nécessité pour la philosophie de le purifier, d’en éliminer les franges, d’en élider les dimensions accessoires, d’en ôter tous les aspects décoratifs. La soustraction d’existence4 est le prix à payer pour pouvoir produire un concept strict de n’importe quelle chose, voire toucher à l’eidos d’un quelconque domaine. Sous ce rapport, la philosophie – depuis Socrate au moins – comporte une dimension d’assèchement inévitable5, dans la mesure où elle ne peut avoir lieu qu’en neutralisant une première expression spontanée, à la fois trop chargée, trop positive, et trop conforme (que fait Socrate après tout, sinon entraver le déroulement naturel des activités pour n’en retenir que l’épure schématique ?). On ne peut atteindre l’essentiel dans n’importe quelle circonscription du réel sans s’en extraire6, voire sans simplifier de façon drastique, c’est-à-dire sans laisser tomber tout ce qui en elle relève de la « parure ». Mais pour ce faire, il faut d’abord avoir été au cœur des choses. C’est seulement à condition d’avoir appartenu à un domaine qu’on s’inquiète, si on est philosophe, de ses limites, i.e. des zones de discontinuité par quoi il fait signe vers autre chose que lui. C’est qu’en définitive tout amant de sophia… s’occupe de ce qui dans une chose renvoie en pointillé à son idée. Plus exactement, de toute chose, il essaie de tirer un cas d’idée. Une chose étant donc donnée, il y cherche d’instinct si on peut dire, autre chose – non plus une factualité ponctuelle, chancelante, corruptible, s’accompagnant nécessairement d’une déficience d’être et du cortège de toutes les déceptions qui vont avec, mais le corrélat d’un « x » impérissable, d’un invisible qui existe plus que ce qu’on a sous les yeux, compte tenu qu’il en est la maximalisation. Soit un tableau par exemple, soit même le plus essentiel des tableaux. L’oeil pensant le trouvera à coup sûr encore trop obéré de fioritures futiles... Non content d’y déceler la répétition d’innombrables autres tableaux sous une forme plus ou moins méconnaissable, il envisagera tous ces tableaux, puis l’ensemble des productions picturales connues à ce jour comme des variations de l’eidos « peinture », variations qui ne l’épuisent en aucune manière. Si remarquables soient- elles, ce sont là de simples réalisations qui, tout en modifiant ce domaine en profondeur, le laissent parfaitement intact en son noyau eidétique. L’idéel seul ne s’use pas. C’est pourquoi il permet de recommencer indéfiniment. En clair, d’autres manières de peindre radicalement différentes sont toujours possibles, contrairement à ce que l’on a tendance à croire. Cela veut dire qu’il y a toujours moyen d’élargir l’idée de peinture, bien que la peinture soit factuellement très fatiguée, étant donné que l’une quelconque de ses versions7 n’est toujours qu’un cas – relativement pauvre – à l’intérieur d’une série ouverte par principe. Mais si, au sein de l’idée, loge ce qui

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l’excède et qui dans cette mesure ne lui ressemble pas, la peinture – ou la musique ou la poésie ou l’architecture etc. – est toujours toute neuve. Encore une fois, le fait qu’elle ait privilégié telle manière à tel moment ne préjuge en rien de son avenir. Même si à chaque fois son expression est complète, il n’en reste pas moins qu’on peut toujours encore la pratiquer tout autrement, si bien qu’elle peut prendre à n’importe quel instant un tour imprévisible. En effet, dès qu’on réussit à la pousser plus loin en intensité, on l’indétermine en lui faisant perdre par surdétermination sa différence propre – perte providentielle, car c’est là que réside très vraisemblablement le secret de l’ouverture infinie du processus créateur.

5 Les objets philosophiques naissent eux aussi d’une puissance de fiction. Ils prennent corps – un corps très paradoxal, au vrai – grâce à une redite des choses qui les fait disparaître dans leur présence charnelle. Par un mode singulier de la tautologie, le factuel est alors transposé en relation, et du coup investi d’une surexistence. Il se trouve que construire une relation, c’est réussir à se passer de la factualité du monde, de ses vicissitudes empiriques, c’est procurer l’en soi à ce qui par position n’en a pas. L’opérativité philosophique défactualise, et elle défactualise si bien qu’elle fait surgir à elle seule tout un monde – celui des enchaînements démonstratifs – où il n’y a plus de défaillance, de fatigue, de maladie, de mort. Pendant que la pensée s’exerce, le monde est suspendu, le temps mis hors jeu8. Alors chaque être est comme irréalisé, et par là même affranchi de toute assignation à des conditions d’existence étriquées. Il est traduit dans un système de relations, et les relations ne meurent pas, à la différence des termes. Du fait de leur simple déploiement, qui est toujours une co-implication, un enrichissement intrinsèque continu se produit. C’est pourquoi la philosophie non seulement chasse la mélancolie, mais rend effectivement éternel – pendant un moment… Toutefois, cette étrange condition d’éternité se paie au prix fort. Elle exige une capacité d’ascèse, à savoir le renoncement à l’hybris jouissive liée à la rencontre du désir d’autrui. Pour arriver à apercevoir des parentés subtiles, il faut congédier les intrigues ordinaires… D’une façon générale, il faut mettre à distance l’effroyable cacophonie d’affects qu’est notre lot quotidien. Ce n’est qu’en faisant taire les voix les plus envahissantes – à côté et en soi-même, à commencer par son propre corps – que la pensée peut se lever. N’empêche que l’inquiétude revient aussitôt, bien que sous d’autres espèces, puisque même l’attitude de réduction ne va pas sans risques. En effet, qui nous garantit qu’à force de soustraire on ne perd pas tout9 ?

6 Non que la philosophie exige qu’on élimine le monde et son propre corps tout court, mais elle nous somme d’en mettre entre parenthèses la stridence, quitte à en exploiter la puissance. C’est qu’elle cherche à pacifier des registres foncièrement incompatibles, tels celui de l’idée et celui du corps. Et elle y arrive presque dans certains cas. Que l’on songe à Merleau-Ponty par exemple, pour qui le corps, loin d’être un étranger radical, est une expérience de densité toute proche de l’idée10.

7 Ce n’est qu’en s’extrayant du grand tintamarre du monde qu’on a quelque chance de pouvoir entendre la fine voix de la philosophie11, qui est aussi difficile à discerner, à dire vrai, qu’un accord juste. Le fait est que la justesse des effectuations tient ici à des nuances, de sorte qu’on pourrait être tenté de dire que la philosophie n’est faite au bout du compte que de petits riens. Serait-elle donc insignifiante ? Ce n’est pas le mot. Ni fondamentale – trop d’emphase complaisante circule encore dans un énoncé de ce genre – ni dérisoire – il y va tout de même de l’essence des choses, mais d’une essence des plus discrètes -, la philosophie a son importance à côté d’autres activités.

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Simplement, le grandiloquent n’est pas pour elle12. À preuve, une figure comme Plotin. Car que nous apprend ce penseur sui generis ? Eh bien, il nous apprend à nous débarrasser des idées tristes en convertissant la forme – toute forme – en indice de l’informe13. D’après Plotin, on peut toujours neutraliser le sentiment d’être en exil, délaissé, emprisonné dans le fini et le caduc par un regard qui serait à même de voir dans chaque forme s’indiquer un informe potentiellement sans limites. Par conséquent, il s’agit de transférer le visible tout entier en amont, ou pour mieux dire, à l’origine, afin de l’illimiter par le contact – mythique sans doute – avec la source de richesse. En d’autres termes, il faut détourner le regard de là où il était posé d’abord pour le tourner là où il n’y a rien à voir, rien de subsistant en tout cas, puisque c’est dans cette visée du rien qu’on découvre l’essence de ce qu’on visait, et concomitamment une autre espèce de provenance, qui n’est plus la causalité ontique ordinaire mais l’éclosion de l’être en train de se dissiper. Dès lors, la philosophie se transforme en une sorte de chasse aux traces. Mais où sont-elles, les traces, étant donné qu’elles sont ce qu’il y a de moins visible ? On l’a dit : à l’endroit où il y a le moins de présence. Il faudra donc chercher du côté du presque non-être, et espérer qu’il y aura rencontre avec ce qui, par constitution, n’est pas fait pour être rencontré. Autant dire qu’on est obligé de miser sur l’improbable et l’inespéré14…

8 Il s’ensuit, entre autres, que la philosophie est tout, sauf une activité naturelle15. On ne saurait donc la pratiquer dans le droit fil de ce qu’on vit, en ayant comme déclinatoire ce qui se passe habituellement dans le monde. Mais s’il est impossible de philosopher en restant dans le cours des choses, il n’y a de pensée qu’à la faveur d’une posture plutôt inconfortable… Pour le dire de façon à la fois plus précise et plus radicale : cette possibilité insolite ne se manifeste que si on arrive à convertir toute réalité dans une outrance par défaut ou par excès (étant entendu que le minime aussi peut comporter un surplus intéressant). Il faut entraîner en conséquence ce qui s’offre dans un mouvement d’hyperbole, chose qui déconcertera toujours les rationalistes étroits et les tenants du sens commun. En effet, poussées à leur limite, les choses perdent leurs propriétés et redeviennent d’une certaine manière informes16. D’où le caractère étrange de l’idée (elle contient éminemment ce qui la ruine), et au-delà, des problèmes philosophiques en général. Il s’avère qu’on ne peut les tailler à l’équerre, pour la simple raison que les problèmes trop cadrés, en philosophie, ne sont plus tels. De problèmes, ils deviennent thèmes, c’est-à-dire purs et simples contenus. On retombe alors dans le domaine du positif, lequel est régi par le principe du rendement, du bénéfice, de l’acquis, bref du résultat, avec toutes les menaces qui s’y associent pour la pensée, qui vont de l’expansion dominatrice à l’ankylose patrimoniale… Or la phénoménologie, singulièrement, s’efforce de dépasser cette aporie, dans la mesure où elle conçoit la philosophie – pour faire vite – comme le monde moins le résultat, c’est-à-dire moins lui- même en tant que réalisé (ce qu’on pourrait appeler la déposition du Gestell). Car qu’est- ce que l’intentionnalité ? Ramenée à sa plus simple expression, c’est la chose sur le point d’inexister, i.e. une certaine façon – très puissante en vérité – de suspendre le résultat. Il n’y a de pensée, en dernier ressort, que si on réussit à défalquer du monde l’idée d’achèvement et de gain – cette vieille obsession de l’Occident17 ! C’est bien pourquoi la philosophie ne fait pas bon ménage avec la disposition dominante de notre époque, étant donné qu’elle ne peut exister qu’en quittant la sphère des pseudo- évidences naturalistes (y compris économico-comptables…) ainsi que les conduites pragmatiques qui les secondent, et ce faisant les transforment en concrétions fatales. En droit, la philosophie ne peut même pas s’identifier avec la discipline du même nom –

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cette spécialité académique aux confins bien arrêtés et aux règles méthodologiques positivement définies. Vivant en toute rigueur dans l’élément de la soustraction infinie18, elle évolue dans une région où il n’y a plus ni racines ni repères. Mais alors, comment peut-elle garder un ancrage dans le monde ?

9 À un tel niveau d’exigence, il sera toujours difficile d’asseoir quoi que ce soit (aussi bien sur une institution que sur une doctrine). Il n’y aura à tout prendre que des aperçus provisoires – échantillons en devenir, chiffres d’une recherche vouée à asymptote, toujours en deçà de la borne de l’adéquat. Qu’importe ! Le philosopher vivant n’est qu’opération, et s’il arrive à suggérer un nouveau mode d’existence19, fût-il extraordinairement fragile, il aura tenu sa promesse. C’est que par le biais d’une procédure condensante, il aura réussi à enrichir le monde en l’appauvrissant. La philosophie est le monde advenu une deuxième fois – même et tout autre – dans le régime de l’idée.

NOTES

1. Pascal, Pensées, 479, Paris, Gallimard, Pléiade, t. II, p. 753. 2. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, Pléiade, t. 1, p. 1249. 3. Voir, par exemple, Épictète, Entretiens, II, VI. 4. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1975, p. 157. 5. Platon, Théétète, 150 c-d. 6. N’est-ce pas la quintessence du geste cartésien ? Le retranchement vis-à-vis des codes hérités comme préalable à l’institution du philosophique. 7. On n’est pas loin du pluralisme de Nelson Goodman ni de celui, plus essentialiste, de William James. Voir, respectivement, Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Nîmes, J. Chambon, 1992 (1978), et Philosophie de l’expérience, trad. S. Galetic, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007. 8. Ce n’est pas tout, et ce n’est pas le plus merveilleux, car le temps suspendu devient source de fécondité. D’une certaine façon, il se résorbe, il se met à couler en lui-même, au lieu de faire œuvre de destruction. Mais en s’auto-alimentant de la sorte, il nourrit puissamment tous les autres processus. Toute chose peut dès lors avoir lieu au-delà d’elle-même, suivant des modalités absolument inattendues, dans une espèce de profusion polymorphe sans exclusive. 9. Chez certains artistes cette démarche peut prendre une tournure dramatique. C’est que par fidélité à l’idée absolue de l’œuvre – son double fantasmatique pur et purement rêvé -, ils cèdent au culte du néant. Patrice Loraux a développé une riche réflexion à ce sujet. Voir notamment les très beaux chapitres qu’il y consacre dans Le tempo de la pensée, Paris, Seuil, 1993, p. 327-360 et 394-420. 10. Même chose dans le fond, malgré des différences capitales, chez Spinoza (dans l’Éthique les attributs se côtoient de très près sans s’agresser). 11. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, Œuvres philosophiques complètes, VI, 1971, p. 151 et Le gai savoir, § 216. 12. Ibidem, § 375. 13. Ennéades, VI 7, 33.

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14. Héraclite, fr. 18. 15. On sait qu’Aristote n’était pas de cet avis (voir la célèbre phrase inaugurale de la Métaphysique ). Sur le caractère anti-naturel de la pensée, voir typiquement Frege, Ecrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 180. 16. Et inhospitalières de surcroît, les maxima n’étant pas très accueillants… 17. C’est le coeur de la critique heideggerienne de la rationalité calculatrice techno- productiviste, qui se solde par l’éloge de la Gelassenheit. 18. Alain Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p. 108-129 et 179-195. 19. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 1943 (réédité en 2009).

AUTEUR

ALESSANDRO DELCÒ [email protected]

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À propos de Lumière de l’Éternel, de Ḥasdaï Crescas

David Lemler

RÉFÉRENCE

Ḥasdaï CRESCAS, Lumière de l’Éternel, traduction, préface et notes É. SMILÉVITCH, Paris, Hermann / Strasbourg, Ruben Éditions, 2010, 1 275 p., 130 €.

1 Cette parution est un événement. Lumière de l’Éternel est le dernier des ouvrages majeurs du rationalisme juif médiéval, ponctuant une série de tentatives de mesurer le judaïsme aux exigences de la rationalité philosophique. Son auteur, Ḥasdaï Crescas (vers 1340-1410), est un pur produit du judaïsme espagnol, philosophe et élève de grands maîtres de la tradition talmudique (notamment Nissim de Gérone, dit « le Ran »). Il fut un dirigeant de la communauté barcelonaise. L’ouvrage aurait été achevé en 1410, au lendemain des grandes persécutions de 1391, qui coûtèrent à l’auteur son seul fils, et à la veille de l’expulsion, scellant la fin de ce judaïsme espagnol. C’est pourquoi Lumière de l’Éternel n’a pratiquement pas fait école. Il est resté à ce jour un des grands oubliés de la pensée juive. Le caractère radical de certaines de ses thèses, sa technicité et son style lapidaire expliquent aussi qu’il n’ait pas trouvé une réception à la hauteur de son extraordinaire ambition.

2 Crescas en donne le ton dans son introduction. Il s’agit rien moins que de supplanter l’œuvre incontournable de Maïmonide. Le texte ici traduit, d’une ampleur monumentale (dans le présent volume, la traduction couvre avec les notes environ mille pages), ne constituait en réalité, pour l’auteur, que la première moitié d’un édifice resté inachevé. Si Lumière de l’Éternel vise à remplacer l’ouvrage philosophique majeur du judaïsme médiéval, le Guide des égarés de Maïmonide, la seconde partie aurait offert une alternative à son grand code de la loi juive, le Mishneh Torah. Crescas entendait ainsi proposer une vision totale et originale du judaïsme, tout en s’inscrivant dans la ligne rationaliste dans laquelle précisément Maïmonide avait, jusqu’alors, tenu lieu d’autorité incontestable.

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3 Nous ne disposons donc que du versant philosophique de ce projet révolutionnaire1. L’auteur, dans son introduction, en justifie la rédaction par la nécessité d’établir clairement quelles sont les doctrines fondamentales du judaïsme, celles auxquelles un Juif est appelé à adhérer et pour quelles raisons. Si le Talmud ne mentionne pas ces doctrines, c’est, d’après lui, que leur liste n’était pas matière à discussion parmi les Sages qui les avaient reçues par tradition orale. Cette tradition étant perdue, « nombre de nos compatriotes s’enorgueillirent d’édifier une hallucination, dans un style prophétique abscons, tissée […] de conceptions étrangères » (p. 235). C’est évidemment Maïmonide qui se trouve avant tout visé. Il s’agit de ne pas s’en laisser dire, de remettre à plat les arguments de Maïmonide et de ses successeurs philosophes (notamment Gersonide), pour mesurer, au-delà de ce qu’ils prétendent prouver, ce qu’ils prouvent effectivement.

4 L’ouvrage se présente comme une exposition raisonnée des doctrines du judaïsme. Il est divisé en quatre discours portant chacun sur un type de doctrines classées selon leur importance: 1) les bases de la foi (shorashim), l’existence, l’unité et l’incorporéité de Dieu, 2) les « axiomes » (pinot) sans lesquels nulle loi divine ne serait possible (entre autres, la providence et le libre arbitre), 3) les « croyances vraies » (emunot amitiyyot), points dont la négation constituent un rejet de la loi de Moïse (notamment la création), 4) les simples « opinions » (sevarot) sans portée majeure (la réincarnation par exemple).

5 Concernant chacune des questions traitées, Crescas expose puis analyse minutieusement tous les arguments en présence avant de trancher ou de proposer une option originale. Lorsqu’il s’agit de critiquer une thèse, il propose d’abord une argumentation « ad hominem ». Il admet les présupposés de l’adversaire pour contester ses conclusions sur son propre terrain. Puis il montre que ces présupposés sont eux- mêmes contestables. Le Premier discours offre ainsi une critique dévastatrice de la physique et de la métaphysique aristotéliciennes2. Au début du livre II du Guide des égarés, Maïmonide avait posé une série de propositions admises comme irréfutables dans le cadre de la philosophie d’Aristote afin de produire, en les combinant, des preuves de l’existence, l’unité et l’incoporéité de Dieu. Il entendait sur ce point montrer l’écart entre les démonstrations philosophiques, répondant aux exigences de la rationalité, et les preuves jugées factices du kalam (théologie rationnelle, issue de l’islam). Crescas, quant à lui, reprend la démarche critique de Maïmonide envers le kalam, mais il l’applique aux propositions prétendument irrécusables d’Aristote lui- même et à leurs démonstrations. In fine, se trouvent réfutées deux thèses fondamentales de la cosmologie médiévale: l’impossibilité d’un infini en acte et l’inexistence du vide. La conception de l’Univers qui en découle (excentré, infini et essentiellement composé de vide) est radicalement nouvelle et résolument moderne.

6 Avec cette parution, on peut désormais dire que c’est en français que deux des principaux textes de la philosophie juive médiévale ont connu leur première traduction intégrale moderne, nouvel indice de ce que le judaïsme français constitue un terreau particulièrement favorable à une confrontation entre sources juives et philosophie, selon des modalités diverses. Salomon Munk avait ainsi, à la fin du XIXe siècle, accompagné son édition de l’original arabe du Guide des égarés d’une traduction française.La présente traduction de Crescas s’en distingue pourtant largement par sa destination. Munk était un tenant de la « science du judaïsme », travaillant dans une perspective d’érudition. Éric Smilévitch, lui, s’il a opéré sa traduction sur la base d’un travail qui s’apparente à un établissement critique du texte3, n’est pas un universitaire,

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c’est un talmudiste. Sa traduction s’inscrit dans la perspective de l’étude juive (et non des études juives). Il s’en explique dans une longue introduction de deux cents pages et dans des notes très fournies, de nature diverse (bibliographiques, philologiques, didactiques, interprétatives…), qui ne se veulent pas exhaustives (en particulier concernant le rappel des sources) mais visent à guider un lecteur engagé dans l’étude du texte.

7 Il en ressort que l’enjeu d’une telle publication, dont l’initiative revient à Jean-Pierre Adjedj, signant l’avant propos, est la réactivation d’une pensée. Il s’agissait de soustraire Crescas de la double tutelle où la recherche l’avait enfermé: celle de la scolastique latine, dont il se serait inspiré, et celle de Spinoza, qu’il aurait influencé. Crescas se voit restituer la dignité d’un grand philosophe, qui s’expose aux risques de la pensée et en assume la radicalité. C’est la signification même d’une traduction intégrale de ce texte, dont les quelques éditions partielles avaient fait oublier l’unité.

8 Ce travail de réactivation se révèle particulièrement probant concernant le point le plus délicat de l’ouvrage: la position déterministe adoptée par Crescas. On y a vu une reprise des thèses d’un apostat juif contemporain de Crescas, Avner de Burgos, qui justifiait ainsi les conversions forcées. Avner et Crescas constitueraient ainsi les deux faces d’une même médaille: l’accompagnement idéologique de l’agressivité missionnaire de l’Église de l’époque, la victime sympathisant ultimement avec le bourreau. Mais Smilévitch nous invite à lire Crescas et à constater qu’en réalité sa position n’est pas réductible à celle d’Avner. Il fait simplement remarquer que, si la thèse défendue est bien déterministe, elle l’est dans une section (II, 5) consacrée au libre arbitre, présenté comme une condition sans laquelle une loi divine est impossible. Le déterminisme de Crescas doit dès lors être pensé comme une thèse positive sur le libre arbitre. Certes, tout agent, en tant qu’il est soumis au régime des causes, est déterminé. Ses représentations, y compris celles qu’induit la Torah et ses commandements, font partie de ce qui le détermine à agir. L’espace de liberté laissé au sujet est donc réduit à celui d’un examen de ses représentations, examen qui est l’enjeu même de l’ouvrage dans son ensemble. Crescas déplace ainsi la question classique du libre arbitre, et de sa compétition avec l’omniscience divine, du plan de l’ontologie à celui de la psychologie. Au problème de l’inanité de la rétribution dans un système déterministe, il répond: les actes et les croyances, déterminés, ne sont en effet nullement sanctionnés. La joie qui provient de l’adhésion subjective à ces croyances, qui seule dépend de la décision d’un sujet d’examiner et d’arbitrer entre ses représentations, constitue son unique et ultime récompense.

9 Voici donc un monstre qui bouscule toutes les habitudes. Le médiéviste y découvre qu’il est possible de faire de la philosophie en critiquant frontalement Aristote. L’ouvrage échappe aux grandes divisions du Moyen Âge juif post-maïmonidien entre les défenseurs du Guide des égarés, favorables à l’étude de la philosophie, et ses adversaires, accréditant l’idée que la véritable pensée du judaïsme serait sa tradition mystique. Crescas fait de la philosphie avec Maïmonide mais contre lui, tout en se défendant d’être kabbaliste. On y découvre aussi un philosophe assumant et démontrant qu’il est de l’indémontrable dans la Torah (jusqu’à l’unité et l’incorporéité de Dieu). Enfin, le lecteur contemporain de cet ouvrage, s’il existe (là est le pari), pourra trouver dans ce livre qui vient de fêter ses six cents ans une réflexion profonde, invitant, comme y insiste Smilévitch, à se garder de voir dans les méandres de l’histoire les preuves de l’inexistence de Dieu.

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La Fabrique des crétins : souvenirs de Tahiti

Caroline Ferraris-Besso

1 « Ça date de quand, la carte postale proprement dite, tu sais1? » Non, je ne sais pas, mais je vais regarder… Mais qu’est-ce que c’est la carte postale proprement dite, de toute façon? Je veux dire, que veux-tu dire, « à proprement dire »? Comme si la carte postale était toujours déjà une question d’habitude, de ce que nous voulons dire d’habitude, de ce à quoi nous pensons lorsque nous disons « carte postale ».

2 Regarde ton réfrigérateur, au-dessus de ton bureau, là où tu mets tes cartes postales – celles que tu as reçues, parce qu’on en achète rarement pour les garder vierges, pas envoyées. D’où je suis assise, j’en vois plusieurs: l’une est un rectangle, dix centimètres par quinze, représentant un alignement de moai de l’Île de Pâques, déjà vu sur d’autres images. Je la décroche du mur pour regarder, au dos, l’écriture penchée, nerveuse d’une de mes amies, qui occupe toute la place. Pas d’adresse, de timbre, ou de cachet: elle l’avait expédiée dans une enveloppe bleue, qui elle porte deux timbres et le cachet de la poste argentine, et a été frappée du tampon vía aéreo. Une autre carte, envoyée le 12 juin 2010, représentant, comme le tableau de Cézanne, le lac d’Annecy. Encore une: une plage de sable blanc, des palmiers, et une typographie agressive: Martinique. Au dos – j’écris « dos » uniquement parce que d’habitude, c’est ce côté qui est contre le mur, tandis que l’image reste exposée, comme si le texte importait peu, au fond, ou du moins, importait moins que l’image – au dos, donc: quelques banalités à gauche, mon nom et mon adresse à droite, surmontés du timbre et du cachet de la poste. Ce dernier, qui sur une lettre ne compte que pour les juristes ou les collectionneurs, devient important sur une carte postale: une carte postale d’un endroit n’a pas le même intérêt si elle n’a pas été envoyée de cet endroit. D’autres cartes postales reçues au fil des années: quelques-unes, censées être amusantes ou ironiques, montrant des corps dénudés; certaines de forme étrange: un Steinkrug de Munich, une botte d’Italie; d’autres encore avec des éléments en relief, en particulier cette petite carte postale d’Espagne, dont la danseuse de flamenco portait une jupe en vraie dentelle noire. J’ai gardé certaines cartes immédiatement, j’en ai gardé d’autres un certain temps, d’autres encore jusqu’à aujourd’hui. Sont-elles toujours des cartes postales proprement dites, ou

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sont-elles devenues de simples cartes, voire autre chose, en chemin, ou dès qu’elles n’ont plus été plates, rectangulaires, banales, peut-être?

3 C’est que la carte postale commence toujours par une ellipse, qui évacue son aspect le plus saillant: aujourd’hui, elle est toujours illustrée, après avoir été, à ses débuts à la fin du XIXe siècle, strictement réservée à un texte bref, allant à l’essentiel. Lorsque des images commencent à venir l’agrémenter, elles indiquent, comme sur cette carte postale de Berlin représentant les Sehenswürdigkeiten – huit monuments célèbres – et indiquant leurs heures de visite, ce qui est « à ne pas manquer ». Il y a dès le départ, dans la carte postale illustrée, un geste déictique du destinateur au destinataire, quasiment un impératif: ça vaut le déplacement. Or, à partir du moment où ce geste prescriptif de la carte postale se produit dans le contexte non seulement du tourisme de masse, mais aussi – surtout – dans celui de la colonie, ça change de nature et en retour modifie le sens même de la carte postale, qui non seulement […] est là, sur le lieu de son forfait, mais […] est aussi ailleurs, c’est son ubiquité. L’essence de la carte postale, c’est le voyage. […] Elle chevauche deux espaces: celui qu’elle représente et celui qu’elle va joindre. Elle jalonne les déplacements du touriste, les casernements successifs du militaire, les extensions territoriales du colon. Sublimant l’esprit de la halte et du lieu, elle se veut aussi une agression permanente du sédentaire. Derrière la carte postale, c’est toute une métaphysique du dépaysement qui est suggérée2.

4 La carte postale est sur le lieu du crime et ailleurs, mais son ubiquité se double d’ambiguïté, car son forfait est triple: tout d’abord, elle répète le fantasme du harem, sur un mode dégradé et dégradant, qui alimente le cliché raciste en procurant une vision restreinte de la société, qui paradoxalement se présente comme universelle et représentative afin de justifier la violence coloniale – c’est ce que montre Malek Alloula dans Le Harem colonial. Le second forfait est moins évidemment criminel: la carte postale détermine, par avance et invariablement, la nature de l’échange, qui s’avère fondamentalement inégal. Elle dit tout. À première vue, rien n’est caché dans la carte postale. Tout est à découvert. En fait, et c’est le dernier forfait de la carte postale, cette ouverture se produit au prix d’une exclusion: l’un des deux côtés de la carte postale se retrouve toujours au dos. Ainsi, la carte postale marche par derrière. Toujours hypocrite, elle finit par être appréhendée comme une agression, un vol, car cet éclat métonymique qui atteint le destinataire ne dépeint jamais le lointain, mais un fragment discriminatoire, lacunaire, soigneusement sélectionné d’une réalité qui n’existe par conséquent pas, mais à laquelle la carte postale prétend, dans sa forfanterie, être conforme. Comme la photographie, elle n’est rien d’autre qu’une construction: elle coupe, réorganise, remplit la réalité, la séparant effectivement de ce qui fut. Comme la photographie, la carte postale ne reproduit donc pas le monde: elle se contente de le réduire. Cette réduction a des conséquences qui ne se limitent pas au destinateur et au destinataire du discours. Elles impliquent aussi ceux qui sont ainsi représentés sous forme de types imaginaires, sans voix, sans existence réelle, qui ne sont pas même les sujets du discours, mais l’arrière-plan où trois figures – le touriste, le militaire, le colon – inscrivent leurs discours respectifs.

5 Cependant, ces figures finissent, pendant l’expansion coloniale du XIXe siècle, par se rapprocher, voire se superposer. Ainsi, en 1884, Cooks Tour aide à transporter du matériel et des troupes britanniques au secours du Général Gordon assiégé à Khartoum par les partisans du Mahdi. Cinq ans plus tard, John Mason Cook est de nouveau embauché pour transporter l’armée de Kitchener au Soudan3. Swinglehurst, tout en

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précisant que ces deux expéditions furent uniques dans l’histoire du tourisme, intitule un chapitre de son histoire du tourisme Cook: « The Gateway to Empire ». Le terrain de jeu de Cook and Son, c’est l’Empire britannique dans son ensemble. La compagnie tire ainsi parti du travail de reconnaissance du pouvoir impérialiste britannique et des structures en place localement pour étendre ses activités. À la fin des années 1890, Cook and Son est devenu le plus gros employeur d’Égypte. Un touriste Cook déclare tout de même que « les Arabes pensent que Cook est le Roi d’Angleterre et poursuit les hostilités pour son propre compte, par purs diablerie et entêtement4 ». Pour les touristes, il faut que « les Arabes » soient naïfs, voire stupides. Peu importe qu’en réalité, ils sachent exactement qui est Cook, car seul compte le préjugé, que les touristes répètent aveuglement, validant ainsi l’ensemble de l’entreprise coloniale et de ses acteurs. Et la carte postale participe à la dissémination de ce préjugé, contribuant à l’essor d’une imagerie et d’un langage qui bouleversent la place de l’Autre, qui sera en question dans cette étude.

6 Je ne serai plus jamais la première à poser le pied quelque part. Je ne découvrirai rien. Tout est disponible; tout a été documenté, photographié, filmé, classé, disséqué. Il ne (me) reste plus rien. Ma curiosité peut être satisfaite à tout moment, sans que j’aie à mettre le pied dehors. Les limites de mon monde ont rétréci. Autrefois, la curiosité, qui fut la force motrice de l’exploration et de la conquête, nous attirait vers l’ailleurs et l’autre: des inconnus, des étrangers, dont je ne comprends ni la langue ni les coutumes, si étrangers que j’hésite, à la limite, à reconnaître notre appartenance commune à une même espèce5.

7 La sensation d’altérité a pour origine l’incompréhension culturelle et linguistique: « l’autre extérieur et lointain6 » nous est extérieur et lointain parce qu’il ne partage pas nos coutumes ni ne parle notre langue. Est-il seulement capable de dire « je », « nous »? La limite du langage est implicitement liée à la limite de l’humanité. Qui ne parle pas ma langue – ou une langue que je reconnais – pourrait ne pas être quelqu’un, ne pas être une personne: pourrait n’être personne. Pourtant, tant que cette non-humanité n’a pas été prouvée, elle n’est pas perçue comme une altérité radicale, irrémédiable. Il reste possible de combler l’écart entre soi et l’autre. C’est cet écart entre soi et l’autre et la manière dont il est exprimé que j’examine dans les récits d’Européens arrivant à Tahiti. En 1911, Henri Lebeau affirme que « tout le monde a entendu parler de Tahiti en France et même en parle7 ». Avant la découverte des îles d’Océanie, des terres australes qui seraient situées dans les mers encore inexplorées étaient les seuls endroits encore susceptibles d’abriter le Jardin d’Eden. L’une d’entre elles, Tahiti, est un support non seulement pour l’imagination, mais aussi pour les mots. Néanmoins, qu’on parle de Tahiti après en avoir entendu parler est presque surprenant: c’est en tout cas une improbabilité que signifie l’adverbe « même » précédé de la conjonction de coordination « et ». Au moment où Lebeau écrit, Tahiti a déjà été prétexte à créations8 pour le poète, qui contrairement à « tout le monde » peut trouver des mots pour inventer l’île. Par opposition, la parole des petits bourgeois, de monsieur tout-le-monde, qui ne se veut ni ne se prétend créatrice, est toujours déjà fautive puisque, dépourvue de licence poétique, elle ne s’appuie en plus sur rien d’autre que des ouï-dire, car monsieur tout-le-monde n’a pas non plus l’autorité du touriste, du militaire ou du colon, qui, bien qu’ils le fassent armés de leurs préjugés, visitent Tahiti et entrent bien en contact avec l’Autre. Avant d’évoquer plus en détails le texte de Lebeau, plus tardif, je vais me pencher sur le récit que fait George Robertson, présent à bord du navire

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commandé par Samuel Wallis lors de la rencontre initiale avec les Tahitiens, récit originaire donc, qui nous renseigne sur la perception des indigènes par les tous premiers observateurs, bien avant l’entrée dans la zone de familiarité des Français de l’époque de Lebeau.

8 Le 18 juin 1767, le H. M. S. Dolphin, sous les ordres de Samuel Wallis, arrive en vue d’une côte, « de la plus belle apparence qu’ils avaient jamais vue », « et tous les habitants semblaient être de sains, solides hommes et femmes, le cochon, deux coqs, et les fruits qui furent apportés étaient tous de beaux spécimens9 ». La structure de la seconde phrase est chiastique: de sains, solides (A) hommes et femmes (B) / le cochon, deux coqs, et les fruits (B’) sont tous de beaux spécimens (A’). L’antimétabole engendre un monde platonicien, où chacun des termes reflète l’autre, et où l’apparence saine et solide des individus annonce la qualité des fruits et des animaux comme la beauté du pays annonçait celle de ses habitants. Ils possèdent tous la même qualité indifférenciée, beauté-santé-bonté. Cette qualité se manifeste en particulier dans l’adjectif « stout », ici traduit par « solide », utilisé pour parler des habitants en général, mais aussi d’un homme en particulier, sans doute le chef: « un homme d’âge mûr […] qui paraissait commander tous les autres10 ». Bien que l’adjectif connote la vigueur, la robustesse, mais également des qualités morales: le courage, l’intrépidité, parfois même la fierté11, Robertson se limite dans son texte à l’aspect corporel, en associant stout à d’autres adjectifs décrivant le physique: « healthy stout » (« sain et solide »), « stout well made » (« solide et bien fait »). De plus, il insiste sur la nudité des Tahitiens, que seul un morceau de tissu ceint autour des reins des hommes les plus vieux et des femmes vient dissimuler. Les autres observations de Robertson concernant l’organisation sociale et le langage des Tahitiens: ils approchent du bateau « en tenant entre eux une espèce de conseil de guerre », et « en faisant un long discours de près de quinze minutes 12 »: ils apparaissaient tous gais et parlaient beaucoup mais aucun d’entre nous ne put les comprendre, mais pour leur faire plaisir nous apparûmes joyeux et leur dîmes quelque chose, leur langue n’est pas gutturale mais ils parlent si vite que nous ne pûmes distinguer un mot d’un autre. La langue la plus semblable que je connaisse est celle des Patagons13.

9 L’opposition entre « eux » et « nous » est évidente. Ce qui l’est moins est la réponse du « nous »: les Anglais veulent faire plaisir et/ou plaire aux Tahitiens, à la fois par leur attitude – « joyeuse » – et en leur parlant, bien que les indigènes ne puissent les comprendre. Tout se passe comme si les Anglais supposaient que les Tahitiens seraient heureux du simple fait qu’on leur parle, indépendamment de la langue utilisée et de la teneur du discours. Les sons produits par les Anglais en direction des Tahitiens fonctionnent donc comme une sorte d’interpellation, qui reconnaît les indigènes en tant qu’existants, sans toutefois les appréhender comme individus, puisqu’ils sont toujours vus comme faisant partie d’un « eux » collectif. Ce collectif, cependant, ne se limite pas aux habitants de Tahiti; il s’étend en réalité bien au-delà des limites de l’île.

10 Robertson décrit la langue des Tahitiens en fonction de trois critères: le son – plus précisément le point d’articulation, le rythme, le degré de synthèse, pour finalement le comparer à la langue des Patagons rencontrés quelques mois plus tôt, de janvier à avril 1767, lorsque le H. M. S. Dolphin naviguait dans le détroit de Magellan, s’arrêtant à des endroits habités par différentes tribus, parlant différentes langues, dont l’une appartient à la superfamille chon (ona / selk’nam), une autre étant un isolat (yámana / yagán), une autre encore appartenant à une famille isolée, la famille des langues alakalufanes (kawésqar). Toutes ces langues sont non seulement distinctes les unes des

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autres, mais aussi du tahitien, qui appartient à la superfamille des langues austronésiennes, et de l’anglais et des autres langues indo-européennes. Il est probable qu’un anglophone entendant du bulgare ou de l’arabe pour la première fois ne pourrait pas mieux distinguer les mots les uns des autres que Robertson lorsqu’il entend le tahitien. Néanmoins, Robertson le compare à la langue qui se trouve être la plus proche du tahitien géographiquement: la « langue des Patagons », dont nous avons montrée qu’elle n’existe pas en tant que telle. Il utilise comme élément de comparaison la première langue extérieure et lointaine disponible. La langue tahitienne n’appartient pas au cadre de référence habituel de Robertson; elle ne peut ressembler à aucune autre langue qu’il pourrait avoir entendue sans la connaître. Elle doit être dehors. Pour lui, l’autre point de rapprochement entre les Patagons et les Tahitiens est leur nudité: tous étaient de pauvres, sales créatures sans rien d’autre pour les couvrir qu’un morceau de peau de phoque puante autour de leurs épaules. C’étaient des créatures plus bestiales que celles que nous avions vues à Elizabeth Bay, leurs peaux étaient trop courtes pour couvrir ce que la nature a appris au reste de la race humaine à cacher. Les pauvres misérables êtres étaient tout transis de froid et avaient je crois extrêmement faim14.

11 La nudité des Patagons est associée à la bestialité: ils exposent leurs organes sexuels, contrairement au reste de la race humaine. Ces « créatures » survivent, mais à peine, puisqu’ils sont incapables de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires: se nourrir ou se réchauffer. Les peaux de phoques se confondent avec le corps sale, puant, nu, toujours nu, puisque la peau de phoque est une peau qui ne recouvre pas, qui ne cache pas: elle est comme une autre couche de leur propre peau. Couverts de peau, ils sont toujours et plus que jamais nus, toujours et plus que jamais loin de l’humanité. Les Tahitiens, au contraire, sont des hommes et des femmes. Ils ont de plus un semblant d’organisation sociale. Par conséquent, malgré leurs points de convergence avec les Patagons, ils ne sont pas situés aussi bas dans l’échelle du développement humain par Robertson.

12 Un peu plus tard, les œuvres exécutées par William Hodges, l’artiste à bord lors de la seconde circumnavigation de James Cook, confirment l’inhumanité des Patagons. Prenons les images intitulées: « Man in Christmas Sound, Tierra del Fuego » (figure 1) et « Otoo King of O-Taheite » (figure 2), dessinées d’après nature. Alors que le Tahitien est désigné par son nom et son titre, qui fait de lui le maillon d’une généalogie et l’inscrit dans l’histoire, le Fuégien est un homme quelconque, dont l’unique caractéristique est d’être à un endroit, même pas de cet endroit: incidentel. Dans les représentations d’époque, les Patagons ont parfois les traits de satyres ou de géants. Ce recours à une imagerie mythologique suggère que pour les Patagons, il n’y a pas de temps, comme s’ils étaient d’avant l’origine, d’avant l’histoire15. Le portrait de l’homme de la Terre de Feu est par ailleurs assez unique parmi les portraits réalisés par Hodges, puisqu’il est un des seuls personnages n’ayant aucun signe caractéristique: « Man of the Island of Tanna » porte un bijou nasal et a les cheveux tressés, « Man of N. Z. » a des tatouages faciaux et des ornements en plumes, « Woman of Santa Christina » porte un turban et des colliers. Le Fuégien ne peut être identifié que par défaut, par ce qui manque. Cependant, les représentations de Hodges ne sont pas stables. Ainsi, les Tahitiens tantôt ont des contours et traits grecs16 – tout comme les navigateurs européens, en particulier dans les scènes de rencontre, frises peintes a posteriori dans le style néoclassique –, tantôt exhibent des caractéristiques qu’ils ne sauraient avoir – des barbes (alors que les Tahitiens se rasaient avec des coquillages) ou des vêtements

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semblant berbères ou turcs, comme c’est le cas dans le tableau « The Island of Otaheite bearing S. E. distant one league » (figure 3). Dans cette image, de pseudo-Orientaux portant turbans, barbes, et tuniques blanches drapées, infligent violence à un personnage isolé ressemblant au Patagon précédemment dessiné par Hodges. L’irruption d’Orientaux comme intermédiaires témoigne de la difficulté non seulement à concevoir la relation avec les Tahitiens nouvellement découverts, mais également à appréhender leur nature même. Entre l’anoblissement des Tahitiens, considérés comme nouveaux Grecs, et leur dépréciation au travers de leur assimilation aux Patagons, il n’y a pas de place pour une image unifiée, et ce en dépit de la présence d’un artiste parmi les explorateurs. En fait, l’absence de traits constants revient à une absence de traits saillants. Dans Stigmate, Erving Goffman explique: « lorsqu’un inconnu se présente à nous, ses premières apparitions ont toutes chances de nous mettre en mesure de prévoir la catégorie à laquelle il appartient et les attributs qu’il possède, son “identité sociale”17 ». Les images mouvantes de Hodges trahissent les tentatives de circonscrire les caractéristiques des individus rencontrés afin de pouvoir leur assigner une identité. Les images constituent un discours d’exploration: lors de la découverte de Tahiti, il n’y a pas de catégorie de personnes dans laquelle un Tahitien pourrait s’inscrire, parce que les observateurs sont dans l’incapacité de lier ce (et non ceux) qu’ils voient avec ce et ceux qu’ils connaissent déjà, parce que ce (et non ceux) qu’ils découvrent n’a rien en commun avec ce et ceux qu’ils connaissent déjà. Le procès en jeu est le contraire du déjà vu: il s’agit d’un pas-encore-visible.

Figure 1

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Figure 2

Figure 3

13 Un peu plus d’un siècle après la découverte de Tahiti, Henri Lebeau écrit qu’il souhaite raconter ce qu’il vit lors de son séjour dans l’île, « sans idée préconçue et sans autre intention que de regarder objectivement ce qui s’y passe18 ». En effet, selon lui, les Français n’ont en fait aucune idée de ce qu’est Tahiti, puisque « l’image [qu’ils] se font de ce pays a été créée et popularisée chez eux par le roman de Loti19 ». Ni « œuvre littéraire de pure imagination » ni document, le texte de Lebeau se veut un récit de voyage visant à donner « à ceux qui n’ont pas vu Tahiti une idée aussi exacte que possible des réalités, triviales autant que poétiques20 ». Bien que le livre n’inclue aucune image, Lebeau insiste sur l’aspect visuel: on trouve les mots « observation »,

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« regarder », « vision », « image », « vision », « transparaît » dans les trois premières pages, suivis de nombreuses autres occurrences dans le reste de l’introduction. Comme nous l’avons montré précédemment avec le texte de Robertson, le langage ne permet que l’interpellation: il n’y a pas d’échange entre les deux sujets. Le regard devient donc important. Aussi, bien que l’âme tahitienne soit sans doute restée la même, puérile, instinctive, sensuelle, incapable d’effort et de progrès, a-t-on peine à reconnaître dans ces grands corps mous, au regard atone, qui vous regardent avec une espèce d’hébétude passer devant leurs cases, au bord de la mer, sous les hauts cocotiers et le ciel splendide, les derniers restes des foules guerrières et joyeuses qui assaillaient comme des forcenés l’Effort et la Résolution, les hommes pour voler les marins anglais, les femmes pour les séduire21.

14 Les Tahitiens ne sont pas censés se contenter de regarder le voyageur; leur regard doit signifier quelque chose. Au lieu de cela, il est atone. Ce manque d’expression est assimilé à la mollesse des corps, corps qui sont ceux qui regardent, « corps » étant le sujet grammatical du verbe. Les références aux manques – d’expression, de vigueur, etc. – annoncent le leitmotiv du texte de Lebeau: la dégénérescence qui accable la race tahitienne, autrefois farouche, devenue apathique. Les Tahitiens ne sont pas seulement incapables de progrès, ils régressent. Leur résolution et leurs efforts, qualités qu’ils semblent acquérir par contiguïté avec les navires ainsi nommés, ont des buts triviaux. Il n’y a rien de noble dans leur attitude; en fin de compte, ils se montrent sous leur vrai jour: voleurs et putains, qui ne s’emploient que pour satisfaire leur cupidité ou leur luxure.

15 Dans les années 1910, les Tahitiens colonisés ont à peine évolué « au contact d’une civilisation dont ils n’assimilent guère autre chose que les vices22 », mais Lebeau ne va pas jusqu’à critiquer la colonisation. Il remarque le flétrissement de Tahiti, qui l’émeut, et qu’il considère propre aux « pays où des conquérants étrangers oppriment ou remplacent peu à peu la race indigène23 », mais regrette aussi qu’il y ait si peu de colons français, ajoutant que ceux qu’il a rencontrés sont de braves gens24. Il est vrai que ce qui arrive à Tahiti n’arriverait pas « si les blancs avaient pris plus au sérieux leur œuvre colonisatrice25 », mais en général, Lebeau décharge les colons de leur responsabilité dans la dégénérescence de Tahiti en l’attribuant aux indigènes et à leur inclination naturelle au vice. Ils sont définitivement primitifs, davantage proches de l’état de nature que ne le sont les » nègres si primitifs de l’Afrique équatoriale », auxquels, paradoxalement, les Tahitiens « sont du reste supérieurs par plus de dons naturels et un certain raffinement, quelque rudimentaire qu’il soit, de vie et de goûts26 ». La race tahitienne est un mélange complexe de raffinement et d’animalité, de développement et d’instinct, qui a décliné en se dissolvant dans l’hybridité et le métissage. Bien que Lebeau n’évoque jamais son nom, ses thèses sont semblables à celles développées par Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié partiellement en 1853, puis intégralement en 1855. Gobineau y avance l’incapacité de certains peuples, comprenant les « nègres pélagiens de la Polynésie », à évoluer depuis une organisation tribale vers un système de nation structuré, qui ne peut être atteint que par les peuples « doués ». Comme les animaux, les peuples tribaux se méfient de la consanguinité, tandis que les peuples doués, qui étendent leur influence à de nouveaux territoires, sont enclins à se mélanger aux peuples conquis, dégradant ainsi la « race initiatrice27 ». La thèse de Lebeau diffère en ce qu’il ne considère certainement pas la race tahitienne –

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ou maori, ou canaque – comme « douée ». Cependant, comme Gobineau, il considère que le métissage est nuisible aux races: Ce qu’on pourrait appeler un type tahitien n’existe plus guère aujourd’hui: à Tahiti, les mélanges de sang divers ont peu à peu ôté aux êtres leur individualité de race; en général, sur les visages indigènes, l’expression des traits est composite28.

16 Le balancement entre individualité et type montre la difficulté qu’a Lebeau à conceptualiser sa pensée. Les Tahitiens typiques devraient individuellement exhiber les caractéristiques de leur race. Toutefois, si le métissage n’a pas atténué les différences entre individus, c’est parce qu’il n’y avait en fait pas de différences au départ, puisque la seule individualité que Lebeau accorde est une antithétique individualité de race: une individualité constituant un collectif. Tandis que cette individualité de race s’est éteinte, un autre semblant de collectif est apparu: l’expression composite s’est généralisée. En d’autres mots, ce que les humains créés par les mélanges raciaux ont en commun est de n’avoir rien en commun. Ils partagent la même différence. Les mélanges de sang résultant en une expression composite illustrent que la seule manière dont les races peuvent se mélanger est en fait une frustrante juxtaposition de caractéristiques non miscibles, qui poussée à l’extrême produit des monstres, produits par des rencontres fortuites entre éléments qui n’auraient jamais dû se croiser: Même, de si étranges métissages se sont produits dans les îles océaniennes, où viennent échouer des matelots déserteurs de toutes les nations, et bien d’autres épaves du monde civilisé, qu’on a parfois la stupéfaction d’y découvrir, parmi un groupe d’indigènes, dans une foule, au seuil d’une case, un type complexe d’être humain, saisissant et odieux par un mélange bizarre de sauvage bestialité et de dégénérescence produite par la vie urbaine, qui vous reporte par l’imagination aux quartiers abjects d’un faubourg populeux dans une grande ville d’Europe29.

17 Même si Lebeau présente la Polynésie comme la poubelle de la civilisation, la présence de bâtards dégénérés produits par l’urbanisation demeure insolite30. Les monstres de la nature sont aussi ceux de la culture: ils sont la connexion entre ces deux mondes. Ce qui a changé entre le moment de la découverte et Tahiti colonisé, c’est que l’observateur a désormais des attentes concernant les Tahitiens. Il dispose d’une catégorie où les classer, mais maintenant que cette catégorie existe, les Tahitiens ont été tellement dégradés par le contact avec la civilisation qu’ils ont développé « un attribut qui [les] rend différent[s] des autres membres de la catégorie de personnes qui [leur] est ouverte, et aussi moins attrayant[s] 31 ». À Moorea, Lebeau remarque que beaucoup d’indigènes ont « l’éléphantiasis, la lèpre, les maladies de peau les plus laides et les plus variées sont presque universellement répandues32 » et que « tous ces indigènes ont sur les membres des marques suspectes, boutons, pustules mal cicatrisées, taches rouges ou violettes33 ». Au moment où il émerge comme sujet, le Tahitien est aussitôt marqué comme un sujet moins désirable. Ces stigmates sont des marques d’identité, mais c’est une identité qui est abîmée. Les Tahitiens, qui demeurent « barbares en dépit de la mission et des gendarmes34 », retourneraient, s’ils le pouvaient, vers « la brousse et peut-être le cannibalisme35 ». Lebeau, avec cette accusation, justifie la colonisation, qui joue le rôle de garde-fou. De plus, l’accusation d’anthropophagie est au XVIesiècle au cœur de la controverse de Valladolid36: le cannibale est par définition inhumain; il peut donc être réduit en esclavage. D’ailleurs, dans l’attitude des Tahitiens envers la civilisation accompagnant la colonisation, Lebeau estime que […] c’est l’âme tout entière des indigènes de Tahiti qui se révèle, il me semble, âme à la fois orgueilleuse et asservie, conservant au fond d’elle une haine défiante du blanc, mais fière quand même que celui-ci veuille bien frayer de temps en temps

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avec ceux qu’il a abrutis et au besoin de donner des “enfants blancs” à leurs femmes37.

18 La pénétration physique des Tahitiennes par des hommes blancs est la seule manière dont la civilisation pénètre Tahiti. Si Lebeau note l’ambivalence des Tahitiens, il ne remet pas en cause celle des blancs. Pourtant, le double mouvement théorisé par Fanon, « mouvement d’agressivité, qui engendre l’asservissement ou la conquête; mouvement d’amour, don de soi, terme final de ce qu’il est convenu d’appeler l’orientation éthique38 » est une réalité partagée: colonisateurs et colonisés se méprisent et se désirent. Pourtant, à Tahiti, les colonisateurs sont possédés uniquement par leur désir pour le corps colonisé, alors que les colonisés sont tout à la fois asservis dans leur propre corps, et possédé par le désir de blancheur. Comme dans le cas de l’Algérienne de Malek Alloula, le regard des colonisateurs et de Lebeau est violent et violeur. Sous prétexte de démystifier le cliché des jeunes filles couronnées de fleurs, et bien qu’il se passe d’images, Lebeau alimente le cliché de Tahiti comme pays carte-postalesque de l’éternel été, un été peut-être sinistre, mais l’été tout de même. Les petits bourgeoispeuvent continuer à ricaner: Ici, il fait beau…

NOTES

1. Jacques Derrida, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 32. 2. Malek Alloula, Le Harem colonial: images d’un sous-érotisme, Paris, Séguier, 2001, p. 10. 3. Edmund Swinglehurst, Cook’s Tours, The Story of Popular Travel, Poole, Blandford Press, 1982, p. 100 sqq. 4. Ibid., p. 106. Je traduis. 5. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique: la question de l’autre, Paris, Seuil, 1982, p. 11. 6. Ibid., p. 11. 7. Henri Lebeau, Otahiti. Au pays de l’éternel été, Paris, Armand Colin, 1911, p. IX. 8. Parmi d’autres, citons: le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot (1 772); le poème de Victor Hugo, « La fille d’Otaiti » (1821); Le Mariage de Loti de Pierre Loti (1880); In the South Seas de Robert Louis Stevenson (1891). 9. George Robertson, The Discovery of Tahiti; a Journal of the Second Voyage of H. M. S. Dolphin Round the World, Under the Command of Captain Wallis, R. N., in the years 1766, 1767, 1768, Londres, Hakluyt Society, 1948, p. 133. Je traduis ce passage, ainsi que les autres extraits de ce texte. 10. Ibid., p. 133. 11. Étymologiquement, stout est proche du vieux haut-allemand et de l’allemand moderne stolz, signifiant « fier ». 12. Ibid., p. 136. 13. Ibid., p. 136. 14. Ibid., p. 87-88. 15. Cf. Philippe Despoix et Stéphane Roy, « Patagons et Polynésiens. Premières estampes du Pacifique: un nouveau régime de l’image imprimée », Études littéraires. 37/3, (2005-2006) : Les Européens des Lumières face aux Indigènes. Image et Textualité, p. 57-75. 16. Ibid., p. 67.

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17. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, trad. de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Minuit, 1975, p. 12. 18. Henri Lebeau, op. cit., p. IX. 19. Ibid., p. X. Lebeau fait référence au Mariage de Loti, publié en 1880. 20. Ibid., p. IX. 21. Ibid., p. XII-XIII. 22. Ibid., p. 67. 23. Ibid., p. 92. 24. Ibid., p. 43 et p. 143. 25. Ibid., p. 96. 26. Ibid., p. 83. 27. Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Firmin-Didot, 1884, p. 33. 28. Henri Lebeau, op. cit., p. 54. 29. Ibid., p. 54-55. 30. Ibid., p. 137. 31. Erving Goffman, op. cit., p. 12. 32. Henri Lebeau, op. cit., p. 179. 33. Ibid., p. 181-182. 34. Ibid., p. 52. 35. Ibid., p. 259. 36. Ce débat visant à « justifier la guerre de conquête contre les Indiens » oppose Bartolomé de Las Casas et Luis Ginés de Sepúlveda à Valladolid en 1550 et 1551. Cf. Tzvetan Todorov, op. cit., p. 152-172. 37. Henri Lebeau, op. cit., p. 259. 38. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1975, p. 53.

AUTEUR

CAROLINE FERRARIS-BESSO Thèse de doctorat en littérature française en cours à Cornell University, sous la direction de Laurent [email protected]

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